59954710 michel valsan l islam et la fonction de rene guenon article complet

25
L’Islam et la Fonction de René Guénon Michel Vâlsan. Revue Etudes Traditionnelles n° 305 Janv. - Fév. 1953, p. 14. « Dis : O Gens du Livre ! Elevez-vous jusqu’à une Parole également valable pour nous et pour vous : que nous n’adorions que Dieu, que nous ne Lui associons rien, que nous ne prenions pas certains d’entre nous comme « seigneurs » en dehors de Dieu … » (Coran, 3, 57). La mort de René Guénon ayant attiré l’attention publique sur son cas spirituel, beaucoup ont été étonnés d’apprendre à l’occasion qu’il fut musulman. Dans ses livres, rien n’indiquait un tel rattachement traditionnel, et, même, la place qu’il fit à l’Islam dans ses études fut, en comparaison avec celle qu’y trouve l’Hindouisme ou le Taoïsme, assez restreinte, malgré les fréquentes références qu’il fait à la métaphysique et à l’ésotérisme islamiques. C’est ainsi que certains se sont demandés s’il pouvait y avoir un accord entre sa perspective doctrinale et sa position traditionnelle personnelle. D’autres sont allés jusqu’à penser que son enseignement métaphysique et intellectuel ne pourrait être considéré comme compatible avec la doctrine islamique. Il est à peine besoin de relever ce qu’il y a de superficiel ou encore de malveillant dans ce genre d’avis ou de suppositions, mais nous estimons utile de donner ici quelques précisions et de faire quelques mises au point, envisageant que certaines questions peuvent être posées à cet égard, d’une façon plus pertinente, et, comme telles, mériteraient d’être prises en considération. Il y a ainsi une question quant à l’orthodoxie islamique de l’œuv re de René Guénon, et une autre quant au rapport que peut avoir sa position traditionnelle personnelle avec sa fonction doctrinale générale. Pour la première de ces questions, comme en fait il n’y a eu à notre connaissance aucune critique précise, nous n’avons pas à répondre à une thèse déterminée mais nous tâcherons seulement de montrer dans quelle perspective une telle question se situe. Pour la deuxième, nous porterons à la connaissance des lecteurs quelques éléments documentaires presque inconnus en Occident. Tout d’abord, il nous faut rappeler ou préciser quelques questions de principe. La notion d’orthodoxie peut être envisagée principalement à deux degrés : l’un est de l’ordre des idées pures, l’autre de l’ordre de leur adaptation formelle dans l’économie traditionnelle (1). Si les vérités universelles sont en elles-mêmes immuables, par leurs adaptations cycliques aux conditions

Upload: mostafa-menier

Post on 06-Aug-2015

120 views

Category:

Documents


2 download

TRANSCRIPT

Page 1: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

L’Islam et la Fonction

de René Guénon

Michel Vâlsan.

Revue Etudes Traditionnelles

n° 305 Janv. - Fév. 1953, p. 14.

« Dis : O Gens du Livre ! Elevez-vous jusqu’à une Parole également

valable pour nous et pour vous : que nous n’adorions que Dieu, que nous

ne Lui associons rien, que nous ne prenions pas certains d’entre nous

comme « seigneurs » en dehors de Dieu … » (Coran, 3, 57).

La mort de René Guénon ayant attiré l’attention publique sur son cas

spirituel, beaucoup ont été étonnés d’apprendre à l’occasion qu’il fut

musulman. Dans ses livres, rien n’indiquait un tel rattachement

traditionnel, et, même, la place qu’il fit à l’Islam dans ses études fut, en comparaison avec celle qu’y trouve l’Hindouisme ou le Taoïsme, assez

restreinte, malgré les fréquentes références qu’il fait à la métaphysique et

à l’ésotérisme islamiques. C’est ainsi que certains se sont demandés s’il

pouvait y avoir un accord entre sa perspective doctrinale et sa position traditionnelle personnelle. D’autres sont allés jusqu’à penser que son

enseignement métaphysique et intellectuel ne pourrait être considéré

comme compatible avec la doctrine islamique. Il est à peine besoin de

relever ce qu’il y a de superficiel ou encore de malveillant dans ce genre

d’avis ou de suppositions, mais nous estimons utile de donner ici quelques précisions et de faire quelques mises au point, envisageant que certaines

questions peuvent être posées à cet égard, d’une façon plus pertinente,

et, comme telles, mériteraient d’être prises en considération.

Il y a ainsi une question quant à l’orthodoxie islamique de l’œuvre de René

Guénon, et une autre quant au rapport que peut avoir sa position

traditionnelle personnelle avec sa fonction doctrinale générale. Pour la

première de ces questions, comme en fait il n’y a eu à notre connaissance aucune critique précise, nous n’avons pas à répondre à une thèse

déterminée mais nous tâcherons seulement de montrer dans quelle

perspective une telle question se situe. Pour la deuxième, nous porterons

à la connaissance des lecteurs quelques éléments documentaires presque inconnus en Occident.

Tout d’abord, il nous faut rappeler ou préciser quelques questions de

principe.

La notion d’orthodoxie peut être envisagée principalement à deux degrés :

l’un est de l’ordre des idées pures, l’autre de l’ordre de leur adaptation

formelle dans l’économie traditionnelle (1). Si les vérités universelles sont

en elles-mêmes immuables, par leurs adaptations cycliques aux conditions

Page 2: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

humaines, elles comportent des formes qui sont solidaires ensuite de

certains critères d’orthodoxie contingente. En même temps, la sagesse qui

dispose les vérités et les formes doctrinales dans les différents domaines

et conditions du monde traditionnel, détermine aussi les degrés de juridiction et les limites de compétence des institutions et des autorités

qui doivent en connaître.

(1) Un mode spécial de cette adaptation est celui des rites et des techniques spirituelles ; nous n’avons pas à l’envisager distinctement ici,

où nous traitons seulement de l’ordre doctrinal ; c’est du reste dans la

doctrine que se trouve le fondement de toutes les institutions et pratiques

traditionnelles.

La relative adaptation de la Vérité Universelle ou des vérités immuables

dans les différentes formes traditionnelles, varie tout d’abord selon qu’il

s’agit de formes de mode intellectuel ou de mode religieux, les premières comme l’Hindouisme, ayant un caractère plus directement métaphysique,

les deuxièmes, qui sont celles qu’on appelle les « traditions monothéistes

», comportant sur le plan général des modalités conceptuelles

dogmatiques et une plus grande participation sentimentale. Les critères de

l’orthodoxie d’une façon générale varient dans chacune de ces formes en fonction de leurs définitions spécifiques et particulières. De plus, dans le

cadre de certaines formes traditionnelles, et plus spécialement dans les

formes religieuses, il y a à faire une distinction entre orthodoxie

ésotérique et orthodoxie exotérique : malgré une relation organique existant jusqu’à un certain point entre les deux domaines extérieur et

intérieur d’une même forme traditionnelle, les critères applicables à l’un

sont naturellement différents de ceux applicables à l’autre.

D’autre part, de même que les critères d’orthodoxie propres à l’exotérisme

d’une tradition ne peuvent être appliqués à ce qui appartient à autre

forme traditionnelle, de même ceux qui concernent le monde initiatique et

ésotérique d’une de ces formes ne peuvent être considérés comme

directement applicables aux domaines correspondants d’une autre : il y a en effet pour la voie ésotérique de chacune de celles-ci des modalités

particulières, bien que d’un ordre plus intérieur, tant pour la doctrine que

pour les méthodes correspondantes, et il serait tout à fait insuffisant de

parler d’unité ésotérique des formes traditionnelles sans préciser que cette unité concerne seulement les principes universels, en dehors desquels les

adaptations traditionnelles se traduisent par des particularités dans l’ordre

initiatique et ésotérique même ; s’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait qu’un

seul ésotérisme, et un même domaine initiatique, pour toutes les formes d’exotérismes existants ou possibles.

Une telle identité et universalité n’est réelle que pour l’aspect le plus haut

de la métaphysique : c’est en ce sens que les maîtres islamiques disent : « La doctrine de l’Unité est unique » (at-Tawhîdu wâhidun). Or, cette

doctrine n’est elle-même identique que quant à son sens, non pas quant à

Page 3: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

la forme qu’elle reçoit dans l’une ou l’autre tradition ; de plus, dans le

cycle d’une même forme traditionnelle l’expression de la même doctrine

peut recevoir successivement ou concurremment des formes variées (1).

En tout cas, étant donné la relation nécessaire jusqu’à un certain point entre l’enseignement initiatique et la forme exotérique d’une même

tradition, relation qui vaut aussi bien d’ailleurs pour la doctrine que pour

les formes symboliques et techniques, les particularités dont il est

question sont encore plus sensibles quand on compare l’enseignement initiatique dans une tradition de caractère intellectuel à celui d’une

tradition de caractère religieux.

Néanmoins, malgré la diversité des conditions que nous venons de rappeler ou de préciser, il n’y a pourtant pas là une multiplicité

irréductible. Au contraire, il existe nécessairement un principe

d’intelligibilité de l’ensemble correspondant à la sagesse qui dispose cette

multiplicité et cette diversité. Mais ce principe ne peut être que métaphysique. Pareillement, le critère suprême d’orthodoxie entre les

différents domaines avec leurs particularités ne peut être que du ressort

de la métaphysique pure.

(1) Nous allons en voir plus loin un exemple relatif à l’enseignement métaphysique en Islam.

D’une façon générale, l’œuvre doctrinale de René Guénon se rapporte aux

vérités les plus universelles ainsi qu’aux règles symboliques et aux lois cycliques qui régissent leur adaptation traditionnelle. Sous ce rapport, le

critère de son orthodoxie se trouve par la nature des choses dans

l’intelligence des principes métaphysiques et des conséquences qui en

découlent. Ce n’est qu’à titre secondaire que cette orthodoxie pourrait être soumise à une vérification littérale dans les différentes doctrines

traditionnelles existantes ; au premier abord, pour un lecteur ordinaire,

cette vérification n’est immédiate que là où dans ses ouvrages René

Guénon s’est appliqué spécialement à établir lui-même les preuves

documentaires à l’appui des points de doctrine qu’il exposait, et sous le rapport de la tradition à laquelle il se référait ainsi ; pour tout le reste,

c’est l’intelligence et la recherche personnelle qui sont requises ; il est

supposé, en même temps, que cette recherche est basée sur une droite

intention, condition qui assure son orientation et son résultat.

Ecrivant dans un temps où les conditions psychologiques et spéculatives

n’avaient plus rien de caractéristiquement traditionnel, et exposant des

vérités insoupçonnées des contemporains, ses modes de formulation métaphysique ont eu nécessairement un caractère indépendant par

rapport aux modes d’expression doctrinale connus, ou pratiqués, en

Occident. D’autre part, comme il ne s’est pas attaché exclusivement à

l’enseignement d’une seule tradition orientale, mais s’est appuyé opportunément sur tout ce qui était susceptible de servir à l’exposé des

idées universelles dont il offrait la synthèse, ce caractère d’indépendance

Page 4: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

formelle subsiste dans une certaine mesure même par rapport aux modes

d’expression doctrinale de l’Orient ; la chose était du reste inévitable par

le seul fait que René Guénon écrivait dans une langue de civilisation toute

autre que celle par lesquelles sont véhiculées ces doctrines. Comme on le sait, René Guénon a dû réaliser dans ses études un travail de synthèse à

la fois conceptuelle et terminologique - ces deux choses allant

nécessairement ensemble - qui apparaît d’ailleurs comme une des

réussites les plus merveilleuses de l’enseignement traditionnel. Mais cela même lie son œuvre à des conditions spéciales d’intelligibilité. C’est ainsi

que si l’on tentait de traduire ses ouvrages de doctrine générale en

n’importe quelle langue de civilisation orientale, la traduction devrait

s’accompagner d’un commentaire spécial idéologique et terminologique, variable avec chacune de ces langues. L’orthodoxie du sens profond des

idées ne suffirait pas à elle seule, avec une traduction littérale - si

toutefois cela était toujours possible - pour faire reconnaître partout dans

ces ouvrages de doctrine générale, à un Oriental non prévenu et qui ne connaîtrait que sa propre forme traditionnelle, le même fond doctrinal que

dans celle-ci. La difficulté serait même plus accentuée quand il s’agirait de

traduction dans la langue d’une civilisation de forme religieuse, pour la

raison que René Guénon a pensé et s’est exprimé dans des modes

appartenant à ce qu’on pourrait appeler une « spiritualité sapientiale », modes spécifiquement différents de ceux qui sont régulièrement pratiqués

dans les traités de doctrine à base de « religion révélée ».

Les modes spirituels de « sagesse », comme ceux de l’Hindouisme, mettent par exemple au premier plan de la conscience traditionnelle

générale les idées d’identité du Soi et du Principe Universel (Brahma), de

coïncidence du connaître et de l’être, ainsi que le rôle actif de l’Intellect

transcendant dans la réalisation métaphysique, vérités qui dans les traditions de type religieux ont non seulement une circulation ésotérique,

mais encore - et c’est là un point auquel il faut accorder une attention

particulière - une forme qui est plutôt analogique qu’identique ; l’identité

de sens final existe toujours, mais celle de la forme même est rare (3).

Or, ce sont ces mêmes idées que René Guénon a promues avec vigueur en mettant en même temps à profit certaines notions spéculatives de

l’aristotélisme, lui-même une des formes sapientiales de l’Occident (4).

Par contre une notion religieuse comme celle du « Dieu personnel », qui est propre à la conception théologique du Principe, ne pouvait intervenir

dans sa spéculation purement métaphysique. Il n’en nie pas la légitimité

dans une doctrine théologique, car c’est bien là qu’est sa place, à côté des

autres notions spécifiquement religieuses comme celles de « création » et de « salut » ; de plus, comme dans une forme traditionnelle religieuse la

base exotérique est nécessaire pour la voie initiatique et ésotérique – et

René Guénon lui-même a insisté sur ce point – les éléments doctrinaux et

rituels de l’exotérisme doivent nécessairement être intégrés et pratiqués sur leur plan. Pour un initié en outre ces éléments peuvent et doivent être

transposés dans un sens métaphysique, mais cela ne les dépare alors

Page 5: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

nullement de leurs vertus positives, car ils y trouvent une portée vraiment

universelle.

Ces caractères de l’enseignement de René Guénon sont la conséquence rigoureuse de ce qu’il voulait traiter exclusivement de métaphysique et

d’intellectualité pure, et aussi du fait qu’une perspective purement

intellectuelle sur les choses spirituelles est plus sûrement accessible que

toute autre à la compréhension : du reste, ils s’adresse exclusivement aux seuls intellectuels.

Mais ces avantages d’intelligibilité ne valant que pour une élite, sa

synthèse doctrinale ne saurait être portée d’emblée dans une langue de civilisation à base religieuse, où la présence d’un enseignement

dogmatique officiel et la foi aux formes particulières de la révélation sont

des éléments constitutifs de la tradition. Pour prendre le cas de l’Islam,

même si les concepts du péripatétisme arabe, combinés du reste avec ceux du néo-platonisme, ont été dans une certaine mesure utilisés dans

l’enseignement des doctrines initiatiques, il n’y a eu là qu’une adaptation

contingente et partielle rendue possible et même nécessaire du fait que la

Théologie islamique (le Kalâm) elle-même avait adopté pour ses exposés

les modes spéculatifs de la philosophie (5).

(3) C’est du reste ce qu’on constate même dans les attaques bouddhistes

contre la notion hindoue de Soi à laquelle est substituée alors celle du

Vide absolu et universel. Ce qui est « affirmé » ainsi par un mode négatif coïncide parfaitement avec la véritable idée du Soi Absolu et Universel,

mais le changement de perspective et de terminologie apportée par le

Bouddhisme était une nécessaire réaction contre l’ « idolâtrie » de fait

d’un Soi conçu de plus en plus dans ses modes conditionnés. (4) La métaphysique d’Aristote est limitée à l’ontologie, et de plus elle se

présente généralement comme une spéculation philosophique dépourvue

de l’application à une réalisation correspondante ; mais René Guénon,

dans la mesure où il y a eu recours, l’a intégrée dans une doctrine

initiatique complète. Puisque l’occasion se présente, nous devons ajouter que l’aristotélisme semble néanmoins avoir connu quelquefois une telle

application, mais qui a dû rester plutôt d’ordre ésotérique. Il faudrait avoir

une autre occasion pour pouvoir aborder ce sujet.

(5) À propos possibilités positives de l’intellectualité aristotélicienne, sur un plan plus général de civilisation, nous pourrions dire aussi, que malgré

ses limitations, elle a joué un incontestable rôle de langage intellectuel

entre les civilisations méditerranéennes.

Cependant la spiritualité en général de l’Islam, aussi bien que celle des

Ahlu-l-Haqîqa (les gens de la Vérité essentielle) et du Tasawwuf est

restée, dans ses conceptions les plus intimes et dans sa terminologie ainsi

que dans ses moyens, sur ses bases prophétiques. Il y a à cela des raisons d’homogénéité entre les influences spirituelles d’un côté, et les

modes conceptuels ainsi que les moyens techniques de la voie d’un autre

Page 6: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

côté, raisons qui tiennent de près à ce qui constitue l’excellence propre de

la tradition muhammadienne, tant dans l’ordre exotérique que dans l’ordre

initiatique (6).

Une présentation éventuelle de l’œuvre de René Guénon dans un milieu

traditionnel islamique devrait par conséquent se faire avec une référence

compétente aux doctrines ésotériques et métaphysiques de l’Islam, tout

en tenant compte de ce qu’il y a d’inévitablement délicat pour une exposition des doctrines ésotériques de l’Islam même devant un public qui

ne saurait âtre considéré dans son ensemble capable de comprendre les

choses de cet ordre.

A cet égard, il faut remarquer, en outre, que de nos jours que les

doctrines du Tasawwuf ont elles-mêmes besoin dans les pays islamiques

d’une justification intellectuelle renouvelée et adaptée de façon à répondre

aux conditions de la mentalité moderne qui s’est étendue de l’Occident à tous les milieux de culture du monde oriental. En dehors de l’esprit

exotériste, il faut donc compter maintenant avec l’esprit anti-traditionnel

tout court des progressistes de toutes sortes, et surtout avec la présence

d’une génération de savants « orientalistes », d’origine orientales, mais de

formation et d’inspiration occidentales et profanes (7). Par un curieux retournement des choses, l’enseignement de René Guénon peut faciliter

lui-même beaucoup cette justification, car il contient les moyens

spéculatifs et dialectiques qui permettent d’y aboutir dans toutes les

conditions de mentalité qui ressemblent à celle de l’Occident contemporain ; ce travail de justification intellectuelle se trouve déjà en

essence dans les références doctrinales que l’œuvre de René Guénon fait

à l’ésotérisme et à la métaphysique islamiques.

La présentation de l’œuvre de René Guénon dans un milieu de civilisation

islamique, ou orientale d’une façon générale, apparaît ainsi comme une

occasion propice pour redresser le prestige de l’intellectualité

traditionnelle de l’Orient dans son ensemble. Comme dans cette œuvre les

doctrines de l’Hindouisme et du Taoïsme sont mises souvent en relation avec celles du tasawwuf aussi bien que de l’ésotérisme judaïque ou

chrétien, c’est dans son enseignement que se trouvent aussi le principe et

la méthodes de concordance entre les deux types de spiritualités dont

nous avons parlé, l’intellectuel et le religieux.

Cela nous amène à donner quelques précisions sur les rapports entre ces

deux genres de spiritualité. Les deux coïncident dans leur source suprême

et dans leur aspect ultime ; les différences apparaissent dans les modalités dominantes sur les plans inférieurs. Mais, tout révélateur au

sens religieux est nécessairement, avant d’être choisi comme support

d’une révélation ou d’un message divin, et il le reste toujours après, un

Connaissant du Principe selon le mode identifiant de la réalisation métaphysique. La voie initiatique ouverte par lé révélateur, tout en étant

en rapport direct avec les modalités de sagesse qui qualifient son type

Page 7: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

personnel (8), présente en même temps certains caractères liés au

message reçu pour l’ensemble de la communauté religieuse.

La forme et l’étendue du message prophétique, surtout quand il s’agit de cas prophétiques majeurs, sont telles que le support choisi lui-même

reçoit par la foi le message ou le « livre » révélé, qui se rapporte ainsi à

tout ce qui n’a pas été réalisé en ampleur par lui-même, et qui lui est

confié aussi bien pour lui-même que pour sa communauté. C’est pourquoi Allâh dit à Son Prophète universel : « C’est ainsi que Nous t’avons donné

la révélation par un Esprit de Notre commandement, alors que tu ne

savais pas ce qu’est le Livre, ni la Foi… » (Cor.42.52).

(6) Nous aurons à revenir en une autre occasion sur ce dernier point,

surtout à l’occasion de la présentation de certains écrits du Cheikh al-

Akbar Muhy-d-Dîn Ibn Arabî.

(7) Ce qui est bien significatif à cet égard, c’est que, de nos jours, on fait paraître en Orient des traductions des ouvrages de l’orientalisme européen

pour instruire les orientaux sur leurs propres doctrines !

(8) Car il faut bien dire qu’il y a aussi une certaine diversité quant aux

caractères des Sages et à leurs formes doctrinales.

Mais quels que soient les caractères particuliers ou spécifiques d’une

spiritualité religieuse, du fait que son axe reste celui de la connaissance et

que son principe est purement métaphysique, il est toujours possible de

ramener l’ensemble de ses attributs doctrinaux symboliques et techniques, à une conception métaphysique et par cela retrouver l’accord

avec les doctrines purement intellectuelles.

C’est ainsi que, dans l’ordre doctrinal, malgré le dualisme apparemment irréductible des idées de « Dieu » et de « création » dans les formes

religieuses, il n’est pas concevable que la doctrine de l’identité suprême,

valable aussi bien pour la relation du Soi au Principe que pour celle de

manifestation universelle au Principe, fasse défaut tout d’abord au

fondateur d’une tradition intégrale, et qu’elle ne soit par principe destinée à rester l’essence même de la tradition fondée par lui, malgré les formes

qu’elle doive recevoir dès le début ou encore au cours du cycle

traditionnel, dans l’enseignement ésotérique même. La conscience de ce

fond primordial peut diminuer ou même subir des éclipses, mais c’est qu’alors l’élite même ne participe à sa tradition que d’une façon imparfaite

ou incomplète ou qu’il n’y a plus du tout de véritable élite ; c’est pourquoi

on peut alors dire que la communauté et ses institutions de fait ne

comprennent ou n’acceptent plus l’idée d’Identité Suprême, mais non pas que ce sont les traditions mêmes qui l’excluent.

La tradition islamique est formelle sur le point que tous les Envoyés divins

ont apporté essentiellement le même message et que toutes les traditions sont en essence Une, ce qui implique tout d’abord une identité de réalité

et de doctrine métaphysique. Pour ce qui est de la forme muhammadienne

Page 8: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

de la tradition, celle-ci est en tout cas, originellement et essentiellement

axée sur la doctrine de l’identité Suprême qui est celle de la Waĥdat al

Wujûd. Cette expression appartient au Cheikh al-Akbar qui vivait aux VI°-

VII° siècles de l’Islam, mais la chose désignée est purement muhammadienne : ce n’est que le Tawhîd même, dans son acception

initiatique, acception que l’histoire traditionnelle antérieure atteste

fréquemment, et que ce maître ne faisait que rendre plus explicite et plus

sensible pour l’intellectualité contemporaine (9).

(9) D’ailleurs si l’on voulait ne regarder que le sens littéral, on pourrait

trouver chez le Cheikh al-Akbar lui-même les formulations tellement

différentes de la même doctrine, et c’est même le cas le plus fréquent chez lui, qu’on pourrait considérer comme tout à fait contradictoires avec

la notion de Waĥdat al Wujûd. Mais les adversaires exotéristes ou autres

qu’il a eus ou qu’il a encore et qui l’accusent de « panthéisme », n’ont

jamais l’objectivité de relever le fait, ni l’astuce de le mettre en contradiction avec lui-même ; ils seraient alors peut-être obligés de faire

un effort de compréhension, et ils risqueraient ainsi de douter du bien-

fondé de leur opinion, soit d’avouer n’y rien comprendre. En fait, ses

contradicteurs isolent dans ses écrits des expressions considérées par eux

comme compromettantes, et qui ne le sont que par le sens qu’ils veulent y voir.

Cette doctrine (Waĥdat al Wujûd) qui relevait par nature d’un

enseignement ésotérique, et dont quelques signes seulement pouvaient transpirer à l'extérieur, affirme l’identité de Soi et d’Allâh ou la Vérité

Suprême et Universelle, et en même temps l’identité essentielle de la

manifestation avec Son Principe : l’identité du « Soi-même » et du

Principe est attestée entre autres par le fameux ĥadîth « celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur » ; d’autre part les notions

d’ « acte de création » et de « créature » - les deux incluses dans le terme

khalq - sont ramenées à celles d’ « acte de manifestation » (zuhûr) et de

« manifestation » (mazhar) qui expriment même plus qu’une simple

extériorisation des possibilités principielles, puisque rattachées au nom divin l’Apparaissant (az-Zâhir), elles annoncent la manifestation de l’Être

unique lui-même.

Enfin, pour considérer un autre point différentiel important entre les deux types de spiritualité dont nous parlons, constitué par la notion d’Intellect,

nous allons voir une situation analogue quoique plus complexe. En Islam,

selon la définition prophétique, l’Intellect (al-‘Aql) est chose créée : « la

première chose qu’Allâh a créé est l’Intellect » dit un hadîth. Nous ferons ici abstraction de la transposition métaphysique, dont nous parlions de la

notion de Khalq et qui résoudrait déjà toute difficulté. Nous prendrons les

notions dans leur sens direct : selon ce sens, la fonction sapientiale de

l’Intellect en tant que point de coïncidence entre le Principe et l’être, n’est plus possible. La doctrine régulière en Islam ne considère pas l’Intellect

comme une « qualité » ou une « faculté » divine et de ce fait dans le

Page 9: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

Tasawwuf on évite de parler de ta’aqqul, « intellection », à l’égard de

l’Essence Divine, alors que d’une part chez les Hindous Chit, la Conscience

Universelle, qui est une qualification d’Ishwarra est aussi celle de l’être

résorbé en Lui et qui dans son état ordinaire en possède le reflet dans citta, la pensée individuelle, et d’autre part chez les péripatéticiens

l’Intellect pur coïncide avec Dieu (10) et l’intuition intellectuelle connaît le

Principe. Chez ces derniers, l’intellection (en grec noesis) est une notion

qui convient aussi bien à la Connaissance immuable que « possède » Dieu, qu’à celle que « réalise » l’être causé ou généré lui-même, et par laquelle

celui-ci participe au sujet et à l’objet de l’Intellection divine (11).

Quand à la doctrine muhammadienne, elle rétablit à cet égard les choses dans une autre perspective spécifiquement différente : c’est le Cœur qui

est la faculté ou l’organe de connaissance intuitive, ce Cœur qui n’a

qu’une relation symbolique avec l’organe corporel de même nom, et que

le hadith qudsî énonce ainsi : « Mon Ciel et Ma Terre ne peuvent Me contenir, mais le Cœur de Mon serviteur croyant Me contient ». Qu’on le

remarque bien, il ne s’agit pas ainsi d’une simple question de

terminologie. Tout d’abord le Cœur qui est la réalité centrale de l’être, est

par exemple selon les termes de l’école du Sheikh al-Akbar « la réalité

essentielle (al-haqîqa) qui réunit d’une part tous les attributs et toutes les fonctions seigneuriales, d’autre part tous les caractères et les états

générés, tant spirituels qu’individuels. ».

L’Intellect n’en est qu’une implication. Le cœur peut être dit Intellect en tant qu’il renferme celui-ci, et l’Intellect est Cœur en tant qu’il en fait

partie. Voici une précision du Sheikh al-Akbar : « l’Intellect Premier, nous

l’appelons Intellect (‘Aql) sous un rapport différent de celui sous lequel

nous l’appelons Calame (Qalam), de celui sous lequel nous l’appelons Esprit (Rûh) et de celui sous lequel nous l’appelons Cœur (Qalb) ».

Quelquefois, pour mieux marquer la différence, on envisage le Cœur en

tant que faculté supérieure à l’Intellect, dépassant le plan de celui-ci : Al-

Qalb huwwa-l-quwwatu-llatî warâ’a ţawr al-‘Aql, dit encore le Sheikh al-

Akbar qui ajoute : « Ainsi il n’y a de Connaissance de la Vérité Suprême (al-Haqq) provenant de la Vérité même que par le Cœur ; ensuite cette

connaissance est reçue par l’Intellect, de la part du Cœur » (12).

(10) Pour donner un exemple des différences de conception ou de perspective qui peuvent exister entre des doctrines religieuses elles-

mêmes, on peut remarquer que la doctrine catholique qui a intégré une

bonne part de l’aristotélisme n’exclut pas qu’on parle d’Intellect divin ;

c’est ainsi que Saint Thomas dit : « Deus…qui omnia Suo Intellectu comprehendit…» (Summa Théol., De Deo, q.I., a.10).

(11) En rapport avec ce que nous disions dans la note précédente, pour

Saint Thomas lui-même l’homme peut voir l’Essence Divine par son

intelligence : « intellectus hominis elevatur ad adtissimam Dei essentiae visionem (De Prophetia, q.175, a.4).

Page 10: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

(12) En vérité quand le cœur est envisagé dans la tradition islamique

d’une façon initiatique et technique complète, il est l’objet d’une doctrine

très développée selon laquelle il est le contenant d’une hiérarchie de

facultés et de degrés de connaissance ; nous n’en faisons ici qu’une simple mention, pour ne pas laisser l’impression d’une simplification définitive, et

réserver la question pour un examen spécial.

Mais ce qui est encore caractéristique pour les implications spirituelles de la notion de Cœur, c’est que celui-ci peut être relié d’une façon plus

adéquate aux modalités individuelles et sentimentales de l’être religieux,

et surtout au mystère et à la fonction totale de la Foi, comme on le

constate dans le hadîth que nous citons plus haut (13); cette relation avec la Foi n’est pas spécifiquement possible pour l’Intellect, ni quand celui-ci

est en quelque sorte substitué par le Cœur dans sa fonction essentielle et

la plus universelle, comme il résulte du dogme islamique, ni quand il est

pris dans un sens de faculté de connaissance immédiate des principes universels conférant la certitude, ce qui correspond alors à son acception

purement sapientiale (14).

La réalité du Cœur n’est naturellement pas ignorée par les doctrines

purement intellectuelles, mais dans celles-ci la perspective dans laquelle elle est envisagée est différente. Parlant du Cœur, centre de la vie et de

l’individualité intégrale selon les données hindoues, ce qui lui assigne une

position intermédiaire entre l’Intelligence Universelle et l’individu, René

Guénon rappelle que « les Grecs eux-mêmes, et Aristote entre-autres, attribuaient le même rôle au cœur, qu’ils en faisaient aussi le siège de

l’intelligence » (L’homme et son devenir selon le Vêdanta, chap.III). Pour

les changements de position résultant des changements de perspective

dont nous parlons, on peut remarquer que dans les doctrines de ce genre les rapports entre le Cœur et l’Intelligence ou l’Intellect sont inversés : le

premier est envisagé seulement au degré individuel, ce qui fait que c’est

l’Intelligence ou l’Intellect qui reste du domaine supra-individuel ou

universel.

Il est incontestable que dans les doctrines sapientiales grecques, la notion

du Cœur intervient plutôt à titre secondaire, et presque accidentellement,

tant la perspective intellectualiste de ces doctrines ne l’exige pas

spécifiquement ; mais ce serait une erreur de n’y voir que la différence de situation contingente et de ne pas remarquer la concordance sous un

rapport plus profond, car si le cœur est considéré, dans les doctrines

sapientiales, seulement comme centre de l’individualité, en raison même

de cette centralité il correspond symboliquement à l’Intellect divin dans ses relations avec l’individu et s’identifie essentiellement à celui-ci.

Nous devons faire remarquer aussi que d’une façon générale cette notion

du Cœur apparaît beaucoup moins en relief dans les doctrines chrétiennes elles-mêmes. Nous disons cela surtout par rapport à l’importance qu’elle

a, tant dans les textes de la révélation muhammadienne que dans

Page 11: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

l’enseignement du Tasawwuf, et la différence s’explique par ceci que le

Christianisme a emprunté nécessairement pour son extension à la gentilité

les formes intellectuelles de la sagesse grecque (15).

(13) Nous devons ajouter que le domaine où intervient la Foi, qui n’est

pas la simple « croyance », n’est pas limité à l’exotérisme, mais qu’il

s’étend aux modalités ésotériques et initiatiques de la voie spirituelle à un

degré éminent, sans que cela entraîne une altération de la qualité intellectuelle ; au contraire, à ces degrés, la Foi joue le rôle d’une force

transformante à l’égard des symboles, et opérative à l’égard des idées

métaphysiques. Ce que nous venons de dire surprendra peut-être certains

intellectuels qui se sont fait des idées un peu sommaires et inadéquates non seulement quand à la valeur profonde de la spiritualité de type révélé,

mais, par le fait même, aussi sur l’initiation et l’ésotérisme. Quand à René

Guénon lui-même, dans la mesure où il a traité aussi de questions de

pratique initiatique, il n’a pas eu à envisager spécialement ce point, mais en tout cas ce qu’il avait dit dans ce domaine non seulement ne l’exclut

pas, mais le suppose, car, au fond, ce n’est que la conséquence de ce que

nous rappelions plus haut de la transposition nécessaire en mode

initiatique des dogmes, des rites et des symboles religieux.

(14) Il faut dire qu’une certaine « foi » est tout de même indispensable même dans les voies sapientiales pour autant qu’elle féconde l’anticipation

spéculative sur l’objet de connaissance ; mais naturellement cette notion

n’a pas dans ce cas le caractère ni le rôle d’un mystère au sens religieux

ou d’une vertu théologale. Cf. Phédon, 70/a,b. Socrate avait dit que le véritable philosophe qui vit selon l’esprit serait en contradiction avec lui-

même s’il n’était heureux de mourir et de voir son âme libérée de son

corps. Cébès lui fait remarquer que, jusqu’ici, ce qu’il avait dit ne se

présente que comme « un grand et bel espoir (elpis) » ; « il a toutefois certainement besoin d’une « confirmation » (paramythia, qui désigne une

preuve supérieure au moyen d’un « mythe », commonitio en latin) et

point petite probablement, pour procurer la « foi » (pistis, ou fides d’après

la traduction latine d’Henri Aristippe en 1156). – « Tu dis vrai, Cébès »,

répondit Socrate… qui exposa alors les preuves au sujet de l’existence et de la « pérégrination » de l’âme après la mort corporelle.

(15) Ce qui est très frappant sous ce rapport, c’est de voir comment la

notion de foi elle-même est intégrée dans la doctrine de Saint Thomas

dans une conception purement sapientiale ; en même temps, on s’aperçoit comment les données aristotéliciennes sont pliées aux nécessités de la

doctrine théologique : dans une telle doctrine, l’intellect ne peut être

envisagé comme se suffisant à lui-même dans son opération ; la relation

de la foi doit subsister avec l’objet de connaissance. Saint Thomas, après avoir rappelé que, d’après Aristote (De Anima, 3, chap.9), « l’intellect

spéculatif ne dit rien de ce qu’il faut faire ou ne pas faire », d’où il résulte

qu’ « il n’est pas principe d’opération, tandis que la foi est ce principe qui,

selon la parole de l’Apôtre, « opère par la charité », conclut que « néanmoins, croire est immédiatement un acte de l’intelligence, parce

que l’objet de cet acte, c’est le vrai, lequel appartient en propre à

Page 12: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

l’intelligence. C’est pourquoi il est nécessaire que la foi, puisqu’elle est le

principe propre d’un tel acte, réside dans l’intelligence comme dans son

siège ». Ensuite, il précise : « le siège de la foi, c’est l’intellect spéculatif,

comme il résulte d’une façon évidente de l’objet même de la foi. Mais parce que la vérité première qui est l’objet de la foi est aussi la fin de tous

nos désirs et de toutes nos actions, comme le montre Saint-Augustin, de

là vient que la foi est opérante en la charité, tout comme l’intellect

spéculatif au dire du Philosophe (De Anima, 3, chap.10), devient pratique par extension ». (Summa, De fide, q.4, a.2 ; tr.R.Bernard).

Ces points de vue différents sur les éléments fondamentaux qui

constituent l’être spirituel, et sur leurs rapports avec la Vérité Suprême, sont naturellement en relation avec les modalités caractéristiques que l’on

constate ensuite, dans les voies respectives, tant sur le plan de la vie

spirituelle d’une façon générale que dans l’ordre des méthodes de

réalisation, mais une véritable compréhension des choses permet toujours de retrouver l’accord de base, et de situer les différences constatées, dans

l’ordre contingent où elles ont toutes leur raison de se trouver.

Pour conclure cet examen sommaire de points pris en exemples, on se

rend compte ainsi qu’il n’y a aucune divergence profonde et irréductible entre les deux types de spiritualité dont nous avons parlé, l’intellectuel et

le religieux, et que de plus, c’est la méthode de René Guénon lui-même

qui permet d’en retrouver l’accord réel. Ce n’est donc pas là qu’il y aurait

une difficulté de constater l’orthodoxie de cet enseignement, tant sous le rapport de la tradition islamique que sous celui de toute autre tradition.

Mais en dehors des conceptions purement intellectuelles qui caractérisent

la synthèse doctrinale de René Guénon et qui auraient besoin d’une présentation et d’une justification plus particulière dans un milieu de

civilisation islamique, il y en a au moins une autre dont l’importance est

capitale dans cette œuvre, et qui ne se trouve professée de façon ouverte

ou complète, ni dans les formes traditionnelles de type religieux, ni dans

celles de type intellectuel. Il s’agit de l’idée de validité et légitimité simultanées de toutes les formes traditionnelles existantes, ou plutôt de

l’idée que, par principe, il peut y avoir en même temps plusieurs formes

traditionnelles existantes, ou plutôt l’idée que, par principe, il peut y avoir

en même temps plusieurs formes traditionnelles, plus ou moins équivalentes entre elles, car en fait, il peut arriver qu’une tradition, quelle

qu’ait été son excellence première, se dégrade au cours du cycle

historique au point qu’on ne puisse plus réellement parler de sa validité

actuelle ou de son intégrité de fait.

Or, par une sorte de nécessité organique d’affirmation de soi, et par effet

de la perception et de la conscience de l’excellence spirituelle qui lui est

propre, chaque mentalité traditionnelle d’ensemble relègue les autres traditions sur des positions inférieures, ou les exclut purement ou

simplement de tout accès à une vérité profonde et réellement salutaire.

Page 13: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

Cependant l’idée de légitimité de toutes les formes traditionnelles

existantes n’est que la conséquence en mode « spatial », ou l’application

en simultanéité, de l’idée d’universalité de la doctrine et d’unité

fondamentale des formes traditionnelles ; seulement cette universalité et cette unité, les doctrines valables sur le plan général de chaque

communauté traditionnelle les reconnaissent plus volontiers dans leur

application en succession temporelle, et d’ailleurs dans des mesures fort

variées, car cela permet aux communautés respectives d’exclure ou de diminuer plus facilement les autres formes traditionnelles contemporaines.

Cette propension naturelle s’accentue généralement dans les

communautés basées sur une forme religieuse, mais ce n’est pourtant pas dans l’Islam qu’elle atteint sa forme la plus caractéristique. Au contraire

même, il y a sous un certain rapport dans la loi islamique plus de

possibilités de vision universelle que dans toute autre tradition, et de

toutes façons plus que dans les autres lois religieuses. En effet, quel que soit le degré dans lequel la mentalité commune ou la doctrine exotérique

professée en fait réalisent cette vision universelle, les fondements de

celle-ci se trouvent dans la loi religieuse, dans le texte coranique même. Il

n’y a même aucun texte révélé aussi explicitement universaliste que le

Coran. Nous ne pourrions traiter ici cette question que dans son ensemble, mais nous citerons quelques textes suffisamment clairs en eux-

mêmes :

« En vérité ceux qui croient, les Juifs (text. alladhîna hâdû = ceux qui judaïsent), les Chrétiens (an-Nasârâ), les Sabéens (qu’on fait

correspondre aux Mandéens), ceux qui croient en Dieu et au Jour Dernier

et font le bien, ceux-là ont leur récompense auprès de leur Seigneur. Par

conséquent, ils n’auront rien à craindre, et ils ne seront pas affligés. » [Cor.2.62. : « inna-lladhîna âmanû wa-lladhîna hâdû wa-n-naçâra wa-ç-

çâbi-îna man âmana bi-Llâhi wa-l-yawmi-l-âkhiri wa-‘amila çâliĥan

falahum ajruhum ‘inda rabbihim wa-lâ hum yaĥzanûna »].

« Pour chacun de vous, Nous avons institué une loi et un chemin »

[Cor.5.48 : «likullin ja’alnâ minkum shir’atan wa minhâjan »]. « Si Allah l’avait voulu, certainement il aurait fait de vous une seule

communauté traditionnelle (umma), mais il vous soumet à des

« épreuves » selon ce qu’Il vous a apporté. Cherchez à vous devancer les

uns les autres pour les bonnes œuvres. Vous retournerez tous à Allâh, et alors Il vous informera de ce en quoi vous divergez maintenant. »

[Cor.5.48 : «wa law shâ-a-Llâhu laja’alakum ummatan wâĥidatan wa lâkin

liyabluwakum fî mâ atâkum fa-stabiqû-l-khayrâti ilâ-Llâhi marji’ukum

jamî’an fayunabbi-ukum bimâ kuntum fîhi takhtalifûna. »]

Il faut dire aussi que malgré la précision et la clarté de tels textes,

l’interprétation exotérique dominante les ramène par principe à une

perspective de validité en succession, non pas en simultanéité, du fait que la loi muhammadienne est considérée comme abrogeant les lois

antérieures. Toutefois le texte coranique même affirme que la révélation

Page 14: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

muhammadienne apporte la « confirmation » de ce qui est encore

effectivement présent des révélations antérieures :

« Et Nous t’avons révélé le Livre par la Vérité, (Livre) qui confirme et préserve ce qui subsiste devant lui en fait d’écriture ».

[Cor.5.48 : « Wa anzalnâ ilayka-l-kitâba bi-l-ĥaqqi muçaddiqan llimâ

bayna yadayhi mina-l-kitâbi].

Nous ne pouvons entrer ici dans l’examen de tous les points qui soulèvent

les questions de l’abrogation et de la confirmation, mais nous tenant aux

seuls aspects les plus évident et du caractère général, nous citerons aussi

les versets suivant qui attestent la validité des Lois judaïque et évangélique ; celui-ci concernant la Torah : « Mais comment te

prendraient-ils (ô Muĥammad) pour leur juge alors qu’ils ont la Torah

dans laquelle il y a le jugement (le critère légal) d’Allâh ». [Cor.5.43 :

« wa kayfa yuĥakkimûnaka wa ‘indahum at-Tawrâtu fîhâ ĥukmu-Llâhi ».]. Et celui-ci concernant l’Evangile : « Ainsi les Gens de l’Evangile jugent par

ce qu’Allâh a révélé en l’Evangile et ceux qui ne jugent pas par ce qu’Allâh

a révélé, ceux-là sont les prévaricateurs. » [Cor.5.47 : « wa-l-yaĥkum

ahlu-l-injîli bimâ anazala-Llâhu fîhi wa mâ lam yaĥkum bimâ anazala-

Llâhu fa-ulâ-ika humu-l-fâssiqûn».].

Ces références nous suffisent ici pour illustrer notre affirmation que la

base légale islamique est providentiellement disposée pour une large

vision de l’unité et de l’universalité traditionnelles, tant en succession qu’en simultanéité. Sous ce même rapport, il n’y a vraiment que le

Christianisme, qui, arrêté dans ses conceptions dogmatiques sur le sens

« historique » de l’unicité du Christ, soit exotériquement privé et de la

vision en succession et de celle en simultanéité, de cette réalité universelle, au point qu’il ne reconnaît pas même à la tradition judaïque

antérieure à la venue du Christ, et dans la lignée de laquelle il se situe

pourtant, une économie sotériologique autonome : l’efficacité des formes

bibliques dans leur ensemble est liée ainsi, dans l’acception exotérique du

dogme religieux chrétien, au critère de l’attente du Christ « historique », et l’actualité du salut suspendue, aussi bien pour le commun que pour les

Patriarches et les Prophètes, jusqu’au rachat opéré par le Sauveur. Le

Judaïsme même, dont l’exclusivisme est à d’autres égards plus radical que

tout autre, reconnaît au moins pour le passé biblique cette réalité traditionnelle dans la lignée des Patriarches et des Prophètes, où il voit

l’actualisation continue de la même vérité primordiale conférant toujours

la plénitude du salut (16).

(16) Il est toutefois important de relever que, dans les derniers temps, il

se dessine dans les études catholiques un effort pour rendre compte de

certaines valeurs spirituelles trop évidentes pour pouvoir toujours être

niées dans les autres formes traditionnelles, comme l’Hindouisme et l’Islam ; c’est ainsi qu’on élargit la notion d’ « Eglise » dans un sens plus

dégagé des contingences, tant spatiales, que temporelles ou formelles,

Page 15: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

que la grâce salutaire est reconnue comme plus indépendante des

conditions historiques et de l’adhésion formelle aux articles dogmatiques

et à leurs conséquences canoniques, mais liée néanmoins aux vérités

intérieures informelles et universelles des dogmes, et que l’universalité du Christ est conçue comme impliquant la possibilité de son intervention en

dehors des modalités éminentes de la forme chrétienne historique. Ce

n’est qu’une tendance timide et prudente actuellement, mais elle est

particulièrement précieuse par sa signification, surtout quand elle est manifestée par ceux-là mêmes qui s’étaient donnés jusqu’ici le rôle de

faire obstacle à toute compréhension réellement universelle des données

traditionnelles et à l’accord de principes avec l’Orient traditionnel.

Mais quels que soient à cet égard les privilèges de principe ou de fait de la

tradition islamique, il n’est que trop vrai que l’idée de la vérité et de la

légitimité des autres formes traditionnelles, religieuses ou non, a plus

particulièrement besoin d’être étayée intellectuellement et légalement à l’occasion d’une présentation de l’œuvre de René Guénon dans le milieu

islamique. Nous signalons à l’occasion un point qui sera toujours un

élément précieux dans un tel travail. La spiritualité islamique dans son

ensemble est surtout sensible à la reconnaissance de l’Unicité divine, point

qui, pour elle est le fondement et le critère premier de validité de toute forme religieuse. Or, René Guénon n’affirme et n’enseigne l’unité

fondamentale des traditions existantes que du fait même qu’il constate

que l’essence de toutes les doctrines respectives est celle de l’Unité ou de

la Non-Dualité du Principe de Vérité. C’est du reste dans la mesure où cette doctrine suprême est réellement comprise et pratiquée dans une

communauté traditionnelle, qu’il reconnaît tout d’abord à la tradition

respective sa validité actuelle.

L’enseignement de René Guénon sur la légitimité des autres traditions est

vérifié et validé ainsi par les vérités mêmes qui préoccupent la conscience

islamique. D’autre part, ayant énoncé la nécessité d’un accord traditionnel

entre Orient et Occident, dans l’intérêt de l’humanité dans son ensemble,

il a expliqué que cet accord doit porter sur les principes dont tout le reste dépend, et toute son œuvre n’a pas d’autre but que de susciter et de

développer en Occident la conscience des vérités universelles dont le

Tawhîd est dans l’Islam l’expression la plus apparente. Il n’est que naturel

que cet hommage constant et multiple à ce qui est la vérité la plus chère à l’Islam d’une façon générale, profite en même temps à l’autorité doctrinale

de celui qui en a été de nos jours l’exposant le plus qualifié.

D’autre part, la thèse de René Guénon sur l’unité fondamentale des formes traditionnelles n’apparaîtra pas comme tout à fait nouvelle en

Islam, car il y a quelques précédents précieux, tout d’abord avec le Cheikh

al-Akbar dont l’enseignement ne pouvait pourtant pas être aussi explicite

que celui de René Guénon en raison des réserves qu’impose tout milieu traditionnel particulier ; il y aura quand même intérêt à s’y reporter.

Page 16: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

Ce que nous venons de signaler comme points critiques et solutions à

envisager lorsqu’il s’agira de juger de l’orthodoxie islamique de

l’enseignement de René Guénon, aussi bien que de son orthodoxie d’une

façon générale, ne doit pas faire oublier que ce qui est requis sous ce rapport de tout Oriental ou Occidental qui voudrait en juger, ce sont non

seulement des qualités intellectuelles de jugement, mais aussi la

connaissance étendue et profonde des doctrines qui doivent être évoquées

en l’occurrence. La méthode facile et expéditive des citations tronquées et retranchées de leurs relations conceptuelles d’ensemble, aggravée peut-

être encore par des méprises terminologiques ne saurait avoir ici aucune

excuse, car René Guénon ne parle pas au nom ni dans les termes d’une

théologie ou d’une doctrine particulière dont les références seraient immédiates. De toutes façons, une des choses les plus absurdes serait de

demander à des « autorités » exotériques, qu’elles soient d’Orient ou

d’Occident, d’apprécier le degré de cette orthodoxie, soit d’une façon

générale, soit par rapport à quelque tradition particulière. Ces « autorités », en tant qu’exotériques, et quelles que puissent être leurs

prétentions de compétence, sincères ou non, n’ont déjà aucune qualité

pour porter un jugement sur les doctrines ésotériques et métaphysiques

de leurs propres traditions.

L’histoire est là du reste pour prouver à tout homme intelligent et de

bonne foi, que chaque fois que de telles ingérences se sont produites,

qu’elles aient été provoquées par de simples imprudences ou par des

fautes graves, soit d’un côté soit de l’autre, il en est résulté un amoindrissement de spiritualité et la tradition dans son ensemble a eu à

souffrir par la suite (17). Cette situation est plus remarquable en Occident

du fait que l’ordre exotérique y est centralisé dans une institution

jouissant d’une autorité directe dans toute l’étendue de son monde traditionnel, mais elle a dans une certaine mesure des correspondances

dans les civilisations orientales, ou des autorités religieuses ou politiques

mal inspirées ont cru quelquefois devoir se mêler de choses qui ne les

concernaient point. C’est ainsi qu’en Islam l’œuvre du Cheikh al-Akbar a

été parfois l’objet de violentes attaques de la part de théologiens ou juristes pendant que d’autres autorités ont pris sa défense. Dans son cas

du moins, les choses n’ont abouti finalement qu’à une certaine gêne dans

la circulation de ses ouvrages qui ont néanmoins continué à exprimer

l’enseignement par excellence du Tasawwuf ; de nos jours, ses écrits sont édités de plus en plus, et, malgré des hostilités qui ne sauraient jamais

disparaître, son œuvre jouit d’une certaine autorité sur le plan général, ce

qui constitue aussi un titre de gloire pour l’intellectualité et la spiritualité

islamiques.

(17) En Occident, une œuvre métaphysique comme celle de Maître

Eckhardt, frappée dans certaines thèses initiatiques par une décision

papale, est ainsi restée presque complètement étouffée depuis le désastreux XIV° siècle, et si de nos jours elle est remise en circulation

progressivement, ce n’est évidemment par le fait des autorités

Page 17: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

exotériques, mais par celui de croyants assez tremblants du reste, ou

encore d’intellectuels moins soucieux des limites singulièrement réduites

de l’ « orthodoxie » exotérique. Le blâme jeté sur l’œuvre d’Eckhardt a eu

cependant en outre comme effet immédiat la diminution des possibilités de l’importante école rhénane ; et si l’œuvre de Ruysbroeck n’a fait que

frôler le même danger, elle ne doit sa situation qu’à une réserve et une

précaution plus grandes quant à ses thèses initiatiques et métaphysiques.

En tout cas, de nos jours, il semble bien que les représentants de l’Eglise arrivent à faire preuve d’une plus grande prudence et réserve ; espérons

que cela ne s’arrêtera pas en si bon chemin.

Nous venons de mentionner encore le cas du Cheikh al-Akbar qui fut le « revivificateur » par excellence de la voie initiatique et indirectement de

la tradition islamique dans son ensemble, au VII° siècle de l’Hégire. Il y a

entre l’enseignement de René Guénon et le sien plus qu’une simple

concordance naturelle entre des métaphysiciens véritables. Il y a là encore une relation d’ordre plus subtil et plus direct du fait que René Guénon

reçut son initiation islamique de la part d’un maître qui lui-même était

nourri à l’intellectualité et à l’esprit universel du Cheikh al-Akbar : il s’agit

du Cheikh égyptien Elîsh el-Kebîr. C’est le personnage auquel René

Guénon dédiait en 1931, son « Symbolisme de la Croix » dans ces termes : « A la mémoire vénérée de Esh-Sheikh Abder-Rahmân Elîsh El-

Kebir, El-Alim, El-Malki, El-Maghribi à qui est due la première idée de ce

livre. Meçr El-Qâhirah 1329-1349 H » (18).

Le cas de ce maître égyptien est d’ailleurs intéressant pour nous à un

autre égard, car en dehors de sa qualité initiatique qui était des plus

hautes, il en avait une autre qui pouvait entrer en ligne de compte sous le

rapport de la question d’orthodoxie islamique de l’œuvre de René Guénon. Voici ce que nous écrivait à un moment l’auteur du « Symbolisme de la

Croix » : « Le Cheikh Elîsh était le Cheikh d’une branche shâdhilite, et en

même temps, dans l’ordre exotérique, il fut chef du madhab mâleki à El-

Azhar ». Pour ceux qui ne sont pas au courant de la signification de ces

termes, nous précisons que les termes « branche shâdhilite » indiquent une branche de l’organisation initiatique (tarîqa) fondée au VII° siècle de

l’Hégire par le Cheikh Abû-l-Hasan ash-Shâdhilî, une des plus grandes

figures spirituelles de l’Islam, qui fut aussi pôle ésotérique de la tradition ;

il s’agit donc là d’une fonction initiatique proprement dite ; quant aux termes « madhab mâleki », ils indiquent une des quatre écoles juridiques

sur lesquelles reposent l’ordre exotérique de l’Islam, et qui sont chacune

représentée dans l’enseignement de la plus grande Université du monde

islamique, El-Azhar, du Caire. De cette façon, le maître de René Guénon réunissait en lui les deux compétences et même les deux autorités

requises respectivement pour les domaines ésotérique et exotérique de la

tradition. Sous le rapport de l’orthodoxie islamique de son disciple, le fait

a sa valeur significative. On remarquera que c’est le maître qui avait eu la première idée d’un livre comme « Le Symbolisme de la Croix » qui, par sa

doctrine métaphysique et sa méthode symbolique, est l’ouvrage le plus

Page 18: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

représentatif de l’idée d’universalité intellectuelle de la tradition dans

l’ensemble de l’œuvre de René Guénon.

C’est de lui qu’il s’agit encore dans une note au chapitre III de ce livre, où, à propos de la réalisation dans le Prophète, identique à l’Homme

Universel, de la synthèse de tous les états de l’être selon les deux sens de

l’ « exaltation » et de l’ « ampleur » auxquels correspondent les deux axes

vertical et horizontal de la croix, René Guénon écrit : « Ceci permet de comprendre cette parole qui fut prononcée il y a une vingtaine d’années

par un personnage occupant alors dans l’Islam, même au simple point de

vue exotérique, un rang fort élevé : « Si les chrétiens ont le signe de la

croix, les Musulmans en ont la doctrine » ». « Nous ajoutons, continue René Guénon, que dans l’ordre ésotérique, le rapport de l’ « Homme

Universel » avec le Verbe d’une part, et avec le Prophète d’autre part, ne

laisse subsister, quand au fond même de la doctrine, aucune divergence

réelle entre le Christianisme et l’Islam, entendus l’un et l’autre dans leur véritable signification ». dans la perspective ouverte ainsi par son maître,

on sait que René Guénon avait tenté tout d’abord une revivification

doctrinale du symbolisme chrétien par une série d’articles de « Regnabit »

(entre les années 1925-1927), et qu’ensuite il avait encore écrit des

articles sur l’ésotérisme chrétien dans « Le Voile d’Isis-Etudes Traditionnelles ».

Sous le rapport qui intéresse l’Occident, le Cheikh Elîsh semble avoir eu

aussi une certaine connaissance de la situation de la Maçonnerie et de son symbolisme initiatique. C’est ainsi que René Guénon nous écrivait une fois

que le Cheikh Elîsh « expliquait à ce propos des lettres du nom d’Allâh par

leurs formes respectives, avec la règle, le compas, l’équerre et le

triangle ». Ce que disait ainsi le Cheikh Elîsh pourrait avoir un rapport avec l’une des modalités possibles de la revivification initiatique de la

Maçonnerie. En tout cas, par la suite, une bonne part des articles de son

grand disciple a été consacrée au symbolisme et à la doctrine initiatique

maçonnique, et cet important travail apparaîtra de toutes façons comme

une contribution de l’intellectualité et de l’universalité de l’Islam, car René Guénon s’appelait alors depuis longtemps Abdl-Wahîd Yahya et était lui-

même une autorité islamique.

(18) Pour ce point, voir l’article de P.Chacornac : « La vie simple de René Guénon », dans le numéro spécial consacré à René Guénon par les Etudes

Traditionnelles, juillet-novembre 1951.

Mais on peut se demander quelle serait l’explication de ses manifestations des représentants de l’initiation islamique, manifestations qui ne sont

nullement naturelles eu égard aux règles habituelles. Car si dans la

hiérarchie ésotérique la conscience de l’universalité et de la solidarité

traditionnelle n’a jamais manqué, son expression ouverte, et plus encore son message public, sont plutôt inconnus avant notre époque. Dans les

ouvrages du Cheikh al-Akbar lui-même, qui est l’auteur ésotérique le plus

Page 19: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

« hardi », le témoignage de l’unité des formes traditionnelles et de leur

validité simultanée est malgré tout entouré de beaucoup de précautions et

le plus souvent voilé.

Pour comprendre l’attitude du Cheikh Elîsh, le plus simple serait de

considérer les conséquences qu’en a tirées le cheikh Abdel-Wahîd Yahya,

son disciple d’origine occidentale qui eut le rôle de développer son

message intellectuel, message qui était non seulement celui de l’Islam, mais celui de l’esprit traditionnel universel. Ceux qui ont compris l’œuvre

de René Guénon savent qu’à travers celle-ci les forces spirituelles de

l’Orient ont donné une aide providentielle à l’Occident en vue d’un

redressement traditionnel qui intéresse l’humanité dans son ensemble.

Cette aide a ceci de particulier qu’elle s’exprime, tout d’abord, sur le plan

relativement extérieur de l’enseignement doctrinal, métaphysique et

initiatique, tout en s’adressant à une catégorie restreinte d’intellectuels. Autrefois, dans des conditions traditionnelles plus normales, les relations

purement intellectuelles entre Orient et Occident étaient, des deux côtés,

l’affaire exclusivement secrète d’organisations initiatiques, dont l’Occident

n’était pas alors dépourvu, et, de ce fait, les influences qui pouvaient

s’exercer restaient imperceptibles du dehors, et les effets en mode doctrinal, dans la mesure où il en résultait, n’apparaissaient pas sous leur

forme orientale, ni ne trahissaient leur origine. Telle a été plus

précisément, au Moyen Age, la situation pour les relations entre les Fedeli

d’Amore et les initiés du Tasawwuf, dont la preuve sur le plan littéraire n’est apparue que de nos jours quand diverses études sur l’œuvre de

Dante y ont découvert d’importantes influences islamiques venant de

l’œuvre du Cheikh al-Akbar ou des écrits d’Abû-l-‘Alâ al-Ma’arrî.

Mais la relation entre l’œuvre de René Guénon et sa source

« fonctionnelle » islamique, d’après les quelques données que nous

venons de faire connaître, ou tout simplement de rappeler, pourra

paraître, malgré tout, seulement virtuelle, sinon accidentelle. Et même si,

à part cela, les livres et les articles de René Guénon contiennent de fréquentes références aux doctrines islamiques, ces références ne

prouvent pas nécessairement une procession islamique du développement

général et final de toute son œuvre ; du reste, lui-même ne s’est jamais

présenté spécialement au nom de l’Islam, mais au nom de la conscience traditionnelle et initiatique d’une façon universelle. Ce n’est pas nous non

plus qui pourront envisager de restreindre ce large privilège de son

message (19), et si nous disons qu’il y a une relation autrement sûre

entre cette œuvre universelle et l’Islam, c’est, tout d’abord, que, en raison d’une cohérence naturelle entre toutes les forces de la tradition, tout ce

qu’on peut trouver du côté islamique comme étant intervenu dans la

genèse et le développement du travail de René Guénon ne pouvait que

s’accorder avec ce qui était auguré et soutenu en même temps par des forces traditionnelles orientales autres qu’islamiques.

Page 20: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

Mais, il y a une autre raison qui permettrait d’envisager ici le rôle de

l’Islam d’une façon plus caractérisée : à savoir la proximité naturelle du

monde islamique par rapport à l’Occident, et son intérêt plus direct à tout

ce qui concerne le sort de celui-ci. De ce fait, les forces spirituelles de l’Islam pouvaient très bien considérer d’une façon plus déterminée l’idée

du redressement intellectuel et spirituel du monde occidental. Tel paraît

avoir été précisément le sens de la fonction du Cheikh Elîsh en rapport

avec celle de René Guénon. C’est pourquoi il est opportun de faire état ici de quelques autres données concernant le cas spirituel du Cheikh Elîsh,

données qui montreront que la fonction et l’œuvre de René Guénon

s’inscrivent dans une perspective cyclique qu’avait explicitement énoncée

son maître. A l’occasion, on saisira encore mieux certaines situations traditionnelles existant soit du côté occidental, soit du côté oriental.

(19) Cf. notre article dans le même numéro spécial des Etudes

Traditionnelles : « La fonction de René Guénon et le sort de l’Occident ».

Les données en question, nous les puisons dans quelques numéros,

trouvés dernièrement, de la revue arabo-italienne An-Nâdî = Il Convito

qui paraissait au Caire dans la première décade de ce siècle, et qui dans

l’année 1907 s’orientait dans un sens traditionnel. L’esprit propitiateur était déjà celui du Cheikh al-Akbar. Cette revue a joué ainsi un rôle de

précurseur par rapport à « La Gnose » des dernières années, et au « Voile

d’Isis-Etudes Traditionnelles ». Parmi ses collaborateurs traditionnels, le

plus remarquable est Abdul-Hâdi Aguili tant pour la partie arabe que pour la partie italienne. Celui-ci y publia des articles, des éditions de traités des

maîtres de l’ésotérisme islamique dont le Cheikh al-Akbar, et des

traductions de certains de ces textes. En cette même année 1907, il fut

beaucoup question dans la revue du Cheikh Elîsh qui, un moment, y figura comme collaborateur avec un court article sur le Maître par excellence

Muhy-d-Dîn Ibn Arabî. Abdul-Hâdi qui était naturellement en rapports

personnels avec le Cheikh Elîsh nous donne sur celui-ci de précieux

renseignements.

Il le présente notamment comme « un des hommes les plus célèbres de

l’Islam, fils du restaurateur du rite malékite, et lui-même un sage profond,

respecté de tous, depuis les plus humbles jusqu’aux princes et aux

sultans, chef de beaucoup de confréries religieuses répandues dans tout le monde musulman, enfin une autorité incontestable de l’Islam ésotérique

et exotérique, juridique et politique ». Parlant encore de lui, ainsi que de

son père « le grand rénovateur du rite malékite », Abdul-Hâdi nous donne

quelques détails sur la vie du Cheikh Elîsh : « Ils se sont tenus loin des intrigues politiques de toutes sortes. Leur intégrité, leur austérité et leur

profond savoir, unis à une ascendance illustre, leur promettaient une

position exceptionnellement prépondérante en Islam ; ils n’en voulurent

rien savoir.

Page 21: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

« Ce qui a établi la légende de leur fanatisme, c’est une fatwâ restée

célèbre, laquelle, disait-on, eut pour conséquence la révolte d’Arabî Pacha

en 1882 ».

(Ici Abdul-Hâdi examine ce qu’est une fatwâ au point de vue juridique, et pourquoi une telle décision de juriconsulte donnée dans l’exercice régulier

de la fonction de muftî ne pourrait jamais attirer contre celui-ci des

sanctions du pouvoir politique).

« A la suite des événements de 1882, les deux Cheikhs Elîsh, le père et le fils, furent jetés en prison et condamnés à mort. Le père mourut en

prison ; le fils fut grâcié et exilé… (20)

« La mauvaise fortune poursuivit le Cheikh jusque dans l’exil. Sa

notoriété, sa naissance, son intégrité même, le rendaient suspect ; et sous la sotte accusation d’aspirer au Califat universel du monde musulman,

pour son propre compte ou pour celui du Sultan du Maroc, il fut de

nouveau mis en prison, cette fois sur l’ordre d’un prince musulman.

« Pendant deux ans, il resta dans une cellule immonde où toute chose était pourriture et où l’eau menaçait de faire irruption. Pour l’épouvanter,

on fit tuer devant lui des condamnés. Finalement, il eut sa grâce, et on lui

concéda un exil honorable à Rhodes (21).

« Il avait séjourné encore à Damas, où le célèbre adversaire des Français

en Algérie, l’Emir Abd El-Kader, devint son aml et condisciple dans le même enseignement spirituel (22). Lorsque l’Emir mourut (23), le Cheikh

lui fit les derniers offices et l’enterra à Sâlihiyyé, à côté de la tombe même

du Grand Maître, le Cheikh Muhy-d-Dîn Ibn Arabî.

(20) Nous devons préciser les dates, car, plus loin, l’exposé d’Abdul-Hâdi

est tel qu’il risque de reproduire des confusions d’ordre chronologique : la

mort du père et le départ du fils en exil ont dû avoir lieu en 1882-1883

comme il résulte de certaines coïncidences que nous relèverons plus loin. (21) Ces événements se placent naturellement après 1883, mais il ne

nous est pas possible d’avoir pour le moment d’autres précisions, sauf une

date ad-quem qui coïncide avec le début de ce siècle, quand, comme on le

verra, l’exil du Cheikh Elîsh avait pris fin.

(22) Il s’agit de l’enseignement du Cheikh al-Akbar à l’étude duquel s’était appliqué particulièrement Abd El-Kader dans la dernière partie de sa vie.

L’Emir avait financé la première version imprimée de l’œuvre maîtresse du

Cheikh al-Akbar les Futûhât al-Makkiyya dont l’étendue est d’environ 2500

pages. (23) Ce fut en 1883, date qui nous permet de rétablir quelque peu la

chronologie dont parle Abdul-Hadî.

« Amnistié par la reine Victoria (24), le Cheikh rentra pour s’établir au Caire. De là, il irradie son influence bénéfique dans le monde musulman

non seulement comme sommité scientifique, mais encore comme chef

suprême de beaucoup de congrégations religieuses. Comme toujours, il se

maintient – et les siens avec lui – loin et au-dessus des petites intrigues du jour, de la corruption et des cupidités qui allèchent l’âme.

Page 22: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

Chaque fois que vous rencontrez en Orient un homme supérieur par le

caractère et le savoir, vous pouvez être sûr de vous trouver en présence

d’un « châdhilite ». Maintenant, c’est surtout par la vertu de la rectitude et

de la haute spiritualité du Cheikh Elîsh que cette admirable congrégation maintient les sublimes traditions de son fondateur, le Très-Heureux Abû-l-

Hasan ach-Châdhilî, à travers la contamination générale ».

Dans le n°2, que nous ne possédons pas, la revue avait publié l’article du Cheikh Elîsh sur le. Une traduction italienne en fut donnée dans le n°5-8

(sept.-déc.1907). Le titre en est : « Le Prince de la Religion, le Grand Pôle

Spirituel, l’Etoile brillante dans tous les siècles ».

A l’occasion, la rédaction disait :

« Le vénérable Cheikh Elîsh, qui est pour ainsi dire le descendant spirituel

d’Ibn Arabî, s’étant beaucoup intéressé à nos traductions et études du grand maître du Soufisme, nous a promis sa précieuse collaboration. La

suivante est la traduction de son premier article qui est basé à son tour

sur l’autorité du célèbre Imâm ach-Cha’râni dont les jugements font loi en

matière d’orthodoxie et d’hétérodoxie, lui-même ayant été un des plus

grands Soufis de l’Islam et un docteur profond en matière de la tradition et de la loi sacrée ; son excellent livre El-Mîzân (La Balance) dont nous

avons déjà parlé, est le plus beau livre qui existe dans le domaine de la

jurisprudence comparée ».

L’article du Cheikh Elîsh est une courte présentation de la figure du Cheikh

al-Akbar. Quelques notes probablement de la main d’Abdul-Hâdi,

accompagnent cette traduction. Dans ce passage où l’article de Cheikh

Elîsh dit que le Cheikh al-Akbar était porté dans toutes ses activités par l’Esprit-Saint, une note du traducteur dit : « les Soufis parvenus à certains

degrés, reçoivent du monde spirituel supérieur des ordres directs auxquels

ils obéissent et qui déterminent leurs actes, gestes et paroles. Le Cheikh

Elîsh est dans ce cas ». Plus loin, l’article rappelle l’orthodoxie éminente

du Cheikh al-Akbar : « Il s’attacha fortement à la Révélation divine et à la tradition prophétique et disait : « Celui qui repousse un seul instant la

balance de la Loi sacrée périra ». Le Cheikh Majd ad-Dîn al-Firûzabâdî,

l’auteur du grand Trésor de la langue arabe intitulé le Qâmûs (l’Océan), a

écrit : « Plus d’un a encore dit que nul soufi n’a été aussi en avant en ésotérisme et exotérisme que le Cheikh (al-Akbar) Muhy-d-Dîn. C’est

pourquoi son orthodoxie est aussi pure et grande que celle de n’importe

quel théologien de n’importe quel religion ». A cet endroit, une note du

traducteur dit : « Ici, nous nous permettons de réclamer l’attention du lecteur sur le fait qu’un des plus célèbres hommes de science parla

spontanément, sans être réfuté, de l’orthodoxie de plusieurs religions à la

fois ».

La traduction s’arrête après deux pages avec l’explication suivante donnée

par la revue : « La fin de cet article du Cheikh Elîsh se réfère à l’œuvre de

Page 23: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

notre collaborateur Abdul-Hâdi qui nous a parlé de ne pas en reproduire la

traduction parce que, dit-il, cette partie contient des termes trop élogieux

pour lui. Le Cheikh Elîsh le remercie pour le service qu’il rend à la

civilisation en faisant connaître et comprendre aux hommes de nos jours un esprit aussi superbe que celui de Muhy-d-Dîn ; il l’exhorte à continuer

ses études, sans se préoccuper de la haine que son œuvre islamophile

peut susciter parmi certains groupes de soi-disant musulmans ».

(24) Le fait devait être antérieur à 1901, date de la mort de la reine

Victoria. L’amnistie anglaise porte sur l’exil qui commence après le dernier

emprisonnement ; entre temps, le Cheikh avait subi le deuxième

emprisonnement par l’acte « d’un prince musulman », et obtenu la grâce de ce côté-là mais il était resté toujours exilé d’Egypte.

Les conseils spirituels du Cheikh Elîsh étaient suivis de près par le groupe

d’études qui se formait autour de la revue. Dans le n°3-4 qui suivait la publication en arabe de l’article du Cheikh, une notice faisait savoir qu’il

venait de se constituer « en Italie et en Orient une société pour l’étude

d’Ibn Arabî » (le Cheikh al-Akbar). La nouvelle société avait pris le nom

d’ « Akbariyyah » (25) et se proposait :

1. « D’approfondir et de diffuser les enseignements aussi bien exotériques

qu’ésotériques du Maître, par des éditions, traductions et commentaires

des œuvres de celui-ci et de ses disciples, comme aussi par des

conférences et des réunions. 2. « De réunir autant qu’il sera possible et convenable, tous les amis et les

disciples du Grand Maître, pour former de cette façon, sinon un lien de

fraternité, du moins un rapprochement basé sur la solidarité intellectuelle

entre les deux élites d’Orient et d’Occident. 3. « D’aider matériellement et moralement tous ceux qui présentent la

tradition « mohiyyiddienne » (26), surtout ceux qui par la parole et les

actes œuvreront pour sa diffusion et son développement.

« Le travail de la société s’étendra encore à l’étude d’autres Maîtres du

mysticisme oriental, comme par exemple Jalâl ad-Dîn ar-Rûmî, mais le sujet principal restera bien entendu, Ibn Arabî.

« La société ne s’occupera absolument pas de questions politiques, quelles

qu’elles soient, et ne sortira pas de la recherche philosophique, religieuse

ou théosophique sur laquelle elle se base. »

Simultanément la revue développait ses études sur le Tasawwuf, tant

dans sa partie arabe que dans la partie italienne. Abdul-Hâdi commençait

en outre l’édition de certains inédits du Cheikh al-Akbar, dont certains n’ont jamais été connus des Orientalistes et qui le sont restés jusqu’ici.

Dans une notice il disait : « Ayant eu la chance de trouver une vingtaine

d’œuvres inédites d’Ibn Arabî, manuscrits rares et précieux, pendant tout

ce temps nous ne fumes occuper que de les analyser ».

Page 24: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

Malheureusement des réactions des milieux modernistes ont abouti

finalement à l’interdiction de la revue et à l’interruption des études

commencées en Egypte. Il est possible que le n°5-8 qui est de septembre-

décembre 1907 soit un des derniers, sinon le dernier même.

Dans ces quelques éléments documentaires, qui ne sont certainement pas

tous ceux qu’on pourrait trouver, nous constatons qu’il est question, chez

le Cheikh Elîsh et ses compagnons, de concordance doctrinale entre l’Islam d’un côté et le Christianisme et la Maçonnerie de l’autre, de la

nécessité d’une revivification des réalités traditionnelles – tout d’abord

dans l’ordre intellectuel et initiatique -, d’un essai d’établir un trait d’union

spirituelle entre Orient et Occident, et de la notion d’une élite à laquelle revient cette fonction, enfin du rôle de l’intellectualité islamique et surtout

de l’enseignement du Cheikh al-Akbar dans ce travail. Les lecteurs de

René Guénon y reconnaîtront facilement certaines thèses fondamentales

de son œuvre qui apparaîtra ainsi encore une fois, non pas comme la création d’une individualité originale et d’une pensée syncrétiste, mais

comme le développement d’une idée providentielle dont les organes

d’expression et d’application furent multiples et le seront certainement

encore jusqu’à ce que la finalité prévue soit atteinte dans la mesure où

elle doit l’être.

(25) Ce nom est naturellement dévié de celui du Cheikh al-Akbar. Le

même nom est porté dans l’Inde par une tarîqa qui remonte au Cheikh al-

Akbar et avec laquelle Abdul-Hâdi a eu des rapports directs. Il est à peine besoin de préciser qu’il n’y a toutefois entre la « société » dont il est

question et la dite tarîqa qu’une relation purement emblématique, les

deux choses étant de nature différente.

(26) Terme dérivé du surnom « Muhy-d-Dîn » = « le Vivificateur de la Religion » que porte en outre le Cheikh al-Akbar Ibn Arabî.

Après ce début en terre d’Islam, Abdul-Hâdi arrivait finalement en France

où il rencontra René Guénon qui à la même époque éditait « La Gnose ».

C’est là que reprit en 1910, l’activité d’Abdul-Hâdi qui par ses études et surtout des traductions qui s’étendirent jusqu’à la cessation de cette revue

avec le n° de février 1912, époque à laquelle se situe le rattachement de

Réné Guénon à l’Islam et son initiation au Tasawwuf. Du côté italien, il

semble qu’il n’y eut pas à l’époque de conséquences dans l’ordre des études traditionnelles. La guerre de 1914 suspendit même en France toute

activité. Abdul-Hâdi étant mort en 1917 à Barcelone, René Guénon resta

seul en Europe à continuer à développer dans une perspective totalement

universelle l’œuvre esquissée initialement par les « Akbariyyah », jusqu’à ce que les écrits aient suscité d’autres intellectuels dont les plus

importants se groupèrent progressivement autour du « Voile d’Isis-Etudes

Traditionnelles ». Peu avant, par un mouvement significatif quant aux

positions extérieures, Guénon est allé se fixer en Egypte où le Cheikh Elîsh venait de mourir, et c’est de là qu’il exerça sa plus importante activité

Page 25: 59954710 Michel Valsan L Islam Et La Fonction de Rene Guenon Article Complet

pendant plus d’une vingtaine d’années : livres, articles et

correspondances.

L’idée traditionnelle telle qu’on la connaît aujourd’hui en Occident à la suite de l’œuvre de René Guénon, a ainsi historiquement une sûre origine

islamique et akbarienne. Cette origine immédiate et particulière n’exclut

point qu’elle en ait une autre généralement orientale, car l’unité de

direction de tout l’ordre traditionnel comporte la participation de facteurs multiples et divers, agissant tous dans une parfaite cohérence et

harmonie. L’Islam lui-même apparaît dans l’œuvre de René Guénon par ce

qu’il y a en lui de plus essentiel et transcendant, et donc de plus

universellement traditionnel. Aussi la première intention, qui est aussi la majeure, de cette œuvre, est, à la faveur d’une reprise de conscience des

vérités les plus universelles et les plus permanentes, de rappeler

l’Occident à sa propre tradition. Les autres conséquences possibles, quel

que soit leur degré de probabilité cyclique, ne viennent logiquement qu’à titre subsidiaire.

Il était dans l’économie la plus normale des choses que, à l’égard de

l’Occident moderne, la fonction intellectuelle de la doctrine traditionnelle

prenne son appui immédiat dans l’Islam, car celui-ci est l’intermédiaire naturel entre l’Orient et l’Occident, et par cela il est solidaire, même sur le

plan extérieur, de tout l’ordre traditionnel terrestre. C’est cela même qui

répond à la question qui concernait le rapport entre la position personnelle

islamique de René Guénon et sa fonction doctrinale générale.

D’autre part, nous avons trouvé que le sens de son œuvre et les lignes

générales de son travail ont été énoncés par son maître le Cheikh Elîsh,

qui fut à notre époque une autorité par excellence de l’orthodoxie islamique sous tous les rapports. Ce Cheikh représentait en même temps

l’héritage intellectuel du Cheikh al-Akbar Muhy-d-Dîn Ibn Arabî, l’autorité

par excellence du Tasawwuf et de la doctrine islamique. Cela répond à

l’autre question relative à l’orthodoxie islamique de l’enseignement de

René Guénon. Les critères profonds de l’orthodoxie, comme nous l’avons dit, se trouvent dans l’intelligibilité métaphysique de la doctrine, mais,

étant données des incompréhensions comme celles que nous avons

mentionnées au début, il est tout de même d’une certaine importance de

constater aussi que la procession apparente de l’enseignement de René Guénon et de sa fonction s’inscrit en même temps dans une lignée

d’autorités dont le caractère manifeste est l’orthodoxie la plus pure et

l’intellectualité la plus universelle.

(Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guenon, Revue Etudes

Traditionnelles n° 305 Janv. - Fév. 1953, p. 14).