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Accusons-nous d’abord avant d’accuser la France et les autres puissances Vazoumana de Somokro

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Accusons-nous d’abord avant d’accuser la France et les autres puissances

Vazoumana de Somokro

29.72 564537

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 412 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 30.84 ----------------------------------------------------------------------------

Accusons-nous d’abord avant d’accuser la France et les autres puissances

Vazoumana de Somokro

Vazo

uman

ade

Som

okro

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Monsieur Baharagnini

Né et élevé dans des conditions d’existence pénibles, j’ai appris que l’homme est une créature divine astreinte à tracer les sillons de son propre destin. J’ai appris par expérience que manger est le premier principe de conservation de soi. Or en règle générale, le travail précède et conditionne l’action de manger. Ce qui implique que qui ne travaille pas, n’a pas le droit de manger et de vivre. Tous les hommes considèrent que manger et vivre sont deux actions complémentaires revêtant une nécessité et un droit absolus. Si l’on s’accorde à reconnaître la véracité de ces principes fondamentaux de la vie humaine, l’on doit reconnaître par voie de conséquence qu’assurer sa survie par ses propres efforts, c’est assurer la pérennité de sa dignité.

La même triste expérience m’a révélé que l’homme au lieu d’être le roi de la création comme l’a voulu la nature en le dotant de la raison et de l’intelligence suprême, risque d’être l’esclave de la

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création. Dans un monde dirigé davantage par les discours pétulants que par le réalisme salvateur et l’amour, l’homme devient le jouet ridicule des mots, des idéologies oiseuses et de toutes les vicissitudes. Dans ce monde où tout est en perpétuelles mutations, où tout meurt pour ressusciter, une vérité demeure éternelle : la misère.

Le pire est que c’est l’homme qui a créé la misère contre l’homme, c’est l’homme qui se nourrit de la misère de l’homme. Tant que les rapports humains seront marqués par cette course endiablée vers la réalisation des intérêts sordides et privés, tant que l’homme continuera de voir en l’homme une truffe plutôt qu’un être vivant synonyme de dignité de liberté, les pleurs et les cris de détresse ne cesseront jamais dans les foyers. Conscient de ces lugubres vérités, je me suis débarrassé de mon manteau de fierté pour exercer tout emploi, fût-il le plus avilissant.

Moi Baharagnini, je n’ai jamais été ni un élève médiocre ni un étudiant évoluant clopin-clopan vers les classes supérieures. Du cours préparatoire première année (CP1) à la troisième année de licence de philosophie, j’ai frappé avec mention honorable tous mes diplômes. Pour des problèmes surpassant mon intelligence, j’ai cessé mes études universitaires avec la modeste licence en philosophie. Ah ! La philosophie ! Quelle passionnante discipline pour moi ! Au petit matin de mes études secondaires, je fus

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féru de cette matière exaltante et orgueilleuse au point de conclure un pacte parfait entre nous. Je voudrais tout simplement insinuer là qu’en matière de connaissance humaine, il y a des disciplines que nous aimons passionnément mais qui ne nous aiment pas. Dans ces conditions l’élève ou l’étudiant est contraint de renoncer à ses nobles et légitimes ambitions pour ladite matière. Ce ne fut pas le cas entre la philosophie et moi. A force d’épater mes condisciples dans ce domaine merveilleux du savoir humain, ceux-ci m’ont attribué le nom d’un célèbre philosophe grec : Platon. Bref je ne rappellerai pas ici les différentes prouesses intellectuelles qui m’ont propulsé au sommet de la gloire.

Ma propre expérience m’a enseigné que la meilleure gloire se trouve sous les temples du savoir, plus précisément à l’école. Car à mon avis rien n’est plus intéressant au monde que de constater que ses propres camarades d’études sont contents de vous entendre raisonner, de voir vos professeurs vous citer en exemple, lire vos copies de devoirs pour stimuler vos camarades. C’est avec un visage maussade que j’ai quitté les temples du savoir pour exercer un emploi.

Dans mon petit sac de quête du travail, il y avait un brevet des études du premier cycle, un Baccalauréat option philosophie-lettres modernes serie A² et une licence en philosophie. A vingt et un an, j’ai obtenu mon dernier diplôme universitaire. Pendant cinq ans, j’ai passé une pléthore de concours.

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J’ai toujours échoué. Las de me présenter à des concours sans succès, j’ai accepté sans tergiversation aucune la fonction de surveillant de toilettes à la grande gare. Des bouilloires remplies étaient alignées. Mon rôle consistait à prendre le prix des toilettes avec les clients. Celui qui devait uriner, me versait vingt francs CFA. Quant à celui qui venait déféquer, il me remettait trente francs CFA. De plus, j’avais la responsabilité d’assurer la propreté des toilettes.

C’était un travail qui exigeait assez de ponctualité et de patience : il y en avait qui semblaient venir spécialement me chercher chicane. Certains tentaient d’échapper à ma vigilance pour ne pas s’acquitter de la somme d’argent requise. Au lieu de payer les vingt ou trente francs, d’autres tendaient dix ou quinze francs. Et d’âpres discussions s’engageaient entre nous. Mais je restais ferme sur ma position. Car c’était avec cet argent qu’on me payait. C’était avec cet argent que je payais le transport pour mes différentes courses. C’était avec cet argent que je payais mon déjeuner avant d’aller m’affaler le soir quelque part dans le salon de mon oncle. J’avais un salaire mensuel de vingt cinq mille francs CFA. Presque chaque jour, de six heures trente minutes à dix huit heures, j’étais assis devant ces locaux de toilettes me renvoyant par intermittence l’odeur fétide et quasi-irrespirable des urines et des excréments humains.

Vêtu d’une tenue qui indiquait mon range social dans une communauté où l’habit permet de deviner à

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tort ou à raison le statut social d’un citoyen, je n’étais qu’un pauvre individu pour nombre de personnes. Un jour, un homme a déversé sur moi un flot d’injures parce que je lui ai demandé de payer le prix avant d’aller satisfaire son besoin naturel. Il m’a traité de malheureux, de va-nu-pieds, d’analphabète et de tout ce qui est attentatoire à la dignité humaine.

Souvent, des anciens Camarades d’études me surprenaient là en plein exercice de ma fonction. Il y en avait qui m’interrogeaient : « alors, Platon, que fais-tu là ? Attends-tu quelqu’un ? » Et je leur répondais : « Oui, j’attends un homme invisible. » Et ils répondaient : « Toi Platon, tu ne changeras jamais. Même dans ta tombe, tu philosopheras. Quel est cet homme invisible que tu attends ? »

Je répondais laconiquement : « je travaille. J’attends le bonheur donc. Car pour moi, travailler, c’est attendre le bonheur. » Après une brève conversation, ils disparaissaient dans la nature. Certains, d’un hochement de tête, courageusement, me disaient : « Platon, tu ne méritais pas ça ! » Après trois mois d’exercice de cette fonction répugnante, j’ai appris maintes choses déplorables sur moi.

Ma situation était devenue l’éternel sujet de conversations de mes détracteurs et ennemis. On se moquait outre mesure de moi. Avec humour et sadisme, on disait que Platon était devenu gardien de toilettes à la grande gare routière boueuse. Incrédules, les plus grands hypocrites venaient me rendre visite.

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Après, ils allaient deviser longtemps sur mon sort. Même ceux qui me harcelaient pour leur expliquer des sujets de français et de philosophie, participaient activement à ces actes de dénigrement systématique. A l’école, je n’hésitais pas à donner généreusement une partie du petit et modeste savoir que Dieu m’a confié. Le savoir est une chose précieuse que le créateur suprême confie à tout être humain. Le jour où l’homme meurt, son savoir disparaît simultanément avec lui dans la tombe. Dieu récupère alors sa chose. Ni ses amis, ni ses enfants, ni ses frères ne peuvent hériter de sa connaissance comme un bien matériel. Ne pas donner une partie de cette chose confiée pendant qu’on vit, c’est être méchant envers la postérité. Sans aucune espèce de vanité, j’aidais mes condisciples. Mais quand je me suis trouvé dans une situation pénible, beaucoup ont oublié mon bienfait en se gaussant de moi. C’est cela aussi l’homme.

Les informations qui provenaient de mon village n’étaient pas de nature à fortifier mon moral. Beaucoup exultaient en apprenant le sort qui venait de me frapper. On exagérait en disant que j’étais devenu un vagabond, mendiant de l’argent à mes compatriotes, chose haïssable que je n’ai jamais faite. Je dormais au salon de mon oncle. J’ai toujours abhorré et évité la mendicité sous toutes ses formes. Ces actes de médisance n’affectaient pas un tant soit peu mon moral. Je savais pourquoi j’avais accepté de travailler dans l’odeur nauséabonde des toilettes à la

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grande gare routière de la capitale économique de mon pays. Après huit mois, j’ai d’ailleurs cessé d’y travailler.

L’espoir d’être admis à un concours s’amenuisant chaque jour, j’ai pris la décision de frapper aux portes de toutes les professions. C’est ainsi que je suis devenu un apprenti mécanicien des automobiles. Avec aisance, j’ai appris les noms des pièces des véhicules. Là, j’ai fait montre d’un dévouement et d’une détermination sans faille. Je rêvais déjà d’être un grand mécanicien professionnel propriétaire d’un célèbre garage d’automobiles. Pour atteindre cet objectif, j’obéissais machinalement aux ordres de mon patron. Je lui ai donné entièrement satisfaction. Il me chargeait d’aller effectuer des courses. Le meilleur maître, c’est celui qui a été le meilleur élève. J’ai passé un long moment avec mon patron Nkaramoko sans que celui-ci sache mon niveau d’études. Un jour, un monsieur élégamment habillé s’est présenté à notre garage avec une superbe voiture de marque Peugeot pour réparation. C’était un ancien camarade d’études remplissant la fonction de Directeur d’une grande école de formation professionnelle. Quel ne fut pas son étonnement de me voir en cet endroit. Il vendra la mèche en disant à mon patron Nkaramoko que j’étais titulaire d’une licence en philosophie. Nkaramoko n’a pas manqué de demander pourquoi je lui avais caché mon niveau d’études. Je lui ai répondu que c’était parce que j’avais estimé que cela ne revêtait aucune

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espèce d’importance. L’essentiel étant de travailler pour gagner son pain. Il a avoué être frappé par ma modestie, ma docilité et mon obséquiosité. Il en a profité pour m’instruire sur le comportement hautain d’un élève exclu en classe de troisième sans le BEPC. Il se maintenait en supériorité par rapport à tous les autres apprentis qui ne savaient ni lire ni écrire et à lui son patron qui n’avait que le niveau cinquième. Avec morgue, il se disait l’intellectuel du garage. Il évitait d’être sali par l’huile des pièces de véhicules. A travers cet ancien élève de troisième, mon patron détestait tous les intellectuels. Puisque le soit-disant intellectuel qu’il avait rencontré lui avait montré que l’intellectuel, c’est un surhomme orgueilleux, irrespectueux et paresseux. Le fait d’avoir su mon niveau a décuplé l’estime de mon patron pour moi. Ce qui a suscité la jalousie des autres apprentis mécaniciens. Ah ! La jalousie ! Elle est omniprésente dans tous les milieux professionnels. Je puis dire même que la jalousie est une seconde nature de l’homme.

Les choses prospéraient au garage. Mais la crise économique frappa de plein fouet le pays, notre garage en ressentit durement les effets. Le nombre de véhicules à réparer diminuait au fil du temps. Pour raisons financières, certains clients laissaient longtemps leurs véhicules au garage. Conscient de la gravité de la situation économique du pays, mon patron accordait des faveurs insignes aux plus fidèles

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clients. Il réparait leur automobile à crédit ou ne prenait qu’une infime partie du prix normal des travaux. De telles réalités n’étaient pas de nature à favoriser notre évolution dans un domaine que nous avions choisi sans aucune espèce de pression extérieure. Il est vrai que des circonstances avaient contraint la plupart d’entre nous à choisir un métier auquel ils n’avaient jamais rêvé. Le métier de mécanicien avait été choisi parmi une pléthore de professions. La crise persistait. Malgré l’assurance donnée au peuple par les gouvernants lors des harangues enflammées. Et notre garage avançait inexorablement vers le gouffre de la faillite. Patron et apprentis se démenaient contre une marée de difficultés financières. Des véhicules demeuraient garés là longtemps sans que leurs propriétaires se présentassent pour les retirer. Dans cette situation d’activités professionnelles amoindries au plus haut degré, nous implorions vivement Dieu pour qu’un malheureux véhicule vînt s’offrir à nous comme une proie tombant dans les griffes d’un rapace affamé. Et quand Dieu exauçait nos vœux, nous nous ruions sur lui comme des charognards faméliques sur un cadavre en putréfaction : surtout lorsque le client présentait des signes d’embonpoint économique apparent. Tel un grand médecin diagnostiquant le mal d’un malade, nous nous mettions à dépecer l’engin pour trouver les différentes pannes. On a coutume de dire que les réparateurs ont la répréhensible habitude de causer de

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nouvelles pannes sur les véhicules qui leur sont confiés. Mais notre patron Nkaramoko n’était pas du nombre de ceux-là. Au moment où son garage était constamment submergé par les clients, il respectait la parole donnée.

Mais quand le monstre hideux da la faillite se présenta, il changea radicalement de moralité et de comportement. Il vendait maintenant des pièces des véhicules stationnés pour réparation. Il retirait d’un véhicule garé une pièce en bon état pour réparer un autre véhicule appartenant à un client disposant de l’argent. Tout cela pour recevoir rapidement de l’argent en vue de faire face à un problème de famille présentant un caractère urgent. Il ne mesurait peut-être pas la gravité de l’acte qu’il commettait. Il arrivait un moment où des plaintes en provenance du monde judiciaire affluèrent contre lui. Il en écopa deux ans de prison ferme. Et le célèbre garage rendit l’âme pour ne devenir qu’un triste souvenir pour ceux qui l’avaient connu.

Lorsque la solidité d’une entreprise repose sur un seul individu, elle ressemble à un manguier adoré et habité par les tisserins. Ils y confectionnent leurs nids et s’y reproduisent. Chaque jour, ils attaquent la nature en quête de pitance pour leurs petits. Matin et soir, ils chantent en chœur la beauté de la vie. Mais, lorsque par un vent impétueux ou par une action humaine, le manguier s’écroule, toute cette population bestiale se disloque. Chaque oiseau étant

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incapable de relever l’arbre de sa chute, prend la destination propice à son bonheur. Ils peuvent se retrouver sur le même arbre ailleurs. Mais la vérité, la triste vérité est que tous abandonnent l’arbre. Ce fut notre cas. Dans mon cas particulier, je n’avais pas encore acquis la connaissance requise pour fonder un garage d’automobiles. Je n’en avais même pas les moyens financiers. Accepter de vivre, c’est accepter de se battre même au paroxysme du bonheur. La quête du travail et du bonheur se poursuivait donc pour moi. Dans ma recherche effrénée du bonheur, j’ai tout essayé. J’ai rencontré les hommes de divers caractères. Quand on me parlait d’un emploi, je ne me posais pas de questions sur le caractère de l’employeur. Cette conception des choses m’a amené à travailler pour un Libanais. Il s’appelait Ali. Il avait un gros magasin où on vendait une multitude de marchandises. Je remplissais un double rôle qui consistait à attirer les clients, à vendre des marchandises. J’étais payé en fonction du nombre de marchandises vendues par jour. Lors de ma collaboration avec le Libanais, j’ai épuisé toutes mes ressources en matière d’honnêteté. J’ai un principe en ce qui concerne mes rapports avec les hommes. Ce principe m’interdit de trahir mon semblable. J’ai travaillé honnêtement avec Ali pour avoir et mériter sa confiance. Car j’estime que la confiance est un élément fondamental pour le succès de tout ce que les hommes peuvent entreprendre ensemble. En l’absence de la confiance, aucune

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collaboration franche et harmonieuse n’est possible. Mais quand un homme se détermine à être intègre au superlatif absolu en dépit des tentations sataniques, de l’angoisse engendrée par les lois perverses de la pauvreté, des possibilités énormes de subtiliser une partie de ce qui ne lui appartient pas, il mérite compliments et récompenses. Dans les rapports entre riches et pauvres sur cette terre des hommes, combien de personnes reconnaissent cette splendide et admirable qualité qu’est l’honnêteté ?

Le magasin où je travaillais prospérait parfaitement. Telles des abeilles sur une ruche les clients se ruaient. Nous étions submergés souvent. Quelquefois ceux qui étaient chargés de mettre les marchandises dans les voitures des clients suaient abondamment et étaient exténués à la fin de la journée. Le comptable se rendait à domicile quelques heures après les autres. Chaque semaine, de nouvelles marchandises étaient commandées. Par mois, le magasin d’Ali épargnait dans les différentes grandes banques des dizaines de millions.

Quand les hommes s’associent pour mener des activités lucratives et que les choses prospèrent, tout le monde doit en tirer un bénéfice important proportionné à son statut. Malheureusement, l’expérience nous enseigne que plus les choses marchent à merveille, plus la cupidité et l’avarice de l’employeur s’accroissent.

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Pour avoir agi avec rectitude à son égard, le Libanais Ali m’a considéré comme un stupide individu à exploiter à souhait et à perpétuité. Malgré ma détermination indéniable de me fondre dans mon rôle, Ali me tendait par mois un salaire misérable de vingt mille francs CFA. A quel esclavage le destin nous avait astreints sous la férule d’un homme qui considérait l’homme comme un vil instrument de recherche d’argent ? Nous devions être sur les lieux du travail à six heures pour retourner à vingt heures. Tout retard était suivi de reproches véhéments et humiliants. Deux retards entraînaient pour son auteur une diminution salariale. Très souvent, nous travailleurs dudit magasin, nous n’arrivions pas à prendre le petit déjeuner et le déjeuner à cause de l’affluence des clients. Toute chose a une frontière qu’il ne faut pas franchir. Ali était prompt à radier ses employés sous des prétextes fallacieux. Il arriva un moment où mes relations avec lui se dégradèrent. Je savais qu’il était à l’affût de la moindre occasion pour se débarrasser de moi. Très prévoyant, je m’attendais à une querelle violente qui sonnerait le glas d’un asservissement auquel ma quête du bonheur m’avait conduit. Dans la vie souvent, il vaut mieux être au chômage que d’être l’employé de certaines personnes.

Les vociférations, les humiliations et les frustrations assorties de menaces de licenciement font partie intégrante de votre sort quotidien. Je ne me sentais plus capable de supporter les manières

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répugnantes et révoltantes d’un patron qui me méprisait de plus en plus.

La nature m’offrit une opportunité de mettre un terme à cette condition serve. J’ai une qualité que j’admire et que mes différents employeurs ont reconnue : ma ponctualité et mon assiduité sur le lieu du travail. J’étais dans une ville où se rendre au travail constituait un véritable calvaire. Un matin à cinq heures, alors que je m’apprêtais à aller emprunter un bus, le ciel s’assombrit complètement. Le tonnerre grondait. L’obscurité de la pluie torrentielle qui promettait de s’abattre sur toute la ville avait englouti la clarté du jour naissant. Les éclairs telle une épée fendaient par intermittence les nuages qui avaient plongé dans un état d’invisibilité totale le splendide ciel et ses petits astres scintillants. Un vent précurseur des grandes pluies soufflait, soufflait.

Soudain comme sous l’effet d’une force invisible, les nuages commencèrent à se déchirer pour former de petits morceaux qui couraient et mouraient. Puis des rafales de vent s’exaspéraient, laissant entendre des bruits terribles de fin du monde et se mettaient à tout gifler sur leur passage. Et la pluie torrentielle telle une digue rompue se mit à arroser abondamment la ville, pulvérisant ainsi l’espoir de quelques travailleurs désireux d’être ponctuels à leur service. Pendant plus de trois heures, le ciel en courroux pilonna la ville de milliards de litres d’eau. Ce ne fut qu’à huit heures que toutes les barriques du ciel furent vidées. Quelle

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pluie impétueuse et généreuse ! Je crus sans hyperbole à la dernière pluie du monde.

La nature venait de signer d’autorité mon retard au magasin de l’irascible et violent Ali. J’avais une idée de ce qui m’attendait. Puisque là-bas, l’évidence du motif de retard ou d’absence ne constituait aucune excuse acceptable.

Ce jour-là, les dieux de la malchance s’étaient vraiment ligués contre moi. Après la colère pluviale suivie d’un temps relativement beau, j’arrivai à l’arrêt de bus à huit heures trente minutes. De mon domicile à l’arrêt, il fallait au moins quinze minutes de marche pour un homme impatient et rapide. Toute cette longue distance contribua à renforcer le quotient du malheur qui m’attendait. Je restai planté à ce maudit arrêt de la société de transport urbain (STU) pendant plus d’une heure. Ah ! Les attentes longues et infernales des travailleurs, des élèves et étudiants ! Aucune solution hardie pour résoudre ce problème navrant des citoyens ! Le hic, c’était que la société de transport urbain (STU) avec la complicité malveillante des différents gouvernements était hostile à la création d’une ou d’autres sociétés de transport urbain susceptibles de soulager les souffrances quotidiennes de la population. Matin et soir, vous voyiez avec désolation les bus bondés d’hommes suffoquant piteusement. Des écoliers et cireurs de chaussures étaient piétinés involontairement par les grandes personnes. Du plus petit au plus grand, tout le monde

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payait le ticket. Mais personne n’était à l’aise. Pour trouver une place dans ce mastodonte, il vous fallait utiliser toutes vos forces musculaires. Habituellement la lutte était tellement serrée que pour s’y introduire, il était indispensable d’empêcher d’autres de monter. A l’intérieur du bus, le combat n’était pas fini ; vous deviez payer votre ticket malgré les conditions d’accès au guichet du contrôleur. Malheur à vous si les contrôleurs de ticket arrêtaient le bus avant que vous n’entrassiez en possession de votre ticket. Ils vous saisissaient par la ceinture de votre pantalon et vous entraînaient dans un sinistre véhicule où s’entassaient déjà de présumés voleurs de bus. Il y en avait qui se trouvaient dans cette triste situation humiliante parce qu’ayant choisi la fraude. Mais moi, j’avais toujours évité de commettre volontairement la fraude. Quel enfer pour les usagers !

Après une longue attente, je réussis à m’introduire dans un bus rempli comme une cage bondée de poulets destinés au festin d’une grande fête. J’arrivai au magasin d’Ali à dix heures cinq minutes. Comme d’habitude, je présentai mes marques de politesse à tous mes collaborateurs en commençant par le patron Ali. Avec un visage maussade, il répondit à peine à ma salutation. Je compris là que le divorce était consommé entre lui et moi. Je lui exposai quand même le motif de mon retard. Silence de la part de mon patron. Alors que je m’apprêtais à reprendre service, il m’intima l’ordre de

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ne pas toucher à ses marchandises sur un ton comminatoire et accusateur. La première accusation portait sur mon retard. La deuxième portait sur le vol d’une marchandise. Ne me reprochant rien, cette dernière accusation m’irrita. Avant moi d’autres employés avaient subi un interrogatoire serré. Mais ma situation était doublement différente de la leur. On m’accusait de retard et de vol. Par conséquent, Ali déversa sur moi un flot de paroles injurieuses qui ne manquèrent pas d’échauffer ma bile. Dans sa fureur et son ardent désir de rompre définitivement avec moi, Ali me traita de chenapan, de voleur et d’autres qualificatifs injurieux. Ce fut à ce stade de son agression verbale que je réagis. Faisant fi de son titre de patron, je l’insultai copieusement. Dans un élan de colère démesurée, il m’administra une gifle. Moi aussi, au lieu d’une gifle, je l’accablai d’une série de coups de poing sur son visage qui l’amena à s’affaler sur le sol. N’eût été l’intervention salvatrice des employés, Ali aurait passé un long séjour à l’hôpital suite à mes coups. La gifle d’Ali était à mon avis doublement significative. Elle signifiait que l’homme qu’on avait accueilli dans sa propre maison avec gentillesse et hospitalité pouvait impunément avoir le toupet d’insulter et gifler son hôte. A travers moi, c’étaient tous les diplômés qui avaient été insultés, giflés et humiliés. Après cette bagarre avec mon employeur, je fus radié le même jour. D’autres furent frappés du même sort pour vol. Je puis soutenir

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mordicus que cette affaire de vol n’était qu’un prétexte spécieux utilisé par Ali pour renouveler majoritairement son personnel. C’était son habitude, après des années de servitude, il licenciait ses employés sans leur verser la moindre somme d’argent en guise de droit.

L’homme n’est pas cet être amorphe qui se résigne au dénuement et à la détresse. Au contraire, il est cet être qui s’excite, s’énerve et déploie toute son énergie pour dire non à une situation critique quelconque. Radié de l’effectif des travailleurs d’Ali, le Libanais, je ne connus pas deux jours d’inactivités. Je décidai aussitôt de me transformer en vendeur ambulant de journaux.

La vente des journaux à travers la ville n’est pas une sinécure. L’exercice de cette fonction lucrative m’imposait encore ponctualité et vivacité. Dans ma débine, je n’ai jamais eu un travail où il était loisible de s’absorber dans un sommeil de plomb. Très tôt le matin, je me rendais sur les lieux de vente des journaux. Grâce à cette activité lucrative, j’ai pu connaitre profondément la ville où je résidais. Les grands bureaux de la fonction publique, de l’armée, de la police et des grandes sociétés n’avaient aucun mystère pour moi. J’ai connu un nombre impressionnant de hauts cadres. Beaucoup m’appelaient affectueusement mon ami. Mais personne n’a eu la bonté de me proposer un emploi ou toute autre forme d’aide pouvant me permettre de