adrien ou paroles de bastidiens

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ADRIEN OU

PAROLES DE BASTIDIENS

Page 3: Adrien ou Paroles de Bastidiens

© Eurédit BP 112 – 40281 Saint-Pierre-du-Mont Cedex France

Mai 2000

ISBN 2-84564-019-6 La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

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SERGE FOURCADE

ADRIEN ou

PAROLES DE B ASTIDIENS

Préface de

CLAUDE SORBETS

e u r é d i t

é d i t e u r

collection Asphodèle

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Créer, c'est donner une forme à son destin. ALBERT CAMUS

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R E M E R C I E M E N T S

Je remercie vivement tous celles et ceux qui ont bien voulu me consacrer un peu de leur temps :

M o n s i e u r H e n r i AUDEBRAND ( † )

M a d a m e G e o r g e t t e BERNADET

M a d a m e A m é l i e CAMIN

M o n s i e u r J e a n CAMIN ( t )

M o n s i e u r A l b e r t CAPDEPONT ( † )

M o n s i e u r L o u i s CASTÉRA ( † )

M o n s i e u r G e o r g e s CHIBERRY ( † )

M a d a m e J a c q u e l i n e CHIBERRY

M o n s i e u r P a u l CLAVÉ ( t )

M a d a m e J u l i e t t e CLAVÉ

M o n s i e u r A l e x CLAVERIE ( † )

M o n s i e u r G é r a r d DARRIGADE ( † )

Monsieur Jean FAGET et sa fille Andrée M o n s i e u r G é r a r d FOURCADE ( † )

M a d a m e L y d i e JEANGEORGES

Monsieur Joseph LABAT (ganadéro) († ) M a d a m e C l a u d i e LACOURTOISIE

M o n s i e u r LAFFARGUE

M o n s i e u r COUSTÈRES

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SERGE FOURCADE

Madame Simone LARTIGOLLE Monsieur Jean Roch MARRAST (conteur) Monsieur Gaston SALEM Monsieur Frédéric SUSSÈRE (t) Madame Odette VULLIAMY († )

Et ceux qui m 'ont aimablement prêté leurs archives per- sonnelles : Monsieur Philippe de BOUGLON Madame Marie DELAS Monsieur André DESCAT (course landaise) Madame Madeleine DUTHIL Maître Robert GOUBERT-GAEBELLE (notaire) Madame Marie-Rose JOURDAN Monsieur Gilbert LAGUE (archives Saint-Aigne) Monsieur Georges LAMOTHE (Histoire de la Vicomté de Juliac) Monsieur Amédée SIBASSIE Monsieur Paul SUDRAUD (Bulletin de la Société de Borda)

ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DES LANDES ET DU GERS MAIRIE DE LABASTIDE MUSÉE DE LA COURSE LANDAISE - BASCONS

sans qui, ce livre n'aurait jamais vu le jour. Encore merci pour leur concours.

L'AUTEUR

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P R É F A C E

Il ne s'agit pas pour moi, ici, de justifier et, en quelque sorte, de légitimer - même, dirions-nous rhétoriquement, - par prétérition - au nom sans doute d'une "posture profes- sionnelle de chercheur" supposée donner vocation à appré- cier la valeur de dispositifs constructeurs d'« horizons de significations », pour reprendre la notion de Charles Tay- lor - ce que mon ami Serge Fourcade nous propose de lire : un texte qu'il a voulu « écrit » - entendons « bien écrit » – et dont l'ambition n'est pas seulement de plaire mais de faire agir - ou réagir -, en tout état de cause d'être une ressource de vie, s'il est nécessaire, comme le pense l'auteur, de savoir pour faire.

S'il m'était intimé un devoir de dire la raison d'écrire ce court texte introductif à un texte qui se suffit à lui-même et qui ne requiert pas d'explications préalables pour être com- pris, j'avouerais un bonheur d'apporter un témoignage que l'on pourrait qualifier d'« agrément » et, pour être moins solennel, d'« épatement » : l'expression d'une connivence joyeuse à l'égard d'un travail fait et bien fait, mené jusqu'à son terme sans procrastination, et recevable avec ce dont un produit textuel devrait toujours être doté, avec du plaisir à se donner et à être lu.

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Quoi de plus compliqué au demeurant que de chercher à comprendre et à rationaliser ses propres sensations de lec- teur ? Vladimir Jankélévitch a déjà tout dit de l'énigme des relations ineffables aux choses et aux êtres. Il me resterait la voie de la redondance ou celle du dithyrambe si nous ne nous souvenions pas tout à la fois du précepte aujourd'hui fameux, selon lequel « ce que l'on ne peut dire il faut le taire » et de l'aphorisme goethéen soulignant la difficulté de devoir dire ce que l'on ne sait pas. En tout état de cause, par connaissance amicale et pour avoir accompagné la com- position de ce livre, je sais que je dois dire que l'auteur d'Adrien semble avoir su, dès le départ, quoi écrire même s'il ne savait pas initialement comment le faire et s'il a dû trouver sa voie en découvrant sa voix dans le concert de celles dont il s'est ingénié à orchestrer les partitions.

Sur le propos et l'argument qui constituent le fond de cet ouvrage - qui a été nommé par un prénom et voulu qualifié par la catégorie, qui n'engage guère il est vrai, de roman - je ne dirai que ce que ma propre histoire locale m'autorise à exprimer, en sachant qu'en matière d'inter- prétation chaque lecteur est égal à tout autre, même si tous ne tirent pas du commerce avec les écrits, une part identi- que de profit. En quelque sorte, les visites de terrain peu- vent se révéler être comme les auberges espagnoles !

Aussi, plutôt que de gloser sur les mérites à reconnaître à l'ouvrage et à son auteur, vaut-il probablement mieux se contenter de dire des choses simples. Par exemple, que ce « récit » écrit par un auteur au milieu du chemin de la vie aurait pu être référé, en titre ou en sous-titre, à des mémoi- res : mémoires de gens de quelque part dont la transcrip- tion écrite permet à la fois une actualisation conservatoire et, en dernier ressort, un inventaire pour rendre justice de- main à ceux qui eurent à vivre hier, en l'espèce pour le plus grand nombre, dans les souffrances ; ce que les récits localistes souvent occultent, avouant par là même la facti- cité de leurs rétroprojections communautaristes sur « la vie

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au village ». La voix d'Adrien est comme celle de Serge Fourcade : à

la fois forte et chargée d'une nostalgie qui est moins regret d'un passé que remords pour le futur qui semble condamné à se déliter du fait des renoncements des uns et de la perte du lien identitaire des autres. Le genre de l'ouvrage, s'il devait accepter quelque emprunt au romanesque, serait peut- être de la famille des romans ethnographiques, de livres qui inventent moins par facilité qu'ils ne se trouvent con- traints à des recours à une imagination créatrice pour don- ner forme et lisibilité à des informations abstraites ou

désubstantialisées, comme à d'autres anecdotiques ou évé- nementielles. Ces dernières pouvant, comme tout gascon le savait ou le sait encore s'il entend « le patois », combien elles peuvent, lorsque le conteur est bon, se révéler savou- reuses.

Et Serge Fourcade en faisant d'Adrien, son double, un conteur landais en atteste, ici, avec une faconde joyeuse !

Cependant la richesse de ce récit sur un village c'est de ne pas borner les perspectives aux limites de la bastide mais de permettre de voir le village dans ses contextes histori- ques ; dans ce monde global qui après avoir courbé sa pro- pre histoire à la mesure des trames et des drames des temps, lui dessine un avenir banalisé de société rurale à l'écart des

lieux du mouvement que sont la ville et le village plané- taire de McLuhan.

Encore un mot, pour dire que si lire peut procéder d'une bibliothérapie, écrire s'est révélé être, à travers l'expérience de Serge Fourcade, un opérateur de métamorphose. Pour- suivie des années durant, cette expérience d'écriture a été, au sens propre, une expérience de vie : l 'auteur aura choyé Adrien son « enfant », allant quérir, pour lui, dans la mé- moire des anciens et dans les registres d'archives, la bonne nourriture de son développement et lui accordant non seu- lement ce que l'on appelle, plus ou moins improprement, son temps libre mais aussi le fond de sa rêverie de tous les

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instants, pour le former et le doter d'une âme pure ; de cette vie donnée, le retour ne sera pas seulement dans ce qui effacera, par les performances du fils, l'effort que le parent aura dû accomplir pour transmettre le meilleur de lui-même. La magie des mots fait qu'au bout du compte le géniteur aura reçu de son fils, s'il a su en faire un opérateur d'inter- face -pour parler comme un spécialiste de la communica- tion-, une qualité très particulière, celle d'un régénérateur de Soi.

A cet égard, l'auteur, dans son projet à la fois personnel et collectif de porte-parole, comme dans son devenir de destinateur de son ouvrage vers des auditoires pouvant être divers dans leurs extensions et les intérêts recélés, m'appa- raît vérifier, par ce qu'il est et devient, par l'esprit du lieu qu'il exprime, le principe fondamental, axiologique pour- rais-je dire, pouvant se formuler de façon énigmatique pour qui sait entendre, et simple pour ceux qui n'auront pas la chance de la pluralité de niveaux où la vie se donne à com- prendre : « on sait ce que l'on peut dire ».

Qui lira vivra, pourrais-je ajouter, par une pirouette « à la gasconne », à ce propos introductif dont le sérieux ou l'intimisme, au-delà d'un certain seuil, heurteraient sans doute ce que dissimule parfois le sourire affiché : la pudeur des sentiments et la crainte de l'illégitimité d'attentes de trop grande ampleur.

CLAUDE SORBETS

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EN G U I S E D ' O U V E R T U R E

Parler du pays, de son histoire, aux gens du cru est sans doute l'objet de ce livre. Son ambition pourrait être de cons- tituer une relation passionnelle de et à notre Histoire. Res- tituer, transmettre les bruits de voix qui s'éteignent petit à petit est le fond d'une démarche qui se refuse à ce que no- tre société villageoise se coupe de ses racines et devienne orpheline. A ce titre, la raison de ce livre pourrait être de souligner l'opportunité pour les pères de parler aux fils, sans avoir à attendre d'être entendus pour essayer de se faire écouter.

Notre société villageoise est celle qui s'est constituée dans le cadre d'une bastide. La grande Histoire de France, dans sa formation héroïque traditionnelle, affecte un statut spécifique au système des bastides dans le rapport aux ter- ritoires. Un historien des mentalités pourrait montrer qu'ainsi, c'est un vécu très particulier qui s'est localement et durablement actualisé. Ce dont témoigneraient sans doute les récits singuliers des grandes coupures, crises et querel- les nationales que l'on entend ici. Comme si, ce qui se passe « là-bas », servait, pour partie au moins, de prétexte à d'autres enjeux liés à d'autres rapports sociaux dont le ca- dre de la bastide est la structure d'organisation.

C'est de cette perspective singulière sur le temps local,

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dont Adrien, voix du Collectif, est appelé à témoigner. Avant toute chose, soulignons qu'une bastide obéit à un

principe de fond : la gestion d'un territoire. Forcément li- mité, celui-ci est le niveau même du compromis idéal entre l'objectif de défense militaire, et la volonté de développe- ment d'une économie citadine. Au sortir de la Romanité, cette volonté d'aménagement du territoire doublée d'une intention d'affranchissement du régime féodal instaurera un ordre nouveau qui se voudra un ordre achevé et, dans une certaine mesure, définitif.

Espace de travail, une bastide est donc l'espace du peu- ple.

Cette forme essentielle d'occupation d'un territoire, d'où nobles et ecclésiastiques sont exclus d'un commun accord, lui confère une juridiction originale. Comme nous pour- rons le voir par la suite, il est curieux de constater à quel point cette dernière notion est restée ancrée à Labastide, quand, bien des siècles plus tard, la place sera toujours, à l'image de l'Agora antique, le lieu privilégié des débats locaux, et l'écho des conflits nationaux. Et peut-être, pou- vons-nous hasarder que se trouve là, l'une des innombra- bles raisons qui a façonné l'esprit de l'homme du Sud-Ouest, flatté son côté indépendantiste et contestataire, jusqu'à en faire, au cours de la Troisième République, un fidèle adepte de la pensée radicale, et un anti-clérical quasi avoué. His- toriquement placée entre la période des châteaux forts et la fin de la Guerre de Cent Ans, l'époque des bastides repré- sente la dernière évolution de la vie intra muros. Avec leur construction, la fonction exclusive du fort est abandonnée au profit d'une fonction multiple qui sous-tend un renfor- cement de la vie autarcique par la prise en compte du po- tentiel économique humain, et bien entendu un meilleur contrôle de celui-ci. Une bastide affirme donc, non seule- ment une volonté d'occupation territoriale, mais aussi un rôle de centre régional.

Sur une période de 150 ans, chevauchant les treizième

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et quatorzième siècles, environ 400 villes nouvelles furent construites dans le Sud-Ouest. Chaque fois, l'événement donnait lieu à une fête au cérémonial bien établi. Ainsi, après que des crieurs publics aient parcouru la campagne pour annoncer la nouvelle, inviter les gens aux festivités et les encourager à s'installer désormais dans la bastide, on plantait et bénissait le « pal 1 ». Puis, venaient les arpen- teurs. Ici, ils ont tracé un carré de cinq hectares environ, délimité par un mur d'enceinte d'un kilomètre qu'ils ont percé de trois portes. Enfin, l'ensemble fut doublé d'un large et profond fossé. Type même de la « bastide-frontière », un différend opposant le comte d'Armagnac, seigneur des lieux, au Roi de France, alimenté dit-on, par quelques vieilles rivalités féodales, serait à l'origine de sa fondation.

Symboliquement autour du « pal », et donc au centre du futur ensemble, les géomètres ont dessiné la place avec ses couverts : rectangulaire et sans originalité, mais toutefois assez vaste, cinquante mètres sur quarante. Il semble qu'une halle en bois en ait occupé le centre, et qu'elle ait été dé- molie au cours du XVIII siècle. Ensuite, venait le tour des rues principales. Elles sont au nombre de quatre, parfaite- ment rectilignes, mais trois seulement donnaient sur des portes. Enfin, les ruelles. Un vrai dédale chargé de relier les axes principaux et de desservir les îlots réservés à l'ha- bitat.

L'attribution du terrain destiné aux habitations était sou- mis à un plan bien défini. Ainsi, les lots du pourtour de la place devaient mesurer entre six mètres soixante quinze et sept mètres cinquante en façade, et vingt cinq à trente mè- tres en profondeur Des lots adaptés pour des commerces et des maisons bourgeoises. Certaines chartes assortissaient l'attribution d'une parcelle de terrain de l'obligation de bâtir dans l'année qui suivait la dite attribution, ou de payer une amende...

Si de nos jours, seul le mur d'enceinte, abattu dit-on après 1624 à la suite de quelque révolte huguenote, manque à

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notre bastide, on y retrouve aisément ces grandes lignes de l'aménagement de l'espace garant de son caractère de ca- pitale locale, et déjà sous-jacente, la marque d'une volonté centralisatrice naissante.

A Labastide, trois lieux principaux se partageaient ce caractère : la place bien sûr, à la fois commerciale et bour- geoise, la mairie actuelle déjà centre administratif avec au rez de chaussée un setier 3 - une mesure à grain - et la prison, et enfin la viguerie, vaste terrain où se tenait le marché ou tout au moins une partie de celui-ci. Sans pou- voir revendiquer un rôle aussi éminent, les rues principales étaient néanmoins occupées par des commerces et cafés de moindre importance, ou donnaient entrée à des maisons bourgeoises. Ainsi, dans la rue du Portail, un superbe por- che permettait l'accès à une vaste cour pavée genre patio espagnol entourée d'appartements. C'était la demeure de la très riche famille Maurisset que nous retrouverons au cours du récit. Les ruelles abritaient les artisans dans les- quelles ceux-ci étaient classés par activités. Labastide garde deux exemples de cet aménagement. La rue des Taillan- diers était celle des artisans du fer, et la rue Caillet celle des bouchers et chevillards. Enfin, d'humbles échoppes, ou des bistrots plus ou moins bien famés et de minuscules appar- tements se partageaient l'espace restant. Au moins quatre puits publics et quantité d'autres privés - la plupart des maisons de la place en étaient dotées, ainsi que les demeu- res de caractère bourgeois dispersées sur le site -, pour- voyaient au besoin d'eau. Il semble que le côté est, contre les murailles, ait été de tous temps réservé aux maraîchers. On le voit, rien n'était laissé à l'improvisation.

La symbiose fut à ce point durable et réussie entre un système bien pensé et une fonction qui joua parfaitement son rôle, que cette cité à vocation défensive et autarcique est devenue, au fil des époques, une véritable ville relais entre la campagne et la grande ville. Un caractère qui ne capitulera véritablement sous la poussée de la modernité

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que durant les années soixante. Donc, raconter Labastide, c'est surtout raconter les hom-

mes.

Dans cette perspective j 'ai réuni des heures d'entretiens, collecté des informations, aux archives départementales des Landes et du Gers, et d'autres enfin, puisées dans des car- nets ou livres de comptes aimablement prêtés par des con- naissances. A ces sources, s'ajoutaient des souvenirs per- sonnels, récoltés épars.

Deux profondes empreintes, conséquentes et essentiel- les, marquaient ce vécu.

La première, liée au cadre historique, témoignait de la persistance de l'esprit initial qui avait présidé à la fonda- tion des bastides, et du passé particulier qui s'était déve- loppé dans ces espaces de travail.

Quant à la seconde, elle reflétait typiquement la société du début du siècle : noyau de grands propriétaires terriens, modeste mais active bourgeoisie villageoise, masse pay- sanne prolétarienne, rapports de classes et cloisonnement social. L'histoire aurait pu s'arrêter là, banale.

Et ce livre n'aurait jamais existé... Mais ce gros bourg, parce qu'il avait si bien épousé le

rôle de petite ville dévolu lors de sa fondation, allait se reconnaître dans la disposition sociale du pays. Et à l 'image du moment, les crises nationales y ont eu des répercussions rarement égalées dans telle ou telle autre bourgade d'im- portance similaire.

A l'origine, deux hommes commis de leur système : l'instituteur Dupuch et le curé Marladot.

A l'instigation de ces deux symboles, le temps local se réfère alors au temps national, et s'accélère. La société monopoliste, consensuelle et paternaliste du X I X siècle vacille et prend une allure citadine avec blocs et affronte- ments. Epoque charnière, Labastide « balance » entre son temps naturellement rural et le temps "syndical". Elle y gagne sans doute en renommée, et semble cultiver jalouse-

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ment son particularisme comme pour mieux se distinguer des Autres.

C'est son temps de fierté. Pour autant, cette réalité du moment, reflète-t-elle la réa-

lité profonde ? Le conflit pouvait-il déboucher sur une recomposition de la société, capable par la suite d'appré- hender le changement ? Pour avoir perdu le combat au re- gard de l'Histoire, aujourd'hui Marladot pourrait se décla- rer vainqueur du combat local. Fédérateur des forces con- servatrices, et sans lui retirer ses qualités de grande intelli- gence et de fin politique, le rôle lui fut largement facilité. Nous étions en présence d'une société figée, et donc déjà déclinante, plus attachée à ses principes et à son confort de vie qu'à l'avenir du village ; et nous devons davantage ces soubresauts à l'héritage historique qui a dressé le décor permettant le duel des deux protagonistes, qu'à une vérita- ble volonté de débattre sur l'opportunité d'une ouverture vers la modernité.

Deux textes, menés conjointement, m'ont paru néces- saires pour traiter le sujet dont le réseau se trouvait à ce point imbriqué dans l'histoire. L'un consacré à la restitu- tion, l'autre au commentaire.

Deux textes, donc deux voix. La première est confiée à un vieux paysan, Adrien. Eru-

dit de son monde, celui-ci s'attache à nous raconter le ro- man d'un petit peuple, de son quotidien de travaux et d'anec- dotes. Mémoire collective, il nous rappelle les coutumes disparues. Conteur, son regard englobe les destins et déni- che les enjeux.

La seconde voix - la mienne -, prend le relais dès lors que les faits relatés portant sur la réalité sociale locale en- trent en interaction avec l'Histoire nationale, - débat sco- laire, luttes électorales, etc. - ou lorsque mes recherches m'ont amené à détenir des éléments inaccessibles à Adrien - historique du train, apparition du téléphone, électrifica- tion, décisions municipales.

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Ce besoin se fait également sentir quand mes propres souvenirs sont capables d'étayer les propos du conteur, d'en élargir le cadre, ou encore lorsqu'ils peuvent faire apparaî- tre des personnages complémentaires au récit. Enfin, quand leur évocation dépasse le cadre de l'époque impartie.

Cette époque s'échelonne de 1910 à 1935. Pourquoi vingt-cinq ans ainsi étalés ? La première date parce qu'elle correspond vaguement à ce que la mémoire de mes témoins a pu retenir de leurs années d'enfance et de classe. Quant à la seconde, il s'agit d'un choix volontaire. Je ne voulais pas m'engager sur une période à l'histoire mouvementée – Front Populaire et Deuxième Guerre Mondiale -, par ailleurs fort bien racontée, et qui plus est, ne présente pas un intérêt primordial pour le sujet qui nous occupe. Enfin, parce que ces deux dates sont historiquement liées à des périodes fondamentalement différentes.

En effet, comme chacun a pu le lire, ou l'entendre à maintes reprises, la guerre de 14-18 fut le grand tournant du monde occidental, et plus particulièrement de l'Europe. Les premières puissances d'alors deviendront, après l'af- frontement, des nations de second rang. La technologie et le machinisme feront un bond considérable et bouleverse- ront aussi bien les façons de travailler, que les manières de vivre. Mais pour le monde paysan, la guerre fut avant tout un déracinement forcé, une ouverture obligée sur un exté- rieur lointain. L'énorme brassage qu'imposa le cataclysme mit en présence des provinces qui s'ignoraient, des patois sans aucun rapport, des mentalités très différentes pour ne pas dire opposées, des habitudes pour la plupart étrangè- res. Ce fut véritablement « La fin des Terroirs » pour re- prendre le titre du livre d'Eugen Weber.

En 1910, le monde paysan est quasiment identique à ce- lui de 1870 ou même de 1850 : uniforme, sclérosé et sou- mis, politiquement contesté et donc sans attribution.

Labastide est encore ce gros bourg plein d'attrait mais qui, pour des raisons aussi diverses qu'innombrables, est

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déjà au seuil de l'oubli. Pour l'instant, il vit sur ses acquis. En 1935, les deux auront fondamentalement changé. L'un aura amorcé son évolution irréversible, et l'autre son dé- clin tout aussi irréversible. Les destins des deux commu- nautés, liés, parallèles et complémentaires durant des siè- cles, se dissocient au cours de cette période sous la pres- sion des nouvelles données du monde.

J'ai donc voulu Adrien conteur. Pas seulement conteur

de gasconnades ou autres historiettes pour veillées, mais conteur dans la perspective de l'histoire de son monde, de son temps et de son pays.

En faire un paysan-journalier, c'était lui donner les moyens d'observer les phénomènes. Le faire historien, c'était lui permettre une lecture de ces phénomènes mar- qués des rapports sociaux, - eux-mêmes inscrits dans le contexte politique de l'époque - , et lui donner les moyens de restituer ces mouvements tels qu'ils ont été ressentis ou vécus. Enfin, associer le conteur à l'historien, c'était lui donner une phrase.

Dès le début de mon entreprise, j 'ai voulu une forme d'écriture qui emprunte au roman. Pourquoi ? Soyons franc. Sur le fond je l'ignorais complètement. Forcément puisque j'ignorais tout de l'univers littéraire. Aussi bien ce que pou- vait recouvrir ce « tout » subitement mystérieux et inquié- tant, que les limites de mes propres possibilités. Mais dans ce choix, - qui répondait pour l'instant à un simple élan du goût - , je voyais sans doute une formule pour moi plus accessible - parce qu'intimement plus naturelle - que de vouloir tenir un discours purement sociologique que je ne maîtrise pas. D'autre part, je m'interdisais de rapporter ainsi bout à bout, sous la forme d'un simple récit, l'ensemble des informations recueillies.

Enfin, j 'avais le sentiment que la formule retenue me permettrait d'obtenir un texte sinon plus attrayant, tout au moins plus près de la réalité sociale et donc du message que, pour ma part j 'ai cru distinguer dans mes entretiens

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révolutionnaires de pacotille, et pêle-mêle, quelques évi- dences banales...Bref moment d'intense communion qui, de grands-pères en souvenirs de grands-pères, me racon- tait leur siècle de misère. Et l'on baissait la tête pour rou- ler une cigarette. Les rides de ces visages sans grâce sem- blaient encore s'approfondir, comme prêtes à libérer une sève amère. Les doigts, ces gros doigts rudes et raides qui avaient manié tout l 'après-midi le fauchon à couper la « tuie », s'évertuaient alors - je voyais là un paradoxe amu- sant - auprès de la mince feuille blanche et de quelques brindilles de tabac, à rendre ce dérivatif complaisant, bien régulier, bien effilé aux deux bouts et débarrassé de la moin- dre parcelle rebelle. Les femmes chuchotaient dans leur coin. D'un geste parcimonieux, le tabac tombé sur la table était récupéré dans le creux de la main, replacé dans son paquet, et celui-ci soigneusement refermé. Un moustique tournoyait bêtement devant la lampe.

On dit souvent que le paysan a la mémoire tenace. C'est probablement à force de ressasser. Et à force de ressasser on se fai t des schémas : c'est vrai, c'est faux, allez donc savoir ! A-t-on jamais su d'ailleurs ? Mais l'on se crée des espoirs déçus, comme pour entretenir les rancœurs. Des rancoeurs qui vont lier et compromettre, qui vont donner du courage et faire chaud au coeur, et surtout chasser la peur. La peur d'être seul face à l'autre : le maître, le bour- geois... Ce bourgeois qui traîne avec lui la menace de la Saint Martin.

Le feu sommeillait dans l 'âtre et le chien profitait du bonheur. On n'avait ni faim ni froid dans ces moments-là, ni soif bien sûr. On griffait gentiment le Bon Dieu et son représentant aussi. Il est vrai que le curé Marladot avait une bien curieuse interprétation des Ecritures. Formé à la scolastique séminariste de la fin du siècle précédent, il sem- blait assumer avec une passion sans partage et sans équi- voque tout l 'héritage politique d'une époque mouvemen- tée. Les âmes certes, mais le combat d'abord.

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Il y avait eu les premières lois syndicales et dans le même temps les premières lois scolaires, puis les inventaires de l'Eglise, et peut-être aussi l'affaire Dreyfus pour alimenter le débat. Mais la séparation de l'Eglise et de l 'Etat vit le combat atteindre son paroxysme. 1789 n 'en finissait pas de s'achever. Et Labastide s 'est fractionnée à l 'image de la France. Labastide la bourgeoise et son curé d'un côté, l'ins- tituteur Dupuch et ses convictions de l'autre. Un carré d'ir- réductibles. Peu de villages ont connu pareille tourmente. Il fallait à tout prix préserver le paysan de ces idées nées de 48 et de la Commune, de ces idées socialistes anticléri- cales, et surtout, surtout, d 'un ennemi mortel accusé — à tort ou à raison ? - d'être l ' inspirateur de tous ces boule- versements : la franc-maçonnerie. Marladot ne se cachait pas de lui porter une haine sans limite. Un ennemi qui en fait l 'arrangeait bien p a r le mystère qui entourait ce cou- rant de pensées. Voilà un épouvantail complaisant dont il savait le paysan sensible.

De son côté, l'instituteur Dupuch ne jouissait pas des mêmes entrées afin de défendre ses idées. Déjà desservi pa r son allure sévère, n 'oublions pas que de ce temps-là on ne mélangeait pas ainsi deux mondes aussi différents que pouvaient l'être le monde de la ville et le monde de la campagne. Le fossé entre les deux communautés semblait infranchissable. Il le semblait d 'autant plus que d'une fa- çon quasi instinctive, la campagne jugeait d 'un œil sévère ces turbulents des faubourgs qui, pour un oui pour non, vous font une révolution, et dont à dessein la bourgeoisie s'ingéniait à en faire les héritiers des coupeurs de tête de 1793. La valeur que le paysan attribuait au travail et à l'outil, - valeur dont orgueilleusement il se croyait le dé- positaire exclusif- accentuait encore le fossé et finissait de l'éloigner de cette ville qu'il avait du mal à comprendre. Marladot, dans sa perception manichéenne du monde, avait parfaitement compris les mentalités de l'époque quand il préférait les salons aux cours de ferme et qu 'il donnait à la