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35 ÉNIGMES 4THÉORIE DU TOUT EN DEUX MOTS Depuis près d’un siècle, les physiciens cherchent une théorie capable d’unifier la mécanique quantique et la relativité, et de révéler ainsi la nature unique des quatre forces fondamentales. La théorie des cordes, souvent qualifiée de « théorie ultime », est considérée aujourd’hui comme la meilleure candidate. Mais des travaux récents suggèrent qu’elle ne serait pas le dernier mot de la physique. M A T I È R E 3 L’équa tion ultime pour la physi que Existe-t-elle cette « théorie du Tout » qui expli- querait simplement l’ensemble des phénomènes physiques ? De nombreux physiciens se sont en tout cas attelés à son élaboration. À la fin du siè- cle dernier, le développement de la théorie des cordes laissait penser à certains qu’ils y parvien- draient rapidement. C’était sans compter avec la complexité du monde. siques connus ? L’idée est particulièrement audacieuse. Telle est pourtant la quête dans laquelle se sont engagés des physiciens depuis près d’un siècle. Compte tenu de la complexité du monde, ils sont peut-être trop optimistes. Même si elle existe, on trouvera fort probablement parmi ses conséquences des phénomènes secondaires complexes, que l’on ne pourra pas prévoir de façon simple. De plus, en admet- tant que les scientifiques parviennent à faire des prédictions à 42 LA RECHERCHE | OCTOBRE 2005 | Nº 390 L es physiciens aiment les choses simples. Depuis près d’un siècle, bon nombre d’entre eux ont recherché un cadre conceptuel unique qui permettrait d’expli- quer simplement pourquoi notre Univers est tel qu’il est, et pourquoi son contenu se comporte comme nous l’observons. Cette quête, dont on ne sait si elle s’achèvera un jour, a déjà permis d’améliorer considérablement notre compréhension du monde, en particulier, depuis quelques années, avec le développement de la théorie des cordes. Une quête audacieuse Existe-t-il une « théorie du Tout » ? Une théorie fondée sur un petit nombre de paramètres reliés entre eux par une seule équa- tion, qui permettrait de prédire l’ensemble des phénomènes phy- L’UNIVERS SERAIT FORMÉ de cordes infinitésimales repliées plusieurs fois sur elles-mêmes, comme l’évoque cette vue d’artiste. Lisa Randall

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35 ÉNIGMES4➔THÉORIE DU TOUT

EN DEUX MOTS Depuis près d’un siècle, les physiciens cherchent une théorie capable d’unifier la mécanique quantique et la relativité, et de révéler ainsi la nature unique des quatre forces fondamentales. La théorie des cordes, souvent qualifiée de « théorie ultime », est considérée aujourd’hui comme la meilleure candidate. Mais des travaux récents suggèrent qu’elle ne serait pas le dernier mot de la physique.

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TIÈRE

3 L’équationultimepour la physiqueExiste-t-elle cette « théorie du Tout » qui expli-querait simplement l’ensemble des phénomènes physiques ? De nombreux physiciens se sont en tout cas attelés à son élaboration. À la fin du siè-cle dernier, le développement de la théorie des cordes laissait penser à certains qu’ils y parvien-draient rapidement. C’était sans compter avec la complexité du monde.

siques connus ? L’idée est particulièrement audacieuse. Telle est pourtant la quête dans laquelle se sont engagés des physiciens depuis près d’un siècle.Compte tenu de la complexité du monde, ils sont peut-être trop optimistes. Même si elle existe, on trouvera fort probablement parmi ses conséquences des phénomènes secondaires complexes, que l’on ne pourra pas prévoir de façon simple. De plus, en admet-tant que les scientifiques parviennent à faire des prédictions à

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Les physiciens aiment les choses simples. Depuis près d’un siècle, bon nombre d’entre eux ont recherché un cadre conceptuel unique qui permettrait d’expli-quer simplement pourquoi notre Univers est tel qu’il est, et pourquoi son contenu se comporte comme nous l’observons. Cette quête, dont on ne sait si elle

s’achèvera un jour, a déjà permis d’améliorer considérablement notre compréhension du monde, en particulier, depuis quelques années, avec le développement de la théorie des cordes.

Une quête audacieuseExiste-t-il une « théorie du Tout » ? Une théorie fondée sur un petit nombre de paramètres reliés entre eux par une seule équa-tion, qui permettrait de prédire l’ensemble des phénomènes phy-

L’UNIVERS SERAIT FORMÉ de cordes infinitésimales repliées plusieurs fois sur elles-mêmes, comme l’évoque cette vue d’artiste.

Lisa Randall

partir de l’équation d’une théorie ultime, celles-ci dépendraient toujours de conditions initiales incertaines : comment tout a com-mencé (lire « À la recherche du temps zéro », p. 30). Enfin, quand bien même ils découvriraient une théorie dont la formulation paraîtrait extrêmement simple, il est fort probable qu’il faudrait lui ajouter des éléments pour ajuster ses prédictions aux grandeurs mesurables de l’Univers.Malgré ces réserves, et même si elle n’aboutit pas, la recherche

d’une « théorie du Tout » a une certaine utilité. Elle peut d’abord améliorer notre compréhension de principes physiques fondamentaux. Elle pour-rait aussi nous rapprocher d’une théorie physique plus générale que celles dont nous disposons aujourd’hui, qui décrirait une plus grande diver-sité de phénomènes. C’est déjà ce qui s’est produit dans le passé.

Premiers pas vers l’unificationLa première étape vers une « théorie du Tout » consisterait à unifier les quatre forces fondamen-tales de la physique : la gravitation, l’électromagné-tisme, et les deux forces nucléaires, faible et forte. La gravitation et l’électromagnétisme sont bien connus : ces forces sont responsables respectivement de la chute des corps et de la propagation de la lumière, par exemple. Les deux autres n’ont été identifiées et comprises qu’au XXe siècle. La force faible intervient dans les interactions nucléaires qui permettent au soleil de briller. La force forte per-met quant à elle la cohésion des particules élémen-taires au sein des noyaux atomiques.À basse énergie*, les forces nucléaires se compor-tent d’une manière très différente des forces élec-tromagnétiques et gravitationnelles. À cause de cela, et du fait que les forces nucléaires étaient encore inconnues il y a une centaine d’années, les premiè-res tentatives d’unification ne concernèrent d’abord que la gravité et l’électromagnétisme. En 1919, soit cinq ans après qu’Albert Einstein eut achevé sa théo-rie de la relativité générale, qui est surtout une théo-rie de la gravitation, le mathématicien allemand Theodor Kaluza formula une théorie particulière-ment intéressante [1].Observant que la relativité générale reste valable si l’espace compte plus de dimensions que les trois qui nous sont familières, Kaluza proposa l’existence d’une quatrième dimen-sion spatiale (qu’il ne faut pas confondre avec le temps, quatrième dimen-sion de l’espace-temps). Grâce à cette dimension supplémentaire, l’électro-magnétisme apparaissait

au sein d’une théorie qui ne contenait au départ que la gravitation. Les deux forces résultaient des oscillations de la même particule, le « graviton », censé transmet-tre les interactions gravitationnelles. Dans la direction des trois dimensions spatiales ordinaires, ces oscillations produisaient la gravité ; dans la direction de la

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*Les conditions de basse énergie sont celles qui règnent aujourd’hui en moyenne dans l’Univers, par opposition aux conditions de haute énergie, qui prévalaient juste après le Big Bang, et que l’on tente de recréer dans les accélérateurs de particules.

[1] T. Kaluza, Sitzungsberichte Preussische Akademie der Wissenschaften, 96, 69, 1921.

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dimension supplémentaire, elles produisaient la force électro-magnétique. Selon cette théorie, toutefois, les intensités des forces électromagnétique et gravitationnelle auraient dû être identiques. Or l’expérience montre que ce n’est pas le cas : ces intensités diffè-rent même de plusieurs ordres de grandeur. Cela n’a pas empêché Einstein de suivre la piste proposée par Kaluza à la recherche d’une théorie unificatrice, et de développer ses propres stratégies dans les trente dernières années de sa vie. En vain.La découverte des forces nucléaires marqua un tournant impor-tant dans le casse-tête de l’unification des forces. Les physiciens comprirent alors que la gravité était fondamentalement différente des trois autres forces. Ils se focalisèrent donc sur l’unification de ces dernières. Sheldon Glashow et Steven Weinberg, alors tous les deux à l’université Harvard, et Abdus Salam, alors à l’Imperial College de Londres, firent le premier pas dans cette direction en développant indépendamment, entre 1961 et 1967, la théorie « élec-trofaible », qui unifie électromagnétisme et force faible.

Au-delà du Modèle standardSelon cette théorie, que tous les physiciens considèrent aujourd’hui comme correcte, la force électromagnétique n’était pas une force distincte dans l’Univers primordial. Ce n’est que plus tard, lorsque l’Univers s’est suffisamment refroidi, que cette force, transmise par une particule sans masse, le photon, s’est différenciée de la force faible. Ce succès attira des critiques. Ainsi, c’est à cette épo-que que l’écrivain polonais Stanislaw Lem inventa l’expression « théorie du Tout » pour se moquer des théories d’un savant farfelu apparaissant dans plusieurs de ses romans de science-fiction.Toutefois, en 1974, en suivant la même logique, Glashow et son col-lègue de Harvard Howard Georgi proposèrent une théorie qui englo-bait toutes les forces non gravitationnelles [2]. Selon eux, une « grande force unifiée » s’était partagée en trois peu après le Big Bang, alors que l’Univers commençait à se dilater et à se refroidir. Ils démon-trèrent que les équations qui décrivent les particules connues et les forces non gravitationnelles auxquelles elles sont soumises entrent dans un cadre mathématique sous-jacent unique.Il restait à traiter le problème des intensités des interactions. Pour que l’unification fonctionne, les trois forces devaient avoir

la même intensité aux énergies et tempé-ratures élevées qui caractérisaient les pre-miers instants de l’Univers ; elles devaient aussi avoir des intensités différentes aux énergies et températures basses, condi-tions dans lesquelles les physiciens réali-sent aujourd’hui leurs expériences.La « théorie quantique des champs *» per-mettait de calculer la variation de l’intensité d’une interaction en fonction de l’énergie. Peu après la proposition de Glashow et Georgi, ce dernier réalisa ce calcul, avec Weinberg et Helen Quinn, de l’université de Californie, pour les trois forces non gra-vitationnelles [3]. Ils trouvèrent que leurs intensités variaient avec l’énergie, de sorte qu’elles devaient avoir la même intensité pour une énergie cent mille milliards de fois plus grande que celles auxquelles des expériences avaient été réalisées.Nous savons aujourd’hui que ces calculs n’étaient pas assez précis pour démontrer

l’unification. Des mesures plus précises de l’intensité des forces indiquent que celles-ci ne se rejoignent pas tout à fait à haute éner-gie. Nous savons aussi aujourd’hui que des théories qui vont au-delà du Modèle standard, la théorie qui décrit les particules connues ainsi que leurs interactions [4], entretiennent l’espoir d’une unifi-cation des forces et, partant, de la découverte de la « théorie du Tout ». L’un de ces modèles, la « supersymétrie », qui associe une nouvelle particule « supersymétrique » à chaque particule du Modèle stan-dard, est à ce titre très intéressant [fig. 1] [5]. Dans les théories super-symétriques, élaborées dans les années 1970, les contributions de particules virtuelles permettent en effet aux forces non gravitation-nelles de s’unifier à très haute énergie. Nous ne savons pas à ce jour si des particules supersymétriques existent vraiment, mais nous espérons que de futures expériences permettront de trancher.De façon remarquable, à l’énergie très élevée à laquelle les forces non gravitationnelles semblent s’unifier, même la gravité a une

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Le modèle supersymétriqueFig.1 Le modèle supersymétrique Modèle standard

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Énergie(en giga-électronvolt)

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PARTICULE : ÉQUIVALENT SUPERSYMÉTRIQUE : • lepton • slepton • electron • selectron • quark • squark • top • stop • boson de jauge • gaugino • photon • photino • boson w • wino • boson z • zino • gluon • gluino • graviton • gravitino

* La théorie quantique des champs est une formulation des fluctuations quantiques des états de la matière et de ses interactions, compatible avec la relativité restreinte.

[2] H. Georgi et S. Glashow, Phys. Rev. Lett., 32, 438, 1974.

[3] H. Georgi et al., Phys. Rev. Lett., 33, 451, 1974.

[4] www-dsm.cea.fr/Dossiers/ModeleSTD/page.shtml

[5] P. Fayet, « La super-symétrie et l’unification des interactionsfondamentale, La Recherche, mars 1988, p. 334 ; « La supersymétrie, une piste sérieuse », La Recherche, janvier 2001, p. 29.

LA SUPERSYMÉTRIE est une extension du Modèle standard de la physique des particules. Selon cette théorie, chaque particule posséderait un équivalent supersymétrique très massif (tableau de gauche). En postulant l’existence de ces « sparticules », l’unification des forces fortes, faibles et électromagnétiques devient possible. Comme le montre le graphe de droite, en effet, elles ont alors toutes la même intensité d’interaction à très haute énergie.

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intensité comparable aux trois autres forces : cela laisse penser qu’elle pourrait être unifiée avec celles-ci. Avant d’y parvenir, nous devrons trouver une théorie de la gravitation plus générale encore que la relativité générale. Malgré ses succès indéniables, celle-ci ne serait pas la théorie ultime de la gravité, car elle ne s’applique pas à des distances extrêmement courtes. En fait, à des distances de l’ordre de la longueur de Planck (10-33 centimètre), la taille de l’Univers immédiatement après le Big Bang la description quantique du gra-viton n’est plus pertinente. Pour expliquer les tout premiers instants de l’Univers, ou, ce qui revient au même, les phénomènes physiques à très haute énergie, nous devons donc trouver une théorie de la gravitation s’appliquant au-dessous de l’échelle de Planck.

Vibrations et membranes La « théorie des cordes » est considérée comme la meilleure candidate pour atteindre cet objectif. En théorie des cordes, la nature de la matière diffère radicalement des approches traditionnelles de la physique : les objets les plus élémentaires sont des boucles unidimensionnelles, ou « cordes », en vibration dont la longueur est la longueur de Planck [fig. 2]. Contrairement aux cordes d’un violon, celles-ci ne sont pas composées d’atomes, eux-mêmes composés d’électrons et de noyaux, eux-mêmes composés de quarks. En fait, c’est exactement le contraire : toutes les particules connues sont produites par les vibrations de ces cordes.Cette théorie avance également des idées provocantes sur la nature de l’espace. En effet, ses prévisions n’ont de sens que si l’espace contient plus de trois dimensions. Selon les modèles considérés, il y en aurait neuf ou dix, voire davantage.Initialement, les théoriciens pensaient ne devoir utiliser que des cordes fondamentales, dont les différents modes de vibration pro-duisaient l’ensemble des particules. Mais, depuis la fin des années 1990, ils ont compris qu’ils devaient prendre en compte d’autres objets afin d’expliquer l’organisation des particules connues et leur dynamique : les « branes ». Ces branes sont des sortes de membra-nes qui s’étendent dans plusieurs dimensions de l’espace. Elles peu-vent piéger les particules et les forces qui, du coup, ne « ressentent » plus ce qu’il se passe dans les autres dimensions.La théorie des cordes n’est pas la seule tentative d’unification de la mécanique quantique et de la gravitation. La « gravité quanti-que en boucles », par exemple, qui a été inventée vers le milieu des années 1980, a la même ambition. La théorie des cordes est toute-fois la plus prometteuse, car elle embrasse les prévisions de la rela-tivité générale, de la mécanique quantique et de la physique des particules ; elle permettrait en outre d’étendre la physique à des domaines de distance et d’énergie pour lesquels les théories concur-rentes sont inadaptées. Bien qu’elle ne soit pas encore assez déve-loppée pour que l’on puisse tester son efficacité dans ces condi-

tions insaisissables, elle a d’ores et déjà permis l’obtention de résultats qui appor-tent un éclairage intéressant sur des pro-blèmes relatifs à la gravitation quantique et à la physique des particules.L’un des plus grands succès de la théorie des cordes comme théorie de la gravitation quantique concerne les trous noirs. En 1996,

Andrew Strominger et Cumrun Vafa, deux théoriciens de l’univer-sité Harvard, ont fabriqué à l’aide de branes un objet correspondant à un trou noir [6]. Ils ont ensuite compté le nombre d’assemblages différents permettant d’obtenir le même résultat : ce nombre indique la quantité d’information que peut contenir l’objet. Or ils ont retrouvé de cette façon un résultat obtenu dans les années 1970 par Stephen Hawking et Jacob Bekenstein, alors tous les deux à l’université de Cambridge, qui avaient réalisé des calculs de thermodynamique sur les trous noirs. C’est une preuve que la théorie des cordes permet de décrire au moins certaines propriétés de l’Univers.

La nature de la gravitationEn 1997, Juan Maldacena, à l’époque à l’université Harvard, formula une idée tout aussi excitante concernant la gravitation, dont nous n’avons pas encore compris toutes les conséquences. Il a démontré qu’une théorie particulière de la gravitation contient la même infor-mation qu’une théorie qui prenait en compte les autres types de for-ces mais pas la gravitation [7]. En d’autres termes, si l’on souhaite effectuer un calcul dans le cadre d’une de ces théories, il existe en principe un calcul correspondant dans l’autre théorie qui donne la solution. En outre, sa théorie « non gravitationnelle » appliquée sur une surface particulière de l’espace serait complètement équivalente à sa théorie gravitationnelle dans l’espace de dimension plus élevée délimité par cette surface. Cette découverte semble indiquer quelque chose de fondamental sur la nature même de la gravitation. Là encore, la recherche d’une « théorie du Tout », bien qu’elle n’aboutisse pas complètement, nous permet des avancées déterminantes.Un autre résultat des dix dernières années a été une meilleure compré-hension des liens qui existent entre les différentes versions de la théo-rie des cordes. Au milieu des années 1990, on disposait en effet de cinq variantes, chacune décrivant des interactions différentes. Grâce notam-ment aux travaux d’Edward Witten, de l’Institut des études avancées de Princeton, nous savons désormais que ces cinq théories, apparem-ment différentes, ont le même contenu physique [8]. Witten en a déduit l’existence d’une théorie plus fondamentale, qu’il a baptisée

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LE POSTULAT DE BASE de la théorie des cordes est que les objets les plus élémen-taires de l’Univers ne sont pas des particules mais des cordes infinitésimales, ouvertes comme un cheveu ou fermées comme un élastique. Le mode de vibration de ces cordes conférerait les propriétés des particules que l’on observe. Plus le nom-bre de crêtes et de creux s’inscrivant entre les deux extrémités d’une corde (sché-mas ci-dessus de gauche à droite) est grand, plus la particule est énergétique.

Des cordes aux particulesFig.2

[6] A. Strominger et C. Vafa, Phys. Rev. Lett. B, 379, 99, 1996.

[7] J. Maldacena, Black Holes and String Theory, APS Meeting, avril 1997.

[8] E. Witten, Nucl. Phys. B, 471, 135, 1996.

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« théorie M », qui rassemblerait dans un même cadre la « supergravité » à onze dimensions et les différentes expressions de la théorie des cordes.Ainsi, même si la théorie des cordes a souvent été présentée comme la « théorie du Tout », nous devons nous rendre à l’évidence : ce n’est pas la théorie la plus générale. Alors qu’initialement les physiciens espéraient que cette théorie per-mettrait de faire des prédictions univoques sur les propriétés de l’Univers, ils se sont aperçus qu’il existe de nombreux modèles, chacun conte-nant différentes forces, différentes dimensions et différentes combi-naisons de particules. La théorie M et les branes augmentent consi-dérablement le nombre de manières dont la théorie des cordes permet de décrire l’existence des particules et des forces.

Des dimensions enrouléesUn autre exemple est l’incapacité de la théorie des cordes à expliquer pourquoi la géométrie de notre Univers est telle que nous l’observons. Les théoriciens des cordes ont longtemps pensé (beaucoup le pensent encore) que les dimensions supplémentaires de l’espace étaient compactées sur de très courtes distances, et enroulées les unes sur les autres, formant une structure appelée « espace de Calabi-Yau ». Or, il existe a priori un très grand nombre d’espaces de Calabi-Yau. Avec certains d’entre eux, on retrouve bien les trois familles de particules élémentaires décrites par le Modèle standard, identifiées dans les expé-riences. Mais avec d’autres, il peut y avoir plusieurs centaines de familles de particules élémentaires. Aucune théorie ne permet de choisir un

espace de Calabi-Yau en particulier, celui qui donnerait sa géométrie à notre Univers.En 1999, avec Raman Sundrum, de l’université Johns-Hopkins, nous avons trouvé une autre explication de l’arrangement des dimensions sup-plémentaires. Nous avons démontré que, si les dimensions spatiales ordinaires sont correcte-ment courbées – comme le postule la théorie de la relativité d’Einstein en présence d’un certain type d’énergie –, les dimensions supplémentaires peuvent être « cachées » même si leur taille est

infinie [9]. En raison de la courbure de l’espace et du temps, la gra-vitation est alors localisable dans ces dimensions supplémentaires, même si, en principe, elle peut s’étendre à l’infini.Ces exemples montrent que nous avons encore des progrès à faire pour comprendre pourquoi les particules et les interactions déduites de la théorie des cordes ont les propriétés que nous observons dans notre monde. Nous comprendrons peut-être pourquoi certaines manifestations de la théorie des cordes prennent le pas sur les autres, mais bien que sa formulation sous-jacente soit une théorie unique, la théorie des cordes, dans son état actuel de développement, ne per-met pas de prédire toutes les caractéristiques de l’Univers.Pour conclure, il est sans doute trop ambi-tieux de chercher à découvrir directement une « théorie du Tout ». Les progrès vien-dront davantage d’une compréhension plus fine des principes directeurs carac-térisant une théorie fondamentale, mais aussi de la recherche de solutions à des problèmes moins abstraits pour lesquels on peut faire des expériences. Des avancées graduelles devraient ainsi guider les physiciens qui cherchent une manière de raccor-der la théorie des cordes à notre monde.Si les théories que certains physiciens et moi-même avons avan-cées sont correctes, nous en saurons probablement plus sur les dimensions cachées de l’Univers une fois que le grand collision-neur de hadrons du CERN, près de Genève, sera opérationnel, après 2007 [10]. Des signes de l’existence des particules super-symétriques pourraient aussi être identifiés. J’ignore si nous allons trouver un jour les réponses à toutes nos questions ou découvrir une théorie unificatrice. Je suis en revanche certaine que ces recherches continueront de nous rapprocher d’une meilleure compréhension des lois fondamentales de la nature.

Lisa Randall est professeur de physique théorique à l’université Harvard. [email protected]

Cet article a été traduit de l’américain par Muriel Valenta.

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Daniela Wuench, The Inventor of the 5th Dimension: Theodor Kaluza, his Work and Life, Termessos Verlag, à paraître. Carlos Calle, Supercordes et autres ficelles, Dunod, 2004. Stephen Hawking, The Theory of Everything : The Origin and Fate of the Universe, New Millenium Audio, 2002. Qu’est-ce que l’Univers? Université de tous les savoirs, dirigé par Yves Michaud, Odile Jacob, 2001. « Prouver la théorie des cordes ? », La Recherche, juin 2001, p. 24.

POUR EN SAVOIR PLUS

Ils ont étudié la questionFIGURES

ALBERT EINSTEIN (1879-1955), physicien allemand natura-lisé Suisse, puis Américain, fut l’un des premiers à se pen-cher sur le problème de l’unification des forces. En vain, il chercha pendant trente ans à unifier les deux forces

connues à l’époque : la gravité et l’électromagnétisme.

THEODOR KALUZA (1885-1954), mathématicien alle-mand, fut le premier à proposer l’existence de dimen-sions spatiales cachées afin d’unifier la gravité et l’électromagnétisme. Cette idée sera reprise plusieurs dizaines d’années plus tard par les théoriciens des

cordes.

STEVEN WEINBERG (né en 1933), physicien nucléaire amé-ricain, partagea en 1979 le prix Nobel de physique avec Abdus Salam et Sheldon Glashow pour la formulation de la théorie électrofaible, qui unif ie l’électro-magnétisme et la force nucléaire forte.

JUAN MALDACENA (né en 1968), physicien argentin, est l’un des théoriciens des cordes les plus réputés. Ses travaux sur les trous noirs, notamment, ont permis à cette théorie d’enregistrer l’un de ses plus francs suc-

cès en tant que théorie de la gravitation quantique.

CETTE STRUCTURE GÉOMÉTRIQUE, appelée « espace de Calabi-Yau », pourrait contenir les dimensions cachées de l’espace prédites par la théorie des cordes.

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[9] L. Randall et R. Sundrum, Phys. Rev. Lett., 83, 3370, 1999.

[10] I. Antoniadis, « Les expériences ne sont plus hors de portée », La Recherche, juin 2001, p. 25.