32%105258 eco 08-09-2017 p16-p17-3 - open media hubmentaire, mais mon projet n’a pas obtenu les...

2
LES ÉCO - VENDREDI 8 SEPTEMBRE 2017 Reportage 16 N ous sommes à Farah Es- salam, quartier périphé- rique de la ville de Casa- blanca. Yasser* fait partie des nombreux réfugiés sy- riens vivant dans cette cité-dortoir. Il s’est installé au Maroc avec sa fa- mille il y a moins d’une année, Yet a déjà trouvé ses repères casa- blancais. Au moment de notre première rencontre, une voiture de police s’arrête. Un commissaire s’adresse à Yasser : «Où se trouve le siège de l’arrondissement admi- nistratif?», demande le gradé de la police. «Allez tout droit et tournez à gauche», répond, avec assu- rance, ce Marocain d’adoption. Yasser et les familles syriennes participent à la vie de ce quartier. Ces réfugiés partagent leur quoti- dien avec d’autres catégories vul- nérables. À Farah Essalam vit éga- lement une communauté de migrants économiques issus de pays subsahariens ainsi que des nationaux. Nos rencontres avec des membres de la communauté syrienne à Casablanca, Rabat ou Tanger ont permis de lever le voile sur le vécu de cette population, loin du cliché dominant réduisant cette population à des mendiants au niveau des carrefours ou de- vant les mosquées. La réalité est bien plus complexe. Leur statut ju- ridique flou les condamne à une précarité économique. Ils sont partagés entre des petits boulots et l’attente de rejoindre l’Europe via Melilia. En attendant de retour- ner dans leur pays, d’autres Sy- riens ont construit des success- stories marocaines. Deux trajectoires Fouad, 37 ans, est un homme d’af- faires syrien installé au Maroc de- puis 2012. En quelques années, il a ouvert, avec ses deux frères, trois restaurants syriens. La famille de Fouad revient de loin. Durant l’hi- Les Syriens, leur destin marocain l Les Syriens au Maroc font l’objet d'une série de stéréotypes. Leur séjour n’est pas de tout repos. Nous sommes allés à la rencontre de cette population pour décrire leur vécu, loin des clichés. Scènes de vie d’un exil marocain. Réfugiés ver 2012, le jeune homme issu d’une riche famille damascène laisse tout derrière lui pour fuir la guerre. «Nous avons pris un billet d’avion pour Beyrouth, puis un deuxième vers Alger. Notre objec- tif final était d’arriver au Maroc», se rappelle-t-il. L’escale algérienne est pénible et ravive en lui des souve- nirs douloureux. «Les autorités de ce pays se sont mal comportées avec nous. Nous n’étions pas les bienvenus. C’était une étape à ou- blier pour ma famille». Fouad et les siens traversent clandestinement la frontière maroco-algérienne. «L’accueil des Marocains est nette- ment plus chaleureux, nous sommes transférés par autocar vers Rabat », raconte-t-il. À son ar- rivée, il travaille dans plusieurs res- taurants syriens, avant de lancer il y a quelques mois son propre commerce. «Contrairement à ce que pensent les Marocains, les Sy- riens sont un peuple de travail- leurs. On préfère gagner notre vie dignement», affirme-t-il avec un brin de colère. Fouad refuse d’être qualifié de «réfugié». «Je suis un in- vestisseur», clame-t-il, en nous brandissant sa carte de résident marocaine. Faute d’une carte de réfugié délivrée par les autorités, 3.000 Syriens ont d’ailleurs de- mandé des cartes de séjour lors de l’opération de régularisation ex- ceptionnelle de 2013. «La cam- pagne a bénéficié à des per- sonnes relevant en principe d’autres catégories, c’est le cas no- tamment des étudiants et des ré- fugiés syriens, qui devraient nor- malement bénéficier d’une protection, ce que le HCR réclame depuis des mois aux autorités ma- rocaines», observait la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) dans son rapport consacré à cette campagne. À l’ouverture de la deuxième opéra- tion en septembre 2016, nous avons rencontré des familles sy- riennes venant déposer leurs de- mandes de carte de séjour. Un deuxième exil Depuis 2014, les Syriens arrivés au Maroc se lancent dans une vague de départ vers Melilia pour attein- dre ensuite le continent européen, plus précisément l’Allemagne. «Je ne pense pas à partir. Si je quittais le Maroc ce serait vers la Syrie libé- rée», affirme Fouad. « Un deuxième lll Confrontés à un désarroi économique et social et en l’absence d’un statut clair au Maroc, des milliers de familles ont changé de continent pour la troisième fois en quelques mois. SOURCE : HCR SOURCE : HCR

Upload: others

Post on 17-Jul-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: 32%105258 eco 08-09-2017 p16-p17-3 - OPEN Media Hubmentaire, mais mon projet n’a pas obtenu les financements supplé-mentaires pour son aboutisse-ment», avance-t-il.Cet enseignant

LES ÉCO - VENDREDI 8 SEPTEMBRE 2017

Reportage16

Nous sommes à Farah Es-salam, quartier périphé-rique de la ville de Casa-blanca. Yasser* fait

partie des nombreux réfugiés sy-riens vivant dans cette cité-dortoir.Il s’est installé au Maroc avec sa fa-mille il y a moins d’une année, Yeta déjà trouvé ses repères casa-blancais. Au moment de notrepremière rencontre, une voiturede police s’arrête. Un commissaires’adresse à Yasser : «Où se trouvele siège de l’arrondissement admi-nistratif?», demande le gradé de lapolice. «Allez tout droit et tournezà gauche», répond, avec assu-rance, ce Marocain d’adoption.Yasser et les familles syriennesparticipent à la vie de ce quartier.Ces réfugiés partagent leur quoti-dien avec d’autres catégories vul-nérables. À Farah Essalam vit éga-lement une communauté demigrants économiques issus depays subsahariens ainsi que des

nationaux. Nos rencontres avecdes membres de la communautésyrienne à Casablanca, Rabat ouTanger ont permis de lever le voilesur le vécu de cette population,loin du cliché dominant réduisantcette population à des mendiantsau niveau des carrefours ou de-vant les mosquées. La réalité estbien plus complexe. Leur statut ju-ridique flou les condamne à uneprécarité économique. Ils sontpartagés entre des petits boulotset l’attente de rejoindre l’Europevia Melilia. En attendant de retour-ner dans leur pays, d’autres Sy-riens ont construit des success-stories marocaines.

Deux trajectoiresFouad, 37 ans, est un homme d’af-faires syrien installé au Maroc de-puis 2012. En quelques années, il aouvert, avec ses deux frères, troisrestaurants syriens. La famille deFouad revient de loin. Durant l’hi-

Les Syriens, leur destinmarocain l Les Syriens au Maroc font l’objet d'une série de stéréotypes. Leur séjour n’estpas de tout repos. Nous sommes allés à la rencontre de cette population pourdécrire leur vécu, loin des clichés. Scènes de vie d’un exil marocain.

Réfugiés

ver 2012, le jeune homme issud’une riche famille damascènelaisse tout derrière lui pour fuir laguerre. «Nous avons pris un billetd’avion pour Beyrouth, puis undeuxième vers Alger. Notre objec-tif final était d’arriver au Maroc», serappelle-t-il. L’escale algérienne estpénible et ravive en lui des souve-nirs douloureux. «Les autorités dece pays se sont mal comportéesavec nous. Nous n’étions pas lesbienvenus. C’était une étape à ou-blier pour ma famille». Fouad et lessiens traversent clandestinementla frontière maroco-algérienne.«L’accueil des Marocains est nette-ment plus chaleureux, noussommes transférés par autocarvers Rabat», raconte-t-il. À son ar-rivée, il travaille dans plusieurs res-taurants syriens, avant de lancer ily a quelques mois son proprecommerce. «Contrairement à ceque pensent les Marocains, les Sy-riens sont un peuple de travail-

leurs. On préfère gagner notre viedignement», affirme-t-il avec unbrin de colère. Fouad refuse d’êtrequalifié de «réfugié». «Je suis un in-vestisseur», clame-t-il, en nousbrandissant sa carte de résidentmarocaine. Faute d’une carte deréfugié délivrée par les autorités,3.000 Syriens ont d’ailleurs de-mandé des cartes de séjour lorsde l’opération de régularisation ex-ceptionnelle de 2013. «La cam-pagne a bénéficié à des per-sonnes relevant en principed’autres catégories, c’est le cas no-tamment des étudiants et des ré-fugiés syriens, qui devraient nor-malement bénéficier d’uneprotection, ce que le HCR réclamedepuis des mois aux autorités ma-rocaines», observait la Fédérationinternationale des droits del’Homme (FIDH) dans son rapportconsacré à cette campagne. Àl’ouverture de la deuxième opéra-tion en septembre 2016, nousavons rencontré des familles sy-riennes venant déposer leurs de-mandes de carte de séjour.

Un deuxième exilDepuis 2014, les Syriens arrivés auMaroc se lancent dans une vaguede départ vers Melilia pour attein-dre ensuite le continent européen,plus précisément l’Allemagne. «Jene pense pas à partir. Si je quittaisle Maroc ce serait vers la Syrie libé-rée», affirme Fouad. «Un deuxième

lll

Confrontés àun désarroiéconomique etsocial et enl’absence d’unstatut clair auMaroc, desmilliers defamilles ontchangé decontinent pourla troisièmefois enquelques mois.

SOURCE : HCR SOURCE : HCR

Page 2: 32%105258 eco 08-09-2017 p16-p17-3 - OPEN Media Hubmentaire, mais mon projet n’a pas obtenu les financements supplé-mentaires pour son aboutisse-ment», avance-t-il.Cet enseignant

mentaire, mais mon projet n’a pasobtenu les financements supplé-mentaires pour son aboutisse-ment», avance-t-il. Cet enseignantcultivé et polyvalent vit désormaisdans un studio dans la périphériede Rabat. Il a dû quitter son appar-tement du centre de la capitale.

Ce syrien croule sous lesdettes, il doit payer desarriérés de loyers d’uneannée. «Je n’ai plus trople choix : dès la premièreoccasion, je partirai àMelilia comme beau-coup de mes compa-triotes», promet-il. Pourfinancer le périple, il fautpayer aux passeurs

entre 6.000 et 14.000 DH par per-sonne. Omar Naji, membre de l’As-sociation marocaine des droits del’Homme à Nador, ville-frontièreprès de Melilia, a observé durantdes mois cette situation : «Actuel-lement, on compte une dizaine depassages par semaine contre 50

À Figuig, un mort et des blessures

Durant cet été, une dizaine de familles syriennes ont été bloquées à la frontière maroco-algérienne. Les deux paysse renvoient la balle, condamnant ces Syriens fuyant la guerre à vivre en plein désert, dans des conditions extrêmes.Un drame a fini par se produire: un bébé de quelques mois a été mortellement mordu par un scorpion. Après plu-sieurs annonces tant du côté marocain qu’algérien et diverses interventions au niveau de l’ONU, le roi MohammedVI annonce le 20 juin 2017, l’accueil des familles bloquées à la frontière. Cet épisode tragique a laissé des traces, lafrontière est désormais difficilement franchissable pour les Syriens venant d’Algérie. «Les passages à la frontière Estse font très rares», observe Hassan Ammari, défenseur des migrants à Oujda, ville frontalière avec l’Algérie.

du destin. Pour soutenir cette po-pulation en difficulté, le Haut-com-missariat aux réfugiés (HCR) auMaroc, en collaboration avec unmaillage associatif local, contribueà la création d’activités généra-trices de revenus. L’Associationmarocaine d’appui à la promotion

de la petite entreprise (AMAPPE) aapporté un soutien à plusieursprojets de familles syriennes. AbouIlyas faisait partie des bénéficiairesavec un projet de commercialisa-tion d'huile d’olive. «J’ai frappé àtoutes les portes. J’ai lancé une ac-tivité de distribution dans l’agro-ali-

lll

Depuis 2014,les Syriensarrivés auMaroc selancent dansune vague dedépart versMelilia pouratteindreensuite lecontinenteuropéen, plusprécisémentl’Allemagne.

LES ÉCO - VENDREDI 8 SEPTEMBRE 2017 17

Reportage

par jour en 2015 et 2016». La fer-meture des routes clandestines depassage via la frontière avec l’Algé-rie empêche l’accès des Syriensau Maroc (voir-encadré). Retour àFarah Essalam à Casablanca.Amine, Syrien fraîchement arrivéau Maroc depuis l’Algérie, se pré-pare à rejoindre son travail. «Je suisprothésiste dentaire. Beaucoup deSyriens travaillent dans ce do-maine», explique-t-il. Son séjourmarocain n’est perçu que«comme une étape pour rejoindrel’Europe». Et de conclure : «AuMaroc, nous n’avons aucun statutclair. Nous préférons tenter notrechance en Europe». l

PAR SALAHEDDINE LEMAIZI

[email protected]

*Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des réfugiés

** Ce reportage a bénéficié d’une bourse d’Open Media Hub pour les lauréats du Migration Media Award 2017.

exil n’est pas envisageable pourmoi», confie-t-il. Beaucoup n’ontpas la chance de Fouad. Confron-tés à un désarroi économique etsocial et en l’absence d’un statutclair au Maroc, des milliers de fa-milles ont changé de continentpour la troisième fois en quelquesmois. En 2015, 5.000 Syriensavaient quitté le Maroc pour rejoin-dre la ville occupée de Melilia. En2016, ils étaient 3.900 à avoir em-prunté ce chemin. Abou Ilyas, 62ans, devrait les rejoindre durant lesprochains mois. Cet enseignantde langue arabe et traducteur estarrivé au Maroc en 2013. Marié àune Marocaine, il a «tout naturelle-ment choisi le Maroc, sa deuxièmepatrie», insiste-t-il. «J’ai obtenu unpermis de séjour de dix ans auMaroc, mais je ne trouve pas detravail», regrette-t-il. Durant sespremières années marocaines, il apu vivre grâce à ses économies etun travail dans l’enseignementprivé. «La délégation de l’enseigne-ment à Rabat a demandé à l’éta-blissement où je travaillais de sus-pendre mon contrat car j’étaisétranger et que j’avais dépassé les60 ans. Depuis, je vis de petitesmissions de traduction», relate-t-il.La dégradation de la situation fi-nancière déteint sur sa famille. «Mafemme m’a quitté et j’ai dû envoyermon fils en Europe depuis Meliliapour suivre ses études», déplore-t-il. L’homme a fait face à l’adversité

3.000 Syriens ont demandé des cartesde séjour lors de l’opération de régula-risation de 2013.

SOURCE : CNDHSOURCE : HCR

LES FAMILLES SYRIENNES BLOQUÉESENTRE LE MAROC ET L'ALGÉRIEREGAGNENT LE MAROC.