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Cahiers du Brésil Contemporain, 1989, n°4 AGRICULTURE ET PROGRES TECHNIQUE : UNE ETUDE SUR LA DYNAMIQUE DES INNOVATIONS * Ademar RIBEIRO ROMEIRO Au début des années quatre-vingts, le débat écologique et ce que nous pouvons appeler les "coûts sociaux" de la modernisation agricole au Brésil nous ont conduit à réfléchir sur l'orientation du progrès technique dans l'agriculture. D'une part, en ce qui concerne la question écologique, le secteur agricole présente, en effet, une spécificité par rapport au secteur industriel. Les critiques que les écologistes adressent au modèle actuel de modernisation agricole mettent en cause, en général, sa base technique elle-même. On prône une autre agriculture, "biologique" ou "organique", fondée sur des bases techniques radicalement distinctes. Pour le secteur industriel, au contraire, la plupart des critiques tiennent plus au fait que beaucoup d'industries ne respectent pas les normes - en n'installant pas de systèmes de contrôle de pollution - qu'aux procédures techniques qui se trouvent à l'origine des problèmes. Par ailleurs, la crise qui frappe l'agriculture des pays développés depuis quelques années déjà, et que l'image récente des fermiers américains en faillite illustre bien, vient renforcer la remise en cause du modèle même de modernisation agricole suivi. C'est en quelque sorte la rationalité de l'agriculture paysanne traditionnelle qui est redécouverte : la paysannerie avait empiriquement appris à valoriser au maximum - sans les détruire - les ressources existantes dans son environnement. Alors, ce que proposent agronomes et techniciens agricoles préoccupés du problème écologique est de retourner à cette rationalité tout en utilisant ce qui existe de plus avancé en matière de connaissances scientifiques et techniques 1 . * Thèse de doctorat soutenue à l'Ecole des hautes études en sciences sociales - EHESS. L'atelier national de reproduction des thèses est autorisé à la reproduire sur demande des intéressés. 1 Cette idée d'un retour à la rationalité de l'agriculture paysanne dans un autre niveau de connaissances scientifiques et techniques est au cœur même du concept d'éco- développement développé par I. Sachs et son équipe au CIRED (Sachs 1980, 1984).

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Cahiers du Brésil Contemporain, 1989, n°4

AGRICULTURE ET PROGRES TECHNIQUE : UNE ETUDE SUR LA DYNAMIQUE DES INNOVATIONS*

Ademar RIBEIRO ROMEIRO

Au début des années quatre-vingts, le débat écologique et ce que nous pouvons appeler les "coûts sociaux" de la modernisation agricole au Brésil nous ont conduit à réfléchir sur l'orientation du progrès technique dans l'agriculture. D'une part, en ce qui concerne la question écologique, le secteur agricole présente, en effet, une spécificité par rapport au secteur industriel. Les critiques que les écologistes adressent au modèle actuel de modernisation agricole mettent en cause, en général, sa base technique elle-même. On prône une autre agriculture, "biologique" ou "organique", fondée sur des bases techniques radicalement distinctes. Pour le secteur industriel, au contraire, la plupart des critiques tiennent plus au fait que beaucoup d'industries ne respectent pas les normes - en n'installant pas de systèmes de contrôle de pollution - qu'aux procédures techniques qui se trouvent à l'origine des problèmes. Par ailleurs, la crise qui frappe l'agriculture des pays développés depuis quelques années déjà, et que l'image récente des fermiers américains en faillite illustre bien, vient renforcer la remise en cause du modèle même de modernisation agricole suivi. C'est en quelque sorte la rationalité de l'agriculture paysanne traditionnelle qui est redécouverte : la paysannerie avait empiriquement appris à valoriser au maximum - sans les détruire - les ressources existantes dans son environnement. Alors, ce que proposent agronomes et techniciens agricoles préoccupés du problème écologique est de retourner à cette rationalité tout en utilisant ce qui existe de plus avancé en matière de connaissances scientifiques et techniques1.

* Thèse de doctorat soutenue à l'Ecole des hautes études en sciences sociales - EHESS. L'atelier national de reproduction des thèses est autorisé à la reproduire sur demande des intéressés. 1 Cette idée d'un retour à la rationalité de l'agriculture paysanne dans un autre niveau de connaissances scientifiques et techniques est au cœur même du concept d'éco-développement développé par I. Sachs et son équipe au CIRED (Sachs 1980, 1984).

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D'autre part, les graves problèmes sociaux provoqués par la modernisation agricole dans les pays en voie de développement - croissance sauvage des centres urbains, chômage, sous-nutrition de larges contingents de la population - sont souvent présentés comme un mal nécessaire au développement économique. On sacrifie allègrement des millions d'hommes, de femmes et d'enfants au nom d'un progrès technique considéré comme inéluctable. Récemment, au Brésil, le fatalisme engendré par cette conception déterministe du progrès technique est pour une bonne part responsable de l'impasse dans laquelle se trouve actuellement la réforme agraire. La gauche classique, qui partage avec la droite une même idée du progrès technique, s'est retrouvée face à la nécessité de soutenir le programme de réforme agraire du nouveau gouvernement démocratique bien qu'elle le considère comme un palliatif. Les oligarchies rurales ont réussi pour leur part à faire passer dans l'opinion publique un discours techniciste qui stigmatise la réforme agraire comme une mesure susceptible de provoquer un grave retard technologique du secteur agricole et qui pourrait même compromettre le développement économique du pays1.

En dépit de la diversité des ancrages théoriques, néo-classiques ou marxistes, la plupart des travaux dont les auteurs essayent d'expliquer l'évolution technique de l'agriculture dans toutes ses implications socio-économiques, politiques et institutionnelles, souvent à partir de recherches très solides sur le terrain, ont en commun, à notre avis, une conception déterministe du progrès technique. Déterminisme du marché, pour les auteurs néo-classiques. Déterminisme technologique ou déterminisme des rapports de production capitalistes, pour les divers courants d'analyse marxiste. Selon toutes ces approches théoriques, le style technique du processus de modernisation agricole est inévitable. Pour les auteurs néo-classiques, c'est la réponse la plus efficace des économies de marché au besoin d'augmenter la production d'aliments et de fibres végétales puisque le plein fonctionnement des mécanismes de régulation marchande était assuré. D'après les auteurs marxistes classiques, cela correspond au développement des forces productives capitalistes ; les grandes exploitations agricoles capitalistes modernes représentent déjà, du point de vue technique, l'anticipation de la grande exploitation socialiste. Pour d'autres courants d'analyse 1 Sur le plan académique on retrouve ce discours techniciste qui stigmatise la réforme agraire comme susceptible de bloquer le développement économique du pays chez des auteurs comme Nichols (1971) et Alves (1984). Ce dernier fut président de la principale institution de recherche agronomique du pays.

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marxiste, au contraire, cette évolution technique correspond strictement à la pénétration des rapports de production capitalistes dans l'agriculture et ne tend pas vers des techniques socialistes.

Pour les néo-classiques et les marxistes classiques, le modèle actuel de modernisation agricole ne saurait être contesté ; la seule différence entre ces deux écoles est que, pour les auteurs marxistes, ce modèle ne porterait tous ses fruits que sous un régime socialiste où l'exploitation des travailleurs aurait cessé. Par contre, pour certains auteurs marxistes, ce modèle de modernisation est contestable de tous les points de vue, technique, écologique, socio-économique ; ce n'est qu'avec le socialisme que l'on pourra envisager la mise en place de systèmes agricoles écologiquement équilibrés et socialement acceptables. Ainsi, il y aurait très peu à faire en matière de politique agricole. Soit parce qu'il s'agit du modèle de modernisation agricole le plus efficace, soit parce qu'il correspond aux rapports capitalistes de production et que, tant qu'on ne change pas de mode de production, les marges de manœuvre sont extrêmement limitées.

La question écologique est ainsi considérée soit comme un faux problème, soit comme un problème qui ne sera résolu qu'avec l'avènement du socialisme. Quant aux problèmes socio-économiques, le raisonnement est analogue. Dans les pays capitalistes avancés, les difficultés des agriculteurs résultent de facteurs conjoncturels adverses, ou alors de la petite production marchande dont les travailleurs familiaux ne cesseront d'être exploités. Dans les pays en développement comme le Brésil, l'exode rural massif continue à vider les campagnes et ceux qui y restent seront réduits à la condition de prolétaires. C'est le résultat logique de la diffusion des rapports de production capitalistes dans l'agriculture; ou bien c'est un phénomène qui résulte d'un mouvement normal d'expansion de l'emploi urbain-industriel, mais qui s'est excessivement accéléré à la suite de simples distorsions des prix relatifs des facteurs de production.

Notre but est donc de montrer qu'il n'y a pas une voie unique de modernisation technique. En agriculture, surtout, on peut parfaitement envisager un style de modernisation qui soit à la fois écologiquement équilibré et socialement désirable. Pour ce faire, nous avons mené une recherche qui se divise en trois parties. La première est un travail théorique où nous tentons de nous situer par rapport aux principaux courants d'analyse. Dans la deuxième partie, qui a un rôle instrumental fondamental, nous observons l'évolution du progrès technique dans l'agriculture (connaissances scientifiques et techniques) et les

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contraintes socio-économiques et institutionnelles. Il s'agit surtout d'examiner les facteurs agissant du côté de l'offre d'innovations. Enfin, la troisième partie propose une étude historique sur la dynamique des innovations dans l'agriculture, où l'accent est mis sur les facteurs favorisant la demande d'innovations.

Notre hypothèse centrale est que l'histoire de l'agriculture et des techniques agricoles n'autorise aucun type d'interprétation déterministe. Le progrès technique dans l'agriculture est le fruit de l'action réciproque d'un ensemble de facteurs agro-écologiques, socio-économiques et institutionnels dont le résultat n'est pas fixé d'avance.

LE CADRE THEORIQUE

1. Le modèle des innovations induites1

Il s'agit d'une approche néo-classique de la question du progrès technique qui prétend expliquer la dynamique des innovations et faire des prévisions sur l'évolution future du progrès technique dans l'agriculture. Ce modèle a eu, et a encore, une très grande influence sur les économistes et les responsables de la recherche et de la politique agricole aux Etats-Unis, ainsi que dans des pays comme le Brésil qui ont entrepris plus récemment un effort considérable de modernisation agricole. En général, ce modèle a été utilisé pour cautionner, au niveau de la théorie économique, des politiques de modernisation conservatrices, élaborées au profit des oligarchies agraires traditionnelles. Son postulat central est que les agents économiques sont évidemment sensibles aux variations de prix affectant leurs coûts de production et qu'ils y réagissent, en conséquence, en introduisant des innovations qui épargnent le(s) facteur(s) devenu(s) plus cher(s). Si la disponibilité relative des facteurs de production s'exprime correctement au travers des prix de marché, et s'il n'y a pas non plus de blocage institutionnel - ce qui est supposé s'être passé dans les économies capitalistes avancées -, alors le style de développement technique qui résulte des forces de marché (qui signalent les variations des coûts relatifs des facteurs de production) sera le plus efficace.

1 Ce modèle a été formulé initialement par Hayami & Ruttan (1971). Ensuite il a fait l'objet d'un long développement par les auteurs eux-mêmes et par d'autres (voir notamment Biswanger & Ruttan 1978).

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N'importe quelle autre solution technique impliquerait la sortie de la situation d'équilibre optimal.

Une première critique d'ordre général que l'on peut adresser à ce modèle, c'est que ses auteurs n'arrivent pas à dépasser le truisme que représente sa formulation générale. Pour expliquer et, plus encore, pour prévoir l'évolution technique dans un secteur productif donné, il ne faudrait pas se contenter d'affirmer que les agents de la production sont sensibles aux incitations économiques, et d'en donner quelques exemples à travers la description sommaire des techniques qui ont été développées au long de l'histoire. Il serait nécessaire d'expliquer pour quelles raisons ces incitations économiques évidentes et universelles se sont traduites par telle évolution technique et non par telle autre. Pour ce faire, il faut d'une part se demander quelles ont été, du côté de la demande d'innovations, les contraintes socio-économiques, politiques ou institutionnelles responsables des variations dans les coûts des facteurs de production; il faut d'autre part s'interroger, du côté de l'offre d'innovations, sur les problèmes techniques propres à chaque secteur de production - et ceci surtout dans le cas de l'agriculture qui a pour spécificité d'être soumise à des contraintes naturelles particulières1.

En ce qui concerne la demande d'innovations, prenons l'exemple de l'expérience brésilienne de modernisation agricole. Les auteurs néo-classiques2 considèrent que l'introduction massive dans l'agriculture de techniques réductrices de main-d'œuvre a été une réponse au renchérissement du coût de celle-ci. Ils admettent néanmoins qu'il y a eu des distorsions au niveau des prix relatifs ; ce sont elles qui expliquent l'exode rural démesuré qu'on a observé depuis lors. D'une part, on aurait accordé trop de subventions aux équipements et aux produits réducteurs de travail et, de l'autre, le coût de la main-d'œuvre aurait augmenté surtout en raison des mesures de protection sociale (salaire minimum, congé payé, assurance maladie, etc.). Ces subventions ont été accordées sous la pression de quelques grands propriétaires du sud du pays et des régions de frontière agricole. Dans ces régions où prédominent les grandes exploitations, l'obtention

1 Sur les facteurs agissant du côté de l'offre d'innovations, voir les travaux de Rosenberg (1976, 1983). 2 Voir Sanders & Ruttan (1978) et leurs disciples brésiliens comme Alves (1981) ou Pastore & Alves (1975).

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de travail saisonnier est plus difficile. Ce petit groupe de grands exploitants a alors utilisé son poids politique important pour dévier excessivement la politique agricole en fonction de leurs intérêts propres. La solution serait donc de réduire cette déviation et de créer les conditions - par la recherche de nouvelles techniques - de l'intensification de la production agricole dans les petites et moyennes exploitations des régions où les travailleurs abondent (Nordeste).

Ces auteurs ne posent pas le pourquoi des subventions "excessives" au facteur capital. Ce type d'analyse ignore complètement l'inégale distribution des ressources foncières et les mouvements spéculatifs qui sont à l'origine de l'exode rural et des problèmes de l'agriculture brésilienne. L'absence d'une politique fiscale dissuasive fait de la terre une valeur refuge sûre; son achat est un investissement qui se valorise indépendamment de l'utilisation productive qui en est faite. Ce "petit" groupe de grands propriétaires détient 80% de l'ensemble des terres agricoles, tandis que la masse des petits exploitants s'entasse sur 2,5% de leur superficie1. C'est justement la spéculation foncière traditionnelle dans le pays qui explique en grande partie le paradoxe que constitue la rareté relative de main-d'œuvre dans le Sud et l'existence de millions de paysans, chassés par ces mêmes grands propriétaires, vivant misérablement dans des bidonvilles autour des centres urbains.

Les subventions au capital sont nécessaires parce que le coût d'opportunité de la main-d'œuvre reste très bas par rapport à celui du capital. Les grands propriétaires ne veulent plus employer beaucoup de travailleurs non pas parce que les salaires seraient trop élevés, mais surtout parce qu'un important contingent de travailleurs résidant à l'intérieur de la propriété représente une menace pour la spéculation foncière. En revanche, l'organisation et le contrôle du procès de travail de travailleurs saisonniers sur des bases strictement capitalistes est très difficile.

On comprend alors l'attrait que l'analyse néo-classique représente pour les police-makers conservateurs. Les oligarchies rurales savent très bien que les politiques agricoles que ce modèle analytique inspire, loin de menacer leurs positions, sont au contraire des instruments privilégiés d'une stratégie de modernisation conservatrice, qui contribue de façon décisive au maintien du statu

1 Source : Recensements agricoles.

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quo dans une époque où la conscience politique des masses paysannes monte et les mouvements pour la réforme agraire se renforcent.

Du côté de l'offre d'innovations, ce modèle ignore aussi les contraintes techniques qui résultent de l'interdépendance entre les différents aspects du complexe sol-climat-plante. Une grande partie de l'effort de recherche vise justement à surmonter les difficultés qui se produisent en chaîne à partir de l'introduction d'une nouvelle pratique agricole. Par exemple, les pratiques agricoles modernes reposent de plus en plus sur la possibilité de faire n'importe quelle culture sur une parcelle et ensuite de "gommer", par divers moyens techniques, l'effet précédent s'il est défavorable. Toute une panoplie d'innovations a vu le jour pour éviter, par exemple, que la dégradation de la structure physique du sol, provoquée par les techniques dites modernes, n'affecte les rendements. En somme, le modèle néo-classique d'innovations induites repose sur un postulat évident - les agents économiques sont sensibles aux modifications dans leurs coûts de production -, censé tout expliquer. Hicks (cité par Koopmans 1957) disait que la théorie économique pure (néo-classique), construite sur quelques postulats génériques et supposés évidents, "a une remarquable façon de faire sortir des lapins d'un chapeau". Nous pouvons en dire autant de ce modèle puisqu'il s'agit d'expliquer, à partir d'un truisme, le processus complexe de changements techniques et institutionnels.

2. Capital et technique

Ce qui caractérise les analyses marxistes est l'idée qu'il existe une correspondance trop étroite entre un style technique et un mode de production. Le style actuel de modernisation agricole est le résultat soit du développement des forces productives (déterminisme technologique), soit des rapports de production capitalistes (déterminisme des rapports de production). Même si les spécificités naturelles et institutionnelles du secteur agricole sont reconnues, on raisonne toujours par analogie avec l'évolution technique du secteur industriel. La supériorité inhérente des techniques de production de masse, fondées sur la division et sur la parcellisation du procès de travail, n'est pas mise en cause. Pour Marx, la trajectoire de l'évolution technologique dans l'agriculture ne faisait guère de doute : le capitalisme révolutionne la base technique et l'organisation du procès de travail aussi bien dans le secteur manufacturier que dans le secteur agricole. Le développement des forces productives à partir de la coopération capitaliste se fait par opposition à l'agriculture paysanne et l'artisanat

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indépendant. C'est à Kautsky (1874), surtout, et à Lénine (1969) que revient la tâche d'appliquer plus systématiquement les catégories analytiques de Marx à la "question agraire". On retrouve dans la grande exploitation capitaliste tous, ou presque tous les éléments qui confèrent la supériorité de la grande industrie sur l'artisanat : économies d'échelle, division et parcellisation du procès de travail, division entre travail manuel et travail intellectuel, etc. Bien sûr, le secteur agricole a certaines particularités, mais la supériorité de la grande exploitation capitaliste est indiscutable et la fin de la paysannerie inéluctable1.

Cependant, la réalité ayant démenti ces pronostics, certains auteurs ont essayé de montrer qu'en fin de compte, il n'était pas impossible de concevoir la permanence de la production familiale dans les pays capitalistes développés comme une chose parfaitement expliquée aussi par les catégories analytiques de Marx. On peut déceler deux courants d'analyse parmi ces théoriciens de la "petite production non capitaliste". D'abord, les thèses sur la prolétarisation des paysans2. Ces thèses défendent l'idée centrale que, malgré les apparences, le capitalisme a bel et bien investi dans la production agricole et transformé les agriculteurs en prolétaires ou semi-prolétaires : ils seraient devenus en quelque sorte des travailleurs à domicile - version moderne agricole du putting-out. Le capital impose ses prix et ses techniques aux exploitations familiales, notamment par le biais des industries en amont et en aval de la production agricole ; le procès de travail agricole tend alors à s'approcher de celui de l'industrie. Le paysan a de moins en moins le contrôle et du rythme et de la qualité de son travail : tout comme le travailleur salarié de l'industrie, il est de plus en plus aliéné par la division entre le travail de conception et le travail d'exécution, par la fragmentation des tâches agricoles, etc. Le mécanisme d'exploitation du travail est analogue à celui dans l'industrie. Le travail de la famille paysanne se décompose en travail nécessaire et surtravail. A terme, cependant, les exploitations familiales disparaîtront.

1 Jusqu'au milieu des années soixante, en France, on croyait encore à la fin de la paysannerie. Le travail le plus connu à cet égard est celui de Gervais, Servolin & Weil (1965). Voir aussi la position du parti communiste français qui va dans le même sens dans l'ouvrage de Perceval (1969). 2 Lambert (1970); Evrard, Hassan & Viau (19776); Poupa (1975); Lacroix (1981).

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En second lieu, les thèses sur la "petite production marchande"1. La production familiale caractérise alors un mode de production non capitaliste qui coexiste avec le mode de production capitaliste tout en lui étant subordonné. A chaque mode de production correspond un style technique qui lui est propre. L'artisanat agricole caractérise celui de la petite production marchande ; la production de masse mécanisée devrait caractériser celui des exploitations agricoles capitalistes, mais l'agriculture n'est pas encore arrivée à ce stade. L'agriculture capitaliste se trouve dans une phase de transition entre l'artisanat et la grande industrie : la manufacture. Pour le capital, il est intéressant de conserver la petite production marchande, dans la mesure où les paysans travaillent sans exiger ni profit ni rente foncière. Il suffit que les prix couvrent leurs coûts de reproduction pour qu'ils continuent à produire. Alors, pour le capital dans son ensemble, le maintien pendant un certain temps, de la production paysanne lui permet de réduire le coût de reproduction de la force de travail et, par conséquent, d'augmenter la plus-value relative.

L'analyse marxiste classique est simple et technologiquement déterministe. Malgré les obstacles, l'évolution du progrès technique finira par généraliser les grandes exploitations capitalistes reposant sur le travail salarié. Quant aux analyses sur la permanence plus ou moins durable de la production paysanne, il est à remarquer surtout la vision "rationaliste fonctionnelle" (Cavailhes 1981) qu'elles ont du mode de production capitaliste. Tout se passe comme s'il existait une instance capitaliste supérieure, le capital, qui prendrait les décisions qui servent au mieux ses intérêts globaux à long terme. Quant aux techniques, le capital impose, à travers les industries en amont et en aval, celles qui lui permettent de mieux exploiter le travail paysan pour augmenter la plus-value relative du système dans son ensemble. Le capital organise, à travers ces techniques qu'il impose, le procès de travail du paysan suivant une logique proche de celle d'une entreprise capitaliste industrielle. Il ne s'agit plus du déterminisme technologique des thèses marxistes classiques, mais du déterminisme des rapports de production capitalistes. Au mode de production capitaliste correspond un style technique qui lui est propre.

1 Altman et al. (1972); Servolin (1972); Faure (1978); Mollard (1977).

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SIMPLIFICATION DES SYSTEMES DE CULTURE ET DESEQUILIBRE ECOLOGIQUE : L'OFFRE D'INNOVATIONS

L'avènement de la chimie moderne, dont Lavoisier a établi les fondements, a ouvert la voie à la remise en cause de l'ancienne théorie sur la nutrition végétale basée sur les conceptions "alchimistes" d'Aristote, appelée "théorie de l'humus"1. Cependant l'emprise de cette théorie, d'autant plus forte qu'elle correspondait à des faits observés empiriquement par les agriculteurs de tous les temps (le rôle bénéfique joué par l'humus), va céder la place à l'influence d'une conception chimique étroite de la nutrition végétale ayant pour corollaire la thèse selon laquelle les engrais chimiques suffiraient à eux seuls à maintenir indéfiniment la fertilité des sols. Ce qui allait tout à fait à l'encontre des intérêts des agriculteurs novateurs ayant un esprit commercial plus aigu. Les engrais chimiques leur permettaient de simplifier le système de culture en abandonnant l'élevage et les assolements trop contraignants, pour ne faire que les cultures qui s'avéraient les plus rentables.

Selon cette conception chimique, le sol n'est qu'un simple réservoir de nutriments minéraux pour les plantes, réservoir qu'il faut tenir bien rempli. Cependant, cette vision a été très tôt contestée dans les milieux scientifiques au profit d'une approche moins réductionniste considérant le sol comme un organisme complexe, siège d'innombrables réactions chimiques et biologiques. La notion de fertilité physique du sol, dépendant non seulement de sa composition granulométrique mais aussi de l'activité biologique interne, s'affirme clairement. Dès lors, on a compris scientifiquement l'importance traditionnellement attachée à l'humus. Les progrès accomplis jusqu'à nos jours soit dans les disciplines scientifiques de base, soit dans les méthodes d'observation et de mesure, sont venus confirmer cette vision globale du complexe sol/climat/plante qui a émergé au début du siècle2. Dès lors, il existe une contradiction permanente entre les pratiques agricoles recommandées par cette analyse scientifique - dans le sens de la diversification relative des systèmes agricoles - et les intérêts des agriculteurs les plus aisés, qui ont développé à leur profit une spécialisation régionale à outrance. Comme conséquence, dans la

1 Pour une excellente revue des conceptions "scientifiques" jusqu'au début de la chimie moderne, voir Browne (1944). 2 Cf. Russell (1912); Demolon (1946); Duthil (1971-73).

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pratique, le sol va continuer d'être simplement considéré comme un dépôt de nutriments minéraux et une réserve d'eau.

Sur le plan de l'offre d'innovations techniques, les déséquilibres écologiques provoqués par la simplification excessive des systèmes de culture impliquent un effort systématique de la recherche pour trouver des solutions qui permettent d'y remédier et d'en pallier les conséquences sur les rendements. Cette dialectique entre les déséquilibres écologiques et l'effort technique pour pallier leurs effets sur les rendements explique, dans une large mesure, une série particulière d'innovations. Il s'agit là d'un aspect souvent négligé par les économistes dans leurs analyses du progrès technique. Plus récemment les nouvelles possibilités de manipulation génétique ouvertes par le développement de la biotechnologie permettent de réduire partiellement l'utilisation de certains moyens chimiques et mécaniques devenus trop coûteux et inefficaces, sans changer la logique suivie jusqu'alors par la recherche agricole appliquée (intervenir au niveau des effets plutôt qu'au niveau des causes des problèmes). Néanmoins, la capacité accrue de jouer avec les forces de la nature qu'offre la biotechnologie a montré clairement le formidable gâchis que représentent les pratiques agricoles courantes en ce qui concerne l'utilisation du potentiel offert par le milieu à la création des conditions favorables à la production d'aliments et de fibres végétales.

Dans les régions tropicales sous-développées, les problèmes écologiques causés par le transfert du modèle de modernisation agricole euro-américain (la révolution verte), couplé aux nouvelles perspectives de manipulation génétique, ont fini par provoquer un changement dans la philosophie de recherche des grands instituts internationaux chargés de ce transfert. On parle désormais de générer des technologies à faible investissement et à haute valeur ajoutée biologique, adaptées aux contraintes socio-économiques et écologiques de ces régions. Mais il reste que, pour beaucoup, cela représenterait une solution transitoire, valide tant que ces régions ne seront pas arrivées à un stade de développement qui leur permettrait de prendre le chemin de la seule modernisation agricole vraiment efficace (Swift & Sanchez 1984). Dans les pays développés, la crise de l'agriculture qui sévit depuis quelques années a également suscité un certain nombre de prises de position des responsables de la recherche agronomique en faveur d'une agriculture "plus économe et plus autonome" (Poly 1978), c'est-à-dire moins dépendante des moyens chimiques et mécaniques, et reproductible à long terme.

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Au Brésil aussi, une plus grande conscience écologique et, surtout, l'augmentation du coût d'entretien d'un écosystème agricole trop déséquilibré ont stimulé la recherche de systèmes agricoles dotés d'une plus grande valeur ajoutée biologique, c'est-à-dire de systèmes utilisant moins d'intrants énergétiques exogènes. Ce changement a été plus net encore au niveau de la recherche agricole menée pour la mise en valeur de la vaste région de savanes brésiliennes (cerrados). Les caractéristiques biochimiques des sols de cette région exigent des investissements importants en engrais chimiques et en amendements, surtout calcaires. Par conséquent, les économies que l'on peut obtenir à travers une gestion plus intelligente du milieu (activation des mécanismes biologiques de mobilisation des nutriments et de l'eau) sont appréciables - tout autant que l'économie d'engrais faite grâce à la réduction des pertes de nutriments provoquées par l'érosion. De multiples expérimentations ont donc été mises en œuvre pour améliorer la structure physique des sols (amendements humiques), augmenter la fixation d'azote atmosphérique par des micro-organismes, améliorer la capacité d'absorption du phosphore par les plantes, le contrôle cultural des parasites, la sélection de variétés plus résistantes à plusieurs facteurs de "stress", etc.

Cependant, on observe que si l'introduction de certaines de ces techniques peuvent se substituer aisément aux intrants industriels (comme la fixation d'azote atmosphérique) sans impliquer le changement du système de culture, d'autres sont difficilement acceptées par les agriculteurs dans la mesure où elles exigent des changements dans le système de culture qu'ils ne sont pas prêts à faire. Cela expliquerait peut-être le caractère ambigu du traitement donné au problème de la conservation du sol1. La nécessité de diversifier les spéculations, en les intégrant dans des systèmes agricoles plus complexes, se heurte aux intérêts commerciaux des agriculteurs. Ainsi, Wagner, le chef du Centre de recherche agricole du cerrado (CPAC), tout en recommandant (en 1982) l'utilisation rationnelle de la terre à travers, entre autres choses, une politique agricole qui ne privilégie pas une culture isolée, met en garde contre l'établissement de modèles fixes qui n'accompagnent pas les fluctuations des marchés nationaux et internationaux. Or, s'il est vrai qu'une certaine souplesse des systèmes de production écologiquement équilibrés est absolument nécessaire - et parfaitement possible -, il n'en demeure

1 Nous avons examiné une série de rapports techniques annuels (1976-1982) du Centre de recherche agricole du cerrado (CPAC).

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pas moins qu'elle est virtuellement irréalisable sans qu'une politique de prix agricoles prenne en compte le besoin de diversifier les systèmes de culture.

L'EVOLUTION DES SYSTEMES AGRAIRES : LA DEMANDE D'INNOVATIONS

L'évolution des systèmes agraires en Europe nous offre un excellent champ d'analyse de la dynamique des innovations dans l'agriculture. Les auteurs néo-classiques du modèle d'innovations induites prennent argument, par exemple, de l'analyse que fait E. Boserup (1970) des causes fondamentales de cette évolution. La rareté progressive des terres due à la poussée démographique en serait la cause déterminante en ultime instance. Des auteurs marxistes, pour leur part, lient intimement certains systèmes de culture à un mode de production : selon eux, le système de rotation biennal ou triennal caractériserait le mode de production féodal ; le système de rotation de type "Norfolk" serait une étape de transition - le mode de production de la "petite production marchande" - entre féodalisme et capitalisme; finalement, les grandes cultures spécialisées seraient propres au mode de production capitaliste. Or, à notre avis, l'histoire de cette évolution ne corrobore pas ces analyses. D'une part, nous décelons une multiplicité de facteurs en interaction, parmi lesquels il serait très difficile d'en distinguer un qui serait toujours la variable déterminante en ultime instance de l'évolution des pratiques agricoles. D'autre part, plusieurs systèmes de culture ont été pratiqués en différentes époques et il est impossible de dire, par exemple, si les rapports de production féodaux sont nés du passage de la culture itinérante vers le système de rotation biennal/triennal, ou si, au contraire, les nouvelles pratiques agricoles résultent de l'avènement du féodalisme.

Comme le signal Bloch (1949 : 10) la "féodalité médiévale est née au sein d'une époque infiniment troublée. En quelque mesure, elle est née de ces troubles mêmes". L'abandon de l'agriculture itinérante et la concentration de la population autour d'un chef militaire, dans une Europe parsemée d'immenses forêts, fut un réflexe d'autodéfense. Cette concentration de population va, à son tour, provoquer un changement écologique majeur qui est la disparition de la forêt et la formation à sa place d'un tapis herbacé et racinaire : désormais, les agriculteurs vont être obligés d'obtenir leur subsistance dans un espace plus restreint et dans des conditions agro-écologiques plus difficiles. Il va falloir travailler plus pour obtenir la même quantité de produit. L'invention de la charrue et le système de culture à jachère représentent une réponse technique et économique aux nouvelles contraintes agro-écologiques. La jachère est la technique la plus économique de

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défrichement et de préparation du lit de semences. Sans la jachère, les superficies auraient pu être augmentées d'un tiers, mais au prix d'un travail accru de sarclages permanents tout au long du calendrier agricole et d'une chute des rendements. La production totale aurait été équivalente à celle obtenue avec le système à jachère, qui nécessitait moins de travail (Sigaut 1975).

L'introduction de la charrue provoque un déséquilibre dans l'ensemble technique - instrument aratoire, système d'attelage, force de traction - utilisé jusqu'alors. En effet, pour que cet outil soit employé dans toutes ses potentialités, il fallait améliorer le système d'attelage et perfectionner les moyens de traction. Le nouvel ensemble technique de production - charrue, nouveau système d'attelage, cheval - permet à son tour de passer au système de rotation triennal par l'insertion d'une culture de printemps entre la céréale d'hiver et la jachère. Cette culture renforce les posssibilités d'accumulation de cheptel (capital) dans la mesure où elle permet de nourrir plus de chevaux. Sur cette base techno-économique se superposent des contraintes institutionnelles médiévales comme les réglementations minutieuses sur la division et la distribution des parcelles, le droit à la vaine pâture, le droit au glanage, etc. Ces innovations institutionnelles médiévales sont plus qu'une réponse "superstructurale" au changement de la base matérielle dans la mesure où leur fondement juridique et éthique précède ces transformations dans l'infrastructure1.

L'essor économique - et notamment le développement commercial et urbain - provoqué par cette élévation du potentiel productif va peu à peu dissoudre le tissu socio-institutionnel féodal. En Lombardie et en Flandre, cet essor économique fut suffisamment important pour stimuler l'introduction de nouvelles méthodes agricoles qui, cependant, ne seront adoptées dans les autres pays européens qu'à partir du XVIIe siècle, pour aboutir à la "révolution" agricole des XVIIIe et XIXe siècles. Il s'agit du système de rotation de type "Norfolk". C'est un exemple remarquable de synergie appliquée dans l'agriculture2. Les différentes

1 C'est le reproche que fait Usher (1954) aux marxistes d'avoir sous-estimé l'influence des concepts juridiques romains et des concepts éthiques du christianisme dans la formation de la civilisation occidentale. 2 Le mécanisme de la synergie, qui résulte en un produit total qui dépasse largement la somme arithmétique des parties, est le plus puissant outil à l'intérieur de l'évolution naturelle (Swaminathan 1983 : 35).

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composantes du système sont intégrées par des rapports de complémentarité et de symbiose. Du point de vue des conditions de production, la diffusion de ce nouveau système de culture était possible depuis le Moyen Age avec l'essor de ce que Mazoyer (1977) appelle la "culture attelée" : généralisation du cheval comme force motrice principale, développement des moyens de transport et d'un artisanat efficace dans les villes. Mais, du point de vue de la demande, il fallait des débouchés suffisamment importants pour une production qui dépasserait largement la capacité de consommation à l'intérieur du secteur agricole. Les nouvelles méthodes sont beaucoup plus productives mais elles exigent des investissements fort élevés (notamment l'achat des animaux et les installations pour les loger) ayant un temps de maturation relativement long. Ils ne sauraient être remboursés sans le développement d'un vigoureux marché urbain et manufacturier pour les produits animaux et les plantes industrielles : ce fut le cas dans la Lombardie et la Flandre des XIIIe et XIVe siècles.

Dans les autres régions d'Europe, le développement du marché ne fut pas suffisamment vigoureux. L'augmentation de la demande de produits agricoles fut essentiellement le résultat de la pression démographique à l'intérieur des communautés paysannes. Ces besoins alimentaires grandissants, au lieu de pousser les paysans à recourir à de nouvelles techniques, ont au contraire provoqué la destruction de la base agro-écologique de l'ancien système de culture, en entraînant l'involution, par peste noire interposée, de tout le système socio-économique qui s'était développé jusqu'alors. La peste noire, qui résulte des conséquences de cette pression sur les ressources naturelles vient ainsi clôturer la première crise du système féodal. Passé le fléau, l'expansion démographique et le développement socio-économique repartent et avec eux la reprise en main des choses par la classe seigneuriale, dont le pouvoir s'était effacé. Toutefois, cette réaction seigneuriale n'implique pas un retour pur et simple, symétrique, aux institutions féodales. Pour réussir, la classe seigneuriale a dû compter avec l'innovation institutionnelle que fut l'absolutisme, c'est-à-dire la mise en place d'un Etat territorial unifié politiquement autour du roi. C'est dans ce nouveau contexte institutionnel que la reprise de la croissance va, finalement, créer les conditions non seulement de l'introduction des nouvelles méthodes agricoles, mais aussi du basculement définitif vers le mode de production capitaliste.

Parmi les obstacles à la généralisation de ces nouvelles méthodes se trouvaient déjà les forces, liées à la logique de la recherche du plus grand bénéfice, qui seront responsables de leur remplacement, à leur tour, par une autre

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méthode de culture. Il s'agit de ne pratiquer que les cultures les plus rentables, qui maximisent les gains des agriculteurs les mieux placés au détriment et des agriculteurs moins bien lotis, et de la reproduction écologique à long terme de l'écosystème agricole. En effet, la rentabilité de chaque spéculation ne dépend pas seulement des prix du marché ; elle dépend aussi, évidemment, des conditions de production lesquelles sont liées, fondamentalement, à la taille de l'exploitation et au complexe pédo-climatique. La spécialisation (comme la céréaliculture) permet aux grands exploitants des régions de bonnes terres à grain de bénéficier de rentes différentielles élevées : d'abord, la rente différentielle due à l'inégale qualité du sol - la monoculture exacerbe cette inégalité, tandis que les systèmes de culture intégrés plus diversifiés la réduisent - ; ensuite, la rente différentielle due à la dimension de l'exploitation - la mécanisation permet aux grands exploitants spécialisés dans la production céréalière d'obtenir des écarts de productivité du travail plus importants, dans la mesure où la taille optimale des opérations est hors de portée des exploitants plus petits.

La maximisation des gains des agriculteurs mieux placés se fait également au détriment de la reproduction à long terme de l'écosystème agricole, dans la mesure où les systèmes de culture ultra-simplifiés dégradent le sol. On peut dire que les agriculteurs pratiquant aujourd'hui la céréaliculture puisent dans le stock de fertilité physique naturelle du sol, conservée et améliorée en Europe par des générations de paysans, comme les agriculteurs pionniers du Nouveau monde puisaient dans le stock de fertilité chimique des terres vierges. La différence, c'est que le rythme de dégradation est aujourd'hui beaucoup plus lent qu'il n'était avec l'agriculture "minière", et, donc, moins perceptible. Le taux d'érosion dans les régions les plus menacées a été réduit et les engrais chimiques et les moyens mécaniques de restructuration du sol contribuent à pallier les effets de la dégradation du sol sur les rendements.

Le transfert de ce modèle d'agriculture, que nous pouvons qualifier d' "euro-américain", dans des pays en voie de développement a eu dans la plupart des cas un impact écologique et socio-économique négatif. Le Japon de la fin du XIXe siècle fut l'exception. Son expérience de modernisation agricole révèle un aspect original de la société nippone : la permanence des rapports communautaires traditionnels de solidarité et leur transformation en une force dynamique de modernisation compatible avec les intérêts de toute la collectivité. Ces rapports ont joué un rôle décisif dans le processus de choix technique, en éliminant ce que Sachs (1977) appelle les contradictions entre, d'une part, les critères micro-

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économiques de choix technique au niveau de chaque unité productive et, d'autre part, les critères macro-économiques et sociaux au niveau de l'ensemble de la communauté (Ishikawa 1981). Ainsi, l'introduction du progrès technique occidental sous la forme de machines et d'équipements a échoué, tandis que la science agricole a été absorbée et a fructifié en techniques adaptées aux spécificités socio-économiques et écologiques locales. Ce qu'il faut surtout remarquer, c'est le rôle joué par le secteur agricole dans l'absorption des excédents démographiques qui n'auraient pas eu la possibilité de trouver des emplois dans le secteur urbain-industriel.

Dans d'autres pays asiatiques qui ont modernisé plus récemment leur agriculture sous le signe de la "révolution verte", l'introduction du progrès technique occidental s'est effectuée, à l'inverse du Japon, par le biais des machines et des intrants agricoles (embodied technical progress). Le fait colonial avait altéré dans ces pays les rapports communautaires traditionnels de solidarité villageoise, en les remplaçant par des rapports paternalistes de compromis (patron-client relationships), lesquels ont été rapidement ébranlés par les possibilités de gains ouvertes avec la révolution verte. Le maintien du niveau d'emploi n'est plus garanti, au contraire, les propriétaires essaient de le réduire au maximum.

En Amérique latine, ce problème a été plus grave encore, l'exode rural, beaucoup plus dramatique. Il y a là un aspect souvent négligé du processus de modernisation agricole qui est l'utilisation du développement technique comme moyen de contrôle social, de maintien du statu quo, notamment en ce qui concerne une structure foncière extrêmement inégalitaire.

La conclusion principale de l'étude se rapporte à la question du caractère prétendument inéluctable de l'actuel style de modernisation agricole. Il est parfaitement possible d'en envisager un qui soit à la fois écologiquement équilibré, économiquement viable et socialement désirable. En agriculture, surtout, il n'y a pas de contradiction insurmontable entre l'efficacité économique et l'équilibre écologique. Si historiquement cette contradiction s'affirme clairement à partir de la révolution industrielle, elle est due à des facteurs socio-économiques et institutionnels précis, qui sont susceptibles d'être modifiés. Bien évidemment, cette modification n'est pas tout simplement une question technique de mise au point d'une nouvelle politique agricole. C'est avant tout une question politique, dont la solution ne sera possible que si tous ceux qui sont concernés,

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producteurs et consommateurs, prennent conscience de l'enjeu.

Un deuxième volet de la conclusion porte sur la question de l'emploi dans l'agriculture, qui peut être liée à la question écologique. En effet, la plus grande complexité et les rendements globaux les plus élevés d'un système de production agricole écologiquement équilibré permettent l'utilisation efficace d'une quantité accrue de main-d'œuvre, sans que cela implique l'exécution de travaux manuels pénibles, une productivité du travail trop faible et, donc, des rémunérations trop basses pour assurer un niveau de vie acceptable. Ceci est particulièrement vrai pour les pays en voie de développement. Lorsqu'on observe des pays surpeuplés, avec 70% à 90% de la population vivant dans les campagnes, l'absurdité d'une réduction rapide du niveau d'emploi agricole saute aux yeux. Même pour un pays comme le Brésil, qui possède un secteur urbain-industriel relativement bien développé, il est complètement irréaliste d'imaginer que ce secteur connaîtra un rythme de croissance suffisant pour absorber un afflux massif de migrants ruraux1.

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1 Alves (1984) considère que l'exode rural est inévitable et que, jusqu'à l'an 2000, l'agriculture brésilienne va perdre complètement son rôle de source d'emploi. Ainsi, il ne vaut pas la peine d'investir en technologies alternatives, relativement plus intensives en main-d'œuvre. Peut-être a-t-il raison : le Brésil sera alors une puissance industrielle et urbaine comparable aux Etats-Unis. Cependant, entre-temps, l'exode rural qu'il considère comme inéluctable et désirable va continuer de jeter des millions d'hommes, de femmes et d'enfants affamés dans des villes dépourvues des conditions nécessaires à leur accueil.

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