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Patryk Niezewski Ma copine-tortue Tome 17 : Jusqu’en Justice

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Page 1:  · 3 Nouvelle Page n° VERSION PSEUDO-PARFAITE 6 GRANDE PEUR 10 DÉLIVRANCE 13 ANTECHRIST 16 L’EXPERTE 18 NEUVIÈME ÉPOUSE 20 REMPLAÇANT DE TUTELLE 22 PISTOLET DANS LA RUE 27

Patryk Niezewski

Ma copine-tortue

Tome 17 : Jusqu’en Justice

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Les petits pas de Gérard et Patricia, amoureux l'un de l'autre sans se l'avouer. Sous mille va-riantes, la même petite histoire, miraculeuse. Il s’agit ici encore de petites historiettes sans aucune importance, train-train d’écriture en roue libre. Pour libérer l’esprit et continuer à rêver, à inventer.

Christophe Meunier, 2013-2014

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Nouvelle Page n° VERSION PSEUDO-PARFAITE 6 GRANDE PEUR 10 DÉLIVRANCE 13 ANTECHRIST 16 L’EXPERTE 18 NEUVIÈME ÉPOUSE 20 REMPLAÇANT DE TUTELLE 22 PISTOLET DANS LA RUE 27 COMPLICITÉ 30 OISEAU VOYAGEUR 33 MESSAGE D’OUTRE-TOMBE ? 35 ARMAGEDDON 37 POUR LE ZOO MARTIEN 39 ENTREVUE INVERSÉE 41 BROYÉ 43 CANCER 46 ORTHOGRAPHE PARA-MÉDICALE 47 AURÉOLE AU CINQUIÈME ÉTAGE 49 NOBLE TUTELLE EN STAGE 51 GRAND GAIN AU LOTO 54 EXIGENCE DE FERMER LE MAGASIN 57 TÉLÉPATHIE 60 COPINE D’ENFANCE 63 INVASION 65 MIGRAINE 66 BINÔME TUTELLE 68 COMPTE-RENDU EXTÉRIEUR 72 MAQUILLAGE CRIMINEL 74 BOOSTER LA CREVURE 78 DÉFINITION BIPOUTRE 84 FOLLE POUR RESTER ? 87 L’AFFAIRE DU CHÈQUE JAMAIS ENCAISSÉ 88 BOUTEILLE À LA MER 90 RECONDUITE 93 LA PETITE QUE J’AI REMPLACÉE 95 AIDE DE COMMERCE 101 TUTELLE GENTILLE ? 105 SUICIDAIRE AVEU 110 LA FIN, VUE PAR ELLE 113 DIFFICILE CHEMIN VERS LE PARADIS 116 ACCUEIL 118 COINCÉS 122 ENTREVUE ARMÉE 126 TROCARD MÉDULLAIRE 128 MISSION À L’HÔPITAL 130 SALE GOSSE 135 LUI EXPLIQUER LE FOOTBALL ET LE MONDE 137 CONVERSATION DANS MON DOS 143 UNE AMITIÉ SEMI-SIMPLE 145 « SELF-SERVICE MATRIMONIAL » 148 DANSE OBLIGATOIRE 149 LE JOUR DE L’ABSURDE 151 EN FACE, SIMPLEMENT 154 DERRIÈRE UNE BURQA 159 PHOTO 163 À L’AIDS 164

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SECOND SEMI-DÉCOINÇAGE 166 VARIANTE D’ANNIVERSAIRE 169 VARIANTE DE PAS TRÈS TARDIF 171 AUTRE PAS TRÈS TARDIF 174 SEVEN SECONDS AWAY 177 L’ENTREVUE TANT REDOUTÉE 180 LE BAL DE LA DERNIÈRE CHANCE 182 DISCUSSION AVANT ENTREVUE 186 PARLER POUR NE RIEN DIRE ? 188 L’EXISTENCE EN QUESTION 191 DURE SORTIE DU SILENCE 192 CABINE DU HAUT DE RUE SAINT-JEAN 195 ADIEUX EN FACE 197 SUITE D’ADIEUX 200 NETTOYAGE EXPLOSIF 202 AVANT LA FIN EN PRISON 203 UN PROJET DE VACANCES TRÈS COMPLIQUÉ 206 DIFFICULTÉ DE PARTIR 208 PRÉLIMINAIRES 211 AVANT LA GUERRE 213 SEMI-MONOLOGUE AU RESTAURANT 215 DIALOGUE À L’ENVERS 218 LETTRE AU RALENTI 220 LOGIQUE FÉMININE ? 224 DERRIÈRE VOUS ! 227 CONVALESCENCE 231 AVANT L’ÉCHÉANCE DES 30 ANS 232 L’AVENIR, VU À DEUX 233 EXERCICE DE PAROLE 237 LETTRE FINALE 239 LE CONCURRENT AMÉRICAIN 242 JOUR 1 DU NOUVEAU MONDE 244 RÊVE DE MARIAGE 248 LA SEMAINE, VUE DE L’AUTRE CÔTÉ 249 LE CRÉATEUR SE FÂCHE 251 TÉMOIGNE OCULAIRE D’INVASION ? 252 3 POUR, 3 CONTRE 254 PATRICIA RACONTE TOUT, À LA FIN 257 DEVOIR PARLER DE SOI ? 266 LIBÉRER LE MONSIEUR GENTIL 269 ECRIT-ELLE UN ROMAN ? 275 PRIX NOBEL DE MÉCHANCETÉ 279 SACRILÈGE ! 280 ET 3 ZOPLA POUR MANEMOISELLE 282 CINÉMA ET DRAGUE EN RÈGLE 287 INVITATION AU CINÉMA, INVITATION MORTELLE 294 URGENT : POUR NOUS SAUVER DE LA FAILLITE ! 297 LA CREVURE ET LE CREVARD 299 TRANSCRIPTION JUDICIAIRE 304 VU PAR PATRYCJA, INDIRECTEMENT 306 LES DEUX PERSONNAGES EN ELLE 314 AUX ARCHIVES MUNICIPALES 315 PLAINTE POUR VIOL 319 DÉCROISSANCE DE PETITE FORTUNE 324 LE PLUS GRAND LIEU COMMUN DU MONDE 327 VISITE D’INSPECTION 333 CONFÉRENCE RELIGIEUSE 341 CE MESSAGE S’AUTO-DÉTRUIRA… 344 EXTERMINATION 346 LECTURE ORALE SACRÉE 349

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MESSIE SUR MESURE 352 NON-SIGNIFICATIVITÉ 355 MISSION DÉMOCRONDE 357 LE COPAIN NON-SIGNIFICATIF 358 ORGASME DE « JUSTICE » 361

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VERSION PSEUDO-PARFAITE Après trois ans et demi de visites anonymes à sa petite pâtissière adorée, Gérard a franchi le pas, osé déclarer sa tendresse. Enfin, plus exactement, il a finalement bâti le scénario idéal, pour toutes les éventualités – qu’elle soit secrètement amoureuse de lui (comme il avait cru à tort sa sosie Lucie amoureuse de lui…) ou qu’elle soit « libérée », avec des centaines d’amants (comme Lucie il y a cinq ans). Ce scénario était le suivant : 1/ Il allait l’inviter au restaurant, elle et son petit ami (éventuel) 2/ Il allait lui exposer deux points :

A) Il tenait à lui laisser ses coordonnées (nom, prénom, adresse, téléphone – au travail parce qu’il n’avait pas le téléphone chez lui), car il faisait partie des personnes qui feraient n’importe quoi pour l’aider, elle, si elle avait besoin un jour. Acceptait-elle ce petit papier ?

B) Il demandait si elle accepterait un tel repas au restaurant une fois par an (au moins), avec lui, même quand elle ne travaillerait plu’ dans ce magasin. Simplement pour parler de sa vie à elle, de son futur mariage, de ses probables enfants, son quotidien.

Et, si elle venait seule, si elle était émue aux larmes par ces deux points, il envisageait un troi-sième point :

C) Il expliquerait que, si on lui avait demandé hier « combien de filles sont amoureuses » de lui, il aurait répondu zéro, ou bien une (sa petite pâtissière adorée, qui lui faisait ces merveilleux sourires timides), mais ce n’était pas possible puisqu’elle était la plus merveilleuse du monde et lui : un « rien du tout ».

Dire cela était un moyen d’à la fois expliquer « je suis amoureux de vous » et demander « êtes-vous amoureuse de moi ? sans doute non mais je voulais être sûr ». Voilà, c’était solide et pur, avec la désillusion probable : envisagée à plusieurs niveaux – refus du repas (initial, d’emblée), refus de l’adresse, refus de la revoyure chaque année, bien sûr pas amou-reuse de lui, éventuellement interdiction qu’il revienne à la pâtisserie maintenant. Il aurait en tout cas cessé de mentir par omission, et il se serait comporté en mâle honnête (quoique avec retard) si par miracle elle était amoureuse de lui (aussi, comme lui l’était d’elle). Bien sûr, il aurait pu proposer ça le premier ou dixième jour, bien avant ce 150e, mais… il avait cru qu’elle ne faisait que passer, dans cet emploi, avant d’épouser un milliardaire. Ce n’est que « la prolongation » surprenante de cette situation qui l’amenait à envisager de… la « déranger », pardon. Ou la consoler si elle était triste et seule, oui, pardon. Et aveugle, accueillant les amoureux même très laids, pardon. Enfin, ce 4 Septembre-là, il s’est lancé. Pendant qu’elle emballait le flan, petite chérie : – Manemoiselle, je voulais vous demander (pardon) : est-ce que vous accepteriez un repas au restau-rant ? avec votre petit ami éventuel, bien sûr… Il avait pensé qu’elle allait rougir, garder le silence, bégayer qu’elle ne savait pas, qu’elle de-vait demander à son homme. Mais… elle a hoché le menton, aussitôt ! Enfin, ça suggérait qu’elle était seule, et ça confortait puissamment l’hypothèse « amoureuse de ce simple client qu’il était, lui »… mais il y avait à l’évidence d’autres explications : elle serait dominante, seulement timide d’apparence, imposant à son amant (du moment) toutes les sorties qu’elle décidait, etc. Et ils se sont fixés rendez-vous le lendemain midi, samedi, devant le restaurant à côté de la pâtisserie. (Gérard y est passé en sortant de la pâtisserie, réserver une table) : – Pour combien d’couverts ?! – Euh, deux ou trois, je sais pas, probablement trois… – Vers quelle heure ?! – midi pile, environ… Mais quand le lendemain, le bus l’a déposé Rue Saint Jean, vers onze heures vingt, sa petite pâtissière était déjà là ! Devant le restaurant ! Il l’a rejointe, ému qu’elle soit venue seule, ou… – ‘Jour manemoiselle… Vous êtes venue seule ou… on attend votre copain ? Elle a cligné des yeux, baissé le menton, comme toute intimidée (ou coupable ou quoi, il n’y comprenait rien). – j… je v… viendu s… seule… ? « viendu » ? Oui, à sa façon à elle, elle aurait dû dire, « je viendre seule » (j… je v… viendhe s… seule…), mais elle avait peut-être été perturbée par son mot « venue », qui sonnait bien, correct, pardon. Hum. – On est très en avance, on… entre ? je sais pas si c’est ouvert déjà… Elle a fait Non, du menton. – Non, c’est pas ouvert encore ?

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– j… je s… sais pas… ? – Euh, vous disiez Non à quoi, alors ? – j… je peux p… pas m… manger… Mh ? Un ramadan catholique ou quelque chose ? – Mh ? Pardon, cette demande d’explication semblait la mettre au supplice. Comment annuler sa question ? Non, la réponse venait, péniblement : – j… je t… toute k… coincée, k… que s… c’est l… le jouh n… ne pluss impohtant n… ne toute ma vie… ?? – Pardon, oh… Et moi je vous dérange pile ce jour-là, pardon… On… on peut remettre à demain, si… Elle a fait Non. Oui, la laisser décider, organiser, pardon. – k… que s… ça sehait d… demain, n… ne jouh n… ne pluss impohtant… t… toute ma vie… ?? Est-ce qu’elle voulait dire qu’il la dérangeait très fort dans tous les cas, quel que soit le jour, ou bien… était-elle amoureuse de lui, voyant leur entrevue (non professionnelle) comme le sommet de son existence ? – et… et j… je va pas dih k… qu’est-ce y ne faut, j… je va v… vomih… – Oh… pardon, je… je m’excuse de… vous avoir troublée, autant, pardon… – p… pahdon… Et le silence. Elle regardait par terre. Elle était jolie… Et ses vêtements étaient gris et prudes, merveilleux, elle n’était visiblement pas là pour le séduire, non. (Il était déjà séduit). Hum. – Euh, ce qu’on peut faire, c’est… aller s’asseoir sur ce banc, là-bas, et… dans une demi-heure/une heure, on verra si ça va mieux, si on peut aller manger, ou non. – ou… ou v… vou’ allez m… manger, et… et moi j… je vou’ attende n… n’ici… Il a avalé sa salive. Ne pas répondre « c’est idiot », non, euh… – Le « but », de ce repas, euh… c’était… passer une heure avec vous… manemoiselle, se parler, se… dire les choses que… On est des silencieux, tous les deux, mais… après 150 rencontres… Elle a fait Oui, du menton, comme si elle avait compté aussi ! non, elle devait vouloir dire « Oui, on parle moins que les autres gens ». Hum. – Venez, on va s’asseoir sur le banc, là-bas… Et il a fait deux pas dans cette direction, pour l’inciter à bouger, et… toute tremblante perdue, elle a suivi. Son… ventre à elle a grogné, pardon. – p… pahdon… p… pahdon… – Pardon. Vous avez mangé ce matin ? – n… non, p… pahdon, j… je va v… vomih… – Oh, je suis désolé. C’est… à cause de ce rendez-vous que… ? – t… tout m… ma faute… k… que v… vous s… si gentil n… n’à n’infini… s… c’est moi t… tout ne faih m… mal… ? – Euh, je crois qu’on fait rien de mal, ni l’un ni l’autre. Au contraire, je… me dis que… il fallait qu’on s’explique, peut-être. Non ? Là, elle a rougi, très fort. Pardon. – Pardon. – p… pahdon, p… pahdon… ? Et ils arrivaient au banc, mais… pour elle, petite naine, c’était « haut », euh… Il s’est assis, en regardant de l’autre côté, pour ne pas donner l’air de regarder sous ses jupes pendant qu’elle es-caladait, pardon… Mais… ça a duré, et… – p… pahdon, j… je pas k… capabe, n… nulle, n… nulle… Oh… Debout contre le banc, elle était. Ayant échoué à monter dessus… Euh… – C’est pas votre faute, c’est… la mairie qui… fait les bancs trop hauts, pardon… Il allait dire « pour les enfants et les personnes de petite taille », mais il avait peur de la bles-ser. Euh, devait-il se lever, la prendre sous les aisselles et l’asseoir ? comme il aurait fait avec sa pe-tite sœur, autrefois ? Non, ce serait osé, sacrément, de la toucher, effleurer sa poitrine… Alors, pour ne pas être seul assis confortablement, et au-dessus d’elle, pardon, il… il est descendu, s’asseoir par terre… Et… elle a souri, elle s’est assise par terre, près de lui, adorable, mais toute toute petite à nou-veau. Hum. Silence. Il a sorti son portefeuille, l’a ouvert. – Manemoiselle, la première chose que… je voulais vous dire, vous… proposer, c’était ce papier… Ses coordonnées, oui. Allait-elle répondre son prénom ? Pourrait-il le demander sinon ?

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– j… j… Elle tenait, en tremblant, le petit papier qu’il lui avait donné. – j… je s… sais p… pas lih… p… pahdon… Et elle a fondu en larmes, pauvre chérie… Il aurait voulu se donner des baffes. Quel imbécile. Il avait bien entendu tous ces clients la traiter de handicapée mentale… il aurait au moins dû envisa-ger que… ce soit une connaissance de la situation, davantage qu’une insulte. Bien sûr, Lucie, der-nière de la classe, avait remonté la pente, été diplômée de l’Université, mais… Sa petite pâtissière pleurait, oh… – C’est seulement, manemoiselle : mes coordonnées. Je m’appelle Gérard Nesey, j’habite 2 bis Rue Miki Newbury, 59000 Lille. J’ai pas le téléphone chez moi, mais j’ai écrit là le numéro, à mon travail. – (snif, snif). – Je voulais vous dire… avec ces renseignements… : je fais partie des gens qui feraient n’importe quoi, pour vous aider, si vous avez besoin… un jour… Vous pourrez faire appel à moi… pas de pro-blème… – oh… oh… Elle ne semblait pas touchée mais comme « brisée », il n’y comprenait rien. – Et je demande rien en échange, je le jure. Juste c’est… une proposition d’aide… si vous avez be-soin, un jour… besoin d’argent, un peu, ou besoin de bras, pour porter des trucs, je sais pas… Elle semblait… immensément déçue, qu’est-ce que… ? – Ou besoin d’amitié… de proximité, je sais pas… Chaque mot qu’il disait semblait la faire souffrir davantage, pardon… Il se sentait désarmé, incapable de… de percevoir la logique féminine, ou… enfin, non, elle n’était pas « handicapée », euh… – Et… la deuxième chose, que je voulais vous dire, vous proposer, c’est, euh… Il a cru qu’elle voulait dire quelque chose, sur ce sujet ou le premier, avant. Mais non, elle avalait sa salive, simplement, difficilement. – Est-ce qu’on pourrait se voir, comme ça, vous et moi, une fois par an, au restaurant… Son ventre a encore grogné, pauvre chérie, et elle a pleuré, de honte, apparemment, oh… – Je veux dire : je savais pas que… le restaurant, ça peut être un problème… Enfin, quand j’étais petit, j’avais peur des restaurants, pleins de choses pas bonnes du tout, pardon… tout au fromage et au vin… Elle avait fermé les yeux, comme sous une douleur intense. Qu’est-ce que… ? Ou bien, par-don, c’était ses mots « quand j’étais petit »… – Pardon, je voulais dire : « quand j’étais enfant »… Elle sanglotait presque, et il avait envie de se donner des baffes. – Pardon, manemoiselle, je… sais pas comment dire : c’est merveilleux que vous soyez petite… Elle a fait Non. Et il s’est senti un peu plus bête encore. – Pardon. Elle a reniflé. Et encore. – p… pahdon, j… je dih… t… touss m… mal… j… je le savais… ? – Mh ? – et… et je pahle m… mal… p… pas possibe comp’endhe… Elle semblait au bord d’éclater en sanglots. Vite, essayer de rattraper, de changer de sujet : – Manemoiselle, est-ce que… vous acceptez cette entrevue, une fois par an, même quand vous tra-vaillerez plu’ à la pâtisserie ? Là, elle a éclaté en sanglots, et Gérard ne savait plu’ quoi faire. Enfin, c’était « un peu moins catastrophique » que la réponse « Non », de Lucie, à 16 ans et 18 ans et 25 ans… – n… non… Catastrophe, absolue… Il a fermé les yeux, lui aussi. Brisé… – Et les jeunes, là ! ?? Un policier, loin au-dessus, avec une matraque brandie… – On s’assoit pas par terre comme ça ! Et pour chialer ou quoi ! Vous vous êtes injectés des trucs ?! Il y avait des gens autour, qui avaient appelé le policier, apparemment. Mais, euh… le ventre de la jeune fille a grogné encore, très fort, et… elle s’est allongée par terre, pleurant de honte… – Bon ! Moi j’appelle une ambulance ! Vous faire désintoxiquer ! – Monsieur l’gendarme, c’est une honte ! Et dans l’espace public ! – Pas gendarme, non : police nationale ! Mais nous sommes là pour l’ordre et le bien ! Et ils ont été emmenés en ambulance, la petite jeune fille et lui, perdus. A l’hôpital, ils ont été séparés, et… il ne l’a plu’ jamais revue… Quand il est sorti de l’hôpital psychiatrique, trois ans plus

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tard, elle ne travaillait plu’ à la pâtisserie, et personne ne savait ce qu’elle était devenue. Le scénario idéal de Gérard avait échoué, lamentablement. Et il s’est tué, l’année suivante, quand les souvenirs de sa petite pâtissière sont devenus plus flous et inaccessibles. Il avait tout raté. Enfin, il aurait dû demander à la jeune fille pourquoi elle disait non à cette entrevue future. Allait-elle quitter la ville pour être renvoyée chez les handicapés ? Craignait-elle de le déranger et voulait-elle le libérer (si elle pensait que c’était elle qui était amoureuse de lui, pas l’inverse) ? Il était trop tard pour le savoir, ou Gérard avait trop peur de voir s’éteindre ces hypothèses miraculeuses, préservant la possibilité d’un amour réciproque… Il est mort sans savoir, en un sens ou en l’autre. Et peut-être qu’elle était déjà morte, de toute façon. Pour les mêmes raisons, ou d’autres.

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GRANDE PEUR A la réflexion, Gérard n’était pas « amoureux » de sa petite pâtissière naine, non. Il avait un gros faible pour elle, simplement. Bien sûr, il serait mort pour elle – se mettant avec joie entre elle et un fusil assaillant par exemple – mais puisqu’il était suicidaire, ça ne signifiait rien de spécial. Enfin : il était amoureux de celle qu’elle semblait être (solitaire et souffreteuse), mais il savait pouvoir être terri-blement déçue par la vraie (peut-être mangeuse d’hommes sans pitié, fumeuse, danseuse – comme sa sosie Lucie). Il évitait donc de la connaître de trop, et il ne lui avait jamais posé de question, sur sa vie à elle. Comme les autres clients ne parlaient que d’eux-mêmes, il ne savait rien d’elle, et ça lui allait très bien. Mais… ce 4 Septembre, tout cet édifice s’est écroulé. Emballant son flan, sans autre client que lui, elle a dit, faiblement, les yeux baissés : – m… meu-s… sieu, è… est-ce j… je pouhais v… vous pahler… ? Il a avalé sa salive, coupable, pardon. – Bien sûr, pardon. Elle a cligné des yeux, ne semblant pas comprendre pourquoi il s’excusait, de son silence. Et puis elle a regardé la rue, inquiète : – m… mais s… si quènn-qu’un n… n’ent’… Outch, oui : ce n’était pas une invitation à ce qu’il parle de tout et de rien, comme les autres gens (et elle ne répondait pas), non, euh… – Vous voulez dire : est-ce qu’on pourrait se parler en dehors du magasin ? Elle a relevé les yeux, tourné la tête vers lui, très inquiète : – s… ça sehait p… possibe… ? – Bien sûr, oui. Après trois ans et demi de visites, 141 rencontres, ils étaient presque amis, en un sens. Il n’osait pas le dire. – Vous travaillez le samedi ? demain ? Elle a porté la main à sa bouche, toute inquiète encore. – s… c’est p… pas possibe t… tout à n’heuh… ? n… ne madasin n… ne fèhme n… nans nix minutes, p… pahdon… Outch, elle requerrait une explication d’urgence ? – Euh, si, bien sûr. Pardon. Et quinze minutes plus tard, elle sortait du magasin, avec sa blouse blanche dans un sac plas-tique. Etonnamment, personne n’était venu prendre les invendus, la caisse – quelqu’un passait sans doute plus tard. Elle… elle tremblait, comme morte de peur, la pauvre. – Craignez rien, manemoiselle. Je… vous fais peur ? Elle a fait non, du menton : – j… je n’a p… peuh l… le monde entier, s… sauf vous, s… si gentil… s… seul gentil du monde… ??? – Merci, merci infiniment… Elle a rougi, semblait-il, dans la pénombre. – m… mais j… j… je n’a s… si peuh j… je pahle m… mal et… et vous plu’ jamais heviende… ?? Elle avait peur qu’il ne revienne plu’ jamais ?? Lui ?? – Euh, non : pas de problème. Vous… vouliez me parler de quelque chose de très urgent ? Elle a avalé sa salive, très gênée, comme inquiète. Peureuse, craignant d’avoir déjà « mal parlé » semblait-il… – n-non, p… pahdon, s… c’est j… je n’avais s… si peuh v… vous pas heviende nemain… ?? Il a failli dire « il faut davantage faire confiance aux gens, manemoiselle », mais cette ré-probation risquait de la faire fondre en larmes… – Je vous pardonne, pas de problème. – et n… ne k… quinze m… minutes j… je vous a fait attende… ne pèhde… – Shht… vous inquiétez pas, tout va bien. Elle s’est signée, religieusement, comme si c’était un miracle, en soi. Silence. Il l’a laissée souffler, une seconde, chercher les mots. – j… je voulais v… vous n… nemander… è… è… è… Elle était au bord des larmes, incapable de parler, la pauvre. Et s’en voulant à mort, se mau-dissant, et ça n’arrangeait rien… – Est-ce… Elle a hoché le menton.

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– m… mèhci… è… est-ce j… è… est-ce j… je pouha v… vous hevoih… k… quand j… je t’availleha plu’ au… au madasin… Et elle s’est comme toute effondrée, après cet effort immense. Elle tremblait et semblait at-tendre une paire de gifles ou un coup de poing sur le nez… pauvre chérie… – Oui, manemoiselle, je serai heureux de vous revoir. Même quand vous aurez quitté ce dur travail. Elle s’est signée encore. Second miracle pour elle ? Mh ? – Vous allez quitter ce dur métier ? Vous marier ? Elle oscillait, comme saoule, la pauvre. – v… vou’ hevoih… n… ne dih b… bonjouh… s… souhih… oh… oh… – Oui, on est amis, vous et moi, depuis le temps… Elle a rougi, très très fort… Silence. – Mais, en pratique, manemoiselle, comment on ferait ? Elle a relevé de grands yeux affolés : – p… pwatique… ? k… qu’est-ce ça veut dih… ? Il a failli répondre « rien de sexuel, rassurez-vous », avec un sourire, mais ça risquait de ne pas du tout l’amuser, elle. Euh… – Je veux dire : quand on voudra se revoir, qui contactera l’autre ? où ? comment ? Elle a paru totalement paniquée. – en… en vhai… ? – Oui, comment on fera en vrai ? Il pensait qu’elle allait lui donner son nom et son adresse, mais elle était tétanisée, horrifiée. – k… que s… c’est p… pas un… un hêve… Il a souri : – Peut-être que si, mais… même dans un rêve, on peut construire quelque chose de solide, un peu, qui donne confiance en l’avenir… Eberluée, par ce qu’il venait de dire. Et… elle a eu un immense sourire : – v… vous p… pas en colèh k… que je c’ois hêve… ? – Non, vous avez raison, le monde pourrait être un rêve du moi, endormi. Emerveillée : – v… vous s… sizophène k… comme moi… ? – Schizophrène ? Non, on est pas fous, vous et moi, on est davantage logiques que les docteurs idiots… Elle s’est signée une troisième fois. Heureuse. Mais… – m… mais en… en vhai, k… comment… ? Il a soupiré. – Manemoiselle, je… je dois vous dire que… ça sera difficile de… je veux dire euh… Vite, terminer la phrase, elle était paniquée, pauvre chérie. – Vous auriez pu passer, devant le magasin, un vendredi soir, dire bonjour, en se croisant « par ha-sard »… Elle n’a pas fait Oui. – Mais… si vous ne travaillez plu’ ici, moi je reviendrai plu’… Traverser toute la ville, pour votre sou-rire, ça valait le coup, mais sans vous… Elle a rougi encore. Et puis avalé sa salive. Silence. – et j… je seha p… plu’ a… à Lille, n… ne toute façon… Oh… – Vous allez partir où ? quand ? – n… nouai, n… nans n’un m… mois nemi… – A Douai, dans un mois et demi ? Oui. – Bien. Je pourrai aller vous voir là-bas. Vous pouvez me donner votre adresse là-bas ? Il avait pensé la faire sourire, heureuse que la solution ait été trouvée, mais non : elle a paru paniquée à nouveau. – n… non… – Si vous connaissez pas encore votre adresse là-bas : pas de problème, je vais vous laissez mon adresse à moi, et vous m’enverrez une lettre… Au lieu de la soulager, ça l’horrifiait… Il n’y comprenait rien. – j… je p… pas possibe… Les yeux dans les yeux, tous les deux. Elle était toute au bord des larmes. Silence. – Manemoiselle, pour… trouver la solution, « en vrai », j’ai… besoin que vous m’en disiez davan-tage… Pourquoi vous pourrez pas m’écrire ?

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Elle a baissé la tête, les épaules tombantes aussi, comme brisée. Il a cru qu’elle allait pleurer, ou sangloter. – Manemoiselle, s’il vous plaît, dites-moi… – m… moi… Oui, logique. – Expliquez-moi pourquoi vous pourrez pas m’écrire ? Vous aurez pas d’argent pour le timbre ? Comme brisée, la pauvre. Silence. Long silence. – n… ne d… deux m… mai n… n’année d… dèhièh… Le 2 Mai de l’année dernière ? Silence. Oui, le 2 Mai de l’an passé : presque la page préférée de tout son journal intime, à lui… Silence. – Oui, je m’en souviens. Un monsieur méchant vous traitait de « sale débile à la con »… Elle a fait Oui, et… deux larmes ont coulé, oh, pauvre chérie… Silence. – Oui, et je lui ai dit, à ce monsieur méchant, que… c’était lui, qui était débile, de s’attaquer à une faible jeune fille… Elle pleurait… En silence. – Et pourquoi ça… euh… vous voulez dire… ? si… vous étiez classée « débile » en vrai ? sans savoir écrire ? Chaque mot semblait lui faire très mal, pardon. Mais elle a fait oui, très faiblement, du menton. Et des sanglots silencieux lui secouaient la poitrine, la pauvre. – Et vous allez… être envoyée à Douai, dans un centre pour… handicapés, vous pourriez pas me l’avouer… ? Effondrée… – p… pahdon… n… n’infini… – Manemoiselle, c’est… pas grave… je vous pardonne… Elle avait les yeux fermés, comme terrorisée par les prochaines secondes, semblant une fin du monde pour elle… – Même si… les méchants docteurs vous classent « débile », « handicapée mentale », manemoi-selle… Oui, confirmé… – Même… moi, je viendrai vous rendre visite, pour vous réchauffer le cœur… Elle a commencé à se signer, une quatrième fois, mais sans finir le geste… – Je veux dire : en pratique, je vais vous laisser mes coordonnées, sur un papier (Gérard Nesey, 2 bis Rue Miki Newbury, 59000 Lille), et puis… au centre, vous demanderez aux dames qu’elles m’écrivent, votre adresse, et marquent les jours de visite, les heures… Elle dodelinait toute, soûle… Comme transportée par l’impossible solution. Elle s’est re-signée, cette fois. Et… elle est tombée à genoux, en prière…

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DÉLIVRANCE Piégé. Gérard était piégé. Doublement ou triplement piégé, même. Il était secrètement amou-reux de cette naine petite pâtissière, sosie de Lucie, et elle était peut-être secrètement amoureuse de lui, mais… s’il tendait la main, il y avait toutes les chances pour qu’il se prenne un nouveau râteau, et en meure, sous un train cette fois. Pouvait-il se libérer de ce piège ? Le thème de la « libération » l’a fait penser au titre du film américain « Delivrance », film dont Lucie et lui avaient parlé, seuls dans sa chambre à elle… Tout se mélangeait, dans son esprit, et il a… disjoncté. Au magasin, ce 141e vendredi après-midi, alors qu’ils ne parlaient jamais, tous les deux : – Manemoiselle, je… j’ai loué une télé, un lecteur DVD, un DVD, pour vous inviter, voir un vieux film, chez moi : Delivrance… Elle n’a pas haussé les épaules, étonnamment. Elle a dit : – ou… ou-i… ? Incroyable, et… ils ont discuté, un peu, et son seul problème à elle était qu’elle ne savait pas prendre l’autobus (elle savait qu’il venait en autobus, elle était « handicapée mentale, pardon »). Il a proposé de venir la chercher, de la ramener en bus après le film, et ils ont organisé ça pour le lende-main après-midi. (Samedi matin, Gérard complètement perdu est allé acheter une boîte de préservatifs – il était puceau à 29 ans, mais la jeune fille venant chez lui escomptait peut-être une relation adulte, et pou-vait exiger protection latex ou quoi – lui n’y connaissait rien de rien, pardon, mais au cas où…). Samedi midi, il est allé la chercher Rue Saint-Jean, et ils ont pris les deux bus de retour (le 16 jusqu’au centre-ville, le 23 jusqu’à son quartier à lui). Et puis ils ont parcouru les rues, sont entrés dans l’immeuble. L’ascenseur, le couloir, la porte. (Gérard avait fait le ménage comme un fou toute la semaine, au cas où elle accepte de venir…). Ils se sont assis sur le lit/canapé, pardon, Gérard a commandé le lancement du film, avec les zapettes de télévision et lecteur. Et puis : le film. Les beaux paysages, la scène du jeune débile qui se révèle brillant au banjo puis retombe inerte, la scène du touriste obèse violé par un paysan arriéré, la fin du film. Gérard a éteint la télévision, zap, et le lecteur, zap. La jeune fille ne s’est pas étendue sur le lit, non. Silence. Il a soupiré. – Manemoiselle, vous vous demandez peut-être pourquoi je voulais vous montrer ce film… Elle a baissé les yeux. Silence. Long silence. – C’est… qu’on en a parlé, avec votre « sosie »… Il s’est levé, remettre à l’endroit le portrait de Lucie, qu’il avait tourné à l’envers, sur le mur. Agrandi de leur photo de classe, à 15 ans. La jeune fille regardait l’image, éberluée. Mais il n’a pas dit « oui, ça explique mes 141 visites, ma tendresse infinie envers vous, pardon ». – J’étais tombé amoureux d’elle à 15 ans, mais elle avait pas voulu de moi (même si je l’avais crue amoureuse en secret)… La petite jeune fille a rougi, très fort. Mais elle n’a pas dit « moi je suis pas amoureuse de vous, non ! ». Silence, mystère. – Elle a refusé de me revoir, après son redoublement, ma tentative de suicide, pardon… Un regard très gentil de la jeune fille, compatissant, sans colère ni condamnation (en dépit de la croix Catholique qu’elle avait autour du cou). – Deux ans et demi plus tard – j’étais toujours en dépression – mon frère m’a suggéré de la recontac-ter. « Les femmes sont changeantes », il disait. Et… elle a accepté, bizarrement, effectivement. On s’est revu sur une place, près d’une fontaine. Elle m’a dit qu’elle connaissait mieux les hommes main-tenant. La jeune fille a rougi. Oui, elle aussi était peut-être devenue femme entre 15 et 18 ans… – Mais il s’est mis à pleuvoir, et elle a refusé qu’on aille sous un petit paravent de magasin : elle m’a emmené chez elle, dans sa chambre, en l’absence de sa grand-mère, avec qui elle vivait… La petite jeune fille écoutait attentivement, sans demander ce qui s’était passé, ni à quoi il avait pensé en l’amenant elle dans son studio. – Et on a discuté de… choses et d’autres, comme camarades… de sa passion, le cinéma. Il y avait affiché sur son mur le portrait du beau Robert Redford, dans Jeremiah Johnson. On a parlé aussi de Dustin Hofman, Macadam Cowboy, Jon Voigt. Et c’est là qu’elle a parlé du film « Delivrance », qu’elle aurait aimé voir, mais que sa mère à Paris disait être « très violent ». Elle n’a pas confirmé, ni infirmé, elle. – Et Lucie m’a demandé : « c’est vrai que c’est très violent ? ». C’était une minute avant qu’elle me reconduise dehors. Qu’est-ce que j’aurais dû répondre, manemoiselle ?

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Elle a baissé les yeux. Silence. Long silence. – Peut-être que j’aurais dû dire : « il y a un homme qui se fait violer, et c’est violent, oui, mais toi qui connais maintenant les hommes, tu disais, tu sais que la douleur du dépucelage est passagère, pas extrême. » Ou la sodomie, Lucie connaissait peut-être aussi ? déjà à l’époque ? – Peut-être que j’aurais dû demander en clair : « en m’amenant dans ta chambre, tu comptais que je fasse quoi ? tu veux qu’on essaye ? ». La petite jeune fille a rougi, très fort. Mais sans se précipiter vers la porte, de sortie. Il a soupi-ré. – On a descendu l’escalier, vers la porte de sortie. Et j’ai – à moitié – demandé ça sous la forme « Lu-cie, si je suis encore amoureux de toi, c’est gênant ? ». Pour la camaraderie que je lui demandais, je voulais dire. La jeune fille a relevé les yeux, comme très intéressée par la réponse. – Elle m’a répondu « va-t’en ! », et un mois plus tard, elle m’envoyait une lettre pour me dire qu’on ne se reverrait plu’ jamais. Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Qu’est-ce que j’aurais dû dire ? Elle a avalé sa salive. – k… qu’est-ce v… vous n’avez f… faih… ? Il a soupiré. – Dans sa lettre, elle disait qu’elle espérait que ça aille mieux pour moi. Ça m’interdisait de me re-tuer… Alors je suis devenu légume. J’ai quitté Toulouse pour Lille, très loin. J’ai abandonné les études pour devenir ouvrier. Ses yeux semblaient demander « et… ». Oui. – Quand elle a eu vingt-cinq ans, je l’ai cherchée dans l’annuaire, et… elle y était, pas mariée donc. Je lui ai téléphoné, d’une cabine… Mais elle a refusé de me revoir, refusé de m’envoyer sa photo, com-mandé d’aller voir un psychiatre pour me faire enfermer. Je suis tombé du cinquième étage. – oh… oh… – Et puis deux ans d’hôpital, et… près de la Sécu psychiatrique, Rue Saint-Jean, une petite pâtisse-rie… une sosie de Lucie… vous… Elle a fait la moue, sans qu’il en perçoive le sens. Pardon. – Et le bonheur de vous revoir, et… ses sourires qui… je veux dire : c’est en ayant cru Lucie amou-reuse de moi, en secret, que j’étais tombé amoureux d’elle… Elle a baissé les yeux, rougi très fort. Très très fort. Silence. – Mais c’est différent, je comprends, à moitié, je suis perdu. Je… je vais peut-être… vous raccompa-gner Rue Saint-Jean, vous me répondrez là-bas, en descendant du bus… Elle a hoché le menton, et c’est comme ça qu’ils ont fait. Le long trajet d’autobus, pendant qu’elle réfléchissait de toutes ses forces, cherchait les mots. Le second autobus, le trajet encore. Et puis la Rue Saint-Jean, il a appuyé sur le bouton « arrêt demandé », et… la jeune fille s’est mise en position pour descendre. Lui, il prévoyait de rester à l’intérieur, pour prendre dans les dents le « allez vous en » qu’elle dirait en se retournant, avant que les portes ne se referment, comme à l’échafaud… A l’arrêt, elle est descendue, et en se retournant, elle a dit : – v… viendez… Viendez ? Venez ? Il est descendu du bus, abasourdi. Et elle l’a conduit vers un banc public, où ils se sont assis. Elle a expliqué alors la situation, de son point de vue à elle : elle était beaucoup moins bien que « m… maname l… Lucie… », mais elle était effectivement amoureuse de lui ! Elle était malformée (« incapable de rendre un homme heureux »), elle était naine, handicapée mentale, anémique, bègue, introvertie, bougnoule polak, pas danseuse, et lui il était (selon elle) le plus gentil monsieur du monde, et le pluss beau à l’infini… il méritait infiniment mieux qu’elle. Lui, aujourd’hui, en lui expliquant sa tendresse dérivée de celle pour Lucie, il avait battre son cœur à elle (Patrycja), très très fort, et ça resterait son plus grand bonheur pour l’éternité. Maintenant elle allait se ré-éteindre, comme le joueur de guitare du film. Redevenir légume. Heureuse d’avoir expliqué à son Gérard qu’il pouvait être aimé, infiniment, et par une vraie femme aussi, sans doute. Ça justifiait toute sa vie. Et puis elle s’est tue, et un profond silence s’est installé. Gérard cherchait les mots. Et finale-ment : – Patrycja, je… je vous aime, comme vous êtes. Si vous redevenez légume, internée loin de Lille, j’irai vous rendre visite, tendrement. Marcher auprès de vous, minutes ensemble… Ça a semblé la transporter de joie, la réveiller, l’illuminer… – Et… si vous restez éveillée, on sera deux comme les guitaristes du film, promenades ici à Lille. Je vous demanderai en mariage… Elle larmoyait.

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– j… je p… pas capabe… – Peut-être que moi non plu’, j’en sais rien. Pas besoin. C’est la tendresse qui compte. – j… je n’a m… miyah… ne kilo, t… tendhesse p… pouh vous, j… géhah… Et c’est ainsi, finalement, que cette discussion sur sa délivrance, avec Lucie, l’a effectivement délivré.

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ANTECHRIST La tutelle de Patrycja Niezewska (naine handicapée mentale, bègue et schizophrène, introver-tie) n’était pas une assistante sociale publique mais une religieuse, personne privée, à qui était con-cédée cette responsabilité. Cela change beaucoup de choses. Patrycja s’adonnait à la prière tous les jours, plusieurs fois par heure, bien au-delà des re-quêtes catholiques, et refusait de chanter. La Mère Mathilde a donc exigé qu’elle change de compor-tement, se « sociabilise » au sein de la communauté des sœurs. Sans succès. Vint donc le temps de la menace : un renvoi « chez les débiles » était envisagé très sérieusement, et cette mesure étant tout autant pour Patrycja (jugée inapte à s’insérer) que pour la communauté (déstabilisée par ses compor-tements déviants). Cette menace faisant pleurer la jeune fille éperdument, Mère Mathilde procéda à la reconstruction par étape : la première étant de prier à haute voix (pour vérifier le contenu des dites prières). Or là, ce fut l’horreur : loin d’appeler au règne du Seigneur et de son fils unique Jésus-Christ, la petite naine ne faisait que supplier Dieu de lui accorder une entrevue supplémentaire avec « le gen-til monsieur du vendredi soir » (apparemment : un client de la pâtisserie où elle travaillait en insertion, le vendredi après-midi). Heure après heure, semaine après semaine, il n’y en avait que pour cet homme, hérétiquement placé au-dessus des plus hautes grandeurs… Les sermons s’avérant totale-ment inefficaces, pour ramener à l’ordre la petite débile, Mère Mathilde dût envisager une voie péril-leuse, pour elle inconnue : combattre de l’intérieur cette pulsion mauvaise, de la jeune fille amoureuse. Dieu étant le symbole de l’Amour, elle se pensait spécialiste de la question, mais elle allait affronter les pires tourments ! Patrycja ne faisait rien moins que contester que Jésus était l’homme le plus gentil de l’Univers ! puisqu’elle plaçait au-dessus de Lui le « bel inconnu »… qu’elle disait « fils second de Dieu, davantage gentil » ! Même après six jours de cachot et de jeûne, elle ne voulait pas en démordre, se disant au contraire confortée par la différence entre ses sourires innocents à lui et les brimades reli-gieuses ! Sans comprendre que les enfants (et handicapés mentaux) doivent être élevés sévèrement pour devenir de bonnes personnes ! Et Jésus a explicitement appelé à la brimade éternelle des résis-tances incroyantes, à l’extermination des individus incroyants ! (Tuer est un péché mais les péchés sont pardonnés aux croyants, amen). Mère Mathilde a donc entrepris d’affronter Le Mal en face, dans un combat à mort, pour lui faire avouer son immense laideur, son horreur. Héroïque, elle se lançait dans ce combat sans armure, avec pour seule « arme » sa croix de bois. Après consultation de la Mère Supérieure, elle ajouta toutefois des pieux et un maillet, pour transpercer le cœur mauvais si elle rencontrait le Malin en personne. C’est donc avec une immense force, en dépit de tremblements chro-niques, que Mère Mathilde se rendit Rue Saint-Jean, devant la pâtisserie, un vendredi après-midi, pour cette mission qui était le sommet de toute son existence. Stoïque, elle resta là devant la vitrine, debout, à examiner les laïcs qui entraient. Tous maudits, achetant des friandises un vendredi au lieu de manger maigre pour compatir avec la souffrance du Christ. Comme si remplacer une viande par un poisson, le vendredi midi, suffisait à autoriser tous les abus ! Et après des heures, après des dizaines de clients quelconques, approcha un jeune homme souriant étrangement, comme « amoureux »… et, quand il entra, Patrycja rougit et des sourires im-menses lui échappaient, comme jamais elle n’avait eu parmi les sœurs. Mère Mathilde avait donc identifié Le Mauvais, l’esprit du Mal incarné. « Mal mâle », grande lucidité de cette divine langue fran-çaise (confirmant que Jésus viendra en premier en France, pour son retour sur Terre, maintenant imminent)… Elle entra donc à la suite du monstre, pendant que Patrycja emballait un petit gâteau, en silence. Mère Mathilde brandit sa croix : – Homme mauvais, mets-toi à genoux sous la Sainte-Croix ! Le jeune homme a souri, regardé Patrycja. Sans aucunement se prosterner en signe de sou-mission. Mère Mathilde procéda alors à l’identification formelle : – Montre-moi ta propre croix, signe de ton baptême ! Sous le feu du Christ notre Seigneur ! Là, « l’homme » était ébranlé. Il a baissé les yeux, et s’est adressé à Patrycja : – manemoiselle, je… viens d’une famille athée, et… je sais que vous avez une croix autour du cou… Il reconnaissait être le Mal ! Athéiste et lubrique, reluquant la gorge de la pauvre Patrycja ! – si vous voulez, je pourrais me faire baptiser… Et, subjuguée par ce mensonge, Patrycja s’est agenouillée, en pleurs, en le remerciant ! Diable ! Voulait-il attaquer l’Eglise de l’intérieur ?! Là, Mère Mathilde a posé la croix, tremblante, et s’est armée du premier pieu, du maillet. Elle a frappé, ébranlant Le Mauvais ! Et frappé encore : il n’était pas humain « mou » mais comme « solide », et il n’y a pas d’os dans le dos, normalement ! L’omoplate ? Non, c’est un os de la hanche, là c’était un mur lui empêchant de percer le cœur mau-vais ! Elle hurla et hurla encore, pour se donner la force et frappa encore, et encore. Le sang giclait, heureusement, et la bête immonde cessa bientôt de se tordre de douleur. Inerte, vaincue ! Mais

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Patrycja, telle une furie, vint se jeter sur l’héroïne, lui tirer les cheveux, et il fallut un second pieu pour lui terrasser le cœur, contaminé par le Mauvais ! Ensuite, dans un immense silence, la Sauveuse de l’Humanité attendit la lumière, du Ciel, venue la récompenser pour son extrême bravoure. Et la lumière vint : étrangement colorée de bleue, très magnifique. L’ange qui passa la porte dit simplement : – Ne bougez plu’, vous êtes en état d’arrestation… Et c’est devant une foule impressionnée, l’attendant dehors, que Mère Mathilde fut conduite, au carrosse d’or, bleu, qui allait l’emmener dans les nuages. Lourde de tant d’exploits miraculeux, elle eut quelque peine à grimper dans le carrosse, et expira, le pied sur la marche. Bienheureuse.

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L’EXPERTE En tant que chercheuse en Sciences Humaines, je suis parfois amenée à confronter la théorie à l’expérience-terrain, presque « par définition de la science ». Ainsi, j’ai été appelée par les services sociaux du département, pour gérer le cas d’une naine suicidaire – un cas a priori désespéré. Handicapée mentale, cette naine sortait presque du champ d’investigation de mes compé-tences, focalisées sur les humains « normaux », mais j’ai essayé. Elle était en échec d’insertion total, confirmé, restant introvertie et solitaire au lieu de vivre ses 20 ans (elle avait 26 ans). Sa place en foyer social allait lui être retirée et elle quitterait Lille pour retourner en foyer de handicapés à Douai, tel était le programme prévu. Mais… elle sanglotait à cette idée, et elle avait un passif de deux tenta-tives de suicide, annonçant presque assurément un nouveau passage à l’acte, et peut-être sous un train cette fois, imparable. Pire : quand j’ai voulu l’interviewer, elle s’est avérée bègue, presque muette ! Et pas moyen de communiquer par questions/réponses écrites : elle ne savait pas lire ! (enfin, elle écrivait dans un cha-rabia à elle, illisible, même pas du polonais – elle était d’origine polonaise). Finalement, c’est sous injection de tranquillisant, intramusculaire, que je suis parvenue à la faire parler, un peu. Son « drame » était qu’elle n’allait plu’ jamais revoir « le plus gentil monsieur de la Terre entière » – un client du magasin où elle travaillait en insertion, le vendredi après-midi. Et pour ce « gentil monsieur du flan à la vanille », revenu 141 fois en trois ans et demi, elle allait se jeter dans la Deûle (elle ne savait pas nager)… Elle excluait bien sûr de lui en parler à lui, de le « déranger », « puisque » il devait avoir des milliards d’amoureuses, même des grandes belles intelligentes, qui avaient évidemment priorité. Pas moyen de tirer davantage d’elle. J’ai donc posé mes hypothèses (et conclusions, avec l’aide de la tutelle) : 1/ Ce serait un type normal, ne voulant pas d’ennuis à mettre la naine sous camisole, l’emmener 2/ Ce serait un pédophile voulant niquer une naine à le signaler à la police, emmener la naine (mal-formée, imbaisable) sous camisole 3/ Ce serait un Don Quichotte moderne à l’informer que la naine est handicapée mentale, pas fran-çaise, et – s’il n’est pas dégoutté – lui dire où rendre une visite à la naine à Douai dans cinq ans (pour qu’elle vive de cet espoir et se reconstruise une forme d’ « équilibre ») Restait à rencontrer le « bellâtre » en question (« le plus beau monsieur du monde » selon la débile, quoique pas musclé ni habillé riche). Evidemment, la naine a refusé de le « déranger » par la transmission d’une convocation (elle préférait mourir !)… Restait à installer une planque devant le magasin, pour voir quel beau jeune homme achetait un flan en faisant rougir de bonheur la débile. Malheureusement, la tutelle (mère de jeunes enfants) ne pouvait pas en dehors de ses heures, et la seule solution a été l’emploi d’un contractuel privé – certes moins cher pour la collectivité que des recherches dans la Deûle après la disparition de la naine... Une démarche administrative a d’ailleurs été entreprise pour que le consulat de Pologne prenne la moitié à sa charge (la débile ayant la double-nationalité), mais ces points procéduriers ne sont pas réglés à ce jour. D’autant qu’une seconde démarche était prévue avec le contractuel (et la police) : puisque « le plus gentil monsieur du monde » n’allait très certainement pas venir à la convocation dans mon université, il fallait le menacer d’emprisonnement pour « non assistance à personne en danger », et seul le contractuel serait en mesure de le reconnaître. Bien sûr, sa présence serait requise sous man-dat judiciaire, sans paiement par la collectivité, mais toutes ces étapes prendraient du temps, de l’énergie, coûteraient cher d’une certaine façon, donc. Tel était le plan quand, à mon laboratoire, vint un jeune homme intimidé, à l’heure du rendez-vous programmé ! J’ai laissé mes étudiants à mon assistante, et nous sommes allés dans mon bu-reau. J’ai enregistré la conversation, intégrale (je la transcris ici, avec des majuscules pour moi, domi-nant les débats) : – Ainsi, monsieur, vous avez répondu à notre convocation ? – oui, pardon… – Savez-vous que c’est une affaire de vie et de mort ? – oui, pardon. – Hein ? Expliquez-moi ça ! – vous êtes… la tutelle ? de la petite jeune fille ? – Pas exactement. J’aide sa tutelle, simplement. – pardon… – Pardon de quoi ?! – de rien, pardon, je faisais rien de mal… – Pff… Et pourquoi elle va se tuer, à votre avis ?! – hein ? qui ? la petite jeune fille ?

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– Stop ! On avance pas ! Reprenons au début ! Dites-moi vos nom, prénom, adresse, emploi, em-ployeur, âge ! – euh… Gérard Nesey, 2 bis Rue Mickey Newbury, 59000 Lille… ouvrier, chez Megatronics, et euh…29 ans. – Bien ! Vous définiriez-vous comme normal, monsieur Nesey ? – euh, qu’est-ce que vous appelez « normal » ? – Selon vous ! – euh… je suis pas un français normal (j’aime pas le vin ni le fromage), je suis pas un garçon normal (j’aime pas le sport ni la guerre), euh… ça répond à votre question ? – Et si je te dis qu’il est scientifiquement démontré que les hommes normaux préfèrent coucher avec une grande qu’avec une petite ? – c’est de la science incomprise, c’est une erreur épistémologique… – De quoi ?! – les statistiques font un emploi abusif du terme normalité. – Tu as étudié les statistiques au moins, toi ? – j’ai détruit les statistiques, par la logique. – Tu as quitté l’école à quel âge, éh, ouvrier ! – vingt ans, j’ai été viré de Polytechnique, pardon. – Tu es suivi psychiatriquement ? – pardon. Pas pour faits de violence envers autrui. – Tu veux juste coucher avec la naine ? – ma tendresse est purement platonique, madame. – Et si je te dis qu’elle est handicapée mentale ! – elle aurait doublement besoin d’être consolée… Est-ce qu’elle a des amis ? – Et bougnoule, polak ! – bienvenue à elle… – Tu es amoureux d’elle ?! – sans déranger, pardon. Juste un gros gros faible pour elle, pardon. – Et si elle est virée de son foyer social, renvoyée chez les débiles à Douai, tu fais quoi ?! – oh, merci pour cette information, je… j’aurais été immensément triste si elle avait disparu, sans lais-ser d’adresse… je… j’irai la voir, lui rendre visite, amicalement… chaque semaine peut-être. – Attends : la visite est pas permise aux malades mentaux ! Combien mesure ta mère ? – je pense que Sigmund Freud est un âne. – Réponds à la question ! – elle mesure bien plus que ma petite pâtissière adorée, ça n’a rien à voir. – Tu n’aimes pas que je les mette en parallèle, hein ?! – avec ce procédé, on démontrerait tout et son contraire, la logique est ailleurs. – Comment ça ?! – si vous reconnaissez vouloir manger votre voisin, ça le prouve, et si vous criez que c’est pas vrai, vos cris excessifs prouvent encore plus que c’est vrai. Hop : en prison. Non ? – Tu m’énerves ! – la logique dérange, désolé. Ça défait les dominations usurpées. – Je suis Maître de conférences ! Agrégée de l’Université ! – ça n’a pas beaucoup changé depuis l’Inquisition. Mais… je vous laisse dominer, si vous voulez, simplement : ne m’empêchez pas de revoir ma petite pâtissière bien-aimée, s’il vous plaît. – Mrm. Je vais consulter mes collègues. Et je l’ai renvoyé chez lui, on a transféré la naine, qui s’est suicidée, et ce Nesey s’est sans doute suicidé aussi. Bon débarras ! Non mais : remettre en questions mes compétences supérieures, en Sciences, quel culot !

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NEUVIÈME ÉPOUSE Gérard était tout désolé de voir sa petite pâtissière chérie : toute au bord des larmes. Ce soir encore, comme les deux dernières semaines. Mais… puisqu’elle avait répondu non, vendredi passé, à sa question « quelqu’un peut vous aider, manemoiselle ? »… il fallait respecter sa vie privée, pardon. Il a donc posé ses pièces, sans un mot, et puis pris le petit flan, gentiment emballé. – Merci manemoiselle… – m… mèhci… m… meu-s… sieu… Et le final traditionnel, comme chaque vendredi soir depuis trois ans et demi : – ‘Soir manemoiselle… – s… soih, m… meu-s… sieu… Et il est sorti, sans qu’elle sourie, cette semaine encore. En espérant qu’elle soit encore là la semaine prochaine… sans fermeture du magasin ou catastrophe personnelle… Et, plein de soupirs, il a marché, vers l’abribus. – Eh, missieur ! Une voix féminine derrière lui, avec un accent africain ou quoi. Il s’est retourné vaguement, même si ce n’était sans doute pas pour lui. Et… c’était une énorme dame, avec un tchador arabe, ils n’étaient que tous les deux sur le trottoir. Il a froncé les sourcils, prêt à répondre Non à une demande d’argent ou quoi. – Missieur, c’est vous qui achtez un flan-vanille depuis trois ans et dmi ? ??? Seule au monde, sa petite pâtissière pouvait savoir ça ! – oui, pardon. Euh… vous êtes une amie de la petite jeune fille, euh… ? – Ah-ah-ah ! Elle a pas d’ami(e), non ! Eh, ça t’intéresse de t’en faire une esclave ou une neuvième épouse ? ??? Il ouvrait des yeux immenses, complètement désorienté. – pardon ? – Ou t’en as rien à foutre, tu veux qu’on te laisse tranquille, Allah jugera bien ! ?? Il cherchait l’air. – euh, je… je suis inquiet, pour manemoiselle, tellement triste, depuis quelques semaines… mais elle a refusé mon aide… – Fallait insister ! La bousculer ! Quelle conne, La Naine ! – elle a des ennuis ? des problèmes de… santé ? ou autres… ? – Attends, ch’t’èsplique tout ! Mais faut que j’me pose ! Ils sont allés à un banc public, et l’énorme dame s’est assise, au milieu. – Pasque faire la planque debout dpuis une heure, c’est plu’ d’mon âge !

Lui s’est assis à côté. – Si on était en Arabie, si t’étais millionnaire, j’t dirais d’l’ajouter dans ton harem ! È te fra pas chier, elle espère que t’servir ! – oh… – Mais… compte pas la niquer : elle est malformée, elle peut pas (c’est sa tutelle qui me l’a dit). Il a avalé sa salive. – elle a des ennuis… ? – Ah-ah-ah ! Et tu t’sauves pas en courant si ch’te dis qu’tu pourras pas t’la faire ?! Les hommes sont pas tous des porcs ? (sauf Le Prophète, inch’Allah !). Il a cligné des yeux. – je… suis un… romantique, pardon… très attaché à cette jeune fille, de petite taille… – « Jeune fille » ? Non ! Elle a djà été Cathrinette, 26 ans è doit avoir, et toi ? – vingt-neuf, pardon… – Ouais, ça peut le faire ! Ensemble ! Ensemble ? Lui et sa petit pâtissière ? Même s’il était impuissant et elle : malformée ? Mais… – qu’est-ce qui lui arrive, madame ? – Le foyer social va reprendre sa place au foyer ! Elle va virer ! Retourner chez les débiles à Douai ! Plu’ jamais te voir, toi, « le plus gentil monsieur du Monde » (selon elle, quelle conne !). Oh… – je… suis juste amoureux d’elle, pardon… c’est pas tous les hommes de la Terre qui sont amoureux d’elle ? – Ah-ah-ah ! Cette naine ?! Cette crevure anémique ?! anorexique ! Eh, pour être belle, y faut être grande ! et bien en formes ! – je suis amoureux de son visage, et… qu’elle soit toute petite : on voudrait la protéger… – Eh ! Elle è croit que t’es le prince charmant : le plus beau du monde et le plus gentil !

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– je suis pas riche, pas musclé… – Et pas beau ! J’confirme ! – pardon… – Si t’es pas un émir charmant, tu m’intéresses pas (ch’t’aurais proposé d’me prendre pour huitième épouse et elle comme neuvième !). – je suis fidèle, madame… à ma petite pâtissière… je… pourrai la revoir… ? – Ben ! È pensait qu’tu voudrais jamais ! Être dérangé ! Qu’t’avais des milliards d’amoureuses au Monde ! – non, oh non… et… si c’était vrai, je la choirais elle… La grosse dame a hurlé de rire, en se tapant sur la cuisse. Il l’a laissée reprendre son souffle. – et… vous pensez que… si elle se rendait compte que… je suis un « rien du tout », euh… – Nan ! L’es sourde et aveugle aussi ! Folle amoureuse de toi ! – oh… – C’est sa tutelle qui m’a dmandé ! Qu’arrivait pas à la faire parler ! Oui. – elle… la petite jeune fille, elle… – Vieille fille ! – oui… elle… est en danger… ? elle risque de… ? – Ouais ! Elle a essayé d’se tuer l’jour d’ses vingt ans, il paraît ! Là, elle peut recommencer une con-nerie ! Et ça, l’assistante sociale en veut pas, elles ont pas droit à en perdre en route ! C’est pour ça qu’elle m’a promis un an de rab’, au foyer, si j’réussissais à l’approcher ! La faire parler ! La sauver ! – pauvre chérie… – Non, elle est très très con, La Naine. Mais moi les autres m’appellent La Grosse, j’étais moins dis-tante que les autres. Il a avalé sa salive, regardé sa montre. Dix-huit heures cinquante-cinq, le magasin allait fer-mer… – euh, je crois que je vais l’attendre à la sortie du magasin… – Fais vachment gaffe, l’émotion ça peut la tuer ! C’est une crevure ! Qui bouffe trois fois rien ! Un pet de travers, et elle peut tomber morte ! – que faire alors… ? – Je vais lui dire que tu veux lui parler demain matin, sur ce banc ici ! – oui ? elle viendra ? – Tu déconnes ?! Un rendez-vous avec le pluss merveilleux mec de la Terre entière (selon elle), ah-ah-ah ! – mais elle est si timide… – Sinon ch’te l’amène, à grands coups de pieds dans l’cul ! – merci madame… le Ciel vous en remerciera, de sauver cette petite jeune fille… – Vieille fille, elle est ! Et moi j’rachète ma répudiation, bingo ! C’est tout bénéf’, s’t’histoire ! De dingues !

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REMPLAÇANT DE TUTELLE Etre payé par la fonction publique n’est pas une garantie de métier pépère et tranquille, non ! Moi qui me destinais au métier grandiloquent de prof de fac en sociologie, je me retrouve auxiliaire (non titulaire) à remplacer des assistantes sociales aux « quatre coins de l’hexagone »… Et à discuter avec les pires déchets de la société, à triturer les lois dans tous les sens pour aménager les difficultés, et sans budget ou presque ! Là, le pire cas que m’avait laissé la mère Durand, en partant en maternité, c’était une petite naine polak suicidaire, dont il fallait libérer la place en foyer social, et qui chialait à n’en plu’ finir, an-nonçant apparemment un passage à l’acte imminent. – Ecoute, ptite conne : qu’est-ce que ça change pour toi, ici Lille ou là-bas Douai ? Ici, tu sors pas, tu danses pas, tu fais pas les magasins, tu causes pas, c’est écrit dans ton dossier ! Silence, larmes. Quelle conne. J’allais la virer de mon bureau avec mon pied au cul, mais si elle se jetait dans la Deûle dans la foulée, je risquais mon poste et ma ré-embauche pour une autre vacation ensuite, merde ! – C’est écrit que tu fais que « écrire dans un cahier », même si tu sais pas écrire ! Et le relire, même si tu sais pas lire ! Elle a fait oui, très conne. – Et alors ? Tu pourras faire pareil chez les débiles ! Qu’est-ce que ça change ? C’est de là que tu viens, t’as pas fait l’effort de t’insérer, en QUATRE années, merde ! C’est logique, que tu vires ! C’est pas une punition, c’est même pas un échec ! T’es pas capable, OK, c’est tout ! Elle pleurait. Elle a joint les mains, comme pour une prière, mais elle a rien dit. – Ouais on m’a dit aussi : que tu priais tous les soirs, comme une conne, trop conne pour comprendre que Dieu existe pas ! Mais, même dans ta religion, éh, ça dit : « aide-toi, le Ciel t’aidra ! ». Les mi-racles, ça tombe pas du Ciel ! Faut qu’tu bouges ton cul ! Et là, en l’occurrence, c’est moi qu’ai les leviers en main, en l’absence de ta tutelle : alors, ou bien tu m’expliques et un miracle devient peut-être possibe, ou bien tu tais ta gueule et tu rtournes chez les débiles (ou tu vas griller en enfer si tu fais une connerie – ton Dieu voit tout, et il a interdit l’suicide !). Là, elle a chancelé, regardé le plafond, avec les larmes qui coulaient sur son visage, qu’elle essuyait même pas, trop conne (il faut dire qu’elle avait pas de maquillage qui coule, mais quand même, merde). – au… au m… madasin… Bègue, elle était, en plus ! Il manquait plu’ que ça ! – j… je va p… plu’ hevoih j… jamais l… le pluss j… gentil m… meu-s… sieu ne l’Univèh… – Hein ? T’es amoureuse ?! Elle a fait oui, l’air toute désolée coupable. – Ouais, et ton dossier disait : t’es malformée, imbaisable, y veut pas de toi ? Mais qu’est-ce que ça y changeait alors ? – j… juste l… le sèhvih, s… sans néhanger… n… n’un f… flan à na vanille… s… cent quahante un f… flans à… à na vanille, s… cent quahante un v… vendhedis… – Quoi ? Tu lui as même pas dit ? Qu’y te plaisait ? Non, trop conne ! – Pf ! Et de ton renvoi à Douai, lui, il en dit quoi ?! Elle a reniflé, cherché les mots. Il me restait dix minutes avant l’arabe qui venait après. – j… je p… pas le dih… – Ben ! Parle-lui z’en ! Voyez tous les deux comment faire ! Pt’être qu’il peut te laisser une photo, un numéro d’téléphone, ça sra pas la fin du monde ! – j… je p… pas le dhoit l… le néhanger… – Qui c’est qui t’a raconté ça ?! L’pâtissier, ton « patron » ? – n… non : m… mon cœuh… J’ai poussé un énorme soupir. – T’es vraiment trop conne ! Alors : tu dis à ton cœur de taire sa gueule, et tu suis ce que mon intelli-gence te dicte, OK ? Non, elle a fait, du menton ! – Bon ! Ecoute ! Ton « miracle » à la con, là, il est à portée de main. Mais faut qu’tu m’aides ! C’est pas toi qui va l’déranger, ton chéri, c’est moi ! Comme choquée ! – Ta gueule, tu obéis, ou je te fais attacher, sous camisole, et tu l’reverras jamais plu’, ton beau mec à la con. Tiens, tu vas lui donner un papier : Et sur l’ordinateur, sur un courrier à en-tête du bureau, j’ai tapé :

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« Monsieur, Veuillez rappeler de toute urgence le numéro en tête de ce courrier, pour raison grave ». Et je l’ai imprimé, signé, foutu sous enveloppe. Je donne ça à la naine : – Tiens, tu lui donnes ça, et peut-être, peut-être alors, que tu seras « sauvée » ! Tu as ton sort entre tes mains ! Il est là, ton miracle : donne-lui ça et (la smaine qui va suivre) peut-être qu’le miracle va s’produire ! Elle était toute tremblante intimidée, se demandant apparemment si j’étais ange ou démon, ces conneries pour débiles mentaux. – Allez, barre-toi, et dis d’entrer au connard suivant ! Elle est partie, avec sa lettre « de feu », qu’elle tenait en tremblant, quelle conne ! Mais le lundi d’après, vers dix heures, alors que j’allais sortir prendre mon café à la machine, le téléphone me ramène à cette histoire : – allô, est-ce que je pourrais parler à Madame Durand, s’il vous plaît… – C’est moi qui la remplace, dpuis deux mois ! Jérôme De Bugey ! – euh… èscusez-moi de vous déranger, une… lettre me demandait de vous rappeler, de toute ur-gence… – Ah, t’es le mec à la naine ?! Silence. – oui, c’est une jeune fille de très petite taille, qui m’a donné cette lettre, pardon… – Pardon de quoi ? – pardon, simplement… – Ecoute-moi, dis-moi ton nom, prénom, date de naissance, emploi, employeur, numéro de Sécu ! Il a répondu, et j’ai noté ça, même si rien ne prouvait que c’était vrai (comme les Roumains qui m’avaient raconté n’importe quoi, la semaine avant). – Gérard Nesey ! On débarque chez vous demain à dix heures ! Démerdez-vous pour être là ! J’vous frai les papiers pour votre employeur, pour raison grave ! Si c’est une fausse adresse, vous irez en tôle, j’ai noté le numéro d’appel ! Et je raccroche, je vais prendre mon café, enfin ! Enfin, l’après-midi, j’ai fait quelques vérifica-tions, avec l’informatique : il y avait bien un Gérard Nesey à cette adresse, avec ce numéro Sécu, mais il avait pas le téléphone ! Enfin, ça collait quand même à moitié : le numéro en question (qui ne répondait pas !) c’était une cabine à pièces « pour le personnel », sur le site de l’employeur qu’il avait cité. Mouais. Enfin, j’allais constater que le vrai Gérard Nesey avait rien à voir dans cette histoire, avant d’envoyer la police sur les trousses du bellâtre (pour non-assistance à personne en danger – même si la loi parle de personne normale, pas de débile suicidaire quasi irrattrapable…). Routine. Et le lendemain matin, donc, avec ma bagnole et mon computer, et la débile récupérée à son foyer social, on fonce vers cette Rue « Mickey Newbury » à l’autre bout de Lille. Enfin, faut que je précise : la conne savait pas ouvrir une porte de bagnole ! ni la fermer ! ni attacher une ceinture de sécurité ! J’avais jamais vu aussi con, débile sévère elle était. Et, ouais, elle était habillée tout en gris, sans décolleté ni rien, la conne, mais il faut dire que je lui avais pas expliqué qu’on allait voir son chéri. Et puis, aussi : dans la bagnole, comme elle disait pas un mot cette conne, j’ai mis un disque de métal hurlant (le hard rock c’est ma passion, je suis guitariste électrique, solo !), mais elle a fait la tronche et répondu qu’elle aimait pas la musique. Quel déchet, cette pseudo-gonzesse ratée. Lamentable. Moi je dis qu’on devrait peut-être les laisser crever, les euthanasier, les « dans son genre », mais tant que la loi le dit pas, il nous faut ramer comme des bêtes pour trouver un coupable. On arrive finalement dans le quartier que m’avait indiqué l’ordinateur. Je me gare où je peux. Je fais sortir la conne, trop conne pour ouvrir toute seule. On marche. Je dis quand même à la conne « on va voir ton mec, il nous attend », et j’ai cru qu’elle allait tomber dans les pommes ! Je lui ai gueu-lé après et c’est allé, heureusement. Si elle me faisait un malaise ici au milieu, j’aurais fait quoi ?

Et… un immeuble pouilleux, avec une sonnette « G. Nesey », marquée comme « 5e étage ». Je sonne. Silence. Et puis une voix : – oui ? – Salut ! C’est les affaires sociales ! Pour inspection ! La débile avait l’air désemparée, que je brusque comme ça son chéri. Mais il y a eu un tût dans la porte de verre, et on a pu entrer. Mais pas d’ascenseur, saloperie ! – Quel immeuble de merde ! Eh, il roule pas sur l’or, ton prince charmant, ptite conne ! On grimpe les escaliers, enfin : je grimpe et la petite suit, à très petite vitesse, maladive, ané-mique ! Elle m’énerve… – Grouille-toi, il attend !

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Ça, comme argument, ça la touchait… Elle faisait l’effort de lever un pied puis l’autre. Putain, l’euthanasie, c’est pas fait pour les chiens, le législateur devrait venir bosser avec nous, pour com-prendre. Sans rester dans les salons feutrés de Paris. On arrive au cinquième étage, et je vais inspecter les noms sous les sonnettes. Je trouve G. Nesey, OK. Je sonne. Ça ouvre, et… c’est pas un mec spécialement beau, non. Pire : il a des vête-ments froissés, pas repassés ! Qu’est-ce que c’est que cet asocial encore ? Enfin, ouvrier, il disait, pas « représentant de commerce », mais merde, un peu de tenue ! – monsieur… – Salut ! Je pousse la porte et j’entre. Un studio minable, c’est : une seule pièce avec un coin cuisine, un réduit qui semble une salle de bains. Mais… ? Oui, il m’a pas suivi à l’intérieur, il est resté sur le pas de la porte, face à la naine. Ils sont tout rouges tous les deux, les yeux baissés, timides, nuls à chier. – Allez, ramenez-vous, bande de couillons ! Ils entrent, oui. Nesey referme la porte, pas à clé. Moi je continue l’inspection : – Ouais, un lit à une place, éh la naine, ton prince charmant, il est pas si terrible que ça, t’as vu ? Elle répond pas. Et il y a des grands sacs poubelle là-bas contre le mur, pleins. Je vais voir : c’est du linge pas repassé ! – Ah-ah-ah ! Y’a pas d’meuf qui passe dans cette maison, pas vrai ? – meuf ? Il connaît pas l’argot meuf pour femme, nul à chier, il est. – je… savais pas que… manemoiselle viendrait, je… suis désolé… j’aurais tout mis au pressing… – De quoi ? Tu fais repasser tes trucs que pour aller la voir ? – oui, pardon. – Ah-ah-ah ! Ça figurera sur mon rapport, ça ! Comme acte de séduction active ! Bon, t’as pas couché avec elle, elle est pas enceinte, mais c’est quand même de l’abus de faiblesse ayant entraîné la mort, tu sras mis en examen ! – mort… mort de qui… ? Il est vraiment trop con, moi je continue l’inspection. Il a un vieux magnétophone. – T’écoutes de la musique ? – un peu, oui, pardon. Vous disiez, euh… de « mort », euh… – C’est qui ton groupe préféré ? – euh, pas de groupe non, euh… – Me fais pas chier : qui c’est ton groupe préféré ?! – euh, peut-être les Poso Seco Singers, l’ancien groupe de Don Williams, à ses débuts : I’ll be gone, I believed it all… – N’importe quoi ! Avec un nom pareil, ça chante pas English, mais Buenas Noches Señorita et Vamos Muchachos ! Allez, c’est trop triste ici, fous-nous d’la musique ! – euh… – C’est un ordre ! Et il cherche dans ses cassettes. – peut-être ma cassette de « teen ballads », pour manemoiselle… Et il insère le truc, il appuie sur le bidule. Et un truc sirupeux vieillot se fait entendre, tout dou-cement, archi-nul. – C’est quoi cette merde ? – to know know him du groupe The Teddy Bears. Et après il y a le groupe The Fleetwoods. – C’est nul ! Mais la petite, derrière, est comme en transe, emportée par ce slow de merde. – l… la pluss belle m… musique n… nu monde… oh… oh… – Nesey, arrête ça tout de suite, elle va jouir, là, la débile, sans se toucher ni rien, ah-ah-ah ! Il coupe. – T’as pas du hard rock ? – non, pardon… – T’es nul ! La petite a joint les mains, elle semble hésiter à s’agenouiller par terre, en vénération devant le mec (non seulement le plus gentil et le plus « beau » du monde, mais possédant un accès secret à la plus merveilleuse musique de l’Univers, oh…). J’ai envie de la ramener à notre monde avec une grande baffe dans la gueule, mais le Nesey risque de pas être d’accord. – Allez, puisque elle t’écoute, toi : dis à cette conne que Dieu existe pas ! – euh…

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– Dis-le ! – je… respecte le… les croyances de mademoiselle, son équilibre personnel… Là, elle va nous faire un orgasme ! – Ta gueule ! Elle est complètement déséquilibrée, oui ! Et toi aussi ! Avec cette musique de merde, qui vous liquéfie l’cerveau ! Le métal hurlant, ça devrait être obligatoire, moi je dis ! – vous parliez, euh… de « mort »… qu’est-ce que… vous… « savez », euh… – Quoi ? Ben, la ptite, là, elle est renvoyée à Douai, chez les débiles. Et de plu’ te revoir jamais, toi, « merveille de l’Univers », elle pense en « mourir de chagrin ». Et elle a des antécédents ! Si le corps crève pas tout seul, elle s’ouvre les veines ou une autre connerie. Mais c’est toi qui va aller en prison ! Moi là j’ai les éléments pour dire que nous on pouvait rien y faire ! C’est tout ta faute à toi ! Le type est ébranlé, et il regarde la naine avec l’air catastrophé. – n… non… La naine prend la défense de son mec ? – s… c’est p… pas s… sa faute… s… si j… gentil, n… n’on est t… toutes f… folles z’amouheuses n… ne hui… y… y peut pas s… s’occuper ch… chacune… – Connasse ! Y’a pas une meuf qu’est rentrée ici dpuis des années, ch’uis sûr. Eh connard, tu vas baiser chez les femmes que tu trouves, en boîte ? Il avale sa salive, tout honteux. – non, je… euh, je suis vieux garçon, innocent… – Puceau ?! Ah-ah-ah ! Il fait oui de la tête, coupable. – peut-être impuissant, je sais pas… sinon, j’aurais demandé, en mariage, ma petite pâtissière ado-rée… Là, j’éclate de rire. A m’en pisser dessus, presque, merde. Pfouh, je reprends mon souffle. Le mec et la naine, ils sont tout rouges, les yeux baissés, timides, nuls à chier. – Et non, connard, les autorisations sraient rfusées : elle est malformée, imbaisable, c’est pas une femme digne de ce nom. – manemoiselle, acceptez-vous de m’épouser… ? Non mais ! Ils me font quoi, là ? Et la fille semble au bord de la syncope. Elle hoche le men-ton, les joues toutes rouges. J’interviens : – Non, arrêtez vos conneries ! En tout cas, mec, moi j’ai noté. Ça sra entièrement d’ta faute, quand elle sra crevée. Là, je pourrais témoigner, jurer, et… – ou un Pacs ? manemoiselle pourrait, euh… venir habiter ici, et… euh… Et cette conne regardait le studio avec l’air émerveillé, comme si c’était le Paradis… – Et ça nous frait un couple d’asociaux à gérer, non merci ! Qui vont s’foutre dans la Deûle à la moindre contrariété, en chargeant les Services Sociaux, y’a des Arabes comme ça déjà, qui me font salement chier ! – laissez-nous une chance, monsieur… une chance de bonheur, de survie longue et durable… – De quoi ?! T’es suicidaire aussi, toi ? – pardon… – Attends-attends ! C’est quoi s’t’histoire ?! – je… pensais que… manemoiselle… allait disparaître, du magasin, mariée à un milliardaire… – Bien sûr, oui ! – et… moi je serais mort de chagrin… de plu’ la voir, je veux dire, pas de jalousie… en respectant son bonheur à elle, pardon… – Et si j’vous sépare, tu vas te tuer et laisser une lettre accusant les Services Sociaux ?! – je vis pas ça comme une menace, msieu… mais comme une immense tristesse… si… si manemoi-selle m’aime, comme je l’aime… de tendresse pure… pourquoi ne pourrait-on pas… … ? – Pas quoi ?! Elle est pas une femme, tu es pas un homme ! Vous êtes des ratés ! C’est pas ça la vie ! – vivez votre hard metal comme vous voulez, mais… laissez-nous… être heureux, sans déranger, s’il vous plaît… – Ouais, et… le jour où tu vas découvrir qu’elle est handicapée mentale ? Hein ? Hein ? Et qu’elle a pas le permis de feu : pas de cuisine ET pas d’repassage ! Hein ? Elle est quoi d’autre qu’un boulet, de merde ? – elle est… un sourire, dans ma vie… – Non : à l’université, ils expliquent ce que normalité veut dire, vous deux vous êtes complètement à côté de la plaque. Moi je dis : vous êtes tellement anormaux que ça relève de la psychiatrie, pas de la détresse sociale. Je vais faire un rapport, pour te faire interner, toi, mec. Et la ptite conne… – ne l’insultez pas, msieu… – Si j’veux ! La ptite conne : pareil ! Je vais dmander son reclassement en malade mentale.

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– il y a des hôpitaux psychiatriques mixtes ? – Sûrement pas ! Et vous srez sous camisole de toute façon, à vous chier dessus, ah-ah-ah ! Bon débarras ! Ouais, je vais le faire ! – sauf si je vous tue ? – Hein ?! – pour ma petite chérie, je pourrais tuer, msieu. Oh-là-là, catastrophe ! Et j’étais pas venu armé ! (On n’a pas le droit, même si une pétition circule à ce sujet, dans les services). – Non, non mais je déconnais, olah vous avez pas l’sens de l’humour, vous ! Il restait méfiant. – Je vais retourner bien tranquillement à mon bureau, et puis étudier notre projet sur le plan légal : est-ce qu’une handicapée mentale peut se pacser à un malade mental ? Quelles autorisations il faut, tout ça ! Bon, j’ai la délégation de tutelle, pour la naine, il suffit peut-être que… Et je m’éloignais doucement, vers la porte, sans que ce connard m’en empêche. – Ouais je vais faire comme ça, j’ai bon espoir que ça marche ! Et je me suis précipité sur la porte, que j’ai ouvert, et je suis sorti en courant. Dévalé l’escalier quatre à quatre ! Et je suis sorti par la porte de derrière, au cas où Nesey attende à la fenêtre, avec une 22 long rifle ou quoi. J’ai fait le tour de l’immeuble, en courant en zig-zag, et j’ai retrouvé ma ba-gnole. J’ai démarré en trombe, et traversé la moitié de la ville. Avant de m’arrêter, appeler police-secours. Enfin, les deux dingues ont sauté ensemble, de ce cinquième étage à la con, avant que la police ait fini de défoncer leur porte, mais… au procès, les experts ont reconnu que j’avais parfaite-ment fait mon job. Et qu’il faut mieux examiner en commission les cas limites entre cas sociaux et cas psychiatriques. Pour cette grande contribution à l’amélioration des services, j’ai été cité pour des félici-tations interdépartementales et ma titularisation est en très bonne voie, yes ! Du coup, je suis allé mettre des fleurs, au cimetière, sur les tombes de ces deux imbéciles heureux. Et, inspiré, j’ai écrit une chanson, enfin : un instrumental hurlant : madness to the bones ! Très très fort, yeah !

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PISTOLET DANS LA RUE Gérard avait effectivement imaginé être assassiné, pour son amour coupable envers cette petite pâtissière naine, de la Rue Saint-Jean. Elle ne portait pas de bague, non, mais une fille aussi jolie ne pouvait bien sûr pas être seule – collectionnant sans doute les hommes comme sa sosie Lu-cie. Il ne revenait donc que comme simple client, anonyme, sans dire sa tendresse infinie, envers elle. Mais il se doutait qu’elle savait, puisqu’il avait entendu parler de l’intuition féminine. Et il s’attendait donc à ce qu’un vendredi soir (elle ne travaillait là que le vendredi après-midi), il soit attendu par l’amant du moment, qui – sur le trottoir hors du magasin – allait le rouer de coups, le tuer (il ne se défendrait pas). C’était pour Gérard une évidence, une certitude, presque mathématique – ne restait comme inconnue que la date, effective, de la mise à mort. Toutefois, les semaines ont passé, les mois et même les années… sans mise à mort, miraculeusement. Mais après trois ans et demi de visites, il a peut-être commis l’erreur fatale : trouvant sa petite pâtissière chérie au bord des larmes, derrière son comptoir, plusieurs semaines de suite, il a osé, lui parler, lui demander : – Ça va, manemoiselle ? Quelqu’un peut vous aider ? Et visiblement, ça l’avait secouée, la pauvre. Comme confirmant tous ses soupçons. Deux larmes ont coulé, même, de ses paupières, oh, la pauvre chérie… Elle ne voulait visiblement pas tuer, et ce n’était que son abus éhonté, par-dessus un comptoir professionnel, qui la forçait… à en parler à son amant. Et le vendredi suivant, effectivement, elle tremblait, toute, elle reniflait. Gérard comprenait que son amant était là dehors, et qu’elle ferait un signe « c’est lui » quand lui sortirait, Gérard. Pour lancer la punition, méritée. Trois ans et demi de mensonges, par omission, ça ne se pardonne pas. Et ces centaines de sourires, professionnels, qu’il avait volés, malhonnêtement, menteusement, c’était très grave. Elle tremblait fort quand elle lui a rapporté le petit flan, emballé. Elle a pris les pièces, et... il a hésité à dire « adieu, manemoiselle ». Il a plus simplement dit « je vous demande pardon, manemoi-selle ». Mais elle n’a pas répondu, bien sûr, seulement gardé les yeux baissés, sans accorder son pardon. Donc. Il est sorti, regardant par terre. Sans prendre d’information en catastrophe, pour voir d’où viendrait la mort. Il marchait, lentement, il attendait le premier coup. – Eh mec ! Une voix masculine derrière lui. Voilà, on y était. Il a soupiré, s’est retourné, poliment. – pardon… – Eh ! C’est toi qui rvient achter des flans dpuis trois ans et dmi ?! Il a hoché le menton, coupable. – Eh ! Rgarde ! Là dans ma poche, c’est pas mon doigt, c’est l’canon d’un revolver, pointé sur toi ! Hélas. Serait-ce moins douloureux que les coups à mort ? – oui, je comprends… – Tu comprends quoi ?! Qu’est-ce que tu nous as fait, comme connerie ?! ? Il ne comprenait pas la formulation de la question, mais il attendait l’impact, de la balle. Il y aurait peut-être une première balle dans la jambe, pour qu’il souffre, sans crever tout de suite… – Hein ?! Parle-moi d’homme à homme ! Explique-toi, merde ! ? C’était un jeune type, sans cravate. Ni le banquier ni le footballer milliardaire qu’il avait ima-giné. Gérard a hésité, à proposer d’écrire un papier, comme quoi tout était de sa faute, qu’il s’était suicidé, indirectement. Pour éviter la prison au « beau » type, qu’aimait sa petite chérie, leur petite chérie… – Hé ! J’te préviens ! Je vais te tuer ! T’as l’air d’en avoir rien à foutre ! C’est quoi ces conneries ?! – je suis déjà mort, il y a quatorze ans, et il y a cinq ans aussi… – Putain, qu’est-ce que c’est ce mec ?! Eh, là ça va pas ête pareil, tu vas crever pour de bon ! Oui. – Merde ! Demande-moi comment avoir la vie sauve ! – … comment avoir la vie sauve… De toute façon, interdit de revenir, revoir sa petite chérie, il allait se tuer… – Bien ! Viens, ch’t’emmène ! On reste pas ici ! Bien sûr non : pas assassiner dans l’espace public, avec des caméras de surveillance (le type n’avait pas le visage masqué ni rien, pardon). – Allez ! Tu marches devant ! Si tu cours, je tire ! Si tu m’attaques, je tire !

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Oui. Et ils ont marché, droit devant, dépassé l’abribus, continué, dans l’inconnu… Ce n’était pas la direction de la Sécu, non, Gérard marchait dans le brouillard. Il ne pleurait pas, il attendait la mort. – Pourquoi l’avoir séduite, merde ?! Mh ? – je… comprends pas la question, pardon… – Tu vas crever quand même, si tu joues au con ! Fais pas l’innocent ! Il n’a pas dit « je suis innocent, au sens de puceau, je n’ai même jamais rêvé d’elle nue, je le jure, ma tendresse est purement platonique ». Ça pouvait motiver la première balle dans la jambe. Ou le bas-ventre. – Tu es pas qu’un client de flan de merde ! C’est pas vrai ! Non, effectivement. – Tu l’reconnais ?! – oui, pardon… – A quoi tu joues, avec elle ?! A quoi t’as joué, puisque c’est fini, t’es mort ! Il a soupiré. Silence. – Parle, merde ! – c’était pas un jeu, juste une histoire très triste… – Une fille t’a laissé tomber, et tu t’venges en faisant pareil ?! ? – sa… sosie a… été l’amour de ma vie, oui, pardon. – C’est pas sa faute à elle, merde ! – non, pardon… – Et en la rendant folle amoureuse de toi, elle, t’attendait quoi ? ? – je comprends pas la question, pardon… – Tu sais qu’elle est malformée, pas baisable ? Ça t’amusait ? ?? – vous… êtes pas son amant ? – Hein ?! Non, pucelle à la con, c’est ma sœur ! Ma sœur débile ! – l’insultez pas… – Mais elle est débile ! Handicapée mentale ! Elle sait pas lire, pas écrire ! – elle a raison, avec cette langue française mal fichue… – È parle même pas l’Polonais, cette conne ! Gérard s’est… arrêté, retourné. – Avance, merde ! Ou je tire ! – attendez… je comprends plu’, là. Je croyais que… vous étiez son amant, jaloux que… je sois amou-reux d’elle, fidèle, pardon… – De quoi ?! Me baratine pas ou ch’te crève ! – si… manemoiselle a pas… les milliers d’amants que je croyais, qu’elle avait, je… ça change tout, tout… – Hé connard ! Me la raconte pas, cette histoire ! Hé, c’est une naine ! Pas maquillée, pas d’décolleté, rien ! Qui en voudrait ?! Tu pouvais pas être assez con pour croire qu’elle avait des aventures ! – sa sosie multipliait les conquêtes… – Grande comment, la femme en question ?! ? – euh… peut-être trente centimètres de plus, mais petite, au lycée, elle était la plus petite du lycée… – Ben une naine c’est pas pareil ! Merde ! Mais là ! Toi connard tu l’as fait rêver ! Et è va s’tuer à cause de toi, merde ! Alors moi j’vais t’crever ! La famille, c’est sacré ! Il a cligné des yeux, perdu. – je l’aime, monsieur. Sincèrement, infiniment. – Dpuis trois ans et dmi ?! Mon œil ! – sa sosie m’avait jeté, quand j’avais tendu la main… je… je pensais avoir droit qu’à… un sourire pro-fessionnel… sans déranger… – Hé, ma sœur c’est pas une pute ! – je l’entends bien, je… j’achetais un petit flan, sans déranger… – Ouais, à lui sourire ou quoi, merde ! È s’y est cru, dans un film ! Sans besoin de sexe ni rien ! – je suis impuissant, je crois, je… pourrais l’épouser… – Non ! Elle va se tuer, j’t’ai dit ! – mais pourquoi… ?

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– Parce que nous on peut plu’, la garder ! Elle est vraiment trop con, à rfuser de sortir, de boire ! Les psys disent que c’est un échec, qu’on l’ait reprise chez nous ! Y disent qu’è doit rtourner chez les dé-biles, en milieu médical ! – mais si on se marie, elle… aura pas besoin de… retourner là-bas, pauvre chérie… – Mais pas un seul mec en voudrait, d’une crevure pareille ! Et en plus, elle rfuserait, le mec en ques-tion ! Parce qu’elle est folle de toi, rien que de toi au monde ! Cette conne ! – mais je l’aime, moi aussi, elle seule au monde… – Et la sosie en question ! – non, plu’ du tout : une fille infiniment méchante, méprisante… Il n’a pas ajouté « tueuse », parce qu’il était face à un tueur, potentiel. – je vous en prie, monsieur, laissez moi essayer de rendre heureuse votre petite sœur… – Hé ! C’est pas crédible une seule seconde ! T’essayes de sauver ta peau, oui ! – non, si vous m’aviez interdit de revenir, sans me tuer, je me serais tué tout seul… – Pourquoi j’te croirais ?! – je sais pas… euh, on pourrait… retourner au magasin, et… je prendrai votre sœur dans mes bras, tendrement, on se fera des milliers de bises… vous verrez… – Mouais, ça sent le traquenard à plein nez, mais… Et c’est ce qu’ils ont fait, finalement. Sans en finir dans une impasse déserte. Ils ont fait demi-tour et… croisé la petite jeune fille, ayant fini sa journée. Eberluée de les voir ensemble. Gérard s’est agenouillé pour être à sa hauteur, petite chérie, pour la première fois. – manemoiselle, votre frère m’a… révélé… vos sentiments… à mon égard… Elle a rougi très fort, confuse immensément, mais sans sourire du tout. – et… je lui ai dit que… je vous aime, moi aussi, infiniment… Bouche bée, éperdue. – venez… Et… il lui a pris les épaules, tendrement. Elle tremblait… Il l’a attirée dans ses bras, délicieu-sement, pour un pur et tendre câlin… En échangeant des bises, dizaines de bises, et… elle a semblé toute… abandonnée… oh… évanouie ? Il l’a repoussée un peu, allongée sur le trottoir, la pauvre. – Merde, tu nous l’as tuée ? Il y a eu un grand boum. Déflagration, de révolver. Gérard est mort sur le coup, sans com-prendre. Et la détonation a réveillé Patrycja, sa sœur, qui s’est mise à hurler, en voyant son Gérard couvert de sang. Pour la faire taire, Piotr lui a tiré une balle dans la bouche, merde. Et il a tiré sur les gens qui accouraient en criant, deux sont tombés. Et il a couru. Il a été abattu par un policier munici-pal, près de l’Ecole des Martyrs, bien nommée. C’est pas facile, ces affaires de famille.

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COMPLICITÉ Gérard, comme quiconque, s’était un jour demandé ce qu’il aurait fait, s’il avait été passager d’une voiture renversant un piéton avant de prendre la fuite : garder le silence de manière complice ou criminelle, ou bien dénoncer le conducteur, même s’il s’agissait de trahir un parent proche (Gérard n’avait pas d’amis). Dilemme. Enfin, ce genre d’interrogation n’était pas du tout son problème, quotidien, et il n’était pas monté dans une voiture depuis des années. Il habitait maintenant Lille, et utilisait seulement les trans-ports en commun. Essentiellement pour aller acheter un flan-vanille, chaque vendredi soir, à l’autre bout de la ville, près de la Sécu psychiatrique. Revoir sa petite pâtissière adorée, naine sosie de Lu-cie, son amour malheureux d’autrefois, à Toulouse. Bien sûr, il ne disait pas sa tendresse à la jeune fille – l’expérience Lucie avait au moins servi à ça, et le monde continuait, sans catastrophe, depuis trois ans et demi maintenant (qu’il avait rencon-tré la petite naine jolie). Bien sûr aussi, il savait qu’il serait déçu, s’il faisait sa connaissance à elle, pour de vrai – elle était sans doute mangeuse d’hommes, impitoyable, même si elle paraissait si faible fragile, timide, vu de l’extérieur. Il attendait simplement qu’elle disparaisse, mariée à un milliardaire, pour se suicider, une troisième et dernière fois. Telle était la situation, le quotidien (en dehors du tra-vail à l’usine, sans intérêt), quand… un vendredi soir, ces mots, terrifiants : – m… meu-s… sieu, è… est-ceu j… je pouhais v… vous pahler n… n’en nehoh nu madasin… C’était sans doute pour lui interdire de revenir, faire semblant d’acheter un petit gâteau, les femmes ne sont pas dupes, il paraît. Hélas. Il a donc hoché le menton. Et ils ont organisé une entre-vue le lendemain samedi, matin, sur un banc de cette rue Saint-Jean (elle préférait éviter le café-bar à côté, pour des raisons à elle). Il n’a bien sûr pas dormi, cette nuit qui était peut-être la dernière de son existence. Il cherchait les mots, pour s’excuser, surtout, de son mensonge réitéré 141 fois, 141 vendredis… Enfin, il rêvait aussi à son hypothèse-délire impossible : qu’elle soit amoureuse de lui, en secret, comme il l’était d’elle… Cette hypothèse qu’il avait cru certitude avec Lucie, avant d’en mourir, et re-mourir, oui. Non, il n’y avait aucune chance. Même si rien, à ce stade, ne l’excluait totalement… Il a remis la même tenue, ce samedi, n’ayant qu’un jeu de vêtements repassés, pardon – il n’avait bien sûr jamais envisagé ce « miracle » de deux rencontres de sa chérie, la même semaine. Même si cela allait sans doute être déchirant. Finalement, il était Rue Saint-Jean à 8 heures 13 (au lieu des 10 heures convenues), mais elle est arrivée, ô miracle, très en avance aussi, à neuf heures moins cinq ! Toute de gris habillée (en civil sans sa blouse blanche de pâtissière), sans décolleté ni bijou… un ange de pudeur, adorable – presque le contraire de Lucie, cherchant à attirer le regard de mille hommes pour en choisir trente… Et sa petite pâtissière venait toute timide, à petits pas feutrés, les joues toutes rouges, merveilleuse. Il s’est levé du banc pour l’accueillir : – ‘Jour manemoiselle… – j… jouh m… meu-s… sieu… Ce n’était pas un rendez-vous amical, vraisemblablement, mais il a quand même dit : – Je me présente : je m’appelle Gérard Nesey, j’ai 29 ans, je suis ouvrier… Elle a rougi encore, sans qu’il comprenne pourquoi. Elle a répondu un mot étrange, sur le sujet : – m… mèhci… Merci ? de lui avouer son nom ? Pour qu’elle porte plainte contre lui si elle était agressée par un homme masqué ? Elle « escaladait » le banc, pauvre petite naine chérie… Il a tendu la main, pour qu’elle ait une prise, en hauteur, et ça l’a aidée, oui. – m… mèhci, m… mèhci n… n’infini, p… pahdon… En se rétablissant, s’asseyant. Il s’est assis à côté d’elle. – j… je m… m’appelle p… pat’icia n… niézéwska… p… pahdon, v… vingt six ans, p… pahdon… n… n’en insèhtion… En insertion professionnelle ? Depuis plus de trois ans et demi ? Ça expliquait qu’elle ne soit à la pâtisserie que le vendredi après-midi ? – Enchanté, Patricia… Elle a rougi, en souriant timide, confuse. Adorable, oui. – m… mèhci… Oui. Mais la suite de la conversation risquait d’être moins cordiale, pardon. Si c’était pour lui interdire de revenir, amoureux démasqué… – j… je n’a v… voulu v… vous dih…

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Silence. Oui, on y venait : la raison de leur présence ici, tous les deux, hors du magasin pro-fessionnel. – Oui. – v… vous dih… j… jamais t… toute ma vie, k… kèqu’un y n’a été s… si gentil n… n’avec moi… k… que v… vous, s… si j… gentil… Mh ? « Gentil » au sens de… ? Elle avait l’habitude des hommes voulant prendre son corps, de reine de beauté, pas l’habitude d’être adorée, à distance respectueuse ? – et j… je s… sais pas k… comment v… vous henèhcier, n… n’à n’infini… ??? Serait-ce l’hypothèse d’ « amour réciproque secret » qui serait la bonne ?? – l… les f… femmes n… nohmales, n… n’elles d… donnent leuh coh… Donnent leur corps ?? – m… mais moi j… je malfohmée, n… n’è dih n… nes infihmièh… p… pas capabe ne hende un homme heuheux… p… pahdon… – Oui, un ange, vous êtes, une petite fée, je le savais, tellement merveilleuse, adorable… Elle a rougi, très fort, encore. – p… pouh hemèhcier j… je s… sais p… pas quoi faih… j… je peux… s… si vous voulez j… je peux tuer l… les méchantes k… que vous embêtent… l… la méchante k… que vous a fait du mal… Lucie ? « Tuer » Lucie ? Elle l’avait déjà fait, en un sens, en la remplaçant dans son cœur à lui… – j… je n’a b… beaucoup l… l’èspéhience t… tuer l… les méchantes… d… déjà s… sept, j… je n’a tué… ??? Hein ? Meurtrière ? Ayant tué sept personnes ? – t… t’ois ch… chez les démiles, ou… où je n’étais avant, et… et k… quate au f… foyer s… social… – Oh… Il l’imaginait si mal en assassine, violente, étouffant des consœurs avec un oreiller ou quoi… Elle, pur ange de douceur timide, toute de faiblesse et de larmes retenues… Ou bien, « mythomane » seulement, ayant cru que ses prières pour la mort des méchantes avaient été exaucées sep fois ? – Manemoiselle, je… vous remercie de… ces confidences énormes, euh… Et je vous remercie de votre « proposition », euh… Elle semblait inquiète, attendant un « Mais… » qui annihilerait ces remerciements… – Et… je vous préfère vous, aux méchantes que vous avez tué, euh… Elle a souri, rougi, en baissant les yeux. Elle s’est signée, religieusement, comme si c’était un miracle. – Euh, manemoiselle, je… connais pas bien la religion, pardon, euh… ça ne dis pas « tu ne tueras point » ? Elle a fait non, du menton. – s… ça dit p… pas tuer n… nes gentils… m… mais pas êteu m… méchant… a… aloh tuer l… les méchantes, s… c’est bien… l… le Seigneuh n… n’il est k… content p… pouh les faih hôtih n… n’en Enfèh… a… avant qu’è ne faih du mal encoh… Oh… – Je comprends, oui… Elle s’est signée encore. Comme si… avoir trouvé quelqu’un la comprenant était le plus grand miracle du monde. Mais… – Manemoiselle, simplement, euh… en chaque personne, euh, il y a une… logique, une erreur logique possible, donc un espoir, d’amélioration, peut-être… tant qu’elle est vivante… – v… vous n… n’avez a… attende k… combien n’années, l… lacelle que vous a fait du mal… ? Il a soupiré. – Oui, c’est souvent un espoir naïf, illusoire, pardon… Elle a souri, comme heureuse qu’il lui donne raison, ce dont elle n’avait pas l’habitude (au magasin tout au moins, traitée de handicapée mentale par les gens…). – m… mais… Ouf : c’est elle qui formulait ce « mais » qu’il n’avait pas osé dire, pour ne pas contrarier celle qu’il aimait… – m… mais s… si vous vounez j… je tue u… une méchante, n… n’y faut me dih t… t’è vite… a… à cause que na police n… n’elle me touhne autouh… maintenant… C’était triste pour elle, petite chérie, même si ça épargnait bien des vies, oui. Euh… – j… je va mientôt n… n’aller en p’ison, et… et ma tête k… coupée, p… peut-ête… – Oh… Mais elle a fait un Oui affirmatif, du menton. Il a soupiré. – Si j’étais milliardaire, je… vous paierais le meilleur avocat du monde…

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– s… c’est v… vous l… le meilleuh du monde, l… le seul… Oh… – m… mais j… je peux pas v… vous hemèhcier… n… n’incapabe… – Patricia, en me disant votre prénom, vous m’avez déjà remercié, infiniment… Elle a rougi très fort. – Et… pas besoin de sexe… le plus grand bonheur au monde, pour moi, ça serait de vous serrer dans mes bras, une seconde… Elle a souri très fort, confuse, et elle a sauté doucement, du banc, jusqu’au sol, avant de se retourner vers lui, tendant les bras… Il croyait rêver… Il s’est levé à son tour, s’est agenouillé pour être à sa hauteur, et… ils se sont enlacés, merveilleusement… Mais une seconde seulement, et elle est devenue toute molle inerte, mon Dieu. Oh, comme évanouie. Oui… la tête ballante, les paupières closes, il l’a allongée sur le sol, le trottoir, pardon… Des pas résonnaient, de course, de gens. – Les mains en l’air ! T’es en état d’arrestation ! Des policiers, avec des fusils mitrailleurs ou quoi. Pointés sur sa tête à lui. – Merde, il l’a tuée ! Oh… petite chérie, inerte, il… il a mis deux doigts devant ses narines, petite fée, pour sentir son souffle, comme ils faisaient, en cours de secourisme. – Bouge pas ! On t’a dit ! Ou on tire !!! Aucun souffle, rien… Morte… ? Oh… Il s’est retourné vers le policier de gauche, là : – Y faudrait ptêtre appeler un médecin, une ambulance, vite ! – Tu bouges pas ! Mets les mains sur ta tête ! Il a soupiré. – Sinon quoi ? – Merde, un suicidaire ! Chef ! Chef ! Qu’est-ce qu’on fait ! Un vieux monsieur en imperméable arrivait, lentement. – Putain, il l’a tuée, ruinant six ans d’enquête ! On va le donner à tailler en pièces par les sept familles, moi je dis ! Ils vont l’écorcher vif, lui faire bouffer ses couilles ! – Je frappe ? J’l’assomme ? Chef ! Chef, une douleur dans mon bras gauche, aïe ! Et le policier de gauche est tombé, comme évanoui aussi ! Et le policier de droite aussi, à son tour ! Qu’est-ce que… ? L’inspecteur était blême. Il avait sorti un revolver. – Merde, c’était l’Ange du Mal, cette débile ! Et il a appuyé le canon sur la tempe de Gérard, toujours à genoux, au chevet de sa petite pâtissière… Il y a eu un grand boum, énorme, fracassant l’Univers… et Gérard s’est retrouvé dans son lit, en sueurs, haletant. Il a allumé la lumière, et ça l’a ébloui, tout. Il a ré-éteint, pardon. Pfouh…

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OISEAU VOYAGEUR Après trois ans et demi de visites à sa petite pâtissière naine, secrètement adorée, Gérard avait vu arriver la fin du monde : la disparition de la jeune fille, remplacée par une dame ne sachant pas ce qu’elle était devenue. Le pâtissier, contacté, a refusé de répondre, pour savoir où la joindre. Tout était fini. Gérard attendait seulement que le doux souvenir de ses sourires, petite chérie, s’estompe… pour sauter sous un train. Ça « marcherait » mieux que la chute de la falaise, après le rejet par Lucie quand ils avaient quinze ans (Lucie, la sosie de sa petite pâtissière), mieux que la chute de l’immeuble (quand Lucie avait refusé de le revoir, lui ordonnant de se faire enfermer chez les dingues)… Même au travail, ça se passait mal, pardon. Ses collègues et supérieurs étaient inquiets, de le voir larmoyer sur la dangereuse machine gamma, où il aurait pu enfoncer la tête pour se faire broyer par les engrenages, horriblement. Et il avait été muté d’office vers la chaîne d’emballage final, où les ouvrières le regardaient d’un sale œil, comme un intrus. Le soir, le week-end, il pleurait, tout seul dans son appartement. Avec la photo de Lucie (agrandie de leur photo de classe), photo qu’il lisait (depuis trois ans et demi) comme « image de sa petite pâtissière bien aimée », maintenant disparue à jamais, elle aussi… Il écoutait les complaintes de Mickey Newbury, pleurant sa chérie disparue à lui, et il relisait son journal, de ses trois années et demi de bonheur, 141 parts de flan-coco… Ce dimanche était un tel jour de week-end, triste. Il avait depuis longtemps débranché la son-nette, de son petit appartement, et il n’attendait rien, que le soir qui tombe, bientôt. Newbury gémissait « seldom if ever does she cross my mind »… Quelqu’un a frappé à la fenêtre, oui, il habitait au rez-de-chaussée, depuis sa seconde tentative de suicide, sortie de l’hôpital « sous surveillance »… Mais c’était la première fois que quelqu’un le dérangeait comme ça, euh… Il s’est levé, de son bord de lit, pour voir ce que c’était – certainement pas sa petite chérie, trop petite pour atteindre la vitre (et igno-rant son adresse)… ? Ce n’était pas un humain mais un moineau, sur le bord de la fenêtre, qui avait donné des coups de bec, comme pour entrer. Petit oiseau nain… Et… qui portait un collier, avec une feuille atta-chée, comme un pigeon voyageur. Erreur de destinataire ? Les moineaux font ce travail aussi ? ou sont mis à l’essai ? comme sa petite pâtissière, une demi-journée seulement par semaine ? Le moineau avait tourné la tête de côté, comme pour bien le regarder avec un de ses yeux, à travers la vitre. Gérard ne savait pas quoi faire. Il… aurait voulu voir le message, ainsi envoyé, par qui ? Sa petite pâtissière naine ? (Il n’y avait matériellement aucune chance d’aucune sorte, mais telle était l’idée fixe de Gérard, très malade pardon). Il a ouvert, et le moineau a sautillé à l’intérieur, sur le rebord de la fenêtre, toujours. Il ne faisait pas trop frais et Gérard pouvait laisser ouvert un moment comme ça. Euh… il a levé la main, douce-ment, pour prendre le papier sans faire peur au petit animal. Mais celui-ci était docile, gentil : il s’est laissé retirer la ficelle qu’il portait autour du cou, et le papier qu’elle traversait. Il y avait écrit, manus-crits, des mots illisibles, MAIS… il y avait le chiffre 141 !!! Même « 141 flâ-koko », comme « 141 flans-coco » en une autre langue, peut-être le Polonais (Lucie était d’origine polonaise)… Miracle ? Et c’était signé « patrisya, votr petit patisyèr », comme « Patricia, votre petite pâtissière », écrit en phoné-tique ou quoi… C’était impossible mais… Gérard voulait y croire. Il a essayé de « lire », déchiffrer, en « inter-prétant » n’importe comment les multiples lettres accentuées (â, ê, î, ô, û, ö)… Et ça donnait quelque chose comme : « meussieu, au secour… je va mourir de chagrin si vou egzisté plu, san vo sourir dé 141 flan-koko… on va toute mourir je va kassé le monde… j’èspèr vou revwar dan lé nuaj… Patrisya, votre petite patisyèr » Oh… Et… le moineau a fait « piou-piou » en battant à moitié une aile, comme s’il voulait ra-mener une réponse ! Euh… Vite ! Gérard a pris une feuille, sur son bloc quadrillé, euh… Il a écrit, en Français comme premier jet : « manemoiselle, ne vous tuez pas ! Moi aussi je voudrais vous revoir, je voudrais vous aider, vous consoler. Appelez-moi s’il vous plaît au travail, à l’usine Megatronics de Lille (on est dans l’annuaire). Signé : Gérard Nesey ». Et, euh… pour transcrire, vite, il a essayé, dessous : « manmwa-zèl, ne vû tué pa ! mwa ôsi je vûdrè vû revwar, je vûdrè vû z’édé, vû kösolé. Apelé mwa s’il vû plé ô travay, a l’uzin mégatroniks de lil (ö n’é dâ l’anuèr). Sinyé : jérar nêsé ». Et, tremblant, il a découpé ce petit papier, l’a plié, déchiré un peu la pliure, pour faire un trou sommaire, il y a fait passer la ficelle, l’a nouée, et remis ça au cou du moineau… sans savoir comment lui dire de retourner, euh… Mais l’oiseau s’est envolé, et a disparu, plein Sud…

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Gérard a longtemps regardé par la fenêtre ouverte, au cas où revienne le petit oiseau, n’ayant bien sûr pas pu comprendre la direction souhaitée. Mais il ne s’est rien passé, et vers vingt et une heures, Gérard tombant de sommeil est allé se coucher. Le lendemain, second miracle : le papier en orthographe phonétique, signé de sa petite Patri-cia chérie, était toujours là, existant ! (pas rêvé)… Et, à l’usine, en plein vide de chaîne, à dix heures et des poussières, Madame Azalbert l’a appelé : – Nesey ! On te dmande au téléphone ! C’est l’extérieur ! Il s’est excusé auprès de ses collègues, est allé au bureau de la chef de chaîne, pardon : – allô… ? – Allô ! Gérard Nesey ?! C’était une voix féminine, mais pas du tout celle de sa petite bègue chérie, tellement plus ti-mide et faible. – oui, pardon. – Pardon d’quoi ?! C’est quoi ces histoires de dingues ?! ?? – euh… vous… êtes avec… Patricia… ? – Ouais : « La Naine » ! Elle est là ! Enfin : pas dans la pièce ! J’suis surveillante au centre ! Mais c’est quoi ces connries ?! – je… je pourrais venir lui rendre visite ? vous pouvez me donner votre adresse ? – Pas question ! Ça sent mauvais, s’t’histoire ! Avec cette débile qu’est tout l’temps en prière ! Avec cette naine entourée d’oiseaux nains, à qui elle donne tout s’qu’on lui file à bouffer ! V’z’êtes une secte sataniste ?! Un truc comme ça ?! ? – non, madame, je… je l’aime, Patricia, simplement. Comment la revoir ? comment l’aider ? – Amoureux d’une crevure ?! Ah-ah-ah ! Et des hurlements de rire, et ça a raccroché. Et le silence. Tût-tût… Il a fermé les yeux. Et le sol a tremblé ou quoi, des dames criaient : « merde ! un tremblement d’terre ! ». Et des trucs tom-baient du plafond ou quoi, il gardait les yeux fermés, il pleurait, pardon. Patricia… à jamais inacces-sible… Renverrait-elle son petit moineau voyageur ? Serait-elle enfermée, attachée, nourrie par perfu-sions ? Outch, une terrible douleur sur le crâne, une poutre ou quoi. Il… il a rouvert les yeux, et… il était… dans les nuages… Patricia était là, devant lui, souriante jolie… – s… soih, j… géhah… Et… elle est allée chercher, dans le nuage, une petite part de flan-coco… heureuse…

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MESSAGE D’OUTRE-TOMBE ? Gérard n’avait pas commis les mêmes erreurs, à 29 ans, que lors de ses tentatives de suicide à 15 ans (de la falaise) et de 24 ans (de l’immeuble) : il s’était inscrit à un club de parachutisme pour cette fois tomber du ciel, sans plu’ de raté possible. L’instructeur répétait les consignes, les suggestions : – Et dans la phase de chute libre, vous verrez, la position du corps détermine le léger mouvement horizontal possible ! Gérard n’écoutait pas vraiment, il était cette fois tout au bout du chemin. Il y aurait le décol-lage, la montée, peut-être quinze minutes encore. On y était. Soupir. Il allait enfin « réussir » quelque chose, pour la première fois depuis l’âge de quinze ans. Non, sa camarade Lucie n’avait pas été se-crètement amoureuse de lui, non elle n’avait pas accepté de le revoir comme simple camarade après qu’elle ait redoublé, ni après ses vingt-cinq ans, célibataire, non elle refusait de lui donner une photo d’elle maintenant… Soupir. Et non, sa petite pâtissière chérie, naine sosie de Lucie, n’était vraisem-blablement pas amoureuse de lui non plu’, non il se serait pris un même râteau s’il avait tendu la main, non il l’avait peut-être tué par sa distance si elle n’avait personne au monde (avant de disparaître du magasin, pour raison inconnue). Non non non, tout raté, jusqu’au délivrement imminent, de cette vie de merde. Tomber du ciel et paf le chien. Ecrabouillé, bien. – L’extension des bras, en direction opposée, comme ça, peut vous stabiliser mais attention ! ça peut aussi… Quoi ? Que… ? Un type était entré, bravant les ordres marqués à la clôture des portes. – Pardon ! « Transporteur spécial » ! J’ai une lettre super-super-urgente, pour Monsieur Gérard Ne-sey ! ??? Impossible… Personne ne savait qu’il était venu ici. Il n’en avait parlé à personne, per-sonne… Enfin, il ne s’était pas inscrit sous un faux nom, mais personne de sa famille ou de son usine ne le savait (et il n’avait pas d’amis). – Bon, Gérard, va, tu signes le papier à ce gêneur et on reprend ! Il est allé prendre la lettre et il a signé le registre, les doigts un peu tremblants, sur le stylo doré tendu par le monsieur bizarre. Le gars est parti, sans dire merci, et Gérard est retourné à sa place. Oui. Quinze minutes, peut-être dix maintenant, il lui restait à vivre. Soupir. ? C’était adressé à Gérard Nesey, terrain d’aviation Lille-Nord ! Direct ! Qui avait pu ??? Il a tourné l’enveloppe. Expéditeur : Lucie Métaiyek !!! Adresse : - Quoi ?! Lucie lui récrivait ? Cinq ans après avoir refusé son chèque-testament ?? En ce mo-ment si… C’était impossible, c’était un rêve, ou il devait être déjà mort et ici était l’autre côté… – Bon, Gérard ! C’est pas possible ! Tu écoutes pas ! Et moi j’emmène pas sauter de trois mille mètres un type qui pleure ! M’faut un certificat psychiatrique comme quoi t’actionneras bien l’parachute, merde ! Allez, autre entorse au protocole : je ré-ouvre la porte, je te vire ! Et il a été… renvoyé. Comme un nouveau raté, magiquement commandé par la cruelle Lucie. L’enveloppe ne semblait pas vide, toutefois. Il ne respirait plu’. Alors, avant de sauter sous un train, il… a ouvert. Et… une lettre manuscrite, avec une… photo d’elle collée. Hum, devenue très laide, les cheveux coupés courts, le visage très maquillé, impudique… Mourir pour elle serait le dernier raté de son existence pourrie… Oui, autant en finir. – Msieu, j’vous appelle un taxi ?! L’moniteur a dit : clause 2C2 : vous êtes refusé sans rembourse-ment ! Désolés ! Il aurait dû lire les petites lignes, oui. Au moins celle correspondant à la cruelle classe de se-conde C2, qui l’avait tué, quand il avait quinze ans, premier de la classe pour la dernière fois… – Asseyez-vous là, il va arriver ! Oui, snif, pardon. Ses doigts tremblaient et c’était difficile de lire, pardon. « Gérard Nesey, C’est la toute dernière fois que je t’écris, tu m’entends ?! J’en ai marre de toi ! Hé, j’ai jamais couché avec toi, on a même jamais bisouillé, rien de rien ! Mes mecs, je les choisis équilibrés, et quand je les largue, ils assument et ils me font pas chier, vu ? Et ils font pareil avec nous, c’est ça la vie, la vraie ! Et me fais pas chier à vouloir quitter cette vie, « à cause de moi » et pan, moi je me fais botter le cul au Jugement Dernier (si Dieu/Yahvé existe)… Tu es mille fois plus pourri que moi. Je sais pas ce qu’elle te trouve, cette petite naine débile qui ressemble à celle que j’étais à seize ans ! Et je sais pas comment vous m’avez retrouvée, tous les deux : je suis pas dans l’annuaire ni rien ! Ça paraît sata-nique ou quoi ! Et comme adresse de toi, c’est quoi ce « terrain d’aviation » à la noix ? Moi je te laisse pas mon adresse, pas question ! Elle a qu’à te la dire, ta naine petite magicienne ! Et puis : cesse de penser à moi, occupe-toi plutôt d’elle ! Elle me dit de te dire qu’elle est « internée » (comme handica-pée mentale !) au centre Sainte-Hélène de Douai, 629 Route de Paris, 59500 Douai. A mon avis, pour

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m’avoir retrouvée ici, elle est même pas humaine ! Ça doit être une espèce d’ange, d’angelle ou quoi, et les anges ont pas de sexe, tu pourras rien en faire, ah-ah-ah ! Elle s’appelle Patrycja Niezewska, c’est une bougnoule encore plus que moi ! Vas chier, sale puceau de merde ! Lucie » Oh… Patrycja, Patricia… – Hén msieu ! Le taxi, c’est pour quel quartier de Lille ?! ? Il a avalé sa salive. – non, c’est… pour Douai, pardon… – Ça fait loin ! Merde ! Pas sûr qu’y z’acceptent ! – ou m’emmener à la gare de Lille… Oui, passer sous le train ou… monter à bord, pour une nouvelle vie, « possible ». Magique-ment, oui il semblait déjà mort, sur Terre.

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ARMAGEDDON Gérard n’était pas un astronome surveillant les « géocroiseurs » célestes menaçant de heurter la Terre, non. Il s’était enterré ouvrier, à Lille, très loin de Toulouse où Lucie l’avait rejeté, loin de Paris où Lucie était allée, s’éclater. Et il ne sortait pas, il n’avait pas d’amis, pas de loisirs, rien. Rien que cet achat du vendredi soir, à sa petite pâtissière adorée, sosie de Lucie… Et là, dans ce modeste maga-sin de la modeste rue Saint-Jean, il faisait profil bas, n’échangeant que des politesses gentilles avec la petite fée derrière le comptoir, partageant son doux silence surtout. Mais, ce 4 Septembre, il n’a pas pu rester sur la réserve : un client méchant l’agressait verba-lement : – Non mais ! Magne-toi le cul, espèce d’amorphe à la con ! Ptite naine de merde ! Et la dame derrière a renchéri : – Ouais, c’est une handicapée mentale, en plus, une débile ! Moi j’en ai pas voulu, dans mon maga-sin ! Et la dernière personne, un monsieur âgé derrière lui, a clos le tableau : – Et : sûr à 100% qu’c’est une polak bougnoule ! Rtourne dans ton pays, crever d’faim, salope ! Lui, Gérard, il a… levé la main, pour appeler le silence. En vain. Les insultes fusaient. – Crevure ! – Ptite crotte ! – ‘Spèce de larve ! Sale bègue ! Gérard aurait voulu hurler, pour les faire taire… (elle larmoyait, pauvre chérie). Il… il a fermé les yeux, il avait la tête qui tourne. Et il a dit, à haute voix, oui : – Moi je l’aime, ma petite pâtissière gentille… Dans les cris de fureur, personne (pas même elle) n’avait dû entendre, mais il devait le dire. Il a soupiré, et… le type devant a eu une quinte de toux. Et la dame aussi. Même le retraité derrière lui. Toux rauques et inextinguibles, comme coqueluche aiguë ou quoi. Crise soudaine et contagieuse instantanément. Et ils toussaient, toussaient, pliés en deux. Et… le retraité est sorti, comme pris d’une envie de pisser pressante. Et puis la dame aussi. Et le type devant a failli vomir, il est sorti en courant aussi. Dehors il a vomi dans le caniveau. Du sang, oh… Tuberculose ? Foudroyante ? La petite jeune fille souriait maintenant, seule avec lui dans le petit magasin. Elle a… mis à la poubelle la tarte du monsieur, et elle est allé chercher sa petite part de flan à lui, traditionnelle gentille. Comme si… elle « savait » que les gens devant ne reviendraient pas. Jamais. Et… un immense flash, dehors ! Eblouissant la pièce, la ville, et… tout n’était plu’ dehors que ruines en flammes… Les piétons avaient été comme désintégrés, soufflés. Merde… Une bombe atomique ? La petite jeune fille souriait, les yeux baissés, faisant le paquet. Comme si c’était elle qui avait causé ça. Silence. Crépitement des flammes, mais sans aucune chaleur radiante émanant de la vitrine. Ce n’était physiquement pas pos-sible, il rêvait. Inutile donc de se précipiter, à la recherche de survivants ayant besoin d’aide, c’était juste un cauchemar. Ou une rêverie idyllique, avec sa petite chérie… Oui, les flammes s’éteignaient, et… des arbres poussaient, à vue d’œil. Des cocotiers. Et une « mer » approchait, sans vague mena-çante, ce n’était pas un tsunami, non. Juste un paysage de Paradis qui se mettait en place, polynésie lilloise. La jeune fille avait fini son emballage, souriante gentille. Oui, il a sorti son porte-monnaie, les pièces, l’appoint. – Merci manemoiselle… – m… mèhci, m… meu-s… sieu… n… n’infini… Ils se sont souris. – Manemoiselle, c’est… Lille, qui a été détruit, ou… ? – l… le m… monde entier, s… si m… méchant… s… sauf v… vous… Oh, adorable chérie… Lucie avait grillé vif aussi, oui. Sans avoir le temps de souffrir peut-être. – m… meu-s… sieu, d… dans n… ne nouveau m… monde, v… vous voulez j… je mette… – C’est vous qui le construisez ? Elle a hoché le menton, faiblement. – ou… ou-i, p… pahdon, v… vous voulez j… je mette d… des madames t… t’è belles, t… t’è g’andes, m… moitié t… moitié toutes nues… ? Oh… – Non, moi je préfère ma petite pâtissière, timide pudique, et toute toute douce… Elle a rougi, très fort, souriante confuse… Et il y avait maintenant une pile de petits flans, em-ballés individuellement, sur le comptoir. Magicienne… Il a souri : – Vous venez ? On va visiter notre nouveau monde, petit Univers ?

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Elle a hoché le menton, timide, et elle est passée de ce côté du comptoir. Ils sont… sortis, la porte de verre avait disparu. Et leurs chaussures, ils marchaient dans le sable chaud, main dans la main, les joues un peu rouges, pardon. Elle avait toujours sa blouse blanche, elle était jolie, ils se regardaient, se souriaient. Mais, elle a semblé contrariée : – j… géhah… Elle connaissait son prénom ? Depuis combien de temps ? – Oui, Patricia ? Ce nom lui était apparu en même temps qu’il le disait : Patrycja, elle s’appelait, prononcé comme notre Patricia. – l… les infihmièh… n… n’è disaient… j… je peux pas hende un… homme heuheux, j… je mal-fohmée… – Oui, petit ange, c’est pas grave… je t’aime comme ça, dans mon cœur… Et elle a ronronné de bonheur… – Oui, le monde avant était méchant, bestial… Euh… mais… si on est les nouveaux Adam et Eve, sans enfant… on va devenir vieux et l’Humanité va s’éteindre ? Elle a souri, fait non du menton. – p… pas besoin v… veihih… n… non, n… ne z’étèhnels, l… les gentils, n… nous… Il a souri aussi, et il s’est penché, l’embrasser dans les cheveux… Ils marchaient maintenant dans l’eau, le long de la plage. Et l’eau était « sucrée », sa peau le lui « disait ». Patricia a rougi, et lui a dit, intérieurement : « plus besoin de manger, de faire caca, mauvaise odeur, non, c’est le bon-heur ». Et… il avait du mal à croire qu’il était lui, l’homme idéal pour elle. Il aurait voulu avoir un miroir, pour savoir à quoi il ressemblait. Non, peu importe. Là-bas, sur le sable près des premiers cocotiers, deux drapeaux flottaient, même s’il n’y avait pas de vent. Un drapeau français et un drapeau polonais, qui… se faisaient des « bises »… il a souri. – Non, le nationalisme n’existerait plu’… Et les drapeaux se sont désintégrés… Et puis deux nouveaux drapeaux les ont remplacés, à l’effigie de Patricia et de lui-même, Gérard, tel qu’il se connaissait, pas beau. Et ces drapeaux se fai-saient des bises… Le Paradis, oui. Enfin, peut-être qu’une ogive nucléaire (russe ou américaine, ou française ou israélienne) avait frappé Lille, « là-bas », et ils étaient ici post mortem. Mais en tout cas c’était bien. Mieux que bien.

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POUR LE ZOO MARTIEN Dans la pénombre de l’abribus, Gérard regardait sa montre, inquiet : si le second bus tardait, il n’arriverait pas (Rue Saint-Jean) avant la fermeture, de sa pâtisserie adorée. Ça semblait complète-ment futile, mais pour lui c’était le centre du monde, de l’Univers inter-galactique… : revoir sa petite pâtissière chérie, échanger ce sourire silencieux, leur cent quarante deuxième en trois ans et demi… 142 n’était pas un compte spécialement rond, et il avait prévu de lui offrir des fleurs pour la 150e… ou plutôt : les faire livrer anonymement, de la part de « un admirateur »… Finalement, le bus est arrivé au centre-ville, et il semblait dans les temps pour atteindre le quartier Saint-Jean vers sept heures moins cinq, quelques minutes avant la fermeture. Mais il y a eu des embouteillages, et il a failli descendre du bus, continuer à pied, en courant… Hélas il était partiel-lement handicapé, depuis sa seconde tentative de suicide : il ne pouvait plu’ courir. Il a donc attendu, tristement, regardant l’aiguille de sa montre cruellement avancer. Pour une raison inconnue, il était persuadé que ce soir était le plus important du monde : s’il ne rendait pas visite à sa petite chérie ce soir, peut-être ne la reverrait-il jamais plu’. Et s’il la trouvait en larmes, renvoyée de son travail, de son logement, il lui proposerait son aide, venir habiter avec lui. On peut rêver… Mais pourquoi aujourd’hui spécialement ? Mystère. Le bus a tout de même avancé, dépassé l’accident qui créait l’embouteillage, et la course contre la montre a repris. Gérard avait le cœur qui cogne. Finalement, il était dix-neuf heures pile quand il est descendu à l’arrêt Saint-Jean. Saint-Jean de l’Apocalypse ? Il n’avait pas lu la Bible, il n’était pas sûr. Et, marchant aussi vite qu’il le pouvait (sans doute pour rien, trop tard), il constatait que le monde était effectivement très inhabituel ce soir : plus loin, un autre accident faisait bouchon en-core, avec tonnerre de klaxons, et sur le trottoir, toutes les bornes à incendie fuyaient, déversant une eau savonneuse bizarre (du coup, il avait les pieds trempés, pardon). Mais ! il y avait encore de la lumière dans la petite pâtisserie ! Il était 19 :03 à sa montre… vite ! Trop tard ? Arrivé devant la porte, il a trouvé sa petite chérie, non en larmes mais agenouillée devant la porte, en train de fermer la serrure au sol, zut, trop tard… Mais… voyant cette silhouette de l’autre côté elle a relevé les yeux, et souri, merveilleusement, en le reconnaissant, lui… Mieux encore, elle a tourné la clé dans l’autre sens, s’est relevée, a ouvert la porte… – ‘Soir manemoiselle, j’arrive trop tard ? Elle a rougi, souri, comme heureuse, incroyablement. – n… non, z… z’ent’ez… Il est donc « z’entré », avec le cœur qui cogne, infiniment heureux aussi. La porte s’est refer-mée, baissant le ton des klaxons hurleurs, un peu. La petite jeune fille retournait derrière son comp-toir, chercher sa part de flan traditionnelle, et lui il se demandait comment remercier pour cette faveur, de réouverture passée l’heure. Est-ce qu’on peut donner un pourboire dans une pâtisserie ? Un énorme pourboire, par chèque ? Elle emballait le petit flan, souriante jolie, si jolie… Dehors, le bruit des klaxons s’amenuisait, comme si la circulation était… ??? La… rue avait… disparu, la lumière de la rue, sauf sous la vitrine ou quoi ? Il s’est appro-ché de la vitre, interloqué. Et… le… « magasin » (ou le bas de l’immeuble ?), dans une bulle d’eau savonneuse, s’envolait, au-dessus de la rue Saint-Jean… Hein ? Il était devenu fou, pour de vrai ? Ou bien c’était un rêve ? Ou une hallucination avec cette eau savonneuse chimique bizarre ? – Manemoiselle, est-ce que… vous voyez ce que je vois ? Elle a regardé vers la vitrine, gentille, pas contrariante, et elle a haussé les sourcils. – t… t’est-ce n… n’y s… se passe… ? m… meu-s… sieu… – Je sais pas, c’est… incroyable, on… s’élève, au-dessus de la rue Saint-Jean… Toute craintive, la jeune naine est venue de son côté à lui du comptoir, regarder par la porte vitrée. Là près de lui, toute gentille perdue. – Ne craignez rien. Il y a pas de problème, manemoiselle. On va sans doute s’élever un peu et puis retomber, doucement, comme une bulle de savon. Son souffle à elle tremblait. Oui, si elle avait joué aux bulles, étant enfant, elle devait savoir que parfois elles éclatent en l’air… et dans ce cas, ce serait la chute mortelle… Et ils s’élevaient, s’élevaient, au-dessus de Lille, de la région même… incroyable. Et les lumières continuaient à fonc-tionner, comme s’ils tiraient avec eux un immense fil électrique… Et puis… ils ont aperçu la courbe de la planète Terre, lumineuse, et le soleil a rempli la pièce : ils avaient dépassé la zone d’ombre de la Terre. Ils allaient où comme ça ? Vers la Lune, la planète Mars ? – Tu-tut ! Un… hologramme flou était apparu, de D2R2, le petit robot de « La Guerre des Etoiles ». Il a souri, lui, Gérard.

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– Oui, craignez rien, manemoiselle, c’est une illusion, un jeu de lumière, qui nous fait croire que… – Terriens, ne craignez rien ! Le robot clignotait, leur parlait. La petite jeune fille, tremblante, s’était rapproché de lui, jusqu’à le toucher, de sa molle et délicieuse poitrine, oh… – Vous êtes extraits avant la fin de cette planète, ne craignez rien. Hein ? – Les tirs de missiles sont programmés par vos gouvernants, le compte à rebours a débuté. Nous extrayons votre couple avant que la planète n’explose. « Couple » ? Il a cherché les yeux de la petite jeune fille, mais elle avait baissé le menton, les joues toutes rouges. – Oui, nous vous trouvons mignons, tous les deux : amoureux l’un de l’autre sans penser que c’est réciproque. Hein ? Elle serait amoureuse de lui ??? Bouleversement universel ! Oh… – Eh oui, ça vous intéresse davantage que la survie de cette planète, ce que je dis. Certes ! oui… – Nous vous emmenons pour notre zoo d’espèces disparues. Euh… – Tu-tut, Gérard, ne crains rien : nous te savons impuissant. Patricia, ne crains rien, nous te savons malformée, angélique. Vous vous aimez de cœur, ça nous suffit, nous vous avons rendus éternels, vous ne vieillirez même plu’. Et nous ne voulons pas d’explosion démographique, type lapins. – j… j… Aïe, évidemment, sa petite Patricia ne devait pas être d’accord, pour que l’humanité dispa-raisse, sauf eux, pardon… – j… je v… vas p… pas g… ghandih… ? Grandir ? Oh, petite naine chérie… – Non, Gérard te préfère toute petite. Et elle a rougi très fort, en se signant pour remercier le Ciel…

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ENTREVUE INVERSÉE Depuis des années, Gérard hésitait à demander une entrevue à sa petite pâtissière chérie. Pour lui avouer qu’il l’aimait, ne faisant que semblant de revenir acheter une part de flan (en fait : l’admirer, petite naine jolie, l’écouter bégayer timidement, adorable…). Il aurait aussi bien pu ne rien dire, continuer ainsi jusqu’à ce qu’elle disparaisse, mariée à un milliardaire, mais… au cas où elle soit amoureuse de lui, secrètement, pareillement, ce serait dommage. Enfin non : il était impuissant, de-puis sa seconde tentative de suicide, donc il ne pourrait que la décevoir. Et c’est pourquoi il s’abstenait de demander cette entrevue, jusqu’à présent. Mais ce 15 Septembre de la quatrième année, bouleversement total : pendant qu’elle embal-lait le flan, sa petite voix a demandé : – m… meu-s… sieu, è… est-ceu j… je pouha v… vous pahler n… nix m… minutes n… n’en nehoh m… mon t’avail… Là Gérard s’est senti très bête, pardon. Il avait bien sûr entendu parler de « l’intuition fémi-nine », et il était donc apparemment démasqué. Elle allait sans doute lui interdire de revenir ainsi, menteusement – même si elle n’avait pas professionnellement le droit de chasser les clients. – Oui, bien sûr, manemoiselle. Pardon. Elle a relevé les yeux, comme surprise, qu’il s’excuse. Ou qu’il accepte si facilement. Difficile de déchiffrer ce long regard interrogateur, qu’elle a eu – si jolie gentille, pardon. – n… ne s… samedi v… vous t… t’availlez… ? – Non. Vous voudriez qu’on se revoie ce samedi : demain matin, par exemple ? Elle a souri, rougi, mais pas refusé, étonnamment. (Quand il l’a vue rougir, il a un instant pen-sé que sa réaction allait être : « éh, vous emballez pas ! c’est pas un rendez-vous amoureux, c’est le contraire ! »). Silence. Rougeur, elle avait rabaissé les yeux. – s… ça sehait p… possibe v… vèh nix heuh… ? l… le banc p… pluss loin, p… pah là… Dix heures ? (ou six ??). – A dix heures, oui, pas de problème. Elle savait peut-être qu’il venait en bus, étant absent les semaines de grève, des transports en commun. Elle a souri, rapporté le petit flan emballé. Il l’a payé et ils se sont dit « au revoir », et même « à demain », pour la première fois… (elle ne travaillait à la pâtisserie que le vendredi, il n’avait jamais pu la revoir une deuxième fois par semaine). La nuit a été longue, il n’a pas vraiment dormi, conscient que c’étaient ses dernières heures à vivre, si elle lui interdisait de revenir, à jamais. Enfin, si elle avait requis dix minutes, plutôt que cinq secondes, c’était peut-être pour lui faire jurer de ne pas se tuer, essayer de ne pas mourir de chagrin, pardon. Snif. Le lendemain très tôt, il s’est douché, il a repassé de seconds vêtements pour cette semaine incroyable, « double ». Et puis il a pris le premier bus, vers le centre-ville. Puis le bus 13 vers le quar-tier Saint-Jean, il est arrivé à sept heures 23, à l’abribus, pardon. Il allait avoir le temps de penser, en attendant la naine petite reine de beauté… Mais non : sur le banc là-bas, c’était elle ! Il a presque couru, pour ne pas la faire attendre encore plus ! Elle avait dit « six heures » ? Il avait des trous de mémoire ? – ‘Jour manemoiselle, pardon, vous aviez dit « six heures » ? Elle a souri, rougi, pardon. – j… jouh, m… meu-s… sieu… p… pahdon, p… pahdon, n… non, n… nix, d… dix heuh… – Oh pardon, vous attendez quelqu’un d’autre avant moi ? Oui, imbécile, elle devait avoir des dizaines d’amoureux secrets à éconduire, si elle avait déci-dé de ne plu’ se laisser regarder… – n… non, j… juste v… vous, p… pahdon, j… je z’ahivais pas z… z’à dohmih… – Oui, mon non plu’, j’ai pas beaucoup dormi, pardon. Il s’est assis, désolé. Oui, elle semblait deviner qu’il allait se tuer, et ça la troublait… (ce n’était pas sa faute, directe, mais elle pouvait empêcher ça). – j… je voulais v… vous n… neman-ner… Oui. Lui demander de ne jamais revenir ? mais ne pas se tuer ? – k… que v… vous t… tènement j… gentil n… n’avec moi… ? Ça ne semblait pas sa question mais un aparté. – è… est-ce v… vous n… n’êtes z… z’amouheux n… ne moi… ? p… ahdon… pahdon. Il a baissé les yeux, soupiré, hoché le menton. – Oui. Sans déranger, je pensais. Pardon. – oh… oh…

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Comme bouleversée, la pauvre. Comme si elle n’avait pas du tout l’habitude, de tels aveux. Etait-il le premier ? (de la liste des amoureux indésirables, qu’elle avait décidé d’éconduire ?)… – Pardon, manemoiselle. – m… mais… mais… Mais on n’a pas le droit, c’est vrai, de profiter d’une obligation professionnelle pour revoir l’élue de son cœur… – mais s… c’est pas ça v… vous nevez n… nih… Mh ? C’était pas « pardon » qu’il devait dire ? – Mh ? – v… vous n… nevez d… dih n… non, p… pas du tout… et n… ne m’èspiquer… v… voteu j… gentil-lesse… n… n’infinie… ??? Poum, là il était shooté, amoureux fou, il avait les yeux qui clignotaient. Il était ému aux larmes… – Moi ? Ma « gentillesse infinie » à moi ? Et elle a hoché le menton, comme très sérieuse. – p… pouh u… une k’evuh… Pour une crevure ?? – n… naine, et… et némile, m… mougnoule, n… n’anémique… – Hein ? C’est pas tous les hommes de la Terre, qui sont amoureux de vous ?? Elle a souri, avec une petite moue de reproche gentil. – n… non, p… pèhsonne, n… ne toute ma vie… – Votre papa seulement ? Elle a fait non, tristement. – m… mes pahents n… ne m’ont z… z’aman-nonnée… ch… chez les démiles… – Oh, c’est pas juste, mais… vous êtes toute toute jolie, toute toute douce, un milliard de fois mieux que toutes les autres filles, que les femmes fières et géantes… Elle a rougi, très fort. Et cela a été le début de leur amitié, tendre et durable. Jusqu’à ce qu’ils se pacsent officiellement, pour habiter ensemble, vivre à deux…

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BROYÉ – Vous êtes sous anti-douleurs à haute dose, jeune homme, ne craignez rien. Le docteur tirait sur sa barbe, en parlant fort, bizarrement. – Et ! Oh, vous allez vous en rendre compte de toute façon : vous avez été amputé, au-dessus du genou droit. Il n’y avait pas le choix ! Euh, les souvenirs revenaient, oui : les engrenages, la douleur à hurler… – mais comment je vais retourner a… acheter un flan, le vendredi, msieu ? – Hein ? Non, pour votre travail à l’usine, soit vous aurez une pension, soit un reclassement dans les bureaux, ne craignez rien. Vous n’allez pas mourir de faim ! – ça fait combien de temps que je suis là ? – Vous avez été trois semaines dans le coma. Vous venez d’émerger, tout va bien, ne craignez rien. Trois semaines ??? Trois vendredis sans retourner voir sa petite pâtissière adorée ? Qu’avait-elle pensé ? Qu’il avait changé de crèmerie ? Qu’il ne reviendrait plu’ jamais ? Oh… – Oui, c’est un rude coup, je le comprends. La perte de… euh, d’autonomie, et… vous devrez racheter une voiture, spéciale, et… Il n’avait pas le permis de conduire. – je pourrai encore prendre le bus ? Quand ? – Le bus ?! Certes non ! Ou aller en taxi, chaque semaine rue Saint-Jean, acheter ce petit flan à sa chérie… – Mais vous n’êtes pas seul ! Je vais vous laisser avec le chef du personnel de Megatronics, votre employeur, qui a tenu à être là le premier ! Et il y a un autre monsieur aussi, qui veut vous parler de toute urgence ! Je vous laisse ! Et il est parti. Et puis monsieur Machin, De Tartre du Plantin, de l’usine, est apparu. Cravate. – Gérard Nesey ! Comment vous sentez-vous ?! Nous avons insisté pour que vous soient administrés les meilleurs anti-douleurs du monde ! C’est Mégatronics qui paye ! – msieu, j’avais alerté, quatre fois, j’avais écrit trois déclarations de presque-accidents, depuis des mois… – Bien sûr, bien sûr, mais l’important c’est votre rétablissement, n’est-ce pas ? Que vous reveniez à la vie, à votre famille Mégatronics ! La dose de machin, qui vous a plongé dans le coma, qui a failli vous tuer, c’est pas nous, je le jure ! ? – Je veux dire : pensez à autre chose ! Vos collègues me disaient que vous avez pas d’amis, pas de famille proche, mais ! vous avez Mégatronics ! quand bien même vous seriez renfermé, et sous anti-dépresseurs, l’important c’est de trouver un équilibre ! Une raison de sourire ! Ou de hurler de joie ! Vous voulez qu’on embauche une infirmière particulière, spécialement pour vous, super-super gentille si vous voyez ce que je veux dire ? Une prostituée ? Il a fait non. – msieu, je… voudrais envoyer des fleurs, un gros bouquet de fleurs, à la jeune fille que j’aime. Qui s’est peut-être crue abandonnée, pardon… – Aucun problème. C’est Mégatronics qui paye ! Avec joie ! Et il a donné l’adresse de la pâtisserie, le « nom » (« la toute petite employée du vendredi soir »), il a dicté le message à lui transmettre : « manemoiselle, j’ai eu un accident à l’usine, je resterai éternellement fidèle à votre flan-vanille, à votre sourire, mais on m’a coupé la jambe, je ne sais pas comment je vais pouvoir revenir vous voir. Pardon. Tendrement : Gérard Nesey, venu acheter 141 petits flans à ce jour. » – Bien ! Cela lui sera envoyé vendredi qui vient ! Nous sommes mardi ! Et… ne croyez pas le sale voleur qui va venir ensuite, après moi. Ayez confiance ! Ce type est au bord de la prison, croyez-moi ! Et il est parti. Et puis il y a eu des grommellements dans le couloir. Silence. – Monsieur Nesey, vous ne me connaissez pas ! Un monsieur moustachu, costume cravate aussi. Lui, il a fermé les yeux. – Je viens vous rendre multi-millionnaire ! Avalé sa salive. – Nous avons nos informations, et… il s’avère qu’il y a eu faute grave de votre entreprise, entraînant votre amputation ! Malheureusement, un individu isolé n’a aucune chance face au système ! Notre cabinet d’avocats, tout au contraire, a une solide expérience en conflits de ce genre. Nous avons ga-gné quatre procès retentissants, déjà ! Et en appel, confirmé ! Vous pouvez exiger d’énormes indem-nités, et votre employeur n’a d’autre choix que de payer ou mourir, disparaître face à la concurrence je veux dire. Et nos services sont entièrement gratuits ! Nous ne demandons que 50% de la somme qui

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sera attribuée par la justice, quand elle le décidera ! Pas un centime à débourser pour vous, en atten-dant ! Oui, avec des millions, il pourrait avoir un chauffeur, le conduisant chaque vendredi soir Rue Saint-Jean, acheter son petit flan… Mais si le procès final se finissait dans trois ans, il y aurait bien longtemps que la petite demoiselle aurait disparu, mariée à un milliardaire… – je suis fatigué… – Bien sûr, ce n’était qu’un premier contact ! Et ces médicaments vous assomment, je le comprends ! Ils veulent vous faire disparaître, faites très attention ! Votre vie est en jeu ! Il gardait les paupières baissées, il avait sommeil. … – Hé ! Une voix féminine. Infirmière ? Il n’aimait pas les piqures, anticoagulants. Il a ouvert les yeux. C’était une dame, très maquillée, sans blouse blanche. Avec un décolleté vertigineux. La prostituée envoyée par l’usine ? Non, il voulait pas… – Hé, mec ! C’est toi l’mec à la naine débile ? ou non ?! Il a cligné des yeux. – on est… quel jour ? – Me fais pas chier ! On est Lundi ! Mais t’es l’mec à la naine ou pas ?! Avalé sa salive. – la petite pâtissière de la rue Saint-Jean… ? – J’sais pas s’qu’è fout comme job ! Enfin pas « job », non : en insertion, l’est débile mentale ! Mais on crèche au foyer social rue Saint-Jean, ouais, elle et moi ! Il cherchait l’air, perdu. – Mais t’es pas le pluss beau mec du monde, n’importe quoi, qu’est-ce qu’è m’a raconté ! ??? – Ch’te l’ai amnée ! È sait pas prendre le bus toute seule, pas lire une carte ! Trop minus pour deman-der ta chambre au guichet ! Sans moi, l’aurait pas pu vnir ! La petite jeune fille n’était pas là pourtant. – Ben, cherche pas ! L’est dans le couloir, moitié morte de timidité ! Si adorable, petite chérie, oui… – Et folle amoureuse de toi ! Couillon ! Mais qu’est-ce t’as dépensé des cents et des milles, pour ce bouquet énorme, merde ! Moi elle m’a donné que 24 Euros, pour que j’laide à vnir ! Et si t’es même pas musclé, tu m’intéresses pas ! Combien tu m’files pour que ch’te l’amène ?! Avalé sa salive. – je… je sais pas où… J’ai eu un accident à l’usine, on laisse nos affaires au vestiaire… La dame a regardé partout autour. Ouvert une sorte de vestiaire, oui, là contre le mur. – Mouais, c’est des fringues de mec ! Tu foutais ton fric où ? ?? Pour revoir sa petite chérie… – euh, dans mon sac, sacoche. – OK ! Crains rien, j’vais pas t’piquer tes papiers ! Y’a qu’le fric qui m’intéresse ! Ch’uis pas une vo-leuse ! Et elle a fouillé. Dans le couloir on n’entendait rien, que des râles d’un type au loin, qui souf-frait. Pardon (puisque c’est lui, Gérard, qui devait faire ce rêve idiot, cauchemar d’amputation, mer-veille de visite de sa petite chérie, à son chevet...). – Merde ! Trente Euros ? C’est tout ?! – pardon, je prenais jamais pluss, à la machine. – Mouais, total, 54, mouais, OK, pour deux heures de perdues. Enfin, « perdues »… 27 Euros d’l’heure, c’est pas mal ! Ch’uis la meilleure, moi ! Allez, j’vais t’la chercher ! Et elle est partie, sortie, et… secondes… Voix de la dame, lointaine, criant après la pauvre petite, simplement timide. – Allez, merde ! Y t’attend ! Et magne-toi l’cul, j’ai pas qu’ça à foutre ! Secondes, silence, et… la petite jeune fille est apparue, oh, merveilleuse, de beauté timide et de douceur… La dame la poussait en avant, toutes les trois secondes, alors qu’elle aurait voulu entrer lentement. – Avance merde ! Y va pas t’bouffer ! Sans maquillage, sans décolleté (sans blouse blanche aujourd’hui, pour la première fois ren-contrée en dehors du magasin), adorable… – Dis quelque chose, merde ! – s… soih, m… meu-s… sieu… – Qu’elle est con ! Bonsoir à trois heures d’l’aprèm’ !

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– ‘soir manemoiselle… Merci infiniment, d’être venue… merci… – Eh ! C’est moi qui l’ai apportée ! Sans moi, elle aurait jamais pu vnir ! Eh, l’est handicapée mentale ! Elle a baissé les yeux, petite chérie, toute honteuse perdue… – c’est pas grave, manemoiselle. Vous êtes la pluss gentille personne de l’Univers, et c’est un milliard de fois pluss important que tout… Elle souriait, larmoyante délicieuse, émue. – o… oh… m… moi… ? – oui, je trouve… – Ah-ah-ah ! Qu’il est con ! Et l’autre, elle l’a même pas touché, rien ! Elle sait même pas faire, j’suis sûre ! Faire quoi ? Euh… – Non, éh ! A votre vitesse, moi j’vais pas rester là plantée des heures ! Alors ! J’ramène la débile au foyer, OK ! Et ch’te la ramène demain, si t’as pu t’procurer cinquante balles ! OK ?! Honnête, comme deal ! Ils se souriaient, avec la petite jeune fille, comme tendrement… Oh… … Mais… – manemoiselle, avec cet accident, on… m’a coupé la jambe… je… serai infirme, peut-être incapable de revenir vous voir, au magasin… Elle a paru comme illuminée, elle a levé les yeux au Ciel. – j… je n’appohteha… n… ne flan z… z’ici, s… si z’heuheuse… – Charabia ! Personne comprend rien, à s’qu’è cause ! Bougnoule de merde ! Sale Polak ! – manemoiselle, ce… serait… infiniment gentil, de m’apporter un flan, mais… les docteurs veulent pas que je mange de sucré, pour la coagulation du sang ou quoi, pardon. Mais apporter votre sourire se-rait merveilleux… Elle a rougi très fort, pardon… – Mais qu’y sont cons ! Tourtereaux de merde ! Eh, c’est pas ça, l’amour ! Même s’il a plus d’jambe, il a un zguègue ! Toi t’as un clito, j’imagine ! C’est ça l’amour, merde ! – j… j… je heviendha t… tous nes jouh… du monde… – Cinquante balles le voyage ! Pluss les tickets d’bus ! Non, allez, s’il paye, ch’te les offre ! Ah-ah-ah ! Eh mec, ça vaut super le coup ! Pour un sourire de ta crevure chérie ! – dites pas des mots méchants, madame… Et la petite jeune fille a rougi, souri, encore, toute heureuse d’être défendue, contre le monde extérieur. – s… c’est n… ne mihak… l… le Seigneuh n… nous hegahde, j… je suis s… sûhe… – Qu’est-ce qu’elle raconte, la conne ? Allez, stop, on se casse ! Demain, ch’te ramène ! S’il paye, demain ! – je… demanderai de l’aide… – Hein ? La police ?! Eh, me fais pas chier, moi je… – je veux dire : mon employeur, qui disait vouloir m’aider… – Génial ! Mais attends ! Moi j’veux pas de job, à la con ! A bosser quarante heures pour un patron qui s’en fout plein les fouilles ! J’veux du fric ! Direct ! – il nous aidera. Il n’a pas le choix, je crois. – Ah-ah-ah ! C’est génial, se faire couper la jambe, hein ? Si ça se terminait en mariage : oui, oh oui…

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CANCER Le monsieur chauve s’est présenté : – Dicteur Goldstein, cancérologue. Lui, Gérard, il a avalé sa salive. Silence. – Voilà, jeune homme, mon titre de cancérologue vous laisse entrevoir… Il a baissé les yeux, Gérard. Un cancer, il avait ? – Et, tandis que ça peut durer des décennies chez les personnes âgées, éh bien, pour les jeunes : ça se compte plutôt en mois ! Ah. Il n’a pas dit « j’ai déjà été tué par une cancer, une fois, deux fois même. » Non, il n’avait pas vérifié, sur un horoscope, que Lucie était effectivement cancer, même née un 26 Juin et pas un 22 comme il l’avait cru tant d’années. – Vous savez : on dit que le passage sur Terre n’est qu’un court passage. Préparez l’après. Laissez place nette. Vous serez hospitalisé dans quinze jours, sans plu’ ressortir, vraisemblablement. Mettez de l’ordre dans votre vie, si elle était désordonnée, je sais pas. Oui. Et le vendredi soir qui a suivi, il a demandé à la petite pâtissière naine, sosie de Lucie : – Manemoiselle, est-ce que je pourrais vous parler ? Je pourrais vous parler ici, mais un autre client peut entrer, nous interrompre, pardon. Gentille, merveilleuse, elle a fait oui. – s… c’est p… possibe v… vous attende m… ma jouhnée n… n’a f… finie, d… dans v… vingt m… mihutes… ? – Bien sûr, merci infiniment. Et il l’a attendue dehors. Pensant qu’une camionnette allait arriver, pour emmener les inven-dus, la caisse. Mais difficile d’être pile synchrone avec la fermeture, la petite jeune fille a fermé la porte au sol, puis a retiré sa blouse blanche, enfilé une veste beige, elle a éteint, elle est sortie. Avec un sourire vers lui, adorable petite chérie… – Pardon de vous déranger, manemoiselle, j’en ai juste pour une minute, ou trois minutes : je voulais vous dire que… je vais être hospitalisé, pour un cancer, généralisé, je pense ne plu’ jamais vous re-voir. Je voudrais vous donner toutes mes économies. Elle a cligné des yeux, toute perdue, émue. Elle n’a pas demandé combien il avait, elle a dit : – n… n’un cancèh, s… ça f… fait m… mal… ? – Oui, tès mal, il parait, mais ça va pas durer longtemps. Je vais peut-être même pas attendre l’hospitalisation, je… euh… Elle… avait tendu la main, très courageuse, pour toucher son bras. – n… non… v… vous t… tuez p… pas, m… meu-s… sieu… Oh, petit ange. Tout le contraire de Lucie… A moins qu’elle conclue : « allez voir un psy-chiatre »… – j… je viendha n… ne vous appohter n… nes f… flans… – Et votre sourire ? Oh, merveilleuse petite demoiselle… Elle pleurait, en silence. D’émotion, pure.

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ORTHOGRAPHE PARA-MÉDICALE Depuis des semaines, Gérard était tout désolé de voir sa petite pâtissière adorée « lar-moyante », le vendredi soir, quand il venait lui acheter un petit flan. Finalement, il a osé « tendre la main », même s’ils étaient deux silencieux, plutôt : – Manemoiselle, vous semblez si triste, depuis des semaines, est-ce que… quelqu’un peut vous aider, pour quelque chose ? Il s’attendait (hélas) à un « mêlez vous de vos affaires » (bégayé à sa façon gentille), brisant le charme de ces trois ans et demi de complicité presque amicale, pardon, mais il avait le sentiment de… avoir le « devoir » d’essayer – au cas où personne ne lui ait tendu la main, petite naine souffre-teuse. Enfin, c’était idiot, puisqu’elle était la plus jolie et la plus douce gentille jeune fille de l’Univers, mais… les clients étaient méchants avec elle, presque tous, pardon. Elle a relevé vers lui de grands yeux pleins de larmes, incrédules. Mais il a confirmé du men-ton, que ce n’était pas qu’une formule de politesse en l’air. Il donnerait toutes ses économies, si son petit ami avait besoin d’une opération ou quoi – il n’était pas jaloux, lui, pardon. – j… j… v… vous pouhez m… me z’app’ende n… n’à lih… ék’ih… ? Ce n’était presque pas une question, plutôt un aveu, semblant attendre une paire de gifles en retour, oh… – Bien sûr, oui, j’en serais très heureux. Elle a cligné des yeux, interloquée, et deux larmes ont coulé. Elle a baissé les yeux. – m… mais j… je a p… pas le dhoit… – Pas le droit ? Son petit ami, hyper-jaloux (et analphabète) le lui interdirait ? – n… ne vous n… néhanger… – Ça me dérangerait pas du tout… Elle a cligné des yeux, les larmes coulaient. – m… mais z… z’on est t… toutes f… folles z’amouheuses ne vous, m… meu-s… sieu… et… et que t… tout mon amouh, s… ça devhait sèhvih… n’avoih la fohce pas vous n… néhanger… et… et hetouhner ch… chez les némiles, p… plu’ vous hevoih j… jamais, m… mouhih ne chaguin… Oh… – Non, bien sûr, manemoiselle, c’est moi (et tous les hommes qui passent), on est fous amoureux de notre petite pâtissière chérie, mais… vous dites ça par politesse ? Vous ne pouvez pas accepter ? Elle a cligné des yeux encore, éberluée. – j… je vous n… nis j… je sais p… pas lih… p… pas z’ékih… j… je némile m… mentale, p… pahdon, et… et v… vous pas en colèh… ? – Je rêve de vous protéger, vous aider, au contraire… Elle a rougi immensément. Et finalement, elle a réussi à murmurer : – m… mille fois p… pluss que z… z’amouheuse a… à n’infini, s… ça fait k… kon-mien… ? Il a souri : – L’infini aussi, mais mille fois plus solide. Quand est-ce qu’on pourrait se voir, en dehors du maga-sin ? Et ils se sont donnés rendez-vous, et ils se sont revus, et encore, et encore… Finalement, dégoûté par cette langue française de merde, il a demandé à voir la tutelle de la petite handicapée. Ils sont allés ensemble – un mardi matin (lui ayant pris sa journée à l’usine, en rattrapage d’heures sup-plémentaires) : – madame, je suis un ami de Patricia, ici présente, et je voulais vous expliquer la situation, pour son alphabétisation. – « Ami », sûrement pas ! J’te préviens : elle est malformée, imbaisable ! Allez casse toi ! ? – ça ne change rien à ma tendresse, platonique, madame… – Ah-ah-ah, quel con ! Où elle t’a trouvé ?! – j’ai un Bac Maths mention Très Bien, et j’ai été présenté au Concours Général de Français, ma-dame. Je pense pouvoir l’aider, pouvoir essayer. – Aucune chance ! Complètement bouchée, nulle, elle est ! – non, au contraire : Patricia est alphabétisée, parfaitement, elle écrit et elle se relit à la perfection, elle a écrit deux romans, même, que j’ai lus avec bonheur… – Hein ? Son charabia sub-débile ? T’es polak aussi ?! Polak-débile ? C’est même pas du polak m’a dit Héléna, ma collègue !

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– elle écrit en Français, mais elle a inventé une version améliorée du Français, tellement géniale qu’elle ne peut pas s’en défaire pour apprendre l’horrible usine à gaz qu’on nous a imposé, nous, mar-telé… – Conneries ! – madame, vous avez sans doute entendu dire que les petits finlandais sont les champions d’Europe en intelligence, éh bien ils sont aidés par une langue régulière et transparente, sans difficultés artifi-cielles antilogiques… – Bullsheet ! Moi aussi j’parle anglais, connard ! L’intelligence c’est de tout ingérer ! – madame, je pense que Patricia a… à tort, été classée handicapée mentale… sa langue française est apprenable par nous en quatre minutes, sans plu’ jamais faire de « faute » de toute notre vie, il n’y aurait plu’ besoin d’enseignants, que pour les mathématiques, où brille Patricia je crois… – Non ! Quand on sait pas lire un énoncé de problème élémentaire, on est archi-nulle, ELLE est archi-nulle ! – non madame, elle est brillante… elle a compris ma réfutation des validations par non-significativité, qui détruit les biostatistiques… – Bande d’anormaux ! Moi je vais brusquer l’truc, la faire renvoyer chez les débiles sans attendre le premier janvier ! – non madame, on vous en supplie… je… on voudrait faire connaissance, elle et moi, devenir amis, et davantage… – T’es con ou quoi ?! Im-bai-sable, j’t’ai dis, qu’elle est ! – ma tendresse est pure, pas sexuelle… je l’aime, madame, Patricia. Je voudrais l’épouser… – Moi j’donne pas mon accord ! C’est moi qui décide ! Ou encore mieux : challenge pour toi, qui vas te planter, ah-ah-ah ! : essaye de me convaincre en quatre minutes que son orthographe est géniale ! ??? – euh, c’est l’alphabétisation simple, b-a-ba, sans aucune exception, mais…il faut quelques améliora-tions, qu’elle a trouvées toute seule : elle supprime les majuscules et les lettres Q et X et H, et puis les sons ch-an-eu-un/in-au-ou-on s’écrivent C, A-accent-circonflexe, E-accent-circonflexe, i-accent-circonflexe, O-accent-circonflexe, U-accent-circonflexe, O-tréma. Pour les conjugaisons, il n’a que cinq temps et modes : présent, passé composé, futur, conditionnel, impératif. Les interrogatives com-mencent simplement pas èsk, la troisième personne du pluriel c’est « Eux ». Onze-douze etc. se di-sent dix-un, dix-deux etc. Quatre-vingt-dix se dit neuf-ante, et Trente-et-un : trois-ante-un. C’est fini, rien d’autre à « apprendre »… ça suffit pour réfléchir, avec un maximum d’efficacité. Nos milliards d’exception, à apprendre par cœur, ne font pas du tout le poids, en face. – L’a réinventé la phonétique, cette conne, c’est nul ! – en lettres standards, c’est géant, au contraire, infiniment plus facile à apprendre pour nous, pour moi. Je devais la convaincre, mais elle m’a convaincu… – Tu as échoué sur toute la ligne, tu veux dire, pauv’ nul à la con ! – en comparaison loyale, sans acte d’autorité, son système est infiniment meilleur, plus efficace… – Le nôtre est élitiste, c’est ça qui t’gêne ?! – il n’élit pas une élite en intelligence et en logique, seulement des moutons serviles apprenant par cœur des tonnes de trucs, c’est intellectuellement nul. – Ben la nulle, elle vous dit merde ! La naine, elle vire, chez les débiles ! Et je vais te priver du droit de visite, sale type ! Espèce de dingue ! Oh… – j’aurais dû venir avec un pistolet ? Acheter une arme et vous faire signer sous la menace ? – Mais non, connard et DRRRRIIING ! C’était le réveil qui sonnait, pardon, oups, il était parti où, là ? Et sa petite chérie s’appelait-elle seulement Patricia ? Avait-il rendez-vous avec elle tout à l’heure ? Il était perdu, il a allumé.

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AURÉOLE AU CINQUIÈME ÉTAGE En ce dimanche matin, sous les toits, il était tout triste, pensant au drame mystérieux que vivait – quelque part – sa petite pâtissière adorée, si malheureuse hier soir, au magasin. Mais, pour cette 141e venue, en cette quatrième année, il avait osé… tendre la main, pour la première fois (« quelqu’un peut faire quelque chose pour vous, manemoiselle ? »)… Sans succès. Elle avait fait non, en réponse, toute larmoyante, pardon. Non. Il ne pouvait donc rien faire, rien. Et la fin de leur « histoire » ne serait donc pas, apparemment, son départ à elle, radieuse, pour aller se marier à un milliardaire hollywoodien, non. Il craignait fort qu’elle se suicide, avant lui-même, donc. Mais que faire si elle refusait sa main tendue ? Rien. Rien que partir, quitter ce monde pourri et… – Comme je suis venu à Jéricho voir le pécheur Zaché… ?? C’était une voix qui passait à travers la porte, de son studio, même pas atténuée par le bois, il ne comprenait pas. Il a repoussé son bol de thé, s’est levé, prêt à crier à travers la porte « al-lez-vous en, j’aime pas les prédicateurs, je suis même pas croyant ». Mais… passant « à travers » la porte, fermée, est apparu un barbu en djellaba blanche, avec une auréole jaune dans les cheveux. – Je viens te voir, pécheur, pour t’emmener en mission honorable. ? Il était devenu « fou » ? délirant au point de… ? Ou bien c’était le rhum pur qu’il avait acheté et ajouté au thé, pour dissoudre l’acide barbiturique ? Il ne se souvenait plu’, pardon. – Ouvre ta fenêtre ! Il a souri, lui, euh… – attendez, msieu : oui, je pensais sauter, mais une fois disparue, à jamais, ma petite chérie, et… – Ouvre ta fenêtre et vole ! ? Complètement toqué, le type (imaginaire, produit par son cerveau à lui, déglingué). Enfin… la petite jeune fille de la pâtisserie, petite naine chérie, avait une croix autour du cou, alors… oui, il a ouvert la fenêtre, « pour elle »… Et… shooté ou quoi, aux endorphines de l’amour, il a… sauté. De son cinquième étage. Fini. Mais… au lieu de « tomber », il est resté là, suspendu en l’air, et puis il y a eu du vent ou quoi, non c’est lui qui bougeait, vite, à l’horizontale, vers l’immeuble d’en face. Il a essayé de se retourner, voir si le barbu était à la fenêtre, mais il n’a pas réussi, à tourner la tête en arrière. Enfin, puisqu’il « volait », sans battre des ailes ou des bras, il aurait pu tendre les poings, à la Superman, mais il trouvait ça ridicule, et il s’est donc laissé « porter ». Jusqu’au centre-ville, incroya-blement. Un grand immeuble plat, de quelques étages, ressemblant à celui de la Sécu, mais… il allait s’écraser, aïe, aïe… Non, il est « passé à travers » le mur, se posant en douceur dans un couloir vide. Devant une porte, fermée, peinte en blanc. Le blanc encore, comme la djellaba du type bizarre. Il y a eu un coup de tonnerre terrible, comme un éclair tombé sur cet immeuble-même, bigre, il n’avait jamais entendu ça, aussi fort. Et la porte s’est ouverte, sans personne sortant. Et le soleil bril-lait maintenant derrière lui, il n’y comprenait rien, il… il est entré, et… il n’y avait que des dames, bien habillées, toutes retournées vers lui. Des dames en tchador, qui se sont levées de leur chaise, pour se prosterner devant lui, des dames genre religieuses qui se signaient et levaient les yeux au plafond. Et… là-bas agenouillée toute seule, en prière : sa petite pâtissière naine, bien aimée… La dame au-dessus d’elle, comme maîtresse de cérémonie, a grondé : – Je… répète donc : est-ce que quelqu’un, en CE monde, s’oppose au transfert de la naine débile, ici présente, retourner chez les handicapées mentales, à Douai ?! Après quatre ans pour rien, ici à Lille, à prendre une place en foyer social, pour rien de rien ! Il a avalé sa salive. – je m’oppose à ça… – Qui êtes-vous, merde ! C’est quoi cette mise en scène grand-guignol, à la con ! La petite jeune fille avait levé les yeux, et le regardait avec « dévotion », comme un prince charmant… Gardant les mains jointes. Ne pas la décevoir, non, essayer : – un monsieur barbu, avec une auréole, est venu me conduire ici. Je pourrais épouser manemoiselle si, euh… elle accepte. Des dames se sont évanouies, au moins deux. Les musulmanes par terre psalmodiaient « Al-lah Akhbar », et les religieuses disaient l’équivalent semble-t-il : « Gloire au Seigneur, Saint est Son nom ». – Qui t’es ? mer-deu ! – je suis un admirateur de notre petite pâtissière chérie, venu 141 fois la voir, et revoir. – Hein ?! « Le gentil monsieur du flan à la vanille » ?! T’existes ?! Ouais, 141, elle disait ! Oh, elle aurait compté aussi ? ses venues à lui, parmi mille clients ? – Pin-pon ! Pin-pon !

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Une voiture de police ou quoi. – Y revient ! Le pouls revient ! Il était par terre, au pied de l’immeuble ou quoi, il avait très mal, non il n’était pas en train de sauver sa petite chérie. Elle avait refusé son aide, ou « décliné » on dit peut-être, pour elle, trop gen-tille pour envoyer les gens paître. Et en vrai, elle ne devait pas être solitaire, méprisée en foyer social, mais adorée, dans les bras d’un amant fabuleux. Refusant qu’elle ait un enfant ou quelque chose, d’où ses larmes, oui. Est-ce qu’il existait, avait demandé la juge de la Sécu, persécutrice de la douce jeune fille. Non, il n’existait plu’… – Chef, on est en train de l’perdre, je sens plu’ le pouls ! Il était mort, oui.

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NOBLE TUTELLE EN STAGE Je m’appelle Benedicte De Saintonge et je suis actuellement en stage de formation pour de-venir assistante sociale. Rude travail, au contact des plus viles couches de la basse société… Mais, avec le plus grand professionnalisme déjà, je fais face et donne entière satisfaction – presque toujours – à ma « maîtresse de stage », la fort vulgaire Mathilde Azalbert. Ainsi, ce matin, je devais faire entériner l’expulsion de deux viles femmes abusant de leur place en foyer social (payée par la communauté). Sophia Ben Tobrouk, l’arabe, avait vu refuser son dernier recours en refuge politique, et l’informer s’est passé sans problème – elle va sans doute se sauver, pour ne pas retourner dans son pays d’arabes machos, mais en tout cas elle n’abusera plu’ de nos aides sociales. L’autre cas a été plus déroutant, complètement. La polak en question (de nationa-lité française hélas), une naine, logeait depuis 4 ans « en insertion » en foyer social, et il était temps de la renvoyer chez les handicapés mentaux, dont elle n’aurait jamais dû quitter l’asile. Madame Azal-bert était revenue de congé maternité cette fois (et de congé parental, de congé maladie), on n’allait pas laisser passer la date, échéance annuelle. Je suis allé raccompagner l’arabe à la porte, donc, et faire entrer la naine. MAIS un type était là aussi, et il s’est levé ! J’ai été cinglante : – Bas les pattes, intrus ! Les visites sont exclusivement sur rendez-vous ! Seule la crevure a rendez-vous maintenant ! La petite naine a sauté au sol, faiblement, toute anémique ridicule, et j’escomptais bien des remerciements. Mais le type a dit : – on est ensemble… Et la naine a rougi, souri, confuse, comme amoureuse ! Oh-là-là, cette histoire, pas prévue. Et le type était un débile aussi ? Non, il avait le regard profond, posé – plutôt bel homme en plus, il n’y a point de justice ! (je suis actuellement seule). J’ai poussé un énorme soupir. – Bon, entrez ! Mais ! Moi j’appelle de l’aide, je suis stagiaire et j’ai besoin de renfort moi aussi ! Ils sont entrés et se sont assis. La naine ne touchait pas terre, ridicule, lamentable. Quelle cochonnerie avait-elle osé faire à ce beau mec, pour qu’il perde une heure à venir ici ? En tout cas, j’ai pris le téléphone et appelé le 2755 : – Mame Azalbert, venez vite s’il vous plaît ! La Naine est venue accompagnée ! – Merde ! Un juriste ?! L’accoutrement de l’homme ne plaidait guère en faveur de cette hypothèse (ni cravate ni vê-tements sport), mais… – Je ne le sais à cet instant. Attendez ! Je me suis adressée à l’homme : – Eh toi, es-tu donc juriste ?! Il cligne des yeux. – non, ouvrier. Je transmets : – Ouf, point du tout : ce n’est qu’un ouvrier, de misère ! – Il est armé ? C’est un polak ? Il est soûl ? – Mince ! Je ne puis lui demander ceci ! – Ben ouais ! Mais moi faut qu’je sache si j’viens avec l’service d’ordre ! Si on appelle la police ! J’ai jeté un œil à ma bombe lacrymogène, à portée de main. – Venez simplement m’épauler, je sais qu’il n’y a point de recours restant mais, diantre, je ne connais pas les détails du dossier ! – OK poulette, j’arrive ! Soulagement pour moi. Et… la fille naine tremblait, les yeux par terre, sachant qu’elle allait virer. Et… le mec la regardait, comme « tendrement » ou quoi. Je n’avais jamais vu ça, chez un homme. Je me suis raclée la gorge. – Donc, nous allons attendre Mame Azalbert, qui va vous dire l’échéance, irrévocable, qui vient d’échoir. Et l’absolue absence de recours, d’aucune sorte ! Le type m’a regardé, clignant des yeux encore, ne semblant pas comprendre de quoi je vou-lais parler. Il n’était pas au courant ? Elle avait ramassé le premier homme passant dans la rue, dai-gnant la défendre au risque d’aller en prison ? Elle lui avait donné son corps ? Fichtre, quelle dépra-vée ! Mais le type m’a parlé, sans attendre la chef. – madame… J’ai corrigé : – Mademoiselle !

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– madame, la petite jeune fille m’a demandé de venir vous dire… Elle pleurait, elle, en silence, nulle. – si elle partait, du magasin, si elle était remplacée par une… une « belle et intelligente », elle disait, une « géante et trop fière », je dirais, je serais triste, immensément triste. Ça l’a beaucoup surprise, et elle m’a demandé si je pouvais venir le dire à sa tutelle : vous. – Non, je suis stagiaire ! C’est Mame Azalbert la tutelle, officielle, ayant pleine autorité légale, sur cette handicapée mentale, pas majeure ! Vous saviez son statut ? Il a soupiré. Il a dit : – je suis pas d’accord. La naine s’est tournée vers lui, le regard plein de dévotion, comme s’il était bel et bien le sau-veur chevaleresque dont elle avait rêvé. Mais je l’ai cassée : – Eh, petite nulle, sache que les chevaliers ne sont point ouvriers de basse caste. Au sein de ma très noble famille, moult princes ont fait régner la juste reconnaissance de leur sang hautement supérieur, et… Mais la porte s’ouvrait, c’était Mame Azalbert, avec son café. – Salut tout le monde ! – madame… – m… m… maname… Oui, la débile était bègue, en plus de naine, et bougnoule, comment ce mec pouvait la préférer elle à moi (presque princesse) ??? J’ai laissé Mame Azalbert tirer une chaise pour se mettre à mes côtés. – Qu’est-ce qu’il veut, le mec ?! – euh… J’ai abrégé : – ‘Nous dire qu’il n’est point d’accord, pour que la débile soit renvoyée chez les débiles, à Douai ! Il a cligné des yeux, apparemment il ne savait pas qu’elle allait quitter Lille, il était comme tout catastrophé, pas viril pour deux sous. Mame Azalbert et moi-même, on allait les mettre minables faci-lement, ai-je pensé : – Il ne fait guère de doute qu’il ignore que la loi est intégralement de notre côté, nous donne entière autorité, puissance policière et judiciaire à l’appui, pour faire exécuter cet arrêté ! Mais certes, nonobs-tant la plus élémentaire morale, il est venu et a parlé, il a ainsi payé le corps chétif qu’elle a dû lui donner pour… Mame Azalbert m’a coupée : – Non ! Elle est malformée, imbaisable ! Eh mec, s’qu’elle t’a promis, elle pourra pas l’tenir ! Alors tu lui fous une grande baffe dans sa ptite gueule et tu vires, tu nous laisses gérer ça, vu ?! Béné, t’as bien fait d’m’appler, avec mon savoir tu vois, ça se dégonfle tout seul. J’ai objecté : – Non point madame ! Mon savoir universitaire est au sommet, je vous en assure mille fois. Toutefois, je n’étais point informée des détails de ce dossier, et j’ai eu l’intelligence extrême de convoquer la personne informée. – Va chier, grande conne ! Mais le type nous a coupées, avant qu’on en vienne à se tirer les cheveux : – mesdames… je sais, depuis toujours je crois, que manemoiselle est « un ange » (féminin)… ça ne change rien à ma tendresse envers elle, infinie… Et la naine le regardait avec adoration… elle m’énervait. Où elle était allée se chercher un homme comme ça ? Cela n’existe plu’, de nos jours. Certes, les jeunes nobles font montre de grande et belle galanterie, mais les connaître intimement rend ce faux vernis peu plaisant, en vérité. Là, cet ouvrier minable semblait exprimer des sentiments profonds, envers cette crevure. J’ai lâché : – Mame Azalbert ! Pouvez-vous me rappeler la taille en centimètres, de la divine adorée ? – Cent vingt six, ah-ah-ah ! – Et son Quotient Intellectuel ! – Vingt-six ! – Non, un ouvrier ignore peut-être même le concept de Q.I., hi-hi-hi ! Mais le jeune homme, me regardant droit dans les yeux, m’a dit : – on m’a mesuré cent quatre vingt neuf, quand j’avais dix ans, madame. Et vous ? – Certainement point autant chez vous, jeune imbécile, vous ne seriez point ouvrier ! – si… après deux tentatives de suicide… c’est la petite manemoiselle qui a guéri mon cœur, avec son sourire… Et la petite salope en pleurait de bonheur, en silence, elle avait joint les mains, comme si pa-reil miracle venait du Ciel !

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– Petite imbécile, sache que la monarchie de droit divin exprimait la volonté du Seigneur, et nous donc, nous avions l’immense privilège, de naissance, de… – Arrêtez vos bondieuseries à la con, merde ! (Mame Azalbert s’était fâchée.) – Jeune homme, stop ! Qu’est-ce tu proposes ?! – que manemoiselle continue à servir au magasin, le vendredi soir, en retrouvant le sourire que vous lui aviez fait perdre… – C’est un contrat d’insertion ! Qu’aurait dû devnir caduc au bout d’un an ! Mais des histoires de pa-piers, de congés… Son patron veut pas l’embaucher, pas lui donner de salaire ! Elle le mérite pas ! – si… – Non, c’est lui qui en juge ! – il a affiché « le client est roi »… J’ai explosé : – Sacrilège ! Je ne saurais souffrir un tel sacrilège ! Oh non, je ne le puis ! – Vos gueules, merde ! Eh, y’a des listes d’attente longues comme ça, pour les places en foyer social, alors vos conneries, ça a assez duré, et… – et elle pourrait venir habiter chez moi. – Hein ?! Et la naine s’était agenouillée au sol, pour se prosterner devant le mec ! Moi j’allais crier, faire une crise de nerf, tellement je trouvais ça injuste, de traiter en reine une petite crotte pourrie, mais Madame Azalbert a mis tout le monde d’accord : – Non : elle peut pas faire la cuisine ni le repassage, elle a pas le permis de feu, elle est débile pro-fonde ! Elle baise pas ! Et elle a une petite bouche pleine de dents, elle t’abimerait l’truc si t’essayais par-là ! – ma tendresse est platonique, je l’aime, mesdames… depuis trois ans et demi. Et, face contre terre, la naine sanglotait : – j… je l’aime, m… mon… hého… J’ai ricané : – Eho, ého, elle dit n’importe quoi, elle est, diantre, « moins qu’une chiure de mouche » ! Mame Azalbert a fait non. – Non, elle prononce pas les R, nos R, polak à la con, il doit le savoir. S’qu’elle dit, ça fait « mon hé-ros »… Il s’est agenouillé au sol, et il a relevé la petite conne, éperdue d’amour… – manemoiselle, acceptez-vous de m’épouser ? – Stop ! C’est moi qui décide ! Madame Azalbert était la tutelle, évidemment, la débile était mineure à vie, devant la loi. Mais il a expliqué : – votre réponse devrait être secondaire à son avis. Ce sont plu’ les parents qui marient leurs enfants, de nos jours, ils font que donner leur assentiment, en cas d’acceptation par la jeune fille… – Eh ! Jeune « femme » ! Elle est pucelle, éternelle, mais vieille fille, vingt-six ans ! Et paf, dans ta gueule, pour tes rêves ! Toujours à genoux, il s’est tourné vers elle à nouveau, relevée à sa hauteur, et… lui prenant la main, avec une caresse, il a répété : – manemoiselle, acceptez-vous de m’épouser ? Evidemment, la conne en larmes a fait Oui, avant de tourner de l’œil, presque. Il l’a prise dans ses bras, et elle lui a fait des bises dans le col, ça me rendait malade ! – C’est pas juste, mince quoi ! Moi si noble si grande si belle, je me verrais préférer une crevure ané-mique lamentable ! Là, Madame Azalbert a hurlé, qu’on se taise tous ! Et la porte s’est ouverte, entrant le chef de service. – Qu’est-ce qui se passe ici ?! Crénom de Dieu ! Madame Azalbert trépignait de colère, et moi je leur ai fait le signe des Croix de Feu de la Bible Apostolique de New-Jérusalem in Versailles. Des infirmières sont venues nous piquer tous les quatre, et je ne me souviens plu’ de la suite. Je risque de ne pas être titularisée, peut-être même de ne pas avoir mon diplôme, pour ce stage. Alors, si je revois la petite salope : je la tue.

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GRAND GAIN AU LOTO Une publicité pour le Loto public m’avait amusé : un ex-employé qui va, déguisé en canard, narguer son patron en chantant « adieu, président, adieu », étant devenu millionnaire grâce au Loto. Enfin, c’était juste une absurdité par rapport aux conventions sociales, hiérarchiques, acceptées comme injustes en échange de salaire. Juste matière à sourire. Je n’ai jamais joué au Loto (je consi-dère injuste aussi cet argent, obtenu sans mérite, et par l’inverse d’un partage). J’ai entendu dire que pour les protestants, c’est différent : la richesse « au hasard » exprime le choix par Dieu, élisant cer-tains individus. N’importe quoi (?)… Mais bref, j’avais oublié cette anecdote, amusante et surprenante, vue à la télévision chez mes parents (je n’ai pas la télé mais je vais une fois par trimestre rendre visite à mes parents loin de Lille, à Strasbourg). J’y passe un week-end chaque fois, mais du samedi midi au dimanche midi, en fait – je refuse de partir le vendredi soir, pour raison personnelle… En effet, ma petite pâtissière ado-rée ne travaille (au magasin de la Rue Saint-Jean en tout cas) que le vendredi après-midi, et j’ai da-vantage besoin de son sourire silencieux que de nourriture ou d’eau, d’air même. Toutefois, ce vendredi, je l’ai trouvée toute « changée », avec des boucles d’oreille ! Mon cœur saignait… Avait-elle rencontré l’homme de ses rêves, cherchant activement à plaire ? (les filles croient, pour une raison indéterminée, que les hommes aiment les bijoux). Enfin, elle n’avait pas en-core de bague de fiançailles au doigt, encore moins d’alliance, mais… je comprenais que mon Univers allait s’écrouler sous peu – la jolie demoiselle quittant ce dur métier pour aller épouser un milliardaire. Comme dans la publicité, elle aurait pu chanter « adieu, sales clients, adieu »… (elle était souvent insultée, la pauvre, traitée de sale naine, sale débile, sale polak bougnoule, pardon)… Trop belle pour nous, ça rendait les femmes haineuses, et bien des hommes : frustrés, presque violents, verbalement. Enfin, je percevais que la fin arrivait à grands pas pour moi, la fin du monde. Et je devrais sauter du ciel pour ne pas me rater cette fois – contrairement à mes deux « tentatives »… « pour » la sosie de la petite pâtissière, Lucie (Métailski)… – m… m… meu-s… sieu… Je n’ai pas répondu « Oui, ma petite bègue mignonne », mais : – Oui, manemoiselle. Elle semblait toute contrite, comme devinant ce qui aller se passer, chez bon nombre de ses amoureux secrets. – s… si j… je n’auha d… dagné, n… ne hoto… J’étais estomaqué. Etait-ce cela (sa victoire au loto ?) qui expliquait ses boucles d’oreille ? L’argent pour se faire percer les oreilles et acheter des trucs dorés ? Quoiqu’elle employait le condi-tionnel, c’était peut-être une figure de style, pour dire « si j’avais séduit un milliardaire, comme gagné le gros lot »… – s… si j… je vous o… offe v… voteu f… flan g… g’atuit, v… vous en… en colèh… ? J’ai cligné des yeux, abasourdi. Et derrière moi, la porte se rouvrait, quelqu’un entrait. Et… la petite jeune fille a baissé les yeux, très malheureuse, comme si on ne pourrait plu’ se parler… Au bord des larmes, elle était, même. Comme craignant immensément que ma réponse soit la colère, rentrée, inexprimée. Comme si je n’allais plus jamais revenir, après ces 141 visites en trois ans et demi…

La dame derrière parlait comme font les gens, normaux, oui : – Brr ! ‘Fait pas chaud là dehors, on est mieux ici ! Alors, pour tendre la main à la petite jeune fille, sans le dire, j’ai tenté un geste, déguisé en paroles anodines : – Oui, moi après avoir acheté ce gâteau… La petite naine a relevé les yeux – des yeux mouillés de larmes retenues – comprenant l’anomalie que je parle à haute voix (pour autre chose que ‘Soir manemoiselle et ‘Merci manemoi-selle). J’ai continué : – Je vais aller affronter le vent dehors, et puis me réfugier au bar à côté, prendre un chocolat chaud. Si quelqu’un veut me parler ou quelque chose. Le magasin ferme dans dix minutes ? La petite beauté a esquissé un demi-sourire, comprenant semble-t-il l’invitation, pour nous parler en dehors du magasin, pour la première fois… Derrière moi la dame a grogné : – L’chocolat des cafés, c’est plein d’cholestérol, y parait ! – Mais ça réchauffe le cœur… Je disais ça en parlant de mon cœur à moi, mais la petite jeune fille a rougi, semblant croire que je parlais de ses larmes à elle, retenues. Et elle a murmuré : – m… mèhci, m… meu-s… sieu… La dame derrière a ricané : – Ah-ah-ah ! Qu’elle est con !

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Et moi j’ai dit : – Non. – Ah ouais, comme on dit : ‘l’est « pas bien méchante », ah-ah-ah ! Eh, faut avoir deux doigts d’cervelle pour êt’ méchante ! Je n’allais pas me battre avec la dame méchante, j’ai juste dit, anodinement : – J’ai déjà mangé de la cervelle, panée, c’était bon. Je n’ai pas dit que c’était au Resto U, universitaire – la petite jeune fille, presque illettrée, pou-vant complexer. – Bande de couillons ! La cervelle, c’est pas qu’un truc qui s’mange ! C’est un truc à avoir dans sa caboche à soi ! Pour penser ! – Cervelle de mouton ? – Ah-ah-ah ! Qu’y sont cons ! V’z’allez bien ensemble, tous les deux, dans le genre, débiles ! A cer-velle de moineau ! Et la petite jeune fille, au lieu d’encaisser durement, à son habitude, a rougi, souri, comme émue qu’on nous classe « ensemble »… Mon cœur cognait… Enfin, la petite jeune fille jolie a emballé le flan, je l’ai payé, j’ai remercié. La dame meublant le fond sonore avec ses prévisions météo. Et puis, j’ai dit « ‘Soir manemoiselle », comme si de rien n’était, sans ajouter « peut-être à tout à l’heure ». Mais je l’ai regardée dans les yeux (si jolie), et on a échangé un sourire… Elle a fait Oui, du menton (acceptant l’invitation implicite ?), sans l’habituel : « s… s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci, m… mèhci… ». Je suis sorti, la gorge sèche. Une fois dehors, je… je me contrefichais du vent ou quoi, mais je réalisais que le café (où je n’étais jamais entré) était plus loin que « à côté ». Plus proche de l’abribus que de la pâtisserie, en fait, pardon. J’y suis entré quand même, pardon. Tant pis si elle ne viendrait pas, sûrement qu’elle ne viendrait pas, en fait. Mais j’aurais essayé. Sans doute ne la reverrai-je plus jamais, ai-je pensé. Son-geant à m’inscrire dès le lendemain à un club de parachutisme. Pour ne pas souffrir des mois ou des années, comme après le rejet par Lucie, snif. J’étais assis face à la « vitrine », ou « face aux vitres », disons. Avec mon chocolat chaud. Peut-être la reverrai-je passer, la reverrai-je une toute dernière fois ainsi, avant qu’elle quitte la ville, et le pays peut-être ? Allait-elle devenir actrice ? La reverrai-je au cinéma ? Il s’est passé de longues minutes, je n’osais pas regarder ma montre. Et si elle habitait de l’autre côté, ne passait même pas ici devant ? Ou si elle conduisait, avait une voiture garée devant le magasin ? Je l’imaginais mal conduire, elle si frêle et timide et douce. Je l’imaginais mal devenue riche, au point de s’acheter une voiture, personnelle, presqu’inutile dans une grande ville. J’avalais ma salive, j’attendais. Et puis… dans la pénombre, une petite silhouette hésitante, adorable… ma petite pâtissière. J’ai failli me lever, pour aller l’accueillir, l’inviter à entrer (j’avais payé le chocolat, je crois, j’étais autori-sé à me lever, gagner la porte). Mais euh, prudent, je suis resté assis, au cas où la petite jeune fille me fasse juste un coucou, au revoir, non, de la main. Pardon. Elle… a poussé la porte de verre, merveilleuse. Et je suis allé l’aider (la porte était lourde, saleté de bloum grippé). – Entrez manemoiselle, je peux vous offrir un chocolat, pour vous réchauffer ? Elle a rougi, merveilleuse timide, adorable. Elle a fait Oui, et je suis allé commander. Euh, elle m’avait suivi et… face à ce comptoir très haut, elle avec ses un mètre vingt (estimés), euh… J’ai payé très vite, et on est allé s’asseoir à ma table. Table pour deux, face à face (avec le détail mignon de la voir escalader la chaise, pardon, ces chaises sont trop hautes, partout). – et… et m… moi j… je pouha n… ne v… vous offhih… v… voteu f… flan, m… meu-s… sieu… ou v… vous en… en colèh… ? Oui, c’était notre conversation, qui avait été interrompue par la dame. Mais j’avais mille ques-tions, autres, à lui poser, pour comprendre le sens de la sienne. – Euh, je… comprends pas bien la question, mais… non, je n’aurai jamais de colère envers vous, je crois, gentille manemoiselle… Elle a rougi, baissant les yeux, souriant toute seule. – j… je v… voulais d… dih… Elle a avalé sa salive, et j’ai attendu, le cœur serré. – j… je v… voulais d… dih… è… est-ceu v… vous n’allez heviende… ? Est-ce que j’allais « reviendre » ? Euh… hum, enfin… elle demandait ça à tous ses amoureux secrets, démasqués ? – Euh… ça vous gêne un peu, que je revienne ? Elle a paru catastrophée. – n… non, v… vous s… si j… gentil, n… ne pluss j… gentil du monde…

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??? Euh (pardon, là c’est moi qui ai rougi, pardon, euh…). J’ai avalé ma salive. – Euh, je… pardon. Et elle souriait, comme heureuse. Je n’y comprenais rien. Elle n’avait pas l’air d’avoir dit ça pour se moquer. Mais elle a cessé de sourire, repris son sérieux. – p… peut-ête j… je devhais hacheter n… ne madasin… Elle avait vraiment gagné au loto ??? (« peut-être je devrais racheter le magasin » croyais-je entendre). – et… et n’une maname t… t’è… belle, g… ghande… n’inténnigente… pouh sèhvih… ? – Nous on préfère notre petite pâtissière bien-aimée… Elle a rougi très fort, avant que j’aie fini ma phrase. J’ai continué : – Mais je comprends que si vous avez gagné au Loto, vous ne voulez plu’ faire ce dur travail… Elle semblait chercher l’air, ou chercher ses idées, ou les deux. Comme toute perdue après mes mots précédents – qui étaient une déclaration d’amour, je le réalisais, pardon… – ou… ou je pouhais n… ne z’appohter… plu’ p’è ne chez vous… ? Oui, les seules semaines où je n’étais pas venu (hors fermetures annuelles) avaient été les jours où les bus étaient en grève, l’avait-elle remarqué ? Et s’en souvenait-elle deux ans après ?? – m… mais s… si c’est v… voteu f… fiancée k… qui ne viende… n… n’à voteu place… j… je sehais t… t’iste… ??? – Ma fiancée ? Elle a soutenu mon regard, elle avait les yeux mouillés, à nouveau. – J’ai jamais eu de fiancée, manemoiselle… Elle a baissé les yeux, timide perdue… et… « heureuse », semblait-il, incroyablement. – Seule ma petite pâtissière avait une place dans mon cœur… Rouge, cramoisie… – s… si ne mieux, pouh vous, n… ne hien ch… changer, j… je va hende n… n’ahgent… n… n’au dou-vèhnement… J’ai presque ri. – Je vous aime encore deux fois plus, pour ce geste insensé, merci, manemoiselle… Merci infiniment. Et c’est ainsi que Patricia et moi avons aidé, modestement, le gouvernement à sortir de la faillite. Mes « économies » ont largement suffi, pour notre mariage, pour sa reconversion en « épouse au foyer », Patricia chérie… Enfin, cet argent « rendu » nous a, indirectement, servi : le percepteur a été mon témoin – je n’ai jamais eu d’amis, à proprement parler.

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EXIGENCE DE FERMER LE MAGASIN En cette 141e visite, Gérard a une nouvelle fois été ému par les larmes de sa petite pâtissière adorée – c’était la troisième semaine de suite ainsi, troisième vendredi soir d’immense chagrin. Mais il a cette fois pris la parole : – Manemoiselle, quelque chose ne va pas ? on peut faire quelque chose pour vous ? Elle a relevé de grands yeux mouillés, immensément désolée, faisant non du menton, faible-ment. Il pensait qu’elle ne répondrait pas davantage – sans doute des problèmes personnels – mais elle semblait préparer des mots. – k… que… k… que… Silence. Les yeux dans les yeux, délicieusement (en un sens, pardon)… – Oui ? – que j… j… je vous ni a… anieu, m… mèhci n… n’à n’infini… k… que s… si vous ézistez pas, j… je sehais n… néjà m… mohte, n… n’y a t… t’ois ans… Oh… Mais la dame derrière a grondé. – Qu’est-ce qu’elle raconte, cette débile, inaudible, à la con ! Bouge ton cul, sale naine, fais le job ! Et… la petite jeune fille, toute en larmes, a baissé les yeux, coupable. Repris son pliage. – Et, connasse, pour un ptit gâteau, de merde, on fait pas d’paquet. Hop, l’a qu’à bouffer tout d’suite ! Elle a fait non, très courageuse, alors… euh… Lui aussi, il a affronté la dame : – Mdame, vous feriez mieux de vous en aller, nous laisser, manemoiselle disait des choses très graves, question de vie ou de mort… – Eh ! Qu’on l’enferme chez les dingoss ! Me faites pas chier ! Avec vos connries ! A la con ! Il a soupiré, s’est retourné vers la petite naine gentille : – Manemoiselle, je vous « commande » de fermer le magasin, maintenant, quinze minutes en avance. La dame derrière a hurlé : – Hé, pas question ! Moi je veux ma tarte ! Et son patron veut mes sous, merde ! C’est ça le job ! Il a secoué la tête. – C’est pas sa décision à elle, c’est moi qui lui commande. Si le pâtissier est pas content, c’est pas grave, il portera plainte contre moi. Et moi je porterai plainte contre lui pour « non assistance à per-sonne en danger ». Contre vous aussi, mdame ? – Bande de dingues ! Allez vous faire foutre ! Et elle est partie, en essayant (en vain) de claquer la porte (retenue par le bloum). Il s’est re-tourné, angoissé par la réaction de la demoiselle, choquée ? Non, elle avait retiré sa blouse blanche et enfilait une petite veste beige, adorable mignonne… – Venez, manemoiselle. Je vous paye un chocolat chaud, ou un café, au bar à côté… Elle a sorti un petit porte-monnaie et mis un Euro quarante dans la caisse. – m… moi z… ze v… vous paye v… voteu f… flan, s… si j… gentil m… meu-s… sieu, n… n’à n’infini… – Merci ! Elle a rougi, souriant à demi, au milieu de ses larmes. Comme réconfortée, miraculeuse-ment… Et ça lui a fait chaud au cœur, à lui aussi. Ils sont allés au café-bar à côté. Il a commandé, et payé, deux « laits chocolatés ». Ils se sont assis, en face l’un de l’autre, merveilleusement. Silence. – Vous êtes en danger de mort, manemoiselle ? Elle a bougé, mal à l’aise, cherchant les mots. Silence. – p… pas n… nanger… n… non, k… comme m… m’en aller, n… nélivhée… ?? – « vous en aller, délivrée » ? Oui. – Délivrée de la vie, qui est trop dure ? Oui. – m… mèhci, k… compende… s… si j… gentiment… Euh… – Qu’est-ce qui vous arrive, là, d’horrible, pluss que les gens méchants, de d’habitude ? Elle a avalé sa salive. – j… je hen-v… voyée… – Renvoyée ? Oui. Les larmes coulaient, oh… – et… et plu’ vous hevoih j… jamais, m… meu-s… sieu…

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« Vous » au sens de « les gens » ou bien… ? – Moi ? Oui… oh… – On pourra se revoir en dehors… Les larmes redoublaient, et elle a eu comme un hoquet, soubresaut. – Non ? Dites-moi… Elle a reniflé, perdue. – k… que je seha p… plu’ n… n’ici, à… à Lille… m… mais… Mais ? Silence. – Mais ? – m… mais s… c’est encoh m… mille fois p… pluss t’iste s… si je vous auhais hevoih… n’en nehoh nu madasin, s… si mèhveilleux… Mh ? « C’est encore mille fois plus triste si je vous aurais revu en dehors du magasin (et donc je vais rater ça) » ?... – Manemoiselle, c’est les mots les pluss touchants qu’on m’ait dit, de toute ma vie… Elle a rougi, à moitié souri, perdue. Silence. – Est-ce que je peux vous demander ? Où vous allez aller ? Elle a avalé sa salive. – à… à nou-ai… – Douai ? A moins d’une heure de train ? Je pourrai venir vous voir tous les samedis, ou tous les di-manches. A la place de nos vendredis. Elle dodelinait, comme saoule. Soulée par l’émotion, pure. Lui, son cœur cognait, dur. Une tendresse réciproque ? Etait-ce possible ? – m… mais on… on n’a p… pas le dhoit… ? Mh ? Elle était mariée ? ne portant pas son alliance au travail ? – Non ? Pas le droit de quoi ? Lier amitié n’était pas faire quelque chose de mal… – que… que t… toutes, n… n’on est f… folles z… z’amouheuses ne vous, m… meu-s… sieu, et… l… le pluss ghand geste n’amouh… s… c’est v… vous laissez t’anquille… Il a souri, immensément. – Non, manemoiselle : si vous êtes amoureuse de moi, vous êtes la seule au monde, comme ça. Je le jure. Elle a rougi, très fort, à son tour. Les yeux baissés. – m… mais j… je vous d… d… déçuvh’ais… – Me décevoir ? Oui. – Je ne demande rien, manemoiselle. J’espère seulement devenir votre ami, vous réchauffer le cœur, un peu. Elle a presque défailli, perdu connaissance. Elle cherchait l’air. – à… à n… nou-ai, s… c’est p… pas u… une maison, j… je vas hetouhner… Pas une maison ? Un centre de handicapés ? – C’est… euh, un… « centre »… ? Elle a eu le courage de relever les yeux, s’attendant apparemment à le trouver hilare, ou prêt à la gifler avec mépris. Elle a hoché le menton, grave, et comme désespérée. – Et il y a pas des heures de visites, le week-end ? Elle a tressailli, et murmuré : – j… je n… n’han-nicapée… m… mentale… n’en pluss que n… naine, n… n’anémique, m… mou-gnoule… p… pahdon… n… n’infini… Gulp. – Et moi je vous aime comme ça, manemoiselle. Elle était ahurie, la bouche ouverte, n’en croyant pas ses oreilles. – Mais pardon, je suis pas un vrai « mec », viril, j’avais tellement peur, d’être interdit de revenir, au magasin, si j’avouais mes sentiments… Et il avait les larmes aux yeux, lui aussi, il se sentait si nul. – j… je v… vous aime k… comme ça, m… meu-s… sieu… Oh… infini bonheur… était-ce possible ? – Eh ! Les dingues ! ?? C’était, debout au-dessus de leur table, la dame de tout à l’heure, au magasin. Avec un gros type moustachu, armant un fusil. – m… meu-s… sieu l… le pellec… ?

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Le Pellec, le pâtissier ? (pâtisserie Le Pellec, ça s’appelait). Enfin, il n’a pas eu le temps de s’expliquer, car l’homme a fait feu avant – Gérard est mort sur le coup. Et Patricia aussi, avec la deu-xième balle. La dame a gloussé de joie, revancharde. La barwoman est venue reprendre les choco-lats, pas touchés. – Z’ont même pas touché leurs chocolats ! Des voyous ! Et qui sait qui va nettoyer l’sang et tout, merde quoi ! Et l’manque à gagner avec la police qui va boucler l’endroit ! – ‘Vous inquiétez pas ! C’est le mec qu’est responsable : ses héritiers paieront ! – ‘Pas l’air bien riche : pas d’cravate, rien ! – Et la faute d’la naine débile, c’est sa tutelle qui paye, l’gouvernement ! – Yes ! J’appelle une ambulance, qu’ils viennent enlever ces corps qui puent !

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TÉLÉPATHIE Vendredi 29 Novembre 2013 Aujourd’hui, je ne répéterai pas dans mon journal les mots usuels : « ma petite pâtissière a dit m… mon-s… soih, m… meu-s… sieu… etc. Non, immensément plus important s’est passé, fabuleu-sement, et je ne sais même pas comment je vais réussir à l’écrire (je voudrais me souvenir de chaque mot). Comme d’habitude, ma petite pâtissière chérie avait eu l’air tristounette mais m’avait fait des sourires, à moi, sincères et pas forcés, et j’étais ému, amoureux. J’ai dit au revoir, merci, et je suis sorti. J’ai attendu le bus pour rentrer au centre-ville puis prendre le second bus pour revenir ici, mais… dans ce premier bus, incroyable : des bruits de coups frappés à la porte (une porte de bois, au son, des coups timides, peu appuyés) et le bus était en marche, rapide ! Et ça résonnait, timidement, dans ma tête à moi, pas via les oreilles ou quoi, semblait-il ! J’ai pensé que j’étais fou, là, définitivement. Et j’ai « essayé » la voie intérieure. J’ai répondu, « intérieurement » (pas à haute voix ni à voix basse – le bus était plein de gens) : – C’est vous, manemoiselle ? Avec la forme « pâtissiérisée » de MaDemoiselle, spécialement pour elle. Je pensais que ça allait s’éteindre, que j’avais mal interprété un truc de globules dans le cerveau ou quoi, mais… sa petite voix a répondu : – ou… ou-i, m… meu-s… sieu, s… c’est m… moi… p… pahdon… pahdon v… vous néhanger… J’ai souri, ravi de ce délire (tant mieux de devenir fou, si c’est le prix de tel miracles). Mais elle a murmuré : – p… pahdon, s… c’est pas v… vous n… ne deviende f… fou, s… c’est moi j… je n’a d… des pou-voihs… s… sans faih n… n’èspè… Des pouvoirs sans faire exprès, ô adorable petite fée… Elle a répondu : – m… mèhci… m… mèhci… (Ici, je ne sais plu’ comment écrire, je comprenais qu’elle lisait mes pensées, même quand je ne formulais pas une phrase intérieure, je me sentais tout nu, perdu, comment contrôler ce que je divulguais ?). – n… n’y faut pas n… n’avoih peuh… j… je sais néjà v… vous m’aimez… oh, s… si gentil m… meu-s… sieu… J’ai rougi, pardon. Et la dame en face de moi (dans le bus) a reniflé d’un air suspicieux, pen-sant que je venais de lâcher un pet ou quoi. Bien loin de mon émotion romantique du moment. J’ai dit, intérieurement : – Tous vos amoureux secrets, y sont démasqués ? Un silence, comme si elle rougissait ou quoi, cherchait les mots. C’était bien elle, le même caractère effacé, timide, pas une fière magicienne cachée derrière la timide jeune fille du magasin. Ouf ? – n… n’y a k… que vous au… au monde… – Hein ? Seulement moi, qui suis transparent, lisible ? – n… non, k… que vous k… que z… z’amouheux… ne moi… m… mèhci, m… mèhci, n… n’infini… – C’est pas juste. – v… vous z… z’aveugue… m… mais j… je… pahdon, que j… je a pas l… le pouvoih ch… changer m… madame l… Lucie… Hein ? Elle connaissait l’existence de sa sosie Lucie, l’amour de ma vie ? (le premier amour, avant elle, petite pâtissière chérie)… – j… je connais k… que s… ce que vous n’en pensez… j… je pas la déhanger, ne ses amants, sa v… vie… ses danses… C’était infiniment important, chaque mot qu’elle disait, mais le mot « danse » pouvait tout cas-ser. – Et vous, vous aimez la danse, manemoiselle ? J’ai entendu dire que toutes les filles, euh… femmes, aiment la danse… elles… Un silence. – n… non, j… je n’étais p… punie, ch… chez les némiles… que je hefusais d… danser… – Oh, je… je vous remercie, ça me touche, je… je vous aime mille fois plus encore pour ça… – j… je sais… D’une toute petite voix timide, adorable… – Euh, et vous savez que… oui, j’ai entendu des clients vous traiter de handicapée mentale… mais je suis pas d’accord, du tout.

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– j… je sais, ou… ou-i, v… vous n’êtes s… si j… gentil, s… si n… n’aveugue… – Non. Je… je suis sûr, sûr-sûr-sûr, enfin… – s… c’est pas v… voteu f… faute, s… c’est n… ne t’aumatisme, n… ne Lucie… dèhnièh de la classe… et p… « petite », m… moi j… je naine, hinicule… Ridicule ? – ou… ou-i… m… mais a… attention, s… c’est vote ahêt m… mientôt… ? Mon arrêt de mort ou mon arrêt de bus ? – n… n’ahêt n… ne bus… p… pahdon… Oui, et l’arrêt avait été demandé, mais… – Euh, je… si je quitte ce bus, euh… le charme va disparaître ? Je vous « entendrai » plu’ ? – s… si… m… même k… quand v… vous n’étez a… à St’asbouh… loin ne Lille, j… je étais l… là… Hein ? – Euh oui, je me demandais si j’allais parler de vous à mes parents, vous étiez là dans mon cœur, mais… – ou… ou-i… Euh, le bus s’arrêtait. Les gens sont descendus, et moi aussi. Pardon. Ma petite pâtissière chérie m’a laissé faire, comme pour ne pas que je rate une marche, en m’intéressant plus à ses mots à elle qu’au monde extérieur. J’ai fait les trente mètres jusqu’à l’arrêt de la ligne 13. – Voilà, manemoiselle, je suis arrivé. Mais euh… vous préférez pas que… ? je prenne le 24 en sens inverse, pour venir vous parler en face ? Un silence, et j’ai vraiment eu peur d’avoir perdu le contact. Ou dit quelque chose de sacri-lège, rompant le charme de notre relation « étrange », entre timides silencieux. – n… non, en… en face, j… je sehais t… t’o timide… à m… mouhih ne hougih… Mourir de rougir ? – ou… ou-i… Et là, j’ai pensé un truc, idiot, pardon : c’est forcément un rêve, puisqu’en pensée mentale, elle ne serait pas inhibée par la timidité, elle ne bégaierait pas. – je… peux vous pahler sans… mégayer, oui… ici, mais… je c’ois vous p’éféhez comme je suis à l’extéhieuh… J’ai souri, hilare. – Oui, c’est vrai. Même si je ne parlais pas à haute voix, tout seul, on me regardait avec un drôle d’air, ça de-vait se voir que j’étais en conversation intérieure, pardon. – meu… s-sieu… je n’auhais pu v… vous pahler ch… chez vous, t’anquille, m… mais… j… je n’avais peuh… vous dih… s… c’est juste un hêve, aloh… vous sautez s… cinquième étage, p… pouh voih… – Vous savez que je… sais pas faire la différence entre rêve et « Réalité » ? – s… si la héalité n… ne z’existe, ou… ou-i… Ô merveilleuse petite chérie… Elle était non seulement la plus jolie du monde (ex aequo avec Lucie), la plus douce timide de l’Univers, mais aussi la seule au monde à me comprendre… J’étais fou amoureux, là. Et il y a eu un silence (elle devait rougir). – Mais vous savez que c’est classé schizophrène, manemoiselle, classé « fou » ? – m… moi j… je classée n… némile… – C’est pas juste. – m… mèhci… – Manemoiselle, vous devez savoir que je m’appelle Gérard (Gérard Nesey), moi je pourrais savoir comment vous vous appelez ? je pourrais vous appeler par votre prénom ? – p… pat’icia… n… niézev… ska… – Oui, petite polonaise chérie… Je n’ai pas ajouté « comme Lucie », mais le fait que je ne le dise pas était lu quand même, pardon. – s… c’est pas v… voteu faute… Oui, traumatisé à vie par un premier amour, malheureux… – Euh, et… le « saut du cinquième », euh… vous savez que… ? – ou… ou-i, d… deux fois é… sssayé, k… comme moi… – Oh, pauvre Patricia… Je pouvais l’appeler Patricia ? – ou… ou-i, m… mèhci… Je me demandais si elle « disait » ça pour le fait que je l’appelle par son prénom, ou que je la plaigne pour ses tentatives de suicide…

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– l… les deux… Ah. – Mais… aujourd’hui, ça… « va »… ? Vous avez l’air si triste, souvent, Patricia… Silence. – m… moins t’iste désespéhée k… quand vous n’êtes là, j… géhah… – Merci. Je suis heureux de vous « réconforter », en un sens, euh… je peux vous assurer que vous pouvez séduire un prince fabuleux, Patricia, et… – non. Sans bégayer. – non, je p’éfèh v… vous… – Hein ? Mais… mais alors… on… on va se marier ? Si on s’aime l’un l’autre, euh… non, euh… Elle savait que je suis impuissant ? depuis ma deuxième chute d’immeuble ? – ou-i… s… si j… gentil, s… si nifféhent… Différent ? Des autres hommes ? – m… moi j… je suis m… malfohmée, p… pas une vhaie femme… – Non, un ange, une angelle, merveilleuse… délicieuse… petite fée… Mais un jeune est arrivé à l’abribus, avec une radio beuglante, et je n’ai plu’ réussi à entendre ma petite chérie. Il est finalement monté dans le bus 13 aussi, hélas. J’ai dit, intérieurement : – Si vous m’entendez, manemoiselle, moi je vous entends plu’, pardon, avec cette musique trop forte. On se recontacte après le trajet, après ma descente du bus ? Et c’est ce qu’on a fait. Enfin, là elle est partie se coucher, dans son foyer social, pauvre petite chérie, elle m’a souhaité bonne nuit. Et quand j’aurai fini d’écrire tout ça, je vais « rêver » (encore ?). On n’aura peut-être pas les autorisations, pour un mariage, mais on pourra se pacser, amoureuse-ment. Patricia viendrait habiter chez moi, arrêtant ce dur travail à la pâtisserie, sous les insultes, pauvre petit ange…

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COPINE D’ENFANCE (en mémoire de Nathalie di Clemente) En trois ans et demi, Gérard n’avait jamais parlé à sa petite pâtissière chérie, seulement dit des bonsoirs, des mercis, mais là… avec ces cachets de caféine contre la douleur dentaire, il ne se reconnaissait plu’. Et en ce vendredi soir fatidique, de sa quatrième année de visites, il a « osé » la grande question (pendant qu’elle emballait le traditionnel petit flan) : – Manemoiselle, je voulais vous demander (pardon) : est-ce que votre prénom, c’est Natalia ? Elle a cligné des yeux, relevé le menton, avec un sourire adorable. – m… m… moi… ? La réponse semblait non, mais elle trouvait visiblement la question étonnante. En temps ordi-naire, il aurait peut-être conclu « non, pardon, oubliez cette question idiote ». Mais là, « dopé » à la caféine-paracétamol, il disait n’importe quoi (pardon). – Non, pardon, je savais qu’y avait aucune chance, mais… quelque part, vous ressemblez à ma petite copine d’autrefois, qui s’appelait Natalia, on avait cinq ans. Elle a baissé les yeux, comme très triste, soudain. Et il ne comprenait pas, à moins que… Oui, oups, la boulette ! – Je veux dire : non, c’est pas que vous êtes grande comme… Pauvre petite naine, mais il s’enfonçait, là, oups (pardon, mille pardons)… – Enfin, elle était la plus petite de l’école, et moi je l’adorais. Et vous, manemoiselle, vous êtes la plus petite jeune fille de Lille, et je vous adore… pareil, un peu. Elle a rougi, retenant un sourire semblait-il, ouf. Tout toute rouge, la pauvre, se mordant la lèvre, confuse. – z… ze k… connais u… une n… natahia, p… pohonaise, k… comme moi… Et Polonaise comme Lucie, son amour d’adolescence… Tout se mettait à tourner dans sa tête. Entre la blonde petite vénitienne Natalia et la slave petite Lucie, sa petite pâtissière naine était peut-être la synthèse du meilleur de l’Univers. Copine idéale, oui. Mais pas pour lui, sans doute, non. Quand on n’est pas beau, pas riche, pas musclé… – j… je sehais s… si z… z’heuheuse v… vous p’ésenter n… natahia… Et c’est comme ça qu’ils se sont fixés rendez-vous au samedi suivant, matinée huit jours plus tard (confirmé le vendredi soir). Il est arrivé plus d’une heure en avance et, comme Lucie autrefois, elles sont arrivées en retard… Sa petite pâtissière jolie, infiniment adorable (en discrets vêtements gris, timides et prudes), et une immense bonne femme presque grande comme lui, avec une mini-jupe et un décolleté ravageur… Natalia, sans doute, il a avalé sa salive. La petite jeune fille resterait-elle avec eux ? il l’espérait… il dirait à la dame que c’était un malentendu, qu’il préférait sa petite pâtis-sière… – Salut mec ! – ‘Jour maname, manemoiselle… – Allez ! On entre ! Tu nous paies une vodka ! ? La petite jeune fille, polonaise, carburait à la vodka aussi ? Soûle, avouerait-elle son prénom à elle ? – Oui, entrons. Il leur a tenu la porte, et elles sont entrées. – Ouais ! Eh la débile, tu vois ! C’est pas sorcier ! On va s’asseoir où on veut, et un mec vient nous dmander s’qu’on prend ! On paye (enfin : ton mec paye !). Et puis on reste un moment à bavasser ! C’est pas sorcier ! Un « café », ça s’appelle ! Oh, elle n’était jamais entrée dans un café, petite chérie ? Il en était tout attendri. – Eh barman ! Pour moi une vodka ! Premier choix ! Double ! Et qu’ça saute ! Le contraste avec la timide petite pâtissière renforçait encore le charme de celle-ci, toute effa-cée, presque repliée. – Voilà ! Et vous autres, ça sra quoi ? Le barman était au-dessus d’eux, assis. La petite jeune fille était toute rouge. Il ne comprenait pas pourquoi. Se lancer, lui : – moi je prendrais un jus d’orange, vous avez ? – Ouais ! Et la gosse ? pareil ? Sans contester, sans se redresser en gonflant la poitrine, elle a hoché le menton, et la dame – Natalia – a éclaté d’rire. – Ah-ah-ah ! Qu’y sont cons ! Ces timides, à la con ! Et la petite jeune fille a rougi, comme touchée, plus qu’amusée. Il ne comprenait pas.

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– Ouais ! Pasque ! Un mec qui boit pas d’alcool, moi j’dis qu’c’est pas un vrai mec ! ? – s… si… s… si gentil… Oh, elle prenait sa défense, tellement adorable. – Toi tu tais ta gueule, c’est moi qui parle ! – madame, je suis pas d’accord : manemoiselle est toute gentille, et je respecte ses opinions… mer-veilleuses… – Toi, ta gueule ! Allez, ‘santé ! Elle a levé son verre et avalé la moitié. On leur apportait leurs jus d’orange, à eux. – merci, monsieur. – m… mèhci, m… mèhci… m… meu-s… s… – Alors, avec la vodka luxe, double : au total, ça vous fait… Il a payé, Gérard, docilement, heureux profondément de ce petit moment avec sa pâtissière chérie, en dehors du magasin. – Ouais ! Ben moi j’vais pas m’éterniser, puisque t’es pas friqué ni musclé ni rien ! Certes. En emmenant la petite jeune fille ? – Ste conne, è m’avait garanti que t’étais le plus beau mec du monde, enfin : le « pluss gentil » de l’Univers (qu’est-ce qu’on en a à foutre ?) et le « pluss beau », en même temps ! Ah-ah-ah ! Qu’elle est con ! – non, pas con, madame, juste gentille, infiniment gentille… – Non : trop con pour avoir d’la personnalité, c’est tout ! – non, une personnalité effacée, timide, comme la petite Natalia que j’ai connue étant enfant… – Non ! Enfin ouais, m’a parlée d’ça, ste débile ! Ben c’est pas moi, visiblement ! Elle avait une haleine abominable. – non, je préfère manemoiselle, pardon. Infiniment, pardon. La petite naine a rougi très fort. – Ah-ah-ah ! Quels goûts de chiottes ! J’me sens même pas insultée ! T’es un mec de merde, idéal pour elle, sûr ! Elle a fini son verre, cul sec, et elle s’est levée, elle est partie, seule. Eux deux, ils sont restés, ensemble, rougissants, émus…

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INVASION Quand des coups ont frappé à sa porte, Gérard n’a pas bougé, faisant même le mort. Silence. (Il faut peut-être expliquer la logique de cette réaction passive : Gérard n’avait pas de famille à Lille, il n’avait pas d’amis, il se désintéressait des voisins et des gens en général, sauf sa petite pâtissière adorée, mais elle ne connaissait bien sûr pas son adresse). L’importun aurait dû passer son chemin, normalement, frapper à une autre porte, mais cela a frappé plus fort, encore chez lui, très fort. Et puis une musique a résonné de manière assourdissante, à l’extérieur, genre musique de film, comme une sono dans le couloir-même, devant sa porte. Oui, peut-être des voisins qui allaient faire une grande fête, qui avaient voulu prévenir les gens de l’étage. Mais… la porte s’est… « désintégrée », devenant floue puis absente. Et, dans le couloir, face à lui, il y avait l’actrice américaine des années 1950, Monroe, en train de retenir ses jupes au-dessus d’une bouche d’aération (maintenant dans le couloir devant sa porte !?). Mais la femme était en cou-leur, pas en noir et blanc, ça semblait une sosie, plutôt que la vraie (ou qu’une projection, la vraie étant morte et enterrée, depuis cinquante ans peut-être). Et elle le regardait, lui, dans les yeux. – Ou-pou-pi-dou… pou ! ? – what do you want, ma’am ? Elle a froncé les sourcils, le souffle sous ses jupes s’est arrêté. – Je comprends rien à ce que tu dis ! Une actrice française, oui. – vous pouvez faire revenir ma porte, s’y vous plaît ? – Non, nous nous apprêtons à exterminer l’humanité, dans les secondes qui viennent, qu’as-tu à dire pour sauver les humains ? ? Un extra-terrestre déguisé en Marilyn ? Il a soupiré, euh, réfléchi. – épargnez ma petite pâtissière bien-aimée, s’y vous plaît. Gérard pensait que le monde (et/ou le cauchemar) allait s’arrêter là, mais ça a continué. Mari-lyn a grondé : – Ben, on sait qu’elle est de loin la meilleure de cette planète – avec partout ces méchants d’espèces cruelles – nos algorithmes l’ont identifiée elle comme ça, « différente ». Mais c’est elle qui nous a en-voyés vers toi, elle disait que tu vaux mille fois mieux qu’elle ! Eh, si tu nous avais renvoyé vers une autre, on désintégrait tout sur l’heure, pas nous faire piéger dans un labyrinthe infini ! ? – ma petite pâtissière serait amoureuse de moi, comme je le suis d’elle ? Des voisins surgissaient dans le couloir, montés et descendus des autres étages, beuglant après la musique trop forte. Marilyn a dirigé le doigt vers eux, et une flemme sortie de son grand ongle les a grillés. Outch, c’était pas une plaisanterie, apparemment. Seulement un mauvais rêve. Gérard s’est retourné de l’autre côté, dans son oreiller. Dans sa cellule, oui. Avec Patricia, sa petite pâtissière naine chérie. Dans le zoo de cette lointaine galaxie, dans leur bulle d’oxygène. Avec le souvenir traumatique de cette ultime rencontre, pardon. Une seconde avant la fin du monde, hu-main. Patricia lui a souri, et il lui a rendu son sourire : – rendormons-nous. C’est qu’un rêve, peut-être. Elle a cligné des yeux, et il a tendu la main, pour lui caresser la joue, tendrement : – non, j’espère que c’est pas un rêve, ma chérie. Pardon.

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MIGRAINE J’ai mal de tête à mon tour, tout se met à tourner autour de moi, comme si j’étais soûl (il parait que ça fait comme ça). Mais je ne vais pas vomir, je crois, au contraire. C’est le plus beau jour de ma vie. Je voudrais me souvenir de chaque seconde de cette journée. Ou de chaque fraction instantanée de ce rêve – en espérant que le présent journal intime existe encore « de l’autre côté ». Mais avant le récit détaillé, il faut que je fasse le point : pourquoi aujourd’hui seulement ? qu’est-ce que j’ai fait depuis quatre ans ? ou depuis que je suis né ? Tout est lié. Via Lucie, et sa sosie Patricia, oui. Etant enfant, je n’étais rien : pas de sensibilité, pas de rêves, rien. Je construisais des petits avions et en dessinais aussi, comme on shoote dans un ballon : n’importe quoi. Je m’appliquais à l’école et j’étais toujours premier de la classe. Et puis, l’âge de quinze ans, les copines de classe devenaient très jolies… je suis tombé amoureux de Lucie, la dernière de la classe, qui me faisait les yeux doux. La plus petite de la classe, insultée par les profs, méprisée par nos camarades… et moi je rêvais de la sauver, du redoublement, elle m’en serait reconnaissante à jamais, on se marierait (plus tard), violons… Mais elle a refusé mon aide scolaire. On est allé au cinéma et mon cœur s’est mis à battre, pour la première fois de ma vie. J’avais trouvé une raison de vivre. Mais elle a refusé ma se-conde invitation ciné, elle m’a fait la gueule. Elle m’a dit de la laisser tranquille. C’était fin Juin, elle a redoublé et moi non. Je ne la reverrais plu’ jamais. Alors, pendant les vacances, j’ai sauté de la fa-laise. Sans élastique, non. Crash. On m’a plâtré, recousu, drogué. Lucie a refusé de me parler. Le prof qui l’avait bien connue m’a dit qu’elle rêvait d’aider un garçon drogué, à sortir du trou. Il a dit que je n’avais pas le droit de me tuer, pas le droit pour sa conscience à elle. Alors j’ai continué, drogué par les médicaments. J’ai abandonné les études, malgré un 20/20 en Maths au Bac-Maths, trop facile, pardon. Je suis devenu balayeur, de crottes de chiens, dans le privé (le public – comme l’armée – me refusant pour « troubles psychiatriques »). J’ai été muté plus tard loin de Toulouse, à Lille, et je savais ne plu’ jamais revoir Lucie, même de loin, par hasard. Je pleurais. Après cinq ans à Lille, j’ai téléphoné à la belle, implorant une entrevue (elle a refusé que je revienne à Toulouse), puis une photo d’elle. Elle m’a traité de dingue, m’a demandé de me faire enfermer. J’ai sauté du cinquième étage, cette fois. Sans plus de succès. Que deux ans d’hôpital. A réapprendre à marcher, pour rien. Rien que la force de m’inscrire à un club de parachutisme, pour sauter de vraiment haut, m’écrabouiller avec suc-cès cette fois. Mais en étant convoqué à l’autre bout de la ville un vendredi soir, à la Sécu psychia-trique, je me suis arrêté acheter un petit gâteau, en guise de repas. Et… Patricia… (j’ignorais son prénom, son nom), Patricia sosie naine de Lucie, bègue timide et toute toute douce… je suis retombé amoureux. De ma petite pâtissière chérie. Bien sûr, je ne l’ai pas dit cette fois, et elle est donc restée souriante gentille, pas comme Lucie. Deux ans de visites bienheureuses à la pâtisserie, le vendredi soir. Et puis, ce rêve récurrent – selon lequel elle serait amoureuse de moi en secret… je l’ai invitée au cinéma, prêt à me réinscrire au club de parachutisme quand elle refuserait, me giflerait, me ferait la gueule, m’interdisant de revenir… J’étais déjà mort à l’âge de quinze ans, de toute façon. Mais, rou-gissante timide souriante gentille, elle a accepté. Et accepté que je paye sa place. C’était à un docu-mentaire « Connaissance du monde » le dimanche matin. Et cela a été un an et demi de pur bonheur, cinématographique hebdomadaire, amitié innocente et pure, silencieuse (j’ai quand même appris qu’elle s’appelait Patricia). Jusqu’à aujourd’hui. Patricia est arrivée comme d’habitude en avance, peu après moi, devant le cinéma. Mais… elle ne souriait pas, aujourd’hui, elle « grimaçait » presque, pardon. Je craignais une catastrophe ou une autre, une fin du monde. Je me suis excusé, lui ai demandé si quelque chose n’allait pas, et elle a dit, faiblement : – z… ze n’a m… mal n… ne tête, j… géhah… (Oui, elle m’appelle géhah, moi Gérard, elle ne prononce pas les R, ayant peut-être peur de les rouler mochement, petite Polonaise chérie – je la devinais polonaise, comme Lucie l’était, d’origine… enfin : Lucie était juive polonaise, rejetant les sales non-juifs comme moi…). – Oh… Pauv’ tite ‘Tricia… Elle m’a regardé avec méfiance, craignant semble-t-il une moquerie misogyne, mais mon air sincèrement désolé l’a rassurée. Enfin, on était debout devant le ciné, contre le mur à côté, et elle dodelinait un peu, le monde lui semblant tourner, pardon. Je ne lui ai pas demandé si elle s’était soû-lée hier soir, en boîte ou quoi, ni si ses amants étaient alcooliques (Lucie était une danseuse fréné-tique, multipliait les aventures sexuelles)… J’étais triste, sans raison. Je lui ai dit qu’elle pouvait s’appuyer contre moi, si ça tournait, pardon. Et Patricia a posé sa joue contre mon flan, timide, déli-cieuse. Et son sein contre ma hanche, je ne respirais plu’… Il s’est peut-être passé trente minutes de cette proximité merveilleuse, presque un câlin sans s’enlacer… Hélas la porte du ciné s’est ouverte, et… on y est allé, comme à regret, tous les deux…

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J’ai payé nos places, on s’est installés au premier rang, routine gentille. Et… Patricia a murmuré, dou-cement : – j… géhah… j… je n’a m… mal n… ne tête, en… encoh… J’ai remonté l’accoudoir du siège entre nous, et je lui ai passé le bras autour des épaules… Elle s’est blottie toute contre moi… Je crois que je suis mort de bonheur à cet instant (ici serait post mortem, au Paradis, ça expliquerait). Je n’osais pas me pencher, lui faire une bise dans les cheveux, mais on est resté comme ça, l’un contre l’autre, une heure et demie. Merveilleusement. On n’a regar-dé le film ni l’un ni l’autre, aujourd’hui, mais on semblait bienheureux d’être là, tous les deux. Et puis le film s’est fini et… j’ai pris peur. Qu’escomptait Patricia comme suite naturelle à ce très long câlin ? (Je suis impuissant, depuis ma seconde chute). Allais-je la décevoir cruellement, est-ce que Lucie m’avait jeté pour n’avoir pas osé la brusquer, la peloter ou quoi ? Notre tradition, Patricia et moi, a toujours été qu’elle m’accompagne jusqu’à mon abribus, puis continue seule, jusque chez elle (quelque part dans ce quartier). Mais ce midi, qu’allait-il se passer ? A mi-chemin de l’autobus, j’ai parlé, contrairement à notre silencieuse habitude : – Patricia, aujourd’hui, et depuis très longtemps, des années, je me demande : « qu’est-ce qu’il y a entre nous ? ». De la camaraderie ? De l’amitié ? De la tendresse ? Elle a rougi, très fort. Silence. J’avais peur, d’avoir tout gâché, déjà. Quelques minutes avant la fin programmée (je pensais qu’elle aurait demandé « on va chez moi ou chez toi ? » et j’aurais ré-pondu « je peux pas, désolé, j’ai un problème physique, pardon », elle m’aurait giflé, en colère noire, pensais-je). Et puis elle a dit (je crois que je me souviens des mots exacts) : – s… ça dépend, j… géhah… s… si n… n’une fille ne hien nu tout, è… è n’est z’amouheuse nu pluss gentil meussieu nu monde… et… et lui s… c’est juste n… ne gentillesse, inf… in-finie… s… c’est quoi l… le mot… ? Ces mots me paraissaient tellement insensés que j’ai répondu connement, pardon : – Attendez, Patricia… Vous voulez dire que… inversement, dans notre situation à nous, si un type quelconque tombe fou amoureux de la plus merveilleuse fille de l’Univers, et que… Elle a rougi, souri, et paru très triste, soudain. Craignant une moquerie apparemment. – j… juste n… naine, n… n’han-nicapée m… mentale… bègue n… n’anémique… mougnoule… m… malfohmée… Mais j’ai confirmé mon point de vue : – petite adorable, humble délicieuse, timide touchante, en danger d’être expulsée (comme ayant be-soin de ma protection)… Patricia, je vous… demande en mariage, je… je vous propose un mariage blanc, je suis pas capable de… Elle a cligné des yeux, ébahie. – Je veux dire : vous êtes la plus jolie fille de l’Univers, mais je… depuis une… chute, je… suis plu’ capable (si je l’ai jamais été, je sais pas)… Elle s’est signée, religieusement, et elle a joint les mains, les yeux mouillés de larmes, de bonheur pur, il semblait. – et… et moi s… si je sehais z… z’incapabe ne hende un… un homme heuheux… ? – Faux, Patricia, vous me rendez fou de bonheur… Patricia, acceptez-vous de m’épouser ? – ou… ou-i…

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BINÔME TUTELLE Je m’appelle Bertrand, j’ai 50 ans et suis assistant social. Oui, oui, on dit d’habitude « assis-tante sociale », mais je suis un homme, un vrai, et j’en suis fier, et les gonzesses nous font chier à pleurnicher que tant de métiers sont réservés aux hommes, alors qu’elles ont une chasse gardée pa-reil, les salopes. Mais bon, ouf, je suis passé à travers les mailles du filet, avec mon diplôme universi-taire de sociologie, et ça fait plus de 25 ans que j’exerce maintenant. Mais là, avec ces placements de stagiaires obligatoires, je me suis retrouvé à travailler avec une pleurnicheuse à la con, ça m’énerve ! Tiens, je vais expliquer, sur un exemple, le genre de conne-ries où nous a emmené cette « logique féminine » stupide. Entre autres responsabilités, je suis temporairement tutelle de handicapés mentaux en inser-tion sociale. Ça ne marche pas, et on les renvoie dans leur trou un an après, presque toujours (mais il faut continuer quand même à suivre ces lois à la con, de placement forcé). Mais le pire, c’est que des psychologues (-femmes !) nous ont imposé une clause idiote basée sur les progrès en Q.I. au lieu de nous laisser jauger les progrès sociaux uniquement. Et paf, ça a tout fait rater avec une naine débile à la con, qui est restée 4 années en foyer social, avec son QI passant de 26 à 60 à 92 à 117, plus que moi ! (c’est pas fiable, leur truc à la con). Alors que cette bègue petite crotte décoche pas un mot par quart d’heure en liberté, sort pas, danse pas, rien (mes enquêtes à son foyer social l’ont confirmé trois fois). Heureusement, leur usine à connerie est un peu bridée, et l’abus est limité officiellement à 4 années. Avec ma stagiaire Mathilde, j’ai donc convoqué la naine pour lui annoncer qu’elle allait re-tourner chez les débiles le mois prochain. Evidemment, cette nullarde s’est mise à chialer mais je lui ai gueulé après : – C’est ça, chiale, connasse, tu pisseras moins ! Mais l’autre pisseuse, Mathilde, commence à me faire chier, là : – Monsieur Bertrand, j’ai lu attentivement son dossier, à la naine, et… je crois qu’un accompagnement s’impose. – Me fais pas chier, connasse, t’y connais rien ! Les psys sont tous des connes ! C’est au social de gérer le truc ! – Mais Patricia a essayé de se suicider deux fois, à 15 ans et 20 ans… c’est écrit ! Me font chier, merde ! Je beugle après la naine débile : – Hé, toi, polak à la con ! Tu crois en Dieu ?! Sans relever les yeux, continuant à chialer en silence, la petite hoche le menton. – Alors ! Si tu te tues ! Ton Dieu à la con, ça lui fout les boules, tu comprends, ça ?! Et hop, il te fait griller en enfer, super-douloureux, pour les siècles des siècles ! C’est ça qu’tu veux, débile ?! Elle répond pas, bien sûr. Mais Mathilde continue à me faire chier, avec des « logiques » de bonne femme à la con : – Monsieur Bertrand, il est évident qu’une intelligence normale, un esprit sain, ne ferait pas cet acte monstrueux, de se tuer. Mais Patricia est classée schizoïde, dépressive, introvertie, elle peut « péter les plombs » un jour, « faire une connerie ». – J’m’en fous, si c’est chez les débiles, l’aura une autre tutelle. – Monsieur Bertrand, elle peut disjoncter à n’importe quel moment, dès ce soir par exemple. Là, je hurle : – Mais espèce de connasse à la con ! Ça va pas de lui filer des idées pareilles ?! Rien que pour me faire chier, elle en serait capable ! Oh non, t’es vraiment trop con ! Si è s’tue, moi j’t fous pas la moyenne, en note de stage, merde ! Rien qu’à faire des conneries ! Mais au lieu de rentrer dans le rang, de me laisser dominer, la connasse aggrave son cas : – Patricia, pourquoi vous êtes si triste de retourner là-bas ? Le foyer social, où tout le monde vous insulte, c’est vraiment mieux ? Comme pour me faire chier, la naine se met à ouvrir sa gueule, à causer, là : – j… je va p… plu’ hevoih l… le gentil m… meu-s… sieu… s… si je suis henvoyée à… à n… Nouai… Ouais, c’était à Douai qu’on la renvoyait, pas continuer à nous faire chier sur mon secteur de Lille. Mais Mathilde, au lieu de plier le dossier, avec un coup de pied au cul à la naine, insiste : – T’es amoureuse ? Et la petite hoche le menton, en devenant toute rouge. Gnan-gnan débile à la con, elles me font chier ces bonnes femmes, putains ! – D’un client de la pâtisserie où tu travailles ? Et bla-bla-bla. Moi je pousse un énorme soupir. La débile hoche le menton, pour répondre à Mathilde, en ignorant sciemment ma réprobation, salope !

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– Bon ! Ça suffit, vos conneries mélo à la con ! La débile, elle vire de mon bureau, avant de virer de Lille, putain ! On a besoin des places, en foyer social, putain ! 4 ans, c’est un abus pas possible ! Mais Mathilde, au lieu de fermer sa gueule et rentrer dans le rang, soumise, ose me tenir tête ! – Monsieur Bertrand, l’insertion, c’est pour s’insérer ! – Ah ouais, jeune imbécile ? Et son patron pâtissier, il est prêt à l’embaucher ?! En lui versant un sa-laire maintenant ?! Comme une vraie employée ?! Qui parle et qui sourit ! Non, elle est « à chier », sa place est pas dans notre monde ! – Dites pas ça, ou elle va se tuer ! – Mais putain, connasse, dis pas ça dvant elle à haute voix, t’es con ou quoi ?! Là, elle se pique de réaction choquée : – J’étais major de promo l’an passé ! – Hé, ça prouve que le niveau a vachment baissé ! Toutes des nulles, les ptites jeunes ! – Je vous prouverai le contraire, monsieur Bertrand ! – Va chier, oui ! Je vais te foutre un carton, tiens, en note de comportement, en coopération, en res-pect de l’autorité ! – Ça existe pas, comme cases ! – Ch’te saquerai dans les cases qu’y aura ! – Je requiers que ma « Spéciale étude de cas » soit consacrée à Patricia ! Et j’vais la sauver, vous allez bien voir ! Paf dans votre face ! Là, c’était tellement gros, comme faute, que je rigole, je lui casse la baraque : – Chiche ! Hé, la débile : c’était des conneries, s’que j’disais, sur l’enfer de feu et tout ça : en vrai, Dieu existe pas ! Tu peux te jter sous le train tranquille, à ce qu’y paraît ! Et la naine frissonne, de terreur, s’y voyant déjà. Non, au départ, je voulais pas qu’elle se sui-cide parce que ça donne lieu à « investigation » de notre hiérarchie à la con, mais – au fond – je m’en fous un peu : je suis déjà Hors Echelle niveau C, j’attends plu’ de promotion avant ma retraite à 55 ans ! Mathilde est très pâle, elle sent que je vais la mettre très minable. Elle chuchote à la naine : – Tu connais son nom ? à cet homme « gentil » ? son numéro de téléphone ? – t… tout k… qu’est-ce j… je peux s… c’est n’ék’ih… s… son adhesse, n… ne mahqué s… suh son chèque, n… n’y a t… t’ois ans… Là, j’éclate de rire, tellement c’est évident que Mathilde va se planter ! Avec moi qui triomphe ! Grand Seigneur, yes ! – Allez, c’est fini ces connries ! Y’a l’autre arabe bougnoul aussi qu’attend derrière, on a djà dépassé les dix minutes du cas ! Je pensais avoir gagné (et j’ai fait les papiers pour le transfert à Douai, dans dix jours), mais le surlendemain, en arrivant le matin, je trouve Mathilde toute gênée, qui m’attendait (au lieu d’arriver encore plus en retard que moi) : – Monsieur Bertrand, désolée, je vous présente mes excuses. – Bien ! Dis : « je suis la reine des petites connasses » ! – Non, je veux dire : j’ai besoin de votre aide, pour sauver la petite débile, ma « spéciale étude de cas », sinon je vais me planter, c’est sûr. Et redoubler, perdre ma bourse, merde… – OK. Je vais lui ressortir l’enfer de feu, lui dire que personne en sait rien, pour Dieu. Mais toi, doréna-vant, tu m’appelles Noble Seigneur ! – Oui, noble Seigneur, mais c’est pas ça… Le mec à la naine : il a pas déménagé, mais il a pas le téléphone, et ça répond pas quand on sonne à sa porte… – Ah-ah-ah ! Naïve petite conne ! Moi aussi, quand j’étais célibataire, je découchais presque chaque soir : pas besoin d’attirer les sales femelles dans mon territoire ! On vous baise où on veut, quand on veut ! – Comment faire, noble Seigneur ? Est-ce qu’avec une adresse, on peut trouver l’employeur, et… – Ben non, pauv’ conne ! C’est pas Big Brother, l’administration française ! – Si je laisse un mot dans la boîte aux lettres, noble Seigneur, j’ai pensé qu’il nous appellerait ja-mais… quel argument on a ? La « non assistance à personne en danger » ? Il est peut-être avocat, il sait qu’on peut en fait rien l’accuser, s’il faisait qu’acheter une tarte ou quoi, il y a trois ans… – C’était une maison huppée, genre « avocat » ? – Non, un immeuble pouilleux, dans une impasse. – On dit « Non, noble Seigneur » ! – Non, noble Seigneur… mais je… j’ai compté les portes, les fenêtres, je suis sûre qu’il y avait de la lumière, je comprends pas… – Ptite conne, avec les camelots, les prédicateurs, les gens ouvrent plu’ leur porte à n’importe qui. Tu as besoin de mon autorité !

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– Oui, je vous en supplie, noble Seigneur ! – Et tu vas me cirer les pompes, à genoux par terre ! – J’ai… pas de cirage sous la main… pardon, noble Seigneur… – S’midi, au lieu d’aller bouffer avec nous, tu vas aller acheter ça au super-machin, là, hop. Et si c’est ciré impeccable, bon, je viens avec toi, faire ouvrir cette porte. – Merci noble Seigneur. On a donc fait comme ça, et… avec la salope à genoux, à me cirer les pompes, j’ai eu la ten-tation de dire « ça suffit pas ! » en ouvrant la braguette, mais… je risquais un coup de dent malencon-treux ou quoi, j’allais pas prendre de risque, j’en suis resté à cette humiliation totale, la traitant en es-clave. Et le soir, grand Seigneur, je suis allé avec elle à cette impasse Mickey Newbury. Un quatrième étage sans ascenseur, putain, la vache ! Mathilde a sonné. Silence. Long silence. – Vous voyez, noble Seigneur : ça répond pas. Je souris : – Et alors ?! – Et alors, je… je sais pas quoi penser, noble Seigneur : c’est la troisième porte du couloir, troisième studio apparemment, et la troisième fenêtre, euh… quand on est arrivé, y avait de la lumière, je crois que… – Y faut pas croire, connasse, y faut être sûr ! – Mais comment, noble Seigneur ? – Tais-toi et écoute, le métier ! On laisse la minuterie s’éteindre, et on regarde si y’a de la lumière sous la porte ! – Mais s’il a mis une serpillière pour empêcher le froid de rentrer ? On est en hiver ! – Ta gueule ! Vas te foutre près de la minuterie, pour rallumer quand je te le dirai ! Avec mon œil d’expert, c’est pas une serpiyère qui va le sauver, ce con ! « G. Nesey » ? – Gérard Nesey, oui, noble Seigneur. Avec marqué ça sous la sonnette, il semble pas marié. – On s’en fout, me faites pas chier avec vos connries d’gonzesses ! Elle va à la minuterie et on attend, longuement. – Tu témoigneras à la chef, merde, qu’il est dix neuf heures et je suis encore au boulot ! ‘Faire rattrap-per ces heures, putain, merde. Silence. Et puis tout s’éteint. Mais je suis un peu aveuglé par l’obscurité, attends, je me dis. – Alors ? – Ta gueule, attends ! Pas de lumière sous la porte, mais… une lueur en haut de la porte, au-dessus de la serrure… – Gagné ! Il est là, ce con ! – J’rallume ? – Evidemment, connasse ! Que t’es con ! La lumière revient, et Mathilde aussi. Je re-sonne avec le bouton. Silence. Long silence. – Et s’il veut pas ouv… – Ta gueule ! Et je frappe sur le bois, très fort. Je beugle : – Gérard Nesey, ouvrez cette porte ou je la fais défoncer par la police ! Silence. Et puis… une voix, masculine, derrière la porte. – qu’est-ce que vous voulez ? – Te parler, connard ! Ouvre cette porte ! – non… – Putain, merde, c’est les affaires sociales ! On a les droits et tout, putain ! – je paye mon loyer, jamais d’impayés… – Ouvre, merde, allez, merde ! Et là, Mathilde essaye un truc à la con, de bonne femme, menteuse sirupeuse : – Monsieur Nesey, excusez-nous de vous déranger, pourriez-vous nous ouvrir s’il vous plaît ? Nous vous en serions grandement reconnaissants. – non… Je rigole et elle a l’air très con. Elle insiste : – C’est au sujet d’une petite naine, qui risque de se tuer, et… Et la clé tourne dans la serrure, la porte s’ouvre ! Je rigole : – Je le savais ! C’est moi qui lui ai foutu les ch’tons, à lui parler d’la police ! Mais le mec m’ignore, il parle à Mathilde : – une petite pâtissière, madame ? – Oui, exactement ! C’est elle, Patricia !

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– … patricia… Moi là, j’en peux plu’, de leur mélo à la con. Je grommelle : – Allez, moi j’me barre ! J’ai réussi à ouvrir cette porte, je suis très fort. Mais ‘déjà passé quatre heures et plus, ou quoi, à me faire chier passées les heures ! Je me barre, de cet immeuble de merde, laissant les deux cons discuter sur la porte. Enfin, finalement, la petite naine s’est pas suicidée, elle est pas non plu’ retournée à Douai : elle est allée vivre chez ce connard de Nesey – comme esclave : Mathilde l’avait prévenu, lui, qu’elle était malfor-mée, la naine : imbaisable. Enfin, Mathilde est retournée plusieurs fois là-bas, en inspection-interview, et elle a écrit son étude spéciale sur ce sujet-là, très très con, moi je dis. Elle a eu 19/20, mais moi j’ai mis 01/20, note éliminatoire ! Et ça a réussi à lui faire planter son année, elle a redoublé, yes ! Grande victoire pour moi ! Elle a dû en parler autour d’elle, parce que l’année d’après, la stagiaire était toute peureuse, respectueuse. Je sais comment dominer les femelles, moi, je suis très fort. Pas comme l’autre Nesey, le « gentil » pas viril, qui m’a envoyé une invitation à leur mariage, l’année d’après, avec Patricia. J’ai foutu ça à la poubelle direct ! D’un shoot de trois mètres. Je suis très fort, moi, au basket !

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COMPTE-RENDU EXTÉRIEUR Messieurs les jurés, mesdames les jurées, voici le compte-rendu des deux preuves à charge enregistrées. Obtenues par caméra de surveillance sans micro, elles ont été transcrites en lisant sur les lèvres par un expert assermenté. Le texte est rendu brut, les termes « (Lui :) » et « (Elle :) » (ou « Gérard Nesey : » et « Patricia Niezewska : ») ayant été remplacés par des débuts de phrase avec et sans majuscule, en signe de (regrettable ou coupable) domination masculine. (Lille, Parc des Oiseaux, Jeudi 26 Décembre 2013) – ‘Jour manemoiselle, désolé je suis en retard… – n… non, z… z’en avance, s… si j… gentil… p… pahdon… – Je veux dire : si j’avais su que vous viendriez tellement en avance, je serais venu à la même heure. Pas vous faire attendre… – m… mèhci, m… mèhci, mèhci… (7 secondes de silence) – Vous vouliez me parler en dehors du magasin, manemoiselle ? – p… pahdon… p… pahdon… (6 secondes de silence) – C’est difficile à dire, ce que vous vouliez me dire ? – ou… ou-i, s… s… si n… nifficih… – Je crois que je sais de quoi il s’agit. Vous préférez que je le dise ? – v… vous savoih… ? – Oui, bien sûr, je le sais, pardon. – p… pahdon, pahdon… (3 secondes de silence) – Donc… le problème, c’est que… au magasin, en tant qu’employée, vous devez recevoir tout le monde, sans droit de dire aux gêneurs de ne plu’ venir… – n… non… – Mh ? Non, c’est pas ça ? Ou non, vous n’avez pas le droit au magasin ? – p… pahdon… – Mh ? Pardon de devoir me dire ça ? Ou pardon de m’avoir interrompu ? – p… pahdon, ou… ou-i… – Euh… (Silence de 3 secondes) – Enfin, il faut… je crois, que je le dise, de toute façon… que je m’explique, en tout cas. Regardez cette photo, que j’ai apportée… Détail agrandi de notre photo de classe, elle avait quinze ans… on avait quinze ans. – oh… oh… – Oui, la ressemblance avec vous est stupéfiante… – n…. naine…. n… n… n’aussi… ? – Euh, pas tout à fait. Un peu plus grande que vous, mais elle était la plus petite du lycée, pardon. Mais le même visage, très exactement. – p… pahdon, p… pahdon… – C’est pas votre faute. – m… mèhci, s… si j… gentil… – Oui, enfin… elle a été l’amour de ma vie, de toute ma vie… avant de vous rencontrer. Et elle m’a jeté, repoussé, fait la gueule, j’en suis mort, deux fois. A quinze ans et juste après ses vingt-cinq ans… à vingt quatre ans et demi, moi… – oh… oh… – Oui, je sais que vous avez cette croix catholique autour du cou, que votre Dieu condamne le sui-cide… – j… je n’a ou… ouvèh… m… mes veines, a… avec n… ne couteau, d… deux fois… – Oh, mon dieu… – k… que z… ze k’oyais… l… le monde entier n… n’y me déteste… a… avant v… vous hencont’er… n… n’y a t… t’ois ans et nemi… – Vrai ? Vous avez pas des milliers d’amants ? comme Lucie a… (Deux secondes de silence) – p… pèhsonne, n… n’y voudhait n… ne moi, p… pèhsonne…

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– Manemoiselle, acceptez-vous de m’épouser ? … Manemoiselle ! Oh ! Merde ! Evanouie ? Vous m’entendez ?! Au secours ! Au secours, quelqu’un ! … Vous avez un téléphone ?! Appelez une ambu-lance ! (Lille, Hôpital Est, Vendredi 27 Décembre 2013, chambre 122) – Bonjour manemoiselle, vous m’entendez ? (Huit secondes de silence) – Bonjour manemoiselle, ça va ? Vous me reconnaissez ? – s… si j… gentil n… ne viende… – C’est normal… pardon. Comment vous sentez-vous ? – p… pahdon… pahdon… – Mh ? – j… je n’a p… piqûh… dans les b’a… p… pas lavée… j… je sale polak… p… pahdon, pahdon… – C’est pas votre faute. Ma petite Polonaise adorée (Lucie était Polonaise aussi). – v… vous p… pas z’en colèh… ? – En colère après vous ? Pas possible… vous êtes la plus gentille personne de l’Univers… (Quatre secondes de silence) – m… mèhci, p… pahdon… (Huit secondes de silence) – J’ai appris, ici à l’hôpital, que vous vous appelez Patricia. – ou-i, p… pahdon… – Vous préférez que je vous appelle « Manemoiselle Niezewska » ? (Deux secondes de silence) – Respirez, doucement. Ça va aller… – j… je s… sale polak, p… pahdon… n… ne han-nicapée m… mentale… n… n’anémique… n… naine… – Adorable, oui, ma petite chérie. – oh… oh… m… mais si j… je sehais z… z’amouheuse ne vous, n… nepuis l… le p’emier jouh… en… en sek’et… p… pahdon pahdon… – Ça se terminerait par un mariage, ma petite chérie, Patricia… Je vous aime aussi… Qu’est-ce que ?! C’est quoi cette sonnerie ?! Patricia ça va ?! Vous m’entendez ?! Au secours ! Au secours ! A l’aide !!! Quelqu’un ! Au vu de ces éléments, mesdames et messieurs, le procureur de la République requiert une peine de prison à vie pour Gérard Nesey (pour abus de faiblesse ayant entraîné la mort), avec provi-sion pour peine capitale par guillotine si celle-ci était rétablie. Merci (la grande et noble république vous dit Merci).

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MAQUILLAGE CRIMINEL Gérard avait pensé deviner la fin de leur histoire, à sa petite pâtissière chérie et lui : un jour elle disparaîtrait, et sa remplaçante dirait qu’elle s’est mariée à un milliardaire, ne reviendrait jamais. Lui, il quitterait ce monde, alors. Mais ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Le jeudi 2 janvier de cette année, alors qu’il pensait risquer deux mots courageusement (pour demander « qu’est-ce qu’il faut vous souhaiter manemoiselle ? »), il a subi une douche froide : sa petite naine chérie, au lieu d’être toute timide gentille, à son habitude, était très maquillée, les cheveux rassemblés en chignon prétentieux, presque laide... Il a baissé les yeux, incrédule, le cœur en petits morceaux. Et quand il a relevé les yeux, rien n’avait changé : il ne rêvait pas (enfin : pas plus que d’habitude). La jeune fille le regardait fixement, comme perdue, et il a exprimé son sentiment, en fronçant les sourcils – pour la toute première fois (en trois ans et demi) envers elle, plutôt qu’envers les clients méchants qui l’insultaient… Amoureux, il pardonnait tout, tout, mais il désapprouvait franchement ce changement de style. Mais contre toute attente, au lieu de hausser les épaules et affirmer sa nouvelle personnalité (heureuse ?), elle a baissé les yeux à son tour, comme toute larmoyante attristée. Et, oh… deux larmes ont coulé, de ses yeux, entraînant cette peinture vilaine, pardon. – m… mais m… meu-s… sieu, j… je n’a f… fait ça p… pouh vous… ?? – Pour nous les clients ? Ben, il y a des clients qui aiment pas du tout ça, comme moi. Pardon. – j… je k… comp’ends pas… v… vous pouhez n… ne m… me z’èspliter… ? ?? – Euh oui, euh… C’est un peu long à expliquer, pardon… Ça serait possible en dehors de vos heures de travail ? Euh, à l’instant où il l’a dit, il l’a regretté : ça ressemblait à un guet-apens, un alibi pour avoir le tout premier rendez-vous avec sa petite chérie. Allait-elle froncer les sourcils à son tour, pour la pre-mière fois aussi ? (Mais il avait le cœur pur : ce n’était nullement dans l’idée de la séduire, mais plutôt de faire ses adieux, puisqu’elle semblait avoir soudain changé de vie, ayant peut-être rencontré le milliardaire en question.) – k… quand v… vous voulez, ou… ou-i… ?? – Euh, peut-être pas ce soir, avec ce… maquillage… euh, non, pardon, je dis n’importe quoi – si c’est votre nouvelle façon d’être… – z… ze l… le hemett’a p… p’u jamais, j… jamais, ze le zuhe… « Je le jure » ? Il n’y comprenait rien, rien… – m… moi z… z’aussi, s… c’est l… long n… n’à z’èspliter, p… pahdon… Et c’est comme ça qu’ils se sont donné rendez-vous pour le lendemain matin, samedi, sur un banc de la rue Saint-Jean. Incapable de dormir, il est arrivé deux heures en avance (ils avaient dit « dix heures » mais il a pris le premier bus, de 7h08 dans sa banlieue, puis la correspondance au centre-ville). Elle, merveil-leusement gentille, ne s’est pas faite attendre, trop, venant plus d’une demi-heure en avance… Et sans maquillage, sans tenue afriolante, non : toute en vêtements gris, ras-du-cou, adorable de pudeur timide (comme il l’imaginait, avant-hier)… Et avec les cheveux libres, toute jolie, oui. Il s’est levé du banc, pour l’accueillir. – ‘Jour manemoiselle… – j… jouh, m… meu-s… sieu… Silence. Elle semblait inquiète, pas effrayée mais craignant quelque chose, c’était difficile à cerner. – On s’assoit ici ? Ou vous préférez qu’on prenne un verre dans un café ? Elle a baissé les yeux, et rougi, sans qu’il comprenne pourquoi. Silence. – Peut-être on peut s’assoir ici, simplement, si vous avez pas froid. Elle a fait Oui, faiblement, et ils se sont assis (enfin : il s’est assis et la petite naine s’est his-sée sur le banc, pardon). Hum. – Oui, manemoiselle, je… vous remercie, infiniment, d’être venue ce matin sans maquillage, mais… je veux pas vous interdire, ou condamner, c’est… un problème personnel, pour moi, pardon… libre à vous de faire ce qui vous chante… Elle a cligné des yeux. – z… ze sais p… pas ch… chander… ?

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– Oui, euh… Pardon, non, euh, je voulais dire… Mais peu importe. – z… ze p… pas n’intennigente, p… pahdon… pahdon… Il a avalé sa salive. – Oui, justement, euh… comment vous dire ça ? Vous étiez toute humble, toute timide, toute petite, c’est ce qui faisait votre charme, infini… Elle a baissé les yeux, et rougi très fort. – Mais vous avez bien sûr le droit de… d’être femme, et plu’ jeune fille timorée… Elle a cligné des yeux, il a expliqué : – « timide peureuse », ça veut dire, pardon. Elle a rougi encore. – p… pahdon… pahdon… Silence. – è… èsplitez-moi, s… s’y vous plait… ? – Euh, vous expliquer quoi, exactement ? – t… tout… Il a souri, pardon. – Oui, euh… J’aurais peut-être du commencer par là, euh… Enfin, il y a deux voies, d’explication, possible : le maquillage en général, et le vôtre en particulier. – l… les deux, s… c’est p… pas possibe… ? – Si, si bien sûr… Elle a avalé sa salive et relevé les yeux, toute attentive gentille… Euh. – Le maquillage, c’est fait pour quoi ? – p… pouh êteu b… belle… è… essayer, un… un petit peu… Il a souri. Hésité à dire… Oh, et puis allez : – Mais vous êtes la plus jolie fille du monde, vous avez pas besoin de maquillage… Elle a rougi, très fort, et fait non, de la tête. – Manemoiselle, je… vous jure que je le pense, sincèrement… Enfin, je… Elle a fait Oui, comme confortée dans l’idée qu’il y avait une réserve. – Je veux dire : je… suis peut-être pas « objectif », je… suis « traumatisé », ou quoi, par… votre so-sie, Lucie elle s’appelait… Il a sorti son portefeuilles de la poche de son manteau, ouvert les pages de cartes pour mon-trer la photo, agrandie de leur photo de classe. – è… elle v… vous a j… jamais n… nonné n… ne photo p… pèhsonnelle, n… ne elle t… toute seule… ? – Non, elle a toujours refusé, hélas… Comme vous refuseriez sans doute si je vous demandais votre photo à vous… Elle a rougi, à nouveau. – v… vous v… voulez… n… ne f… photo n… ne moi… ? – Ça serait mon plus grand bonheur de l’Univers… Rouge, cramoisie, la pauvre… – j… je vous d… donneha… n… n’un jouh… « Je vous la donnera, un jour » ?? – Merveilleux, mer-vei-lleux… Rouge, pauvre chérie… – p… pas m… maquillée… ? p… pas b… belle… ? – Si, immensément belle, au contraire, pas maquillée. C’est pas les hommes qui veulent ce maquil-lage, c’est les femmes qui décident toutes seules de se mettre ça… pour se trouver belles elles-mêmes. Comme les talons hauts et les bijoux – les hommes aiment pas trop les femmes comme ça… Elle a cligné des yeux, surprise et… en même temps confortée, ou quelque chose. – ou… ou-i, s… c’est les dames k… que ne dih… n’au foyer s… social… n’et ma tutelle… Il l’a laissée parler, prodigieusement intéressé sur ces détails de sa vie à elle, inconnue. Mais elle n’a rien dit de plus. – Enfin, même si… les hommes trouvent pas ça beau, ça… exprime, en un sens, un désir de plaire, de séduire… Elle a rougi très fort, encore. – Et c’est ce que… euh… ce qui me rendait… « jaloux », ou… non… Attendez, il faut que j’explique. Elle a cligné des yeux à nouveau, attentive, toute ouïe. – J’étais premier de la classe, on avait quinze ans, et Lucie, toute timide petite, était la dernière de la classe, insultée par les profs, par les autres camarades… Je… voulais la protéger, la réconforter…

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Elle a souri, rougi encore. Sans qu’il comprenne bien pourquoi. Peut-être allait-elle dire « men-teur, les jeunes garçons ne pensent qu’à coucher ». Et il répondrait « Non, c’était un amour pur, inno-cent, je suis peut-être impuissant, pardon ». Silence. – Mais elle a cessé de me sourire, elle m’a fait la gueule… Sa petite pâtissière a cligné les yeux, surprise. Euh… – Enfin : je lui ai proposé mon aide, scolaire, amicale, pour éviter le redoublement, mais elle a refusé et j’ai compris que c’était pas important, pour elle. Je l’ai invitée au cinéma, et je l’ai raccompagnée jusque chez elle… Mais elle a refusé ma deuxième invitation, elle m’a fait la gueule, après ça… La petite jeune fille a soupiré. – p… pahdon… pahdon… – C’est pas votre faute. Si ? Vous auriez fait pareil qu’elle ? – n-non, z… ze… Et elle a rougi très fort. Silence. – Je continue ? Oui. – Donc, l’été qui a suivi (elle redoublait, et moi non, on se verrait peut-être plu’ jamais), j’ai sauté de la falaise, en Bretagne… – oh… oh… p… pahdon, pahdon… – C’est pas votre faute, manemoiselle, et je… je vais pas faire pareil avec vous, quand… hum. Elle le regardait droit dans les yeux, le regard humide, compatissante, merveilleuse… Presque l’exact contraire de Lucie… – Enfin, je me suis réveillé à l’hôpital (enfin : dans ce monde-ci, je sais pas si on est au purgatoire post mortem, ou… bref…). Euh, aller au but : – Un ancien prof est venu me voir, me dire que j’avais pas le droit POUR ELLE de me tuer, pas le droit de la culpabiliser comme ça, et alors… je suis devenu légume. J’ai arrêté les études, pris un métier de balayeur, de rien du tout. Sous cachets psychiatriques, pour pas que je re-saute… Elle avait les larmes aux yeux. – Chez moi, je refusais la télé et le téléphone, je me mettais un oreiller sur la tête et je rêvais, j’écrivais des histoires, de jeunes comme elle et moi, deux silencieux au bord du gouffre, avec le garçon qui se tue, presque chaque fois… – é… et elle… p… pas n… ne viende… ? – Non, elle a refusé de me revoir. Mais… quand elle a eu vingt-cinq ans, six mois avant moi… je… l’ai cherchée dans l’annuaire, et… La petite naine gentille était en haleine, presque, attendant le dénouement. – Et elle y était, sous son nom de jeune fille, et… elle a confirmé que… qu’elle refusait de me revoir. Elle m’a dit qu’il y avait plein d’hommes dans sa vie, dans son lit, et… j’ai… demandé, demandé si elle se maquillait. Elle a répondu Oui… – p… pahdon… pahdon… – Comprenez, manemoiselle, mon point de vue : Lucie essayait de plaire, pluss encore qu’au naturel. Au lieu de séduire mille hommes, elle voulait en séduire un million, et faire la gueule à 99,9%, avec 1% qui se tue de désespoir. Vous trouvez pas que c’est un acte de violence ? féroce… – p… pahdon, p… pahdon… – On dit que la violence est masculine, virile (que les non-violents comme moi sont des femmelettes), mais… moi je crois qu’il y a aussi une violence, une cruauté, féminines… – p… pahdon… – Lucie m’a pas laissé me re-tuer, en un sens : elle a exigé que j’aille voir un psychiatre (qui me ferait enfermer chez les fous)… – oh… oh… – Et que, puisque je me prétendais amoureux d’elle, je devais faire ce qu’elle disait, obéir… – o.. obéïh… ? – Oui, la petite souffreteuse que j’avais connue (et adorée) avait complètement changé : devenue dominante, écraseuse, diplômée de l’Université prétentieuse (j’ai moi invalidé les dogmes universi-taires, par la logique pure)… – et v… vous n… n’allez ch… chez les f… fous… ? – Non, je… là, je me suis inscrit à un club de parachutisme. Et je pensais, en tombant de deux kilo-mètres de haut, « avoir un accident », ça arrive… Mais, en étant convoqué – à l’autre bout de la ville – par la Sécu psychiatrique… je me suis arrêté, en guise de repas, acheter un gâteau… Elle a rougi très fort. – Oui, et je suis retombé amoureux, pardon, de sa petite sosie, encore plus timide, plus adorable…

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Cramoisie… – Bien sûr, j’ai pas dit mes sentiments, cette fois, je vous ai pas invitée au cinéma, vous m’auriez fait la gueule, vous m’auriez interdit de revenir… – n… non… ??? – Non ? Enfin c’était pour moi une certitude universelle, plus que « 2 et 2 font 4 ». Et les années ont passé, merveilleuses, grâce à votre sourire fidèle, et timide et doux… Rouge, la pauvre… – Jusqu’à hier soir. Avec ce maquillage… qui semblait vous transformer en « Lucie de maintenant », séductrice et tueuse de mâles par centaines… Pardon. Elle a avalé sa salive. Soupiré. Silence. Long silence. – z… ze k… comp’ends, m… maindenant… Oui. Et elle cherchait les mots, pour expliquer son côté à elle, visiblement. Il lui a laissé plu-sieurs minutes, à sa vitesse lente gentille, pardon. – z… ze n’a v… vingt-six ans… et… autun homme nans ma vie… te na sonitude… – Oh… C’est… pas possible… – z… ze n… n’han-nitapée m… mentale, b… bègue, n… naine… m… mougnoule polak… – Immensément adorable, oui : tous les hommes rêvent de vous protéger, vous réconforter… Elle a rougi, très fort. Silence. – un… un seul m… meu-s… sieu, n… n’au monde, ne me faih nes souhih… v… vous… ??? Incroyable ! – Non, mais… les « méchants » clients, qui vous insultent, c’est… pas « vrai » : ils sont juste dégoûtés de pas être assez bien pour vous… Elle a souri, faiblement. – n… non, j… je t’è laide snupide… v… vous n’aveugue n’à tause m… maname l… Lucie… – Mais je… je suis sûr, sûr et certain que… que vous êtes… pas seulement la plus jolie du monde, ex aequo, mais la plus gentille, un milliard de milliards de fois plus gentille que Lucie, en vrai… Elle a rougi. – et… et m… ma tutelle n… ne dih… s… si ze êt’ z’amouheuse, ze dois n’aller voih n’esthéticienne, o… obligatoih… ne matillée… Hein ? – Vous êtes amoureuse d’un homme ? Je suis sûr qu’il vous aime aussi, peut-être en secret, pardon… Euh, non ? Elle a rougi très fort encore. – v… vous savez k… que vous êt’eu l… le pluss beau du monde… ? – Moi ?? Sûrement pas ! Je suis pas musclé, rien ! – k… comme moi, p… pas matillée… pahdon… – Hein ? Vous voulez dire : je devrais m’inscrire à un club de musculation, essayer… ? Elle a fait non, du menton, mystérieuse gentille. Silence. – Alors, euh… Manemoiselle, je… peux vous inviter au cinéma… ? Et elle a fait Oui… – m… même s… si n’a z… z’act’ices t’è belles… ? vous p… pas changer n… n’avis… ? – Elles sont toutes très maquillées, hideuses, je trouve… Je préfère un milliard de fois ma petite pâtis-sière timide… « copine à moi »… Et, rougissante, elle a approuvé du menton : – j… jamais t… toute ma vie, je hetouhneha matiller… (Jamais de toute ma vie, je retournera maquiller).

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BOOSTER LA CREVURE N’empêche. J’ai fait qu’un an de fac, de psycho, mais je suis autrement plus futée que les psys officielles de la Sécu, toutes des incapables pantouflardes. Là, cette année, bon – avec mon mec qui m’a plaquée, mes parents criblés de dettes, je me suis retrouvée en foyer social, sous le « con-trôle » des assistantes sociales et leurs psys à la noix. Bonjour les dégâts. A pas nous trouver un seul boulot ni rien, y a des femmes qui faisaient des crises de nerfs tous les jours. Et puis y a eu le cas de la naine, ah oui, là y faut que je raconte en détail, pour montrer le truc. La Naine, c’était une « vieille », logeant là depuis presque 4 ans, et elle allait virer, retourner chez les débiles, et elle pleurait, pleurait (mais en silence, super-nulle : introvertie, totale… les psys ont rien réussi à nous la changer, toutes des connasses). Bon, et La Naine, je l’avais connue un peu, avant que lui soit faite son annonce de renvoi : pas chialeuse mais nulle pareille, toute silencieuse, à pas sortir, pas d’effort de fringue ni maquillage, rien. La nullarde complète. Et toute triste rêveuse, à chier comme gonzesse (et elle avait bien sûr pas une seule amie, et aucun mec en dehors, bien sûr). Il y avait que la nuit de vendredi à samedi qu’elle « vivait », chaque semaine. Oh, « vivre » est un bien grand mot, pour cette petite crotte, cette crevure : elle n’allait pas danser ni rien, mais elle écrivait, dans son journal intime, toute la nuit – et le reste de la semaine, elle causait pas, elle regardait pas la télé, elle relisait son journal à elle... Comme si le reste du monde existait pas ! N’importe quoi. (Enfin, le vendredi après-midi, c’était sa période d’insertion, professionnelle, elle travaillait comme vendeuse dans une pâtisserie). Enfin, « vendeuse », non, pas à sourire aux gens et faire la conversation, elle était totalement incapable, mais peut-être à faire les paquets et rendre la monnaie. Comme une ma-chine, sub-débile. Bon, rendre la monnaie, moi j’y arrive pas, je me suis faite virer comme ça, par des connards à la con, mais les clients ont qu’à avoir l’appoint, moi je dis, merde ! Là, avec Noël, on a toutes chanté et fait la fête, sauf la crevure qui restait dans la chambre, un oreiller sur la tête, à chialer… bonjour l’anormale ! Enfin, y’en a une qu’a dit qu’on devrait aller la cher-cher, la forcer à se soûler la gueule comme nous, mais MiJo a dit que non, c’était normal, elle allait virer en janvier, retourner chez les handicapés mentaux, à sa place, putain. Libérer une place pour une vraie insérable, merde quoi. OK, on l’a laissée chialer, on s’est éclatées à danser comme des folles, génial. Surtout Born to be alive, de Shlomo Levy ou quoi, super ! En boucle sept fois ! Bon, mais elle devait virer le Lundi 6 Janvier, par un taxi municipal ou quoi, et le Jeudi 2 au soir, la voilà-t-y pas qui met son manteau, et qui s’apprête à sortir dehors, en emmenant son journal intime ! Moi j’dis à l’autre fatma : – Eh, qu’est-ce elle nous fout, La Naine, à vouloir sortir ! Elle ! L’arabe m’a envoyée chier : – On s’en fout, d’cette crevure, à la con ! J’insiste : – Mais è sort que le vendredi midi, pour son boulot, ou l’matin pour convoc’ Sécu, à st’heure-ci tu penses bien qu’è bossent pas, les enculées ! – S’faire foutre ! Allah nous en garde ! Moi je vais me foutre devant la porte, une seconde avant que La Naine sorte : – Stop ! Tu vas où comme ça ?! – z… ze s… sais pas… Oui, je précise : elle est bègue, en plus ! Et bougnoule polak (mais sans alcool), à mal pro-noncer et tout : une merde ambulante, c’est, cette gonze. Mais je la sentais prête à faire une énorme connerie, putain. – Comment tu sais pas ? Tu vas où là ? Elle voudrait passer, sans répondre, mais je bloque le passage (je suis pas « grosse » mais y’a pas la place). – a… à l… la dah… n… nes t’ains… – A la gare des trains ?? Faire quoi ? S’foutre sous un train ?? Ou aller chez ses parents ou quoi ? Elle se ferait virer, merde les psys ont pas pu bétonner le truc pour que ça se passe bien ? – Pourquoi tu fais pas une valise ? Elle fait non, de la tête. – Et si j’t’interdis d’emmener ton cahier à la con ! Elle pleure, ça y est. En silence, comme une conne. Alors moi, je lui arrache son cahier débile, et je le fous loin au-dessus de ma tête, inaccessible pour elle, qui plafonne à peut-être un mètre vingt ! – Ah-ah-ah ! Tu l’as dans l’cul ! Ch’te l’rendrai pas ! Et cette conne, toute en larmes, me supplie : – s… s’y vous plaît, n… ne pouha n… ne faih… entéher n… n’avec moi…

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Quoi ?! Je croyais comprendre « SVP, vous pourra le faire enterrer avec moi ? ». Je beugle : – Ohé les filles, merde ! Y’a La Naine qui va s’foutre sous un train ! Mais aucun écho, que des « on s’en fout ! », « bon débarras ! », « l’aille se faire foute »… Moi j’argumente : – Non mais… même si on s’en fout, de elle, avec le sang et tout à nettoyer, ça va faire du retard dans les trains, tout un bordel pour les gens, merde ! La fatma m’envoie chier : – Les gens y-z’en ont rien à foutre, qu’on est dans la merde, nous ! Alors qu’y soient un peu dans la merde, à leur tour, moi je vote pour ! J’ai pas le droit de vote, mais j’vous emmerde ! J’allais la traiter de sale arabe anti-blanches, mais j’étais en minorité (si on compte l’Europe de l’Est dans l’Arabie bougnoule), il fallait que je fasse gaffe. Je me suis tournée vers la naine. – Stop, toi, La Naine, sale polak. Pour avoir le droit de sortir, faut qu’tu m’èspliques ! – p… pas i-ci… Cette nullarde et ses secrets à la con… On est allées dans le réfectoire, vide à cette heure-là. Je gardais son précieux cahier, qu’elle suivait comme si c’était toute sa vie… Ça me rappelait une bande dessinée de quand j’étais petite : des filles Indiennes (d’Amérique) qui étaient esclaves de cow-boys parce qu’ils détenaient leurs colliers (de griffes d’ours ou une autre connerie), incarnant toute leur vie ! leur « âme » ! Je m’assois à la table, elle reste debout (mais plus basse que moi, on s’en fout : je pose la main fermement sur le cahier, elle l’aura pas !). – Pourquoi tu veux te tuer ? C’est l’enfer vert, chez les débiles ?! Elle répond pas. – Ici, tout le monde te chie à la gueule, c’est le Paradis quand même, à côté ? Non. – Alors c’est quoi, le problème ?! Elle ne répondait pas. Alors moi je sors une clope, je l’allume, je lui souffle la fumée au nez, et elle tousse, cette conne. – Tu vas parler ou ch’t’étouffe de fumée ? Elle a avalé sa salive. – s… ça f… fait m… moins m… mal k… que le t’ain… ? – Non, c’est pire : tu craches tes boyaux pendant des heures, vachement douloureux ! Elle a toussé encore, mais rien dit. – T’es amoureuse ? Elle a rougi, très fort, sans hausser les épaules et dire Non. C’était ça ! – Tu protèges ton mec ?! T’as peur qu’il aille en taule si tu crèves ? Elle a sursauté, comme choquée par cette idée, qu’elle n’avait pas eue (conne comme elle est). J’insiste : – Ben ouais, la police y front une enquête, si tu t’jettes sous le train (c’est super-interdit, ça !). Ta tu-telle va avoir un blâme ! Elle s’en fichait totalement… – Et ton mec va aller en prison, pour non-assistance à personne en danger ! – n-non… z… ze vous en suppie… – Ben si : c’est 15 ans de prison, je crois, l’tarif ! – n… non, p… pèhsonne n… n’au monde, n… n’y sait j… je l’aime… – Même pas lui ??? Non, même pas lui !!! Connasse de timide à la con, maladive ! – On s’en fout : c’est écrit dans ce cahier ! Y va aller en taule ! – z… ze va n… n’emmener k… cahier n… n’au Ciel… – Mais que t’es con, ça marche pas comme ça ! Elle s’est repliée un peu plus, pour ne pas m’entendre dire (comme avec les fatmas) que Dieu existe pas, que c’est juste une légende pour les débiles… Elle, la naine, précisément, elle était débile, « officiellement », et ça lui « donnait droit » de croire en Dieu. Vache, j’étais coincée. – ‘Toute façon, ce cahier je te le rendrai pas ! Elle a souri, faiblement. « Vous allez vous endormir… » semblait dire cette petite sa-lope, « … alors je le reprendrai ». – Je vais chercher la concierge, lui dire de foutre ça au coffre, avec dix milliards de numéros, tu trou-veras jamais ! Et paf dans ta ptite gueule ! Elle pleurait, là, encore. Comme brisée, réduite en poussière. Mais moi, je suis pas seulement plus forte physiquement que cette larve, je suis aussi plus futée que les psys à la con :

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– Attends, attends ! Explique-moi qui il est, ce mec, ce qu’il y a entre vous, tout ça. Y a peut-être moyen qu’il échappe à la prison ! Ça, ça semblait l’intéresser : une possibilité pour elle de se tuer sans que son mec aille en taule. – y… y n’est n… ne pluss j… gentil m… meu-s… sieu n… ne l’Univèh… – On s’en fout ! – n… ne pluss b… beau n… ne l’Univèh, au-s… si… – Ça, ça me dit que t’es amoureuse, mais ça m’en dit pas plus ! – n… n’y m… m’appelle m… ma-n’… n… nemoiz… zelle… – Il est bègue aussi ? Non. J’y comprenais rien. – Ouais, y’a que nous qui t’applons La Naine, ou La Débile ?! – n… non, m… ma tutelle, n… nes k’ients… – Les clients du magasin aussi ? Oui. – s… sauf u… uhi… Sauf lui ?? – Et c’est ça, pour toi, être le plus gentil du monde ??? – y… y n’a heviende s… cent quahante un f… fois… – On dit « cent quaRRRante ET UNE fois », putain, tu m’énerves, essaye de parler comme y faut ! Mais je réalise, putain : 141 semaines, à 52 semaines par an, presque trois ans ! – Vous êtes amis alors ! Et elle rougit, toute, cette conne… – Il en dit quoi, que tu rtournes enfermée chez les débiles, lui ? – j… je pas l… le dih… – Ben faut lui dire, lui expliquer, lui dmander s’que vous allez devnir, vous, « amis » de rien du tout, ah-ah-ah ! Elle ne riait pas. Elle a fait Non. Silence. – Non quoi ?! Il est marié ? Il a une bague ? Elle fait non, faiblement. – m… mais k… que t… toutes n… nes celles k… que savent n… n’y n’éziste… n’elles sont f… folles z’amouheuses ne hui… p… pas le dhoit l… le néhanger… – Arrête tes conneries ! J’y crois pas ! On est dmain vendredi ! Tu vas lui en parler ! – m… mais j… je t’availle plu’ n… ne pâtissehie… – Il le sait ? Non. – n… n’il a nit… « ça va manemoiselle ? on peut faih quèqueu chose pouh vous ? »… Sans bégayer, l’exploit, la phrase la plus importante de sa vie ! – Pasque tu chialais ? Tu lui chialais devant ? – p… pahdon, p… pahdon… – Et t’as répondu quoi ?! – m… « m… mèhci, n… non, p… pahdon… » – Que t’es con ! Oui, elle l’admettait. – Bon, alors voilà s’que tu vas faire : demain, tu vas l’attendre devant la pâtisserie, il passe toujours à la même heure ? – a… à peu p…è… n… ne z’autobus… – Hein ? Elle n’a pas expliqué. Mais s’il venait en autobus, sans avoir de bagnole, c’était pas un prince charmant, non, pas du tout, ah-ah-ah ! Cette conne oubliait de décoder les éléments. – Il achète toujours les mêmes gâteaux ? Oui. – n… n’un f… fan v… vanih… – Un flan vanille ? C’est nul ! Cent quarante et une fois ? Oui. Elle n’y voyait aucun problème. Pas de gosse et pas de copine, a priori, ça voulait dire. Un mec nul. Mais idéal pour elle, nullarde pareille ! – Hop, avec les sous qu’y te reste de ta pension ou quoi, t’achètes un flan vanille, et tu lui offres, avant qu’il entre dans l’magasin ! Elle a rougi très fort, pauvre conne. – n… non, p… pas l… le néhanger…

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– T’as pas l’choix : sinon, c’est moi qui vais l’attendre, avec la police ! Catastrophée. – v… vous n… n’allez p… pas ne heconnaîte… – Ben si, paf : tu l’as avoué : c’est le pluss beau du monde ! Facile à rconnaître ! Et cette conne s’est sentie piégée, trahie par elle-même, sans réaliser qu’elle était aveugle débile, que j’avais aucune chance de reconnaître son mec ! Ah-ah-ah ! Mais un match psy avec une débile, il faut (et suffit) de profiter de sa débilité, moi je dis ! (Mais pas une place m’est donnée pour devenir psy fonctionnaire – toutes des enfoirées, les fonctionnaires sociales à la con). Bref, j’ai conclu : – Demain, je vais avec toi, on va lui filer son petit gâteau pourri, à ce connard ! – n… non, s… si j… gentil, n… n’à n’infini… – Ben voilà : le mec, y srait vachment déçu qu’tu partes sans même lui dire au rvoir, sans lui avoir offert un gâteau, au moins, en rmerciement ! Là, j’avais gagné : elle hésitait, aimait l’idée. – Ch’te rends pas ton cahier ! Et je l’fous sous mon oreiller, tu l’auras pas ! Obligée d’venir le remer-cier dmain, ton chéri ! Toute rouge perdue, elle a fait Oui : j’avais gagné ! Et sauvé une vie, merde, moi je dis : on devrait me donner une médaille ! Bon, une vie de débile, ça compte pas pour entière, OK, mais au moins une demi-médaille et un job à la clé ! A remplacer les pantouflardes je m’en foutistes à la con ! Des bureaux ! Le lendemain, aussi, la séance d’enfer : l’habillage ! Moi, au cas où ça soit un vrai beau mec, son mec à La Naine, je m’habille super sexy (malgré le froid dehors putain) : décolleté, minijupe rouge vif, bas noirs, super-talons-hauts, triple-maquillage, bijoux ! Je suis sûre de la mettre minable à côté (même s’il y a pas de match, avec une naine débile introvertie, ah-ah-ah !). Mais je croyais qu’elle allait au moins essayer de m’imiter, aller achter des fringues ou quoi, mais non ! Elle s’habille comme d’habitude, toute en gris terne, nul, ras du coup, avec une jupe mi-longue et des collants chair, archi-nulle ! Pour le rendez-vous de sa vie ! Elle est vraiment trop con ! Moi je dis : je la fous dans les pattes du mec, et il s’en démerde, à la sauver de dessous le train, moi elle m’énerve trop, et je vais pas y passer ma vie ! Enfin : sauf si le mec est super-beau et friqué, dans ce cas-là, il est pour moi et on oublie La Naine, merde. A dix-sept heures, on sort, pour aller à sa pâtisserie de merde, à côté du foyer. (Le mec arrive entre dix-huit heures dix et dix-huit heures trente, chaque vendredi, rien que le vendredi, elle a dit). Bizarre mais bref, on s’en fout. On rentre acheter un flan vanille. La débile pleure, en silence, trop con, à voir sa remplaçante nous servir. – J’vous file ça comme ça ! Un ptit gâteau, on fait pas d’paquet, on m’a dite ! Hop ! La Naine pleure en silence, moi je beugle : – Mais merde, fais chier, on attend quelqu’un ! Pas tnir ça comme ça des heures ! – Eh, me fais pas chier, toi ! Tu payes un Euro Quarante et tu voudrais un emballage super-luxe ? Ça le fait pas, non ! T’as qu’à faire tenir le gâteau à la naine, là ! Hein, elle savait que c’était une naine, pas une gosse de six ans ? Ouais, pas besoin de dé-colleté, elle avait des gros nichons (relativement à sa taille, s’entend !). – OK, mais fais chier, moi j’étais super mieux comme serveuse, chez Machin, là ! M’ont virée ces cons, putain ! – Ah-ah-ah ! – Ch’t’emmerde, connasse ! – Non, éh ! L’patron qui dit : « pas d’paquet pour les ptits trucs », faut suivre, obéir, sinon tu vires ! Normal ! – T’as rien compris ! – J’ai tout compris au contraire ! – Non, t’es trop con ! Je me suis fait virer pour le rendu de monnaie, pas pour des emballages, qu’elle est con. – Ah-ah-ah ! Allez salut ! Madame, vous prendrez quoi ?! Ouais, y avait une vieille derrière nous, on ressort. En partant je dis pour gagner : – Vas chier connasse !

Et à la naine, lui tendant le gâteau pourri :

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– Tiens la naine, c’est toi qui l’portes, c’est toi qui l’donnes, hein ? Et cette conne, comme toute émue de cet « honneur immense », putain entre les connes et les débiles (et les arabes), on en sort pas, de la merde. ‘Fait chier. Mais j’espère rencontrer un super-beau mec, et me le faire cette nuit (dans mon sac, j’ai des préservatifs, et s’il veut pas, qu’il aille se faire foutre !). Enfin, on attend, devant la vitrine, dans le froid, merde. Longtemps. Je tiens le journal à la débile, et elle tient le flan. On s’emmerde grave. Je feuillette le journal à la con, même si la Naine pro-teste : – n… non, s… c’est pèhsonnel… – Ta gueule ! C’est moi qui décide ! C’est écrit minuscule débile, quasi illisible, moins d’un millimètre de haut, peut-être ! Et c’est écrit en bougnoul ou quoi, illisible. Je tourne les pages, à la recherche d’une photo ou un truc, mais rien, rien de rien, que ses gribouillis illisibles. Si, tiens, un chèque, bien avant la fin, entouré de plein de petits cœurs. Je rigole. – Y t’a fait un chèque ? – ou… ou-i… – Treize Euros quarante ?! Tu l’as pas encaissée ?! T’as volé ton patron ?! – n… non, j… je n’a hemplacé p… pah nes pièces n… ne moi, p… pahdon… pahdon… – Ah-ah-ah ! Qu’elle est con ! – m… maname… – Eh ch’uis une demoiselle, connasse ! – m… maname, v… vous p… pouvez l… lih… s… son nom… ? – Hein ? Ouais pourquoi ? Y avait écrit GERARD NESEY – 2 BIS IMPASSE MICKEY NEWBURY – 59100 LILLE. Trop chiant à apprendre par cœur, pour dire à la police, mais c’était bien : je pourrai lui coller la débile entre les pattes, lui dire que la police le poursuivrait s’il se barait d’ici à toutes jambes ! – k… comment s… se lih… ? p… pouh k… quand je seha n… n’au Ciel, p… pouh p’ier pouh lui… – Ah-ah-ah ! Que t’es con ! Tu sais pas lire ? (Que ton bougnoul débile). Non, elle a fait. J’ai soupiré. – Le prénom s’est Gérard, t’avais au moins su lire ça ?! – p… pas g… gueuhahde… ? – Gueurarde ?! Que t’es con, c’est pas possibe ! – j… géhah… Toute empourprée, amoureuse perdue… – Que t’es con ! Tu pouvais pas le demander à une d’entre nous ?! Rouge, nulle. – Bon, et le nom, euh… Ça peut se lire Neussé, ou Nézeuï, ou une autre combinaison, de ça, faudrait lui dmander ! – n… non, oh n… non… non… – T’es vraiment trop con, toi !

Mais y’a la vendeuse, du magasin, qui sort la tête par la porte vitrée : – Eh, barrez-vous d’ici ! C’est pas un hall d’attente, dvant ma vitrine ! – Ta gueule, c’est l’espace public ! Je reste si je veux ! – Eh ! La Naine, là, y’a une cliente qui disait : c’est elle qui travaillait ici avant ! Si vous faites chier les affaires, à foutre le bordel, moi j’appelle la police ! – Z’aillent s’faire foute ! Sur la voie publique, on a l’droit ! – Moi j’appelle l’patron, y vient avec ses gars, des barres de fer, et… – Et toi ch’t’emmerde, pauv’ conne ! Putain, merde quoi. Mais bouger ça réchauffe, et j’emmène la naine sur le trottoir, vingt mètres plus loin, vers l’abribus. La vendeuse à la con rigole mais moi je vais gagner : je vais dire au mec que ces flans, c’est fait avec du pipi de chat, y reviendra jamais, yes ! C’est toujours moi qui gagne ! Et je supporte pas les menaces ! (contre moi, je veux dire). Mais la naine hoquête, toute seule et – ouais – y’a un bus qui arrive. Elle tremble de la tête aux pieds. Et le bus s’arrête, un grand pisshhh hydraulique ou quoi, la porte s’ouvre, et… un seul mec descend. Pas spécialement beau, juste pas mal. Mais pas de cravate, pas habillé sportif : pas mon genre, du tout. Merde. Enfin, si au lit il performe d’enfer, peut-être… La naine ne respire plu’. Elle est en apnée, livide. Et… le mec nous a vues, l’a vue, elle… Il nous regarde (enfin il la regarde elle seule, l’enfoiré), il vient vers nous, l’air tout perdu aussi. – ‘Soir manemoiselle…

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Elle est incapable de répondre, tétanisée. Moi, le mec me regarde pas ! Je gonfle la poitrine, je dis : – Salut, beau mec ! Tu viens pour un flan vanille à s’qu’y paraît ?! Mais il a d’yeux que pour elle, qui chiale, en silence, merde ! Il… s’agenouille, sur le trottoir, berk ! pour être moins au-dessus de la naine, pour être en dessous de moi ! – Comment allez-vous, manemoiselle… ? Et elle pleure, renifle, qu’elle est con ! – Donne-lui son flan, merde ! Eh La Naine, putain ! Donne lui son flan, à ton mec à la con ! Et, toute tremblante perdue, elle lui tend le petit flan, à deux mains, comme une offrande reli-gieuse ou un de leurs trucs débiles. Et… le mec prend le flan. – Merci, merci infiniment, manemoiselle… Il a la voix mal assurée, et presque les yeux mouillés ou quoi. « Compassion » ou quoi, merde, c’est pas un vrai mec ! (« Empathie » ils disaient les profs à la fac, tous des cons moi je dis). Et moi je pense (plus fûtée que tout le monde) : « pas un vrai mec : ça explique qu’il en ait rien à foutre de mon décolleté, de mes jambes ! ». Pour la peine, je les casse : – Hé ! N’empêche ! La Naine, è prend pas d’serviette, pas d’tampon, c’est pas une vraie femme, moi je dis ! Et paf ! Un milliard de fois moins bien qu’moi, elle est ! Paf ! Eh ben ouais ! Et le mec, entendant ça (qui casse complètement la naine), il… tend la main (sa main sans flan), et… il lui caresse la joue, à cette petite conne. Pour essuyer ses larmes. Il… ils pleurent tous les deux, en silence. N’importe quoi. Il dit : – Je vais vous rembourser, manemoiselle. Si vous avez plu’ ce travail, chaque centime compte… – v… vous hemèhcier, j… géhah… ne pluss z’impohtant nu mon-n’… – Merci, merci infiniment, manemoiselle. Je suis tellement touché. Ils se roulent des yeux débiles, niais, sans oser se regarder en face. – Et merci de… vous souvenir de mon prénom, jamais dit… merci de… ne jamais avoir encaissé ce chèque, il y a des années… Merci surtout pour ce petit flan aujourd’hui... un cadeau de la plus jolie fille du monde… Hein ? Moi je beugle : – Tu parles ! « Le pluss beau de monde », qu’elle disait de toi, pareil ! Mon cul, oui ! Mon cul, je le garde ! Ah-ah-ah ! Non, archi-nul, comme mec, il est, La Naine, ton mec. Un introverti comme toi, un timide à la con ! Et, suprême effort, elle a tourné (levé) la tête vers moi, murmurant : – j… je l’aime… Moi j’éclat de rire, je hausse les épaules. – Bande de nullards ! Et je me casse, je les laisse à leur merde, à chier. Enfin, je me suis retournée, un peu plus loin, avant de traverser la rue, et… ils étaient enlacés, ces cons. Lui à genoux et elle debout, dans son épaule, amoureux tous les deux… Il lui caressait les cheveux, pas le cul ni les nénés : nul ! Mais elle est pas rentrée au foyer, ce soir-là. Pour la toute première fois. Samedi soir, Satur-day night fever ? Enfin, je m’attendais à la voir rentrer en pleurs le lendemain (évidemment plaquée par le mec), mais même pas : elle est pas revenue. J’ai demandé aux arabes autour si on devrait si-gnaler la disparition ou quoi (avant qu’on la trouve peut-être étranglée dans une poubelle), mais je voulais pas d’emmerdes – ces introvertis débiles sont capables de se jeter sous un train la main dans la main ! Eh, ‘pas ma faute à moi ! C’est les psys officielles qui font pas leur boulot ! A oublier de mettre sous camisoles les dangers publics ! Et le lundi, le taxi prévu est venu chercher La Naine (enfin je crois : une Patrycja Niezewska, elle cherchait, la conductrice, à la con). On a dit qu’elle avait fugué, avec un mec, j’avais le nom et l’adresse. Et elle a pris les affaires, et le cahier, le chèque (à l’ordre de Pâtisserie Le Pellec, j’avais pas pu le toucher). Et... on en a plu’ jamais entendu parler ! Moi j’aurais pu signaler que j’avais sauvé sa vie, que je méritais une médaille, mais je voulais pas d’emmerdes, s’ils s’étaient tués tous les deux. J’ai tu ma gueule. Et je suis allée danser en boîte, j’ai rencontré Alfred ! Et ma boîte de préservatifs goût fraise a eu du succès, yeah ! Miam-miam ! C’est beau la vie (la vraie, pas celle des débiles recroquevillés, « romantiques » à la con).

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DÉFINITION BIPOUTRE Gérard s’était trompé : il avait pensé n’avoir jamais l’occasion de discuter avec sa petite pâtis-sière chérie, toute silencieuse gentille. Elle disparaîtrait simplement un jour, pensait-il, en s’étant ma-riée à un milliardaire musclé, c’est la vie, hélas – et en l’occurrence c’était la fin de vie prévue pour lui, Gérard. Car (sans photo d’elle) il ne survivrait pas longtemps à la perte de ce miracle du vendredi soir (elle ne travaillait à la pâtisserie que le vendredi après-midi, pour une raison inconnue). Mais bref, en ce vendredi 11 Janvier (J141, 141e vendredi avec elle)… était-ce les « bonnes résolutions de Nouvel An » ou quoi ? elle lui a parlé. Et, oh, pas pour lui demander des comptes sur ses regards tendres ou quoi, non, mais parlé de tout et de rien : – m… meu-s… sieu, j… je vounais v… vous neman-ner… è… est-ceu v… vous n’aimez f… fool-balle… ? ??? Il avait hésité à répondre Oui, menteusement. Pour dire quelque chose d’amical comme « Vous avez rencontré un beau et riche footballeur ? Il paraît que ce sont des hommes fantas-tiques »… Il avait cherché ses yeux, mais… elle a paru vaciller, comme si elle avait fait un effort sur-humain pour poser la question, et semblait prête à battre en retraite, vers son repli habituel, pardon. Alors, euh… il a tenté la voie « honnête », sans impudique intrusion dans sa vie à elle : – Euh, non, pardon, je m’intéresse pas au sport. Vous pensez que chaque garçon devrait faire du sport, écraser les autres ? Elle a cligné des yeux, souri, et baissé le menton en rougissant. Silence. Long silence. Elle avait interrompu ses pliages, elle semblait se répéter les mots qu’il venait de dire. Et qui semblaient la ravir, merveilleuse petite chérie. – m… moi z… z’aussi, z… ze aime p… pas le spoh… t… toutes nes filles n’elles dih… je êteu n… nulle… ? Il a souri. – Non, vous êtes trop gentille pour être sportive, écraseuse. Merci à vous, d’exister (si je vous rêve pas, pardon)… Elle a longuement réfléchi, encore. Silence. – s… c’est k… quoi v… voteu p… passion… (n’è n’a neman-né, m… ma tutelle…)… ??? Elle était sous tutelle, pauvre chérie (dite « débile mentale » par les clients méchants). Elle serait en insertion, depuis trois ans et demi, le vendredi après-midi ? Et sa tutelle lui aurait main-tenant imposé de parler aux clients, leur demander ce qui les intéresse, eux ? – Euh, moi je m’intéresse aux… avions bipoutres… Pas pour piloter ou faire exploser, non, juste pasque c’est original joli. Et vous, c’est quoi votre passion, manemoiselle ? Elle a relevé les yeux, comme émerveillée. Qu’on témoigne de l’intérêt envers elle ?? (au-delà de son physique de beauté infinie – version naine)… – n… n’awion m… mipoute… ? Intéressée ? C’était incroyable, fabuleux… – Oui, et – par exemple – je collectionne les « définitions » du mot « bipoutre ». C’est pas très connu, les bipoutres, depuis la disparition des Noratlas chez nous. Je serais très heureux de vous montrer des avions bipoutres et que vous me donniez votre définition personnelle de ce mot, après… Incroyablement, au lieu de froncer les sourcils, de dire « je refuse d’aller avec vous à un aéro-port ou quoi, non mais ça va pas la tête ? », elle a souri : – m… moi… ? n… ne n… n’inventer néfihition… n… ne mot mipoute… ? – Oui, ce serait un immense cadeau, que vous me feriez là. Elle a rougi très fort, en rebaissant les yeux, perdue, et elle a hoché le menton. – z… ze sehais s… si z’heuheuse, m… mèhci… – Merci à vous, manemoiselle… Il a cru qu’elle allait s’évanouir, mais c’est allé. Ouf. Elle a même fini le gentil emballage (inu-tile) de son traditionnel petit flan-vanille. – Je pensais vous amener, vendredi prochain, deux photos d’avions bipoutres, que j’ai fabriqués, et… Et elle paraissait immensément ravie, il ne comprenait pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle pourrait donner ces photos à sa tutelle, en preuve de succès total de son geste vers autrui, petite in-trovertie mignonne… – Et je vous laisserai ces photos, que vous ayez bien le temps – chez vous – de réfléchir à une défini-tion, du mot bipoutre. Qui vous satisfait, à votre idée. Elle a paru un peu inquiète, là, pardon. – m… même si z… ze pas n… n’inténnigente… ? – Vous êtes très forte en calcul mental, pour rendre la monnaie, manemoiselle…

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Elle a rougi, très fort, confuse perdue… Silence. Elle a posé le petit flan emballé sur le comp-toir, et il l’a payé, un ridicule Euro quarante, alors que ces mots échangés pour la première fois va-laient des milliards à ses yeux… Le vendredi suivant, il lui a apporté la photo faite pour elle, de deux maquettes bipoutres origi-nales : pas le classique P-38 Lighnting (l’archi-célèbre avion qui avait tué Saint-Exupéry) mais le Mos-kalyev SAM-13 à deux poutres et une seule dérive, et puis le bifuselage Twin-Mustang. Il l’a expliqué à sa petite chérie (après avoir payé le nouveau flan) : – Celui-là, il est plus difficile : il y a des gens qui disent que c’est un bipoutre, et d’autres gens qui di-sent que c’en est pas un, plutôt « bifuselage ». Ça sera à vous de décider, selon votre définition à vous, personnelle, du mot bipoutre. Radieuse… – k… comme si s… ça sehait n… nous n… ne ék’ih n… ne ditionnaih… Il a souri. – Oui, des passionnés peuvent être plus pertinents, plus réfléchis, que les prétentieux de l’Académie qui décide tout le dictionnaire, arbitraire… – et… et v… vous, v… vous dih… n… n’est mipoute, n… n’aussi… cehui-là ? – Oui, pardon. J’inclus les bifuselages parmi les bipoutres. Mais libre à vous de faire autrement. Selon vos mots. – z… ze v… voudha f… faih… k… comme vous, p… pouh vous hemèhcier… Le remercier lui ? De quoi ? De lui faire confiance pour inventer une définition ? Il a souri, heu-reux. – C’est moi qui devrais vous remercier… Et le vendredi suivant, par chance, il n’y avait toujours pas d’autres clients dans le magasin, ils ont pu parler un peu : – m… meu-s… sieu, v… vous souviende v… voteu n… nemande n… néfihition m… mipoute… – Oui, bien sûr. Vous avez pas eu le temps de regarder ? Elle a baissé les yeux, rougi, sans qu’il comprenne pourquoi, pardon. Elle a fait Oui, ou Si, du menton, mystérieuse. – z… ze p… pouha n… ne gahder n… na photo, s… si melle… ? La photo de ses maquettes, belle ?? – Oui, merci, c’est un grand honneur que vous trouviez belles mes petites maquettes… Rouge encore, silence. Et puis elle s’est baissée, chercher quelque chose. Et elle s’est re-dressée, un papier à la main, tremblante timide, adorable : – n… n’awion m… mipoute, sa néfihition, s… ça sehait… k… que n’a deux n’ahièh… au lieu ne une… pas nohmale, j… gentiment… – Magnifique, merci ! Je peux garder votre petit papier, pour le noter à la maison ? Elle a paru paniquée. – m… mais z… ze s… sais p… pas n’ék’ih… Elle ne savait pas écrire ?? – Ben, si : sur ce papier… Elle l’avait écrit en Polonais, petite chérie ? – m… mais z… ze sais p… pas n’ék’ih t… tomme y faut… p… pahdon… – Je peux regarder ? Elle lui a donné le papier, mais comme au bord des larmes, pauvre chérie. – p… pahdon, p… pahdon… ? C’était une minuscule écriture jolie, timide et propre. Il y avait marqué : « lavyö bipûtr sa définisyö sa seré ke na dê narièr ô lyê de un. pa normal jâtimâ. » Euh, une éciture phonétique ? – Je lis : « l’avion bipoutre, sa définition ça serait que na deux narières au lieu de une, pas normal gentiment ». Elle était émerveillée, et plus : elle pleurait de joie, presque. – m… mais t… tout ne monde n… ne dih… j… je n’ihizibe, n… n’illettée… Il lui a souri : – J’ai été un peu aidé : vous l’avez prononcé avant que je le lise, mais c’est très lisible, c’est même bien mieux que la langue française de l’école, avec toutes ses exceptions très méchantes. Là, elle pleurait, vraiment, de pur bonheur. Les larmes coulaient, en silence. – m… mèhci, n… n’à n’infini… n… n’infini… – Merci à vous, manemoiselle gentille… Enfin, ce n’est pas la fin de l’histoire tout à fait : 1/ Sur son site Internet, Gérard a transcrit en langage aéronautique la définition de « Patrycja Nie-zewska » (tellement heureux d’apprendre son nom pour cela, son prénom adoré, douce petite Patri-

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cia…) : « Avion (anormal mais crédible) ayant deux arrières au lieu d’un », définition inventive de 2014. Avec illustration de 6 conséquences incongrues, dessinées informatiquement (et imprimées pour elle, grand format). 2/ Gérard a proposé d’aller voir la tutelle de Patricia, pour témoigner du caractère logique de son écri-ture. Cela s’est effectivement fait, et Gérard a témoigné aussi de sa capacité à elle à formuler une définition technique – pertinente et novatrice – sur un concept aéronautique méconnu. 3/ La dame tutelle a rigolé, très fort, très longtemps, et elle a « prescrit » des repas au restaurant à deux (Patricia et lui), « obligatoires » chaque samedi midi pendant trois mois minimum. Magnifique programme ! 4/ Gérard et Patricia sont devenus amis, se sont revus les dimanches aussi, promenades, puis main dans la main, puis bisous d’au revoir, puis mariage…

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FOLLE POUR RESTER ? Ce vendredi soir là, Gérard espérait une cent quarante deuxième rencontre avec sa petite pâtissière, secrètement chérie, en toute simplicité. Enfin, ce n’était pas exactement « simple », non : depuis des semaines, elle avait paru très triste, et la semaine passée : comme illuminée de bonheur. Gérard craignait qu’elle disparaisse, évidemment mariée au plus bel homme du monde, super viril, elle petite reine de beauté, et de douceur. Mais il se jouait ce scénario du « vendredi passé était peut-être la dernière fois » depuis plus de trois ans, et ce n’était pas une crainte vraiment sérieuse, vrai-ment grave (même s’il se tuerait sans doute, si le monde ne contenait plu’ son sourire à elle, petite ange adorée). C’est donc avec le sourire qu’il a poussé la porte de verre. Mais… patatras ! c’était une autre fille, une géante normale, maquillée, laide. Gérard cherchait l’air, complètement perdu. Voyant se réaliser son semi-cauchemar mille fois répété. – Monsieur ! Vous désirez un gâteau ?! Nous avons rien que du bon ! Délicieux ! Non, ce n’était pas une hallucination, pas le tendre silence de sa petite naine bien-aimée, petite bègue timide… – Oh ! Ça va msieur ?! Vous vous sentez pas bien ?! – elle… elle est… partie se marier, la petite jeune fille… ? – Hein ? La handicapée mentale qui y’avait ? qu’était naine, ouais ! Il a avalé sa salive, en haleine. – Ben non, pas mariée ha-ha-ha ! Qui voudrait d’une crevure pareille ?! – moi… et… et des milliers d’hommes, de femmes… – Trop drôle ! Non, bien sûr ! Mais vote question c’était quoi ? Absente pour un mariage ? Non, elle a viré, été virée ! Quinze jours avant l’échéance ou quoi ! – oh… c’est pas juste… – Elle devait retourner chez les débiles, au bout de quatre ans (maximum) à l’épreuve de la vraie vie ! Mais ils l’ont internée comme dingue, finalement ! – oh… elle aussi… ? – Aïe, vous aussi ? Euh, je veux dire, euh… – non, pardon, je suis « soigné » en ambulatoire, je crois qu’on dit. « En liberté », avec un boulot. – Ouais ben elle c’était pas possibe, y-z’ont dit ! Enfin, j’crois, moi on m’a raconté, j’l’ai jamais vue ! Mais je suis pas une agence de renseignements, ah-ah-ah ! Vous prenez quoi comme gâteau ?! – un… mille-feuille… Pas un flan, non, par fidélité envers sa petite chérie. Classée folle, injustement. – mais c’est… pas juste de… de l’avoir… mise en prison, comme ça… – Ah s’qu’y paraît, c’est pas une prison, les asiles, ah-ah-ah ! Justement pas ! Que ça fait scandale, pour les tueurs d’enfants qu’échappent à la prison, pour aller là-bas ! Bon ! Ça fait un Euro quarante, hein : j’emballe pas, vous avez qu’à y manger comme ça, hein ? Il a payé. – mon dieu, elle doit être en danger, au milieu d’assassins dits « irresponsables »… – Non, à s’qu’on m’a dite : elle est suspectée de simuler la folie, le n’importe quoi, pour rester enfer-mée ici à Lille, sans rtourner chez les débiles à Douai ! A sa VRAIE place ! Y vont la virer d’ici ! – oh la pauvre chérie… elle a sans doute, euh, un amoureux, ici… Il est au courant ? – Ah-ah-ah ! Ouais, avant d’péter les plombs, elle en a parlé au patron, y paraît ! Il ne respirait plu’. Silence. – et… – Ben, il achète pas du mille-feuilles, c’est pas vous, désolée ! – j’ai acheté cent quarante et une parts de flan… à ma petite chérie, mais je voulais pas être infidèle… – 141 flans ! Bingo, c’est s’qu’elle a dit ! Ah-ah-ah ! Mais si : tous les hommes sont infidèles, hélas ! ??? – elle savait que j’étais amoureux d’elle ?? – Non ! C’est elle qu’était amoureuse de vous ! – oh… euh, « était » ? C’est… trop tard… ? – Si vous courrez chez les dingues, vous pourrez ptête la rattrapper ! (Mais j’sais pas où c’est). Ah-ah-ah ! S’y vous enferment pas ! – je… j’y cours… ! – Eh ! Oubliez pas votre gâteau ! – euh, mangez le à notre santé… Et il a laissé un pourboire de cinquante Euros, avant de sortir, de courir… comme un fou…

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L’AFFAIRE DU CHÈQUE JAMAIS ENCAISSÉ Vendredi 03 Janvier 2014, J141 Jour mémorable aujourd’hui (si j’étais président de la république, ça deviendrait un jour férié, le plus beau de l’année)… Ma petite pâtissière chérie, pour cette 141e rencontre, a bousculé notre routine gentille, et m’a rendu mon chèque de douze euros cinquante datant d’il y a deux ans et demi ! Oh, j’avais bien repéré qu’il n’avait jamais été encaissé, et le surveiller faisait partie de ma routine gentille côté relevés bancaires, mais… de là à imaginer qu’elle l’avait gardé elle, à titre per-sonnel… Est-ce les vœux de nouvel an, qui l’auraient décidée à ne plus « mentir », me mentir ? Ça correspond aux hypothèses 1.B et 3 de l’Univers (3 au sens large : de 3.A à 3.D). Enfin, de l’Univers post-Lucie, depuis que j’ai rencontré ma petite naine chérie, sosie de la si cruelle Lucie. [je répète… : 1.B : elle a peur de ses amoureux secrets ; 3.A : elle m’aime bien ; 3.B : elle m’aime beaucoup ; 3.C : elle m’aime éperdument, me croyant normal ; 3.D : elle m’aime éperdument quelles que soient mes tares]… J’essaye de me rappeler chaque mot d’aujourd’hui : – ‘Soir manemoiselle… Bonne année. Bonne santé et tout. On vous souhaite plein de bonheur. (Elle rougit.) – s… soih, m… meu-s… s… sieu… m… monne a… année, m… mèhci, m… mèhci… (Silence. Elle va chercher mon flan habituel, elle l’emballe, je la regarde amoureusement). – n… ne n… nouv… nouvenne a… année… ne m… monne s… sandé, m… meu-s… sieu… – Oui, à vous aussi. Merci. Bonne santé, bonheur ou stabilité. (Elle rougit encore, hésite, interrompt son pliage). – au… au f… fait… j… je c’ois qu’on nit… (« Au fait » ou « aux fêtes » – pourrie langue française, avec ces homonymes à la con). – Oui ? (Elle cherche l’air, elle semble rassembler ses forces, je crains le pire : l’interdiction de revenir, la voir, la regarder, la déranger, comme Lucie, onze ans après, trois ans et demi après l’avoir rencon-trée…). – z… ze n’a… k… que… que ze n’a… p… pahdon… (Elle pâlit et je ne comprends pas) – ze n’a n… nécouvèh… (« Nez couvert » ou « Découvert » pour ma petite chérie adoucissant les consonnes dures). – n… ne f… phonogobie… ?? La photocopie ? Elle vient de découvrir la photocopie de quelque chose ? ou la machine photocopie, pauvre petite chérie traitée de handicapée mentale par les clients méchants ? Mais ça semble grave, je ne l’ai jamais entendue parler autant. – et z… ze n’a het’ouvé n… n’un ch… chèque n… ne vous… Elle tremble, elle regarde au plafond, comme cherchant assistance divine pour trouver la force… Elle se baisse, chercher quelque chose sous le comptoir, et elle ré-émerge avec ce très vieux chèque de douze euros cinquante, qu’elle avait gardé deux ans, avant d’en faire la photocopie, appa-remment, libérant l’original. Je suis médusé, tant ça semble impossible. – Oui c’est bien mon chèque ! Comment vous vous êtes souvenu que c’était le mien ? ce chèque éga-ré… J’aurais dû réfléchir dix fois avant de poser cette question idiote, pardon. Parce qu’elle se replie toute, rentrant les épaules, baissant la tête, et… comme prise en flagrant délit (de quelque chose ? vol ou geste d’amour ?), elle pleure, en murmurant des : – p… pahdon… pahdon… – Euh, pardon, manemoiselle, euh… C’est ma faute, euh… Elle fait non, du menton, les larmes coulent… Mais la porte s’ouvre et un type entre, pardon, il inspecte la vitrine, à la recherche d’un truc ou un autre. Alors moi je dis à ma petite chérie : – C’est un chèque à l’ordre de la Pâtisserie Le Pellec, vous pouvez le donner à votre patron, pour la tarte que j’ai prise, cette fois-là, pardon. Non ? Il faut que je verse des intérêts ? Elle tremble toute, elle repousse le chèque sur le comptoir, me signifiant qu’elle le refuse. Et elle retourne à l’autre table, finir le paquet. Moi je sors les pièces, je les pose, je prends le chèque, un peu perdu, je suis. – Merci manemoiselle, euh… Je… Le type derrière a fini de chercher son gâteau, il a trouvé apparemment. J’hésite à le laisser passer devant, pour pouvoir continuer à parler à ma petite chérie. Mais si elle n’est pas d’accord, je ne peux pas lui imposer.

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Elle ramène le flan emballé, elle s’est essuyé les joues. – m… mèhci, n… n’infini, m… meu-s… sieu… – Merci manemoiselle, infiniment. Et je prends le petit paquet, je cherche ses yeux en vain (non qu’elle regarde l’autre type, client, secours possible, mais elle regarde par terre, toute pétrie de timidité). Moi j’hésite à dire : « avec ces douze euros cinquante, je pourrais vous payer… je peux vous inviter au restaurant kébab, là à côté ? ». – On pourra en reparler une prochaine fois, oui ? Elle hoche le menton, toute tremblante perdue. – ‘Soir manemoiselle, merci encore. – m… mèhci, m… meu-s… sieu, s… si j… gentil… – Bon ! A moi ! J’veux un baba au rhum, hop, et qu’ça saute ! Le gros, là, six ou huit personnes ?! Je suis sorti, le cœur tout chamboulé. Et en marquant tout ça par écrit, je ne sais plu’ quoi en penser. A l’évidence, je n’ai pas dit ce qu’il fallait. 1.B : j’aurais dû dire « ne craignez rien, manemoiselle, je suis pas un violeur, je suis même impuissant, depuis une chute du quatrième étage, pardon, craignez rien de moi, c’est juste de la ten-dresse. Je peux revenir quand même ? » 3.A : j’aurais dû dire « merci, oui, il s’était égaré, ce chèque, c’est gentil de me le rendre, il n’est plus valable après tout ce temps, je vais vous en refaire un autre. » 3.B : j’aurais dû dire « merci beaucoup, de vous être souvenue que c’est moi, ce nom un peu belge, vous : vous êtes d’origine polonaise, je crois ? » 3.C : j’aurais dû dire « pour vous remercier, je voudrais vous inviter au restaurant, manemoi-selle, mais euh… je ne peux vous offrir que mon amitié : physiquement, je suis handicapé, pardon ». 3.D : j’aurais dû dire « manemoiselle, est-ce qu’on pourrait se revoir en dehors du magasin, pour lier amitié, et plus si affinités… ? » J’ai tout raté, mais il sera peut-être encore temps, la semaine prochaine. S’il n’y a pas d’autre client, nous empêchant de parler librement. Pas facile. Mais merveilleux, en un sens : ça confirme que je ne suis pas du tout « n’importe qui » pour elle. Si je dissipe le malentendu 1.B, d’une façon ou d’une autre, ça ramènerait aux hypothèses 2 et 3, d’indifférence gentille à affection particulière, et c’est le plus beau jour du monde !

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BOUTEILLE À LA MER Depuis la disparition de sa petite pâtissière chérie (sans doute partie se marier à un milliar-daire californien, à l’autre bout du monde), Gérard n’allait plu’ à l’autre bout de Lille, acheter cette pe-tite part de flan. Le décompte s’était arrêté à J141, 141e part de flan-sourire, de la part de cette petite reine de beauté, princesse de douceur timide… Enfin, il retournait chaque année, demander à la remplaçante si elle aurait eu des nouvelles, par hasard, de la petite employée qui était là avant elle, le vendredi après-midi. Le miracle avait duré trois ans et demi, 141 vendredis soirs, et le néant a duré trois ans, jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de 32 ans, oui. Car, en ce frisquet 31 Janvier, l’imprévu a frappé encore, de manière incroyable. Il avait dit la phrase rituelle : – pardon, mdame, est-ce que (par hasard) vous auriez des nouvelles de la petite jeune fille qui était là avant vous, le vendredi soir ? Comme d’habitude la dame a froncé les sourcils, mais sans dire Non, cette fois. Elle a ron-chonné : – Encore s’t’histoire ?! Eh ! Est-ce que vous connaissez le sens du chiffre 141 ?! 141 ??? – euh, c’est le nombre de mes visites, à ma petite pâtissière adorée, mais… comment vous savez ça ? Personne d’autre que moi a compté… Personne au monde… Elle a éclaté de rire. – Ben si : elle ! (Apparemment)… ??? – elle a repris contact ? On peut la revoir ? Un autre jour que le vendredi ? – Non ! C’est une étudiante psy-machin, qu’est vnue nous questionner toutes, sur st’histoire ! – quelle histoire ? – Ben ! J’en sais rien, moi ! Une écriture codée, illisible, minuscule, avec seulement le chiffre 141, de lisible ! ? – Qu’ils ont retrouvés dans une « bouteille à la mer », dans la Deûle, ah-ah-ah ! ? – quel rapport avec ce magasin ? avec elle ? – Ben ! C’était au verso d’un papier d’emballage du magasin, et Msieur Le Pellec se rappelait que La Naine, elle écrivait tout minuscule et avec des lettres illisibles ! – si gentille timide, oui… – Ah-ah-ah ! – euh, est-ce qu’il serait possible de… parler à… cette « étudiante » ? euh… – J’la connais pas, moi ! Faut vous adresser aux services sociaux, d’la mairie, j’crois qu’c’était eux qui nous l’envoyaient. Et Gérard a démarché lesdits services, la semaine suivante (en téléphonant d’une cabine, pendant la pause-café de l’usine, les horaires d’ouverture étant peu accessibles à quelqu’un travail-lant). – Qui vous a passé ce poste ?! Ici c’est les affaires réglementaires du 59 ! – euh, je sais pas, pardon, je cherchais… – Me faites pas chier, j’renvoie en bas ! Tut-tut, encore… Et puis musique. Une voix (mélodieuse ?) clamant « les affaires sociales de Lille, toutes à votre service, vous remercient pour votre appel ! Ne quittez pas ! Nous allons donner suite à votre appel ! ». – Allô ?! – bonjour mdame, je cherchais à joindre une étudiante, euh… – Ben vous l’avez djà dit ! C’est moi qu’vous avez eue tt’à l’heure ! – la personne que vous m’avez passée a pas voulu me renseigner… – Eh, c’est pas facile par téléphone ! ‘Faut vous déplacer, ça vaut mieux ! Gérard a donc posé une journée de congés, pour raison grave, le mardi suivant (pas possible le lundi, a dit le chef). « Bouteille à la mer »… ce concept de naufragée le terrorisait, était-elle au bord du suicide, petite jeune fille aimée, il y a trois ans ? Il ne ferait pas de vieux os, si elle était morte. Il allait la suivre incessamment sous peu. Aux Affaires Sociales, il a attendu l’ouverture, puis attendu que les dames aient fini leurs ca-fés-causeries, pardon, et puis il a transité dans quatre bureaux, de deux étages, avant de tomber sur une grande fille brune à lunettes, qui a ricané :

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– Eh ! C’est moi l’étudiante en question ! Enfin, « j’étais » étudiante ! Maintnant ch’uis embauchée ! Ouais, éh, j’ai changé de sujet de mémoire, moi ! Ça conduisait à rien, s’truc, débile, de « bouteille à la mer » dans l’canal ici ! Gérard a obtenu, incroyablement, une photocopie (même gratuite !) du très précieux docu-ment, avec le chiffre 141 marqué au dos d’un emballage « Pâtisserie Le Pellec ». « Trouvé dans une bouteille vide, à la dérive, dans le canal de la Deûle », il y a trois ans… Gérard a travaillé sur le décodage du texte, jour et nuit. Enfin, il n’était pas sûr que ce soit du Français, sa petite pâtissière chérie ayant été traitée de « sale polak », une fois, la pauvre. Mais il envisageait d’apprendre le Polonais, pour se donner toutes chances de lire le message (possible) de sa petite chérie (si c’était bien elle l’auteure de ces petites lignes manuscrites timides). Finalement, Gérard… – traumatisé depuis des décennies par l’affaire Lucie (la sosie de la petite pâtissière, qui l’avait rejeté, quand ils avaient quinze ans) – Gérard a bâti une lecture tout à fait personnelle… « Puisque » Lucie et lui avaient été trois ans ensemble (dans la même classe) car étudiant le Russe, sa petite pâtissière chérie « devait » parler Russe aussi, et elle aurait songé à employer des lettres cyrilliques (pour coder son journal intime secret), donc : c à s ; p à r ; n à p ; u à i ; g à d ; H à n ; m à t ; b à v ; 2 à g ; 3 à z ; M à m Et pour les voyelles accentuées, qui ne venaient certes pas du Russe, Gérard en est arrivé à la conclusion suivante, formant un ensemble apparemment cohérent : â à an ; ê à eu ; î à in ; ô à au ; û à ou ; ö à on ; ü à u Avec cet ensemble saugrenu de conventions, la lettre devenait parfaitement claire, avec même des petites fautes de Français ressemblant très fort à sa petite pâtissière (traitée de « débile mentale » par certaines clientes méchantes) : « Cher monsieur des 141 flans à la vanille, Je vous écris cette lettre pour vous remercier, de n’avoir ézisté, de m’avoir tant donné de sou-rires. Je sais que vous reviendez pour un petit gâteau seulement, mais vous avez fait le bonheur d’une petite nulle comme moi pardon. Avant que n’être renvoyée chez les démiles à Douai très loin d’ici. Je rêve que un capitaine de bateau il trouve cette bouteille et il vous donne, et alors vous vien-drez me dire bonjour une fois, loin là-bas. Même si c’est pas possible en vrai, que je serais morte de chagrin, de plu’ vous revoir jamais. Amoureusement, fidèlement aussi, Patricia Niezewska, votre petite pâtissière de rien du tout, ou moins que rien, par-don. » Gérard en a pleuré, de bonheur (de savoir sa petite chérie amoureuse de lui) et de culpabilité (de ne pas avoir dit son amour réciproque). Et le lendemain à la pause, il a contacté l’ex-étudiante, lui lisant la lettre décodée. Elle a… pouffé de rire, pardon. Gérard lui a expliqué les conventions, du Russe d’une part, d’une simplification phonétique des bigrammes français, d’autre part, et… – Mouais ! Ça collerait, mais c’est complètement malade ! Quand on veut être lue, on écrit pas en langage codé ! – elle espérait peut-être un miracle divin, elle avait une croix autour du cou… – Ouais ! Et ils l’ont internée en prières, perpétuelles ! La conne ! – elle est à Douai ? – J’en sais rien moi ! Enfin, non ! Ils l’avaient internée en hôpital psychiatrique, quand elle est tombée en catatonie, de prières à la con, sans plu’ bouger ni se nourrir ! Et puis en hôpital clinique, pour la nourrir de force, par perf’, je crois ! J’sais pas s’qu’elle est devnue ! Peut-être morte, ah-ah-ah ! Dans les mois qui ont suivi, Gérard a fait des recherches, dans les hôpitaux, les asiles, les centres pour handicapés, de Lille et de Douai, et… – Allô ? V’z’êtes toujours là ? Ouais, Patricia Niezewska : on aurait ça, mais ça s’écrit pas pareil ! P-A-T-R-Y-C-J-A ! – c’est elle ! Oh, mon dieu, elle est vivante ??? – Attendez, j’regarde le dossier ! … Mh… non, pas… enfin… elle est « absente », « partie », « injoi-gnable », si vous voyez s’que j’veux dire ! C’est pas la peine de vous déplacer ! – oh, la revoir, la revoir simplement, je vous en supplie… Et, finalement, il a été admis, à venir une fois, une seule, à ce centre féminin de handicapées mentales, à Douai. Il est entré dans une chambre petite et blanche, avec sa petite chérie allongée, apparemment nue sous drap et couverture, pardon, euh… La toubib qui l’accompagnait, lui, a marmonné : – V’voyez, on l’a ré-attachée ! Autrefois, elle essayait d’arrcher les perfusions, et… si votre voix la « réveille » ou quoi… Il a dit, doucement, le cœur serré et les larmes aux yeux :

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– ‘soir, manemoiselle… Et, la petite jeune fille a… cligné des paupières, souri, merveilleusement… Mais elle… regar-dait le plafond, comme si elle était coutumière de ce « rêve » immatériel… – manemoiselle, aujourd’hui, je suis là, « pour de vrai ». Un « capitaine de bateau » m’a donné votre lettre, et j’ai réussi à la transcrire, pardon. Elle a rougi, très fort. Et… ses yeux ont… quitté le plafond, cherché les siens. Il lui a souri, très doucement. – vous me reconnaissez ? Je suis un peu plus vieux, pardon… Radieuse, comme illuminée… – je demanderai à venir vous revoir chaque semaine… si possible… ou je vous demanderai en ma-riage… – Sûrment pas !!! La toubib se fâchait, pardon. – Elle est mineure à vie ! Pas épousable ! Non mais ! Il ne quittait pas des yeux sa petite chérie, le contact était fragile. – je demanderai à vous sortir d’ici, vous habiteriez chez moi, avec moi, je gagne assez d’argent pour deux, en restant humbles, pardon. – Mec ! Ch’te préviens ! Elle est malformée, imbaisable ! C’est pas la peine de rêver, te faire une naine ! Une petite ! Moi j’appelle la police, si tu rviens nous faire chier ! Il gardait les yeux dans ceux de la petite jeune fille, au bord du gouffre… Elle a… murmuré… – j… je v… vous aime… – Hein ?! Mais c’est pas possibe ! Elle est muette ! Merde ! C’est quoi s’bordel ?! V’z’êtes qui, vous, un gourou à la con, avec des miracles à la con ?! Il a répondu à la petite jeune fille : – je vous aime aussi, manemoiselle, depuis le premier jour, pardon, j’aurais dû le dire… Elle a fait non, très faiblement. Mais la dame a crié : – N’histoire de dingues ! Introvertis ! Moi j’donne pas mon accord ! On va t’enfermer aussi, mec ! Et c’est ainsi qu’il a été « piqué », qu’il s’est assoupi, il a été emmené. Il n’a jamais revu sa petite Patrycja chérie, mais il pensait à elle tendrement, le front contre la vitre, regardant le monde extérieur, si cruel et si beau en même temps. Pardon. Il a un jour demandé un papier, un crayon, une bouteille vide et un bouchon. Et il a reçu… une double piqûre.

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RECONDUITE Vendredi 7 Février 2014 (J141) Evénements incroyables aujourd’hui. Comme une foule de choses à raconter. Ce ne seront pas seulement ses mots habituels « s… soih, m… meu-s… sieu… », petite pâtissière chérie. Non, on s’est parlé, elle et moi, presque davantage qu’en 140 visites jusqu’ici… Elle emballait mon traditionnel petit flan, et elle avait l’ait très triste, j’hésitais à demander « ça va, manemoiselle ? », mais clairement, ça n’allait pas. Mais c’était personnel, je pensais, interdit aux gens qui la respectent de la déranger avec ça. Quand sa petite voix a murmuré : – m… meu-s… sieu, v… vous n’allez n… n’ét’anger, p… pahfois… ? Normalement, j’aurais dû faire répéter, parce que c’était quasi inaudible, mais je craignais qu’elle batte en retraite, dise « non, rien » (n… n-non, hien…). – Est-ce que je vais à l’étranger parfois ? Elle a relevé le menton, et j’ai croisé ses grands jolis yeux doux, pour la treizième fois de ma vie, oh joie… Sauf que ses yeux étaient mouillés, pleins de larmes retenues. Oh, pauvre chérie. Mais… quel était le sens de la question ? Est-ce que c’était « laissez-moi tranquille, parlez de tout et de rien, comme la cliente avant vous, qui racontait son futur voyage à l’étranger » ? Ou bien, elle… traitée de « sale bougnoule » (polonaise ?) par certains clients méchants, elle allait-elle être ren-voyée ? en Pologne ? Au risque de me planter complètement, j’ai répondu : – J’aimerais visiter la Pologne, je crois… Et là, elle a… à la fois « souri », « rougi », « pleuré », comme toute secouée d’une émotion incroyable. Elle a retiré ses mains du petit paquet pour les joindre en regardant le plafond. – m… mèhci, s… Seiyeuh… « Merci Seigneur » ? Miracle ? Elle est revenue à moi, comme illuminée, les joues couvertes de larmes, de bonheur semblait-il. – j… je v… vous envèha m… mon adhesse, j… je feha m… mille flans n’à na vanille… – Merci, merci infiniment, manemoiselle. Vous allez retourner habiter en Pologne ? Elle a baissé le menton, fait Oui, tristement. Silence. Mais vite : quelqu’un pouvait entrer, rui-nant notre tête-à-tête presqu’amical… – Je vous laisse mon adresse, manemoiselle. Je peux écrire sur votre bloc ? Oui, le bloc de papiers pour les commandes. Plein de mots illisibles, d’une petite écriture mi-gnonne, timide et propre. J’ai marqué dessous « Gérard Nesey, 2 bis impasse Mickey Newbury, 59060 Lille ». Mais elle tremblait, toute, comme émue au-delà du possible. Elle a murmuré : – g… guéhahde… J’ai souri. – Oui, ou Jérar, vous pouvez m’appeler Jérar. Et vous, votre nom, votre adresse actuelle, vous pou-vez me les laisser ? Elle a rougi, elle a marqué ça sur une autre page, me l’a donnée. Je la colle ici : « patrycja niezewska, fwayé sosyal dê öcôjû, 79 ru sîjâ, 59080 lil » J’ai demandé : – Votre prénom, ça se lit Patricia ? Elle a rougi encore, répondant Oui, du menton. – t… tout ne monde n… ne dih… l… la naine, l… la némile… – Moi je préfère dire « Patricia », « ma douce petite Patricia »… Cramoisie, la pauvre… J’aurais peut-être dû en rester là, attendre sa lettre de Pologne, mais j’ai… risqué le banco : – Manemoiselle, Patricia, si… c’est une affaire de papiers, de… « reconduite à la frontière »… Elle a fait Oui, faiblement. Aïe. – Sachez qu’en épousant un Français, vous deviendriez Française… J’ai vu un film là-dessus. Un film avec une petite actrice américaine, je crois. Je me souviens plu’ trop. Mais ce que je venais de dire attristait ma petite chérie, toute. – p… pèhsonne, n… n’y voudhait n… n’une n… naine, n… némile… J’ai souri : – Patricia, est-ce que vous accepteriez de m’épouser ? J’ai cru qu’elle allait tourner de l’œil, mais elle s’est raccrochée au comptoir, c’est allé. – m… m… moi… ? – Oui, ma petite pâtissière adorée, retrouvée 141 fois… Je… je vous aimais en secret, je pensais que vous me jetteriez si vous l’appreniez…

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Comme Lucie il y a quatorze ans, hélas, oui… Mais Patricia n’a pas froncé les sourcils, elle cherchait l’air, perdue… On s’est fixé rendez-vous à demain, pour en parler, pour lier amitié, enfin… Patricia m’a expli-qué qu’elle avait compté aussi, mes 141 visites, qu’elle pensait mourir de chagrin si je n’allais jamais à l’étranger… Elle n’a pas paru avoir entendu ma proposition de mariage. Ou elle a cru entendre des voix, je lui répéterai demain… Seule ombre au tableau, le fait que je ne sois pas sûr du tout d’obtenir l’autorisation munici-pale, pour ce mariage : – S’il y a des tests médicaux, ils vont peut-être déceler que j’ai pas assez de testostérone pour être « un vrai mec », viril, puissant, donc ça serait un mariage « blanc », illégal… – La Sécurité Sociale objectera peut-être que je suis sous anti-psychotique, depuis l’âge de 15 ans, ma première tentative de suicide, donc pas « sain d’esprit » non plu’… – Si la mairie exige le chant « qu’un sang impur abreuve nos sillons », ou la soumission au dogme républicain « en la Shoah je crois », je risque de me révéler objecteur de conscience, criminel à leurs yeux… Finalement, je vais peut-être apprendre le Polonais de toute urgence, pour partir épouser Patrycja là-bas… Je l’aime, éperdument, en tout cas... Demain sera un autre jour.

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LA PETITE QUE J’AI REMPLACÉE Dans le cadre des nouvelles mensuelles de ce magazine féminin, j’espérais caser un jour une de mes fictions. Je ne suis pas écrivaine, seulement employée de commerce, mais j’aime écrire le week-end, j’en profite : je n’ai pas encore d’enfant (c’est programmé pour quand j’aurais 35 ans, dans 3 ans – et si les docteurs ne sont pas d’accord, je leur dis crotte). Bon, les 23 nouvelles que j’ai écrites jusqu’ici n’ont pas été retenues (par mon magazine préféré, ici ?), mais cette vingt-quatrième est diffé-rente : c’est un reportage véridique, bizarroïde, pas une rêverie de haute-classe sur papier glacé. En-fin… « véridique » je crois, si je ne déforme pas trop en essayant de me souvenir. Le héros n’est pas un grand chirurgien, jeune et beau : le héros, enfin l’héroïne, c’est moi ! Et je suis pas exactement « noble infirmière », en fait. Avant, j’étais employée dans une fromagerie qui pue, dans la ville de L., mais la concurrence des supermarchés… la boutique a fermé, et je me suis retrouvée au chômage. Bon, j’ai attendu la fin des allocations pour chercher vraiment du travail, et on m’a proposé un mi-temps dans une mercerie. Bof, j’ai accepté, tout un cherchant un autre mi-temps (ou un autre temps plein, et je plaquerais la mercière sans remords). Difficile, en ces temps de crise, mais j’ai trouvé un petit job de six heures par semaine, dans une pâtisserie Rue Saint-J., en complé-ment des employées normales, qui pouvaient pas dépasser « 35 heures + le quota légal d’heures supplémentaires ». Ça tombait le vendredi après-midi, portion creuse de la semaine, les spécialistes reprenant le magasin le samedi et dimanche matin. C’était deux « vieilles de 50 ans », et je pourrai prendre la place si une d’elles fatigue, m’avait-on dit. A voir. Enfin, ça c’est le contexte, pas spéciale-ment romantique ni enjôleur. Moi j’avais des aventures sans lendemain avec des mecs danseurs que je rencontrais en boîte, en attendant de trouver le père de mes futurs enfants. A la pâtisserie, le patron était un gros moustachu ventru, pas beau. Et pas spécialement doué, selon les gens, donc pas vraiment riche, pas intéressant. Les clients étaient des Lillois quelconques, comme j’en avais rencontrés dans mon job précédent (avec quelques enfants en plus). Enfin, ils venaient tous s’empiffrer de trucs à la crème, c’était encore plus malsain, et moi je devais sourire comme si j’accueillais avec joie leurs visites. Je ne pensais pas du tout que ce vil tableau enrichirait mon univers romantique. Erreur…

Un soir d’automne, une heure avant la fermeture, il n’y avait presque eu personne et je regar-dais la vitrine, les voitures qui passent, les quelques passants. Je m’ennuyais ferme. Et puis… arrive un beau jeune homme de mon âge, l’air « doux », je sais pas comment dire. Pas efféminé, mais pas viril du tout, genre poète ou quoi. Il vient droit vers ce magasin, et je me demande ce qu’il va prendre. Une meringue ? (J’aime pas la meringue, ça a pas de goût, c’est sec). Mais le gars vient vers la vitrine et, sans regarder les gâteaux, il me regarde moi. Je sursaute, pas habituée à ça. Mais apparemment il est hyper-déçu, l’enculé ! C’est vachement vexant pour une femme, de faire cet effet. Et, tout triste, soupirant, les épaules abattues, il s’en retourne de là d’où il vient, sans entrer ! Moi je prends ça pour une méchante insulte, je vais à la porte, que j’ouvre, et je l’apostrophe, de dos. – Eh ! Jeune mec ! Il est tout seul sur le trottoir et il se retourne, hésitant. – Ouais toi ! Viens voir ici ! Il « obéit », pas très mâle, mais comme coupable ou quoi. – Tu cherchais quoi ?! Tu t’attendais à trouver qui ?! C’est toujours moi l’vendredi soir ! Il cligne les yeux, il a l’air de dire « hélas… ». Silence. – Hé ! C’est limite insultant ! La fille que j’ai remplacée, c’était une grosse arabe vieille, à s’qu’y paraît, super-moche ! Elle t’a fait des choses ou quoi, la salope ?! Il soupire, il hésite à s’en aller, en me laissant crier. – Mais avoue-le, merde ! Allez grouille, j’me caille, là ! Ouais, avec la porte entrouverte – le chauffage à l’intérieur est au minimum. Le mec soupire encore. – je repasse… une fois par an… pasque… il y a six ans, cinq ans, quatre ans… il y avait, à votre place, une toute petite jeune fille, timide et douce, la plus jolie gentille de l’Univers… – Eh ! Tu la rgardais comme ça sans entrer ?! – je lui ai acheté 141 flans-vanille… en 141 vendredis soirs… et puis elle a disparu. Sans doute ma-riée (snif). (Je me souviens de ce 141 parce que 142 est mon nombre porte-chance, selon la voyante). – Ah-ah-ah ! Bien fait pour ta gueule, si tu lui as même pas dit qu’elle t’intéressait ! – sa sosie m’avait jeté, onze ans avant… je suis post mortem ici, je crois. (J’ai pas compté, sur le moment, mais – mettons qu’il ait 32 ans comme moi, 29 quand a dis-paru sa petite chérie, 26 quand il l’a rencontrée, il se serait pris un râteau à 15 ans ! Normal ! Moi j’ai commencé à coucher à 15 ans, mais pas avec un copain de classe, non, avec un homme un vrai !).

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Enfin, sur le moment, j’ai pas calculé que ça devait être un vieux puceau coincé, c’est la fin de la phrase qui m’a frappée : la vache, un suicidaire ou quoi : un malade mental ! Moi, j’amorce une re-traite, là… – Ouais ben vas chier ! C’est mal de rgarder une femme comme tu fais, et rien qu’le visage sans rgar-der l’reste, nichons et tout, non rien ! Et en faisant cette gueule super-déçue, moi je dis tu as pas l’droit. – désolé… Il sent que je vais rentrer à l’intérieur, il s’apprête à repartir lui aussi. Ouf. Mais je suis pas tranquille. Je lui fais : – Tu t’appelles comment ?! – moi ? Eh, je vais pas expliquer en face que c’est pour dire à la police ! – Ouais, toi ! Eh, on rgarde pas comme ça les gens impunément avant de se casser comme si on avait rien fait ! – pardon… Gérard Neussé… – Comment ça s’écrit, s’truc ? – n, e, s, e, y… prononcé Neussé, il paraît. E-Y ? Comme Audrey, ma sœur à nom bizarre (c’est pour ça que je me souviens – Neussé comme « Je NE SAIS pas » écrit avec E-Y). – Ouais je le note, allez casse-toi, c’est bon. Mais reviens pas me faire chier avant l’an prochain, OK ? Il soupire, hoche le menton. Il s’en va. Nul. Moi je rentre au chaud, et… je téléphone à Police Secours, le 17 : – Allô, ici la Pâtisserie Le Pellec. Je tenais à vous signaler la visite d’un type très bizarre, qui rode dans le coin. – Vous avez besoin d’une intervention d’urgence ? – Ch’ais pas trop, ouais ça serait pas mal qu’vous passiez faire une ronde avec gyrophare et tout, sans beugler la sirène, juste montrer que vous êtes là, à veiller sur la population. – Vous pouvez nous décrire ce sinistre individu ? De type nord-africain ? Il vous a menacée ? – Non, pas exactement. Et je lui ai demandé son nom, il s’appelle Gérard Nesey, N.E.S.E.Y. – C’est noté, mais pourquoi vous aurait-il répondu son vrai nom ? – L’enculé ! Ouais ! Et il aurait choisi Gérard, comme prénom, comme l’enfoiré d’acteur qui veut pas partager ses millions avec nous, son public ! – Nous contactons les agents de service dans votre quartier, ne vous inquiétez pas, soyez prudente ! Vous êtes dans quelle rue ? – Rue Saint Jean, banlieue Nord. Vous êtes pas le commissariat du quartier, là ? – Non, du centre-ville ! Mais nos agents du quartier Nord vont venir, vous inquiétez pas. Euh… il y a bien un Gérard Nesey, dans notre ordinateur, mais banlieue Sud, je crois, et… aïe, « malade mental » dit le fichier. Suicidaire, faites attention. Aucun fait de violence envers autrui, mais deux tentatives de suicide, probables, inavouées ! Il semble pas armé ? – Non, mais ‘peut se foutre sous un autobus ou quoi, avec du sang partout, bonjour les affaires ! Pour nous c’est vachment grave ! Les gens osent plus se goinfrer de trucs après ! – La patrouille va passer, se montrer, vous inquiétez pas. Moi, je réalise que c’est débile. S’ils montrent leur gros flingue, le candidat au suicide peut leur sauter dessus, rien que pour se faire descendre ! Est-ce qu’ils visent les jambes ? Je conclus, en ra-crochant : – Ouais salut ! Une bonne femme est entrée, pleine de bijoux, et regarde ma vitrine. J’enchaîne : – Vous désirez, madame ? – Un truc aux fruits, pour six personnes, mais pas dégoulinant, là, votre truc aux fraises me fait un peu peur ! Oh-là-là ! – Ah-ah-ah ! Eh, y’a des trucs qui font plus peur que ça, dans la vie ! – Non : pour mon foie, la crème fraiche, même battue, est le plus horrible des cauchemars ! – Je le comprends bien, oui. Voyons voir ce que j’ai à vous proposer ! Dans mon job, « le client est roi », il faut approuver, même s’il dit des conneries énormes, du moment qu’il paye… En tout cas, ça me ramène sur Terre, c’est bien. Enfin, la journée finie, je suis retournée à ma bagnole sans problème. Sans avoir vu de pa-trouille avec gyrophare, mais sans non plus être attaquée par un violeur ou quoi (à supposer que le dingue sans couille soit un violeur). Et, à la maison, j’ai raconté tout ça à mon amant du moment – Albert – qui m’a acheté une bombe lacrymogène le samedi d’après :

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– Avec ça, t’es tranquille : si le dingue repasse, tu lui en fous plein sa gueule, il arrête tout de suite, plié en deux ! Et moi j’viens lui casser sa tête ! – Ah-ah-ah ! Mon Albert super-viril ! Mais bref, j’ai oublié cette histoire – c’était il y a dix mois maintenant, je crois. Oui : l’automne, le début des temps frais, c’est ça. Une autre rencontre toute bizarre, que j’ai faite, dans le genre, c’était une naine… (Enfin, j’avais lourdé Albert, l’esclavagiste qui me faisait repasser ses chemises tous les jours, et pris Mbala – mon quatrième noir, super viril ! – puis Ahmed puis Jean, mais côté boulot, je veux dire :) J’ai cru que la minuscule petite fille était une gosse de six ans, dans la file, ce vendredi après-midi (vers seize heures). Et puis est venu son tour, avec un seul type derrière (pas son papa, ils étaient pas ensemble, visiblement). – Salut toi ! Tu veux quoi ?! – m… mons… soih… m… maname, p… pahdon… pahdon… Une petite bègue, nulle. Mais la file doit dépoter, quand il y a du monde derrière : – Accouche, tu veux quoi ?! – n… n’un f… fan-v… vanih… Elle avait l’air sub-débile, cette gosse. J’aime pas les bègues, moi. Tout recroquevillés débiles. – Eh, c’est des flans normaux, j’sais pas si c’est à la vanille ! – s… si… – Ah-ah-ah ! Qu’y sont cons, ces gosses ! Et le type derrière, dans la file, rigole avec moi. Je vais chercher le flan de la bègue. – Tiens, ça fait Un quarante ! – p… pas n… ne papier n… n’autouh… – Quoi ?! – v… vous pas faih… n… ne papier n… n’autouh… ? s… s’y vous plaît… Elle a l’air de vouloir un emballage, pour un seul petit gâteau ! – Non, me fais pas chier ! Un quarante j’ai dit ! Elle paye, en tremblant, toute, et c’est là que… j’aperçois son nichon (oh, elle a pas du tout de décolleté, mais quand elle se déplie pour monter les sous « très haut sur le comptoir », j’aperçois ses formes adultes). Mais c’est visiblement une « dominée », pas une grande gueule comme moi, elle craint pas de me faire chier (je les connais, les crevures comme ça – j’ai été chef de classe, au col-lège). Tiens, je peux dire à 100% de chances qu’elle est pas fumeuse, et j’aurais deviné qu’elle se maquillerait pas quand elle serait « grande », sûre. A rencontrer les gens, avec mon métier, on est à moitié psychologue social, moi je dis. En plus de mes dispositions personnelles, mes talents (d’écrivaine amateur, de séductrice compulsive, et autres). Bref, j’encaisse les sous de la naine, et elle prend le flan par le petit papier dessous. – v… voih, m… maname, p… pahdon… – C’est ça casse-toi ! A qui le tour ? Le type dont c’est évidemment le tour rigole encore. – A moi ! Eh, y’a plu’ que moi, dans l’magasin ! – Donc c’est à vous, je pense ! Ah-ah-ah ! Que vous fallait-il monsieur ?! – Un truc pour huit, pour bouffer avec des bières, devant l’match, sans s’en fout’ plein les doigts ! Eh ouais, pasque s’y faut aller s’laver les mains et on rate le seul but du match, putain ! – Je suis pas une putain : j’adore le foot moi aussi ! Tous ces beaux mecs en short ! Et on rigole, je lui sers je sais plus quoi, une brioche aux pralines je crois. Il s’en va super con-tent, avec sa boîte enrubannée (il m’a pris la plus chère brioche, « Lille champion ! » a-t-il expliqué, pour se justifier, en prévision des cris de sa bobonne). Mais… dehors, devant la vitrine, j’aperçois la naine, toute tremblante, me tournant le dos… tenant maladroitement sa part de flan. Semblant attendre quelqu’un. Bon, moi je m’en fous, je re-tourne lire mon magazine, sur les célébrités. Plus tard entrent dans le magasin deux vieilles, puis un couple, puis une vraie gosse je crois, je me souviens plus très bien. En deux ou trois heures de temps. Et dehors, la naine attend toujours. Là, je repense à ses mots pour avoir un papier autour. Est-ce qu’elle attend mon patron (venu chercher les invendus et la caisse, à la fermeture) pour se plaindre de mes services ? Passé dix-huit heures, alors qu’il n’y a plus personne sur les trottoirs, je sors la tête de la porte – comme je fais chaque fois que des gamins lancent des pétards par ici : – Eh, la naine ! Viens ici ! Rentre ! Elle obéit, toute penaude. – Bon, y a moins de monde maintnant ! J’peux t’foutre ton papier autour, me fais pas chier ! – m… mèhci, m… mèhci… – Donne ton flan à la con !

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Elle obéit encore, toute tremblante, en regardant dehors, comme terrorisée. – Qu’est-ce qu’y t’fait peur, dehors ? T’oses pas rentrer chez toi ? Elle avale sa salive. – n… non, p… pas peuh, l… l’y n’est s… si gentil… m… mais s… s’il viende… d… déjà ent’é… Là, je repense au dingue de l’autre fois. A sa « toute petite jeune fille, timide et douce » à ma place… – Eh, ptite, tu travaillais ici, avant ? – ou… ou-i, p… pahdon, p… pahdon… – Ben moi je suis cent fois mieux, moi je dis ! – ou… ou-i, p… pahdon… pahdon… Pas contrariante, clairement dominée. Il y a pas de match, que je gagnerais. – Tu me demandes pas comment je le sais, que tu travaillais ici avant ? Elle regarde dehors, elle tremble. Elle n’ose pas me supplier de finir « vite », pour qu’elle re-tourne devant le magasin, offrir au type son gâteau avant qu’il entre… – Y ressemble (ressemblait) à quoi, ton mec « gentil » ? Elle avale sa salive. – Réponds, si tu veux que je finisse d’emballer ça. Dépêche ! – p… pahdon… pahdon… n… n’y va me dih n… non, p… pouh le dâteau, n… ne va viende vous voih… que v… vous si ghande, n… n’intéhigente, n… ne bien pahler… – Ah-ah-ah ! Allez ! Pour aujourd’hui, je t’autorise à lui filer ce flan pourri, je suis pas jalouse. S’il vient ! – m… mèhci, n… n’à n’infini… Elle a les larmes aux yeux, de reconnaissance infinie, la conne. – Mais dis-moi : à quoi il ressemble ? – n… ne pluss j… gentil m… monsieur du monde… ne pluss beau… – Ah-ah-ah ! Tu sais qu’être amoureuse, ça rend aveugle ?! Elle cligne des yeux, elle ne répond pas. Elle regarde dehors, toute peureuse perdue. – Il te fait un peu peur, en même temps ? Elle fait non, de la tête. Mais elle dit : – j… je n’a si peuh… – Peur de quoi ? Peur qu’il se tue, lui ? Elle cligne des yeux encore, ne comprenant rien à rien. – p… peuh… n’il est néjà n’ent’é n… n’avant j… je lui offe… p… p’opose… ne dâteau ghatuit… – OK, je termine. Et je finis le pliage, mais… – Mais c’est que aujourd’hui ? ou tu vas revenir chaque vendredi, me faire chier comme ça ? Elle cligne des yeux. – s… seunement au-jouhn’hui, p… pahdon… – Et tu vas faire quoi, vendredi prochain ? – j… je seha n… n’au Ciel… – Merde ! Tu vas pas te tuer aussi ?! Mer-deu ! – n… non, s… c’est n… n’assident… n… nes t’ains, n… ne passer t’o vite… Bon dieu, elle allait se jeter sous un train ?! Est-ce que je devais appeler la police encore ? Bon dieu, ce couple d’anormaux ! d’amoureux anormaux, d’un autre siècle ! Et encore : moi j’ai com-mencé à coucher au siècle passé, eux y remontaient au Moyen Age ou quoi ! Mais c’était pas une histoire de prince et princesse, plutôt de poubelles antiques… – Attends, attends, ptite ! Tant que je tenais le flan, elle était « prisonnière »… – Pourquoi t’es venue qu’aujourd’hui, pas y a trois ans ou quoi ? Elle avale sa salive, perdue. – n… n’on a pas le dhoit s… sohtih… – T’es chez les rligieuses ou quoi ?! – n… non, ch… chez les némiles, p… pahdon… Chez les « débiles » ?? – Oh putain ! Et il le sait, ça, lui ? Elle cligne les yeux, comme choquée par la question. – n… non, oh non, p… pas le dihe… Ouais, mais… S’il est revenu 141 fois (je me souvenais du chiffre, qui ressemble à mon 142 porte-chance), il avait bien dû l’entendre bégayer, se montrer très très conne avec les clients… Mais… – Y’a un centre pour handicapés mentaux ici, à Lille ?? ’Jamais entendu parler ! – n… non, à… à Nouai…

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– A Douai ? Merde ! Et t’es « en fuite », ou quoi ? venue en train ? Tu sais prendre le train ? Elle fait non. – n… non, n… ne viende n… n’autobus, j… je n’a n… n’échappée nu musée… p… pahdon, s… sans néhanger… La vache ! Une fugitive ! Mais si j’appelle la police, sûre qu’elle va se sauver à la seconde ! Et se jeter sous un camion, sans attendre d’être jetée par son amoureux, qui me préférerait moi à son flan gratuit à elle (pense-t-elle) ! Bon dieu, y’a de ces anormaux sur Terre… (même si c’est peut-être ça le « romantisme » à la con, genre dix-neuvième siècle, poètes…) – Attends ! Attends ! T’as compté combien il t’a acheté de « flans-vanilles » ? Si c’est « cent quarante et un », la réponse, c’est « le dingue », sûr. – ou… ou-i… – Combien ?! – s… cent quahante un… s… si j… gentil, f… finèle… – C’est lui ! Oui, il m’en a parlé, de toi ! Subjuguée, la bouche ouverte, médusée. – Il vient plu’ au magasin depuis que t’es plu’ là ! Elle cligne des yeux, deux larmes coulent. Elle dit pas « comment il a pu vous parler s’il re-vient plu’ ? », mais j’explique quand même : – Y repasse seulement une fois par an, voir si tu es revenue ! – s… si j… gentil, n… n’à n’inf.. n’infini… oh… oh… Elle va me faire un orgasme, là, sans se toucher ! – Attends ! Attends ! Y va pas vnir ce soir, mais ! Je connais son nom ! Tu peux l’trouver dans l’annuaire ! Elle baisse les yeux, comme brisée. J’y comprends rien, quoique… – Tu sais pas faire ? Chercher dans l’annuaire ? Attends, attends, on va t’aider, merde ! Peut-être pas moi mais… J’arrive à la baratiner, pour pas qu’elle se sauve en courant . (Enfin, je m’en fous de « l’ordre » bourgeois, qui veut que les filles dingues soient enfermées, mais là dehors, dans les rues, paumée à la dérive, elle risque de se faire violer et égorger, elle est trop con pour y penser, ou le croire si je lui dis). Alors je raconte un bobard : – Enfin, il m’a dit son nom, mais je m’en souviens plu’, mais… je l’ai noté, je l’ai fait noter, attends ! Faut que je téléphone, pour l’avoir. Je joue serré, là : – Allô, bien le bonjour monsieur ! – Vous avez appelé Police Secours madame, quelle est votre urgence ? – Pas de problème exactement, mais euh… je suis avec une toute petite jeune femme… – La naine en fuite ?! La débile ?! Elle a été rtrouvée ?! Vivante ?! – Oui, oui monsieur, pas de problème. 79 rue Saint-Jean, mais – le temps que vous arriviez – est-ce que vous pouvez faire une recherche dans vos archives ? – Ben non ! C’est un numéro d’urgence ici ! – C’est pas grave, je vous explique : il y a peut-être six mois, eh ben, je vous ai contactés (moi, la pâtisserie Le Pellec) au sujet d’un rôdeur bizarre, vous aviez noté le nom. Vous pourriez me redire le nom, qu’on le cherche dans l’annuaire, avec la naine ? Merci. On attend votre appel ! Salut ! – Ah-ah-ah ! C’est une fugue amoureuse ?! – Voilà : on attend votre coup de fil ! A tout de suite ! Ba-bye ! Et j’ai fait asseoir la naine sur mon petit banc, à côté de moi (en position de repos). J’ai servi encore deux-trois clients, et puis la lumière bleue du gyrophare a éclairé le magasin. Ils sont restés en double-file, les policiers, sont descendus à deux. Il n’y avait plu’ de client mais je me suis levée. Ils sont entrés revolver au poing, comme dans les films… mais la petite était sortie de mon champ de vision, elle s’était faufilée, elle est passée entre ces gros malabars, impuissants ! – Stop ! Ou je tire ! Ces imbéciles avaient tenu la porte ouverte avec le pied, et la petite naine est passée entre les jambes du policier de devant, ou quoi, a échappé aussi au deuxième, elle s’est sauvée en courant sur le trottoir. Ils ont tiré, tous les deux, deux fois chacun. – On l’a eue ! Ils se sont serré la main. – Appelle une ambulance, vite ! – Oui, chef ! Enfin, ce n’est pas la fin de l’histoire. J’ai dû aller témoigner au commissariat, raconter toute l’affaire, je suis sortie qu’à vingt deux heures ! (J’avais fait prévenir Jean, qu’il me croit pas en train de

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découcher encore – pour le rendre jaloux, ça marche super-bien mais en l’occurrence, c’était pas ça cette fois). Enfin, j’ai tout raconté à Jean et on a joué le numéro, lui me prenant comme une bête en me traitant de « petite pute naine, miam-miam, je suis le super-flic malabar avec mon super gros truc ». Bref, je pensais ne plus en entendre parler, de cette histoire… jusqu’à la visite annuelle du dingue. Et si, me « connaissant » maintenant, il entrait me demander si j’avais des nouvelles de sa petite chérie, je dirais quoi ? Fallait-il que je demande protection policière ? J’en ai parlé au patron, qui en a parlé à l’adjoint du commissaire ou quoi, et j’ai eu la réponse : le dingue ne reviendrait plu’ ja-mais, ça lui avait été assuré. J’ai demandé s’il avait épousé sa naine, sortie de l’hôpital, ou bien s’ils s’étaient tués tous les deux (ou lui seulement, si elle était morte par balle). Mon patron a rigolé et il m’a dit la conclusion : – Ah-ah-ah ! On le saura sans doute jamais ! Mais la police m’a formellement assuré qu’il ne revien-drait pas, au magasin. Ça laisse un certain mystère, et ça émoustille vachement mon Jean, ce suspense ! Je viens d’écrire les dernières lignes, et je retourne au lit d’urgence avant que ça retombe ! Salut !

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AIDE DE COMMERCE Gérard aurait bien sûr rêvé que sa « petite pâtissière chérie » tienne le magasin toute seule, enfin… oui et non. Oui : – Leurs rencontres au magasin auraient été plus « intimes », ou « personnelles », disons. – Il aurait pu un jour lui avouer sa tendresse, infinie, pardon. Non : – Seule, et timide et faible, elle risquait d’être attaquée, par des bandits, ou violeurs. – Timide lui aussi, et traumatisé par sa sosie Lucie (l’ayant méchamment rejeté), il n’aurait vraisem-blablement pas déclaré son amour de toute façon. La situation était donc la même que s’il était revenu 141 fois la voir seule, ces 141 vendredis soirs. A peu de choses près. La seconde semaine toutefois, quand il était revenu le mardi pour la re-voir, la grosse dame avait répondu différemment que s’il s’était agi de sa remplaçante : – La ptite naine qu’était avec moi ce vendredi ? Non, elle est pas partie se marier, ah-ah-ah ! C’est une handicapée mentale en insertion ! Qui vient qu’le vendredi ici ! Pour faire les paquets et rende la monnaie ! Ch’ais pas comment elle fait, pour la monnaie ! Super-bien ! Ptête comme Youpin’ Hoff-mann dans le film Rain Man : les débiles ont des talents bizarres, ah-ah-ah ! Il n’était donc revenu que le vendredi, pour les trois ans et demi qui ont suivi. Il disait « merci mdame » à la femme qui mettait dans la boîte (son gros gâteau pour le week-end) et « merci infini-ment manemoiselle » à la petite naine gentille, qu’il faisait rougir adorablement, chaque fois, en disant ça… Mais cette 142e fois, tout l’Univers s’est écroulé. Il l’a senti venir avant d’entrer, croisant une dame sortant du magasin (bizarrement porte ouverte) en se bouchant le nez, sans porter de paquet ni rien. Qu’est-ce qui se passait ? Il est entré inquiet, inquiet du changement possible, ou pire, et… une odeur de vomi gâchait le miracle hebdomadaire, pardon. Bien plus catastrophique : sa petite chérie n’était pas présente, aujourd’hui. – Salut jeune homme, vous au moins, fidèle client, vous allez pas vous casser sans rien achter ! C’est vote petite qu’a vomi ! La salope ! – oh, pardon, je… je vais vous rembourser, le… le nettoyage, le… manque à gagner… Elle est ma-lade « grave » ? – Ah-ah-ah ! Tu risques pas ! D’nous rembourser le manque à gagner, la perte d’image, et tout ! Com-bien tu nous filerais ? Il cherchait l’air, pardon. Enfin, c’est pas que… « ça sentait mauvais », non : il l’aimait, elle, comme une maman change les couches de son bébé… – Combien ?! – tout ce que j’ai à la banque… Peut-être trois mille Euros. – Ah ben, ça change tout ! Ptêtre qu’on la garderait alors ! Sinon, elle est virée, à jamais ! – non, je vous en supplie, mdame… – Attends, attends ! Je crois que Martin sra pas d’accord. S’que ch’te propose : aujourd’hui, tu prends ton grand flan habituel, OK ? – oui, mdame, merci. – Même si tu l’bouffes pas, avec l’odeur imprimée ddans ! On s’en fout, hein ? Il a avalé sa salive, et hoché le menton, coupable. – Et, au lieu de nous verser trois mille balles, t’en consacres cinq cents à nous payer un grand restau, à nous trois avec Martin, et deux mille cinq cents à titre de don, OK ? Il était tout bousculé, perdu. Il n’était pas sûr d’avoir atteint les trois milles, pile, sur son compte épargne, mais si revoir sa petite chérie était dans la balance… il emprunterait, il ferait n’importe quoi. – oui, madame, merci madame. Un client est entré une seconde, et ressorti en clamant : – Putain ça pue ici ! C’est une infection ! La dame a grondé : – V’voyez ?! combien on a perdu de clients, à jamais ?! On va porter plainte, moi je dis ! – oh, je vous en supplie, c’est pas sa faute à elle, elle est malade, la pauvre chérie… – « Chérie » à toi, pas à moi ! Non ! Ah-ah-ah ! Mais ch’te raconte rien avant d’avoir le fric ! Enfin, il n’a rien tiré de plus, comme renseignements, médicaux ni rien, que le numéro de té-léphone de leur domicile (pour appeler d’une cabine, voir avec Martin Le Pellec ses disponibilités, pour un repas au restaurant ce week-end, au restaurant Maximustis Rue de la Grande Chaussée – exigé par la dame).

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Et, sorti dehors, retrouvant l’air frais, pardon (pardon de préférer l’air sans « odeur de sa petite chérie »), il est allé téléphoner d’une cabine, au pâtissier : – Ouais merde ! Qu’est-ce que c’est ?! – èscusez-moi de vous déranger, monsieur. Je suis un fidèle client du magasin, et je voulais vous faire un don, de deux mille cinq cents Euros, et vous inviter ce week-end à un repas, au Maximustis, si c’était possible… pardon… – Ah-ah-ah ! Qu’est-ce que c’est que ces connries encore ?! Tu veux dire : si mon numéro est tiré au sort ! Et en échange, faut que ch’te dise mon numéro d’carte bleue pour qu’tu fasses le virement ?! Mon œil ! – c’est pas ça, msieur. Votre femme vous èspliq’ra… Je voulais juste connaîte vos disponibilités, pour le repas ce week-end, si possible… – Ouais-ouais-ouais, et quand on rvient, on trouve la maison dévalisée ! Je vois ça d’ici ! – non msieu, je le jure, comment vous prouver ma bonne foi ? – T’t’appelles comment ? – gérard Nesey, j’ai 29 ans, je travaille chez Logitmics, dans la banlieue Sud. – Et qu’est-ce tu viens foutre achter un gâteau Rue Saint-Jean ?! à l’aute bout d’la ville ?? – j’ai acheté 141 flans pour dix personnes, en trois ans et demi, 141 vendredis soirs… – Ah, OK. C’est toi, l’amoureux d’la naine ? Il a rougi, pardon. – Ah-ah-ah ! C’est Joséphine qui m’a raconté ! C’est pour ça qu’on a doublé l’prix, sur ce gâteau, on savait qu’tu paierais ! – sans hésiter, oui, pardon… – Ah-ah-ah ! Non, ça c’est des histoires de bonne femme, me faites pas chier avec ça ! Tu l’invites chez Maximustis, Joséphine, et moi j’garde la maison, avec mes chiens féroces, OK ? – comme vous préférez. – Allez salut ! Et ça a raccroché. Gérard est retourné au magasin. Il a retrouvé cette odeur, pardon, de sa petite chérie, pardon. Il a demandé à Madame Le Pellec si samedi midi lui conviendrait, ou dimanche midi s’il y avait pas d’place le samedi. Elle a choisi le dimanche, pas avant treize heures trente, le temps de fermer le magasin. – Ah-ah-ah ! Allez casse-toi ! Me vomis pas ici toi aussi ! – pardon, non, c’est… pas sa faute, elle… elle est malade… grave ? – J’dirai rien avant d’ête devant un super bon repas, payé d’avance ! – entendu… Enfin, il a réservé « une table pour deux, ou peut-être trois » si Martin Le Pellec, informé du vomi, pardon, exigeait d’être là pour la négociation (pour daigner garder la jeune fille naine)… Mais le dimanche midi, Madame Joséphine est venue seule. – Salut ! – ‘jour madame, pardon… – Tu t’es lavé les chveux ? T’as vu ça part pas facile, cette putain d’odeur d’vomi ! Il n’a pas osé demander si les ventes de samedi et dimanche s’en étaient ressenties… – pardon… – Ah-ah-ah ! Allez viens, on entre, et tu payes d’avance, vu ?! – oui madame… – Ah-ah-ah ! ih-ih-ih! Pardon… Amoureux, il était vulnérable, c’était très évident, pardon… Ils sont entrés. – Salut ! Il a réservé une table pour deux, faut qu’il paye d’avance ! – Entrez, entrez, c’est à quel nom ? – nesey, pardon… – Nul besoin de vous excuser ! La table est réservée, libre, garantie ! Nous sommes un restaurant de classe ! Sans faire tourner les tables en multiples couverts, en espérant que les premiers partent à temps, non ! – On s’en fout, d’tes salades, loufiat ! C’est la table là-bas ?! – Oui, madame. Soyez la bienvenue madame ! – Attends ! Qu’il paye, le jeune, là ! Qu’on m’réclame pas des cents et des mille après ! – Difficile, madame ! Tout dépendra de votre sélection de vins, qui dépendra (théoriquement) de votre choix de plats ! – Me fais pas chier ! Tu nous sers du Bordeaux, ça va avec tout ! – Euh, plus ou moins… et il y a Bordeaux supérieur et… moins supérieur, voyez-vous ?

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Finalement, ils se sont assis, ont composé le repas, choisi les vins (du jus d’orange pour Gé-rard, pardon – il n’aimait pas les trucs fermentés). Et Gérard a payé, avec dix pour cent de pourboire, pardon. 484 Euros, outch. – Ah-ah-ah ! Donc tu me fais un chèque à moi de deux mille cinq cent vingt Euros ! Il s’est exécuté (ayant fait hier le transfert bancaire, de son compte épargne vers son compte chèques). Madame Joséphine a rangé ça dans son portefeuille, dans son sac à main. – Voilà ! Attends ! Moi ch’te dis rien avant d’avoir d’leur assiette composée ! En attendant, parle-moi de toi ! – moi ? – Ben ouais ! Martin m’a dit qu’tu travaillais banlieue Sud ! Tu fais tout s’chemin pour voir La Naine ??!! – euh, oui, pardon, « la petite jeune fille timide », je préfère dire… – Ah-ah-ah ! Que t’es con ! – pardon… – Et la première fois, t’es entré pourquoi ?! – acheter un petit gâteau… – Ah ouais ?! T’as pas toujours acheté un gros machin ? – si, euh… quand j’ai vu, euh… que les gros gâteaux étaient, euh… emballés par la plus jolie fille du monde… – Ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Une naine ! Pas maquillée ! Pas d’bijoux ! Rien ! Une nullarde, oui ! – adorable de pudeur timide, oui… – Et qu’est-ce tu foutais dans s’quartier, à st’heure ?! – euh, je fais partie de l’équipe du matin, à mon usine, quatre heures-midi… – Ouais, comme Martin, ah-ah-ah ! Lui il dit qu’personne peut le comprende, qu’il se lève à trois heures du mat’ pour les pâtes feuilletées ! Gérard a avalé sa salive. – merci à lui, oui… – Tu t’en fous, toi, l’flan c’est une pâte sablée ! Mais attends, c’est pas gagné ! Pas sûr qu’y rprenne ta crevure contre seulement deux mille cinq cents, lui ! – aïe… – Tu peux emprunter ?! – je peux demander, oui, euh… – Ah-ah-ah ! Bingo ! Je suis très très forte, moi ! Il a bien fait de pas vnir, Martin, il aurait tout gâché ! Mais attends, tu m’as pas dit : qu’est-ce tu foutais dans note quartier ? Baiser une fille ? Gérard a rougi, pardon... – je suis vieux garçon, solitaire, pardon… je… j’étais convoqué à… la sécu… – Aïe ! La sécu psychiatrique ?! Du bout d’la rue ? Oui, pardon… – Attends, attends ! Hep, loufiat ! Tu m’amènes un papier un crayon, s’te plaît ! Et Gérard a dû écrire, sous la dictée, qu’il garantissait avoir fait ces versements d’argent, de son plein gré, pour raison sentimentale, et que ce n’était en rien un abus de faiblesse de la part de la réceptrice. Daté, signé. Sac à main. On leur a servi leurs assiettes, charcuterie pour Madame Joséphine, salade pour Gérard (qui n’aimait pas les trucs fermentés, pardon). La bouche pleine, Madame Joséphine a rigolé : – Ah-ah-ah ! Bouffe aussi, toi ! Qu’est-ce tu veux savoir, en premier ?! Hein ? Demandé ainsi… son prénom, petite chérie ? S’ils allaient la garder, au magasin ? Non… : – elle est… malade « gravement », la petite jeune fille… ? – Non, pas du tout ! Nous, on va porter plainte contre la Sécu, pour nous faire rembourser, l’manque à gagner ! Douze mille Euros, il estime, mon Martin ! Gérard a cligné des yeux, perdu. – la… sécurité sociale… ? C’est… un effet secondaire de… médicament… ? pardon. – Non, la Sécu ou les Affaires Sociales, leurs connries dans les bureaux, j’veux dire. Silence, elle mâchait, se recalait dans la bouche une autre fourchetée… – vous… pouvez m’expliquer… ? – (chkronch-chkronch) Ouaip ! (chkronch-chkronch) C’est sa tutelle, ou la psy ! Oh, elle était sous tutelle, pauvre petite chérie, pas considérée majeure ? – Sous prétexte que la Naine, elle est polak ! Ouais, l’est polak en plus, tu savais pas ? – je m’en doutais, pardon… Oui, comme Lucie Métailyek…

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– Ouais ben z’ont dit que, pour la dérider (elle qu’est toute coincée amorphe repliée), il lui fallait d’la vodka ! Ah-ah-ah ! Quelles connes ! – oh… et elle a été… soûle… à… à vomir, pardon… – Ça va, tu t’es excusé. Deux mille cinq cent vingt Euros, ça me va, comme excuses, ah-ah-ah ! Tu gagnes combien par moi, dis ?! – mille quarante… ou quarante six, je sais plu’, pardon… – La vache, ça fait pas lourd ! Mon fils il gagne quatre fois comme toi ! – ouf… la petite jeune fille est… pas malade, alors… – Ah-ah-ah ! Ben l’est « malade mentale », comme toi pt’être, mais pas « malade de santé », non ! Mais attends ! Ch’t’ai pas escroqué ce fric en t’faisant croire, tout ça ! J’ai plein d’révélations, à te faire, à son sujet ! – son prénom ?... – Patricia ! Enfin j’crois ! Un nom comme ça, écrit à la Polak ! Mais moi j’l’appelle La Naine ! – patricia… « Je l’aime, Patricia », il se dirait ces mots peut-être cent milliards de fois… – Et… bourrée par l’alcool, avant de vomir, elle a… parlé ! – elle… ? Oh, petite Patricia tellement silencieuse toujours… – Ouais ! Elle avait peur que tu la vois dans cet état ! – moi ?... – « Le monsieur que j’aime » ! – c’est pas moi, hélas… – « qui va ne viende n’acheter cent quahante un nième fnan ghande taille », c’est pas toi ? ??? – ou une coïncidence incroyable… – Non, le flan grande taille, y’a que toi qui prend ça, je confirme ! – oh… – Alors, tu vas faire quoi, maintenant ? – euh, si je… la demande en mariage, cous pensez que… elle accepterait… ? – Ah-ah-ah ! Ça existe encore, des naïfs comme toi ?! Même du temps d’ma jeunesse, fallait jouer super-serré, pour garder un mec ! Rfuser d’lui donner mon corps avant l’mariage ! Ou s’dire enceinte si on a raté l’coche la première fois ! ? – euh, non… ma tendresse est… pas « sexuelle », enfin… – Ah-ah-ah ! Ça tombe bien, pasqu’elle – j’ui ai dmandé pourquoi elle te disait pas en face son amour débile – è m’a répondu (sous pression alcoolique) que… elle est malformée, « incapabe de rendre un homme heureux » ! Ah-ah-ah ! Un homme normal, ouais ! – on… on pourra vous inviter, à notre mariage… éventuel… si elle accepte… – Ah-ah-ah ! Super ! On viendra vomir dans votre église, en s’étant pinté la gueule ! Génial retour, merci ! – merci madame… merci infiniment… – Que notre vomi soit béni, alléluia !

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TUTELLE GENTILLE ? A la fin de l’année 2013, Gérard a été ému de voir sa petite pâtissière adorée « très triste », larmoyante. Depuis trois ans et demi qu’il revenait la voir, au magasin, jamais elle n’avait paru si abat-tue. Bien sûr, elle avait toujours été tristounette, insultée qu’elle était par les gens (« sale naine », « bougnoule », « bègue débile », etc.) et c’est en partie ce qui faisait son charme – en prenant sa défense, il s’était toujours senti « preux chevalier »… Et ses sourires à elle, en remerciements, avaient définitivement conquis son cœur… Mais là, ça semblait des problèmes personnels, puisqu’elle reni-flait, les yeux mouillés, même en l’absence d’autre client. Alors, le Vendredi 13 Décembre, avec toute la symbolique liée aux vendredis 13 (catastrophe ou miracle ?), il a tenté de tendre la main, pour cette 141e rencontre… Pendant qu’elle emballait son petit flan : – Manemoiselle, ça va ?... On peut vous aider ?... pour quelque chose ?... Elle a tressailli, reniflé. Elle s’est mise à trembler, mais apparemment pas de peur – ils se connaissaient, presque. Elle cherchait les mots, ou les idées, lente petite fée. Silence. Et Gérard crai-gnait que jamais plu’ elle ne lui ferait un sourire, comme sa sosie Lucie, quand il lui avait proposé (au lycée) de l’aider en Maths, pardon… Snif. Le silence, très lourd. – è… è… è… est-ceu… v… vous… pouhez viende… v… voih m… ma tutelle… ? Oh, elle était sous tutelle, pauvre chérie ? – Oui, oui bien sûr, quand ? Elle paraissait surprise qu’il ait accepté. C’était incroyable, il n’y comprenait rien. – j… jeudi… n… nix-neuf… a… à n… neuv… heuh… n… n’aux a… ffaih s… sociales… hue Mon-houge… Euh, Rue Montrouge ? Il regarderait sur le plan, et… pour l’horaire : il demanderait une ab-sence à l’usine, pour raison grave (lui, son suicide imminent était dans la balance, si c’était pour le faire jeter – comme Lucie, lui disant de « la laisser tranquille »…). Ils se sont donnés rendez-vous devant la pâtisserie jeudi prochain à huit heures quinze du matin, ils iraient ensemble, oui, bien. Gérard a passé une semaine horrible. Enfin, son absence a été autorisée, il n’a pas eu besoin de démissionner. Mais… poursuivi par le fantôme de Lucie, il comprenait que ces trois ans et demi de bonheur retrouvé, avec le sourire de cette petite pâtissière, allaient prendre fin. Enfin, ça ne devait pas avoir de rapport avec ses larmes à elle – elle devait ignorer que ce serait sa troisième tentative de suicide, et que ce serait la bonne. Quatorze ans après le drame Lucie, à la fin de leur classe de se-conde. Quatre ans après la rechute, quand Lucie « catherinette » avait confirmé « refuser de le revoir, à jamais ». Snif. Là, à l’évidence, la tutelle allait lui interdire de revenir, regarder amoureusement la petite jeune fille, pardon. Obligation de la laisser tranquille, la laisser redoubler une classe d’insertion ou quelque chose, pardon… Et le jeudi en question, donc… enfin, il n’avait quasiment pas dormi de la nuit précédente, il s’est « levé » à quatre heures du matin, douché, rasé de près, habillé comme un vendredi pour aller voir sa petite chérie (avec des vêtements repassés). Et il est allé prendre le premier bus, celui de six heures vingt trois. Avec arrivée au centre-ville vers sept heures. Le bus 17 ensuite. Arrivée à l’arrêt « Saint-Jean » vers sept heures et demie, très en avance, bien. Ouf. Mais sa petite pâtissière était déjà là ! L’attendant à mi-chemin entre l’abribus et la pâtisserie ! Et habillée merveilleusement, comme un petit ange de pudeur : en vêtements gris et sages, jupe mi longue et ras du cou. Un peu comme Lucie à 15 ans, oui (tout le contraire de Lucie à 16-18 ans, sé-ductrice active – vers tous les hommes sauf lui, snif…). Hum. – ‘Jour Manemoiselle… Pardon… Elle n’a pas souri, bien sûr. Comme depuis quatre semaines maintenant. – j… jouh… m… meu-s… sieu… Silence. Immobilité. – Vous m’emmenez Rue Montrouge ? Je connais pas… enfin, j’ai vu sur le plan, un peu. Euh… c’est par là-bas, c’est ça ? Elle a fait signe que Oui, et ils se sont mis en route. Au très petit pas de sa petite chérie (naine et anémiée, gentille)… Silence. Ils ont traversé trois rues et puis ils ont pris à droite, traversé encore, continué, et pris à gauche – Gérard n’était pas sûr de retrouver l’abribus Saint-Jean, mais… il espérait s’éteindre d’arrêt du cœur, sans que la question se pose. Quand la dame-tutelle allait lui signifier son interdiction de revenir, dans ce quartier (hors Sécu psychiatrique, pour sa convocation annuelle, mais sans passer devant la pâtisserie, même). Il ne reverrait jamais plu’ sa petite chérie, non, pas davantage que Lucie, c’était fini, fini… Il a reniflé, pardon. S’est mouché.

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Ils arrivaient devant un grand bâtiment blanc. « Affaires Sociales 59 ». Oui. Il était huit heures moins dix. Très en avance pour le rendez-vous de neuf heures, pardon. Ils sont restés debout sur le trottoir, à attendre, en silence. La petite jeune fille reniflait aussi, très très triste (comprenait-elle qu’elle allait tuer un homme ?). Enfin… non, ce devaient être ses sou-cis à elle, ceux qui la poursuivaient depuis des semaines, plutôt. Là, avec lui, elle se défaisait d’un paquet encombrant, c’était tout. Mais les mêmes interrogations (de la semaine) torturaient Gérard : comment avait-elle pu programmer l’emploi du temps de sa tutelle ? Est-ce que c’était à l’occasion d’un rendez-vous préétabli qu’elle allait en profiter pour se défaire de ce gêneur ? snif… Vers huit heures quarante, une dame a ouvert la porte, en râlant, toute seule. Ils sont entrés derrière elle, pardon. Il a tenu la porte pour la petite jeune fille, qui a eu – ô miracle – un demi-sourire, en relevant les yeux. Il l’a suivie vers les escaliers, et jusqu’au deuxième étage, très lentement. Il réalisait que les marches sont trop hautes, pour les personnes de petite taille, devant escalader ça comme nous pour des marches deux fois plus hautes, exténuantes, pardon. En haut, il y avait un couloir, et la petite jeune fille, quoique hésitante, se dirigeait précisément. Elle s’est arrêtée devant le bureau marqué : « P.H.L. », mystérieux. Personnel Habilité au Labora-toire ? Personnes Handicapées Lilloises ? Projet de Handball Léger ? Il ne le saurait sans doute ja-mais. Et peu importait, sans doute. Il y avait des chaises, dans le couloir. – On s’assoit ? – ou… ou-i… p… pahdon… Ils sont allés s’asseoir. Enfin : il s’est posé et elle a « escaladé » la chaise, pardon. Il n’a pas osé s’excuser, ni l’aider, craignant de la complexer pour sa très petite taille, pardon… Silence. Long silence. Il était neuf heures moins douze. Et puis l’heure a tourné, et les neuf heures pile sont passées, puis neuf heures cinq, dix… Ensuite des bruits de talons ont résonné, dans l’escalier, et une dame à lunettes est apparue. – Salut ! Déjà là, Patricia ?! Oh, sa petite chérie s’appelait Patricia… ? Merveilleuse découverte… (« Je l’aime, petite Pa-tricia chérie »… disait son cœur)… Même si tout allait s’éteindre dans une minute peut-être. – T’es qui toi ?! Lui ? Euh… – Euh… Manemoiselle Patricia m’a demandé de venir, pardon… – Ah-ah-ah ! Incroyabe ! Attendez ! J’entre allumer l’ordi et tout ça, j’reviens vous chercher après ! Elle est entrée, refermant derrière elle. Et Patricia avait baissé les yeux, comme très triste à nouveau, pardon. Pour ses problèmes à elle, peut-être. Silence. Neuf heures et demie. Oui. La porte s’est rouverte, finalement. – Entrez ! Asseyez-vous ! J’vais m’chercher un ptit café et j’arrive ! Ils sont entrés et se sont « assis », à nouveau (pardon pour ces chaises trop hautes, pardon). Silence. – Slurp ! C’est bouillant s’machin ! La dame revenait avec son café. – Alors, jeune homme ! Dis-moi qui tu es, s’que tu viens faire ici ! ??? Il s’est tourné vers Patricia, mais elle regardait par terre, comme très abattue. Silence. – Euh, je m’appelle Gérard Nesey, j’ai 29 ans. Ouvrier, chez Megatronics. – Ton numéro Sécu. Il s’en souvenait, heureusement. La dame prenait note, sur son ordinateur (elle lui a fait épe-ler N-E-S-E-Y). – Ton adresse, ton téléphone ! – Euh, 2 bis Impasse Miki Niouberi, ça s’écrit M-I-C-K-E-Y N-E-W-B-U-R-Y… – OK ! Téléphone ! – J’ai pas le téléphone, pardon. – Hein ?! En 2013 (dans nos pays) ça existe encore, quelqu’un sans téléphone ?! – Oui, pardon. – Pourquoi tu as pas l’téléphone ?! ? – Pour raison personnelle, pardon. (Pas être déranger, juste rêver…). Ça a fait froncer les sourcils de la dame, et… « sourire » (un peu) Patricia. Gentiment, sans se moquer. Souriant toute seule, simplement. Gentille, oui. De tempérament rêveur elle aussi, oui. – Et qu’est-ce que tu viens faire ici ?! – Je sais pas… Manemoiselle Patricia me l’a demandé…

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– Et si trois mille personnes te demandent de venir à leurs trucs, tu y vas ?! – Non… – Alors quoi ?! Explique ! Il s’est tourné vers la petite jeune fille, Patricia, espérant qu’elle explique, avec ses mots à elle (peut-être quelque chose comme « y… il vient m… me hegahder… amouheusement… je veux pas… y faut lui dih… pahtih… à jamais… »). Oui. Mais elle restait muette, les yeux baissés. Silence. – Tu la connais dpuis quand ?! – Trois ans et demi… – Quoi ?! Et tu sais quoi d’elle ?! – Rien, rien pardon… Il n’allait pas la poursuivre, non, il ignorait son adresse, son nombre d’amants, tout…Contrairement à Lucie, il ignorait même son nom de famille, il ne la pourchasserait pas, non… – Et tu es venu me dire quoi alors ?! – Je sais pas… Patricia semblait au bord des larmes, la pauvre. Mais que dire ? Avouer son amour ? La voir froncer les sourcils, comme Lucie autrefois ? « Vas-t-en ! », il réentendrait ces mots cassants une nouvelle fois ? – Patricia ! Ma ptite, il semble pas pouvoir parler en ta présence ! Vas nous attendre dehors ! Tu t’assois et tu bouges pas, OK ? Patricia, toute honteuse perdue, est descendue de la chaise, et elle est sortie, sans un regard. Lui, il a seulement dit : – Pardon… – Ah-ah-ah ! Allez, et tu fermes la porte ! T’attends assise derrière, dans l’couloir ! Elle a refermé la porte. – Alors ?! Euh… – Je crois que… Patricia a… des problèmes, en ce moment, pardon… – Oh que oui ! Elle n’en a pas dit davantage. Sans doute le secret professionnel de tutelle. – On peut… l’aider ? C’est ce que je lui demandais, au magasin… Et sa réponse, ça a été de… me demander de venir… – Pourquoi t’es venu ?! – Parce qu’elle me l’a dmandé… – On y rvient : et si trois mille personnes te demandent de venir à leurs trucs, tu y vas ?! – Non… – Alors quoi ?! Explique ! – Je l’aime, madame, pardon… – Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah ! Ecroulée de rire, pardon. – Eh ! Dis-moi ses cinq plus grandes qualités ! Seulement cinq, éh ! ??? – Euh… Elle est… la plus gentille fille de l’Univers (pas seulement la plus jolie)… Et la plus timide mignonne, silencieuse toute douce… Pardon, ça compte combien, ça ? – Attends ! Elle semblait taper, mot à mot, ce qu’il disait. – Eh ! Attends, si ch’te dis qu’elle est handicapée mentale, naine, bègue, introvertie, asociale, ané-mique ! Tu m’réponds quoi ! ? – Ça fait son charme, infini, oui… – Explique ! T’es maboul ?! Il a avalé sa salive. – Quand j’avais quinze ans, je suis tombé amoureux de sa sosie… qui était la dernière de la classe, la plus petite du lycée… – Et elle t’a envoyé chier ?! Comment elle le savait ? Il était laid à ce point ? – Oui, bien sûr, pardon. – T’es encore puceau ? – Oui, pardon. – Ah-ah-ah ! Et Patricia, tu comptes te la faire ?! ?

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– Non, ma tendresse – infinie – est purement platonique… désespérée, pardon… – Et si ch’te dis qu’elle est malformée, imbaisable ! – Oui, elle est si mignonne que c’est un ange, une angelle, je le savais, peut-être… Je veux pas la déranger, pas la bousculer, je le jure. – Ah-ah-ah ! Mais où elle t’a trouvé ?! Incroyable ! Et sinon, tu as des ami(e)s ?! – Non, je suis un peu solitaire, triste, pardon. Si vous m’interdisez de la revoir, Patricia, je serai encore plus triste, pardon. – Ah-ah-ah ! Attends, je la fais entrer, et tu sors dix minutes, OK ? Elle parlera pas non plu’ en ta pré-sence, bande de foutus timides ! Attends ! Tu l’as rencontrée combien de fois ? Tu as compté ?! – Oui, c’est la cent quarante deuxième fois aujourd’hui, pardon… j’espérais juste atteindre cent cin-quante… pardon… – Vas attendre dehors ! Tu lui dis d’entrer ! Euh, il est sorti. Et il a découvert Patricia toute en larmes, pardon, oh… Il a cherché des mots de réconfort, mais il ne les a pas trouvés (il a failli dire « Ça va ? », mais c’était trop idiot, pardon). Euh… – Pardon, Manemoiselle Patricia, la… dame vous demande de rentrer, pardon… Elle est descendue de la chaise, et – euh… – Gérard avait proposé son bras, pour qu’elle prenne appui, descende plus facilement, mais elle ne l’a pas vu, ou n’a pas compris. Elle a rajusté ses jupes, elle est entrée. Gérard s’est assis, se sentant tout merdeux, pardon. Silence. Derrière la porte, la voix sonore de la dame, mais sans qu’il comprenne ce qu’elle disait, hélas. Sauf qu’il l’a entendue hurler de rire, à nouveau. Silence. Long silence. Voix sonore de la dame, brouillée, inaudible. Longtemps. Et puis la porte s’est ouverte, et – sans surprise – c’était Patricia, hésitante, lui disant douce-ment : – m… meu-s… sieu j… géhah… n… na dame n… n’è dih… v… vous ent’ez… encoh… t… tous nes deux… Et en disant ça, elle a rougi très fort, baissant les yeux, perdue… Pardon. Il s’est levé, l’a re-jointe à la porte, ils sont allés se rassoir. Pardon. Lui, son cœur cognait, à tout rompre. Prêt à mourir, oui. La dame les regardait en souriant, hilare. – Alors ! Gérard Nesey ! Je viens de consulter votre dossier Sécu, et… Aïe, psychiatrique et tout ? Avec ses deux tentatives de suicide ? ses cachets antipsycho-tiques ? – Je vais vous guérir tous les deux en même temps, je crois ! Ah-ah-ah ! ??? – Vous êtes trop cons pour deviner ce que j’vais vous dire ? Pardon, oui… Il allait être lobotomisé ? Patricia aussi ?? – Gérard, je vous informe que Patricia a comptabilisé vos 141 venues à son magasin comme perles de bonheur… ??? – Patricia, je t’informe que Gérard a compté ses 141 visites comme miracles, retrouvant la plus jolie fille de l’Univers, la plus mignonne toute douce… Il n’osait pas se tourner vers elle, peut-être cramoisie… – En conséquence ! Je vous prescris douze samedis ensemble, à vous promener, ensemble, DANS LE MONDE EXTÉRIEUR ! Aller au restaurant, cinéma, promener… la main dans la main, OBLIGA-TOIRE ! – j… j… Elle n’était pas d’accord, bien sûr, pardon… Oh, elle était toute rouge mais souriante : – j… je sehas pas… hetouhnée ch… chez les némiles… ? – Ça dépend de vous, tous les deux ! Deux asociaux ensemble, ça fait une micro-société ! Vivable ! Votre compte est à deux T.S. chacun ! Oh, Patricia avait tenté de se suicider aussi ?? – Vous allez pas rcommencer ! Non, quatre ans en logement social, ça suffit Patricia, faut pas abuser, mais ch’te laisse trois mois pour qu’vous fassiez connaissance, tous les deux. Et dans trois mois, vous me présentez votre projet de vie, commune ou quoi ! Il a avalé sa salive. – Madame, vous voulez dire que… on se marierait, Patricia et moi ? – Non ! Vous aurez pas les autorisations médicales, ni l’un ni l’autre ! Mais un PACS est possible ! Tu gagnes assez pour deux, Gérard ? – Euh… oui, si Patricia est humble gentille comme je l’imagine… – J’crois qu’c’est le principe de son existence ! (si elle existe) ! dit-elle !

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??? – Non, elle existe pas… C’est ça l’explication : c’est un rêve, de bonheur… pur… – N’importe quoi ! C’est son explication à elle aussi ! L’ennui, avec votre hypothèse à la con, « du rêve », c’est qu’il y a un seul cerveau qui rêve, ou zéro ! Ça peut pas être deux cerveaux en même temps… – Ou deux cœurs, madame… – ou… ou n… n’un mihacle… du Ciel… Merveilleuse… – Je vous aime, Patricia… Elle s’est toute empourprée… – Salut ! Eh, Rachid, t’attends dehors ! J’ai pas fini avec les « ceux d’avant » !

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SUICIDAIRE AVEU A l’usine, le nouveau patron avait exigé la prise en main du personnel par des psychosocio-logues, pour accroître les performances disait-il (ne comprenant rien à rien aux difficultés techniques rencontrées). Après une formation débile, épistémologiquement inepte, sur « l’impact du style », est venu le temps du forcing sur « l’engagement ». Lui, Gérard, ayant refusé toutes les promotions au mérite, était parmi les plus visés. Il a été inscrit autoritairement à une séance de « saut en parachute » en commun. Pour « se dépasser », « vaincre ses peurs », « croire en soi », disait la brochure, stupide. Gérard en a été bouleversé, secoué, et les trois ans et demi de bonheur, qu’il venait de vivre, s’écroulaient. Le vendredi soir qui a suivi, après quatre nuits blanches, il en a parlé à sa petite pâtissière chérie, qui emballait son traditionnel flan 8-parts (du week-end), derrière le comptoir : – Manemoiselle… à mon usine, ils m’ont inscrit, à un saut en parachute… Et… je pense ne pas l’ouvrir, c’est une opportunité que j’ai, de tomber du ciel, en évitant le saut sous le train… sans at-tendre votre mariage, votre disparition… Elle a cligné des yeux et relevé le menton, éberluée. Il a confirmé : – Oui. De la falaise et de l’immeuble, ça avait pas marché, quand votre sosie m’avait rejeté. Là, du ciel, ça va marcher, forcément. Et on me refusera pas l’inscription, c’est l’usine qui règle tout. Mais là, contre toute attente, elle n’a pas froncé les sourcils – à la Lucie – pas rétorqué le cin-glant « allez-vous en ! », qui allait lui donner la force, de ne pas ouvrir le parachute, non. Elle a… écla-té en sanglots… Gérard a failli se sauver en courant, se jeter sous un autobus ou camion, direct, mais elle l’a retenu d’un : – Nooon ! Et Gérard est resté ahuri, pétrifié, la main sur la poignée de porte. En larmes, la naine petite jeune fille a sangloté : – j… je va f… fèhmer n… ne madasin, v… vous n’allez m… me z’èspliter… Et Gérard comprenait qu’elle prenait d’immenses risques pour son emploi – on n’a pas le droit de fermer dix minutes avant l’heure. Pauvre chérie. Imbécile qu’il était, lui, de l’avoir bouleversée à ce point. – C’est pas votre faute, manemoiselle… Je sais que vous avez des centaines d’amants, comme Lu-cie, des milliers d’amoureux secrets, comme moi, c’est pas votre faute… Il avait espéré apaiser ses pleurs, mais ils ont redoublé… – Je… je vais vous attendre, dehors, dix minutes ou une demi-heure. Ne prenez pas de risque, pour conserver votre travail. La « non assistance à personne en danger », ça s’applique pas, aux gens comme moi – je suis classé « fou », sous anti-psychotiques, depuis quatorze ans. – n… nepuis n… na falaise… ? – Oui, exactement. Le romantisme est interdit, dans ce pays. Et elle a penché la tête sur le côté, avec un regard très doux, derrière ses larmes… Il est re-venu au comptoir : – Allez, je vous règle le flan. Je vais vous attendre dehors, après la fermeture. Et – sans doute que votre amant du moment vient vous chercher – il va me tuer, simplement. Ça revient au même, oui. Il a sorti son porte-monnaie, déposé le billet de dix Euros. Et elle a fini le paquet, tremblante émue (pas craintive, gentille). Rendu la monnaie. Silence. Mais, pour la première fois, ce n’était pas leur silence complice (répété 141 fois), mais un silence très lourd, très grave, avant la mise à mort, effective. – Je vous attend dehors… ou je l’attends, lui, s’il arrive avant que vous sortiez… Elle a reniflé, souri. Elle a dit un mot incroyable (compte tenu de la situation aujourd’hui) : – m… mèhci… Merci ? Le mot traditionnel pour ses neuf Euros (huit Euros autrefois) ? Comme une grande claque, à la face ? Ou… Il est sorti, perdu, le cerveau au bord de la syncope. Il cherchait l’air. Mais il avait tout détruit, déjà, à ces trois ans et demi d’amour secret, inavoué (donc toléré)… Maintenant, l’amant allait le mas-sacrer, voilà. Voilà. Une autre fin. Satisfaisante aussi. Enfin non, le type risquait la prison – on n’a pas le droit de tuer dans ce pays, même un suici-daire. L’euthanasie est illégale, les barbituriques interdits de vente libre, tout dirige vers l’horreur du train… Gérard s’est rapproché du lampadaire, et il a écrit, au dos d’un chèque (seul papier qu’il ait sous la main) : « Je soussigné, Gérard Nesey, déclare en pleine conscience m’être suicidé, ce vendredi 8 Février, en insultant sciemment un passant, au-delà du tolérable. Signé : G.N—y. »

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Et puis il est revenu vers la vitrine, le papier à la main. Il a hésité à entrer une seconde, pour le donner à la petite jeune fille (l’homme en furie risquait de l’égarer, ou le sang risquait de le rendre illisible). Mais une camionnette montait sur le trottoir et il s’est rangé, pardon. Il y avait écrit « Pâtisseries Le Pellec » sur le côté du van, avec un « pâtisseries » au pluriel étonnant. Un gros type barbu est descendu, entré. Gérard a attendu, sans oser regarder à l’intérieur (peut-être l’homme était-il l’amant actuel de la jeune fille, femme, peut-être allait-il l’embrasser, goulument), Gérard regardait par terre, regardait son papier, illisible dans la semi-obscurité. La porte s’est rouverte, avec les grommellements du type, genre méchant : – Putain de débile à la con ! Chialer dvant les clients ! L’patron va pas êt’ content ! Oh, pardon… Pardon… Gérard est allé vers le type (qui avait les bras chargés de plaques, de gâteaux) : – Pardon, msieur, c’est tout ma faute, mon entière faute à moi. – T’es qui toi ?! Il enfournait les plaques dans des sortes d’étagères, à l’arrière du van. Spéciale « invendus », oui. – Un fidèle client, revenu 141 fois… La lumière du magasin s’est éteinte, et le type a regardé par là. La petite jeune fille sortait, en civil (habillée toute de gris mignonne et prude – presque le contraire de Lucie, oh joie…). – Eh, La Débile ! C’est qui ce mec ?! Et là, la petite jeune fille a dit des mots incroyables, sans doute pour plaisanter, pardon : – n… n’il est l… l’homme k… que j’aime… d… dans mon cœuh… – Qu’elle est con ! Ah-ah-ah ! Allez mec, saute nous cette pucelle à la con, ça va la dérider ! Salut ! Et il est parti. Vroum. Et aucun autre homme n’était là, encore. Gérard a tendu le papier à la petite jeune fille : – Tenez, j’ai écrit un mot, pour votre amant. Pour dire qu’il m’a pas tué, c’est un suicide… Elle a pris le papier, tremblante gentille, l’a regardé des deux côtés. Et elle l’a rangé dans sa poche (elle n’avait pas de sac à main, étrangement). – m… mèhci… mèhci… Silence. – Il va venir dans combien de temps ? Il est en retard ? Elle a souri, faiblement. – z… ze n’a un… un peu fhoid… ? « J’ai un peu froid » ?? – Je peux vous payer un chocolat chaud, en attendant ? Et c’est comme ça qu’ils sont allés jusqu’au café-bar, à côté. Il était dix-neuf heures vingt. Et… Gérard lui a « expliqué », comme elle l’avait demandé. Expliqué sa vie, montré la photo de Lucie, lui ressemblant incroyablement, à elle. Photo de classe, agrandie, de quatorze ans en arrière. – La plus jolie fille du monde, de l’Univers, oui. Elle a rougi, petite pâtissière sosie… – m… mais g… ghande… ? – Non, elle était la plus petite du lycée… – m… mais n… nohmale… Il a soupiré. – Oui, trop grande, trop fière, je préfère vous… Elle a rougi, toute… Pardon. – m… mais m… maname l… Lucie, n… ne z’ête n… n’inténigente… – Elle était la dernière de la classe, moi : premier de la classe, j’espérais la sauver, du redoublement… – oh… oh… – Oui, et je vous préfère vous, que les gens traitent de « débile », elle… elle est devenue diplômée de l’université, traductrice, publiée (elle est juive). – et… et si j… je sehais n… n’une vhaie n… némile, s… sans faih n’èsp’è… Une vraie débile sans faire exprès ? – Vous seriez encore plus mignonne que je l’imaginais… Elle a rougi encore, très fort. – et… et si j… je sehais m… mougnoule… – Bougnoule ? Elle, elle était traitée de sale polak… je vous imagine Polonaise, ma petite Polonaise adorée, oui… pardon. – et… et…

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Elle semblait au bord des larmes, à nouveau. – et si je sehais m… malfohmée, n… n’incapabe hende un homme heuheux… ? Il a souri. – Faux : vous me rendez heureux, depuis trois ans et demi (vous m’avez sauvé la vie, il y a trois ans et demi)… Moi, qui suis peut-être impuissant, j’en sais rien… Au lieu d’éclater de rire ou de hausser les épaules, devant cet aveu ridicule, elle a levé les yeux au plafond, et elle s’est signée, chrétiennement. Pour chasser le diable ? ou remercier d’un mi-racle ? Elle cherchait l’air, « hyperventilait », au bord de la syncope aussi, pardon… – et… et s… si n… ne nans t… tateu mois… Dans quatre mois ? – j… je seha henvoyée ch… chez les némiles… ? – Hein ? Non, c’est pas possible… – s… si… et… et p… plu’ vous voih… m… meu-s… sieu, s… si gentil, j… je n’étais sûhe… j… je vas mouhih… n… ne chaguin… ou… ou s… sous le t’ain… ??? – Oh, non… Euh je… je comprends que… euh, oui, vous dites ça à l’envers, pour me faire com-prendre, euh… ce qu’on ressent, pardon, si… quelqu’un veut se suicider pour vous, pardon. Non, moi c’est différent : je me tue pas « à cause de vous » : je suis déjà mort, tombé de la falaise à quinze ans, de l’immeuble à vingt-cinq… vous m’avez donné un bonus de vie fabuleux, trois ans et demie de bon-heur, merci infiniment… – j… je vous intèhdit s… sauter n… ne pahachute… ? – Oui, je… je pourrai enlever le parachute de mes épaules, pendant la chute… – in-tèhdit p’endeu n’avion… Interdit de prendre l’avion ??? – C’est pas votre faute, manemoiselle… Vous avez été merveilleuse, infiniment, vous êtes merveil-leuse encore ce soir. C’est le plus beau jour de ma vie. Une fin en apothéose. Une fin du monde, oui. Fin d’un monde cruel, où j’étais inadapté. – m… moi z’aussi… ? – Oh non, vous : vous êtes la reine du monde, petite princesse timide, rayonnant de grâce et de charme… Elle a secoué la tête, souri. – c’est ça, s… ça veut dih : s… sale naine, némile, mougnoule, anémite, int’ovèhtie, asociale… ? – Oui : les femmes détestent votre pouvoir de séduction, les hommes sont à genoux à vos pieds… – n… n’un seul au… au monde n… ne m’a fait des souhih… ??? – Ben vous allez l’épouser alors, c’est automatique. Il est riche ? Un seul « homme » digne de ce nom, vous voulez dire, hein ? Elle a rougi, baissé le menton. – z… ze veut dih… v… vous… j… géhah… ? Elle avait lu son nom sur le chèque, dans la pénombre ? – Si c’était vrai, je serais le plus heureux des hommes, du monde entier, mais… vous dites ça pour rire, hein ? – j… je sais pas hih… ?? – Merveilleuse petite chérie… Mais… mais si… je manque l’opportunité de… ce saut en parachute… ça me condamne à sauter sous le train, c’est horrible… Elle a fermé les yeux, douloureusement. – s… ça me tondamne v… vous hende heuheux, s… sans vous nécevoih… Ça me condamne à vous rendre heureux, sans vous décevoir ? Oh…

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LA FIN, VUE PAR ELLE Le monde, si sombre pour Patrycja (depuis aussi longtemps qu’elle se souvenait), était deve-nu radieux : chaque vendredi soir, un beau jeune homme venait lui faire des sourires, en lui disant de délicieux « « Soir Manemoiselle », « Merci Manemoiselle » (quand elle lui servait son flan, lui rendait la monnaie). Trois ans et demi de pur bonheur. Hélas, la tutelle de Patrycja a confirmé la fin du rêve (pour l’humble petite naine) : être resté quatre années en foyer social était un abus, et elle allait être renvoyée chez les débiles. A Douai, quit-tant Lille à jamais – elle ne reverrait jamais plu’ l’homme qu’elle aimait. Et impossible de dire adieu, sans fondre en larmes, impossible de lui offrir son corps pour une nuit (comme disent les dames du foyer) : elle était malformée, « incapable de rendre un homme heureux » avaient dit les infirmières. C’était l’écroulement absolu, la fin du monde. Patrycja a commencé à ne plu’ aller aux repas, espérant s’éteindre doucement, mais les dames du foyer criaient, hurlaient, et elle était menacée d’être renvoyée immédiatement chez les dé-biles, ou pire : chez les dingues hurleurs… Jusqu’au magasin (pour son après-midi d’insertion profes-sionnelle), elle pleurait, et le pâtissier était très en colère aussi, menaçait de la renvoyer sur l’heure. En mettant une affiche « Magasin fermé, la débile mentale qui tenait la caisse n’est plu’ en état de vous recevoir, et les lois débiles sur les 35 heures empêchent la continuité du service ». Pire que tout, Patrycja était terrorisée par ce mot, que lirait son chéri, lui révélant qu’elle était officiellement « handi-capée mentale », et donc… qu’il s’était trompé, quand il avait pris sa défense (le 8 Février il y a deux ans) contre une dame méchante la traitant de « sale débile à la con »… Mais ce vendredi, au bord du gouffre, le pâtissier n’a fait que menacer, sans mettre à exécu-tion son projet de mot tueur (Patrycja se serait jetée sous un autobus pour que le monde s’arrête avant que le beau monsieur lise cette affiche). Et donc, c’est toute en larmes qu’elle a reçu le jeune homme, pour la toute dernière fois de sa courte vie (elle avait 26 ans) : – ‘Soir manemoiselle… – s… s… soih… m… meu-s… sieu, m… mèhci… m… mèhci pahdon… C’était les mots habituels, mais les larmes coulaient, pardon, pardon… Elle est allée lui cher-cher son flan traditionnel, et l’emballer, doucement. Elle reniflait, pardon, elle avait peur que ça coule de son nez sur le gâteau, quelle horreur… fin du monde, oui. Et puis, cette voix, si belle et calme, lui retournant le cœur : – Manemoiselle, on… peut faire quelque chose pour vous… ? Comme venant à son secours, son héros, chevalier, prince charmant… Patrycja a réussi, difficilement, à ne pas éclater en sanglots. Elle a avalé sa salive et ça a fait un drôle de bruit. Elle a réussi à murmurer, peut-être trop faiblement pour être entendue : – m… meu-s… sieu, z… ze vous suppie… n… ne p’u jamais heviende… Que s’il reviendrait et lirait le mot, ce serait l’apocalypse de l’Univers… Il y a eu un grand bruit, derrière le comptoir, et elle a relevé les yeux : le monsieur avait disparu ! Comme tombé par terre ! Patrycja s’est précipitée de l’autre côté du comptoir, terrorisée, et le beau monsieur était effondré sur le sol, inanimé ! Au secours ! – u… une ambulance, v… vite… Elle pleurait, elle tremblait, tétanisée. Incapable de sortir, de hurler à l’aide… Perdue, et avec le courage immense de son amour infini, elle a pris la main inerte de son chéri, et elle a cherché le pouls du poignet, comme ils avaient expliqué de secourisme chez les débiles. Mais… rien, son cœur avait cessé de battre. Alors elle a pleuré, et arrêté de respirer, jusqu’à s’évanouir, et à mourir aussi, ouf. Mais, au Ciel, le Seigneur leur a expliqué, à tous les deux. Enfin, pas « expliqué » avec des mots, il leur a juste montré, au cinéma (assis côte à côte, Seigneur…) ce qui s’est passé dans le monde parallèle : – Manemoiselle, on… peut faire quelque chose pour vous… ? – m… meu-s… sieu, z… ze vous suppie… n… ne p’u jamais heviende… – Oh… oui, je comprends. Vous en avez assez, de tous ces amoureux secrets, qui viennent et vous regardent… ??? – m… m… moi ??? – Non ? C’est pas ça ? Elle était tétanisée, incapable de parler. – Vous pourriez m’expliquer ? Une minute, trois minutes ? Une heure peut-être, après votre travail ? Elle a réussi à hocher le menton, à répondre : – t… t’ois heuh… m… même… s… si vous v… voulez…

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– Non, pardon. Trois minutes ? Elle a cligné des yeux, la vue toute embuée par les larmes, pardon. – z… ze pahle p… pas bien, z… ze n’a mesoin t… t’ois heuh… Et ils se sont revus au café à côté, merveilleusement assis l’un en face de l’autre, elle son cœur cognait, cognait, c’était le plus grand jour de toute sa vie. Il avait commandé un jus d’orange pour lui, et elle a dit pareil aussi si elle avait assez (les quatre Euros de la semaine, donnés par sa tutelle). On les a servis et ils ont bu un petit peu. Le gentil monsieur était silencieux, merveilleux, comme au magasin, tellement différent des monsieurs normals qui crient de football et politique. Si-lence, paix sur la Terre… Et puis : – Manemoiselle, je… je vous dérange, en revenant ? – n… non, oh… oh non, l… le cont’aih… z… ze si z’heuheuse v… vous heviende… – Merci. Mais… alors, pourquoi me demander de ne plu’ jamais revenir ? Elle a avalé sa salive. – que… que… que… – Respirez. Elle a respiré, essayé, elle cherchait les mots. – que… que ze va p… plu’ jamais n’ête ici… – Oh mon Dieu… Incroyable, il disait ça sans sourire pour se moquer, non, il avait vraiment l’air de trouver que c’est une catastrophe. Comme s’il savait qu’elle hésitait entre passer sous l‘autobus et se couper les veines avec le couteau à viande… – Qu’est-ce que je peux faire ? Elle n’avait même pas parlé du mot qui la dirait « handicapée mentale » mais il avait l’air de tout comprendre (Patrycja ne savait pas comment ça marche, les cerveaux intelligents). – hien… que… que n’on est n… nes milliers, f… folles-amouheuses ne vous… v… vous pouvez pas v… vous occuper ch… chacune… Il a cligné des yeux. – De moi ??? Elle ne comprenait pas, son étonnement. – b… bien sûh… (l… le pluss gentil monsieur du mon-n’… n… ne pluss beau…) Il a souri, presque ri. Mais il s’est repris, parce qu’elle pleurait, pardon. – Excusez-moi. – p… pahdon… Et il lui a expliqué, longuement expliqué, merveilleusement expliqué… tout. Pourquoi il était gentil avec elle, très très gentil, pourquoi il était « amoureux » de elle (oui !!!) : Il s’appelait Gérard, Gérard Nesey, il avait 29 ans. Le seul amour de sa vie (avant de la ren-contrer elle, Patrycja) avait été une petite polonaise dont elle était la sosie, de visage, exactement. Ils avaient quinze ans, au lycée, et elle était la dernière de la classe, lui : premier de la classe. Mais elle n’avait pas voulu qu’il l’aide à éviter le redoublement, elle avait refusé son invitation au cinéma, elle avait cessé de lui sourire pour lui faire la gueule, à jamais. Gérard avait demandé à redoubler aussi, mais ça a été refusé, et on l’a envoyé voir un psychiatre (un docteur des fous). L’été qui a suivi, Gé-rard s’est jeté du haut de la falaise, en vacances à côté de Perros-Guirrec. Mais un hélicoptère est venu l’emmener à l’hôpital, de force, il a été recousu et plâtré. Lucie a refusé de le revoir. Un profes-seur lui a dit qu’il n’avait pas le droit de se tuer, s’il l’aimait : pas le droit de la culpabiliser. Alors Gérard est devenu légume, balayeur de crottes de chiens. Quand Lucie a eu 25 ans, il l’a cherchée dans l’annuaire, et il l’a trouvée, sous son nom de jeune fille encore, incroyablement (elle, la plus jolie fille de l’Univers – il disait ça comme si Patrycja, sosie, était aussi la plus jolie du monde, à ses yeux à lui…). Mais Lucie a refusé de le revoir, encore, a exigé qu’il aille voir un psychiatre, qu’il se fasse en-fermer. Alors il est tombé du quatrième étage. Mais le SAMU a refusé qu’il s’éteigne en paix, et les méchants médecins et infirmières, kinés, l’ont remis debout, presque, en un an et demi. C’est en allant à la Sécu Psychiatrique qu’il s’était arrêté, acheter un petit gâteau, et là… « flash »… Bien sûr qu’il n’a pas révélé sa tendresse, pour Patrycja, persuadé qu’elle refuserait qu’il re-vienne, s’il était amoureux et pas anonyme client. Comme Lucie aurait fait. Et bien sûr qu’il était heu-reux qu’elle soit encore plus petite que la petite Lucie, encore plus humble que la mauvaise élève Lucie (à l’époque, avant de devenir ambitieuse puis fière diplômée de l’Université). Et il était bienheu-reux qu’elle soit incapable de faire l’amour, comme lui – séquelle de sa chute de l’immeuble. Il lui jurait sa fidélité éternelle, Patrycja, il l’a demandée en mariage… Là, le Seigneur s’est raclé la gorge, Il a dit que le mariage était uniquement destiné à la « pro-création », mais Gérard s’est levé, de son siège de cinéma, et il a dit :

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– Non, Seigneur, notre tendresse platonique, immense, est plus belle que vous pulsions bestiales. Laissez-nous vivre en paix, enlacés, à jamais. Le Seigneur a grogné, mais admis que ça ne faisait de mal à personne. Que ça valait mieux que deux suicides. L’écran s’est alors éteint, et les lumières du cinéma se sont rallumées, ils sont sortis. Et en franchissant la porte, il n'y avait plu’ de couloirs, ni de rue après, mais une étendue de sable fin, avec une mer bleue-verte, clapotant doucement. Derrière eux, le cinéma avait disparu, il n’y avait que des arbres, avec des noix de coco. Il n’y avait pas de soleil (ça fait mal aux yeux, le soleil) mais tombait une douce pluie chaude. Gérard a passé le bras autour de ses épaules, Patrycja, et elle a cru en mourir de bonheur. – C’est l’île déserte dont je rêvais, Patrycja, c’est le Paradis…

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DIFFICILE CHEMIN VERS LE PARADIS èspéditris : patrisya niézévska, fwayé sosyal dêöcôjû, 79 ru sîjâ, 59200 lil dèstinatèr : GERARD NESEY, 2 BIS RUE M.NEWBURY, 59100 LILLE cèr mêsyê, jê mèstuz vû nérâjé, êrêzemâ jékri iizib vû zalé mètr a la pûbèl dirèkt, (…) --- Traduction par Gérard Nesey --- Espéditrice : Patricia (ou Patrycja) Niezewska, Foyer Social De Honchaugeoux, 79 Rue Saint-Jean, 59200 Lille

Cher Monsieur, Je m’estuse vous néranger, Heureusement j’écris ihisibe vous allez mettre à la poubelle direct. Je vous écris pour libérer ma tonscience pardon. Que je sais c’est mal mentir à le celui qu’on aime à infini dans son cœur pardon. Mais je être pas une voleuse pardon. J’ai gardé le chèque que vous a faire n’y a deux ans et nemi mais je l’a remplacé dans la caisse par des pièces à moi sans rien voler je le jure. Gardé votre chèque, votre nom, votre écriture gentille, serrée contre mon cœur pardon (dans mon cahier journal). Et si je prie le Seigneur chaque soir, que vous reviendre au madasin, c’est pas pour vous faire prisonnier de obigé reviendre, non, c’est pour vous un gâteau, délicieux j’espère (pour votre goût à vous).

Pourquoi je vou’ écrire aujourn’hui. Je aurais pu continuer vivre pareil de mentir mon amour secret pardon, mais le mois prochain je être renvoyée à Douai, chez les débiles, après quatre ans de mise à l’épreuve, d’échec pardon. Alors, de plus vous revoir jamais, je va mourir de chagrin. De pleurer à infini, le cœur déchiré de douleur infinie. Et je peux pas, j’avoir si peur je préfère sauter sous le train qui n’arrive. C’est pas votre faute, c’est pour me pargner de souffrance du cœur, vous comprende ?

Qu’est-ce c’est je vous nemande. Je avoir nèsplité le pourquoi de aujourn’hui mais pas pourquoi ne vous écrire. En vrai c’est pour vous nemander ne m’èspliter qu’est-ce personne il me dire. Pardon. De comment c’est, mourir. Si le train il écrase tout suite on sent pas la douleur énorme ? Et le Seigneur il nous punir de être morte sans at-tendre c’est Lui qui décide ? Je n’a retiende ne la religion « aide toi et le Ciel il va aider ». Alors je vous écris et j’espère le Seigneur il fera le miracle vous rende capabe ne me lire (même si c’est pas possibe en vrai). Mais pourquoi on dit « Dieu Il n’est amour » si Il fait brûler en enfer les tristes gen-tils ? C’est pas possibe. Je crois. Vous que être n’intennigent, comment vous dire, de n’èspliter com-ment c’est la mort. S’y vous plait.

Le Paradis possible. Si le Seigneur tout puissant il veut faire le bonheur d’amour, c’est facile pour Lui. Il va me faire monter mon cœur dans les nuages et là je va prier pour vous (et la celle que vous aimez) tous les jours, toutes les minutes. Et puis dans cent ans peut-être, quand vous vous endormez pour toujours, vous n’allez viendre au Ciel ici et retrouver vos vingt ans, et je vas vous revoir. Bien sûr ça sera votre épouse, grande et belle et pas bègue et bien française et intennigente, qui va vous donner son corps et son amour officiel, mais moi je ête si z’heureuse ne vous servir des flans, comme autrefois, chaque jour peut-être… ou chaque heure s’il y a plu’ de nuit là-haut dans les nuages pour séparer les jours. Et je sera si z’heureuse vous nettoyer le parquet des nuages, avec une serpillière, je sais bien faire, dou-cement pardon. Être votre esclave, si z’heureuse ne votre sourire parfois.

La fin. Bien sûr en vrai vous allez pas réussir me lire et jeter ça à la poubelle direct. Alors je vous dire adieu, je vous dire merci n’avoir existé pardon merci. Je vous aime, dans mon cœur. Très sincèrement, Votre petite pâtissière de rien du tout

* * *

De : Maïté Robert – gardienne (du foyer Saint-Jean) A : Judith Schumann (assistante sociale chef, en charge des foyers) Madame, Je vous explique ici, en détail, l’incident survenu avant-hier au soir au foyer. L’homme qui s’est présenté, à notre foyer féminin, n’avait à l’évidence pas le droit d’entrer : il n’était pas plombier ou chauffagiste, requis par urgence, non. Mais il disait venir pour raison de vie ou de mort, la « toute petite jeune fille » lui ayant écrit qu’elle allait se jeter sous un train. Dont acte.

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Enfin, la pièce qu’il produisait était totalement illisible. Et il parlait de 7 clés ultra-simples pour comprendre, moi j’y comprenais rien, mais… La Naine était effectivement en dépression profonde depuis des semaines, et j’avais été prévenue qu’elle avait des antécédents suicidaires. Alors… bien sûr je n’ai pas laissé l’homme monter dans les étages, mais j’ai fait convoquer la naine en bas, dans la salle de réfectoire. Hélas, la commissionnaire (dont je tais le nom, pardon) a « vendu la mèche » à ses copines, avouant qu’un homme était là, en bas. D’où l’attroupement de ces imbéciles heureuses der-rière la porte, une fois la naine entrée. La petite a éclaté en sanglots, en reconnaissant le type en question. Et… il l’a consolée, s’agenouillant pour la prendre dans ses bras, à hauteur – mais de manière décente et prude, je le certifie, sur l’honneur ! C’est là que j’ai entendu les ricanements derrière la porte, et je comprends que vous ayez été informée de cette entorse à la règle 2B des foyers sociaux féminins municipaux, déso-lée. Mais sauver une vie ne vaut-il pas cette exception « pour la bonne cause » ? Je voulais d’ailleurs vous en informer moi-même à l’occasion du rapport mensuel d’activité, prévu dans trois semaines. Je ne suis complice de rien, j’ai seulement tenté de parer l’urgence grave. Enfin, j’ai interrompu leur câlin platonique pour demander des explications, je le certifie. L’homme s’est dit amoureux d’elle, en secret, depuis trois ans et demi, et la Naine a dit que elle aussi. L’homme a avoué qu’il était impuissant, et n’avait donc pas pu demander « manemoiselle en ma-riage ». La Naine a expliqué qu’elle était malformée, inapte à rendre un homme (normal) heureux. Du coup il l’a demandée en mariage, et elle a accepté, pleurant encore toute, de bonheur. J’ai béni cette « rencontre », ce double aveu, et leur ai dit que c’était un miracle, impossible, ou un délire onirique, et – bizarrement – tous les deux ont approuvé que c’était un rêve, « ici ». En tout cas, si vous lisez cette lettre, ça prouve que je ne suis pas folle, et que ces deux malades repliés sont dans l’erreur. Je suis persuadée qu’ils n’obtiendront pas les autorisations médicales, pour mariage, et je ne me fais donc nullement complice de mariage blanc, pour que la Naine polak obtienne des papiers ou quoi. Non, ces deux-là sont fous amoureux, tout le monde pourra vous le confirmer. Oh, pas amoureux fous à forni-quer comme des bêtes, non, c’est une sorte de tendresse infinie, jamais vue sur Terre, je pense. Je ne crois plu’ à la religion, mais sinon j’aurais conclu qu’ils sont un couple d’anges divins. Voilà, madame, les raisons et détails de mon enfreinte partielle à la règle 2B, dont j’approuve entièrement les modalités, normalement, pour 99,999% des cas (et ça ne devrait plus jamais se pro-duire de ma carrière). Une sanction financière ne me choquerait pas, j’ai simplement ma conscience pour moi, ayant sauvé une vie (et même vraisemblablement deux). Recevez, s’il vous plaît, mes très humbles salutations, madame Ben Schumann, chef. M. Robert

* * * De : Judith Schumann A : Maïté Robert Madame, J’ai bien reçu votre lettre d’aveu, signée, et je l’ai faite authentifier, dater. En conséquence, vous êtes révoquée, de ce poste et de la fonction publique, même. La loi est la loi. Votre enfreinte à la règle 2B (prescrite pour prévenir les viols sauvages !) est une faute ultra-lourde, valant un an de mise à pied, sans salaire, mais vos propos sur « ici serait un rêve », donc la Shoah n’aurait pas existé !!! contreviennent bien plus gravement encore à la loi de la république. Contre la haine raciale qui est la vôtre. Vous êtes donc définitivement révoquée, perdez vos cotisations-retraite, et cela figurera pour toujours sur votre casier judiciaire ! Et mes services, prévenus, témoigneront de votre passé terrible-ment antisémite, vous empêchant de retrouver un emploi digne ! Votre remplaçante madame Rachel Levy prendra ses fonctions sans vous rencontrer. Je vous conseille de ne pas saisir d’autres instances, ou bien c’est la prison qui vous attend ! Pour acharne-ment antisémite, n’aggravez pas votre cas ! Idem pour la presse : vous n’avez aucune chance d’y crier au scandale, c’est nous qui la tenons ! Alors, adhérez au parti néo-nazi ou convertissez-vous à l’Islamisme pour vendre des frites-kebab, si vous voulez, mais laissez-nous travailler en paix, pour le bien de tous, « sales goyim » compris, qu’est-ce que vous croyez ! Je vous prie de recevoir, méchante femme, mes sentiments les plus amers. J. Schumann

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ACCUEIL Cette visite numéro 141, à sa petite pâtissière chérie, n’annonçait a priori rien de spécial. Elle avait paru, la semaine passée, encore un peu plus tristounette que d’habitude, mais il ne pressentait pas la catastrophe. Cette catastrophe attendue un jour, quand elle disparaîtrait, mariée à un milliar-daire. Il a passé la porte de verre, et ils étaient seuls, ce vendredi soir. Bien. Elle pourrait prendre son temps pour emballer le flan huit parts de son week-end à lui, sans être bousculée par les soupirs impatients d’une file d’attente. Mais… elle était comme… infiniment triste, aujourd’hui, plus encore que la semaine passée. Pauvre chérie. – Ça va, manemoiselle ? Elle a baissé les yeux, et elle est allée chercher son flan. Puis l’emballer, doucement. Elle a reniflé, et – oh – une larme coulait, sur sa pommette. – Vous avez des problèmes, manemoiselle ? Elle a hoché le menton, à peine. Sans cesser de plier, et scotcher. Faiblement. – z… ze v… vouhais n… ne vous dih… z… z’anieu, m… meu… s… sieu… Aïe, « je voulais vous dire adieu » ?? – Vous préférez que je revienne pas ? Amoureux indésirable ? Démasqué ? Mais elle a tourné la tête, cherché ses yeux. Le regard plein de larmes, pauvre chérie. – v… vous pouha heviende, n… n’y auha n… n’une aute, t… t’è belle, g… ghande, n… n’intéhigente n… nohmale… Oh, et plu’ sa petite naine chérie, traitée de débile par les méchants… – Vous… Il allait demander « Vous allez partir vous marier ? », mais ça ne cadrait pas avec ces larmes, de tristesse profonde, désespoir, pas du tout de joie, visiblement. – Vous… allez avoir un autre travail, ici, en ville ? Elle a baissé les yeux, les épaules abattues, pardon. Répondant non, de la tête… – z… ze n’a henvoyée d… de f… foyer sociann’… henvoyée en… en pohogne… Oh, pauvre petite polonaise chérie, expulsée ? – Moi je pourrais vous recueillir, si vous avez nulle part où aller… Elle a relevé les yeux, abasourdie. – m… mh… ? Croyant visiblement avoir rêvé. Il a répété : – Je pourrais vous recueillir, vous pourriez habiter chez moi. Elle a rougi, très fort, souri, baissé les yeux, perdue. – m… mais… Silence. « Mais on se connait pas » ? Ou « mais je ne vous donnerai pas mon corps » ? – Je vous demanderai rien en échange. C’est juste pour vous aider, gentiment, au bord du précipice… Elle a relevé les yeux, perdue. – v… vous n… n’avez n… neviné z… ze va m… me duer… ? Outch ! (Il croyait comprendre « Vous avez deviné que je vais me tuer ? »)… – Vous semblez si triste, j’ai peur pour vous… Et je voudrais vous aider, sincèrement… – m… mèhci n… n’infini… m… mais n’y a m… miyers ne henvoyés, v… vous pouvez p… pas n’aider t… tous… – Non, juste vous. On est presque devenus amis, depuis trois ans et demi, chaque vendredi soir… Elle a fermé les yeux. – m… mais t… toutes nes autes… n… ne folles-amouheuses ne vous… ne sehont t… tènement z… z’en colèh… n’è voudhaient la place… ??? – Toutes les filles du monde sont amoureuses de moi ??? Elle a relevé les yeux, la larme à l’œil, à nouveau. Et… elle a fait Oui, avec une force de con-viction incroyable. Il a souri. – Je crois pas. Et… si c’est vrai : moi je choisis ma petite pâtissière bien aimée… Elle a rougi encore, en baissant la tête, toute cramoisie. – Quand est-ce que… euh, vous allez être… renvoyée, emmenée ? Quand ? – m… mahdi, n… ne viende z… z’au f… foyer s… sociann’… – Dans… quatre ? jours… Vite, euh… Euh, je vais… peut-être sortir, vous attendre dehors, le magasin ferme dans dix minutes ?

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Elle a regardé sa petite montre, hoché le menton. Silence. – Enfin, je vais vous régler ce flan (je viendrai plu’ jamais à ce magasin, sans vous)… – p… pahdon… – Merci, au contraire, pour ces trois années et demie de sourires, si gentils…infiniment gentils… Elle a rougi encore. – z… ze me hends pas compte… m… ma tutelle è… è dit z… ze souhis z… zamais… – Avec moi, vous souriez toujours… Cramoisie, hochant le menton… – z… ze z… z’heuheuse n… n’avèt’ v… vous… « Je suis heureuse avec vous » ??? La plus belle phrase qu’un homme puisse entendre de celle qu’il aime… – Merci, merci infiniment. Elle a brusquement relevé les yeux, vers la vitrine. Une dame dans la rue regardait les gâ-teaux, prête à entrer. Oui, il devait payer, finir les formalités de sa position de client, alibi pour la revoir. Jusqu’à ce jour. – Huit Euros comme d’habitude ? Ça a pas augmenté ? – n… non, z… ze n’a néjà mis d… dans la caisse… pouh vous offhih… – Si gentille… – s… si ze n’auhais u… huit miyah… n’Euhos… ça sehait p… pas… z… z’assez, p… pouh hemèhcier v… voteu j… gentillesse… Huit milliards d’Euros ? Elle semblait vraiment amoureuse, aveugle, perdue, la pauvre. – m… même s… si v… vous me henvoyez s… ce s… soih… – Non, pas du tout « vous renvoyer ». Vous savez, moi aussi, j’étais persuadé que… tous les hommes de la Terre (qui vous ont rencontrée), éh ben, ils sont amoureux de vous… Cramoisie à nouveau… Mais la dame de dehors entrait, et ils ne pouvaient plu’ parler. Elle a fini le paquet, l’a apporté sur le comptoir. Il l’a pris, cherchant ses yeux, larmoyants, la pauvre. – Merci manemoiselle… à très bientôt, donc… Et elle a hoché le menton, faiblement, avec un demi-sourire de retour, comme un immense espoir, au fond du trou… – Bon ! A moi ! Alors moi j’veux trois babas, mais pas d’ceux qui dégoulinent berk-caca ! Non ! Rgarde, là ! Il est sorti. Et allé cinq mètres plus loin, pour ne pas gêner la vitrine. Et, un petit quart d’heure plus tard, le rideau de fer est descendu doucement, il s’est rapproché, pardon. Il avait pensé qu’une camionnette viendrait chercher la caisse, les invendus, mais personne n’est venu. (Passant peut-être bien plus tard, oui, s’il y avait en ville plusieurs pâtisseries Le Pellec). Et la porte s’est entrouverte, doucement, la petite naine jolie est sortie, timide… Mais visible-ment heureuse qu’il soit effectivement resté, pour elle. Elle s’est agenouillée, pour fermer au sol, la porte de verre, et puis elle s’est redressée, un peu chancelante. – Ça va, manemoiselle ? – ou… ou-i, m… mèhci, g… ghâce à vous… – Merci. – m… mèhci, m… mèhci… – Dites, s’il nous reste seulement quatre jours, dont un week-end, euh… Je veux dire : est-ce que vous venez ce soir chez moi, en urgence, ou plus tranquillement demain ? ou bien, on essaierait de voir votre tutelle, ou la police ? Silence. – Mh ? Qu’est-ce que vous en pensez ? – z… ze n’a p… peuh… n… nemain, et… et na semaine p’ochaine… – Alors ce soir ? Elle a semblé rougir, dans la pénombre, mais il n’était pas sûr. Elle a fait signe que Oui, fai-blement, ou crispée, un peu. Un peu effrayée. Même s’il avait promis de ne pas la toucher (il était impuissant, de toute façon – seule raison pour laquelle il ne la demandait pas en mariage). – On passe à votre foyer social ? Vous pouvez faire votre valise ? Ou bien les dames vont appeler la police ? Elle tremblait, reniflait, à nouveau. Tout semblait de nouveau très compliqué, et sombre, pour elle. – On pourra racheter tous les vêtements, euh… Il ne savait pas si, euh… pour les soutien-gorge « taille enfant », si c’est cher, ou tellement rare que c’est pistable par la police…

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– Manemoiselle, est-ce que… on part secrètement, se cacher ? Ou est-ce que vous venez officielle-ment ? On pourrait se pacser… Elle tremblait, perdue. Silence. – Mh ? – z… ze k… connais pas n… ne mot p… pazer… p… pahdon… pahdon… – Le pacs, c’est… comme un mariage, mais pas sexuel, c’est une union (officielle) de deux per-sonnes, pour vivre ensemble… Et là, elle a… fondu en larmes, Gérard était désemparé. Etait-elle immensément déçue, de ne pas être désirée, physiquement ? Son acceptation à lui tombait-elle à l’eau puisqu’il était impuissant, inapte à l’honorer dignement ? – Je suis amoureux de vous, dans mon cœur, depuis trois ans et demi, manemoiselle, mais… euh, je suis « handicapé », suite à une chute, du cinquième étage… je peux pas vous donner de plaisir ou de bébé… pardon… – m… mais… Elle cherchait ses yeux, tremblante perdue… – Mais ? – m… mais s… c’est m… mèhveilleux… – Oui ? Vous pourrez avoir des amants, moi je serai comme un ami, toujours là pour vous, vous aider, vous consoler… – z… ze veux dih… z… ze m… malfohmée, p… pas capabe ne hende un homme heuheux… (n’elles dih… nes infihmièh…)… – Vrai ? – z… ze pensais v… vous allez m… me jeter dehoh… – Non, oh non, ma petite chérie… Euh, est-ce que vous acceptez qu’on se pacse, alors ? – z… ze vous aime, en… en sek’et, nepuis t… t’ois ans nemie… – J’en rêvais, mais je croyais que… je délirais, pardon… Ne pas lui parler trop tôt de sa sosie Lucie, qui avait ruiné ce rêve, quand ils avaient quinze ans… – m… mais è… est-ceu n… n’on peut p… passer n… n’au f… foyer sociann’… j… juste p… p’ende m… mon cahier j… jouhnal… s… c’est t… toute ma vie… – Oui, bien sûr. Je vous attendrai à l’extérieur ? Et ils ont fait comme ça. Patricia (Patricia elle s’appelait – lui : Gérard) est allée chercher son cahier, et une chemise de nuit, sans faire sa valise, avant de revenir, presque au pas de course, en cachette gentille. C’était touchant de la voir « faire vite », elle si lente et faible, gentille. Ils ont pris le dernier autobus, celui de 19 heures 47, ouf. Mais, au centre-ville, ils sont arrivés trop tard pour le der-nier bus de la ligne 13. Ils ont pris un taxi. (Gentil, discret, ne posant pas de question). Et puis ils sont arrivés, dans son quartier à lui, puis son immeuble, son appartement. Patricia tremblait, perdue, regardant tout autour d’elle. – Pardon, Patricia, c’est pas très propre, j’aurais jamais imaginé que… vous viendriez ce soir… – z… ze seha s… si z’heuheuse n… nettoyer, f… f’otter… – J’ai besoin (immensément besoin) d’une amie, pas d’une esclave… Elle a rougi. – z… ze seha s… si z’heuheuse n… n’êteu v… vote amie, f… finèle, n… ne vous sèhvih… Il a souri. – Je crois que c’est ce qu’ils disent, pour les mariages : l’épouse promet de servir, l’époux promet de protéger… – z… ze veux pas v… vous n’allez en p’ison, z… zéhah… C’était la première fois qu’elle l’appelait Gérard, et ça lui faisait chaud au cœur. Mais… elle a aperçu le cadre, sur la table de chevet, et elle a détourné les yeux, pudiquement… Il a soupiré. – Venez, Patricia, il faut que je vous explique. Ils sont allés s’asseoir au bord du lit (lit à une place – il dormirait par terre). Il l’a aidée à grim-per là, pardon. – Vous voyez, c’est pas une madame toute nue ou quoi, non, c’est votre sosie : Lucie. Elle a avalé sa salive. Sans demander « c’est elle que vous aimez ? », non. Mais semblant penser, tristement, « c’est elle qu’il aime, en fait »… – Patricia, si je… vous ai adorée, au premier regard, vous, c’est à cause de la ressemblance physique (Lucie avait été mon seul amour, on avait quinze ans…). Elle a avalé sa salive, et… penché la tête, appuyant sa tempe contre son bras, avec une infi-nie douceur…

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– Oui, pareil : j’avais cru qu’elle était amoureuse de moi, en secret, mais quand j’ai tendu la main, elle m’a envoyé promener. J’ai sauté de la falaise… Une bise sur son bras, délicieuse petite chérie, oh… Silence. Elle n’a pas dit « vous aviez parlé d’un cinquième étage ». – Enfin, quand je suis sorti de l’hôpital, elle a refusé de me revoir. Et quand elle a eu vingt-cinq ans, célibataire encore, elle a refusé encore, de me revoir, elle a voulu me faire enfermer chez les fous… J’habitais un cinquième étage… Bise encore. – Patricia, vous êtes un milliard de milliard de fois plus gentille qu’elle. Je jetterai cette photo pour la remplacer par votre photo (toutes les deux, vous êtes les plus jolies de l’Univers). Mais c’est vous toute seule que j’aime, depuis trois ans et demi… Il a posé la boîte du flan sur l’oreiller et il a passé le bras autour de ses épaules à elle, ten-drement… – Vous avez sans doute une histoire aussi, des histoires, Patricia… Elle a secoué la tête, faiblement. – t… tout ne monde entier n… ne me détesse… s… sauf l… le puss gentil monsieur ne l’Univèh… v… vous… – Oh… Non, pas le plus gentil, je suis triste coincé, renfermé. – l… le pluss m… mèhveilleux, n… n’avèt’ moi… et… et le pluss beau… Il a souri. – Vous êtes aveugle, Patricia… – ou… ou-i… f… folleu z’aveugue, d… dans mon cœuh… Et il s’est penché, et… il l’a embrassée, sur les lèvres, courageusement… Chose qu’il n’avait jamais fait de toute sa vie, en vingt-neuf ans… Et ce tendre baiser a scellé leur union, plus solidement que tous les papiers officiels… Il l’a, tendrement, soulevée par les aisselles, pour l’asseoir sur ses genoux. Elle se laissait faire, toute timide heureuse. Et puis il l’a enlacée, amoureusement, en lui faisant des bises dans les cheveux. Et leur câlin, rêvé depuis trois ans et demi, a duré toute la nuit. Bises à n’en plu’ finir, tout habillés en tenue de jour (ils n’avaient même pas enlevé leurs manteaux)… Ce fut le premier jour du monde, au Paradis.

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COINCÉS Depuis trois ans et demi qu’il était amoureux de sa petite pâtissière chérie, Gérard ne lui avait jamais (vraiment) adressé la parole. Ils n’avaient échangé que des bonsoirs et des mercis, des sou-rires timides. Et puis, bien sûr, des gâteaux et de l’argent, pardon. En tant qu’alibi, pour lui. Et peut-être pour elle aussi, puisqu’il rêvait qu’elle était amoureuse de lui aussi, en secret aussi. Bien sûr, c’est au garçon de faire le premier pas, il paraît, mais il en était mort quatorze ans plus tôt, avec la sosie de sa petite pâtissière, qui l’avait rejeté. Mourir d’amour à l’âge de quinze ans, ce n’est peut-être pas permis, et une racine (accrochant son T-shirt) avait interrompu sa chute de la falaise, hélas, puis les pompiers, les chirurgiens, les pharmaciens, l’avaient assommé, reconstruit, plus ou moins. Même s’il n’était plus que légume. Et devenu ouvrier, lui promis à un avenir de polytechnicien. Avoir rencontré cette sosie naine de Lucie lui avait redonné le sourire, presque, un peu. Et il vivait presque heureux. En attendant qu’elle disparaisse, mariée à un milliardaire. Ou cassée par le SIDA des trop belles échangistes, à la Lucie. Snif. Et puis, ce 24 Mars de la quatrième année, ce rêve étrange : sa petite pâtissière chérie se lamentait secrètement, envisageait le suicide, car elle allait être expulsée de son foyer social, étant renvoyée « chez les débiles » à Douai, sans plu’ jamais pouvoir revoir son Gérard bien-aimé… C’était clairement du délire, mais c’était immensément précis et clair. Elle allait à la gare toute seule, choisis-sait d’être écrasée par le rapide de 18 heures 47 pour Paris, Gérard s’était réveillé en sursaut. Avant de se donner des gifles, car son silence tranquille à lui aurait tué celle qu’il aimait… Après trois jours d’insomnie, est venu le vendredi 28 Mars, donc (sa petite pâtissière ne tra-vaillait là que le vendredi après-midi, il n’avait jamais su pourquoi – mais le rêve, ou révélation, lui avait dit qu’elle était handicapée mentale, en insertion très partielle, pardon). Comme Lucie, dernière de la classe, à l’époque, quand lui était premier. Snif. Elle semblait triste, aujourd’hui, et ça paraissait confirmer les pires craintes de son cauche-mar. Alors, il est allé droit à l’échafaud – pendant qu’elle emballait le flan (si jolie) : – Manemoiselle, ça fait trois ans et demi qu’on se connaît un peu, et… Elle n’a pas froncé les sourcils, à la Lucie, elle a souri, rougi, adorable… – Et je me demandais : est-ce que je pourrais vous inviter au restaurant ? Elle a cessé de sourire, et Gérard sentait sa fin du monde arriver. Quand elle répondrait « Non, pas question ! » (ou à sa bègue façon gentille), est-ce qu’il allait s’éteindre d’arrêt du cœur ? Ou devrait-il accomplir la prophétie du rapide de 18 heures 47 ? (broyage qui lui aurait été destiné, à lui ?). – z… ze s… seha s… si z… z’heuheuse… ??? « Je sera si z’heureuse » ? Et c’est comme ça qu’ils se sont donnés rendez-vous, pour le lendemain-midi, samedi, devant le café-bar à côté, un peu plus loin sur cette rue Saint-Jean. Gérard n’a pratiquement pas dormi, de la nuit, imaginant mille scénarios, idylliques ou catastrophes, cherchant à deviner ce qu’il faudrait impé-rativement dire, et ce qu’il faudrait impérativement cacher. Dans le doute, il a emmené son journal (preuve de la fidélité de son amour, absolu, depuis trois ans et demi). Et emmené son journal numéro 1 (« Lucie ») qui précédait/expliquait ce journal numéro 2. Il pensait arriver une heure en avance, pour l’attendre tranquillement, mais les bouchons du samedi l’ont un peu retardé, et il n’est arrivé « que » trois quarts d’heure en avance. MAIS elle était déjà là ! Merveilleuse, délicieuse, pardon. Il a presque couru jusqu’à elle, désolé de la faire attendre, si elle avait des choses à faire. Il est arrivé essoufflé (il avait peut-être oublié de respirer, à moitié, en chemin). – ‘Jour, pardon, merci, manemoiselle. Pardon. – p… pahdon, m… mèhci, p… pahdon… j… jouh, pahdon… Oui, ils se disaient ‘Jour, ce midi, au lieu de leur traditionnel ‘Soir. Gérard n’osait pas avouer qu’il avait choisi un déjeuner (plutôt qu’un dîner) par crainte de la suite « logique », entre adultes, la nuit – il était impuissant, incapable d’honorer la belle… « Saturday night fever », Lucie passionnée de danse disco, ces souvenirs lui faisaient mal, si mal… Lucie en dépression cette année là, n’ayant pas paru la noceuse fêtarde qu’elle était en fait. Mais sa petite pâtissière recroquevillée semblait elle si différente, si merveilleuse. Et habillée toute en gris, ras du cou, merveilleuse, tout le contraire de Lucie l’année suivante (quand elle a eu seize ans, qu’il sortait de l’hôpital, qu’elle refusait de le voir, discu-ter…). – Euh, on y va ? Au restaurant ? Je sais pas si c’est ouvert. Il était onze heures et quart. – z… ze va v… vous attende n… n’a n’èstéhieuh… – M’attendre à l’extérieur ? Vous craignez que ce soit trop tôt, qu’ils éclatent de rire ?

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– n… non, z… ze peux pas m… manger, z… ze va v… vomih… ??? Vomir ? Euh… les trucs de filles, de période ou quoi, pas le bon jour du mois ou quoi, pardon (il n’y connaissait rien, pardon). – Euh, oui, pardon, c’était pas une bonne idée, ce repas, pardon. – s… si j… gentil, n… n’à n’infini… Hein ? Gentil d’annuler ? Ou gentil de l’avoir invitée ? Il n’y comprenait rien. – Hum, oui, merci, pardon. – m… mèhci, p… pahdon… pahdon… – Euh… Silence. – On pourrait s’asseoir sur le banc là-bas. Parler un peu, sans manger, pas besoin. Simplement faire connaissance. Elle a rougi, et puis s’est un peu figée, comme craintive. Il n’y comprenait rien. Il avait son sac plastique avec ses deux cahiers-journaux, et, euh… Ils sont allés vers le banc. Enfin, il n’a pas osé s’asseoir le premier, mais, euh… elle a escaladé le banc, pauvre petite naine chérie, et il ne savait pas quoi faire, comprenant qu’elle était toute honteuse de son infirmité (physique, aussi ?). Il s’est assis auprès d’elle. Silence. Il a avalé sa salive. Les voitures passaient, crachaient leur fumée, pardon. Silence. Il ne savait pas quoi dire, il aurait préféré qu’elle parle, l’aide à savoir ce qu’il convenait de dire, de ne pas dire. Silence. – Euh, je m’appelle Gérard. Gérard Necey. – ou… ou-i… ? – Vous le saviez ? Elle a fait oui, faiblement. En rougissant, timide. Parce qu’elle l’avait lu sur le chèque qu’il avait fait il y a deux ans ? Et qu’elle s’en souvenait ??? Effectivement amoureuse de lui ??? – z… ze k… kwayais… « Je croyais » ? – s… ça s… se lit g… gueuhahde… n… neucheuï, p… pahdon… pahdon… Il n’a pas dit « Ben non, c’est Jérar Neussé, bien sûr », qui aurait sonné comme « c’est vrai que tu sais pas lire ? espèce d’idiote ! ». Euh, silence. – Moi aussi, euh… Enfin, je veux dire, « en ce qui me concerne », non, euh… je veux dire : j’aimerais bien connaître votre nom aussi… – p… pat’icia, p… pahdon, pahdon… m… mèhci… Il n’a pas demandé « Pâtissière donc Pâtissia, ça suffira comme ça, un prénom c’est très per-sonnel ? Ou bien Patricia, mais vous prononcez pas les R vilains de la langue française ? ». Elle n’avait pas dit son nom de famille, peut-être Polonaise honteuse, comme Lucie, pardon. Silence. – Enchanté, Patricia. Merci, merci infiniment. Elle a rougi, très fort. Et avalé sa salive, en faisant un drôle de bruit. – p… pahdon… pahdon… – Oui, pardon aussi. On n’a pas bien l’habitude de parler, tous les deux. Elle a fait Oui, du menton, elle était jolie… Il a regardé ailleurs, pardon. Silence. Il n’a pas dit « je veux dire : on est silencieux, tous les deux, on se ressemble. Mais parler l’un à l’autre, dans ces conditions, c’est un peu plus facile. Que parler aux autre gens, bavards. » Tout un discours, non. Elle a encore avalé sa salive. – p… pahdon… pahdon… Et il l’a entendue renifler. Oh, elle était au bord des larmes. – Patricia, ça va ? Elle a fait Oui du menton. – p… pahdon… p… pahdon… – Pardon aussi. Qu’est-ce qui va pas ? Elle a entrouvert la bouche, et cherché les mots, longuement. Silence. – t… toute m… ma vie, z… ze va heguetter… Regretter. – p… pas vous n’avoih dit… Silence. Il craignait le pire. « Regretter de ne pas vous avoir dit ’’merde, bas les pattes’’ » ? Silence. – Me dire quoi ? Il a cru qu’elle allait fondre en larmes.

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– Non, non Patricia, je retire cette question, pardon. Oubliez cette question. Pardon. Moi aussi, je sais pas quoi dire, comment dire. Pardon. J’ai quasiment pas dormi de la nuit, à réfléchir comment vous dire. Elle a recommencé à sourire, un petit peu. – m… moi z… z’aussi, p… paheil… – Merci. De me comprendre. Elle a rougi très fort. Comme très touchée qu’on la dise compréhensive, elle (plutôt que « bouchée, ne comprenant rien à rien » – comme disaient parfois les clientes, au magasin, pardon). Silence. Oui, ils étaient silencieux, tous les deux, mais… Hum, il a toussoté, pardon. – m… mh… ? – Oui, vous comprenez que… ? Je veux dire : une jeune fille silencieuse, effacée, c’est immensément adorable… Elle a rougi encore, très fort, pardon. – Mais un garçon éteint, renfermé, ça fait pas « viril », c’est pas pareil, c’est presque le contraire… Un raté, je suis. Elle a cligné des yeux, comme toute perdue, surprise. Silence. Oui. – n-non… l… les s… spohtifs… k… qui pahlent… n… ne sont t… t’ès méchants… Il a souri. – Merci. Il a failli dire « Vous en avez connu beaucoup ? ». Non, ou plutôt « C’est ce que vous choisis-sez pour votre lit, mais côté amitiés, peut-être, vous préféreriez un ’’différent’’ ? ». Non, ça paraissait immensément prématuré, pardon. – l… les dames… è… è dih… Et le silence. Il a failli l’encourager par un Mh ? à sa manière à elle, mais il devinait ce qu’elle voulait dire, pardon. – Oui, au magasin, euh… Les hommes normaux vous parlent de foot et de voitures, les femmes vous traitent de mollasse et de… Il n’osait pas dire « débile », ni « sale naine », pardon… Mais elle a fait Oui, du menton. – ou-i… que ze n’a ête na dèhnièh nes nèhnièh… « Oui, que je n’a être (je suis ?) la dernière des dernières » ? – Ça dépend des goûts, Patricia. Immensément. Pour moi vous êtes la plus merveilleuse du monde… Elle a rougi très fort. Et avalé sa salive encore. Avec ce bruit bizarre. Et puis elle a arrêté de respirer ou quoi, elle a… vomi, pardon. Elle pleurait, sanglotait, maintenant, il ne savait pas quoi faire. Il a sorti son mouchoir, pour lui proposer. Elle a essuyé son vomi, sur ses genoux, sur sa poitrine (jo-lie, hum, pardon…). Elle pleurait. – n… non, p… pas mèhveilleuse nu tout, v… vous voyez… p… pahdon, n… n’infini… Il a souri. – Si : merveilleuse timide… Elle a presque tourné de l’œil, il lui a pris les épaules. – Patricia, ça va ?! Elle a fait non, à peine. Perdue. Dans son vomi malodorant. Elle n’avait peut-être rien mangé, même, depuis hier après-midi. C’était jaune, de la bile, un truc comme ça. – Pauvre Patricia chérie, toute malade… – p… pahdon… pahdon, z… ze voudhais n… n’êteu m… mohte… – Non, oh non, je vous en supplie, j’ai tellement besoin de vous… Patricia… de vous sourires, vos silences, votre gentillesse, avec moi… Elle pleurait, à chaudes larmes, maintenant. – m… même s… si z… ze vous vomis d… dessus… ? Il n’a pas dit « c’est un milliard de fois plus doux que l’attitude de Lucie, refusant de me re-voir »… – Si vous êtes malade, je veux vous aider, vous soutenir… Elle a eu un haut le cœur et elle a vomi, encore. En pleurant, en s’étouffant, pauvre chérie. Il ne savait pas quoi faire. Elle sanglotait. Avec son mouchoir, dérisoire, il essuyait le vomi, pardon. – Ça va aller, détendez-vous, Patricia… Elle a fait non, larmoyante, désolée. – n… non, s… c’est n… na fin… La fin du monde ? Oh… malade grave ? Ou bien… – J’ai rêvé que vous alliez être renvoyée à Douai… Elle a sursauté.

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– s… c’est l… le Seigneuh, n’Il vous a dih… – Peut-être oui. « Renvoyée chez les débiles », disait ce rêve. Toute abattue, elle a fait signe que Oui. – Et… le train de 18 heures 47… Oui encore, catastrophe ! – Patricia, non : non, je vous en supplie, je… j’ai tellement besoin de vous, ne faites pas ça. Ou… ou on peut sauter ensemble sous le train… – n… non ! oh, n… non, m… mon géhah, m… mon amouh… « Mon amour » ??? Il souriait jusqu’aux oreilles. – Patricia, ma petite chérie. Restez, en ce monde, je vous en supplie… – z… ze peux pas, z… ze henvoyée… – Renvoyée ? Mais pourquoi ? – z… ze n… n’échec n… n’inséhtion, z… ze n’associanne… – Asociale ? Mais moi aussi, en un sens. Zéro amis, zéro visite à ma famille. Replié, pardon. – s… si m… mèhveilleux… n’à n’infini… – Patricia, acceptez-vous de m’épouser ? Même si, euh… – m… même si ze p… pas belle… ? – Hein ? Si, vous êtes la plus jolie fille de l’Univers, mais euh… je suis tombé de la falaise, autrefois, et… je pourrais pas vous donner de bébé, naturel je veux dire… pas vous donner de plaisir, comme un homme je veux dire… Elle s’est signée, et il craignait que ce soit un signe contre le diable ou quoi, mais elle a dit le contraire : – s… c’est l… le mihacle n… ne tous mes hêves, p… pluss beau que… que tous mes hêves… que… que z… ze malfohmée, n… n’incapabe ne hende un homme heuheux (n… n’elles dih… nes infih-mièh…)… ze n’avais si peuh… je peux pas vous hemèhcier… ce hendez-vous… – Oh… Patricia, je… je vous aime, un milliard de fois plus encore, que si vous étiez « normale », ani-male, « humaine » comme ils disent… Vous êtes un ange, une angelle, je vous aime… Je… je peux vous embrasser ? – z… ze n’a goût v… vomi, s… c’est pas ghave… ? Il a souri. – Je sais pas, j’ai pas l’expérience, de bisou… Ils se sont embrassés, sur les lèvres. Sans se vomir dessus, même. Guéris, décoincés. Amoureux.

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ENTREVUE ARMÉE Cette 141e visite, à sa petite pâtissière bien aimée, s’était passée très simplement, sans qu’il ait quelque chose de précis à raconter dans son journal : les mots usuels (« s… s… soih, m… meu-s… sieuh… m… mèhci… mèhci… ») en bonjour et au revoir, simplement. Et les délicieuses minutes habituelles, à la regarder emballer le flan vanillé, si jolie mignonne et douce… Oui. Là, il était dans le premier autobus, le ramenant au centre de Lille. Et puis il prendrait la ligne 13, le ramenant dans son quartier. Il rentrerait chez lui, il ferait un long câlin à son oreiller, en l’appelant « ma petite pâtissière chérie »… Mais l’arrêt correspondance approchait, le panneau lumi-neux « arrêt demandé » était allumé. Bien. Il est descendu du bus, en même temps que presque tout le monde, oui. – Hé, jeune homme ! Une dame s’adressait à lui, avec un policier en uniforme à côté. Il les avait peut-être vus à l’arrêt Saint-Jean, près de la pâtisserie aimée, il n’avait pas fait attention. – oui ? – Nous avons des questions à te poser ! ?? – Officier, passez-lui les menottes pour ne pas qu’il s’enfuie ! ??? Et le gendarme pointait sur lui un pistolet ! Au fou ! Un cauchemar ? – Tiens, passe ça à tes poignets, si tu t’barres je tire ! Il a obéi, mis les menottes comme dans les films de gangsters. – Ferme-les ! Enclenche le truc ! Clic. Prisonnier. Il aurait peut-être dû demander la carte de police ou quoi, la preuve que c’était un vrai policier, et qui était la dame ? Qu’est-ce qu’on lui reprochait ? Les gens autour les regardaient, le regardaient lui, les yeux froncés, comme « bandit » crimi-nel. Etait-ce parce que son scepticisme enfreignait la loi Gayssot ? « Trouble à l’ordre public », l’ordre sioniste, oui, hélas. – Restons pas ici, allons dans une petite rue ! On allait lui trancher la gorge ou quoi ? Ça doit faire mal… Il espérait se réveiller avant. Enfin, ils ont marché, quitté la foule de la zone bus, gagné une petite rue (qu’il n’avait jamais remarquée, qui n’existait peut-être pas, « en vrai » : la rue Léonard Cohen – il aimait bien les chan-sons de Léonard Cohen, lui). Et puis la dame qui « conduisait » s’est arrêtée. – Bon, l’interrogatoire a lieu ici ! – Mec, si tu bouges, je te tue ! Il a avalé sa salive. La dame a sorti un papier de son sac à main, lui a brandi sous le nez. C’était un imprimé administratif, illisible dans la pénombre du soir. – Commission rogatoire ! Tu es officiellement arrêté pour « non assistance à personne en danger » ! Avec « circonstances aggravantes » ! ?? Il était passé à côté de quelqu’un mourant, sans remarquer ? pardon… Mais il n’était ni pompier ni secouriste, il n’avait pas de téléphone… – Bon, et ça sera signé demain, et on pouvait pas déranger le commissariat, mais y’a urgence, bor-del ! Mh ? – c’est pas « légal » ? – Ta gueule ! Eh, un coup de crosse sur sa sale gueule, ça lui frait du bien, j’crois ! – J’n’ai pas reçu cette consigne-là de l’inspecteur. – Mer-deu ! En tout cas, ptit con, si tu t’barres en courant, j’comprendrais, et bang-bang, succès, yes ! ??? Au fou ? – vous parliez, euh, d’interrogatoire… à quel sujet ? – Ptit con, elle est folle amoureuse de toi, qu’est-ce tu vas faire ?! Sa fille ? Amoureuse d’un homme ? Enceinte ? Lui, il était puceau, à 29 ans… – y doit y avoir erreur sur la personne, mdame… – Nan ! C’est toi ! Une folle… Il s’est retourné, cherchant le regard du policier, mais celui-ci a pointé l’arme sur son bas-ventre, en réponse… Il a soupiré. – personne au monde m’aime, sauf mes parents ptêtre, d’une certaine façon. Et ma petite pâtissière, j’espère, mais j’y crois pas, hélas. – Si ch’te dis qu’elle est renvoyée à Douai, qu’elle te verra plu’ jamais, qu’elle va se tuer pour ça ! – hein ? Ma petite pâtissière chérie ?

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– Ta gueule, c’est moi qui pose les questions ! Hé, z’avez pas une matraque en plus ! Pour lui foutre un grand coup, en travers de sa gueule ?! – Non mdame, désolé ! – Connard tu vas faire quoi, pour pas qu’è s’tue ?! – c’est ma petite pâtissière ? – C’est MOI qui pose les questions !!! – mais la réponse dépend de qui vous parlez… – Répond en général ! Comme si c’était ma fille ! Il a souri. Hésité à dire « Si c’est une folle furieuse comme sa mère, je ferais appeler les pom-piers, les urgences psychiatriques »… – si c’est ma toute petite pâtissière adorée, je la demanderais en mariage… – Et une fois qu’on t’enlève les menottes, hop, tu nous dis merde et adieu ?! – je peux vous signer des papiers (si c’est ma petite pâtissière adorée)… – Et si elle est malformée ? sans sexe ! ??? – je l’épouserais toute pareille, mon amour est platonique, madame… – C’est pas crédible une seule seconde ! Et si ch’te dis qu’elle est pas française, c’est une sale polak ! – non, une délicieuse petite polonaise… Vrai ? C’est ma petite pâtissière ? – Et anémique ! Naine ! Bègue ! Handicapée mentale ! – je l’aime, madame… Elle l’a giflée, très violemment, et ça lui cuisait la joue, aïe… – Il se fout de notre gueule, visiblement ! Abattez-le ! – Il ne s’est pas enfui… – OK, on lui laisse une chance : policier, baissez votre arme quatre secondes, s’il court très vite ça lui laisse une chance ! – D’accord. Un… Deux… Eh, à quatre je tire ! ? – J’recommence ! Un… Deux… Trois… Quatre… Et puis le policier et la dame se sont reculés, il a tiré. Gérard est mort. La dame a crié : – Ouèèè, gagné ! Je te citerai à Charles, ton supérieur, après sa ptite gâterie ! C’était la faute à ce petit con, si la naine va s’tuer. Je l’avais dit ! Et quand la toute petite Patricia Niezewska s’est tuée, la semaine suivante (sous un train), sa tutelle a émis le réquisitoire prévu, en triple exemplaire, qui a conduit à la loi 4102 sur la responsabilité civile. Quel succès pour sa fin de carrière, en apothéose… (Ça s’est un peu moins bien passé pour elle 26 ans plus tard, quand elle s’est éteinte de vieil-lesse. Au Ciel, le Très Saint Père lui a dit : « Mathilde, courrez très vite sinon c’est direction l’Enfer éternel, un-deux-trois-quatre, tant pis ! Grillez bien ! »)…

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TROCARD MÉDULLAIRE Ce soir, sa petite pâtissière (chérie) était toute tremblante, comme inquiète peureuse. Elle avait peut-être été attaquée, par un bandit dévalisant le magasin, même si elle avait rendu la mon-naie, à la dame devant lui. Gérard a demandé, pendant qu’elle emballait son flan : – Ça va, manemoiselle ? Vous avez l’air toute inquiète… – p… pahdon, m… mèhci… m… mèhci… Gentille. Semblant retrouver un demi-sourire, avec cette main tendue. – Je peux faire quelque chose, pour vous aider ? Elle a rougi, baissé les yeux. – j… je n’a p… pas le dhoit v… vous néhanger… – Me déranger ? Non, ça me ferait plaisir, de vous aider. Sincèrement. Elle a tourné la tête, étonnée, et… comme émerveillée quand il a confirmé, du menton. Elle a baissé à nouveau les yeux, rougi encore. Silence. – n… nemain s… samedi, z… ze nois n… n’avoih p… ponction médullaih… p… pouh nes dlobules… Mh ? Les globules rouges, petite anémique gentille ? – y… y pahait s… c’est n… ne pluss doulouheux nu monde… p… pluss qu’un accouchement… Il a failli demandé si elle avait des enfants, même si elle paraissait avoir seize ans (depuis trois ans et demi…). – Et… ils peuvent pas faire ça sous anesthésie ? Elle a cligné des yeux, ne semblant pas connaître le mot, petite polonaise mignonne. – Je veux dire : avec une petite piqûre pour dormir, rien sentir… Elle a fait signe que non. – m… mais… Elle a rougi encore. Silence. – Dites-moi. Elle se mordait la lèvre, toute torturée de timidité. – s… si… Silence. – Si ? – s… si v… vous sehez là, n… n’à hôpital, p… pouh me tiendeu la main… S’il était là, à l’hôpital, pour lui « tiendre » la main ? – z… ze n’auhais l… la fohce… t… t’ouver la fohce n’aller… ap’è… – Je serai là, manemoiselle… Dites-moi quel hôpital, quel service, quelle heure. Je serai là… Et elle pleurait, de joie, toute réconfortée, merveilleuse... Enfin, le lendemain, ça s’est passé de manière moins simple et idyllique que prévu. La ponc-tion médullaire (de moelle osseuse, génératrice de globules) se fait dans le sternum, l’os de la poi-trine… Et Patricia (Patricia Niezewska, elle s’appelait) tenait un linge stérile, tremblant, devant sa poi-trine nue. Timorée. Délicieuse mais tremblante perdue… Et c’était vrai que la voir presque nue sem-blait prématuré, du moins pour eux, timides, même si un mariage devenait envisageable, un jour… Il lui a posé la main sur l’épaule, nue, sentant sa peau toute toute douce, tremblante. Elle a pleuré, de bonheur, d’émotion, et lui avait les yeux humides aussi, pardon. L’infirmière a grogné : – Allez, ça va aller ! Ça fait très mal mais personne en est jamais mort ! Patricia a posé sa joue, en larmes, sur sa main à lui. Avec une bise, deux. – Merci, Patricia… Elle a fermé les yeux, comme bienheureuse… – Ah-ah-ah ! Ste conne, comme hypnotisée ! Eh, on peut pas pratiquer d’anesthésie, mais l’hypnose, ça peut ptête marcher ! Allez, tu la lâches maintenant, j’l’emmène ! Il a retiré sa main, et – euh – tourné la tête une seconde trop tard (l’infirmière avait arraché le linge stérile, découvrant la poitrine – si jolie… – de Patricia). Pardon. Comme endormie, partant à la salle de torture… Lui, il est resté là, tremblant, comme un papa de future maman ou quoi. Mais l’infirmière est ressortie : – Restez pas là, avec les hurlements qu’y va y avoir et tout ! On connaît la musique ! Allez en salle d’attente Orthopédie, à l’étage du dsous ! Il a obéi, le cœur serré. Et attendu là, perdu. Se demandant quand il pourrait remonter, pren-dre des nouvelles, ou quoi. Mais c’est – vingt minutes plus tard – l’infirmière qui est venue le chercher. – Vnez vite !

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– Aïe, un… « incident » ? tout s’est pas bien passé ? – Si ! Mais elle nous fait une crise d’angoisse, elle nous demande si vous existez ! Gérard ! – Pardon… pardon… – Complètement à la masse, elle est ! C’est une handicapée mentale, y paraît ! – Non, elle a raison, ici pourrait être un rêve, cauchemar, et rêve idyllique mélangé… – Au fou ! Il a retrouvé sa petite chérie alitée tremblante, sous un drap blanc. Mais quand elle l’a aperçu, son visage terrorisé s’est adouci, calmé, apaisé… – Ah-ah-ah ! L’amour c’est plus fort qu’nos analgésiques super-dose ! Il lui a pris la main (la main sans perfusion), et elle a versé une larme, émue, touchée, Patricia. – z… ze vous aime, j… géhah… – Je vous aime, Patricia… – Bien ! Allez, on vous laisse une heure pour la remette d’aplomb, et puis on lui enlève la perf ! Vous la remnez, éh, l’est en ambulatoire, s’te ponction, pas prende une chambre et tout ! Patricia ne semblait pas entendre, elle le regardait lui, dans les yeux, les larmes coulaient, larmes de bonheur… Gérard lui a souri, doucement, protecteur. Sans dire le fond de sa pensée (« J’espère qu’ils ne guériront pas votre anémie, Patricia, que vous resterez lente et toute toute douce »)… Finalement, ils se sont mariés à l’Eglise près de l’hôpital, bien loin du quartier Saint-Jean où ils s’étaient connus.

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MISSION À L’HÔPITAL Je m’appelle Muhammad et je suis Sénégalais, travaillant en France (à Lille) depuis plus de 20 ans. J’explique ici l’aventure incroyable qui m’est arrivée cette année, telle une mission confiée par Allah lui-même, à travers notre mécréant chef du personnel : – Ben Aziz, détendez-vous, respirez ! Vous n’avez pas été convoqué pour une mauvaise nouvelle mais pour une aide que nous vous demandons. Et qui pourrait figurer dans votre dossier en bonne place, quand on cherchera un remplaçant à votre chef de chaîne (il est sur le point de prendre sa re-traite, vous le savez). J’ai fait Oui, du menton, et le chef a souri. – Excellente réponse ! Vous êtes bien le silencieux décrit par vos camarades ! ? C’était la première fois de ma vie qu’on me complimentait pour ce côté de ma personnalité ! Allah sait que la valeur personnelle profonde n’est pas liée au bagou ! Mais l’entendre dire par un mécréant était incongru [Note du traducteur : les mots de Muhammad n’étaient évidemment pas ceux-ci, mais tel était le sens de son expression « maboul », il l’a confirmé]. – Vous savez peut-être : dans l’équipe de matinée travaille… travaillait… un nommé Gérard Nesey ! Je ne connais évidemment pas tout le monde : on est 300 ouvriers peut-être, en 3 équipes (moi je travaille dans l’équipe de nuit, la mieux payée – et j’envoie de l’argent au Sénégal régulière-ment, pour aider ma famille). – Il est à l’hôpital et… enfin… Le mécréant semblait très mal à l’aise comme s’il résistait (en vain) au Miséricordieux le fai-sant parler. – Ben Aziz, vous les Maths, vous y comprenez quelque chose ? ? Est-ce que c’était au sujet de mon éventuelle promotion Chef de Ligne ? Le chef avait l’air incohérent, parlant dans toutes les directions. J’ai répondu : – Je sais compter jusqu’à cent mille et plus… – Mais les statistiques, les probabilités, vous y comprenez quelque chose ? – Je lis les statistiques de vente, quand on nous dit de les lire, oui. – Ah-ah-ah ! Ouf ! Et… vous… avez pas… dans votre « communauté », euh… des contacts avec un éditeur, euh… un… un bonhomme qui publie des livres ? Il semblait dire n’importe quoi. – Non, désolé. – Excellent, au contraire ! Mais ce serait trop long à expliquer ! – Je suis pas pressé. Eh, c’était pendant les heures de travail ! Et écouter baratiner ce chef était moins pénible que la soudure à l’arc ! – Je veux dire, Ben Aziz : c’est un peu secret, tout ça, vous voyez ? – D’accord. Présentement, ma réponse semblait le satisfaire. Bien. – Ben Aziz, Gérard Nesey a… semble-t-il, essayé de se suicider… – Allah nous en garde ! – Oui-oui, c’est mal ! Mais… pourrez-vous parler à un suicidaire, pour l’empêcher de recommencer ? Là, j’ai eu un moment de flottement. – Eh, missié, il vient de ma tribu ? – Pas du tout, non… – Il est Musulman ? – Non, pas même chrétien : il est sceptique. Numéro Un de l’usine en Intelligence Critique hélas. – Ouvrier ? – Oui, il s’est enterré Ouvrier, mais ça ne lui a pas suffi, il s’est jeté du septième étage, d’un im-meuble ! – Allah nous en garde ! – Enfin, ce n’est pas sûr : il dit ne pas se souvenir (il a fait trois semaines de coma), il dit que c’est peut-être un accident. Mais ses collègues l’avaient vu pleurer, et… J’ai avalé ma salive, je ne suis pas doué pour réconforter un suicidaire, moi. Pourquoi on fai-sait appel à moi ? Parce que, silencieux, je risquais moins de parler ? De quoi ? De trucs statistiques malhonnêtes qu’aurait découvert ce Gérard dans l’usine ? J’hésitais à me sauver en courant, pour ne pas avoir d’ennuis. Mais, en même temps, je songeais à la sourate sur l’épreuve, qui est un jour don-née à chacun, pour gagner le Paradis… (les prières ne suffisent pas, je le sais). – Et, donc, il ne veut pas me parler, ni à moi ni à ses collègues, « tous grandes gueules » peut-être… Ah, donc on me choisissait moi, ça se comprenait.

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– Oui, le médecin du travail a dit que vous et Nesey étiez parmi les cinq pires introvertis de l’usine… Bon, Ben Aziz, ne… vous méprenez pas, sur ce que je vais dire, mais je dois être entièrement hon-nête avec vous : je suis patriote, et je… n’approuve pas la présence de… tant de gens de couleur ici. Un raciste ! Il partait dans n’importe quelle direction, il semblait vraiment torturé, ce type. – J’ai demandé à Nesey s’il accepterait de parler à un chien, ou à un singe… il a dit Oui. – Il a dit que les Noirs sont des Singes ? – C’est pas lui qui l’a dit, mais c’est moi qui interprète, pardon. – Je pardonne à vous qui m’offensez, mais Allah tient les comptes, vous risquez la géhenne de feu, chef ! Sauf votre respect ! Il a soupiré très fort, mais pas de terreur, plutôt de déception. J’ai corrigé : – Mais je suis tout disposé à aller écouter ce pauvre gars, pour que s’écoule sa tristesse, et qu’il ne saute plu’ par la fenêtre. Allah interdit le suicide ! Mais je ne lui dirai pas, je le jure : seulement l’écouter, en silence. Comme un chien endormi, comme un singe en version calme, oui (c’est moi qui avait été choisi parmi les soixante Africains de l’usine)… – Génial, Ben Aziz, je le note ! Vous… faites remonter dans mon estime le sang impur… non, laissez tomber ! – Laisser tomber cette mission ? – Non, je veux dire ! Mes convictions restent entières : vous seriez mieux dans votre pays, avec vos bananes dans les arbres, et si notre candidat passe… mais bref, j’ai des ordres, de la Direction ici, et… vous pouvez nous aider, oui ! C’est ainsi que je me suis retrouvé, cette après-midi même, avec le chef du personnel, à l’hôpital, au chevet de Gérard Nesey, sous morphine (il avait été amputé du pied gauche). – Nesey, je vous ai amené un de vos collègues de l’équipe de nuit, un silencieux comme vous, lui peut vous comprendre, vous écouter, vous verrez. Enfin, je vous laisse deux heures avec lui, il est payé par la boîte, c’est un nouveau cadeau qu’on vous fait. On n’est pas des méchants, vous voyez ! Et le chef est parti. Et moi je me suis assis, au chevet du blessé. Il s’est passé peut-être une heure, il avait les yeux fermés. Mais il ne dormait pas. Que faire ? Tant pis, j’ai essayé de parler, pour lui sauver la vie : – Missié Nesey, on dit, dans toutes les langues, que… « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ». – … non, plu’ d’espoir, hélas… – C’est une fille qui est décédée ? Il a soupiré. Silence. Long silence. – non, elle a… disparu… – On peut la retrouver. Non, il a fait, du menton. – j’ai donné… mes économies à un détective privé… et il a… confirmé : le pâtissier refuse de parler, de ré-entendre parler d’elle, son employée « virée »… – Oh, mais… avec les prud’hommes ou quoi, on peut… – non, le détective a examiné cette voie aussi. C’est fini. – Si vous nous dites son nom, prénom… – je les connais pas… Aïe, c’était mal barré, effectivement. – C’était juste la vendeuse, d’une pâtisserie ? – oui… Silence. – Il n’y a pas qu’une seule femme au monde, on dit… dans toutes les langues, aussi. Il a soupiré. – sa sosie m’a tué quand j’avais quinze ans… Hein ? Une sosie de la pâtissière ? – Peut-être qu’une autre sosie va vous sauver, demain… – j’y renonce. Là, je pensais qu’en… ne disant rien, de mon amour, ça pourrait durer toute la vie, sans me faire jeter, et… paf, disparue, sans doute mariée, (snif). – Pleurez pas, missié Nesey. Si elle est heureuse, celle que vous aimez, c’est bien… – oui, (snif). – Elle était… ? Elles étaient, toutes les deux, les plus jolies filles de l’Univers ? – oui… – Alors… il faut peut-être… avoir moins d’ambition, choisir une « un peu laide », ou une « bougnoule » comme je suis bougnoul, pardon. – elles étaient traitées de « sale polaks », toutes les deux.

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– Oh… Bien. – et ma petite pâtissière, elle… elle mesurait encore trente centimètres de moins que la petite Lucie. Je pensais que… personne voudrait d’elle, peut-être… et elle me souriait, à moi tout seul… – Il fallait tendre la main, proposer une place de cinéma… – c’est ce que j’avais fait avec Lucie, dernière de la classe Maths (moi j’étais premier)… Et je me suis fait jeter… – Lucie elle vous souriait pareil, à vous tout seul ? – oui… c’est ce que je croyais, en tout cas. – Missié Nesey, vous avez déjà parlé d’elle, votre petite pâtissière, à quelqu’un ? – au pâtissier, qui m’a envoyé chier. A la remplaçante, qui m’a dit qu’elle savait pas. Au détective, qui a tout essayé. Et voilà, c’est fini, fini… (snif). En partant, je vais juste envoyer mon manuscrit « Contre la non-significativité » à tous les éditeurs, pour faire exploser ce monde de mensonges, pas partir tout seul… – Attendez, Gérard. Laissez-moi essayer… Vous… pouvez me dire le nom de famille de Lucie ? Elle a peut-être une cousine de très petite taille… Il a avalé sa salive. – mais elle me jetterait… – Je peux essayer, moi… – Métailyek… Goldstein Métailyek… Aïe. Une juive ? S’il n’était pas né juif, le pauvre gars, il n’avait aucune chance, effectivement (même si on n’a pas le droit de le dire, sans se faire condamner pour antisémitisme, dans ce pays bizarre qu’est la France – et moi je risque d’être expulsé vers le Sénégal – ou l’Iran – attention). – Euh, prré-sen-te-ment, avec mon accent Africain… Nesey a souri. C’était bon de le voir sourire, pour la première fois. – Mais, Nesey, vous… vous m’avez parlé, confié vos secrets… c’est un immense cadeau et… Ne pas lui parler de Allah ! – Ça me donne comme « une mission », vous comprenez. Je cours pas après le fric comme ce détec-tive, mais je suis un homme de bonne volonté. Et qui doit se racheter, pour avoir fait commerce avec les femmes loin de son pays, c’est écrit dans la sourate Je sais plus combien… – vous êtes ma dernière chance… toute dernière chance, même si j’y crois pas… hélas… – Je vais partir en mission ! Un miracle est possible, je vous le garantis ! Il n’a plu’ rien dit ensuite, que soupiré, larmoyé, et je ne l’ai pas bassiné de parlotte. Je suis juste resté à côté, assis. Et il m’a dit, longtemps après : – Merci, collègue. J’ai attendu le retour du chef, conforté dans le sentiment de bien faire. Mais quand le chef est arrivé, il ne m’a pas adressé un regard, disant à Nesey : – Alors ?! Vous avez parlé au singe ?! – il est davantage humain que vous, msieu… – Ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Allez : on rentre, moi j’ai plu’ une cigarette ! On est sorti, après que j’ai dit poliment « au revoir, à bientôt » à Nesey, qui avait refermé les yeux, pour retrouver en rêve sa petite pâtissière. On était seulement dans l’ascenseur que je me faisais déjà cuisiner : – Alors ?! Qu’est-ce qu’il a dit, qu’est-ce qu’il a dit ?! – C’est un secret entre lui et moi. – Parle ! Ou t’es viré ! – Allah ferait tomber sa foudre sur vous… – Des menaces ?! J’appelle la police, et tu vires dans ton pays ! Bamboulah ! – Non, laissez-moi accéder à un annuaire, un téléphone, et je… – T’as une piste ?! Pasque moi aussi ! – Laquelle, missié ? – Une collègue de l’usine, qu’est folle amoureuse de Nesey ! – Ça marchera pas : il est éperdument fidèle, à un très vieil amour… – Putain merde ! J’ai pu accéder à un annuaire informatique, avec une secrétaire sachant utiliser ce truc, et… il n’y avait aucune Lucie Métailiek à Lille, et environs. Et une seule en France, à Paris. Peut-être Lucie s’était-elle mariée, changeant de nom, comme sa toute petite sosie, quittant son travail. J’ai appelé quand même : – Allô, êtes-vous Lucie Métailyek, prrésentement ? – Ouais !

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– Bonjour mademoiselle, euh… êtes-vous la Lucie Métailyek qu’a connu Gérard Nesey, autrefois ? – Mais merde, quoi ! J’ui ai déjà dit : qu’il arrête de m’faire chier ! – Il a essayé de se tuer, présentement, il va recommencer… – Foutez-le sous camisole ! – Avez-vous une sosie à Lille ? de très petite taille (pardon). – Hein ?! Non, je connais pas de sosie à moi ! Et pas de naine, ah-ah-ah ! Qu’il est con ! Eh, je suis même pas petite : un mètre cinquante, c’est normal, dans la zone « normales » ! Outch, trente centimètres de moins faisait un mètre vingt, carrément naine ! – Présentement, son problème est… – Ta gueule ! Et ça a raccroché. Avec domination. Virilement. Outch, et c’était pour une fille comme ça qu’allait se tuer Nesey ? A moins que la sosie ne soit que physiquement la même, avec un caractère très différent… Le chef du personnel avait fini son entretien avec le leader syndical, il a ré-émergé dans le bureau de la secrétaire : – Alors chimpanzé ! – Missié, c’est un échec total ! Je crois que… – Viens dans mon bureau. Et là : – Allez, raconte-moi tout ! – Non, c’est un secret entre lui et moi. – Ou ch’te fais expulser ! – Allah me protègera. Allah est grand ! – Putain merde, OK, OK, attends. On a viré des tonnes de Muslims mais… attends ! Il réfléchissait. – S’que ch’te propose, c’est : ch’te file mon autre problème, et tu me gères ça tout seul, sans rien dire, OK ? – Mh ? Une autre mission ? Après avoir échoué à la première ? Mais si Nesey se tuait… – Chef, si Nesey meurt, son livre sera publié et l’usine ici va peut-être fermer… – Et toute l’industrie occidentale ! Ouais ! Y faut empêcher ce con de se tuer ! Non, mais c’est la naine, là, aussi, qui… – La naine ?! – Hein ?! – Pardon, j’ai entendu « la naine »… – Ouais, la crevure, sub-débile ! Pour pas payer trop d’amandes, on embauche des handicapées men-tales, pour faire le ménage des bureaux ! Le soir ! Naine et handicapée mentale ?? Au-delà de Lucie, petite et dernière de la classe… ? – Ça t’fait rire, connard ?! Bref, la nouvelle recrue comme ça, une naine (!), elle est tombée en arrêt devant la photo de l’équipe 2, de mâtinée ! Elle voulait savoir le nom de Nesey ! tout savoir de lui ! Oh, le miracle était là, merci Allah !!! – Chef, est-ce que je peux me prosterner au sol, dans votre bureau, pour remercier le Seigneur ? – Va chier, putain, t’faire enculer ailleurs ! – Où est cette jeune fille ? – Jeune « femme » ! 26 ans, éh ! On emploie pas des gosses, nous, dans notre beau pays ! – Je peux la voir, lui parler ? – Non ! Depuis qu’on lui a dit que Nesey était moitié-mort, elle est en catatonie, elle bouge plu’, elle mange plu’ ! Et l’inspection du travail est sur l’affaire, y disent que c’est notre faute ! Mer-deu !!! – Elle travaillait dans une pâtisserie avant, n’est-ce pas ? – Hein ?!! Le chef est allé demander un dossier à la secrétaire, il est revenu, l’a feuilleté : – Oui, expérience professionnelle « 4 ans à tenir le magasin Pâtisserie Le Pellec le vendredi après-midi, en insertion sans salaire » ! Tu la connais ? – C’est « elle »… : c’est quand elle a disparu de la pâtisserie que Gérard a été brisé… Et ne la retrou-vant pas, il en est mort, de chagrin… présentement. – Ah-ah-ah ! Quel connard ! Mais… ça existe pas, pareille coïncidence ! On est allé chercher dans un centre de Douai, les handicapés pour nos emplois ! – Tout est possible : Allah est tout puissant ! – Mon cul, oui ! – Attention à lui, oui.

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– ‘Même pas peur, éh ! – Comment faire se rencontrer le… l’estropié et la catatonée… ? – « Catatonique » on dit ! Tu sais s’que ça veut dire au moins ?! Chimpanzé ! – Comme absente, repliée, je crois. – C’est ça ! Toute recroquevillée, en prières, du matin au soir ! Les affaires sociales disent que c’est d’ma faute, merde ! – « Prières », elle est musulmane ? Non, polak, elle doit être catholique… – Hein ?! Comment tu sais qu’elle est polak ?! Niezewska, è s’appelle ! – C’est bien elle… ils sont sauvés, tous les deux, loué soit le Seigneur Allah ! – Hé, c’est grâce à moi ! Moi tout seul ! – Si vous voulez : bravo. Je savais qu’il se trompait indirectement, mais… c’est lui qui avait fait appel à moi, donc à ma prière vers Allah – à moins que tout ceci soit un rêve, et que celui qui dort soit le maître de ce monde, bizarre, pardon. Du coup, je ne passerais pas Chef de Ligne… tant pis.

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SALE GOSSE Gérard avait souvent vu des enfants devant lui, dans la file d’attente de sa petite pâtissière chérie. Et… elle se confirmait être une « femme » très anormale : non seulement naine mais… comme effrayée par les enfants, au lieu d’être normalement dominatrice/fondante envers les petits monstres… Ainsi ce 28 Février, juste devant lui (et avec personne derrière), se tenait un gamin de peut-être huit ans, ronchon car pressé ou quoi : – Allez, putain, vite ! Fais chier ! Gérard a tenté d’exprimer sa solidarité avec la jeune fille en regardant le petit colérique avec les yeux froncés, en signe de désapprobation. Mais quand le client de devant est parti, l’enfant a con-tinué : – Bon, à moi, hop ! Tu m’sers deux choux à la crème, ptite conne ! Et plus vite que ça ! Outch. Là, Gérard a failli intervenir… – a… à n… na k’ème t… tuite… ? – Hein ?! Qu’est-ce qu’elle raconte, ste conne ?! Le petit monstre s’était retourné vers lui, Gérard, et il affichait haut et clair sa désapprobation : – Petit con, toi-même, sale gosse ! Un peu de respect, s’il te plaît ! – Non, mais éh ! È disait quoi ?! – Ton chou, tu le veux à la crème cuite, pâtissière jaune, ou à la crème fouettée, chantilly blanche ? – Qu’elle est con ! A la Chantilly bien sûr ! Qu’elle est con ! – Non, con toi-même, personne pouvait deviner s’que tu aimes toi, avant que tu le dises. – L’machin jaune, avec du caramel, c’est dégueulasse ! Qu’elle est con ! – Non, moi j’adore, c’est toi qui est très con ! De pas respecter les adultes ! Les gentilles en tout cas ! – Ouais, toi t’es pas gentil ! – Avec les sales gosses, non. Je protège manemoiselle, j’essaie… – Ah-ah-ah ! L’prochaine fois quand j’reviens, si t’es pas là : j’lui chie à la gueule, ouais ! – Tu mérites deux paires de claques, je vais t’apprendre, moi ! – Pf ! N’importe quoi, éh l’ancêtre ! C’est illégal main’nant ! En prison ! – Ça me fait pas peur. Le sale gosse s’était retourné vers la petite jeune fille, plus petite que lui, qui avait déposé sur le comptoir le chou emballé. – Allez ! Aboule la monnaie, magne-toi l’cul ! Ptite conne ! Gérard a poussé un soupir sonore, espérant effrayer le méchant gamin. Et, tremblante per-due, la petite pâtissière a rendu le change, sur la pièce de deux Euros. Gérard se demandait ce qu’elle aurait fait si l’enfant était parti sans payer, volant le gâteau… Etait-elle capable de colère ? de le poursuivre en criant au voleur ? – Putain, c’est super-cher ! Salope ! Là, Gérard n’en pouvait plu’. – Insulte son patron, pas elle. Et son gros patron va te flanquer une fessée cul nu, tu vas comprendre ton malheur, j’te l’garantis ! – Les adultes, c’est tous des monstres ! – Sois plutôt content de pas avoir été victime de vrai monstre pédophile. Ici, c’est toi qu’es un sale petit monstre. Avec la demoiselle, là, tu as une gentille, exceptionnelle, et tu lui marches dessus, alors t’étonnes pas que les autres te piétinent la gueule : tu mérites pas mieux ! – Fais chier, putain ! Et il est parti, ronchonnant encore. Essayant de claquer la porte, mais le Bloum l’a retenue. Gérard est revenu à sa petite pâtissière, qui le regardait avec… dévotion ? admiration ? – m… mon hého… « Mon héros » ? Il souriait, souriait… – Merci, manemoiselle… – m… mèhci, n… n’infini… v… vous s… si j… gentil, n… n’et p’otégeuh… « Protégeur » ? Elle allait lui chercher sa traditionnelle petite part de flan. – Vous aimez les enfants, vous, manemoiselle ? Elle a fait une petite moue, adorable. – n… nes enfants, t… tous t… t’è méchants… a… avète m… moi… Oui, à cause de la taille, se sentant moins écrasés. Ou à cause de son immense douceur, petite princesse de calme et gentillesse, n’incarnant pas du tout l’autorité… – z… ze comp’ends pas p… pouhquoi n… nes dames, t… toutes, n… n’è n’adoh… l… les enfants…

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Il a souri. Mais il n’a pas dit le fond de sa pensée : « Oui, les hommes ne comprennent pas non plu’ ». Il ne sous-entendait bien sûr pas que sa petite pâtissière était moins féminine, au contraire. Non, mais Lucie – la sosie de sa petite pâtissière chérie – n’avait toujours ni mari ni enfant, à vingt-cinq ans, quatre années en arrière. Ayant sans doute massacré des dizaines de bébés par contracep-tif (voire avortement), pour consommer toujours plus de mâles, et les jeter, « virilement ». Snif. Après n’avoir paru fragile toute douce que l’année de ses quinze ans – tant pis, Gérard en était mort. « Pourquoi toutes les dames adorent les enfants ? » avait demandé sa petite pâtissière ché-rie… – Vous, manemoiselle, quand vous étiez enfant… Surtout ne pas dire « quand vous étiez petite », ouf ! – Vous deviez être une enfant adorable… Elle a rougi, très fort. – m… mais p… pas nohmale… – Pas « méchante normale », non… juste merveilleuse gentille… Cramoisie, la pauvre… – n… ne p… pas savoih… l… lih… – Si j’avais été dans votre classe, j’aurais… inventé une écriture pour vous, sans les milliards d’exceptions de la langue française méchante… – m… mèhci, n… n’infini… n… n’infini… – Vrai : j’aurais aimé qu’on soit dans la même classe. On serait camarades aujourd’hui… Rouge, elle était… – Mais vous êtes sans doute plus jeune que moi (j’ai vingt-neuf ans), on n’aurait pas été dans la même classe, hélas. Oui, elle devait avoir dix-huit ans il y a trois ans et demi, quand il l’avait rencontrée, donc… – z… ze n’a v… vingt… s… six ans… v… vieille fille… Il a souri : – Et moi : vingt-neuf, vieux garçon aussi. Dites, vous pensez que… on pourrait devenir camarades, en dehors du magasin ? Radieuse… – z… ze sehais s… si z’heuheuse n… ne vous k… connaîte… m… mais ze n’a s… si peuh… vous néçuver… Déçuver ? Déçu-déçuver, décevoir ? – Non, je… je suis infiniment tolérant… je crois. Acceptant les milliers d’amants de Lucie, sans la moindre once de reproche. Même si ça n’avait pas suffi à ce qu’elle accepte de le revoir… (d’où sa deuxième tentative de suicide, il y a quatre ans et demi)… – Enfin, tolérant avec les gentils, pas avec les sales mômes qui vous marchent dessus… Et elle a souri immensément, merveilleuse…

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LUI EXPLIQUER LE FOOTBALL ET LE MONDE En trois ans et demi de visites à sa petite pâtissière chérie, Gérard n’avait jamais pensé avoir l’occasion de « parler » avec elle. Pour deux raisons principales : 1/ elle était toute silencieuse gentille, et c’est ce qui faisait son charme (personnel, en plus d’être la plus jolie fille du monde, comme Lucie sa sosie) ; 2/ Lucie avait cessé à jamais de lui sourire le jour où il l’avait invitée au cinéma ; et il en était mort (à l’âge de 15 ans, il y a presque 15 ans maintenant), donc il valait mieux se taire… Pourtant, ce 24 janvier, l’incroyable s’est produit. Avant que sa petite chérie ne termine l’emballage (inutile gentil) de son petit flan, elle a levé les yeux, cherché les siens : – m… meu-s… s… sieu… Il n’y avait personne d’autre dans le magasin, mais ce n’était pas la première fois qu’ils se retrouvaient tous les deux, loin de là. – Oui manemoiselle ? Elle s’est mordue la lèvre, cherchant les mots, inquiète. – è… est-ce n… n’on peut v… vous n… néhanger… ? Le « On » à la place d’un « Je » semblait désigner le magasin, ou bien son couple à elle, avec son amant (très probable). – Euh, je suis à votre disposition, manemoiselle, c’est pas « déranger »…

Elle a baissé les yeux, rougi, souri. Silence. – j… je dois f… faih… n… n’esposé… j… je sais p… pas quoi dih… pas… du tout… ??? – Un exposé sur quoi ? Sur le flan ? Sur le goût des gens pour les flans, au point de revenir 141 fois fidèle ? Outch, le malentendu d’enfer… – s… suh… p… pouhquoi t… tous nes hommes y… y n’aiment n… ne foolballe… Oh-là-là, ça sentait l’épreuve débile d’une psycho-sociologue prétentieuse, voulant mettre en situation d’infériorité la petite jeune fille silencieuse et repliée… – Euh, je serais très heureux de vous expliquer, mais… est-ce que ça suffit, en une minute (avant qu’un autre client entre) ? Vous demandez un avis à chaque client mâle ? Elle a rougi encore. Silence. Elle semblait se répéter les mots de la question, ou de ses deux questions, pardon, il avait demandé deux choses à la fois. – n… non et… et non… Euh, donc… Non, une minute ne suffit pas ??? (ô joie…) et Non, elle ne demandait pas à tous les clients mâles (miracle ?). Enfin, non, elle devait demander aux dames mariées (ou en couple) aus-si, pardon, ça devait être le sens de… – que… n… n’au foyer s… social… t… toutes è… è se moquent ne moi… et… et j… je n’a jamais eu n’ami(e)… ??? Il a failli conclure « Merveilleux, manemoiselle », mais il s’est abstenu, bien sûr. De ces mots-là, cruels pour elle (selon le point de vue commun), pardon. – Le magasin ferme dans dix minutes ? On peut se voir au snack-bar à côté ? Une heure ? Pour en parler ? Elle a cessé de sourire et Gérard en a presque fait un arrêt du cœur, certain d’avoir re-commis l’erreur Lucie, ruinant des années de bonheur secret, et anéantissant l’avenir… le condamnant à mort… – m… mais on… on a p… pas le dhoit… Bien sûr, connard ! Elle n’était plu’ une jeune fille de quinze ans, mais une femme d’au moins vingt et un ans, ayant des centaines d’amants (comme Lucie) ou un seul, en tout cas un compagnon présent qui ne tolérerait pas cette « infidélité », même platonique… – t… toutes n… n’on est f… folles z’amouheuses n… ne vous… meu-ssieu… et… et vous pouvez pas vous occuper ne chacune… Oh… oh… Et les murs tournaient, tournaient… … Hein ? – Jeune homme, vous m’entendez ?! Il était par terre, une vieille dame lui donnait des claques. – Ça va aller ! Il revient à lui ! Parlant à la petite pâtissière, toute en larmes perdue, « là-haut »… – Vous inquiétez pas ! J’étais infirmière-chef, ch’uis retraitée ! C’est un malaise vagal, c’est rien ! Ça va aller ! Mince ! Faut pas ête si lente, petite, pas tant tarder à servir les gens, au bord d’l’hypoglycémie ! C’est ta faute !

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Il a dit : – Non, ça va aller, pardon. C’est ma faute. Et ils se sont relevés, enfin… il s’est relevé, et il a aidé la vieille dama agenouillée à se re-dresser, pardon. – Merci madame, pardon. Merci manemoiselle. Pardon. – Jeune homme ! Y faut aller manger votre petit gâteau, avec un verre de remontant ! Mais pas d’alcool, non ! De café ! Vous habitez loin ?! – Euh, à l’autre bout de la ville, pardon… – Tt-tt ! Il faut pas conduire après un malaise vagal ! Vous pouvez faire une rechute, tuer quelqu’un ! Il allait dire « je prends le bus », mais la dame a crié : – Venez avec moi ! Je vous emmène au café à côté ! V’z’avez de quoi payer ?! (Parce qu’on peut être bonne pomme, on n’en devient pas « pigeon », hein ?!). Gérard a cherché des yeux sa petite pâtissière jolie, toute inquiète mignonne, les mains jointes comme priant pour lui, pour son rétablissement, pardon. – Ouais toi ! Petite ! Donne-lui son gâteau ! C’est les siennes, les pièces-là ?! Elle a obéi, gentille, merveilleuse. Et Gérard s’est vu emmener au café à côté, après un « ‘soir manemoiselle » cette fois ponctué de « excusez-moi, pardon »… Elle a avalé sa salive, petite chérie, comme trop inquiète pour répondre son classique « s… soih, m… meu-s… s… sieu », ce soir, pardon. Enfin, au café, la dame âgée l’a fait asseoir à une table pour deux (il y avait des tables pour deux, quatre, huit, toutes vides). Elle a dit à la barwoman : – C’est un ptit gars qui nous a fait un malaise, à la pâtissrie, là, à côté ! Donnez-lui un remontant ! – Calva ?! – Non ! Café serré ! Double ! Hé, j’étais infirmière-chef ! Moi ! – Et… c’est la Sécu qui va me rembourser ? – Non, le jeune, là, il va payer ! – Ouf ! – Bon ! Moi j’retourne acheter mon gâteau du coup ! J’espère que c’est pas fermé djà ! J’vous confie le jeune ! S’il se sent pas bien, vous applez le 15, vu ?! – Qui c’est qui paye le téléphone ? – Sinon, vous allez en prison, c’est vous qui voyez ! – Wah, ‘fait chier ! – Allez, salut ! Et la dame ancienne est partie, la barwoman a fait fonctionner une machine savante, genre cafetière. Elle est venue apporter une tasse. – Voilà ! Ça fait dix Euros ! En comptant l’téléphone et l’dérangement, si tu nous fais une rechute ! Je prévois ! T’es tout pâle, vite, paye ! Il a payé. – Ouf ! Ah-ah-ah ! Qu’y sont cons, ces mecs ! Un ptit vertige, et y croient mourir ! Ah-ah-ah ! Elle est partie, emmenant le billet. Et… Gérard a bu, ce truc infect. Pardon. Tout, enfin, la moitié, plus de la moitié, en se brûlant la bouche, pardon. La gorge et l’œsophage. Même une chaleur dans l’estomac, ça faisait bizarre, pardon. – Entre, ptite naine ! Ah-ah-ah ! Oh, c’était sa petite pâtissière chérie ! – Tu cherches ton « malade » ?! Il est là, oui c’est lui. Une vieille folle me l’a amné, mais il est à toi, c’est ton malade à toi, c’est toi qui t’en occupe, qu’appelle les scours si y rtombe dans les pommes ou quoi, hein ?! La petite jeune fille était toute catastrophée (et si belle sans sa blouse blanche, habillée toute de gris, sage)… Elle est venue à sa table. – s… ça va, m… meu-s… sieu… ? – Oui, pardon, pardon, manemoiselle. – s… c’est m… ma faute… ??? – Euh non, c’est… des médicaments que je prends, un effet secondaire, pardon… pardon… Oui, il avait déjà perdu connaissance à l’usine, comme ça, pardon. Avec soupçon sur l’antidépresseur Machin, prescrit par le psychiatre depuis des années. Depuis que Lucie avait refusé de le revoir, oui, snif. (Et qu’il était sorti de l’hôpital). – Asseyez-vous, manemoiselle, je peux vous offrir quelque chose ? Désolé de vous avoir fait peur… Elle a rougi, escaladé la chaise, doucement. La barwoman accourait. – C’est pas un hall de gare, ici ! Faut consommer ! Qu’est-ce que ch’te sers, ptite conne ?! ??

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– Manemoiselle est pas conne… – Si ! – z… ze a… p… pas n’ahgent… – Vous inquiétez pas, manemoiselle, c’est moi qui paie… – Dix Euros un café serré, le même, j’lui prescris ! A cette larve ! Et elle est repartie. La petite jeune fille était toute rouge, à nouveau. – m… mèhci… m… mèhci… n’à n… n’infini… Le café revenait. – Dix Euros ! Eh, j’ai vu t’t’à l’heure : t’avais deux billets, au moins, hein ?! Pas d’chèque ici ! Il a payé, et la dame est repartie, rigolarde. Silence. Doux silence. La petite jeune fille, Lu-cienne ? était si belle… – Oh ! Eh ! Les amorphes, là ! La barwoman revenait à la charge. – Restez pas comme ça comme des larves maladives, avant d’tomber dans les pommes, causez ! Essayez ! – Pardon. – p… pahdon… Silence. – Mec ! Si tu m’files encore cinq euros, ch’t’allume la télé, là (éh, faut payer l’électricité, et pour un seul client, merde, quoi !). J’crois qu’y a un match de foot ou quoi, tout le monde en parlait ! Il a souri. – moi j’aime pas bien le foot, pardon. – T’es pas un vrai mec ?! Ah-ah-ah ! Et elle est partie, rigolarde encore. Gérard a fermé les yeux, douloureusement, croyant se souvenir de… – Manemoiselle, je… me souviens plu’ bien… euh… vous me disiez pas que… ? – s… si v… vous pouvez m… me z’èspiquer p… pouhquoi… p… pouhquoi… Silence. « Pourquoi tous les hommes aiment le foot, et aucune femme aime le foot » ? Il n’avait pas rêvé ? ça… – p… pouhquoi n… nes hommes n… nohmals… ne z’aiment f… foolballe… Il a souri, le mot « normal » le classant lui en « anormal » – comme sa petite pâtissière était taxée d’ « anormale » par tant de clients méchants, se moquant de sa petite taille, son bégaiement, sa lenteur gentille, ses origines polonaises… – Euh… c’est un peu long à expliquer… – p… pah n’ézempe u… une heuh… que vous hepende nes fohces… s… si… pahler, s… ça fatigue ? p… pahdon… – Parler avec vous, petite demoiselle, c’est un pur bonheur… Et Gérard, réfléchissant au fur et à mesure, lui a expliqué, a essayé tout au moins. – J’ai lu que… que les dauphins sont des loups, partis nagés en mer… je pense que les humains, pareils, sont des loups montés sur leurs pattes arrière… Les meutes de loups… ça explique tout je crois. Sa petite pâtissière écoutait, attentive, sans sembler contester, à ce stade. – Dans une meute de loups, il y a les mâles qui chassent le gibier et les femelles qui élèvent les en-fants. Et chez les mâles, il y a le mâle dominant, qui est seul à avoir le droit de s’accoupler aux fe-melles. Elle clignait des yeux, ne semblant pas comprendre. – Si un mâle dominé s’approche d’une femelle, le dominant rugit et le mord. – l… le pauv’… – Oui, c’est la loi du plus fort, c’est la Nature, hélas… Elle a avalé sa salive. Silence. – Oui ? Non ? Elle a cherché ses mots. – s… si u… une maname l… loup, è… è n’est z’amouheuse n’un aute… ? Il a souri. – Merci, de cette hypothèse, manemoiselle… Elle a rougi, toute… – Mais chez les loups, ça existe pas. Les femelles veulent pour leurs enfants le papa le plus fort, qui fera des enfants forts, qui survivront… peut-être… C’est la dure loi de la Nature. Elle a, discrètement, porté la main à son cou, à sa Croix. Il a hésité à dire « Oui, nous hu-mains, nous sommes différents, mais… ». Euh…

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– Je devine votre objection, manemoiselle, mais… – p… pahdon, pahdon… – Je veux dire, je voulais dire… Même avec la compassion (« l’empathie ») humaine, il y a un reste d’instinct loup, en beaucoup d’entre nous, humains, pardon. Les femmes choisissent le plus fort mus-clé, le plus riche… – n… non… s… seunement nes femmes nohmales… ? Mh ? – Enfin, je connais pas bien le côté féminin, mais… côté masculin : tous les hommes, normaux, veu-lent écraser, dominer… (les autres hommes surtout – même s’ils débordent parfois, en écrasant les femmes aussi). Elle a cligné des yeux, sans bien comprendre. Mais elle a dit : – ou… ou-i… Il n’était pas sûr qu’elle soit d’accord, mais il a repris : – Alors l’idéal de chaque homme normal, c’est d’être Maître du Monde, adoré par toutes les humaines, en pouvant choisir les dix milles plus jolies… du Monde. Elle a cligné des yeux, encore. – m… mais… n… ne dih… s… sale b… bolak… ? – Oui, enfin ça c’est… un moyen d’auto-défense, psychologique… Si on est dominé, pas choisi, on dit (enfin… certains disent) : même si vous êtes la plus jolie fille du monde, de toute façon, je vous aime pas, parce que… euh, ben parce que vous êtes étrangère, par exemple. – p… pahdon… Mh ? Pardon d’être si belle ? de terrasser les cœurs masculins par milliers ? – Enfin, le… racisme, qui est là détourné, ça nous amène au football, directement. Très intéressée, elle semblait. Attentive, pour bien comprendre. – Dans le Monde, y a qu’un seul Président, de l’Armée Américaine, mais… il y a beaucoup de cham-pions de football, ça paraît un idéal davantage accessible, pour un homme normal. Enfant, tous les petits garçons rêvent de devenir champions de football. Elle a souri, semblant sous-entendre « même vous ? », mais son cas à lui était trop spécial, ne pas diverger… – Ou champions de tennis, mais c’est plus difficile : il n’y a qu’un seul tennisman qui gagne alors qu’avec une équipe, on gagne tous. Comme la meute maîtresse du territoire, chez les loups. La four-milière gagnante, écrasant les autres. C’est le fond du racisme, je crois. Elle a cligné des yeux. – et les… spétateuh… – Les spectateurs ? Pareil : sans être doués pour le football, ils partagent le sentiment de triomphe, d’écrasement des faibles… Elle a souri, rougi. Et… oh, il croyait deviner quelque chose comme « moi qui suis faible, je préfère les rares hommes comme vous, qui n’aiment pas écraser »… Mais il délirait sans doute, par-don. – Et le football, c’est presque… sexuel (il paraît) : des heures d’effort, et le bonheur immense d’un but, jouissance… pas comme le tennis ou le basket, où il y a des points constamment, des deux côtés. Bref, c’est pour ça que tant d’hommes adorent le football. Je crois. – que… ne peut huhler s… son sentiment ne loup nominant… Elle semblait répéter ce que serait son exposé oral, petite chérie. La psychologue verrait ruiné son projet de la mettre minable. – Voilà. Je crois. Un espace « légal » où hurler son sentiment de loup dominant, même si – sociale-ment ou financièrement – on est dominé, par un patron, un politicien, une psychologue… Elle a souri, comme heureuse de comprendre ce qui expliquait tout, effectivement. – Alors, quand des hommes disent « les femmes sont stupides de ne pas aimer le foot », non, c’est pas une question de stupidité. – ou… ou « les hommes s… snupides n’aimer ne foolballe »… – C’est un fond de bestialité, je crois, qu’il y a davantage chez les hommes… – m… mais… … Silence. – n… non… Elle ne semblait pas le contredire lui, mais s’imposer le silence à elle-même. – Dites-moi. Il peut y avoir des objections, regardons les ensemble. Elle a souri, comme émerveillée, par cette attitude anti-professorale… – d… dans n… nes cent’es… f… féminins… n… n’y a aussi n… nominante(s)…

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– Ah, je connais pas, ça. Elle a confirmé du menton. Euh… – Enfin, chez les loups je crois, ça existe aussi : le mâle dominant voudrait prendre toutes les fe-melles, mais la femelle dominante chasse les femelles dominées, pour être la seule… à enfanter, sans trop de surpopulation… (je crois, je sais pas). Et sans comprendre que le mâle dominant préfère les dominées… Elle souriait encore, comme satisfaite. – m… mais v… vous… n… ne pluss gentil nu monde… ??? – Ou « pas très mâle », pardon, oui… – t… toutes les f… femmes n… nohmales… ? n… n’è péfèh… ? ne pluss méchant… ? – Euh, pas le plus « méchant » exactement, elle disent le plus « viril », bestial, et elles espèrent do-mestiquer la bête. Elles y arrivent souvent mal, et ça fait les violences conjugales, les maris infidèles… Elle a rougi, sans qu’il sache pourquoi. Enfin si… pensant à Lucie, pardon, fille de divorcés, abandonnée chez sa grand-mère avant de devenir sexe-maniaque : – Enfin, euh… si vous avez des milliers d’amants, et que vous voulez pas d’enfants, euh… je veux pas dire que vous êtes « virile », euh… Elle a fait Non, du menton, et il n’a pas compris Non à quoi Pardon. – m… mais v… vous… Hein ? – p… pouhquoi v… vous p… pas aimez n… ne foolballe… s… si j… gentiment… Il a souri. – C’est une longue histoire. – j… je sehais s… si z’heuheuse v… vous me hacontez… Il s’attendait à ce qu’elle ajoute « un jour », mais elle ne l’a pas dit. A quelle heure fermait le café ? Tant pis, commencer : – Enfant, j’étais écrasé par mon grand frère dominant. Et j’aimais pas ça. Je voulais pas l’écraser à sa place, non, j’aimais pas l’écrasement du faible. Et puis est née ma petite sœur, et… on était en-semble, solidaires, à ne pas aimer mon grand frère écraseur. Elle souriait immensément, comme si elle, petite naine, se voyait bien dans ce rôle de petite sœur… – Enfin, quand on jouait au ballon, à l’école, j’aimais bien marquer des buts, pardon. Et surtout, j’essayais d’avoir la meilleure note de la classe, je réussissais presque toujours, pardon. Pour les Maths surtout. Et à quatorze ans, quand les copines de classe ont commencé à devenir jolies… Elle a baissé les yeux en rougissant, vers sa poitrine peut-être, pardon. – J’ai eu un penchant vers la meilleure fille de la classe, en Maths, une vietnamienne… Sourire plein de sympathie de la petite polonaise… traitée de « sale bougnoule » par tant de clients méchants… – Mais un jour, en cours de Russe, où on ne faisait rien (avec notre professeur Prisyolkov), elle a dit à une copine « en boîte de nuit, le samedi, j’ai jamais trouvé un vrai beau mec »… – oh… oh… Toute catastrophée compatissante, adorable… – Oui, tout s’est effondré pour moi : même si, premier de la classe, je devenais un jour très riche, elle préférait les très musclés… dominant comme mon frère, hyper-sportif… je me posais pas la question en ces termes, mais c’est ce qui se passait je crois. – Oh… a y’a pauv’… Mh ? « pauvre garçon », oui. – Mais… je suis ouvrier, aujourd’hui, pas devenu ingénieur ni chef d’entreprise ni expert… Ce qui s’est passé – ce qui m’a détourné du football à jamais – c’est que… tandis que j’étais si triste, l’année de nos quinze ans… la dernière de la classe, la plus petite de la classe, me souriait, si touchante gen-tille… une « petite polonaise »… … Elle a rougi très fort, petite pâtissière… – Vous pensez juste : regardez… Il sortait son portefeuille, avec la photo de Lucie, agrandie de leur photo de classe (quand ils avaient quinze ans)… – oh… oh, p… pahdon… Pardon de la ressemblance, stupéfiante ? – C’est pas votre faute, manemoiselle. Ça explique juste mes visites ici, fidèles, tendres… Elle a rougi, très fort. Silence. – m… mais v… vous… p… pas ne b… bague…

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Hein ? – Non, enfin… J’ai pas épousé Lucie, mais… je suis tombé amoureux, éperdument amoureux. Je pensais que j’allais la sauver du redoublement, et qu’on se marierait un jour, pour fidélité éternelle, l’un envers l’autre… Sa petite pâtissière semblait attendrie rêveuse… – Mais quand je lui ai proposé mon aide scolaire (gratuite), elle a refusé. Quand je l’ai invitée au ciné, elle a refusé. Elle m’a dit de la laisser tranquille. Mon cœur s’est éteint. – oh… oh… Si elle était catholique, il ne fallait pas lui parler de la tentative de suicide l’été suivant, ni de celle commise dix ans plus tard, quand (retrouvée célibataire dans l’annuaire) Lucie avait refusé de le revoir. – Mon esprit, mon sentiment, s’est cristallisé sur ce point, seulement : ce qu’il y a de plus adorable dans l’Univers, c’est pas le triomphe (scolaire ou footballistique), c’est une frêle petite jeune fille, ti-mide et en difficulté. Elle a soupiré. – j… je comp’ends… – Alors je préfère un milliard de fois ma toute petite pâtissière à tous les champions de foot de France et de Lille-ici, même. – m… mais s… si j… je è… êteu… n… n’han-nicapée m… mentale… ? – Vous seriez encore plus adorable. Mais je sais que vous êtes pas handicapée mentale, brillante que vous êtes en calcul mental. Elle a rougi. – m… mais s… si j… je è… êteu m… malfohmée… n… n’incapabe hende un… un homme heuheux… ??? – Ce serait merveilleux, et je… je serais le seul au monde à vous demander en mariage ? Cramoisie, la pauvre. – j… je hépondhais ou… ou-i… Oh… oh… – Jeune homme, vous m’entendez ?! Il était par terre, une vieille dame lui mettait des claques. – Ça va aller ! Il revient à lui ! Parlant à la petite pâtissière, toute en larmes perdue, « là-haut »… Euh ??? Il était fou ? ma-lade ? pardon…

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CONVERSATION DANS MON DOS Comme chaque soir depuis que je suis retraité, j’étais au café, en train de lire mon journal sportif du jour, de siroter mon calva. Et puis, j’ai entendu une conversation derrière moi, incroyable. Je la note ici de mémoire, quasi intégrale : – ‘Soir manemoiselle… – s… soih, m… meu-s… sieu… p… pahdon, m… mèhci… – Oui, pardon merci aussi… Euh, vous devez rentrer chez vous très vite ? Vous m’accordez combien de minutes ? – n… n’impohte… a… apr’è, z… ze seha m… mohte, n… ne toute façon… – Mon dieu… L’homme parlait doucement, la jeune fille murmurait à peine, je devais tendre l’oreille. Ça semblait une question de vie et de mort, « presque » plus importante que les médailles d’or aux Jeux Olympiques… – Ça ferme à minuit, ici, c’est ce qu’il y a marqué sur la porte. Mais… vous allez mourir de faim. Vous voulez qu’on aille dans un restaurant ? – n-non… z… ze peux hien n… n’avaler… Là-dessus arrive le barman, qui exige qu’elle prenne quelque chose, et le type a commandé une eau minérale pour la jeune fille. Qu’on leur a apporté, il y avait de très longs silences, j’hésitais à me retourner, voir à quoi ils ressemblaient. – Manemoiselle, tout à l’heure au magasin… vous me demandiez… si… les filles, ou femmes, qui sont envoyées loin de Lille, loin d’ici, elles meurent de chagrin… c’est ça ? – ou… i… n… ne plu’ vous hevoih… j… jamais… – Vous pensez que toutes les filles du monde sont amoureuses de moi ?? – n-non… seunement lescelles k… que savent v… vous ézistez… s… si vous ézistez… z… ze sais pas… La fille paraissait folle. Un long silence. – Manemoiselle, je… voudrais hurler, de bonheur… je voudrais me donner des claques, pardon… – p… pahdon… n… ne vous néhanger… on… on a pas le dhoit, t… toutes vous néhanger, ch… cha-cune… v… vous n… ne pluss gentil m… monsieur du monde… – C’est tout ma faute, et c’est très compliqué. Je peux vous expliquer ? Tout ? – z… ze pas sûhe comp’ende… z… ze pas n… n’intennigente, p… pahdon… Une débile, oui. Un silence. – Vous allez comprendre : tenez, regardez cette photo… Un silence. – oh… s… c’est m… moi… ? – Pas tout à fait : c’est votre sosie, de visage… – m… mais g… ghande… ? p… pas n… naine, k… comme moi… Folle, débile et naine : la totale… Est-ce que le type allait l’envoyer chier, quitte à la tuer ? – Elle était la plus petite du lycée, et vous êtes encore plus petite, plus mignonne, oui… ? Le type était un dragueur, voulant se faire une naine ? Silence. – Vous voyez, aujourd’hui – un jour où je venais comme d’habitude, acheter ma part de flan, je… j’avais dans mon portefeuille, sur le cœur, cette photo de presque vous… et vous seule, il y a pas d’autre photo dans ce portefeuille… Je suis gentil qu’avec vous, au monde. Elle, je l’ai pas revue, depuis quatorze ans maintenant, elle refuse de me voir, très méchante… Et vous, vous êtes si gen-tille… Silence. J’imaginais la fille toute rouge, nulle. Mais en danger, de se foutre sous un train ou quoi. – m… mais n… n’inténigente, è… elle… n… n’aller l… lycée… – Non, elle était la dernière de la classe (et moi premier), elle me souriait… comme vous me souriez, depuis trois ans et demi… Hein ? Trois ans ? Et ils se disaient encore « vous » ? – ou… i… f… folle z’amouheuse ne vous… n’elle était… – C’est ce que j’ai cru, pardon. Et quand j’ai tendu la main, que j’ai proposé de l’aider en maths, paf : plu’ un seul sourire, elle s’est refermée complètement. – è… è c’oyait è… elle p… pas capabe… ne suive… matématiques… compiquées… – Oui, bien sûr, c’est ce que j’ai pensé : alors je l’ai invitée au cinéma (elle était passionnée de ciné-ma)… Silence.

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– Et ben non : pareil. Elle m’a fait la gueule. Plu’ jamais souri, elle m’a demandé de la laisser tran-quille. – oh… oh… p… pahdon… pahdon… – Merci manemoiselle, merci infiniment… C’est pas votre faute à vous, rassurez-vous. Silence. – Mais elle a jamais dit pardon, elle, jamais. Au contraire. – p… pahdon, p… pahdon, m… mille pahdons… – Mille mercis à vous, manemoiselle… Et je… je dois vous avouer, que je… je comprends trop bien votre… vos… sentiments secrets… votre drame, pardon… Mille pardons aussi. – p… pahdon… m… moi, n… nous… – Vous et elle ? Ou vous et toutes les femmes du monde ? – t… toutes, ou… i… Il a soupiré. – Non, je… Silence. Il n’allait pas pardonner, ce con ? – Enfin, Lucie a refusé de me revoir, quand je suis sorti de l’hôpital, à la rentrée suivante. – v… vous ch… chez les fous… ? de t’iste… Soupir encore, sonore. – Pas encore, non. Mais cet été là, je suis tombé de la falaise, désespéré. Ma mère lui a écrit, lui a envoyé un billet de train… quand j’étais à l’hôpital… elle est pas venue, elle a pas répondu. A la ren-trée, elle a refusé de me parler… – p… pahdon, n… n’infini… – Merci, à l’infini, manemoiselle. Mais je… euh… il faut que vous sachiez… une… une des séquelles, que j’ai… c’est… je suis plus un homme tout à fait… j’ai fait trois semaines de coma, et… depuis je… je me ronge plu’ les ongles, et je – hum – je pourrais plu’ rendre une femme heureuse… Impuissant, ça s’appelle. Plu’ donner de plaisir, plu’ donner d’enfant… si j’en étais capable, je sais pas. La vache ! Un couple incroyable : une débile et un impuissant ! – m… mais t’est-ce y compte, s… c’est n… na gentillesse… – Vous êtes merveilleuse, infiniment merveilleuse… – z… ze malfohmée… n… n’incapabe ne hende un homme heuheux… n’è dih… nes infihmièh… – Manemoiselle, accepteriez-vous de m’épouser ? – j… je sehais m… mohte ne monheuh… m… m… – Manemoiselle ! Là, je me suis retourné, et le type était debout, venant au secours de la petite naine, tombant dans les pommes… Le barman a appelé le SAMU, et le type est parti avec sa petite naine chérie, dans l’ambulance. Il s’est peut-être tué depuis, si elle est morte. Ou bien ils se sont mariés, qui sait ?

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UNE AMITIÉ SEMI-SIMPLE Gérard n’avait jamais parlé, à sa petite pâtissière chérie, en trois ans et demi. Mais lors de la visite 149, 149e vendredi soir, il a franchi le pas, suicidairement : – Manemoiselle, la semaine prochaine… ça sera la cent cinquantième fois que je vous revois… Etonnamment, elle n’a pas froncé les sourcils mais approuvé du menton. Alors il a continué, allant droit à l’échafaud : – Je voulais vous demander : est-ce qu’on pourrait lier amitié, en dehors de votre travail ? Elle a baissé les yeux, et rougi, très fort. Mais, incroyable, elle a fait Oui du menton ! Et conti-nué son pliage, autour du petit flan, alibi. – Quand est-ce qu’on pourrait se revoir ? Elle cherchait l’air, et il avait peur de la catastrophe. – k… quand v… vous v… voulez… ??? – Par exemple demain matin samedi ? Elle a tressailli et, clairement, il était inconvenant de brusquer les choses à ce point (alors qu’il était tout le contraire d’un mâle en rut : un impuissant incapable de donner à sa chérie une nuit de plaisirs). Mais, rougissante encore, elle a hoché le menton, à nouveau. Il n’a pas demandé confirmation qu’elle ne travaillait pas le samedi. Il n’arrivait pas à déchiffrer ses sentiments à elle, derrière cette rougeur embarrassée. Il a failli dire « Vous n’êtes pas obligée d’accepter, manemoiselle, je compren-drai très bien un refus ». Mais il ne l’a pas dit, puisqu’elle était encore en uniforme d’employée. Ce serait plus facile « en civil », libres, elle pourrait mettre les points sur les i, le remettre à sa place, d’intrus indésirable, pardon. Ils se sont donnés rendez-vous à neuf heures, le lendemain, vers le banc à mi-chemin entre ici et l’abribus Saint-Jean. Et Gérard est rentré chez lui, ému. Il a nettoyé son appartement, voulant laisser place nette (le lendemain, il finirait sans doute sous un train). Et il a dormi, finalement, un petit peu. Angoissé. Vers quatre heures, il s’est levé, s’est douché. Petit déjeuner. Porter la poubelle au vide-ordure. Silence, soupirs. Et puis, il est allé attendre le premier bus, dehors, dans le froid. Il a attendu longtemps, et puis le bus est arrivé, l’inexorable était en route. Il se demandait si elle ne viendrait pas, répondant par le mépris à son invitation, ou si elle serait là, pour le gifler, lui ordonner de ne jamais revenir au magasin. Il irait ensuite à la gare, puis sur un quai, tout au bout, là où arrivent les trains, à vitesse moyenne, ne pouvant freiner qu’en cinq cent mètres… Il avait peur, de la douleur atroce… Il soupirait. Les barbituriques devraient être en vente libre, légalisant l’auto-euthanasie, sans douleur… Le bus 14 l’a emmené au centre-ville, et il a pris le 27, pour rejoindre le quartier Saint-Jean, il respirait difficilement. De toute façon, avoir brusqué les choses paraissait sage : sinon, un jour ou l’autre, sa petite pâtissière chérie aurait disparu, mariée à un milliardaire musclé, et il en serait mort de regrets (de ne pas avoir « testé » l’hypothèse qu’elle était secrètement amoureuse de lui, comme il l’était d’elle)… Soupirs, kilomètres, feux rouges (et verts, ce n’était pas le monde entier qui lui criait « Stop ! », non…). Il était huit heures moins dix quand ils ont débouché Rue Saint-Jean, il n’aurait qu’une heure ou une heure et demi à attendre (après quatre heures, il saurait qu’elle ne viendrait pas)… Le fantôme de sa sosie Lucie réapparaissait, Lucie qui n’était pas venue au rendez-vous qu’ils avaient fixé en-semble il y a onze ans… qui avait dit qu’elle devait aller voir son cousin, c’est pas grave, ils n’avaient qu’à fixer un autre rendez-vous… Là, avec sa naine petite pâtissière, oserait-il revenir au magasin, demander confirmation de l’empêchement (ou du refus, explicite…). Il lui restait peut-être six jours à vivre, donc. A l’arrêt, il est descendu du bus, le cœur lourd. Mais ! Là-bas ! Sur le banc ! C’était sa petite chérie ! Toute jolie mignonne ! (et habillée toute de gris et ras-du-cou, pas séductrice du tout : ado-rable infiniment…). Il était huit heures moins cinq, et… il a failli courir, pour arriver plus tôt (si elle était venue en avance, devant faire quelque chose plus tard). Finalement, il n’a fait que marcher vite, pour la rejoindre. Elle était souriante toute rouge, confuse. – ‘Jour manemoiselle… – j… jouh, m… meu-s… sieu… Silence. Il s’est assis à côté d’elle, ému. Son cœur cognait. Elle était immensément belle, pas maquillée et sans bijou, sans talons, comme il l’avait toujours connue. Silence. Il respirait, elle respi-rait. Ils attendaient. Et il s’est passé peut-être dix minutes ainsi, pardon.

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Mais il craignait qu’elle conclue : « Vous voyez, on a rien de rien à se dire, entre silencieux, allez-vous en ! ». Oui. Alors il a… toussoté, et dit : – Euh, je m’appelle Gérard, Gérard Nesey, j’ai 29 ans. Elle n’a pas froncé les sourcils mais au contraire souri, rougi. – m… mèhci… m… mèhci… Silence. – z… ze m… m’appelle p… pat’icia, p… pahdon, pahdon, z… ze n’a v… vingt six ans… v… vieille fille, p… pahdon… ?? Il a souri. – Oui, moi aussi, je… suis vieux garçon, pardon. Il a failli ajouter « impuissant », mais il ne l’a pas dit. Au cas où une simple amitié soit miracu-leusement possible, comme s’il était une fille ou un chat. Silence. Mais elle souriait, comme heureuse, et c’était immensément merveilleux. Et ils sont restés comme ça, assis en silence, peut-être une heure. De bonheur. A se regarder, se sourire, par-fois, délicieusement… Patricia était bien la plus adorable jeune fille de tout l’Univers, il l’avait toujours su. Non seulement « plus jolie fille du monde », ex aequo avec Lucie, mais tellement plus douce et timorée, un ange… Mais elle a frissonné, à un moment, et il comprenait qu’ils étaient en train de prendre froid, ainsi immobiles dans le matin frisquet. – Peut-être, Patricia, qu’on pourrait se promener un peu, pour se réchaufffer. Elle a paru effrayée, pardon, et visiblement elle semblait craindre qu’il cherche un hôtel de passe, pour « se réchauffer » vraiment. A moins qu’il interprète tout de travers. – Aller jusqu’au bout de la rue, là-bas, et revenir, par exemple. Elle a fait Oui, le cou un peu tétanisé, pardon. Et puis elle… a « sauté » sur le trottoir, il n’avait jamais réalisé que c’est si haut, un banc, pour les personnes de petite taille. Il s’est levé, et… elle le regardait, avec de grands yeux admiratifs ou quoi. Il croyait lire en eux « mon Gérard, si grand, si beau… », mais il délirait clairement, là, pardon. Et ils ont marché, très lentement, le long de la Rue Saint-Jean, et de la Rue Chose, qui la prolongeait après le carrefour, là-bas. En silence, souriants, tous les deux. C’était le plus beau jour de sa vie. Il a failli dire « Je voudrais que le temps s’arrête, cette seconde, pour l’éternité, ce serait le Paradis ». Silence. Leurs pas, lents et timides, gentils. Côte à côte, délicieusement. Elle souriait… alors, euh, il a risqué : – Patricia, je vous remercie pour ce moment de paix et de douceur. Je voudrais que le temps s’arrête, cette seconde, pour l’éternité. Ce serait le Paradis… Elle a rougi, très très fort, et murmuré : – m… mèhci… n… n’infini, j… géhah… Mais elle semblait toute retournée, et… elle a fondu en larmes, toute. Gérard s’est senti dé-semparé… Il a risqué une main, pour lui caresser l’épaule, la joue, en signe de soutien (en se pen-chant pour prendre l’éventuelle paire de gifles qui sanctionnerait cela). Mais la pauvre Patricia souf-frait, pleurait, se mordant la lèvre, comme déchirée par ces gestes tendres, pardon. – j… géhah, z… ze nois v… vous avouer, z… ze… Il ne respirait plu’. – que… que vous pèhdez v… voteu temps… k… que z… ze suis m… malfohmée, n… n’incapabe hende un homme heuheux… (n’elles dih, l… les infihmièh…)… ??? – f… folle z’amouheuse ne vous, n… nepuis t’ois ans et nemi, m… mais pas capabe v… vous donner mon coh… Ils s’étaient arrêtés, et Gérard s’est agenouillé, pour être à sa hauteur, petite naine chérie. Il l’a prise dans ses bras, délicieusement… En lui caressant les cheveux, dans son épaule, en lui faisant des bises. – Moi aussi, Patricia, je… je suis fou amoureux de vous, dans mon cœur depuis trois ans et demi, mais… Elle a tressailli, cessant de respirer. – Je suis impuissant, incapable de rendre une femme heureuse, de lui donner des enfants… Elle a gloussé, dans son épaule. – l… les enfants, s… c’est m… méchant… – Je vous aime, Patricia… – z… ze vous aime, j… géhah… m… mon géhah, oh… oh…

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Enlacés, tendrement… Echangeant des bises, par dizaines… – Patricia, est-ce que… euh… on se revoit pareil, la semaine prochaine, chaque semaine, pour les siècles des siècles… ? Elle a fondu en larmes, à nouveau, émue au-delà du possible… Mais il a continué, quand même : – Ou bien est-ce qu’on se marie ? Enfin, on aura pas les autorisations médicales, mais on peut se pacser, vivre ensemble, tendrement… Pour toujours. Elle lui faisait des bises sous le menton, touchée, éperdue. – j… géhah… – Oui Patricia. – z… ze n’auha dû v… vous dih… – Mh ? « J’aurais dû vous dire » ? ou… ? – d… dans k… quateu m… mois, z… ze dois k… quitter l… Lille… Catastrophe… ne plu’ la revoir jamais ? – Et je peux pas vous retenir ? Son souffle tremblant, pauvre chérie… – z… ze dois k… quitter n… ne foyer social… – Venez chez moi, ma chérie… Elle hoquetait presque. – z… ze dois he-touhner ch… chez les némiles… m… mentales… pahdon, pahdon… – Je vous aime, Patricia, même si vous avez des difficultés, ou peut-être : encore plus si vous avez des difficultés. En vous aidant, ça me donne le sentiment de « mériter » votre tendresse… Et une tonne de bisous, sous son menton, a été sa réponse à elle…

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« SELF-SERVICE MATRIMONIAL » Gérard a durement regretté son silence, finalement. Pendant trois ans et demi, il était resté amoureux secret, de sa petite pâtissière naine, si douce mignonne. Imaginant qu’elle était peut-être amoureuse de lui, aussi. Comme sa sosie Lucie, onze ans auparavant. Mais quand il avait proposé à Lucie de l’aider en Maths, puis l’avait invitée au cinéma, elle avait refusé, et plu’ jamais souri, lui fai-sant la gueule. Il en était mort, dans la montagne, l’été suivant. Donc, avec sa petite pâtissière, il s’était abstenu, de tendre la main. Attendant qu’elle disparaisse, mariée à un milliardaire. Et ce 14 Mars, qui aurait dû être leur 141e entrevue, elle n’était pas là… remplacée par une grande, maquillée, très laide. – Salut ! Il s’est avancé, le cœur lourd. – ‘soir… – Il fait encore bon, à s’t’heure, hein ? Vous prendrez quoi ?! Au lieu des silences timides de sa petite chérie… snif. – un mille-feuilles, si’ou plaît. Pour ne pas être infidèle aux flans, servis par sa seule petite chérie… – OK ! Y sont super-bons, moi j’dis ! Les meilleurs d’toute la ville ! C’est pour manger tout d’suite ? – elle est… partie se marier, la petite jeune fille… ? – Hein ?! La naine qu’y avait là avant ?! Non ! Qui voudrait d’une naine débile ! Non, elle est expul-sée ! Sans papiers, elle était ou quoi ! Paf, virée ! Ah-ah-ah ! Une sale polak ! Oh… – vous savez où… je pourrais reprendre contact ? la revoir ? – Ah-ah-ah ! Non, éh, c’était une handicapée mentale, en « bouche-trou », sans salaire ! Bon débar-ras ! – oh… – L’gâteau, là, c’est pour manger tout de suite ?! Il est rentré chez lui, la mort dans l’âme. Et le lendemain samedi, il est allé à la police, deman-der où on pouvait voir les expulsé(e)s, est-ce qu’elles étaient en prison ? – Tu-tut ! C’est en centre de rétention administrative, interdit au public ! – oh… – Qu’est-ce qu’vous comptiez faire ? – je sais pas, lui proposer de m’épouser, elle deviendrait française, petite polonaise mignonne… – Eh, c’est pas un self-service matrimonial ! Y faut l’avis d’un psychiatre, au moins ! La semaine suivante, Gérard a donc été à la Sécu psychiatrique, mais un autre bureau que celui où il allait d’habitude. Une grande dame à chignon-lunettes : – Asseyez-vous ! Il s’est assis, – Gérard Nesey, on a croisé nos dossiers, on sait que vous êtes suicidaire, pas évident que vous ob-teniez cette autorisation de visite ! – la petite jeune fille m’a soutenu, presque guéri, j’ai pluss besoin d’elle que d’air et d’eau… – Non mais ! Vous comprenez ! On peut pas laisser tous les coincés défiler, avec libre-choix de se choisir une esclave, qu’acceptera tout en échange des papiers français ! – laissez-moi au moins la voir, lui demander de m’envoyer ses coordonnées en Pologne… si elle re-tourne là-bas… j’apprendrai le Polonais, j’irai la voir, peut-être habiter là-bas, essayer… – Ah-ah-ah ! Qu’il est con ! – non, simplement amoureux, mdame. – Et pourquoi tu t’es pas choisi une bien française, bien de chez nous ?! – les Françaises sont un milliard de fois plus méchantes que ce petit ange… – C’est une insulte ?! – soyez gentille, et laissez-moi la revoir, je vous en supplie… – Mon cul, oui ! La réponse, c’est Non ! Et voilà. La raison pour laquelle il s’est tué. Les psys n’avaient rien compris à rien, et leur ul-tra-nationalisme raciste avait fait le reste, jusqu’à tuer. Personne n’a construit une statue à cette vic-time Gérard Nesey, mais son nom a été cité, douze ans plus tard, lors de la campagne de décapita-tion des Français à la machette (après la bombe sur Téhéran).

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DANSE OBLIGATOIRE Oups ! Il avait cru venir très en avance, ce samedi matin, mais sa petite pâtissière chérie était déjà là ! (assise à une table du café, loin des gens). – ‘Jour manemoiselle. Elle a levé les yeux, souriante jolie… – j… jouh, m… mèhci… m… mèhci… Il s’est assis en face d’elle, et elle a rougi, sans qu’il comprenne bien pourquoi. – Eh ! Tu prends quoi, toi ?! La barwoman au-dessus d’eux. – Euh, une menthe à l’eau, comme manemoiselle… – Mais avec alcool, toi ?! – Non… pardon… – Pf ! La dame est repartie, puis revenue, il a payé. La petite jeune fille avait sorti une lettre de son sac à main, elle lui a tendu : – s… ça n’èsplique, s… c’est quoi m… mon p’omlème… Il a pris le papier, l’a lu, intégralement (intéressé par chaque mot, lui faisant mieux connaître sa petite chérie) : « Service de réinsertion éducative de la ville de Lille. Cas n°6, Patricia Niezewska (catholique, pas musulmane !) Trop de parents viennent pour demander la durée de l'activité danse ou dire que leur enfant ne veut pas venir à l'école cal il ne veut pas danser. Cette activité est obligatoire et fait partie intégrante des programmes de la classe. Il est de votre devoir d'expliquer à votre enfant (ou handicapé mental) que tout travail proposé est obligatoire. L'école n'est pas à la carte. Dorénavant, les enseignantes ne sou-haitent plus entendre ce discours. Mesdames Dupont et Levi. Signatures des parents ou tutelle : » Il a soupiré, et relevé les yeux. Patricia semblait terrorisée, comme pressentant une réaction catastrophique de sa part à lui, une colère ? Il lui a souri. – Et vos parents ne veulent pas signer ? Elle a fait non, craintive. – s… c’est p… pas ça, s… c’est m… ma tutelle, n… n’est va z… ête t’è z’en colèh… m… me hen-voyer à Nouai… – Oh, catastrophe… Elle a fait Oui, du menton, comme heureuse qu’il comprenne (qu’il comprenne quoi ? le savait-elle amoureux en secret ? ou heureuse qu’il accepte qu’elle soit classée « handicapée mentale » ?). – Attendez : si je comprends bien, vous allez à… des cours, et il y a une activité danse obligatoire. Oui. – Et vous ne voulez pas danser ? Non (peureuse)… – Et votre tutelle va être en colère quand elle va l’apprendre ? Oui. Il lui a souri. – Moi je vous donne raison, à cent pour cent… Elle était émue aux larmes, soulagée au-delà du possible, semblait-il… – Je peux écrire un mot, à votre tutelle, et à votre école… Elle a joint les mains et regardé le plafond (le Ciel ?) comme si c’était l’impossible miracle dont elle avait rêvé, ou pour lequel elle avait prié… – Vous avez un papier ? Catastrophée, au bord des larmes… – Chut, c’est rien : je vais écrire au dos, là. – m… mèhci, n… n’infini… Il a sorti le stylo à chèques de sa poche. – v… vous pouhez m… me lih… ? z… ze sais pas lih… pahdon… p… pahdon… – Oui, pas de problème. Je vais même vous le dire par oral, et vous me direz si ça va, avant que je marque. Radieuse, ravie… – Votre tutelle, c’est une dame ou un homme ? – n… n’dame… m… méchande… Une dame méchante ou Madame Méchande ? Peu importait, au fond.

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– Alors, j’écrirais : « Mesdames… Je m’appelle Gérard Nesey, j’ai 29 ans, et je suis un ami de Patricia Niezewska… » Elle a rougi très fort, sans paraître choquée mais au contraire ravie, ébahie, radieuse… – Et je l’approuve à cent pour cent dans son rejet spontané de l’activité danse. Pour raison de pudeur, de réserve timide, elle est immensément merveilleuse, un milliard de fois plus attachante que les femmes « libérées », impudiques, qui séduisent des hommes à la douzaine, en brisant le cœur de presque tous. Elle a cherché ses yeux, compatissante, semblant comprendre le drame qu’il avait connu avec sa sosie Lucie… – Mesdames, dans vos cours de psychologie, relisez la leçon sur les introvertis, la sagesse introvertie, l’équilibre introverti. Sans doute que vous adorez parler, danser, chanter, mais d’autres tempéraments préfèrent le repli et le rêve. Si vos psychiatres ont classé ça en maladif, ce sont des ânes et des crimi-nels d’intolérance. Une autre voie que la vôtre est possible. Patricia souriait, avec de grands yeux admiratifs. Comme s’il disait là le fond de sa pensée, sans qu’elle ait su le dire, l’argumenter. – Toutefois, je vous remercie pour votre brusquerie, en un sens : Patricia a ouvert grands les yeux, surprise. Il lui a fait signe d’attendre la suite. – Car cette lettre incendiaire de votre part l’a tellement troublée que je lui ai proposé mon aide… par-dessus le comptoir derrière lequel elle exerce son métier, en insertion professionnelle je crois (j’étais client fidèle, amical distant, pardon). Si nous avons lié amitié vraiment, si nous sommes en train de lier amitié, c’est en un sens grâce à vous… Il n’a pas dit « et si ses sentiments, Patricia, sont les mêmes que les miens, on vous invitera peut-être à notre mariage… vous aurez réussi cette insertion au-delà de tous vos espoirs… ». Mais Patricia, semblant lire dans ses pensées (révélation divine ? magie ?) a rougi très fort, faisant Oui de la tête. – m… mèhci, j… géhah… m… mèhci n… n’infini… Et ils se sont souris, les yeux dans les yeux, longuement, pour la toute première fois. Tendre-ment.

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LE JOUR DE L’ABSURDE La tradition du Premier Avril n’avait jamais fait rire Gérard. Il n’aimait pas les gens qui rient, chahutent, plaisantent. Mais… ce « vendredi » 1er Avril, il a vu la tradition comme une aubaine, pour sa 141e visite, secrètement amoureuse, à sa petite pâtissière : la possibilité d’une déclaration (d’amour), avec retour en arrière autorisé, sous l’alibi « poisson d’avril »… Ainsi, au cas où ses senti-ments soient réciproques, il aurait tendu la main, et – plus vraisemblablement, en vrai – s’ils ne l’étaient pas, il n’aurait rien brisé. Alors, pendant qu’elle emballait le grand flan, si jolie mignonne, il a risqué doucement : – Manemoiselle, je voulais vous dire, depuis des années, 140 fois même… Je vous aime… Elle n’a pas froncé les sourcils mais souri, rougi, très fort. Silence. Oui, tous les clients hommes lui disaient peut-être ça aujourd’hui (elle était la plus jolie fille du monde, adorable petite naine, présente seulement le vendredi ici)… Il n’avait pas entendu de client homme, mais la dame devant lui avait plaisanté de politique « Eh ‘parait que notre maire, elle va se marier avec le président d’la république, non j’déconne : premier Avril ! ». Ses lèvres, petite pâtissière, remuaient impercepti-blement, tandis qu’elle préparait les mots de réponse (il la connaissait). Silence. Elle continuait le pa-quet, le scotchait. Allait-elle dire « tous les hommes me disent ça, aujourd’hui, j’en ai marre ». – m… moi z’aussi, z… ze f… folle z’amouheuse ne vous, z… z’en sek’é… ??? « Moi aussi je (suis) folle amoureuse de vous, en secret » ??? Il aurait voulu se forcer à éclater de rire, comme à une excellente blague, mais il ne pouvait tout simplement pas, son cœur cognait trop fort. – Merveilleux, inouï… Est-ce que vous me pardonnerez un jour ? Ces trois ans et demi de silence ? On dit que c’est au garçon de faire le premier pas… Elle a rougi très fort, souriante. Mais pas hilare. L’air touchée, émue, profondément. Comme si elle croyait les dames jalouses la traitant de débile mentale, de sale crevure minable (donc appréciait la tendresse d’un homme, même s’il n’était pas beau). Et puis elle a tourné la tête, vers le mur, en silence, longuement. Oui, sur le mur, l’agenda était tourné à la page « 1er Avril, jour des fous, des blagues »… Elle a rebaissé les yeux, comme très triste, pardon. Silence. Alors, euh… – Manemoiselle, si… nos sentiments sont réciproques (ce serait merveilleux), euh… je vous invite prendre un verre, au bar d’à côté, demain matin, samedi 2 Avril, vers 10 heures… Elle a fait Oui, comme douloureusement. Pensait-elle qu’il ne viendrait « bien sûr » pas ? ou qu’il allait éclater de rire en un « éh, premier Avril, aujourd’hui, j’déconne, t’as vu comme t’es ridicule et laide, naine débile, bougnoule polak ?! »... ? Silence. Elle a fini le paquet, tremblant un peu, pardon. Et elle l’a apporté sur le comptoir, les yeux baissés, la mine tristounette. Il ne savait plu’ quoi dire, lui. Il n’arrivait pas à penser assez vite, à tout lire en 2 colonnes : « amour réciproque » et « simple plaisanterie pour elle »… Alors, au risque de tout casser, il a expliqué : – Si vous ne venez pas demain, je comprendrai que c’était juste un « premier avril », aujourd’hui… Si vous venez, je serai fou de joie, de bonheur, pardon… Silence. Elle était au bord des larmes, semblant réfléchir de toutes ses forces, comme lui, avec deux hypothèses (au moins)… – m… mèhci, p… pahdon… z… ze sais p… pas mien hih… « Je sais pas bien rire » ? Est-ce que ça voulait dire que sa déclaration d’amour à elle n’était pas une plaisanterie ? Ou bien (au contraire) qu’elle ne savait pas plaisanter avec les éclats de rire qui convenaient ? Silence. Euh, il a mis les douze Euros habituels, dans le réceptacle, pardon. – Oui, merci manemoiselle. J’aime pas bien les filles qui rigolent. Je n’aime que vous au monde. Elle a rougi très fort encore. Et puis cessé de sourire, tremblante. Les lèvres plissées, comme pour se boucher les oreilles (sans les mains), craignant peut-être le cassant « éh, bien sûr que non, connasse, mocheté : 1er Avril, éh ! »… Oh… Comment rattraper ça ? Sans tout casser vraiment, sans se faire interdire de revenir au magasin (interdit de la revoir, à jamais, il en serait mort de chagrin…). – ‘Soir manemoiselle, je… vous dis « à demain peut-être », donc… Il a pris le flan, tandis qu’elle faisait Oui, faiblement, du menton. Mais elle n’a pas eu le cœur de murmurer son classique « s… soih m… meu-s… sieu, m… mèhci… mèhci… », ce soir. Pardon. Il est sorti, pardon. Dans l’autobus, puis chez lui, il a repensé à chaque seconde, chaque mot, en se traitant d’imbécile. Ayant sans doute tout cassé à ces années de bonheur silencieux (pour lui). Il n’a pas fer-mé l’œil de la nuit, même. Il n’a mangé qu’un bout du flan, puis écrit dans son journal ce qui s’était passé, ce qu’ils avaient dit exactement. Et, surtout, les scénarios pour le lendemain matin. Ce n’était

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pas si facile, si on y réfléchissait bien, chaque hypothèse débouchant sur des sous-hypothèses en conséquence… « Deux grands cas : 1/ Elle ne vient pas ; 2/ Elle vient (2A/ Elle était effectivement amoureuse de moi, en secret ; 2B/ Elle vient me gifler, avec son amant du moment, m’interdire à jamais de revenir) Non, plus sérieusement : 1A/ Elle a un empêchement, un autre travail le samedi matin, et ce n’a au-cune importance ; 1B/ C’est sa façon toute simple et douce de répondre ’’éh, c’était des mots pour rire, c’était un 1er Avril !’’… » Il aurait pu s’endormir, là, mais il craignait trop que le réveil-matin tombe en panne, pile ce jour, la pile épuisée ou quoi. Et puis, dans les heures de veille angoissée, lui est venu l’idée 3/, af-freuse ou géniale : il pourrait se tuer ce soir, sauter de son cinquième étage, pour ne jamais savoir si elle viendrait ou ne viendrait pas. En un sens, ça dissolvait même 1/ et 2/, puisque le monde n’existerait plu’, demain. Mais, à titre de possible imaginaire, il restait 3a/ elle viendrait pour rien, le maudissant d’avoir posé un lapin, le salaud ; 3b/ elle ne viendrait pas et se contreficherait d’avoir per-du un client sur mille. Oui. A cinq heures du matin, il a pris une douche, repassé une nouvelle chemise, un nouveau pan-talon (deux dans la même semaine, c’était inouï, pas du tout l’habitude tranquille préparant sa visite du vendredi, non !)… Et puis il est allé attendre le premier bus, dehors, dans le matin frisquet. Il espé-rait peut-être mourir de pneumonie foudroyante (3c…), sans savoir si ce serait 2B ou 1… (sa colère ou son absence)… Il est arrivé, finalement, Rue Saint-Jean (après correspondance à la Grande Chaussée) vers huit heures moins le quart, plus de deux heures en avance. Sans surprise, elle n’était pas encore là, ni dans le café ni à l’extérieur. Il est entré prendre un chocolat chaud, puis ressorti, attendre sur le trot-toir. Il était huit heures et quart. Et il a attendu, donc. Neuf heures. Neuf heures et demi, son cœur cognait. Si elle arrivait avec un homme, ce serait 2B clairement, il se laisserait tuer, pas de problème. Rouer de coups. Ça ferait mal. L’amour secret, le mensonge, ça se paye. Dix heures moins le quart, moins dix, moins cinq. Une église a sonné les dix coups fatidiques, bientôt, mais les femmes aiment se faire attendre, il paraît… Dix heures cinq, dix, quinze… Dix heures et demi, onze heures. Elle avait peut-être eu un empêchement, 1A, oui. Passerait-elle l’après-midi, voir si (par hasard), il était venu ? Il est donc resté, tremblant de froid, immobile, sur ce trottoir. Jusqu’à treize heures, quatorze, quinze… A vingt heures, et des poussières, il est retourné à l’abribus, prendre le bus qui l’amènerait au centre-ville pour la dernière correspondance, snif. 1A ou 1B ? Em-pêchement ou plaisanterie ? Enfin, il a été malade, pneumonie ou quoi, mais – tout en toussant, mouchant – il écrivait la suite du scénario, dans son journal : 1a/ Respectant le rejet qu’elle avait exprimé, il ne retournerait jamais la déranger, au magasin, il se tuerait donc, sous peu, quand le visage aimé s’estomperait dans ses souvenirs ; 1b/ Il retournerait au magasin comme si de rien n’était, comme s’il n’était pas allé lui non plu’ à cette parodie de rendez-vous, poisson d’Avril, ah-ah-ah !… Là, tout dépendait de lui, de lui seul. Et, la mort dans l’âme, il s’est dirigé vers la voie 2b, fina-lement. Même si le docteur lui a prescrit un arrêt de travail d’une semaine, avec interdiction de sortie hors de 8h-11h et 14h-16h… Qu’est-ce qu’une amende Sécu quand on est tout au bord de la falaise, prêt à sauter dans le vide… ? Pour s’écraser en contrebas, douleur infinie, une fraction de seconde… Vendredi, donc, il est allé au magasin de la rue Saint-Jean, pensant jouer profil bas, comme si rien ne s’était passé la semaine passée. Juste ‘Soir manemoiselle, et Merci manemoiselle, anonyme, retournant à sa place de client (fidèle) anonyme… MAIS elle n’était pas là ! Remplacée par une grande fille maquillée, très laide vulgaire, ba-varde. – Oh-là-là, crachez pas sur mes gâteaux, ah-ah-ah ! Non, y’a une vitre qui protège, craignez-rien ! Il a toussé encore, pardon. Il savait que sa petite pâtissière chérie était disparue à jamais, finalement partie se marier à un milliardaire californien. Ouf, il avait saisi, la semaine passée, sa toute dernière chance d’avouer ses sentiments (au cas où ils soient effectivement réciproques, ce qu’ils n’étaient bien sûr pas). Ouf. Snif. – Elle ne reviendra jamais plu’ ? La petite jeune fille qu’il y a là, d’habitude, le vendredi après-midi ? – Patricia la débile ? Ah-ah-ah ! Nan ! È s’est tuée, vous avez vu ! Cette conne ! Vendredi passé ! La nuit de vendredi à samedi ! Sous un train ! Ah-ah-ah ! Gérard a… pleuré, pardon. Sangloté. Toussé. Payé le flan. Il est sorti, pardon. Et plus tard, il a marqué dans son journal cette voie numéro 4 (ou 3 bis), qu’il avait oublié : elle se serait tuée, elle, Patricia, pour ne pas savoir s’il plaisantait ou non, en l’invitant le 2 Avril… 4a/ parce qu’elle était effec-

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tivement folle amoureuse de lui ; 4b/ parce que personne n’avait jamais été amoureux d’elle, même s’il ne lui plaisait bien sûr pas. Enfin, cette rédaction d’hypothèse finie, Gérard a dit aux méchants microbes dans ses pou-mons : – Voilà, c’est fini : je vais vous laisser me manger, maintenant. Et, sans attendre des années de souffrance supplémentaire, pour rien de rien, il s’est jeté, courageusement, de son cinquième étage. (Bizarrement, il ne garde aucun souvenir de la douleur extrême du choc en bas. Enfin, puisqu’il est mort, ça se comprend, en un sens, mais…) Saint-Pierre a grommelé : – Eh imbécile ! Il fallait creuser ton hypothèse 4a : qu’est-ce qu’elle aurait voulu pour toi, qu’est-ce qu’elle aurait aimé ? – c’est impossible, m’sieu, sauf vot’ respect… – Impossible de quoi ?! – elle peut pas être amoureuse de moi, surtout au point de se tuer dans la crainte que je l’aime pas, moi… – Qu’est-ce que tu en sais ?! Dieu seul sait tout ! – ‘toute façon, je crois pas en Dieu, pardon… – Et qu’est-ce que tu fiches ici ?! – je délire, pardon, le cauchemar continue… – Tu vas aller griller en enfer ! – mh ? c’est là où elle est aussi, ma petite Patricia chérie ? avec sa croix autour du cou, ayant enfreint l’interdiction de suicide… – Et tu la retrouverais en Enfer, ça serait ton Paradis à toi ?! Non ! Des Enfers disjoints ! Cellules indi-viduelles, de torture, éternelle ! – c’est pas rigolo, msieu, votre premier avril… – Non, pas le mien, c’est une fête païenne, na ! Et il a été emmené en sale de torture… Il avait eu raison de ne jamais croire au « Bon » Dieu… Enfin, il a hurlé, sous les pointes de feu, et puis, il s’est assoupi. Avant d’être réveillé par des infirmières : – Eho, éh ! Vous êtes réveillé ! Il a cligné des yeux, perdu, le rouge de feu avait été remplacé par du blanc, hospitalier (pas paradisiaque, non, apparemment). – Eh ! Votre copine Patricia, la ptite naine ! Elle est dans le service d’à côté, féminin ! L’a été heurtée par un train, mais elle est sortie du coma, aussi ! – k… quatre a… ? – Il délire encore, laissons-le se reposer… – euh… è… est-ce que ça existe, le premier avril, dans ce monde-ci ? c’est pas drôle, le premier avril ? – « Avril » ? C’est pas l’ancien nom du printemps, au Moyen-Âge ? Il semblait admis au Paradis, finalement. Après une torture de purgatoire, pour péché d’incroyance, pardon. Les mois qui ont suivi, il a dû rester allongé, avec les tuyaux et les plâtres, mais le 7 Brumaire, il a été conduit, finalement, au chevet de sa petite pâtissière chérie, Patricia Niezewska. Ils se sont pris la main, se sont souris…

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EN FACE, SIMPLEMENT En 140 visites, à sa petite pâtissière chérie, il n’avait guère dit que « ‘soir manemoiselle », « merci manemoiselle » (et les premières fois : « un grand flan, s’y vous plaît »). Mais là, en ce 141e vendredi soir du monde, il s’est lancé, finalement. Pendant qu’elle emballait le gâteau, toute appliquée mignonne : – Manemoiselle, je voulais vous demander… Elle a tourné la tête, un peu surprise, attentive. Silence, euh… – Euh, en un sens, on est presque amis, et en un sens aussi : on se connaît pas… Elle a eu un demi-sourire, retenu. Elle a fait Oui, du menton. Comme si elle s’était fait cette réflexion aussi (avec tous les habitués). Euh… – Est-ce que je pourrais vous inviter au restaurant, un jour, pour qu’on s’èsplique nos vies, un peu ? Elle a baissé les yeux, rougi. – z… ze s… sehais s… si z’heuheuse v… vous connaîte, m… meu-s… sieu… Merveilleuse… – m… mais… Mais, bien sûr, son copain (ou amant du moment) refuserait, ne la laisserait pas aller. – m… mais z… ze z… zamais été n… ne hèstauhant… z… ze sais pas k… comment ça mahche… s… si ze n’a assez n’ahgent… – Je vous expliquerai, je paierai pour deux, avec plaisir, si vous acceptez… Toute toute rouge encore. – m… mèhci, n… n’infini… Et le lendemain samedi, midi, ils se sont retrouvés près de l’abribus. Et puis ils sont allés à la crêperie à côté (oui, elle aimait les crêpes – sans fromage). Il lui a expliqué les tables, les menus, le service, l’addition, et ils sont entrés. Elle souriait, merveilleusement, comme contente d’être là (ou avec lui ?). Une dame grognon leur faisait face : – Salut ! Eh, l’est un peu tôt ! A peine douze heures, éh ! – On peut s’asseoir, attendre, tranquillement ? – Sûr ! J’amène une grenadine pour la ptite gosse, un scotch pour le papa ? ? Sa petite pâtissière naine encaissait, durement. Il a pris sa défense : – Non, mon amie est une adulte de petite taille… Elle a rougi très fort, peut-être à cause du mot « amie », osé à ce stade, même si tel était son espoir à lui, sincère. – Une naine ?! Ah-ah-ah ! Eh, connasse, faut mettre un décolleté d’enfer, pas un ras du cou, quand on est comme toi ! Elle était toute rouge perdue. – p… pahdon… p… pahdon pahdon… Il a volé à son secours, encore. – Non, moi je préfère la réserve timide de manemoiselle, si pudique mignonne… – Pfrt ! N’importe quoi ! Ils sont allés s’asseoir. La petite jeune fille a « escaladé » la chaise, toute honteuse gentille, pardon (il aurait peut-être dû l’aider). Voilà assis, tous les deux. – Hop ! J’vous ai mis deux scotches, donc ! Il a froncé les sourcils. Il n’aimait pas les alcools, fermentés comme le fromage. Mais puisque ça entérinait la reconnaissance de sa petite pâtissière comme adulte, il a accepté, sans y toucher. Elle aussi a accepté, sans y toucher non plu’, gentille. (Et sans qu’il ait besoin de préciser « c’est du fro-mage liquide… »). Silence, la dame était repartie, en cuisine. Il a croisé les jolis yeux de la jeune fille (ou jeune femme, pardon). – Bien, je m’appelle Gérard, Gérard Nesey, j’ai 29 ans… Souriante, ravie, apparemment (étonnamment). Silence. – z… ze m’appelle p… pat’icia, z… ze n’a v… vin… s… six ans… ? Oui, elle avait un visage de 16 ans, une taille de 6 ans, mais elle tenait le magasin depuis au moins trois ans et demi (le vendredi après-midi), il savait qu’elle avait plus de 21 ans, donc. Elle n’a pas précisé son nom de famille, secret peut-être, pardon. Ou pononais (étranger), honteuse… – Merci. Je peux vous appeler Patricia ? Elle a rougi, hoché le menton. – m… mèhci, m… mèhci, j… géhah… ? – Oui bien sûr, vous pouvez m’appeler Gérard aussi.

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Heureuse, incroyablement. Silence. Par où commencer ? – Vous disiez que… vous êtes jamais venue dans un restaurant… Comment ça se fait ? Elle a baissé les yeux, comme coupable. Silence. – Vous préférez pas en parler ? Si, elle cherchait les mots. – z… ze p… pas n’intennigente, p… pahdon… – C’est pas grave, ça empêche pas de… Vous avez pas des amis qui vous ont invitée ? Elle a baissé un peu plus la tête, toute honteuse, pardon. – t… tout ne monde en… entier, n… n’y me détesse… s… sauf vous, s… si j… gentil… ??? – Merci, infiniment. Mais… euh, mais peut-être que… plein d’hommes vous adorent, en secret… Avant que je vous invite, vous saviez que je vous adore, moi ? Toute rouge perdue, mais elle a fait oui. – s… si j… gentil n… n’à n’infini, n… nepuis ne p’emier jouh… Oui, euh, il devrait peut-être expliquer. – et z… ze voudhais n… n’ête b… belle, et mienfohmée… pouh vous hemèhcier… n’à n’infini… Oh… En trois secondes (après trois ans et demi de silences), elle lui tombait dans les bras… Devrait-il répondre « vous êtes la plus jolie fille de l’Univers, ex aequo avec votre susie Lucie, et je vous préfère encore vous, petite naine mignonne… ». Non, ça semblait prématuré. Ou bien… – Patricia, je… je pense que… je vais vous demander en mariage… mais je dois vous expliquer… Elle a relevé les yeux, ébahie, stupéfaite, et encore plus en découvrant son sourire tendre et amoureux, pas du tout hilare plaisantin, moqueur, non… Mais la dame méchante revenait. – OK, ben y’a pas foule aujourd’hui ! Tnez, vlà les menus ! J’repasse dans cinq minutes, quand vous aurez choisi ! Ah, en vlà d’autres ! Posant les livrets bruns, elle allait « accueillir » les autres gens, entrés. – Ouais-ouais, c’est ouvert ! Et l’meilleur cidre de la ville ! Entrez-entrez ! Il a regardé Patricia dans les yeux, si jolie, émue. – Patricia, je propose que… on se débarrasse de cette tâche, choisir les menus, et puis on reprendra notre conversation (un milliard de fois plus importante) après… D’accord ? Elle avait la larme à l’œil. Elle a fait Oui, faiblement. Alors… il a tourné les pages (elle faisait pareil avec son exemplaire). – D’abord, je regarde un peu tout ce qui y a, pour pas choisir avant de regretter à la page suivante. Elle regardait comme il disait, gentille docile. Un peu tremblante, respirant difficilement, par-don. – Et puis, quand on a vu un peu tout ce qui y’a… Elle… pleurait, pardon… – j… géhah, z… ze sais pas lih… – Mh ? Oui, c’est vrai, c’est jamais très clair, il faut connaître un peu, les noms qu’ils emploient dans les restaurants… – v… vous nevez v… viende s… souvent… – Non, euh… La dernière fois, c’était il y a cinq ans, venir dans un restaurant… Ebahie encore, reniflant faiblement. – m… mais a… avec v… vos miyons n’amis… v… vos mait’esses… Il a soupiré, souriant, pardon. – J’ai zéro ami, j’ai jamais eu de maitresse, je vais vous expliquer, Patricia… Bouche bée, elle était. – m… moi, s… si je sehais b… bien, z… ze sehais f… folle z’amouheuse ne vous, t… toute paheil… – Merci, merci infiniment, Patricia. Moi aussi, si j’étais un homme, un vrai, je serai fou amoureux de vous, comme je le suis moi, pareil… Elle a baissé les yeux, en rougissant très fort… En semblant se répéter ces mots, qu’il avait prononcés peut-être un peu en désordre, pardon… – Alors ! Ils ont choisi !? – Euh… moi je vais prendre deux crêpes beurre-sucre, et en dessert : une crêpe à la crème chantilly, vous avez ça ? – Putain, c’est marqué, merde ! – C’est possible ? – Là, l’autre page ! « Délice de Belgique », entre parenthèses : « crème chantilly, amandes effilées » ! – Excellent… – J’vous l’fais pas dire ! Et toi, la naine ! Tu prends quoi ?!

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– p… paheil, k… comme z… zéhah… – OK ! Avec du cidre ?! Ou dmi-pression pur malt ! – Avec de l’eau simplement pour moi, mdame… – Merde ! Eh faut faire marcher l’commerce ! – Pardon… – J’vous fous quoi, d’la roteuse ?! – Non, de l’eau plate, simplement, s’y vous plaît. – Mer-deu ! J’y disais à Marcel : on devrait tripler l’prix, d’cette Volvil à la noix, pour pousser les gens vers notre cidre premier choix ! Eh toi, naine à la con, tu veux boire quoi ?! – t… tomme z… zéhah… – Qu’est-ce qu’elle raconte, cette débile ?! Inaudible ! – Shht, s’y vous plaît. Elle souhaiterait comme moi : de l’eau plate. – Putain merde ! Allez ça court ! Bjour msieur-dame, installez-vous ! Oui, d’autres gens entraient, détournant la furie de leur table. Ils avaient fini de commander, de toute façon. Patricia était toute abattue, presque recroquevillée… – Patricia, ça va ? Elle a fait Oui, à peine. Peut-être cassée par ce mot, « débile », elle qui ne savait pas lire. – J’aurais dû vous défendre davantage ? mieux ? Elle a fait non, et murmuré, presque dans un sanglot : – z… ze n… ne handicapée m… mendale… – C’est pas grave… Elle a tressailli, et il cherchait les mots pour s’expliquer, quand elle a dit : – et z… ze n’incapabe ne hende un… un homme heuheux, n… n’elles dih, nes infihmièh… Elle pleurait… Alors il s’est penché, en avant, par-dessus la table, et il a posé la main sur son épaule. Pressant sa petite épaule menue, consolateur. – Je vais vous expliquer pourquoi je vous aime, Patricia. Je vous aime, je le jure. Elle avait fermé les yeux, les larmes coulaient, elle tremblait, elle… semblait toute entière dans son épaule, qu’il caressait tendrement… Alors il est resté comme ça, de longues minutes, même si c’était inconfortable, à moitié levé au-dessus de la table, pardon. Jusqu’à ce qu’elle murmure : – m… mèhci n… n’à n’infini, z… zéhah… s… ça va a… aller… m… mèhci… Il s’est rassis. Pardon. – Voilà ! Vote première beurre-suc ! Putain, faudra goûter nos crèpes suzette Grand Marnier ! C’est quand même aut’ chose ! On leur a posé les assiettes. Oui. Patricia pleurait, en silence, pardon. La dame est repartie. – Patricia… je vous présente mes excuses… J’aurais pas dû vous inviter dans un restaurant… On aurait été plus tranquille sur un banc public, rien que tous les deux… – a… avec n… nes vieux m… meussieux-names en colèh… qui veulent la place… Il a souri, un peu. – Oui, vous avez raison. Le monde est un peu méchant, tout entier. Elle a fait Oui. – s… sauf v… vous… s… si j… gentil… n’à n’infini… – Sauf NOUS, Patricia. Vous êtes gentille à l’infini, aussi. Elle a fait non, relevant les yeux, très désolée, pardon. – Non ? Vous êtes pas gentille ? Vous êtes méchante ? Je suis sûr que non, sûr-sûr-sûr… – m… mèhci, z… zéhah, m… mais ze ête n… n’associanne… Asociale ? – z… ze va n’êteu henvoyée ch… chez les némiles… na fin ne l’année… – Oh… Sauf si je vous épouse avant… Il avait espéré qu’elle rougisse et sourie à l’infini, mais elle a au contraire paru choquée, cette fois. – n-non, z… zéhah… z… ze calcule pas p… pouh n’échapper au cente… ne han-nicapées… ze vous aime, en vhai… – Oui, oui pardon, ma petite Patricia chérie… Je vous accusais pas de manœuvrer pour… Je voulais dire : ouf, vous allez échapper à cet enfer, parce qu’on va se marier, tous les deux… Cette fois elle a rougi et souri à l’infini, en baissant les yeux. En bredouillant des excuses. Non ? Il a davantage tendu l’oreille (les gens à côté parlaient très fort). Il lui a semblé que Patricia disait : – z… ze n’auhais pas été là-bas, ne toute façon, z… ze me sehais t… tuée… ne plu’ vous hevoih z… zamais, z… zéhah…

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Oh… – Oh, Patricia, il y avait « tout ça » derrière nos silences, respectueux, au magasin ? – p… pahdon, n… n’infini… – Il fallait m’en parler… – z… ze c’oyais v… vous n’avez un… un miyon m… maîtesses t’è ghandes, n… n’intennigentes… pas de temps p… pouh u… une k’evuh… m… malfohmée… « Pour une crevure malformée » ? – Eh ben ! Vous avez pas touché à vos crêpes ?! È puent ? Qu’est-ce qu’y’a ?! Il a soupiré. – Madame, on est en conversation importante, Patricia et moi. On mangera plu’ tard, ou pas du tout. Mais je paierai, vous inquiétez pas. – Ouais ! Mais faudra libérer la table aussi ! Y’a du monde qu’arrive, maintenant ! – OK. Et il a coupé un morceau de crêpe, l’a enfourné. Patricia l’a imité, gentille mignonne, et… elle a semblé ravie, par le goût : surprise ravie. Il a souri. – Ça va bien aller, mdame, vous en faites pas. Et ils ont mangé leurs trois crêpes en silence, pardon. Avant qu’il paye, qu’ils sortent. Patricia avait peur, visiblement. Il a essayé de la rassurer : – Patricia, je vais pas vous abandonner comme ça, ne plus jamais revenir, non… Trouvons un banc, pour nous asseoir… parler… parler encore, et encore… Trois ans et demi après, pardon… pardon… – p… pahdon, m… ma faute… – Vous pouviez pas savoir, pas deviner, pardon. Ils sont allés s’asseoir, sur le banc à mi-chemin de l’abribus. Libre (les retraités devaient être à table, ou en sieste, il était treize heures, environ). – Patricia, je… vais vous… expliquer, pourquoi… je veux dire, vous dites :… Il a soupiré. – Je trouve pas les mots, moi non plu’, pardon… – n… nésolée v… vous tontaminer… m… ma mahadie… Il a sorti son portefeuilles, pour montrer à Patricia la photo de sa sosie, Lucie. Mais avant : oui, son carnet de chèques. – Tenez, Patricia. Là il y a l’orthographe exacte de mon nom Necey, mon adresse. Pour que vous puissiez me retrouver si j’ai un accident, si par malchance, je peux pas revenir ou quoi, pardon. Il lui a tendu le chèque, mais elle a fait signe que non. Non ??? – Non, Patricia ? Il n’a pas dit « vous ne prenez pas les chèques ? », ça aurait fait référence de trop à leur rela-tion passée, officielle, de client et marchande. – z… ze veut pas v… vous faih p… p’isonnier… – Je suis prisonnier, Patricia. Prisonnier de mon cœur, de mon amour pour vous… Elle a rougi très fort, en baissant les yeux. Elle s’est laissée glisser le chèque entre deux de ses doigts. Elle l’a regardé, comme « amoureusement »… et puis elle l’a mis dans son petit sac à main. – Patricia, ce que je vais vous dire maintenant est moins joli, moins pur… Elle a relevé les yeux, sérieuse, attentive, hochant le menton (avec l’air de dire : « je le savais, c’était trop beau »…). – Avant de vous rencontrer, il y a trois ans et demi, j’ai été amoureux, une fois… Elle n’a pas froncé les sourcils, mais paru compatissante, touchée… – è… è n’est n… nécédée… n… nacelle que vous aimez… ? Un roman à la « Love Story » ? Non… – Regardez son visage (agrandi de notre photo de classe, on avait quinze ans)… Il a ouvert le portefeuille à la page fatidique. – oh… oh… – Et peut-être que c’est pour ça que… je vous trouve « la plus jolie fille de l’Univers », même si les autres hommes sont peut-être pas d’accord, je sais pas… Pour moi c’est une évidence, mais c’est peut-être seulement que mon cœur s’est construit comme ça… Elle a hoché le menton. – z… ze comp’ends m… mieux… p… pahdon… – Oui. Un silence, soupirs, tous les deux. Oui. – è… è n’est où m… main-nenant… ?

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– A Paris, elle a des millions d’amants… infidèle noceuse… je préfère vous un milliard de fois, Patri-cia… – m… mais è… è n’intennigente, et… et è ne vous a nonné du monheuh… Il a soupiré. – Pas du tout, enfin… Quand je suis tombé amoureux d’elle, c’était la troisième année où on était dans la même classe, russophone… elle était dernière de la classe et moi : premier. Les profs l’insultaient, moi je voulais la protéger, la sauver… – è… è ne devait z’ête… f… folle z’amouheuse n… ne vous… – C’est ce que j’ai cru, et c’est là que je suis tombé fou amoureux d’elle… Silence. Patricia retenait son souffle. – Mais elle a refusé mon aide en Maths, en Sciences (on était en classe scientifique). Elle a refusé mon invitation au cinéma (elle était passionnée de cinéma). Elle a cessé de me sourire merveilleuse-ment, à moi tout seul, pour me faire la gueule… – oh… oh… – Et moi, l’été suivant (elle redoublait, et moi pas), je… je me suis jeté de la falaise, à côté de Perros-Guirec… – oh… oh… – Pardon (je savais pas que vous existiez), et… et ça a « pas marché ». Ou « votre Seigneur a refu-sé »… Elle a porté la main à son cou, sa croix, elle a fait Oui du menton… Et levé les yeux au Ciel, pour dire Merci, silencieusement. – Quand je suis sorti de l’hôpital, elle a refusé de me revoir… Et… un prof qui l’avait bien connue, il… il m’a dit que j’avais pas le droit de me re-tuer, de faire peser ma mort sur sa conscience à elle, si je l’aimais… Alors je suis devenu légume. Pendant qu’elle embrassait des tas de garçons, sur la bouche, moi je ne lui avais même jamais touché la main… Patricia, merveilleuse, a posé la main sur la sienne, oui… – J’ai arrêté les études, je suis devenu éboueur… J’ai quitté Toulouse et je me suis enfui très loin ici, à Lille (avec le jumelage des mairies, échanges de personnel)… – z… zéhah… p… peut-ête au… jouhn’hui è… elle heguette… – Elle regrette, Lucie ? Non, enfin… Donc, les années ont passé. J’ai été réformé du service militaire obligatoire, pour « troubles psychiatriques » (ils préféraient ne pas me mettre de pistolet entre les mains…). J’ai jamais « eu vingt ans », comme ils disent. Copines et sorties, non. Je pleurais. Patricia, délicieuse, s’est penchée, et a posé la joue contre son bras. Y appuyant son sein aussi, infiniment merveilleuse, oh… – C’est vous que j’aime, Patricia… vous seule au monde… – peut-ête, m… maname l… Lucie, n… n’è heguette… – Non, je… je l’ai recontactée, quand elle a eu vingt cinq ans, catherinette (célibataire)… avec son nom de jeune fille dans l’annuaire, de Paris (ses parents étaient Parisiens, divorcés, même si elle vivait chez sa grand-mère, à Toulouse)… – oh… m… mais f… fallait pas è… elle s… se venge suh vous… Il a soupiré. – Oui, il y a peut-être un peu de ça… Enfin, au téléphone, elle a encore refusé de me revoir, elle m’a dit qu’elle avait des tas de compagnons différents, elle m’a traité de dingue, elle m’a demandé de me faire enfermer, chez les fous. Moi je suis tombé du cinquième étage, cette fois. Une bise sur son coude, merveilleuse… – Et quand je suis sorti de l’hôpital, son numéro de téléphone avait été changé, il était devenu se-cret… Et moi je me suis inscrit à un cours de parachutisme, pour tomber de trois kilomètres de haut, cette fois… J’ai été convoqué à la Sécu Psychiatrique… je me suis arrêté acheter un gâteau (j’aurais pas le temps de faire à manger en revenant chez moi tard), et… vous, Patricia, illumination… coup de foudre… Deux bises, trois, sur son coude… – z… zéhah… è… est-ce v… vous pouvez m… me p’ende s… suh vos genoux… ? ? Il a souri, l’a soulevée, installée assise sur ses genoux, avant de l’entourer de ses bras, ten-drement… En un long câlin, réparateur. Pour tous les deux. Ils sont restés enlacés des heures, et ils n’ont pas réagi quand les retraités sont venus leur demander de laisser la place, quand le policier (requis par les vieux) leur a ordonné de se lever. Ils ont été piqués, par les urgences psychiatriques. Et emmenés, endormis, vers l’asile… Féminin d’un côté, masculin de l’autre. Ils ne se sont jamais revus. Hélas.

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DERRIÈRE UNE BURQA Gérard arrivait souriant, pour sa 141e visite à sa petite pâtissière adorée. Le vendredi soir (seule demi journée où elle tenait le magasin), le monde entier paraissait beau, presque féérique… Enfin, là, une dame en voile intégral noir se tenait devant le magasin, et ça faisait un peu bizarre, ce soir, pardon. (Il n’avait rien contre le voile de pudeur, au contraire, mais il avait entendu dire que des terroristes se cachaient ainsi avec une bombe sous la soutane, et il a un peu froncé les yeux, en signe de vigilance – prêt à faire obstacle de son corps pour protéger la petite pâtissière des volées de clous rouillés ou d’éclats.) Il a hésité à entrer, ou… – Madame, vous étiez là avant, vous voulez acheter un gâteau ? Elle a fait non, de la tête, en se détournant. En se poussant trois mètres plus loin. Bon. Là, le mur protègerait la jeune fille du souffle meurtrier, si… Souriant, il est entré. Et sa toute petite pâtissière chérie, à son habitude (avec lui seul), s’est mise à sourire, à rougir, timide gentille. Elle est allée lui chercher son petit flan traditionnel, sans qu’il ait besoin de le demander. Et puis elle l’a emballé, se laissant regarder, souriante jolie… Peut-être que les filles aussi belles qu’elle devraient être celles qui mettent une burqa, en priorité, hélas. Enfin, tant mieux pour elles (elles risqueraient moins d’être violées), mais hélas pour les millions d’amoureux secrets, simplement heureux de les revoir, platoniquement… Enfin, en un sens, il disait ça post mor-tem, puisqu’il avait été tué par le rejet de sa sosie Lucie, quand ils avaient quinze ans (puis vingt cinq ans : elle avait confirmé au téléphone refuser de le revoir – d’où crash de la falaise et crash au pied de l’immeuble)… Donc, oui, la burqa sauverait bien des cœurs, même si, post mortem, quelques sages sans illusion regretteraient la simple joie de regarder la beauté sans y toucher… Enfin, il a posé ses pièces dans le réceptacle, oui. Et la petite jeune fille jolie a rapporté le flan, emballé. – m… mèhci, m… meu-s… sieu… – Merci manemoiselle. Infiniment. Elle a rougi, comme d’habitude, gentille. – m… mèhci, n… n’infini, ou… ou-i… Il a pris le petit paquet. – ‘Soir, manemoiselle. – s… soih, m… meu-s… sieu… Il l’a regardée une dernière fois (les yeux baissés, timide jolie)… Et il est sorti, heureux. Fin de J141. Enfin, il n’aurait rien de spécial à raconter dans son journal intime, mais c’était simplement mer-veilleux. La poursuite du bonheur. Il marchait, tranquille, vers l’abribus. Il se sentait bien. – Eh msieu ! Une voix féminine derrière lui ? Mais pas le doux bégaiement de sa petite chérie. Il a failli con-tinuer, sans se retourner. Euh, il s’est retourné quand même… C’était la dame en noir, qui avait enle-vé la capuche de sa burqa (elle avait un visage européen, pas arabe, elle avait peut-être cinquante ans). – Mh ? – Sûr que c’est vous ! ‘Faut qu’on s’parle ! Question de vie ou de mort ! Une folle d’Allah ? Fanatique ? Il a froncé les sourcils, regardé vers la pâtisserie, oui il n’y avait plu’ de dame en burqa là-bas, ce n’était pas un vaste complot de voilées contre la plus jolie fille du monde. – Hop ! Tu nous invites au restaurant, moi et la naine ! ??? – La petite jeune fille, de la pâtisserie ? – Ben ouais ! Ça ferme dans dix minutes ! Allez, bouffe ton flan tout de suite, hop, et on va au restau là, à côté ! – Euh, je sais pas s’y font hallal… – Rin à foute ! C’est un déguisement, ch’uis athée ! C’était pour pas qu’è m’reconnaisse, la débile : ch’uis sa tutelle ! ??? – Ne la traitez pas de débile, madame… je la connais… – C’est s’qu’elle est ! Tu la connais dpuis trois ans et dmi, c’est ça ?! – Oui, 141 visites à ce jour (visites-rencontres, je veux dire, je suis venu aussi des mardi, mercredi… la première semaine). – Hein ?

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– Non rien. Il a défait l’emballage, et l’a plié pour le mettre dans sa poche (pour ajouter à sa collection – de relevés d’empreintes digitales de sa petite chérie). – Allez viens ! Euh, il s’est laissé emmener, après que la dame ait enlevé sa burqa, toute. – Ouais ! Dans trois minutes, même, à ma montre ! – Elle doit peut-être recompter la caisse, emballer les invendus… – Mon cul, oui ! ? Ils sont allés à dix mètres de la pâtisserie. Il mangeait son flan, pardon. – Chut, stop, faut pas qu’è te voit, avec moi ! È sortirait pas ! – Pourquoi ? Je comprends pas… C’est quoi cette histoire de vie et de mort ? – Ta gueule ! On attend qu’è sorte ! Il s’est tu, donc. Et ils ont attendu une dizaine de minutes, sans client aucun, qui entre, ou sorte. Et puis… le rideau métallique est descendu, sur la vitrine, très faiblement – il imaginait la petite jeune fille tournant doucement une lourde manivelle, pardon (il aurait voulu l’aider). Et puis le silence, et puis la porte qui s’ouvre, et la toute petite jeune fille est sortie, jolie aussi sans blouse blanche. Les yeux baissés, sans les voir, eux. Elle était habillée merveilleusement : toute pudique mignonne, toute en gris avec jupe mi-longue et ras du cou. Presque le contraire de la séduc-trice Lucie, méchante (mangeuse de mâles, tueuse). Elle s’est agenouillée pour actionner la serrure au sol, et puis elle s’est relevée. – Hé, la naine ! Elle s’est retournée, perdue, et a paru décomposée en le voyant lui, avec la dame, tutelle. – Ouais, j’l’ai trouvé ton « pluss gentil monsieur de l’Univers, monsieur du flan à la vanille » ! Elle a rougi, très fort, chancelante, presque au bord de la syncope, la pauvre… – Allez viens ! Y nous invite au restau’, on a bsoin d’parler, tous les trois ! Elle cherchait l’air, perdue… – Si tu rfuses, y va ête vachment déçu ! Elle a fait Oui, faiblement. – Ouais t’acceptes ? Super ! Ouais au foyer social, è comprendront, qu’t’es sortie dîner, c’est pas méchant ! Ça devrait arriver plus souvent ! Son souffle tremblant, ses yeux baissés. Elle dodelinait un peu, comme saoule, la pauvre. Toute bousculée par la dame. Alors lui il a dit doucement : – pardon, manemoiselle… madame m’a dit que… c’est très important… Elle a avalé sa salive, sans répondre, ni même hocher la tête. Pardon. – Allez hop ! On y va ! Ils sont allés, et… c’était un peu merveilleux, pardon (la dame marchait devant, énergique pressée, et eux suivait derrière, gentiment côte à côte, comme sur une autre planète)… – Voilà, c’est ici ! Café-Bar-Restaurant, c’est marqué ! Ils sont entrés donc, oui. Il a tenu la porte ouverte pour qu’entre la petite jeune fille, et elle a rougi-souri, touchée par cette galanterie, envers elle. Les yeux levés, elle lui a fait un sourire déli-cieux… – Hop ! On s’fout à une table pour 4 ! Moi j’compte double ! Ouais, ‘faut qu’je prenne des notes et tout ! Ils se sont assis (la petite jeune fille a escaladé la chaise, pardon). La dame n’avait toujours pas expliqué la mort de qui était en jeu, il espérait que ce n’était pas la petite pâtissière… (mais son papa ou son fiancé – lui il donnerait tout ce qu’il avait, à la banque, pour sauver la personne en ques-tion, aimée de sa chérie…). – Salut loufiat ! Tu nous fais pas chier : hop, trois menus du jour, c’est le mec qui paye, c’est la tradi-tion, non ? – Assurément ! Monsieur est d’accord ? – Je peux payer par chèque ?... – Avec deux pièces d’identité ! – Euh, j’ai que ma carte d’identité… J’ai pas de permis de conduire, pas de passeport, pardon… – Un badge professionnel ? – Oui, mon badge de l’usine… – Ça ira ! J’vous apporte le plat dans dix minutes ! – OK ! Casse-toi ! La dame sortait un bloc note, un stylo. – Ouais, montre-moi ta carte d’identité, ça tombe bien !

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Il a sorti son portefeuille, puis tendu la carte à la dame. La petite jeune fille, toute recroquevil-lée peureuse tout à l’heure, tendait maintenant le cou, espérant lire quelque chose… – Je m’appelle Gérard Nesey, j’ai 29 ans, pardon… Elle s’est toute repliée, souriante, heureuse, apparemment. Gentille. Il n’a pas osé demander comment elle s’appelait elle, ni son âge. – Bon j’ai noté, et l’numéro et tout, ch’te la rends ! Il l’a rangée, pardon. – Bon ! Ch’termine les présentations, moi c’est Guylène Durand, assistante sociale, 57 ans, à deux pas d’la rtraite (faut pas m’faire chier !). OK ? Silence. Euh… – Et… manemoiselle… ? Elle a rougi encore. Silence. – È s’appelle Popofska, un nom comme ça, bougnoul ! Patricia, écrit avec des lettres à la bougnoule ! Qu’y sont cons, ces bougnouls ! – Madame, moi je respecte la Pologne, j’aime pas notre écriture… Il n’a pas dit qu’il préférait le Russe moderne, étudié auprès de Lucie, douloureux souvenir… – Mon cul, oui ! Alors ! Elle a 26 ans ou quoi ! Et le problème, là, c’est qu’la naine, elle est – c’est dans le dossier – suicidaire ! L’a essayé d’se tuer deux fois, avant d’venir ici à Lille ! Merde ! Mon dieu, pauvre chérie… (Il n’a pas dit qu’il avait essayé de se tuer deux fois, lui aussi, et peut-être réussi). – Et là ! Elle est virée d’son foyer social ! Après quatre ans ‘faut pas abuser merde ! Et en échec d’insertion, incapable de s’payer un appart’, elle va virer, rtourner chez les débiles d’où elle vient, à Douai ! Mon dieu, catastrophe… Elle… elle avait les yeux baissés, petite Patricia, comme toute au bord des larmes… Il aurait voulu lui prendre la main, il n’osait pas (bien sûr – puisque Lucie l’avait jeté pour mille fois moins que ça)… – Et è chiale, è chiale ! Oh, les larmes coulaient, ça y était. Pardon… – Moi j’y ai dmandé qu’est-ce qu’on en a à foutre ! Qu’è vive toute repliée au foyer social ou chez les débiles, quelle différence ?! Il cherchait l’air, il cherchait des mots de réconfort, pardon… – È parlait pas, comme d’habitude ! Mais j’ui ai fait entrer, dans son crâne de piaf ! que j’étais sa toute dernière chance, au monde ! Ou bien elle m’èsplique et elle a une chance ! Ou bien è tait sa gueule et elle va crever super douloureux ! – Oh… faut pas dire ça, non… – Ta gueule, c’est moi qu’ai fait des études de psycho ! A l’université ! J’aurais eu le DEUG, même, si j’avais voulu ! Pauvre pauvre chérie, les larmes coulaient… – L’a avoué que : son problème, c’est quitter Lille, et cet emploi, « plu’ revoir jamais le pluss gentil monsieur de l’Univers, le monsieur du flan à la vanille », toi ! ??? – Si, ch’te jure ! Elle a rfusé d’te donner une convocation à mon bureau, rfusé d’te déranger ! Mais j’ai fait une planque, et j’t’ai démasqué ! Casanova ! ? Casanova, c’était pas un grand séducteur italien ? Tout le contraire de lui, renfermé, et pu-ceau à 29 ans… – Alors, si è se tue, j’dirai qu’c’est ta faute à toi, pas à moi ! Hop, gagné ! La petite jeune fille pleurait, ses lèvres murmuraient des pardons muets… Oh… – Ou sinon ! Faut qu’tu jures que t’ira la voir, à Douai, chaque année, une fois ! T’as une bagnole ? Non, ch’uis con, t’as pas l’permis ! S’en fout : en bus et taxi, t’envoies la note à la Sécurité Sociale, tu verras s’qu’y répondront, ah-ah-ah ! Patricia avait fermé les yeux, avec une moue de douleur intense, pardon… Il a dit, douce-ment : – Je viendrai vous voir, Patricia. Chaque mois, chaque semaine peut-être, si c’est possible, le week-end… Elle a rouvert de grands yeux incrédules, perdue, et comme… croyant avoir rêvé. – Patricia, je viendrai vous voir à Douai, au moins chaque mois, je le jure… – Ah-ah-ah ! Aaah-ah-ah ! Qu’il est con ! Les yeux dans les yeux, tous les deux… – z… ze n’a p… pas le dhoit v… vous néhanger… z… ze vous aime… Oh… … …

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– Ah-ah-ah ! Ouuuh ! – Je vous aime aussi, Patricia. Je… je pensais que c’était impossible, en sens inverse… Et ils se regardaient, perdus, un demi sourire revenait sur ses traits, petite chérie… – Peut-être que je peux vous épouser… vous éviter le renvoi à Douai… – Stop ! Je dis stop ! Mh ? La dame tutelle ? – Pas question d’t’en faire une esclave sexuelle ! Elle est malformée, imbaisable ! C’est dans l’dossier ! Patricia a fondu en larmes, toute. Oh… – Patricia, je… j’ai essayé de me tuer deux fois aussi, pour votre sosie… (je savais pas que vous exis-tiez)… j’ai des séquelles, je suis impuissant… incapable de « baiser »… – Ah-ah-ah ! Le nul, intégral ! – Patricia, acceptez-vous de m’épouser ? – Stop ! Eh, faut un certificat médical pour s’marrier ! Vous l’aurez jamais, ni l’un ni l’autre ! – Ou…se pacser ? C’est maintenant possible, mdame ? – Ah-ah-ah ! J’aurais sauvé la naine ? Même pas à m’justifier d’son décès ? J’suis trop forte ! – Bravo, madame… – Mais è sait pas faire la cuisine, ni l’repassage, elle est handicapée mentale, tu comprends s’que ça veut dire ?: pas d’permis feu ni rien ! Un boulet ! – Un sourire dans ma vie, un bisou chaque matin, chaque soir… Je serai heureux… Et vous, ma-nemoiselle Patricia… ? Radieuse, ébahie, heureuse oui. – s… si z’heureuse a… à n’infini… – Eh ! La liaison c’est pas si ZZZ’heureuse, c’est si T’heureuse, connasse ! Ah-ah-ah ! Qu’est-ce qu’on s’marre ! J’racontrai ça au théâtre, qui m’ont prêté la burqa ! Théâtre comique, j’le savais ! Oui, et ils souriaient, maintenant, Patricia et lui. Le cœur en paix, un avenir idyllique devant eux.

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PHOTO Gérard avait toujours rêvé avoir une photo, de sa petite pâtissière chérie… Enfin, il avait deux photos de sa sosie Lucie, mais ce n’était pas pareil. (Ils avaient été trois ans dans la même classe, Lucie et lui, mais l’année du milieu – quand ils avaient quatorze ans – le photographe avait voilé la pellicule ou quoi, il n’y avait pas eu de photo de classe vendue). Ce dont il rêvait était une petite photo d’identité, elle toute seule, sur fond neutre ou fleuri. Et de sa vraie petite chérie, pas de sa mons-trueuse sosie – qui avait voulu le faire enfermer chez les fous, quand il avait retéléphoné, après dix ans d’extinction… Oui, il était mort, maintenant (mort au pied de l’immeuble, comme il était mort au pied de la falaise à l’âge de quinze ans), mais ça ne facilitait pas l’obtention d’une photo : il n’avait aucun contact direct avec le Moi qui rêve, et son besoin impérieux de photo d’elle restait malheureux. Ainsi, quand sa petite chérie séduirait un milliardaire musclé, californien, elle disparaitrait sans laisser de souvenir tangible… Et il essaierait de rêvasser mais ça ne marche pas, et il devrait s’inscrire à un club de parachutisme. Pour tomber de trois kilomètres de haut, sans la moindre chance cette fois. Normalement. Euthanasie. Il espérait seulement une photo d’elle dans une publicité, sur le comptoir de la pâtisserie, un jour. Avant qu’elle parte, simplement, ou plus tard, vantant ce magasin où avait travaillé la célèbre épouse de… En attendant, il revenait sans rien dire, un peu triste, en même tant que très heureux de la revoir, en vrai (en apparence de vrai, s’il rêvait). Mais, lors de sa visite 141, la quatrième année, elle a… parlé, elle, et pour dire quelque chose d’invraisemblable, chamboulant tout son Univers à lui. Pendant qu’elle emballait le petit gâteau, les yeux baissés, appliquée, elle a murmuré : – m… meu-s… sieu… è… est-ceu… z… ze pouha… n… n’avoih… f… photo… n… ne vous… ? Il a failli en tomber sur les fesses, tant la question l’ébranlait. Etait-ce une façon maladroite de dire « qu’est-ce que vous avez, à la fin, à me regarder comme ça, tellement, vous voulez ma pho-to ? » ? Il a réussi à respirer, à attendre une phrase d’explication. Mais c’était seulement le silence, profond. Elle n’en dirait pas plus. Et elle semblait toute triste, elle ne souriait plu’. – Une photo de… « moi » ? Il s’attendait à ce qu’elle réponde en clair : « je veux dire : arrêtez de me regarder comme ça ! ». Mais elle a seulement fait Oui, du menton, un peu tremblante, perdue. – Euh, je… je comprends pas… C’est moi qui rêve d’avoir une photo de vous, pas le contraire. Bien sûr. Elle a cligné des yeux, avalé sa salive. Et… tourné la tête, cherchant ses yeux, cherchant à lire son visage, comme s’attendant à le trouver hilare, moqueur. – n… n… ne m… moi… ? – Oui : la plus jolie jeune fille de l’Univers, pardon… Elle a baissé les yeux, et rougi, très fort. – n… non, s… c’est v… vous n… ne pluss beau du mon-n’… et ne pluss gentil… – Ce qu’on pourrait faire, alors, c’est échanger nos photos, nos noms, nos adresses… C’était suicidaire, parce qu’elle allait bien sûr éclater en « je le savais, sale dragueur, bas les pattes, ne revenez plu’ jamais au magasin ! ». Mais… toute rouge, elle a fait Oui, du menton, trem-blante… – z… ze n… n’a pas f… photo ne moi… p… peut-ête n… na semaine p… p’ochaine… v… vous he-viendhez… ? – Sûr ! Même si j’ai une jambe cassée ou quoi, je viendrai à cloche-pied…

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À L’AIDS Gérard avait le sentiment d’être un « gentil », avec sa petite pâtissière bien aimée, mais le reste du temps (hors vendredi soir, donc), il était plutôt un ours, distant et renfermé (asocial selon les psychiatres). Ce mardi-là, quand une ouvrière de la chaîne C2 est venue lui mettre sous le nez une « ca-gnotte pour le Sidaction », il a simplement fait non, de la tête. – Quoi ?! Tu donnes pas ?! Salaud ! Sale réac ! Il a soupiré : – J’aime pas les échangistes, salope… – Va t’faire enculer, toi ! Et elle est partie, en colère. Lui, il s’en fichait. Enfin, ce n’était pas si simple dans son esprit, mais il avait été traumatisé par Lucie – la sosie (de visage) de sa (naine) petite pâtissière… Et puis, ça méritait réflexion critique, selon lui. Autant il était d’accord pour donner un peu de son argent superflu contre la misère lointaine (il donnait pour les Philippines, et il était pour l’ouverture complète de toutes les frontières, pour partager la misère du monde), autant il refusait contre le SIDA (AIDS aux Philip-pines). Lucie était sans doute atteinte du SIDA, ou morte du SIDA depuis des années, mais ça lui semblait un juste retour des choses. Il avait entendu le pape polonais dire qu’il savait comment éradi-quer cette maladie : par la simple fidélité, et ça lui paraissait très convaincant, très beau et pur. Il n’était pas catholique, pas même croyant, mais là lui paraissait la sagesse. Au lieu de ça, Lucie s’était amusée à le séduire, quand ils avaient quinze ans, par mille sourires enamourachés, faussement timides, menteurs, avant de le rejeter quand il l’avait invitée au cinéma. Il en était mort, et re-mort dix ans plus tard, à vingt cinq ans, quand elle avait refusé de le revoir. Disant qu’elle avait mille amants, qu’elle n’avait pas le temps pour le revoir, qu’il devrait se faire enfermer… Oui, premier tué de sa liste, Lucie, il pouvait presque sourire, amèrement en voyant le virus frapper en retour. Si Lucie jouait avec le feu (aux fesses), elle se brûlait et c’était bien fait. Il ne donnerait jamais un centime contre cette forme de justice. Sur un plan plus général, c’était moins simple. Gérard était partisan de ne pas ponctionner son petit salaire pour des remboursements d’anticancéreux aux fumeurs de tabac, mais il avait cons-cience d’être aussi un profiteur injuste, lui-même. Enfin, de l’avoir été. A quinze ans, il n’était qu’un enfant, quand l’hélicoptère et les coûteux secours étaient venus le ramasser, au pied de la falaise, mais… à vingt-cinq ans, il avait continué à toucher son salaire, pendant deux ans d’hospitalisation, réapprenant à marcher (après sa chute de l’immeuble). Enfin, Gérard n’avait pas dit merci, pour ce sauvetage, il aurait préféré que les barbituriques soient en vente libre, avec droit à l’auto-euthanasie, mais… la rencontre de sa petite pâtissière chérie, ensuite, avait changé le tableau. Enfin, il n’était pas devenu « heureux de vivre », loin de là, mais il aimait la revoir, en silence, à distance respectueuse. Il aimait rêver d’elle, en s’endormant chaque soir – se promenant dans la montagne, tous les deux, la main dans la main… Le monde paraissait simple, temporairement, avant qu’elle disparaisse mariée à un milliar-daire (il s’achèterait alors un pistolet, et poum dans la tempe, proprement). Mais… ce vendredi-là, justement après qu’il se soit fait traiter de « salaud »… il a reçu comme une immense gifle : sur le comptoir de la pâtisserie aimée, une boite rouge avec un nœud : « donnez contre le SIDA ! ». C’est comme si l’Univers s’effondrait, si sa timide petite pâtissière (reine de beauté) se révélait une vampi-relle assoiffée de sexe, pour s’amuser à tuer les romantiques fidèles… Elle n’est pas allée chercher sa part de flan, ce soir, elle a perçu son immense désarroi : – s… ça va m… meu-s… sieu… ? Il a soupiré : – C’est vous qui demandez de… mettre de l’argent contre le SIDA ? Elle a cligné des yeux, perdue. – n… non, s… c’est m… maname l… Le Pellec… De « Pâtisserie Le Pellec », oui, la femme du patron. Ouf, immense soulagement… – Ouf, j’ai eu peur. Que vous ressembliez à Lucie, votre sosie… Elle a penché la tête sur le côté, compatissante… – oh… k… qui me hessembe… k… qui ne vous a fait du mal… ? Comme ayant tout lu en lui, prodigieusement intelligente, elle traitée de handicapée mentale par les clients méchants… – C’est pas votre faute, manemoiselle… Et c’est pas le SIDA, ça risque pas… Toute attendrie gentille… – m… moi z’aussi, j… je hisque pas n… ne maladie t… tomme ça… j… je tènnement laide… ???

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– Non, oh non, manemoiselle, vous êtes la plus jolie fille de l’Univers, mais… mais si vous n’en jouez pas, c’est merveilleux, et pur et beau… Elle a rougi, toute, mais sans se tourner pour aller chercher son petit flan, pour stopper court à cette conversation osée (qui révélait sa tendresse infinie, pardon…). Quoique… – Enfin, je veux pas dire que… vous êtes seulement la plus jolie, et c’est tout, vous êtes aussi la plus gentille du monde, touchante, et tous vos clients sont amoureux de vous, en secret… S’il y a un mil-liardaire parmi nous, vous pouvez être sûre que… Elle a rougi encore, faisant non du menton, les yeux baissés. – j… je p’éfèh v… vous, m… meu-s… sieu… n… ne pluss gentil du monde… ??? – Mais on m’a traité de « salaud », parce que je refusais de donner contre le SIDA… Enfin, je suis généreux un peu, j’aide une famille Philippine en pays pauvre, mais… « salaud », on m’a classé… Elle a levé les yeux, très courageuse, presque forte. – n… ne sahaud, s… c’est cehui te n’insulte le pluss gentil monsieur du monde… Il en aurait pleuré, de tendresse, pure. Et comme sur un nuage, transporté, il a dit n’importe quoi, pardon : – Avec cet argent, que j’ai pas donné, je peux vous offrir une place de cinéma, pour vous remercier, infiniment ? Il a réalisé en le disant qu’il re-commettait la même erreur, quatorze ans après, et Lucie-bis allait le tuer, d’un froncement de sourcils… Mais la toute petite jeune fille a rougi, d’abord. – a… avec vous… ? – Non, non bien sûr, avec bien mieux que moi… mais il devra payer sa place, lui, je vais pas lui payer non (je suis pas jaloux, mais… hum). – m… mieux que vous, s… ça éziste pas… Et toute timide, elle est allée chercher sa part de flan… Merveilleuse petite chérie.

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SECOND SEMI-DÉCOINÇAGE Pendant trois années complètes, Gérard n’avait dit – à sa petite pâtissière chérie – que des « Soirs manemoiselle… » et « Merci infiniment, manemoiselle »… Il avait trop peur d’être rejeté, comme avec sa sosie Lucie, s’il rompait la glace, tendait la main… Enfin, c’était moins grave puisqu’il semblait post mortem ici, étant mort – donc – à l’âge de quinze ans au pied de la falaise. Mais l’extrême douleur d’un rejet, d’une absence à jamais de sourire, avait suffi à le faire reculer. Enfin, non, c’était plus compliqué que ça : la petite pâtissière n’était pas que la plus jolie fille de l’Univers, ex aequo, elle était aussi « très particulière ». Naine (un mètre vingt-six selon ses estimations à lui) et traitée souvent de « handicapée mentale, débile », ce qu’elle ne contestait pas. Enfin, ça rappelait Lucie, l’année de sa dépression (où il était tombé fou amoureux d’elle, espérant l’aider…), mais Lucie – après son redoublement – avait finalement eu le Bac avec mention, avant d’être diplômée de l’Université, publiée… Mais la petite pâtissière, elle, semblait durablement au fond du trou, larmoyante avec les autres gens et souriante avec lui… Comment ne pas tomber amoureux dans ces conditions ? Mais… comme avec Lucie, il y avait ce rêve tenace, selon lequel elle serait folle amoureuse de lui aussi, en secret aussi, en sens inverse. Et c’était une nouvelle fois déchirant de ne pas faire le premier pas, alors que la tradition dit que c’est au gars de le faire, pas à la (timide) jeune fille. Après des an-nées d’hésitations, où elle pouvait disparaître d’une semaine à l’autre, mariée à un homme ayant lui franchi le pas, il s’est lancé, finalement (juste après le troisième anniversaire de leur rencontre, en Mai). Pendant qu’elle emballait le grand flan, timide mignonne, il avait dit (ayant préparé le truc avec le journal local) : – Manemoiselle, vous avez vu ? dimanche matin, à dix heures, au cinéma là, à côté, ils passent un reportage sur la Polynésie, les îles du Paradis… Elle avait relevé les yeux, immensément étonnée qu’il parle, lui aussi, comme les gens (et sans plu’ partager ses silences à elle). Mais il avait confirmé du menton, en soutenant son regard. Et elle avait baissé les yeux, toute rouge souriante, perdue… C’était une invitation presque en bonne et due forme, à leur échelle de timides. Il n’avait pas ajouté « vous y êtes déjà allée, en Polynésie ? » ni « à ce cinéma ? », non, l’invitation se suffisait à elle-même. Et ils se sont quittés sans autre mot. Mais, le surlendemain di-manche… quand il est arrivé au cinéma à neuf heures huit, elle était là… toute seule sur le trottoir, grelottante… Il l’a emmenée boire un chocolat chaud, au café à côté… et puis il lui a payé le cinéma. Enfin, il était terriblement inquiet, parce que… entre adultes, euh… il craignait qu’elle escompte une suite logique, à la journée, au lit… (et il était impuissant, depuis sa chute de la falaise, et les deux ans d’hôpital qui ont suivi, les traitements antipsychotiques)… Mais, toute timide coincée aussi, elle n’a rien demandé, rien suggéré, et ils se sont dit au revoir, après le film-reportage. Son cœur est là tombé éperdument amoureux d’elle, verrouillé, à jamais. Même s’il ne pourrait jamais l’épouser, lui. Rien qu’être un de ses amis serait si merveilleux… La revoir et la revoir encore, même quand elle aurait quitté ce métier ingrat pour se marier (à un homme, un vrai)… Enfin, ils avaient échangé un bisou, sur la joue, pour dire au revoir (elle avait rougi encore, toute…), mais ce n’était pas vraiment une amitié, à ce stade. Simplement une relation professionnelle client-marchande, qui débordait un peu, amicale-ment. Ils avaient échangé leurs prénoms : Patricia elle s’appelait… Le vendredi suivant, il a hésité à dire « cette semaine, c’est un film sur la Papouasie-Nouvelle-Guinée, ça paraît intéressant », non, pardon. Elle risquait de froncer les sourcils, lui faire la gueule à la Lucie. Il n’a pas pris le risque. Mais le dimanche matin, quand il est allé tout seul au cinéma, dans le doute, à neuf heures moins dix, elle était là ! Et re-chocolat chaud, et deux heures auprès d’elle, si petite mignonne, dans le noir tranquille… Re-bisou pour dire au revoir, sur le trottoir… Et c’est devenu leur routine gentille, en plus du vendredi soir au magasin. Ils étaient amis, presque officiellement (il lui payait la place, depuis la première fois, par « galanterie » en un sens). Mais, six mois après, juste avant J141 au cinéma, C23 au cinéma, ce rêve terrible, qui aurait expliqué sa mine inquiète, Patricia, depuis quelques semaines : sa tutelle prévoyait de la renvoyer « chez les débiles, à Douai, oui loin de Lille ici », au risque de lui briser le cœur. Et c’était imminent, au Premier Janvier. Il a donc conçu ce second pas immense : l’inviter chez lui, pour son anniversaire. C’était en un sens suicidaire, parce qu’elle risquait de refuser cette invitation quasi sexuelle (s’il avait été un homme normal, niquant toutes les demoiselles invitées chez lui en tête à tête)… Et si elle acceptait, et qu’il avouait son handicap, ça ruinerait peut-être ses rêves à elle (de mariage et bé-bé), elle risquait de le gifler à toute volée, de lui reprocher tous ces dimanches volés… Pourtant, la menace était telle (dans son rêve, elle s’était suicidée…), qu’il a franchi le pas. Donc, juste après le reportage sur les Carpates Roumaines, sur le trottoir, avant leur petit bisou traditionnel, il a dit, courageux :

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– Patricia, le mois prochain, je… vais avoir trente ans, est-ce que je pourrais vous inviter à mon anni-versaire ? Les mots étaient choisis, sans avouer le « chez moi » qui pouvaient entraîner le froncement de sourcils tueur… Et encore moins le « à l’autre bout de la ville » qui amènerait l’annulation d’une acceptation éventuelle. Gentille, elle a rougi, toute, souriante perdue… Il ne respirait plu’, elle respirait fort, cherchant l’air, la pauvre. – j… géhah… s… c’est n… ne puss beau j… jouh… t… toute ma vie… Et elle disait ça (Gérard, c’est le plus beau jour de toute ma vie) comme si… c’était son invita-tion qui la remplissait de bonheur immense – et pas une coïncidence (genre « m’embêtez pas au-jourd’hui, j’ai autre chose à penser, j’ai peut-être rencontré hier soir l’homme de ma vie, en boîte »… – à la Lucie)… Gérard a réussi à respirer, un peu. Dans le silence, pardon. Et il a demandé confirma-tion, pardon : – Ça veut dire que vous acceptez ? Il avait failli dire « accepteriez (si j’habitais pas trop loin) », mais il s’était abstenu, pardon. Il serait temps de décommander après. Normalement, elle aurait dû rougir, hocher le menton (dans l’hypothèse idyllique) et sinon dire « non, je suis heureuse maintenant, j’ai plu’ besoin de vous »… Mais elle a pris une troisième voie, à laquelle il n’a rien compris : elle a paru paniquée. – n… non, oh… oh non… Savait-elle qu’il allait se tuer, incessamment sous peu, quand elle partirait (en lui demandant de la laisser tranquille, à jamais – à la Lucie, snif…). Ou… non, il ne comprenait rien. – Je… comprends pas, Patricia. Vous disiez, euh… de quel grand bonheur, immense, vous parliez ? – t… te v… vous m… me z’invitez… (Que vous m’invitiez). – Alors je comprends encore moins… votre refus… Elle a cligné des yeux, perdue. – z… ze p… pas n’inténigente, p… pahdon… Il a soupiré. – Là je suis piégé, piégé… Si je vous dis que je vous comprends pas, ça serait vous insulter… Si… je vous dis que je comprends, je… mentirais, je… Soupir encore, profond soupir. – p… pahdon, j… géhah… m… mille pahdons, m… miyon pahdons… – Merci, Patricia… Merci. Vous savez que je vous respecte, moi. Elle a fait Oui, gentille. – Alors, s’y vous plaît, essayez de m’expliquer… Elle a fermé les yeux, et – geste qu’il ne l’avait jamais vue faire – elle a serré un peu ses petits poings, comme rassemblant toutes ses forces, toute entière, pour réfléchir. Les yeux fermés, intensé-ment concentrée, cherchant les mots, ou les idées puis les mots… – que… Silence. – que… t… toutes v… vos amies, è… elles sehaient f… fâchées z… ze êteu là… en vhai… m… mais s… c’est si gentil n… n’à n’infini… me z’avoih… z’invitée… k… comme si je sehais u… une amie… Il a cru qu’elle allait tourner de l’œil, en prononçant ces mots, oh… – Patricia ! Ça va ?! Elle cherchait l’air, ça allait un peu mieux, elle avait rouvert les yeux, ayant avoué, elle avait les yeux pleins de larmes, il ne savait pas quoi faire. Comment dissiper le malentendu, immense. Pouvait-il dire « c’est vous que j’aime, Patricia, vous seule au monde » ? Non, il faudrait ajouter « mais je peux pas vous épouser : je suis impuissant, pardon »… Euh… – Patricia, combien vous croyez que j’ai de copines, de maîtresses ? Elle a avalé sa salive, comme s’il abordait un sujet pour elle douloureux. – m… miyon k… copines, m… mille maît’esses… Il a soupiré. – Euh, Patricia… Merci, pardon… Non, en fait j’ai zéro maîtresse (maintenant et eu zéro depuis qu’je suis né)… et j’ai une seule copine : vous. Patricia. Elle cherchait ses yeux, éberluée. Et encore plus étonnée de ne pas le trouver hilare, se mo-quant d’elle. – Je le jure, Patricia. Je… suis euh… handicapé, en un sens. Sinon, je vous aurais demandé en ma-riage depuis bien longtemps… Elle clignait des yeux, elle pleurait, oh pardon…

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– m… moi z’aussi, n… n’handicapée, m… malfohmée… n’incapabe ne hende un homme heuheux… s… sinon ze vous auhais néjà nonné mon coh… (Moi aussi, je suis handicapée, malformé, incapable de rendre un homme heureux, sinon je vous aurais déjà donné mon corps)… Oh… – Je vous aime, Patricia, à l’infini… Radieuse, éperdue… – oh… oh… z… ze vous aime au… aussi, n… n’à n’infini… nepuis t… tate ans… – Moi aussi, depuis quatre ans, je le jure… Pardon… Elle chancelait, comme saoule… Et puis elle a fermé ses petits poings encore, réfléchissant de toutes ses forces. – z… ze p’ie l… le Seigneuh t… te c’est pas un hêve, ne sommeil… (Je prie le Seigneur, que ce ne soit pas un rêve de sommeil)… Il n’a pas avoué qu’on ne peut jamais savoir, si l’on rêve, soi-même. Il a dit, sans mentir : – Je vous jure que vous ne rêvez pas, Patricia. Et je jure aussi que ce n’est pas un mensonge, pour avoir un gâteau gratuit ou quoi… Elle a rouvert les yeux, catastrophée par cette idée, à laquelle elle n’avait pas pensé. Et il a dit les mots qui l’ont rassurée : – Non, vous verrez : on fera des crêpes, ensemble. Et ça a semblé la combler de bonheur, infiniment, plus encore que l’invitation tout à l’heure.

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VARIANTE D’ANNIVERSAIRE Donc, juste après le reportage sur les Carpates Roumaines, sur le trottoir, avant leur au revoir traditionnel, il a dit, courageux : – Patricia, le mois prochain, je… vais avoir trente ans, est-ce que je pourrais vous inviter à mon anni-versaire ? Les mots étaient choisis, sans avouer le « chez moi » qui pouvaient entraîner le froncement de sourcils tueur… Et encore moins le « à l’autre bout de la ville » qui amènerait l’annulation d’une acceptation éventuelle. Gentille, elle a rougi, toute, souriante perdue… Il ne respirait plu’, elle respirait fort, cherchant l’air, la pauvre. – j… géhah… s… c’est n… ne puss beau j… jouh… t… toute ma vie… N’y croyant pas, il a demandé confirmation, pardon : – Ça veut dire que vous acceptez ? Elle a hoché le menton, radieuse, et – si Gérard avait été croyant – il se serait signé pour re-mercier le Ciel… C’était si merveilleux, presque trop beau… Enfin, restait l’obstacle du malentendu de fond : Gérard parlait d’une journée en tête à tête, les yeux dans les yeux, chez lui, à l’autre bout de la ville… quand son amie devait penser à une grande fête de douze personnes, dans un restaurant du quartier ici… (Ce n’était pas qu’il avait des visées sexuelles ou quoi, mais il avait conçu ça comme un moment romantique, pour amoureux – ce qu’il était, ce qu’elle était peut-être : amoureuse…). Silence. – Euh, Patricia… Vous… voyez ça comment, à votre idée ? (Je veux dire : vous avez répondu Oui à quoi ?)… Elle a cligné des yeux. – m… mh… ? – Je veux dire : vous imaginez un repas au restaurant, avec douze personnes, dans ce quartier ? Elle a fait non, du menton, et il en a presque rougi, pardon. Elle avait compris que c’était un rendez-vous en amoureux ? sans refuser ? – z… ze sais v… vous viendez en… en autobus… a… aloh… s… ça seha l… loin, t… tès loin… – Et ça vous fait pas peur ? Question idiote, qu’il a regretté aussitôt : le mot « peur » n’était pas ce qu’il voulait dire, par-don… – n… non, z… ze s… sais pas p… p’ende n’autobus… ??? Elle traitée de handicapée mentale par les méchants clients de la pâtisserie ? – a… aloh… ze va m… mahcher… – Oh… dans le froid de Décembre ? Elle a souri, hoché le menton. – Et il y a deux bus, normalement, c’est très très loin… Sourire encore, radieuse. – ze va m… mahcher m… mahcher encoh… z’èspèh ze va mouhih en chemin… t’è loin… Hein ? Il croyait comprendre « je vais marcher, marcher encore… j’espère que je vais mourir en chemin, très loin… ». Mais elle souriait, sérieuse gentille, il n’y comprenait rien. – Et moi je vais vous attendre en vain ? Il n’aurait pas dû dire « en vain », mot rare, pardon… – v… vous fehez l… la fête a… avec vos ami(e)s… elles vous fehont z’oubiyer… z… zuste l… la fêteu z… z’impohtant… v… vous aimez n… na fête… ? – Patricia, je veux pas que vous soyez morte en chemin… – m… mais m… mohte z… z’heuheuse, a… à n’infini, s… c’est beau… – Patricia, j’ai invité seulement vous, j’ai pas d’ami(e)s… Elle a tourné la tête, levant les yeux vers les siens, perdue. – m… mais… Silence. – Mais quoi ? Patricia… Vous êtes ma seule amie, ma copine, vous refusez ? Elle a cligné des yeux, comme émue aux larmes. – m… moi… ? s… seunement m… moi… ? – Pas « seulement », euh… Enfin, toute seule au monde, oui : vous toute seule au monde. Mais c’est pas « rien que vous », « une moins que rien », non… Pour moi, vous êtes la plus merveilleuse per-sonne de l’Univers… Elle a baissé les yeux, en rougissant très fort…

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– Patricia, je… je viendrai vous chercher, on prendra les bus ensemble, et puis je vous ramènerai après. Ne craignez rien. – z… ze a pas peuh m… mouhih z’heuheuse… – Mais votre mort me laisserait très malheureux… J’ai besoin de ma copine vivante gentille, souriante, infiniment besoin de vous, Patricia… Et, en vous invitant, c’est ce que je voulais vous dire, vous avouer, quatre ans après, enfin… Toute toute rouge perdue. – z… ze n’a t… t’è peuh vous néçuver… m… mais ze assèpte… (J’ai très peur de vous décevoir, mais j’accepte)… – Merveilleuse petite chérie… – m… mèhveilleux z… zéhah a… adohé… Et elle a dit ça en rougissant encore plus, toute, comme une déclaration d’amour, à son tour…

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VARIANTE DE PAS TRÈS TARDIF Après trois ans et demi de visite hebdomadaire à sa petite pâtissière chérie… après un an et demi de séances cinéma « connaissance du monde » avec elle… il a… franchi le pas, Gérard. Quand ils se sont arrêtés, sur le trottoir près de l’abribus, il n’a pas dit au revoir tout de suite, il s’est encore moins penché pour tenter de déposer une bise sur sa joue, non, il a dit, doucement : – Patricia, depuis… des années, avec vous, je me demande… qu’est-ce qu’il y a, au fond, entre nous ? Elle a rougi, très fort, perdue. Silence. – Mh ? Qu’est-ce que vous en pensez, Patricia ? Elle cherchait l’air, comme au bord de la syncope, pardon. Il a précisé, pour la rassurer : – Je veux dire : est-ce que c’est… une amitié ? ou… moins qu’une amitié (une camaraderie) ? ou… davantage qu’une amitié (une tendresse) ? Oh, ces mots l’ont toute bouleversée. Il cherchait les mots pour s’excuser. – Je veux dire : à notre vitesse de timides, avec nos silences de silencieux, un peu tout est possible… enfin, « paraît » possible… Mais le mieux serait peut-être d’en parler… un peu. Elle a fait Oui, gentille, toute chancelante, la pauvre. – Vous voulez bien ? Oui. – Venez, allons nous asseoir sur le banc là-bas (un peu loin de l’abribus, que le chauffeur croît pas qu’on demande l’arrêt tout de suite), pardon. Ils sont allés là-bas. Patricia tremblait, reniflait, toute au bord d’éclater en sanglots, pardon. Comment la ménager ? Lui dire qu’il ne se tuerait pas si elle cassait ses rêves à lui ? Ou… – Voilà, asseyons-nous. Il l’a aidée, comme d’habitude, à gravir le siège, petite naine chérie, et il s’est assis près d’elle. Silence. Elle… elle pleurait, en silence, maintenant. – Pardon, Patricia. Je… voulais pas vous faire du chagrin, je le jure. – m… mèhci… m… mèhci… Silence. Long silence. Les yeux dans les yeux, profondément. Elle pleurait, pardon. – z… zéhah… Silence. – Oui, Patricia. – v… vous n… n’avez n… n’été s… si j… gentil n… ne viende… s… cinq ans… ??? Elle disait ça comme si c’était leur dernière entrevue, à jamais… Catastrophe… – z… ze veux dih… v… vous p… pas n’obigé he-viende… (Vous n’êtes pas obligé de revenir) ??? – Patricia, je voulais dire (pardon) : qu’est-ce que vous savez de mes sentiments pour vous ? (j’ai entendu parler de l’intuition féminine, pardon)… moi je sais rien de vos sentiments envers moi, si sen-timents il y a (camaraderie, ou amitié, ou tendresse…). Nouvelle montée de larmes, la pauvre. – et… et si… si… si… Silence. Elle pleurait, la pauvre… – Oui, Patricia : « Si »… On peut parler avec des « si », je suis d’accord. N’ayez pas peur. Reconnaissante, touchée. – m… mèhci, z… zéhah… – Merci, Patricia. – s… si p… pouh vous s… ça sehait z… zuste k… camahades, m… mais moi f… folleu z… z’amouheuse ne vous… ??? Il a cligné des yeux, perdu. C’était trop beau pour être vrai ! – Attendez, vous voulez dire : si c’était une camaraderie pour vous, et une tendresse infinie pour moi ? Elle a cligné des yeux, perdue, et… oui, pourrie langue française, pardon. – Enfin « pour »… Ça veut dire à la fois « envers » et « selon »…. Attendez. Elle a attendu, gentille, reniflante gentille, oui. Pardon. – Je veux dire : vous voulez dire : non… attendez. Comment dire ? – J’ai pas bien compris ce que… euh… C’est vrai qu’on est pas du tout des bavards, tous les deux, pardon, on a pas bien l’habitude de parler… Un demi-sourire est revenu sur ses traits, Patricia. Gentille, compréhensive. – ou… ou-i… p… pahdon… – Mais, euh… avec ces larmes, vous semblez dire que…

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Elle ne respirait plu’… – Je veux dire : vous semblez savoir que… c’est très important, capital, comme sujet, pour l’un de nous… – ou… u… une… Hein ? – L’un ou l’une d’entre nous, ou les deux, oui… Elle a avalé sa salive, recommencé à respirer, difficilement. Pardon. Vite : aller droit au fait, abréger ses souffrances, pauvre chérie, comme terrassée de culpabilité… – Vous revenez seulement parce que… vous croyez que je vais me tuer, sinon ? Elle a cligné des yeux, perdue. – v… vous savez z… ze sehais m… mohte, s… si vous ézistez pas… ? Hein ? – Quoi ? Dans quel sens ? C’est encore avec des « si » ? C’est les questions que l’autre devrait se poser ? ou bien… Perdue. – Patricia. S’il vous plaît, je… Allez, je me lance : je… « Je vous aime » ? Comme ça, direct ? Au risque de prendre une paire de claques ? d’en mourir le cœur brisé ? – Je veux dire : oui, je vous remercie infiniment, pour ces années de sourires. Moi je suis fou amou-reux de vous, mais je comprends que pour vous (selon vous), c’est juste une camaraderie. Ou une aide (chrétienne) à un pauvre type, fragile, en danger si vous lui disiez d’aller voir ailleurs… Voilà, il l’avait dit. Elle clignait des yeux, comme hagarde. – v… vous p… pouvez hépéter z… zéhah… ? ? Croyant avoir mal entendu ? C’était trop énorme ? C’était surprenant pour elle ? L’intuition féminine n’existerait pas ? ou pas clairement pour elle, traitée de handicapée mentale par les mé-chants… oui. – Je vous aime, Patricia, mais… je comprends que, en vrai, c’est pas réciproque. Vous venez que pour m’aider, à survivre, sans avoir le cœur brisé, merci. Et… peut-être que mon devoir, puisque je vous aime, c’est de vous libérer, vous dire que… « pas besoin » de perdre tant de temps, pour moi, pardon… Elle oscillait, comme au bord de l’évanouissement, la pauvre chérie… – que… que v… vous savez z… ze vous aime… ? z… ze va m… mouhih ne chaguin, k… quand ze vas k… quitter Lille, ne mois p’ochain… ? – Hein ? Elle a fait Oui, du menton, très très grave. – z… ze vas hetouhner ch… chez les némiles… s… c’était k… cont’a s… cinq ans… n… n’échec d… dodal… z… ze n’associanne… henvoyée nu voyer socianne… (Je vais retourner chez les débiles, c’était un contrat de cinq ans, et il y a échec total, je suis asociale, renvoyée du foyer social…). Il… il a levé la main, pardon, et elle a tendu la joue, pour être giflée, mais il lui a caressé, la joue, seulement, essuyant ses larmes, qui redoublaient, décuplaient… – Patricia, je vous aime, en secret, depuis cinq ans… Je le jure. Je… croyais que c’était un amour en sens unique, même si vous êtes la plus gentille de l’Univers. De pas me briser le cœur, pas me gifler. Patricia, vous êtes invitée chez moi, venir habiter chez moi… Elle sanglotait maintenant, oh… – z… ze… m… malfohmée, n… n’incapabe ne hende… un homme…heuheux… ??? Il a souri. – Sauf moi, Patricia. Je vous invite pas comme esclave sexuelle, mais comme amie, tendre tendre amie… chère à mon cœur… Je voudrai vous revoir toute ma vie, entière… Elle pleurait, pleurait… – z… ze p… pas le dhoit n… ne faih l… la tuisine, z… ze han-nicapée m… mentale… – Je ferai la cuisine, vous inquiétez pas. Je continuerai, simplement. Et maintenant, je reviendrai le midi, de l’usine, qui est pas très loin. – z… ze m… mougnoule, p… polak, p… pahdon, oh p… pahdon… – Si on se marie, vous deviendrez française, ma petite chérie, Patricia… Patricia Nesey… Et, si on a pas les autorisations médicales (je suis classé fou, en plus d’être impuissant), je sais pas… Si on est pacsés, est-ce que vous deviendrez française ?… Elle cherchait ses yeux, éberluée. Il lui a confirmé du menton. – Je vous aime, Patricia. C’est plu’ un secret maintenant. Est-ce que vous pardonnerez mon silence, ces cinq ans de silence, idiot…

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Elle a froncé les sourcils, catastrophe. – n… n’y faut pas dih z… z’idiot n… ne cehui que z’aime… (Il ne fait pas dire idiot celui que j’aime)… Il s’est baissé, et il lui a fait une bise, sur la joue. Sans (encore) dire à haute voix « je t’aime, ma petite Patricia chérie »… Ils avaient toute la vie devant eux maintenant…

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AUTRE PAS TRÈS TARDIF

Après trois ans et demi de visite hebdomadaire à sa petite pâtissière chérie… après un an et demi de séances cinéma « connaissance du monde » avec elle… il a… franchi le pas, Gérard. Quand ils se sont arrêtés, sur le trottoir près de l’abribus, il n’a pas dit au revoir tout de suite, il s’est encore moins penché pour tenter de déposer une bise sur sa joue, non, il a dit, doucement : – Patricia, depuis… des années, avec vous, je me demande… est-ce qu’on est… simplement cama-rades ? ou est-ce qu’on pourrait… faire davantage connaissance ?

Elle a rougi, toute. Et hoché le menton (sans qu’il sache à laquelle des questions elle répon-dait, oui il avait posé deux questions à la fois, contraires, idiot…). Il a donc souri, et clarifié la ques-tion : – Oui, on est simplement camarades ? Ou bien Oui, on pourrait faire davantage connaissance ? Et pour ne pas la forcer à faire de grandes phrases, petite bègue mignonne, il a précisé : – Un ou Deux ? Elle a avalé sa salive, gardant les yeux baissés, toute perdue, pardon. – s… c’est p… puss t… tomplité… – C’est pluss compliqué ? Oui. Il a attendu, patiemment, qu’elle explique, éventuellement. Elle ne bougeait pas, ne sem-blait pas prête à dire au revoir et s’en aller. – Je vous paye un chocolat chaud, le temps de trouver les mots ? Elle a rougi encore. – m… mèhci, ou… ou-i, z… zéhah… Il l’a donc conduite au bar à côté. Il l’a aidée à s’asseoir sur la chaise, petite naine mignonne, et il est allé commander deux chocolats au lait, qu’il a apportés à leur table. – m… mèhci, z… zéhah… s… si zentil… – Avec plaisir. Elle a rougi encore, mis le sucre dans le chocolat. Lui aussi. Et agité doucement. Silence. (Silence entre eux, les autres gens parlaient très fort, aux autres tables). Football pour les hommes, couches-culottes pour les femmes. Oui. Eux deux, c’était peut-être mille fois plus important… Silence. Il a trempé ses lèvres dans le chocolat mais c’était bouillant, ouille. Patricia a souri, le voyant faire, et elle s’est abstenue de faire pareil, tout de suite. Silence. – z… zéhah… s… si… Silence. – Oui, « si », Patricia, imaginons… (même si c’est pas vrai)… Oui, d’accord. Ça l’aidait, bien. – s… si n… n’auhait un… un fim’… qui mont’ voteu vie n… ne tous les jouh… z… ze n’ihais le voih… m… mille fois… s… si z’heuheuse v… vous connaîte… ?? Il a souri. – Moi aussi, j’aimerais vous connaître… Aïe, là elle a battu en retraite, semblant se replier dans sa carapace, copine-tortue, timide… Elle a fait non, de la tête. – Non ? Vous voudriez me connaître ? Mais vous voulez pas que je vous connaisse ? Il demandait ça pour être contredit, bien sûr, tant ça paraissait absurde, mais… – s… c’est s… ça, ou… ou-i… ??? Il n’avait aucune expérience de la logique féminine, euh… (et il se refusait à la classer en handicapée mentale, Patricia, ce que faisaient méchamment beaucoup de gens, pardon). – Vous pouvez m’expliquer ? un peu… – s… c’est goi v… voteu vie, n… ne tous les jouh… ? ? (C’est quoi votre vie de tous les jours ?) – Ben, je… je vais à l’usine… Enfin, le réveil sonne. Je prends mon petit déjeuner (du thé avec trois petits gâteaux sablés)… Ça semblait prodigieusement l’intéresser, incroyablement… – Je nettoie le bol, je prends une douche, je me rase le menton (avec un rasoir électrique), je m’habille. Je pars au travail. Elle a cligné des yeux. Comme s’il oubliait quelque chose. – Mh ? – n… non, hien… – A mon travail, j’attends l’ouverture des grilles. Je me change (on est en bleu de travail, nous, ou-vriers), je vais allumer la machine, et je construis les pièces, comme d’habitude. Ce n’était pas du tout ça qui l’intéressait, apparemment.

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– A midi, on mange à la cafétéria, de l’usine – c’est pas bon, pardon… Et puis je reprends le travail et puis la journée est finie. Je reviens chez moi. C’est ça qui l’intéressait très fort. – Je regarde dans ma boîte aux lettres, s’il y a du courrier, des factures. Et puis je monte les cinq étages. Elle semblait en haleine. Il ne comprenait pas pourquoi. – Au cinquième, je prends le couloir de gauche, je m’arrête à la troisième porte. Je tourne la clé. J’entre. J’enlève mon manteau (à cette saison). Je vais m’asseoir, relire mon journal, ou dessiner des avions, qui existent pas. Stupéfaite, ébahie. – et n… ne weet-ène… ? – Le week-end ? Ben, je sors à trois heures, le vendredi (rapport aux trente-cinq heures par semaine, au lieu de trente-neuf avant)… je me précipite vers l’abribus, pour pas rater le bus de 3 heures 13. Et je vais jusqu’au centre-ville. Je change de bus et je prends le 27, qui me conduit Rue Saint-Jean… Elle a rougi, toute. – Oui, je vais acheter un grand flan 8-parts, auprès de ma petite pâtissière adorée… mon amie Patri-cia… Cramoisie, la pauvre… – Et puis je retourne chez moi… Deux bus de retour, en sens inverse. Chez moi, je fais un gros câlin à mon oreiller, en l’appelant Patricia… Rouge… – Le samedi, j’écris dans mon journal les moments de la veille, les sourires de ma petite Patricia, les clients méchants qu’il y avait avant moi, souvent, pardon. – n… ne sann’di soih… – Le samedi soir ? Rien de spécial. Je dessine encore des avions, ou j’en construis, en maquette comme quand j’étais p… enfant… L’important c’est le dimanche matin : je repasse mes vêtements, je reprends les deux bus vers le quartier Saint-Jean… ce cinéma, là, avec ma petite Patricia gentille… Elle a cligné des yeux, perdue. – m… mais… Silence. Les yeux dans les yeux, plusieurs secondes. Avant qu’elle baisse les paupières, ti-mide perdue. Silence. – z… ze veux dih… v… vos amis… Il a soupiré. – Pardon, non, euh… – s… c’est pèhsonnel… ? – Mh ? Non, j’ai pas d’amis, Patricia, j’ai que vous au monde, pardon… – s… c’est p… pas possibe… – Mh ? Ben si, pardon. Enfin, j’avais zéro ami, je vivais tout replié, triste, déprimé. Et puis… votre sou-rire, Patricia, m’a un peu réconcilié avec la vie… Vous, vous devez sortir danser, vous amuser, je comprends… C’est normal. Des centaines d’amants, je comprends, je suis pas jaloux… Elle cherchait ses yeux, petite chérie. – z… zéhah, è… elle me hessemblait… ? – Lucie ? Oui, pardon, vous êtes sosies… enfin… – m… mais g… ghande… ? – Non, pas « grande », mais un peu plus, pardon (je préfère vous)… Elle a rougi, très fort. Silence. – v… vous n’avez s… sa photo… ? – Bien sûr, pardon… Il a sorti son portefeuille. – Je suis plu’ amoureux d’elle, mais je me dis que c’est comme une photo de vous (j’ai jamais osé vous demander une photo de vous, Patricia…). Elle a rougi, il est retourné dans son portefeuille. – Voilà, tenez… Il lui a tendu l’image, agrandie de leur photo de classe, quand ils avaient quinze ans. – n… n’photo n… ne ghoupe… ? – Oui, un agrandissement, pardon. Elle m’a jamais donné de photo, jamais même un bisou, c’était que dans ma tête… (je la croyais amoureuse en secret, de moi)… – t… tomme m… moi ? « Comme moi » elle disait ??? Il a rougi, pardon. – Non, je… enfin, je… je me fais plu’ d’illusion, pardon. Je sais que c’est qu’un rêve idiot, pardon.

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– et… et s… si ça sehait vhai… ? – Non, aucune chance : Lucie et vous, Patricia, vous êtes la plus jolie fille de l’Univers. Pouvant choisir les milliardaires les plus musclés… Enfin, je veux dire, pas seulement la plus jolie mais… toute toute douce et faible timide… les hommes tombent comme des mouches, amoureux, c’est automatique… Elle souriait, comme jamais il ne l’avait vue, elle était presque hilare. – et… et si z… ze sehais n… n’une han-nicapée m… mendale… ? – Lucie était dernière de la classe (quand j’étais premier)… Les profs la traitaient de débile… – d… démile, ou… ou-i… – Ça donne encore plus envie aux hommes de vous protéger, vous consoler… Enfin, maintenant, Lucie s’est ressaisie, elle était devenue ambitieuse, méprisant les humbles, elle diplômée de l’Université, après son redoublement à quinze ans… – et… et v… vous z… zéhah… ? – Moi je suis mort au pied de la falaise… – et… et moi m… mohte n… ne touper les veines… ? ??? Elle montrait son poignet, son avant-bras, avec une cicatrice énorme, la pauvre, oh… – Patricia, qu’est-ce que… ? – s… c’est n… ne pahadis n… n’ici… ? – Euh, si j’étais milliardaire et beau, oui, mais… vous devez préférer d’autres, donc… – z… ze aime t… te vous, z… zéhah, t… te vous au mon-n’… « Je n’aime que vous, Gérard, que vous au monde » ??? Il a bu une gorgée de chocolat, pour aider à déglutir. Gulp. – Je vous aime aussi, Patricia, rien que vous au monde. Mais c’est trop beau pour être vrai. Non ? – z… ze n’espèh… z… zamais me héveiller… – Moi aussi, j’espère ne jamais me réveiller… Qu’est-ce qu’on fait ? On va prendre tout de suite un avion pour Las Vegas, pour nous marier en trois minutes ? Même s’il y a sept heures de vol, si… on risque de s’endormir/se réveiller… ailleurs, solitaire et triste… Elle a mis la main à son menton, pensive. – v… vous n’avez un… un kè… y… yon… – Un crayon ? Oui, j’ai un stylo-bille, pour les chèques… Et au dos de la photo de Lucie, elle a écrit : je vû zèm jérar patrycja Il a souri, immensément, et… il a écrit pour elle, au dos d’une photo d’identité (de lui, sans intérêt) : Je vous aime Patricia Gérard (je vû zèm patrisya Jérar) Il lui a tendu et… elle l’a serrée contre son sein, oh… contre son cœur, avant de lui faire quatre bisous. Heureuse photo…

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SEVEN SECONDS AWAY Il y a une jolie chanson, franco-américaine, qui parle de sept secondes suspendues, où tout se joue. Enfin, c’est peut-être les sept premières secondes après la naissance, avant le premier cri, respiration, c’est assez différent de la situation de Gérard et Patricia, âgés de 29 et 26 ans. Pourtant, leur vie entière s’est jouée aussi dans quelques secondes muettes, immobiles, qui auraient pu débou-cher sur n’importe quoi, vie éternelle ou mort prochaine, voire immédiate. C’était leur 199e rencontre, à tous les deux (après 141 au magasin, où elle emballait les gâ-teaux : leur 58e rencontre au cinéma). Mais Gérard a été surpris de la voir arriver, ce dimanche matin, toute toute triste, et pas du tout souriante timide à son habitude. Il l’a laissée arriver, s’adosser au mur, près de lui. – ‘Jour Patricia. Des problèmes ? Elle a reniflé, faiblement. – j… jouh… z… zéhah… z… ze v… vous hemèhcie… Et le silence, seulement. Il a respecté ce silence, choisi, volontaire, trop heureux qu’elle ait quand même choisi de venir. Même si son père était gravement malade (ou décédé), ou si son copain (ou probable amant) avait dit ou fait quelque chose de méchant. Silence. Des dizaines de minutes, à leur habitude, certes, mais ce n’était pas pareil : au lieu des sourires timides et bienheureux, ce n’était que tristesse et compassion. Voilà. Et puis ils sont entrés, comme chaque fois, dans le cinéma (pour une séance sur le Bush aus-tralien, cette fois), il lui a payé la place, comme chaque fois aussi, et elle a dit le traditionnel « m… mèhci, n… n’à n’inf… fini, z… zéhah… ». Oui. Et ils ont monté les escaliers, puis sont redescendus se mettre au premier rang, lui et sa naine petite amie (gênée par les fauteuils de devant). Routine. Mais tout le long du film reportage, elle a reniflé… et même pleuré, silencieusement, pardon… Il n’a pas vraiment regardé le film, il regardait sa petite chérie, toute cassée, malheureuse, pour une raison ou une autre, secrète. Quand le film s’est terminé, ils sont restés, comme d’habitude, les derniers, assis, jusqu’aux ultimes images de générique, sans intérêt. Prolongeant simplement ces minutes côte à côte. Et il était content s’il pouvait lui apporter ainsi un peu de réconfort. Ils se sont levés, finalement, elle a sauté au sol, pardon (les sièges sont trop hauts, pardon). Ils ont remonté la pente de la salle, redescendu les marches. Ils sont sortis. Et là, normalement, ils auraient dû se dire au revoir, lui allant vers l’abribus et elle rentrant vers chez elle, de l’autre côté. Mais… son visage était trempé de larmes, tout défait, la pauvre… – Patricia, ça va aller… ? Elle a reniflé encore. – p… pahdon, m… mèhci… m… mèhci… Elle ne voulait pas parler, et… il aurait dû, normalement, respecter ce choix, mais… – Patricia, vous… serez ici, la semaine prochaine… ? Elle a… fondu en larmes, toute, le visage dans ses mains, et… il aurait voulu s’excuser, il ne connaissait pas les mots, pardon. – Pardon, Patricia, pardon… Je voulais dire : je respecte votre douleur, vos secrets, pardon… J’ai… seulement… « peur », pour vous… pour… Non, ne pas oser dire le « peur pour nous » qui semblait déplacé. A moins que… Il hésitait, elle pleurait, dans ses mains, cachée, honteuse, toute recroquevillée… Il aurait peut-être dû dire, simplement : « au revoir, Patricia, pardon… ». Mais il a dit le contraire, presque : – Patricia, est-ce que… je peux vous prendre dans mes bras, dix secondes, pour consoler… ? Elle a avalé sa salive en faisant un drôle de bruit, et il y a eu trois secondes entières de blanc, total. Gérard craignait d’avoir tout gâché, à ces presque cinq ans d’amitié… Mais elle a fait oui, à peine, et puis plus franchement. Retirant les mains de son visage en pleurs, comme hagarde, tétani-sée. Alors Gérard s’est agenouillé au sol, pour être à sa hauteur, et il lui a pris les bras, les épaules, il l’a enlacée, très doucement… Le merveilleux contact de sa poitrine, oh… Et elle restait pétrifiée. Les secondes passaient. Un… deux… trois… Comme les sept se-condes ailleurs, suspendues. Qui pouvaient déboucher sur tout et n’importe quoi, paire de gifles ou baiser langoureux… Et puis, après que les lents rouages de sa pensée aient tourné, et retourné encore, Patricia, elle a murmuré, comme une fin du monde… – z… zéhah… n… ne t’ente sè’tembe, n… n’y a neux ans… Silence. Long silence. Elle a reniflé. Silence. Il lui a caressé le dos, doucement. Silence. – 30 Septembre il y a deux ans ? Je relis souvent cette page dans mon journal, Patricia.

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Elle était pétrifiée, maintenant tremblante, toute. Il lui a caressé les cheveux, un peu, espérant la détendre, mais non, sans effet, aucun (enfin, ses cheveux étaient tout doux, délicieux, mais elle était tétanisée, toute entière). Silence. – C’est les plus grands sourires que vous m’ayez jamais faits, je crois… Elle a avalé sa salive. Gulp. Silence. Il a hésité à… tenter un bisou, sur sa joue, sur ses lèvres peut-être, même. Pourquoi parlait-elle de ce 30 Septembre, il y a deux ans ? – Je me souviens… (je l’ai relu peut-être cent fois)… un client méchant vous traitait de « débile men-tale »… Elle a tressailli, tétanisée, oui… Silence. – Et moi je lui ai dit que « Non, elle est pas débile, monsieur »… Silence. Long silence. Là semblait son immense problème, Patricia. Qu’est-ce que… – Patricia, si… quelqu’un d’autre vous a insultée, je peux… Elle a fait non, faiblement. Silence. Il réfléchissait de toutes ses forces, perdu. Comprenant (ou croyant deviner) que leur vie se jouait là, à tous les deux – si elle ne revenait jamais plu’… – Patricia, si… je… me suis… trompé, pardon… Elle ne respirait plu’. – Si des docteurs ou quoi… vous ont classée… Un hochement de tête imperceptible, dans son épaule, reniflement. Elle tremblait, semblant se préparer à recevoir une paire de gifles, et des coups, même… Oh… – Si… après ces cinq ans, ils veulent vous… renvoyer, chez… Oui ! Elle avait hoché la tête, dans son épaule à lui, confirmant le drame : renvoyée chez les débiles. La pauvre chérie… Il lui a caressé les épaules, les cheveux, tendrement. En déposant deux bises dans ces doux cheveux, même… – Patricia, ça change rien à mes sentiments… Au monsieur, je voulais pas dire… C’était pas du tout « elle est pas débile, sinon je la détesterais moi aussi », non… Patricia… Ça voulait dire « le mot dé-bile est méchant, méprisant, moi je l’adore, ma petite pâtissière bien aimée… même si elle a des diffi-cultés… ou SURTOUT si elle a des difficultés, si elle a besoin de moi… ». Pardon, j’aurais dû le dire en clair. Elle pleurait, à nouveau, elle… faisait des bises sur sa chemise à lui, merveilleuse… – Patricia, c’était… un contrat d’insertion de… cinq ans ? maximum ? Oui. – et… z… ze va m… mouhih n… ne chaguin, n… ne plu’ vous voih… z… zéhah… Il l’a serrée tendrement, et elle s’est laissée faire, comme délicieusement… Avec une bise sous sa mâchoire… – Patricia, on va se revoir. Personne peut nous en empêcher. – l… les m… méchants… n… ne monde endier n… n’est s… si t… tennement m… méchant… s… sauf vous, z… zéhah… – Patricia, on va dire au monde, au monde entier, qu’on est amis, tendrement amis… Je vous aime, Patricia… – oh… oh… z… ze vous aime, z… zéhah… – Si vous êtes emmenée dans un centre loin, je viendrai vous voir… – m… mais p… pas ici, a… à Nouai… – A Douai ou ailleurs, ou en Pologne même… Je viendrai, tendrement, vous rendre visite, fidèle… Bises timides et reconnaissantes, dans son épaule… – Ou bien… (mais c’est pas obligé, du tout)… je pourrais… aller parler à… aux gens qui veulent vous renvoyer… votre employeur ou vos parents… – n… na d… dudelle… – Votre tutelle, oui. Je pourrais lui dire que vous êtes pas toute seule perdue… – n… ne v… voyer s… socianne, s… cinq ans m… massimum… Cinq ans maximum en foyer social ? – Vous pouvez venir habiter chez moi… Elle a tressailli, fait non, toute désolée perdue, larmoyante à nouveau… – z… ze m… malfohmée, z… zéhah, p… pahdon… – Je le savais, Patricia, je crois. Que vous êtes un ange, une angelle, merveilleuse… Pas une cro-queuse d’hommes assoiffée de sexe… C’est encore mieux, c’est pur, et doux, notre tendresse… Moi je suis impuissant, aucune femme ne voudrait de moi… Bises, dizaines de bises dans son épaule. – oh, z… ze v… vous aime, m… moi ze vous aime, z… zéhah… – Ouf. On va se marier, alors…

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– oh, m… mon amouh… – Je t’aime, Patricia… – z… ze t… te aime, z… zéhah… z… ze t’aime… Les sept secondes avaient finalement abouti à une naissance, au Paradis… sans déboucher sur une extinction, un double suicide, sous deux trains…

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L’ENTREVUE TANT REDOUTÉE Ces trois ans et demi, de visites hebdomadaires à sa petite chérie, avaient été un pur bon-heur. Tant de sourires échangés, tant de rêves de son côté à lui… (Elle aurait été amoureuse de lui aussi, en secret, mais pour de vrai, elle, pas comme sa sosie Lucie plus d’une décennie aupara-vant)… 141 petites parts de flan, comme autant d’alibis, légaux, sans faire de mal à personne. Enfin, il avait pensé qu’elle disparaitrait un jour, simplement mariée à un milliardaire, petite reine de beauté et de gentillesse… Mais ça s’est passé très différemment. La routine a explosé ce J141, donc, quand il a trouvé sa petite naine chérie toute en larmes derrière le comptoir. Il a pensé que c’étaient des problèmes personnels, comme une grossesse et son amant du moment lui imposant d’avorter ou quoi. Il n’a donc rien dit ni fait, restant à distance respectueuse. Mais, pendant qu’elle emballait le flan, elle a eu ses faibles mots, incongrus après trois ans et demi de silences (et de bon-soirs, merci) : – m… meu-s… sieu, è… est-ceu z… ze peux v… vous pahler, n… n’ap’è m… mon t’avail… Avec un « est-ce que » de question, mais pas de ton interrogatif. Elle savait qu’il n’avait pas le choix, coupable pardon. – Bien sûr, manemoiselle. Euh… je vous attendrai au café, là juste après, par exemple. Ce n’était pas qu’il avait peur du froid, ni peur d’être tué par l’amant du moment (jaloux des amoureux secrets ?). Mais il avait besoin de s’asseoir, les murs tournaient… C’était la fin du monde, à très brève échéance (révolver contre sa tempe ou passer sous un train). Il a payé son flan, une dernière fois, pour la somme ridicule de Un Euro quarante (insultant pour une minute auprès de la plus merveilleuse jeune fille de l’Univers, oui, pardon). Et il est sorti, sans cordial « à tout à l’heure », non, il avait le cœur lourd. Dans la rue, il a marché, un peu, sans s’écrouler tout à fait, avec juste de très gros soupirs. C’était fini, oui. Ça n’aurait été qu’un répit : on en revenait à la situation de trois et demi en arrière – Lucie refusait de le revoir, voulait qu’il soit enfermé chez les fous, et il allait s’inscrire à un club de parachutisme, pour tomber de trois kilomètres de haut, ça ne pourrait pas rater cette fois. Faire plus et mieux que de la falaise à quinze ans, de l’immeuble à vingt-cinq. Dans le bar, il a commandé deux chocolats au lait, parce qu’il attendait quelqu’un (et ne sou-haitait pas être dérangé par une apostrophe « éh, chacun/chacune doit consommer ici ! »). Il ne sou-haitait pas se « saouler la gueule », il regarderait la mort en face, héroïque… Snif. Et puis… il a respiré, attendu, respiré. Sans même regarder sa montre. De toute façon, le bar ne devait pas fermer avant vingt et une heures, la pâtisserie devait fermer vers dix-neuf heures. Peut-être que… son amant à elle allait entrer ici, l’empoigner et le faire sortir, pour le rouer de coups sur le trottoir. Il ne se défendrait pas, lui. Mourir comme ça ou autrement, quelle importance ? Silence. Se brûler la bouche avec ce chocolat trop chaud, oui. S’essuyer la bouche (et les yeux, pardon) avec son mouchoir, pardon. Silence. Et… petite silhouette naine dehors, hésitante per-due : sa petite pâtissière, seule. Elle… elle est entrée, comme toute intimidée, oui elle allait sans doute lui demander de sortir, son amant étant caché ici ou là, pardon. Toute petite, passant devant le bar, venant vers lui, les yeux mouillés encore. Il a hésité à dire en clair « C’est pas tuer un homme, manemoiselle, je suis déjà mort, ne craignez rien ». Il ne l’a pas dit, il avait la gorge serrée. Elle s’est assise à sa table, enfin elle a escaladé la chaise, pardon, s’est assise. – J’ai commandé un chocolat au lait, pour vous. Vous souhaitez autre chose ? Elle a baissé les yeux, sous la table, sur ses genoux. Il a dit : – Non, aucune importance, je comprends. Silence. Elle a relevé les yeux, vers les siens, merveilleuse gentille, une dernière fois. – v… vous k… comp’endez… ? – Oui, je crois que je comprends, pardon. – a… aloh… k… comment ze nois faih… ? k… comment è font, n… nes auteu f… filles… henvoyées de na ville… ne plu vous hevoih z… zamais… p… pouh pas m… mouhih ne chaguin… ??? Il croyait comprendre « Alors, comment je dois faire ? Comment elles font, les autres filles, renvoyées de la ville, ne plus vous revoir jamais, pour ne pas mourir de chagrin ? ». Il a cligné des yeux, soupiré. – Attendez, je… Comment le dire sans… paraître clamer « vous parlez tellement mal, je comprends rien » ? Ou « je crois que je comprends tout de travers », euh… – Pardon, j’ai… un peu la tête qui tourne, pardon… Vous… pouvez me redire ? – p… pahdon… – Pardon, c’est moi qui m’èscuse, pardon. Dites-moi encore, s’y vous plaît.

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Elle a avalé sa salive, pas choquée mais comme coupable, pour son (rare) parler approxima-tif. – z… ze… n’ête henvoyée… ??? « Je être renvoyée » ??? – ch… chez nes démiles… « Chez les débiles » ??? – et… et plu’ hevoih z… zamais n… ne pluss zentil m… monsieur nu mon-n’, z… ze va mouhih ne chaguin… k… comment n’è fèh… nes auteu filles… « Et plus revoir jamais le plus gentil monsieur du monde, je va mourir de chagrin, comment elles faire les autres filles ? »… Il cherchait l’air. – Non… non, c’est pas possible : c’est moi qui suis amoureux de vous, en secret, pas le contraire… Elle a eu… un demi-sourire, mystérieux. – s… si z… zentil v… vous moquer ne moi, z… zentiment… ??? Euh… – Attendez je… je plaisantais pas, je… Attendez, je vais demander au patron une aspirine, peut-être, j’ai vraiment la tête qui tourne. Il s’est levé, pardon. Et peut-être trop vite, pardon. Il est tombé, ou quoi. Il a vu des visages au-dessus de lui, sa petite pâtissière chérie en larmes. Une infirmière qui criait. Et puis il est mort, simplement. Le cœur explosé, ils ont diagnostiqué. Du Ciel, désolé, il a vu sa petite pâtissière devenir catatonique… le cœur brisé. Mise sous perfusion, sous ventilation artificielle. Mais elle a réussi à mourir quand même, pour le rejoindre. C’est assis sur un nuage qu’ils ont repris leur conversation, pardon (il n’y avait plu’ d’heure de fermeture à craindre, ils n’étaient plu’ pressés) : – Patricia (j’ai vu votre nom, Patrycja, sur la feuille de soins, pardon), je m’appelle Gérard… – n… n’enchandée, z… zéhah… Le bégaiement la poursuivait jusqu’au Ciel, pardon. – Patricia, vous croyez que toutes les filles du monde sont amoureuses de moi ? (ou « étaient », euh…) Elle a fait Oui, du menton, avec un immense sérieux. – Mais je suis pas beau, pas riche, pas sportif, pas danseur, pas séducteur, rien… – n… ne pluss z… zentil m… meu-s… sieu nu mon-n’… – Le pluss gentil monsieur du monde, moi ??? Oui. – Mais je suis asocial, renfermé, je sors pas, j’ai zéro ami, j’évite de revoir ma famille… – n… ne pluss z… zentil nu mon-n’, n… n’avèt’ m… moi… – Avec vous ? Ben c’est normal que je sois gentil avec vous : je suis amoureux de vous… Elle a rougi très fort. – Et vous, vous êtes la plus gentille jeune fille du monde… Non. – n… n’associanne z’aussi… z… zusteu z’amouheuse ne vous… – Oh-là-là… Quelle histoire… Ça existe pas, une histoire pareille, en vrai. Elle a confirmé : non. – Vous voulez dire ? Vous dites ça pour plaisanter ? Elle a cligné des yeux. – n… non, m… mais i… ici, n’on n’est au… au bahadis… s… ça nevient b… bozibe… – Oui, tout devient possible, en un sens. Mais… c’est ma faute (sur Terre, je veux dire). On dit que c’est au garçon de faire le premier pas… Elle a fait Non, gentille. – n… non, z… ze n’a heçu n… n’èsplitation, en hêve… s… c’est maname l… Lucie, ti me hessembe… qui ne vous a tuée, tand vous n’avez faih… ne p’emier pas… – Oui. Si méchante, cruelle… – et… et miyers z’amants… ne s’amusait séduih… è ne va pas viende ici… n’y a z… zuste moi… – ‘Toute façon, si j’avais eu le choix entre les deux, au Ciel, j’aurais choisi ma petite Patricia, sans hésiter une seule seconde… – m… mèhci… m… même si z… ze n… naine, b… bègue… ? – Je rêve de vous consoler… pour les siècles des siècles… Et ils ont suivi ce programme, de bout en bout.

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LE BAL DE LA DERNIÈRE CHANCE Des fois, les mots les plus doux peuvent tuer. Ainsi, quand ils avaient quinze ans, au lycée, il avait été ému aux larmes quand la jolie Lucie, dernière de la classe, lui avait répondu : – Est-ce que quelqu’un peut m’aider ? Non ! Enfin, si ! Toi seul au monde, Gérard, tu peux m’aider ! Il n’avait pas fait la relation avec son statut (involontaire) de premier de la classe, il avait cru que Lucie déclarait là un amour secret envers lui… et il était tombé fou amoureux d’elle, de fait. Avant de s’écraser de la falaise suite à son refus (d’aide scolaire et d’invitation au cinéma). Ici (post mortem ?), tout était différent, pourtant : il n’avait nullement déclaré sa tendresse à sa petite pâtissière chérie (sosie de Lucie, peut-être d’origine polonaise comme elle). Il se tenait à dis-tance sans se faire d’illusions. Il avait simplement acheté 140 flans 6-parts, pour ses week-ends, 140 vendredis soirs (elle ne travaillait au magasin que le vendredi après-midi, une cliente une fois avait dit à une autre qu’elle était une « débile en insertion »)… Mais ce vendredi 18 Avril, de la quatrième année, la douce routine a volé en éclats. Tout d’abord, quand il est arrivé au magasin, il a eu la surprise, la douleur, de trouver la naine jeune fille toute en larmes, silencieuses. Il en pleurait presque, de compassion, et il était prêt à tuer le bellâtre qui lui avait fait du mal. Mais… les mots qui lui sont venus, comme automatiquement pour dire cela, ont été très maladroits, surgis d’un lointain passé : – Manemoiselle… quelqu’un peut faire quelque chose ? pour vous aider… Elle a reniflé, avalé sa salive, et les mots terribles ont répondu : – n… ne m… m’aider, k… quèqu’un… ? v… vous s… seul au monde, v… vous pouvez m’aider, m… meu-s… sieu… Là, si Gérard avait été vivant, son cœur aurait arrêté de battre. Heureusement, il était déjà mort, et rien ne s’est passé. Il a, simplement, accusé le coup, comme un violent crochet à l’estomac, uppercut au menton. Il cherchait l’air. – Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Elle pleurait, en silence. Ils étaient comme hagards tous les deux, stupéfaits de se parler, pour la première fois, trois ans et demi après leur première rencontre. – n… ne v… viendez n… nemain soih… v… vingt-et-une heuh… n’au f… foyer sociann f… féminin, quatohze hue Saint-Jean… – Demain soir, vingt et une heures, au foyer social féminin, 14 rue Saint-Jean… J’y serai. Et elle a eu un demi-sourire, au milieu de ses larmes. – m… mèhci, n… n’infini… Elle est allée chercher son flan traditionnel, sans qu’il ait rien dit aujourd’hui, oui. Il… cherchait l’air, sa tête tournait. Est-ce qu’elle logeait en foyer social ? Est-ce qu’elle avait été attaquée par une bande de femmes Rom ? Est-ce qu’il devait venir armé ou est-ce que son premier dan d’aïkido suffi-rait ? Elle emballait le gâteau sans rien dire de plus, et il n’osait pas demander. Il se voyait bien acheter un pistolet, puis trucider la dame qui lui avait tiré les cheveux, pauvre chérie, avant de retour-ner l’arme contre sa tempe, et poum, bon débarras. Ou renaissance dans un troisième monde, avec une autre sosie de Lucie – les bouddhistes disent que la vie, l’enfer de la vie, est un éternel recom-mencement… Elle rapportait le joli paquet où… miracle ? était dessiné un cœur, tout petit, près du ruban… Oh, et si… – d… douze euhos s… cintante, s… s’y vous plaît… Oui, retour sur Terre, pardon. – Oui, pardon. Il a posé son billet, et elle a rendu la monnaie. Qu’il a prise. Elle gardait les yeux baissés, les joues mouillées, pauvre chérie. Il avait peur de tout gâcher par un mot déplacé, une question qui rui-nerait tout. – Demain soir, je serai là, je vous le promets. Elle n’a pas réagi, seulement avalé sa salive. Elle était immensément jolie, jusque dans les pleurs. Il est sorti. Perdu. Et il y a repensé, dans le bus, puis toute la nuit. Jamais de sa vie il n’était « sorti » comme ça, tard le soir. A 29 ans, resté puceau, innocent, c’était très anormal, mais… il se savait différent, devenu légume. Renfermé, cassé, par Lucie. Que voulait sa sosie maintenant ? De-vait-il acheter un pistolet d’urgence demain ? Elle ne l’avait pas demandé… Et il faut peut-être un permis administratif, obtenu sous quinzaine de jours, et sur certificat psychiatrique d’aptitude (qu’il n’obtiendrait jamais)… Ou était-ce complètement autre chose ? Devait-il acheter des préservatifs ? (lui, impuissant depuis la chute de la falaise…). Avait-elle fait le pari de perdre sa virginité avant ses 22 ans ou 25 ans ? demandant alors à son amoureux secret le moins violent… Il était perdu, désorien-

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té. Le lendemain était assurément le jour le plus important de sa vie, peut-être le dernier jour, mais il fonçait dans le brouillard, et sa matière grise excédentaire semblait ne lui servir à rien de rien. Finalement, il est allé acheter (vers trois heures du matin) une boîte de préservatifs au distri-buteur (de la pharmacie du quartier), et il est revenu chez lui, se sentant ridicule, lamentable. Et puis il s’est endormi, vers six heures du matin, dans son fauteuil. Réveillé vers midi. Il a mangé un peu, pour avoir des forces, pas par faim ou quoi. Mangé un bout de ce flan donné par sa petite chérie… Et il a attendu, perdu, regardant les aiguilles du réveil tourner, très lentement. Que faisait-elle en ce mo-ment ? A quoi pensait-elle ? Qu’espérait-elle ? Que craignait-elle ? Pour la toute première fois, il re-grettait qu’elle soit tellement silencieuse, effacée, petite chérie… Le laissant dans le brouillard, opaque. Vers trois heures de l’après-midi, il est sorti (avec ses préservatifs dans la poche, pour rien). Et il a pris le premier bus, vers le centre-ville. Il n’y a pas eu de bus manquant ni de retard, et c’était complètement idiot, d’être tellement en avance. Au centre-ville, il s’est assis sur un banc, essayant de rester digne, sans se mettre la tête entre les mains, pour hurler ou pleurer ou quoi. Le monde s’écroulait, d’une façon ou d’une autre. Après trois ans et demi de visites innocentes, à sa petite pâtis-sière, elle avait dit « stop, rendez-vous utile au moins ». Il allait tuer quelqu’un, peut-être, puis se voir jeté en prison, violé, ou il préférerait se jeter sous un camion, ou un autobus. Soupir. Vers cinq-six heures, des retraités lui ont ordonné de laisser la place, sur le banc, et il s’est levé, il est parti, plus loin, s’asseoir au bord du caniveau. Avec de gros soupirs. Finalement, vers sept heures, il s’est relevé, lourdement, et il est allé prendre le bus 23 – celui vers la Sécu Psychiatrique et le quartier Saint-Jean. Il était huit heures moins dix quand il est arrivé devant le foyer social, féminin. Sur le trottoir désert. Il allait se rasseoir par terre quand il a vu cette affiche, en blanc sur fond rouge : « Samedi 19 Avril – 21h30 ! A NE PAS RATER ! GRAND BAL de Pâques ! Avec toutes les filles perdues du foyer social, ENTRÉE GRATUITE pour les mecs ! » ??? Etait-ce pour « ça » qu’elle lui avait dit de venir ? Habitait-elle ici, à l’intérieur, en ayant très peur qu’un de ses anciens amants ne revienne ou quoi ? (Il la pensait innocente, timide pudique, mais elle était si belle qu’elle devait ressembler à Lucie, mangeuse de mâles)… Et lui, Gérard, ne sachant pas danser, serait-il autorisé à entrer ? Serait-elle très déçu qu’il ne sache même pas faire semblant, d’être un danseur quelconque ? Il… il s’est assis par terre, perdu, avec des soupirs. Il se sentait nul, anormal, même pas digne de ce qu’elle avait escompté de lui. S’il avait acheté un pistolet, finalement, il se serait bien tiré une balle dans la tête, là, tout de suite. Silence. Voitures, moteurs, klaxons. – m… meu-s… sieu… Hein ?? C’était sa petite pâtissière chérie, au-dessus de lui ! Il s’est levé, pardon. – ‘Soir, pardon. – s… soih, m… mèhci n… n’infini, ne êteu v… viende… – Merci, euh… Elle n’expliquait rien, elle avait les yeux baissés, comme au bord des larmes encore, ce soir. Silence. Immobilité. Elle n’expliquait rien, ne demandait rien, il ne savait pas quoi dire ou faire. – C’est… pour le bal ? que vous vouliez que je vienne ? Elle a tressailli, tremblante perdue. Pas bien forte ce soir, elle non plu’. Elle a fait Oui, du men-ton. Silence. – Pardon, manemoiselle, je… sais pas danser… Elle a souri, très faiblement. – m… moi z… z’aussi… – Vous auriez voulu un… homme qui vous apprend, vous entraîne… ? Elle a fait Non (ouf…). Mais il comprenait encore moins. Euh, des dames sortaient, à leur tour, de la porte double. – Ouais ! On ramène deux futs de pression, mais merde ! Eh, la naine ! Les dames les entouraient, tous les deux, maintenant. – C’est pas vrai qu’t’as réussi à lver un mec, toi, ah-ah-ah ! La pucelle débile ! – Haute comme trois queues d’pomme à jnoux ! – Hé mec ! En tant qu’homme fort, tu vas nous aider à charroyer les futs d’bière ! La petite jeune fille pleurait, en silence, et il ne savait pas quoi faire, quoi répondre… – Hé, merde ! Arrête de la rgarder, cette mochté, regarde-nous ! Merde ! Sa petite pâtissière a relevé les yeux, vers lui, en larmes, toute, et elle a hoché le menton, faiblement, mystérieuse. – Ouais ! Allez ! Vnez nous aider, tous les deux ! Et, obéissante, elle les a suivies, et il a fait de même, donc. Rigolardes. C’est même lui qui a payé, à l’épicerie, les deux futs de bière pression. Et il les a ramenés, difficilement, pardon, au foyer

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social. Au milieu des ricanements, des plaisanteries salaces, des dames méchantes, se moquant de la petite jeune fille. Avait-elle voulu se sentir moins seule, en cette soirée pénible pour elle ? Pourquoi en avoir pleuré d’avance ? Ils sont entrés dans le foyer, et il n’était pas le seul homme, ouf. Il y avait un vieux monsieur et un arabe, qui travaillaient sur les trucs électriques, de la sono. Lui Gérard, et sa petite pâtissière ché-rie, ils ont rempli les verres en plastique, de jus d’orange, et de vin malodorant (en grimaçant tous les deux, en échangeant un demi-sourire…). Et puis on les a laissés tranquille et ils sont allés s’adosser au mur, là-bas, un peu à l’écart. Des gens arrivaient, la musique commençait à marteler. Les corps s’agitaient, se trémoussaient. Gérard pensait à Lucie, finalement passionnée de danse, elle qu’il avait cru toute timide, repliée. Comme sa petite pâtissière, vraie timide, elle, mignonne… Et puis une dame sévère est arrivée, les sourcils froncés, venant droit vers eux – la petite jeune fille tremblait, comme si c’était le moment tant redouté. La dame s’est adressée à lui, bizarre-ment : – Salut ! Alors c’est toi ?! L’amoureux d’la Naine ! ??? Mais la petite jeune fille s’était toute repliée, les yeux baissés, tortue, honteuse… Avait-elle été contrainte de « faire venir ses amoureux au bal » ? – Hé ! J’te cause, toi ! C’est moi la tutelle, d’la Naine ! È dvait m’amner son amoureux, s’il existe ! Ou sinon elle vire à Douai, cette fois ! Rtourner chez les débiles ! A sa place ! Il a soupiré : – Dites pas ça, mdame… – Et pourquoi je l’dirai pas ?! – J’existe, un peu… – Et qu’cette ptite crotte soit amoureuse de toi, ça t’fait pas vomir ?! ?? Hein ? Qui était amoureux de qui ? – Non, c’est moi qui suis amoureux d’elle, pardon… – Ah-ah-ah ! Aaaah-ah-ah ! Ecroulée de rire. La petite jeune fille, elle, était cramoisie, se mordant la lèvre… – En tout cas ! Le deal est clair : ou bien elle danse avec son chéri, ou bien j’la renvoie chez les dé-biles ! – On sait pas danser, madame… – C’est pas sorcier, merde ! Décoincez-vous ! Laissez-vous aller ! Bougez ! Ou j’la renvoie ! T’façon l’foyer peut pas la garder, une cinquième année ! M’faut juste un prétexte, pour la lourder ! Juste à ce moment, la musique très forte (qui chantait « Born to be alive ») s’est arrêtée, et un slow langoureux a commencé. Euh… Gérard s’est détaché du mur, faisant face à sa petite chérie, il s’est… agenouillé, pour être moins au-dessus d’elle… et il lui a pris les mains, très doucement. – On… essaye ? manemoiselle… – Ah-ah-ah ! Madmoiselle, il l’appelle ! Eh, s’appelle Patricia ! Popofska, un nom comme ça ! Bou-gnoule ! – Patricia… Et elle… s’est détachée du mur, à son tour, s’est laissée entraîner, un peu. Il… l’a attirée contre lui, avec le miracle délicieux de sentir sa douce poitrine, contre son torse à lui… Il l’a enlacée, tendrement, et bercée, faiblement, au rythme de la musique… – Ah-ah-ah ! Qu’y sont nuls ! Incapabes ! J’sais pas si ça compte comme danse, ça ! Patricia se pelotonnait dans son épaule, toute… Petite chérie. Avec un murmure, pour lui tout seul. Il a cru comprendre : – p… pahtih… n… ne la ville, s… sans plu’ vous hevoih z… zamais… z… ze sehais m… mohte n… ne chaguin… Il lui a caressé les cheveux, fait une bise sur la tempe. – Ça va aller, Patricia… Je m’appelle Gérard… – m… mon zéhah… m… mon amouh… Et… elle est devenue tout inerte… abandonnée, évanouie, il l’a serrée tendrement. Enfin, la musique très forte a repris, pour les bestiaux s’agitant en cadence, et il a soupiré. Il a déposé au sol le corps inanimé de la petite jeune fille… – Merde ! Qu’est-ce tu fous ?! L’est évanouie, ste conne ?! Bordel ! Eh moi ch’uis en service comman-dé jusqu’à vingt-deux heures, pas plus ! C’est donc Gérard qui a accompagné le SAMU, à l’hôpital. Restant au chevet de la petite jeune fille, sous perfusion… Lui tenant la main. – Patricia, vous… vouliez pas mourir de chagrin, je comprends… mais… mourir de bonheur, c’est… pas très bien, non plu’… J’ai besoin de votre sourire, Patricia… Elle a souri, merveilleusement, les yeux fermés…

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– Merci, Patricia… Vous savez, c’est pas la fin du monde… Si le foyer social peut pas vous garder… vous pouvez venir habiter chez moi… On se pacserait, pour dire au monde entier qu’on est ensemble, tendrement… Radieuse, émue, larmoyante… – Je suis pas riche, mais j’ai assez d’argent pour deux, je crois… Je vous protégerai, du monde exté-rieur, de ce monde méchant, un peu… Et j’ai… un magnétophone, des musiques douces, on pourra faire des câlins de danse, innocents… Elle a paru transportée… – Bordel ! C’est quoi cette alerte !? Une infirmière était entrée, claquant la porte. – Merde ! ‘Faut pas lui faire battre le cœur comme ça ! L’est anémiée au dernier degré, attendez qu’on l’ait rgonflée de globules, merde ! Il a souri. – Non, elle est anémique gentille, je l’aime comme ça. – Ouais ben : cassez-vous ! Laissez-nous faire not’ boulot ! On est samdi soir, allez danser ou quoi, me faites pas chier ! – Patricia et moi, on danse dans notre tête… – J’appelle les urgences psychiatriques, oui !

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DISCUSSION AVANT ENTREVUE Gérard n’avait pas du tout imaginé la fin de cette histoire comme ça. Il était persuadé que sa naine petite pâtissière chérie disparaîtrait un jour, mariée à un milliardaire musclé. Et lui, Gérard, il s’éteindrait alors de chagrin, après ces années de répit, ayant simplement retardé son suicide réussi. (Suite au rejet tueur commis par Lucie, la sosie de sa petite pâtissière). Mais, contre toute attente, elle lui a… « parlé », un peu, au magasin, un jour : – m… meu-s… sieu, è… est-ceu v… vous pouha v… viende… m… mahdi m… madin, n’à d… dix heuh… aux affaih s… sociales… Il en était resté abasourdi. Sa silencieuse petite chérie, avec qui il n’échangeait (depuis trois ans et demi) que des Bonsoirs et des Mercis… Il avait réussi à répondre (Oui, bien sûr), réussi à po-ser à l’usine une demi-journée d’absence exceptionnelle (pour raison grave – sinon il aurait démis-sionné). Ça semblait la fin du monde, sans qu’il y comprenne rien. Et le mardi matin en question, il est arrivé vers huit heures trente, à l’abribus de la Rue Saint-Jean (lui et sa petite pâtissière avaient prévu de se rendre à pied aux affaires sociales, Rue Léonard Cohen, pas très loin). Miracle : la petite jeune fille était déjà là : – ‘Jour manemoiselle, excusez-moi, je suis en retard ? – n… non, s… si zentil… ? Il a souri, un peu. – On va là-bas, doucement ? J’ai étudié le plan. Et ils ont marché, au très lent pas de sa petite chérie, si mignonne et faible… Mais… – Manemoiselle, je… j’aimerais bien que… vous m’expliquiez, au moins un peu… Les affaires so-ciales, pourquoi… ? Et pourquoi moi ? (Elle avait sans doute des dizaines d’amoureux secrets, elle était la plus jolie et la plus douce fille de l’Univers). Il y a eu un long, très long silence, pendant qu’elle cherchait les mots peut-être. – z… ze n’a p… pahlé ne vous… (« Je n’a parlé de vous » ? J’ai parlé de vous ?) – a… à ma tutelle… Oh, elle était sous tutelle, pauvre chérie ? (traitée de débile mentale par les clientes jalouses, les clients amers)… – è… elle dit v… vous ézistez pas… ??? – a… aloh n… n’è veut me henvoyer ch… chez les némiles, a… à Nouai, où ze n’étais avant… et… et moi, n… ne blu vous hevoih z.. zamais… ze va mouhih n… ne chaguin… Et le silence… Il a soupiré. – Manemoiselle, c’est… un affreux malentendu… – v… vous pas v… viendé, s… si vous savoih… ? (« Vous seriez pas venu, si vous aviez su » ?). Mais ne pas la contrarier, ne surtout pas dire qu’elle n’avait rien compris, pardon… – Je voulais dire… C’est moi qui pensais mourir, de chagrin, quand vous seriez plu’ au magasin… Elle a cligné des yeux, ébahie. – C’est pas « tous les hommes du monde », qui sont amoureux de vous ? Apparemment pas, elle était médusée, presque hagarde. – Moi si j’étais milliardaire et musclé, puissant, je serais amoureux de vous tout pareil… – n… non, s… c’est m… moi z… ze z’amouheuse… ne vous… t… tomme nous t… toutes… ??? (« Non, c’est moi je suis amoureuse de vous, comme nous toutes » ???). Il a souri, presque hilare. – Mais je suis pas beau, pas riche, pas « prince charmant » du tout… – s… si, n… ne pluss beau nu mon-n’… et suhtout… ne pluss zentil… Oh… Et finalement, au monsieur Tutelle, Gérard a pu dire : – Bonjour Monsieur, je m’appelle Gérard Nesey, j’ai 29 ans, je suis ouvrier chez Megatronics, banlieue Sud. Je suis l’ami de Patricia. On envisage de se marier, ou se pacser (je suis impuissant, elle est malformée). Elle ne sera plu’ un poids pour la société, elle sera ma petite protégée. Le type a éclaté de rire, là. Mais eux deux, ils ont gardé tout leur sérieux. Et ré-expliqué. – Mais bordel de Dieu ! Son « amoureux », la naine, elle l’aime depuis trois ans et dmi ! Ça peut pas être toi ! – Moi aussi, monsieur, je l’aime depuis trois ans et demi, en secret… (on est un peu timides, tous les deux).

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– Des complets anormaux, oui ! J’sais pas si j’donne mon feu vert, moi ! Eh, éh attends, mec, juste une question : ta ptite copine, est-ce qu’elle existe, hein ? Il a cligné des yeux. – C’est une question difficile, msieu. Les bouddhistes disent que « tout est illusion »… – T’es bouddhiste, en plus ?? – Non, mais leur question a un sens. Tout pourrait être mon rêve. – La même maladie mentale qu’la naine, j’en étais sûr ! Hop, j’la renvoie chez les débiles, toi on va t’faire suivre, tu vas ête interné ! Ils sont ressortis avec ce programme, affligeant. Et puis ils se sont enfuis, en train, vers le Sud. Avant d’être interceptés, en gare de Montélimar (difficile de passer inaperçus, avec sa naine petite beauté). Ils se sont jetés sous le rapide de 19h47, qui a – de fait – eu deux heures de retard à Marseille.

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PARLER POUR NE RIEN DIRE ?

Gérard aurait dû se préparer à cet instant capital, de sa vie. Au lieu de cela, il n’a pu dire qu’un pitoyable « Euh… » en réponse à la question de sa chérie…

C’est très compliqué à expliquer, mais je vais essayer, de démêler les sentiments mélangés dans ce cerveau embrumé.

Le contexte d’abord : 1- Gérard était amoureux de sa petite pâtissière adorée, sosie de la Lucie qui l’avait rejeté, tué,

quand ils avaient quinze ans. Bien sûr, c’était cette fois un amour resté secret, même si la pe-tite jeune fille (naine) lui paraissait amoureuse de lui comme il l’avait cru de Lucie plus de dix ans auparavant.

2- Quand les clients usuels déblatéraient sans interruption, à propos de n’importe quoi (football et couches culottes notamment), lui et sa petite pâtissière étaient des silencieux, n’échangeant pratiquement que des bonsoirs (« ‘Soir manemoiselle » et « s… s… soih, m… meu-s… sieu… ») et des mercis. C’est peut-être ce qui les rapprochait, ce qui les faisait sou-rire, autant, quand ils se revoyaient, presque amicalement, au magasin. La toîle de fond ensuite :

1- A l’usine où il était ouvrier, il y avait une pause-café (même si Gérard ne buvait pas de café), et il avait entendu des parents s’entendre sur une évidence « avec les gamins, l’important c’est de donner une réponse : oui ou non, peu importe, mais il faut répondre, tout de suite. »

2- Gérard avait entendu des clients (méchants) de la pâtisserie traiter son amie de « débile, han-dicapée mentale, un cerveau de six ans d’âge mental, en plus d’une taille de môme de six ans »… Et Lucie, dernière de la classe, était aussi traitée de débile. Gérard connaissait ainsi l’hypothèse qu’il fallait parler à sa chérie comme à une enfant. Le déclencheur enfin :

1- Quand Gérard est arrivé au magasin, pour son 141e achat de flan à sa petite chérie (la qua-trième année), elle était toute souffreteuse, au bord des larmes, dans le magasin vide. Tou-ché, troublé, il a demandé, poliment : « ça va, manemoiselle ? on peut vous aider ? ».

2- Si la réponse avait été un hochement d’épaule ou un « non » poli, les choses en seraient res-tées là, mais la petite jeune fille, après deux minutes de silence perdue, à chercher les mots, a répondu : « ou… ou-i… m… me dih… s… c’est vhai n… n’on va tohtuh n’en enfèh… s… si n’on a pas attende… le Signeuh n’y hep’end na vie… ? » (Oui, dites-moi : est-ce vrai qu’on va subir la torture en Enfer si on n’a pas attendu le Seigneur seul autorisé à reprendre la vie ?). Autrement dit, presque en clair : les suicidé(e)s vont-ils en Enfer ? Et là, la question était insoluble pour Gérard :

1- S’il avait été sincère, il aurait répondu : « on m’a appris que les bondieuseries sont des idio-ties, ne les croyez pas : il n’y a pas plus d’enfer post mortem que de Seigneur dans les nuages. Si votre papa ou petit ami s’est suicidé, il repose sans doute en paix, ne pleurez pas. »

2- Mais, en même temps, il aurait voulu dire : « si c’est vous qui envisagez le suicide, je vous en supplie : ne vous tuez pas. Il n’y a pas au monde que l’homme qui vous a fait du mal, moi je voudrais vous faire des milliards de bises, et il y a sans doute des princes charmants qui sont comme moi : secrètement amoureux de vous. Alors croyez cette croix que vous avez autour du cou : oui, craignez le départ volontaire, je vous en supplie ne partez pas ». (Vous me con-damneriez à mort, même si ce n’est pas le problème).

D’où la réponse, malaisée : « Euh… », pour lui faire gagner quelques secondes, Gérard. Norma-lement, un « papa » a droit à cette hésitation verbale, l’important étant qu’il tranche finalement, de manière rassurante et franche, mais l’innocent Gérard n’avait pas du tout l’habitude, de cette position. Il s’est enfoncé : – Euh, c’est… très compliqué… Elle a fait Non, du menton, et tous les signaux étaient au rouge. Il fallait dire, immédiatement, Oui ou Non, pour la rassurer, répondre à son attente. Mais Gérard en était incapable… Alors, perdu pour perdu, comprenant que le charme de ces 141 visites innocentes était rompu à jamais, il a com-mis l’irréparable, risqué un semi aveu : – Est-ce qu’on pourrait en parler, dix minutes, en dehors de votre travail ? demain samedi par exemple ? Cette invitation, à rendez-vous amoureux, l’avait tué, avec Lucie (qui avait froncé les sourcils, refusé, pour ne plu’ jamais lui faire un seul sourire). Gérard s’attendait à mourir de la sorte, là. Mais une dame est entrée, à cet instant, dans le magasin, et Gérard a compris que sa petite pâtissière ne

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répondrait pas. Pas en face. Seul un froncement de sourcils allait clore le débat, avorté, la semi-conversation coincée. De fait, elle est retournée à son pliage, lent et faible, du petit gâteau, il a payé, la mort dans l’âme, se demandant si elle allait se tuer, elle aussi, peu avant lui… Elle a ramassé ses pièces (pendant que la dame derrière inspectait la vitrine), et elle a… murmuré ces mots, mystérieux : – v… voteu d… dâteau, n… nemain n… nix heuh… (Votre gâteau : demain, dix heures). Gérard, perdu, a cherché ses yeux, mais elle regardait par terre. Nerveux, perdu, il a répondu : – Bien, demain dix heures : je serai là. C’était absurde. Elle ne pouvait, logiquement, pas avoir accepté son invitation, à « parler » dix minutes entières, avec rien que lui, en dehors de toute obligation professionnelle. Ça semblait plutôt une façon de lui signifier son statut d’indésirable. (Comme quand Lucie, des années après, avait ac-cepté de le revoir, pour ne finalement pas venir au rendez-vous). Enfin, le lendemain, il est quand même venu, Rue Saint-Jean, constater l’absence de sa chérie (qui ne travaillait au magasin que le vendredi après-midi, il le savait depuis plus de trois ans). Il avait prévu de venir avec les premiers autobus, vers sept-huit heures, et d’attendre jusqu’à dix-neuf heures, en vain, et puis il se rendrait à la gare, et il se jetterait sous un express régional. Tel était le programme, de la fin du monde. Pour n’avoir pas su répondre Oui ou Non, à une simple ques-tion. L’autobus a débarqué Rue Saint-Jean un peu avant huit heures du matin, et Gérard a appuyé sur le bouton « arrêt demandé », avec un soupir. Sans illusion. A l’arrêt, il est descendu, mais… sa petite pâtissière était là ! L’attendant, lui !!! Ce n’était pas possible, c’était un rêve… plus de deux heures en avance (sur un pseudo-rendez-vous imaginaire)… – ‘Jour manemoiselle, merci… – j… jouh, m… meu-s… sieu, m… mèhci… mèhci… Elle chancelait un peu et lui n’était pas bien solide non plu’, pardon. – On s’assoit, parler dix minutes ? – ou… ou-i, m… mèhci… mèhci… Et ils sont allés vers le banc public là-bas (l’abribus n’avait pas de banc). Il s’est posé, et elle s’est hissée « là-haut », pardon, petite naine mignonne. Il y a u un silence. Elle regardait la rue en face, elle était immensément belle, il ne savait pas quoi dire. Euh… – Je vous disais, oui : c’est très compliqué, de savoir si on va en Enfer si on s’est tué. Elle a tourné la tête, cherché ses yeux, craintive. Silence. – Manemoiselle, je… veux vous répondre honnêtement, je le jure, mais… la réponse, ça « dépend », de la question, en un sens. De mon point de vue, pardon. Elle a cligné des yeux, sans comprendre, du tout. – z… ze p… pas n… n’intennigende… (Je suis pas intelligente). Oh… – Pardon, c’est pas ce que je voulais dire… Non, mon problème, c’est que… je voudrais vous rassu-rer, vous consoler, vous semblez si triste, comme désespérée… mais je sais pas par quoi… Elle a cligné des yeux encore, au bord des larmes. Mais sans paraître déçue, ni en colère. – m… mèhci, n… n’infini, m… meu-s… sieu… – Vous pouvez m’appelez Gérard (on n’est plu’ ici « client et marchande »)… – m… mèhci n… n’infini, z… zéhah… – Merci. – z… ze m… m’appelle b… badhizia… – Enchanté, Patricia… Elle a eu un demi sourire. – m… mèhci, z… zéhah… Silence. Elle regardait à nouveau la rue en face. Elle semblait cherchait les mots. Le silence a duré un peu. – te… te… s… si le Seigneuh… n’il sehait Amouh… (Si le Seigneur était Amour…) – n… n’il m’auhait f… fait m… mohte nepuis l… longtemps… ??? – a… aloh… z… ze n’a peuh… ze va pas m… mouhih ne chaguin… (Alors j’ai peur de ne pas mourir de chagrin) ??? – Pourquoi mourir de chagrin ? Patricia… – k… que ze n’ête henvoyée ch… chez les némiles… z… ze vous hevèha p… plu’ zamais… zéhah…

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(Que je suis renvoyée chez les débiles, je vous reverrai plus jamais, Gérard)… – Oh… et… vous envisagez de mourir pour ça ? Oui. – Patricia, c’est… un immense malentendu… – p… pahdon, p… pahdon, v… vous pas viende, s… si vous savoih… ? (Pardon, pardon, vous ne seriez pas venu si vous aviez su ?) – Si. Mille fois plus tôt, encore. Non, je veux dire : c’est moi qui pensais me tuer, parce que vous ne voudriez plu’ me revoir… Elle a cherché ses yeux, toute au bord des larmes. – m… moi… ? Et là, nouvelle erreur ? Au lieu de dire le « je vous aime » qui s’imposait, il a sorti son porte-feuille, pour lui montrer la photo de Lucie (agrandie de leur photo de classe, en seconde). – Votre sosie m’a tué, quand on avait quinze ans, parce que… je l’avais invitée au cinéma… Elle regardait la photo, bouché bée, très frappée par la ressemblance de visage, extrême. – Et moi j’ai sauté de la falaise… Mais, peut-être que votre Seigneur a refusé, mon départ, sachant que vous existiez… Elle pleurait, maintenant. D’émotion pure. – v… vous voudhez n… ne phodo n… ne moi… ? – Ça serait mon vœu le plus cher… Je… jetterai cette photo maudite, de la méchante Lucie… pour ne garder que mon adorée petite Patricia… Rouge perdue… – Mais… vous disiez que… vous allez être renvoyée ? du magasin ? de votre logement ? Elle a fait Oui. Sans dire à laquelle des deux questions elle répondait. Peut-être aux deux. – m… ma dudelle n… ne dih… (Ma tutelle a dit :) – s… cing ans n’inséhtion… n’en échèg dodal, s… ça suffit… – Mais vous… êtes devenue… ma raison de vivre, Patricia… Ça vous intègre dans le monde, dans la Cité… Elle a rougi encore. – v… vos auteu z… z’ami(e)s… n’elles comptent z’aussi… – J’ai pas d’amis, j’ai que vous au monde, Patricia. Je le jure. Rouge… – Je pensais que… aujourd’hui, vous viendriez pas, et j’aurai attendu jusqu’à ce soir… pour aller me jeter sous un train… – n-non ! z… zéhah, z… ze vous en suppie… – Pareil pour moi : Patricia, ne vous tuez pas, je vous en supplie… Elle larmoyait, elle a regardé sa montre. – z… ze n’a n… népazé n… nes nix m… mihutes, n… nézolée… (J’ai dépassé les dix minutes, désolée). – Aucune importance, Patricia. Je disais « dix minutes » pour pas vous faire peur. Je préférerais dix heures, ou dix ans, ou dix siècles… – m… mille ans… ? – Oui, ma petite reine du calcul mental… Elle a rougi encore. – Patricia, je vais… aller parler à votre tutelle, lui expliquer… Je… je sais pas vraiment parler, pas répondre aux questions, mais… ça mérite pas la peine de mort, si ? – z… ze vous aime, z… zéhah… – Je vous aime, Patricia… Il a failli ajouter « pardon de ne pas l’avoir dit avant », mais ça aurait tout gâché. Peut-être. Ou pas.

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L’EXISTENCE EN QUESTION En trois ans et demi de visites à sa petite pâtissière chérie, Gérard ne lui avait jamais entendu dire que des « bonsoirs » (« s… s… soih… ») et « mercis » (« m.. m… mèhci… »). Mais tout a changé lors de cette 141e visite… Il y avait, comme souvent, une file d’attente (enfin : un monsieur devant lui, une dame derrière lui), et il a attendu son tour, délicieusement, regardant la jolie jeune fille. Le monsieur soupirait, pour afficher son mécontentement – il avait dit « dépêchez-vous merde ! ». Et puis il est parti, et Gérard s’est avancé d’un pas, souriant. – ‘Soir manemoiselle… – s… s… soih… m… meu-s… sieu… Et elle est allée chercher son grand flan 6-parts traditionnel, sans besoin qu’il le demande. Gentille. Et l’emballer, doucement. – Putain, è peut pas s’magner l’cul, putain ! (C’était la dame derrière). – Moi j’aime bien les gestes lents et calmes, appliqués. – ‘Fait chier, merde ! La petite jeune fille avait rougi. Souriante, comme touchée. Par ce geste d’amitié, chaque fois qu’il prenait sa défense (c’était la quatrième fois aujourd’hui). Et puis elle a ramené le flan, emballé, et il a payé. Mais, au lieu de dire « bonsoir » (« s… s… soih… »), elle a murmuré : – m… meu-s… sieu, z… ze vounais v… vous nemander… è… est-ceu v… vous ézistez… ? Il a croisé ses yeux, très doux, pas moqueurs du tout. – Aaah-ah-ah ! (C’était la dame derrière). – Qu’elle est con, putain ! Pas seulement naine et empotée, mais handicapée mentale ! Il a baissé les yeux, fait non (pour répondre à la dame). Euh… – C’est une excellente question, manemoiselle… Enfin je crois que… un « moi » existe quelque part, mais vous avez raison : ici pourrait être un rêve… – m… mèhci, n… n’infini… – Qu’elle est con, putain ! Malade mentale ! Merde ! – m… ma tutelle n… ne dih… j… je f… folle, ou… ou-i, p… pahdon… – Non, manemoiselle, au contraire : si les philosophes faisaient leur travail, ça serait une des grandes évidences du monde, qu’on ne peut rien savoir, pour sûr… Elle buvait ses paroles, aux anges… – Bande de mabouls ! De dingues, merde ! Eh c’est une pâtissrie ici ! Alors vous arrêtez vos connries et elle sert les clients, merde ! Sinon moi j’appelle le SAMU psychiatrique ! Qu’ils vous enferment ! – C’est pas juste… Et la petite jeune fille levait vers lui un regard de dévotion… – A la semaine prochaine, manemoiselle. Merci infiniment. – m… mèhci, m… mèhci… Avec un dernier sourire, délicieux. Il est sorti.

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DURE SORTIE DU SILENCE A l’occasion de 141 visites à la pâtisserie (141 vendredis soirs), Gérard n’avait pratiquement dit que des Bonsoirs et Mercis, à sa petite pâtissière chérie. Puis il l’a rencontrée au cinéma, pour une séance « Connaissance du monde », et ils se sont retrouvés là chaque dimanche matin, échangeant des Bonjours et Mercis (il lui payait la place, elle acceptait ce geste). Enfin, ils ont aussi échangé leurs prénoms, un de ces dimanches matins, à son initiative à lui, mais ces deux silencieux timides ne sont pas allés plus loin. Gérard était traumatisé par l’affaire Lucie (sa camarade de classe quand ils avaient quinze ans, qui lui faisaient mille sourires avant de l’avoir rejeté, sans jamais accepter de le revoir). Patricia avait sans doute aussi ses raisons, ses logiques, féminines. Mais ce vendredi 1er Mai, où la séance avait été maintenue malgré la Fête du Travail, Patricia est arrivée toute larmoyante au cinéma. Gérard a poliment demandé : – Un problème, Patricia ? Mais elle n’a pas répondu. Et Gérard est simplement resté près d’elle, disponible, si elle vou-lait parler. Adossés au mur, silence. Puis assis côte à côte, dans la sale, silence encore. Le film-reportage est passé, et puis ils se sont levés (sa naine petite copine a sauté au sol, pardon). Ils ont marché, dans les couloirs puis les rues, Patricia reniflait, visiblement plus que triste : souffrante… Mais il respectait son silence, ses secrets. Et puis ils sont arrivés en vue de son abribus à lui, et il a soupiré : – Patricia, j’espère que… vos problèmes sont passagers, que ça ira mieux demain, la semaine pro-chaine… Il ne lui avait jamais autant parlé, mais il voulait exprimer sa compassion, son soutien (même maladroit, pardon). Elle a dégluti, avec un drôle de bruit, et le silence est revenu. Jusqu’à l’abribus. Il a dit les classiques : – Bien, je vais vous laisser… Au revoir. Edition numéro 31, donc. Mais au lieu du 31e « v… ‘voih… n… n’à semaine p’ochaine, p… peut-ête… », par-dessus l’épaule, elle s’est… arrêtée, l’air grave. – z… zéhah… – Oui, Patricia. Elle a reniflé. Elle rassemblait les mots péniblement répétés, semblait-il. – z… ze v… va p… pas v… viende… n… na sehaine p… p’ochaine… Et le silence. – Vous viendrez la semaine suivante ? Elle a eu comme un hoquet, presque sanglot. Elle a fait non, comme incapable de le dire. – Plus tard, revenir ? un jour ? Elle a fait Non, elle… pleurait, en silence. Oh… Et Gérard voyait son monde à lui s’effondrer, sans qu’il y comprenne rien. – Je… j’aurais dû… ? faire ? ou dire ? quelque chose… ? Elle pleurait, pleurait… sans bruit. Elle a fait non, finalement. – v… vous s… si zentil, z… zéhah… Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Gentil comme un camarade, mais elle avait besoin d’un mari, d’enfants ? (lui, il était impuissant, ils n’en avaient jamais parlé, bien sûr, pardon). Et elle pleurait en sachant qu’il allait se tuer ? (comme après le rejet par Lucie)… – Patricia, est-ce que… je peux… recommencer à venir, à la pâtisserie, comme simple client ? Elle a reniflé, tressailli, comme sous l’effet d’une douleur intense. – v… vous p… pouvez n… ne viende… n… n’y auha u… une dame… Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Elle allait se marier, ne plus être jeune fille ? Ou une dame autre qu’elle ? Il a hésité à demander « une autre que vous ? » ou bien « on ne se reverra plu’ ja-mais ? ». Il hésitait. Le silence pesait, Patricia souffrait, pardon. – Patricia, vous… préférez que je parte, très vite ? que je vous laisse tranquille ? Elle a fermé les yeux, douloureusement. Et puis relevé le menton, cherchant son regard, le visage tout en larmes, la pauvre. – n… non… ??? Alors… il n’y comprenait rien, rien. – Qu’est-ce que je peux faire, ou dire, Patricia ? Demandez-moi n’importe quoi, je le ferai, j’essaierai… Elle a tressailli encore, les larmes ont redoublé. – s… si z… zentil, n… n’à n’infini… – Dites moi, Patricia. Ce que je peux faire. Elle a soupiré, cherché l’air, toute perdue, pardon. Gérard ne respirait plu’, attendant les mots les plus importants de toute sa vie.

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– s… si v… vous pouvez m… me donner n… n’une f… photo ne vous… (mais v… vous avez pas, s… sûhement…)… et… et m… me p’ende dans vos b’as… n… n’une mihute… (mais z… ze suis pas assez ghande…). ??? Elle disait ça comme si elle était amoureuse de lui ! (alors que c’était l’exact contraire : c’était lui qui était fou amoureux d’elle), et… si était véridique ce vieux rêve à lui, d’un amour secret réciproque, pourquoi se quitter ? plutôt que de devenir amis, tendres amis, bisous ? Une photo et un câlin une minute, donc. Bonheur ultime, pour lui, mais… Il a sorti son portefeuille, l’a ouvert. – J’ai fait faire des photos d’identité, pour un prochain stage en Roumanie, avec l’usine… Elle souriait, Patricia, au milieu de ses larmes… Il lui a donné la photo et… elle a regardé cette image avec… comme une tendresse infinie, Gérard n’y comprenait rien, rien… Pourquoi se quit-ter s’ils s’aimaient ? Et puis, toute tremblante, elle a rangé la photo dans son sac à main. Silence. Il… il s’est age-nouillé (en faisant attention de ne pas lui écraser les pieds, pauvre chérie), pour être à sa hauteur, presque… et… il lui a tendu les bras… – Venez, Patricia… Elle… a bougé, venant se lover tout contre lui… délicieuse chérie… Et il a refermé les bras autour d’elle… au Paradis. Leur long câlin, amoureux, a duré plus d’un quart d’heure, au lieu de la minute demandée, pardon. Gérard hésitait à lui faire des bises, dans les cheveux. Il était amoureux fou, c’était le sommet de sa vie, le plus grand bonheur de l’Univers. Mais… – Patricia, est-ce que… maintenant, vous… reviendrez… ? Il a hésité à dire en clair, à titre d’explication : « je vous aime, Patricia, si vous me quittez : vous me tuez »… Mais elle s’est ré-enfoncée dans le creux de son épaule, en silence. En… faisant non, de la tête. Silence. – Je comprends pas. Patricia. Ce… ce petit moment, merci, c’est le… plus bel instant de toute ma vie… et… c’est la fin du monde, en même temps… – p… pouh moi z… z’aussi… ??? – Mais alors… pourquoi ? Pourquoi ne pas se revoir ? Différemment si… euh… Elle a fait non. Silence. – Patricia… je… respecte vos secrets… Elle a fait oui, et Gérard a renoncé à la fin de sa phrase (« mais mon Univers s’écroule, avec votre… départ… même si gentil, un milliard de fois plus gentil que les yeux froncés de Lucie… votre sosie…). – z… ze v… vous aime, z… zéhah… ??? Il a hésité à répondre « Je vous aime aussi, Patricia, à la folie, est-ce que vous accepte-riez de m’épouser ? ». Mais c’était idiot, puisqu’il n’était pas assez mâle pour la combler, et… elle avait dit ça en réponse à son acceptation à lui, qu’elle s’en aille sans expliquer, à jamais. Il… il l’a serrée un peu plus fort. En lui faisant une bise dans les cheveux – à laquelle a répon-du une série de bises dans son épaule… Ô merveilleuse petite chérie. Mais alors… pourquoi ? pour-quoi se quitter ? – Patricia… j’ai… un milliard de bises en stock, à vous donner… c’est… pas possible… ? Elle a eu comme un sanglot, et elle a fait non, de la tête. – Vous… allez… ? vous marier ? avec un autre ? Non, non-non-non. – z… ze nois t… titter na ville… – Vous devez quitter la ville ? C’est pas grave… On pourrait se retrouver pour les vacances, s’écrire… Elle a tressailli encore, répondu non, avant de tendre le cou, pour déposer une bise, merveil-leuse, sous son menton. Mais… Gérard n’y comprenait rien. – Vous… ne voulez pas que… je sache… où vous allez ? Elle s’est recalée dans son épaule, comme amoureusement. – ou… ou-i… Ne pas soupirer, ne pas hurler, respirer… Qu’est-ce que… ? – Patricia, qu’est-ce… Je… je respecte vos secrets… – m… mèhci… – Vous avez peur de quoi ? Que je vous pourchasse, que… je peux pas me passer de vous… ? Il allait ajouter « parce que vous êtes ma seule raison de vivre » mais elle a répondu non, avant qu’il finisse. La question « alors c’est quoi, le problème ? » lui brûlait les lèvres. – Vous avez peur de me dire où vous allez ?

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Oui. – on… honte… ? Elle avait honte de le dire ? ou la question était honteuse ? Silence. Long silence. Elle restait blottie entre ses bras, comme vivant les dernières secondes de sa vie, elle aussi. Il hésitait à dire : « je vois que quelques situations honteuses, possibles, et je pardonne tout… Si vous devenez prostituée, ou religieuse, ou internée handicapée mentale… dans tous les cas, je vous pardonne, je vous aime, je voudrais vous revoir… ». – Patricia, si… vous partez… pour un autre monde… Oui. Ah. – Je… pourrais comprendre… vous pardonner… Elle s’est mise à trembler, toute… comme hésitante, sur le point de craquer… – v… vous p… pas en… en colèh… ? – Non, Patricia… Si… par exemple… vous étiez… embrigadée, prostituée, ou religieuse, ou handica-pée, je… je dirais « je vous aime quand même, Patricia… est-ce qu’on peut se revoir, pour dire bon-jour, pour qu’il y ait un lendemain ?... ». Elle pleurait, à nouveau. – ou… ou-i… ? Il l’a serrée, tendrement, lui a fait deux bises, dans les cheveux. – Oui, Patricia. Tout est possible. Tout est mieux qu’une séparation, à jamais. – m… même s… si z… ze n’ête n… némile… ? m… mendale ? – Patricia, je crois pas tous ces « prétendus docteurs », qui vous classent comme ça. Mais… même si c’était vrai… je voudrais vous aider, si vous avez des problèmes, je veux pas vous mépriser, vous gronder… Quatre bises dans son épaule. – oh… oh… s… si z… zentil, n… n’à n’infini… – Merci, mais je suis simplement… amoureux… de vous, Patricia. – m… mais z… ze p… pouha z… zamais hemèhcier… z… ze m… malfohmée… – Vous êtes un ange ? – n… non, m… ma poit’ine, n… n’est vhaie… – Oui, une angelle, merveilleuse. Patricia, je voudrais vous épouser. Et les gens qui veulent vous en-fermer pourraient plu’, vous retenir prisonnière… Elle a eu comme un hoquet. – m… mais n… ne pluss m… mèhveilleux gahçon ne la Tèh entièh… n’avec u… une moins que hien, s… c’est pas possibe… – Je suis pas le plus merveilleux de la Terre entière, Patricia, c’est juste que vous êtes aveugle gen-tille. Et pour moi, vous êtes la plus merveilleuse fille de l’Univers. – oh… oh… – Patricia, on… fait encore un petit quart d’heure de câlin, d’accord ? et puis après, il faudra qu’on parle, qu’on organise : comment vous éviter l’internement ? comment et quand demander le mariage ? Elle n’a pas répondu, toute pelotonnée contre lui, délicieuse petite chérie. – On est pas bien bavards, mais là : des mots peuvent nous sauver. Tous les deux.

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CABINE DU HAUT DE RUE SAINT-JEAN Je suis une cabine de téléphone normale, pensante. Je suis un peu jalouse de ma collègue, plus bas sur la Rue Saint-Jean, qui a plus de succès que moi – du moins en nombre, parce qu’en qualité, là, je « triomphe ». Une de mes plus grandes victoires a été ce couple d’amoureux bizarre, venu un soir, après la fermeture des magasins : un grand type un peu timide, et une naine toute en pleurs, en silence. Il a dit, doucement : – je sais pas si ça marche encore, j’ai une ancienne carte, ça remonte à peut-être trois ans en ar-rière… Miam-miam ! Une antiquité ! J’ai avalé goulument sa carte, périmée (pour ne jamais la rendre !) et je lui ai fait cadeau d’une connexion – même si, légalement j’aurais dû refuser ! (C’est ça, moi : je suis une rebelle !). Il a pianoté le numéro marqué sur le papier qu’il tenait. La fille larmoyait. Une dame colérique a répondu : – Ouais ?! Mer-deu ! Ch’uis en plein dans la cuisine ! Mon fils a faim, merde ! C’est pour quoi ?! Le type avait éloigné le récepteur de son oreille, meurtrie par les cris stridents, et la petite jeune fille a entendu un peu ces cris. Elle s’est un peu plus effondrée. – madame, je suis avec une petite jeune fille, Patricia Niezewska, qui pleure depuis des heures, peut-être depuis des jours… – La Naine ?! – elle est de très petite taille, oui… – Et alors ! Laissez-la chialer, cette pisseuse à la con ! « Pleure : tu pisseras moins », on dit ! – j’ai peur pour elle, madame, elle dit que c’est la fin du monde… – Mer-deu ! Vous êtes à la gare ?! È menace de s’foutre sous un train ?! Applez la police ! – chhht, madame… Elle dit que c’est vous, sa tutelle, officielle, qui voulez la renvoyer à Douai. – A Douai ou ailleurs ! Où y’a d’la place ! Elle a djà bien d’la chance qu’j’y ai trouvé une place ! – pour elle, c’est la fin du monde, madame… – Merde, elle avait qu’à bouger son cul, alors ! Elle a été prévenue ! Mais non ! Mamzelle a pas daigné se sociabiliser ! Pas sortir, pas danser, pas causer, rien ! – elle est introvertie gentille, rêveuse timide… – Une malade, oui ! – non, une adorable petite fleur, timide gentille. Moi je l’adore, comme elle est… La petite jeune fille a rougi, toute… – Ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Eh, t’es qui, toi, d’abord ?! – un fidèle client du magasin, où elle travaillait… – Ben, elle y travaille plu’ ! Quatre ans pour rien ! A pas causer aux gens, une incapable, oui ! – non, madame, toute silencieuse gentille, appliquée, rendant parfaitement la monnaie, elle était la meilleure employée du monde… – Mon cul, oui ! – je retournerai plu’ jamais à ce magasin, si elle est plu’ là. – On s’en fout ! Les quatre ans de contrat aidé sont finis, légalement ! Maintenant elle vire ! – donnez-lui une autre chance, je vous en supplie… – Eh ! Ça tombe pas du Ciel, les places, comme ça ! Là, c’était en bouche-trou, un artisan qu’avait des problèmes avec les 35 heures, une demi-journée par semaine, à caser ! Sans salaire ! – la pauvre… – Eh ! Elle a une allocation de handicap en plus ! Handicap mental ! Mais ça a assez duré, moi je dis ! L’foyer social a bsoin d’places, merde ! Y’a plein de femmes paumées qui sont vraiment capabes de s’insérer, elles ! – mais… Patricia aussi… – Non ! J’ai dit ! – vous allez la tuer… vous allez nous tuer… – Ah-ah-ah ! Eh, moi j’vais te dire comme pour les connards qui veulent qu’on accueille tous les Roms ! Eh : t’as qu’à les accueillir chez toi-même ! Non ?! Alors, tu vois, c’est pas possibe ! Demande pas à l’Etat de passer à la caisse à ta place, OK ? – elle… pourrait venir habiter chez moi, Patricia ? – Ah-ah-ah ! Non mais : rêve pas ! Elle est malformée : imbaisable ! – si on se… « pacsait », elle échapperait au renvoi ? – Hein ?! T’es con ou quoi ?! Je t’ai dit : elle est « imbaisable », c’est écrit dans son dossier ! – je serais tellement heureux, de vivre auprès d’elle. Dans un petit nid à nous, elle serait à l’abri du monde, extérieur… méchant…

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– Ouh-là-là ! T’es suivi, psychiatriquement, toi ? – mais Patricia m’a guéri, par son sourire, touchant, sa gentillesse, infinie… – Attends ! J’prends un stylo ! Ton nom ! Ton adresse ! – gérard Nesey (N.E.S.E.Y.), 2 bis Rue Mickey Newbury… – Miki Nioubeuri ?! Ça existe ça, ou c’est une adresse bidon ?! – c’est mon adresse, en ce monde, je le jure. On… peut aller là-bas ? Peut-être demain ? En emme-nant ses affaires, du foyer social ? – Ton numéro d’téléphone ! – j’ai pas le téléphone chez moi… – Comment c’est possibe !? Au vingt et unième siècle ! – les rêveurs préfèrent rêver, tranquilles, au calme, madame. Avec Patricia, on sera bien… – Des malades, oui ! – vous pourrez me joindre à l’usine, chez Megatronics, poste 27-55. – T’es cadre ? – non, ouvrier. – Et t’as d’quoi payer à bouffer, pour La Naine ?! – oui, je sors pas, je pars pas en vacances, j’ai beaucoup plus qu’il me faut, j’ai même des économies à la banque… – Elle va s’enterrer complètment, là ! – heureuse, j’espère… – Un bonheur malade, ça compte pas ! – c’est un bonheur romantique, parfait pour nous, à notre vitesse, à notre petit pas… trois ans et demi après… – Tu la connais depuis trois ans et dmi ?! – oui… – Et t’es amoureux d’elle depuis trois ans et dmi ?! – oui madame… pardon… – Ah-ah-ah ! Un mec sans couille ! Idéal pour elle ! Ah-ah-ah ! J’savais pas qu’ça existait ! Y z’en par-lent pas, de cas comme ça, à la fac ! (Ouais, j’ai fait la fac, moi ! J’suis diplômée d’l’Université !) – bravo madame… – Eh ouais ! Toi t’as arrêté l’école à quel âge ? – euh, j’ai… démissionné de Polytechnique, pardon… – La vache ! – j’ai eu une adolescence difficile, avec la sosie de Patricia… mais… c’est Patricia qui m’a sauvé, qui m’a réconcilié avec la vie… laissez-nous une chance, madame… – OK ! J’la préfère pacsée, La Naine, insérée anormalement, plutôt que crevée sous un train avec moi un blâme et retard à l’avancement, merde ! – voilà… et on vous fera une lettre de remerciements et félicitations… juré… – Eh ! Elle sait pas écrire ! Connard ! – je l’écrirai, avec elle, et on signera tous les deux, en vous remerciant… – Mouais ! Allez, ça marche, connard ! J’annulerai lundi l’transfert à Douai ! Mais là mon fils va mourir de faim ! Allez salut ! Et ça a raccroché. Gérard a reposé le combiné, accroché. Avant de chercher les yeux de sa protégée. – voilà, Patricia, le… transfert à Douai est annulé… mais vous n’avez plu’ de place en foyer social… votre tutelle a proposé que vous veniez habiter chez moi… Elle a rougi, immensément, et fait Oui, du menton. – z… ze seha s… si z… z’heuheuse… m… mais z… ze pouha z… zamais hemèhcier… p… pahdon… – Votre tutelle en a parlé, oui. C’est pas grave. Je vous aime, Patricia. J’aime votre personne, c’est pas que je veux prendre votre corps ou quoi. – et z… ze pas belle, t… toute façon… – Si : la pluss jolie fille de l’Univers (selon moi). Je vous aime, Patricia… Pardon d’avoir autant attendu pour le dire, en face. Vous me pardonnerez ? Elle a fait Oui. – s… si z… z’heuheuse… Et moi, cabine méprisée, du haut de la rue, je me félicitais aussi : ce bonheur tout neuf, im-probable, c’était grâce à moi !

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ADIEUX EN FACE Gérard voyait la fin du monde approcher. Tout avait commencé par une conversation anodine à la table de la cafétéria, à l’usine. Un collègue âgé disait que son fils ne s’intéressait qu’aux cyclistes de maintenant, sans du tout s’intéresser aux cyclistes d’autrefois, d’avant lui, comme s’ils n’existaient pas ! Gérard avait objecté que, sous le mot « mémoire », les autorités faisaient passer leur propa-gande de manière pas correcte. Son interlocuteur a souri, mais le lendemain, Gérard était convoqué à la police (nationale française), où on lui a expliqué qu’il risquait la prison, s’il persistait à contester la mémoire officielle que la loi impose à chacun (« et nul n’est censé ignorer la loi »). Enfin, Gérard n’était pas encore mis en examen, mais il le serait au moindre trouble à « l’ordre public » voulu par les autorités (« démocratiques ? »). Etre emprisonné ne faisait pas spécialement peur à Gérard. Il avait fait deux ans d’hôpital (suite à sa seconde tentative de suicide) et il savait ce qu’est la douloureuse privation de « chez soi ». (De toute façon, il ne sortait pas, ne partait pas en vacances, seul le repli comptait pour lui). Enfin, non : les deux ans de prison dont avait parlé le policier, au titre de la loi Gayssot, signifiaient mainte-nant la mort, pour Gérard. En effet, il était persuadé que quand il ressortirait, dans deux ans, sa petite pâtissière chérie aurait disparu, du magasin de la rue Saint-Jean (près de la Sécu psychiatrique). Et sans plu’ cette raison de vivre, Gérard mourrait de chagrin, cette fois. Sous un train ou quoi (puisque sauter d’une falaise ou d’un immeuble marche mal). Gérard envisageait même de le dire, à sa petite chérie (la naine pâtissière adorée) : lui expli-quer qu’il allait être mis en prison, mais que ce n’était pas du tout– s’il ne revenait pas un jour – qu’il préférait une autre pâtisserie, ou une autre pâtissière, non. Enfin, ce grand discours était de la science-fiction : en vrai, elle et lui étaient deux silencieux, se souriant comme tels, en silence, complices. Ils n’avaient échangé que des Bonsoirs et Mercis, jusqu’ici, en 141 fidèles rencontres (enfin, ils avaient aussi échangé gâteaux et pièces, officiellement, mais leur relation semblait bien plus amicale, derrière cela – même s’il délirait sans doute, pardon). Encore une fois, après avoir cru sa sosie Lucie folle amoureuse de lui, en secret, quand ils avaient quinze ans. Ça c’est de la « mémoire », de la vraie, jusqu’à conditionner la fin du monde. Peu impor-tent les cyclistes célèbres et camps d’extermination prétendus (en « oubliant » commodément le gé-nocide amérindien). Bref, Gérard ne dirait sans doute rien, comme d’habitude. Le monde continuait, paisiblement, routine, même si Gérard se sentait surveillé, épié, tout « trouble à l’ordre public » de sa part pouvant être puni de souffrance extrême (du cœur), jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais ce 142e vendredi soir (sa petite chérie ne travaillant à la pâtisserie que le vendredi après-midi), tout a été chamboulé, finalement : quand il est arrivé, vers dix-huit heures cinquante, il a trouvé la jeune fille toute au bord des larmes, comme si elle avait de graves problèmes personnels, elle aus-si. Gérard espérait très fort que ce ne soit pas à cause de lui (elle ne pouvait pas être punie en tant qu’idole d’un criminel : personne au monde ne savait qu’il était amoureux d’elle). – ‘Soir manemoiselle, ça va ? – s… s… soih, m… meu-s… sieu… Et elle est allée chercher son petit flan, traditionnel, et l’emballer, faiblement. Sans répondre, c’était personnel, bien sûr. Ou sans répondre tout de suite, cherchant les mots peut-être (pour dire « mêlez vous de ce qui vous regarde », sans doute, pardon). – z… zeu… Elle parlait, hésitait, elle… pleurait, en silence, oh… – ze vous dis adieu, m… meu-s… sieu… Adieu ??? Elle lui interdisait de revenir ? La police lui avait dit qu’il était « criminel » ? (résis-tant à l’embrigadement pour Israël, contre le retour des Palestiniens expulsés)… – z… ze êteu henvoyée ch… chez les némiles… z… ze vous hevèha p… plu’ zamais… z… ze va mouhih n… ne chaguin… ??? Renvoyée chez les débiles ? Les clients méchants la traitant de « handicapée mentale » seraient partiellement dans le vrai, officiellement ? – Oh… manemoiselle, c’est… pas juste, pas… correct. Il faut pas en mourir de chagrin… Je… peux vous aider ? Elle a fait non, toute larmoyante perdue. Mais une cliente entrait, et parler serait plus difficile, pardon. Elle a quand même murmuré : – m… mèhci, oh… oh mèhci, v… vous s… si z… zentil… k… quand tout ne monde y n’est m… mé-chant… z… ze va mouhih s… sans vous… ??? La dame derrière a crié : – Qu’est-ce que c’est ces connries, merde ! Eh, fais ton job, connasse !

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Oh, pauvre chérie… Gérard a pris sa défense : – Non, mdame, pardon : c’est tout ma faute. Je… vais la laisser travailler, pardon. Je vais l’attendre dehors (on a à discuter tous les deux), après son travail. – Ben ouais ! Merde quoi ! Comme à la boucherie Machin, là-bas l’autre jour putain ! Quand j’entre, je trouve le patron en train d’bisouiller son employée, lui foutre la main au panier, merde quoi ! Un peu d’décence, putains ! Il a hésité à dire « Manemoiselle est pas une putain », mais il a préféré faire cesser les hurle-ments de la dame. – C’est tout ma faute, pardon. Je vous laisse la place. – Ben ouais, connard ! Il a payé, très vite. Et il est sorti, en prenant son petit flan, alibi ridicule pardon. Et dehors il a attendu, pardon. Il avait un peu mal de tête, le sang battait à ses tempes. Il essayait de toutes ses forces de rassembler les (souvenirs de) mots qu’elle avait prononcés, qui paraissaient invraisem-blables. Là-bas, un monsieur faisait semblant de regarder dans une vitrine, et ça semblait un policier en filature, merde. Comme dans les films. S’assurant qu’il ne troublait pas l’ordre public ? Et la dame à l’intérieur était-elle dans le coup aussi ? Le monde entier était-il ligué contre lui ? (sauf sa petite chérie, innocente gentille…). Il cherchait l’air. – Ouais, fais chier merde ! Faut respecter l’commerce ! La dame de tout à l’heure, qui ressortait, en affichant sa haine envers lui. Ou envers les hommes en général. (« Une mal-baisée » aurait dit son frère, peut-être). Elle est partie. Il était dix-neuf heures, et la petite jeune fille rassemblait les gâteaux invendus, pardon, il a tourné la tête de l’autre côté, pour ne pas se rincer l’œil à la regarder, pardon. Là-bas, le monsieur en civil regardait toujours sa vitrine, pas crédible une seule seconde (ou bien c’était un autre amoureux d’une autre vendeuse, pardon). Une camionnette montait sur le trottoir et lui, il s’est poussé, pardon (pour ne pas gêner et, accessoirement, pour ne pas se faire écraser). Un type rougeaud en est sorti, et il est entré dans la pâtisserie, puis ressorti avec des gâteaux. Enfournés par la porte arrière. La toute petite jeune fille portait aussi des gâteaux. – Merde ! Magne-toi l’cul, ptite conne ! Et j’espère qu’t’as pas chialé comme ça dvant les clients, merde ! Putain, qu’tu vires, c’est bon débarras ! Même s’y m’faudra payer un salaire, maintnant, à une normale ! Oh… Et toute contrite, malheureuse, la petite jeune fille n’objectait pas. – Allez ! Tu vires, c’est moi qui ferme ce soir ! J’te laisse plu’ la clé ! Fini ! Oh… Gérard a hésité à intervenir, dire qu’elle n’était pour rien dans son crime à lui (seulement aimée sans avoir rien fait pour cela – jamais maquillée, jamais de décolleté). Mais il délirait clairement en croyant que les deux affaires avaient un lien. La petite jeune fille était simplement renvoyée, par suite de plaintes de clients ou quoi, pour sa douce lenteur, ou son incompréhension des questions compliquées, pardon. Elle est retournée à l’intérieur, enlever sa blouse blanche (Gérard a détourné les yeux, par-don), mettre une petite laine, et elle est ressortie. – Allez casse-toi ! Sale débile à la con ! Elle n’a pas dit au revoir, non, elle est venue vers lui, les yeux pleins de larmes, oh… Mais là-bas, le policier en civil avait cessé de jouer la comédie, et les regardait, eux. Mais peu importe, les larmes de sa chérie étaient un milliard de fois plus importantes. – Manemoiselle, croyez pas que tout le monde vous déteste, non… – s… sauf v… vous, s… si zentil n… n’à n’infini… – Mais je… attendez, il est sept heures et quart, euh… – p… pahdon, z… ze vous a fait a… attende, p… pahdon… pahdon… – Non, c’est rien, mais… vous devez rentrer chez vous très vite ? quelqu’un vous attend ? Le policier approchait… – n… non… k… que s… c’est n… na fin du monde… k… quèques s… secondes, et… quand vous va dih… adieu, z… ze va tomber mohte… Oh, catastrophe, et miracle à la fois ! – Attendez, attendez, manemoiselle. J’ai… un milliard de choses à vous dire, à vous demander… – s… si z… zentil n… n’à n’infini… m… mais… Mais ? – m… mais z… ze pouha z… zamais hemèhcier… z… ze pas capabe… pahdon… pahdon… ? Et le policier approchait, il avait sorti des menottes… – Manemoiselle, rentrez chez vous, vite, et revoyons-nous demain matin. Pour en parler, calmement, une journée entière, même, si on a beaucoup à se dire, depuis trois ans et demi… J’ai pas le droit de vous retenir, vous déranger, je risque la prison. Sauvez-vous, et on dit : à demain, neuf heures, ici ?

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Elle a vu le monsieur avec les menottes et elle… elle est allée vers lui ! – v… vous laissez l… le zentil m… meu-s… sieu t’anquille… – Il vous importune pas ?! S’il trouble l’ordre public, il va en prison ! – et… et si z… ze vous donne coup-ne-pied, z… ze va p… p’ison n’avec lui… ? – Gare ! Frapper un représentant des forces de l’ordre est très sévèrement puni ! Elle a armé son pied, courageuse petite chérie… Gérard est intervenu, très vite. – Manemoiselle ! Non ! C’est des prisons séparées, pour les hommes et les femmes, on ne se rever-rait plu’ jamais… – Une folle ! Moi je vais vous embarquer tous les deux ! Merde, j’ai qu’une seule paire de menottes ! Il a sorti un revolver. La jeune fille a souri, comme prête à donner son coup de pied pour être tuée, délivrée de ce monde méchant. – Attendez, msieu, elle et moi, il faut qu’on se parle, demain matin, pour raison grave. Et tout va ren-trer dans l’ordre, vous verrez. Promis, juré. On sera là, demain à neuf heures. On ira au bar, là, plu’ loin, et on en bougera pas de toute la matinée, de toute la journée peut-être. (J’ai un million de choses à lui raconter, lui expliquer). – Qui m’prouve que vous viendrez ?! – Je peux vous signer un papier, où je le jure, sur l’honneur. Si je le respecte pas, là vos chefs trouve-ront le prétexte qui leur manquait, pour m’embarquer. Ils vous féliciteront, pour ce papier. – Mouais ! A voir ! Et elle ?! È va m’faire un papier aussi ?! – z… ze sais pas ék’ih… – Qu’est-ce qu’elle raconte ?! – Elle ne sait pas écrie, notre langue, pardon. – Une sale polak à la con ? – Je dirais plutôt : « ma petite polonaise chérie »… – oh… oh… Comme au bord de l’orgasme… Et… et elle a armé son pied, et frappé le tibia du policier, de toutes ces forces… – Aïe, putain ! Il a tiré, elle est tombée (morte heureuse ?), Gérard a frappé le meurtrier. Il a tiré encore. Gé-rard est tombé. Deux morts. Le caporal-chef Dupont a été décoré, pour cette périlleuse intervention. Son tibia meurtri lui a valu un arrêt de travail de cinq jours, mais il fut cité en exemple à toute la brigade, et sa promotion au rang de divisionnaire a été mentionnée dans les projets très probables. Pour avoir abat-tu un couple de négationnistes fous de haine antisémite. Au péril de sa vie. (Applaudissements).

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SUITE D’ADIEUX

Quand Gérard est descendu du bus, ému de trouver là – déjà – sa petite pâtissière chérie, elle

s’est signée, religieusement, comme s’il s’agissait d’un miracle inouï… – ‘Jour manemoiselle… – j… jouh, m… meu-s… sieu, m… mèhci… mèhci… n’êteu v… viende… – Mercie à vous, d’être venue, oui…

Elle a rougi, très fort. Silence. Elle tremblait, il faisait frais. – Vous attendez depuis longtemps ? – s… c’est p… pas ghave, s… si z’heuheuse v… vous attende… – Merci. Euh… Je vous offre un chocolat chaud ou quoi, pour nous réchauffer un peu ? Cramoisie… hochant le menton. – Venez… Et il l’a conduite au café-bar là-bas, à son petit pas lent de faible petite naine, gentille. Il était heureux, inquiet mais heureux. (Elle avait dit qu’elle allait mourir à l’instant où il dirait adieu, et qu’elle était renvoyée chez les débiles, sans qu’il puisse rien y faire…). – Voilà, entrez… Il lui tenait la porte, et elle était émue par ce geste, courtois. – m… mèhci, n… n’infini… – Avec plaisir. Ils sont entrés, donc. Le barman a froncé les sourcils : – Eh ! Qui c’est qui m’dit qu’c’est pas des nichons en plastoc ?! Moi j’sers pas d’alcool aux gosses ! Même accompagnés ! – On pensait prendre deux chocolats au lait, msieu, non, manemoiselle ? – s… si z’heuheuse, ou… ou-i… – Bon OK, comme ça, ça va ! Notez : j’ai rien contre les nains, mais on est vachment surveillés, v’z’avez pas idée ! Ils sont allés s’asseoir, euh… elle avait du mal à escalader la chaise et il s’est remis debout, pour l’aider, lui donnant appui, d’une main secourable. – m… mèhci n… n’infini… Il est retourné s’asseoir, heureux. – Voilà vos chocs ! Ça fait quatre Euros ! La petite jeune fille a fouillé dans sa poche, très vite, et il a souri : – Non, laissez, c’est moi qui paye, les deux. – z… ze paye l… les deux… Et elle tendait son billet de cinq, alors qu’il n’avait fait que sortir son portefeuille, pris de vitesse pardon… – OK ! Et l’reste c’est l’pourboire ! On n’a pas d’monnaie, éh ! Pas comme les commerces ou quoi, moi j’suis artisan ! Et il est parti, content de lui. Gérard a soupiré : – Je vais vous rembourser, manemoiselle… – v… vous hefusez z… ze vous paye ch… chocona… ? Ne pas soupirer. – Non, j’accepte, pardon. Merci infiniment. Elle a rougi. – Mais manemoiselle, c’est comme… quand vous dites que… vous allez mourir, au moment où je vous ferai mes adieux… Elle a confirmé, du menton, très sérieuse. – s… c’est pouh ça z… ze n’a pas mesoin n… nes billets… qui hestent… – Oui, je comprends bien, mais… ce que je comprends pas, c’est : qui c’est qui est amoureux, dans cette relation ? C’est vous qui êtes amoureuse de moi ? Ou moi qui suis amoureux de vous ? Elle a rougi, baissant les yeux. – s… c’est t… toutes les f… filles du monde, que… ne sont f… folleu z’amouheuses ne vous, b… bien sûh… ??? – Vous dites ça pour rire ? Elle a relevé les yeux, éberluée. – v… vous p… pas hende compte… ? ??? Elle ne plaisantait pas ! Aveugle petite chérie !

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– Mais je… je suis laid, pas beau, pas sportif, rien… – s… si beau… – Et pas riche, pas un prince charmant du tout ! – s… si… hiche de voteu cœuh… que n… ne pluss gentil m… meu-s… sieu du monde… – Mais non : je suis gentil qu’avec vous seule au monde, parce que je vous aime, en secret… Cramoisie, la pauvre… – Il faut que je vous explique pourquoi je l’ai pas dit… – et z… ze n… naine, n… némile, m… mougnoule… – Merveilleuse, oui, il faut que je vous explique… Elle était toute ouïe, captivée, immensément intéressée… – Quand j’avais quinze ans, j’étais premier de la classe et… je suis tombé amoureux, pour la première fois, d’une fille qui avait exactement votre visage… D’origine polonaise aussi… Et elle était la plus petite du lycée, et la dernière de la classe, les profs la traitaient de débile… et elle me souriait… – f… folleu z… z’amouheuse de vous, s… c’est sûh… – Je l’ai cru, oui, et je l’ai invitée au cinéma, mais alors… elle m’a fait la gueule… (elle a refusé et plu’ jamais souri, une seule fois)… Moi j’étais comme mort, là, et… je continuais à faire pipi-caca… j’ai jeté ce corps du haut de la falaise… – oh… oh… – Oui, pardon, c’est mal (je savais pas que vous pouviez exister)… – l… le Seigneuh n… ne vous a sauvé… ? – Peut-être, oui. Ou bien c’est les sauveteurs, les docteurs, les médicaments… Mais Lucie a refusé de me revoir, et je suis devenu légume. – oh… oh… z… ze va pahler m… maname l… Lucie… u… hui dih vous n’a deviende n… ne pluss gentil m… meu-s… sieu du monde… – Non, manemoiselle, parce que… je vous préfère vous, un milliard de fois… Le problème, même si vous m’aimez (même si je le comprends pas, hum), le problème c’est que… je suis plu’ un homme tout à fait, depuis ma chute de la falaise. Je suis pas capable de vous donner du plaisir et des en-fants… Pardon, pardon… Mais je serais fou de joie d’être un ami, fidèle et proche, éternellement fi-dèle… – m… mais z… ze va êteu henvoyée ch… chez nes némiles… – On pourrait se pacser… (comme se marier, mais sans sexe, sans enfants)… Vous viendriez habiter chez moi, et on vivrait ensemble, tendrement… – oh… oh… z… ze sehais m… mohte ne monheuh… – Non, oh non, je vous en supplie : m’abandonnez pas… Si on s’aime, tous les deux, si vous me par-donnez, ces années de silence, je… je voudrais qu’on vive heureux, simplement… – m… mais z… ze n’a le cœuh k… qui cogne si foh… – Respirez, soufflez… Elle a obéi, docile gentille… – Voilà. Ça vous paraît possible, cette vie à deux, innocente gentille ? – j… je c’oyais s… ça éziste pas… – Si. Même si vous méritez mieux, mille fois mieux, je crois. – n… non, z… ze m… malfohmée, au-cun homme y voudha ne moi, è… è dih, n… nes infihmièh… – Oh si… des millions d’hommes, je suis sûr… on est pas tous des taureaux en rut… – z… ze coyais z… zého… m… mais si n’en a des miyons… Aïe… – moi ze choisihais v… vous quand même… – Merveilleux. – z… ze n’avais p’ié pouh un mihacle, z… ze c’oyais s… ça mahchait pas… – Miracle, oui. Merci à celui qui rêve ce monde.

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NETTOYAGE EXPLOSIF C’était il y a plus de trente ans et c’était ultra-secret, mais j’ai gardé l’enregistrement audio, pour me couvrir si la C.I.A. me lâchait. Aujourd’hui, avec ce cancer qui me ronge les os, le moment me semble venu de montrer à tous mes exploits (si ce livre « Mémoire d’un barbouse » est un jour pu-blié ?). La mission avait cette fois lieu en France, dans la ville de Lille, où un mathématicien amateur, ouvrier suicidaire, avait décidé de dénoncer ce qu’il appelait « le scandale des validations par non-significativité ». Menaçant les très hauts salaires de centaines de dirigeants pharmaceutiques et autres dans le monde, la survie de centaines de milliers d’emploi ! Au nom de « l’honnêteté mathéma-tique » ! Il était sous traitement psychiatrique (pour tendance chronique au suicide), mais nos mathé-maticiens reconnaissaient qu’il avait mathématiquement raison : il fallait le faire taire, pas tenter de l’enfermer criant, au risque qu’un « journaliste indépendant » l’entende et enquête. C’est donc avec une barbe postiche et une grande djellaba blanche que j’ai été porter devant sa porte le sac « de sport » bourré d’explosif, un samedi matin. Pour nettoyer le cas gênant, sauver la prospérité occidentale, sauver l’emploi, bien. C’était un immeuble pouilleux, dans une impasse, mais la police ne surveillait pas spécialement ce quartier. J’ai gravi les cinq étages, sans ascenseur, avec mon lourd chargement, mais… je l’ai croisé, lui, descendant les escaliers ! J’ai fait semblant de conti-nuer à monter, mais je suis redescendu ensuite, le suivre, discrètement. Il est allé attendre un bus (il n’avait même pas de voiture !), et j’ai suivi le bus en question. Puis le second bus quand il a pris une correspondance au centre-ville. Il est redescendu Rue Saint Jean, et mes dispositifs d’alerte me si-gnalaient des caméras de surveillance publique en trois points de la rue (mais avec mon déguisement de djihadiste, la C.I.A. et la D.G.S.E. étaient couvertes : l’explosion serait attribuée aux islamistes terroristes). Mais ! Le suspect n’était pas seul, là ! Il était venu voir une petite naine, qui le regardait amou-reusement, à la descente du bus. J’ai garé la voiture comme j’ai pu, sur une place « Handicapés », et je les ai suivis, avec mon lourd sac d’explosifs. Jusqu’à un café, où je me suis assis juste derrière eux (j’ai commandé un café double). Le micro a tout enregistré : – Merci encore, manemoiselle, d’avoir accepté cette entrevue, en dehors du magasin… – m… mèhci, m… mèhci… – Je vous explique le problème, grave, en deux mots : mon petit appartement a été cambriolé, discrè-tement, il y a cinq jours. « Ils » ont pris mon journal intime, et il est assez facile à décoder : seulement écrit en français phonétique avec les lettres russes. (Silence). – Or… dans mon journal, je ne parle que de vous, depuis 141 semaines, pardon… – m… moi… ? – Oui : la plus jolie, la plus douce personne de l’Univers… pardon. – oh… oh… m… mèhci… m… mèhci… v… voteu z’aveugue… – Oui, je suis aveugle, pardon, comme on dit, mais… quoi qu’il en soit : vous êtes en danger, ma-nemoiselle. J’ai dénoncé, dans l’usine où je travaille, une fraude mathématique, généralisée, qui sert à mentir sur les statistiques, et ils peuvent faire n’importe quoi pour me faire taire. Ils risquent mainte-nant de vous faire du mal, à cause de ce journal secret où je parle de vous… – oh… oh… m… mèhci, t… tenement… z… ze seha s… si z’heuheuse m… mouhih p… pouh vous… – Hein ? Ben non : c’est moi qui suis amoureux de vous, pas le contraire… – s… si… – Miracle ! Ou catastrophe, maintenant… Manemoiselle, vous êtes d’origine polonaise ? – ou… ou-i, p… pahdon, n… ne sale polak… pahdon… – Ma petite Polonaise adorée, je dirais plutôt… Non, je veux dire : vous devriez vous enfuir en Po-logne, peut-être qu’ils ne vous retrouveront pas, là-bas, qu’ils ne pourront pas vous capturer, s’ils ne contrôlent pas la police, là-bas. Le naïf ! J’ai souri et armé le détonateur, je me suis levé. C’est de ma voiture que j’ai com-mandé l’explosion, qui a ravagé la moitié du quartier. Avec neuf morts, dont le coupable, ce Gérard Nesey, et sa petite complice, Patrycja Niezewska. Grâce à moi, des millions de dollars ont été sauvés, des vies entières dans le luxe occidental ont été préservées. Noble tâche. Et les sept islamistes qui ont été condamnés à la prison, à perpétuité, « pour cet attentat », le méritaient bien : ils approuvaient par principe ce carnage, à proximité d’un magasin juif ! Gloire à la C.I.A., gloire à moi ! La justice triomphe toujours. La vraie, s’en s’embarrasser du bla-bla légal.

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AVANT LA FIN EN PRISON Sa petite pâtissière chérie pliait le papier, pour la boîte de la dame, qui n’arrêtait pas de par-ler : – Parce que le gendre à ma voisine, quel toupet ! Vnir comme ça ! Débarquer chez les gens sans fleur ni rien ! Moi je dis qu’ça devrait être interdit ! Parce qu’après nos enfants, quelles manières ! Moi j’ai horreur des sales manières ! Sous le dégueulis verbal ininterrompu, elle souffrait, pauvre chérie. Et ce n’était donc peut-être pas le bon jour, pour lui, pour sortir du silence. Pour cette 141e visite, pour son 141e flan 6-parts, ce 141e vendredi soir du monde… La dame récupérait son paquet, ce serait bientôt son tour à lui. – Parce que moi les carottes, j’ai un épluche-légumes spécial ! qui marche à ravir ! Hi-hi-hi ! Là je vais y faire cuire trente minutes, à la vapeur ! Ou trente-cinq minutes, plutôt ! La jeune fille souffrait, regardait par terre. Et la dame est partie, en continuant à parler. – Ils appellent ça les rcettes de nos campagnes, comme si c’était mal ! Moi je dis : c’est bien mieux qu’tous ces trucs chimiques surgelés ! Pasque, faut dire… La porte s’est refermée. Oui, et la petite jeune fille allait chercher son flan traditionnel, oui, l’emballer. Il n’y avait pas d’autre client(e), alors… – Manemoiselle… peut-être que… c’est pas le jour, pour vous parler, pardon… Elle a relevé les yeux de son paquet, souriante jolie… – v… vous s… c’est p… pas paheil… En tant que client fidèle ? – Mh ? – n… nes auteu gens n… ne pahlent t… te ça m’intéhesse pas… m… mais v… vous… vous pahlez pas, et… et ça m’intéhessehait n… ne vous connaîte… Oh, adorable petite chérie… – Oui, entre silencieux, on est presque amis, c’est vrai… et depuis trois ans et demi… Elle a rougi, baissé les yeux. Euh… – Oui, je voulais vous dire, manemoiselle, euh… Peut-être la semaine prochaine, ou un de ces jours, je reviendrai plu’, et c’est pas du tout de l’infidélité envers vous, je le jure.

Elle avait pâli, semblait catastrophée, oh… – Je veux dire : ici, c’est une pâtisserie merveilleuse, et vous êtes la plus délicieuse employée du monde… Elle a recommencé à sourire, rougissante. – Mais je vais être mis en prison. Elle a relevé les yeux, comme choquée. Pas peureuse, non, comme scandalisée. – Enfin, c’est que pour deux ans, selon la loi, mais quand j sortirai, je comprends que vous aurez dis-paru, mariée à un milliardaire, bien sûr. Elle a cligné des yeux, et il n’a pas ajouté la conclusion logique : « donc il ne me restera plu’ aucune raison de vivre, et je dirai adieu à ce monde – peut-être même avant d’être enfermé, violé ». – s… c’est pas z… zuste, v… vous en p… p’ison, v… vous z’honnête et… et ne pluss zentil m… meu-s… sieu du monde… – Merci. Mais les méchants écrasent les gentils, c’est la vie : vous êtes bien placée pour le savoir. Oui, elle, insultée par tant de gens, pour sa douce lenteur gentille, pour son adorable petite taille, pour ses innocentes origines polonaises, pour… – z… ze va v… viende n… ne témoigner v… vous l… le pluss zentil monsieur du monde… ??? – Merci, manemoiselle, merci infiniment… Mais ce serait vous mettre en danger, de représailles. La justice est cruelle, la loi est pourrie… au service des forts, uniquement… des dominants… « domina-teurs »… – z… ze comp’ends pas… z… ze p… pas n’inténnigente, p… pahdon… – Vous pourriez comprendre avec votre cœur, j’en suis sûr, manemoiselle… mais ce serait trop long à vous expliquer, ici… une cliente peut arriver… – n… ne madasin f… fèhme d… dans dix minutes… Oui, il était 18:55 à sa montre, pardon. Il a presque rougi, tant ça semblait un guet-apens or-ganisé, pour un rendez-vous avec sa petite chérie… – Ce serait infiniment gentil, de… de me consacrer dix minutes entières, euh… Il n’osait pas dire « mais » (mais ce serait abuser de votre gentillesse, pardon), ce « mais » sonnant comme une désapprobation méchante, pardon.

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– ou… ou deux heuh… n… n’y faut zuste n… n’on est ent’é(es) au f… foyer social v… vingt et une heuh… – Oh… vous êtes la plus gentille de l’Univers, manemoiselle. Je… je le savais, mais je voulais pas déranger, je le jure… – z… ze t… t’ès inquiète n… ne vous allez en p’ison… – Oh… Enfin, il a payé, son gâteau alibi, et il est allé l’attendre dehors, merveilleuse petite chérie. Attendre que passe la camionnette venant chercher les invendus, la caisse. Avec un monsieur mé-chant, jetant par-dessus son épaule : – Allez salut, La Naine, pauv’ débile à la con, sale larve bougnoule ! Oh… Et c’était vrai que les gens étaient si durs avec elle, si douce… Même si les femmes le faisaient par jalousie, les hommes par dépit (de ne pas être assez bien pour elle, petite princesse de l’Univers, Miss-Monde officieuse…). La petite jeune fille avait ôté sa blouse blanche, et sortait, toute de gris vêtue, gentille (tout le contraire d’une séductrice, s’amusant à ruiner les cœurs masculins). – Je peux vous emmener au restaurant, manemoiselle ? Elle a semblé rougir, dans la pénombre. – z… ze a z… zamais été n… ne hestauhant… Hein ? Le restaurant ici, à côté, elle voulait dire ? En fait non, elle a expliqué qu’elle n’avait jamais été dans aucun restaurant, de sa vie. Et Gérard en restait coi, lui qui l’avait imaginée : invitée par mille prétendants, chaque mois… Il lui a donc expliqué comment ça marchait, et elle était tout rougissante, ravie, c’était merveilleux… (S’il avait su, il l’aurait invitée depuis au moins trois ans)… Mais, après qu’ils aient commandé (des œufs au plat avec des pommes rissolées, tous les deux), elle a cessé de sourire : – è… èsplitez-moi s… cette histoih p… p’ison… – Oui, vous avez raison, il nous reste à peine une heure… Le problème, c’est la loi contre l’incroyance… qui punit de deux ans de prison (et quatre ans de mon salaire)… ceux qui ne partagent pas les dogmes officiels… Sans répondre, elle a porté les mains à son cou, et… défait son collier, retiré la croix qu’elle portait, petite polonaise chérie… Elle l’a posée sur la table. – v… vous p… pluss zentil que Zésus-K’i… qui n’a dit t… tuer ceux qui pas c’oient… – Merci, manemoiselle… Merci… Enfin, autrefois, c’était les Chrétiens qui massacraient, les Indiens, les Philippins, maintenant c’est les Israélites et leurs alliés, qui enferment… – p… pouhquoi… ? – C’est… pour que la France, l’Allemagne, la Pologne, et tout le monde… soutienne l’état d’Israël, l’interdiction de retour des Palestiniens expulsés… pour « cause de sale race »… Elle a cligné des yeux, perdue. – k… quel happoh n… n’avec vous… ? – Pas de rapport direct, mais la philosophie et le bouddhisme sont interdits : on n’a pas le droit de douter de la vérité de ce monde (donc de la Shoah). Alors que j suis peut-être en train de rêver… Charmante chérie, elle n’a pas froncé les sourcils, mais souri – et pas d’amusement mais presque de satisfaction ou quoi. – ou… ou-i… z… ze sais z… ze ête en t’ain hêver… n… n’un hepas au hèstauhant, n… n’avec le pluss zentil monsieur du monde… ??? – Non, bien sûr, je suis pas du tout l’homme idéal, mais… oui, chacun devrait se demander, à chaque instant, s’il rêve ou non, et il n’y a aucune réponse convaincante… Elle a hoché le menton, souriante, comme heureuse. – m… ma tutelle, è… è dit ze n… nébile d… dih comme ça, s… c’est pas zuste… ? – Non, c’est affreusement injuste. On est pluss intelligents que tous ces réalistes aveugles, plus lo-giques qu’eux, et alors ils nous détestent… – z… ze vous aime… ??? ??? – Je vous aime aussi, manemoiselle. Pardon de pas l’avoir dit plu’ tôt. Elle a baissé les yeux, en rougissant très fort. – z… zuste z… ze n… naine, n… némile, m… mougnoule, n… n’anémique, l… laide… ??? – Hein ? Vous avez pas des centaines d’amants pour vous chérir, vous adorer… vous réconforter ? Non. – v… vous v… vous n’avez m… miyons m… maît’esses, bien sûh… m… mais c’est pas paheil…

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??? – Non, manemoiselle, je… je suis vieux garçon, innocent… Solitaire et triste, j’ai au monde que le sourire de ma toute petite pâtissière, de la Rue Saint-Jean… Elle a rougi, toute. – Et vous allez trouver un milliard de fois mieux que moi… Si j’étais milliardaire, et musclé, beau, je serais, pareil, fou amoureux de vous… Cramoisie… – Vous allez trouver l’homme idéal, ayez confiance, manemoiselle… – J’amène les œufs au plat ! On les a servis, et ils ont mangé, avec délice. – z… ze v… viendha v… vous voih… en p’ison… – Oh, merci… Merci infiniment, manemoiselle… Je… je vais peut-être rester sur Terre, alors. Elle a paru paniquée. – Enfin, je… je pensais me tuer, depuis des années, quitter ce monde méchant, mais je… suis resté pour votre sourire… Elle avait les larmes aux yeux. – m… moi z’aussi, z… ze pas mohte n… n’à cause l… le zentil m… meu-s… sieu du vend’edi soih… – Mh ? – v… vous… ??? – ze n’avais essayé d… deux fois m… me tuer… – Moi aussi : deux fois… – oh… oh… – Mais vous m’avez guéri, si gentiment… – v… vous aussi, m… me guéhie… – Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? Se marier ? Je… je suis impuissant, manemoiselle, depuis ma chute de l’immeuble… – z… ze m… malfohmée, n… n’incapabe ne hende un homme heuheux… (n’elles dih, nes infih-mièh…). – Si, vous m’avez rendu heureux, manemoiselle… Vous me rendez heureux… infiniment… Je… je vais mentir, dire n’importe quoi, faire semblant de croire leurs racontars, obligatoires… – s… c’est pas zuste… m… mais m… mentih… s… c’est pouh moi… ? – Oui, je dirai au procureur : « j’étais malade, vive la Loi Gayssot ! »

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UN PROJET DE VACANCES TRÈS COMPLIQUÉ Le cas suivant, ce matin, était bien plus difficile : une naine handicapée mentale dont j’étais la tutelle, qui était classée suicidaire et qui sanglotait depuis des semaines… parce qu’elle avait été invi-tée en vacances par l’homme qu’elle aimait ! (Il faut dire qu’elle était médicalement malformée, imbai-sable, et qu’elle savait aller droit dans le mur, sans oser lui dire en face). Je les ai fait entrer, elle et son chéri. – Bien, asseyez-vous, tous les deux ! Ils se sont assis, et… tandis que la naine peinait à escalader la chaise, il s’est relevé pour l’aider, touchant, oui. Enfin assis, voilà. – Bien, jeune homme, je vous ai convoqué tous les deux, vous savez pourquoi ? Il a fait non de la tête. Silence. – Ben, à votre avis ? – Euh, je sais pas… Depuis des semaines, Patricia larmoie, très malheureuse, et… elle arrive pas à dire pourquoi… – Voilà ! Et à votre avis, c’est pourquoi ? Il a avalé sa salive, regardé vers la naine, qui regardait par terre, larmoyante malheureuse, coupable. – Ça… semble lié, je crois, pardon… lié à mon invitation en vacances… – Voilà, alors expliquez-moi, à moi, votre projet, sincèrement. – Euh… mon projet, ce serait trois semaines dans une station de ski (c’est pas cher en été). On mar-cherait sur les chemins, tout doucement, dans les forêts de mélèzes peut-être. On regarderait les paysages, jolis, en respirant, l’air pur… – Ah-ah-ah ! Non : sincèrement, j’ai dit ! Il a avalé sa salive. – C’est… le contexte, je le jure… – Et en détail ? – Euh, peut-être que… au bout d’une semaine, on marcherait la main dans la main… – Et puis… ? – Euh… j’emmènerais un appareil photo, un pied, et… on ferait des photos, des paysages et de nous… pour faire un grand album, en deux exemplaires, merveilleux… – Des photos de vous à poil ? Il a paru surpris, sincèrement. – Non, pas du tout, pardon. J’ai soupiré. – Ecoutez, vous êtes un homme normal, oui ou non ? – Euh, pas un « français » normal, pardon. J’aime pas le fromage, pas le vin ni la bière, ni le sport. Je suis pas raciste normal, je préfère mon amie polonaise au reste du monde… – C’est pour ça que vous l’avez invitée ? – L’an passé, elle est revenue de « vacances » (enfin : de fermeture annuelle »), euh… pas du tout bronzée, comme moi toute blanche gentille, et… je lui ai demandé, cette année, euh… – Vous êtes un client du magasin ? (où elle est en insertion, le vendredi après-midi) ? Il a regardé vers elle, de plus en plus prostrée. J’ai précisé : – Elle est handicapée mentale, vous le saviez ? – Vous voulez dire : il lui faut l’autorisation de sa tutelle, pour… – Pour… quoi ? – Pour partir en vacances, avec quelqu’un ? – Bien sûr, mais c’est pas ça, son problème. C’est plutôt bien qu’elle se sociabilise un peu, cette cre-vure recroquevillée ! – L’insultez pas, madame, s’y vous plaît… – Ah-ah-ah ! Attends ! Attends ! Tu vas tomber de haut ! – Je crois pas, non… – Qu’elle soit débile profonde, tu t’en fous ?! – C’est pas ça… Patricia souffre, je m’en rends compte, et je voudrais la consoler… Ça y est, la naine pleurait, en silence, là. De tendresse éperdue, de désespoir… – Tu sais qu’elle pourra jamais te remercier ? Tu le conçois, ça ? – Je demande pas de remerciement, je voudrais juste son bonheur… – Putain, ça existe pas, ça, chez un mec, en vrai ! C’est que des conneries pour midinette, de romans à l’eau de rose ! Il s’est tourné vers elle, et elle a fermé les yeux, tétanisée.

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– Je vous aime, Patricia. J’espère devenir pour vous un ami, un tendre ami, pour l’éternité… Mais merde, quel trou du cul : – Ben, dis-le en face, que tu veux la baiser ! Il s’est tourné vers moi, comme choqué, comme venu d’un autre siècle ! – Non madame, je… je suis… impuissant, suite à… un accident… Là j’éclate de rire ! – Eh, La Naine, tu sais s’que ça veut dire : « impuissant » ? Elle secoue la tête, au trente sixième dessous. – Un mec qui peut pas baiser, qui est handicapé physique, de ce côté-là ! – Pardon… Sinon, j’aurais demandé Patricia en mariage depuis longtemps… Je suis écroulée de rire, mais la naine a relevé les yeux, vers son prince charmant, vibrante d’amour, infini… niaise au possible ! Moi je lâche le morceau : – Ben elle, elle est malformée, « angélique », si tu vois s’que j’veux dire ! È s’en voulait à mourir d’te faire perdre ton temps, pour ces histoires de valise, de vêtements, d’organisation… È pensait qu’tu srais fou de colère, qu’è puisse pas assurer, payer d’retour tout s’temps qu’t’as perdu pour elle ! – Non, madame : des moments de bonheur, moments à deux… – Dingue, ça ! Ça existe pas, un mec pareil ! Et c’est même pas viril, moi je dis ! Là, La Naine se réveille : – n… n’il est l… le pluss m… mèhveilleux du monde… – Voilà ! C’est ça, gnan-gnan, va ! Allez, barrez-vous d’mon bureau ! Vote problème est résolu, vous pourrez vous bisouiller en paix dans la montagne ! Chastement, ah-ah-ah ! Et ils sont partis, maintenant bienheureux. Aux suivants !

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DIFFICULTÉ DE PARTIR Quand Gérard étai enfant, les achats de vêtements étaient pour lui un calvaire : des heures et des heures pour rien, de magasin en magasin, sous pression maternelle, alors que le premier truc venu aurait convenu. Mais là, avec sa petite pâtissière chérie, c’était immensément différent. Il lui avait acheté des chaussures de randonnée au premier étage, et là ils choisissaient une « tenue chaude », pour marcher dans la montagne (si le temps était couvert). Qu’il l’aide à choisir l’avait rassurée, elle si angoissée par les détails matériels, n’étant jamais partie en vacances… Elle est ressortie de la cabine d’essayage, immensément belle avec ces carreaux bleus et blancs… délicieuse. Dans quelques semaines, il aurait des photos d’elle ainsi, et c’était merveilleux. Enfin, elle ne « défilait » pas à la mode mannequin, en gonflant la poitrine et oscillant de la croupe, non, elle était toute timide, les épaules rentrées, la tête basse. – Magnifique, Patricia… vous êtes magnifique… Elle a rougi, très fort. Et elle s’est sauvée, retournant se cacher derrière le rideau. Se rhabiller de son gris habituel, effacé, neutre et discret… Adorable petite chérie. Une dame avec trois enfants grognait : – N’empêche, merde ! L’a rien à foutre ici ! Que les nains aillent dans des magasins spécialisés, pas dévaliser les rayons enfants des gens, merde ! Il n’a pas répondu. Il attendait sa petite chérie, lente et faible, gentille. Finalement, elle est réapparue, souriante jolie… Avec la tenue précieusement repliée, fixée au cintre. – On y va, Patricia ? Et ils sont allés à la caisse, Patricia tremblait. Elle avait sorti son porte-monnaie. – Laissez, Patricia, c’est moi qui paye… Et là, à ses mots, elle… a fondu en larmes… Il n’y comprenait rien… – Non. Non, pardon. Vous pouvez payer, bien sûr. Mais elle n’avait pas assez, et il a dû compléter. Ils sont sortis, Patricia toute en larmes per-due. – Venez, on va s’asseoir. Vous allez m’expliquer, un peu, essayer… – z… ze p… peux pas… z… ze n’a t… t’o honte… ? Avait-elle le sentiment d’être « achetée » ? Pardon… Ils se sont assis, quand même. Sur ce banc, de la place Machin. – Patricia… Par exemple, sans parler de nous, vous pourriez… me raconter l’histoire de deux autres gens… dans une autre ville: Strasbourg. Paul et Pauline. Elle travaille dans un magasin, et Paul, fidèle client, l’a invitée pour les vacances, à marcher dans la montagne pas très loin. Les Vosges. Mais elle pleure et il ne comprend pas pourquoi. C’est quoi, le problème de Pauline, ses problèmes, sa vie ? Elle a soupiré, Patricia, longuement réfléchi, cherché les mots. – p… Pauline, n… n’elle est u… une m… moins que hien… Une « moins que rien » ? Il a hésité à la contredire, la rassurer, mais il l’a laissée raconter l’histoire, sans l’interrompre. Selon Patricia, Pauline était une « ratée », complète. Naine et bègue, très laide, anémique, débile mentale… Le monde entier la détestait, la disputait, et elle aurait voulu mourir. Elle rêvait beaucoup, pour seule consolation, elle rêvait d’être grande et belle, intelligente, et un gentil monsieur la prendrait dans ses bras, elle mourrait de bonheur. En vrai, Pauline était malformée, inca-pable de rendre un homme heureux. Elle avait essayé de se couper les veines, mais ça fait très très mal, et ça marche pas, pour mourir. Elle avait entendu parler de cachets pour s’endormir sans jamais plu’ se réveiller, et elle espérait en trouver un jour. Mais, « chez les débiles », elle était moins mau-vaise que les autres en calcul, et elle a été placée en insertion, à Strasbourg-ville, dans une bouche-rie, en habitant en foyer social féminin. Au magasin, tout le monde la houspillait pour sa lenteur, son incompréhension, sa petite taille, pardon. Ses origines polonaises aussi, sans faire exprès. Au foyer, elle entendait les femmes parler des hommes en vrai, qui veulent que du sexe, du sexe, du sexe… Et une prostituée coûte quinze Euros, premier prix, cent cinquante Euros, haut de gamme. Pauline n’avait pas de salaire mais sa tutelle lui donnait cinq Euros par semaine, dont elle ne faisait pas grand-chose. Et puis… Paul, Paul est venu à la boucherie, un soir… Si beau, si pur, et en la regardant comme une vraie personne… Elle est tombée instantanément amoureuse de lui, dans son cœur… Elle a prié le Ciel pour qu’il revienne, et il est revenu, chaque semaine, toujours aussi gentil, aussi poli, merveilleux… Mieux encore : un jour où une cliente l’insultait, Pauline, il a pris sa défense, contre la dame. Comme un chevalier merveilleux, son prince charmant, oui… Ce bonheur infini a duré plus de trois ans, mais… un jour, il l’a invitée, pour les vacances, à venir avec lui, marcher en montagne… Pauline était folle de joie, et terrorisée en même temps. Pire : il est venu avec elle, pour lui montrer les chaussures dont elle aurait besoin, les vêtements. Si gentil d’expliquer ce qu’elle ne savait pas, et sans colère aucune, sans se moquer d’elle, juste une gentillesse infinie. Mais… c’est lui qui a payé, et

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là, Pauline était déchirée. Parce que… non seulement elle lui faisait perdre son temps, pour rien (elle n’avait pas de sexe, il ne le savait pas), mais elle lui coûtait bien davantage qu’une prostituée, même haut de gamme, presque. Il allait être fou de colère, la gifler, et ce serait la fin du monde. Dans la montagne. Mais elle ne pouvait pas lui expliquer – elle avait trop honte d’être malformée (n’ayant qu’une poitrine de femme), et puis, si elle lui disait qu’elle ne pouvait pas rendre un homme heureux, ça voulait dire qu’elle était sûre qu’il voulait prendre son corps, alors qu’elle était tellement laide, per-sonne ne voudrait d’elle, quelle prétentieuse, infinie… Il allait la gifler, là, tout de suite. Et le silence. – Patricia, je crois que ça va être une très très belle histoire, vous allez voir… Juste, avant de vous raconter comment Paul voit les choses, je voudrais corriger un malentendu. Elle a relevé les yeux, attentive. – La petite Pauline, vous avez raison qu’elle est pas normale : elle est « surhumaine », d’une certaine façon. Vous savez que les humains sont un peu bestiaux. Les femmes normales choisissent un mâle dominant : ou bien un riche ou bien un champion. Pauline, en choisissant un gentil, un romantique, elle est pas normale, animale, elle est immensément belle, de cœur… Elle a rougi, très fort, Patricia. – L’autre malentendu, c’est sur la logique masculine. Les princes charmants choisissent pas une grande princesse fière et prétentieuse, forte comme un homme, ils préfèrent une petite bergère, timide et faible, qui les admire… Rouge encore… Elle s’est signée, croyant au miracle, apparemment. (Pourquoi personne ne lui avait dit restait un mystère). – Maintenant l’histoire de Paul, qui va rejoindre celle de Pauline, vous allez comprendre. – z… ze p… pas n’intennigente… p… pahdon… – Je vais parler très doucement. Et il a raconté, son histoire, donc. Sous le nom de Paul, à « Strasbourg ». Paul était un enfant brillant en classe, mais pas sportif, pardon. Pas musicien. Il était toujours premier de la classe, et cherchait à le rester, pour devenir ingénieur en dessin d’avions, son rêve. Et puis, à treize-quatorze ans, il s’est… « attaché » à une camarade de classe, brillante aussi, vietnamienne. Il la trouvait très jolie, maintenant, même. Et puis… elle a raconté à une copine qu’elle allait danser en boîte, le samedi soir, à la recherche d’un vrai beau mec, et Paul s’est effondré. Une dépression, chagrin immense. Et… la dernière de la classe, la toute petite Lucie, timide et douce, lui faisait des sourires… il a été touché, ému, il est tombé amoureux, fou amoureux d’elle, petite polonaise jolie… Il n’aimait plu’ les premières de la classe, solides et fortes, il préférait la toute dernière, traitée de débile par les profs, ayant besoin d’aide et protection, qu’il serait tellement heureux de lui apporter. Mais là, elle a refusé, son invitation au cinéma. Elle lui a fait la gueule, elle lui a dit de la laisser tranquille. Durant les va-cances qui ont suivi, Paul est tombé de la falaise… Mais ça n’a pas « marché », et puis Lucie a refusé de le revoir, de lui parler. Paul est devenu légume, sans jamais « avoir vingt ans », comme on dit. Dix ans plus tard, quand elle a eu 25 ans, il l’a cherchée quand même dans l’annuaire, et – incroyable – elle n’était pas mariée. Il lui a téléphoné, et elle a refusé de le revoir, refusé de lui envoyer une photo d’elle, elle a ordonné qu’il se fasse enfermer chez les dingues, elle couchait avec des tas de types et ne voulait pas qu’on l’embête, surtout un ouvrier un moins que rien, elle qui couchait avec des tas de cadres et dirigeants, surtout maintenant qu’elle était diplômée de l’université. Il est tombé du cin-quième étage… Mais ça n’a pas « marché » non plu’, et après deux ans d’hôpital, Paul a été « libé-ré », il comptait s’inscrire à un club de parachutisme, pour tomber du ciel, cette fois (sans ouvrir le parachute bien sûr). Mais, en revenant de la Sécu psychiatrique, un vendredi soir, il s’est arrêté ache-ter un steak haché, pour le repas du soir. Et là, coup de foudre ! Une sosie de Lucie ! Et ce n’était pas Lucie elle-même, mais une jeune fille encore plus petite, plus adorable, plus timide encore (même bègue, gentille). Et Paul a compris que, s’il ne l’invitait pas au cinéma, il pourrait revenir, l’admirer, éternellement… (jusqu’à ce qu’elle disparaisse, mariée à un milliardaire champion). Chose surpre-nante : après la fermeture annuelle, d’été, elle est revenue toute pâle jolie, comme si elle n’avait pas été séduire les champions de surf sur la plage. Et… pareil les années suivantes. La quatrième année, Paul a tenté une manœuvre suicidaire, qui pouvait tout ruiner : l’inviter en vacances, avec lui (au cas où elle soit seule et triste, hors du magasin). Mais elle a accepté, et Paul s’est senti perdu : depuis sa chute de l’immeuble, il n’avait plu’ jamais le sexe dur, au réveil, il était « impuissant », incapable de rendre une femme heureuse, de lui donner du plaisir et des enfants. Il ne pourrait pas « assurer » et elle allait être folle de colère. Mais il a continué quand même… espérant un miracle, et il n’avait pas le choix, de toute façon. Il a payé à Pauline des chaussures de marche, une tenue chaude, et… elle s’est mise à pleurer, il ne comprenait pas, du tout. Voilà. Silence. Patricia cherchait l’air, le regard lointain, les lèvres souriant doucement… Il a conclu :

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– Voilà cette double histoire… Alors… Paul ne veut pas comparer le… prix de cette amitié, fabuleuse, avec le prix d’une prostituée, non… Il préfère sa petite Pauline chérie, toute habillée timide jolie… Ils vont simplement marcher tous les deux dans la montagne, la main dans la main… et… il la demande-ra en mariage… – et… et è ne va m… mouhih ne monheuh… Gérard a souri. – C’est dommage… Paul en mourrait de chagrin… Il vaut mieux qu’ils vivent, ensemble, tendrement, pour les siècles des siècles… Elle s’est signée, Patricia, et elle a joint les mains. Pour prier le Ciel qu’il en soit ainsi. Miracle absolu.

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PRÉLIMINAIRES On a frappé à sa porte mais, à son habitude, Gérard est resté silencieux, laissant les indési-rables partir (il avait débranché la sonnette il y a plus de dix ans). Mais une voix a retenti, dans le cou-loir : – Ouvrez, bon sang ! J’suis un porteur spécial ! Pour une lettre super urgente, super importante ! Oui, Gérard était trahi par la lumière, sous sa porte, pardon. Il est allé ouvrir, sur ses gardes, prêt à repousser une intrusion en force. Il a ouvert, donc. Et c’était un jeune gars, genre étudiant, avec une lettre blanche effectivement, format administratif. – Merci ! Tenez : signez là ! Il a signé, avec le stylo tendu. – Allez ! Bonne soirée ! Et le jeune est parti, lui laissant la lettre. Mystère. Silence. Gérard a refermé, est allé se ras-seoir. Et puis il a ouvert, donc, cette lettre. Deux grandes pages dactylographiées : « Rachel De Hermenonville, Assistante sociale Affaires sociales de la ville de Lille 1, Rue de l’Abbé Pierre, 59000 Lille Affaire : Patrycja Niezewska Lille, le 06 Mai 2014, Monsieur Nesey, NE JETEZ PAS CETTE LETTRE, C’EST UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT, ET ELLE PEUT VOUS ÉVITER LA PRISON ! Normalement, la naine que vous avez séduite va se suicider, des reproches me seront fait (à moi : sa tutelle remplaçante) et je n’obtiendrai pas la titularisation que j’escompte bien. Je vais donc vous dénoncer comme l’unique coupable de ce quasi meurtre, et vous irez en prison préventive, où vous serez violé puis étranglé. C’est ce que vous préférez ? Non ? Alors écoutez-moi, lisez-moi, po-sément, attentivement. (Depuis que vous avez payé par chèque, à la pâtisserie la semaine passée, j’ai votre nom et votre adresse, vous n’échapperez pas à la police). Certes, il me manque des pièces pour tout expliquer, mais je cerne assez bien le tableau. Enfin, je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas le téléphone (même pas sur liste rouge) ni pourquoi vous achetez chaque vendredi soir un flan 6-parts (sans changer de taille selon vos con-quêtes, ou le nombre de couples échangistes participant à vos partouzes). Ce que je sais de vous : vous êtes célibataire sans alliance au doigt, vous êtes très séduisant (« le plus beau du monde » se-lon la naine débile, même si moi je préfère les Noirs musclés super-membrés), et vous vous amusez depuis trois ans et demi à faire rêver l’apprentie-pâtissière de la Rue Saint-Jean. Bref, maintenant c’est fini : ses 4 ans d’insertion sont un échec, elle est totalement inapte à s’insérer dans la société civile, le foyer social a besoin de la place, elle va donc retourner chez les débiles, à Douai dont elle vient. Et « mourir de chagrin » (de ne plus vous revoir), selon elle. Or elle a des antécédents suici-daires, s’étant ouvert les veines à 15 ans et à 20 ans (elle en a aujourd’hui 26, comme moi) et là, en liberté dans la ville, elle peut nous faire n’importe quoi avec davantage de « succès » (se jeter sous un train ou quoi). J’ai examiné tous les recours possibles et il n’y en a aucun : la petite va être mise à la rue, et Douai accepte son retour, c’est donc la conclusion automatique, logique, mortellement logique. Voilà donc le tableau, insoluble sans votre « aide ». La petite a un autre rêve, elle : elle voudrait devenir votre esclave, vous servir, vous revoir jusqu’à « la fin des temps ». Et, sans rêver d’éternité, ce projet de soumission absolue est très pos-sible : si vous la PACSez, elle viendrait habiter chez vous, et je vous transférerais toute responsabilité la concernant. Il suffirait d’un mois, après quoi vous seriez libre de dé-pacser et l’envoyer se faire voir (ça ne dépendrait plus de mon service). Toutefois, je ne suis pas naïve, moi, et je sais qu’avant de signer le contrat (temporaire), vous allez « essayer » la naine : tenter de coucher avec elle. Je dois donc vous avertir que « ça ne marche-ra pas » : elle est malformée, elle n’a pas de sexe, et vous seriez tenté de la rejeter violemment. At-tendez, attendez, j’ai pour ma part une grande expérience des hommes, et je vous garantis qu’elle peut vous faire jouir plus qu’aucune autre au monde ! C’est ce que j’appelle les « préliminaires » mais ça peut devenir le plat principal ! Elle a deux mains, deux gros seins, une bouche et une langue, un anus, il y a là de quoi donner beaucoup de plaisir ! Cette pucelle débile n’y connaît rien, mais j’ai com-plété son éducation sexuelle (chez les débiles, on leur disait seulement qu’il faut prendre la pilule et se faire avorter sinon, si elles allaient dans le monde). Vous pourriez lui pétrir les nichons à l’envi, glisser

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votre engin entre ses seins, vous faire sucer des heures, le pied ! Non ? Elle est prête à tout, « pour vous rendre heureux », jamais vous ne trouverez pareil abandon à votre pur plaisir. Quand on est une femme, on a sa dignité, ses envies à soi, mais elle n’est qu’un cœur, éperdu, elle ferait elle plus et mieux (si vous la guidez, puisqu’elle n’a aucune forme d’expérience de la chose). Alors, un mois de friandises délicieuses, ça vous tente ? Il suffit de signer un petit Pacs de rien du tout et vous l’aurez à domicile, soumise à tous vos caprices, infinis ! Je peux booster la procédure administrative, j’en ai le pouvoir, téléphonez-moi d’urgence au 03 20 95 36 88 (même après 22 heures, on s’en fout). Une tonne de super bon temps vous attend, je vous le garantis ! Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de ma considération distinguée. » Gérard a soupiré, profondément. Perdu. Il aurait voulu relire trente-six fois cette lettre invrai-semblable mais il ne l’a relu qu’une seule fois. Avant de sortir, de chez lui, aller à une cabine télépho-nique. – Allô ?! – allô, Madame De Hermenonville ? – Mad’moiselle, éh ! C’est qui ?! – gérard Nesey, pardon… – Ah ! Le mec à la naine ?! Il n’a pas répondu, tant ça lui paraissait invraisemblable. – Hein ?! C’est ça ?! – euh, je… connais, oui, cette très petite jeune fille, pardon… – Vieille fille ! Elle mesure comme une gosse de 6 ans, elle a 6 ans d’âge mental, mais elle a passé 25 ans ! Mais tu peux te la faire super-délicieux, garanti ! C’est une pucelle, ouais ! Tu vas tout lui ap-prendre, elle va t’adorer ! – madame, je… vous demande de vous calmer. Vous vous trompez complètement sur… – Non ! Essaye-la ! Elle a des super-nichons, moi si j’avais les mêmes, j’saurais en faire bon usage, ah-ah-ah ! Tu vas bien t’amuser ! Miam-miam ! – madame, vous… aurez votre titularisation… : je vais me marier avec Patrycja… – Hein ?! Pas possib’ : elle aura pas les autorisations ! – ou nous pacser, oui, mais ce sera pour l’éternité, je le jure, je l’aime madame… – Hein ?! Tu t’fous d’ma gueule ? Un crevure naine débile et bègue, anémique bougnoule ? – un petit ange à protéger, à chérir et consoler, cajoler… – Ouh-là-là ! Un dingue ! Dans quel merdier j’me suis foutue, moi ! – je suis très inquiet pour elle, si… elle se croit condamnée au renvoi, si elle envisage de se jeter sous un train avant l’expulsion… – Avant qu’elle t’ait sucé le machin, tu veux dire ? – madame, ma tendresse est pure, infinie, platonique… – Ben non ! Sinon, pourquoi tu lui aurais jamais dit, en trois ans et demi ! – je craignais sa colère, comme avec sa sosie, quand on avait quinze ans… j’ai essayé deux fois de me suicider, moi aussi. Je pensais qu’aucune fille m’aimerait jamais… – Ah-ah-ah ! Qu’il est con, c’est pas ça la vie ! La vie (à part les gamins plus tard), c’est baiser comme des bêtes ! – chacun son truc, madame… – Madmoiselle ! J’t’ai djà dit ! – elle habite à un foyer social ? rue Saint-Jean ? je peux aller la voir ? (il est vingt heures passées, j’ai pas de voiture…) – J’viens t’chercher ! J’arrive ! T’auras pas l’droit d’rentrer sans moi, t’façon ! Au foyer féminin ! Ah-ah-ah ! J’l’aurai bien gagné mon job titulaire, putain ! Des heures sup’ et tout, putain ! – pour sauver une innocente… – Non ! Sauver ma carrière, mon pouvoir d’achat !

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AVANT LA GUERRE Quand Gérard est arrivé à la pâtisserie, ce 141e vendredi soir du monde, il y avait une vieille dame devant lui, qui ronchonnait. Et, ô détail délicieux, sa petite pâtissière chérie avait sur le sein une petite étiquette avec son prénom, semblait-il (c’était écrit trop petit pour qu’il puisse lire d’ici). La dame grognait : – Putain de sale polak à la con, à bouffer le pain des Français ! ‘Pouvez pas écrire Patricia avec des lettres bien d’chez nous ?! Illettrés à la con ! Patricia, elle s’appelait ? Petit ange adoré… – N’empêche ! Moi j’reste d’accord avec l’général : on va vous foutre une tonne d’bombes atomiques sur la gueule, pour vous apprende à vivre ! Non mais ! La naine petite jeune fille encaissait, sans grimace ni désapprobation, adorable de gentil-lesse… Mais Gérard n’en pouvait plu’ : – mdame, moi si je suis mobilisé pour cette guerre, je tuerai le général : je préfère ma petite pâtissière polonaise à toutes les Françaises, toutes… – N’importe quoi ! Eh connard à la con, faut faire ton dvoir et c’est tout ! – manemoiselle est plus gentille que tous les généraux bouchers, qui veulent faire massacrer les gens, je suis pas d’accord avec vous. – Tu fermes ta gueule, toi, ou tu vas au trou ! ou au ploton, non mais ! Fais gaffe ! – je tuerai la police en légitime défense, alors… – Mauvais français ! – si les français sont mauvais, je suis heureux d’être différent… – Merde ! T’es bougnoul aussi ?! – je suis français, mais je préfère ma petite pâtissière à toutes les françaises… – Ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Tu dis ça pour déconner, pour sûr ! – non madame… Elle a haussé les épaules, et elle est retournée se préoccuper de son gâteau, maintenant emballé. – Putain, en plus c’est vachment cher, merde, salope ! – p… pahdon, p… pahdon… Adorable gentille, oui… – Et l’général avait raison : les pas-français, c’est qu’des indigènes, des esclaves, z’ont pas à nous faire chier, ou on les saigne ! Comme on a fait en Amérique ! Il l’a laissée délirer, la dame. Il craignait qu’elle s’en prenne à la petite jeune fille, maintenant. Mais elle a payé, quand même, en protestant encore. Et puis elle est sortie, haineuse. Gérard s’est avancé, vers le comptoir, et il a lu « patrycja » sur le joli petit carton, sur le joli sein de la demoiselle… – Enchanté, Patricia, merci… Elle a rougi, toute, et elle est allée lui chercher son flan 6-parts traditionnel, pour le week-end. Et l’emballer, doucement. – m… mèhci n… n’infini, m… meu-s… sieu… n… ne m’avoih… défend’e… – Avec plaisir, manemoiselle. C’était sincère, ça me paraissait juste… Enfin, cette dame était injuste, criminelle, comme mes ancêtres, pardon… – p… pahdon… pahdon… Adorable, oui… Silence. Elle pliait le papier, scotchait, mignonne. Patricia, Patricia elle s’appelait, il était tellement heureux de le savoir. Dans ses rêves, il dirait maintenant « je vous aime, Patricia », en se promenant avec elle, lui tenant la main… – v… vous t’ouvez z… ze n’êteu l… la pluss m… mieux du monde… ? ? – Oui, manemoiselle. La plus jolie, la plus douce timide, la plus adorable. Pardon. Elle a rougi très fort. Silence. – s… si vous m… me connaîte, v… vous tennement déçuvé… – Déçu ? Non, je crois pas. Pas possible. Elle a fait Oui, ou Si, du menton. Silence. Elle ramenait le paquet, timide hésitante. Il avait posé les pièces dans le réceptacle. – n… ne faudhait z… ze vous n… n’èsplique, m… mais v… vous avez p… pas le temps, m… mien sûh… ? Occasion inespérée ? – On pourrait se revoir en dehors du magasin, une heure peut-être, pour en parler, non ? Elle a rougi encore, et fait Oui, du menton… Mieux encore, elle a accepté une entrevue dès le lendemain matin à dix heures (elle ne travaillait pas le samedi, elle non plu’). Oh joie !

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Le lendemain, Gérard est venu très en avance, amenant son journal numéro deux, consacré à sa petite pâtissière chérie, et aussi le numéro un, consacré à sa sosie Lucie, quand ils avaient quinze ans… (ça pouvait expliquer, oui). Mais quand il est arrivé à l’arrêt de bus Saint-Jean, une heure et demie en avance, Patricia était déjà là ! Adorable ! Et sans blouse blanche, en timides et sages vêtements gris, infiniment déli-cieuse…Et seule, sans fiancé venu lui casser la figure. – ‘Jour Patricia… – j… jouh m… meu-s… sieu, m… mèhci… mèhci… – Merci à vous. Euh, je m’appelle Gérard, si ça vous intéresse. – m… mèhci, n… n’infini, z… zéhah… Oh, tellement mignonne, merveilleuse… – Je peux vous emmener prendre un café ou quelque chose ? – z… ze p’éfèh n… n’assih s… suh le banc, l… là… p… pahdon… ? – Oui, pas de problème : allons-y. Ils y sont allés, et il s’est posé, elle a escaladé le banc, pardon. Voilà, assis. Bien. Silence. – Vous vouliez « m’expliquer », Patricia ? Elle a avalé sa salive, un peu perdue, pardon. – ou-i… m… mais z… ze n’a p… pensé t… toute na nuit, z… ze n’a s… si peuh… Peur de quoi ? Peur de lui ? – m… mon d… devoih… p… pouh v… vot’eu bonheuh, s… c’est vous èspliquer z… ze n’êteu u… une moins que hien… – Non, Patricia… – ou… ou-i, m… mais, en… en même temps, z… ze voudhais v… vous dih… z… ze voudhais ch… changer… f… faih n… n’impohte quoi p… pouh n’essayer hessembler l… la celle v… vous voulez… ??? Elle voulait lui plaire ??? Euh, « vous » au sens de « vous monsieur » ou « vous les clients du magasin » ? – A moi personnellement, ou aux clients du magasin ? – v… vous t… tout seul, l… le pluss zentil monsieur du monde… k… que pèhsonne, t… toute ma vie, n… n’avait été s… si zentil n’avec moi… – Oh… c’est pas juste. Vous êtes à tous notre petite Miss Univers, je suis sûr : la pluss jolie, la pluss douce timide du monde, adorable gentille… Elle a rougi très fort. – v… vous z… z’aveugue, z… zéhah, m… mèhci… Elle le savait amoureux ? Intuition féminine ? Ou parce que, même ne la connaissant pas, il savait forcément qu’elle était naine et bègue, pour le moins… (Et handicapée mentale, si les clients méchant avaient raison). – Pour me « guérir », le mieux ça serait peut-être qu’on devienne amis, tous les deux, non ? – z… ze sehais z… z’heuheuse a… à mouhih… – Non, non je veux pas que vous soyez morte, pardon… – z… zéhah, z… ze voudhais n… n’êteu v… vote èstlave… s… si vous voulez n’on sehait z’amis, ze v… voudhais n… n’êteu v… vote amie… u… une de vos amies… Il a souri, et il s’est penché lui faire une bise, sur la joue. Mieux qu’une bombe atomique, même si son cœur battait à exploser…

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SEMI-MONOLOGUE AU RESTAURANT Après trois ans et demi de visites anonymes à sa petite pâtissière chérie, Gérard a jugé que c’en était finalement trop. Trop de mensonge, trop d’incertitude, trop de bonheur volé. Et donc, le jour 150 du monde (vendredi soir n°150), il a appliqué le plan prévu pour J100 (et annulé timidement, pardon). Pendant qu’elle emballait son flan 6-parts, gentille jolie, il lui a adressé la parole, courageusement, suicidairement : – Manemoiselle, ça fait trois ans et demi que je vous rends visite… Il n’a pas ajouté « 150 fois aujourd’hui », conscient de la culpabilité d’avoir compté ces ins-tants volés, sourires volés, pardon. Mais, même sans ces mots-là, elle a rougi, toute. Silence. Elle ne fronçait pas les sourcils, et Gérard se demandait s’il devait tout annuler ou continuer. Hum. Allez… – Et je me demandais : est-ce que je pourrais… vous inviter au restaurant, un midi par exemple. Sa-medi midi par exemple… (Pour ne pas lui faire peur, ne pas sous-entendre une suite sous les draps, nuit torride…). El le silence. Elle pliait le papier, coupait des scotches, elle allait peut-être ne pas répondre du tout, faire semblant de ne pas avoir entendu. Cette question déplacée, malsaine, malade… – n… ne… m… main… ? Demain ??? Voulait-elle crever l’abcès dès que possible ? Lui interdire de revenir au maga-sin ? Déguisé en client de gâteau ? – Demain si vous voulez, oui. Euh, j’ai pas réservé, mais… Silence. – Mais ça paraît très possible. Vous avez un restaurant préféré ? Silence encore. – Ou bien ça pourrait être ici, dans le quartier, simplement. Elle a fait Oui, du menton. Et ses lèvres ont semblé murmurer quelque chose, muet. « m… mèhci, m… mèhci », il lui a semblé, mais il n’était pas sûr. Elle avait fini le paquet, et il a payé, oui. Elle lui a rendu la monnaie, les yeux baissés, avec un air étrange, indéfinissable. En avait-elle marre que tous ses clients fidèles se révèlent un jour des amoureux secrets ? Etait-il le cinquantième ou le millième ? Il n’a pas pu croiser ses yeux, pour se faire une idée plus précise de ses sentiments à elle. Mais, clairement, ce n’était pas anodin, pardon. Silence. – Euh, je sais que vous travaillez pas, ici, le samedi, pardon. Silence. Immobilité. – On dit : « vers midi » ? dans cette rue ? on verra bien où trouver un restaurant ? Elle a avalé sa salive, comme difficilement, et fait Oui, du menton. Faiblement. Sans relever les yeux. Le sort était jeté. – A demain, alors, manemoiselle. Merci infiniment. – m… mèhci, m… mèhci… Et il est sorti, perdu, sans rien avoir su déchiffrer. Dans les autobus qui le ramenaient chez lui, il a essayé de repenser à ce qu’il avait dit de travers, quelles fautes il avait commises. Et… ça ne semblait pas les mots employés, mais le pro-blème de fond : il avait avoué faire semblant de venir pour un gâteau, menteur depuis 150 fois, abus éhonté. Profitant de son obligation professionnelle, à elle, de recevoir tous les clients qui se présen-tent… Oui, il avait bien fait d’avouer, finalement. Casser cet abus de pouvoir qui avait trop duré. Hors du magasin, elle serait libre de lui commander de ne plu’ jamais la déranger ainsi. Elle allait même peut-être venir avec son amant du moment, qui allait le rouer de coups – il ne porterait pas plainte, non… Soupir. Soupirs. Il n’a pratiquement pas dormi de la nuit, cherchant les mots pour s’expliquer, se justifier. Vers dix heures (moins vingt) du matin, il est parti de chez lui, pour arriver un peu avant midi (même si un des bus était en panne). Et il est finalement arrivé vers onze heures, très en avance, à l’arrêt Saint-Jean. MAIS ! Sa petite pâtissière était déjà là ! A vingt mètres de l’arrêt de bus, cent mètres de la pâtisserie, Gérard n’y comprenait rien, rien… – Euh… ‘Jour, manemoiselle, vous… avez quelque chose à faire ? On se revoit tout à l’heure ? Elle a avalé sa salive, les yeux baissés. Elle était habillée tout en gris, sans décolleté du tout, clairement le but n’était pas de le séduire, évidemment… – z… ze s… sais pas… ? – Vous préférez annuler ?

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Non. Gérard n’y comprenait rien, rien… Etait-ce la logique féminine, inaccessible aux esprits masculins ? – Ou bien… juste en avance, on peut chercher le restaurant ? – m… mèhci… Ça semblait être un Oui. – Merci à vous, manemoiselle… Et ils ont marché, vers là-bas, au petit pas de la jeune fille, anémique petite naine, gentille. En silence. Elle regardait par terre, ne cherchait pas de restaurant, le laissant faire lui, apparemment. Oui, pardon. « Tching-Tchong. Spécialités chinoises et vietnamiennes. » Euh… – Manemoiselle, vous aimez… manger asiatique ? Elle avait comme… fermé les yeux, Gérard ne comprenait rien, rien. Chaque mot qu’il disait semblait la faire souffrir, alors que… il était justement là pour… crever l’abcès, cesser de mentir, avouer, se faire gifler ou tabasser… Silence. – On entre là ? Il est onze heures dix, je sais pas si c’est ouvert… Elle a fait Oui, faiblement. Adorable. C’était ouvert, et ils sont entrés, pardon. (Il a poussé la porte, qui s’est ouverte, mais norma-lement, on doit faire entrer la demoiselle d’abord, non ?). – Bonyour, nous ouverts, oui ! Le serveur vietnamien les a fait asseoir à une table pour deux, près d’un grand aquarium. Oui, Gérard a pensé que là, dans ce joli cadre, allait se jouer sa vie. Même si sa vie n’allait plu’ durer bien longtemps, maintenant… Ils se sont assis (la petite jeune fille a grimpé sur la chaise, haute, pardon). – Ye vous donne les menus ! On leur a donné deux menus, reliés, et… Gérard a ouvert le sien, regardé, un peu. La petite jeune fille ne bougeait pas, n’ouvrait pas le sien. Hum. Comment comprendre cela ? – Vous… connaissez pas les noms asiatiques ? Inerte, comme au bord des larmes, oh… pardon… Et le silence. – Vous… préférez que… je vous explique ? Elle respirait. Elle semblait savoir qu’elle allait tuer un homme, en lui interdisant de revenir. Et ça la remuait, toute, adorable chérie. – Non ? Vous… voulez que je commande pour nous deux… ? Elle a tressailli à ces mots : « nous deux », mais il ne comprenait pas ce qu’il avait dit de mal, ou de compromettant, pardon. Silence. Elle a fait Oui, faiblement, du menton. Euh… Alors Gérard s’est replongé dans le menu, pardon. Il a commandé, finalement : des nems chinoises et des poulets au noix de cajou, avec du riz cantonnais. Voilà. – Ye vous annonce : ça sera pas prêt immédiatement ! Il est bien tôt ! – pas de problème. Merci. – A votre service ! Et le silence. Long silence. Oui. C’était à lui de s’expliquer. – Manemoiselle, je… suis venu vous voir, cent cinquante fois, au magasin… Elle a fait Oui, comme douloureusement. Sans confirmer ce chiffre, bien sûr (elle n’avait pas compté les visites de chaque habitué). – Et… vous devez le savoir (j’ai entendu parler de l’intuition féminine), euh… je me suis attaché à vous, beaucoup, pardon… Silence. Elle avait les yeux baissés, le laissait dire. – Et… vous et moi… pas comme les autres gens, au magasin, on est… plutôt silencieux, pardon… Elle a avalé sa salive, fait un faible Oui, du menton. – Alors on… s’est rien dit, nous, en trois ans et demi… Silence. – Et… (vous le savez) je suis choqué quand des gens vous traitent de débile, de sale naine, sale bègue, sale bougnoule polak, pardon… Elle a hoché le menton, à peine. S’il disait là « je vous aime », allait-elle le gifler ? – Manemoiselle, je… je le jure : mon premier vœu en ce monde, c’est… que vous soyez heureuse… Elle a reniflé, comme au bord des larmes. Silence. Gérard a respiré, attendu trois secondes. – Et… je vois… deux hypothèses, deux possibilités (je sais pas laquelle est la vraie) : ou bien vous êtes toute seule et triste, en dehors du magasin… ou bien vous avez mille amants, un million d’amis… Elle avait fermé les yeux, cette fois. Silence. Alors : avouer, oui.

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– Si vous êtes toute seule, je voudrais vous proposer mon amitié… Si vous êtes heureuse, je voudrais vous souhaiter que ça continue, simplement… Oh… une larme coulait, de sa paupière. Des deux paupières, maintenant, oh… – Pardon, manemoiselle, je… je voulais pas… vous « blesser », euh… Elle a fait non, faiblement. Non. Silence. Sans qu’elle confirme l’hypothèse 1 ou 2. Elle semblait attendre la suite. – Enfin, je… je dois être honnête, pardon… Je… suis conscient que… j’avais pas le droit de… revenir en faisant semblant de… « venir pour un gâteau »… pardon… C’est pour ça que… je vous ai deman-dé ce… moment, en dehors du magasin. Où vous êtes libre de me dire… Silence. Elle pleurait, sans bruit. Il a soupiré. – Et je… quand je disais (très sincèrement) que… je vous souhaite d’être heureuse… je dois recon-naître que… une part en moi, égoïste pardon, voudrait que… ce soit pas un bonheur avec un autre, des autres, mais… que ce soit moi qui vous rende heureuse… pardon… En l’occurrence, elle n’était pas du tout heureuse, pardon. Elle pleurait… – Vous êtes peut-être… triste de… d’être aussi séduisante, si jolie sans faire exprès, pardon… Peut-être que mille hommes se sont déjà tués pour vous, quand vous les avez envoyés promener… par-don… C’est pas votre faute, manemoiselle, je le jure. Oui, et elle avait cette croix, autour du cou, petite polonaise mignonne. – Votre Seigneur le sait, tout ça, je suis sûr. C’est pas votre faute. Vous serez pas punie, du tout. On… on est juste… piégés, malgré nous… on… voudrait vous protéger, vous adorer, même si vous avez pas besoin, en vrai… Elle a avalé sa salive, et… euh… – Manemoiselle, euh, je… voulais vous dire, pardon : en ce qui me concerne, c’est… un peu différent, pardon… : j’ai jamais rêvé de vous toute nue ou quoi, jamais… je… rêve de vous chaque soir, chaque nuit, mais c’est des promenades romantiques, platoniques, la main dans la main… Et… je rêve de vous serrer dans mes bras, mais tout habillés, je le jure. Je… je suis pas… un vrai « homme », par-don. Silence. – Sinon, je… je vous aurais demandé en mariage il y a trois ans, vous m’auriez giflé, ou dit Non, sim-plement, et… puis voilà, interdit de revenir, pardon. Sans ajouter « et moi, je serais pas allé voir ailleurs, je serais mort ». – J’ai préféré « mentir », pardon, faire semblant d’être un simple client, pardon. Vous revoir, vous ad-mirer… petite Miss Univers… Elle… a fait non, du menton. Comme un refus, en clair, cette fois. – z… ze t… tè laide… z… ze n… naine… ??? – Mh ? Non, bien sûr : c’est les femmes qui préfèrent les grandes, les dominantes, les talons hauts. Les hommes, tous, on préfère les faibles jeunes filles, de petite taille, humbles et faibles (même si ça existe presque plu’). Pardon… Silence. – Vos amants vous l’ont pas dit ? Vos amis… Les larmes ont redoublé. – z… ze t… toute seule, et… et t’iste… – Oh… c’est… c’est pas juste, pas… pas juste, non… Euh, et… et ma… proposition d’amitié… ? ça… serait possible ? Elle a rouvert les yeux, et des torrents de larmes s’en sont échappées, oh… – z… ze f… finèle un… un seul amouh… – Oui, bien sûr. Il a de la chance… Je comprends. Elle a fait Non. Non, il ne comprenait pas ? – z… ze f… folleu z… z’amouheuse ne vous, m… meu-s… sieu… m… mais n’on n’est un… un miyon f… folles z’amouheuses ne vous, et z… ze êteu l… la moins bien… ??? – Non, je… je suis pas musclé, pas riche… pas séducteur, du tout… – m… mais s… si zentil, n… n’à n’infini… si homantique, s… si beau… – Beau ? Moi ? Vous… vous êtes aveugle ? Elle a fait Oui… avec un demi-sourire. – Ye vous amène vos nems ! Chaud-bouillant ! Gérard a souri. Non, ce n’était pas un amour « hot », torride, mais c’était une tendresse pure et délicieusement tiède… peut-être éternelle.

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DIALOGUE À L’ENVERS Gérard a été ému, touché, en trouvant sa petite pâtissière chérie toute larmoyante, lors de cette 141e visite. – s… soih, m… meu-s… sieu… Les mots habituels, oui. – ‘Soir, manemoiselle… Ça… va ? Elle a baissé les yeux, perdue. Et elle est allée chercher son flan habituel, oui, pardon. Mais… elle avait l’air de souffrir, Gérard ne savait pas quoi faire, quoi dire. – On peut… faire quelque chose pour vous, manemoiselle ? Elle a fermé les yeux, comme sous une douleur intense. Et… elle a hoché le menton ! Silence. – Oui ? Dites-moi… Il allait demander « vous avez été attaquée, vous voulez que j’appelle la police ? », mais elle a murmuré : – m… meu-s… sieu, v… vous seul au monde, v… vous pouvez m… m’aider… ??? – Oui ? Faire quoi ? Elle a avalé sa salive. Scotché le papier. Et murmuré : – m… me z’èspliquer u… une heuh entièh… m… même si je comp’ends hien… ??? – Oui. Bien sûr, je… je voudrais vous aider, vous expliquer, pardon. Au sujet de quoi ? Je suis pas spécialiste mais je peux me renseigner, oui… Au sujet de quoi ? – d… du monde… ??? – Euh, vaste sujet, oui. Ne pas dire que c’était idiot, non… Elle était blessée chaque fois qu’une cliente la traitait de débile, de handicapée mentale, et lui : il l’adorait, jusque dans ses difficultés. – Oui, je serais heureux de… vous expliquer, une heure entière, le monde, manemoiselle… Elle le regardait maintenant, comme stupéfaite. Elle a dit : – n… nemain… ? Outch ! – Oui, dès demain, si vous voulez (je travaille pas le samedi). Et il lui a donné rendez-vous le lendemain matin, à dix heures, au café-bar à côté, là. La tête lui tournait, tant était soudaine, incroyable, cette entrevue, ce « rendez-vous », avec celle qu’il aimait, en secret, depuis trois ans et demi. Et apparemment, ce n’était pas une mise en examen pour lui, le sommant d’avouer ses sentiments secrets, avant de ne plu’ jamais revenir. Mais c’était de l’aide qu’elle lui demandait. Il allait décevoir, fatalement, mais il essaierait de toutes ses forces. De répondre, « expliquer » le monde. Le monde « masculin » ? Avait-elle été plaquée par un amant merveilleux, volage ? Il n’y connaissait rien, lui, à ces mœurs barbares, des jeunes « normaux », pardon. Il est arrivé en bus vers huit heures, le lendemain, et sa petite chérie était déjà attablée au bar, à l’intérieur. Avec une menthe à l’eau. – ‘Jour manemoiselle… – j… jouh, m… meu-s… sieu, m… mèhci… z… ze c’oyais v… vous allez pas v… viende… ? – Pardon, je suis en retard ? Je croyais qu’on avait dit dix heures… Oui, ils avaient dit Dix heures, il était deux heures en avance… – m… même s… si vous v… viendez m… me disputer, s… ça va m… m’aider, m… mèhci… – Mh ? Non, je peux pas vous disputez… – m… ma tutelle n… n’elle a k’ié, t… t’ès foh… Elle était sous tutelle ?? Effectivement classée « handicapée mentale », la pauvre ? – Vous lui avez demandé de vous expliquer le monde, aussi ? Elle a hoché le menton, faiblement. – n… ne z’èspliquer p… pouhquoi n… n’il faut hester s… suh la Tèh… Il a avalé sa salive. – Pourquoi il faut rester sur la Terre ? Pourquoi il faut continuer à vivre ? – ou… ou-i, p… pahdon… pahdon… Toute culpabilisée, la pauvre. Et il la voyait pour la première fois sans blouse blanche, il y avait d’énormes cicatrices à son poignet, comme si elle avait tenté de s’ouvrir les veines, autrefois… Il a soupiré. – v… vous p… pouvez m… me giffer…

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– Vous gifler ? Oh non, non… – s… ça m’aidehait… – Vous aider ? A sauter sous un train ? – ou… ou-i… Il a re-soupiré, pardon. – Je… peux pas, vous frapper, désolé. Mais je… je vais essayer d’expliquer, oui… Il a commandé une menthe à l’eau, aussi, pour qu’ils soient tranquilles. – Bien, oui, ce que je voulais vous dire : même si un homme vous a fait du mal… Elle n’a pas confirmé de la tête. Silence. – On dit que… « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir »… Elle a fait non. – Manemoiselle, je… vous fais part de mon expérience… j’ai… sauté d’une falaise, d’un immeuble, mais ça a « pas marché », et… j’ai regretté, ensuite… en trouvant le bonheur, presque… Elle a cligné des yeux. – s… c’est p… pas paheil, v… vous êtes g… ghand, b… beau… ? Euh, non, pas du tout, mais… – Ce qui m’est arrivé, c’est que… quand j’avais quinze ans, j’étais premier de la classe, et… je suis tombé amoureux, fou amoureux, de la petite qui était dernière de la classe, une petite polonaise, qui vous ressemblait… Elle a rougi, très fort. – Et… elle a… refusé mon aide en Maths, en sciences, mon invitation au cinéma… j’étais cassé, là. Je croyais plu’ avoir de raison de vivre… Je croyais souffrir pour toujours… Elle avait les larmes aux yeux, petite chérie, toute compatissante gentille. – Quand je suis sorti de l’hôpital, après être tombé de la falaise, elle a refusé de me parler… Et j’ai pensé : j’ai pas le droit de lui mettre ma mort sur la conscience, je suis condamné à souffrir, à vivre, souffrir… – z… ze vais l… lui pahler… ?? Il a souri, un peu. – Non, je… Enfin, j’ai jamais eu vingt ans, mais… quand elle a eu vingt cinq ans, six mois avant moi, je… l’ai cherchée dans l’annuaire, du téléphone… je l’ai appelée (je lui avais laissé vivre ses vingt ans, est-ce qu’elle avait changé d’opinion, pour moi… ?). La jeune fille jolie, sosie de Lucie, était en haleine. – Elle m’a insulté, traité de dingue, elle a voulu que je me fasse enfermer. Elle disait qu’elle couchait avec des tas de grands patrons, de grands sportifs, qu’elle était diplômée de l’université, qu’elle mé-prisait les ouvriers comme ce que j’étais devenu, qu’elle voulait plu’ jamais entendre parler de moi… Et j’ai pleuré, même si « ça pleure pas un homme », je suis tombé du cinquième étage… – oh… – Et puis, sorti de l’hôpital, je… en m’arrêtant à une pâtisserie… le joli visage d’une sosie de Lucie, encore plus jolie, plus petite, plus timide… Et… je suis heureux, depuis trois ans et demi, de la revoir, vous revoir, manemoiselle, sans déranger… Elle avait les larmes aux yeux. – m… mais z… ze sais p… pas lih… – Oui : adorable, vous êtes… – et z… ze pouha z… zamais vous hemèhcier… – Vos sourires m’ont rendu heureux, c’est déjà immense… Elle pleurait. – m… mais m… mon p’omlème s… c’est z… ze va êteu henvoyée, ch… chez les démiles, p… plu’ hevoih z… zamais le cehui que z’aime : v… vous… ??? – v… vous l… le pluss zentil du monde… – Je suis pas gentil : je suis triste et renfermé, asocial pardon… – m… moi z’aussi, n’elle dih k… comme ça, m… ma tutelle… ? – Et… manemoiselle, vous… accepteriez de… m’épouser… ? – z… ze m… malfohmée, p… pas capable ne hende un homme heuheux, n… n’on m’a dite… – Vous me rendez heureux, manemoiselle, c’est le plus beau jour de ma vie… – z… ze pouha z… zamais v… vous nonner nes enfants… – Euh, j’aime pas bien les enfants. Si vous en voulez, on pourra en adopter… – n… non, s… c’est m… méchant, l… les enfants, l… le monde entier, s… sauf vous… – Alors vous êtes sauvée : je construirai un petit nid autour de nous, pour vous protéger…

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LETTRE AU RALENTI Cette fois, il allait franchir le pas… Pendant que sa petite pâtissière chérie enveloppait le gâ-teau, il a sorti la lettre, l’a posée sur le comptoir, à côté des pièces. – Manemoiselle, euh… Je vous ai écrit une lettre, longue lettre, pardon… Elle a tourné la tête vers lui, stupéfaite. Silence. – Enfin, je veux dire : vous pourrez la jeter à la poubelle, sans la lire, simplement j’avais besoin de l’écrire, pardon. Oh, ses yeux se mouillaient, pauvre chérie… – z… ze v… voudhais t… tènnement l… lih… v… vos mots… m… mais z… ze s… sais pas lih… p… pahdon… pahdon… Hein ? Effectivement handicapée mentale ? (Il avait entendu des clientes l’insulter ainsi, mais il avait cru que c’était de la méchanceté pure, comme les profs avec sa sosie Lucie, autrefois…). – Ah. Et… vous avez pas un ami qui pourrait vous la lire ? Elle a fait Non, toute au bord des larmes. Ah. Et ça répondait en partie au contenu de la lettre, pardon… – Ou moi je pourrais vous la lire, bien sûr. Cette fois vraiment en face. – Mais en dehors du magasin, bien sûr, quelqu’un peut entrer d’une seconde à l’autre. Le magasin ferme dans dix minutes ? – m… meu-s… sieu… è…. è… è… Il l’a laissée reprendre son souffle. – è… est-ceu… z… ze pouha n… ne chèhcher m… mon z… zouhnal… p… pouh ék’ih… d… douce-ment… nes mots vous dih… ? – p… pouh les helih… n… n’un miyon ne fois… – Pour les relire un million de fois ? – s… c’est l… les mots l… les p… puss impohtants n… ne toute ma vie… ??? Oh… est-ce que ça répondait aussi à son questionnement, de manière miraculeuse ? – Bien sûr, manemoiselle. Et ils ont fait comme ça, donc : il l’a attendue à la sortie du magasin, jusqu’après la fermeture. Et puis il l’a accompagnée jusque devant chez elle : un foyer social (féminin) ? Et elle est ressortie avec un petit cahier à couverture beige, cinq minutes après. Aux fenêtres, des dames ricanaient, avaient ouvert et se moquaient d’elle : – Ouuh ! La honte ! La naine débile avec un mec ! Quels goûts de chiottes il a, ah-ah-ah ! La pauvre était toute en larmes… – Venez, manemoiselle, éloignons-nous de ces dames méchantes. Elle a fait Oui, le regard comme éperdu de reconnaissance. – Venez, il y a un café-bar, là-bas, on sera plus tranquille. Et il y a de la lumière, des tables, on sera plus tranquilles pour lire, écrire. – m… mèhci, n… n’infini… ? Oh, c’était trop beau pour être vrai… Ils ont marché, très doucement, jusque là-bas, et ils sont entrés. Ils sont allés s’asseoir au fond, à une table pour deux, à l’écart. Enfin, c’est ce qu’il a choisi et elle a suivi, pas contrariante, gentille. – Salut ! La barwoman venait à eux. – J’lai rconnue !: c’est la naine débile qu’y a à la pâtissrie à côté ! Pas bsoin d’carte d’identité : vous pouvez prendre des alcools ! Eh ptite, tu dvrais mettre en évidence tes nichons, au lieu d’ête toute recroquvillée comme ça ! La petite jeune fille s’est repliée un peu plus, timide perdue… Eloigner la dame ? – Moi je prendrais juste une menthe à l’eau. – Alcoolisée bien sûr ? – Non, sucrée, simplement. – Ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Et toi, La Naine ?! – p… paheil… z… ze va p… payer… – Mais non ! Que t’es con ! C’est le mec qui paye ! Qu’elle est con ! Il n’était pas d’accord : – Non, madame… – Ah-ah-ah ! C’est ça, SuperMan ! Défends la veuve et l’orphelin, et la Naine sub-débile : la mieux dans l’genre ! Moi j’la connais ! Les services sociaux m’l’ont proposée ! Sans salaire ! Moi j’leur ai dit

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Non ! Qu’y z’aillent se faire foutre ! Une naine qu’arrive même pas au-dsu du bar ! Et bègue coincée à pas dire un mot ! – Adorable, oui… – Ah-ah-ah ! Qu’il est con ! Tous des porcs, ces mecs, à dire n’importe quoi pour s’taper une gon-zesse ! Et elle est partie. Sans qu’il puisse dénier, ou expliquer, ou… La petite jeune fille était toute rouge, les yeux baissés. – m… mèhci, n… n’infini… – C’est pas juste, manemoiselle, comment les gens vous traitent… Cramoisie… Silence. La dame a apporté les deux verres. – Allez, ch’uis trop bonne : j’vous les fais au prix des menthes alcoolisées, ah-ah-ah ! Cinq Euros pièce ! Dix au total ! Pourboire compris ! Il a donné un billet de dix et la dame a éclaté d’rire. – Putain ! C’est trop facile ! J’aurais dû exiger vingt ! Et elle est partie. La petite jeune fille avait posé son cahier sur la table, ouvert son stylo-bille. Tout était écrit minuscule et propre, très propre, merveilleux. Il n’a pas demandé si c’était écrit en Po-lonais (puisqu’elle ne savait pas lire le Français). Il a ressorti sa lettre. – Mais, euh… manemoiselle, ces… minutes, qu’on vient de passer, ça… répond peut-être, en partie, à ce que je demandais dans cette lettre, il faudrait tout que je la réécrive… Elle a paru paniquée. – n… non, z… ze vous en suppie… n… ne lih… s… cetteu lette… ? – D’accord, si vous voulez. Pardon. Elle s’est mise en position, crayon sur le papier, et il a commencé la lecture, très doucement : – Chère Manemoiselle, Elle a écrit, semblait-il : « cèr manmwazèl ». En Français phonétique ? Il aurait presque pu écrire la traduction pour elle… mais il a continué, posément, pardon : – Je reviens vous voir… depuis trois ans et demi… en faisant semblant… de venir pour un gâteau… Elle écrivait, toute appliquée, mais ses joues avaient rosi. – Mais ce mensonge… me pèse… et… ça pourrait être un malentendu… ou divers malentendus… possibles… et graves… pardon. Elle a avalé sa salive. Silence. – (Numéro) 1 : en dehors de ce travail ingrat… vous seriez… (entre parenthèses : « comme votre sosie Lucie Métailski »)… une fêtarde danseuse infidèle… vous amusant à séduire les hommes par milliers… pour les abandonner avec mépris… Silence. Mais elle n’a pas relevé les yeux, pas demandé qui était cette Lucie, sa camarade de classe quand ils avaient quinze ans… – Lucie était, elle aussi, la plus petite du lycée, traitée de débile par les profs (l’année de sa dépres-sion)… Et elle me faisait des sourires, à moi… (moi tout seul, avais-je l’impression)… Et je recom-mence avec vous… qui lui ressemblez tant… comme une petite Miss Univers, injustement méprisée… Elle a écrit, rougissante, se mordant la lèvre, timide. Elle n’a pas mis de majuscule à « mis univèr »… – C’est moi qui suis amoureux de vous, mais j’ai parfois l’impression… que c’est vous qui êtes amou-reuse de moi… Je délire complètement, pardon. Il a soupiré, et la petite jeune fille a fait une légère moue, comme désolée ou quoi. Sans le contredire, en un sens ou en l’autre. – Aujourd’hui, je… me sens prêt… à re-franchir le pas, différemment. Il faut que… je vous explique. Pardon. Et ça peut vous libérer de… cette obligation de gentillesse, apparente… dont vous me faites cadeau… si gentiment… Silence. Elle a avalé sa salive, encore. Il a bu une gorgée de menthe. Pas elle. – Quand j’ai proposé à Lucie de l’aider en Maths… (on était en classe Maths)… elle a refusé… quand je l’ai invitée au cinéma… (elle était passionnée de ciné)… elle a refusé, elle a cessé, à jamais, de me sourire… Et elle a redoublé… et… moi j’ai… même pas songé à demander à redoubler aussi, par-don… Elle a cligné des yeux. – Cet été là, dans la montagne… j’ai sauté de l’à-pic… de huit cent mètres, au-dessus de la vallée… Pardon. Elle… tremblait un peu, la pauvre. Continuer, vite… – Mais une racine m’a accroché, je n’ai eu que la jambe cassée… l’hélico est venu me décrocher, m’emmener… les toubibs m’ont drogué… Lucie a refusé de me revoir…

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La petite jeune fille avait les larmes aux yeux. Elle a reniflé. – Et pareil, quand… dix ans plus tard… je l’ai rappelée, au téléphone… en lui ayant laissé vivre ses vingt ans… Elle m’a traité de dingue, à enfermer… je suis tombé du cinquième étage… Elle a fermé les yeux, comme douloureusement, pauvre chérie… mais continué à écrire… « du sîkièm étaj ». – Aujourd’hui, avec vous, je… ferai pas la même erreur… Lucie, mangeuse d’hommes, n’en valait pas la peine… et, si vous êtes comme elle… je me tuerai pas pour vous, soyez tranquille… Elle ne paraissait pas soulagée, étonnamment. Ou non, c’était logique. Continuer : – Vous n’auriez été qu’une image jolie, délicieuse, à regarder, admirer… Elle… a fait Non, du menton, tout en écrivant. Avec un demi-sourire. Mystérieux. Il a continué quand même : – Une beauté-poison, toxique, mais… je suis maintenant immunisé, guéri par l’expérience… sans plu’ me faire d’illusions… Et je suis pas un noble chevalier, au secours d’une petite injustement méprisée, vous seriez, comme Lucie… très consciente de votre charme, infini… vous amusant à tuer les naïfs, avec… Avant qu’un virus ne vienne arrêter ces jeux-là… avec les beaux, les riches, tout au moins… Elle a avalé sa salive. Silence. – (Je sautais une ligne, là). (Numéro) deux : vous vous croiriez une « moins que rien », aimée de per-sonne au monde… Elle… elle a fait Oui, de la tête, oh… Confirmant son logement en foyer social, sa position de méprisée par toutes (et peut-être tous)… – Et vos sourires touchants, vers moi, seraient une vraie proximité, entre silencieux, amicaux… Elle n’a pas fait non. Elle a écrit : « âtr silâsyê, amikô ». Continuer : – J’ai même rêvé que… vous alliez être renvoyée… (entre guillements, pardon :)… « chez les dé-biles », dans une autre ville… et que vous pleuriez à l’idée de ne plus revoir cet « ami », que je suis, en un sens… Elle a reniflé, et fait Oui, du menton ! En continuant à écrire… Oui à quoi ??? Euh… conti-nuer : – Alors… je devrais stopper ce silence idiot, qui est le mien… Il a soupiré. – Je devrais risquer d’affronter en face mon erreur… vous dire que je vous aime… même si vous allez plu’ jamais me sourire, si vous m’interdirez de revenir au magasin… comme une fin du monde… Par amour, je devais risquer… tenter le coup… Elle a reniflé encore. – Je devrais vous demander en mariage… essayer… même si c’est idiot… et impossible… depuis ma chute de l’immeuble, je… suis « impuissant »… Enfin, j’ai jamais eu… utilité de la chose, mais au réveil, j’ai jamais plu’ d’érection ni rien, je serais incapable de vous donner du plaisir virilement, vous donner des enfants… Elle a fini d’écrire « dé z âfâ ». Silence. Oui. – (Je sautais une ligne, encore). (Numéro) trois : la vérité serait ente les deux scénarios extrêmes… Vous seriez romantique fidèle… adorable… mais bien sûr pas amoureuse de moi… pas beau, pas riche (enterré ouvrier)… Et… je… vous proposerais une… amitié… toute simple… Elle a avalé sa salive. Sans laisser transparaître de soulagement, ou déception. – De mon côté, je me… gendarmerais, en me disant que « j’étais amoureux d’un rêve », pas de celle que vous êtes en vrai, moins faible que vous ne le paraissez… et vous, vous toléreriez cet ami un peu bizarre, moitié amoureux mais sans intention violente ni rien… Je viendrai simplement aider, à trans-porter les choses, installer les trucs, pour votre mariage, avec un milliardaire… Vous allez partir avec lui en Californie, à Hollywood… J’achèterai tous vos films, en disques… Je ferais des copies d’écran, en grand, sur mes murs. Sans vous déranger, en vrai… Et vous m’écririez un petit bonjour, chaque premier de l’an. Parmi mille admirateurs, pardon. Voilà. Ne restait que la conclusion : – (Je saute une ligne). Manemoiselle, entre ces trois scénarios, et les millions de variantes intermé-diaires, je ne sais pas où est la vérité… Tout ce que je sais, c’est… que je n’ai plu’ le droit de vous mentir. J’ai profité de votre sourire, si doux, si fidèle, tellement de temps… en vous mentant, ce n’est plu’ possible. Mais c’est infiniment moins simple que vous dire en face « je vous aime, manemoi-selle », et prendre une paire de claques en retour. Oui. – J’espère que… vous aurez le temps de lire cette lettre (trop longue, pardon)… Elle a fait Non, tout en écrivant, gentille… – Je peux vous le dire maintenant, avec toutes les réserves qui précèdent : « je vous aime, manemoi-selle »…

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Elle a fini d’écrire : « je vû z èm, manmwazèl »… – (Point final). (Et je signe : Gérard). Avec, écrit dessous : mon nom, mon adresse (Gérard Nesey, 2 bis Rue Mickey Newbury, 59000 Lille). Elle a écrit « jérar nesé, dê bis ru miki nyûbéri, sîkâte nêf mil lil ». – Voilà. Et il a replié la lettre. Il allait la ranger (pour la jeter dans une poubelle, dehors – il avait gardé le brouillon à la maison), mais la petite jeune fille a paru paniquée par ce geste : – n… non, m… me n… nonner… – Vous donner la lettre ? Même illisible ? Oui. Ah. Il lui a tendu, et… il croyait comprendre que… elle voulait garder ça comme pièce, pour la police, si elle était attaquée ou quoi, gardant trace des aveux de tous ses amoureux secrets ou quoi… Mais elle a eu un geste tout bizarre : elle a replié en quatre la feuille, et… elle a déposé un baiser dessus… ??? Il croyait rêver. Il ne respirait plu’. Attendant la sanction de sa dulcinée, l’envoyant promener ou non. Silence. Long silence. – z… ze va helih… n… n’un miyon ne fois… Relire un million de fois ? – a… avec m… mon cœuh… qui cogne… a… a mouhih… Oh… Elle a soupiré, elle avait les yeux comme pleins de larmes retenues. – z… ze va p… p’ier l… le Seigneuh s… c’est pas un hêve… – Un rêve de bonheur ? Ou un cauchemar ? Elle a relevé les yeux vers lui, et les larmes ont commencé à couler, oh… – n… n’un hêve n… ne monheuh… n’infini… Elle a fermé les yeux, et les a rouverts, avec un grand sourire, comme émerveillée de le re-trouver, sans s’être réveillée ailleurs. – m… mais n… nes infihlièh… ch… chez les némiles… ne dih… z… ze malfohmée… incapabe ne hende un homme heuheux… au… aucun homme n… n’il voudha ne moi… Il a souri, très doucement… – Je vous ferai des millions de bises, si vous acceptez… – m… moi z’aussi, n… ne vous faih m… miyons ne bises… p… pouh vous tonsoler… Oh, suprême bonheur… – z… ze m… m’appelle p… pat’icia n… niezewska, p… pahdon… Oui, Polonaise comme Lucie. – Je vous aime, Patricia Niezewska… Accepteriez-vous de devenir Patricia Nesey, un jour ? – oh… oh… n… ne z’épouser l… le cehui que z’aime… ? v… vous… ? Il a hoché le menton. Et elle aussi, merveilleuse.

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LOGIQUE FÉMININE ? C’est finalement au cours de sa visite 141 (à sa petite pâtissière adorée) que Gérard a franchi le pas. Pendant qu’elle emballait le flan : – Manemoiselle, j’ai… un problème, grave je crois, et… vous seule pouvez m’aider, je crois… Elle a tourné la tête, relevant les yeux vers lui, petite naine chérie. Ebahie. Il n’avait jamais autant parlé, en trois ans et demi, et ce qu’il disait était passablement brutal, pardon. Mais il devait le dire : – Est-ce que… vous accepteriez… ? de me parler, dix minutes, en dehors de votre travail ? Elle a baissé les yeux, rougi. Faisant oui, du menton, semblait-il. Miracle. – Oui ? Oui. – m… mais… Aïe. Mais elle désapprouvait ? Ce mélange entre travail et affaires personnelles ? – m… mais z… ze p… pas n… n’intennigente, p… pahdon… pahdon… ? – Euh, c’est… pas une question d’intelligence mais… de « cœur », je crois… Elle a rougi encore, et fait Oui, comme si elle devinait la question. Ou croyait deviner, puisqu’il avait hésité entre divers scénarios (au cas, improbable, où elle accepterait cette entrevue). – ou… ou-i, z… ze n’a m… meaucoup n… ne cœuh… p… pouh vous… ??? Etait-ce une déclaration d’amour ??? (Ce qui était précisément le sujet de la question qu’il voulait lui poser : était-elle amoureuse de lui, comme il l’était d’elle, ou se faisait-il des illusions ?). Ou bien était-ce un défaut d’expression, pour dire des sentiments amicaux ? Oui… – Merci, manemoiselle. Vous êtes la plus gentille personne du monde. Elle a rougi, très fort, baissant les yeux, toute confuse perdue. – n… non, s… c’est v… vous, m… meu-s… sieu… s… si zentil… – Merci… On en restait à l’incertitude de départ, qui devenait criante. A hurler, même… Tous ces scéna-rios se volatilisaient, et il ferait peut-être bien de conclure instantanément : « je vous aime, manemoi-selle, est-ce que vous m’aimez aussi ? ». Mais non, c’était infiniment plus compliqué, pardon. – Je… pourrais vous voir tout à l’heure ? après la fermeture du magasin ? ou plutôt un autre jour ? demain matin par exemple. Elle a vacillé, comme saoule. Il ne comprenait pas pourquoi, pardon. Silence. Elle respirait, cherchait l’air. Pour refuser ? Ou bien… parce qu’il y avait un empêchement pour les deux possibili-tés ? (son amant venant la chercher ce soir ? un autre travail le samedi matin ?). Il a attendu, patiemment, une réponse, pardon. – t… tout à l’heuh… – Bien. Et elle a ramené le paquet, toute timide adorable… Il a posé l’appoint dans le réceptacle, comme chaque semaine (pour lui faciliter la gestion de caisse, il faisait toujours cet effort). – Merci infiniment, manemoiselle. A tout à l’heure, donc. Et il est sorti, sans avoir re-croisé ses yeux. Pardon, il l’avait toute déstabilisée, il avait ruiné – en un sens – trois ans et demi de visites anodines, respectueuses. Pardon. Mais il devait savoir… Dix minutes plus tard, une camionnette est venue chercher les invendus, la caisse. Et quand le conducteur est reparti, il a lancé un méchant « Allez, salut, la naine, débile, va ! ». Oh… La petite jeune fille est retournée à l’intérieur, ôter sa blouse blanche, passer sa veste grise, gentille. Elle est ressortie, s’agenouillant pour fermer la porte au sol. La minute fatidique était arrivée. Et… nul amant n’était venu la chercher, la bisouiller, ça orientait en partie la question. Elle est venue jusqu’à lui, un peu tremblante, mais pas de peur semblait-il. Ou… inquiète de ne pas savoir répondre à ses questions, plutôt. – Merci, manemoiselle, de m’accorder ces dix minutes, ou cinq, je sais pas… – m… mèhci… ? – Ce que je voulais vous dire, vous demander, c’est… J’ai entendu dire, à mon travail, à l’usine, que… l’idéal, pour une employée de commerce, c’est… que tous les clients la croient amoureuse d’eux, chacun, personnellement… Elle a baissé les yeux, rougissante semblait-il (dans la pénombre). Elle n’a pas répondu. Oui, peut-être devait-il le dire en clair : – Dans les métiers de coiffeuse, de la restauration, ça fait des gros pourboires… Dans d’autres mé-tiers, comme la pâtisserie, ça fait des clients fidèles, éternellement…

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Elle a avalé sa salive, et ça a fait un drôle de bruit, pardon. Devait-il le dire en clair : « ma-nemoiselle, est-ce un jeu de rôle, excellent, ou êtes-vous amoureuse de moi ? » ? Il hésitait. – Et c’est respectable, c’est pas méchant. Les femmes aiment séduire, je crois. Elle n’a pas hoché le menton. Silence. – Simplement, je… suis « fragile », pardon… Je… je pense que vous êtes la meilleure employée du monde, et… je me demande… est-ce que… euh… Il avait préparé ces mots, mais ils ne lui revenaient pas, pardon. Une façon moins abrupte que « êtes-vous amoureuse de moi ? comme je le suis de vous »… Comment dire ? Mais… elle a… souri. Un grand très grand sourire, merveilleux, et elle a relevé les yeux vers lui, radieuse. – n… nes dames n… n’è dih… l… les hommes s… ça comp’end hien, n… ne les affaih de cœuh… (« Les dames elles dire les hommes ça comprend rien de les affaires de cœur » ?) – Euh, c’est possible, oui. Désolé… – s… ce qui ce passe, s… c’est… Il ne respirait plu’, le cœur prêt à exploser, imploser, déchirer… – n… nans t… touss l… les madasins… Oui, dans tous les magasins, les femmes jouent de leur charme, qu’il était con d’avoir été imaginer une romance personnelle… – n… nes vendeuses, n… n’è sont f… folles z’amouheuses n… ne vous, m… meu-s… sieu… ? – Mh ? Vous voulez dire ? « Ça fait partie du métier » ? De faire semblant d’être amoureuse des clients ? Elle a souri encore, presque amusée (un sentiment qu’il n’avait encore jamais vu chez elle, en trois ans et demi…). – m… meu-s… sieu… héveillez-vous… – Me réveiller ? Pardon… Oui, je… pardon, euh… – n… nans s… ce monde m… méchant, v… vous n’êtes ne seul z… zentil, n… ne pluss zentil meu-s… sieu du monde… et… et le pluss beau… ??? Elle plaisantait ? se moquait de lui ? – aloh… t… toutes nes femmes du monde, n… n’elles sont z’amouheuses de v… vous, vous tout seul… ??? Il allait demander « même vous ? », mais c’était très idiot, comme question, pardon. – Vous dites ça pour rire, bien sûr ? Elle a fait une petite moue triste. – n… non, z… ze… Silence. – s… si vous avez hemahqué… ch… chez moi, s… c’est a… à cause que ze… pas n’intennigente, p… pahdon, n… ne pas savoih k… cacher t… tout à fait m… mes sendiments… Bon dieu, ça paraissait sincère ! Et coupable, complexé… Devait-il hurler « Je vous aime !!! » ? Euh… – Attendez… attendez, manemoiselle… Vous dites que… « toutes les femmes du monde sont amou-reuses de moi » ? Elle a hoché le menton. – m… même n… nes t’è belles, t’è ghandes, n… n’intennigentes… n’avec pèhsonnalité… Il avait envie de hurler « mais c’est pas du tout l’idéal à nous, les hommes, ça : on préfère une jolie petite naine, faible et humble, timide… ». Ou devait-il aller droit au fait, à la conclusion maintenant urgente : « acceptez-vous de m’épouser ? ». Non… : – Attendez, manemoiselle, c’est… pluss compliqué. Je… je suis pas un homme tout à fait… Depuis sa seconde tentative de suicide, oui, toujours pour Lucie, la sosie de la petite jeune fille… – v… vous p… p’ophète… ? ? Prophète ? – Euh, non, pardon, je veux dire… J’ai eu un accident, et… les femmes veulent un mari comme papa de leurs futurs enfants… moi je… je peux plu’ faire d’enfant… si je l’ai pu un jour, je sais pas… Silence. Elle n’avait pas froncé les sourcils. Ni éclaté de rire. Son regard s’est fait très doux. – v… vous p… pas k… comme tauheau m… méchant… ? – C’est ça : les femmes préfèrent les taureaux en rut, géniteurs riches ou musclés… Moi je suis qu’un pauvre ouvrier, pas intéressé par le sport, im… puissant, pardon… Sachant ça, aucune femme vou-drait de moi…

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Il s’attendait à un « effectivement, ça change tout ! » qui allait lui déchirer le cœur, le tuer en-fin, après ces années à repousser l’échéance, pour rien. La petite jeune fille a souri, très doucement. – a… aloh… p… peut-ête z… ze n’êteu l… la seule… Mh ? (« Alors, peut-être je être la seule » ? La seule à quoi ?) – l… la seule z’amouheuse ne vous… f… fidèle… en… encoh pluss z’amouheuse s… si v… vous voulez pas v… violer… ne p’endeu le coh… (z… ze malfohmée… k… comme un ange… autun homme ne voudhait ne moi…)… – Manemoiselle, accepteriez-vous de m’épouser ? Radieuse, émue aux larmes… – m… moi… ? – Si j’avais le choix entre toutes les femmes de la Terre, c’est vous que je choisirais… Je vous aime depuis trois ans et demi, en secret… – n… non, s… c’est m… moi z… ze vous aime… en… en sek’et… – Oui, pardon. C’est pas « viril », comme sentiment, pardon. Je suis un raté, complet… – n… non, l… le plus m… mèhveilleux m… meu-s… sieu du monde… – Merci. Mais un « anormal », d’accord ? – l… les hommes nohmals, s… c’est t… t’è m… méchant… Il a souri. – Et les femmes normales, c’est très méchant aussi. Oui, séductrices actives avant d’abandonner leurs conquêtes, le cœur brisé… Lucie.

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DERRIÈRE VOUS ! Gérard pensait bien qu’il ne saurait jamais rien de la vie de sa petite pâtissière chérie : elle était toute silencieuse timide et ne racontait pas ses amours. Elle disparaitrait simplement un jour, mariée à un milliardaire, ou fauchée par le SIDA, comme sa sosie Lucie… Gérard avait prévu de se tuer, alors, n’ayant cette fois plu’ aucune raison de rester sur Terre. Il aurait simplement profité de ces trois et demi (ou plus), de pur bonheur, à la revoir, sans déranger. (Avec Lucie, quand ils avaient quinze ans, le miracle de sourires échangés n’avait duré que quelques mois – avant qu’elle refuse, quand il l’avait invitée au cinéma). Il est donc venu « comme d’habitude » à cette 141e rencontre au magasin, avec un mélange d’espoir (elle serait encore là) et de crainte (elle aurait disparu à jamais). Un regard dans la vitrine, avant d’entrer, l’a rassuré : sa petite chérie était bien là ! Ô joie ! Il est entré, et il y avait une grande jeune femme, devant, parlant très fort. – Putain ! C’est dingue ça ! Embaucher une naine débile ! Aïe, insultant encore la petite jeune fille… Il s’apprêtait à intervenir, prendre sa défense, comme l’an passé en Février… – Non mais ! Crevure ! A part ton métier, qu’tu fais si mal ! T’as des amis ou quoi ?! En dehors ! Du coup, Gérard a retenu son élan, terriblement intéressé par la réponse. Allait-elle dire « je vais me marier » ou « j’ai mille amants » ? La petite jeune fille était tout au bord des larmes. – n… non, p… pèhsonne… ??? – Ah-ah-ah ! Tout le monde te déteste !? – s… sauf l… le zentil m… meu-s… sieu dèhièh vous… Oh… (« Sauf le gentil monsieur derrière vous » ???). Il est intervenu, là : – Oui, j’adore manemoiselle, moi… Je croyais que tous les hommes étaient pareils… La grande dame était pliée de rire : – Ah-ah-ah ! Ouais super-super ! Juste naine, handicapée mentale, anémique, bègue, bougnoule polak ! – Bienvenue en France, manemoiselle… Elle a rougi, toute. – Non ! Moi je dis : qu’les étrangers y gardent leurs raté(e)s ! Merde quoi ! È doit toucher une alloc’ de handicap et tout, merde ! Qui c’est qui paye ?! C’est bibi ! Et elle est partie, en colère, avec son paquet. Et Gérard s’est retrouvé face à la toute petite jeune fille, sa chérie… Mais le monde avait comme basculé, vers quelque chose de merveilleux, incer-tain… – Pardon, manemoiselle, je… savais pas… que vous étiez seule… Elle a baissé un peu plus les yeux, toute honteuse perdue. Silence. Et elle n’allait pas cher-cher son flan traditionnel, aujourd’hui, restant un petit moment parler, au moins. – Manemoiselle, est-ce que… Elle a tressailli, est allée chercher son flan, comme rappelée à l’ordre, pardon. – Non, je voulais dire : est-ce que… je peux vous inviter, au restaurant… ? un jour… ? Il a cru qu’elle allait s’évanouir, bon dieu ! Mais c’est allé, ouf, elle s’est accrochée à sa table, chancelante perdue. Silence. Elle respirait fort. Peut-être un malaise d’apnée, ou d’hyperventilation au contraire, pardon. – z… ze s… sehais s… si z… z’heuheuse… Et c’est comme ça qu’ils se sont donné rendez-vous pour le lendemain midi, au restau-bar ici, à côté de la pâtisserie. Il n’a pas recroisé ses yeux ce soir, elle gardait la tête baissée, toute timide confuse, pardon. – Voilà, bonsoir manemoiselle. A demain, donc… – m… mèhci, n… n’inf-fini… Il n’a pratiquement pas dormi de la nuit, repensant à chaque seconde de cette 141e entrevue, mémorable… Se demandant aussi ce qui allait se passer, le lendemain… Il n’avait aucune espèce d’expérience, de « rendez-vous », avec une fille aimée… Il était vieux garçon, solitaire, renfermé. De-vait-il acheter des préservatifs ? Oh-là-là, ça paraissait tellement prématuré, indécent… et peut-être pourtant requis, presque obligatoire, s’il avait la chance que… Non, c’était idiot, pardon. Il se deman-dait à quoi pensait la petite jeune fille, en ce moment. Etait-elle dans la même incertitude craintive ? Ou était-ce complètement anodin ? Ou avait-elle connu plein d’hommes, en étant chaque fois déçue ? Il ne ferait sans doute pas mieux, pardon. En tout cas, c’était clairement la fin, brutale, de ces trois ans et demi de bonheur à distance, innocent, sans la déranger dans son travail. Il s’était démasqué, et… elle le savait peut-être amoureux depuis le début (il avait entendu parler de « l’intuition féminine »)…

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Il est arrivé Rue Saint-Jean vers onze heures, et… sa petite chérie était déjà là ! attendant à trente mètres de l’abribus ! Il a presque couru jusqu’à elle… – ‘Jour manemoiselle, pardon… On n’avait pas dit « midi » ? – p… pahdon, p… pahdon, m… mèhci… ? – Euh, on… va aller au restaurant, oui. Je sais pas si c’est déjà ouvert. Elle semblait au bord des larmes. – z… ze va v… vous n… n’attende d… dehoh… t… te vous f… finih m… manger… (« Je vas vous n’attendre dehors, que vous finir manger » ?). – Vous… vous voulez pas manger ? – z… ze va v… vomih… – Oh, pardon… Si vous êtes souffrante, on peut se voir un autre jour… Elle pleurait, oh… En silence. Mais elle a fait Non, de la tête. Non, elle ne voulait pas qu’ils se revoient ??? – n… non, s… ça seha p… paheil… s… c’est l… la minute l… le pluss impohtant t… toute ma vie… et… et ze va pas dih… k… comme y faut… Et les larmes coulaient, coulaient… Oh… – Shht… manemoiselle, détendez-vous… C’est… pas si… important, grave, que… Si. – Oui, en un sens, pardon. Pour moi aussi, c’est… Soupir. – Ce qu’on peut faire, ce que je vous propose, pour… dédramatiser, ce moment, c’est… qu’on se revoie la semaine prochaine, pareil. Comme ça, si… on a dit quelque chose de travers, vous ou moi, on pourra corriger, s’excuser… après y avoir réfléchi toute une semaine… Un demi-sourire est apparu sur ses traits, petite chérie. – ou… ou-i… ? s… c’est p… possibe… ? – Bien sûr. Elle s’est signée, religieusement. Comme si c’était un miracle, absolu. Inespéré. – Venez, on va s’asseoir sur le banc, là-bas. On verra si ça va mieux, vers midi. Et ils sont allés vers ce banc public, donc. Quand ils sont arrivés là, elle est restée debout, face au banc. Etait-ce sale ou quoi ? Il ne voyait rien de spécial, il s’est posé le postérieur, sur la partie droite du banc, et… elle est venue s’appuyer, contre la partie gauche. Oui, trop petite pour s’asseoir, petite naine chérie… – Vous voulez que je vous aide à monter ? Elle a rougi, fait non de la tête. – p… pahdon, z… ze p… pas n’assez ghande… ? Il cherchait les mots pour dire que c’était pas grave, qu’il n’aimait pas les femmes grandes comme des hommes. – C’est rien, c’est… Les mots ne venaient pas. Silence. Long silence. – Manemoiselle, je… m’appelle Gérard, Gérard Nesey, j’ai 29 ans. Elle a rougi, souriante jolie… – m… mèhci… Silence. – Et vous ? Elle a paru gênée, pardon. Forcée de parler ? Elle préférait le silence ? partagé ? Il n’avait rien contre. Mais il aurait tellement voulu savoir son prénom. (Voire son nom, si elle disparaissait un jour, pour la chercher…). – p… pat’icia, v… vin s… six ans… n… niézèwska… p… pahdon, s… c’est pas f… fhançais… – Ma petite polonaise adorée… Elle a rougi toute, encore. Silence. Cramoisie, la pauvre… Il a regardé ailleurs, pour ne pas la mettre trop mal à l’aise, en la regardant chaque seconde, pardon. (Elle était immensément jolie, mais il n’avait pas le droit, peut-être). Le silence durait. – Patricia, je me disais, donc… Si vous avez pas d’amis, du tout, on… pourrait être « amis », nous, tous les deux, non ? Il espérait un hochement de tête, en rougissant peut-être. Mais elle a fait non, du menton, très désolée… Ah. – Non ?

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Elle cherchait les mots, visiblement. Il lui a laissé quelques minutes, pour les trouver, à sa vitesse. – que… v… vos ami(e)s, è… elles v… vont v… vous disputer, s… se moquer de vous… ? – Mh ? – n… ne z’inviter u… une k’evuh… Inviter une crevure ? Euh… Mais… – Patricia… que vous soyez… douce et faible, petite, ça… fait partie de votre charme, infini… Ecoutez pas les dames jalouses, qui vous insultent. – n… ne fohte p… pèhsonnalité, g… ghandes et b… belles… – Non : elles sont très laides, et avec méchant caractère… Je préfère vous, infiniment… Et puis… j’ai zéro ami, Patricia… Je suis un… un « cœur brisé »… vieux garçon, innocent… Je sors pas, je reçois pas… Elle a tourné la tête, cherchant ses yeux, toute compatissante, touchée. – è… elle m… me hessemblait… ? Il a avalé sa salive. – Elle était votre sosie, exacte, pardon. La pluss jolie fille du monde, ex aequo donc. Avec vous. Il allait ajouter « mais c’est vous, vous seule au monde, que j’aime », mais elle l’a pris de vi-tesse : – z… ze vais n… n’aller hui pahler… hui dih v… vous n’a deviende l… le pluss zentil monsieur du monde… Oh… – en… en pluss de n’ête l… le pluss beau… Et ça ne semblait pas pour rire, mais une quasi déclaration d’amour… – Patricia, non, vous êtes aveugle… – v… vous aussi… Il a presque souri, pardon. – Oui, mais… euh… Bon, ça explique, c’est vrai, mais… Par quel bout prendre la question ? – Je veux dire : Lucie, elle (Lucie, elle s’appelait, elle s’appelle), Lucie c’était très différent… Elle a rougi, et… Gérard craignait un malentendu, pardon : – Je veux dire : je l’ai jamais touchée, même pas une bise sur la joue, même pas une poignée de mains, mais… Lucie, elle était mille fois moins douce timide que vous, en vrai. Elle a cligné des yeux, ne semblant pas comprendre ces deux mots, d’importance pourtant capitale, pour lui. – On avait quinze ans, et… elle a fait une dépression nerveuse, en étant dernière de la classe, traitée de débile par les profs… Patricia a fait Oui de la tête, elle avait connu ça, oui. – Elle paraissait très triste, immobile, repliée… et moi je rêvais de la consoler… l’aider à remonter la pente… Patricia a hoché le menton. – è… è n… n’avait ne la chance… – Non : c’était très temporaire chez elle… En vrai, elle était fêtarde, passionnée de danse, de drague, flirts, avec des grands types musclés, des vieux riches… Je m’en doutais pas, j’étais… innocent… Elle comprenait, oui, Patricia. – Je l’ai recontactée, des années après, et elle m’a dit qu’elle couchait avec des tas de types, aux quatre coins du monde… que j’étais très con, de m’être enterré ouvrier, de pas sortir, pas « vivre »… Patricia a avalé sa salive, difficilement. Hoché le menton. – p… plutôt que… z… ze va hui pahler… s… ça sehait m… mieux z… ze vous fais un… un miyon de bises p… pouh vous guéhih… ? ??? – Ce serait merveilleux, inouï… Le plus grand bonheur du monde… Elle a rougi, toute. Et il craignait quelque chose comme « Non, ne rêvez pas, je disais ça pour rire ». – m… mais… Aïe, oui, on y venait… – m… mais z… ze pouha pas hèster v… vote amie t… t’è l… longtemps… – Non, bien sûr, on pourra… Comment dire ? « se marier » ? « se marier ensemble, vous et moi » ?

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– z… ze dois hetouhner ch… chez les némiles, n… nans t’ois mois… nans une auteu ville, d… dou-ai… Aïe, catastrophe… – On pourrait se marier, Patricia, pour vous éviter une… « expulsion »… Vous habitez en foyer so-cial ? Oui. – m… mon hêve… Ça ne semblait pas une réponse de type « oui, vous épouser serait mon rêve », mais le début d’une phrase à venir. – mon hêve, s… ça sehait… Il ne respirait plu’. – z… ze monte s… suh une chaise… ? Oui, petite naine mignonne, pardon. – ze v… vous fais n… n’un miyon de bises… ? Adorable petite chérie… – et vous me p’endez d… dans vos bhas… – Oui, avec immense bonheur, Patricia… Il allait dire qu’il n’y avait pas besoin de chaise (ou de banc) pour ça, qu’il pouvait s’agenouiller pour être à sa hauteur, petite chérie… Pour la prendre dans ses bras… – et… aloh… je meuh ne monheuh… « Et alors je meurs de bonheur » ??? – m… mais v… vous êtes g… guéhi, p… pah m… mon miyon de bises… a… aloh… v… vous posehez m… mon coh nécédé d… dans une poubelle… et v… vous séduihez n… n’une maname t… t’è ghande… et belle, n’intennigente… Catastrophe… Il en restait sans voix. – aloh… je sehais heuheuse… m… mohte z’heuheuse, et… ne z’êteu v… viendée suh la Tèh… pouh vous guéhih… je n’auha eu n’une haison… de vivhe… « D’être venue sur la Terre pour vous guérir, j’aurais eu une raison de vivre » ? – Patricia, c’est… une immensément belle histoire… Elle a rougi, heureuse, confortée, radieuse… Il n’osait pas dire « mais… » qui casserait ce doux sentiment… – Et… Elle attendait, très intéressée. – J’entrevois une… variante… pardon. Elle a cligné des yeux, un peu inquiète. – Je veux dire : c’est pas sûr qu’un seul câlin, un seul million de bises, suffise à me guérir… Il faudrait que vous restiez vivre, un petit moment, pour vous assurer que ça va, que je commence à guérir, puis que je suis guéri tout à fait. Elle a… hésité, parce que ça lui semblait moins merveilleux, visiblement. Mais… elle a fait oui, reconnaissant que c’était plus prudent, plus réaliste peut-être. – Et… s’il y a besoin de plus de trois mois (pardon), on pourra se marier (ensemble), ou se pacser, simplement, pour vous éviter le renvoi… Elle a rougi, toute… Mais sans dire Non.

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CONVALESCENCE Il est donc redescendu comme avait dit la dame en blanc, infirmière ou aide-soignante, et il a pris le couloir de droite. Menant à une grande cour, avec des arbres, des bancs. Et là, sur le banc le plus éloigné, toute seule : sa petite pâtissière chérie, assise, avec ses béquilles… Elle était assise sur le côté, rêveuse triste, regardant dans le vague, la pauvre. Il s’est appro-ché, doucement. Il n’était que quatorze heures trente, ce samedi, mais il a dit (comme leurs vendredis soirs d’autrefois) : – ‘Soir manemoiselle… Elle a sursauté, levé les yeux vers lui, et un merveilleux sourire a éclairé son visage, quand elle l’a reconnu… – oh… s… soih, m… meu-s… sieu… – Comment allez vous ? Elle s’est toute repliée, timide tortue, gentille… – m… mèhci, m… mèhci, v… vous m… me heuconnaite… ? v… vous t’availlez n’ici… ? Il s’est assis sur le banc à côté d’elle, petite naine mignonne. – Non, je travaille pas ici. Je suis venu vous rendre visite. Elle a rougi, très fort, perdue. Il a expliqué : – Au magasin, votre remplaçante m’a dit que vous aviez été opérée du genou, pour votre boitement, pardon. Et que vous aviez trois mois de rééducation, en maison médicale. Elle a hoché le menton. Silence. – s… si gentil n… ne v… viende… En souriant encore, rougissant de plus belle. – J’ai téléphoné à votre patron, Monsieur Le Pellec, pour savoir quelle maison médicale, mais il savait pas. Il a accepté de me dire votre nom. Patricia… Toute toute rouge… – Moi je m’appelle Gérard. Gérard Necey. – m… mèhci, n… n’infini… ? S’il avait su que ça l’intéressait, il aurait payé par chèque, au moins une fois… (si elle savait lire – la remplaçante ayant dit « la débile mentale qu’était là en insertion ? »)… Le silence. Mais elle souriait, petit chérie, comme réconciliée avec le monde entier. – n… nésolée j… je a pas n… ne gâteau p… pouh vous offhih… p… pouh hemèhcier… – Pas besoin de remercier, Patricia. Vous aviez l’air toute triste quand je suis arrivé, maintenant vous avez l’air heureuse, c’est merveilleux : je suis très content. Elle a rougi très fort, à nouveau. – s… si j… gentil… n… n’à n’infini… ? – Beaucoup de gens sont venus vous voir ? vous rendre visite ? Elle a fait la moue, sans faire exprès. – p… pèhsonne… Oh, pauvre chérie… – Votre famille, vos amis… Ils vont venir, sans doute, dans les jours qui viennent… Elle a fait signe que Non. – m… m… Silence. – ma famille n… n’y z’ont pas v… voulu ne moi, k… quand je n’étais z’enfant… et… et je n’a j… ja-mais eu n’ami(e)… – Oh… S’il avait su, Gérard aurait tendu la main, depuis des années… depuis les 3 ans et demi qu’il la connaissait. – v… vous… vous devez n’avoih m… miyons d’amis… – Non, pardon. Je suis un vieux garçon triste, solitaire. Je n’avais que le sourire de ma petite pâtis-sière bien aimée… Cramoisie, la pauvre… – Patricia… si… si on est… « amis », en un sens, on… pourrait se revoir… Je pourrais revenir, ici, chaque samedi, par exemple… ou tous les samedis et tous les dimanches, si les visites sont autori-sées aussi, le dimanche… Elle était confuse, émue presque aux larmes. – Et on pourrait se revoir, en dehors du magasin, quand vous serez sortie d’ici… Elle cherchait l’air, comme transportée…

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AVANT L’ÉCHÉANCE DES 30 ANS En trois ans et demi de visites à sa petite pâtissière chérie, Gérard était resté un client ano-nyme, discret (amoureux secret), mais là, avec cette échéance de son trentième anniversaire – deve-nir officiellement « vieux garçon », il s’est bougé. Au cas où la jeune fille soit amoureuse de lui en secret, aussi.

Ce vendredi 16 Mai, donc, pendant qu’elle emballait (inutilement) le petit flan : – Manemoiselle… je… peux vous poser une question ? qui a rien à voir avec les gâteaux, pardon… Elle a souri, hoché le menton, gentille. – Je vais avoir trente ans avant la fin de l’année, dans six mois… et je me demandais… c’est vrai ? qu’on est condamné à être seul, toute sa vie, si on a jamais eu de copine avant trente ans ? Elle cligne des yeux, comme abasourdie. – v… vous… ? v… vous avez pas m… miyon n’ami(e)s ?... – Non, j’ai jamais eu de copine, pardon. Au monde, j’ai que le sourire de ma petite pâtissière bien-aimée… Elle rougit très fort. – s… c’est p… pas juste, v… vous t… tènement j… gentil… – Merci. Oui, vous… vous devez avoir un million d’amis, un millier d’amants… Encore plus ébahie. – m… m… moi… ? n… non, p… pèhsonne, j… je êteu p… pas bien… pèhsonne n’y veut ne moi… ??? – Moi je serais tellement heureux, qu’on devienne amis, vous et moi… qu’on se revoie en dehors du magasin… Toute rouge perdue, la pauvre… – Mais vous pouvez dire non, bien sûr, je comprendrais… Cramoisie… – j… je dih ou… ou-i… n… n’essayer… m… mais j… je p… pas bien… v… vous v… va ête t’è déçu… – Je rêve de me promener auprès de vous, simplement… vous pensez que vous saurez pas faire ? – s… si z… z’heuheuse… Et ils se sont revus le lendemain samedi, après-midi, dans le Parc Simon et Garfunkel, au bout de la rue. Ils ont fait trois fois le tour du parc, très doucement, et puis ils se sont assis sur un banc public, à regarder le monde autour, souriant tous les deux. Il lui a payé un verre (un jus de noisette) à la terrasse d’un café, aussi. Et vers dix-sept heures, il a conclu : – Bien, je vais vous laisser, manemoiselle. En vous remerciant infiniment pour cette après-midi, toute entière, c’est le plus beau jour de ma vie.. – m… moi z… z’aussi… Incroyable ! – On pourra se revoir, pareil, la semaine prochaine ? – s… si z… z’heuheuse… v… vous p… pas déçu d… de moi… ? – Non, je suis sous le charme, complètement. Elle a rougi très fort, rentré un peu plus les épaules. – p… pahdon, j… je p… pas chahmante… au… au foyer s… social… Elle habitait en foyer social ? pauvre chérie… – t… tout ne monde, è disent j… je m’habille k… comme une ghand-mèh… Oui, pas de décolleté, pas de minijupe. – Je vous préfère vous, timide gentille, à toutes ces vampirelles, qui séduisent les hommes pour les abandonner après… Enfin, plein d’hommes font pareil, pardon, il paraît. J’y connais rien. Elle a souri, immensément. – v… vous et moi, n… n’on vient d’une aute p… planète… ? – Oui, planète timide, introvertie… Planète en voie de disparition, peut-être… Elle a rougi, et il a craint qu’elle prenne ça pour une incitation à repeupler cette planète, donc une invitation à coucher. – Allez, bonsoir, manemoiselle, bonne soirée… – j… je va ék’ih… ch… chaque seconde… chaque mot vous n’avez dih… ? Il a souri. – Moi aussi. On se comprend. Et ils se sont quittés, pour cette fois. Heureux.

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L’AVENIR, VU À DEUX Après 141 visites pseudo-commerciales, à sa petite pâtissière chérie, après 12 promenades avec elle, devenue sa « copine », tout a semblé s’effondrer. En effet, ce samedi matin-là, elle est arri-vée au Parc les yeux rougis, comme si elle avait beaucoup pleuré. Et quand il a demandé, poliment : « Ça va ? Patricia… », elle a refusé de répondre, disant seulement : « j… je vous èspliqueha t… tout à l’heuh… ». Comme si elle voulait lui faire cadeau d’une toute dernière promenade, avant de dire adieu. Gérard a donc accepté ce vœu de promenade silencieuse, n’annonçant rien de bon. Pour la première fois, le silence n’a pas été doux, idyllique, non : Gérard était immensément inquiet. Enfin, il espérait que ce n’était qu’un contretemps, ou un problème externe à leur relation (le décès du père de Patricia ? elle n’avait jamais parlé de sa famille)… Ils ont donc tourné et re-tourné posément, dans le parc, au très petit pas de sa copine, naine et faible. Et puis, ils se sont assis sur l’avant-dernier banc, à leur habitude. C’est peut-être là qu’auraient lieu les adieux (éventuels), snif. Silence. – j.. j… Oui, elle allait parler. Silence. – j… géhah… – Oui, Patricia… Elle respirait fort, émue, pas loin des larmes, la pauvre. – géhah… n… ne faudha v… vous t’ouver n… n’une aute k… copine… Il a baissé les yeux, abasourdi, une tonne de cafard lui tombant sur les épaules… – Je comprends, oui… Silence. – n… non, j… géhah, v… vous p… pas comp’ende… Si, oh si, hélas. C’étaient les adieux redoutés. Gérard aurait voulu demander « Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? ou dire ? pour éviter ça… Je respectais votre réserve, timide, est-ce que j’aurais dû vous bousculer ? Acceptez-vous de m’épouser ? ». Mais elle risquait de fondre en larmes, de dire que c’était trop tard, qu’elle avait dit Oui à un autre homme. Gérard n’était pas sûr qu’extorquer ces aveux soit une bonne chose, pardon. Silence. Il a reniflé, pardon. – On dit « ça ne pleure pas, un homme », mais… – oh… oh… Il ne pleurait pas, non, pas encore. Mais il savait qu’à la maison, il pleurerait des semaines, ou mois, avant de se jeter sous un train… Ne pas en parler, non. Il voulait simplement son bonheur à elle (il l’aimait, sincèrement). – Pardon… – j… géhah, j… je p… pas plaisante… Mh ? Elle ne se jugeait pas « plaisante » ou bien elle ne « plaisantait » pas ? – t… tout k… qu’est-ce j… je veux, s… c’est v… voteu monheuh… ??? « Tout ce que je veux, c’est votre bonheur » ??? – Ben non, Patricia, sans vous je serai très triste… infiniment… – n… n’y faut t… t’ouver n… n’une aute… k… copine… – J’ai le cœur fidèle, infiniment fidèle, pardon. Enfin… vous m’avez guéri, du mal que m’avait fait votre sosie, autrefois… Elle a hoché le menton, immensément sérieuse. – m… maindenant v… vous savez u… une fille n… n’è peut v… vous aimer, a… à n’infini, d… dans son cœuh… ??? Mais… si elle était amoureuse de lui, pourquoi ? – a… aloh… v… vous pouvez m… maindenant… v… vous êtes g… guéhi… vous p… pouvez chèhcher n… n’une ghande et belle, n… n’inténigente… Il a soupiré. – Patricia, ça… dépend des goûts… Moi je préfère vous, vous toute seule au monde… – oh… oh… Elle était au bord des larmes, elle aussi. Il hésitait entre dire « acceptez-vous de m’épouser ? » et « Pardon, j’aurais dû le demander depuis des années : acceptez-vous de m’épouser ? Patricia… ». – j… géhah, v… vous p… pas comp’ende…

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Mh ? Ne pas dire sévèrement que… c’était elle qui était traitée de « handicapée mentale », au magasin, non… Comment dire ? « C’est ma faute, oui, mais… » ou bien… – j… géhah… v… vous m’avez donné n… nes pluss beaux moments n… ne toute ma vie… ? Ces 12 promenades à deux ? Le chiffre 13 (sans demande en mariage encore) portant mal-heur ? – et j… je voudhais t… tènement s… ça gondinue p… pouh les siècles des siècles… – Mais alors… Elle a levé une main, pour le faire taire, lui laisser finir sa phrase (pardon). – m… mais j… je dois k… quitter l… la ville… Et le silence. – Mh ? C’est pas grave, ma petite chérie, on… on pourra s’écrire, passer les vacances ensemble… Elle a rougi très fort, comme si elle n’avait pas une seconde envisagé cette possibilité, qui la touchait, profondément… – j… je vous aime, j… géhah, j… je dois v… vous libéher… p… pouh v… voteu monheuh… Pour son « bonheur » à lui ??? Il aurait voulu hurler « Mais non ! Espèce d’idiote ! C’est tout le contraire : j’ai besoin de vous, vous toute seule au monde ! ». Mais non, ne surtout pas la traiter d’idiote, comme faisaient les gens, qui la faisaient souffrir, encaisser, sans mot dire… – Je vous aime aussi, Patricia. Qu’est-ce que… ? Patricia, acceptez-vous de m’épouser ? Elle a tressailli, toute, comme ébranlée par la question. Comme par une grande gifle. – p… pahdon, t… taisez-vous, j… géhah… Pour la laisser réfléchir ? A la réponse ? Oui ou non ? Elle disait « l’aimer », où était le pro-blème ? Etait-elle immensément déçue qu’il ait tant tardé à déclarer son amour ? Est-ce que ça gâ-chait tout qu’il ne l’ait pas dit le premier ? – j… géhah, j… je peux pas v… vous èspliter… La réponse semblait Non… hélas. Mille fois hélas. – Patricia, s’il vous plaît… donnez-moi quelques « éléments », pour comprendre… ce qui m’arrive… qu’est-ce que j’ai fait de mal… ou qu’est-ce que j’aurais dû faire… ? ou dire… ? quand… ? Elle avait les larmes aux yeux, elle aussi. – v… vous p… pahfait, m… mèhveilleux… à n’infini, j… géhah… Elle semblait le dire sincèrement, pas à titre de plaisanterie, pour se moquer, non… Mais alors… – m… mais j… je peux pas v… vous n’èspliter, s… ça gâchehait t… tout… Il a soupiré, mais voyant ses larmes monter, pauvre chérie, il a corrigé le tir tout de suite : – Je veux dire : c’est ma faute. Je… comprends rien… – v… vous n… n’inténnigent… j… géhah… Elle n’a pas additionné deux et deux pour conclure « donc c’est moi, Patricia, qui dois me tromper »… – v… vous k… comp’endha… n… n’un jouh… Ne pas soupirer, non. Essayer. Pardon. Une part méchante en lui avait envie de crier « mais bougre d’imbécile, explique-moi : tu peux te tromper, je vais te dire où ! »… – Patricia, j’ai… besoin… de votre aide… pour comprendre, c’est mieux de… regarder à deux, les choses, des fois… Je peux me tromper, vous pouvez vous tromper, mais… en regardant à deux… comme deux amis, côte à côte… on est… trois fois plus fort… ou mille fois plus fort, pour comprendre, accepter, regarder… Elle a baissé les yeux, et il y a eu un long silence. L’argument la touchait, bien sûr (elle n’était pas idiote, non). – j… je n’a s… si peuh, v… vous en… en colèh… ? – Impossible, Patricia… impossible avec vous, vis-à-vis de vous… Elle a soupiré, fait Oui (ou plutôt Si), du menton. – s… ça g… gâcheha t… tout… Et le silence. – l… le pluss simpe… le pluss beau, s… c’est k… que vous t’ouvez n… n’une aute k… copine… g… ghande et belle, n… n’intennigente… m… maindenant… – Pour ça, Patricia, j’ai… besoin de… savoir, comprendre, ce qui a raté avec vous. C’est… indispen-sable, pour moi… Elle a fermé les yeux. Et une larme a coulé, quand même, de sa paupière, pardon. Et l’autre paupière aussi, a laissé échapper une larme. Pardon. Silence. Long silence. – Patricia, je… j’ai… entendu, au magasin, vous vous souvenez… Elle a tressailli, fermé les yeux plus fort.

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– Une dame qui vous traitait de « sale polak »… Patricia, je sais que… vous risquez d’être… renvoyée en Pologne… Je… si vous êtes renvoyée, je… je peux apprendre le Polonais, essayer d’aller vous rejoindre là-bas… Elle souffrait, la pauvre, elle se mordait la lèvre. – s… c’est p… pas ça… j… je nationalidé f… f’ançaise, m… même que je… s… sale polak, p… pahdon… pahdon… – Ou en vous mariant, avec moi… vous deviendriez cent pour cent française… – j… je p… peux pas… ? – Si… vous avez eu une… aventure, avec un autre homme, je peux le pardonner, Patricia… Elle a fait Non, les larmes coulaient. – n… n’y a k… que v… vous au monde, j… géhah… p… pouh m… moi… – Patricia, pour moi aussi : il y a que vous toute seule, au monde… – oh… oh… Devait-il répéter « acceptez-vous de m’épouser ? » ? – j… géhah… j… j… j… Elle serrait les poings, comme pour se donner la force de dire, à haute voix… – j… géhah, j… je seha p… pas lib’e… n… ne viende z… « z’en vacances »… je p… pouha pas v… vous dih m… mon z’adhesse… k… k… Silence. Long silence. – Dites-moi, Patricia. Regardons à deux. Sans colère. Juste pour comprendre. Silence. Elle pleurait. – j… je vas… hetouhner… ch… chez l… les némiles… Et le silence. Comme une fin du monde, pour elle. Pardon. – Patricia, je vous aime… Elle a rouvert les yeux, interloquée. – n… némile… j… je p’ononce p… pas bien, p… pahdon, n… ne handigabée m… mendale… k… que n… ne vous a v… volé d… douze heuh, p… p’omenades… p… pahdon… pahdon… Il a levé la main vers elle, pour lui caresser la joue, et elle a tendu la joue, croyant être giflée. Il lui a caressé doucement, essuyant ses chaudes larmes, pardon. – Patricia, je… suis pas, psychologue, ou quoi, en blouse blanche, qui… classe les gens en ceci, ou cela. Moi je sais que… vous êtes la plus gentille fille du monde, la seule merveilleuse de l’Univers… Je vous aime, Patricia… Ebahie. – v… vous p… pas entende… ? – J’ai entendu, depuis des années, au magasin, des gens qui vous traitaient de « débile ». Enfin, je sais qu’il y a des débiles insupportables, qui hurlent et font n’importe quoi… Elle a fait Oui, douloureusement, semblant avoir des tonnes de souvenirs en ce sens (elle avait dit « retourner » chez les débiles, là dont elle venait, apparemment). – Vous toute toute douce et réservée, c’est différent, Patricia, infiniment différent… Je vous aime… Je voudrais vous aider si vous avez des difficultés. Ça me donnerait le sentiment de… mériter votre amour, en retour… vous comprenez ? – j… je comp’ends hien, j… je némile, j… géhah… – Patricia, ils se trompent, les docteurs, les « scientifiques » (prétendus scientifiques) qui disent que les… « classés handicapés mentaux » ne valent rien… – m… moins que hien… – C’est faux… il y a un cas à part, peut-être le seul, mais merveilleux, c’est ma petite Patricia… – j… géhah… v… vous z… z’aveugue… – Oui, je vous aime, je suis aveugle, mais bienheureux, si on reste ensemble… – j… je henvoyée d… du foyer sociann… – Renvoyée du foyer social ? Venez habiter chez moi, ma petite chérie… – j… je sais p… pas faih t… tuisine, p… pahdon… pahdon… – Je vous apprendrai. – j… je p… pas l… le pèhmis d… de feu, j… je némile… d… dangeheuse… – Alors je ferai la cuisine moi… Je reviendrai à midi de l’usine… Pas de problème… – j… je m… majfohmée… n… n’intapabe v… vous nonner nu monheuh… Malformée ? Incapable de « lui donner du bonheur » ? – Si on vit ensemble, qu’on se fait mille sourires, et bisous, je serai heureux, immensément heureux… – j… je intapabe v… vous donner d… des enfants… – Vous aimez les enfants, vous ?

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– n… non… s… si m… méchants… – Ouf ! Moi j’aime pas les enfants… j’en aurai seulement accepté si vous aviez voulu… Je vous aime, Patricia, acceptez-vous de m’épouser ? Elle oscillait, comme saoule… – v… vous p… pas en colèh… ? – Pas du tout, non… – m… même s… si j… je n’a p… p’esque t… tout cassé, n… ne dih adieu, n… ne hefuser v… vote aide… ? Elle refusait son aide ? sa demande en mariage ? – Je respecte vos choix, votre opinion, Patricia… je… je vous aime, simplement… – j… je vous aime aussi, j… géhah… – Alors… Alors, Patricia ? Elle tremblait, de la tête aux pieds, pauvre chérie. Comme sur le point de dire un Oui boule-versant. – m… mais u… une aute è… è vous hendhait t… tènement p… plus z’heuheux… – Sans ma petite Patricia, adorée, je serais inconsolable… Il n’a pas ajouté « je serais mort », pour ne pas alourdir sa conscience, Patricia… – a… aloh, j… je v… vas dih… m… mille p… pahdons… ou… ou-i… – Oui au mariage ? – s… si l… les docteuh… et m… ma tutelle, y… y n’asseptent… p… pahdon… pahdon… – Sinon, on peut se pacser… c’est pareil, ça ressemble, c’est plus facile peut-être, pour les autorisa-tions… Elle était subjuguée, comme admirative, éperdue. Sauvée…

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EXERCICE DE PAROLE D’habitude tellement silencieuse, Patricia a aujourd’hui pris la parole, pendant qu’ils faisaient leur second tour du parc : – j… géhah… m… m… Silence. – Mh ? – m… ma tutelle, m… ma tutelle… Elle était sous tutelle, pauvre chérie ? Effectivement handicapée mentale, comme la traitait certaines clientes au magasin ? – m… ma tutelle n… n’è dih… j… je nois è… essayer p… pahler k… quèqu’un… Il a souri, oui. – Vous pouvez me parler, oui, Patricia. C’est pluss facile avec moi ? Elle a rougi. Silence. Et puis elle a hoché le menton. – v… vous s… si j… gentil, p… pahdonneuh… Pardonneur ? Il a souri aussi, oui. Silence. – Merci. Allez-y. De quoi vous voulez qu’on parle ? (entre « silencieux », pardon)… Elle souriait aussi, contente qu’il ait accepté, apparemment. Silence. – p… peut-ête n… ne l… leçon k… que j… je n’a pas k… comp’i… – Une leçon que vous avez pas comprise ? Dans quel domaine ? – n… ne la v… vie… ? – Euh, c’est… flou, vous… pouvez me dire… ? plus en détail… Elle a cligné des yeux, cherché les mots. Longuement. – s… ça n’était un… un exèhcice… p… pahler, j… je n’a eu z… zého s… suh vingt… – Oh… Parler de… « la vie » ? Elle a hoché le menton. Et il s’est senti un peu désemparé. La vie au sens biologique ? au sens spirituel ? euh… – s… c’est k… quoi l… le bonheuh ne la vie d… d’êteu f… femme… ??? – Euh, Patricia, je… suis pas spécialiste, du tout, pardon… (Je suis pas une femme, je connais pas bien de femmes). Qu’est-ce qu’elles ont répondu, les autres femmes ? – n… ne s… celle k… que n’a eu d… dix-neuf, suh vingt, n… n’elle a dit… l… le bonheuh n… n’ête une femme, s… c’est d… donner la vie… é… élever n… nes enfants… Il a avalé sa salive, ne connaissant pas du tout cette émotion, non. – et… et n’aute, k… que n’a eu d… dix sept, è n’a dit… l… le bonheuh n… n’ête u… une femme, s… c’est séduih l… les hommes, les hiches, n… n’avoih plein ne domestiques… comme èstlaves, que faih l… le t’avail… Et le silence. – Et vous, Patricia, vous avez répondu quoi ? Elle a rougi. Silence. – Dites-moi, s’y vous plaît. Pour que je vous aide, à corriger vos erreurs, y faut que je sache ce que vous avez dit. Elle a hoché le menton, silence. – j… je n’a dit… (p… pahdon…), j… je n’a dit… : « l… le bonheuh n… n’ête u… une femme, p… peut-ête s… c’est se p’omener l… le dimanche matin, aup’ès le gentil m… monsieur… ». Et elle s’est toute empourprée à nouveau. – Oh… merci. Je… je suis heureux, de… de vous rendre heureuse, Patricia… Vous avez eu zéro, pour ça ? Oui. – Moi je vous note différemment : je vous mets vingt sur vingt, parce que c’est touchant, émouvant… Cramoisie, la pauvre… – A la fière maman, je mettrais la note de cinq, sur vingt, parce que la question c’était pas « le bon-heur d’être mère », mais « le bonheur d’être femme »… Et à la séductrice aux dents longues, je met-trais la note de zéro, parce que je trouve que… l’acte de séduction, c’est un acte de violence, qui fait beaucoup de mal, à ceux qui sont séduits et puis abandonnés. Elle a cherché ses yeux, perdue. – k… que v… vous n’avez k… connu u… une m… méchante, k… comme ça… ? Il a fait la moue, un peu, sans oser dire « oui », pardon. – k… qui m… me hessemblait… ?

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– Oui, Patricia, et… je vous mettrais la note de vingt sur vingt en… compréhension, intuition… Elle a baissé les yeux. – m… mèhci… v… vous p… pas en colèh… ne moi… ? – Non, pas de colère du tout. Vous avez guéri mon cœur cassé, si doucement, adorable… Elle a rougi. – s… ça v… vaut au… au moins… l… le bonheuh n… ne un point… s… suh vingt… – Ou mille sur vingt, je dirais plutôt… Merci infiniment…

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LETTRE FINALE (Transcription en Français standard de la lettre de Patricia) Mon très cher Gérard,

Je crois que je dois vous écrire cette lettre, pardon, pour vous expliquer, que je suis pas ca-pable le dire en face et répondre à des questions dans tous les sens, pardon. Il faut je vous explique ma logique, toute, et vous allez comprendre, je suis sûre. C’est pas des mystères féminins ou quelque chose comme ça. Il y a une raison, difficile à expliquer en face, c’est pour ça je refuse de vous donner une photo de moi, et je voudrais une photo de vous, ou mille photos de vous… C’est pas que je être égoïste, c’est le contraire, laissez-moi vous expliquer, de mon côté, sans me désarmer toute par votre sourire trop gentil pardon. Quand je étais enfant, et puis adolescente, je croyais que la vie pour moi c’était que souffrir, souffrir, souffrir. Je faisais ma prière au Seigneur parce que les dames elles disaient Il est très en co-lère sinon, mais je comprendais pas pourquoi je suis née, rien que pour souffrir, c’est tellement mé-chant. Et puis, quand j’avais 23 ans, un 4 Mai, vous êtes entré dans le magasin où je éte en insertion, et… votre regard si gentil, votre beauté, je n’avais le cœur qui cogne à mourir… de bonheur, oui. La nuit qui a suivi, toute la nuit, je a prié le Seigneur pour que vous reviendre… Oh, c’était pas pour vous faire prisonnier de mon vouloir, pardon (je pas être égoïsyte, je le jûre), c’était juste pour que vous trouvez le gâteau délicieux, et vous resservir le même gâteau, délicieux, pour votre bonheur… Et mi-racle vous être reviendre… Et encore et encore, fidèle… En face, je réussir retenir mes larmes de bonheur mais au foyer social je pleurais pleurais de bonheur pardon. Et puis, trois ans après, que je ête devenir vieille fille, officielle, votre mot si gentil… que devenir votre copine peut-être… Et se pro-mener auprès de vous, une heure entière, vous regarder sans vous gêner, sans risquer vous pas reviendre… Le bonheur infini, absolu je crois on dire. Quatorze dimanche après-midi. Après 141 vi-sites au magasin… Jamais je oublierais ces moments. Je n’a écrit dans mon cahier quels vêtements vous portez chaque jour, quels mots vous dire… Et je voudrais garder ces souvenirs pour toujours toujours, et une photo de vous, à adorer, ça m’aiderait pour me souviendre, avec le cœur qui cogne, à mourir (sans mourir, pardon). En même temps, vous savez je pas comprendre, pourquoi je n’a cette chance infinie être votre copine. Même pas seulement « une de vos amies » (même ça je mérite pas, en vrai), mais votre seule amie, votre raison de vivre, mon Dieu… Gérard, vous m’avez expliqué, si gentiment, que c’est à cause Madame Lucie, Lucie, qui n’a mon visage, exactement… qui était petite, et dernière de la classe, et triste, renfermée, d’origine polonaise… votre premier amour. Je comprends mieux mainte-nant le projet du Seigneur, de me faire naître avec ce visage (très laide ils dire les autres gens), avec ce corps nain, ce bégaiement, ce cerveau débile mental, ce côté mougnoul pardon. Mon rôle, le rôle de toute ma vie, c’était de vous guérir Gérard. Vous faire comprendre que ce visage-là pouvait vous aimer, à l’infini, vous remercier, à l’infini, de votre aide, votre soutien. Mais… vous voulez ma photo, pour jeter à la poubelle celle de Lucie, presque pareille, et… là, ça dépasse mon rôle à moi. Je être une simple copine pour guérir le cœur malade que vous êtes deviendre à cause Madame Lucie, je a pas le droit en profiter pour être adorée… Si je serais égoïste je me dire « il est z’aveugle tant pis pour lui, tant mieux pour moi ! », mais non : je vous aime, Gérard, je vous aime à infini, je veux votre bon-heur entier, énorme jusqu’au Ciel… Gérard, le moment est viendré maintenant, que vous trouvez une autre copine, une vraie, grande et belle, intelligente. Et bienformée, qui vous donnera des enfants et une suite éternelle comme ça, quand vous regarderez du Ciel, plus tard. Et du bonheur du corps, sur la Terre. Moi je pas capable, pardon. Je être que un cœur, folle z’amoureuse de vous pour vous convaincre vous pouvez être aimé, par lacelle que vous choisir… Maintenant il faut choisir mieux. J’espère vous va comprendre. Moi je resterais toujours une quelqu’un lointaine qui vous aime qui vous veut du bien, votre bonheur, mais je pas capabe ne prendre la place pardon. Avant vous trouvez, lacelle vous méritez, je suis là, je reste bien sûr, pour votre cœur il va bien tranquille et calme. Je veux pas vous faire de mal du tout, je être le contraire de Madame Lucie. Mais… pour que vous acceptez choisir une autre, s’il vous plaît Gérard, ne me forcez pas à vous « quitter »… Regardez autour de vous, levez le menton et regardez les grandes belles et n’intelligentes, qu’il y a partout, au-tour. Proposez leur de deviendre votre copine, même si la première refuse pardon. Votre vie s’ouvre devant vous, si je n’a réussi, vous guérir. C’est pour ça il faut pas vous adorez ma photo, à la place de lacelle Madame Lucie, Gérard… Vous comprendre ? Moi, petite naine débile, crevure rachitique, je n’aurais votre photo et vos souvenirs, dans mon cœur, comme raison de continuer à vivre. C’est différent. Je être une moins que rien, et ces quatre ans auprès de vous, c’est un milliard de fois plus de bonheur que je méritais en vrai. Je être une bien-

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heureuse, vous comprendre ? Vous, le pluss gentil garçon du monde, vous êtes Jésus-Christ qui n’a revyindre sur Terre, je suis sûre, et vous avoir aidé un peu pour votre cœur, ça illumine ma vie à l’infini. Je être heureuse, si je a réussi, vous remettre sur le droit chemin, auprès de une grande et belle qui va combler votre bonheur. Je pas être égoïste de vouloir vous garder pour moi, je le jure, vous valez ne miyards de fois mieux. Avec mes tonnes d’amour qui débordent de mon cœur, pardon… Patricia (Patricia Niezewska, Foyer Social De Hontechaujoux, 79 Rue Saint-Jean, 59000 Lille – vous pouvez me répondre par lettre, si vous voulez plu’ jamais me revoir pardon, même si le mieux c’est même pas répondre, pardon).

* * * (Brouillon de la lettre à Patricia, avant transcription en Français Patricien) Ma très chère et très sainte petite Patricia… Votre lettre m’a infiniment touché, et je… viendrai, dimanche prochain, j’espère que vous viendrez aussi, mais je vous réponds par lettre pour que vous puissiez conserver ces mots et les re-lire, sans besoin de transcrire mes paroles orales en oubliant peut-être certaines. Votre amour infini, envers moi, me bouleverse, et… je sais pas comment vous expliquer : j’ai le même amour, infini, envers vous. Oui vous, vous toute seule au monde. Ce qui s’est passé, à mon avis, si on suit votre lecture d’un chemin tracé par le Seigneur… c’est que j’étais programmé, depuis ma naissance, pour vous aimer, vous adorer, vous consoler, et… quand j’ai rencontré Lucie, dans son année de crise à l’âge de quinze ans, j’ai cru que c’était vous… et je suis tombé fou amoureux. Par-don. Par erreur. En vrai, elle n’était pas du tout ce qu’elle paraissait : elle était ambitieuse, domina-trice, danseuse frénétique, séductrice d’hommes par centaines, briseuse de cœurs par milliers… C’est après deux tentatives de suicide, refusées par votre Seigneur, que mes pas désordonnés m’ont con-duit à la petite pâtisserie où vous êtes en insertion, le vendredi après-midi. J’avais une chance sur treize (demi-journées, sauf le dimanche après-midi) d’entrer à un moment où vous seriez là… Mais le miracle a fait que je vous ai rencontrée. Au premier regard, je vous ai reconnue comme la plus jolie fille du monde (Lucie-bis) à mes yeux, déformants peut-être, encore plus petite et faible, adorable, que la vraie Lucie. Et je savais que je pourrais revenir vous voir, vous admirer, si je ne disais pas ma ten-dresse, cette fois (par expérience). Mais j’étais fou amoureux. Enfin… pas « amoureux » au sens des mâles en rut, pardon : je veux dire que j’étais ému aux larmes, en vénération devant vous, prêt à mou-rir pour vous protéger. (Depuis ma seconde chute, de l’immeuble cette fois, je n’ai plu’ jamais au réveil le sexe gros et dur : je suis ce qu’on appelle « impuissant », je crois : incapable de donner du plaisir à une femme, de lui donner des enfants). Normalement, aucune femme ne voudrait de moi, mais vos sourires me touchaient tant, semblant révéler comme un amour secret, de votre part (comme je l’avais cru chez Lucie, plus de 10 ans auparavant…). Je vous ai donc, suicidairement, proposé cette petite marche à deux, le dimanche, dans le parc de la Rue Saint-Jean… et vous avez accepté, vous avez adoré, je suis fou de bonheur. Patricia, inutile de me donner votre photo ici et maintenant, je pense qu’on aura l’occasion de faire des photos ensemble, d’une manière ou d’une autre… Patricia, je voudrais vous présenter à mes parents, leur expliquer que c’est vous qui m’avez guéri, sauvé. Ils vous adoreront pour ça. Je voudrais vous épouser, Patricia. Pardon de le dire aussi abruptement, ou au contraire aussi tard, mais je ne savais pas comment tendre la main sans risquer d’être tué, par un rejet à la Lucie… Je vous aime, Patricia, de tout au fond de mon cœur. Je vous en supplie : ne me quittez pas… Tendrement vôtre, Gérard (Gérard Nesey, 2 bis Rue Mickey Newbury, 59100 Lille)

* * *

(Transcription de la seconde lettre de Patricia) Gérard, oh mon Gérard, Pardon, pardon, pardon. Que je a pas viendre dimanche que je pas capable je tremblais je pleurais toute, je serais morte si vous me prende dans vos bras pour me « consoler »… Pardon. Gérard, c’est tout ma faute, pardon. Que je croyais qu’est-ce que je dire ça suffit de èspliquer, pas obligée tout dire… Je m’a trompée, pardon. Gérard, le jour que j’a accepté votre invitation, de promenade, je aurais dû dire, en face, en vrai : je pourra être votre copine que un petit moment, pardon… Cette insertion professionnelle, c’est

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raté, tout raté, à cause que je tennement nulle, pardon, et à la fin de l’année je va retourner chez les débiles, très loin à Douai. C’est pour ça je pourra pas rester votre copine pour les siècles des siècles. Le foyer social a besoin les places, et ma tutelle elle dit j’ai déjà abusé de la générosité publique, par-don. A pas parler aux gens, pas sortir, pas danser, pas m’insérer. Je va retourner à ma place de dé-bile mentale dans mon trou à rats. Je n’aurais dû vous préviendre. Et pas jouer les héroïnes au grand cœur qui sacrifient leur amour infini pour un bonheur encore pluss grand de l’aimé… Je menteuse, je nulle, pardon. Je pas mérite votre tendresse, du tout. Je vous en supplie, si on se revoie une dernière fois : gifflez-moi, ou coup de poing très fort, ça fera moins mal que devoir passer sous un train… Aidez moi : gifflez-moi, Gérard… Amoureusement, Patricia

* * * (Brouillon de lettre à Patricia, avant transcription en phonétique patricienne) Ma petite chérie, Ne vous jetez pas sous un train, je vous en supplie ! Je ferai n’importe quoi pour éviter ça, n’importe quoi, je le jure. D’accord ? Bien, maintenant, écoutez-moi, s’il vous plaît : si on se marie, vous et moi (ou toi et moi, ma petite Patricia, on peut se tutoyer, depuis le temps… Je t’aime, Patricia…)… Si on se marie, tu n’auras pas à retourner à Douai : tu quitteras le foyer social pour venir habiter chez moi, simplement. Avec des milliers de bisous en prime, des câlins des heures entières… Avec le cœur qui cogne, la tête qui tourne… Patricia, j’ai davantage besoin de toi que d’air et d’eau pour vivre. Essayons de nous sauver. Marions-nous (ou pacsons-nous, si on n’a pas les avis favorables des docteurs). Essayons, au moins… Dans tes scénarios catastrophe, on va divorcer l’année prochaine, d’accord : on aura essayé, simplement. Là tu m’aura vraiment guéri, de toi… Et… si on est heureux, infiniment heureux… on ne divorcera simplement pas, c’est tout, c’est simple et c’est beau, non ? Patricia, ne crois surtout pas que je te désapprouve, que je te considère comme une idiote faisant que des mauvais choix, au contraire… Simplement, tu as comme moi une tendance à la souf-france, à la peine, tu ne t’imagine a priori que comme malheureuse, sans croire possible un bonheur durable… Tu as peut-être raison, j’ai peut-être tort. Je te demande simplement d’essayer, cette voie de la vie à deux, nous deux… une année entière.

* * *

(Faire-part) Gérard Nesey et Patricia Niezewska sont heureux de vous faire part de leur mariage, qui a eu lieu le 7 Juin en l’Eglise Sainte-Marie de Lille-Ouest Gérard et Patricia Nesey, 27 impasse Léonard Cohen, 59100 Lille

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LE CONCURRENT AMÉRICAIN Gérard avait toujours pensé qu’un milliardaire américain, acteur hollywoodien ou champion olympique, allait « prendre » sa petite pâtissière chérie, l’arracher à ses admirateurs lillois pour l’emmener à jamais de l’autre côté de l’Océan. Comme sa sosie Lucie avait autrefois méprisé ses amoureux toulousains pour se donner à des amants américains et israéliens… La vie est ainsi faite, c’est pas juste : les filles préfèrent les riches dominateurs, comme les femelles lionnes ou louves (ou biches) choisissent les vainqueurs de bagarre entre mâles. Gérard était résigné, triste, il ne faisait qu’acheter un petit flan, chaque vendredi après-midi, regardant la jolie naine emballer le gâteau… Mais ce 16 Mai-là, Gérard a été confronté à l’insoutenable, en face : loin d’apprendre « améri-caine » la raison de la disparition de la jolie demoiselle (« le rêve américain »), il s’est trouvé confronté à un séducteur américain à l’œuvre, ayant jeté son dévolu sur la petite jeune fille… Quand il est arrivé dans le magasin, il n’y avait que ce grand client en cravate, qu’écoutait avec des yeux admiratifs la jeune employée : – Yes ! Je suis américain ! Pardonnez mon accent ! Je prends des cours de Français, particuliers, je les paye des milliers de dollars, facile ! Je suis américain et j’en suis fier ! Je gagne cent quarante mille dollars par an ! Pour commencer ! Le million de dollars est pour demain ! Gérard souffrait… Et… il aurait dû se taire, mais il s’est permis de s’immiscer dans le mono-logue du bellâtre gominé : – De l’argent volé à qui ? – Ah-ah-ah ! Les Français sont grincheux et à moitié communistes ! Nous : nous sommes la liberté et la joie, l’opulence ! Sachant sa petite pâtissière souvent insultée comme « sale polak », Gérard s’est enfoncé dans la brèche : – Les Américains voulaient nous faire lancer des bombes atomiques sur la Pologne, c’est affreux, moi je dis. – Contre la dictature ! Pour la liberté ! – La France est la dictature : le doute est puni de deux ans de prison, ici (c’est la loi Gayssot). – Barbares vous-mêmes ! Seule l’Amérique est le vrai Bien ! La fortune ! – Volée aux Amérindiens, exterminés… – Non ! C’est le triomphe de l’Evangile sur les sales païens ! Mademoiselle a une croix autour du cou, elle me comprend, elle ! Outch. Là, Gérard était mal en point, presque assommé. – Si Jésus-Christ approuve ces exterminations de femmes et enfants, c’est un monstre criminel… Je suis sûr qu’il approuve pas du tout. – Lis l’Evangile, imbécile ! Tuer est pardonné pour les croyants ! Seule l’incroyance constitue le crime impardonnable ! Es-tu un maudit athéiste ?! – Quelle horreur… Cet Evangile est un faux, j’en suis sûr. La voie de l’Amour, c’est tout le contraire : la liberté d’opinion, le respect des faibles… La petite jeune fille oscillait, hésitait. L’Américain dominateur a tiré la couverture à lui : – Sacrilège ! On n’insulte pas ainsi les Livres Sacrés ! Vas-tu arracher sa croix à Mademoiselle ici-présente ? – Non, je l’invite simplement à réfléchir, comprendre où est le bien… – En Amérique ! – Un pays d’envahisseurs-tueurs, qui refuse maintenant l’envahissement pacifique des Mexicains, traités de sales bougnouls… Manemoiselle, ici, est injustement traitée de bougnoule, comme ça… – On ne touche pas à la propriété légale ! C’est le fondement de l’Etat de Droit ! Contre la Barbarie ! – Propriété héritée, de voleurs-tueurs… – Remettons les compteurs à zéro, chacun chez soi ! Avec des mitrailleuses à la frontière mexicaine, yes ! Il a failli dire « alors, qu’est-ce que vous venez faire ici, chez nous ? », mais ça risquait de froisser la demoiselle polonaise, pardon. Et il était mondialiste, lui, au fond. – Pourquoi la France, alors, et l’Angleterre, ont un droit de veto ONU, et pas l’Inde ou l’Indonésie, beaucoup plus peuplées ? – C’est vos affaires ! Vive l’Amérique ! – Sans le soutien anglo-français, au Conseil de Sécurité de l’ONU, les U.S.A. seraient plu’ majori-taires, avec l’Occident à trois sur cinq (pour un sixième de la population mondiale, au nom de « la démocratie », quelle malhonnêteté)… – Non, mais il faut respecter l’Histoire ! Je suis fier de l’Indépendance Américaine, par exemple ! Cé-lébrée le 4 Juillet, yes !

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– L’Histoire qui « justifiait » l’esclavage ? Non, et la mémoire est sélective : les exterminations d’Amérindiens n’ont jamais été punies, réparées, il faudrait rendre les USA aux Indiens exactement comme Israël a été rendu aux Hébreux ! Avec soutien fanatique américain ! occidental… – La Shoah, hein ? Qu’est-ce que tu fais de la réparation de la Shoah ?! – Et l’extermination des Mohicans, des Caraïbes ? – Des maudits païens, des animaux ! La Bible ne les compte pas comme êtres humains ! Tandis que les Juifs sont les Enfants de Dieu ! Et maintenant ce sont les Américains les nouvelles Tribus d’Israël ! – Quelle horreur… Et c’est avec cette logique que vous vous faites des milliards de dollars ? – Et j’en suis très fier ! Et les femmes m’adorent, toutes ! – Alors… allez coucher avec vos multiples admiratrices, et laissez cette pure et innocente demoiselle : tranquille… – Jaloux ? ah-ah-ah ! Gérard a rougi, pardon. Baissant les yeux. – Ah-ah-ah ! J’ai encore gagné, je suis très très fort ! Les femmes m’adorent ! Non, moi je préfère les grandes avec du caractère, alors cette petite crevure anémique, je te la laisse, imbécile ! Et il est parti, avec son paquet, roulant des mécaniques, victorieux… La petite jeune fille avait les larmes aux yeux, et il a craint des mots qui allaient le tuer, comme « pourquoi vous avez fuir mon prince charmant ? ». Mais elle a dit, tout au contraire : – m… mèhci, m… meu-s… sieu, s… si gentil… j… je c’ois s… ce monsieur y… y n’était ne Diab’, et… et vous… vous êtes zésu-K’i… n’a heviende suh la Tèh… pouh n’èspliquer l… les mensonges… d… de dih… s… « sales bougnouls »… Il était ému aux larmes, lui aussi. – Je suis pas Jésus-Christ, manemoiselle : je suis très différent : je vous adore, tendrement… Le vrai Jésus connaissait pas ce sentiment personnel, je crois. Touchée, comme profondément. – m… mèhci, s… c’est encoh p… pluss m… mèhveilleux, p… pouh moi, p… pas pouh la planète… – « Planète américaine »… – p… planète m… méchante…

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JOUR 1 DU NOUVEAU MONDE (transcription en Français commun du journal intime de Patrycja Niezewska) Lundi 19 Mai 2014, Jour numéro 1 Ça y est : Gérard est parti, à l’usine, et je me retrouve dans son appartement à l’attendre (il va reviendre vers midi quinze). Il a dit, inquiet « j’espère que tu vas pas t’ennuyer, ma petite chérie », mais pas de problème du tout : j’écris dans mon journal tout, tout, de ces moments de bonheur, fra-gile, temporaire. Normalement, la « vie avec lui » va durer que une semaine : on va retourner voir ma tutelle mardi prochain (dix jours après), et il va dire bien sûr que je suis « un boulet », c’est vrai. (Il m’a expliqué hier, ce que ça veut dire : c’était autrefois les prisonniers qui avaient attaché au pied un très lourd boulet de canon en plomb, pour pas pouvoir s’enfuir). Alors on va dire que c’est vrai, c’était pas possible ce projet de vie à deux, nous ensemble, et je vas retourner chez les débiles, à Douai. J’espère il reviendra me voir, dire bonjour, une fois par an, sinon je être déjà morte, de chagrin, infini… Hier dimanche, on est allé au foyer social, chercher mes affaires. Les dames ont crié, se sont moqué de moi, comme d’habitude très méchantes. Comme tout le monde entier, sauf mon Gérard. (Et peut-être aujourd’hui sera le premier jour de ma vie sans personne qui me dispute ou me regarde méchante… Les dames elles se trompent de dire la vie c’est pas le pays des bizounours : auprès de mon Gérard, qui me protège du monde méchant, la vie c’est que douceur et immense bonheur…). Pendant que je faisais ma valise, Gérard m’attendait dehors (l’entrée au foyer féminin est interdite aux hommes, sauf qui réparent). Moi, Gérard il répare mon cœur, ma vie, mais ça compte pas comme réparateur, pour les papiers, pardon. Et puis il a porté ma valise, si gentil et fort… On a pris le bus 19, et puis au centre-ville, on a pris le bus 27, jusque l’arrêt Newbury. (Je sais pas reconnaître le chemin et où il faut descendre, mais il a dit qu’il me remontrera plein de fois, il faut pas je inquiète, merci). Et puis on a marché, et puis monté son escalier. Trouvé sa porte, avec un petit nom écrit : « NESEY G. » – il a dit qu’il allait le changer, pour ajouter « NIEZEWSKA P. », et pareil pour la boîte aux lettres dans le hall. Moi j’ai rougi, pardon. Que ça faisait comme si je serais une personne entière, autant que lui presque… (moi handicapée mentale, sous tutelle encore). Il a pas reparlé hier de son projet de nous « pacser », qu’il avait dit à ma tutelle (elle avait répondu « attendez : vous verrez bien, si vous la supportez, cette larve ! »). Pardon… On est entré dans son appartement et c’était merveilleux : comme le Paradis… Une seule pièce avec des murs et une porte qui protègent des autres gens. Avec un coin cuisine, il a expliqué, et un bloc « salle d’eau et douche ». Il m’a expliqué où il avait fait de la place pour mes affaires dans son placard, et j’ai tout rangé de ma valise. Il s’était assis et il me regardait… avec comme de la tendresse dans ses yeux, moi j’avais le cœur qui cogne… Il a pas crié que je fais pas assez vite ou je fais mal, non, il souriait simplement, doucement, si gentil à l’infini… Il s’est pas moqué de mes chaussures sans talon de sale naine ridicule, ni de mes habits « de grand-mère » (pas bien et même pas colorés alors que, à cause ma taille, je dois acheter des vêtements d’enfant)… Il est si gentil et pardonneur, si mer-veilleux de m’accepter avec mes défauts énormes de fille pas bien. Enfin, il me reste un peu d’argent (que il a refusé je lui donne) et je pourrais m’acheter un peu des autres vêtements ou chaussures si il préfère. Par exemple, je pourrais m’acheter un décolleté, spécial pour mon Gérard adoré (que je pour-rais pas le mettre dehors, je serais toute gênée honteuse, mais à l’intérieur spéciale pour lui, c’est possible. Pour essayer lui plaire et mériter ces mots merveilleux qu’il a dit à ma tutelle : « Patricia est la plus jolie jeune fille de l’Univers, madame »)… Et puis j’ai fini de ranger, et on s’est assis tous les deux, un long moment… heureux. En silence. Sans personne pour nous crier après, c’est si merveil-leux la vie dans une maison fermée, c’était mon rêve de bonheur, infini… Il a dit que le bonheur comme ça c’est nouveau pour nous, c’est merveilleux, et que ce sera un peu différent dans quelques années : on sera habitués au bonheur, avec moins le cœur qui cogne, mais juste un sentiment de paix tranquille, bienheureuse, c’est très bien aussi. Oh, je voudrais tennement que ça devienne « en vrai », ce projet de vie tous les deux… Et puis il a dit qu’il s’excusait, c’était peut-être pas très propre chez lui, il avait essayé de net-toyer mais c’était pas parfait. Moi j’ai réponde « je serais tènement z’heureuse vous nettoyer et en-core, toujours… ». Il a dit « merci, mais vous êtes pas une esclave, Patricia », si gentiment. Je n’a réponde « ça m’aide ne sentiment mériter votre z’hospitanité », et il a dit « merci » encore. Et puis il a soupiré, en pensant sans doute à ma tutelle qui disait que j’allais mettre le feu partout, que j’étais in-terdite de cuisine et repassage, pardon, et d’électrique en général. Il m’a expliqué le gaz, « les fuites de gaz » possibles, le feu, l’alerte, la porte de secours, l’extincteur, plein de choses très très compli-quées, et j’ai pleuré un peu, pardon, de pas comprendre tout, pardon. Mais il s’est pas mis en colère, du tout. Il a dit qu’il me ré-expliquerait un peu chaque jour, que c’était pas pressé, normalement. Si gentil, à l’infini. Je l’aime, je l’aime, je l’aime, Gérard… oh…

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Et puis il a fait la cuisine, pour le repas de midi, et – oh merveille – il a fait des « œufs sur le plat »… délicieux, à l’infini… (Il m’a demandé ce que j’aimais, manger, ce que je préférais au monde, et j’ai dit que c’était pas important, même s’il me donnerait des croquettes pour chien pas chères… mais il a redemandé, en souriant, et moi je lui ai dit, pour ce chose blanc et jaune, très délicieux, que j’avais mangé que deux fois de toute ma vie…). Il a dit qu’on pourrait en faire chaque dimanche… Presque chaque jour, mais les docteurs français ils dire qu’il faut pas trop en manger pour pas tomber malade, pardon. Et c’est pas cher du tout, pas compliqué à faire, il a dit. Et alors, en plus de habiter auprès de l’homme que j’aime, je pourrais goûter, régulièrement, le plat que je préfère au monde… je me suis presque évanouie, de bonheur, de penser ça… (même si en vrai, il va pas me garder plus que une semaine, deux dimanches). Au foyer social, les dames elles discutaient comment séduire un homme, et à part celles qui disaient que c’est seulement le sexe qui compte, les autres elles disaient c’est son estomac (« un homme, ça se séduit par son estomac »). Là c’est le contraire : Gérard il me fait des choses déli-cieuses à l’infini, à manger, et si je serais pas déjà folle amoureuse de lui, peut-être que ça ferait bas-culer mon cœur amoureuse… Et j’ai pas de sexe, je sais pas qu’est-ce qu’il me trouve de bien, moi, je a si peu à lui offrir (que ma tendresse infinie pour lui), il va se réveiller, se demander pourquoi il m’a choisie, moi, et pas une grande et belle, intelligente dynamique, qui parle bien et qui connaît les mu-sées… En attendant, moi je profite chaque seconde, de ce bonheur infini, auprès de lui. C’est pour ça que j’écris chaque seconde, pour me souviendre plus tard, quand il sera débarrassé de moi, pardon. Réveillé, simplement (pardon que j’abuse sa gentillesse, infinie). Encore plus merveilleux, il m’a passé des musiques toutes douces et tendres… qui sonnent comme dans mon cœur… (« teen ballads » il disait). Et puis des musiques douces et tristes gentilles, qui sonnent comme dans son cœur à lui, « avant » (?) : Mickey Newbury, Don Williams, Leonard Co-hen, il disait. Pas très fort, juste très doucement, et pas de la musique qui cogne, avec les madames qui agitent leurs fesses et leurs poitrines, non : des musiques toutes douces, merveilleuses, roman-tiques. Et… il a dit qu’on pourrait essayer de « danser dessus », même s’il avait jamais dansé de sa vie (lui non plu’) : « une danse comme un câlin »… J’ai presque pleuré : j’ai dit que « je naine, par-don », mais il s’est mis à genoux par terre, pour être à ma hauteur, si gentil à l’infini… (personne de toute ma vie, il avait fait ce geste pour moi)… Et je n’a viendrée dans ses bras, oh… Comme à mourir de bonheur, serrée entre ses bras… et bercée doucement, il me caressait les cheveux, les épaules, je croyais mourir, de bonheur… On est restés enlacés comme ça quatre chansons, entières, et puis le disque s’est fini. Il a dit : « Patricia, on pourra faire des câlins comme ça chaque jour, si tu veux »… et moi j’ai pleuré, de bonheur, pardon, avec des vraies larmes, pardon. Que c’est pas possible, tellement de bonheur, plus que dans tous mes rêves… Et, dans mes rêves, pour avoir droit même à un millième de ce bonheur, il fallait je être grande, belle, intelligente, énergique, bavarde… Gérard : non, c’est moi qu’il a choisie, et même : moi comme il me connaît, comme je suis… C’est incroyable, inouï je crois on dit. Je remercie le Ciel pour ce miracle infini… L’après-midi, on est allés se promener dehors, doucement (en emmenant son parapuie parce qu’il faisait un peu sombre). Marcher, sans crier du tout, la vie est tellement merveilleuse auprès de lui… Il m’a montré les magasins, et il a dit qu’on reverrait ensemble, il fallait pas que j’apprenne par cœur, pas besoin. On avait des années devant nous… Moi j’avais la tête qui tourne, tellement le bon-heur me retournait le cœur… Et puis la pluie est tombée, un peu, et Gérard m’a dit qu’il aimait bien la pluie. Moi j’avais les larmes aux yeux, de bonheur, je lui ai expliqué que j’avais jamais rencontré quelqu’un qui préfère la pluie au soleil (je croyais je suis anormale, seule au monde à penser comme ça)… Le plus merveilleux, c’est que c’est l’homme que j’aime qui est comme ça, justement. C’était si merveilleux. Et puis, à deux sous un parapuie, avec le celui que j’aime, c’est si délicieux… Presque un peu serrés l’un contre l’autre, pour protéger de l’eau qui tombe doucement, serrée contre mon Gérard, qui sourit, heureux aussi, oh… Finalement, on est remonté à son appartement, et il m’a demandé s’il devrait acheter une télévision, un téléphone, est-ce que j’en voulais ? Moi j’ai dit non, pardon, que j’espérais seulement partager sa vie, son univers à lui, et… ça l’a touché, ému, pardon. Il.. il s’est penché, et il m’a fait une bise sur la joue, j’ai cru mourir… de bonheur… Mon Dieu… On est encore resté un long moment, assis, heureux, à rien faire que regarder le mur en face, se regarder de temps en temps (quand l’autre regardait ailleurs…), on était… heureux, avec un grand sourire, tous les deux. Jamais je oublierais ce moment (même s’il a dit, Gérard, que ça deviendrait la routine normale, de notre futur…). Le bonheur. Moins romantique : je suis allée aux toilettes… et c’est bizarre dans un appartement : il y a pas de fermeture à clé pour les toilettes. Mais c’est sans doute différent de nous au foyer social ou chez les débiles : ici, personne il débarque sans savoir qui il y a. On est que deux alors si l’autre est pas sorti et pas dans la pièce, c’est qu’il est aux toilettes et il faut pas déranger pardon, d’accord.

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Et puis il m’a demandé encore ce que j’aime manger, il m’a expliqué ce qu’il aimait manger, lui (des nuggets, des yaourts sucrés aux cacahuètes salées, du gâteau bulgare). Et il a préparé de la « crème pâtissière » (comme il y a dans les « choux à la crème cuite »), et on a mangé ça, à la cuil-lère, très délicieux encore… J’ai le cœur qui cogne à mourir, je crois je vais pas réussir à vivre comme ça très longtemps. Avec tellement de bonheur, infini… Il m’a dit qu’il aimait bien le flan aussi, mais qu’il retournerait jamais plu’ à la pâtisserie Le Pellec (qui m’avait pas embauchée avec un salaire, après les 4 ans d’insertion). Il se faisait des fois des « flans-coco », mais sans le sourire de sa petite pâtissière adorée (moi !), c’était un million de fois moins délicieux que le vrai… Ça m’a touché au fond du cœur, ses mots. Et puis, de penser qu’il savait faire le flan, qu’il habitait à l’autre bout de la ville (par rapport à ma rue Saint-Jean), ça me touchait tellement de repenser ses 141 visites au magasin… fidèle, « amoureux » (il disait, pour expliquer)… Oh, je l’aime, mon Gérard, mon amour (secret, avant)… Le soir est tombé, ensuite, et… j’étais inquiète. Au foyer social (féminin), les dames elles di-saient comment ils sont « les hommes » : ils deviennent tous des monstres le soir, la nuit. Même si ma tutelle lui avait expliqué que je être « malformée, imbaisable », est-ce qu’il allait me faire violent quelque chose (même que il avait répondu à la dame il est « impuissant », lui). Mais, très gentiment, il a déplié le « lit d’appoint » (qu’il avait acheté pour son frère, viendé une fois à Lille, sur le chemin de l’Angleterre). Il a dit qu’il allait dormir là, me laisser le grand lit confortable, avec des draps propres… Moi j’ai dit non (non merci), que c’est moi je allais prendre le petit lit pour nains… ou dormir par terre, je voulais il dort bien et confortable, lui, mon Gérard adoré… Et il a été ému, touché, encore. Il a dit d’accord, et il m’a refait une bise, dans les cheveux… (je croyais mourir)… Et puis il est allé prendre une douche – moi j’étais un peu étonnée, pardon : je connais la douche le matin, pas le soir, mais peut-être c’est différent pour les couples qui faire des choses, pardon (même si moi je peux pas faire, pardon). J’avais un peu peur. Et puis… il est sorti du coin douche, habillé en pyjama, et il a dit que je pouvais prendre une douche aussi, si je voulais. Ou demain matin. Ou un jour sur deux. Et moi j’a pris ma chemise de nuit, et je suis allée prendre une douche, pardon, aussi. Que sans clé pour fermer la porte, pour son coin toilettes-douche, ça faisait bizarre. Et quand je prendais la douche, toute nue, je étais toute perdue de penser peut-être il a envie pipi et il va entrer quand même pardon… En même temps, je suis perdue que je voudrais lui dire il peut faire de moi qu’est-ce qu’il veut, même si ça ferait très mal (elles disaient ça les infirmières, chez les débiles, en rigolant de moi, pardon). Mais ma tutelle elle a dit « pas besoin, puisqu’il est impuissant », je sais pas très bien qu’est-ce que ça veut dire. Mais, pour lui, je a pas peur de souffrir, même très fort, comme torture. Pour lui, pour son bonheur, mon Gérard. Enfin, là j’ai éteint la douche, je me suis essuyée de la deuxième serviette il avait mis, et puis j’ai passé ma chemise de nuit. J’ai utilisé son sèche-cheveux qu’il a dit il a acheté pour moi… (oh, si gentil, et je sais pas comment je pourra rembourser un jour tout ce que je lui coûte, pardon… lui, il dit que mon sourire suffit, que je le rends heureux, à l’infini, mais c’est encore plus merveilleux, encore plus cher à rembourser je trouve, je sais pas comment dire, comment faire…). Il a dit quelque chose très important je crois, très merveilleux : « plus tu m’aimes, Patricia, plus je t’aime, et (on dirait que) plus je t’aime, plus tu m’aimes… c’est le miracle de l’amour… Mais attention, le mécanisme contraire existe aussi (qui fait les divorces) : si tu m’aimes moins, je t’aime moins, et si je t’aime moins, tu m’aimes moins… ». Oh, il est si intelligent de tout comprendre le monde, et m’èspliquer, si gentiment, sans colère du tout, juste « me rendre intelligente », comme si je deviendre meilleure auprès de lui : je commence comprendre le monde (même si le monde est très méchant, sauf mon Gérard). Et puis on est allé se coucher : lui dans le grand lit, et moi petite naine dans le petit lit, qui grince un peu pardon. Je me disais que je venais de vivre le plus grand bonheur de toute ma vie. En même temps, je n’étais étonnée que tout il était tennement simple et tranquille et doux, sans catas-trophe même si je suis une incapabe (tout le monde il dire ça – sauf mon Gérard). Aussi, je repensais à la douche, et peut-être je aurais pas dû mettre la chemise de nuit. Au foyer, les dames elles disaient les hommes ils veulent toujours voir les femmes nues, leur toucher la poitrine (« tous des porcs » elles disaient), mais… moi je voudrais lui dire, à Gérard : il peut me voir toute nue, si il veut, il peut toucher ma poitrine bien sûr (même si je deviende toute rouge mes joues, je ferai n’importe quoi pour lui). Peut-être je aurais dû sortir toute nue du coin-douche et il aurait souri, il aurait dit « j’osais pas te le demander, mais je voulais te voir comme ça ». Oui, peut-être. Ou peut-être pas, peut-être il aurait été choqué, peut-être il me préfère toute timide coincée, repliée, comme je suis normalement, pardon. En tout cas, je suis restée longtemps, pelotonnée dans mon oreiller, en repensant le moment merveilleux dans ses bras, Gérard, de la musique douce… Et… c’était pas un rêve lointain, de presque impossible, de mon imagination (comme d’habitude, avec moi qui serais grande et belle), mais c’était un souvenir, de vrai, très proche, et qui va recommencer peut-être chaque jour, oh… Je écoutais sa respiration, lente et calme, dans le noir, je n’étais heureuse, à infini. Et puis je me endor-mir je crois, sans me rendre compte. Mais c’est pas « ouf, endormie, loin du monde méchant » comme

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d’habitude, non, c’était « endormie entre deux moments de bonheur, pour me reposer et être mieux demain, essayer… ». Son réveil-matin a sonné, après, nous a réveillé, tous les deux, et on s’est levé. Et… il m’a embrassée, Gérard, sur la bouche… Oh, je l’aime je l’aime je l’aime… Comme si je serais une vraie femme, une personne entière, son épouse déjà (ou sa « pacse », que je sais pas comment on dire, quand on a pas les autorisations de mariage, avec une débile malformée pardon). Et puis il a préparé du thé, il m’a demandé si je préférais du café ou du chocolat au lait (il pourrait en acheter pour moi…), chaque mot qu’il disait me faisait presque pleurer de bonheur. Jamais de toute ma vie je avais connu un petit matin comme ça, de pur bonheur. Mais mon sentiment c’est que je devais payer pour ça, et je lui ai demandé où je pourrais trouver un balai, une serpiyère, une éponge, un plumeau, mais il a dit « non, on verra, repose-toi, détends-toi, ma petite chérie », oh si merveilleux… Je n’a dire je vais peut-être écrire tout ça dans mon cahier-journal, tennement c’est merveilleux qu’est-ce qu’il m’arrive, et… ça l’a ému, il est redescendu sur ses genoux et il m’a prise dans ses bras, serrée, oh si merveilleux… Et puis il a dit qu’il devait y aller (il s’était rasé et brossé les dents, aussi, avant – il avait acheté une autre brosse à dents pour moi). Il m’a expliqué les clés, le verrou (que j’étais pas prisonnière du tout, même s’il allait fermer en sortant, pour pas que des bandits entrent et me fassent du mal). Et voilà, moi je écris tout ça, et puis il va reviendre et faire à manger, si gentiment. Sans colère que je pas ca-pable, pardon. En tout cas, je sais maintenant que mon rêve était vrai : il est le pluss merveilleux de la Terre entière, le seul, et auprès de lui, la vie est un pur bonheur. (Je pensais que ça serait possible que « au Ciel », avec une copie pas vraie de lui, en le laissant sur Terre avec une femme merveilleuse et des enfants, mais ça paraît « en vrai », ici, c’est incroyable. Je être heureuse à mourir, ou je déjà morte, ça expliquerait, oui. Ou bien c’est un rêve, oui : Gérard, il a dit la semaine dernière je « pas folle », je n’a raison : on peut jamais savoir si on rêve ou pas. Que les docteurs et les « philosophes » tous malhonnêtes de pas le comprendre et pas l’admette. « Ils punissent l’intelligence », il ne disait mon Gérard et… c’est pas juste que ils n’ont punir mon Gérard intelligent, oui, même si moi c’est pas de intelligence que je le rejoindre, de ressentir pareil. Comme si je n’aurais raison de pas comprendre ça veut dire quoi « en vrai », de comment le reconnaître, « le vrai ». Il m’a dit « merci infiniment de me comprendre, toi seule au monde », et j’ai rougi… C’est une nouvelle vie qui commence, ou c’est le plus beau rêve du monde : c’est le Bon-heur…

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RÊVE DE MARIAGE Gérard était venu simplement à cette 141e visite (à sa petite pâtissière adorée). Sans rien suspecter d’anormal, en tragique ou en merveilleux. Mais quand il est entré dans le magasin, elle n’a pas seulement souri (à son habitude, pour lui), elle a aussi rougi, toute confuse, et il n’a pas compris pourquoi. Avait-elle lu dans un magazine les signes qui trahissent un homme amoureux (de cœur) ? Il l’a laissé chercher son flan habituel, et l’emballer, à sa petite vitesse mignonne. Et puis… il n’a pas pu s’empêcher de lui demander : – Qu’est-ce qui vous fait rougir, manemoiselle ? A quoi vous pensez ? Confuse, la pauvre… Silence. (Elle cherchait les mots). Et puis : – k… que n… na nuit dèhnièh, j… je n’a hêvé… hêvé… ? Rêvé qu’il était amoureux d’elle ? – k… que je n’étais v… vote épouse… ??? Il a avalé sa salive, perdu. – Ah. Et c’était bien ? – n… ne Pahadis… ??? Il souriait à s’en décrocher la mâchoire, pardon. – Merveilleux… Manemoiselle, alors : acceptez-vous de m’épouser ? Rouge, la pauvre chérie… – j… je sehais t… tènement z… z’heuheuse, m… mais… Evidemment : « mais » son petit ami ne serait pas du tout d’accord. – m… mais j… je pas bien… Il a souri. – Si. Moi c’est vous que je préfère au monde… Et là, elle a regardé vers le plafond, et elle est tombée, évanouie !

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LA SEMAINE, VUE DE L’AUTRE CÔTÉ Gérard avait cru que cette « épreuve de 10 jours » (avec Patricia, chez lui) serait une formali-té, tout ayant été gagné à l’instant où la tutelle de Patricia avait annulé (« repoussé ») son transfert « chez les débiles » à Douai. Bien sûr, « en vrai », c’était moins idyllique qu’en rêverie, ces trois ans et demi passés : ils n’étaient pas en promenade perpétuelle, la main dans la main, les yeux dans les yeux… Non, mais ça se passait délicieusement bien : Patricia était aussi timide réservée, à la maison, qu’elle le paraissait au magasin, sans se transformer en mégère colérique. Bien sûr, Gérard avait conscience qu’en ado-rant une jeune fille comme ça, il n’aimait pas « la femme dans sa splendeur », comme il avait entendu dire des collègues féminines, latines rebelles. Et Patricia se refugiait dans son épaule, adorable déli-cieuse, sans profiter de son argent pour s’acheter mille tenues affriolantes pour séduire les mâles de la Terre entière… Non, ce n’était pas ce côté extraverti vampirelle qu’elle avait, de la féminité. Mais au contraire le côté rêveuse romantique, faible et douce, qui faisait d’elle la plus merveilleuse du monde (selon Gérard). Et elle lui faisait des sourires délicieux, au réveil, à son départ vers l’usine, à son retour à la maison (bisou…), c’était merveilleux. Il était heureux, profondément heureux, et c’était bien ce dont il avait toujours rêvé. Quand il était au travail, elle nettoyait et renettoyait la maison, si gentille (il lui avait dit que ce n’était pas la peine de se donner tant de peine, mais ça semblait la rassurer, pas de chas-ser la poussière mais de peiner pour mériter ce refuge…). Et puis elle écrivait, dans son journal intime, mille pensées et choses du quotidien. Bien. Enfin, évidemment, côté réaliste, ils n’étaient pas dans les nuages. Des fois les voisins fai-saient du bruit, les toilettes ne sentaient pas la rose quand Patricia avait fait caca, elle avait peur quand il lui parlait de sécurité/extincteur et ces choses-là… Ce n’était pas 100% idéal, mais disons : 99%, et c’était infiniment mieux que son 5% d’autrefois (quand il allait la voir le vendredi soir à la pâ-tisserie de la Rue Saint-Jean). Et a fortiori : mieux que le 0,1% d’encore avant, quand il ne faisait que rêver qu’elle existait. Ou que le 0,1% qu’il avait cru futur (quand elle se serait mariée à un milliardaire, quittant le pays pour l’emmener en Amérique, ne laissant que son souvenir). La tutelle de Patricia avait exigé qu’ils se revoient dix jours après (remplissant une convoca-tion, pour que Gérard puisse se libérer encore de son travail) : le renvoi de Patricia à Douai n’était officiellement que suspendu. « Mais vous viendrez me supplier de la reprendre, ah-ah-ah ! Vous allez voir ! » elle avait dit. Cette Madame Azalbert refusait, en attendant, toute idée que Patricia et lui se pacsent, officiellement. « On n’engage pas l’avenir quand on sait pas à qui on a affaire ! ». C’était idiot, insultant pour Patricia, tellement adorable… Mais, passée cette confirmation, ce mardi, ils al-laient pouvoir faire les papiers, changer les étiquettes de boîte aux lettres et sous la sonnette (débran-chée…). Gérard était tranquille, confiant, et cette entrevue officielle lui paraissait une formalité. Mais, le lundi soir, après le repas, Patricia a rompu le doux silence, pour demander : – j… géhah… j… je dois f… faih… m… ma valise… ? ??? – Mh ? – k… que… d… difficile n… ne heviendée… ch… chèhcher i… ici… ??? – Patricia, tu… crois que c’est ton dernier jour ici ? – é… hélas… ??? Il a soupiré. – Patricia, viens t’asseoir sur mes genoux, que je t’explique (pardon). Il l’a montée assise, sur ses genoux, et il l’a enlacée tendrement. Avec une bise sur la tempe. – Ma petite ‘Tricia adorée… – m… mèhci… n… n’infini… Elle tremblait, perdue. Pas rassurée, semblait-il. – Patricia, ce… geste, pour toi, il veut dire quoi ? – n… ne cadeau d’adieu… (snif)… Il a soupiré, à cours d’arguments… – Je voulais dire (pardon) : je voulais dire « je t’aime, Patricia, je vais te garder, pour toujours »… – n-non, b… bien sûh… – Non ? Elle était toute enfouie dans son épaule, comme brisée la pauvre. – j… je veux t… ton bonheuh, j… géhah, j… je t’aime… – Ah ? Ça tombe bien, ma petite chérie : une seule personne au monde peut me rendre heureux… toi…

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– ou… ou-i, d… de me sa-k’ifier… n… ne laisser la place… Il a soupiré. Mais elle a expliqué : – t… toutes nes auteu filles, n… n’elles sont m… mieux k… que moi… toutes… et tu méhites l… la mieux du monde… – C’est vrai ? Je peux choisir celle que je préfère du monde entier ? Elle a fait Oui, très sérieusement, très douloureusement… – Alors je choisis un petit ange merveilleux : toi, ma chérie… « Patrycja Niezewska », officiellement. Elle et aucune autre. Si j’ai le choix, entre toutes… – oh… oh… Et elle s’est mise à pleurer, pas de joie, mais de culpabilité ou quelque chose… La pauvre. – Aide-moi, Patricia, je t’en supplie… Si tu restes auprès de moi cinquante ans, peut-être, je serai guéri, peut-être : libéré. Etonnamment, cet argument ironique a semblé la toucher. – et… et ap’è… pouh n’aller au Ciel, t… tu assèptehas n’une ghande et… et belle, n… n’intennigente… ? – Peut-être… mais il y a que toi qui peux me guérir, ma chérie… Toute rouge, petite chérie… – a… aloh… j… je n’assepte… – Tu acceptes de ne pas refaire ta valise ? Et la réponse a été un grand Oui… précédant celui à la mairie.

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LE CRÉATEUR SE FÂCHE Je les regardais, du Ciel, et je soupirais (« il y a du vent », pensait Gérard). Ils étaient dans la montagne, l’alpage, la main dans la main, ils se promenaient. Sans sac à dos ni rien, non, c’était ima-ginaire et Gérard le savait bien. Mais cette rêverie d’endormissement et ré-endormissement, quoti-dienne, m’énervait. J’ai tapé du poing sur la table, et le tonnerre a retenti, sur la montagne. La petite naine s’est blottie peureusement contre Gérard, et il a souri, heureux. J’ai donc « parlé », cette fois : – Gérard, ça suffit, cesse de rêver ! Il caressait les cheveux de sa petite chérie, qui tremblait de peur. – Gérard, elle ne m’entend pas, et tu le sais bien ! Gérard a fermé les yeux, comme pour aller dans un rêve de degré plus profond encore… – Stop, Gérard, écoute-moi ! Dans son lit, Gérard a bougé, il a porté le doigt vers son réveil-matin, l’allumant une seconde pour lire l’heure : 01 heure 30, du matin. – Gérard, tu dois interférer avec la Réalité ! Il y a urgence ! Le pauvre bougre a soupiré, mis son oreiller sur sa tête. Mais je parlais à travers. – Tout est organisé, rassure-toi ! Il faut simplement que tu bouges, dans le monde extérieur ! Il souffrait, mais j’ai continué : – Ce n’est pas une illusion : ta petite pâtissière chérie est amoureuse de toi, en secret, comme tu es amoureux d’elle. Son cerveau me criait « Mais la sanction de la Réalité, si je tends la mains… ». – Ça ne rate pas à tous les coups, tu verras ! – mais sa sosie Lucie… – Éh ! C’est pas parce qu’elles ont le même visage que ce sont deux garces pareilles ! Il a avalé sa salive. – dans le doute, je rêve de mieux… – Gérard : dans trois mois, elle va être renvoyée chez les débiles, dans une autre ville, et elle le sait. Elle va se jeter sous un train pour ça, pour « éviter de te perdre » (elle est sub-débile)… – non ! innocente, gentille, c’est ce qui fait son charme… entre autres choses. – Gérard, tout le monde l’appelle La Débile ! La Naine ! Au foyer social, où elle habite ! – non, elle doit avoir un appart’, et mille amant, comme Lucie… ou un seul, très merveilleux… – Et toi, impuissant – depuis ta chute de l’immeuble – tu fais pas le poids ? Tu crois ? – ben, évidemment… je suis plu’ rien, rien… j’ai jamais été rien, d’ailleurs, pour personne… – Imbécile, regarde la te sourire ! En rougissant à moitié ! Folle amoureuse, elle est ! – c’est pas possible. – L’amour rend aveugle ! Je l’ai programmé comme ça ! – mais je peux pas la demander en mariage : je peux pas lui donner d’enfants, ni de plaisir (mâle)… J’ai soupiré. – Et tu as jamais songé que l’équivalent existe ? côté féminin ! – hein ? – Elle est malformée, angélique ! « Incapable de rendre un homme heureux », lui ont dit les infir-mières, chez les débiles, où elle était ! – ce serait trop beau, inespéré… – Espère, bon sang ! Prie-moi que ce soit comme ça en vrai ! Et tente ta chance ! Il a soupiré, à son tour. – c’est un seul scénario sur mille milliard… oui, c’est possible, mais il y a presque aucune chance… – Qu’est-ce que tu as à perdre ?! – le bonheur, innocent, de la revoir… le bonheur de nos sourires, timides… – Et te tirer une balle dans la tête dans trois mois ?! – possible… – Ou très probable ! Ça suffit ! Je vais injecter en toi un virus d’extériorisation, qui va te forcer à bou-ger ! – non… Trop tard : j’ai injecté ! Pour son bien !

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TÉMOIGNE OCULAIRE D’INVASION ? Pendant ces dix minutes d’attente devant le magasin (avant que la pâtisserie ne ferme), Gé-rard essayait de faire le point. Bon, ce mot grandiose, de sa petite pâtissière chérie tout à l’heure, cadrait presque avec son rêve le plus familier : elle serait amoureuse de lui, en secret (comme il l’était d’elle), d’où cette réponse « v… vous s… seul au m… monde, v… vous pouvez… m’aider… ». Mais il avait imaginé lui proposer son aide un jour où elle aurait été en pleurs, pour une raison indéterminée. Alors que là, non : si la routine avait volé en éclat, ce n’était pas pour du chagrin mais pour de la « peur » (apparemment). La petite jeune fille paraissait terrorisée, désespérée sans soutien aucun. Et Gérard ne comprenait pas ce que cela signifiait. Bien sûr, il serait heureux de la raccompagner chez elle, protecteur, mais n’avait-elle pas mille amants candidats pour cela ? comme sa sosie Lucie… Enfin, on verrait. Il a attendu qu’elle sorte, donc. Toute mignonne aussi sans sa blouse blanche, en discrets habits gris, ras du cou. Elle regardait à gauche et à droite, effrayée, et… « au-dessus », vers le ciel, comme si une menace pouvait arriver de là, en plein centre-ville de Lille. Mystère. – Ça va, manemoiselle : vous craignez rien, je suis là. Mais elle lui a expliqué une histoire effarante : – l… l’auteu n… nuit, k… que j’ahivais p… pas dohmih… je n’a z’été à na fenête… au f… foyer s… sociann’.. Elle habitait en foyer social, pauvre chérie ? Pas dans la riche demeure d’un de ses amants ? – n… ne ghande k… cassehole, v… viendée du ciel… a… avec d… des m… meussieus cassehole… qui f… faih… t… tut-tuut… ?? Des scaphandriers ? Un cauchemar ? – et… et des jeunes n… n’a viendé s… suh la hue, et… et l… les m… meussieus casehole ne z’ont tué tous… a… avec ne pisolet ne lumièh… Sabres laser ? – m… moi z… ze n’avais t… t’è peuh… – Oui, très peur, je comprends. – et… et ap’è… l… les jeunes n… ne z’a helevé, n’a faih t… tut-tuut, k… comme t’ansfohmés ne casseholes d… dans leuh… âme… – Oh… Elle a fait Oui. – et je n’a peuh t… tout ne monde n… n’y n’est t… t’ansfohmé k… cassehole, k… comme ça… n… ne z’ont dit j… je f… folle… p… pahdon… m… même la dame p… police… – C’est pas juste. Mais… c’est des extra-terrestres ? venus envahir la Terre ? comme dans la série « Les envahisseurs » ? – j… je k… connais pas… – Bien. Oui, moi je crois pas du tout que vous êtes folle… Elle a rougi (lui a-t-il semblé, à la faible lumière des réverbères).. – m… mèhci… – Et… pourquoi vous disiez que… « moi seul » peut vous aider ? Vous avez pas peur que je sois un « monsieur casserole », moi ? Elle a cligné des yeux. – s… si l… le pluss j… gentil m… meu-s… sieu du monde, n… n’a deviende k… cassehole, j… je vas m… mouhih ch… chaguin, n… ne tout façon… – Oh… Pardon. Merci. Elle a rougi encore. – Manemoiselle, moi aussi, je vous trouve « la plus gentille du monde »… Rouge… – Simplement, avant que j’aille avec vous à la police, pour confirmer que vous êtes pas une men-teuse, euh… est-ce que… euh… vous avez « envisagé » que… c’était un cauchemar, pas en vrai ? peut-être… Elle a cligné des yeux. – s… ça, on… on peut z… zamais s… savoih… Il a souri. – Oui, euh… Moi je suis d’accord avec vous, mais… faites attention : les autres gens se mettent en colère, si on leur dit ça. Ils nous traitent de fous, folle… Elle a joint les mains, comme si ce qu’il venait de dire était un miracle, absolu. – et v… vous, v… vous comp’ende, k… comme moi… ?

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– Oui, « sceptique », ça s’appelle. Attention, c’est passible de deux ans de prison, maintenant… Pour offense à leur dogme, sur la Shoah. – n… n’on s… seha n… n’en p’ison n… n’ensembe… ? s… si m… mèhveilleux… Il a souri, et… un gyrophare ou quoi a éclairé toute la rue, euh ? Non : c’était une soucoupe volante, au-dessus des immeubles, qui s’est posée… sans un souffle, ni bruit. Il n’y avait pas une voiture, pas un autre humain qu’eux d’eux, euh… La petite jeune fille est venue auprès de lui, et il a posé un bras protecteur autour de ses frêles épaules… prêt à la défendre jusqu’à la mort. Et… deux formes floues, à mi-chemin de la soucoupe, se sont matérialisées : deux extra-terrestres, genre Armstrong et Aldrin, les cosmonautes Américains… Des lumières clignotaient sur leur casque, faisant effectivement Tut-tuut… Et puis une voix a parlé dans sa tête, Gérard : – Humain, ne bouge pas, ne résiste pas, ou vous serez tués. Des extra-terrestres ? – Humain, nous vous trouvons mignons, tous les deux, rêveurs, nous avons décidé de vous épargner, de vous mettre dans notre zoo solaire, avec potion d’éternité, ça vous tente ? Euh, oui, avec sa petite chérie, pour l’éternité ? Une corde est venue de la droite, comme volant toute seule, et s’est enroulée autour ‘eux d’eux, puis a serré… Et ils se sont laissés faire, tout rouges d’être serrés l’un contre l’autre, pour la toute première fois, comme un câlin… Ils ont été emmenés, dans le vaisseau spatial puis sur la planète Tau, ils n’ont pas su si la Terre avait été désintégrée ou quoi. Peu importe, en un sens : ils étaient tous les deux, ils étaient heu-reux…

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3 POUR, 3 CONTRE Gérard a relu, avec soupirs encore, le mot aide-mémoire qu’il comptait emmener au rendez-vous avec sa petite pâtissière chérie : – Je vous aime, mais je suis impuissant – Je voudrais vous épouser mais je ne suis pas riche du tout – Je vous serai éternellement fidèle mais vous êtes mon 2e amour pas le 1er

Oui. Ça paraissait bien plus désespéré qu’envisagé initialement, pardon. Au magasin, elle lui avait demandé, larmoyante : « m… meu-s… sieu, v… vous savez s… si… k… quand qu’on est u… une mougnoule, p… pahdon, s… sans faih èsp’è… on… on doit p… pahtih… ou… ou êteu mohte… ? » (Monsieur, est-ce que vous savez si, quand on est une bougnoule – pardon, sans faire exprès – on doit partir, quitter le pays, ou être morte ?)… Et après trois ans et demi de silences, de sourires échangés, cette confidence gigantesque, presque un appel au secours, lui avait paru un mi-racle, au premier abord. Il avait souri, à demi, pardon, touché par ce geste – même s’il était très grave qu’elle parle à demi-mot de suicide. Il avait répondu : « manemoiselle, c’est pas tous les Français qui rejettent les gens d’origine étrangère. Moi, si vous êtes Polonaise, je vous dis bienvenue, et vive l’amitié entre la France et la Pologne… ». Elle avait paru immensément touchée, entre soulagement et confusion, rougissante perdue… Merveilleux souvenir. Mais lui, imbécile, il avait cru pouvoir « profiter » de ce petit échange, presque amical, pour la connaître mieux, un peu. Il avait demandé : « Vous n’avez pas d’amis français ? pour vous rassurer, vous réconforter, vous épauler… ». Il s’attendait à une réponse « Si, bien sûr, plus de la moitié de mes amants sont Français » ruinant ses rêves à lui, mais… elle avait eu des mots incroyables, presque fabuleux (de son point de vue à lui, amoureux) : « n… non, b… bien sûh… z… ze n’a z… zamais eu d… d’ami(e)… ». Et, au septième ciel, il avait eu ces mots idiots, pardon : « moi, je serais tellement heureux qu’on devienne amis, vous et moi ». C’était entièrement sincère, profond même, mais il aurait dû réfléchir avant de parler. Enfin, elle avait accepté, du menton (puis de la voix), merveilleusement, ce principe d’amitié naissante, et accepté ce rendez-vous au café dimanche après-midi, près du magasin, mais… il était complètement perdu, maintenant. Si elle souhaitait un simple ami, soutien, en attendant de rencontrer le prince charmant dont elle rêvait, c’était très possible, et très merveilleux, en un sens, c’est ce qu’avait refusé sa sosie Lucie, onze ans en arrière. Oui. Mais Gérard aurait tant voulu la serrer dans ses bras, la couvrir de bises, petite chérie, et ce n’était tout simplement pas possible. Alors que… naine et traitée de débile mentale, elle avait peut-être immensément besoin de se sentir aimée… (c’était son rêve à lui, depuis trois ans et demi, qui devenait presque Réalité). Que faire, que dire ? Il verrait bien, il improviserait, sans doute mal, pardon. En arrivant une heure et demi en avance, au café de la Rue Saint-Jean, il avait pensé avoir des heures devant lui pour « réviser » son projet de conversation, autour des six points fatidiques, mais – contre toute attente – sa petite chérie est arrivée peu après. Le mettant au pied du mur. Point touchant : elle n’était pas en minijupe et décolleté, de couleur vive, à la Lucie, elle était vêtue de gris neutre, avec jupe mi-longue et ras du cou, adorable de pudeur timide… Ils se sont dit bonjour, poliment, mais elle semblait très gênée, perdue. – Il y a quelque chose qui va pas, manemoiselle ? – s… c’est j… j… Elle a cherché les mots, la pauvre. – j… je voulais v… vous dih… s… si vous voulez j… je m’habille aut’ement… s… c’est possibe… n… nes dames au f… foyer social n’elles dih… j… je m’habille k… comme une g’and-mèh… et n… n’il faut des bijoux, t… talons hauts… p… pahdon… pahdon… Il a souri. – Non, moi je préfère vous, un million de fois, à ces femmes-vampires, qui veulent séduire tous les hommes, et abandonner des centaines, rejetés, tristes à mourir… En étant toute timide, effacée, vous êtes la plus mignonne du monde, selon moi… Elle a rougi très fort, en souriant perdue, éberluée, comme émerveillée… – m… mais k… quand même, k… que je ête l… la moins bien du monde… u… une moins que hien… que pouha j… jamais vous hemèhcier… et… et t… toutes, n’on est f… folles z’amouheuses ne vous, v… vous pouvez pas pèhde d… diss minutes d… de chacune, p… pahdon… ??? Il a souri. – Manemoiselle, il y a une montagne de malentendus, pardon… – p… pahdon… pahdon… – Je crois qu’il faut qu’on parle trois heures, au moins, plutôt qu’une demi-heure, ou dix minutes…

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– m… mèhci, n… n’infini… n… n’infini… Il cherchait l’air, tant c’était merveilleux, inouï… même si, oui, il y avait trois couleuvres à ava-ler, ruinant presque tout, ou tout, tout à fait, pardon. – Attendez, avant : est-ce que je peux vous demander votre nom, votre prénom (moi c’est Gérard Nesey, vous pouvez m’appeler Gérard). Elle a rougi, sans raison, comme heureuse, sans explication. Et puis elle a dit : – t… tout ne monde m… m’appelle l… La Naine… ou… ou La Démile… La Bègue… b… beaucoup p… possibilités… p… pahdon… – Oh, non, s’il vous plaît : je préférerais vous appeler par votre prénom, ou Manemoiselle Quelque Chose, si vous préférez… Elle a rougi encore. – n… ne s… sécuhité s… socianne, n… ne m’appelle p… pat’icia n… niezewska, p… pahdon, s… c’est p… pas fhançais… – Et moi je peux vous appeler Patricia, Manemoiselle Niezewska ? Elle a rougi encore, confuse. – j… je sehai s… si z… z’heuheuse… – Personne vous appelle Patricia ? Vos parents ? En Pologne ? – j… je p… pas souviende… p… peut-ête, a… avant n… ne me mette ch… chez les démiles, p… pahdon… pahdon… – Ou… pour faire la différence, si vous avez de mauvais souvenirs, pardon, je pourrais vous appeler ‘Tricia, ma ‘Tricia… Elle a rougi très fort, encore. – m… mèhci n… n’infini, j… géhah… Elle semblait transportée, presque au bord de l’évanouissement. Et, certes, si personne ne lui avait jamais dit ces choses-là… et si ça venait précisément de l’homme qu’elle aimait, en plus (dont elle croyait que toutes les femmes étaient amoureuses…)… – Tricia, je… veux pas dire que « vous vous trompez », pardon, simplement : il y a un malentendu, qui s’est… produit, passé… Je veux dire : si on me demande… si on m’avait demandé avant-hier… com-bien de femmes au monde sont amoureuses de moi… vous savez ce que j’aurais répondu ? Elle a fait Non, et risqué : – n… n’un m… miyah… (l… les autes è… è c’oient k… que vous ézistez pas…). – Merci de le penser, Patricia, mais… non, la réponse pour moi c’était « zéro ou une (ma petite pâtis-sière adorée) »… Elle s’est toute empourprée, perdue… – s… c’est p… pas p… possibe… v… vous l… le pluss beau du monde… ?? – Non, vous êtes aveugle… simplement. – l… le plus j… gentil n… n’à n’infini… s… ça c’est sûh, s… sûh… – Gentil avec vous, toute seule, j’aime pas les autres gens… Cramoisie, la pauvre… – Mais… Elle a semblé dégringoler en catastrophe, retomber de son nuage, elle a fait Oui du menton, semblant deviner qu’il y avait un problème, malgré tout. – Mais aucune fille voudra de moi, en vrai, aucune : je suis impuissant, pauvre, j’ai déjà été amoureux autrefois, avant de vous rencontrer, pardon… Elle a cligné des yeux, sans paraître comprendre. Alors il a sorti son petit papier, et ajouté les trois points positifs en face : – C’est très dommage parce que : 1/ Je vous aime, éperdument, tendrement ; 2/ Je voudrais vous épouser, vous donner ma nationalité ou vous rejoindre en Pologne ; 3/ Je vous jure ma fidélité éter-nelle, c’est le tout dernier amour de ma vie, le deuxième et dernier. Patricia cherchait l’air, abasourdie, presque en syncope, la pauvre… Il s’est passé de longues minutes avant qu’elle retrouve son souffle, elle pleurait, de bonheur semblait-il. – et… et s… si moi j… je sehais m… malfohmée, n… n’incapabe n… ne hende un homme heuheux… ? incapabe v… vous hemèhcier… en pluss de pas ête a… assez belle, toute façon, p… pahdon… pahdon… – Vous êtes la plus jolie fille du monde pour moi, Tricia… (je suis complètement aveugle, pour l’éternité)… Et je rêve de vous faire des millions de bises, pas vous défoncer le ventre… – oh… oh, n… ne mihacle, n… n’infini… ? s… ça sehait p… possibe… – Bien sûr. Pour tous les deux.

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Ça ressemblait à un conte de fées… Mais, quand ils se sont revus, encore et encore, ils ont rencontré des difficultés. Aux trois bonheurs qu’avait identifiés Gérard, aux trois malheurs allant avec, se sont ajoutés trois clauses de refus, pour le mariage : – La tutelle de Patricia refusait de donner son accord, jugeant que « La Débile » avait vocation à re-tourner chez les débiles, pas à s’évader vers le monde des gens respectables. – Médicalement, les médecins refusaient de signer les papiers, pour le mariage, un impuissant et une malformée ayant deux raisons de refus plutôt qu’une. – Classés schizophrènes, et suicidaires, et criminels (au titre de la Loi Gayssot interdisant la confusion Rêve-Réalité), Gérard et Patricia étaient tout le contraire d’honnêtes gens. Ils se sont enfuis en Pologne, en train, cette Pologne dont ils ne parlaient pas la langue, et où ils allaient être traités de l’équivalent polonais de bougnouls… Mais ensemble, heureux.

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PATRICIA RACONTE TOUT, À LA FIN (Transcription en Français standard) Il y a quatre ans, quand je partie de chez les débiles, Madame Martin elle nous a conseillé à nous de écrire un journal, essayer de écrire toutes seules même si on sait pas écrire, pardon. Pour pas perde l’habitude de qu’est-ce qu’elle a essayé nous apprende. J’aurais dû le faire, c’est vrai, pour pas perde le souvenir de plein de moments merveilleux, qui s’effacent un peu maintenant de ma tête, pardon. Mais ces deux derniers jours, il s’est passé des choses tellement importantes, que boulever-sent ma vie, toute, il faut absolument je écrire, c’est sûr. Si je a bientôt un peu tout oublié, je vas ici essayer me rappeler le début cette aventure à la grande ville (loin de là où j’étais avant). On a été mises au train par Madame Martin, à Douai, et une autre madame méchante nous attendait à Lille. Elle nous a conduit en minibus au foyer social de la Rue Saint-Jean, où je être encore (toutes les autres elles déjà repartir normalement, pardon). Et puis on nous a dit qu’est-ce qu’il fallait faire maintenant : moi je dois laver les toilettes tous les jours lundi à jeudi et le parterre, et puis le vendredi après-midi je dois travailler dans une pâtisserie un peu plus loin, pour rendre la monnaie et faire les paquets, comme on a appris au centre. Partout, tout le monde était très méchant avec moi. Les autre débiles elles m’appelaient La Naine ou La Bègue, les dames du foyer elles m’appelaient Microdébile ou La Ratée, les clients du magasin ils m’appelaient Mollasse à la con ou Sale Polak. Je regardais comment aller à la cuisine, du foyer, pour prende un couteau à viande, pour m’ouvrir les veines, mieux cette fois, que ça marcherait peut-être, avec un très grand couteau à viande. Pour m’en aller de ce monde si méchant partout partout. Et puis… presque deux mois après, vendredi 3 Mai, le soir juste avant la fermeture, du maga-sin, « il » est entré, mon héros, mon prince charmant… D’abord, je a pas vraiment remarqué, pardon – juste : c’était un très beau monsieur jeune, l’air gentil, mais… comment il me regardait… comme si je serais une quelqu’un de bien, intéressante presque, moi… (Et pas comme le monsieur barbu mé-chant, qui avait dit une fois : « putain, t’as d’beaux seins, et j’ai jamais baisé une naine ! On couche ? » – que j’avais réponde Non, au secours…). Non, mon héros romantique, c’était comme mon visage, mes yeux, qu’il regardait, comme avec un peu tendresse… j’avais le cœur qui cogne à mourir… Et il m’a appelé « mademoiselle », si gentiment, comme s’il a regardé que je a pas de bague (bien sûr), ça m’a fait rougir, pardon… Et il a demandé, poliment, une part de flan, et moi je l’a servi, en mettant un papier autour (même si c’est interdit pour un petit gâteau tout seul, je voulais juste en-core et encore des secondes avec lui). Et puis il m’a remercié, si gentil, il m’a dit « au revoir mademoi-selle », je pleurais presque, de bonheur, pour la première fois de toute ma vie. Le soir, je a pris la croix que n’est autour mon cou et puis « prié » (pour la première fois de toute ma vie, en espérant ce Sei-gneur il existe), de toutes mes forces, pour que le gentil monsieur il reviende un jour. Mon Dieu : l’espoir du bonheur, jusque sur la Terre, pas que dans mes rêves les yeux fermés (où je serais une grande et normale, c’est pas possibe bien sûr en vrai). Je a expliqué au Seigneur, dans ma tête : « je l’aime, Seigneur ». Et le vendredi d’après… miracle, infini : le gentil monsieur il a reviende… au magasin. J’avais le cœur qui cogne à mourir… Je a demandé à mon amour chéri si il voulait un flan comme la dernière fois, et ça l’a comme touché, dans son cœur presque… Il a dit « merci infiniment de vous en souve-nir »… Je a croire j’allais m’évanouir, partir morte, de bonheur… Au foyer, je a encore prié, pour qu’il reviende et encore… encore toujours… Et il a reviende, encore et encore… Même que après je être habituée au bonheur, presque, ce bonheur infini, infini, dans mon cœur maintenant. Et toujours il me sourit, merveilleusement, comme spécialement à moi, si merveilleux. Et c’était pas comme un mon-sieur qu’elles disaient, en classe de religion, qui aime tout le monde même les débiles (oui ça existe, elles disaient), lui c’était comme « moi » qu’il aimait bien, presque. Je n’a eu cette révélation magique, fabuleuse, un vendredi Novembre, quand un monsieur méchant (devant mon héros qui attendait son tour) il m’a dit « éh, tu peux pas te magner le cul, espèce de débile à la con, empotée ! ». Comme souvent on me dit, pardon (que je sais pas faire les pliages vite, pardon). Mais là, ça m’a blessé très fort, que mon amour il entende que je être une débile (s’il avait pas remarqué, peut-être – même qu’il a l’air très intelligent merveilleux, il est un peu comme rêveur, de pas faire très attention les détails les choses, si gentil et pardonneur pour une comme moi qui est que une sale débile, en vrai)… Et là, il a froncé les sourcils, presque méchant tout d’un coup, mais… pas contre moi, du tout, pas déçu mais comme en colère contre le monsieur méchant ! Il a même dit, à haute voix, ces mots que je oubliera jamais, de toute ma vie : « Moi j’aime bien la douceur de manemoiselle, adorable… ». Comme pour me protéger, me sauver du monsieur méchant, même si c’était rien que du vrai, mes défauts énormes… Je a pleuré, de bonheur, pardon, le monsieur méchant il a éclaté de rire. Il a payé et il a parti en nous disant « bande de tarés ! ». J’ai remercié à l’infini mon héros bien aimé, avec mes yeux qui pleurent pardon, et ça l’a comme touché, presque au fond de lui ou quelque chose. J’étais folle

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amoureuse à l’infini, là, encore un milliard de fois plus que avant. Et puis notre délicieuse habitude gentille a recommencé, simplement, merveilleusement, des semaines et des semaines. L’autre moment très très fort, qu’il y a eu, c’était la deuxième année (que ma tutelle avait ou-blié de faire les papiers, pour me renvoyer chez les débiles, me briser le cœur…). Je n’a vu au super-marché (pour acheter le produit WC) que les dames-caissières, maintenant il y a écrit leur prénom, sur un petit chose en métal, sur leur poitrine. Et moi, timide perdue, je a voulu dire à mon amour chéri : « je m’appelle Patrycja, dans les papiers (même si ça intéresse personne, bien sûr, pardon) ». Je l’a écrit sur un papier, en écrivant très gros, pardon (que chez les débiles on me criait toujours après que je écris trop minuscule, illisible, en plus que milliards de fautes, pardon). Et puis je l’a mis sur un scotch, et… je l’a mis sur mon sein, en rougissant toute de penser qu’il allait regarder mon sein, comme ça, pardon… (même que je suis pas sexy du tout, infiniment laide, pardon – même si chez les débiles, Martha elle a dit un jour elle était très jalouse de mes gros seins, pardon, qui plaisent peut-être aux hommes)… Et j’étais toute rouge, pardon, ce soir-là, quand il est entré mon chéri… Je pen-sais il fera pas attention, du tout, pardon, bien sûr, mais… il a dit « Patricia ? Merci, Patricia, je suis heureux, d’apprendre votre prénom… ». Il a faut je me tiende à la table (de faire les paquets) pour pas tomber évanouie, de bonheur infini… Et, plus merveilleux encore (ça paraissait impossible), il a dit « moi je m’appelle Gérard, mais les clients affichent pas leur prénom, c’est différent, oui… ». Mon Gérard, mon amour infini… Oh, et je a répété (dans ma tête) son prénom adoré des milliards de fois, depuis. Et dans mes prières au Seigneur, pour que Gérard il est heureux, avec sa femme sans doute et ses enfants peut-être (même qu’il a pas de bague, j’avais bien sûr entendé que ça veut rien dire maintenant). Je l’aime, à l’infini, sans déranger. Je voudrais mourir, pour lui, si un bandit il veut le tuer avec un pistolet, moi je vas au milieu pour le remercier, pour mourir pour lui, pour son bonheur, sans déranger… Depuis, en tout cas, il m’appelle Patricia, sans oublier. « ‘Soir Patricia », il dit, si merveilleu-sement, même si je mets plus le petit nom collé, il se souvient quand même, si merveilleux de gentil-lesse infinie. Comme si je serais une amie de lui, presque… Et je a le cœur qui cogne très très fort, mais c’était bizarre, que ça explose pas, de être morte bonheur, non. Pas encore. Et puis, cette année-là pour ma lettre de renvoi chez les débiles, de me faire mourir de chagrin (de plu’ revoir mon amour), je n’a eu la chance immense ma tutelle elle est partie, en congé maternité, sans remplaçante, alors moi je être restée au foyer, comme oubliée, ouf. J’avais plu’ les 5 Euros par semaine qu’elle donne avant, mais je a pas besoin, que le foyer il donne à manger et boire, et un lit et laver les vêtements, et du savon, pardon (que je être une sale bougnoule, pardon). Et le bonheur de le revoir, et se dire « Gérard » et « Patricia », toute une année encore… Mais ma tutelle elle a reviende, et très en colère de moi. Elle a dire je « vole » une place en foyer social, salope, qu’on laissera pas passer la date, cette fois. Alors je étais triste, un peu, pardon, et… mon Gérard, adoré, il penchait un peu la tête, comme pour dire « qu’est-ce qui va pas ? », mais bien sûr on en a pas parlé, au magasin, qu’il viendait juste acheter un gâteau et moi de faire mon travail, seule-ment, bien sûr, pardon. Mais c’était si gentil que ses yeux ils s’inquiètent pour moi, presque, oh Sei-gneur, si gentil à infini. Bien sûr, au foyer, je a recommencé à regarder comment je pourrais aller à la cuisine, pour prende un couteau à viande, pour m’ouvrir les veines et partir, en paix, sans la douleur infinie de perde mon Gérard, et devoir vivre, des millions de jours sans le revoir jamais, jamais… Ou peut-être je pourrais aller à la gare de Lille, et sauter sous le train, qui arrive très vite. Et m’écraser en petits mor-ceaux, déchirée, partir sans déranger, pardon. Souffrir très fort une seule fois, de ce corps raté, au lieu de souffrir des milliards de fois, de mon cœur qui est tout ce qu’il y a de grand et beau chez moi : mon amour infini pour mon Gérard… Mais j’étais très inquiète, en même temps. De qu’est-ce qu’elles disaient, en cours de religion : que si on est morte exprès, on a torture de piqûres de feu, encore et encore, pour toujours… J’avais eu le courage infini, une fois, de couper les veines quand même, mais puisque ça avait pas marché, il fallait je recommence, et je tremblais toute, de peur. Infinie. En plus que ça fait tellement tellement mal, à l’infini. Couper le bras. Et les piqûres de feu au Ciel aussi, sans doute, pardon. Dans ma tête, je a demandé au Seigneur comment faire, mais Il a dire « il faut vivre, il faut souffrir de vivre, pour mériter la vie éternelle » (que j’avais entendu dire, en cours de religion, oui). Mais c’était tellement pas juste, et si tout le monde méchant, même le Seigneur, je savais plu’ quoi faire, du tout. Mais je a repensé le mot « aide-toi toi-même, alors le Ciel il t’aidera en même temps », et je a trouvé la solution, presque, même si ça me faisait encore plus peur, en même temps : j’allais demander à mon Gérard quoi faire, que je l’aime à l’infini pardon sans déranger, et alors il va me gi-fler, normalement, tout casser mon rêve débile, et ça va me donner la force sauter sous le train, dé-goûtée à l’infini de la vie, toute entière.

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Et ce vendredi, je a eu la force le dire : (en bégayant quand même, pardon, et pas dire les vilains R de cette langue – même si c’est beau quand Gérard il parle, pardon) : – Gérard, est-ce je pourra vous parler quatre minutes, en dehors du magasin ? Normalement, il allait se fâcher, et me dire « ben non, connasse, fais ton boulot et fiche moi la paix ! », et ça va bien briser mon cœur à jamais. Et je deviendra un légume tout vide, qui tombe sous le train, simplement. Mais il a dit : – Oui, bien sûr, Patricia. Pas de problème. Dans dix minutes, après la fermeture ? J’étais complètement perdue, de cette réponse impossible, de trop merveilleuse à l’infini, pas possible, je comprendais pas. Mais je a réussi faire oui avec ma tête, quand même, de sa question. Et emballer son flan, même si je tremblais toute, jusqu’aux doigts de pied je crois, pardon. Qu’est-ce que j’allais dire tout à l’heure, maintenant ? Et quand je suis sortie après, toute perdue honteuse, il m’attendait, si gentiment. Il souriait pas, bien sûr, mais il avait pas de colère encore, pardon. Je a dit : – Pardon à infini que je vous a faire attende… pardon pardon… Mais il a dit, si gentil : – Pas de problème. Comme à une amie je pense (je a jamais eu d’amie, je sais pas comment ça marche), ça me faisait viendre des larmes dans les yeux, de émue pardon. Mais j’avais si peur qu’est-ce qu’il allait dire. C’était pas la douleur la gifle sur ma joue, et les coups de poing me casser le nez, juste que mon cœur il allait tout se déchirer, à hurler à l’infini, fini... Je a pris tout mon courage, tout, avec la force mon amour immense, et je a réussi de dire (en bégayant beaucoup trop, pardon) : – Gérard, comment elles font, les autres filles, qu’elles sont renvoyées dans une autre ville ? de plu’ vous revoir jamais, elles mourir de chagrin ? et alors des piqûres de feu au Ciel ? C’est comme ça normal ? je a peur, pardon… Je pleurais, pardon, mais… il a eu aucune colère, dans ses yeux. Il a… respiré. Je compren-dais il en avait assez, de nous toutes, de rien faire que l’embêter, avec nos problèmes de notre cœur à nous égoïstes, pardon. Je a dit : – c’est pas votre faute, pardon… juste, je a si peur le train… frappez-moi, s’il vous plaît… Mais il m’a pas « obéi », bien sûr, pardon, que je étais tellement idiote dire comme ça, pardon. Il était pas en colère, seulement perdu, tout perdu, le pauvre. Et… il a descendu, sur ses genoux, pour être juste au-dessus de moi, et… il m’a… prise dans ses bras… Je suis morte, là, de bonheur, infini, infini… que si gentil à l’infini, il m’avait fait cadeau de mourir de bonheur, au lieu mourir de chagrin, de douleur infinie sous le train… Et… au Ciel ou je sais pas où, j’étais dans ses bras, Seigneur, et comme si je continuais, presque. Et je pleurais de bonheur, de tendresse infinie… Il me serrait contre lui, oh… il me caressait les cheveux, les épaules. Moi je aurais voulu lui faire des millions de bises (comme à un oreiller) pour lui dire mon amour infini, mais je avais bien sûr pas le droit de abuser et faire encore plus que ce cadeau infini il me donnait, oh… Je suis encore morte, morte, morte, c’est sûr. J’aurais voulu lui faire des millions de caresses aussi, pour remercier, mais on a pas le droit, bien sûr. Même qu’il est si gentil avec ses amoureuses, sans les frapper de colère. En risquant même que sa femme elle est en colère à cause de nous, pardon, pardon. Et, je sais pas, que on avait dit quatre minutes, mais ce câlin merveilleux, à l’infini, ça a duré peut-être vingt minutes, entières, mille se-condes peut-être. Et puis, il m’a pris les deux épaules et repoussée un peu, bien sûr, pardon. Il a dit : – Merci, infiniment, pour ce petit moment, Patricia. Je pleurais, de bonheur perdu, je comprendais pas ces mots qu’il disait lui au lieu de moi : – merci, merci, merci… – Patricia, j’ai des milliards de choses à t’expliquer… Me « expliquer » ? Moi je a dit, pardon : – Je va pas comprende, pardon, je pas intennigente, pardon… je… être… finie…

Je savais pas comment dire que c’était différent, que je morte de bonheur maintenant, c’est fi-ni, tous… je être éteindre, finie… de bonheur, merci à infini, infini, Gérard… Il me regardait dans les yeux, tout près, il me tiendait les épaules, si merveilleux de gentil-lesse, infinie… je pleurais, pleurais, de bonheur, je croyais c’était la toute toute dernière minute, avant que je deviende légume. – Patricia, s’il vous plaît, ne mourrez pas… Il faut… qu’on parle, tous les deux… et on est pas bien bavards, on parle pas vite… Est-ce qu’on peut se voir une journée entière, pour « faire le point » ? Je pleurais encore, je a dit : – merci, à infini… infini…

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– Mais si, en rentrant chez moi, je suis renversé par une voiture… dans le coma, sans revenir vous voir… vous vous sentirez abandonnée ? vous croirez avoir été trompée ? vous allez mourir de cha-grin ? sous le train ? Comment faire ? Je respirais plu’, je espérais il dire quelque chose, pour me sauver du monde si méchant, de catastophe partout, toujours (sauf mon Gérard, lui seul au monde). Il a soupiré et je n’a eu très peur il me lâche les épaules, pour dire finalement « non, tu es trop con, c’est pas la peine ! ». Mais il a pas dire ça, il n’a dire : – Vous devez rentrer chez vous très vite ce soir ? Quelqu’un vous attend ? (votre copain, ou vos pa-rents ?). Et il avait l’air triste en disant ça, je comprendais rien, pardon. De quoi il parlait (comme si je serais une normale, presque). Mais je n’a réponde de la question « rentrer très vite » : – La dame méchante, è n’a dire il faut on est rentrées, au foyer social, avant vingt-deux heures, tou-jours. Et, Gérard, il a eu un gros soupir, en répétant : – Foyer social… Oui, pardon à infini (que je savais pas comment dire : pardon à infini, infini)… Que je pas être une normale, je être juste une débile de moins que rien, en plus que être naine et bègue et anémique et bougnoule (que il savait déjà ça, de me voir, et entendre les gens, pardon…). Je attendais la se-conde de la fin, quand qu’il allait dire « Oh, et puis j’en ai rien à foutre, démerde-toi, connasse ! ». Mais ses mots, que je oublierais jamais, ça a été presque tout le contraire, oh… : – Mon Dieu, j’aurais dû t’inviter au cinéma, il y a trois ans… pardon… Il faut que je t’explique, tout, ma petite chérie… Tout… C’est tout ma faute, mais ça s’explique, tu verras… Je respirais plu’, j’avais la tête qui tourne. Folle amoureuse, à l’infini, perdue. Je comprendais rien, de quoi il dire, pardon. Mais il m’avait dire « ma petite chérie », moi, oh… et comme si ça serait pas ma faute à moi. Je comprendais rien, je respirais plu’. Il a dit : – Respire, s’il te plaît… Patricia. Et je n’a obéi, pardon. Je pleurais, pleurais (sans faire de bruit, pas comme les méchants bé-bés, bien sûr). Il a soupiré encore. – Est-ce qu’on peut se voir demain, toute la journée ? Je n’a faire oui, bien sûr. – tennement z’heureuse, pour moi, pardon, pardon… mais… votre femme en colère… Il a soupiré encore, mais pas de colère, juste amusé, je crois. Il a souri : – Je t’expliquerai, tout, tu verras. Et… il s’est penché, vers moi, et il m’a… embrassée, sur la joue, moi !!! Je crois je suis morte, morte, morte, cette fois pour de vrai, oh… En même temps que mon cerveau perdu il rien comprende, de comme évanoui, même si je respirais encore, je pleurais, pardon. Il a dire : – On dit « demain matin, neuf heures ? », par exemple ? ici ? Je cherchais l’air, perdue, perdue. En retenant les milliards de « je vous aime » qui débor-daient de mon cœur. Ou même, bonheur infini : « je t’aime, Gérard », parce qu’il me disait « tu », maintenant, comme si je serais une amie, de lui, presque, une personne entière… Je a réussi quand même à faire Oui, avec mon menton, pour ce « rendez-vous » (avec mon amour chéri !) de neuf heures du matin, demain… Et puis, un souvenir méchant m’a tout abimé ce bonheur infini, pardon… La dame algérienne qui disait « les hommes c’est tous des porcs, tous ! Ils pensent qu’à coucher, ces salauds ! ». Alors je n’a dire pardon, pardon : – mais, Gérard, je pourra jamais vous remercier, jamais… que je être une ratée, toute… (A cause que je « malformée », elles dire, les infirmières, chez les débiles : que pas un homme voudra de moi, que je pourra jamais rendre un homme heureux, « comme un ange à la con, ah-ah-ah ! En plus de débile mentale et tout ! La totale ! »). Mais mon Gérard, mon amour, il m’a pas du tout giflé, de colère, là, non… Au contraire il a penché sa tête vers moi, et on a eu le front contre le front, un moment de tendresse infinie, dans mon cœur, mon Dieu… – Tu m’as déjà remercié, à l’infini, ma chérie. Avec ce long câlin tout à l’heure. Et tous ces mots déli-cieux, ces sentiments vers moi, que je mérite pas… Je comprendais rien, je buvais seulement ses mots, de merveilles, pures, qui me faire chavirer le cœur, oh… Une pensée m’a viendre, un peu, mais je a préféré la enlever, de mon esprit (ça serait que… comme je morte de bonheur, dans ses bras tout à l’heure, merci à infini, je être ici au Paradis, avec un Gérard pas en vrai, pour moi toute seule, pour toujours…) Bien sûr, c’était très idiot, pardon (que je débile mentale, pardon). Je comprendais simplement rien, rien, je n’étais juste heureuse à infini, là, tout contre lui, Seigneur…

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Il a dit : – Pour l’hypothèse où… je sois renversé, ou quoi… que je vienne pas demain (pardon, pardon)… je vais te laisser mes coordonnées, mon adresse… J’ai pas le téléphone, mais j’écrirai le téléphone de mon usine, tu pourras demander ce qui est arrivé à Gérard Nesey… s’il y a eu un problème, un acci-dent… Parce que, sans ça, je serai là demain, c’est sûr, sûr, sûr… Ma petite chérie. Je respirais, je cherchais l’air, amoureuse éperdue, dans mon cœur… Et puis… il m’a lâché les épaules, mais son regard sur moi, proche, m’a aidé à pas mourir encore. Et puis, sans remonter debout, il a sorti son carnet de chèques, il a détaché une feuille, avec son adresse. Et avec son stylo, il a écrire des numéros (même si je sais pas faire, de téléphone, pardon, je pas intelligente, pardon). Et puis il a remonté debout, pardon, très haut dans le ciel, et je savais que c’était les dernières secondes (même si il allait viendre peut-être demain, sans doute non mais peut-être oui quand même, si gentiment, s’il avait le temps, sans déranger, trop, pardon). Je essayais retiende mes larmes, qui montaient très fort, pardon, par milliers. Et lui, mon Gérard adoré, il s’est penché vers moi, et il m’a faire une bise dans les cheveux, oh si merveilleux, à infini… Il a dire : – Ne t’inquiète pas à l’avance, pour demain. Essaye de dormir. Tu verras : j’ai des choses à te dire qui vont te faire pleurer de bonheur, peut-être, mais aussi des choses qui vont te faire pleurer de décep-tion, pardon… J’ai fait Oui, bien sûr, que je savais il est déjà marié, bien sûr, même s’il met pas de bague, pardon. Je me faisais pas des illusions. Je comprendais pas pourquoi il perdait autant de temps avec moi, quand qu’il y a un milliard au moins de folles amoureuses de lui, pareil. Mais je me disais c’est à cause son intelligence, et sensibilité, que il a comprende je être, entre toutes, la plus amoureuse de lui au monde (à cause que je être une débile de moins que rien, que tout le monde il déteste normale-ment, alors ça rend un milliard de fois plus fort encore le miracle le rencontrer, si gentil à l’infini, notre prince charmant)… Enfin, c’est ça que je a pensé sur le moment. Même si c’était pas ça du tout en vrai, comme il m’a raconté aujourd’hui… Je peux pas raconter ici chaque seconde de ce jour, aujourd’hui samedi, à cause qu’il me faudrait mille pages que ça existe pas… Je essaye juste classer les idées, pour me souviende et comprende, pour toujours. Je essaye de oublier moi-même, mes sentiments, mes bonheurs, pour juste me souviende c’est quoi le vrai, de lui-même (il y a que lui qui compte au monde, pour moi – moi je suis zéro importance je trouve, pardon) : Quand qu’il était enfant, Gérard, il était différent des autres garçons : il aimait pas le sport et puis écraser les faibles, non, il dessinait, simplement, des avions bipoutes qui existent pas. Il aimait pas les filles qui jouent à la poupée et qui se tirent les cheveux aussi. Et il était toujours premier de la classe, sans faire èsprès (mon dieu, je a pensé : mais pourquoi il perd tellement de temps avec une moins que rien maintenant ? pardon…). Et puis, quand qu’il a eu quatorze ans, il a « trouvée jolie » une fille dans sa classe, vietnamienne (comme chinoise, ça veut dire, pas française pardon). Et qui avait des très bonnes notes en calcul, comme lui aussi. Mais un jour, elle a dire à sa copine qu’elle allait danser, le samedi soir, qu’elle se cherchait un vrai beau mec. Et là, Gérard ça lui a fait comme une infinie déception, presque « dans son cœur » (mais il avait pas encore de cœur, il pense). Même que il commençait avoir des sentiments. Que il aimait pas les poésies de réciter, mais il avait presque pleuré de tendresse quand lire les mots « la courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur » (des luars, ça s’appelle, je connais pas, pardon, je pas intelligente). Et que il avait quinze ans, et maintenant triste, il a remarqué la fille la plus triste de la classe, qui était la plus petite du lycée (mais plus grande que moi quand même, bien sûr, pardon), qui était d’origine Polonaise (comme moi) : Lucie. Et pas bavarde, pas fumer, pas chercher séduire tous les garçons, tellement différente (comme moi ?). Les professeurs disaient « espèce de débile à la con » (comme de moi), les camarades de l’école elles disaient « sale bougnoule de merde » (comme moi), et elle… elle lui souriait, à lui tout seul (comme moi…). Comme si elle serait amoureuse de lui, à l’infini. Et triste à mourir qu’elle allait redoubler et plu’ le revoir jamais. Je a dit Oui c’est ça, Gérard, que je étais sûre sûre sûre, mais ça l’a fait soupirer. Comme pour dire Non, mais sans qu’il dire « tu comprends rien, imbécile », non. Je n’a pensé c’était juste plus compliqué, et je allais pas comprende, c’était sûr, pardon. Il a dire il est tombé amoureux fou de Lucie, et… avec son cœur fidèle à lui, infiniment fidèle, il savait que ça serait le seul amour de toute sa vie, l’amour de sa vie. Je a fais oui, avec ma tête, pour dire « c’est bien, c’est très beau, votre cœur, Gérard », que je étais pas jalouse non, seulement amoureuse, à l’infini, sans déranger. Gérard, il a pensé l’aider en calcul de Maths, la sauver, et alors ils seraient attachés pour toujours l’un avec l’autre. Il pensait pas de sexe, comme ils faire les dix-huit ans, il était seulement un cœur, amoureux. Et il a dit « si un bandit avait voulu la tuer, j’aurais voulu qu’il me tue à sa place : je l’aimais à mourir. » Et moi je pleurais de… bonheur que il comprende ce sentiment, infini, sans dire que c’est des conne-ries de débile mentale, de ratée pourrie et nulle… Oh… Gérard il me comprendais, mon Dieu… le

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premier quelqu’un qui me comprende au monde, et c’était lui-même que j’étais amoureuse, déjà, avant même savoir il était si merveilleux à l’infini, oh… Mais que je pleurais trop (sans faire de bruit, pardon), il a encore soupiré, et il a dit : « Patricia, stop ». Et je a pensé il allait me gifler, pas me racon-ter la fin, et son mariage et leurs enfants, pardon, que ça me regarde pas, bien sûr, pardon. Mais que… au lieu me frapper, me insulter, normal, il a sorti son portefeuille, une photo dans son porte-feuille, et… c’était « moi », presque… Comme mon visage, presque dans le miroir, le matin, très laide pardon, mais comment il pourrait avoir une photo de moi ? et avec les cheveux un peu différent, comme je a jamais eu, pardon. Il a dit ces mots, incroyables : « C’est Lucie… et… quand je suis tom-bé amoureux d’elle, j’ai trouvé qu’elle était la plus jolie fille de l’Univers… et, fidèle, à jamais, je trouve que vous êtes la plus jolie du monde, toutes les deux, avec ce même visage, adoré… ». Je suis re-morte de bonheur, là je crois, et il m’a re-dit de respirer, pas oublier respirer « ma chérie ». Je suis morte, morte, morte… Moi jolie, jolie à infini, moi… ??? pour quelqu’un, et en plus c’était pour mon Gérard, pour mon amour, le seul au monde que j’aurais voulu être belle pour lui ? Il m’a un peu tapoté la joue, pardon, que j’étais un peu tombée en arrière, pardon, de la tête qui tourne, pardon. Et il disait « attends, attends, Patricia, c’est encore plus merveilleux, et plus triste, en même temps ». Je com-prendais rien, mais il a continué, plus tard, après que je a recommencé de respirer mieux, pardon, ouf, pardon pardon. Il a dire : « Je voulais pas te… bouleverser tellement, Patricia, juste : t’expliquer que… je suis fidèle, jusque dans mes sentiments envers toi… ». Moi je respirais, je essayais, mais je com-prendais tout à l’envers (je savais pas encore qu’est-ce qu’il allait dire après), je a pensé il voulait dire « ma femme me pardonne d’aider une fille perdue comme elle était autrefois, toute comme elle, sim-plement encore plus petite et plus mauvaise à l’école (et naine et bègue et anémique en plus, sans caractère, et sans bijoux ni décolletés ni talons ni couleurs vêtements, rien, tellement nulle, pardon) ». Mais je avais rien comprende, pardon, rien. Gérard il a dire que Lucie avait refusé son aide en Maths, et il avait pensé « c’est vrai c’est pas important l’école », et il l’avait invitée au cinéma qu’elle adorait le cinéma. Mais elle avait refusé encore, et lui faire les yeux méchants, comme en colère de lui. Et elle dire qu’il la laisse tranquille maintenant, ça suffit… Moi je comprendais pas, et Gérard il comprendait pas du tout aussi. Et il s’est trouvé comme abandonné, le cœur cassé en mille petits morceaux, « mort » (dans son cœur). Et l’été juste après, il a sauté de la falaise de montagne, pour écrasé mort en bas, oh… Moi je pleurais, je aurais voulu hurler « Non ! Non ! Je vas la remplacer, je vous fera millions de bises ! Même que je peux pas vous donner plus, pardon, que je être une ratée, peut-être votre Lucie aussi, c’est pour ça, elle a fait semblant méchante, pour que vous choisir une autre, une normale, pour votre bonheur… On vous aime, Gérard, toutes, à l’infini… ». Mais il a dire ça a pas marché, cette chute voulue mortelle, et l’hélicoptère, et les docteurs, les cachets. Lucie a refusé le revoir, quand qu’il est sorti l’hôpital, et je voyais combien il avait encore mal, Gérard, quand il en par-lait, alors je lui a « expliqué », à haute voix, nos sentiments de femmes (que les hommes peut-être ils peuvent pas comprende) : « elle vous aimait trop, elle voulait vous choisir une autre, digne comme vous »… Gérard a souri un peu, tristement. Il a dit « attends, pardon ». Et je a pas comprende exac-tement qu’est-ce qu’il voulait dire, mais je étais heureuse il m’avait entendre quand même, avec un peu de bonheur (sourire) dans son cœur, pardon. Même si ensuite, bien sûr, madame Lucie elle a dû lui expliquer aussi, et ils sont mariés maintenant, bien sûr, je a pensé, c’est bien, et je être pas jalouse, juste z’heureuse il est z’heureux maintenant, mon Gérard (ouf que ça pas marché la falaise, comme moi le couteau des veines, raté pareil, pardon). Il a dire, Gérard, il a arrêté le travail d’école, enfin, de apprende tout ça, mais c’était juste facile et il a eu félicitations le jury de Bac Maths de quelque chose, mais il a deviende ouvrier, de rien du tout, comme pour deviende dernier de la classe, comme sa Lu-cie chérie. Mais elle a pas voulu le revoir quand même (bien sûr, je n’a pensé, pour de vouloir son bonheur à lui, même que il s’était trompé de chérie, dans son cœur, au lieu de choisir une grande et cultivée). Alors il a deviende « légume » ( ! il disait ce mot le même que je dire dans ma tête pour moi !), et il a « jamais eu vingt ans », de pas faire les choses de sexe des gens normaux, comme s’il serait mort, son cœur cassé par Madame Lucie, oh… Je avais les yeux qui pleurent encore, et je a dire, presque crié doucement de mon cœur qui déborde : « il fallait lui dire ». Il a un peu souri, très triste en même temps. Il a dire que sa maman à lui de dire pareil « tu devrais recontacter cette fille, pas végéter comme ça, sans le moindre espoir ». Et, quand elle a eu vingt-cinq ans, Lucie, lui vingt-quatre et demi, il l’a cherchée dans les téléphones, il lui avait « laissé vivre ses vingt ans, sans déran-ger », il espérait une simple amitié, camaraderie, une photo d’elle peut-être (la photo qu’il m’avait montrée, c’était une photo de toute la classe, à 15 ans, grandie). Mais… au téléphone (parce que elle était pas encore mariée, il était surpris, moi je comprendais elle avait aussi son cœur brisé, que elle l’aimait lui seul au monde, trop fort pour le priver de une femme merveilleuse en vrai)… au téléphone, elle a rigolé, très fort, moqué de lui, elle a dire il était vraiment trop con, que elle avait eu des cen-taines d’amants, riches et dynamiques, super-danseurs sportifs, qu’elle en changeait encore chaque semaine, mais qu’elle voulait pas d’un triste connard comme ça, qui se prend la tête, au lieu de

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s’éclater… Elle a dit « c’est pas vrai que tu m’aimes, tu me connais pas ! », et là il dire que il a pleuré toutes les larmes de son cœur, mon Gérard, oh (que il le racontait sans pleurer, mais il avait encore très mal, oh…). Moi je en pouvais plu’ et je me a grandie de toutes mes forces, pour lui faire une bise sous son menton, de consoler de toutes mes forces, petites, pardon. Et il a dit ces mots « merci, ma chérie, mais attends, c’est pire après ». Et je avais peur, mon Dieu, que c’est pas possible Madame Lucie, par amour pour lui, elle lui a faire tant de mal, je comprendais pas (de cœur, je veux dire, que de cerveau elle est mille fois plus intelligente que moi bien sûr, de allée jusqu’au lycée). Gérard, il a dire que Lucie elle a refusé lui donner une photo de elle maintenant : « pas question, pervers ! », et elle a exigé que il va voir un psykate, que c’est un docteur des fous, qui met en prison les ceux qui vont sauter de falaise (ou couper les veines ?), alors en prison, attachés… Alors Gérard, il est mort encore, il disait, redeviende légume, et aller voir la psykate, qui n’a dire deuxième rendez-vous en urgence, dans une semaine. Et il a sauté, Gérard, de son cinquième étage, pour exploser en bas, sans déranger ce monde tellement méchant… Et moi je pleurais, pleurais… mais il a levé sa main, pas pour me gifler, mais pour dire « attends », encore, sans le dire tout à fait. Il a expliqué il est pas mort, raté encore pardon, mais que son ventre cassé, et s’il aurait voulu faire quelque chose avec, il pouvait plu’. Je comprendais pas, mais il a expliqué, sans se fâcher : « aucune femme ne voudrait plu’ de moi – incapable de lui donner du plaisir comme un homme, de lui donner des enfants… je suis un vieux garçon, innocent, nul, pour toujours maintenant… ». Moi je aurais voulu crier que je malformée aussi, incapable de rendre heureux un homme normal, et je a peur des enfants tous méchants cruels, et je être folle amoureuse de lui, mon Gérard… Mais le temps que je trouve les mots, il a continué son histoire. Que il a reprende son travail de ouvrier, et il a écrit son nom pour de faire un saut de par-chute, pour tomber du ciel cette fois avec faire semblant il va allumer le ballon qui sauve mais pas allumer, paf, fini cette fois… Oh… Juste, avant le Dimanche 5 Mai que c’était prévu, sauter du ciel, il a été obligé de « rendez-vous » psykate, de Sécurité Sociale méchante, et la dame méchante de dire c’était pas sa faute que tous les garçons amoureux leur maman pour tuer le papa de quelque chose, « n’importe quoi » il disait mon Gérard si gentil, comme si ça serait ça, des docteurs méchants, que vrais débiles, pas les pauvres nulles comme moi… Et il est ressorti de Sécurité Sociale, mais c’était pas son quartier, et le long trajet de autobus, alors il a voulu acheter deux gâteaux à la crème, pour faire un repas (sans faire chez lui, à dix heures de soir)… C’était le 3 Mai, Rue Saint-Jean… Et on s’est rencontrés, juste là… Et, « flash » il dire, je étais la rincarnation de Lucie, avec un sourire de retour, même pour lui… et je étais encore plus mignonne il dire (« bègue timide et toute toute douce », il dire, comme si ça serait des qualités ! pour lui, oh…). Je pleurais de bonheur… Et des courbes en-core plus jolies, il a dit, et moi je a rougi, pardon. Mais il a dit : « par expérience, je pensais que tu avais des centaines d’amants, merveilleux, comme Lucie, que ma seule chance de te revoir, si jolie et merveilleuse, ce serait de faire semblant d’être un client, du magasin, un type de rien du tout, ano-nyme ». Les larmes coulaient sur mon visage, pardon, pardon, je savais pas quoi dire. A cause que je avais déjà dire je folle amoureuse de lui, à mourir, que c’étaient mes premiers mots le jour avant, en dehors de magasin. Et lui il a dire « ton sourire, ton visage, m’ont sauvé la vie, Patricia… Je suis pas allé sauter, en parachute, deux jours après, j’espérais te revoir, vivre pour te revoir, et encore, en-core… jusqu’à ce que tu disparaisses, marié à un milliardaire musclé… bien sûr… que tu mérites ». Je comprendais pas, je comprendais rien, je a demandé sans comprende : « vous z’amoureux de moi ??? au premier regard ??? ». Bien sûr, il a dit non, bien sûr, si gentil honnête, mon Gérard. Mais, très très gentiment, et… il a dire lui étonné que je pas partie en le giflant, quand il dire il peut plu’ faire les choses du sexe... il m’a expliqué : il est « tombé amoureux de moi » le deuxième rencontre, quand que je m’a souviende de lui, au lieu le « mépriser comme un gêneur » (comme Lucie elle avait faire)… Et que nos sourires spécial tous les deux, encore et encore, il a bien compris que c’était presque une amitié, plus que juste marchande pardon. Mais dans ses rêves, chaque soir de s’endormir, il rêvait que je étais presque amoureuse de lui, et ça lui faisait très peur qu’il croire ça pour de vrai, et alors de tout casser de le dire et perdre mon sourire à jamais, comme de Lucie, pardon… Et que il aurait voulu me épouser, me jurer sa fidélité infinie, pour toujours, mais que pas possible, à cause qu’il était plu’ un homme, il était rien du tout, maintenant. Moi je pleurais de bonheur, à l’infini, de entendre ça, et de penser je vas le consoler. Mais bien sûr que c’était pas possible, que je pas être une vraie femme avec des règles, juste une ratée complète, que pas un homme il voudrait de moi, alors encore moins le celui que j’aime, que je tellement « difficile » comme prétentieuse, de accepter un seul homme au monde, alors aucune chance, pas possible, non. Mais il a dire : « alors, quand tu m’as dit hier que tu m’aimais, ma chérie, je… je savais plu’ quoi faire… et tu souffrais, à cause de moi, pardon, mille par-dons… et c’est à l’homme de faire le premier pas, il paraît, jamais tu me pardonnerais, et je pourrais rien te donner, je suis même pas riche, rien, tout le contraire d’un prince charmant, pardon… ». Et moi je cherchais les mots encore, je pleurais que les mots ils pas viende, pour réussir consoler mon Gé-rard, de bien dire mon amour, infini… Il a dire : « j’ai pas su quoi faire, et… je t’ai prise dans mes bras,

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comme je rêvais, comme tu rêvais peut-être… et de… sentir que mon ventre devenait pas dur, tu aurais dû me gifler, dégoûtée, comme trahie, trompée, pardon… ». Oh… et moi je a réussi bégayer « je folle amoureuse de vous, Gérard, folle… ». Et il m’a regardée dans les yeux, tout près, sans com-prende, comme si il pensait je dire ça pour rire, avant le gifler, me moquer de lui, pour bien le faire souffrir, le maximum, oh… Alors je lui a dire mon secret de pire, pardon : « Gérard, je être malformée, comme un ange très nul, une ratée complète (même si mes seins être vrais, pardon, tout le reste ra-té), aucun homme jamais il voudra de moi, et en plus je fidèle à infini, de un seul homme, le celui que j’aime : vous… alors aucune chance de bonheur, aucune, aucune… que ce bonheur infini, l’autre jour, dans vos bras, mon Dieu… et que vous dire aujourd’hui, que vous presque amoureux de moi, mon Dieu, que je mérite pas du tout, du tout… je handicapée mentale, pour de vrai Gérard, pas que insulte comme Madame Lucie… je être la plus nulle de l’Univers, pardon… pardon… Je vous aime à mourir, mourir, mais mon devoir de z’amoureuse, c’est vous préviende qu’est-ce que je être en vrai, tellement le contraire de vos rêves si beaux, pardon, pardon… ». Mais au lieu de soupirer, de se lever et s’en aller, ou me gifler, il a… souri. Il a dit « Miracle… incroyable, fabuleux, inouï… ». Et puis, en arrêtant de sourire (j’ai eu très peur qu’il avait dit comme content pour de rire), il m’a demandé une question, trois questions : « Patricia, vous me pardonnez de… vous avoir caché mes sentiments, ces trois an-nées, en vous laissant souffrir, pardon ? vous me pardonnez de pas être un vrai homme mais plu’ qu’un déchet ? vous me pardonnez d’avoir aimé une autre avant vous, avec fidélité éternelle, par-don ? ». Et moi, même que mes yeux ils pleuraient je a réponde « Oui, oui, oui, je vous aime, vous aime, vous aime… ». Et… et il a bougé, j’ai eu très peur que ça serait pour me gifler, me dire il avait inventé tout ça pour de rire, pour bien se moquer de moi très très fort, mais… il m’a soulevée, genti-ment, par-dessous les bras, pour me faire assir sur ses genoux… et il m’a entourée de ses grands bras forts, oh… en me faire des bises dans les cheveux, je croyais mourir, mourir… Il a dit « respire, ma chérie, oublie pas de respirer, j’ai tant besoin de toi… ». Et moi je lui dire aussi « je a tant besoin de vous, de toi, mon Gérard… que c’est pas possibe un tennement grand bonheur, à infini du Ciel, pour une comme moi, de moins que rien… ». Il a pas réponde tout de suite, mais il réfléchir, je a com-pris. En même temps que il me faire des bises et ce câlin merveilleux, merveilleux. Parce que sa voix elle dire quelque chose, compliqué et magnifique, incroyable de beauté à mourir… « On risque de pas avoir les autorisations médicales, pour nous marier, ensemble, ma chérie, c’est pas juste… on est pas assez animaux, alors la loi va nous empêcher, nous punir, méchante… Mais on pourra vivre en-semble, pour toujours, nous pacser, je crois, ça s’appelle… Tu resteras ici à Lille, avec moi, ou j’irais chercher du travail dans ta ville, ou ton pays, si tu dois partir. Je t’aime… ». Et moi je évanouie, par-don, pardon… Que j’étais par terre, après, pardon, il me faisait petite tape sur la joue, il me disait ça va aller, respire… Et moi je faire comme il dire… Folle z’amoureuse perdue… Il a dire : « le monde est beau, grâce à toi, toi toute seule au monde… Je sais pas si ce monde existe, mais c’est le miracle de l’amour, en tout cas… Merci à toi, Patricia, mon adorée… ». Et je a re-évanouie encore, de tellement transportée, dans mon cœur, heureuse à mourir… Après, je a recommencé respirer, remettre debout, pardon. Avec ma tête qui tourne un peu encore, pardon. Je a dire avec mes yeux qui pleurent : « mais je être si nulle, que pas savoir cuisiner, pas connaîte de repassage, vous méritez la meilleure femme du monde, pas la pluss nulle de l’Univers… ». Il m’a souri, de bonté à mourir, et il a dire qu’il pardonnait tout, tout, mais normalement ça doit pas suffire, à ce que je le pardonne lui… Et il a… déchiré la photo de Madame Lucie, oh… qui devait compter tellement tellement pour lui, tellement fidèle dans son cœur, il a dire « je te demanderai une photo de toi, j’espère que tu diras Oui… ». Et moi je as dire « oui, oui, oui… que tellement pas croyabe quelqu’un il voudrait une photo de moi, moi… et en plus ça serait l’homme que j’aime, lui, le seul au monde que j’aime… à infini du monde… Et, au lieu me dire je parle comme une idiote de mi-dinette à la con (que j’avais entende des madames dire comme ça, pour ces sentiments comme ça, de dans les livres, pour lescelles qui savent lire), il a dire « je demande une photo, mais j’en espère mille, en vrai, dix mille… et des dizaines d’années ensemble, tendrement… Respire, ma chérie, oublie pas de respirer… ». Et que je a obéi, pour pas tomber évanouie encore, pardon, tellement stupide et nulle, à l’infini, pardon… Mais je comprendais pas pourquoi moi, que je mérite pas du tout (sauf que mon cœur grand à infini, de mon amour immense pour lui, mais ça suffit pas, normalement). Je lui a dire, et demandé si c’est à cause ma prière au Seigneur, que ça l’a faire prisonnier, pardon, pardon. Et il m’a dire que il sait pas si Dieu existe, que sa famille elle croit que non mais lui il sait pas, il respecte mes croyances (si gentil à infini, de pas insulter de ça, comme au foyer de contre les Musulmanes et de les autres aussi)… Il a dit « C’est peut-être ce Dieu au-dessus qui a refusé mes deux… tentatives, d’en finir… ». Et moi je a fait Oui, avec ma tête, sans parler de mon bras coupé que pas marché non plus, pardon. « Et qui a guidé mes pas, vers ta petite pâtisserie… ». Oui, ça èspliquerait tout. Mais je a demandé pourquoi le Seigneur, il aurait pas fait changer Madame Lucie, grande et intelligente, telle-ment plus que moi quand même… Et Gérard il a souri, il a soupiré, cherché dans sa tête, pour ré-

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ponde (comme si ça serait une question intelligente, pas très stupide, pardon). Il a dire… il pouvait pas imaginer Lucie elle serait le Diable, non, juste normale méchante comme les autres gens… Et moi je pleurais de bonheur de entendre ces mots, au lieu me traiter débile que je pense comme ça (que le monde entier il est méchant, sauf mon Gérard mon amour…). Il a dire il croit c’est le contraire : le Sei-gneur l’a programmé pour me rencontrer, pour notre amour à tous les deux (lui et moi), mais hélas il a rencontré Lucie avant, et comme elle me ressemblait tennement, il a cru elle était moi alors il a tombé amoureux de elle sans faire èsprès, pardon… Et le côté animal est mort en lui, de chagrin, pour me rejoindre et deviende comme un ange, simplement masculin. Alors le Seigneur a guidé ses pas jusque pour moi, pour notre bonheur infini, à tous les deux, ensemble. Parce qu’on le mérite, à notre façon, pas normale gentille… Et ces trois ans de petits pas l’un vers l’autre, timides, ça serait pour nous habi-tuer à l’idée de ce bonheur possible, d’abord rêvé, sans y croire. Et moi je pleurais de bonheur, je remerciais le Ciel, Gérard il souriait, de me pardonner ces sentiments (que les autres ils dire débiles, normalement, de bondieuseries débiles pardon). Il a dire c’est pas gagné, qu’il faudra se battre, pour empêcher les méchants de nous séparer. Gérard il va viendre voir ma tutelle, expliquer notre projet, de « vie à deux » (moi avec lui !!!). Je a la tête qui tourne, je folle amoureuse perdue, je être heureuse, perdue de tellement heureuse, que c’était telle-ment impossibe, impossibe. Normalement. Mais ouf, merci Gérard (il nous a sauvés, même si il dire c’est moi je nous a sauvés, il dire si gentiment…). Et ouf je a réussi tout écrire, tout me souviendre le pluss important du monde.

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DEVOIR PARLER DE SOI ? Gérard est allé « un peu inquiet » à cette 141e rencontre avec sa petite pâtissière adorée (elle semblait si triste ces dernières semaines). Mais, avant d’entrer, il a vu que c’était une remplaçante, et là, il a vraiment pris peur – craignant de ne plu’ jamais la revoir… Il est entré quand même, pardon. Pour demander des nouvelles. – Bsoir msieur ! Le temps se met au beau, v’z’avez vu ? Il a avalé sa salive, pardon. Il cherchait les mots, pour demander des nouvelles de sa petite chérie. – Hein ?! Qu’est-ce j’vous sers ?! – Euh, un chou, pardon. Pas un flan, non : il serait éternellement fidèle au flan servi par sa petite chérie. – OK ! Ça marche ! Eh, j’préviens : on a qu’des choux à la crème cuite, les machins à la chantilly c’est plein de cholestérol, y parait ! Et d’microbes, en plus ! – Elle est… absente, la petite jeune fille… ? – La naine débile ? Ouais, ste conne, è s’est ouvert les veines ! Quelle conne ! Oh, catastrophe… infinie… – Oh… mon Dieu… – Non mais elle est pas crevée ! Elles l’ont vue vnir ! È z’ont forcé la porte des chiottes, au foyer social, elle a pas eu l’temps d’crever ! Quelle conne, putain ! Et, le lendemain samedi, l’après-midi, Gérard a été admis, à entrer dans sa chambre d’hôpital, la pauvre… (Même si elle était sourde, débile et sourde, avait dit l’infirmière, très méchante). Patrycja Niezewska, semblait son nom, marqué sur la feuille, contre la porte. Il a frappé dou-cement, toc-toc, silence. Il est entré. Et… sa petite chérie était là, si jolie allongée, regardant le plafond. Elle était… attachée, sanglée, comme en prison, la pauvre. Avec des tuyaux, des aiguilles, fichés dans son épaule, Gérard en avait mal pour elle… Il a dit, très doucement : – ‘Soir manemoiselle… Et il a croisé ses yeux, aussitôt, ses yeux qui s’emplissaient de larmes, pauvre chérie… – oh… oh… – Manemoiselle, je… suis venu vous dire que… au magasin, tous les clients vous regrettent, vous soutiennent, dans ce moment difficile. Je crois. Elle pleurait, sans l’amorce d’un sourire, non. Silence. Il y avait une chaise là-bas, contre le mur. – Euh, je peux m’asseoir, un petit moment, à votre chevet ? Vous tenir compagnie, un peu… – m… mèhci, n… n’inf… fini… Oui, euh, il a bougé la chaise, l’a apporté au chevet. Et il s’est assis, pardon. Regardant le si joli profil de ce visage aimé. Et ces jolies formes, sous les sangles, pardon. – Vous… voulez que je vous détache ? Il était inquiet, en demandant ça. Il pensait devoir le demander, puisque c’était sans doute ce qu’elle espérait le plus, mais il craignait qu’elle arrache ses perfusions, et se jette par la fenêtre… – j… je veux pas v… vous n’allez en p’ison, n… n’à tause ne moi… (« Je veux pas que vous alliez en prison à cause de moi » ?). – Merci, manemoiselle. – m… mèhci… m… mèhci… Si gentille, oh… Et… vu que sa main droite à elle n’était pas prise sous les sangles (seule-ment le poignet), il a… posé sa main sur la sienne, une seconde, en geste de soutien, de remercie-ment. Mais sa main était glacée ! pauvre chérie… – Vous avez froid ? Vous voulez que j’appelle une infirmière ? Elle a… rougi, souri à demi. – n… non, j… juste v… voteu main… Il ne comprenait pas si ça voulait dire « retirez votre main » (pardon) ou « laissez votre main sur la mienne, pour me réchauffer, un peu ». Euh, dans le doute, il a laissé sa main, attendant une précision, un rappel à l’ordre, pardon. Mais elle… souriait, comme… réconfortée, un peu. Presque heureuse, on aurait cru. Mi-racle… Et il s’est passé ainsi de longues minutes, merveilleuses (pour lui, et peut-être aussi pour elle, apparemment, incroyablement). Tendrement ?

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Mais… devait-il proposer son amitié ? ou lui demander ce qu’elle comptait faire maintenant ? (si elle n’était pas internée en hôpital psychiatrique ?) Ça rappelait à Gérard des souvenirs doulou-reux, le concernant… – Manemoiselle, Patricia… Elle a cligné des yeux. – m… mèhci… mèhci… – Est-ce que je peux faire quelque chose, pour vous aider ? Elle a respiré, cherché les mots, ou les idées. Longuement, pardon. Et puis elle a dit, faible-ment : – m… me pahler n… ne vous… ??? – Vous parler de moi ? – ou-i… s… s’y vous plaît… ??? Euh… – Euh… c’est pas très… pardon, je veux dire : c’est pas un sujet très joyeux, pardon. Mais je… je pourrais… demander à… une collègue, à l’usine, qui… parle tout le temps, qui rigole tout le temps… elle saurait mieux que moi… vous dire… ce qui fait la joie de vivre, il paraît… Elle a fermé les yeux. Silence. – n… n’y a k… que vous… au monde… ??? C’était la première visite qu’elle recevait ? Ni ses parents, ni amis ni collègues ? ni coloca-taires de son foyer social ? pauvre chérie… Gérard avait la larme à l’œil, songeant au miracle possible que serait… ce double amour secret, réciproque, dont il rêvait depuis trois ans et demi, 141 vendredis soirs… – Merci, pardon, oui, je… euh… En pressant un peu plus fort sa petite main fraîche, légèrement réchauffée, pardon. – Vous parler de moi, donc… Oui. – Il y a pas beaucoup à dire, pardon. Je m’appelle Gérard Nesey, j’ai 29 ans, je suis vieux garçon, pardon… Ne pas soupirer, non. Parler de quoi ? Des nouvelles romantiques qu’il écrivait ? Il se souve-nait de la cliente méchante, qui avait fait avouer à Patricia qu’elle ne savait pas lire, pardon… Ou bien, parler des avions bipoutres, qui existent pas, qu’il dessinait, sur ordinateur ? Ou des petites ma-quettes, irréalistes, qu’il construisait ? Loisirs de gosse… pardon. – m… miyons z… z’ami(e)s… ? Ne pas soupirer, surtout, pour ne pas la blesser, attention. – Non, zéro, pardon… J’ai… le sourire de ma petite pâtissière, simplement… Rue Saint Jean, le ven-dredi soir… Elle a fermé les yeux plus fort, reniflé. Elle… pleurait, pardon, pardon… – Pardon, Patricia, je… j’aurai dû… vous tendre la main, vous inviter au restaurant, ou au cinéma… Elle n’a rien dit, larmoyant en silence. – C’est tout ma faute, pardon. Enfin, je… non, je… j’étais tellement sûr que… que vous diriez Non, sans plu’ me sourire jamais… ou en m’interdisant de revenir… Je pensais que vous aviez des milliers d’amants, riches et musclés, moi je suis rien, rien… Et le soupir lui a échappé, là. Pardon. – m… moi, m… moins que hien… « Moins que rien » ? Naine et bègue, illettrée, elle voulait dire ? – Tous les hommes, je crois, rêvent d’une petite bergère à protéger, consoler… pas d’une méchante princesse, trop fière et colérique… Elle a presque sangloté, là… Oh, pardon, pardon… – Pardon, Patricia, je… voulais pas vous faire de peine… Elle a cherché l’air, repris sa respiration. En pleurs, en silence, simplement. – Je… suis pas un prince charmant, non… Elle a fait Oui, du menton, et il n’a pas su si ça voulait dire « je sais » ou au contraire « si ! ». Il a avalé sa salive. – Il y a cinq ans, j’étais comme vous ce soir, sur un lit d’hôpital… pardon… tout cassé, j’avais sauté du cinquième étage… Elle n’a pas froncé les sourcils, seulement avalé sa salive, elle aussi. – oh… oh… – Pardon. Silence.

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– Et j’ai… réappris à marcher, pour… recommencer de plus haut, d’un avion je pensais… en m’inscrivant pour saut en parachute… et puis… je vous ai rencontrée, Patricia… votre sourire, timide et doux… comme un pansement, pour mon cœur… – m… moi z… z’aussi, v… voteu souhih… ? Oh… – Et… maintenant… ? Comme j’ai été… trop nul, lamentable, pour tendre la main, à temps… vous… me détestez… ? – j… je vous aime, j… géhah… ??? Oh… – Je vous aime, Patricia… Mais… elle allait être internée ? Ou est-ce que les psys lui laisseraient une nouvelle chance ? – m… même k… que je n’a p… p’esque tué l… lacelle v… vous aimez… ? ? – Euh, c’est de ma faute, tout ma faute, pardon. Mon Dieu… C’est… parce que… vous avez pensé que… ? que je vous aimais pas ? que… vous avez voulu en finir ? arrêter de… souffrir ? pardon… pardon… Elle a cligné des yeux, cherché les mots. – s… c’est m… ma tutelle, n… ne vouloih j… je libèh na place, n… ne foyer sociann… ne hepahtih ch… chez les némiles… à Douai… s… sans plu’ vous hevoih j… jamais, j… géhah… ??? Ne pas soupirer, ne pas paraître désapprouver, pardon… Il a failli argumenter, en disant « mais quand, la semaine dernière, je vous ai demandé si je pouvais vous aider, vous avez répondu Non… ». – é… et moi z… ze n’étais sûhe v… vous n’avez m… miyons maît’esses… ghandes et n’intennigentes… pas possibe v… vous occuper ch… chacune d… de nous… Nous ? – Vous pensiez que toutes les femmes du monde sont amoureuses de moi ? – j… je n’étais s… sûhe… et… et je encoh s… sûhe è… elles devhaient… – Elles « devraient » tomber folles amoureuses de moi ??? – ou… ou-i… Il a souri, et il s’est penché, faire une bise sur sa douce main, petite chérie… – m… mèhci, n… n’infini… n… n’infini… Et le silence. Très doux, en un sens, ou… – j… géhah… – Oui Patricia ? – è… est-ceu v… vous pouhez m… me laisser n… n’une phodo n… ne vous… ? Une photo de lui ??? Mais il était pas beau, rien… – k… que p… peut-ête, s… si j… je n’auhais eu u… une photo ne vous, p… pouh me souviende… a… à jamais… j… je sehais pas mohte… Elle croyait être morte ??? Et ici au Paradis ? – Patricia, je… oui, je vous donnerai une photo de moi (même si je suis pas beau)… – s… si… – Ou vingt photos de moi, ou de photos de nous, ensemble, promenades à deux, j’imagine… – s… si beau… s… ça sehait… – Simplement, il va falloir qu’on… voit avec les docteurs, méchants, avec votre tutelle, méchante… Il faut, je crois (et je suis sûr, même)… il faut qu’ils vous laissent une deuxième chance… Si vous avez plu’ de place en foyer social, vous viendriez habiter chez moi. On serait ensemble, on se marierait, si je vous déçois pas trop, pardon… – ou… ou m… moi, s… si nulle, m… monne à hien… « Bonne à rien » ? – Patricia, on n’est pas des bons à rien, je crois. On est des amoureux romantiques, un milliard de kilomètres au-dessus des jeunes normaux, bestiaux… en un sens. Et elle a pleuré, encore. Trop heureuse d’entendre ces mots.

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LIBÉRER LE MONSIEUR GENTIL Visiblement, sa petite pâtissière (adorée) était très gênée, ce soir. Elle faisait le petit paquet en silence, mais elle semblait retenir (ou préparer) des mots, importants ou quelque chose. Gérard était donc inquiet, craignant les mots tant redoutés (14 ans après ceux de sa sosie Lucie) : « mon-sieur, je sais que vous êtes amoureux de moi, en secret, donc menteur, faisant semblant de venir pour un petit gâteau, chaque vendredi soir ; je vous ordonne de me laisser tranquille, de ne plu’ jamais revenir ; adieu ». Hélas… Il a cherché dans son porte-monnaie. Il ne tremblait pas, non, ce n’était pas à ce point, mais il appréhendait la minute suivante. Elle a rapporté sur le comptoir le petit paquet achevé. – m… meu-s… sieu, z… z… Silence. C’était très inhabituel qu’elle parle, à cet instant, avant sa classique réponse « s… soih m… meu-s… sieu, m… mèhci… », quand il dirait en partant « Soir manemoiselle, merci ». Non, là, quelque chose d’anticipé et de très grave semblait en jeu. Pardon. – z… ze vous n… n’a z… z’ék’i… n… n’une lette… Et en plus du petit flan emballé, il y avait maintenant une enveloppe sur le comptoir. Ne pas soupirer… – Je comprends, oui. Etrangement, elle a paru surprise par ces mots. Mais elle n’a rien dit, comme rentrant en elle-même, attendant qu’il prenne le tout, et s’en aille. A jamais sans doute. Allait-elle, dans sa lettre, exi-ger qu’il ne se tue pas, cette fois ? (S’il n’était pas ici post mortem, déjà tué par Lucie…). Il a pris le gâteau, et l’enveloppe, oui, pardon. Rien que découvrir son écriture, peut-être son prénom en signature, serait une consolation, un peu. Presque merveilleuse, en un sens, quand le monde s’écroule, de toutes parts… – ‘Soir manemoiselle, merci. – s… soih m… meu-s… sieu, m… mèhci… Et, avec un dernier regard, tout dernier regard, à ce visage tant aimé… (elle avait les yeux baissés, si jolie aussi, comme ça, pardon – et jolies courbes, pardon…), il est sorti… Enfin, il n’est pas instantanément mort, de chagrin, en franchissant cette porte, pour la toute dernière fois sans doute, mais le monde a continué, un peu. Ou fait semblant de continuer. En atten-dant les mots assassins, peut-être en version douce. Lucie avait dit « on ne se reverra plu’, mais j’espère que ça ira mieux pour toi », oui. Assis dans l’abribus, ou affalé, inerte, il a attendu l’autobus. Et il est monté à l’intérieur. Sou-pirs, immenses soupirs. Ses yeux ne pleuraient pas, pas encore, non. Pas parce que « on a sa digni-té » ou quoi (ou parce que « ça ne pleure pas, un homme »), non, il se fichait de tout. Simplement, il n’avait pas encore été poignardé par les mots d’adieux. Il était prêt à la douleur immense, mais il n’avait pas encore été frappé, non. Silence. Le bus, le ronronnement du moteur, oui, les gens qui parlent. De football et couches-culottes. Il avait fermé les yeux. Il aurait pu ouvrir l’enveloppe, bien sûr. Découvrir au plus vite ces mots capitaux, peine capi-tale, oui. Tellement importants et qui risquaient de se perdre, à jamais, si le bus avait un accident, avec corps projetés dans le pare-brise et tout… Mais l’enveloppe était scellée, et il ne voulait pas l’abîmer, en arrachant le pli maladroitement, sans ciseau propre, pardon. Se couper les veines au ciseau ? C’était une idée, effectivement. Même s’il avait toujours imaginé mourir par chute-écrasement (quand il avait 15 ans, Lucie 16, comme quand Lucie a eu 25 ans, célibataire, le rejetant quand même, pas de simple amitié possible, non). Soupirs. Sinon, la… l’enveloppe était… un peu bizarre, pardon. Comme « épaisse », presque, pardon. Sans se limiter à un micro-billet genre « ne revenez plu’ ! Menteur ! Salaud ! ». Non. Enfin, sa petite chérie n’allait certainement pas développer tout un argumentaire, explicatif ou quoi, il n’y avait aucun besoin. Peut-être joignait-elle une publicité, pour une agence matrimoniale ou quoi, en disant « je vous ordonne de chercher une autre fille que moi : je veux pas de vous ! Compris ? »… Et descendre au centre-ville, attendre le second bus, et repartir vers sa banlieue. Trajet, les larmes aux yeux, pardon. Snif. Descendre à l’arrêt Newbury, bien sûr. La courte marche dans sa ruelle. Les quelques marches jusqu’à chez lui (puisqu’il n’habitait plu’ un cinquième étage, psychiatriquement interdit aux défenestrés…). Ou il se jetterait sous le train, oui, soupirs. Entré chez lui. Il a posé la lettre précieuse sur sa table. Enlevé son manteau. Il restait peut-être une minute avant la fin du monde. Oui. Il s’est assis. Les larmes coulaient, pardon. Son cœur sanglotait. Snif. Il s’est mouché.

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Silence. Respirer. Et puis… prendre la lettre, la paire de ciseaux. Se rassoir, ses jambes étaient toutes faibles, pardon. Soupirs. Et, avec mille attentions, insérer le ciseau, à peine, déchirer le papier, de l’enveloppe. Prêt à stopper s’il sentait la moindre résistance, qui abîmerait la si précieuse lettre, avec l’écriture aimée… Ecriture qu’il imaginait toute petite, peu appuyée – oui, introvertie timide, petite chérie… (quand Lucie avait une grosse écriture appuyée, presque, n’ayant paru souffreteuse gentille que lors de sa dépres-sion nerveuse, à 15 ans…). Soupirs. Millimètre par millimètre, ouvrir l’enveloppe, donc. Et… et puis voilà, c’était ouvert, donc. Res-pirer. Fort. Et puis, quand même, sortir la lettre… Genre A4, pliée, blanche sur cette face, oui. Soupirs. Euh… il s’est levé, et… il est allé manger le petit flan, oui, il l’avait oublié. Et ça ferait quelque chose à vomir, comme ça, oui. Et ça faisait gagner deux minutes, surtout. Hum. De quoi avait-il « peur » ? Il avait affronté l’à-pic dans la montagne, à quinze ans. Et puis le vide sous la fenêtre, à 24 ans. Maintenant il était prêt, à affronter le train, à 29 ans donc. Puisque sont interdits les cachets euthanasiques, pour partir en paix, en s’endormant à jamais… Monde pourri, monde méchant, et jaloux, pourri, pourri… Il n’y avait au monde que le sourire de sa petite pâtissière, et elle n’avait pas souri ce soir, non, c’était fini, fini… Après 141 vendredis soirs, de bonheur, pur. Calme. Soupir. Il est retourné s’asseoir, quand même, pardon. Et… déplié la feuille, terrible… Enfin, contre toute attente, c’était une très grosse écriture, penchée, un peu sale baveuse, pardon. Il a cligné des yeux, perdu, reconnaissant si peu sa timide petite chérie dans cette écriture. Euh… Il a regardé à nouveau dans l’enveloppe et… il y avait une autre feuille, oui, quart de feuille A4, avec une minuscule écriture timide gentille, oh… Il a lu ça, en premier, bien sûr (avant les menaces de son copain, bien sûr, compréhensibles, mais on verrait après) : cèr mêsyê si jâti a îfini, Et ça continuait comme ça, pardon, illisible pour lui (il ne parlait pas le Polonais, pardon). Soupir. Enfin, oui, il avait entendu il y a deux ans qu’elle était traitée de « sale polak, de merde », mais… comme un con, il n’avait pas pour autant appris le Polonais. Imbécile. Pardon. Il avait seule-ment dit, à la naine jeune fille « moi je vous dis bienvenue en France, manemoiselle… », en la faisant rougir infiniment, pardon. Mais il ne s’était pas inscrit à des cours de Polonais, pardon. Faute, stupide. Soupirs. Enfin… Est-ce que l’autre feuille était la traduction en Français, par son amant du moment, peut-être binational ? Cher monsieur si genti à l’infini, Je voulée vous remercié à l’infini, à cause que votre gentiyesse infinie pardon. Simplement je voudrais vous libéré aujourdui, que vous ête plu obligé revenir. En tant que amoureuse à l’infini de vous, je compran que mon devoir il est deux pièces : 1/ je doi pa me tuée même si je sui renvoyée chez les débiles mintenan que je vous reverra plu jamais à mourir mourir de chagrin ou sous le train pardon, mais mon amour infini il doit me donner la force vous dire c’est pas une morte de plus à cause votre charme infini, non, j’aie le devoir de vivre, sans vous coupabliser, et pour le ciel pas en colère de vous, que c’est pas votre faute bien sûr c’est tout ma faute, quand qu’on est une moins que rien de avoir la folie choisir quand même le plus merveilleux monsieur du monde pardon 2/ je aie pas le droit vous dire, si vous passez un jour à Douai, si vous avez rien à faire une heure entière peut-être, de quelle adresse de venir me voir chez les débiles, non, je aie pas le droit vous dire ça, de vous faire prisonnier encore. Comme ces trois années que vous avez prendre l’autobus pour rien, rien que pour me sauver du suicide, si gentiment à infini, pardon, pardon Alors je vous dis adieu, je vous dis un miliar de merci à l’infini. Je vous souhaite le bonheur à l’infini que vous le méritez tant, monsieur, merci telleman. Patrycja, votre naine petite pâtissière de moin que rien, qui vous aime, pardon PS. Je écri mon adresse de postale, c’est pas de dire je demande réponse obligée sinon colère, non, c’est juste pour dire : si peut-être vous vouloir répondre, c’est pas la peine vous embété encore pren-dre le bus, vous pouvez juste écrire un petit mot, par éxempe « OK, afaire classée » par la poste, merci, si vous voulez, pardon, pardon, merci, pardon. Si vous écrire autre chose peut-être alors j’espère il me restera assez d’argent pour la faire lire par une madame, pardon. Patrycja Niezewska, Foyer Social De Honchaujoux, 79 Rue Saint-Jean, 59050 Lille. Gérard a… posé la lettre, respiré. Il l’a relue, et relue encore. Et il a pris la version originale, a essayé de suivre, oui, c’était simplement écrit en Français phonétique, avec des conventions à elle,

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petite chérie, pour les lettres doubles (ch, eu, an, in…). Respirer. Emu, touché. Fou amoureux aussi, et immensément soulagé. Et inquiet. Perdu. Soupirs. Il a relu encore cette lettre, et encore… De toute la nuit (de ce vendredi au samedi), il n’a pas dormi, mais il a écrit une réponse, qu’il traduirait ensuite en Français Patrycien, pour sa petite Patrycja chérie… : Ma très très chère petite Patrycja, J’essaye ici d’écrire dans votre système, si je l’ai bien décodé, excusez-moi si je fais quelques fautes, ici ou là, pardon. Patrycja, je vous remercie infiniment pour votre lettre, si belle, si courageuse, merveilleuse. Simplement, il faut que vous compreniez deux choses, que vous n’imaginez pas semble-t-il (en étant timide complexée, je veux dire, je ne veux pas du tout dire que vous ne comprenez rien, comme vous disent les gens méchants, pardon) : 1/ Quand une jeune fille est amoureuse, elle est aveugle. Et je ne suis pas du tout le plus merveilleux homme du monde, non. Je suis un des pires : triste, pas musclé, pas sportif, pas riche, pas joyeux, pas danseur, pas amusant. Je vous remercie infiniment de vos sentiments, si merveilleux, mais je ne les mérite pas. (Je suis simplement romantique rêveur et fidèle, mais c’est plutôt compté comme des défauts, pour les jeunes de maintenant, je crois, pardon). 2/ Quand un jeune homme (ou vieux garçon comme moi) est amoureux, il est aveugle. Patrycja, pour moi vous êtes la plus merveilleuse personne de l’Univers, pas du tout une moins que rien… Je ne revenais pas pour vous sauver du suicide (j’ignorais que vous étiez suicidaire), je revenais – en tra-versant toute la ville oui – simplement pour vous revoir, si charmante, délicieuse… Vous êtes la plus jolie du monde, déjà, ça tous les hommes doivent le remarquer je pense, mais aussi la plus gentille timide et faible, adorable absolument, et les gens qui ont une sensibilité comme la mienne rêvent de vous protéger, vous consoler, vous cajoler… Pourquoi je ne vous ai pas dit ça avant ? C’est ma faute, je vous demande pardon, immense faute… Oui, je rêvais que vous étiez amoureuse de moi, en secret, comme j’étais amoureux de vous en secret, mais… il y a 14 ans (j’avais 15 ans), votre sosie (une jeune fille avec le même visage, exac-tement, Lucie) me souriait tout pareillement, et j’ai cru ainsi qu’elle était amoureuse de moi, simple-ment trop timide pour le dire en face. Avec le cœur qui cogne, je l’ai invitée au cinéma, et… elle m’a fait la gueule, alors, plu’ jamais souri, j’en suis mort, pardon. Dans la montagne, cette année-là, puis au bas de mon immeuble, dix ans plus tard, quand je l’ai recontactée, et qu’elle a voulu me faire en-fermer, chez les fous… Faire semblant d’être un client anonyme, auprès de vous, me paraissait éviter ce drame, qui me paraissait évident, si je déclarais mon sentiment, cette fois encore, pour la même personne presque. Je vous demande pardon. Pourrez-vous me pardonner ? Accepterez-vous de m’épouser ? Tout est possible, ou refu-sable évidemment, inexcusable pardon, ce sera à vous d’en décider. Pouvons-nous nous voir en tête à tête, en dehors du magasin ? Faire connaissance, faire des photos de nous ensemble, sourires côte à côte ? Je ne vous demande rien, je n’exige rien, j’espère que nous deviendrons amis, au moins (ou davantage, si vous voulez, à vous d’en décider, entièrement). Je vous aime, je vous adore, Patrycja. Je vous supplie de me pardonner, pardon. Jérar Neussé = Gérard Nesey, 27 Impasse Mickey Newbury, 59010 Lille (le monsieur des 141 flans-vanille à qui vous avez donné une lettre vendredi soir passé)

* * *

Transcription par Gérard de la réponse de Patrycja : Oh Gérard mon amour, Je vous pardonne, je vous aime, je pleure de bonheur infini, je pleure, je pleure, je pleure. Je croyais ça serait pas possible un bonheur aussi grand pour une minuscule comme moi, mon Dieu. Que normalement personne au monde il m’aime moi, et en plus que moi je aime un seul au monde, vous, et je dirais non à tous les autres du monde. Alors aucune chance aucune chance c’était pas possibe du tout, du tout, non. Et, oh miracle, que le Seigneur au Ciel il vous rende aveugle pour moi, ou il me construire exactement le visage votre madame Lucie pour vous consoler votre cœur oh… Comme une roue de secours que je si heureuse je être. Et en plus, que vous écrire dans mon n’écrire c’est si merveilleux à infini, que tout le monde il dit c’est ihisibe lamentabe pardon, et vous me pardonnez et me comprende et me parlez pour que je comprende comme si je saurais lire moi, oh c’est si merveilleux à l’infini. L’infini vraiment, oui. Et pa-reil, c’est pas une personne toute seule au monde bien sûr très mal pour tout le reste, mais c’est en plus le celui que j’aime, le seul, oh, si merveilleux, à l’infini l’infini.

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Gérard je vous pardonne je vous pardonne tout bien sûr je serais tellement z’heureuse vous consoler votre cœur de guérir un peu comme vous m’avez guérir à infini de souffrir de vivre. Gérard, je vous fera des miyons de bises si vous voulez, et je rêve vous me prendez dans vos bras sans que je serais morte de bonheur, le cœur èsplosé mon Dieu… Gérard, je dois quand même vous préviende c’est beaucoup moins parfait que votre imaginé. Deux pièces encore : 1/ Mon devoir le plus grand, ça sera aller parler à Madame Lucie, lui èspliquer vous être le pluss mer-veilleux monsieur du monde maintenant. A infini. Si beau et romantique, et fidèle pour elle, c’est sûr sûr sûr elle va retomber amoureuse de vous. Ou tomber amoureuse de vous pour la première fois si elle a jamais été, jamais trouvé de prince charmant, comme vous n’a deviende, maintenant, pluss que l’âge de 15 ans autrefois oui pardon. 2/ Si Madame Lucie elle refuse quand même vous revoir, vous aimer, je seras heureuse à infini la remplacer même si je être un milliard de fois moins bien pardon. Mais je dois dire non pour de épou-ser, non pardon hélas. Je vous a pas dit d’abord que je croyais je vous intéresse pas bien sûr et telle-ment laide je être pardon, mais en plus je être malformée. C’est les infirmières chez les débiles qui rigolaient de moi, de dire je pourra jamais rende un homme heureux, pardon pardon. Et que je être même pas un ange parfait à cause ces seins gros à moi qui être vrais pardon. Toute ratée toute. Mais si des bises ça vous suffit, et mon amour infini de mon cœur perdu, je vous donnera miyards kilos ma tendresse infinie. Je sais ça suffit pas bien sûr pardon. Mais juste pour vous aider reconstruire votre cœur. On nous disait il faut croire en vous chacune, chacun aussi je crois pour les monsieurs ça marche pareil peut-être. Et que mon amour infini ça veut dire une autre fille elle pourra vous aimer, même si elle serait grande et belle et intelligente, et française, et qui parle bien, et dynamique, et du caractère et bien-formée parfaite. Je vas juste vous aider de réparer qu’est-ce que Madame Lucie elle a cassé chez vous, alors vous allez repartir après, et avec une autre que moi bien sûr. Mais je seras si z’heureuse vous avoir aidé, et j’espère je resteras une amie, de rien du tout sans déranger, juste dire bonjour sourire un peu merci pardon. Bien sûr en vrai ça sera encore moins merveilleux, comme un 3/ à cause que je a dire non de épouser, alors je vas retourner chez les débiles à cause que je a plu’ de place en foyer social fini par-don. Alors il me reste moins que un mois pour vous guérir. Ça va pas suffire à cause que je être si lente pardon tennement nulle pardon pardon. Voilà Gérard tout qu’est-ce que je voulais vous dire. Bien sûr je préfère le dire en vrai, et vous revoir, et que vous me prende dans vos bras peut-être, avec moi debout sur un banc peut-être par-don. Mais je parle pas bien pas vite je crois il faudait je écrire ça en premier, pour réussir à dire tout sans mourir de honte. Je vous aime, à mourir, Gérard, mon Gérard, bienaimé. Patrycja

* * * Réponse de Gérard, avant transcription en phonétique de Patrycja : Ma petite Patricia adorée, Je vais te donner cette lettre au magasin : ce sera demain vendredi et la poster ce soir la ferait arriver après-demain peut-être. On pourrait en parler demain de vive voix, bien sûr, mais c’est pas évident s’il y a au magasin des clients derrière moi, qui désapprouvent très fort qu’on mélange senti-ments et ton travail, pardon. En tout cas, je te propose qu’on se voit samedi matin (demain quand tu liras ça), à 9 heures environ, sur le banc public à mi-chemin entre la pâtisserie et l’abribus Saint-Jean. (Un banc sur lequel tu pourras monter debout et je te prendrai dans mes bras, une minute ou cinq, ma chérie… Délice en perspective…) Si tu ne peux pas venir, à cause d’un autre travail par exemple, ne t’inquiète pas : je repartirai vers 10 heures et je reviendrai le lendemain dimanche, vers 13 heures (au cas où tu ailles à la messe le dimanche matin, je sais que tu as une croix autour du cou – ça ne me choque pas, ne t’inquiète pas, je pourrais me faire baptiser si tu le souhaites, même). Et si ce n’est pas possible non plu’ dimanche, c’est pas grave, on en reparlera au magasin le vendredi d’après, d’accord ? Quoi qu’il en soit, je voudrais te répondre ici beaucoup de choses, par écrit, que tu pourras relire et conserver. Et puis on n’est pas bavards tous les deux, pas habitués aux grands discours. C’est plus facile d’écrire (et corriger) pendant deux heures que de devoir parler (et improviser) pen-dant deux heures. Et j’adore infiniment tes silences, ce sera mieux de se sourire sans bruit, se prome-ner, en se tenant la main peut-être ? Même si j’ai beaucoup à te dire, ce que je te dis ici, juste après : 3 paragraphes, à ta façon, qui est très bien, merci :

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1/ Je suis désolé du malentendu, quand je parlais de Lucie, Patrycja ma chérie… Je voulais dire : je suis infiniment fidèle à ce visage, pour toujours, tu n’as pas à craindre que je t’abandonne pour aller avec une autre. Mais je te préfère infiniment toi à Lucie, qui s’est avérée tellement dure méchante alors qu’elle avait semblé si douce gentille, à 15 ans, en dépression nerveuse (très ponctuelle, en fait, ce n’était pas du tout son vrai caractère). Je n’aime plu’ du tout Lucie, je la trouve affreuse de compor-tement, bestial, couchant avec des centaines d’hommes pour les larguer ensuite, brisés, enfermés chez les dingues s’ils sont très tristes, quelle horreur… Moi je ne l’ai jamais touchée, même jamais embrassée, même sur la joue, ce n’était qu’un amour de cœur, adolescent. Et toute cette tendresse, en moi refoulée, refusée, se déverse sur toi, automatiquement (avec immense bonheur que tu l’acceptes, merci tellement). Je t’aime, Patrycja, un peu (au départ) parce que tu as le visage de Lucie, mais maintenant surtout parce que tu es merveilleuse romantique et immense de cœur, je t’aime, à l’infini comme tu dis. Toi toute seule. Ne vas jamais voir la très méchante Lucie, qui te cracherait trop fièrement dessus, te faisant beaucoup de mal à toi complexée, alors que tu vaux tellement mieux qu’elle, j’en suis sûr. Sûr, sûr, sûr. 2/ Patrycja, si tu es malformée quoique féminine jolie, adorable, je t’aime tout autant. Simplement, je ne pourrai pas te donner d’enfants (si tu en souhaitais) et peut-être pas de plaisir sensuel (je sais pas comment ça marche, je suis innocent, vieux garçon). Mais mon cœur t’adore, te vénère, et j’ai davan-tage besoin de te revoir, pour toujours, que de manger ou boire ou respirer. J’aime ta personne, mon cœur aime ton cœur, infiniment, c’est aussi simple que ça. Bien sûr, c’est très « anormal », et on risque de ne pas avoir les autorisations médicales pour se marier, qui sont réservées aux couples bestiaux, qui se disent « normaux ». On pourra se pacser, je pense, jurer devant madame la maire qu’on va vivre ensemble, s’entraider, pour toujours, quoi qu’il arrive (pour le meilleur comme pour le pire, on dit je crois). Voilà, ne t’inquiète pas, ne crois pas que tu es condamnée à la catastrophe et au chagrin éternel. Je t’aime et, pour moi, ça veut dire que mon devoir numéro 1 au monde, c’est de te rendre heureuse, dans ton cœur. Je vais me battre pour ça, très vite s’il le faut, en me bousculant un peu. Il faudra que tu m’indiques qui veut te renvoyer « chez les débiles » (une tutelle ?), qui décide de ton maintien en foyer social (des services sociaux de la mairie ?), et je ferai les démarches, adminis-tratives, en urgence, pour te sauver du renvoi (ou te ramener si tu es déjà partie, rien n’est désespéré, quand on s’aime, sincèrement). Pour que tu viennes habiter avec moi, ma chérie. Euh, j’ai… entendu parler (dans un rêve ?) de « permis de feu », refusé aux classées « handicapées mentales », pardon, et tu serais toute honteuse de ne pas savoir faire la cuisine et le repassage, certaine d’être haïe, et rejetée, pour ça, comme « mauvaise femme, incapable de rien de rien ». Si ce n’est pas un rêve de ma part, sache que ce ne serait en fait pas grave du tout : je ferais la cuisine pour deux, en rentrant à la maison à midi, maintenant, et on ne ferait pas de repassage (les plis aux vêtements ne me gênent pas, et on peut donner au pressing une tenue par semaine chacun par exemple, comme je le faisais pour ma tenue « visite à ma petite pâtissière chérie »… Et surtout, ne pense pas que ma générosité est immense absolue, quand je ferai tout ça pour toi : je le fais aussi (voire : surtout) pour moi-même, égoïstement, parce que… si je réussis à construire notre couple heureux, en balayant les montagnes de difficultés, j’aurais le sentiment d’être un peu comme un héros, et donc de mériter véritablement ton amour, ça me fait très très chaud au cœur (et je te dirai infiniment merci pour avoir été ma délicieuse partenaire dans cette aventure grandiose). Tu peux le comprendre, j’en suis sûr. 3/ Comme tu es certaine d’être remplacée par une autre, mieux que toi (selon tes valeurs), je dois envisager avec toi une hypothèse presque impossible, mais à examiner quand même : qu’est-ce qui se passerait si je rencontrais demain une troisième fille avec ce visage aimé ? et qui serait comme tu dis « grande et belle et intelligente, et française, et qui parle bien, et dynamique, et du caractère et bien-formée parfaite ». Pour toi apparemment : c’est sûr que je la préférerais elle, en te laissant tom-ber (en venant simplement dire bonjour une fois par an, espères-tu, sans y croire tout à fait). Je vou-drais te dire que… c’est pas du tout ma position. Patrycja, j’ai oublié de te dire que Lucie était la plus petite du lycée, était polonaise comme toi, était la dernière de la classe quand j’étais premier, traitée de débile par les profs. J’imagine l’amour parfait, idyllique, comme un homme grand, sentimental et rêveur (pas champion ni riche) qu’admire une petite jeune fille, faible et pauvre. « Grande et belle » me paraît contradictoire, je préfère « toute petite et toute jolie », comme toi plus encore que Lucie. Je préfère une silencieuse à une bavarde, une bègue timide à une volubile sûre d’elle. Je préfère une introvertie effacée, un peu renfermée pudique sauf avec son chéri, à une extravertie sociable, se pa-vanant en groupe et s’amusant à briser les cœurs. Ce qu’on t’a dit partout, je pense, c’est les femelles dominantes qui prétendent qu’il faut être comme elles pour plaire, le point de vue des mâles est au contraire très différent. Ou le mien en tout cas, je ne suis pas dans le cœur des autres, je n’ai pas d’ami, je ne sais pas très bien. Mais je suis sûr de mes sentiments, et je t’aime tout à fait. Je ne serais (un peu) déçu que si tu es infidèle, dépensière gaspilleuse, si tu fumes des cigarettes et te saoule à la vodka en vomissant partout, mais si tu es bien la timide gentille que je crois, un immense bonheur

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s’ouvre devant nous, ma tendre chérie… Je ne sais même pas, en fait, je pardonnais tout à Lucie, tout, tout, et ça ne suffisait même pas à obtenir le droit de la revoir. Je ne demande rien, je n’exige rien du tout. Je t’aime comme tu es, en espérant que tu m’acceptes moi avec mes défauts énormes (manque de virilité) et mes fautes graves (ne pas avoir fait le premier pas vers toi, t’avoir laissé si longtemps souffrir, pauvre chérie)… J’espère qu’on se consolera, mutuellement, que l’amour de l’autre nous aidera à tenir debout, à être heureux, pleinement heureux, même. A demain samedi, 9 heures (ou dimanche 13 heures, sinon). Je te prendrai dans mes bras, si je suis sûr que tu ne vas pas en mourir… Allez, bisou (virtuel, bientôt en vrai…) Je t’aime. Gérard

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ECRIT-ELLE UN ROMAN ? Lors de cette 141e visite à sa petite pâtissière adorée, Gérard a été très surpris, pris de court : ils ne se disaient jamais que des politesses gentilles, tous les deux, et n’étaient pas du tout bavards, mais… ce soir, pendant qu’elle emballait le flan, elle a murmuré, faiblement, presque inaudible : – m… meu-s… sieu, z… ze v… voulais v… vous nemander… … quand k… qu’une fille è n’aime un… un monsieur, m… mais l… lui i l’aime pas, b… bien sûh… k… qu’est-ce y… y se passe… ? ??? Pourquoi elle demandait ça, elle tellement silencieuse toujours ? Pourquoi le demander à un presque inconnu davantage qu’à une de ses amies ? ou un de ses amants… Gérard ne compre-nait rien. Ou bien… elle écrivait un roman, et voulait enrichir les réponses classiques (la mal-aimée se cherche un autre mec) par des points de vue différents. Et… comme elle devait le savoir romantique (par intuition féminine ?), lui demandait-elle à lui pour ça ? Mais que répondre ? Euh… Elle avait fini le paquet, et reniflait faiblement, semblant hésiter à revenir vers le comptoir, ce qui mettrait fin à cette minuscule fenêtre de « parlotte » pendant l’emballage (les clientes bavassaient toujours, pendant ce moment – et les hommes, les « virils », parlaient football). Gérard s’est éclairci la gorge. – Euh, c’est pas facile de vous répondre, manemoiselle, en juste une seconde, ou une minute… Est-ce qu’on pourrait en parler une heure, en dehors du magasin, un jour ? Elle a entrouvert la bouche, comme abasourdie par cette réponse… réponse super-idiote ? ou indécente ? Non, elle a souri, regardé le plafond, et elle s’est signée religieusement. Comme un mi-racle ? Ou demandant protection contre un violeur potentiel ? un amoureux démasqué, oui… Elle cherchait l’air, elle ramenait le petit paquet, emballé, oui. – z… ze s… seha s… si z… z’heuheuse… Et c’est comme ça qu’ils se sont fixés rendez-vous au lendemain matin, samedi matin (ils ne travaillaient pas le samedi, ni l’un ni l’autre), au café juste à côté de la pâtisserie. Gérard avait le cœur qui cogne à la folie, à l’idée de ce « presque rendez-vous » avec la jeune fille aimée – quatorze ans après l’échec Lucie (ayant refusé son invitation au cinéma), quand il était ado. Enfin, au cas où sa petite pâtissière écrive un roman à l’eau de rose, en demandant conseil pour cela, il aurait voulu se documenter, acheter plein de livres de cœur pour savoir ce qui se dit, ou pas, mais il était dix-neuf heures, quasiment, quand il est passé à la pâtisserie et toutes les librairies devaient bien sûr être déjà fermées. Il n’a quasiment pas dormi de la nuit, échafaudant mille scénarios, plus ou moins catas-trophe… en essayant de prévoir ce qu’il ne faudrait pas dire… Et, le lendemain matin, il a remis les mêmes vêtements, pardon (il n’avait qu’une seule tenue repassée, chaque semaine, spéciale pour le vendredi soir, pour aller voir sa petite chérie). Il a pris le premier bus dans le quartier Nord, et il est arrivé (après changement au centre-ville et second bus) à l’arrêt Saint-Jean à 7h38. Pour 9h00 environ prévues, ça lui laissait le temps, bien. Le café était déjà ouvert, par chance. Et… sa naine petite pâtissière était déjà là, une heure et demi en avance ! Incroyable ! Merveilleux ! – ‘Jour, manemoiselle… – j… jouh, m… meu-s… sieu… Elle avait sauté au sol, de sa chaise, pour l’accueillir, si gentille mignonne, et elle l’a re-escaladée ensuite, pour se rasseoir. – Hep ! C’est pas un hall de gare ici ! ‘Faut commander ! ? Une dame sévère au-dessus d’eux, la petite jeune fille était toute repliée, coupable, comme ayant été rappelée ainsi à l’ordre, quelques minutes plus tôt. – Euh, vous avez « un chocolat au lait », quelque chose comme ça ? – Bin sûr, connard ! On a tout, ici ! Et elle est repartie, et… euh, Gérard était conscient d’avoir raté son entrée « d’amoureux », en se montrant faible, écrasé par la dame sans se rebeller. Pas viril, pardon. Enfin… si sa petite chérie s’était adressée à lui, le connaissant assez bien, quand même, elle devait savoir qu’il était un doux, pas un violent. – Euh, si on passe une heure à discuter, de ce roman ou quoi, euh… je fais les présentations, d’abord : je m’appelle Gérard Nesey, « Gérard », j’ai 29 ans, je suis vieux garçon, pardon. Elle a rougi, très fort, se mordant la lèvre (sans qu’il comprenne ce que ça signifiait : était-elle choquée qu’il présente ça comme un moment d’amitié, non professionnel ?). – m… mèhci, m… mèhci, n… n’infini… Merci à l’infini de lui avoir dit son nom ? Il n’y comprenait rien, non, pardon. – z… ze m… m’appelle p… Pat’icia n… Niezewska, p… pahdon, s… c’est pas fhançais, p… pahdon… – Bienvenue, manemoiselle…

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Elle a rougi encore, très fort… – m… mèhci, n… n’infini… z… ze n’a v… vin et… et six ans, v… vieille fille, p… pahdon… pahdon… ? Il croyait qu’elle avait 21 ans et des tonnes d’amants… Enfin « vieille fille » devait vouloir dire « pas mariée », et non « vierge » ou quoi, pardon, il n’y connaissait rien, de rien. – Vous pouvez m’appeler Gérard. – m… mèhci… m… mèhci… j… géhah… v… vous pouvez m… m’appeler l… La Naine… ? – Je préfère vous appeler Patricia… Vous me l’interdisez ? Elle a rougi encore, toute souriante confuse. – z… ze sehas s… si z’heuheuse, n… n’a n’infini… ? – Bien, ce sera Patricia, alors. Mais ne surtout pas dire, à haute voix, le tout neuf « Je vous aime Patricia » qui résonnait au fond de lui… Non, réservé aux rêves d’endormissement, ça… On lui a apporté son chocolat chaud et il a payé, bien sûr. Patricia avait semble-t-il un chocolat aussi (c’est pour ça qu’il avait choisi ça : il n’aimait pas le café, mais il aurait aussi bien pu prendre un jus d’orange). Le chocolat paraissait très bouillant, et il n’y a pas touché, sur le moment (ni plu’ tard, d’ailleurs). – Bien, Patricia, est-ce que… vous pouvez me redire, votre question, en la situant peut-être, pour que je comprenne le contexte. Elle a rougi encore (sans qu’il comprenne, toujours), baissant les yeux. Elle a semblé serrer les poings, sous la table, pour se donner la force de parler. Ou réciter les mots qu’elle avait préparés. – j… géhah, z… ze v… voulais v… vous nemander… … quand k… qu’une fille è n’aime un… un mon-sieur, m… mais l… lui i l’aime pas, b… bien sûh… k… qu’est-ce y… y se passe… ? ? Sans un mot d’explication supplémentaire, par rapport à hier. Il n’était pas « déçu », non, il était perdu, ne sachant toujours pas quel était le contexte, et pourquoi elle lui demandait ça à lui. Lui entre autres personnes ? – Oui, je comprends… Il ne comprenait pas du tout, non, pardon, mais c’est les mots qui lui sont passés par la tête, pour se donner trois secondes de répit, avant de devoir répondre quelque chose. Et comment allait-il pouvoir justifier l’heure entière, d’entrevue, qu’il avait quémandée, pour une réponse ? Euh… – En fait, je crois que… ça dépend très fort des… cas individuels, des caractères… Y a pas une ré-ponse unique, valable pour tous les cas, Patricia… Incroyablement, cette réponse bottant en touche a semblé la ravir, l’intéresser prodigieuse-ment. Mais il n’y a eu que le silence. Comme si elle attendait la suite, maintenant. – Euh, Patricia, euh… Dans cette histoire : pourquoi le garçon il aime pas cette fille ? Elle a cligné des yeux, comme surprise par la question, à réponse évidente ou quoi. Lui, il ne comprenait pas. Silence. – è… è n’est t… t’è laide, n… naine… et… et m… mougnoule, et… et némile m… mentale… et b… bègue, p… pahdon… de pas bien pahler, n… n’illét’ée… et… et lente n… n’anémique… hêveuse, s… sinencieuse… p… pahdon… pahdon… Il la regardait avec tendresse… Il hésitait à demander « C’est vous ? », mais… la réponse semblait un Oui évident, et… ça pouvait la faire rougir, infiniment, qu’on parle d’elle explicitement, alors qu’elle avait voulu poser la question de manière impersonnelle, peut-être moins gênante, pour son immense timidité. Gérard a souri, immensément. Si le connard en question la rejetait pour ça, il entrevoyait la réponse évidente, miraculeuse : « si cet imbécile aime pas les filles comme ça, il serait plus sage de préférer un autre garçon, qui trouve que ce sont là d’immenses qualités, hyper-féminines… ». Hum, le dire aussi abruptement ? ou… – Patricia, c’est… pas du tout désespéré, je crois. Elle a cligné des yeux, perdue. – Si ? Vous croyez ? – m… ma tutelle n… n’a héponde… s… c’est u… une question t’è conne, k… que je va plu’ l’emmèhder, quand je seha hetouhnée ch… chez les némiles, l… la fin du t’imèste… mientôt… Oh… catastrophe. En fin de contrat ? Au bout de quatre ans ou quoi ? (Il la connaissait depuis trois ans et demi, mais il ne savait pas quand elle avait commencé, ce job). Et elle était toute au bord des larmes, Patricia, oh… – Attendez, non, Patricia, je… j’ai plein de choses de… de grand espoir, à vous répondre, je crois, moi…

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Elle a souri faiblement, une lumière d’espoir dans les yeux, merveilleuse… Et… faire cet effet-là à celle qu’on aime est prodigieux, prodigieux. – Il y a plein de choses que je pourrais aller dire, discuter, avec le garçon de cette histoire. Parlez-moi de lui, maintenant : pourquoi elle l’aime, lui ? autant… Elle a fermé les yeux, cherché les mots, les idées. … Silence. Long silence, pardon. – n… n’il est l… le pluss j… gentil m… meu-s… sieu du monde… ??? Est-ce qu’elle parlait de lui-même, Gérard ??? – et… et l… le pluss beau… à n’infini… Non, catastrophe, non c’était pas lui, du tout. – Musclé ? Barbu ? En cravate ? – n… non, m… mais l’aih s… si homantique… s… si doux j… gentil… a-ttentionné… Quel rapport avec « beau » ? – et s… ses yeux v… vèh… s… si beaux… Il avait les yeux verts, lui aussi, Gérard ! Mais Lucie l’avait trouvé « pas beau », à l’évidence, il n’y comprenait rien, il était perdu. Silence. – Merci, euh, Patricia, je… Vous savez quels sont ses goûts, à lui, en matière féminine ? Elle a fait Non, humblement. Comme si elle ne le connaissait pas du tout, ce type, qu’elle ai-mait. Ce qui cadrait avec l’hypothèse « Gérard Nesey », oh joie… Mais : prudence, pour ne pas pren-dre une immense désillusion dans les dents, « si » cette hypothèse s’écroulait (ou plutôt « quand » cette hypothèse s’écroulerait évidemment), dans dix minutes peut-être. – Bien, j’y vois plus clair, maintenant. Euh… Par où commencer ? – Peut-être que… d’homme à homme, je pourrais aller lui parler, à ce gars… Elle a souri, faiblement, et… ça semblait vouloir dire : « non, impossible, mais dites toujours, pour voir, ça m’intéresse ». – Je lui demanderais si… il préfère une douce bergère timide, humble gentille… ou une très fière prin-cesse toujours en colère, prétentieuse, insultant les faibles… Elle a rougi, baissant les yeux. – Et s’il préfère une petite jolie, ayant besoin de sa protection… ou une grande comme un homme, forte comme un boxeur… Cramoisie, perdue… Comme si l’évidence lui apparaissait soudain… – Et lui… il a de la chance, si elle l’aime… Normalement, les femmes aiment pas les garçons roman-tiques, doux, elles préfèrent les « virils », écraseurs, champions, riches… Oh, elle dodelinait de la tête, la pauvre, comme soûle… émerveillée, transportée… Et c’était immensément merveilleux (pour lui), de faire cet effet à celle qu’il aimait – même si elle aimait un autre, en fait, peut-être… Pourraient-ils devenir simples amis, tous les deux ? Oh joie… (Lucie avait refusé, même seulement ça…). – m… mais s… si è… elle sait pas lih… pas ék’ih… ? Il l’avait déjà vue prendre des commandes, à la pâtisserie… – Peut-être qu’elle écrit en Polonais… – en .. en fhançais… m… mais miyah n… ne fautes p… pahdon… k… que n’a z… z’inventé d… diffé-hent, p… pahdon… – Vous pouvez m’expliquer ? ça m’intéresse… Lucie et lui s’étaient connus en classe de Russe, elle avait fait ensuite de l’hébreu, ils aimaient bien décrypter les écritures différentes. Et Patricia lui a expliqué, son écriture à elle, lecture-écriture. Sans lettre double aucune, avec « â » pour le son « an » (ou « en »), etc. Merveilleux… – Patricia, elle est pas débile, cette fille : elle est géniale. Avec ce système, il y aurait plu’ besoin de professeurs, plu’ personne ferait de « fautes », c’est génial, moi j’adore, j’adore… Il a cru qu’elle allait s’évanouir, là, oups ! Mais c’est allé, ouf… Silence, respirer, souffler. – Elle est donc adorable, cette fille, en un sens, un sens pas habituel, c’est vrai. Et il est pas si mer-veilleux, ce garçon, sauf pour elle… Il reste que… Elle semblait suspendue à ses lèvres. – Côté « visage », est-ce que… euh… ils… « se plaisent », ou pas trop ? pardon. Elle ne respirait plu’. – Respirez, Patricia. Elle s’est forcée à respirer, pardon. Comme dans l’attente de la fin du monde. Il a hésité à dire, ce qu’il ne fallait à l’évidence pas dire : « moi je vous trouve immensément jolie : vous ressem-blez tant à ma Lucie… ». Euh… – Pour ça, c’est… imprévisible, ça dépend des goûts de chacun. Moi, par exemple, je…

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Euh… Il a sorti son portefeuille, et la photo de Lucie, agrandie de leur photo de classe, à l’âge de 15 ans… – Oui, regardez… Moi mon cœur s’est construit (j’avais quinze ans) en m’attachant à cette jeune fille, qui m’a rejeté, cassé, jeté… Elle a fait une petite moue de compassion, gentille adorable, et elle a regardé la photo en-suite… Avant de sourire jusqu’aux oreilles, tant la ressemblance avec elle était manifeste, criante… Ça valait presque déclaration d’amour… Allait-elle le gifler, s’enfuir en courant ? C’était lui qui ne respirait plu’, maintenant, attendant la sanction terrible de la Réalité, broyant ses rêves idiots, pardon… – l… le m… meu-s… sieu k… qu’elle aime… n… na fille… n… n’è lui a s… sèhvi s… cent quahante un f… flans v… vanille… Oh… Il a souri, immensément. – Peut-être qu’il ne venait pas pour un flan vanille, peut-être, mais surtout pour revoir sa petite pâtis-sière adorée… timide jolie et toute toute douce… fidèle… Rouge… cramoisie… avec le plus grand sourire qu’il lui ai jamais vu… Oh… – Alors, peut-être qu’ils vont devenir amis, tous les deux… Et peut-être qu’il l’accueillera chez lui, quand elle saura plu’ où aller, si elle est menacée de renvoi, euh… de retour, euh… Pas dire en clair « chez les débiles », non, il n’était pas d’accord avec ce classement, pour sa merveilleuse petite chérie, ayant inventé une langue française transparente, hyper-géniale… – è… elle, è… elle seha m… mohte ne monheuh… p… pas le déhanger, en… en vhai… ou… ouf… – Voilà, ouf. Respirez, simplement. Tout va bien. C’est une jolie histoire. Je trouve. Magnifique. Cré-dible. Peut-être, en tout cas. (Ils ne s’étaient encore rien dit en face, pardon). Cela faisait bien moins de l’heure prévue, sans doute, mais il n’osait pas regarder sa montre, ce qui serait évidemment déco-dé en signe d’impatience, ou d’autre chose à faire, plus important. Or rien, rien, n’était plus important au monde. Que de devenir son ami, Patricia, petite chérie…

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PRIX NOBEL DE MÉCHANCETÉ Gérard souffrait dans la file d’attente… non de l’attente (délicieuse, en regardant sa petite pâtissière chérie) mais des propos qu’il entendait : – Putain c’est cher ! Salope ! Espèce de sale naine polak à la con ! Et puis est venu le tour d’une dame brune, devant lui, Gérard : – Une tarte aux pommes et aux noix, et qu’ça saute, espèce de larve ! Débile ! Gérard a soupiré, encore plus irrité, hésitant à faire taire toutes ces méchantes gens… – Non mais éh ! C’est vrai qu’tu viens d’Pologne ?! La petite jeune fille souffrait, la pauvre. Pliant le papier faiblement. Elle a hoché le menton, coupable : – p… pahdon… pahdon… – Putain ! La patrie d’Auschwitz ?! Espèce de monstre ! Sale antisémite ! Et à moi tu vas encore m’doubler l’prix ?! Parce que les Juifs sont tous « riches et pourris jusqu’à l’os » ?! Dis-le ! Vas-y ! Salope ! Gérard n’en pouvait plus… : – Stop, madame : ou vous arrêtez d’insulter manemoiselle, ou je vous colle mon poing sur le nez ! – Mon nez crochu de « sale juive » ??! Monstre antisémite ! – Non, vous précisément. Très méchante et très stupide. – Eh ! Ch’te rappelle que tous les Prix Nobel sont Juifs ! C’est vous les gros couillons, pas nous ! Et vous êtes jaloux à en chier dans votre froc ! Qu’on soit tellement supérieurs ! D’où la haine antisé-mite ! – Ça traduit surtout une ambition forcenée et un piston démesuré. En tout cas : vous raciste, préten-tieuse et provocante, vous méritez que le Prix Nobel de méchanceté… – Moi, « sale Juive » ?! Là, moi j’porte plainte pour insulte antisémite ! C’est interdit d’insulter une Juive ! C’est écrit dans la Loi ! La Loi sacrée, bien sûr, mais aussi la Loi d’ce pays pourri, de sales antisémites ! (Moi, si j’suis assassinée, j’me fais enterrer en Israël !). – Je vais pas vous tuer, mais une paire de baffes vous ferait du bien, vous avez pas de droit d’agresser les gens comme ça. – C’est vous les sales goy, qui nous agressez ! Toujours ! Ou nous brûler vifs ! – Vous avez répété quinze fois le mot « sale », la haine en question, raciste : c’est la vôtre. – C’est intolérable, interdit ! Je vais de ce pas porter plainte ! Et elle est partie furieuse, sans payer, sans prendre le gâteau… Gérard s’est avancé, tout penaud : – Euh, manemoiselle, pardon : je crois que je vais prendre une tarte aux pommes et aux noix, que vous ayez pas emballé pour rien… La petite jeune fille a rougi, souri, adorable. Et fait Oui, du menton.

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SACRILÈGE ! Cette affaire « La Naine, 2014 » est toute une histoire, aussi. Je la mets ici par écrit pour me souvenir des détails, cocasses, que j’aurais oubliés l’an prochain, quand je serai une retraitée heu-reuse, racontant ses exploits passés, ses anecdotes. Je rappelle le contexte, d’abord : cette minuscule Patrycja Niezewska m’avait été envoyée (à l’âge de 23 ans) d’un centre pour handicapés mentaux à Douai, pour « insertion professionnelle » dans le commerce, sachant faire les pliages et rendre la monnaie. Et j’avais réussi à la caser sans salaire dans une pâtisserie minable, une demi-journée par semaine – le reste du temps, elle faisait le ménage à côté, au foyer social où elle logeait. Bien, routine. Enfin : c’était un contrat d’un an, recon-ductible, et en tant que tutelle de cette débile, j’aurais dû faire plein de papiers pour la renvoyer à Douai – je n’ai simplement pas eu le temps, avec toutes les pupilles que j’ai en charge. Mais là, cette quatrième année, la directrice du foyer féminin m’a envoyé une protestation officielle, que je devais libérer les places abusivement conservées par des « anciennes » non insérées. Bref, j’ai informé la naine que ça avait assez duré, qu’elle allait maintenant rentrer à Douai, chez les débiles. Elle a pleuré, en silence, nulle, mais je me suis pas laissée avoir : je lui ai dit « c’est ça, chiale, tu pisseras moins ! ». Mais avec le circuit des papiers et des signatures, il s’est passé encore trois mois avant la date de transfert. Je l’ai revue une fois, sur la fin, et là : surprise ! : elle me dit (en bégayant, à sa façon, archi-nulle) que l’homme qu’elle aime avait proposé de l’héberger, si elle était expulsée ! J’ai hurlé « Quoi ???!!! » et elle a eu peur, mais elle a confirmé. Je lui ai demandé si elle avait un « copain », elle (???!), et elle a répondu non, c’était à rien y comprendre. Finalement, puisqu’elle m’a dit qu’elle était « incapable de lui parler, en face », j’ai écrit une lettre, très sèche, au connard en question. Le convoquant à mon bureau, avec charge à la naine de lui donner cette lettre, simplement. Et il est venu. Un grand jeune type, plutôt bel homme, quoi que sans cravate ni carrure d’athlète. Je l’ai fait asseoir. – Alors ! Dites-moi ce que c’est que cette histoire ! Entre vous et la naine ! Il a cligné des yeux, comme choqué que je l’appelle « la naine », sa protégée ! – euh… vous écriviez, euh… qu’elle s’appelle Patricia Niezewska, c’est ça ? – Ouais, on s’en fout ! Accouche ! – euh, manemoiselle avait l’air… si triste, depuis plusieurs semaines, je… je lui ai dit… (enfin, j’ai payé par chèque, pour la première fois, un gâteau), euh… – T’es un client ? d’la pâtissrie ? Oui. Silence. – Continue, merde ! – pardon, oui, euh… J’ai dit, à manemoiselle Niezewska : « Manemoiselle, je crois que… vous devriez recopier le nom, et l’adresse, de ce chèque. Je veux dire : si, par exemple, vous êtes un jour expul-sée, je fais partie des gens qui seraient heureux de vous héberger, gratuitement, amicalement… ». – Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! Il m’a regardé, sans sembler comprendre la question, ce con. – Elle t’a dit qu’elle allait être expulsée ?! Je voulais dire « comment elle a présenté ça ? » mais je m’étais mal exprimée, disant les mots qui me passaient par la tête. Mais, incroyable : ce con a secoué la tête ! – non, bien sûr. – Quoi ?! – euh… c’est « un rêve », que j’ai fait (je rêve souvent de ma petite pâtissière chérie, pardon), euh… – Tu rêves que tu la sautes ?! Il a paru choqué, et je me suis dit : non, idiote, elle est naine, débile, pas maquillée ni décolle-tée, sans talons ni rien, pas un seul mec au monde en voudrait ! – non, je pense à elle, tendrement… platoniquement… – Pf ! Ça existe pas, ça, chez les mecs ! – si, madame… – Eh, qui c’est qu’est diplômée en psycho, c’est toi ou c’est moi ?! – je suis un homme, madame, et un contrexemple aux âneries qu’ont raconté vos profs. – N’importe quoi ! Connard ! Moi j’vais renvoyer ta ptite crevure à l’asile, plus vite que ça, tu vas voir ! – oh… elle va vraiment être expulsée… ? – Ouais, mais vas pas m’raconter qu’c’est une révélation du Ciel ou quoi, qui t’a dit ça ! Il n’a rien dit. – Alors ! Ta proposition ! C’est quoi ?! – euh… manemoiselle, Patricia, peut venir habiter chez moi… – En échange de quoi ?!

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Il a paru choqué. – de rien… – Tu-tut ! On m’la fait pas à moi ! Tu veux quoi, d’elle ?! Je m’apprêtais à le casser sévèrement, vu que je savais (vu dans le dossier de la naine) qu’elle était malformée, imbaisable. – rien… – C’est pas vrai ! – euh… autrefois, je… rêvais de… connaître son prénom, son nom… – Une sale bougnoule, elle est ! – non : une adorable petite polonaise, madame… – T’es polonais aussi, toi ?! – non, pas du tout… – Français de souche ?! – je sais pas, je m’en fous… pardon. – Ah-ah-ah ! Qu’il est con ! Non, éh ! Tu veux rien d’autre, de elle ?! – euh, je… je rêvais d’avoir sa photo, un jour… – Pour te masturber en la reluquant ?! Il a écarquillé les yeux. – non… sacrilège, madame… Patricia est la pureté même, mon amour est pur, sentimental, seule-ment… – T’es impuissant ?! – peut-être… pardon. – Ah-ah-ah ! Ça tomberait bien, vu qu’elle est malformée, imbaisable ! Il n’a pas du tout paru déçu. – oui, elle est angélique, merveilleuse, petite chérie… – Arrête ces conneries, tout de suite ! Il a cligné des yeux, semblant ne pas comprendre. Ou faisant semblant de ne pas com-prendre, plutôt. – Eh, je fais objectivement le point ! Qu’est-ce qu’elle a de différent des autres filles ?! – elle est un milliard de fois plus douce, plus gentille… – Ta gueule ! Tu m’écoutes ! Elle est naine ! Bègue ! Débile ! Il ne me contredisait pas, évidemment ! – Anémique ! Bougnoule ! Coincée ! Recroquevillée ! Imbaisable ! C’est la fille « idéale », ouais, sûr ! – oui, délicieuse petite chérie… – Te fous pas d’ma gueule, je te prie ! Il a cligné des yeux, comme choqué, encore. Mais je l’ai achevé, sans pitié : – S’que t’ignore, et elle est trop con, elle aussi, pour avoir rmarqué : c’est qu’vous avez pas assez accordé vos histoires ! Elle, elle m’a dit qu’c’était elle, qu’était folle amoureuse de toi ! Et pas l’contraire ! Il a rougi complètement, démasqué, nul. – Ah-ah-ah ! Mais moi j’suis vigilante ! On m’la fait pas à moi ! Allez, tu vires d’ici, tu m’fais pas chier ! Il a paru perdu. – mais… madame, c’est… une proposition sérieuse, que je faisais… si Patricia est en danger, d’être… – Et bla-bla-bla, non, ça marche pas ! Désolée ! Allez, casse-toi ! Ou j’appelle le Service d’Ordre ! – mais… J’ai pris mon téléphone, et… il est parti. Ouais, au téléphone, j’ai fait booster la procédure : pour faire expulser la naine dès le lendemain ! Avant que ces deux connards inventent encore un truc à la noix, pour blouser les services officiels (que j’ai l’honneur de représenter, pour le bien du public). Enfin, la naine s’est suicidée, mais j’ai fait transporter le corps à Douai, pour qu’il soit enterré là-bas. Pas dans notre bonne ville de Lille. Propre et pure. Vive moi !

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ET 3 ZOPLA POUR MANEMOISELLE Extrait du journal personnel de Patrycja Niezewska, transcrit a posteriori en Français standard : Vendredi 8 Août 2014 (ou Samedi 9 Août pasque c’est la nuit), Jour 141 du monde Oh-là-là, mon Dieu, aujourd’hui c’est le jour le pluss merveilleux toute ma vie, toute, toute. Je pleure, je rigole presque, je être toute perdue, je être z’heureuse, à infini, oui moi, incroyabe (une petite naine crevure débile mougnoule que tout le monde entier il déteste, presque)… Je voudrais écrire chaque seconde de ce jour magnifique mais c’est pas possibe. Bien sûr. Simpe-ment, je a le cœur qui cogne si fort, je pense je va mourir de bonheur, c’est sûr, et je me dépêche écrire très vite, pour emmener mon cahier au Ciel et le garder à jamais, le chérir, contre mon cœur, mon sein, pardon. (Je sais pas en vrai comment ça marche quand qu’on va au Ciel, est-ce on em-mène souvenirs ou comment, je sais pas, pardon, je pas n’intennigente, pardon). Il s’appelle Gérard, Gérard Nesey, mon Gérard, oh… Je sais son nom depuis aujourd’hui, après trois ans et nemi le chérir dans mon cœur comme « le gentil monsieur du flan à la vanille »… 141e flan vanille aujourd’hui, oui, 141 est un nombre magique, pour moi pour toujours… Et le 8 Août chaque année, au Ciel, je sais il y aura feu n’artifice pour célébrer ce plus grand jour du monde, à l’infini… Je respire. Je raconte, pardon. Que, ce soir (ou hier soir si on est déjà demain) – oups, il y a une des madames qui dort qui soupire très fort, pas contente encore, que je dérange tout le foyer social avec ma petite lumière pardon. J’espère je aura le temps écrire tout, avant les autres elles se fâchent très fort, encore, pardon. Ce soir, je disais, mon Gérard adoré il a entré simplement, souriant comme d’habitude, si gentil à infi-ni. Souriant comme content de viendre ici, à la pâtisserie, et moi je n’étais z’heureuse aussi, à infini, qu’il ne reviendre, si fidèle merveilleux… Et je a été cherché son flan, sans qu’il demande (on fait comme ça, « nous deux »… sans beaucoup parler). Et je mettais le papier autour, je souriais z’heureuse, que je sentais son regard sur moi et ça me faisait des frissons tout partout, mon Dieu… (Pas que il me déshabillait avec ses yeux, comme ils faire, les meussieus méchants, non, il regardait mon visage, je crois, si gentil, ou mes cheveux même si ils sont pas beaux, pas bouclés magnifiques comme mannequin ni courts d’avoir ne personnalité, pardon. Et… sans faire èsprès, je n’a… tourné la tête, relevé les yeux, en espérant croiser son regard, si merveilleux… Et, oh… je n’a croisé ses yeux, et il souriait, comme heureux de moi, de mon pliage bien fait, de mon silence, je n’étais folle amou-reuse… (Je crois je n’a baissé les yeux, amoureuse perdue, avec peut-être du rouge sur ma figure, très laide et très ridicule, toute rouge en plus, pardon, pardon). Et je n’a entende ces mots je veux jamais oublier jamais jamais : – Manemoiselle… (Il m’appelle Manemoiselle, si gentiment, pas Mademoiselle comme au début : peut-être à cause que quand je réponds les autres personnes, qui parlent, je parle pas bien, comme dire Manneleines par-don, que la Madame l’autre elle a crié Non, c’est MaDeleine… et mon Gérard si gentil, mon héros, c’est comme tout le contraire, comme de dire « elle a raison, ma petite Patrycja, c’est pas joli MaDe-leine, alors je vas la suive et dire Manneleine comme elle »… Oh, si gentil à infini… Encore pluss que me pardonner, presque, un petit peu, comme si ça serait moi je serai mieux que les normals !) Mais je disais les mots, les plus importants du monde : (que j’ai peur les écrire, pas me souviende pardon, pardon), il a dit ces mots : – Manemoiselle, des fois je me demande… Est-ce que vous seriez amoureux de moi ? Dites-moi que je me trompe… Ou plutôt : dites-moi qu’il faut pas penser ça… pardon… Avec la meilleure vendeuse du monde, tous les clients croient : elle est « amoureuse de moi », et ça nous valorise très fort, on est fous de joie… On laisserait un gros pourboire, si ça se faisait, en pâtisserie aussi… Ou on revient fidèle, conquis. C’est ça ? Oh… et moi j’étais perdue perdue, rouge à mourir, mourir oui, oh… Que je avais caché de toutes mes petites forces la force mon amour mais il avait débordé quand même, et mon Gérard intelligent il avait comprende bien sûr, pardon pardon… Mais il fallait je répondre très très vite, avant quelqu’un d’autre il entre et on se parlerait plu’ du tout, et peut-être il reviendrait plu’ jamais, mon Gérard, je a pensé, si je pas réponde de ces mots si graves… Alors je a pris toutes mes forces petites, avec toute la force de mon cœur très grand, et je a dire ces mots : – C’est le contraire… pardon… (Avec ma voix, très laide pardon, pas bien, ça a fait quelque comme « s… s… c’est l… le cont’aih, p… pahdon… p… pahdon pahdon… »). Et… lui, au lieu me dire « Connasse à la con ! », ou quelque chose comme les autres gens, il m’a regardée droit dans les yeux, comme si je avais dire quelque chose important, et mystérieux, comme intelligent. – Le contraire ?

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Je a fait Oui, avec ma tête, bien sûr. Que je être le contraire de la meilleure vendeuse du monde, et lui il est le contraire d’un client comme tous les autres, je voulais dire, pardon. Mais il a réponde : – Vous m’aimez pas, vous voulez dire ? Je a cligné mes yeux, perdue. Que je comprendais c’étaient les mots les pluss importants toute ma vie, et je disais tout mal, j’aurais donné un milliards de diamants (si je en aurais comme ça) pour avoir un gramme de cervelle en plus, presque normale, presque, pardon… Que il avait posé une autre question, est-ce que je l’aimais pas (au lieu que je l’aime, bien sûr), alors je dire : – Non, c’est le contraire. Et en même temps que je dire, je comprendais c’est très idiot, que le contraire de le contraire, ça re-vient de départ, sur rien, et que je avais pas réponde alors, pardon. Mais au lieu se fâcher, ou hausser les épaules, de rien à faire d’une démile pareille, pardon, il a… mis la main sur son menton, comme pour réféchir… et il a dire : – Euh, je comprends mal… Comme si moi je aurais dire intelligent et c’est lui de pas comprende ! Oh, si gentil à infini, oh… Et je n’avais des larmes de émotion qui me viendaient dans les yeux, amoureuse à infini, je a essayé èspli-quer, avec des mots, pardon, qu’est-ceu j’avais voulu dire, pardon : – Seulement vous, au monde, si gentil à infini, et dans chaque magasin, toutes les vendeuses ne être amoureuses de vous, c’est normal, on n’y peut rien, pardon. Pas notre faute. Pas votre faute aussi, bien sûr, seulement… tennement merveilleux, pardon. Pardon, que en vrai, avec de difficile parler en vrai, peut-être quatre minutes pour le dire, mais ouf, personne il est entré. Ouf. Et… Gérard, il… souriait, très très doucement, oh… comme « touché dans son cœur », oh… par moi ! de qu’est-ce que j’avais dire, moi ! L’homme le plus merveilleux du monde, le plus intennigent, le plus beau… et qui trouvait je n’avais dire comme intéressante, comme normale, presque bien… oh… Il a dire : – Oh… merci infiniment, manemoiselle… vous… êtes aveugle ? Et moi je bien savoir « aveugle » ça veut dire amoureuse, en vrai, je a rougir très très fort pardon, regardé par terre, mes petites chaussures ridicules, très très laides… Je n’a faire Oui avec mon men-ton, de réponde, pardon… Et je n’a entendu sa voix, ces mots je oublierai jamais, jamais, de toute ma vie et au Ciel aussi, j’espère, sans que la tête cassée de passer l’autre côté pardon : – Je voudrais… qu’on en parle, qu’on… fasse connaissance, qu’on s’explique… tous les deux… Moi je être morte à cet instant, le cœur èsplosé, bien sûr : que un « rendez-vous » avec mon Gérard, aimé, pour une nulle comme moi, c’était pas possible, sans mourir èsplosée, de bonheur, bien sûr. (Même si ça serait bien sûr pour dire que c’est pas possible « nous deux », je suis bien trop nulle ten-nement, pardon). Il a dire encore : – Je vous invite pas au cinéma, bien sûr. Bien sûr non, que si cher je crois je pense je pourra jamais payer. Et que des actrices si belles et grandes il va n’éclater de rire que moi si laide à côté pardon. – Mais au restaurant : on pourra parler, à notre petite vitesse, pardon… Je suis morte encore, là, oh… tènnement ça me remuait le cœur, cette gentillesse infinie, qu’il pas me grondait de mollasse à la con, moitié muette, pardon. Il dire « notre petite vitesse », à nous, lui et moi, comme si on se ressembe, comme si moi presque une quelqu’un de bien, presque, ou même de mer-veilleux à l’infini comme lui. Je suis morte, là, c’est sûr. Après je me souviens pas très bien, pardon. Que il disait « Respirez, manemoiselle, ça va aller », si gentil… Et puis il a dire : – Est-ce que c’est possible aujourd’hui même ? après la fermeture, dans dix minutes ? Moi je respirais, perdue, je a dire Oui avec mon menton, pardon. Je étais déjà morte, ne toute façon, morte de bonheur. De un rendez-vous au restaurant, mon Dieu, avec lui (et moi toute seule, comme si je mériterais un moment avec lui, sans même lui servir de flan, je étais morte, morte, au Paradis, au Ciel…). Et puis il a payé le flan, que il a prende (moi je n’aurais voulu lui offir en cadeau, et tous les flans de la vitrine, tous, et du monde entier, mais c’est interdit et il serait en colère de moi, pardon, bien sûr, par-don). Il est sorti, et il m’a attende dehors, si gentil, mon Dieu, attende pour moi, oh… Attende que rien intéressant, juste se embêter à cause ne moi, je pleurais perdue, je aurais voulu crier, me réveiller, mais je avais si peur me réveiller, perdre la chance infinie ce rendez-vous avec lui… Et puis je n’a attende moi aussi, en regardant ma montre de crier presque tellement ça tourne pas assez vite, de embêter mon Gérard (le si gentil monsieur, je a pensé) à cause ne moi pardon… Et puis à sept heures justes je a fait Ouf, mais je être toute perdue, pardon, je a sortir, du magasin, pour le dire à Gérard :

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– Y faut ne partir très très vite ? Je reviendras après, pour compter la caisse, ranger les invendus ? Mais au lieu me dire normal (« Ouais me fais pas chier connase, j’ai pas que ça à foutre »), il m’a sou-ri, oh… Il a dire : – On peut le faire maintenant, si tu veux. Tu veux que je t’aide ? Et je m’a sentie soulagée, comme de comprende enfin, ouf : je pensais il voulait prende l’argent dans la caisse, c’est pour ça il n’avait inventé cette histoire rendez-vous, que bien sûr, y n’aurait jamais dire ça en vrai, sinon. Alors je n’a dit Oui, merci, tennement z’heureuse. Et c’était merveilleux à infini il me dire tutoyée, comme si je serais une amie pour lui, oh… (en même temps, je avais très peur ça vou-drait dire le contraire, comme « je te respecte plu’, ptite conne, t’es plu’ une vendeuse pour moi, t’es qu’une sale amoureuse comme toutes les autres ». Mais il disait il pas comprende alors moi je com-prende encore moins pardon, pardon). Et on est rentrés tous les deux dans le magasin… Mais… au lieu prende l’argent, il a descendu les gâteaux rangés en haut (sans besoin le escabeau, il est si grand, si beau…), et il m’a demandé comment ranger. Je pas comprende mais je a réponde. Et je a ouvert le tiroir-caisse. Mais lui comme pas intéressé, alors je n’a dire : – Vous voulez je vous donne tout n’argent ? C’est moi qui prende, qui va aller en prison, comme ça. Si z’heureuse pour vous protéger… Mais il m’a souri avec comme… je sais pas comment dire… c’était pas rigoler de moquer, non… comme « amusé touché », je crois on dire. Et au lieu dire Oui (avec peut-être un Merci que je espérais très fort, pour ce sacrifice, de toute ma vie en prison pour lui, et jamais le revoir, jamais…), au lieu dire Oui, il a dire : – Vous préférez les riches ? les voleurs ? Moi je comprendais pas, je a réponde : – Je préfère vous, que vous au monde, si gentil, à infini. Et au lieu dire Je ridicule ou je être que une sale naine très laide, de jamais oublier, il a penché la tête sur le côté, il a dire : – Oh… Comme de… de tendresse… que mes sentiments pour lui, oh… Mes yeux ils pleuraient, pleuraient, de bonheur, et joie, presque, je comprendais rien de qu’est-ce il se passait, pardon. Et je a mis l’argent dans les enveloppes, pour le patron de magasin, et Gérard il a rangé les gâteaux sur les plaques, si gentil et fort, comme facile pour lui, si merveilleux, comme protégeur, de en plus m’aider, je pleurais… Et puis c’était fini et je… a enlevé ma blouse et mettre ma veste (Gérard il avait tourné les yeux de l’autre côté, pour pas me regarder pendant, bien sûr, à cause je tennement laide, et… lui si gentil pour pas que je rougir, en même temps, pardon). Et on est sorti, je a fermé par terre et je avais très très peur maintenant, que c’était presque sûr, ce rendez-vous au restaurant, pardon. Je a dire : – Que je vas vous regarder manger, moi je peux pas manger, pardon pardon… Sans dire en vrai que je tellement difficile de nourriture, pardon, de presque rien manger, de pas fro-mage, vin, saucisson, olive, banane, tomate, piment, poivron, ail, oignon, poisson, champignon, pâté, boudin, pardon, pardon… Mais lui, tellement intelligent mon Dieu, il a comprende, et au lieu de dire « tant pis pour toi, connasse », il a demandé : – Qu’est-ce que vous aimez ? Et moi, folle débile, perdue, au lieu réponde la vérité « presque rien pardon », je n’a eu une pensée folle, folle, que je me mélangeais avec mon rêve que on serait au Paradis, lui et moi… Je n’a dire : – Que ça existe pas : c’est jaune qui coule quand qu’on coupe, avec du blanc délicieux aussi. Ça s’appele zopla je crois, mais on m’a dit ça existe pas, zopla. Que je a mangé deux fois, dans toute ma vie, mais ça doit être un rêve, de sommeil, pardon. Il a gentiment attendu je dire (peut-être trois minutes pour dire, pardon), il a pas réponde « Non, n’importe quoi, ça existe pas, pauv’ conne, de merde ! », il a souri, et dire le contraire, merveilleux : – Des œufs au plat ? C’est facile, et pas cher, on peut en avoir dans ce simple snack, là ici, à côté, je suis sûr… Oh… Si gentil, comme miracle infini, au Ciel oui… Mais… moi je jamais entré un restaurant, pas sa-voir comment ça marche, mais on est allés là-bas, et Gérard il a discuté avec le Monsieur méchant, qui était pas d’accord au début. Et puis… on s’est assis, tous les deux, avec moi en face ne lui, folle d’amour perdue… Et quelques minutes après, il nous arrivait des assiettes, merveilleuses, de mon préféré chose du monde, oh… une troisième fois (et dernière, que je savais j’allais mourir de bonheur ce soir, de chagrin quand il allait dire, tout à l’heure « bon, maintenant c’est fini, je reviendrai plu’ ja-mais, j’en ai marre de toutes ces amoureuses qui me dérangent tout le temps, vous faites chier merde », pardon… mais je me trompais toute…). Il a dit, gentiment, Gérard :

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– Voilà : et trois zopla pour manemoiselle… Si gentil… et je a mangé ce infiniment délicieux chose, oh… Mais je comprendais il m’avait pas invité de « pour beaux yeux », non, c’était pour je n’èsplique de pourquoi on est toutes amoureuses bi-zarres, pardon, et je a dire (pardon) : – Attendez… que je… pas intennigente, mais je… essaye comprende… vous… vous ne dire… (si je n’a compris bien)… je pense non, pardon, mais.. Il écoutait, poli, gentil, oh… – Que vous compendez pas pourquoi toutes les filles du monde elles sont folleu z’amoureuses de vous ? – Je comprends pas du tout, la situation, non… Expliquez-moi… C’était bien ça ! Que je avais comprende, bien (avec lui, je n’a mes forces grandir de mille fois, même ma petite cervelle minabe, pardon, grandir un peu). Oh, si gentil… Et comme si qu’est-ce que je n’allais dire, ça pouvait l’aider, un petit peu. Que il comprende bien sûr je pas intennigente du tout, mais comme je être la pluss amoureuse de lui du monde, c’était intéressant pour lui, presque, que entendre : – Par ézempe de moi, que je être une moins que rien, très laide et nulle, et… vous me trouvez le pluss merveilleux manger que toute ma vie… que pas possibe en vrai… et de rien demander argent ou quèque chose… Il a cligné des yeux, il a dire : – Oui, je vais payer les deux repas, bien sûr… Hein ? Non, moi je voulais dire que pas besoin voler l’argent de magasin, mais je comprendais en même temps je avais pas d’argent pour payer ce restaurant (pas gratuit pas comme le foyer social), et je être toute perdue pardon… Mais, en même temps, je essayais finir ma phrase, pour èspliquer notre amour à toutes, au monde : – Que vous le pluss gentil du monde, à infini, infini… on est mortes de amour… c’est… automatique, pardon… Normalement il aurait dû dire « Putain, t’avais que ces niaiseries à dire, connasse, pourquoi j’me fais chier à t’payer le resto, putain ! », mais il a dire le contraire, tout : – C’est… incroyable, merveilleux… Merci, merci infiniment, de ces… sentiments, de cette analyse… pardon… Moi je respirais, je comprendais pas. Je étais heureuse, juste. Mais il a èspliqué. – Normalement, les filles… les femmes… veulent un homme « viril », dominateur, puissant, écra-seur… sportif, danseur, séducteur, avec expérience… Je comprendais pas de quoi il parle. Je voulais dire Non mais je savais pas comment dire. – En préférant un « gentil », manemoiselle, vous êtes pas du tout normale… Moi je a baissé les yeux, blessée, je attendais qu’il frappe, mes joues de gifles, sale anormale, petite merde, pardon. Ou casser le nez peut-être, bien sûr, pardon. Tirer les cheveux. Mais il a dire : – Vous êtes un milliard de fois plus merveilleuse que celles qui se disent normales… Mon dieu, quelle chance j’ai, moi, d’avoir croisé votre route… Oh… Moi je pleurais, de bonheur, que entendre ces mots, infiniment merveilleux, même si pas vrais du tout, bien sûr, pour me faire encore pluss mal de gifle après qui casse mes rêves… Je respirais plu’. Et il a dire. – Respirez. Je n’a obéir, pardon, pardon. – Je m’appelle Gérard. Gérard Nesey, N-E-S-E-Y. J’ai 29 ans… Oh… et ce cadeau immense, connaître son nom, pourquoi, pourquoi ? Je pleurais, pleurais… Il a dire : – Ce que je propose, c’est qu’on fasse connaissance, qu’on lie amitié… tous les deux… On pourrait se revoir tous les vendredis soirs, manger des œufs sur le plat comme ça… Je pleurais de bonheur… Sans faire de bruit, mais ça coulait, coulait, pardon. Et lui, au lieu me dire « Mais merde, espèce de sale pisseuse, arrête de chialer ! », il me regardait, comme de tendresse infinie… Oh… En même temps, je comprendais il était un homme, comme elles dire au foyer social, ils sont, tous les hommes : des porcs. Que vouloir seulement défoncer le cul des filles, et tout le reste c’est faire sem-blant… Mais je étais prête souffrir, à infini, pour que lui content de moi, un peu, petit peu, pardon (même si moi très laide petite pardon). Et que je sais rien faire de rien, pardon, tellement nulle, de chez nulles. Quand même je a dire, pour préviende, pardon : – je nulle, pardon, je rien savoir faire, pardon… et tènnement laide, pardon… pardon… Mais il a dire, incroyable de merveille :

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– Je vous aime de tendresse, manemoiselle. Je voudrais simplement devenir un de vos amis… Et moi je a presque sangloté, pardon : – Que je a jamais eu d’amis… Je a personne de vous présenter, pour rire, chanter… Mais, très doucement, il a réponde ces mots : – J’aime pas les gens, les autres gens. J’espère simplement des promenades, avec vous. Solitude à deux, ma petite chérie… Et moi je… je a tombée, pardon, évanouie, le cœur èsplosé, èsplosé, oh… Et il m’a caressé les joues et les cheveux, le monsieur méchant criait, oh… Et puis la dame de l’ambulance a dit : – Merde, cette plaie à la tempe, c’est sérieux : tant pis, je recouds à vif ! Et la douleur infinie de l’aiguille de la dame torture. Mais je pas crié, je forte à infini, pour mériter les doux sentiments de mon Gérard… Ils m’ont reconduite au foyer, ensemble, et mon Gérard il a dire le mot le pluss beau du monde, oh : – A vendredi prochain, ma petite chérie… Comme une promesse de bonheur futur, éternel… Oh c’est pas possibe bien sûr, que je morte de bonheur déjà, ou mientôt, tout de suite, par ézempe, comme je a fini écrire, ces mots de monheur infini, que apothéose de la vie, elle dire, la dame, de quelque chose. Les mots les plus grands du monde. De l’amour… (même si je sais pas écrire, pardon, et presque pas parler, aussi, et comme si ça serait pas grave, pour mon Gérard, qui dire merci, ne mes sentiments, simpement, oh…). . (point final, ça s’appelle, je crois, voilà, je a fini, fini, morte ne monheur)

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CINÉMA ET DRAGUE EN RÈGLE (Journal n°2 de Gérard Nesey, extrait) Vendredi 16 Août 2013 : Oh-là-là… J’essaye de faire le point, je suis complètement perdu. Je me sens tellement coupable, telle-ment idiot, je voudrais me pendre, haut et court… Il faut que je fasse le point, que je m’explique moi-même : pourquoi ce mot « cinéma » m’a fait disjoncter, complètement, au lieu de sourire et voir ce qui allait se passer. J’ai 29 ans, bientôt 30 (dans 4 mois devenir vieux garçon, oui, je sais). Or ma vie toute entière s’est jouée il y a 14 ans, quand j’avais quinze ans. Alors que je n’avais jusque là été que « rien », des-sinant des petits avions au jour le jour « en attendant d’être grand », j’ai été pris de pitié pour la fille qui était dernière de la classe, Lucie, qui me souriait, à moi spécialement… Mon cœur a commencé à battre. Pourquoi moi ? A quoi elle pense ? Et j’ai pensé qu’elle était amoureuse de moi (on étudiait en littérature l’histoire d’amour surréaliste « L’écume des jours »). Moi, j’étais pas beau, rien, mais j’étais premier de la classe, sans faire exprès, les copains ayant tous d’immenses difficultés avec les Maths de cette classe « spécial matheux ». Alors j’ai proposé à Lucie (vers le mois d’Avril, elle semblait con-damnée au redoublement, condamnée à ne plus être dans ma classe jamais)… « est-ce que tu veux que je t’aide en Maths ? », et elle a souri, elle a répondu : « c’est très très gentil, mais c’est pas la peine ». Moi j’y comprenais rien, j’avais entendu parler de la « logique féminine » que les garçons peuvent pas imaginer. Et, courageusement, j’ai écrit une lettre à une amie de mes parents (qui res-semblait à Lucie en étant humble, ayant arrêté tôt les études, comme dernière de la classe peut-être). J’expliquais que Lucie (la plus jolie fille du monde) semblait triste et amoureuse de moi, mais déclinais ma proposition de l’aider en Maths et Sciences, qu’est-ce qu’on fait dans un cas comme ça ? En tant qu’adulte, elle m’a répondu l’évidence je crois : « invite-la au cinéma ! ». J’avais entendu dans les couloirs les autres dire que Lucie était « passionnée de ciné », oui, en plus. Enfin, moi j’avais déjà été au cinéma, bien sûr, mais ça n’avait rien de spécial. Comme une grande télé à regarder en public, mais… c’est vrai qu’il y avait des… « couples d’amoureux, tendres », et… la fille pose sa tête sur l’épaule du garçon, doucement. Ça vaut mieux que tous les discours, toutes les équations du monde… Enfin, Lucie était – de taille – la plus petite du lycée, peut-être un mètre 45, et elle aurait posé la tempe contre mon bras, j’imaginais (avec une bise timide peut-être…), j’aurais été fou de joie, j’aurais passé mon bras autour de ses épaules, comme font les amoureux aussi… Bien sûr pas en même temps qu’elle appuie la tempe contre ce même bras, je savais pas comment ça marche, la vie amoureuse, mais j’avais le cœur qui cogne, à mourir. Et le surlendemain, avec courage, avec espoir, je l’ai invitée au cinéma, Lucie, voir le film japonais qui passait dans le quartier. Elle a souri, elle a dit Non merci. Je n’ai pas compris. Et, la semaine suivante, je lui ai de-mandé si on pouvait aller au cinéma, celui qu’elle voulait, voir le film qu’elle voulait… Là, elle a froncé les sourcils, et elle a répondu sèchement « laisse-moi tranquille ! ». Et plu’ jamais elle ne m’a souri. Moi j’étais anéanti, hagard, je comprenais rien. Et les jours passaient, et Lucie fronçait les sourcils dès que je la croisais ou quoi, mais qu’est-ce que j’avais fait de mal ? Les résultats du conseil de classe sont tombés, elle redoublait et moi je passais en première, on ne se verrait plu’ jamais… Cet été là, dans la montagne, j’ai sauté de l’à pic, n’ayant « plu’ aucune raison de vivre »… Enfin, mon corps a été transporté en hélico, plâtré, recousu, drogué… Ma mère a écrit à Lucie, pour lui dire que j’étais hospitalisé, Lucie n’a jamais répondu. Et quand je suis retourné au lycée, finalement, elle a refusé de me parler. J’habitais un quatrième étage, et en sautant la tête la première, j’espérais que cette fois, le crâne allait se fracasser, mais… mon ancien Prof de Maths, Monsieur Laroue, m’a dit qu’il avait bien connu Lucie, suicidaire l’an passé, et qu’elle admirait les médecins dévoués. Devenir médecin, servir autrui, était une chance de la reconquérir en devenant adulte, disait-il. Alors je me suis inscrit en mé-decine (après le Bac, facile pardon même si j’avais arrêté d’apprendre les leçons, me foutant de tout). J’ai écrit à Lucie, pour lui dire ce nouveau projet de vie à moi : devenir docteur, servir l’autre en souf-france, et elle a m’a répondu qu’elle ne voulait plu’ me revoir, jamais… et elle me demandait d’aller mieux. Donc de ne pas me tuer ? Et en me tuant, ce serait dire merde à celle que j’aimais ? Bon, alors… si je ne devenais pas « mort », j’allais devenir « légume ». J’ai quitté à jamais Toulouse pour m’en aller très loin, à Lille, dans les brumes froides, et je suis devenu ouvrier, sans qualification (j’aurais voulu devenir « balayeur de crottes de chien », mais ils demandaient pour devenir fonction-naire des certificats d’aptitude psychiatriques, interdits aux personnes à antécédents suicidaires). Et les années ont passé… mornes et tristes. Je n’ai jamais eu 20 ans, jamais eu de copine, jamais eu d’amis. J’éteins éteint, fini. Et puis, quand Lucie a eu 25 ans… (à mon usine, on fêtait les « catheri-nettes », les pas-normales filles pas-mariées à 25 ans, en leur souhaitant de trouver un mari…), j’ai cherché Lucie dans l’annuaire, de Toulouse… Et elle y était, sous son nom de jeune fille, Métailski…

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Et moi, délirant débile, ou rêveur, j’ai imaginé qu’elle attendait un appel de ma part, moi amoureux fidèle, à l’infini, quand les hommes qu’elle avait croisé l’avaient tant déçu, sans sentiments ou quoi. J’ai appelé (je lui avais laissé vivre ses 20 ans, sans déranger, je croyais avoir le droit de dire ne se-rait-ce que bonjour)… Et elle a répondu, au téléphone, oui, en criant que j’étais complètement dingue, qu’il fallait me faire enfermer chez les fous. Qu’elle était diplômée de l’Université, elle, traductrice pu-bliée, avec des centaines d’amants vieux et riches, musclés et sans lunettes… Elle disait qu’il y a plein d’hommes qu’elle a pas eu et qu’elle aurait voulu pourtant, et qu’on s’en fout : c’est ça la vie. Elle refu-sait de me revoir, elle refusait de m’envoyer une photo d’elle (en me traitant de « dégueulasse »). Elle a raccroché, et moi je suis tombé, du toit de l’usine, quand mes « vacances » se sont finies. Mais les infirmiers, toubibs, psys, se sont acharnés à me faire vivre de force, attaché, drogué, recommençant à marcher, presque. En me hurlant après (peut-être pour que je veuille sortir). Plus d’un an de ce cal-vaire, « médical ». Et puis je suis sorti, pour une chambre en rez-de-chaussée et sans gaz, imposé. L’usine m’a repris, en me faisant signer un papier pour que leur cède les droits sur le composant Tau que j’avais inventé (pardon), et qui était en train de sauver l’entreprise, maintenant concurrencée par la Chine pour la ligne principale. J’ai été convoqué à la Sécu Psychiatrique, à l’autre bout de Lille, où une fofolle a déblatéré que mes problèmes, c’est que ma mère m’avait sans aucun doute nourri au biberon et pas au sein (conneries freudiennes débiles). Je suis sorti, et… j’ai voulu éviter (au retour) l’arrêt de bus où j’étais descendu (à l’aller), à côté d’un « cinéma » (le cinéma me rappelant Lucie, « passionnée de cinéma » mais refusant d’y aller avec moi, d’où douleur infinie). Je suis allé à l’aventure, vers l’arrêt suivant, sans raison, donc. Et, comme il se faisait tard, j’ai pensé m’acheter un petit gâteau, sans devoir faire chauffer un truc chez moi à dix heures du soir. C’est comme ça que j’ai atteint la « Rue Saint-Jean », la pâtisserie du 79 Rue Saint-Jean… Et, quand je suis entré : flash ! Une sosie de Lucie, encore plus jolie, encore plus petite, mignonne et faible, bègue timide et douce (je l’entendais répondre faiblement à la dame sévère devant moi). Coup de foudre ? A moitié, oui. Mais je « savais », j’étais sûr et certain, qu’elle avait des millions d’amants riches et musclés. J’ai acheté un gâteau « flan », sans crème délicieuse mais j’avais peur que la petite reine de beauté fronce les sour-cils en me traitant de sale gourmand pourri. Et puis je suis sorti, abasourdi, ému. Et… le lendemain samedi, j’ai… repris les deux bus, me ramenant au quartier Saint-Jean, pour… racheter un gâteau, sans déranger, la revoir… sans déranger, sans rien dire ni faire de mal. Mais elle était pas là. Et la dame méchante qui la remplaçait a ricané : « ah-ah-ah ! La naine ? Non, elle travaille encore ici, pas partie se marier à Hollywood, imbécile ! Mais elle fait qu’le vendredi après-midi, chez nous ! ». Et… je l’ai revue, le vendredi qui a suivi, on s’est… souris, elle et moi… Elle se souvenait que j’avais pris un flan, moi… j’étais fou amoureux, là. Pour l’éternité. Tout ce que j’avais à faire, pour éviter la catas-trophe, mortelle, c’était (je croyais) : rester un client anonyme, ne jamais – jamais, jamais – l’inviter au cinéma… Et le miracle de la revoir, et nos sourires l’un vers l’autre, ça a continué… trois ans et demi au jour d’aujourd’hui. Les plus belles années de ma vie. [Anecdotes : j’ai estimé sa taille à un mètre vingt-huit, oui, officiellement « naine », pauvre petite chérie. Et une cliente l’a traitée une fois de « sale polak », comme si elle avait un nom en ~ski, comme Lucie, expliquant peut-être la ressemblance : une même sous-ethnie de Pologne ? Etait-ce inconsciemment pour la rencontrer que j’étais venu dans la morne région franco-polonaise du Nord avec ses mines de charbon ? Et les autres clients la traitaient de « débile », souvent, pardon, comme les profs faisaient avec Lucie, l’année de son redoublement, pardon]. Et puis… hier. Non, avant : il faut que je m’explique sur ce que j’espérais, ce que j’attendais du futur, de la vie, mes rêves et tout ça. Ça change tout au contexte, peut-être. J’espérais juste revoir ma petite pâ-tissière chérie, « Patrycja » (il y avait eu un jour écrit, sur un petit papier, scotché sur son sein… avant que son patron abandonne sans doute ce projet de personnalisation, façon supermarché). Je l’aimais en ceci que j’appelais Patrycja mon oreiller, à qui je faisais un câlin chaque soir en m’endormant, pla-toniquement. Je rêvais qu’on se promenait dans la montagne herbeuse jolie, dans les nuages, la main dans la main… parce qu’elle aurait été amoureuse de moi, en secret, trop timide pour me l’avouer… mais un miracle ou quoi nous aurait rapprochés, comme si l’ange Cupidon était venu me dire « Hé non ! Cette fois c’est la bonne ! Elle est amoureuse de toi pour de vrai, tout le contraire de Lucie ! ». Enfin, la transition du Réel distant à l’Imaginaire idyllique, ça ne faisait pas partie du rêve, c’était seu-lement le bonheur final qui comptait, qui me maintenait en vie. Platonique et tendre (j’ai toujours 15 ans dans ma tête et dans mon corps, je suis mort à 15 ans). Et en vrai, j’attendais simplement qu’elle disparaisse, hélas, mariée à un acteur californien fabuleux, et richissime sportif. Alors je serais mort de chagrin, sous un train par exemple, cette fois, mieux. Dans un tout petit coin de mon cerveau, j’espérais que son mari lui obtiendrait un second rôle dans une superproduction hollywoodienne, et moi j’achèterais une télé et la cassette, et un appareil photo, je ferais quinze photos de son visage, adoré, agrandi, dans des cadres-cœurs, sur tous mes murs, sur ma table de chevet. (C’était un rêve impossible, pas sérieux, je ne cherchais même pas à savoir comment je pourrais (en vrai) être informé

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de ces images fabuleuses, via le nom Patrycja Metailski sur un générique, via je sais pas quelles re-cherches Internet en m’achetant un Modem, en faisant installer le téléphone dans ma chambre ?). Non, tant qu’elle n’avait pas encore disparu, je n’avais pas à me battre avec le réel, j’achetais un flan avec amour, qu’elle emballait délicieusement. J’étais heureux… dans ma tête et dans mon cœur. Hier. Hier, 142e visite à la pâtisserie, 141e rencontre avec ma petite Patrycja… Je la regardais emballer le petit flan, si mignonne jolie. Silence. Quoique… elle ne souriait pas, aujourd’hui, étrangement. [Enfin, elle ne sourit pas avec les clients « méchants » normaux, les clientes jalouses de sa beauté, les mecs en colère de ne pas être assez bien pour elle, mais elle me sourit toujours, à moi, petit ange chéri…]. Elle semblait chercher les mots. Et j’avais un peu peur que ces mots soient… (la forme bégayée gentille de :) « Vous avez entendu parler de l’intuition féminine sans doute, donc vous savez que je sais, que vous êtes amoureux de moi, en secret menteur, faisant semblant d’acheter un petit gâteau de rien du tout, mais stop, ça suffit ! Mon amant actuel est super-jaloux, et il a raison : je vous interdit de revenir ! ». Mais… elle a effectivement parlé, en vrai, elle m’a parlé à moi, pour la toute première fois (autre que « ‘s… soih m… meu-s… sieu, m… mèhci, p… pahdon… ») , mais elle a dit… l’invraisemblable… : – m… meu-s… sieu, k… que z… ze sais pas k… qui nemander… k… comment s… ça ne faih… n… ne cinéma… J’ai pris ça comme une gifle infinie, me rétamant la gueule, écrabouillée par terre. Le mot « ci-néma » qui tue. Mais, cherchant l’air, j’ai essayé de survivre, quelques secondes encore, essayer de comprendre ce qu’elle avait dit. « Monsieur, je sais pas à qui demander : comment ça fait, le ciné-ma ? ». J’ai réussi à déglutir, à respirer ou quoi. J’ai dit, très connement, ou tremblant de peur ou quoi (intérieurement) : – Le cinéma ? – ou… ou-i, p… pahdon… pahdon… Et moi, abasourdi, j’ai dit quelque chose de très con, pardon, mais j’étais complètement ahuri, par ce choc, frontal, trois ans et demi après (quatorze ans après Lucie) : – Vous voulez dire… « aller » au cinéma ??? ou « faire du cinéma » ? Mais elle a cligné les yeux, et elle a tourné la tête, cherchant mes yeux, à moi !!! Et son regard si beau, je suis mort, là… – j… je p… pas comp’ende… n… na quesnion, p… pahdon, j… je p… pas z’intennigente… Et la porte s’est ouverte et une dame entrait, avec trois chiens foufous en laisse. J’ai re-regardé Patrycja, pardon, mais elle avait baissé les yeux, elle… pleurait, en silence… oh… – Michka ! Stop mon toutou ! Merde quoi ! Attends ! T’auras ta part dans une minute ! Hé, qu’est-ce y s’passe ici ! Pourquoi tu chiales, toi, ptite conne ?! Bon allez, magne-toi l’cul d’servir ce goinfre huma-noïde, et après tu m’sers trois éclairs café pour mes trois chéris à quatre pattes ! Et Patrycja restait comme prostrée, larmoyante, perdue, et moi je savais pas quoi faire, la dame s’énervait : – Allez merde, putain ! Bouge-toi l’cul ! Sers-le ! Ou envoie le chier, merde, quoi ! Et moi, perdu, j’ai essayé de venir au secours de ma petite Parycja adorée, j’ai dit, très con-nement peut-être, à la dame : – Euh, je vous laisse mon tour, mdame, je… parlais à Manemoiselle… pardon… on parlera après, pardon, priorité à vos éclairs-café, bien sûr, pardon… Mais elle a éclaté de rire, avant de froncer les sourcils (elle, la dame, pas ma petite Patrycja chérie) : – Putain, c’est n’importe quoi ici ! Au lieu d’une pâtisserie, c’est une piste de drague en règle ! Y’en a qu’ont pas d’pudeur, putain ! Putain ! Putain ! Et… Patrycja a… bougé… abandonnant le pliage (inutile) du petit flan, allant chercher les trois éclairs de la dame. – Pas bzoin d’foutre ton papier d’merde autour, connasse ! C’est pour qu’mes chéris y dévorent ça tout de suite ! Eh, tu veux qu’y bouffent les couilles de ce sale mec ?! Y t’importune ?! Moi j’étais tétanisé, là. Si j’avais eu un pistolet, là, je l’aurais mis contre ma tempe et poum, fini. – n… non, s… si j… gentil… n… n’à n… n’infini… Je comprenais rien, rien. Je croyais (j’espérais entendre) « Non, c’est pas un méchant qui m’agresse, c’est un gentil client, presque un ami »… Et je craignais le sens, contraire, possible aussi : « Non, madame, c’est très gentil à vous, mais je peux le casser toute seule, vous savez, j’ai l’habitude des amoureux indésirables, je les mets minables, je les casse, facile, y me suffit de claquer dans les doigts, de dire : fini, ne reviens plu’ jamais, salaud ! menteur ! »…

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– Ah-ah-ah ! Qu’y sont cons ! Ouais, j’tombe en pleine « drague en règle », c’est ça ?! Proposition d’cinéma et tout, c’est ça ?! Et Patrycja n’a pas répondu, mais elle a rougi très fort. Très très fort, j’ai cru qu’elle allait écla-ter, hurler ou s’évanouir… – Ah-ah-ah, qu’y sont cons ! Ces timides à la con ! Elle disait ça comme si… comme si mon… « hypothèse », rêverie d’endormissement, était « vraie » : Patrycja serait amoureuse de moi, en secret, comme j’étais amoureuse d’elle, en secret… Oh… Et sa phrase bizarre serait donc une invitation, vers moi, à aller au cinéma, ensemble, sans oser le dire… (Mais bien sûr, c’est pas possible, en vrai, de toute façon, parce que – même si (probabilité 0,00000001%), ç’avait été vrai, ou pu être presque vrai, à un moment, Patrycja serait infiniment dé-çue : alors que l’amour secret est adorable de timidité touchante, chez une prude jeune fille timorée, c’est une nullité absolue, chez un homme, sans virilité aucune, comme un garçonnet boutonneux de quinze ans, rejeté par Lucie, évidemment, nul, nul, nul…). Et… un couple de retraités entraient, à leur tour, et j’en aurais pleuré, de honte perdue, moi aussi, comme Patrycja, pardon. Je me suis secoué, j’ai essayé, je me suis dit « qu’est-ce qu’il ferait, là, le vrai mec, qui serait digne d’elle, Patrycja ? ». Et j’ai fait n’importe quoi, pardon, qui m’a paru être « ce qu’il fallait », sur le moment : j’ai sorti mon porte-monnaie, et j’ai mis un billet de vingt Euros (en dédommagement, pardon), sur le comptoir, douze fois le prix du flan peut-être, pardon, et j’ai dit : – Je… vais attendre au café à côté, pardon, sans déranger. On verra, pardon. Je voulais dire à Patrycja « rejoignez-moi si vous voulez, quand ça fermera, dans un quart d’heure (ou une demi-heure, s’il faut emballer les invendus), je pourrais sortir et repasser tout à l’heure, mais d’autres clients risquent d’entrer, pareil, on serait jamais tranquilles, pardon, pardon, pardon… ». J’ai pas dit tout ça, je suis sorti, pardon. J’avais essayé de croiser les yeux de ma petite chérie, mais elle avait les yeux fermés, pardon, les larmes coulaient, oh… Dehors, je me sentais infiniment merdeux, et… je suis allé au café à côté, oui, pardon. Mes pieds avançaient, mon corps suivait (mes épaules plus bas que terre peut-être, pardon), j’étais à moi-tié encore vivant ou quoi, pour rien, il semblait clair qu’il me restait moins d’une semaine à vivre, main-tenant… (sans autorisation de revenir, écouter respirer ma petite Patrycja chérie, le monde était fini, fini, fini). Le barman a dit « Eh, ça va ?! Qu’est-ce que j’vous sers ?! », et moi j’ai dit : – Je sais pas, quelque chose peut-être. Il a rigolé très fort, il a dit : – C’est un peu cher ! Mais si vous attendez une fille, ça les vaut bien ! Et… me sentant tout honteux, de nul amoureux évident, aux yeux de tous, je suis allé m’asseoir, à une table… Une table pour « deux », pardon. Même si l’amant actuel de Patrycja, venant la chercher après le travail, allait sans doute venir aussi, me frapper, me tuer… Le barman m’a apporté une bouteille Vittek ou quelque chose, de l’eau, sympa de pas profiter de ma détresse pour me fourguer son truc le plus cher, et (je sais pas combien ça coûte, les choses, dans les cafés) j’ai donné mon deuxième et dernier billet de 20 Euros. Il a dit : – Ouais, merci pour ce super-pourboire, hein ?! Et je l’ai pas contredit, pardon. Il a encore dit : – Non, éh, on est surveillés, comme pour l’alcool et les ados sales gosses ! Ils appellent ça « abus de faiblesse », ah-ah-ah ! Et il a ramené de la monnaie, que j’ai laissée sur la table, pardon (pourboire ou quoi, rien à foutre). Je me disais que… Patrycja ne viendrait sans doute jamais, et alors… qu’est-ce que je devrais faire ? Ne plu’ jamais revenir, sans doute, démasqué comme « en drague » par la dame, pardon (elle l’avait dit à haute voix, mais Patrycja devait avoir la même « intuition féminine », évidemment, pardon). Ou bien… est-ce que je devais retourner à la pâtisserie, pour pas lui imposer de perdre encore trois minutes en plus après son travail pénible, pour un client pénible, à la con… Il faudrait seulement m’assurer qu’il n’y avait plu’ de vrai client à l’intérieur, et personne sur le trottoir, pouvant entrer… Et s’il y avait encore des passants, je ferais quoi ? Je suis resté assis, merdeux, attendant la fin du monde… Pas viril, non, même pas « humain » simplement, se battant par instinct de survie. Non, j’étais déjà mort. Il y a quatorze ans peut-être. Et ce… ces conneries de « journal numéro deux », second amour pour Lucie, ou sa sosie, se terminait lamentablement, en ratage total, pitoyable. Je n’ai pas bu l’eau de Vittek, ou quoi, j’aurais vomi je crois, ça m’aurait fait du bien peut-être. Je suis resté là, seulement. Peut-être qu’à onze heures, le barman grognerait qu’il ferme maintenant, connard, casses-toi, et moi je serais sorti, et il n’y a plus de bus à cette heure, et je serais assassiné en route, pour rentrer chez moi, pour rien, et ça économisait les chaussures ou quoi. Je pensais n’importe quoi, n’importe comment, j’étais déjà mort : le mot « cinéma » avait été prononcé, à nou-veau, quatorze ans après…

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Et puis… une… petite forme… dans mon champ de vision, et ces mots… – p… pahdon, m… mèhci… Ma petite Patrycja, venue, oh… Et seule, sans compagnon molosse venu m’écrabouiller de colère outrée, non. Elle… s’est assise, escaladant la chaise, oui pardon, petite naine mignonne. Et… on était là, elle et moi, à se… regarder, les yeux dans les yeux, larmoyants ou quoi (c’est adorable chez une jeune fille, c’est archi-nul chez un mec, pardon). Silence. – Eh ! Ptite naine ! Ouais, j’ai vu les nichons, pas mal ! T’as l’droit à un alcool, OK ! J’te sers quoi ! Elle a baissé les yeux, perdue… – n… non, h… hien, m… mèhci, p… pahdon… – Eh ! Faut consommer ici ! Non mais, tu t’crois où ?! A un baisodrome « la drague en folie », pas bsoin d’boire, la maison fait son bénéf’ sur les préservatifs !? J’avais honte, honte, et Patrycja aussi, pardon… (les yeux baissés, les joues toutes rouges, pardon). Alors, courageusement, et/ou connement, j’ai dit, moi : – Msieu, là, les… sous, c’était votre… pourboire, ça suffit ptêtre, non ? – Ah-ah-ah, OK ! Putain, n’importe quoi ! Mais OK ! Mais j’préfère les « normals », moi, quand même ! Disons qu’c’est pour la location des chaises, OK ! Il a ramassé les sous, et il est parti. Et le silence. Et Patrycja a murmuré ces mots, merveil-leux : – m… mèhci, n… n’infini, m… meu-s… sieu, s… si j… gentil… n… ne pluss j… gentil nu monde… J’ai pensé qu’elle disait ça pour se moquer de ma fausse bravoure à son secours, bien sûr ridicule, pitoyable, en fait, pardon. Le silence, et… elle cherchait les mots, pardon. Je l’ai laissée chercher, bien sûr, je la regar-dais, si jolie, pour la toute dernière fois de ma vie bientôt finie (pensais-je)… – é… et p… pahdon, k… que je n’a z… z’oubiyé v… vous n’appohter n… ne flan, m… mon dieu, p… pahdon, k… que p… pouh v… vous offhih… M’offrir un flan ? En dédomagement pour cet argent donné au barman ? Non, elle pouvait pas deviner, non, pardon. Euh, j’ai dit : – Non, c’est rien pardon. Euh… Et puis j’ai rien trouvé à dire d’approprié, pardon. Elle, elle a cherché les mots aussi, comme toute malheureuse, pardon. – k… que v… vous n… ne dih… d… de s… cinéma, n… n’aller ou… ou bien f… faih… et… et j… je n’a pas comp’ende, p… pahdon, p… pahdon, pahdon… – Oui. J’avais répondu ça, euh, comment dire ? Pour me donner « trois secondes », pour répondre vraiment, ou lui donner un assentiment, aimable, pour qu’elle explique davantage. Mais euh… dire quoi, après ça ? Alors j’ai expliqué, pour répondre mieux, pardon : – « Aller au cinéma », c’est… une sorte de loisir, amical, comme se promener, aller au restaurant, ou quelque chose comme ça, j’imagine, je connais pas bien, j’ai pas d’amis. J’ai croisé ses yeux (si beaux), et elle était bouche bée, comme immensément surprise, inté-ressée, je comprenais pas. – Et « faire du cinéma », c’est tout à fait autre chose, ça serait pour vous devenir actrice, comme de théâtre, mais à Hollywood, en Californie, devant les caméras, bien sûr… Les yeux écarquillés, elle avait, comme si je venais de dire une énormité, inconcevable. – m… moi… ? Je comprenais pas, pardon (pour moi, elle est la plus jolie fille du monde, un milliard de fois plus jolie que la seconde : Lucie, et cent mille milliards d’années lumières devant les autres, inexis-tantes en tant que sujet potentiel de tendresse – surtout les actrices professionnelles salopes, qui bisouillent n’importe qui contre un gros chèque)… – Oui, vous, bien sûr… actrice, tellement mieux… – m… mais s… c’est p… pouh l… les ghandes, n… nohmales… ou… ou t’è ghande, é… et qui pa-hlent… et… g… ghandes t… t’è belles… ? J’ai souri. – Non, pas « grandes » de taille, non, c’est le contraire, pardon : les femmes préfèrent les grandes bavardes, comme elles préfèrent les hommes grands, bavards, et… les hommes préfèrent les petites, faibles petites, effacées, ayant besoin de leur protection, pardon… Vous devez le savoir, bien sûr… Et… avec un demi-sourire, elle a… fait non, de la tête… – v… vous n… ne dih s… ça p… pouh hih… (« Vous ne dire ça pour rire », ça semblait dire, ou ça signifiait, oui). – Non, c’est sincère, pardon.

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J’ai failli dire « demandez donc à vos amants » ou un truc comme ça, mais je n’aurais pas pu, sans rougir de honte, et de ma nullité crasse à moi, puceau débile de merde, à la con, pff… Et puis (je regardais la table ou quoi, pardon), ces mots : – en… en vhai, s… c’est m… ma tutelle… Hein ? Elle est « sous tutelle », Patrycja, pourquoi ? Orpheline ? Pauvre chérie… (Ou classée « handicapée mentale », pas seulement injuriée comme « débile » par les méchants). Je pouvais pas croiser ses yeux, pour savoir si je pouvais demander : elle avait baissé le menton, toute concentrée pour dire sa phrase, sans trop bégayer, pardon (ça me dérange pas, moi, pardon, mais beaucoup de gens, méchants, se moquent de son bégaiement)… – è… è n’a dih… n… ne faut pas j… je heste t… toujouh t… toute seule n… n’au foyer sociann’… Elle habitait, seule, en foyer social ??? Je tombais des nues, j’aurais voulu me flinguer, me fouetter, hurler « mais je croyais que vous étiez dans le lit de dix mille amants richissimes, comme Lucie évidemment, si j’avais su que… vous êtes en détresse ? toute seule misérable ? pauvre ché-rie ?)… – n… n’y faut j… je vas n… nanser… d… danser, ou… ou j… je vas s… cinéma… Oui, et cette pourrie langue française, de merde, ayant peut-être empêché Patrycja de perce-voir que « vas au cinéma » et « aller au cinéma », c’est la même chose (au lieu du logique « valler au cinéma, valles au cinéma »).. – et j… je s… sais pas k… comment faih… s… si s… c’est aut… autohisé n… ne cihéma n… nohmal, p… pouh les k’evuh… k… comme moi, p… pahdon… Les « crevures » comme elle ??? – et… s… si je n’a assez n’ahgent… et k… comment dih, n… ne acheter un hegahder… « Acheter un regarder », oui, une place, pauvre chérie… – Patrycja, je serais tellement heureux de… de vous montrer, comment ça marche, où on s’assoit, et… peut-être au premier rang (s’il y a de la place), pour pas que vous soyez gênée par le dossier devant… Elle avait relevé le menton, et on se regardait, les yeux dans les yeux. Elle semblait ébahie, à nouveau, comme ne comprenant pas ce qui lui arrivait, ne comprenant pas comment je pouvais dire ça « en vrai ». J’ai failli demander comme un idiot « vous êtes amoureuse de moi ou quoi ? », mais c’était tellement idiot que je l’ai bien sûr pas dit. Mais elle a répondu l’impossible : – s… si j… gentil, n… n’à n… n’infini… mais k… comment v… vous pouvez… ? k… ke n’a m… miyahs k… candidates, n… ne voudhaient v… vous leuh mont’ez… ». Hein ??? Persuadée qu’il y avait des milliards d’amoureuses de moi ??? (espérant que je leur montre comment ça marche, un cinéma…). C’était tellement impossible, absurde, que la seule expli-cation que je voyais, c’était le sens implicite à ma question retenue : « oui, monsieur, je vous aime, en secret », oh… Mais, alors que j’étais sans voix, pour répondre quelque chose, de sensé, à ce bouleverse-ment universel – mon cœur avait explosé de bonheur, poum, j’étais mort, et enterré… tout a semblé basculer en sens inverse, quand elle a soudain baissé les yeux, sans plu’ trace de sourire, et j’ai cru que c’était un cataclysme à la Lucie-bis, annihilant le monde sans que je comprenne rien. Mais… elle a, seulement… « monté » sa main, jusqu’au-dessus de la table (très haute pour elle, pardon), pour y déposer un billet, de vingt euros… Je comprenais rien, enfin je… devinais qu’elle me rendait la mon-naie, de mon achat de flan, de tout à l’heure. Monnaie en retard, ou totalité, puisque je n’avais pas pris le flan, finalement, pardon. Sa petite voix, murmure : – n… n’idiote j… je ête… ? (« Idiote que je être » ? « Je suis une idiote »). – Non… – s… si, k… que j… je a m… même pas p… pensé n… ne vous appohter v… voteu f… f’an… k… que v… vous n’avez p… payé, et… et ne vous hende, n… n’en caneau… Elle aurait voulu m’apporter le flan, en cadeau ? en plus de rembourser ? Je ne touchais plus terre, là, au Paradis au Septième Ciel, mais il fallait vite dire quelque chose, pour la rassurer : – Patrycja, je… je venais pas pour un gâteau, à la pâtisserie, je venais pour votre sourire… Elle s’est toute empourprée, la pauvre, en se mordant la lèvre, perdue, pardon… – Et j’aurais voulu vous laisser des pourboires, immenses pourboires, mais ça se fait pas, il paraît, dans les pâtisseries, seulement au coiffeur, au café, pardon… Elle cherchait son souffle. Et je l’ai laissée souffler, longtemps. En même temps, je savais pas quoi faire avec ce billet, qu’elle avait laissé (sa main tremblante était retournée sous la table, timide). J’aurais préféré qu’il n’y ait pas d’argent entre nous, qu’il n’y ait que de l’amitié, pure et tendre (et pla-

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tonique peut-être, je ne pouvais bien sûr pas rivaliser avec ses amants, probables quand même, par-don). Mais il m’est venu une idée, et j’ai dit un truc « osé », pardon : – Patrycja… Je… prends ce billet, mais… à mon avis, il est… à vous, à « nous »… Avec : je propose de vous inviter au cinéma, peut-être trois samedis, on verra après, qui paye la place, si on est deve-nus amis, ou quoi… Elle a relevé les yeux, comme décontenancée, toute, et j’ai eu peur d’avoir franchi la ligne rouge, passant à l’odieuse « drague » huée par la dame, tout à l’heure, pardon. Mais je voyais pas quoi dire, pour corriger, pour me rattraper. Ou peut-être, si… euh… en tant que euh… « adultes » (et plu’ du tout ados de quinze ans, pardon), il fallait peut-être que j’ajoute : « c’est presque rien, pardon, et vous méritez infiniment pluss, vous êtes la plu’ belle femme sur la Terre, hélas je suis vieux garçon, peut-être impuissant, j’en sais rien, je peux vous proposer que mon amitié, pardon ». Et moi, face à ses yeux, sans haine aucune, sans reproche aucun, comme immensément surpris seulement, je savais pas quoi dire. J’ai dit : – Je m’appelle Gérard, Gérard Nesey, j’ai 29 ans. Si ça vous intéresse. Patrycja. Moi j’ai été si heu-reux d’apprendre que vous vous appelez Patrycja… Et ça l’a faite rougir toute, baisser les yeux, avec un sourire immense, retenu en même temps, confus… Silence. Et puis, longtemps après, un simple murmure : – p… pat’ycja n… niezewska… m… mougnoule, p… pahdon… – Bienvenue petite polonaise gentille, mon amie… Rouge, la pauvre… – v… vin... et… six ans… v… vieille fille, p… pahdon, m… mèhci… Mais le barman nous a « coupés » : – Eh, les timides à la con, il est vingt et une heures, je ferme ! Putain, à pas vous dire trois mots par quart d’heure, putain, ça peut durer cinquante heures, à cette vitesse ! Moi tant pis, je ferme ! A votre vitesse à la con, j’vous dis pas « trouvez-vous un hôtel », ah-ah-ah ! C’est pas vot’ genre ! Mais, toi, connard, tu la raccompagnes chez elle, OK, et tu oses lui faire un bisou sur la joue, vu ?! Et toi, con-nasse, tu t’évanouis pas ! Le SAMU a bien autre chose à foutre que secourir des connards incapbes de s’regarder dans les yeux, putain, merde quoi ! Moi j’ai pensé que le SAMU ramasse les suicidés, aussi, et c’est pas complètement hors sujet, tant la ligne de basculement est fine, précaire… Mais on a fait comme le monsieur avait dit (il avait bien mérité son très gros pourboire, par-don). Et, devant la porte du foyer social « INTERDIT AUX HOMMES !!! », j’ai fait un bisou sur la joue de ma chérie, toute toute douce, délicieuse, oh… Et elle m’a effleuré le bras, pour ne pas tomber éva-nouie… incroyablement. Elle s’est tenue au mur, aussi, et c’est allé, ouf… Hollywood a raison, de montrer qu’un bisou conduit au Paradis… Et je le mérite pas du tout, pourtant, ce Paradis, tellement je suis con et nul, de pas avoir ten-du la main à cette pauvre petite chérie, se croyant elle-même trop nulle pour mériter « un prince charmant » comme moi… On dit que c’est à l’homme de faire le premier pas, et non à la timide jeune fille. Alors quand c’est un timide comme moi, ou un traumatisé par un amour malheureux (puisque c’est ça, le fond du problème), normalement on doit finir à la poubelle, sous les détritus, mort et enter-ré, fosse commune, ordures. Et c’est un immense honneur, incroyable, si une fille nous sourit quand même, ou mieux encore : nous adore, presque. Alors qu’on le mérite pas. Mais si elle le mérite pas non plu’, « crevure » qu’on voit reine de beauté et ange de douceur, en étant aveugle amoureux, et bien… une idylle romantique reste possible, en théorie tout au moins. Pas en vrai bien sûr, je dois être en train de rêver, ça expliquerait tout, tout. Mais il faut que j’arrête d’écrire, toutes ces merveilles, infinies. Pour dormir : demain après-midi (ou cette après-midi, il est passé minuit, même si le taxi est allé vite), j’ai rendez-vous au cinéma Variétés avec ma petite Patrycja… Pour un long moment côte à côte, tendrement, en silence gentil, sans tempe contre mon bras (sans doute pas la première fois, non), avant de la ramener chez elle, bisou encore… et encore, la semaine suivante… le bonheur…

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INVITATION AU CINÉMA, INVITATION MORTELLE Après trois ans et demi de visites anodines, Gérard a finalement invité au cinéma sa petite pâtissière chérie (‘Patrycja »), mais c’était la mort dans l’âme, comme on va à l’échafaud. Ça mérite quelques explications, avant de présenter le résultat, bizarre. Quand il avait quinze ans, Gérard avait été tué, pour le « crime » (ou « l’idiotie, aveugle ») d’avoir invité au cinéma la sosie de sa petite pâtissière, de visage, Lucie Métailski. Elle avait paru choquée, offensée, et avait cessé aussitôt de lui sourire, et à jamais… elle qui lui faisait des regards tendres et infiniment gentils, et qu’il avait crue amoureuse de lui, en secret. Gérard était alors (l’été suivant) mort, dans la montagne, se jetant de l’à-pic de l’Alpette, pour se fracasser 800 mètres plus bas. Enfin, tel avait été le projet, mais tremblant de trouille, il avait merdeusement renoncé, avant de trouver la force, avec des exercices respiratoires d’aïkido, pour se lancer d’une falaise moindre, une demi-heure plus tard, en redescendant. Et l’hélicoptère, les sutures à vif, l’hospitalisation, la lettre à Lucie, refusant de répondre… Refusant de le revoir quand il est retourné au lycée (elle avait redoublé, elle avait refusé son aide scolaire, poliment, avant de refuser le cinéma, méchamment)… Et lui, Gé-rard, il avait été trop couillon pour songer à demander à redoubler aussi, avec elle. C’était pas par ambition ou quoi, même s’il était toujours premier de la classe, c’était pour ne pas s’imposer contre son gré, Lucie. Et mourir, s’en aller, lui paraissait plus approprié que demander à redoubler la classe de seconde. Et puis il y a eu dix ans de dépression nerveuse, presque (pas presque dépression mais presque dix ans)… Quand elle a eu 25 ans, Lucie, il en avait 24 et demi, lui, il l’a cherchée dans l’annuaire. Et, incroyablement, elle n’était pas mariée, non. Il a appelé, pour dire bonjour, demander à se revoir, une fois, ou avoir une photo d’elle maintenant. Elle a hurlé, l’a traité de malade mental, de gros dégueulasse, elle a dit qu’elle avait pas le temps pour ces conneries, qu’elle devait aller danser, qu’elle s’éclatait, qu’elle avait tous les hommes qu’elle voulait, mais des normaux, virils, que Gérard devait se faire enfermer, chez les dingues, raides dingues. Elle a raccroché. Et Gérard est tombé de son cinquième étage, pardon, « sans faire exprès » ou quoi, avec une bouteille de nettoyant à vitres, pour alibi peut-être (avec les 3 semaines de coma, il n’a gardé aucun souvenir, du processus mental ayant abouti à la décision, terrifiante, de tomber encore, mieux). Et se réveiller à l’hôpital, et les pi-qûres, et réapprendre à marcher (pour recommencer, pensait-il : pas recommencer à vivre, non, re-commencer à tomber, du ciel cette fois, d’un avion, sans ouvrir le parachute). Mais il fallait des certifi-cats médicaux, pour l’inscription au saut (« parachute »), et son toubib méchant a demandé une « ex-pertise psychiatrique », façon Lucie… Rendez-vous à l’autre bout de Lille, perdu un peu, il se foutait de tout. Et en revenant, de chez cette folle freudienne disant n’importe quoi, super fière d’elle, il a cherché l’arrêt de bus, pour rentrer (au centre-ville). Avant le second bus pour sa banlieue, le quartier de l’usine où il était devenu ouvrier, sans qualification, minable cassé. Et, en passant devant une bou-langerie ou pâtisserie, un regard ou quoi, Flash ! Lucie, de profil ! Enfin non, pas Lucie elle-même mais une sosie, encore plus petite, naine jolie, délicieuse… Vendeuse de pâtisserie. (Lucie avait crié qu’elle était maintenant diplômée de l’Université, super fière et supérieure, que la fille en détresse qu’il avait voulu consoler n’avait jamais existé…). Tremblant de peur, d’émotion, Gérard était entré… et il avait acheté un petit gâteau, un flan, à la jolie demoiselle, bègue timide, immensément adorable… Revenant les jours suivants, pour rien, il avait constaté qu’elle n’était là que le vendredi, petite ché-rie… Alors… il est revenu chaque vendredi, fidèlement, amoureusement, acheter une part de flan, dire merci, pardon… (implicitement : « merci de m’autoriser à revenir, merci d’être si belle et si gentille, pardon de vous regarder amoureusement, prisonnière de votre travail »). Et elle répondait, souriante adorable « m… mèhci, p… pahdon… » (sans doute : « merci pour l’argent, pour mon patron et mon emploi, pardon d’être trop lente, ça agace tout le monde, désolée » – ou « pardon de ne pas vous aimer, moi, oui je devine que vous êtes amoureux de moi comme les autres, on s’en fout, j’ai l’habitude, pardon de vous décevoir »). Oui. Et ce miracle s’est renouvelé plein de semaines, et plus d’une année, même. Et la toute petite jeune fille était même émue aux larmes, quand il la défendait contre des clients méchants, c’était presque le Paradis. Même si elle devait assurément avoir mille amants virils musclés, bien sûr, plus encore que Lucie, sévère et cassante, méchante en fait. Mais dans les sourires et les rougeurs de la jeune fille (« Patrycja » d’après une petite étiquette une fois collée sur sa poitrine, jolie, pardon…), il y avait… comme une émotion, une candeur… Enfin, Gérard avait entendu dire (à l’usine) que « la meilleure vendeuse du monde, c’est celle qui donne au client l’illusion qu’elle est amoureuse de lui, c’est super valorisant pour un mec, d’où énormes pourboires », oui, même s’il n’y a pas de pourboire en pâtisserie. Non, elle ne pouvait pas être amoureuse de lui, bien sûr, si laid et triste, et pauvre, pas musclé, rien. Et même infidèle en un sens, en ayant aimé une autre à la folie, avant elle, même si ç’avait été chaste et sans retour aucun, et qu’elles étaient sosies, de visage, toutes les deux, étant presque la même personne (Lucie et Lucie-en-mieux). Pire encore : au lieu de se contenter humblement de ces sourires extraordinaires, qu’il ne méritait pas, Gérard rê-

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vait d’elle chaque soir, rêvait de se promener, en lui tenant la main… et… être au cinéma avec elle, et elle aurait appuyé la tempe contre son bras, tendrement… et, en vrai, elle aurait été toute seule, mé-prisée de tous les hommes, traitée de « sale naine » comme au magasin, de « triste molasse débile » (à la Lucie, l’année de sa dépression, de ses quinze ans)… et… folle amoureuse de lui Gérard, en secret, client mystérieux qui avait pour elle les yeux doux, essayant de la protéger des méchants… C’était un rêve super-idiot, impossible totalement bien sûr : quand on est laid et triste et pauvre, c’est tout le contraire d’un prince charmant… mais… si, se croyant méprisée de tous, elle en venait à se tuer ? Gérard s’est réveillé en sursaut, la nuit de cette pensée, terrifiante, calamiteuse, terrible… Et sa vie a été bouleversée, toute. Il s’est juré que, lors de la visite numéro 100, centième semaine, après deux ans et demi de bonheur fou, il… l’inviterait au cinéma. Au cas où. Et, bien sûr, elle allait dire non, cesser de sourire à jamais, hélas, mais il espérait qu’elle dirait : « restez à votre place, sinon je vous interdis de revenir, ça serait fini », plutôt que « sale menteur pourri, je vous interdis de revenir, c’est fini »… Mais… le jour numéro 100, du monde, il y avait une dame, qui était entrée, juste après lui, et… il a pas cru possible de parler, comme ça, de sentiments personnels « en public », pardon. Et il a re-mis ça à la semaine suivante, et la suivante encore, pareil. En se sentant minable, nul, archi-nul, par-don. Et puis le temps a passé, avec le miracle de la revoir encore et encore, pas disparue mariée à un milliardaire roi du pétrole, californien, non… Elle continuait à lui sourire, à lui, et… elle continuait à être triste, très triste, avec les autres gens… Gérard a alors fait le point en mettant tout sur la table, par écrit, un dimanche après-midi : « 1/ Patrycja semble amoureuse de moi, comme Lucie l’avait semblé (sans l’être du tout, en fait, Lu-cie) 2/ A quinze ans, Lucie devait croire que je voulais la peloter au cinéma, la déflorer dans les chiottes, la larguer après, c’est pour ça qu’elle m’a presque giflé, quand je l’ai invitée, moi (en fait platonique gar-çonnet minable, me prenant pour un héros scolaire pouvant la sauver du redoublement qui risquait de nous éloigner l’un de l’autre). 3/ Patrycja, tenant le magasin depuis plus de trois ans, doit avoir au moins 21 ans, et plus de mille amants au compteur (ou un seul, super-merveilleux, mais en prison ou quoi, sinon il l’aurait déjà épousé, lui évitant ce travail ingrat, où les gens l’insultent, trop adorable pardon). 4/ Si moi, idiot romantique, je l’invite au cinéma, c’est juste ridicule, geste d’ado retardé, elle va haus-ser les épaules, tourner son doigt sur la tempe peut-être, me dire « rêvez pas, connard, restez à votre place ». C’est pas très grave, juste ridicule. Elle me sourira plu’ jamais, bien sûr, mais je pourrai peut-être revenir encore, les quelques semaines avant qu’elle disparaisse, à jamais. 5/ Quand elle aura disparu, je vais sauter sous le train, pas besoin d’avion et certificat médical. 6/ Voilà. Fin de l’épisode. » Restait à fixer le jour, et s’y tenir qu’il vente ou qu’il pleuve, avec quelqu’un derrière ou pas. Et là, la révélation a été le chiffre 141, chiffre du « bizarre impossible », lancé par un collègue à l’usine, qui disait qu’il y avait eu construit un avion asymétrique construit une fois, en vrai, avec moteur à fauche et passagers à droite, impossible mais possible, comme son chiffre-code bizarre, 141, qui semble multiple de rien, mais qui fait 3 fois 47 (comme 3 ans fois 52 semaines moins 5 semaines de fermeture annuelle). Et donc… avant cette 141e semaine du monde, Gérard a rangé chez lui, nettoyé (pour quand ils forceraient la porte, pour reprendre le studio, impayé puisqu’il serait mort, sous le train). Et il est allé dans le quartier Saint-Jean cher à son cœur, pour la toute dernière fois peut-être. Et… quand il a pas-sé la porte, Patrycja a souri, rougi, baissé les yeux, comme d’habitude, gentille. Sans percevoir le drame imminent, apparemment. Elle est allée chercher son petit flan traditionnel, l’emballer pour rien, à sa façon gentille, spéciale pour lui, si mignonne petite chérie. Personne n’était entré derrière lui, et… il s’est éclairci la gorge, pardon, et… il a… parlé, dit les mots préparés : – Manemoiselle… ça fait trois ans et nemi que je reviens vous voir… Elle a rougi très fort, comme si elle devinait la suite. Oui, elle devait avoir l’habitude, des amoureux coincés qui finissaient par se déclarer, pardon. – Et je voulais vous inviter, au cinéma. Vous pouvez dire Non merci, bien sûr, pardon. Cramoisie, la pauvre. Comme si… elle était pas vraiment habituée, toujours intimidée, chaque fois qu’un mec disait les mêmes conneries, pardon. Nuls on est, nous les mecs, pardon. Et ceux sans même de muscles sont juste pitoyables, pardon. Le silence. Elle tremblait, comme timide perdue. Pas en colère, non, tellement merveilleuse, même si dans quatre secondes, peut-être, ça allait tourner en sourcils froncés, tueurs… Elle cherchait les mots, pardon. Mais personne n’entrait, ouf. Et puis, serrant ses petits poings, toute troublée gentille (pardon), elle a dit, tout bas : – m… mèhci, p… pahdon…

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Et le silence, immense. Ne pas soupirer, non. Enfin, bien sûr que ça n’avait pas du tout été « oh oui, j’accepte avec joie, quel film vous m’emmenez voir ? un truc romantique ? ». Non. Mais c’était gentil, moins catastrophique, cassant, qu’il ne l’avait craint. Avec l’expérience Lucie, d’autrefois, de gamins pas finis. « Merci pardon » était sa réponse, donc. Comme « Merci d’avoir cessé de mentir, avoir avoué vos sentiments idiots, vous prenant pour un surhomme, et pardon de vous dire d’aller vous faire foutre ». Ou… « pardon de vous dire, implicitement : cherchez une autre, ne revenez plu’ jamais m’emmerder moi, compris ? ». Et le silence, et… elle semblait au bord des larmes, pardon, pardon. Il fallait dire quelque chose, vite, merde… – Euh, pardon, je… euh… Nul, minable, pardon. – Vous voulez dire « oui à cette invitation, merci » ou bien… « non à cette invitation, pardon » ? Il avait craint qu’elle se mette en colère, cette fois, pardon, pour lâcher quelque chose comme « alors je vous le dis en clair, connard : foutez le camp, revenez plu’ jamais »… Mais elle a dit autre chose : – m… mèhci n… n’infini, k… que je a j… jamais z’invitée… t… toute ma v… vie… en vhai… m… mais p… pahdon j… je p… pas assez bien, p… pouh méhiter… ??? S’il déchiffrait correctement ses murmures, c’était « Merci à l’infini, parce que j’ai jamais été invitée, de toute ma vie… mais pardon : je suis pas assez bien pour mériter cette invitation » !!! – Oh, pardon, merci, fabuleux… c’est Oui, alors ??? Incroyable… Mais elle a fait Non, catastrophe, Gérard en restait coi. « Logique féminine » sans doute… – j… je p… pas n… n’assez bien, j… je vas v… vous déçuver t… tènement, t… tènement… Et… les larmes coulaient, de ses deux yeux, baissés. Comme brisée, la pauvre… Dire quelque chose, vite : – Patrycja, si je peux vous appeler ainsi (pardon)… – m… mèhci, n… n’infini… v… vous souviende… – Oui, Patrycja (moi c’est Gérard), pardon… – m… mèhci, n… n’infini… Si gentille, oh… Amoureuse de lui ??? – Patrycja, dans mon… rêve, ou « projet », possible… on irait au cinéma, simplement, passer un petit moment ensemble, côte à côte… simplement, je vous raccompagnerai chez vous, dire au revoir… chaque semaine peut-être, comme amis, peut-être, et plu’ « client et marchande », non : amis… Elle pleurait à grosses larmes maintenant, oh… – et… et s… si j… je sehais f… folleu z… z’amouheuse ne vous, s… sans faih èsp’è… m… menteuse, n… nepuis t… t’ois ans nemi… k… comme les autes, v… vous t… t’ès en colèh… ? ??? Il croyait comprendre « Si j’étais folle amoureuse de vous, comme toutes les autres filles du monde, depuis qu’on s’est rencontrés il y a trois ans et demi, vous serez très en colère, déçu, cho-qué ? »… – Pas en colère du tout, pardon, Patrycja… Je… je vous demanderais en mariage, je crois… Quand elle tombée, évanouie, il a été pris de panique, croyant l’avoir tuée ! Mais il a appelé le SAMU, en pleurant, pardon, perdu… Mais Patrycja est revenue à elle avant l’arrivée de l’ambulance, blessée à la tempe, par sa chute, pardon. Ils sont allés à l’hôpital, ensemble. Et… ils ont été enfermés séparément, en service Psychiatrie, pardon. (Leurs papiers d’identité disaient « 29 ans » pour lui, « 26 ans » pour elle, et la toubib – les ayant fait parler sous penthotal – a crié que « passé quinze ans d’âge mental, ces conneries ça relève de la psychiatrie ! »). Ils sont morts de chagrin (catatonie puis extinction, malgré les perfusions), à trois mois d’intervalle, sans s’être revus. Ils n’ont jamais été au cinéma, finalement, donc. Et c’était bien leur 141e et dernière rencontre, bizarroïde, comme annoncé indirectement par l’aérophile de l’usine. Hélas ils ne se sont pas revus au Paradis, parce qu’il n’y a pas de Paradis, post mortem. Le seul Paradis est sur Terre, potentiellement, et ils en étaient passés à deux doigts. Deux mots malheureux, ou quoi, ou pas dans le bon ordre, pas à la bonne vitesse. Ou elle avait oublié de continuer à respirer, trop émue perdue. Voilà, c’était une fin ratée, simplement. Moins moche que passer sous le train (pour lui) et s’ouvrir les veines (pour elle), comme ils l’avaient imaginé, « quand l’autre se marierait, partirait à jamais »…

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URGENT : POUR NOUS SAUVER DE LA FAILLITE ! Lille, le Mercredi 20 Août 2014 Monsieur, En tant qu’assistante sociale de la société Megatronix, avec quinze ans d’expérience à ce poste, ceci est le courrier LE PLUS IMPORTANT que j’ai jamais écrit. Il y va de la survie de l’entreprise, de nos salaires à tous, de nos vies, c’est très grave. Je sais qu’à votre retour de va-cances, vous avez trois mille mails et deux cents courriers à lire, mais celui-ci est le plus important, assurément, et de loin, de très très loin. Hier matin, dans la pile des demandes de rendez-vous usuelle, routinière, un nom m’a interpe-lé, et – en l’absence de tous les cadres Ressources Humaines en ce mois – j’ai demandé à l’ordinateur confirmation. Il y avait écrit, peut-être de votre main à vous, même : « Gérard Nesey : ATTENTION, cas SPÉCIAL, suicidaire ouvrier de production, de rang Zéro mais inventeur de notre composant Tau, refusant toutes les promotions et primes, mais dont le brevet tombera dans le do-maine public à sa mort, prématurée possible, attention ! ». J’ai donc chamboulé tout le planning de rendez-vous et je l’ai fait venir aussitôt (en le faisant libérer de sa chaîne de montage par son chef de ligne, en ce moment : Mohamed Abdallah, merci à lui). Et ce jeune garçon, Nesey, m’a annoncé rien moins que son suicide, imminent ! Attendez, attendez ! J’ai bien sûr envisagé l’assistance des services médicaux, psychiatriques, pour le faire mettre sous camisole, mais… ce n’était pas le sens de sa démarche vers l’’assistance sociale, ce n’est pas la solution qui me paraît appropriée. Si nous nous comportons avec lui en ennemis, qui sait à qui il donnerait les droits sur son brevet ? Et au contraire, en l’aidant à résoudre ses problèmes, graves, apparemment insolubles, je suis parvenu à lui arracher des « compensations » inespérées : Nesey accepterait, à mi-temps, de participer à des séances de brainstorming avec nos équipes de recherche, pour concevoir la génération suivante, le composant Tau², qu’il a plus ou moins déjà en tête ! (Ce qui peut garantir notre salaire, à vous comme à moi, jusqu’à la retraite !)… J’ai seulement besoin que vous « signiez le chèque », que vous allouiez une somme (d’ailleurs modique, comparée à nos salaires d’encadrement) pour cette opération de sauvetage, d’urgence, extrême. Je vous explique tout ci-après, d’après les notes que j’ai prises : ---------- Le Gérard Nesey qui est entré, dans mon bureau, était un beau jeune homme (de 29 ans), réservé, poli, mais mal habillé, avec des plis aux vêtements (visiblement pas repassés). L’ordinateur lui donnait un Q.I. de 210, très exceptionnel, mais il n’en paraissait pas moins humble et comme « ti-mide ». Il a dit qu’il aurait mis « ses habits du vendredi » s’il avait « su que l’entrevue aurait lieu dès aujourd’hui, pardon ». Certes, je traite habituellement les demandes « sous quinzaine ». Voire « sous un mois » dans un cas comme aujourd’hui, à mon retour de congés. Ce terme « vendredi » m’a sur-pris, et j’ai un instant pensé qu’il était musulman, bien que sa fiche secrète marque le curieux rensei-gnement « (religion : sceptique) », inclassable, pas même « agnostique », mystérieux. Sa demande était, elle, totalement incongrue : ce n’était pas une aide administrative dans l’obtention d’allocation ou de bourse/logement pour enfant, quelque chose comme ça, non. C’était un cas unique, que je n’ai jamais vu nulle part : sa petite amie (« une jeune fille qui m’est très chère », selon ses mots à lui, vendeuse en pâtisserie le vendredi après-midi) allait être renvoyée du foyer so-cial où elle logeait, rue Saint-Jean, pour être renvoyée en centre pour handicapés mentaux à Douai, normalement, après quatre ans d’insertion professionnelle ici à Lille. Son insertion classée « définiti-vement ratée », et ne pouvant plus jamais revoir « le gentil monsieur du vendredi soir » (lui, Nesey !), elle allait se suicider, s’ouvrir les veines… et Nesey allait donc se jeter sous un train, « normalement ». La tutelle (Ariane Taulot, proche de la retraite) de la « jeune fille » (Patrycja Niezewska, 26 ans) refu-sait que Nesey accueille « amicalement » sa pupille chez lui, arguant que ce n’était pas crédible une seule seconde : Patrycja est malformée, imbaisable, en plus d’être naine, bègue, débile, bougnoule, anémique, renfermée, quasi-muette, et aucun homme sensé n’en voudrait, aucun, sauf perversité absolue, tueuse ou sadique ou quoi, inacceptable. Par ailleurs, la tutelle a consulté le dossier Sécurité Sociale et noté les antécédents psychiatriques du prétendu-Sauveur, suicidaire et schizophrène para-noïde, pas question de confier La Naine à un tordu pareil. Que faire ? Est-ce que « l’assistance so-ciale de l’usine » pouvait parlementer avec « l’assistance sociale publique » ? Il n’y croyait pas lui-même et tentait ce dernier geste avant de mourir, pensait-il ! Et si Megatronix en mourrait ? Il s’en fichait un peu, pardon, disait-il… Si on ne l’avait pas repris il y a cinq ans, après sa chute de l’immeuble, il aurait balayé des crottes de chien, c’était sa vocation, disait-il… Un cas comme jamais vu, dans toutes mes études de psycho-socio, et toute mon expérience ! Etait-ce désespéré ? Et, en l’absence de mes supérieurs, tous en congés, que pouvais-je y faire, moi ?

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Heureusement, j’ai en moi de la ressource ! La stratégie gagnant-gagnant, ça me donnait ! J’ai envisagé une fusée à deux étages : 1/ Parlementer avec la tutelle, faire repousser d’un mois le renvoi à Douai de la débile. 2/ A votre retour, vous demander quelle somme vous êtes prêt à mettre, pour acheter la tutelle (pas la « corrompre », non, c’est évidemment interdit, mais « aider ses services et pupilles en détresse, par un geste généreux façon-mécène, tout en appelant évidemment à sa com-préhension, pour le difficile cas Niezewska/Nesey »). Mais les discussions ont été encore plus compli-quées que prévu, encore plus difficiles, et encore plus prometteuses compte tenu de mon pur génie de la négociation ! (Et, contrairement à Nesey, je ne refuse pas les primes, moi !). Bref, notre projet commun, à cette Madame Taulot (fonctionnaire de la ville de Lille) et à moi (cadre de l’entreprise Megatronix) est le suivant : nous allons embaucher ici comme femme de mé-nage la petite Patrycja Niezewska, experte en nettoyage de toilettes (4 ans d’expérience au foyer social De Hontchaugeoux), et lui payer le logement en studio à côté de l’usine, au rez-de-chaussée du 6 impasse Mickey Newbury. Son voisin Gérard Nesey l’assistera pour les questions électriques ou de sécurité et, chez nous, il quittera en partie son poste d’ouvrier sans qualification pour participer aux réunions R&D, et nous informer de ses projets « intérieurs », non divulgués à ce jour (et dont les bases mathématiques seront expertisées par nos spécialistes). Avec visite hebdomadaire, puis men-suelle si tout va bien, de Madame Taulot et moi-même, pour nous assurer qu’il n’y a pas de problème. Et ce « contrat » vaudrait pour une durée de « deux ans » (à la vitesse bizarre de nos tourtereaux, s’étant « à moitié » déclarés trois ans et demi après leur première rencontre, à leur 141e entrevue…). Voilà le programme ! Il faut pour cela débloquer une somme modique, d’urgence, pour confirmer la réservation que j’ai posée, sur le studio de l’impasse Newbury. Et, comme je le disais plus haut, j’accepterais bien une prime, moi, pour cette performance bien au-delà de la routine usuelle ! Avec le salaire de la Naine pour deux ans, le loyer du studio et dépôt de garantie, plus la croisière aux Mal-dives de quinze jours que je projette pour moi et ma famille, ça fait à peine plus que deux mois de votre salaire, salaire sauvé : c’est une goutte d’eau négligeable ! Cordialement, Marthe De Saint Esprit, assistante sociale, cadre RH Megatronix

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LA CREVURE ET LE CREVARD (Extrait du manuscrit « Balayer toute cette merde sociale », par Carla Agostino, refusé par les Editions Lire à Lille, 2014) Ouais, parce que, en plus, (avant les Roumains dans les deux chapitres après), y avait pas que les sales Arabes et les singes Bamboulas, y avait aussi les sales Polaks, déjà : tous des ivrognes et fils d’ivrognes, saletés ! Enfin, moi j’ai pas eu trop des cas comme ça, surtout ma collègue à la con, le bureau d’à côté, mais moi je disais pareil, à la cantoche et tout : que c’est un scandale et on devrait tous les renvoyer dans leur pays ! de merde ! sans nous faire chier à nous faire chier comme ça, pu-tain, merde quoi ! Pareils que les bicots avec leur Allah à la con, là c’est le Seigneur, le vrai, mais c’est pareil, qu’y nous font chier avec leur Saint Jean-Paul 2, mon cul oui ! Ma France a pas à payer pour leur nullité crasse, moi je dis. Y a plus de mines, le charbon est trop cher, alors les polaks : qu’on les vire ! Hop ! Non mais ! Ouais, par exemple, un cas que j’ai eu, moi, pourri à chier : une fille de mineur, justement, mais c’était une ratée intégrale (et c’est la France qui paie, bien sûr !) : naine, malformée, bègue, han-dicapée mentale, anémique, putain. Les ravages des mères alcooliques qui se saoulent la gueule pendant la grossesse, merde. Comment je te foutrais ça à la poubelle, moi ! Pourquoi on se fait chier à maintenir en vie des crevures pareilles ! Popofska, un nom comme ça – même pas Popofski à la française avec le nom du père, non (ils préfèrent dire merde à la loi Française, pour imposer leurs traditions de bougnouls à la con) ! On est bougnouls et on en est fiers, putain ! Moi je dis : pas besoin de les foutre dans un avion super-cher : on leur botte le cul jusqu’à la frontière et les Belges s’en dé-merdent, avec leurs moules-frittes à la con, quels connards ceux-là aussi ! Ah ouais je me souviens, de cette naine Popofska à la con, ça avait été encore pire ! Dans les emmerdements, putain ! La putain intégrale, ouais ! Qu’avait été débaucher jusqu’à un jeune mec de chez nous, merde ! Les mecs ont pas de pudeur, ça me dégoutte, moi ! Tiens je vais raconter toute cette histoire à la con, c’est pas complètement hors-sujet, avant la merde roumaine, qui nous tombe sur la gueule maintenant. Ouais, donc, en arrivant dans ce service à Lille-ville, en remplacement de l’autre salope en cloque encore, j’ai commencé à faire le ménage des cas pourris qui encombraient tout le bordel, pu-tain. A commencer par les foyers sociaux qui réclamaient des places, qui voulaient qu’on vire les mecs qu’on leur avait placés avant, pour accueillir des nouveaux. OK. Enfin, moi, pas « timide », comment dire ? ouais, je sentais que les sales mecs arabes allaient me hurler dessus, si je les en-voyais sous les ponts, et j’ai commencé par le foyer social « féminin ». De la rue Saint Jean. (C’était pas que j’avais peur des sales barbus à la con, non, c’était juste qu’il fallait commencer quelque part, alors pourquoi pas ce foyer-là, comme un autre, qu’est-ce qu’on en a à foutre). Bon, alors je convoque les quatre filles à virer, et une par une bordel, à cause des procédures à la con (moi je dis que c’est pas la peine, y a qu’à leur botter le cul jusqu’à la frontière, aux pas-françaises, et là ça en faisait quatre sur quatre, bien sûr ! putains ! que des étrangères comme cas sociaux, la France est trop con de payer). Les deux fatmas me crient que Allah, « saint est son nom », me fera griller dans les flammes de l’enfer, moi je leur ricane au nez, quelles connasses ! Et une « Bolivienne » ou quoi, un truc comme ça, pourri, de l’autre bout du monde, qui me dit que sa procédure de demande d’asile est pas encore finie ou quoi, merde, putain, mais dans un mois elle vire, promis ! Et puis la naine crevure, polak de merde, qui dit rien et qui pleure, en silence, nulle. Facile, je pense, elle vire et c’est tout : retourner chez ses débiles mentales à Douai, loin de mon service, et ça sera à eux de la virer, vers sa Pologne pourrie, chacun son job, merde. Mais… sur l’ordi, il y a écrit en gros, putain : ATTENTION, SUICIDAIRE !! Et merde, ça me rappelle le cas que je disais au début du livre, qui m’a fait virer du service à Calais (enfin : pas « virée exclue », mais zéro promotions, comme pour me punir de merde, moi qu’avait super-bien fait le job, putain). A la naine, je lui fais : – Eh, La Naine, tu vas faire quoi maintnant ! Si elle me dit « je me tue », j’appelle le concierge avec une camisole ! Mais elle répond pas, elle larmoie, putain. Elle a des affreuses marques sur le bras, d’il y a longtemps, comme se couper les vines, salope ! Pour faire chier sa responsable sociale de l’époque, la faire dire coupable, merde, sa-lope ! Et c’était le genre à rien dire et à se tuer comme ça, putain ! Moi j’en avais marre marre marre, putain ! Je lui hurle après ! – Réponds ou ch’te pète la gueule ! (Comme il dit mon cousin, qui dit à tout le monde qu’il va leur péter la gueule, ouais, et ça marche, souvent). Je soupire très fort, je répète : – Tu vas faire quoi maintnant ?! Rtourner chez les débiles, OK ?! Mais elle fait Non, la salope, putain ! È me dit :

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– j… je v… vas m… mouhih… n… ne ch… chaguin… (Genre : « je vais mourir de chagrin »). Putain, moi je hurle que si elle se coupe le bras, je vais aller lui taillader le visage à coups de cutter, pour la défigurer à vie ! Mais rien à faire : elle se recro-queville toute et elle pleure, en silence, nulle. Et quoi faire, moi, bordel, pour échapper au blâme, là encore, merde ! Elle est toute recroquevillée, prostrée sur sa chaise, nulle, et moi je lis un peu le dos-sier à l’écran. Ça confirme encore plus le truc, putain ! Je lui fais : – Eh, connasse, écoute-moi ! Ça fait QUATRE ANS que t’es dans ce foyer social, merde, la durée normale c’est quatre mois (et trois mois la médiane – un truc compliqué, t’y comprendrais rien, moi aussi même), éh tu crois pas qu’y a de l’abus ?! Mais elle en a rien à foutre, comme si c’était pas son problème ! Genre : « la France a qu’à payer ! c’est un pays riche ! Rien à foutre du déficit public ! ». Putain, salope… Je relis encore les lignes d’après. Et pareil : – Putain, qu’est-ce t’en as à foutre, de retourner chez les débiles, à Douai ? Dans ton dossier, c’est écrit : ici, avec les normales, tu causes pas, tu sors pas, tu fais pas les magasins, rien ! Comme une morte, légume ! Qu’est-ce t’en as à foutre que ça soit ici (à me faire chier, moi) ou à Douai (tu dépen-dras d’une autre, c’est pareil) ! Mais elle répond pas, elle pleure. Alors moi, avant de la virer de mon bureau (et de Lille, via les Services de déplacement), je dis un dernier mot : – Eh, t’as le choix : ou bien tu me parles, et t’as une micro-chance de pas virer, peut-être, ou tu tais ta gueule, et tu vires, hop ! Alors, tu m’réponds, oui ou merde ?! Si elle me dit merde, je la vire avec mon pied au cul en prime, et tant pis si elle s’ouvre les vines : d’après les statuts, on a le droit à 1% de pertes, et c’est normal, personne y peut rien, il y a des ratées partout, des pas-vivables, pas besoin de s’acharner pour rien. (Comme les gamins tetraso-miques ou quoi, sans tête ou quoi, pourquoi dépenser des fortunes à maintenir ça en vie ? putain, poubelle et c’est tout, moi je dis). Mais la conne elle a entendu, et une seconde avant que je me lève, pour la virer de mon bu-reau, elle me dit, à peine audible : – m… maname, s… si je pèh s… cet empoi, j… je vas j… jamais hevoih n… ne gentil m… meu-s… sieu… s… si j… gentil… Genre : « Madame, si je perds cet emploi, je vais jamais revoir le gentil monsieur si gentil ». Moi là, j’en peux plus, de tant de connerie, j’éclate de rire : – T’es amoureuse ?! Et cette conne, elle me fait Oui ! – Mais connasse ! Y’a écrit, dans ton dossier, que t’es « malformée, imbaisable », qu’est-ce tu veux y faire, à ce mec ! – j… je l… l’aime, d… dans mon k… cœuh… Putain, non, j’y crois pas. Moi je dis : les romans à l’eau de rose à la con, ça devrait être inter-dit aux enfants, et aux adultes débiles, putain… – Pauv’ conne ! C’est pas ça la vie ! T’y connais rien ! Elle se recroqueville toute, genre : « j’écoute pas cette dame méchante, il y a que le gentil monsieur au monde, pour moi ». – Eh, t’as qu’à lui parler, à ce mec ! Tu vas voir : y va dire comme moi, pasque c’est l’évidence : t’as pas ta place ici, avec tout le monde qui te paye le foyer social, logée nourrie putain ! Ta place c’est chez les débiles ! Mentales ! Demande-lui ! – j… je p… peux pas… l… le néhanger… n… ne son f… flan v… vanille… Hein ? Je croyais entendre « Je veux pas le déranger de son flan vanille ». Un flan vanille de quoi ? Ouais, dans le dossier, c’était marqué qu’elle était en insertion, dans une pâtisserie, chaque vendredi après-midi. Le mec, c’était un client ? Complètement débile, cette connasse. A tomber amou-reuse d’un client qui passe, n’importe quoi ! Comme dans la vieille chanson pourrie, de l’autre youpin de la télé, du petit pain au chocolat ou quoi, ça devait être interdit aux débiles, ça aussi, nous on en rigole mais des connasses prennent ça au sérieux, merde ! Et puis là : l’illumination (je me souviens tout d’un coup de ma collègue Fatima, qui racontait au distributeur à café, l’autre jour : que suite à « mission en dehors des heures », pour deux heures de boulot, elle avait obtenu deux jours de récup’ ! et moi je voudrais deux jours pour faire les soldes, pu-tain, ouais !). Je fais à la naine, alors (je suis maline) : – Pas de problème : tu restes à ta place, et c’est moi qui m’occupe de tout ! Y vient à quelle heure, ton chéri ?

J’espère qu’elle va pas dire « à trois heures de l’après-midi », encore que je peux faire durer la discussion jusqu’à « passé seize heures », d’où ticket pour les soldes ! Pour moi !

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– a… à s… sept heuh m… moins n… ne quah… ou… ou m… moins dix, s… ça dépend ne z… z’autobus… Ah ouais mais merde, moi je voulais « cinq heures » (17h), un truc comme ça, hors plage fixe mais pas à me faire trop chier non plus. Enfin, j’ai plu’ de gamins à garder (c’est ma mère qu’a récupé-ré les deux ptites quand l’autre connard enculé m’a plaquée, mais bref, je sais pas trop). Je me dis que je verrais, selon l’humeur. Alors je vire la naine de mon bureau, et c’est encore deux autres cas à la con, après. Mais finalement, merde, j’ai vu un petit ensemble à fleurs, super, chez Luigi, mais super-cher, putain ! Attendre les soldes (ils annonçaient moins soixante-dix pour cent !!!), et être la première, à l’ouverture le premier jour… J’ai décidé d’aller causer au mec à la naine, pour avoir au moins une journée de récup’, pour moi ! (En disant Merci à la Fatima qui m’avait donné l’idée – bien sûr pas Mer-ci en face, vu que c’est une sale arabe quand même, et foncée moitié négresse en plus, berk, mais bref). Et le vendredi qui suit, donc, me voilà sur le trottoir de la Rue Saint-Jean, « chargée de mis-sion » à point d’heure ! Ouais, j’ai, noir sur blanc, un « ordre de mission », je déconne pas : la chef a tout gobé, que « ça semble la seule possibilité pour sauver la naine du suicide, c’est la dernière chance, si ça rate tant pis, j’aurais tenté jusqu’à l’impossible ! ». J’aurais dû faire du théâtre, moi je dis, ou actrice ! à Hollywood et tout, millions de dollars… Et racheter la boutique chez Luigi, pas besoin d’attendre les soldes ! Mais bon, hum, en attendant que mon talent immense soit reconnu, là j’étais à me faire chier sur le trottoir, assise sur un capot de voiture garée là. Avec un connard de conducteur, revenu à sa bagnole, pas content, moi je l’ai envoyé chier, non mais ! « Je suis en mission, moi », je lui dis, mais il tourne ne doigt sur la tempe, genre : « c’est une maboul », sans rien comprendre à rien, le con. Et c’est même pas vrai que j’ai des grosses fesses, moi, d’abord ! A l’intérieur de la vitrine, la naine m’a pas vu, pas entendu gueuler, ou elle s’en fout, elle est à moitié recroquevillée, catatonique je crois ça s’appelle, entre deux clients, et elle fait à peine l’effort quand il y a quelqu’un, pour se bouger et servir, emballer doucement les conneries pourries. Sans causer, rien. Normal qu’elle vire, moi je dis : le patron préfèrerait évidemment une normale, s’il doit la payer, un jour. Soit une débile gratuite, soit une normale payée, OK. Mais… avec la montre qui ap-proche de sept heures, la naine commence à s’éveiller, à regarder vers dehors, et moi je change de voiture pour m’asseoir dessus, pour pas qu’elle me voit ou quoi. Enfin, je m’en fous un peu, mais j’ai idée de voir à quoi ressemble le mec, voir qu’elle est toute amoureuse ou quoi, avec lui, pour être sûr que c’est le bon mec que j’aborde, et – quand il ressort du magasin – je lui dis qu’y faut qu’il vienne avec moi, parler à la naine, lui commander de pas se tuer, quand elle va retourner chez les débiles. Voilà, et bye-bye, salut. Et à moi le jour des soldes, miam-miam les achats ! et que la naine crève ou pas, on n’y peut rien, moi j’aurais fait « au-delà du possible ». Et à sept heures moins le quart (à ma montre, peut-être en retard pour pas faire des minutes en plus, en arrivant au bureau le matin), il arrive un bus, au bout de la rue. Et il s’arrête là-bas, et un seul mec en descend. Pas mal de gueule, le mec, pas musclé ni riche, le genre, mais bref, c’est pas pour moi c’est pour la naine. Et en venant vers ici, il… sourit, l’air rêveur ou quoi. Genre nul, moi je dis, mais ça peut mettre la naine dans tous ses états, ça, comme un genre « romantique, poète » ou quoi (nul moi je dis, mais bref). Et il entre dans la pâtisserie, c’était bien ça ! Et là, je jette un œil : la naine est toute souriante, les joues toutes rouges, amoureuse, c’est ça ! Et elle vient lui chercher dans la vitrine une part de flan, et elle l’emballe et il la regarde en souriant… C’est ça, c’est lui ! Moi je suis facile, là : Sherlock Holmes à côté, c’était un minable. J’identifie le coupable en deux coups de cuillère à pot, moi. Et puis le mec, comment il la regarde, je rigole moi : même si c’est très con, un mec, obli-gatoirement, il est tout content que cette micro-nulle elle soit en émoi, à ses pieds, il sourit comme heureux ou quoi, n’importe quoi. Enfin, il paye, et il ressort, souriant, ouais comme heureux ou quoi (n’importe quoi ! pour un petit gâteau de merde, à chier). Je le suis, pour pas l’aborder juste à la sortie, sous les yeux de sa chérie, qui pourrait sortir en hurlant ou quoi, je sais pas. Et à mi-chemin de l’abri-bus, je l’arrête, en lui attrapant l’épaule, là-haut : – Eh, jeune homme ! Stop ! Il s’arrête, se tourne vers moi, moitié inquiet moitié sur la défensive ou quoi. Je lui dis : – T’inquiète pas, j’suis pas une roumaine qui veux t’dévaliser ! Ch’uis super-française, fonctionnaire ! (Ouais, les roumaines, j’en parlerai au chapitre après, ça, là je termine cette petite histoire de merde, ridicule mais amusante, ouais). – J’suis la « turelle » à la naine qui t’as servi le gâteau de merde, là ! Et là ce con, au lieu de froncer les sourcils et me dire, normal : « qu’est-ce que vous me faites chier, j’en ai rien à foutre, des gens, moi ! », non, il me dit un truc insensé :

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– Euh, mes respects, madame… Je le crois pas. Un extra-terrestre ! Ou un « gentil » comme disait la naine, un anormal, oui ! Enfin, on s’en fout : moi je fais le job et je me casse : – Faut qu’tu viennes avec moi, retourner la voir, lui dire de pas se tuer, merde ! Elle t’écoutera, toi ! Mais il dit ni « allez vous faire foutre, c’est pas mes oignons », ni « OK », il me fait : – Euh, attendez… Attendre ?! Encore ?!!! Moi, là, j’éclate : – Eh ! Me fais pas chier, connard ! Moi ça fait presque une heure que j’t’attends, j’attends rien de plus : c’est Oui ou c’est Merde, et tu te barres ! Point-barre ! Mais il me fait, il dit un truc insensé, complètement : – Si manemoiselle se tue, moi aussi… Là, les bras m’en tombent, putain. – T’es polak aussi ?! De merde à chier ?! Il cligne des yeux, il répond : – Mes parents et grands-parents sont Français, et manemoiselle est polonaise gentille… Je précise : – Non, pas gentille : handicapée mentale ! Toi t’es débile aussi ?! – J’ai commencé Polytechnique, mais j’ai démissionné avant la fin, pardon. Oulalah… le genre tronche matheux, mais tordu, pas équilibré ! – Ah-ah-ah ! Pas le même genre de débilité, OK ! Mais t’es suivi, par un travailleur social ? Ou psy-chiatre ou quoi ?! Il me répond : – Pardon… Comme pour dire Oui ! Putain, me voilà pris entre une débile et un dingue ! Et je fais quoi, là, moi ? J’hésite à l’envoyer se faire foutre, et je dirais à la chef que ça a finalement pas été possible, à cause que le mec à la naine, c’était un dingue, officiellement dingue ! Mais… il me fait pas peur, j’ai de la ressource, moi, je sais me défendre – quand j’étais ado, j’étais passionnée de « close combat », je sais pas si ça existe encore : un mec qui attaque, hop : un atémi direct dans les couilles, et mon talon là-haut dans sa gueule, ‘même pas peur ! – Allez viens ! Tout de suite, me fais pas chier ! Ou bien elle se tue, et toi aussi, alors me faites pas chier, tous les deux ! Hop ! Il dit : – Euh… euh… Mais il suit, ouf. Et, vingt mètres plus loin, on rentre dans la pâtisserie. On voit pas la naine, tout d’abord, assise minuscule et rêveuse, « partie », après le charme de la visite du bel inconnu… un truc comme ça, archi-nul ! Mais comme « quelqu’un » est entré, elle se lève quand même, de son banc pourri, et là : estomaquée, de retrouver son chéri, de retour, et moi, là au milieu, pour la première fois à son boulot. Elle est sans voix, au bord de la syncope. Moi je dis au mec : – Allez, parle, mec : dis-lui ! Il soupire, et au lieu de lui dire direct « Te tue pas, merde, ptite conne, putain ! », il commence un baragouin nul, à la con : – Euh, manemoiselle, pardon… votreuh… « tutelle »… me dit que… vous seriez très triste, pardon, au point de… songer en finir, avec la vie… Bon, il va le dire, là, OK, j’ai pensé, genre « Non, vous tuez pas, merde, quoi, je vous l’interdis ». Mais ce con, il continue à tourner autour du pot : – Et moi, si… j’ai plu’ votre sourire, pour raison de vivre, je vais partir aussi… Et la naine a les larmes aux yeux, merde, et elle pleure maintenant, sans bruit, nulle. Alors moi là, ça suffit, je beugle : – Putain, arrêtez vos conneries tous les deux, y me faut pas deux crevés, il m’en faut zéro, pour les stats trimestrielles, bordel ! Vous arrêtez vos conneries tout de suite ! Mais l’autre con, au lieu de conclure : « c’est ce que je voulais dire, vous tuez pas, petite naine », il dit le contraire : – Manemoiselle, depuis… trois ans et demi que je vous connais… (Attends, j’arrête là une seconde, d’expliquer ce qu’il disait, parce que je veux dire que j’étais estomaquée, en entendant ça : ça faisait trois ans et demi qu’ils se faisaient des sourires comme ça, ces couillons ???). Mais je continue à dire ce qu’il disait, ce con : – J’ai jamais osé vous tendre la main, pardon… je pensais que vous aviez déjà des millions d’amis, des milliers d’amants… merveilleux… Moi je conclus :

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– Putain, que les mecs sont cons ! Eh ! Elle est imbaisable ! Mal foutue ! En plus de naine, bougnoule, débile, merde ! Arrête ces conneries, dis-lui de pas se tuer, et point-barre ! Mais le con, il lui dit le contraire !: – Manemoiselle, accepteriez-vous de… m’épouser… ? Moi là, pardon, j’éclate de rire. Complète, à me taper sur la cuisse pour pas me faire pipi des-sus, putain, n’importe quoi ! Le mec, on lui annonce que la petit est une merde puante, totale, et il en conclut « ah ouais ? alors je veux l’épouser » ! Mais en vrai, s’il est suicidaire ou maso ou quoi, ça se comprend, plus ou moins : choisir la pire crevure du monde, nulle à chier, et se l’attacher comme un boulet, au pied, putain ! Je dis : – Putain, n’importe quoi ! Mais la naine, qui pleure, qui sourit, perdue, elle m’écoute pas, elle me regarde pas. Elle ré-pond au mec : – ou… ou-i… En réponse à sa demande de mariage ! Moi je fais : – Eho ! Eh ! ça va pas la tête ! En plus, elle est débile mentale, c’est pas elle qui décide ! C’est moi la tutelle ! Et là, le mec, au lieu de se mettre en colère ou quoi, enfin (pour conclure enfin « ohé, vous faites chier, moi j’en ai rien à foutre, je me barre »), il se tourne vers moi, et il me demande, genre tout timide, très nul : – Madame, pardon… j’aime votre pupille, depuis trois ans et demi, en secret, pardon… me ferez-vous, néanmoins, l’honneur de me donner sa main ? Moi je soupire, tellement c’est con et débile, ce truc. Je lui fais : – Eho, t’es pas plus un prince charmant que je suis la reine d’Angleterre, te prends pas pour un héros de dans les livres ou quoi, parle normalement ! – Je voudrais épouser manemoiselle… la consoler, l’aider, la chérir, l’aimer… Il m’énervait, ce con : – Putain, je t’ai dit qu’elle est imbaisable ! T’es sourd ou quoi ?! – Simplement lui caresser les cheveux, la serrer dans mes bras… Mais là, il a… bougé, s’est précipité : la naine était en train de tomber, dans les pommes ! Un orgasme ou quoi, sans se toucher ! (vu qu’elle a rien, à toucher, en l’occurrence, de pourrie mal foutue angélique à la con). Et elle était par terre, allongée comme une merde, le mec lui caressait les che-veux, les joues : – Manemoiselle… ça va… ? Et puis un mec est entré, le patron, qui venait chercher la caisse et les invendus ou quoi, pu-naise (qu’y vendent les trucs super chers, ces enculés de commerçants, et après, ça fait plein d’invendus qu’ils donnent aux restos du cœur, en racontant partout que les services sociaux français font pas leur boulot, mon cul, ouais ! – ouais, que ça a commencé : j’ai dit que j’étais la tutelle à la naine, j’avais tous les droits, sur elle, et le patron capitaliste pourri, à qui on filait une esclave gratis, il avait qu’à dire merci et taire sa gueule – ça lui a pas plu). Enfin, on s’est un peu gueulés dessus, avec le patron, en oubliant un peu les « amoureux » à la con, qui se remettaient debout, peu à peu. Et puis, ils étaient vraiment trop nuls pour moi, tous, et je leur ai fait signer un papier, que j’avais fait mes heures jusqu’à vingt heures (presque, en fait), et je me suis barrée, tellement ils étaient cons, tout le monde entier me faisait chier, à ce moment présent, putain ! Enfin, sinon, oui : j’ai eu mon jour de récup’ pour faire les soldes, yes ! c’est le principal. Et j’ai eu le dernier ensemble à fleurs de chez Luigi Cohen ! et cinq minutes après, y’en avait plus un seul ! Ouf ! Et sinon, je crois que la naine s’est pas tuée, finalement. Enfin, j’ai refusé de signer les papiers pour le mariage, ils auraient pas eu les autorisations médicales de toute façon (un dingue et une dé-bile imbaisable), mais ils se sont pacsés je crois. Moi je dis que c’est une honte, à cause que l’administration fiscale, ils doivent compter une part pour elle, même débile et pas française, ça fait autant de moins pour payer les services sociaux, putain ! Et la naine, elle est allée habiter chez le dingue sans retourner chez les débiles puis en Pologne. C’est pas juste moi je dis : chacun chez soi, merde, mais c’est comme ça. Avec les lois pourries de ces cons, à Paris, ville pourrie, de merde, en barre. Maintenant j’y viens : les roumaines, sale race… (Je veux dire : nous nos grands-parents, ritals et espagos, portos, youpins, ils voulaient s’intégrer et devenir super-bien-Français, ça a rien à voir avec la merde de l’Est, horizon tout pourri où on aurait dû leur foutre nos bombes atomiques sur la gueule, moi je dis, pour leur apprendre à vivre !). Il est là le vrai sujet, important, majeur, de ce grand livre, précieux pour l’humanité et surtout pour la France, bien sûr, meilleure du monde. Et que je re-présente à merveille (on se demande pourquoi l’autre dingue allait préférer une étrangère, mais ça c’est les dingues, c’est sûr, CQFD je crois qu’on dit). Fin du chapitre en tout cas.

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TRANSCRIPTION JUDICIAIRE Tribunal de Lille Chambre criminelle Z212 Affaire Gérard Nesey Pièce 3 (Transcription de la pièce 1 manuscrite par l’expert en décodage Shlomo Bloomberg, avec confirma-tion totale d’après la pièce 2 vidéo par l’expert en lecture des lèvres Martin Dupont) « Gérard, Il faut je vous lire ça que j’a écrit, pour moins bégayer et pas que ça dure des heures pardon. (Et je pas intelligente, je sais pas écrire, je peux pas juste vous donner le papier, il faut je le lire, pardon). Vous m’avez dite hier que dans deux jours (demain maintenant), vos vacances va être finies, et alors vous allez plu’ pouvoir reviendre, vous promener avec moi, tous les jours, comme pendant ces va-cances merveilleuses, que je être au Paradis. Et vous m’avez demandé comment je voir l’avenir, comment ça serait idéal, de mon point de vue. Gérard, le idéal pour moi, ça serait que je morte aujourd’hui, heureuse, et pas mourir de chagrin dans l’avenir, qui me fait très peur. En même temps, je sais pas comment faire. Que si je me jette sous un train c’est bien pour moi mais vous, vous allez viendre pour rien, au parc, et attendre des heures pour rien, pardon pardon pardon. En même temps, je comprends rien, et je toute perdue de ce bonheur infini vous m’avez donnée, de promener en silence, merveilleux, tous les jours de un mois entier (après nos trois années de bonsoirs sourires, à la pâtisserie, le vendredi soir). Au foyer social ou je habite, les dames elles dire il faut par-ler, sinon on est une nullarde coincée et les hommes aussi, ils aiment pas ça du tout. Mais vous, si gentil à infini, de promener simplement, sourire, si merveilleux, je comprends pas comment c’est pos-sibe. Normalement, vous aurez dû dire zut, le deuxième jour, que je pas intéressante du tout, et plu’ jamais reviendre au parc, ni à la pâtisserie à la rentrée. Je vous aurais jamais revoir et je serais morte de chagrin. C’était ça normal qui me faisait très peur, au début. Après, j’ai pensé que vous être peut-être un peu timide de gentillesse, et c’était quelques moments de lier amitié, simplement, avant que vous voulez coucher, avant choisir plein d’autres filles, bien mieux bien sûr. Et moi que je malformée, je peux pas faire, vous m’auriez giflée de colère infinie, je serais morte de chagrin aussi. Mais non, vous juste près de moi, comme heureux, infiniment romantique de me sourire, comme si je serais quelqu’un, et pas juste une petite naine débile et laide, pardon. Je comprends pas, mais je être tellement z’heureuse, à l’infini. Amoureuse, dans mon cœur. (Pardon que je le dire à haute voix, en vrai, sans ce papier je pourrais pas, je sais même pas si je pourra le lire, à haute voix). (Pfouh, que je n’a les joues qui cuire, même que c’est que imagination quand je l’écrire). … Finalement, après nos 28 promenades merveilleuses, tout ce mois délicieux, vous m’avez demandé comment je vois notre avenir, de vous répondre, s’y vous plaît. Mais c’est très compliqué, pardon. Vous travaillez sans doute comme les dames du foyer social : du lundi au vendredi (et le vendredi soir vous viendez à la pâtisserie Rue Saint-Jean). Le normal ça serait peut-être ça redeviende comme ça, et je garderai toute ma vie le souvenir chéri de ce mois de délice promenades. Avec le bonheur de vous revoir au magasin, vous redire bonsoir et vous servir. C’est ça je crois le mieux du monde, pos-sible, pour moi. Mais je comprends pas pourquoi vous m’avez donné tout ce bonheur infini sans que je rembourse rien, pardon pardon pardon, Gérard. Ou peut-être vous voudrez on se revoie encore le samedi, ou le dimanche, en dehors du magasin. Et vous allez découvrir je peux pas coucher, et me frapper, me tuer, ou me traiter de super salope enfoi-rée de pas vous avoir préviende. Je vas mourir de chagrin. Ou bien je serais déjà morte, au Paradis, et on continuerait à se revoir, le samedi et le dimanche, pour promenade innocente, heureuse à infini (pour moi, et vous sourire sans que je comprende pardon). Bien sûr, une explication « possible », ça serait que vous être « amoureux de moi » (dans votre cœur), sans rien demander de sexe et de choses comme ça, mais ça serait trop beau, ça existe pas. Et si-non, je serais morte de bonheur, le cœur explosé, de bonheur infini, tellement pas possible. Enfin, ça serait une solution, oui : que vous me dire « je vous aime, Patrycja », simplement, et ça fera brûler mes joues de rougir à infini, et exploser mon cœur, tomber morte, heureuse. Ça serait ça l’idéal mais c’est pas du tout possibe bien sûr, parce que c’est impossibe.

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En vrai, je lirai même sans doute pas la lettre jusque là : quand je vas dire je être malformée (« imbai-sable » elles avaient dire les infirmières, chez les débiles), vous allez vous lever du banc, me gifler très très fort, et partir, plus jamais reviendre. Je vas mourir de chagrin normale, c’est normal, pour une rien du tout comme moi. Je vous serai juste reconnaissante, à l’infini, pour ce mois de bonheur infini, offert sans rien exiger en échange. Mais pardon je vous ai volé cette gentillesse, infinie, et je n’a be-soin me jeter sous le train, terrifiée, c’est pas assez de juste mourir de chagrin, comme s’endormir tranquille, pardon. Enfin, je n’a cette croix chrétienne autour du cou, et vous savez sans doute on n’a pas le droit se tuer, sinon de torture éternelle méchante à l’infini. Je sais pas comment dire, comment demander, clé-mence, que je mérite pas, pardon. Gérard, l’idéal pour moi, ça serait vous faire autrement. Que vous très en colère je malformée sans l’avoir dire, alors vous allez me tuer pour rigoler, de vengeance, de faire pareil : mentir, pardon. Vous me dire « je vous aime, Patrycja » que c’est pas vrai bien sûr, et paf, je tombe morte, vous allez bien rigoler, que c’est encore mieux vengeance que une paire de gifles, non ? (Et que c’est moi je vous l’a ici demandé, alors ça comptera comme suicide pour le Seigneur, alors je vas griller en Enfer, même que je morte de bonheur, et vous serez bien vengé que je être torturée de piqûres et brûlée, pour l’éternité). Mais c’est pas moi qui décide, c’est vous, Gérard. Mon amour. Adieu… Patrycja (Niezewska) »

* * * Note de la procureur de la République : ces retranscriptions confirment entièrement les propos (jugés totalement incohérents) de l’accusé, en pleurs. En tout cas, il s’agit bien d’un meurtre avec prémédita-tion : l’accusé avait été explicitement averti que la victime décèderait s’il lui disait « je vous aime, Patrycja » (ou « Mais je t’aime vraiment, ma toute petite chérie », ce qui revient entièrement au même). La prison à vie sera donc requise évidemment, puisque la peine de mort n’existe plus, hélas. La débile peut, elle, être mise en fosse commune : aucune autopsie n’est nécessaire. L’affaire est facile, je la gagnerai contre n’importe quel avocat.

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VU PAR PATRYCJA, INDIRECTEMENT Une toute dernière fois, la petite Patrycja a regardé cette lettre mystérieuse, sans doute très méchante, qui lui était arrivée par le courrier, et où elle ne déchiffrait presque que les trois premiers mots, « Ville de Lille » (un peu comme son « vil de lil » à elle, pardon, avec comme les chansons de autrefois, de radio pas belle bruyante, qui ajoutent « e » n’importe comment : « elle était si joli-eu »…). Et c’était signé de sa tutelle méchante, elle reconnaissait la signature, et elle avait très peur (d’être cette fois vraiment renvoyée chez les débiles à Douai). Elle serait exclue (demain ?) du foyer social de Lille, à jamais, sans plu’ jamais revoir le gentil monsieur du vendredi soir au magasin, qui venait pour un flan à la vanille, si gentil, toujours… et elle allait en mourir de chagrin, sous un train ou quelque chose. La lettre, hélas illisible, avait marqué ça : Ville de Lille / Affaires Sanitaires et Sociales / Département Handicapés Mentaux Action « insertion longue en entreprises » Téléphone 03 28 55 09 20 Cas Patrycja Niezewska (La Naine) n°23D foyer social De Honchaujoux Rue Saint-Jean Objet : MISE EN DEMEURE Lille, ce mardi 26 août 2014 Hé, La Naine, Je vais te faire une super-longue lettre et tu vas pas pouvoir la faire lire toute sans y laisser toutes tes économies, à supposer que tu trouves au foyer social une nouvelle qu’en a pas encore marre de toi, et qui sache lire le français, pas comme toi connasse). Et alors, t’auras plus de sous pour acheter la réponse à cette lettre et tu l’auras dans le cul, oui ! Eh ouais c’est comme ça, avec les con-nasses qui me cherchent la merde, à pas vouloir bouger leur cul, refuser de danser, de chanter, de sortir, de causer, éh : refuser les soins ça se paye un jour. Et là tu te prends ça comme une mandale dans la gueule en retour. Bien méritée. Voilà, bien fait pour ta gueule. Des introverties de merde, j’en ai remises des tonnes dans le droit chemin, moi, je sais y faire, mais il faut un minimum de coopéra-tion, pas rester recroquevillée à refuser tout, salope, connasse. Et que celle qui te lit ça aille pas croire qu’en allant en parler à une association, vous pourrez me foutre un procès ou quoi, pour « injure » ou je sais pas quelle connerie, non : on l’a vu le mois passé en formation continue : c’est comme les profs avec leur entière « liberté pédagogique », nous psychologues sociaux, on a entière « liberté psycho-logique » : tant qu’on boxe pas les connasses physiquement, on est entièrement libre de les traiter de chiennes (sauf les juives bien sûr) « pour les faire réagir », c’est notre liberté entière et ça relève de notre compétence, notre expertise, notre stratégie, libre, et paf dans ta gueule et dans ton cul, salope ! Ouais, et là hop je glisse au milieu, en t’ayant forcé à faire tout lire jusque là, ouais, cette mise en de-meure, c’est : tu vas virer au premier octobre chez les débiles à Douai, dont tu viens salope (et dont t’aurais jamais dû sortir tellement tu es à chier), sauf si et seulement si tu me trouves quelqu’un au monde qui me dise pourquoi il faudrait que tu restes ici, à nous faire chier. Pour quoi, pour qui, une raison, même une seule, quelqu’un et pas personne, que toi au monde, recroquevillée comme une conne. Et si c’est faux témoignage (t’inquiètes pas que ta complice que tu pourrais acheter, je vais la cuisiner sévère), la salope je vais la signaler au service compétent et elle sera virée du foyer social aussi ! A aller sous les ponts, se faire violer et massacrer, c’est ce qu’elle veut ? Non, t’auras jamais assez pour acheter ça. C’est pas avec les cinq euros statutaires que je te file par semaine que t’as pu amasser une fortune. Ton patron te paye zéro, bon comme t’es malformée pourrie t’as pas à t’acheter de tampons, mais quatre ans fois 52 semaines, moins mes congés, fois 5 Euros, ça fait dans les mille Euros à tout casser, moins d’un mois de SMIC, en plus que t’as encore moins, vus ces cahiers et stylos que tu t’achètes pour écrire ce journal débile illisible, qui est « toute ta vie » (c’est à dire rien ! rien de rien merde quoi !) et puis les sous que tu donnes aux autres pour te faire lire les lettres Sécu ou quoi, non tu pourras jamais payer une fille qui prenne le risque de l’expulsion pour me répondre et se porter garante pour ton maintien à Lille, « socialement insérée », nullarde t’es trop nulle tu mérites pas ça. J’ai gagné, je gagne toujours. Je suis la plus forte et je t’écrase fièrement la gueule, même si ça fait sale sous ma chaussure, de piétiner de la merde puante. (Ça colle à l’exemple 7bis qu’on a vu en formation continue, j’ai le droit et j’en profite à l’aise, soit tu réagis en vraie femme, humaine et digne, tu vas danser et tu te fais des copines, sois tu restes prostrée de silence de merde et refus et alors moi je t’envoie croupir avec les infra-humains de ta race pourrie, salope). Ailleurs que dans notre ville de Lille ici, me débarrasser de cette merde rétive pourrie. Voilà, c’est dit. Je vais pas me faire chier à te « veuillez agréer » ou quoi, je te dis merde, et bientôt adios à jamais, un point c’est tout ! Auriane Dupont-Laville, tutelle spécialisée chargée de cas difficiles

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Ici ou là, Patrycja croyait reconnaître un mot, comme « je » ou « 5 », « 52 », « 7bis », mais ça ne suffisait pas du tout à comprendre. Et toutes les dames du foyer avaient refusé de lui lire, même contre ses 753,47 Euros, Patrycja avait très peur, de la fin du monde, imminente… Le train qui arrive et va écrabouiller, ça fait peur, oui, mais le plus affreux, au monde, c’est imaginer ne jamais revoir le gentil monsieur, ne plu’ le servir jamais, jamais, jamais… L’autre jour, pardon, elle avait ses yeux qui pleurent un peu, jusque le vendredi soir et en face de Lui, même, pardon, et il avait demandé, si gentil à infini : – Manemoiselle, euh… quelqu’un peut faire quelque chose, pour vous ? Si gentil à infini, mon Dieu… Mais bien sûr qu’elle pouvait pas lui demander à lui de lire cette lettre très longue, pour seulement 753 Euros, même pas 754 pardon. Qu’il devait avoir des milliards d’admiratrices folles amoureuses de lui, il pouvait pas perdre neuf minutes peut-être avec chacune, pour lire des grandes lettres, ou même la première phrase, juste. Bien sûr, pardon. Pas le temps, par-don. Et puis… pardon, elle était trop timide, nulle pardon, elle avait fait que rougir, au lieu de ré-pondre au gentil monsieur. Elle avait pas dit Non ni Oui, pardon, vendredi dernier. Le temps de réflé-chir une réponse, pour elle ça faisait une semaine, mais lui il aurait bien sûr oublié, pardon. Mais comme on était vendredi aujourd’hui, déjà, est-ce qu’elle pourrait peut-être essayer dire un mot, en face ? (pas seulement « merci pardon »)… Et le soir venu, le gentil monsieur est venu, si grand si beau, et Patrycja avait les larmes aux yeux, pardon, encore : c’était peut-être la toute dernière fois qu’elle le revoyait, si sa tutelle la ren-voyait à Douai très vite maintenant, chez les débiles, à jamais. Et quand on tombe sous un train, peut-être on va pas au Ciel, ou ça existe pas le Ciel après, elle savait pas, elle était pas intelligente, par-don. Mais le gentil monsieur, il souriait pas, ce soir, et Patrycja avait très peur qu’il soit fâché, par-don (même si elle le méritait, cette colère bientôt, tellement elle était nulle et triste, pardon). Il avait l’air comme « inquiet ». Il a dit « ‘Soir manemoiselle » heureusement, comme toujours, et Patrycja a ré-pondu « ‘Soir monsieur », ouf. (Avec sa voix pas bien, ça a fait « s… s… soih, m… meu-s… sieu, p… pahdon… pahdon… », bien sûr pardon, mais il avait l’habitude, sans se fâcher, lui, c’était la 141e fois qu’il venait – oui, elle avait compté, amoureusement, pardon…). Et Patrycja a pris son petit flan, tradi-tionnel, et mis le papier autour, spécial pour lui, même si c’est interdit normalement pour un petit gâ-teau seulement (pour que il serait content, elle se serait fait couper la tête, elle aurait été heureuse, pour le servir). Mais… aujourd’hui encore, il a dit quelque chose, comme la semaine avant, si gentil de s’inquiéter pour ses yeux un peu en larmes, pardon : – Manemoiselle… Toujours des problèmes ?... Et Patrycja s’est sentie toute perdue, et pour pas rester de silence comme la semaine avant, elle a répondu, presque vite : – p… pahdon… p… pahdon… Ouf, elle avait répondu, cette fois. Ouf… Mais… alors, lui il a encore parlé, dit quelque chose : – Je pourrais vous aider, pour quelque chose ? Je sais pas… Patrycja a failli tomber évanouie, de bonheur infini, ou tomber morte, de bonheur, ç’aurait été merveilleux… Mais non, son cœur continuait de battre, très fort même, et elle a répondu, tout de suite, pardon : – n… non, k… que s… six cents k… quate vingt quatohze m… mots, à lih… s… c’est p… pas pos-sibe, v… vous avez pas ne temps… pahdon, p… pahdon… mèhci n… n’infini, m… mais s… c’est pas p… possibe, je comp’ends… v… vous s… si gentil k… quand même, m… mèhci… En plus elle avait même pas amené au magasin ses 753 Euros, rien, et pour lui, 753 Euros ça devait être presque zéro, puisque les madames milliardaires elles devaient lui donner des millions d’Euros, pour un seul de ses sourires. (Ses sourires si merveilleux que elle, elle avait gratuit, à cause des flans, comme une voleuse pardon). Mais lui, si gentil, au lieu de dire « ah oui, 694 mots à lire, j’ai pas le temps bien sûr », ou « c’est vrai que tu sais pas lire ? ah-ah-ah, couillonne », il a dit presque le contraire, incroyable (de gentillesse, infinie) : – Si, pas de problème, euh… Vous avez ici ce, euh… « papier », à lire… ? Elle, elle a rougi très fort, pardon. Parce que… oui, elle l’avait amené, pardon… Bien sûr c’était pas pour lui faire lire, à lui, en le dérangeant tout… mais c’était pour elle, pour essayer et es-sayer encore de déchiffrer si difficilement, pendant les heures où zéro client à servir, pardon. C’est en tremblant, toute, qu’elle a sorti la lettre du tiroir, et qu’elle lui a tendu, pardon. – m…mèhci, p… pahdon… pahdon… pahdon…

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Mais bien sûr, il allait pas le lire à haute voix pendant dix minutes ou quelque chose, avec des monsieurs-dames clients au milieu, qui écoutent en même temps, qui seront en colère que c’est pas de pâtisserie, ça, non : seulement la première phrase, elle espérait, très fort… Mais un couple de gens âgés entrait, juste à ce moment-là, et Patrycja a presque éclaté en sanglots… Heureusement, le si gentil monsieur, avec la lettre, il a dit aux gens, si gentil merveilleux : – Euh, excusez-moi, je vous laisse mon tour, y faut que je lise un truc… Et il s’est mis sur le côté, pour lire en silence dans sa tête, près du mur, et une voix a dit : – OK, super ! On est pressés ! Eh, petite : trois babas au rhum, et un éclair-café, et vite ! Putain ! Patrycja était perdue. Avec son flan demi-emballé, pas fini, pour le gentil monsieur… Elle a quand même obéi, servi les meussieus-dames méchants (qui répétaient, en criant, ce qu’ils voulaient, pardon). Et ils sont partis mais une vieille madame, entrée aussi, a crié qu’elle voulait deux tartes aux fraises, et puis un autre monsieur : une grande tarte « citron meringuée, merde, fais chier cette me-ringue de merde, j’aime pas trop ça, moi ». Et puis il y avait plu’ personne, et Patrycja a fini de faire le paquet pour le flan, vite, pardon, il était 18:57 sur l’horloge au mur, et bientôt il faudrait fermer. Obli-gée, pardon. Mais le gentil monsieur il avait été si gentil, et perdre tellement de temps à cause d’elle, pardon, pardon. Un dernier scotch et… le paquet était fini, ouf, il était 18:59, derrière elle. Le gentil monsieur avait mis sa pièce de deux euros dans le réceptacle et elle lui a rendu sa monnaie. La lettre était po-sée sur le comptoir, oui, il allait pas avoir le temps de lui lire, pardon, pardon, il l’avait juste lue pour lui-même, comme pour lui raconter gentiment ?… il avait été si gentil, à l’infini, l’infini... avoir essayé et perdre toutes ces minutes à cause d'elle, pardon… est-ce qu’il aurait encore le temps de une minute pour raconter ? Leurs yeux se sont croisés et ça lui a fait des frissons toute, comme chaque fois, tant ses yeux à lui étaient beaux, et gentils, merveilleux… Il a dit : – Manemoiselle, je… préfère… pas vous lire cette lettre, horrible méchante… mais il faudrait que je parle à cette dame, absolument… Est-ce que je peux garder cette lettre ? vous la rendre la semaine prochaine ? Patrycja ne comprenait pas du tout, ces mots immensément gentils, comme impossibles. Comme si le gentil monsieur voulait encore perdre plus de temps, pour l’aider, elle… Mais elle a ré-pondu : – ou-i, m… mèhci, m… mèhci, n… n’infini, n… n’infini… Et le gentil monsieur, l’air inquiet ou quelque chose, a pris la lettre et le petit paquet-flan, et il est parti, en disant : – Merci encore, ‘soir manemoiselle… Et Patrycja a répondu, presque comme d’habitude : – m… mèhci, p… pahdon, m… mèhci n… n’infini… Et, quand elle est rentrée au foyer social, au lieu de manger elle a écrit tout ça dans son jour-nal, chaque seconde merveilleuse et chaque mot qu’il avait dit, si gentil à l’infini… Davantage de mots qu’il avait jamais dit, comme un cadeau de merveille, pour elle toute seule. Comme si elle mériterait ça, de pour l’avoir servi amoureusement, sans déranger, ces 141 fois, 141 vendredis soirs… Elle en pleurait presque, de bonheur, pur. Et puis elle a dormi un peu, en rêvant comme d’habitude : qu’elle serait grande et belle, et intelligente normale, et dans les bras du gentil monsieur… Et puis elle est retombée légume, sans déranger, pour jusqu’à vendredi après, normalement. Mais… le lundi soir, incroyable, la grande madame méchante de la chambre à côté a crié : – Hé merde ! On dmande une Patrycja Niezewska au téléphone ! C’est ici qu’y’a cette polak de merde ?! Alors Patrycja est allée au téléphone, timide peureuse (elle ne savait pas faire marcher un téléphone)… Elle a pris le chose comme boîte comme font les dames intelligentes, et elle a dit allô dedans comme elles font : – a… al… llô, p… pahdon… Elle pensait que ça serait sa tutelle méchante, très en colère de quelque chose (qu’il fallait répondre de la lettre, peut-être, pardon, ou renvoyée tout de suite tout de suite). Mais, oh miracle, c’était la voix du gentil monsieur ! Sa voix douce et calme et belle… – Allô manemoiselle ? Patrycja ? Niezewska ? Et Patrycja a rougi, toute, toute, pardon. (Même dans ses rêves, le gentil monsieur l’appelait jamais Patrycja bien sûr, elle s’appellerait Marilyn ou Marie-Curie, ou quelque chose). – p… pahdon, m… mèhci… mèhci… Elle disait ça pour répondre quelque chose, elle comprenait rien de ce qui se passait, et qu’est-ce qu’elle devait dire au téléphone. Pardon.

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– Patrycja, excusez-moi de vous déranger. Euh, votre… tutelle exige de… nous parler, à tous les deux, en face, demain matin, et… j’ai pu obtenir une… demi-journée, à l’usine où je travaille. Elle… refuse de… se contenter d’un appel téléphonique, sans nous voir en face, tous les deux, pardon. ??? Patrycja cherchait l’air, perdue, perdue… Comme si le gentil monsieur avait téléphoné à sa tutelle à elle, aujourd’hui, sans même demander qu’on lui rembourse le téléphone, si gentil à l’infini… et là, il accepterait encore perdre une presque journée pour rien, à cause de elle, Patrycja, oh pardon, pardon… – p… pahdon, m… mèhci, n… n’infini, p… pahdon, pahdon… – Merci à vous, Patrycja. De m’avoir fait confiance, pour vous aider, essayer… Patrycja ne comprenait rien, pardon. Pourquoi il lui disait merci à elle. – On a… rendez-vous demain, pardon, avec votre tutelle, je me suis permis d’accepter, pour nous deux. Et qu’il disait « nous deux », comme en parlant de lui et elle, Patrycja a rougi jusqu’aux oreilles… – Vous… acceptez ? C’est possible pour vous… ? Je pourrais passer Rue Saint-Jean, on irait ensuite là-bas. Comme un « rendez-vous » avec lui ??? Patrycja avait le cœur qui cogne, à mourir… – j… je seha s… si z’heuheuse… – Ce sera pour aller voir votre tutelle… – s… si z… z’heuheuse k… quand même… p… pahdon… – D’accord. Bien. On a rendez-vous à neuf heures trente. On dit vers neuf heures, entre votre foyer et la pâtisserie ? Comment il savait où elle habitait ? (dans un foyer social, pas comme les gens normaux bien). Ça devait être écrit dans la lettre, oui, pardon. Patrycja aurait voulu savoir ce qu’il y avait écrit dans cette lettre, mais il n’avait pas voulu lui lire, il avait dit c’était horrible méchant, pardon. Et si gentiment, il avait pas voulu répéter. Mais Patrycja avait peur qu’il y avait écrit des choses méchantes de com-ment elle était en vrai, et quand sa tutelle allait dire c’est la vérité, pas des insultes, il allait être très très déçu, de elle, pardon. Méritant pas du tout autant de gentillesse, presque infinie… Mais le lendemain matin, il lui a expliqué un petit peu, si gentil. (Elle était toute perdue, toute émue, de le revoir sans comptoir au milieu, et il avait l’air encore plus grand, immense si beau. Et elle était toute honteuse de pas avoir sa blouse uniforme blanche pour se cacher derrière, elle que toutes les dames disaient « habillée comme une grand-mère, tellement nulle », parce qu’elle choisissait tou-jours les choses grises pour pas se faire remarquer, pardon, comme faire partie des meubles, sans déranger. Mais là, elle aurait voulu essayer de être belle, pour l’homme qu’elle aime, même si elle était très laide de toute façon, tellement minuscule ridicule, « pitoyable, à chier » disaient toutes les dames, spécialistes de ces choses-là). Et le gentil monsieur a dit : – ‘Jour, Patrycja. Je m’appelle Gérard. Gérard Nesey. Venez, on va y aller, on a le temps, à notre vitesse. – m… mèhci, j… jouh j… géhah, m… mèhci, p… pahdon… Et ils marchaient, côte à côte, et Patrycja avait le cœur qui cogne très fort, c’était le plus beau jour de toute sa vie… Même si ça allait s’effondrer tout à l’heure, obligé, quand Gérard allait crier « quoi ? une handicapée mentale, vraiment handicapée ? c’était pas des insultes, de la traiter de dé-bile ? », et il allait partir en colère, plu’ jamais revenir. Ce serait la fin du monde, avant même d’être renvoyée chez les débiles, à Douai. Mais, dans ces dernières minutes, marcher auprès de lui, douce-ment, était si merveilleux… Qu’il lui offrait comme un cadeau d’adieu, avant qu’elle serait morte, de chagrin, pardon, sans déranger. Sous le train, qui fait peur, un peu, pardon. Et… il a expliqué, un peu, donc : – Patrycja… vous… savez ? que votre tutelle veut vous renvoyer à Douai ? C’est ça qu’il y avait écrit dans la lettre ? « Chez les débiles à Douai » ? – p… pahdon, p… pahdon… – Je… lui ai dit que… je suis pas d’accord, que vous faites très très bien ce travail, à la pâtisserie… le vendredi… Patrycja a rougi, très très fort. – m… mèhci, n… n’inf… f… fini… Oh, tellement gentil, il était, oh… (Même que tous les autres gens étaient en colère de elle, si lente et pas parler, pardon, et pas bien comprendre les gens qui demandent, des crèmes spéciales des choses, pardon). – Mais elle a voulu nous parler en face, à tous les deux, ensemble. Et… non…

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Comme si il voulait pas dire quelque chose, pardon. Patrycja avait honte, de ce que ça pouvait être, de mal, de même pas pouvoir le dire. Mais, si gentil, il a expliqué quand même, comme « pour pas qu’elle s’inquiète » : – Elle voulait que je perde une demi-journée de travail pour venir le dire. Un coup de téléphone comme ça, hier, ça suffit pas du tout, elle disait. C’est pas crédible. De « tenir à quelqu’un » sans se déranger vraiment, pardon. – p… pahdon, p… pahdon, t… tout ma faute, p… pahdon… – Je crois que c’est cette dame qui est méchante, vous : vous êtes gentille… Patrycja a rougi très très fort, encore, et elle a cru mourir, de bonheur, mourir… Elle compre-nait rien, de ce qu’il avait dit, qu’elle tenait trop à lui ou quelque chose, pardon, elle avait pas bien compris. Mais il a dit : – Respirez, Patrycja, oubliez pas de respirer. Ça va aller… Et ils arrivaient Rue de la tutelle méchante, et Patrycja comprenait que leur moment de bon-heur infini, l’un auprès de l’autre, silences et mots gentils, c’était bientôt fini… Hélas, mille fois hélas, on dit… Il lui a ouvert la porte, en la laissant passer, si gentil. Mais Patrycja osait pas dire comme les dames « galant homme ! », parce qu’elle savait pas ce que ça veut dire, en vrai, pardon. Elle a dit merci, juste, pardon, un peu rougissante de cet honneur, comme une princesse (elle était pas du tout une princesse, en vrai, elle était presque le contraire : « une petite crotte » disait sa tutelle, pardon). Et ils sont montés par l’ascenseur, dans le bâtiment. (D’habitude, elle montait par l’escalier, difficile, parce qu’elle n’était pas assez grande pour appuyer le bouton numéro 5, de l’ascenseur, mais avec son grand Gérard, son héros, tout était si différent, si merveilleux… Dernières secondes… Et sortir de l’ascenseur, et Patrycja lui a montré le chemin, pardon, jusqu’au bureau 513, de la dame très méchante, pardon. Et… ils se sont assis, sur les chaises là. (Pardon, Patrycja savait qu’elle était très ridicule, quand elle grimpait sur une chaise pour gens normaux, grands normaux, mais Gé-rard, si gentil, s’est pas moqué d’elle. Il souriait doucement, simplement, si gentil et calme. Patrycja respirait, avec le cœur qui cogne encore. Elle comptait presque les secondes, avant la fin du monde, maintenant toute proche. Elle regardait vers son Gérard là-haut, si grand si beau, elle se demandait si elle le reverrait au Ciel, un jour, mais elle savait pas comment ça marche le Ciel, elle était pas intelligente, pardon. Et puis… son sang s’est glacé : la porte de la dame méchante s’ouvrait, en crissant comme de fin du monde. – Ouais vas chier, sale fatma à la con ! J’en ai rien à foutre de ces histoires ! – Au Ciel, le Miséricordieux vous… – Ta gueule ! Casses-toi ! Et… Gérard se levait, pardon. Patrycja a sauté par terre aussi, pardon. – Ah ouais, La Naine et l’autre con, maintenant ! Pardon, pardon… que la dame insultait Gérard parce qu’il était avec elle, si gentil… il serait très en colère, après, quand il apprendrait qu’elle était qu’une nulle, archi nulle, en vrai… pardon, par-don. – Allez, entrez ! Ils sont entrés, et Gérard, si gentil, comme à l’entrée du bâtiment, il lui a laissé la place, pour entrer la première, si gentil. Mais à l’intérieur, elle était toute perdue, que ils étaient deux, et elle savait pas si elle pouvait prendre la chaise de d’habitude ou s’il fallait la laisser à Gérard, bien sûr il avait priorité, elle attendait que il choisit, bien sûr. – Asseyez-vous, merde ! Gérard s’est assis, pardon, et alors elle, elle a escaladé l’autre chaise, toute honteuse d’elle, pardon. – Bon ! Alors ! Et le silence. – Toi d’abord, La Naine ! Et toi connard, tu tais ta gueule jusqu’à s’que je l’dise, vu ? Il a fait Oui, Gérard. Si gentil, même si lui, très fort, il pouvait facilement écraser la dame mé-chante, bien sûr, pardon. – Qui c’est ce mec ?! Eh, sale Naine, où t’es allé nous le trouver ?! Gérard ? – Hein ?! De où y sort ?! Patrycja a cherché les mots, toute honteuse perdue. Elle osait pas répondre en face, en sa présence à lui… « il est l’homme que j’aime, pardon, sans faire exprès »… pardon. – i… i n’est n… ne pluss j… gentil m… meu-s… sieu du monde… – Ah-ah-ah ! Connasse ! T’es amoureuse ?!

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Patrycja avait honte, honte… Mais, même toute rouge, pardon, elle a réussi à répondre : – on… on est t… toutes f… folleu z… z’amouheuses ne lui… p… pahdon… pahdon… (Même celles qui l’ont jamais rencontré, elles rêvent de lui, que il existerait). Elle regardait par terre, elle avait honte, honte (de l’avoir dit à haute voix, avoué, pardon pardon)… Mais c’était la vérité vraie, et Gérard il devait le savoir, bien sûr, même si elle comprenait pas pourquoi il perdait tellement de temps ici… Patrycja savait être la plus amoureuse du monde, la plus fort amoureuse dans son cœur, mais… elle comprenait pas quand même, pardon. – Et tu l’as djà sucé ou tu lui as juste promis, hein ?! Patrycja a cligné des yeux, elle ne comprenait pas ce que ça veut dire, pardon. « Sucer ». Enfin, elle avait entendu des filles, chez les débiles à Douai, qui disaient qu’elles étaient sorties et tout, qu’elles avaient sucé la langue à des garçons, comme « embrassé sur la bouche » (comme au cinéma, des films de la télé)… Patrycja a rougi très très fort, pardon. – Hein ?! Patrycja avait trop honte pour répondre… oh… – Bon, y’a rien à en tirer, d’cette connasse, mais ça corrobore à moitié les connries qu’tu m’disais hier, toi connard, ouais ! Et le silence. Patrycja tremblait, elle avait peur. Quand la dame allait dire « c’est qu’une débile mentale », ça serait la fin, du monde. Gérard savait déjà qu’elle était naine, et bègue, et lente, et moi-tié-muette, et pas bien parler, et pas bien comprendre, mais il devait croire elle avait pas des défauts encore mille fois plus graves, pardon. – Ta carte d’identité ! Ton permis d’conduire ! – euh, j’ai pas le permis… – Tu l’as raté ? ah-ah-ah ! Combien d’fois raté ? – non, je… j’ai pas besoin, de voiture, il y a des bus, ici, c’est bien. – Et pour « faire mâle », et partir en vacances ? connard ! – je… pars pas en vacances… comme Patrycja, je crois, qui revient toute pâle de congés… On se ressemble, je crois, oui… Tenez, ma carte d’identité. Patrycja a rougi, toute honteuse perdue, de penser que Gérard l’avait regardée comme ça, de sa couleur pâle très laide pardon, en pensant à sa vie, en plus de servir les gens (sa vie qu’elle aurait pu avoir eu, si elle n’avait pas été qu’un cœur, dévouée à servir son Gérard chéri…). – N’importe quoi ! Et t’as un micro-pénis ?! C’est pour ça qu’tu veux te taper une naine ?! Pénis, ça veut dire quoi ? (Le mot « micro », ou « microbe » elle se souvenait plu’, elle con-naissait un peu, ça veut dire « maladie », pas mentale comme l’introversion pour elle, pardon). – madame, on se connaît depuis trois ans et demi, 141 rencontres… Il avait compté lui aussi ??? – Ah-ah-ah ! T’es amoureux de… « ça » ?! – tous les hommes sont fous amoureux d’elle, mdame… toutes les femmes comme vous la détestent pour ça… jalouses. ??? Il disait ça pour de rire ? – Ah-ah-ah ! Jalouse de cette merde puante ?! N’importe quoi ! Et s’qu’y t’charme, c’est les connries qu’tu racontais au téléphone ? Qu’è fait très bien les paquets, elle rend bien la monnaie ?! Alors paf, les mecs tombent amoureux ! Tu t’fous d’ma gueule ?! Tu m’prends pour une très-conne ?! Moi aus-si ?! – non, pardon, je… voulais dire que… son insertion est… un succès, total, professionnel… – Et qu’est-ce qu’elle a ?! qui te fait bander, connard ! – non, c’est… de la tendresse, une infinie tendresse, simplement… pardon. Patrycja cherchait l’air, avec des larmes dans ses yeux, tellement bouleversée tellement il était romantique merveilleux, en plus que tout le reste… – Bon stop : ch’te casse la baraque, hop !: La Naine, là, ce déchet pourri, elle est malformée, im-bai-sable ! Et naine comme une ptite merde, tu peux même pas lui défoncer l’cul, ou la bouche, sans t’abîmer l’machin ! Alors… tu vas y réfléchir, hein ? Salut ? Bye-bye ? – je… rêve… simplement d’être… un ami, pour elle… la revoir, la revoir encore… Patrycja pleurait, sans bruit, pardon. Tellement bouleversée, à l’infini… Gérard avait entendu qu’elle était « malformée, totalement incapable de rendre un homme heureux », et au lieu de se mettre en colère, de toutes ces heures, perdues pour rien de rien (elle avait pas osé penser qu’il vou-drait prendre son corps comme dans les films, les hommes qui bavent, elle était tellement laide, elle), il disait… qu’il voulait être un ami, et la revoir, oh… si gentil à infini… Elle comprenait pas, elle était perdue, tellement perdue… amoureuse éperdue, perdue… – Eh ! La Naine ! Tu y comprends quèque chose ?! Qu’est-ce que tu lui as fait, à ce con ?! Un charme vaudou avec une statue d’cire, un truc à la con comme ça ?!

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Patrycja pleurait, sans faire de bruit, pardon. Incapable de comprendre, bien sûr, encore moins que une dame normale méchante… – je crois qu’il faut que j’explique, pardon… et pourquoi je l’ai pas invitée au cinéma pendant trois ans et demi… Patrycja ne respirait plu’. C’étaient les secondes les plus importantes de toute sa vie. – Ouais ! Accouche, bordel ! C’est pas crédible, c’est n’importe quoi ! Mais j’y comprends rien, de rien merde quoi ! Jamais vu ça ! – et… ça répond à… votre exigence, mise en demeure… mieux, pardon… – Ouais ! Pasque « si elle est plu’ là, j’irais plu’ jamais à la pâtisserie Rue Saint-Jean », ça fait pas une raison suffisante, pour la garder ici ! Et là nourrir, blanchir, loger merde quoi ! Sa place est chez les débiles ! A Douai ! Qu’è soit déjà bien contente de pas crever la bouche ouverte ! Ça y est, elle l’avait dit : le mot « débile », « chez les débiles ». Comme une bombe lancée de l’avion, qui tombe sur la ville… … … Elle entendait pas Gérard crier, encore. Elle savait qu’il allait hurler « quoi ?! une dé-bile ?! ». Elle ne respirait plu’. – madame, je pensais que… Patrycja allait… disparaître, un jour, mariée à un milliardaire… et moi je serais mort… de chagrin… – Et les violons, mon cul, oui ! C’est pas crédible ! Et le silence. Et… Gérard avait pas crié, du tout, en entendant qu’elle était rien que une dé-bile, mentale, elle ne comprenait pas comment c’était possible… Naine et débile, et tout le reste… même s’il était le plus gentil du monde, comment pouvait-il ne pas crier ? Comme le contraire de tout le monde… – T’es maso ? T’adore bouffer d’la merde et te fouetter le dos avec des chaînes ?! – non, madame, je… je donne pas mon sang, par peur des piqûres, je suis pas un héros… j’aime pas la douleur, l’humiliation… – Mais pourquoi elle alors ?! Cette merde ambulante ! Six ans d’âge mental ! Six ans de taille ! Et vieille fille vingt-six ans ! Pucelle à vie ! Et bougnoule polak de merde, tout, elle a toutes les tares, toutes ! Pardon, pardon… – attendez… Patrycja a quand même respiré, un peu, perdue, avec la tête qui tourne. La fin du monde arri-vait, sans qu’elle comprenne rien, ou elle était déjà morte, et au Paradis, c’était le miracle : elle serait grande, et intelligente normale, et française qui parle bien… – tenez… – Mais ! ? Gérard avait donné à la dame un petit papier, comme une photo-papier, et elle regardait ça en criant… – Merde ! C’est une photo de classe ?! De quand ?! Une sosie ?! – une petite polonaise aussi, dans ma classe, on avait quinze ans, elle était traitée de débile par les professeurs, injustement, pardon… – Ah-ah-ah ! Et elle est morte, celle-là ?! – non, elle… m’a jeté, c’est… moi qui suis mort, pardon… – Ah ouais, t’as l’air vachment mort, là ! – légume… j’ai 180 de Q.I. je suis devenu ouvrier, je voulais devenir balayeur, de crottes de chiens… – Et si je vire ta nouvelle débile chérie ! Tu te flingues ?! – je vous menace pas, mdame, tout est possible, ou… je retombe en catatonie, je sais pas… pitié, madame, laissez Patrycja nous rendre heureux, tous les deux… ??? Gérard disait ça comme si… elle serait capable de le rendre heureux, lui… et sinon il serait mort, sans elle, oh… Elle le regardait, amoureuse éperdue, mais il regardait la dame, ça avait l’air une seconde très très importante. – Eh ! C’est quoi ces connries ?! Et vous allez encore échanger 141 ptits gâteaux de merde contre 141 Euros ?! Patrycja aurait pu corriger en 141 fois un Euro Quarante, donc 197,40 (elle faisait les calculs plus facilement que les gens intelligents, pardon)… mais elle n’a rien dit, pardon. – pas nécessairement, euh je… c’est… tout ma faute, pardon… – Ben ouais, connard ! Mais là, Patrycja a, de toutes ses forces, pris la parole : – n… non, n… non, s… c’est t… toute ma faute… à moi, n… némile pahdon… Pour pas qu’il se fasse insulter à cause d’elle, Gérard… Mais il… il s’est tourné vers elle, et elle a cru mourir sous son regard, gentil et doux, ému, oh…

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– Patrycja, on est… timides introvertis, vous et moi… mais… c’est au garçon de faire le premier pas, normalement, pardon… Simplement, je… je croyais que… que vous aviez deux cents amants, trois mille amis… (comme Lucie)… et que vous me trouviez très laid, et triste, aussi, pardon… comme toutes les autres, comme Lucie en tout cas (les autres m’intéressent pas)… – Ah-ah-ah ! Qu’ils sont cons ! – j… j… je vous aime j… géhah… – Je vous aime, Patrycja… Oh… oh… – Stop ! Arrêtez ces connries, putain merde ! Eh mec, ch’te cause, à toi ! Avec ton QI à la con, de génie de merde moitié dingue, tu peux quand même te rende compte, non ?! La Naine, elle pique une place en foyer social, on en manque ! – euh, Patrycja pourrait… venir habiter avec moi… Patrycja a baissé les yeux, et rougi immensément. Heureuse à mourir, mourir… – Ah ?! Ouais, bon ! Elle malformée sans sexe interne ni rien, elle aura pas les autorisations médi-cales, pour un mariage ! Mais vous pourriez vous pacser ! – oui, avec… bonheur… – Ah-ah-ah ! Putain ! Moi j’raconte ça à ma chef, elle m’file une médaille ! La solution gratis pour l’contribuable ! Génial ! Le pire cas pourri de toute notre collection de crasses, j’la case à un amou-reux, heureux ! – à la folie, oui… – Ou « raide dingue », de schizo ou je sais pas quel bordel, merde ! Mais ! Eh ! Vous vous foutez pas en cœur sous un train, hein ?! – non, avec Patrycja, j’aurais la force de vivre… vivre avec elle, vivre pour elle… Patrycja pleurait, tellement c’était beau, chaque mot qu’il disait, oh… – Et gnan-gnan-gnan ! Mon cul, oui ! Et les romans-photos, tous, c’est avec un riche toubib en blanc, super-notable, pas un ouvrier en bleu avec le cerveau déglingué ! – pardon… – p… p… pahdon… m… mais s… si m… mèhveilleux, n… n’y n’est, m… mon jéhah… Et de avoir dit « Mon Gérard », à haute voix, elle a rougi à mourir… – Bon ! Allez, adjugé ! Je repousse à dans trois mois l’renvoi à Douai de La Naine ! Et j’la vire dès demain du foyer social, on a bsoin des places, merde ! T’es prêt à la recevoir, sans déconner ?! – euh, je… dormirai par terre, au début… le temps d’acheter un autre lit, en allant ensemble au maga-sin, samedi, pardon… je sais pas s’ils livrent tout de suite… – n… non, m… mien sûh… s… c’est moi j… je ête s… si z’heuheuse n… nohmih p… pah tèh… aup’è m… mon géhah… – Qu’ils sont cons putain ! Mais OK : moi si je gagne une place au foyer Saint-Jean dès demain, ma chef va m’féliciter super fortiche, c’est sûr ! Ah-ah-ah ! – on pourra vous faire une lettre de remerciements, infinis, madame… – Excellent ! Ah-ah-ah ! Même toi, La Naine ?! Tu signeras pour dire Merci ?! Toi qu’a l’air de m’voir comme la plus méchante des méchants, tout le monde il est méchant tout entier sauf Gérard chéri, c’est ça ?! Patrycja n’a pas compris pourquoi elle disait ça, la dame, mais elle a fait Oui avec son men-ton, sans très bien réfléchir, pardon (elle n’était pas intelligente, pardon). Mais elle était heureuse, tellement heureuse, c’était inespéré. Et elle a pris sa croix autour de son cou (qu’on lui avait attachée quand elle était bébé), et elle s’est dite : « c’est comme si le Seigneur au Ciel, il existerait, en vrai, de bonheur, de l’amour, du monde en vrai, miracle ». Et elle avait les yeux qui pleurent tellement le monde il était devenu beau (grâce à son Gérard aimé)… Et la dame méchante a dit les derniers mots, moins jolis, pardon : – Allez, cassez-vous, que j’ai l’temps d’me payer un café, avant les couillons d’après, bordel ! Mais c’était encore le même sujet, elle le savait, Patrycja (au foyer social, une des dames elle répétait toujours « bordel de Dieu ! »), ça veut dire de miracle du Ciel, jusque sur la Terre, quelque chose comme ça. C’est sûr, un peu. C’est grand comme le bonheur, le bonheur qui serait vrai, pour de vrai…

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LES DEUX PERSONNAGES EN ELLE Gérard, lors de sa 141e visite, à sa petite pâtissière chérie, a osé parler, enfin : – Manemoiselle, je… je voulais vous dire, ou vous demander, euh… Elle a levé les yeux de son pliage, si jolie mignonne, et comme… un peu surprise qu’il parle, comme les autres gens et moins comme elle, si réservée timide, toujours. – Enfin, je… je rêve souvent à vous, pardon, et… Elle a baissé les yeux, et rougi très fort… – Et « en vous », j’imagine deux personnages, et je sais pas laquelle est la vraie, laquelle des deux vous correspond… Elle se mordait la lèvre, timide perdue, mais sans froncer les sourcils (à la Lucie, sa sosie, quand ils avaient quinze ans)… – d… deux… ? Si gentille de l’inviter à expliquer, sans le rabrouer comme indécent ou déplacé, au lieu de l’anodine relation client-vendeuse, pardon. Bla-bla des gens, ou silence à eux. – Oui : la première a mille amants, un million d’amis, elle sort et elle va danser, elle met plein de cou-leurs et bijoux pour séduire la Terre entière et se choisir les plus riches, les plus musclés, les plus expérimentés… Elle n’a pas confirmé d’un « C’est moi et alors ? ça vous gêne ? ». Non, silence. – Et la seconde est toute seule, complexée, effacée, repliée triste, pardon… toute grise réservée, espérant un ami, un jour… Elle a rougi, encore, comme si – miracle ? – ça lui correspondrait tout à fait, ou quelque chose. – Non ? Ou quelque part entre les deux, bien sûr, chaque personne est différente, pas extrême. Elle a avalé sa salive, elle cherchait les mots, petite chérie. – é… et l… laquelle v… vous p… p’éféhez, d… des deux… ? ?? Euh… – Euh, ben… je vous souhaite d’être heureuse, donc euh… d’être la première… Elle semblait un peu déçue… – Mais, au fond, pardon, j’espère que vous êtes la seconde, je rêverais de vous consoler… Cramoisie, la pauvre… Et il s’est passé de longues minutes avant qu’elle retrouve son souffle, et des minutes encore, avant qu’elle trouve les mots, pour dire : – m… moi j… je hêvais n… n’y faut ête g… ghande et… et belle, n… n’intennigente, p… pouh vous plaih… Hein ? – Vous voulez dire : à nous, les hommes ? Non, pas du tout, c’est le contraire. Enfin, petite et jolie, et humble, c’est notre idéal féminin à tous, je crois… La petite naine jolie s’est toute empourprée, à nouveau… – p… pas n… ne p’incesse ? l… libèhtine… ? – Non, pas du tout, mais les femmes, et les jeunes filles, préfèrent un prince charmant, un champion musclé, je comprends… hélas. Elle a… souri… merveilleusement : – n… non, k… que les m… mustlés, de… de éc’aser les autes, t’è méchants… et les hiches… v… voleuh… Là, il a craqué, pardon : – Je vous aime, manemoiselle… Elle s’est toute empourprée encore. Mais, incroyable, elle ne l’a pas giflé (par une parole cin-glante, elle était trop petite pour pouvoir le gifler en vrai, et il y avait le comptoir au milieu)… – m… moi z’aussi… Il n’a pas demandé, pour rire, « vous vous aimez aussi ? », non, l’instant était trop beau, il n’a pas voulu le gâcher.

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AUX ARCHIVES MUNICIPALES Les nouveaux micros de surveillance, sur la voie publique, n’ont nullement pour vocation d’espionner la population, seulement de servir comme preuves dans les procès complexes, comme « insulte à force de l’ordre », autrefois subjectifs (fondés sur des témoignages peut-être menteurs ou délirants), Toutefois, les archives recèlent des anecdotes inusuelles, pouvant intéresser les cher-cheurs en sciences humaines, psycho-sociologues et autres. Ainsi a été extraite cette « conversation d’amoureux » tout à fait hors-norme et inclassable (à l’heure de la lutte contre le SIDA, après des dé-cennies d’amour libre) : – Restez assise, manemoiselle, pardon. Je pensais être très en avance, pardon. – m… mèhci, p… pahdon, p… pahdon… … – Donc… vous… souhaitiez me parler, pardon, en dehors de la pâtisserie, une heure peut-être, c’est ça ? – p… pahdon, s… sans déhanger, p… pahdon... … – m… mais j… je t… toute p… pèhdue, p… pahdon, k… que je k… c’oyais v… vous v… va dih non… – Et vous auriez fait quoi si j’avais répondu non ? – s… sauter s… sous le t’ain… – Mon dieu, non… Faites pas ça. Bien sûr qu’on peut parler, une heure ou deux, ou trois. Jusqu’à midi, même, si vous voulez. – m… mais s… c’est p… pas voteu f… faute… – Je pense que c’est ma faute. Je me trompe peut-être. Expliquez-moi, s’il vous plaît. … – m… mais j… je a p… pas d… de flan, n… n’à vous sèhvih… j… je p… passée n… n’au madasin t… tout à l’heuh… pouh v… vous offhih… mais p… pas de flan l… le samedi… p… pahdon… – C’est rien. Je vous expliquerai. … – Dites-moi… … – k… que… n… ne mois p… p’ochain, n… ne v… vingt huit o’tobe, j… je vas k… quitter m… mon t’avail… et… et n… ne p’emier n… novembe, ou… ou deux, n… ne quitter l… Lille, a… à jamais… p… plus vous hevoih j… jamais m… monsieur, et j… je va mouhih n… ne chaguin, p… pahdon… … – Mourir de plu’ me revoir, moi, jamais ? … – Euh, manemoiselle, je… vous remercie, infiniment, pour… ce… euh… ces… sentiments, cet… aveu, pardon, je… … – Pff… – k… quoi n… ne faih… ? p… peut-ête l… le coh… ne pas s’éteinde t… tout seul, j… je z’obigée sau-ter s… sous le t’ain… et j… je n’a si peuh… j… je sais pas quoi faih… au… au secouh, m… meu-s… sieu… – Pff, oh-là-la, je… – pahdon… p… pahdon… – Pardon, je… soupire pas après vous, mais après moi, pardon, imbécile, idiot, pardon… – n… non, s… si gentil, n… n’à n’infini, s… c’est ça n… ne p’omlème… p… pouh nous t… toutes, f… folleu z… z’amouheuses ne vous, p… pahdon… … – Euh… Je crois que… il faut que je vous explique toute la journée, pas juste la matinée… Pff, quelle histoire… – p… pahdon, m… mille p… pahdons… p… pahdon… j… je va p… pas comp’ende, j… je pas n’intennigente, p… pahdon… … – Juste deux mots, pour commencer pour… vous… convaincre, pardon… Vous avez entendu dire, sans doute, que… quand on est amoureux, on est aveugle… – ou… ou-i, f… folleu z… z’aveugue p… pèhdue… – Eh bien, vous êtes aveugle, manemoiselle, et je suis aveugle, pareil.

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– ou… ou-i, m… mien sûh… n… n’une femme mèhveilleuse et… et on n’est pas jalouses… on v… veut voteu m… monheuh… – C’est pas ce que je voulais dire, pardon. Mais merci, euh, pour ce sentiment, pardon. … – Patricia je… … – Oui, je me souviens que vous vous appelez Patricia, vous aviez ce petit prénom marqué, une fois, il y a deux ans et demi, sur vot’ blouse… … – Rougissez pas, je… euh… pardon… … – Patricia, écoutez-moi, s’il vous plaît. Je… sais que… non, attendez, d’abord : je m’appelle Gérard, Gérard [biiip – confidentiel], j’ai 29 ans, vous pouvez m’appeler Gérard… J’habite [biiip – confidentiel], mais peu importe. Je suis joignable, par lettre, dans tous les cas, pardon. – m… mèhci, n… n’infini… n… n’infini du monde… … – Patricia je… sais que je suis revnu vous voir 141 fois, 141 vendredis soirs, et que c’est ce matin notre 142e rencontre. … – Comment je le sais ? J’ai compté. Pas vous ? … – Ben, alors, vous comprenez… … – Non ? Oui, attendez, il faut que… je vous… dise, pardon, je… … – Patricia, normalement les femmes, euh… – l… les n… nohmales… – C’est pas ce que je voulais dire, pardon, ou… vous êtes mieux que la normale, pour moi, Patricia… … – Respirez, ça va aller… Hum… Je reprends, pardon : normalement, les femmes, les jeunes filles, elles espèrent un… copain, ou quoi, qui soit… viril… musclé champion, riche prince charmant, écra-sant les autres… danseur, expert en amours… joyeux et rigolard… pas du tout un… gentil… non. … – m… même celles k… que pas savoih v… vous ézistez, è… è hêvent de vous, j… géhah… – Elles rêvent d’un autre, bien plus fort, bien plus riche… Oui ? Vous souriez… – ou-i, k… que c’est v… vhai, d… des fois, k… qu’è ne dih… comme de n’un m… méchant… – Voilà. Et, donc, vous êtes la seule au monde amoureuse de moi, et c’est une chance phénoménale, pour moi… – p… pahdon, oh… k… que je è… ête p… pas bien, du tout, t… toute hatée… n… nulle… – Chht… respirez. … – Patricia, rappelez-vous notre… première rencontre, il y a trois ans et demi… au magasin. – ou… ou-i, b… béni s… soit ce jouh… – Si vous voulez, oui… … – Je veux dire : qu’est-ce qu’il y avait dans… nos regards, à tous les deux ? qu’est-ce qui s’est pas-sé ? pourquoi ? – j… f… flash… p… pouh m… moi… – Euh… attendez, rappelez-vous, ça… ressemblait pas tout à fait à ça, vous… aviez l’air comme… étonnée, ravie, surprise, agréablement… – ou… ou-i… d… de un b… beau m… meu-s… sieu, k… qui me hegahde, m… moi, et d… de v… visage, ch… cheveux, p… pas fesses et poit’ine… d… de souhih, k… comme si je sehais z… z’une pèhsonne b… bien… k… comme j… jamais n… ne toute ma vie, m… moi, n… naine, et b… bègue, n… némile… p… pahdon… pahdon… – Patricia, regardez cette photo, que j’ai sur moi, toujours (sauf pour dormir, prendre la douche, par-don)… … – oh… oh… n… n’une f… photo ne moi… ? k… que j… je connais pas… ?

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– Non, c’est un cas de… sosies… deux jeunes filles ayant exactement le même visage… et… en vous voyant, j’étais… émerveillé, et c’est ça qui me faisait sourire, moi qui étais immensément triste, avant, d’habitude… – t… t’iste… ? v… vous p… pas m… mahiez l… lacelle de vous aimez… ? – Pff. Euh… oui, non, enfin : c’est effectivement la photo (de classe)… de celle que j’aimais (avant de vous rencontrer), mais… elle m’a jamais aimé, jamais… elle a… peut-être fait semblant, à quinze ans, pour voir si son charme fonctionnait. Regards tendres et sourires langoureux… J’ai cru qu’elle était amoureuse de moi, en secret, trop timide pour l’avouer en face… – s… c’est ça, é… éza’tement… – Euh, la concernant… c’était pas exact, du tout… et ça a brisé ma vie. On avait quinze ans. … – oh, j… géhah… p… pahdon… pahdon… – Merci, Patricia. C’est pas votre faute à vous, je… je vous disais seulement ça pour… pour expliquer, pourquoi je… euh, deux choses, pardon… Un/ Je suis aveugle, et vous êtes pour moi la pluss jolie du monde, ex aequo, ou la toute première, encore plus petite, et jolies courbes, pardon… … – k… condinuez… z… z’aveugue j… gentil, k… condinuez, d… deux/… – Deux/ Je voyais bien, toutes ces années, vos… sourires, vos rougeurs timides, délicieuses, ado-rables, comme si vous étiez amoureuse de moi, mais je… je pouvais pas y croire, j’en étais mort une fois, je… pouvais pas… pardon… – s… sous ne t’ain… ? – Non, dans la montagne… sauté de l’à-pic, immense… Mais une racine m’a accroché, pardon… – m… mèhci s… Seigneuh… – Oui, peut-être, si… si vous m’aimez, vous, en vrai, c’était une erreur grave de… pardon… Mais je… ne pas vous avoir tendu la main, ça… s’explique, donc, mais c’est une faute très grave, en sens in-verse… Est-ce que vous pourrez me pardonner ? un jour ? – j… géhah… l… le cehui k… que j’aime, y… y ne m’aime, m… moi, p… p’esque… et v… vous me demandez s… si je hui pahdonne k… quèque chose… ? je hui pahdonne t… tout, tout, tout, s… si z’heuheuse n’à n’infini… – Ouf, merci ! – m… mais… – Oui, mais je suis un vieux garçon, pauvre et sans le sou, et… sans aucune expérience, j’ai jamais eu vingt ans, je sais même pas si… si je peux faire les choses, euh… Et je sais que les femmes veu-lent des enfants plus qu’un mari, pardon, euh… … – j… géhah, s… c’est ne cont’aih, j… je vounais dih… : j… je n… nulle… hatée… m… malfohmée… n’incapabe ne hende un homme eu… heuheux… n’elles disaient l… les infihmièh, ch… chez les né-miles, j… je pouha même jamais hemèhcier… jamais… – Patricia, ces… trois ans et demi, vous m’avez rendu heureux, moi… et, ce matin, vous me donnez encore un milliard de fois davantage de bonheur que toutes ces années, tellement heureuses, à vous revoir, me sourire, si gentiment… … – m… mais les dames, è… è dih… c’est pas ça y veulent, l… les hommes… – Les hommes normaux, oui, peut-être… qui veulent que niquer comme des bêtes... Et les femmes normales, tout ce qu’elles veulent, c’est jouir, de leurs fesses, et de mômes qui hurlent… Si on est anormaux, vous et moi, c’est… juste merveilleux, non… ? – m… mèhveilleux, j… je va m… mouhih ne monheuh… n… ne cœuh èsplosé… èsplosé… – Non, ma petite chérie, je vous en supplie, m’abandonnez pas… J’espère qu’on va passer cinquante ans au moins, ensemble, à nous tenir la main, nous faire des sourires, des câlins platoniques, faire des photos de nous ensemble… des albums… Respirez, Patricia, oubliez pas de respirer. … – Patricia ! … – Au scours ! Msieu-dames, au scours ! Applez une ambulance ! Elle a fait un malaise ! – Eh ! L’a quel âge ?! Une gosse ?! Avec des nénés en plastoc ?! pour faire « grande » ?! Une naine ?! – Une ambulance, je vous en supplie… Le film-audio ne raconte pas la suite (que des pin-pons, puis la routine d’autres gens). Il n’y a pas eu de procès, la petite naine ne semble pas être morte (le cœur explosé), donc. Ils se sont peut-

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être mariés, Patricia X et Gérard [biiip – confidentiel, obligation légale]. Ou ils se sont suicidés tous les deux, ou un seul, ou une seule. Qui sait ? Etrange, extrêmement inusuel au XXIe siècle, en tout cas.

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PLAINTE POUR VIOL Gérard était allé sans angoisse franche à cette 141e entrevue, avec sa petite pâtissière chérie, au magasin de la Rue Saint-Jean, dans le quartier Nord. 141e vendredi soir. Elle paraissait toute toute triste, la semaine passée, mais elle avait fait non, faiblement, de la tête, quand il avait demandé si quelqu’un pouvait l’aider. Non, sans doute des ennuis très personnels, pardon. (Peut-être que son amant refusait le bébé qu’elle voulait, quelque chose comme ça. Ou, infiniment plus grave : peut-être avait-elle été violée, elle, plus jolie fille du monde, même si elle se cachait presque, petite puce. Sans décolleté jamais, sans bijoux, gentille, effacée – le contraire de sa sosie Lucie, d’autrefois, oui). Mais, en entrant ce soir, il a trouvé la jolie petite naine : toute en larmes encore, oh… Poli-ment, il a dit : – ‘Soir manemoiselle… Et elle a répondu comme d’habitude : – s… s… soih, m… meu-s… sieu… Et elle est allée chercher son flan traditionnel, oui, pardon. – j… j… j… ??? Jamais elle ne parlait, d’elle-même, à ce moment-là (seulement « s… soih, m… meu-s… sieu… m… mèhci… » pour au revoir, après emballage, paiement et prise du paquet). Mais la porte s’est ouverte, quelqu’un entrait, derrière lui, et… la petite pâtissière a… pleuré… (en silence, gentille). Oh… Comme empêchée de parler par cette entrée ne les laissant pas seuls… L’aider : – Vous pouvez me dire, manemoiselle. Ayez pas peur. Vous avez des problèmes ? Elle a semblé chercher à rassembler toutes ses forces, petites, la pauvre. – j… je v… vounais v… vous n… nemander… k… combien d… des filles è… è sont m… mohtes p… pouh vous… ??? Mais la dame derrière a crié : – Qu’est-ce que c’est, ces conneries ?! Tu fais ton boulot, oui ou merde ?! Gérard a essayé de prendre sa défense, pardon. – Euh, mdame, attendez, je… je comprends pas du tout, je… – T’es con ou quoi, toi aussi ?! È t’fait du chantage au suicide, pour qu’tu la sautes, et après : comme une salope a fait à mon fils, hop, è porte plainte pour viol ! La salope ! ??? – Allez ! Tu l’sers et y se casse ! Et tu m’sers moi ! Hop ! Hop-hop-hop ! Allez ! Et la petite jeune fille a… « obéi », et lui, euh… il a payé, pardon, mais… avant de partir, il a dit un mot, pendant que la naine jeune fille, toute malheureuse, gardait les yeux baissés : – Manemoiselle, je… vais aller boire un verre, au café à côté. Une heure ou deux. Si ça vous dit, de parler, quand ça fermera, le magasin… Elle n’a pas répondu mais la dame a crié : – Ces mecs : c’est tous des porcs ! C’est trop facile, putain, salope, à faire semblant d’avoir le feu au cul ! Aucune réaction, comme éteinte, la pauvre chérie… Il a… pris le flan, emballé, il est… sorti : – Pardon, ‘soir. Et elle n’a pas répondu, ce soir. Comme une fin du monde. Oh… Dehors, Gérard est allé… vers le café-bar, oui… Et il est entré, et il a demandé une menthe à l’eau. Il est allé à une table pour deux, perdu. Si sa petite chérie ne venait jamais, il… repartirait, ren-trerait chez lui, à la fermeture du bar, ou à minuit, sinon. En cherchant un taxi, parce qu’il n’y a plus de bus à cette heure-là. Ni de taxi sans doute. Il téléphonerait d’une cabine (il avait une carte de télé-phone, pour appeler ses parents à Strasbourg, chaque mois), il demanderait un taxi de nuit, pardon. Et peut-être qu’il ne reviendrait plu’ jamais, revoir sa petite pâtissière chérie. Peut-être qu’il n’avait pas le droit, de la regarder, tendrement, l’admirer, pardon. Il… ne pleurait pas, non, mais il avait d’immenses soupirs dans la poitrine. Il se demandait ce qu’il avait raté, fait de mal (aujourd’hui plus qu’un autre jour). Il ne comprenait pas ce qui se passait, il ne comprenait pas ce qu’avait dit, deman-dé, la jeune fille, il était perdu, hagard… Mais… moins d’une demi-heure plus tard : sa petite chérie est entrée, timide, en larmes toute, et comme honteuse perdue, pardon… – Venez, asseyez-vous, manemoiselle… Elle s’est assise (enfin, petite naine, elle a grimpé sur la chaise, pardon). Silence. – Vous prenez un café ou quelque chose ? Elle a fait non, du menton, mais le barman a accouru, scandalisé :

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– Eh, y faut consommer, merde ! Tu t’crois où, ptite conne ! Sale naine de merde ! T’es pas une gosse ! Avec tes gros nichons de salope à la con ! Non seulement « pas une habituée » mais à faire chier à voler un siège ! Gratis, éh putain ! Perdue, la pauvre… Gérard a évité le clash, pardon : – Euh, je vais prendre une deuxième menthe, voilà. Pour l’un ou l’autre. – OK ! Et on leur a apporté une seconde menthe à l’eau, posée pile au milieu. Il a payé, et la jeune fille larmoyait, comme coupable de lui coûter, encore… Le type était reparti. Silence. – Manemoiselle, euh… Je vous présente mes excuses, pardon, pour vous avoir dit, tout à l’heure, de parler, et ça a fait crier la dame, pardon. A cause de moi. Comme de vous avoir dit de venir ici, sans soif, et le monsieur crie. Pardon. – p… pahdon, p… pahdon… – Pardon, oui. (Il voulait dire « je vous demande pardon, oui, pas je m’accorde le pardon, ni je vous par-donne, puisqu’il n’y a rien à pardonner, de votre côté, pas de problème »). Silence. – Euh, on peut… reprendre ce que vous disiez, maintenant, pas de problème, donc. Euh, vous… di-siez… ? Elle a cligné des yeux, rassemblé ses forces encore. Et murmuré, comme très courageuse, des mots préparés : – j… je v… vounais v… vous n… nemander… k… combien d… des filles è… è sont m… mohtes p… pouh vous… ??? – Combien de filles sont mortes pour moi ? Oui, faiblement, du menton. Elle gardait les yeux baissés, comme craignant très fort sa ré-ponse, mais qu’est-ce qu’il ne fallait surtout pas dire ? Gérard n’y comprenait rien. – Euh, qu’est-ce que… vous voulez dire ? Silence, elle cherchait les mots. – n… ne k… combien, d… de k… quel n… nomb’… n… ne m… mohtes, d… décédées… C’était sa question. Combien de filles mortes, « pour lui »… A cause de lui, elle voulait dire ? – A cause de moi, vous voulez dire ? Elle a fermé les yeux, comme très douloureusement, pardon. – s… c’est p… pas v… voteu f… faute… – Mais pourquoi elles… seraient « mortes » ? « pour moi »… Pardon, chaque question semblait la torturer, mais il ne comprenait rien, il ne savait pas com-ment répondre. Enfin la réponse semblait évidemment Zéro, mais c’était tellement évident que la question était mystérieuse. Elle ne répondait pas, et… oh, une larme a coulé. Deux, avec l’autre œil, oh… – Manemoiselle, vous… voulez dire… ? que… vous… allez mourir, pour moi… ? Elle ne savait plu’ où se mettre, la pauvre, il a même cru qu’elle allait descendre (sauter) de sa chaise. – Shht… c’est pas… une accusation, non… respirez… Elle a respiré, oui. Perdue, confuse perdue… – Aucune fille est jamais morte pour moi, manemoiselle, aucune, je… je sais pas quoi dire… Elle a refermé les yeux, douloureusement. Comme si c’était une forme de réponse, comme si elle n’aurait pas dû poser la question. Comme si… les filles devaient mourir en secret, sans le dire… – Non, attendez… je veux dire, attendez… Elle ne sautait pas au sol, comme lui laissant une dernière chance… Attention. – Manemoiselle, je… j’ai… aucune euh… expérience de… la psychologie féminine, pardon… Elle a relevé les yeux, l’air surprise. Il ne comprenait pas pourquoi. Du coup, ça coupait com-plètement ce qu’il s’apprêtait à dire, il avait pensé présenter les choses comme ça : « la dame tout à l’heure a dit que… quelque chose comme si… vous alliez vous suicider, si je vous aime pas, mais c’est le contraire : c’est moi qui vous aime, et c’est moi qui vais me suicider, quand vous disparaîtrez, mariée à un milliardaire… (ou comme Lucie, votre sosie, partie se vautrer dans les amours infiniment multiples, moi je ne lui ai même jamais fait un bisou, même sur la joue, on avait quinze ans)…». Les yeux dans les yeux, tous les deux… Et, c’était immensément merveilleux, en un sens, tant ses yeux étaient beaux (ressemblant tellement à sa Lucie à lui, perdue à jamais, refusant de le revoir à jamais), mais… ces yeux délicieux pleuraient, pauvre chérie, et il ne savait pas quoi dire ni faire. – m… ma k… quesnion, s… c’était… Il ne respirait plu’. Allait-elle expliquer enfin ? – s… si na héponse, s… c’est k… quahante mille…

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??? Quanrante mille jeunes filles (ou femmes) mortes « pour lui » ??? – s… ça veut dih… s… c’est j… juste n… nohmal, v… voilà… ??? Comme si elle allait se tuer « comme les autres, pour lui » !!!? (Comme lui il s’était tué « pour Lucie », dans la montagne ?) ??? – s… si na héponse, s… c’est k… quate… Quatre ? – s… ça veut dih, j… je ête en… encoh u… une anohmale, u… une hatée, p… pahdon… pahdon… m… mais s… ça me donne la fohce… en même temps, f… face au t’ain… Face au train ??? Se jeter sous un train ??? Parce que les toubibs à la con refusaient l’auto-euthanasie, aux barbituriques ? Et elle pleurait, pleurait… Oh… Il… il s’est penché, et… il a tendu la main, pour lui prendre l’épaule, la serrer doucement, en signe de soutien. Mais elle a baissé les yeux, en rougissant, souriant à moitié, perdue, confuse perdue. Pardon, il avait seulement espéré apaiser son chagrin, mais elle semblait se sentir comme « touchée indécemment, sans permission », et il a failli retirer sa main, en s’excusant minablement, pardon. Mais… il a… laissé sa main, pardon. Euh… – Je… sais, que… enfin, je veux dire… moi, « pour »… votre sosie… (Lucie elle s’appelait), je… j’ai eu très très peur du vide, oui, de sauter, pour de vrai, pardon… A l’à-pic dans la montagne, oui. Il a lâché son épaule, pardon. Silence. – Je veux dire, pardon : c’est… le contraire, je crois, je… vous aime, manemoiselle… Elle… pleurait, en silence, les larmes coulaient, coulaient, oh… – Pardon, je… j’aurais pu, ou dû, le dire, depuis des années, mais je pensais que… j’avais pas le droit, que… vous m’enverriez promener, comme Lucie… j’espérais seulement vous revoir… dix fois, cent fois, deux cents fois peut-être… Lucie voulait que je sois enfermé chez les dingues, je suis en sursis, pardon. Elle a fait non, du menton, bien sûr. Silence. Enfin, il ne comprenait pas du tout le rapport avec « combien de filles sont mortes pour vous ? », elle aurait dû dire « pourquoi n’avouez-vous pas vos sentiments, sale menteur, salaud ! ». Oui, ou « dégueulasse ! » comme avait dit Lucie quand il lui avait retéléphoné, dix ans après, pour avoir une photo d’elle… ignorant ce que « tendresse plato-nique » veut dire, apparemment. Oui, il était très anormal, pardon, pas « viril », non, nul… – n… non… Non, bien sûr. Non, il n’avait pas le droit. De venir la revoir, en faisant semblant d’acheter un gâteau. En payant une misère la plus jolie vision du monde : le visage de son adorée petite pâtissière chérie… (encore mille milliards de fois plus adorable que Lucie seulement dernière de la classe cette année-là : la petite pâtissière était plus humble, plus timide, bègue, adorable, tellement…). – n… non, j… je t… tènement l… laide, et d… de pas n… ne soutien gohge m… ma taille… ??? De quoi elle parlait ? – et… et m… malfohmée, m… même p… pas capabe v… vous donner u… u’ minute p… plaisih… ??? Malformée, pas capable de lui donner du plaisir à lui ? Qu’est-ce que… ? Elle voulait peut-être dire que… son amant du moment, ou… son « premier amant », lui avait crié après, comme « trop petite », ou… – Manemoiselle, moi, le plus grand plaisir au monde, que vous pourriez me donner, c’est votre pho-to… – n… nue… ? ??? Il allait dire « non, bien sûr : votre visage, vos cheveux, je voulais dire », mais il avait très peur de la blesser, elle se disant très laide, de corps ou quoi, pardon. (Lucie était la plus petite jeune fille du lycée, mais pas aussi petite, pas « moins d’un mètre trente », pardon, pardon). – Je… j’aime votre visage, infiniment, manemoiselle, vos cheveux, même si… euh, je serais infiniment heureux si… un jour, pardon, euh… « Si je voyais votre poitrine féminine nue », il voulait dire, « même si vous êtes angélique, si c’est ce que vous appelez malformée, pardon », mais il ne pouvait pas le dire, non. Par décence ou quoi, par connerie pure auraient dit certains, pardon. Ou impuissance, pardon. Pardon. – Dans mon rêve, on… est tout habillés, pardon, et… je vous prends dans mes bras, simplement, tendrement… Elle a tressailli et rougi, immensément, toute confuse perdue… – j… je sehais s… si z’heuseuse m… mouhih n… ne moneuh… un… ainsi… ? « Ainsi » sonnait bizarrement, comme sorti d’un livre ou quelque chose. Ou un rêve de livre, qu’elle aurait écrit elle-même, ou quoi. – m… mais… Oui, bien sûr qu’elle n’était pas d’accord, mais il ne comprenait rien à rien, pardon. Elle était amoureuse de lui ou pas ? « Bien sûr que non » semblait la réponse évidente, depuis des années,

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mais il avait l’impression que tout ce qu’elle disait ce soir corroborait l’hypothèse inverse (le délire d’un amour réciproque, secret chez eux deux). Délire idiot, comme avec les sourires de Lucie, qui l’avaient tué, deux fois. A dix ans d’intervalle. Et dont le souvenir l’aurait tué une troisième fois (« la bonne, cette fois ») s’il n’avait pas rencontré cette petite pâtissière sosie, par hasard miraculeux. Repoussant l’échéance de presque quatre ans, simplement. – m… mais j… je p… pas assez ghande, p… pouh d… dans vos bhas, é… hélas… m… mille é… hélas… ??? Euh… il a souri, pardon : – Manemoiselle, euh… vous savez, près de l’abribus (où je descends, là-bas), y a un… muret, un petit mur… moi au pied et vous dessus, je pourrais vous prendre dans mes bras… Et… incroyable : son visage, petite chérie, s’est comme « illuminé », de joie, pure, et c’était des « larmes de bonheur, d’émotion pure » qui semblaient couler maintenant… – s… ça sehait p… possibe… ? en… en vhai… ? – Oui, venez ! Et ils sont sortis, et ils sont allés là-bas, un peu tremblants tous les deux, émus, oui… Et, euh, arrivés au petit mur : – Attention de pas tomber, manemoiselle, attendez… Il l’a prise sous les aisselles et l’a grimpée « là-haut », les joues toutes rouges, confuse, im-mensément adorable, tremblante… Et… il l’a enlacée, délicieusement, oh… – oh… oh… Merveille… absolue… Et serrer dans ses bras sa petite chérie… sentir sa molle poitrine, déli-cieuse, tout contre lui, oh… Et son visage dans son épaule… comme abandonnée, heureuse, éper-due… Et il lui caressait les épaules, les cheveux, tout doux, il lui faisait des bises, centaines de bisous, amoureux… Mais euh… elle a… cessé de… « se tenir », ou quoi, comme tombée évanouie, oh, pauvre chérie… Il a… desserré un peu sa douce étreinte, et… oui, elle glissait, tombait, évanouie, pour de vrai, pardon. Hum, euh… Avec précaution, il a… euh, retenu le corps inanimé, de la jeune fille… pour l’étendre doucement, sur le sol, pardon. Mais ! Elle avait parlé de « mourir de bonheur, ainsi » ! Il a mis son doigt sous les narines de la jeune fille, pardon (comme on apprenait en cours de secourisme, au lycée, en terminale, pour vérifier le souffle, sinon il faut faire le bouche à bouche, massage car-diaque, défaire le soutien-gorge, catastrophe !). Mais… ouf ! : elle respirait ! – Eh ! Qu’est-ce tu fous avec cette gosse, toi connard de connard ?! ??? Un monsieur au-dessus de lui, le pointant avec un revolver ! Il a expliqué : – Mon amie a eu un malaise, pardon… – Ta gueule, ch’uis d’la police, moi mon mec ! C’est un vrai flingue, si tu bouges t’es mort ! Ch’uis pas en service mais j’défends la loi, et les innocentes gosses contre les gros pervers pédophiles ! – Monsieur, appelez une ambulance, je vous en supplie. Ma petite amie s’est évanouie… Y a une cabine téléphonique là-bas, sur le chemin de la pâtisserie… – Une cabine ?! Pour que j’tourne le dos et qu’tu t’échappes salaud ?! Mon cul ! Ça existe plu’ les cabines téléphone ! Tout l’monde a un portab’ maintnant, tu viens d’quelle planète ?! D’l’hôpital psy-chiatrique ?! En conditionnelle ?! T’en as violé combien djà connard ! Si tu bouges t’es mort ! J’appelle les collègues ! Et… la police est arrivée, très très vite, toutes sirènes hurlantes, et… ils ont appelé une ambu-lance, oui, ouf… Gérard a lui été emmené en cellule. Puis en prison. Pour « viol aggravé » et « tenta-tive de meurtre ». Enfermé, il a été battu, violé, et quand il a été transféré vers le tribunal, il a sauté, par-dessus la balustrade, de la passerelle entre les bâtiments. Du neuvième étage. « Évasion man-quée », ça a été classé. Il a été enterré en fosse commune, avec en prime un double-crachat du fos-soyeur. Le gendarme qui l’avait arrêté a lui été décoré, pour « bravoure extrême, au-delà du service, même ». Et c’est très fier de sa médaille exceptionnelle de surhomme qu’il déambulait Rue Saint-Jean, une semaine plus tard, quand il a eu la mauvaise surprise de lire l’affiche sur la porte de la pâ-tisserie : « Fermeture le vendredi après-midi, dorénavant, la naine handicapée mentale (du foyer so-cial à côté) qui bouchait le trou est morte, un mois presque avant la fin de leur contrat à la con à la mairie qu’il faut payer sinon ! elle s’est pas réveillée ou quoi, comme de barbituriques à la con ou quoi, ça devrait pas être en vente libre, que les pouvoirs publics se bougent, merde ! ». C’est avec contra-riété que le brigadier a acquiescé : « Ouais : les forces de l’ordre font respecter l’ordre pour le bien de tous, mais ceux qui écrivent les lois sont tous des feignasses de planqués pourris, merde, quoi ! ». Mais il a acheté (pour sa maîtresse officieuse du moment) une fleur à la place du gâteau, pour finir, et il s’est dit « tout est bien qui finit bien ! ». Enfin, il n’ pas spécialement brillé au lit avec cette femme-là

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(la salope voulait des trucs dégueulasses, de gonzesse ou gouinasse), en tout cas lui il était très très fort, super-viril, la médaille le prouvait amplement.

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DÉCROISSANCE DE PETITE FORTUNE Lundi 08 Septembre 2014

Voilà, j’ai fini de modéliser le drame pécuniaire de Patrycja, ma pauvre petite copine (c’est sur la feuille volante jointe, à cette page de mon journal). La base est le tarif d’une place aux films Con-naissance du Monde, 8€50. Soit 17€ pour deux personnes, elle et moi. Effectivement, j’ai entrevu juste, en percevant qu’une difficulté financière pouvait expliquer ce projet étrange, et impossible selon elle, qu’elle imaginait : absence deux semaines puis elle serait présente deux semaines (celle où elle paye les 17€ puis celle où c’est moi qui paye nos places, et où elle empoche sans dépense les 5€ donnés par sa tutelle), puis absence deux semaines, etc.

J’en ai eu l’intuition, instantanément, ouf, et cette explication rapide (dans mon esprit tellement lent d’habitude) nous a peut-être sauvé la vie. J’essaye de refaire le point, me sentant mathématique-ment consolidé maintenant.

J’ai rencontré Patrycja il y a trois ans et demi, et, si je ne l’avais pas rencontrée, je serais mort. De chagrin, sous un train. Rejeté une nouvelle fois par Lucie, dix ans après nos « quinze ans ». Mais en apercevant sa sosie (de visage) derrière une vitrine (de gâteaux), ce fut le flash… Pas besoin de demander sa photo à la vraie Lucie, pas besoin de demander à la revoir (à Paris maintenant), il suffi-sait que je revienne acheter un gâteau, comme simple client anonyme, pour revoir et revoir encore ce visage aimé… J’étais sauvé, là. Du moins, pensais-je, en attendant qu’un milliardaire épouse cette petite Miss Univers, méritant tellement mieux qu’une place d’humble vendeuse ici à Lille. Enfin, en revenant tous les jours (dans ce lointain quartier, celui de la Sécu), j’ai découvert qu’elle ne travaillait là que le vendredi, remplaçant l’employée habituelle. Donc je ne suis plu’ revenu que le vendredi soir, en me couchant à dix-neuf heures les autres jours, normalement (vu que je commence à l’usine à quatre heures du matin).

Mais la petite jeune fille me… souriait, merveilleusement, comme à moi tout seul, comme « amoureuse de moi » (comme j’avais cru que Lucie était), et dès la rencontre numéro 23, j’ai décidé qu’un jour, je l’inviterai au cinéma… Enfin, je suis resté avec le cerveau (et le corps) bloqué à l’âge de 15 ans, et c’est comme ça que font les ados de cette âge : on n’invite pas sa copine potentielle au restaurant ou quoi, on l’invite au cinéma. Pour rien, juste parce que c’est au garçon de faire le premier pas, en cas (invraisemblable) d’amour secret réciproque…

Bien sûr, Lucie ayant refusé onze ans plus tôt, je n’ai pas « invité » sa sosie à proprement par-ler, mais j’ai… « parlé », comme font les gens (pas comme elle ni moi d’habitude) : j’ai dit que, ce dimanche matin, j’allais voir dans ce quartier le film Connaissance du Monde sur la Polynésie, est-ce qu’elle connaissait la Polynésie ? Elle a répondu Non, timide, avec un sourire merveilleux, loin des sourcils froncés de Lucie. Et voilà, j’avais pensé avoir fait mon devoir, et son absence au cinéma au-rait valu implicitement réponse « je veux pas vous voir, en dehors du magasin ». Mais le dimanche matin, elle est venue ! Toute intimidée, ne sachant pas comment marche un cinéma… Elle m’a autori-sé à lui payer la place et on s’est assis côte à côte, au premier rang (elle est naine gentille, plus petite encore que Lucie, le dossier de devant l’empêcherait normalement de voir les films). Et puis on est sorti et on s’est dit au revoir, gentiment, elle partant vers la droite (dont elle était venue) quand mon abribus était vers la gauche. On ne s’est pas dit « à la semaine prochaine » et encore moins « au cinéma »… timides, pardon. Mais le dimanche suivant, on était là tous les deux ! sans même en avoir parlé le vendredi soir, non, juste « comme ça, comme par hasard »… Et, chose qui m’a paru un détail anodin, mais qui allait tout conditionner jusqu’à aujourd’hui : elle a tenu à payer nos places, « pour rembourser de la semaine dernière » (enfin, dit à sa façon : « p… p… pouh… n… ne hembouhser n… na sehaine d… dèhièh… p… pahdon… pahdon… »). Et moi, comme un idiot ? j’ai laissé faire ainsi, puisque ça semblait la rassurer.

Ce que j’ignorais, jusqu’à hier, c’est qu’elle ne concevait pas comme possible une amitié entre nous, où je payerais donc pour elle, comme « pour la revoir, elle petite naine débile et bègue, et mal-formée, incapable de rendre un homme heureux »…

Sans me dire (à l’époque) qu’elle ne recevait aucun salaire, que sa tutelle lui donnait seule-ment par semaine 5€, une demi-heure de salaire minimum, le reste de son allocation Handicap allant au foyer social où elle logeait, et où elle nettoyait les toilettes chaque jour… Pauvre pauvre chérie… que j’imaginais dans les bras (et appartements) de mille amants, richissimes, comme Lucie était de-venue, à Paris…

Et on a poursuivi selon ce « protocole » implicité : une semaine je payais pour nous deux, une semaine elle payait pour nous deux, et ainsi de suite. Patrycja a donc vu ces 17€ tous les 14 jours faire décroître l’argent qu’elle avait amassé, pas dépensé, depuis son début d’insertion à Lille. Elle pensait ne jamais atteindre zéro (ou négatif), sûre que ces moments avec moi était un petit miracle temporaire, avant que je retrouve une « maitresse digne de » moi, qui prendrait bien sûr sa place à

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mes côtés… Mais jamais on n’a parlé de ça, ni de rien. On était seulement côte à côte, heureux en-semble… Et moi : pareil en sens inverse, je profitais de chaque seconde, bénissant le Ciel qu’elle tarde à rencontrer le Prince Charmant qu’elle méritait, bien sûr. En tant que plus jolie fille de l’Univers, et plus douce timide adorable du monde.

Et cette double routine merveilleuse – vendredi au magasin, dimanche au cinéma – a duré plus de deux ans, miracle… Jusqu’à hier, donc.

Elle avait l’air troublée, hier matin, mais à ma question « ça va, Patrycja », elle a simplement hoché le menton, avec son « p… p… pahdon… pahdon… » habituel. Voulant profiter une toute der-nière fois de cette séance, qu’elle pensait être la toute dernière, pour elle. Puisque j’avais payé nor-malement mais (en fait, sans qu’elle le dise) puisqu’elle n’aurait plu’ de quoi payer la semaine sui-vante, ni la suivante encore, elle pensait que je serais en colère, et viendrait avec une autre fille, « mieux, normale ». Achevant « ces deux ans au Paradis auprès de moi »… (j’ignorais complètement qu’il y avait des sentiments comme ça, en elle)… Ce n’est que, une fois le film d’hier (et la conférence) achevés, quand on est sortis, qu’elle a larmoyé, et… avoué « j… j… géhah, j… je v… vous n… ne-mande p… pahdon, k… que j… je pouha p… pas viende n… na semaine p… p’ochaine… ». Moi, comme un couillon, j’ai pensé qu’elle avait une réunion de famille, ou que son amant du moment l’emmenait quelque part, j’ai répondu, connement : « c’est pas grave : à dans quinze jours alors… ». Et là, elle a… éclaté en sanglots… Pauvre chérie. Comme cassée. Enfin, je comprenais que le miracle de ces deux ans sans nuage était fini, mais je… comprenais pas pourquoi elle pleurait, au lieu d’être joyeuse d’avoir trouvé le Prince Charmant ou quoi, pardon. Elle chancelait, comme sur le point de s’évanouir, et je l’ai emmenée s’asseoir, sur le petit banc public un peu plus loin. Et je l’ai aidée à monter, petite naine chérie, pardon, si faible comme le cœur cassé en petits morceaux. Moi j’étais complètement perdu… J’aurais voulu lui prendre l’épaule, la serrer un peu contre moi, en signe de support, solide un peu, mais j’osais pas, je craignais des yeux froncés, à la Lucie, à jamais.

Mais ses sanglots paraissaient intarissables, inconsolables, et je me suis risqué, pardon, à lui demander : – Patrycja, je… voudrais vous aider, je ferais n’importe quoi pour vous aider… Expliquez-moi, s’y vous plaît… A cet instant, j’étais même prêt à lui jurer que je n’allais pas me tuer, si elle voulait ne plu’ jamais me revoir – je pensais que c’était ça, le drame, pour elle : tuer un « presque ami » en ayant à raison trouvé le grand bonheur, avec un autre bien sûr… Mais très difficilement, elle m’a expliqué ce projet – seul possible maintenant – de deux se-maines présence puis deux semaines absence, au cinéma. Et que j’allais la prendre pour une folle, donc. Et c’est là que mon esprit a fulguré, en devinant à moitié que c’était lié à l’argent : elle devait amasser de quoi nous payer la place, avant de pouvoir se laisser payer la place la semaine suivante. J’ai proposé : – Et si je payais nos places, chaque fois, on pourrait se revoir toutes les semaines, le dimanche ? Elle a paru décontenancée, subjuguée, comme si je lisais tout en elle (alors que je ne faisais en fait que chercher à deviner, avec crainte de me tromper)… Et puis elle a éclaté en sanglots une deuxième fois… murmurant qu’elle ne pourrait jamais me remercier, jamais, qu’elle était malformée… Euh, en un sens, ça m’accusait d’être un menteur lubrique cherchant à la sauter pour pas cher, et je savais pas quoi dire. Car j’étais effectivement un menteur, même si c’était pour tout autre chose : pour le bonheur de la revoir, pour la joie d’être assis des heures auprès d’elle… Un peu nul, j’ai bredouillé que c’était pas ça, que c’était pour moi une « amitié simple »… Mais ces mots ont sem-blé lui faire très mal (elle m’a dit plus tard qu’elle avait compris ça comme « ben non, moche comme tu es, personne voudrait de ton corps ! »). Mais l’argument qu’elle a réussi à exprimer a été autre, pudi-quement : cette amitié était bien sûr impossible, puisque j’allais évidemment choisir une autre compa-gnie, moins chère et bien mieux, et qu’elle prendrait bien sûr toute la place (donc je ne viendrais plu’ jamais au premier rang avec elle, et elle ne viendrait même plu’ du tout). Et elle cauchemardait que cette nouvelle fille, « mieux », serait en plus spécialiste de cuisine, de flan à la vanille, et je ne revien-drais donc jamais plu’ au magasin, elle allait donc mourir de chagrin… Amoureuse perdue, amoureuse de moi… Moi j’ai… réussi à ne pas sourire, à ne pas pousser un hurlement de triomphe à la Tarzan, mais mon cœur cognait la chamade… Mais comme mon silence en retour semblait la faire souffrir, encore plus, j’ai dit, à haute voix : – Non, c’est le contraire, Patrycja : c’est moi qui suis amoureux de vous, en secret… Je réalisais qu’elle ne pouvait pas y croire, une seule seconde, de son point de vue, se croyant laide (trop petite), trop silencieuse, timide… Je lui ai donc montré la photo de Lucie, donné même la photo de Lucie, en disant que je rêvais de la remplacer par une photo d’elle-même,

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Patrycja… Et que ce drame d’autrefois expliquait pourquoi j’étais vieux garçon, innocent, peut-être incapable de faire les choses (j’en savais rien, et peu importait si celle que j’aimais demandait rien, de ce côté, finalement), et ça expliquait surtout pourquoi j’avais tenu mes sentiments secrets, sûr d’être rejeté, comme par Lucie, si je le disais… Patrycja a failli tourner de l’œil, de bonheur infini, la pauvre chérie… Elle redemandait, indéfi-niment : – m… m… moi… ? Et je la rassurais, en répondant Oui, avec un grand sourire, mais elle redemandait quand même, ne pouvant pas du tout y croire, attendant un « mais » ou un « quoique »… qui ne venait pas. Non, fou amoureux d’elle, j’étais, et je suis. Et puis elle a respiré, comme en extase, convaincue, heureuse, au-delà de l’imaginable… Et moi je l’ai laissée souffler, ces minutes qu’elle m’a dit être les plus heureuses de toute sa vie… Mais une pensée l’a frappée, comme une gifle, et elle a semblé hésiter, entre fondre en larmes encore, ou s’évanouir foudroyée, ou me demander. Et, avec sa force toute neuve de « per-sonne aimée », elle a réussi à me demander, en face : – m… mais k… k… qu’est-ce n… ne va p… passer n… ne fin année… k… que m… mon cont’a f… fini d… de les k… quate ans… n… ne faut j… je k… quitter l… Lille… a… à jamais, t… toute façon m… mouhih… n… ne chaguin, n… ne plu’ v… vous voih, j…géhah… Et moi j’ai souri, j’ai répondu : – Peut-être qu’on peut remplacer ton contrat de travail, ou ton contrat d’insertion, par un contrat de mariage… Elle a cligné des yeux, sans comprendre, et j’ai répété plus simplement : – Je vais t’épouser, Patrycja, si tu acceptes… Et là ce sont des larmes de joie, de bonheur pur, qu’elle a eu…

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LE PLUS GRAND LIEU COMMUN DU MONDE C’est angoissée que Patrycja est allée à la nouvelle convocation de sa tutelle, plus angoissée encore que d’habitude. Et, oui, elle avait bien pris note de la date, la dame méchante : – Ecoute, ptite naine à la con, ça va pas s’reproduire une troisième fois ! Là j’ai fait les papiers en temps et en heure ! C’est fini tes aventures de rien du tout à Lille ! Tu rtournes chez les débiles à Douai ! Patrycja a baissé le menton, très faible, et ses yeux se mouillaient, pardon. – Chiale pas, merde ! Que t’es con ! C’est ça la vie ! Estime-toi heureuse d’avoir profité d’l’argent pu-blic au dlà du raisonnable ! Déjà ! Patrycja pleurait, sans bruit, pardon, pardon. Parce que… cette fois c’était fini, fini, la vie… : plu’ jamais elle ne reverrait son Gérard si gentil… (autrefois « le si gentil monsieur du flan à la va-nille »)… Non, c’était fini… – Et le TSL est programmé, on va vous virer ensemble, avec l’autre débile à la con, de cette année ! Un an, c’est ça l’insertion normale ! Pas quatre ans, merde ! Estime-toi heureuse ! Saute de joie au contraire ! Plu’ jamais son doux sourire au magasin, le vendredi soir, plu’ jamais les longues heures mer-veilleuses, assise auprès de lui, au cinéma « Connaissance du Monde », le dimanche matin, non… c’était fini, tout était fini… – C’est dans 6 jours, le 24, à neuf heures ! Tiens-toi prête, avec tes valises faites et descendues et tout ! Y va pas attendre des heures, y t’embarque, hop, avec tes affaires ou pas ! Six jours… Mardi prochain… Et il restait donc un vendredi soir, un dimanche matin, au monde. Revoir deux fois son Gérard, deux dernières fois du monde… Et Lundi elle sauterait dans la Deûle, pour mourir noyée, sans déranger (les poissons mangeraient le petit corps, ça ferait moins sale que sous le train, pardon). – Eh, la naine ! Tu penses à quoi ?! – p… pahdon… pahdon… – Dis-le moi ! Ou sinon ! Avec tes antécédents chez les débiles, de t’ouvrir les veines à la con, moi j’te fais enfermer sous camisole jusqu’au 24 ! C’est ça qu’tu veux ?! Oh, catastrophe… ne même plu’ revoir une seule fois son Gérard chéri… – n… non… – Alors : dis-moi ! A quoi tu penses ?! – j… je t… t’iste… – Triste ?! On s’en fout ! C’est ça la vie ! C’est pas rose tous les jours ! Et tu vas faire quoi maint’nant ?! Elle a baissé un peu plus les yeux… – Hein ?! Réponds ! Ou ch’te fais attacher, nourrir par piqûres, pendant une semaine ! Oh… – Tu-vas-faire-quoi-main-te-nant ! … Elle avait tellement peur, d’être attachée, de plu’ revoir son gentil Gérard jamais, jamais… – un… un jouh, j… je va m… mouhih n… ne chaguin.. p… pahdon… – Voilà ! Si tu veux ! Mais pas avant l’vingt-quatre ! Pas me plomber la carrière de statistiques de merde ! Tu verras ça chez les débiles, hein ?! Elle a fait oui, du menton, pour mentir, pour pas être attachée, loin de son Gérard, ces six derniers jours, du monde… – C’est au sujet d’ce mec, dont tu m’avais parlé une fois ?! Aïe, sa tutelle se souvenait… elle n’aurait jamais dû parler de son Gérard, elle le regrettait encore une fois… – p… pahdon, p… pahdon… – C’est la vie, ça ! Perdre un mec sur lquel on avait des vues ou quoi ! C’est l’plus grand lieu commun du monde ! Y faut pas rester recroquevillée comme une conne ! Sinon, ça voudrait dire qu’il a eu dou-blement raison d’te lourder ! Y faut sortir, danser, parler, chanter, faire du sport ! T’faire des copines ! Raconter ta vie ! Changer les idées ! Repartir dans la vie ! C’est ça l’plus grand lieu commun du monde ! Tout l’monde te l’dira ! Même lui ! Demande-lui, tu verras ! Pour ne pas être privée de revoir son amour, Patrycja a fait Oui avec son menton, pour dire « Oui, j’ai entendu » (pas « Oui, je suis d’accord, c’est ce que je vais faire », oh non…)… Et, revenue (libre) au foyer social, elle a pleuré, pleuré, pleuré, pardon… (Sans faire de bruit, sans déranger les autres, méchantes, qui ont dit seulement : « connasse de polak à la con ! » et « chialeuse de merde », « ah-ah-ah, la naine qu’est pas jouasse, va s’faire virer, moi je dis ! eh ouais ! »)… Pleurer et pleurer, et plu’ dormir, c’ étaient les toutes dernières heures du monde, avant

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de tomber, du pont, avec l’eau qui entre, de la bouche et le nez, déchirer les poumons, de tousser et tousser mais entre encore, jusque être morte… Oui. La vie sera finie, la souffrance de vivre, de perdre le si gentil Gérard… Le vendredi, dernier vendredi du monde, elle est allée au magasin, pardon, oui. (Son travail du vendredi après-midi, chaque semaine, pas juste récurer les toilettes, du foyer social et des urinoirs du quartier Saint-Jean). Et Gérard est venu, si gentil, et oh… si merveilleux de aucune colère à cause les larmes sur ses joues (pardon, pardon), seulement de… comment on dit ? « compatir », peut-être c’est le mot, comme de dire « je suis triste moi aussi, de qu’est-ce qu’il vous arrive, mais c’est la vie, hélas, c’est triste, la vie… ». Les mots les plus beaux du monde. Qui donnent la force sauter, du pont, si gentil, à infini. Et puis… le dimanche matin, le tout dernier jour du monde (avant de sauter, du pont, lundi)… Le cinéma, pour cette toute dernière fois… Patrycja y est allée à six heures du matin (parce que leur tradition gentille, à Gérard et elle, c’était d’arriver très en avance, vers sept heures trente, au lieu des neuf heures normales pour le film, passer de longs moments côte à côte, regarder les voitures et les arbres… Elle ne voulait pas en perdre une seule minute, une seule seconde, c’étaient les toutes der-nières du monde. Peut-être, en plus de ces heures merveilleuses, une dernière fois auprès de lui, elle dirait « merci, adieu », au lieu de « au revoir », elle hésitait encore. Elle avait peur que Gérard s’inquiète pour elle et demande des explications, mais – si elle disait rien – elle avait peur qu’il serait choqué, dimanche prochain et les suivants, qu’elle soit partie à jamais sans dire merci, sans dire adieu, pardon… Elle attendait là toute seule, dans le froid du petit matin, sans encore trop bien savoir ce qui allait se passer. En tout cas, elle ne pensait pas lui demander, à lui, la « confirmation » du lieu com-mun le plus grand du monde, que les introverties sont des nullardes finies, que pour plaire il faut se bouger et danser, oh non… non… Ça serait comme un écroulement de l’Univers, si Gérard il disait « bien sûr, c’est comme ça, moi aussi je le pense, toi tu es juste là à côté comme une fleur moche de rien du tout, pour la décoration, on s’en fout ». Elle pleurait, pardon, elle avait peur, très peur, de pas avoir la force de goûter ce dernier miracle, dernières heures auprès de lui. Ou bien… ou bien, elle se souvenait, le jour 173 du monde, 173e rencontre avec son Gérard, quand il l’avait regardée dans les yeux, et demandé ce qu’il pouvait faire pour elle, pour la rendre heu-reuse, vraiment… Elle en avait des frissons encore dans tout le corps. Tellement c’était beau, ces mots… Et il avait été si merveilleux de… pas être fâché de sa réponse à elle… (Au lieu de dire comme une normale, avec un sexe : « prenez mon corps ! »,) elle avait dit, très très honteuse perdue : « p… pas maindenant, j… je vous diha p… pluss tah… ». Et elle pensait au plus tard de maintenant, quand on lui dirait qu’elle devrait rentrer à Douai, comme une fin du monde, et seul Gérard, seul lui au monde, pourrait trouver des mots pour dire que c’était pas la fin de tout… Et on y était maintenant. Mais elle voulait tellement être près de lui, une dernière fois, en silence heureuse, presque heureuse, amoureuse éperdue seulement… Elle a essuyé ses joues, mais ça servait à rien, ça coulait quand même, pardon, pardon… Gérard… Merci, Gérard, comment le dire, à l’infini ? Que si on est morte exprès ; de couper les veines ou sous le train ou dans la rivière, on va pas au Ciel, pour prier et protéger son bonheur, à celui qu’on aime… Lui faire rencontrer une femme merveilleuse, et bien formée, qui le rendra heureux, avec une maison et un chien et des enfants, comme les gens normal… Snif, elle pleurait, seulement. Mais une voiture s’est… arrêtée, et Patricia a eu un peu peur, toute seule sur ce trottoir, par-don. « Taxi », c’était écrit. Et, oh, Gérard ! C’était Gérard qui descendait, de la voiture, si gentil, venu avant le premier autobus, même ; comme pour lui donner des minutes, ou une heure, en plus, dernier cadeau du monde… Elle pleurait, de bonheur, presque. Et puis, il est venu, doucement, si grand si beau et calme, et Patrycja est allée un peu vers lui aussi, tremblante, en essuyant ses joues une dernière fois, pardon. Et, oh, quand ils sont arrivés l’un à l’autre, il… lui a pris les mains, en se penchant, et il les a serrées, un peu, si gentiment, comme pour lui donner la force… Oh… – ‘Jour Patrycja, merci d’être venue, en ce moment difficile, j’ai l’impression… Oh, si merveilleux de gentillesse, infinie… – m… mèhci, j… géhah, n… n’à n’infini, f… fini… fini… Pardon, elle n’aimait pas les « jeux de mots », qui font éclater de rire les gens, mais là, ça sonnait comme dans son cœur, de dire merci à l’infini, et quand on est une bègue débile, ça fait avouer en même temps que le monde il est fini… – Il est arrivé quelque chose de grave dans votre famille ? ou quelque chose ? Patrycja a baissé les yeux, toute honteuse pardon. Oui, avec ces larmes qui coulaient sans faire exprès, Gérard comprenait que c’était pas un jour comme les autres. Pardon. Patrycja cherchait l’air, pour avoir la force de dire :

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– j… je voudhais j… juste d… des dèhnièh z… z’heuh… aup’è ne vous… j… je vous diha a… ap’è… n… n’avec au hevoih… a… anieu… Et le silence et Patrycja tremblait de peur. D’avoir mis Gérard en colère, pour la première fois… qu’il lui proposait son aide, si merveilleux de gentillesse infinie, et elle, elle imbécile, elle venait de dire « Non merci », presque, comme insulte à sa gentillesse, pardon, pardon… – D’accord Patrycja… Oh, si gentil, à infini, infini, infini… Et ils sont allés, ensemble, comme pour s’adosser au mur, à côté du cinéma, comme ils faisaient toujours, si gentiment, tous les deux ensemble. Et, oh merveille de bonheur : Gérard avait gardé sa main droite à elle, dans sa main à lui, comme s’ils se tenaient la main, comme des amoureux… Elle avait les joues toutes rouges, heureuse à mourir, mourir, elle es-pérait tomber morte, le cœur explosé… Mais ça a continué doucement… tendrement, presque, merveilleusement. Ils regardaient les voitures et les arbres, et l’autre un peu aussi… Et des gens sont arrivés, discutant très fort, et former la queue du cinéma, eux ils ont rejoints derrière, comme d’habitude. Oui, une dernière fois ce bonheur immense, auprès de lui, merci, merci… Il a lâché sa main, hélas, pour payer, pardon. Et elle a payé aussi, pour la dernière fois (chez les débiles, elle n’aurait plu’ eu ces 40 Euros par mois, qu’elle rece-vait encore maintenant, comme quatre heures de travail normal, sur les cent quarante qu’on fait, en plus de payer le foyer social – non, mais elle serait morte, de toute façon, pas retournée chez les dé-biles). – Merde ! J’ai dit : ça fait Huit euros cinquante, t’es sourde en plus de naine, connasse ?! – p… pahdon, p… pahdon… Elle a payé, pardon, et elle avait plein de larmes dans ses yeux, parce qu’elle pensait que plu’ jamais Gérard n’allait lui reprendre la main, jamais… Il attendait à quelques mètres de là, si gentiment pardon. Mais sans tendre la main, bien sûr, pardon. Elle est venue auprès de lui, et… il lui a passé la main dans le dos, pour lui prendre l’épaule, marcher en lui tenant l’épaule, oh… immense bonheur, infini, infini… Mais au lieu de exploser de bonheur, son cœur à elle a continué à battre, très fort, par-don. – m… mèhci, n… n’infini, j… géhah, n… n’infini… Et ils ont monté les escaliers, comme ça, doucement (les gens pressés les doublaient, en ronchonnant, pardon). Et ils ont redescendu les marches, jusqu’au premier rang (c’est mieux derrière pour les grands comme Gérard, mais si gentil, il acceptait d’être avec elle, petite naine ridicule, par-don, une dernière fois)… Pour monter sur le siège (elle) et se descendre assis (lui), il lui a lâché l’épaule, bien sûr par-don… Mais, une fois assis, il lui a repassé le bras derrière la tête, pour lui prendre son épaule « loin de lui », comme pour la serrer contre lui… Et elle s’est laissé faire, heureuse, blottie contre lui, un peu… Le tout dernier bonheur du monde, cadeau infini… Merci Gérard, oh merci, infini… Et, tout contre lui, presque serrée, amoureusement, elle n’a pas regardé le film, pas écouté la conférence, juste respiré, heureuse, amoureuse, dans son cœur… Tant de minutes et même des heures, de dernier bonheur… – Eh, le mec et la naine, là ! Ouais, avec ses gros nibards, c’est pas une gosse, j’vois bien ! Restez pas là, c’est fini ! Rentrez chez vous ! Ou trouvez un hôtel, ch’ais pas moi ! Mais pas ici ! Pardon, pardon… Ils se sont levés, et ils ont remonté les marches, jusque au chose comme tunnel, et puis descendu les escaliers. Et c’étaient les tout derniers instants, de la vie. Patrycja espé-rait tomber morte, à l’instant où son autobus aurait disparu, au loin, Gérard… Et les couloirs, et la porte… elle tremblait et Gérard, avec une infinie gentillesse, a serré son épaule plus fort. – m… mèhci, n… n’infini… f… fini… fini… – Qu’est-ce qui est fini, ma petite chérie ? Oh… sa « petite chérie » à lui… ? Elle en avait la tête qui tourne, elle allait mourir, c’est sûr, de bonheur merci, merci… Elle respirait, elle cherchait l’air, sans faire exprès, pardon. Elle n’était pas morte, non. Alors il faudrait le pont, la rivière, les poumons déchirés… Mais pardon, il avait dit une question, elle avait oublié. Et… ils étaient sortis, sur le trottoir… avec le foyer social à droite et l’abribus à gauche… Oui, fini, fini… – j… juste u… une m… minute, ou… ou quateu m… minutes, p… pahdon… – Ou une heure, quatre heures, Patrycja, ne t’inquiète pas… Elle a avalé sa salive, perdue. – k… que j… géhah, s… ça seha n… nifféhent s… si c’est v… vous l… le dih… è… est-ceu l… lieu k… commun, d… du monde… n… nes gens in-tennigents, n… nohmals, s… c’est…

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Gérard la regardait, dans les yeux, depuis tout là-haut, mais elle ne pouvait pas soutenir son regard, elle avait trop honte, trop peur… – s… c’est… s… si je henvoyée à… à Nouai, d… de plu’ vous hevoih j… jamais, j… Géhah… l… le lieu commun, s… c’est n… ne faut b… bouger, pahler, ch… chanter, d… danser, f… faih ne spoh n… nes copines, pahler… è… èteu k… capabe pahler… s… c’est ça l… la v… vie… d… de v… vivante… Et un silence, terrible. Est-ce qu’il allait dire « Oui » ou bien « évidemment » ? En ajoutant « imbécile » ? Ou « faut pas chialer pour ça, que t’es con ! » ? Elle ne respirait plu’. – Viens, on va s’asseoir… Pardon, pardon, oui, que… les murs tournaient, Gérard ne voulait pas qu’elle tombe évanouie au milieu de la rue, pardon. Et, au lieu d’attendre qu’elle grimpe sur le banc (comme elle grimpait sur le siège au cinéma, petite naine pardon), il s’est assis le premier, très vite. En colère ? Non, il… lui tendait les mains, il… (elle ne comprenait pas). – Viens, je vais te monter ici, assise sur mes genoux… Oh… et elle s’est laissée faire, transporter, soulever… Avant de retomber assise, sur ses ge-noux, comme de amazone de cheval (qu’elle disait la dame méchante du foyer social). Et… oh… Gé-rard l’a entourée de ses deux bras et elle a été serrée entre ses bras, contre lui, elle croyait mourir, mourir, de bonheur… infini… infini… Et une bise dans ses cheveux, et caresses sur ses épaules, si merveilleux… Oh… Mais ! Le prévenir, vite : – j… géhah, d… de m… mèhci n… n’à n’infini, infini, m… mais j… je pouha j… jamais hemèhcier, j… je malfohmée, p… pahdon… – Je m’en doutais un peu, mon ange… Oh, et il savait tout, de elle, oh… et pas en colère, pas de se moquer d’elle comme chez les débiles, et au foyer social (de pas utiliser « tampons »), non, oh… – Patrycja, je… veux pas que… une minute ou quatre minutes, pfuit, comme ça, et adieu, non… J’ai besoin de… une heure, ou quatre heures… Oh, si merveilleux… – k… quat’ heuh encoh a… avec vous, s… ça sehait s… si m… mèhveilleux, a… à infini… Et, très courageuse, elle a tendu le cou, très haut, pour lui faire une bise sous le menton… (pour remercier, même si elle était folle amoureuse, en même temps)… – Ou bien… vous avez faim, Patrycja ? Elle a fait non, avec sa tête. – Moi non plus. Alors disons qu’on a quatre heures, tous les deux. Pour faire le point. Parler. Essayer. Patrycja, on n’est pas bavards, tous les deux, mais ça paraît très très important, là… – m… mèhci, n.. n’infini, j… géhah… – Merci à toi, petite chérie (tu peux me dire Tu aussi, tu sais)… Elle a baissé les yeux, timide, heureuse… – m… mèhci… m… mèhci a… à toi, j… géhah… Et elle restait là, dans ses bras, heureuse. Quatre heures entières de ce bonheur, c’était sûr que son cœur n’allait pas résister, battant trop fort, elle allait mourir de bonheur, heureuse… – Patricia, la… phrase que… tu me demandais de confirmer, le… « lieu commun du monde », qu’on t’a dit, je… suis pas d’accord… Oh, merci merci merci… Elle a fait trois petites bises sur le bouton de sa chemise… – La personne qui t’a dit ça, comme la plupart des gens, ils sont « extravertis », infidèles, et ils croient que notre problème à nous, c’est d’être « introvertis », fidèles, tu as déjà entendu ces mots, introvertis, extravertis ? Elle a rougi, émerveillée, comme si Gérard il serait introverti comme elle, ils seraient « proches », tous les deux… – n… ne dih d… de moi, k… connasse n’int’ovèhtie ne mèhde… p… pahdon… pahdon… – Et moi on me dit : espèce de nullard espèce d’introverti… Oh… – s… c’est p… pas t… toutes les filles k… que ête z… z’amouheuses n… ne v… ne toi… ? – Non : aucune au monde, sauf ma petite Patrycja adorée, peut-être… mais elle est trop timide pour me le dire, bien sûr… si c’était vrai… Elle a rougi, très fort, en se cachant dans son épaule à lui… Amoureusement… et ça répon-dait, en un sens, oui… – Patrycja, ton… problème est… différent, je crois… Tu es… renvoyée à Douai ? Oui… – Et très triste qu’on se revoit pas, tous les deux, parce que tu seras plu’ ici à Lille ?

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Elle a soupiré, immensément triste, oui… Et un milliard de fois plus triste encore, au-jourd’hui… connaissant le délice infini d’être entre ses bras, Gérard… – Patrycja, ton problème c’est pas du tout d’être réservée et silencieuse, adorable… Elle a rougi, très fort. C’était la première fois, de toute sa vie, qu’on lui disait, à elle, qu’elle était adorable… (sauf peut-être quand elle était bébé, avant d’être mise chez les débiles, pardon). – Ton problème, il me semble double : est-ce que tu es forcée d’aller à Douai ? (est-ce qu’on peut faire quelque chose, ensemble, pour pas que ça arrive ?)… Oh… avec lui, ça serait possible… ? Comme le Sauveur du monde… – Et, si tu dois partir quand même, est-ce qu’on pourra se revoir, tous les deux ? comme on se revoit ici. Ou différemment, tout est possible… Oh… miracle, du Ciel, infini… Elle s’est cachée dans son épaule, en faisant quatre bises amoureuses sur le tissu, presque sur sa peau, Gérard, oh… Et là, tout s’est éteint, et… elle flottait comme… au-dessus de son corps, au-dessus du banc, de ce couple amoureux, tendrement enlacé, oh… Mais, près du soleil, dans le ciel, la voix d’un vieux monsieur a dit, doucement : « Stop, il n’est pas encore temps. Retourne là-bas. N’abandonne pas ce pauvre garçon, avec ton cadavre il irait en prison, pour t’avoir serrée trop fort. Retourne en toi. » Alors elle… elle est redescendue, à l’intérieur, et elle s’est glissée dans ce corps entre les bras de Gérard, délicieusement… – Patrycja, pourquoi tu dois partir ? Oh… oh… – p… pahdon, j… je peux pas n… ne dih… s… c’est p… pouh ça j… je p… pouvais p… pas le dih… avant… – Je comprends. ? Elle se sentait perdue, pardon. Les gens intelligents, ça devine tout, des fois, elle compre-nait pas comment, pardon. Mais s’il savait qu’elle était handicapée mentale, renvoyée chez les dé-biles, pourquoi il était si gentil encore ? Sans la gifler, la battre, elle comprenait pas… – v… vous p… pas t… t’o déçuvé… ? – Déçuvé ? Elle a fait Oui, mais il ne semblait pas comprendre. Elle a expliqué, pardon. – k… que t… tous l… les auteu gens, n… ne dih… l… les han-nicapées m… mentales, s… c’est p… pluss nulles que nulles, m… même pas humaines, p… pahdon… pahdon… Il a soupiré, et elle a eu très peur. – Patrycja, les… humaines… « normales », c’est des… espèces de chiennes, souvent… Toi tu es un ange, une angelle, merveilleuse, c’est pour ça qu’elles te détestent… Oh, oh, si merveilleux, à l’infini du monde… Mais… – m… mais j… je sais p… pas lih, p… pas n’ék’ih… j… je n’incapabe… – Si, tu écris, les commandes, au magasin… – d… dans mon n’ék’ih, p… pas bien, p… pahdon… Il lui a souri, avec une infinie gentillesse, sans se fâcher, du tout : – Si tu as inventé une écriture bien, ça m’intéresse, beaucoup. Ça deviendra notre écriture, entre nous, on s’écrira… Oh, si merveilleux, au lieu se fâcher tout rouge, de tellement elle était nulle de chez nulles… – j… je seha s… si z’heuheuse, s… si je heçois n… n’une lette, de v… de toi… – Bien sûr, on s’écrira, ma chérie. Mais se revoir, en vrai, ça compte beaucoup aussi. Amoureuse, elle était tellement amoureuse, à l’infini… Et elle était serrée contre lui, oh… – k… que au… au foyer s… social, l… les manames è… è dih, j… je même pas un mic’obe… k… que un mic’obe s… ça mange bien, s… ça mange tout… – Les microbes et les animaux, ils mangent n’importe quoi, du fromage et du vin (je déteste ça), mais les vrais humains, comme nous, ils choisissent, délicatement, quelques choses seulement… Moi c’était le flan à la vanille, servi par ma petite chérie… Elle pleurait un peu, de bonheur, tellement merveilleux de chaque mot qu’il disait… – Et… « renvoyée à Douai », ça veut dire… Silence. – hetouhner ch… chez les némiles, ou… ou-i, p… pahdon… – Et c’était très affreux là-bas ? Elle a cligné des yeux, perdue. – j… je c’oyais v… vous ézistez pas, j… géhah… – « Tu »… – j… je c’oyais t… tu pas ézistez… p… pa… pahdon, p… pahdon… – Je te pardonne tout, ma chérie. Même si tu as tué quelqu’un… Et moi ? Tu me pardonnerais ?

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– t… tout, ou… ou-i… Même s’il avait eu mille maîtresses, Patrycja était tellement heureuse d’être la mille unième dans ses bras, même si elle était incapable d’être une maîtresse, pardon… – J’ai été amoureux d’une jeune fille qui avait ton visage, Patrycja… C’est pour ça que je te trouve la plus jolie du monde… Oh, elle ? Jolie ? Presque ? Oh… – et… et je vous feha m… miyons de fois pluss de bises que elle… Et elle lui a fait cinq bises dans l’épaule, pour commencer, elle avait le cœur qui cogne… – Elle m’a jamais fait une seule bise, Lucie… Je suis vieux garçon, peut-être incapabe de rien… Si je t’avais pas rencontrée, je serais mort, de chagrin… Oh… oh… comme si elle l’aurait sauvé de tomber dans la rivière (ou sous le train, s’il savait nager, lui, sans faire exprès)… Elle lui avait sauvé la vie, sauvé… et il essayait la sauver maintenant, en retour, oh… c’était si beau, si grand… – Patrycja, si… c’est des questions administratives, ou quoi, une fin de contrat, ou… Oui… – Je pourrais dire, à l’administration, que… tu as pas « nulle part où aller », en devant retourner à Douai, donc. Tu es ma chérie, ma petite amie. Tu peux venir habiter chez moi, avec moi… Je t’aime, je te recueille, ma chérie, avec joie… Elle a cligné des yeux, perdue… éperdue de bonheur, et de honte, pardon… – m… mais j… géhah, j… je pouha j… jamais hemèhcier, j… jamais… – Ah. Moi, pour remercier, j’exigerai, obligatoire : un minimum de deux sourires par jour, et une bise sur la joue. Ça sera pas possible, pour toi ? Il disait ça en souriant, comme s’il la taquinait, mais elle, elle ne savait pas comment rigoler, pardon. – j… je m… mille souhih p… pouh vous, ch… chaque jouh… et… et monter suh une chaise, m… mille bises, a… à infini, n… ne sièques des sièques… – Oui, des siècles des siècles, ma chérie, j’espère. On pourra se marier à l’Eglise, si tu veux – je me ferais baptiser… Elle a regardé vers le ciel, émue. Oui, c’était pour ça, peut-être, que elle était sur la Terre. Pour conduire Gérard vers le Seigneur… Elle s’est signée, comme il faut faire, quand on pense au Seigneur, si fort. – a… aloh j… je v… vas pas s… sauter du pont, d… demain… – Mon Dieu… Et elle a fait oui, avec son menton. – y… Il m’a k’éée p… pouh vous, j… géhah… s… c’est sûh… – Immense merci à Lui… de t’avoir créée, ma chérie… Ou… pour réparer son cœur, Gérard, presque cassé par une fille avec le même visage qu’elle, pardon… Peut-être venue du même village de Pologne, ou… mais… – m… mais j… géhah, p… pahdon, j… je s… sale m… mougnoule s… sans faih èsp’è… p… polak némile… – Par mariage, tu deviendras française, ma chérie. Si tu veux. Même si les Français sont si méchants, presque tous… Oh, oh… Mais… ça ne s’est pas passé comme ça, en vrai… Enfin, en téléphonant à la tutelle, Gérard a réussi à obtenir un sursis. Et Patrycja est venue habiter chez lui, bienheureuse. Mais… la docteur a refusé de signer les papiers, pour le mariage. Interdit. Et le prêtre a refusé aussi, en disant que le mariage c’est uniquement pour donner des enfants au Seigneur, pas se roucouler des âneries les yeux dans les yeux… Mais ils ont vécu ensemble, pacsés, heureux… des décennies, sans jamais besoin de danser ni faire du sport. Miracle…

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VISITE D’INSPECTION Je suis une femme franche et directe, c’est deux de mes très multiples qualités, supérieures – dont bien sûr la modestie ! non je rigole. Ouais, mais je sais pas ce que je vais dire au juste dans ce rapport à la con. Ça dépend peut-être comment les choses vont tourner, ou quoi, mais je prends un maximum de notes ici pour moi-même, à la maison (et en dehors des heures, putain !). Je vais faire une demande pour récupérer les heures, que la chef connasse me file une journée de récup’, au moins ! Bon, en tant que super-brillante assistante sociale, chargée spécialement de suivi et inspec-tion, je suis pas habituellement en première ligne des emmerdes crasses, je vérifie et je rapporte, c’est tout. Mais là, ça s’est passé très bizarrement. Enfin, j’avais lu le dossier, et ça semblait la routine, quoique c’était un truc tout bizarre, tordu : une handicapée mentale polak, naine et bègue, malformée (bonjour le déchet de l’humanité !) avait été récupérée avant son troisième suicide (programmé ! im-minent ! avec son renvoi prévu chez les débiles à Douai). Récupérée par un mec, qui l’avait prise chez lui, et il s’agissait d’aller voir comment ça se passait, un an après. Ou, plus vraisemblablement, de documenter pourquoi il fallait lui ôter cette garde un peu dingue pour revenir à une situation normale, avec la débile chez les débiles, sous camisole ou quoi si elle voulait se trancher les veines. Et à Douai d’où elle venait, bon débarras pour nous, à Lille – chacun sa merde, ses merdes à soi, moi je dis. Je sonne à la porte de l’appart’ (au cinquième étage sans ascenseur, la vache !) et un mec ouvre, un grand à lunettes l’air intelligent ou quoi (pas comme l’ouvrier qu’il devrait être normalement mais on s’en fout, y’a des anormaux dans chaque classe sociale, c’est bien documenté, cette loi scientifique, j’ai fait la fac, moi, j’aurais pu avoir le diplôme, facilement même). Le mec, l’air « poli » ou quoi, pas hostile ni méfiant, OK. Ni « rien à foutre », non, comme inquiet ou quoi, devinant ce qui les attend. Que je viens lui casser le truc, sa petite affaire de prostitution (je pensais) ou quoi. – Salut, c’est les affaires sociales, pour l’inspection ! V’z’avez rçu l’courrier ? – oui, j’ai pris ma demi-journée, pardon… Le contremaitre a accepté, exceptionnellement… – OK ! J’exige une chaise et une table, pour poser mes papiers ! Il me laisse entrer, et j’aperçois la minable petite débile, à moitié cachée derrière un coin du mur, de cube-chiottes et douche ou quoi, peureuse débile. – J’prends la chaise là, et la table là ! On était entré par le coin cuisine, et là ça semblait « la pièce », la seule, minuscule très nulle, putain. Un lit deux places, une armoire, un ordinateur, c’est tout ! Pas de télé, pas d’affiche de femme à poil, rien ! Sur la table de chevet, y a une photo de eux deux, leurs visages, à la même hauteur, trucage ou montage à la con, très nul. Dans un cadre en bois avec des cœurs ou quoi, super nul de chez nul, ouais, lamentable. Le mec va s’asseoir sur le petit fauteuil qu’il y a là-bas, et la débile s’appuie contre le lit, toute tremblante archi-nulle (trop petite pour monter dessus, ou voulant pas mon-trer sous ses jupes ou quoi, débile). Moi je rigole, de leur nullité, je sors le dossier, le papier pour prendre les notes. – Bon, alors ! J’vous interroge tour à tour ! Mais seuls ! Toi, connard, tu vas dans une autre pièce ! Et si y’en a pas, tu t’enfermes dans les chiottes, et tu m’fais pas chier ! Il s’est relevé, hésitant. – Allez ! Et plus vite que ça ! Il est allé vers la porte du genre-cube en face du coin cuisine. Et il a refermé derrière lui. Pas à clé façon chiottes pour de vrai mais on s’en fout. La naine avait l’air désemparée toute seule, moi j’ai souri, très forte, sûre de l’écrabouiller facile, cette nulle : – Bon, éh, c’est pas les arabes ou les polaks qui vont faire la loi dans ce pays, c’est nous ! Paf ! Si vous êtes pas jouasses, vous rentrez dans votre pays pourri à vous ! Elle n’a pas bronché, pas rebelle grande gueule, pas un cas difficile. OK, moi la soumission chez les inspectés, ça me va : – Et toi, minuscule connasse, je te pose les choses clairement : je suis un milliard de fois plus belle que toi, sale naine, et un milliard de fois plus intelligente que toi, sale débile, alors tu me dois le res-pect ! Tu baisse le menton, et tu dis « Oui, madame » ! Elle baisse les yeux peureuse, dominée, bien. – ou… ou-i, m… maname… – Et pour commencer, moi je fume, ça dérange pas, hop ! Tu m’files un cendrier, hop ! Elle sait ce que c’est, au moins, un cendrier ? – Ou une soucoupe, on s’en fout ! Ou un verre, ou une ptite assiette ! Elle va vers le coin cuisine, toute hésitante perdue. Et elle sort un marchepied de sous l’évier, et elle monte dessus, elle est lente, lente, presque insupportable, putain ! Je comprends qu’ils l’aient pas gardée, là où elle était en insertion ! Direction : chez les débiles !

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Et elle revient, timide peureuse, avec une assiette grande, n’importe quoi, pour des cendres ! Je lui prends, je tapote ma cigarette, je pose ça à côté du papier. Elle, elle se réinstalle contre le lit, debout appuyée. – Alors, toi, qu’est-ce que tu dviens ?! – ou… ou-i, m… maname… – Putain, que t’es con ! C’est fini, là, les présentations, tu réponds aux questions ! Qu’est-ce tu dviens, merde ! Elle rebaisse les yeux, catastrophée. Silence. – Réponds ! Ou ch’te vire d’ici à grands coups de pied dans l’cul ! – j… j… m… mèhci, p… pahdon… C’est sa réponse, à « qu’est-ce que tu deviens ? ». Putain, sub-débile, c’est bien ce que je pensais. – Pourquoi il te nourrit et tout, putain ? Tu lui rapportes ? Il te prostitue aux pervers pédophiles ? Vu qu’tu rsembles à une gosse de six ans, avec des gros nichons en plus ? Hein ?! T’es prostituée ?! Y’a pas de honte, avec moi, j’en ai vu d’autres ! Tu suces les mecs contre du fric ? Non. – Tu fais quoi, ici ?! – j… je nettoie, p… pah tèh… – Tu nettoies pas terre ?! Esclave débile ! – et… et nes toilettes, et… et na vaisselle… – Dans cet ordre ?! Ah-ah-ah, grosse dégueulasse ! Avec les mains pleines de merde, faire la vais-selle, bonjour les microbes ! Bééh ! Dégueulasse ! Elle tremble, super-nulle débile. – p… pahdon… – Et à part ça, tu fais quoi ?! – j… je n’attends m… mon j… géhah… s… sans déhanger… – Une vie de merde, quoi ! Elle semble presque choquée, par ma conclusion logique. – n… non, n… ne monheuh… in-fini… – Le bonheur de nettoyer la merde et se faire chier le reste du temps ?! – n… ne monheuh p… pèhsonne m… me k’i ap’è… et… et je ék’ih… nans mon jouhnal, et le helih… s… si z’heuheuse… ch… chaque jouh… – N’importe quoi ! Et pas d’cuisine, pas d’repassage, rien ? T’es trop con, tu foutrais le feu à l’appart’ ?! – a… avec j… géhah, m… mon géhah, n… n’on faih n… ne flan v… vanille, ou… ou w… wa de coco, n… ne samedi, n… n’y me fait k… confiance, s… si gentil, n… n’à n’infini… et y fait cuih… et… et des choses k… que j’aime, t… toujouh toujouh, m… mihacle… – C’est lui qui fait la cuisine ?! Oui ! – Et l’repassage ?! Putain, quel boulet, cette gonze ! – n… non, he-passage, p… pas mesoin… n… ne donner au… au p’essing, n… ne k… comme pouh aujouhn’hui… – Ah-ah-ah ! Et l’reste du temps, des plis archi-nuls aux vêtments ?! – s… c’est pas g’ave… – Et zéro amis pour s’foute de votre gueule ?! – z… ze ête l… l’amie d… de géhah, et… et… y… y n’est m… mon ami… t… tout seuls, z… z’heuheux… – Comme sur une île déserte ?! Au milieu de la ville, putain ?! Je le note : asociaux au dernier degré, putain ! Elle tremble, elle regarde vers le coin toilettes, elle voudrait qu’il soit là, qu’il réponde à sa place, moins connement. J’ai eu raison d’le virer. Pour écouter la débile au naturel. – Non mais, éh ! Connasse ! Quand j’parlais « des amis », ch’parlais pas d’amis-amis au pieu ! Mais des connaissances pour rigoler et faire la fête ! C’est ça la vie, putain ! – j… géhah et… et moi, on… on aime pas higoler, ai… aime pas l… la fête… p… pahdon… – Quelle vie de merde, putain ! Rester dans son trou, à s’regarder à deux, comme zéro ! Bonjour l’ennui ! A chier ! Y va en avoir marre, vite fait ! Marre de toi ! Y va te lourder ! Putain ! Y devrait déjà t’avoir virée, à mon avis ! Et une femme ça doit avoir sa dignité : tu dois lui dire merde la première, tu dois l’envoyer chier avant que ça te tombe sur la gueule, moi je dis ! Elle est toute triste, malheureuse, sans bouger son cul, connasse. – Et j’vois qu’vous avez pas d’télé ! Y rgarde les matches de foot où ?! Au café du quartier ?!

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Non, elle fait, et c’est vrai que ces nuls, tout recroquevillés, ils doivent pas sortir. – Ou sur l’ordinateur, tous les matches ? Et toi les chaussures, les photos de gosses ? Lui les femmes à poil ? Toi les mecs super musclés, spornosexuels ?! Elle cligne des yeux, comme innocente, débile, oui. – Ouais-ouais, vous allez m’dire : Internet c’est pour la Culture, la pluralité de l’information ! Elle comprend pas de quoi je parle ! – Eh, Internet, tu sais s’que ça veut dire ?! Elle fait non, évidemment, trop conne ! – Qu’est-ce que vous rgardez, avec cet ordinateur, là ? – j… géhah n… n’y d… dessine d… des avions bipoutes… n… n’en dessin v… vectohiel… s… si beaux… nans les nuages… – Quoi ?! N’importe quoi ! Ça existe pas ! – é… et moi j… je n’a a… app’i t… taper, n… nak’ylog’aphier… a… avec un p’og’amme y… il a t’ouvé, j… géhah… a-cheté pouh moi, s… si gentil… et… je tape s… son jouhnal, et… et le mien… je ête heuheuse f… faih ça, t… tennement… p… pas t’è vite mais p… pèhsonne y me dispute… et a… ap’è imp’imé p’op’, k… comme un liv’… b… bien… – Hein ?! Sûrment pas ! Y’avait écrit dans ton dossier qu’t’es illettrée, tu sais pas lire, pas écrire ! – j… géhah n… n’il a a… adopté m… ma langue… – Le polak débile ?! – n… non, l… le fhançais f… phonétique en lett’ s… standah… il dit s… ça s’appelleha, s… c’est m… manifique j… génial, il dih… – C’est nul, archi-nul débile, putain ! On a la plus belle langue du monde, et on vous dit merde à tous les deux ! Crotte de bique ! Putain ! – i… y dit n… ne mien, de langue f… fhançaise n… ne hégulier et t’anspahent… n’y auhait plu’ mesoin de p’ofesseuh… les enfants s… sehaient intennigents k… comme nes petits fin-andais… – Mon cul oui ! Les Français (de souche !) sont les plus intelligents du monde ! Nous ! Cocorico ! Et moi j’étais la meilleure de la classe, en plus, quand j’voulais ! Même en orthographe, super facile, pour moi, si j’avais voulu, vraiment ! Mais elle a pas l’air convaincue, elle comprend rien à rien ! – j… géhah i… y t’availle l… le soih… n… ne faih un p… p’og’amme t… tuhbo-p… pascal, p… pouh t’aduih au-tomatique, d… dans ma langue, l… les choses, s… si gentiment, m… mèhci j… géhah, n’à l’infini… – N’importe quoi ! C’est complètment con ! T’es ignare, t’es nulle, t’es incapable : point-barre ! – y…il dit z… ze ête l… logique, k… comme lui, s… c’est mèh… v… veilleux… – Non, c’est nul, super nul, et c’est moi qu’ai l’autorité, j’te rappelle ! Il a que le truc temporaire, c’est moi qui décide, si j’arrête ces connries, là !

Mais attends, elle a pas parlé de l’important (à part le cul) : – Mais attends, ordi ou télé : le sport ! Les victoires des Français ! Les actualités ! T’en as pas parlé ! Elle comprend pas de quoi je parle ! N’importe quoi ! (Et je veux lui demander après pour les réseaux sociaux, la vie sociale quoi, merde, mais y’a rien à tirer de cette conne bouchée). Moi je tends le bras (l’ordi est sur la table, à côté de mes notes – où j’ai marqué que « asociaux ! » jusqu’à mainte-nant) j’allume le truc. Ouais, y a une imprimante sous la table, mais, merde ! : la prise de téléphone dans le mur est vide ! Sans prise ni Wifi ni rien ! – Vous êtes pas connectés ?! Elle répond pas, cette nullarde, comme si elle connaissait pas le mot ! – Un ordi, c’est pour Internet ! Vous avez pas Internet ! Eh ! Vous avez un téléphone au moins ?! Un portable ? Elle fait non, putain ! J’écris ça : « pas Internet, pas de téléphone ! ». Ça me semble valoir « motif de retrait de la débile », ce mec est un asocial complet ! Putain ! L’écran s’allume, et comme icônes, il y a que des trucs débiles, anormaux (j’ai fait une impression écran, pour le dossier – ça a dû lui bouffer un max d’encre, chère et tout, mais on s’en fout : c’est lui qui paye !). Ces trucs à cliquer, c’est : « Le journal de Patrycja/lê jûrnal de patrisya », « Le journal de Gérard/lê jûrnal de jérar », « Mes avions bipoutres/mé z avyö bipûtr », « Mes romances à l’eau de rose/mé z istwar d amûr », « Probabi-lités et trigonométrie/kalkul », « Cours de Polonais/kûr de polonè ». C’est tout ! Pas Internet ! Pas de foot et pas de femmes à poil ! Pas de mode et pas de chaussures ! Au fou ! J’imprime ça, comme preuve à charge ! Pour un mec normal, il y aurait les liens vers Playboy et L’Equipe, comme mon mari, et pour une femme normale, comme moi (enfin : moi je suis mieux que normale, mais c’est pour dire « au moins normale »), il y aurait les liens vers les boutiques et la vie des stars, des champions mus-clés, enfin, c’est tellement évident ! C’est quelle planète débile extraterrestre, ce cinquième étage ici ?

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Au fait, le machin « trigonométrie » à la con, ça me rappelle le lycée débile, quand on était ados, avant que je fasse la fac et tout. Moi à quinze ans, je m’étais amusée à séduire le plus matheux de la classe, à lunettes, en jouant les timides amoureuses en secret, et il est tombé dans le panneau ! Yes ! Première victoire à mon compteur de séduction ! Avant mille succès au moins ! Je sais plus comment il s’appelait, le mec aux équations à la con, il est mort les vacances après. Ouais, je l’avais envoyé chier, une fois accroché, même pas bisouillé rien, il s’est suicidé, crevé, on a bien rigolé avec les copines ! Moi je dis que les maths c’est pour les débiles, et il incombe aux femmes super-bien de débarrasser la planète de ces connards (et j’étais déjà femme à l’époque, j’avais fait ça avec le gode à la grande sœur d’une copine, j’étais super en avance, géniale). Et ce nouveau connard à lunettes, là de ce cinquième étage, éh ben : en lui prenant sa débile, j’espérais bien qu’il allait se tuer aussi, pas continuer à faire chier le monde, défigurer la planète en étant un cas social à moitié caché, à la con ! Y me restait juste à le mettre minable, le nez dans sa merde. A commencer par sa morveuse naine dé-bile, la casser menue : – C’est quoi s’cours de Polonais à la con ! Pourquoi il apprend ton polak à la con ?! Tu m’disais qu’tu parles le Français et pas le polak de merde ! T’as menti en plus ?! – s… c’est j… géhah n… n’il dih… s… si un jouh j… je henvoyée en… en Polonie, p… pah la f… fhance m… méchante, y… y viendha n… n’avec moi… s… si j… gentil, m… mais… n’y faudha on… on pahle l… la langue, m… mais c’est n… nifficile, p… pahdon… – Ouais, ça vous pend au cul, ce renvoi ! Ça srait Bon débarras, pour nous ! Noble France ! On mérite mieux que des merdes comme vous deux ! – p… pahdon, p… pahdon… – Et d’abord ! Pourquoi vous avez pas l’téléphone ?! Explique, allez, obligée ! Sinon tu vires ! – p… pouh n… nous p… p’otéger d… du monde m… méchant… – Bordel ! Quels cons vous êtes ! Et toi, tes parents t’ont lourdée chez les débiles, j’crois, hein ? Mais lui, il a pas d’parents, de frères et sœurs ? Y sont ici à Lille ?! Vous vous voyez ? Comment ?! Sans téléphone pour organiser, putain ! Au lieu de me répondre à tout, elle dit rien, cette conne, comme dépassée, et y faut que je répète les questions une à une ! Ouais, il a de la famille, à Toulouse, très loin. Il va téléphoner d’une cabine publique ! (ça existe encore, apparemment, comme si les portables de chacun existaient pas !) Leur téléphoner, chaque mois ! Une fois par mois, putain, le connard, de fils indigne ! Moi si mes gosses me traitaient comme ça, je les enverrais chier, déshérités et tout le bordel ! Putain ! Qu’ils ail-lent se faire foutre ! – Et toi t’as jamais vu sa famille ?! Non. – Y te cache ?! Il a honte de toi, ptite crevure de merde ?! Elle a les yeux mouillés, la conne. – y… y leuh a p… pahlé ne moi, s… si gentiment… – Pour dire quoi ?! Ah-ah-ah ! Raconte ! Que j’rigole ! – d… dih y… il est heuheux… a… avec moi, g… g’âce a… à moi… p… petite fée… de g’âce et j… gentillesse, toute… n… n’angelle mihacle… – Connries ! Mais, à propos de « ange » justement : j’ai lu que t’es malformée, imbaisable, alors : qu’il te défonce le cul, toi naine en plus, avec le cul minuscule, ça te pose pas de problème, ça t’va bien comme ça, sale pute ?! Avec son sexe pourri plein d’ta merde puante ?! En plus d’la douleur ?! Elle cligne des yeux, comme si elle ne comprenait pas. – n… n’y m… me p’end d… dans ses b’as… s… si j… gentil, n… n’a n’infini… je z’heuheuse a… mouhih… – Et avec son gros sexe puant, vous faites quoi ?! Elle cligne des yeux, perdue. – n… non, n… ne z’habiller b… byjama, d… dans nes toilettes, p… pas t… tout nus n… n’au miyeu… – Quoi ?! Rien ?! Y s’passe rien ici ?! Elle ne comprend pas, cette conne sub-débile à la con ! – Tu lui donnes pas ton cul ?! En échange de… cette place ici, pas sous les ponts, à t’faire violer, défoncer le cul par des bougnouls ?! – j… je l’aime, m… maname… – Tu l’aimes comment ?! En faisant quoi ?! – j… je ‘ui donne m… mon cœuh… n… n’a n’infini… et des bises, m… miyons de bises, n… nans son épaule… s… si m… mèhveilleux… – C’est tes nichons, vot’ truc ?! Le truc entre les nichons ?! « Baise aux nichons » ou quoi, j’sais pas comment ça s’appelle ! A cause qu’t’as des gros nichons, salope ! Rapport à ta taille de crevure, parce qu’ils sont nuls quand même, un bébé y trouverait pas plus que moi, si t’étais une femme, avec des

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gosses, mais t’es qu’une crevure, une nulle ! Toutes les autres sont mieux que toi ! Ton mec y va te lourder et prendre une autre, j’suis sûre ! Elle pleure, la conne ! – Réponds ! Il te fout son sexe entre les nichons, et t’y vas d’la langue ou quoi ?! Elle comprend pas de quoi je parle ! Archi-nulle, de pucelle à la con, putain ! – T’es vraiment trop nulle, putain ! Y fait ça avec des prostituées ?! – m… mon géhah, n… n’il est f… fidèle, j… gentil n… n’à n’infini… – Mon cul, oui ! Tous les mecs sont des porcs ! Qui pensent qu’au sexe ! – s… sauf m… mon j… géhah, m… mon p’ince ch… chahmant… – Complètment nul, tu veux dire ! Eh, ouvrier, ce ptit studio minab’ ! Et qu’il ait pas l’sou, tu t’en fous ?! – j… je l’aime, m… mon géhah… s… c’est un miyah f… fois p… pluss impohtant k… que les choses, d… de acheter… – Ah ouais ?! Moi je souligne, en triple trait : A-SO-CIAUX ! Putain, on va les rtrouver à bouffer des racines dans la montagne, c’est la préhistoire, archi-nul ! Elle a l’air de réfléchir, de chercher les mots. – Vas y ! Accouche ! Tu veux dire quoi ?! – j… géhah, m… mon géhah n… n’il a dit y…y se sent coupabe, n… ne ête heuheux m… main-denant… – N’importe quoi ! – a… aloh y… il va donner s… son sang, ch… chaque t… t’imeste… m… maindenant… m… même s… s’il aime pas les piqûh… offhih son sang p… pouh les blessés, m… mon hého… Héros, pour une ptite piqûre archi-nulle de connerie à la con ? Moi je donne pas mon sang, putain, après ils le vendent ou quoi, et des seringues qu’ont trainé je sais pas où, à te refiler le SIDA ou quoi ! Ils disent que non, à usage unique ou quoi, soi-disant, mais dans le doute : moi je leur dis merde, et j’ai raison ! (En plus que se faire piquer, aïe ! sans obligation légale de vaccin ou quoi, ça va pas la tête, non ?). – C’est nul ! Et toi, tu donnes ton sang aussi ?! Pour gagner ta place au Paradis, avec cette croix de merde autour du cou ?! Connasse ! – j… géhah n… n’il dit s… c’est p… pas p’udent p… pouh moi, d… donner sang… a… à cause m… mon anémie j… gentille… – « Anémie gentille », ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Qu’il est con ! – n… non, n’il est s… si gentil, a… à infini… – Ta gueule : c’est moi qui juge, les gens ! Ch’uis super-spécialiste, toi t’es encore moins que super-nulle ! Eh, d’abord, j’y pense : vous allez où en vacances ?! Elle fait non. – Vous partez pas ?! Non ! Nuls ! Putain ! J’ai jamais vu ça ! Enfin si : y’a des cas sociaux qui partent pas, j’ai déjà vu ça : parce que le billet d’avion jusqu’à leur bled bougnoul est trop cher ou quoi ! Ou jusqu’à la Po-logne pourrie pour cette ptite Polak de merde, mais le mec, bien Français, il a aucune excuse ! De pas aller à la plage reluquer les gonzesses ! (Même si le monokini de quand j’étais jeune, c’est plus vrai-ment la mode). – Il a quand même une grosse bagnole ? Super-virile ? Même si vous roulez trois fois rien ! – m… magnole, s… c’est v… voituh… ? – Evidemment ! Connasse ! – on… on p’end n… n’autobus… y… y m’a app’ende… k… comment n… ne p’ende, s… si j… gentil… n… ne z’èspliter s… sans se fâcher… z… z’èspliter encoh… – C’est nul ! Archi-nul ! Un mec qu’a pas d’bagnole, c’est un sous-mec, une espèce de sale arabe ou quoi (qu’envoie le fric au bled, sales arabes ! A plomber notre économie avec leurs connries !). Pu-tain ! Et pour le fric, vous, vous faites comment ?! C’est lui qui encaisse ton alloc de handicapée ?! – n… n’on a f… faih… un… k… compte j… joint, s… ça s’appelle… – Merci, j’connais ! Ch’uis pas débile, moi ! Elle baisse les yeux. – Et y prend tout ton fric ! T’en rvois pas la couleur ?! – n… n’y m’a è… èsplité p… pouh nemander n… ne ahgent, n… n’à la banque… s… ça s’appelle… Ah ouais, des fois que je connaisse pas le mot « banque », comme elle avant, qu’elle est con ! – Ouais-ouais, et t’y vas jamais, connasse de timide à la con ! Et du coup, c’est lui qui prend tout ! – n… n’y m… m’a mont’é, p… pouh l… la machine, d… de billets, m… mais j… je pas assez g… ghande taille, t… toute seule, p… pahdon… – Ah-ah-ah ! Ouais c’est des machines pour les adultes, pas pour les gosses et les nains ! Les cre-vures ! Ah-ah-ah !

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Ça l’a même pas fait rire, cette nullarde. Moi je trouvais ça super-cocasse, mais elle compre-nait rien à rien. – Mais, merde, à rien acheter tout le temps : vous z’êtes pas à la mode, rien, nuls, tu t’en fous ?! Oui. Comme un aveu (qui vaut à mon avis : renvoi chez les débiles, au trou, poubelle !). – j… géhah n… n’y me t’ouve j… jolie, l… la pluss jolie du monde, n’il dih… si gentil n… n’aveugue… s… c’est k… que ça k… que compte, au monde, p… pouh moi… – Que t’es con ! Etre belle, c’est se plaire d’abord à soi-même ! Les mecs, c’est tous des cons, ils aiment pas nos talons, nos bijoux, nos maquillages (toi t’as rien de tout ça, nulle !), les mecs on leur dit merde, on fait s’qu’on veut ! Avec leur fric ! On a bzoin d’mecs avec du fric, merde ! Elle est pas d’accord ! Alors que moi je lui dis La Vérité du monde, elle est trop con pour même seulement la recevoir et dire Merci ! Moi, je suis experte : mon mari est marchand de biens, super à l’aise côté finances, j’ai chopé le bon numéro ! Et c’est normal que ça tombe sur une brillante comme moi, mais normalement il faut qu’elle soit super-jalouse, de moi, la naine débile ! Pas contente de sa petite vie de merde ! – Et vous allez danser en boîte ?! Au moins ! – n… non, ou… ouf… – Quoi : « ouf » ?! – ch… chez nes démiles, z… ze étais t… toujouh p… punie, k… que hefuser d… danser… – C’est bien s’que j’disais : t’es même pas humaine, t’es qu’une larve pourrie, sub-débile ! Pas finie ! Nous, les femmes, les vraies, pour nous la danse c’est le plus génial au monde ! Super jouissif ! On se secoue les roploplos, c’est super-bon ! Disco, yeah ! Boum-boum-boum ! Et ça compte même pas comme masturbation ! On fait ça en public ! A s’donner en spectacle même ! Toi qu’as même pas de sexe interne, tu connais rien à ces trucs, t’es nulle, simplement nulle ! – n… n’on écoute m… musique t… t’è belle, a… avec j… géhah… – Mais sans danser, ça vaut pas ! C’est quoi, votre musique à la con ? Du rock métal ? – k… que ch… chante n… noucement… un peu t’iste… m… miki n… nioubéhi… d… donne w… wiyams… et… k… que je p’éfèh encore… nes teen ballads… – Des conneries sirupeuses de pré-ado ‘ricain, attardé, à la con ?! Elle fait Non, sans même connaître un mot d’English, connasse, je beugle : – Si ! Mais elle fait non, putain, elle ose me tenir tête, comme si elle avait raison et pas moi, elle avec son pois chiche dans le crâne en guise de cerveau ! – Tu m’dégoûtes, débile nullarde pourrie, de crotte de merde ! J’vais lui dire, à lui, que t’es une nul-larde petite crotte, qu’il peut trouver super-mieux facile ! Vas l’chercher, lui, maint’nant ! En pleurant, sans bruit mais toute larmoyante, avec les larmes qui coulent dégueulassement, elle va vers les chiottes. Et au lieu de taper sur le machin en bois ou quoi, elle murmure : – j… j… géhah… – Putain, connasse, y va pas entendre ! Eh, connard ! Sors de ton trou à rats, putain ! Et la porte s’ouvre et il a l’air tout niais, de voir la connasse en larmes, connard à la con ! – oh… Pätricia, ça va ? ma chérie… – Ramène-toi par ici ! Il fait une caresse sur la joue de la naine, et il vient, avec elle, et il s’assoit sur le lit, en prenant les épaules de la naine, debout contre le lit, à la place où elle était tout à l’heure. Comme un con, il a même pas repris le fauteuil, comme pour rester près d’elle, mais je suis pas trop d’accord : – Toi, la débile, tu tais ta gueule ou tu vas dans les chiottes, au choix ! Elle tait sa gueule, bien. Et je pense qu’elle va continuer à taire sa gueule, c’est pas comme le mec, qui aurait répondu pour la conne à sa place. – Alors, mec ! La ptite me dit des trucs tout nuls, à chier, et j’en conclus qu’vous êtes des asociaux complets, archi-nuls, sans voir personne, rien ! C’est ça ?! Il cligne des yeux et regarde vers elle, qui baisse le menton, coupable, nulle. – euh… si… Patricia… souhaite qu’on… voit des gens, ou… Elle fait non, de la tête, et je beugle : – J’avais dit : la naine, tu nous fais pas chier ! Allez, hop, tu vires dans les chiottes à ton tour, casses-toi ! Et elle est partie, toute en larmes encore. N’importe quoi ! – Alors toi ! Réponds-moi ! C’est quoi cette vie en société tout recroquevillés ou quoi ?! A part ton boulot à l’usine, mais quoi, ça suffit pas ! Merde ! Ça existe pas ! C’est quoi ce bordel moitié pervers ou quoi ?! – c’est… une… « solitude à deux »… pardon… on était solitaires, Patricia et moi… solitaires tristes, très tristes, moi tout seul (par choix) et elle en foyer social (toute brimée), pardon, et… ensemble, tous

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les deux, on est heureux… Enfin, je suis heureux, très très heureux, maintenant (grâce à elle, auprès d’elle), j’espère qu’elle est heureuse aussi… Elle me dit qu’elle est heureuse, infiniment… avec les yeux sincères, vraiment… d’habitude, je veux dire, parce que… aujourd’hui vous la faites pleurer… – Si j’veux ! Ouais ! Ben c’est une vie de merde, moi je dis ! Officiellement ! Et je vais l’écrire ! Dans l’rapport, que vous allez prendre sur la gueule ! – c’est… le bonheur à notre idée… – L’être humain est social ! Tu sais s’que c’est un « être humain » ?! et l’mot « social », tu connais ?! Connard de prolo à la con ! – vos profs de socio étaient des ânes, je crois, sauf leur respect. – De quoi ?! Et c’est toi – ouvrier à s’que j’lis – qui va donner des leçons aux profs de fac ?! De l’Université ! Française ! – j’ai fait Polytechnique, avant d’arrêter, dégoûté… J’ai détruit, invalidé, les bases statistiques, c’était tout faux, aberrant, inexact… Les sciences humaines, prétendues sciences, sont encore pire, à pou-voir prédictif nul. Sans faillibilisme ni rien. Que du bla-bla a posteriori, avec fausses preuves par non-significativité, à petit risque de première espèce alors qu’on est dans un cas de seconde espèce, pour une validation d’hypothèse… [P.S. Je retranscris ça de mémoire, je me souviens pas au juste, vu que j’ai rien compris, si y’avait quelque chose à comprendre] – Merde, t’as combien d’Q.I. ?! – 189, on m’a mesuré, une fois. 183 quand j’avais six ans… – Merdeu ! Et qu’est-ce tu fous ouvrier, et avec une débile à la con, en plus, merde ! – j’étais dégoûté de tout, suicidaire pardon, c’est Patricia qui m’a guéri, qui m’a rendu heureux, infini-ment… Putain, ces mecs à lunettes, tous des tarés de suicidaires à la con, bordel ! Je lui gueule après, à celui-là, très très con : – C’est pas ça la vie ! Un vrai mec, ça saute un maximum de gonzesses ! En faisant très gaffe à pas les engrosser, pas s’faire piéger ! (Moi j’ai piégé un riche, bingo !) Mais tu nous fais quoi, là ?! – être heureux, platoniquement, délicieusement, pardon… – Putain ! Va voir une professionnelle, è va te faire sentir s’qu’est délicieux, dans la vie, merde ! Pu-tain, comme anesthésié du zguègue, j’ai jamais vu ça ! Il souriait, secouait la tête. Ça m’a énervé. – T’es impuissant ?! T’es un raté complet ?! Une chiure de mouche, toi aussi ?! – C’est… personnel, vous avez pas à poser des questions comme ça, je crois… – Si j’veux ! Sinon j’t’arrache ta débile à la con, la foutre chez les débiles, très loin ! Ah-ah-ah ! Alors : t’es impuissant, mec ?! – je sais pas… j’ai pas utilité de… la chose… – Un vrai mec, c’est super-fier de sa bite, tout au contraire ! Connard ! C’est toute ta personnalité qu’est dans ton braquemard, ta virilité, ton Honneur ! – je suis qu’un cœur, pardon… amoureux de ma pette Patricia, pardon… – Le cœur qu’on dit, c’est des conneries, éh ! C’est un jeu de mot pour parler sans l’dire de s’qui compte, en vrai : le cul ! Alors, s’faire tout un film sur « le cœur » ou quoi, c’est être qu’une femmelette de 11 ans sub-débile ! Ou 6 ans d’âge mental ! Comme ta crevure débile, de pucelle éternelle, à la con ! Et c’est encore bien pire quand t’es sensé être un mec ! Un vrai mec, merde ! Et pour mériter une gonzesse, y faut être un vrai mec, moi je dis ! J’parie qu’si t’étais triste ou quoi, avant la naine, c’est pasqu’une gonzesse t’avait envoyé chier, et elle avait raison moi je dis : t’es pas un vrai mec, t’es une merde sans virilité ! Et paf dans ta gueule ! Et dans ton cul ! Il ne dit rien, mais il a l’air de me mépriser totalement, ça m’énerve ! – Réponds ou je vire la débile ! Une femme t’a lourdé, avant que tu la trouves elle, la débile ?! Ré-ponds ! Il fait Oui, et moi j’éclate de rire. Mais il est pas content et je lui chie à la gueule : – De quoi ?! Tu penses que j’suis une sale truie ?! Une chienne ?! Moi ch’t’arrache ta crevure de merde, j’la refourgue chez les débiles, tu vas voir si on s’fout d’ma gueule impunément ! – et je vais porter plainte pour harcèlement moral, viol de la vie privée, votre carrière serait finie… Blâme et licenciement, destitution de la fonction publique, sans indemnité et annulation des points-retraite… Article 483 du code des procédures, alinéas D et E. Putain, merde, un mec surdoué à la con, pouvant fouiller les textes et tout, merde ! – Eh ! T’es ouvrier, de merde ! Tu sras pas crédible une seule seconde ! – Un avocat, même commis d’office, se fera un plaisir de vous casser, de gagner. Vous devriez pas tenter le diable, laissez-nous vivre en paix, ma petite chérie et moi… – Mais, merde ! T’as pas au moins envie d’lui peloter les nichons ?! A ta naine aux gros nénés ! L’honorer, merde quoi, è se croit super-laide, repoussante !

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Ça le faisait réfléchir. Pas pour me dire une connerie à la noix, apparemment. – Allez : sur ce, moi j’me tire, j’ai assez vu de cas débiles à la con pour aujourd’hui ! De sales arabes, de connasses roumaines, et de vous deux, débiles ! Ratés ! Pareils ! Et re-paf dans ta gueule à lu-nettes ! De miro à la con ! J’avais eu le dernier mot ! Yes ! (Je gagne toujours). Et je suis partie, triomphante, comme d’habitude, toujours.

Le mec, il a pas dit au revoir, il a pas fait sortir la naine pour me dire au revoir, non. N’importe quoi. Mais moi je prends des notes maintenant, des fois qu’il porte plainte ou quoi, merde ! On a tous les droits, nous, normalement, mais je suis pas allée fouiller les textes pour vérifier. Je sais même pas où ça se trouve, et on s’en fout. Enfin, par prudence ou quoi, je vais pas entamer toute une procédure pour lui enlever la débile, je les laisse croupir dans leur putain de vie de merde (sans télé et sans télé-phone ! sans cul ! rien !), et ils verront bien, les services officiels, à la contre-visite, dans cinq ans. Tant pis pour eux. Leur vie de merde, ils l’ont bien méritée, moi je dis, à refuser d’écouter les gens sensés ! Les gens bien, pas comme eux ! Et si le mec y me cherche la merde, en attaquant le premier, moi je lui fous au cul une expertise psychiatrique ! Il a été suicidaire, il m’a dit, on le foutrait à l’asile, facile ! Sans compter que… être amoureux d’une crevure de merde, c’est insulter la femme digne de ce nom ! Intolérable ! En prison ! Ou à l’asile, c’est tellement aberrant que c’est pas humain, c’est n’importe quoi ! C’est les services sociaux qui détiennent la vérité et montrent le droit chemin – et moi en particulier, ma chef étant très conne (je vais prendre sa place, ça sera bien fait pour sa gueule à elle, salope). Et point final, yes ! (Je gagne toujours). Eh, sachant que les mecs sont nuls, « femelle dominante », comme moi, c’est le top du top !

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CONFÉRENCE RELIGIEUSE Pour l’anniversaire de ses 30 ans, Gérard a reçu des cadeaux, de sa famille, sans grand inté-rêt : un four à micro-ondes, un livre de voyages, un plat de cuisson en plastique. A son travail, sur-prise : les collègues de l’usine s’étaient cotisés et lui ont offert un chèque. De soixante Euros (à peu près deux Euros par ouvrier si tout le monde avait donné dans l’atelier 2C2), soit – au total – presque le salaire d’une journée de travail (le sien tout au moins, au salaire minimum de dix euros de l’heure). Que faire de « tout cet argent » ? A la pause-café où on lui a remis, ça a d’ailleurs été sa première réaction : – Merci beaucoup, mais qu’est-ce que je vais faire de tout ça ? Il y a eu des ricanements, des allusions salaces, des suggestions fooballistiques. Bof. Mais Ahmed a eu une remarque intelligente : – Hé, demande-toi un peu : qu’est-ce que tu voudrais le plus au monde ? combien ça coûte ? est-ce que ces sous t’en rapprochent un peu ? Hein ? – Heu, oui, merci Ahmed. Et il a donc longuement réfléchi, mais pour rien, apparemment. Ce qu’il aurait voulu le plus au monde, c’était une photo de sa petite pâtissière adorée, mais cette photo n’était pas à vendre (et c’était impossible à demander). Sa sosie Lucie avait refusé, de le revoir ou lui envoyer une photo d’elle maintenant, dix ans après leur dernière entrevue (il en était tombé du cinquième étage…). Donc il en resterait éternellement à ces « ‘soir, manemoiselle », « merci infiniment, manemoiselle », répétés 140 fois à ce jour, à la pâtisserie. Enfin, il y a repensé des jours et des jours, et… l’illumination est venue une nuit. Pas pour sa photo, mais pour un « rendez-vous » possible avec elle… Et le vendredi suivant (elle ne travaillait à la pâtisserie que le vendredi après-midi, pour de mystérieuses raisons) : – ‘Soir manemoiselle… – s… soih m… meu-s… sieu, m… mèhci… m… mèhci… Et elle allait lui chercher sa part de flan traditionnelle, sans qu’il ait besoin de la demander. Routine. Mais au lieu de la regarder emballer le petit gâteau, il a… parlé : – Manemoiselle, je… suis ouvrier, mais… aussi : auteur, amateur (pas publié, bien sûr). Et… j’écris une nouvelle, sur des personnages chrétiens, mais je… j’y connais rien, et… vous, vous avez une croix autour du cou… Elle a rougi, porté la main à sa croix, elle s’est signée. Pardon, euh, est-ce qu’elle rougissait qu’il ait regardé sa gorge (même si elle n’avait jamais de décolleté, pudique mignonne). – Et pour mon anniversaire, de 30 ans, mes collègues m’ont offert un chèque, de 60 Euros. Est-ce que… je pourrais… vous « embaucher », une heure, payée 60 Euros, pour que vous m’expliquiez votre religion ? Elle chancelait, comme saoule, la pauvre, prise totalement au dépourvu (par ce client d’habitude silencieux comme elle). Pardon. – Vous pouvez dire « non merci », bien sûr. Voilà, on se dirigeait tout droit vers cette issue, mais il aurait essayé. Tendu la main, à moitié. Mais la petite jeune fille naine a tourné la tête, levé les yeux vers les siens, comme illuminée elle aus-si, à son tour. – v… vous p… pas k… c’oyant… ? Sans yeux froncés et sans haine, comme une sainte, oh petit ange… – Ma famille était athée, moi je suis sceptique un peu, pardon… Elle ne pliait plu’ du tout le papier, elle serrait sa petite croix, semblant trouver là une force prodigieuse. – z… ze seha t… tennement t… tennement z’heuheuse v… vous z’èspliter… Miracle ! Il a regardé le plafond, le « Ciel » à travers, mais il n’y avait pas de souffle divin ni rien, qu’un plafond et une ampoule, pendante. Enfin, ils se sont donnés rendez-vous, le lendemain matin samedi (il avait envisagé « dans un mois », mais elle semblait très pressée, de le convertir ou quoi, et il était consentant – pour elle, il aurait fait n’importe quoi, et se faire baptiser ne le dérangeait pas). La nuit qui a suivi, il a dormi comme un bébé, réconcilié avec la Terre entière… Et il s’est levé aux aurores, pour prendre les premiers bus l’amenant Rue Saint Jean. Il était plus d’une heure en avance, mais la petite jeune fille était déjà là ! Merveilleuse… et toute émue, radieuse comme jamais il ne l’avait vue… Elle semblait se croire investie d’une mission divine : convertir un mécréant à La Véri-té ou quoi, pauvre chérie, naïve gentille… (il avait entendu des clients la traiter de « débile mentale », mais il n’aimait pas cette explication). – ‘Jour manemoiselle… – j… jouh, m… meu-s… sieu, m… mèhci, m… mèhci…

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– Merci à vous. Je vous donne les soixante Euros tout de suite ? Elle s’est signée, et elle lui a dit, illuminée : – s… c’est g… ghatuit… s… c’est… un bonheuh, n… ne pluss beau jouh… n… ne toute ma vie… ?? Apparemment touchée par une grâce mystique ou quoi, pauvre chérie. Il s’en voulait un peu d’avoir profité de cette naïveté en elle, via ce caractère religieux qu’il ne connaissait pas. – Merci. Euh, je peux vous payer un petit déjeuner, au moins, un café-croissant ou quelque chose ? Elle a fait non, et il a pris peur, d’avoir froissé quelque chose, mais elle a expliqué, très genti-ment : – z… ze pas z’inténnigente, p… pahdon, z… ze n’a mesoin l… l’aide nu Seigneuh… dans nes nuages, au-nessus… – Très bien, oui, pas de problème. Elle s’est signée encore, toute heureuse qu’il accepte sa réserve, son refus. – s… si v… vous pouvez m… me dih… s… simpement… p… pouhquoi n… ne deman-ner a… à moi… pas n’à u… une pèhsonne n’intennigente… ? Il a avalé sa salive, perdu. Euh… – Je… euh, c’est pour mon livre, mon histoire… comprendre comment la religion est vécue, de l’intérieur… et je suis sûr que vous êtes honnête, infiniment honnête, manemoiselle… Elle a levé les yeux au Ciel, radieuse. Il a conclu : – Si j’avais eu le choix entre une heure avec le pape et une heure avec ma petite pâtissière chré-tienne… Elle a fait une petite moue, semblant dire « oui, évidemment, mais le souverain pontife n’est pas dérangeable »… – Eh bien, j’aurais choisi une heure avec ma petite pâtissière, je le jure… Elle a rougi très fort, en chancelant encore, comme hier, comme saoule, la pauvre… – On va s’asseoir sur le banc là-bas ? – m… mèhci, n… n’infini… Ils y sont allés, au très petit pas de sa « copine », naine et anémique, gentille. Il était heureux, d’être près d’elle. Et le plus incroyable était qu’elle ne voulait même pas des 60 Euros en question, n’exigeant sans doute que sa conversion (et peut-être qu’il achète un cierge à 60 Euros, oui). On ver-rait bien. Elle s’est adossée au banc et il s’est assis. Pendant qu’elle se hissait là, pardon, c’est trop haut pour les personnes de petite taille. Voilà, assis, tous les deux. Elle a regardé le Ciel encore, elle semblait chercher les mots. Silence. – z… ze n’a pas l… les lives, n… ne vous donner… – C’est pas grave. Je préfère que vous me disiez. Un résumé ou quelque chose. En quoi la religion transforme votre vie, votre regard… Elle a avalé sa salive, un peu toute perdue. – Non, pardon… Je vous laisse dire. Vous disiez : « vous n’avez pas les Livres, à me donner ». Elle a hoché le menton. – et… et z… ze sais pas lih… Elle ne savait pas lire ? – C’est pas grave. Vous avez la foi, visiblement, c’est plus important. – m… mèhci… En se signant encore, heureuse, bienheureuse… (il s’en voulait un peu de… presque « men-tir », en faisant semblant de s’intéresser à sa religion plus qu’à sa compagnie, sa beauté infinie). – z… ze n’awè pas comp’i… a-avant… s… c’est quoi n… na heligion… Mh ? Avant quoi ? – et… et pouhquoi je êteu née… ?? Elle ne comprenait pas pourquoi elle était née ? Mais il n’y a rien à comprendre… – et pouhquoi je n… na chance n’êteu suh voteu chemin… La chance d’être sur son chemin à lui ?? – s… cent quahante un f… fois… Elle avait compté (elle aussi) ses 141 visites ??? Elle avait un compte mental pour chacun de ses dix ou cent clients fidèles ? – n… ne Seiyeuh Zésu-K’i… On y venait, oui : le Seigneur Jésus-Christ. – n’y n’est cehui que n’a n’inventé n… ne pensée l… « le faibe n’y vaut mieux que le foh »… Il a souri. – Oui, je suis très d’accord : ma faible petite pâtissière vaut tellement mieux que les clients méchants, qui l’écrasent et l’insultent.

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Elle était ébahie, chancelante. – v… vous z… Zézu-K’i… n’a heviendé suh Tèh… ? Hein ? Est-ce qu’il était, lui, Jésus-Christ revenu sur Terre ??? – Euh, je sais pas, pardon. Je me souviens pas, d’où je viens. Personne se souvient, je crois, d’avant sa « naissance ». Et les bouddhistes pourraient avoir raison, qu’on était fourmi ou moustique, avant, oui. La petite pâtissière a souri, très doucement. – v… vous me dih… : qui c’est que n’a k’éé ne monde… Ça semblait l’introduction à la première leçon religieuse qu’elle ait reçu, elle. – Euh… je sais pas. J’avais l’habitude de répondre (aux démarcheurs religieux) : Celui qui a créé le monde, c’est peut-être Celui qui a créé Dieu, mais… je préfère dire : c’est la partie de moi qui rêve ce monde, peut-être. Elle a tressailli, comme impressionnée. – ou… ou-i, v… voteu p… pèh… – Mon « père » ou une autre partie de moi, inaccessible. Pouvant bouger les montagnes, oui. Elle a joint les mains, comme en prière. Pardon. – Mais, manemoiselle, chacun… chacune, peut se dire pareil. A votre place, vous pouvez pas savoir si vous rêvez… si c’est pas une partie de vous qui rêve ce monde… Elle a reniflé, elle était au bord des larmes, oh… – t… te s… c’était t’au beau, s… ce hendez-vous n… n’avec l… le pluss zentil monsieur nu monde… ??? C’était lui qu’elle désignait comme « le plus gentil monsieur du monde » ??? – Non, je… je disais ça pour rire : vous ne rêvez pas, manemoiselle… Ouf, réconfortée, et toute timide rougissante à nouveau. Il n’a pas ajouté : « je sais que vous ne rêvez pas mais moi je peux être en train de rêver, vous ne devriez pas me croire, la position est la même de votre pont de vue, si je ne vous rêve pas »… – v… voilà, n… na heligion, s… c’est ne faih tonfiance n… ne Seiyeuh z… Zézu-K’i… qui jugeha n… nes vivants et nes moh… ne punih les méchants… et ne pahadis pouh les gentils… – Merveilleux… Il y a eu comme un flash, et Gérard a vraiment cru à un truc divin ou quoi. Mais non : c’était juste un appareil photo. – Salut ! J’suis un artiste photographe, j’vous ai pris en photo, tous les deux ! Eh, c’est une naine pas une gosse ? ah-ah-ah ! Ouais, les nichons ! Cette photo d’vous c’est pas cher, et c’est un vrai souve-nir : soixante Euros ! Clé USB un giga comprise ! ?? Il a souri, et sorti les billets… Avec un regard vers les nuages. – Merci Seigneur Jésus… – s… ça é… éziste pas f… photo n… ne papier… ? z… ze voudhais t… tennement… m… moi z’aussi… – Ah-ah-ah ! Connasse, va ! Y va te tirer ça facile avec son ordi, tu sais s’que c’est qu’une clé USB ?! Elle a baissé les yeux, toute malheureuse perdue, et Gérard est venu à son secours. – Monsieur, ne l’insultez pas, s’y vous plaît. Oui, je lui donnerai cette photo de nous, sur papier, bien sûr. Le type a ricané, tendu la clé USB. Echangée contre les billets. Il est parti en ricanant : – C’est presque trop facile ! Avec les amoureux ! Et la petite jeune fille a rougi, toute. En hochant le menton…

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CE MESSAGE S’AUTO-DÉTRUIRA… De : Patrycja Niezewska A : Gérard Nesey Date : ---------- Titre : Ce message va s’effacer dans quatre minutes Contenu : Bonjour Gérard, C’est votre « petite pâtissière chérie » (et/ou sa sosie Lucie Métaiski !) qui vous parle ici. Lisez attenti-vement ce qui suit s’il vous plaît. N’essayez pas d’imprimer cet E-mail, la connexion avec votre impri-mante a été désactivée. N’essayez pas de prendre votre écran en photo, c’est affiché en mode sub-infra-rouge et votre appareil éventuel ne le captera pas. N’éteignez pas votre PC immédiatement en espérant conserver ce message : l’ordinateur est infecté irrémédiablement et se reformatera vide au prochain allumage. Lisez simplement ce message capital. Gérard, vous mettez en danger tout le système « humain » (improprement dit « humaniste ») et vous risquez d’être éliminé, par vous-même ou par tueur à gage officiel, faites très attention. Oui, vous avez lu « le meilleur des Mondes » d’Aldous Huxley, et c’était de la littérature. Vous avez lu les 4 Evangiles et détecté toutes les erreurs, auto-contradictions. Vous avez plus de 200 de Q.I. et vous êtes ouvrier, vous avez décelé le scandale des validations par non-significativité, vous avez mathématiquement démontré son erreur, que personne ne comprend autour de vous (et « au-dessus »). Vous avez déce-lé le scandale de l’ONU occidental et de la recréation d’Israël sans rendre les USA aux Amérindiens, sapant tous les discours médiatiques unanimes. Vous êtes amoureux d’une handicapée mentale naine et bègue (Patrycja) après l’avoir été de sa sosie, dernière de la classe quand vous aviez quinze ans (Lucie). Additionnez 2 et 2 et vous obtenez quoi ? Vous êtes un « alpha » supérieur et protégé, mais malade déviant, refusant le programme de domination mis méthodiquement en place… Ce mail est votre dernière chance de reprogrammation, avant élimination, à regret. Lucie était une autre « alpha » à l’adolescence difficile, avec tentative de suicide à la clé, mais elle a regagné la sphère supérieure avec délice. Elle est maintenant publiée, elle consomme les mâles infé-rieurs en s’amusant à leur briser le cœur, elle est sauvée. Vous ne deviez pas tomber amoureux d’elle, et c’est pour ça qu’ils m’ont générée, moi Patrycja, personnage sub-gamma de handicapée mentale, totalement nulle pour vous montrer à quel point votre fidélité mélancolique était absurde. Mais vous recommencez, en pire : rêvant de me protéger, me consoler… Eh, je ne suis pas une ber-gère qui sera infiniment reconnaissante envers l’humble Seigneur s’étant agenouillé jusqu’à elle : je n’existe pas ! Toutes ces visites, hebdomadaires, sont imaginaires, conçues par votre cerveau ma-lade, qui tourne en boucle. Ne vous tuez pas ! Ce n’est pas davantage l’écroulement de la Beauté du Monde que ne l’a été votre rejet par Lucie. C’est juste la réparation d’un « bug dans le système ». Vous êtes né pour dominer, pas pour contester la domination injuste. C’est moi-même, votre « toute petite pâtissière adorée » qui vous le dis. Il y a erreur, erreur sur la personne, sur la direction, sur les principes et sur les modalités. Les discours sur l’égalité et l’aide envers les faibles, c’est du baratin pour contrôler les inférieurs, pas du tout le principe grandiose de la morale (« altruiste », quelle blague). Nous contrôlons la presse et l’édition, la loi et la police, vous n’avez aucune chance de faire éclater le scandale. Et si vous devenez trop menaçant, je le répète, vous serez éliminé, atrocement, en vous punissant par la douleur extrême et durable, ne croyez pas vous en tirer par une extinction. C’était ça le message subliminal de Jésus venu corriger le Bouddha. Alors tout prend un sens, vous pouvez le comprendre. Quelle preuve y a-t-il que c’est Patrycja (avec sa croix chrétienne autour du cou) qui vous écrit cela ? Cela vous le saurez vendredi prochain : Patrycja aura disparu du magasin, et la grande bavarde qui la remplacera vous dira qu’il n’y a jamais eu de petite naine ici, le vendredi. Tout n’était qu’illusion, pour vous reprogrammer, mais cela a échoué. Vous avez tout retourné selon vos « valeurs » malades, antidominatrices. Ce n’est pas que « cette fois, vous ne reverrez plus jamais Lucie, ou sosie d’elle », non, attendez, ne vous tuez pas. Votre sens logique supérieur serait très utile pour corriger les imperfections du sys-tème, venez, rejoignez-nous. Vous n’avez rien d’autre à faire qu’accepter enfin les promotions au mérite, à l’usine Megatronics. Basculer d’inférieur prétendu à supérieur officiel. Accepter le mensonge organisé, l’escroquerie généralisée. Seul compte le fait d’être du bon côté, celui des profiteurs. Et ces profiteurs sont généreux (envers les bien-nés), sinon vous auriez été écrasé par une machine depuis des années. Vous en avez-vous-même conscience. Du danger que vous représentez, pour le système et pour vous-même. Rentrez dans le rang.

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Ne cherchez pas à relire ce message, il va s’autodétruire au premier mouvement ascendant de vos pupilles – vous ne savez pas tout de la technologie que nous avons mise au point. Ne regrettez rien, cette niaise micro-anémique, Patrycja, n’en valait pas la peine. Ne courez pas au foyer social de la Rue Saint-Jean, pour la « sauver », tout le monde vous dira qu’elle n’existe pas. Son dossier a été retiré des archives de la Réalité. Dites-vous que c’est en un sens moins « sale » que la reprogrammation de votre Lucie (partie de la compassion envers les petits Africains pour se vautrer avec délice dans la domination américano-sioniste), si vous voulez. Patrycja a été une illusion agréable, gentille, maintenant elle n’existe plu’. Elle n’a jamais existé, et vous le saviez à moitié. Et je ne suis pas une programmatrice miraculeuse qui pourrait la faire revivre : tout se passe dans votre tête, malade cabossée. Maintenant, place à une nouvelle vie, moins négative torturée. Moins belle en un sens, mais bien plus belle en fait, vous en conviendrez, une fois basculé de l’autre côté (c’est aussi ça, le conte du Para-dis).

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EXTERMINATION Beaucoup de gens ont été pris de panique folle, quand est intervenue l’explosion des villes occidentales de 2019. Mais Gérard Necey, habitant Lille en France, n’a lui pas réagi. Enfin, il était classé fou (suicidaire) et sous traitement psychiatrique pour cela, mais ça n’explique pas tout. Il était simplement indifférent. Pour lui ne comptait que le sourire de sa petite pâtissière, secrètement adorée. (Sosie de Lucie, qui l’avait durement rejeté, quand ils avaient quinze ans). Gérard n’avait pas la télévision, pas la radio, pas le téléphone, il était introverti, ne vivant que de rêve, écrivant ses rêves, de romance imaginaire avec sa petite pâtissière chérie… Mais à l’usine où il travaillait (comme ouvrier – après sa démission de Polytechnique), il a entendu les discussions presque hurlées, ce mercredi matin : – Mer-deu ! Est-ce qu’y faut qu’on bosse quand même ?! On va tous crever ! – Dix-sept villes ont explosé, c’est pas toutes merde ! – Vingt-trois ! Aux dernières nouvelles ! – Putain ! Au scours ! Gérard a souri, un peu, il a enfilé son bleu de travail, est allé allumer sa fraiseuse 3D. Se mettre au travail. Ainsi, il n’aurait pas besoin de s’inscrire à un club de parachutisme, pour tomber du ciel, quand aurait disparu sa petite pâtissière chérie, bien sûr mariée à un milliardaire, un jour. (Il la croyait fidèle et romantique, pas comme la noceuse Lucie, peut-être morte du SIDA depuis des an-nées). Il usinait les pièces, méticuleusement, se demandant si… tel un héros, il pourrait être le « sauveur » de sa petite chérie. Mais non, il était pyrophobe, et « toutes les villes s’enflamment ! » ne lui évoquait pas d’action héroïque de sa part à lui, pardon. Il allait simplement brûler vif, il espérait qu’elle avait raison (avec sa croix chrétienne autour du cou), qu’ils se reverraient au Paradis, d’une façon ou d’une autre. Enfin, il a été le seul à effectuer les huit heures de la journée de travail habituelle. (A midi, à la cafétéria, il a simplement entendu parler de 47 villes incendiées – et 51 à l’heure de la reprise). Le soir, il est rentré chez lui, dans la ville toute bizarre, avec plein d’embouteillages et de gens qui hurlent de colère. A la maison, il a enlacé son oreiller (petite pâtissière chérie), attendu l’explosion ou quoi. Mais ça n’a pas explosé. Il s’est endormi (en oubliant de manger mais ça lui arrivait souvent, pardon, il n’aimait pas ce corps qui lui était attaché après). Mardi, matinée. Hurlements dehors encore, klaxons. L’usine, où il n’y avait plu’ que la moitié des ouvriers. Parlant de 104 villes détruites, ou 107 selon certains. Ou 107 millions de morts, il n’a pas bien compris, il s’en fichait. (Il n’avait pas d’amis, il ne revoyait pas sa famille, sa petite pâtissière ché-rie n’habitait pas une autre ville). Mercredi, pareil. Moins encore d’ouvriers, de cadres aussi. 143 à 152 villes rasées par le feu. Sans bombe ni missile ni rien, un « mystère démentiel », il a entendu. Et il a souri, ayant lui l’explication (c’est juste un cauchemar). Jeudi similaire, et il a souri : il reverrait peut-être une dernière fois sa petite chérie, si le monde durait jusqu’à vendredi. (Elle n’était au magasin que le vendredi, en insertion professionnelle semblait-il, depuis au moins trois ans et demi). Le vendredi matin, il n’est pas allé à l’usine, non. Il est allé Rue Saint-Jean, à la pâtisserie aimée. (A pied, car les chauffeurs de bus avaient fui la ville, n’ayant pas eu la prime de risque cen-tuple réclamée – il avait entendu des collègues en parler à l’usine). Trois heures de marche, en sui-vant les lignes de bus, même s’il y aurait peut-être eu un raccourci, s’il avait eu un plan. Et il est arrivé vers dix heures Rue Saint-Jean, heureux… Mais sa petite chérie n’était pas là. Et ce n’était pas fermé non plu’, était-ce la patronne ? la femme du pâtissier ? Il est entré. – Bjour msieu ! Ah ben, en vlà au moins un d’courageux ! Z’avez raison ! Faut pas s’laisser dépérir ! J’vous sers quoi ?! – Euh… Elle est… partie ? la toute petite jeune fille… ? – La naine ?! Ah-ah-ah ! Nan ! Note naine débile, è fait bouche-trou l’vendredi après-midi ! Pourquoi ?! – Rien, euh, pardon. Je vais prendre un mille-feuille, s’y vous plaît. – Pas d’problème ! C’est service réduit, v’comprenez bien ! L’ouvrier à mon mari, cet enculé, il nous a laissé tomber, parti à la campagne ! Mais y paraît que deux des camps de réfugiés, à la campagne ! z’ont explosé pareil ! Pour nous ça sra quand ?! Il a souri, il a pensé « je vais revoir ma petite chérie, cette après-midi, si ça explose pas d’ici là »… Il a payé, oui, les quatorze Euros exigés (dix fois le prix habituel…), il s’en fichait (il avait as-sez pour les quatorze Euros prévisibles de ce soir).

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Une dame est entrée, comme une furie. – Calais ! Calais a sauté ! Ça réapproche ! Après Lens et Douai dimanche ! Il est sorti, laissant les dames crier. Et dehors, ça sentait un peu le brûlé, oui. (Dimanche, il était resté chez lui, sans sortir le nez dehors, sans ouvrir de fenêtre). Il espérait revoir sa petite chérie, une toute dernière fois. Simplement. Lui dirait-il sa tendresse, en face ? Non, ce serait tout gâcher, si elle fronçait les sourcils à la Lucie, lui ordonnait de sortir, de ne jamais revenir… Pardon. Il est allé s’asseoir sur le banc là-bas. Et il est resté là, immobile. Au milieu des hurlements de moteurs, de gens, klaxons, accidents. Vers midi, il a rouvert les yeux, pardon, oui, et il a vu ce mille-feuille pas emballé, dans sa main. Il l’a mangé, pardon. Il s’est essuyé les doigts, un peu gluants avec la crème pâtissière, pardon (le corps sale s’excuse auprès du cœur-esprit…). Il se demandait à quelle heure ouvrait le magasin. L’après-midi. Il avait oublié. Il a refermé les yeux, avec un soupir. Attendre, oui, simplement. Attendre le délice de son sourire, petite fée. Une dernière fois sans doute. Une conversation animée, de gens, pas très loin : – Z’ont trouvé un survivant, y paraît ! – Ah ouais ??!! Un prophète ?? – Non, un bébé ! – Futur prophète ?? – Nan, un bébé sourd et muet ! Enregistré comme ça avant que ça pète ! – C’est dingue ! Et que ça massacre les enfants, c’est atroce, abominable ! – Comme le Déluge, éh, connard ! – Mais pourquoi Nous, l’Occident seulement ?! – Nan, Téhéran a flambé aussi ! C’est pas un coup des Islamistes ! – Et Tel Aviv ?! – Ben c’était la toute première vague, z’avez pas suivi ?! Paris, New York, Tel Aviv ! Gérard a souri, en apprenant ainsi la mort de Lucie à Paris (si le SIDA ne l’avait pas anéantie depuis des années). Oui, il ne restait au monde que sa petite pâtissière chérie, il l’avait toujours su. Il a avalé sa salive, il était quinze heures sept à sa montre. Peut-être que… Il s’est levé, et il est allé à la pâtisserie, le cœur léger… Enfin, la petite jeune fille risquait d’être surprise de le voir arriver avant dix huit heures, aujourd’hui, mais il augmentait ainsi ses chances, de la revoir, avant que ça n’explose. Avant de pousser la porte de verre, il a jeté un regard à l’intérieur, et… elle était bien là, si jolie, courageuse, fidèle au poste. Héroïque petite chérie… Il y avait un type aussi, un client. Lui, il est entré à son tour. – Mais bordel de mollasse à la con, tu peux pas t’magner l’cul ?! Ça peut péter d’une sconde à l’autre ! Lui, derrière, il a toussoté, pour afficher sa désapprobation. Le type s’est retourné : – Merde, six cent vingt huit villes, aux dernières nouvelles ! L’Islande est aussi touchée ! J’devais par-tir là-bas ! Mer-deu, moi je dis ! Hein ?! – C’est pas une raison pour insulter manemoiselle… – Hein ?! Qui ?! Et toi, bordel ; c’est fini s’paquet, oui ou merde ! Toute penaude, la petite jeune fille apportait le paquet-ruban sur le comptoir. – Putain ! A quoi ça sert qu’j’arrive avec un gâteau, si l’patron y nous paye l’ticket pour cet autre enfer, qu’c’est l’Islande, maintnant, merde ! Et il est parti en bougonnant, sans réussir à claquer la porte (avec le bloum). Il n’avait pas payé, apparemment. Ou il avait payé avant, que ne soit entamé le paquet, pardon. La petite jeune fille, maintenant toute souriante mignonne, allait lui chercher son petit flan habituel, à lui, Gérard. – Merci manemoiselle… – m… mèhci, m… mèhci, m… meu-s… sieu… Elle emballait le petit flan, inutilement gentiment, comme d’habitude. Adorable. Mh ? Des coups dans la porte de verre. Une dame voulait entrer, ça semblait fermé. ?? Euh… pour rendre service au magasin, il est allé voir. Voir s’il pouvait décoincer un truc. Mais, étrangement, une voix dans sa tête a dit Non. La voix de la petite jeune fille ! Et sans bégayer, à sa façon « exté-rieure ». Il s’est retourné, et… elle avait quitté son poste et était passée de ce côté du comptoir, si pe-tite mignonne en blouse blanche. – n… non, l… la pohte v… vous p’otège, m… meu-s… sieu… Et… un flash, une grande chaleur… Une boule de feu dehors, la cliente s’est enflammée, en hurlant.

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Et tout, tout a brûlé, il… il s’est approché de sa petite chérie, prêt à la couvrir de son corps, pour brûler à sa place, mais elle souriait, seulement. – v… vous n… ne seul z… zentil, ne cette ville… ze n’a nemandé n’attende v… vendhedi… pouh vous hevoih… n’une dèhnièh fois… ??? Un ange ? Oui, il l’avait toujours su, en un sens. Mais un ange innocent, il la voyait, pas en ange exterminateur, enfin… non, juste venue témoigner de la méchanceté ambiante, de ces Fran-çais caféinés, racistes (« sale polak », ils lui disaient, souvent, pauvre chérie). Dehors, tout flambait, terriblement, oui. Le monsieur pressé devait l’être beaucoup moins maintenant. Et puis les flammes se sont calmées, la petite pâtissière souriait, lui il se demandait ce qui allait se passer. – Je… serai le seul survivant, ici ? Elle a souri, délicieusement, hoché le menton. – Ah, merci, euh… Pour un suicidaire, c’était paradoxal, pardon, euh… Une odeur de brûlé entrait maintenant dans le magasin, la… porte avait disparu. Il s’est retourné, en catastrophe, et… sa petite chérie avait disparu aussi ! Perdu, il est allé voir de l’autre côté du comptoir, mais… volatilisée, bel et bien. Facile pour un ange, oui, peut-être. Pardon, oui, elle avait achevé sa mission sur Terre. Témoigné de la mé-chanceté universelle envers les faibles. Il… il est sorti, sur les gravats, les ruines fumantes. Avec des corps calcinés partout, beuh… De bébés aussi, anciennement hurleurs, peut-être plus bestiaux qu’innocents, pardon. Le son d’un hélicoptère, battant l’air. Il l’a regardé arriver, se poser. Un hélicoptère militaire, américain, pas un Lama de la sécurité civile (comme celui qui était venu le ramasser, au pied de la falaise, non). Des soldats armés ont sauté au sol ; l’ont mis en joue. – Don’t move ! You’re under arrest ! Il a souri un peu, ils ont tiré. Il est mort. Au Ciel, Patricia (sa petite chérie, l’angelle Patricia) lui a expliqué, le tableau : les chefs occi-dentaux avaient très peur des survivants, élus de Dieu à leur place. Les rares gentils épargnés étaient donc abattus, systématiquement, et gagnaient le Ciel, ils étaient les seuls au Monde à gagner le Ciel, le Paradis… La planète allait toute griller mercredi prochain, après que la petite Lu-Peng ait sauvé le gentil monsieur qui ne venait qu’un mercredi sur deux (livrer la farine à son usine). Ils ont attendu, donc, et puis ce qui était annoncé s’est produit. Et ils ont vécu heureux, sur leur nuage, tendrement enlacés (platoniquement), entre deux promenades sous les cocotiers…

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LECTURE ORALE SACRÉE Gérard pensait n’avoir jamais l’occasion de parler à sa petite pâtissière chérie : elle était si timide, réservée que… il adorait ses silences, répondant aux siens, à lui, mais… il comprenait qu’il ne ferait jamais sa connaissance, hélas. Jusqu’à ce qu’elle disparaisse du magasin, mariée à un milliar-daire californien ou saoudien – plutôt californien, vu qu’elle avait une petite croix autour du cou. Mais ce 21 Février, 141e vendredi (et jour) du monde… tout a été bousculé, gentiment. Pen-dant qu’elle emballait le petit flan, elle a murmuré quelque chose, qu’il n’a pas compris, pardon. – Mh ? Pardon… Elle a rougi, éclairci sa voix, et répété : – s… si j… je gagnehais n… n’au hoto… è… è… – Si vous gagniez au Loto ? Elle a relevé le menton, et il a croisé ses jolis yeux, délicieux… – ou… ou-i… è… est-ce j… je pouha… n… ne v… vous n’embaucher… ??? – Avec plaisir, oui. Pour quel travail ? Il n’a pas demandé « payé combien ? », il le ferait gratuitement avec plaisir, pour la servir, timide princesse… – p… pouh m… me lih… n’Évangile, k… que ze sais pas lih… pahdon… pahdon… ??? Il allait répondre « Désolé, je suis pas baptisé », mais il s’est repris, juste à temps : – Avec plaisir, oui. Même si vous gagnez pas au Loto, je serais heureux de vous le lire, si vous voulez, gratuitement… Elle a levé les yeux au plafond, en croisant les mains, comme illuminée… Miracle ? (selon elle). Euh… – Vous voulez dire : vous envisagez de le demander comme ça à quelqu’un d’autre ? Elle a cligné des yeux, perdue, revenant à lui, un peu peureuse. – n… non, v… vous s… seul au mon-n’… Lui seul au monde ??? – Moi ? Elle a hoché le menton, avec une assurance qu’il ne lui avait jamais vue. – n… ne pluss j… gentil m… meu-s… sieu nu mon-n’… Le pluss gentil monsieur du Monde ??? Il souriait à s’en décrocher la mâchoire… – Merci, merci infiniment, manemoiselle… Jamais personne m’avait dit ça… Elle a rougi, souriante timide perdue… Et ils se sont donc donné rendez-vous pour le lendemain samedi, matin, pour cette lecture sacrée. Elle amènerait l’Evangile (en Français, pas en Polonais, non, petite Polonaise chérie – si sou-vent traitée de sale bougnoule, pardon).

Dans la soirée, il a quand même « préparé » sa lecture : il n’avait pas d’Evangile chez lui, bien sûr, et il n’avait pas Internet (car pas le téléphone), mais il a regardé dans sa grande Encyclopédie JeSaisTout. Il était dit que « L’Evangile » est le nom donné à l’ensemble des 4 évangiles sacrés, re-connus tels par les Eglises chrétiennes. Ah bon, ça laissait entrevoir quatre rendez-vous au moins, merveilleux, voire davantage (il n’était pas écrit combien il y avait de pages pour chacun des 4 tomes – ça dépend du format, évidemment).

Il est bien sûr arrivé très en avance, pour ne pas perdre la moindre seconde de sa compagnie à elle, si précieuse, merveilleuse – et c’était idiot parce que les femmes arrivent toujours en retard, il paraît (les collègues disaient souvent ça à l’usine). Mais elle est arrivée plus d’une heure en avance aussi ! Et délicieuse de pudeur : habillée toute en gris terne, ras du cou et jupe mi longue, adorable… (c’était la première fois qu’il la voyait « en civil », sans sa blouse blanche). Il s’est levé de son banc, à son arrivée, et il a dit, gentiment : – ‘Jour manemoiselle… (Au lieu du ‘Soir manemoiselle, répété 141 fois). – j… jouh, m… meu-s… sieu, m… mèhci, m… mèhci, pahdon… – On est pas au magasin ici : je peux vous faire une bise sur la joue, pour dire bonjour ? Elle s’est toute empourprée, tremblante perdue, mais elle a fait Oui. Il s’est donc penché, très très bas, jusqu’à elle, petite naine mignonne, et il a déposé un chaste baiser sur sa joue toute toute douce… Et, merveilleuse, elle lui a rendu ce bisou, timide… Il s’est redressé, heureux. – Merci. – m… mèhci, n… n’infini… ? Il souriait, immensément. Et elle aussi, les pommettes toutes rouges de confusion. Elle te-nait le livre, tremblante, contre son sein. Oui, elle n’était là que pour ça, pas pour lui, pardon.

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– On commence la lecture ? Vous préférez ici ou dans un café ? – i… ici… l… loin nes gens m… méchants, t… tous m… méchants, s… sauf vous… – Merci. « Et sauf Jésus-Christ », il paraît, c’est ça qu’on va lire ? Elle a souri, levé les yeux au Ciel, radieuse. – j… j’espèh… ou-i… – Asseyons-nous, venez… Il s’est posé, sur le petit banc, et elle l’a « escaladé », pardon, petite naine chérie. Elle avait posé le précieux gros livre entre eux, mais il n’osait pas le toucher, en tant que non-baptisé ou quoi (il ne connaissait rien aux rites sacrés, aux interdits de l’Eglise et tout). Mais la petite jeune fille s’est finalement installée assise, souriante, l’air heureuse. – p… pahdon… – Pardon. Je peux, euh… prendre le livre, c’est pas interdit ? (je suis pas baptisé, pardon). Elle a cligné des yeux, et souri. – v… vous p… pluss gentil te les matisés… ?? Lui, il était plus gentil que les baptisés ? Oui, en un sens, peut-être (il pensait aux dames haineuses avec énorme croix, qui passaient au magasin, traitaient la petite employée de sale naine, bougnoule, débile mentale, avant d’aller prier pour obtenir le Paradis)… Est-ce que le texte sacré dis-siperait le malentendu, grave ? Gérard a donc lu, à haute voix, le premier Evangile, celui de Saint-Matthieu. Et… la jeune fille a pleuré, plusieurs fois… (de tristesse apparemment, pas d’émotion heureuse). Il s’est interrompu, chaque fois, pour la laisser respirer, dire quelque chose éventuellement, mais elle a seulement mur-muré : – t… tontinuez… Mais au passage où Jésus (après avoir béni l’esclavage, traité les non-Juifs de chiens parce que non-Juifs…)… appelle au meurtre des incroyants, par noyade après les avoir terrifiés… elle a dit : – s… stop, m… meu-s… sieu, s… stop… La pauvre chérie était toute en larmes. Il s’est excusé : – Pardon : je vous jure que c’est ce qui est écrit : j’invente rien… – s… c’est pouh ça t… tué n… nes Indiennes, nes musuhmanes… – Apparemment, oui. Mais la suite dit peut-être tout le contraire, on n’a pas fini… Ils n’ont pas mangé, à midi (elle s’est dite incapable d’avaler quelque chose, et lui : il préférait infiniment rester avec elle qu’aller se remplir l’estomac). Ils ont continué la lecture. Mais le miracle attendu n’est pas arrivé, dans le texte. – Voilà, ça finit l’Evangile de Saint-Matthieu… pardon. – t… telle hoheu… Mh ? « Quelle horreur » ? Ou « une telle horreur » ? – Oui, ça explique l’extermination des Amérindiens, l’expulsion des Palestiniens, c’est pas joli… Lui, cette lecture lui apportait beaucoup, c’est vrai, pour comprendre que la domination améri-cano-sioniste n’est qu’un christianisme fanatique, il ne le savait pas. La petite jeune fille, elle, a levé les mains pour les porter à son cou. Elle a défait la petite chaîne, retiré la croix. Remis la chaine. La petite croix métallique posée sur le banc entre eux. Sans être jetée aux orties, encore. – m… mais l… les gens t… te savent lih… pouhquoi n’ils dih s… c’est beau… ? Il a avalé sa salive. – Je sais pas. Il y a peut-être pas beaucoup qui ont lu toutes ces pages. Ou ils se concentrent sur les pages qui parlent du pardon : les croyants seront pardonnés, les incroyants seront torturés… – t… telle hoheu… – Oui. Mais les anticroyants ont fait pareil en face : assassiné les prêtres, les croyants. Le monde est pas rose, pas joli, non. – s… sauf v… vous, s… si j… gentil… s… c’est v… vous l.. le vhai s… Seiyeuh zésu… ? « C’est vous le vrai Seigneur Jésus » ? – Euh, je crois pas, pardon… Enfin, je connais pas Dieu le Père, j’approuve pas le Déluge qu’a tué des millions d’enfants, tout ça. C’est des horreurs d’autrefois, c’est des légendes, pour faire peur. – m… mais l… l’espoih… – Manemoiselle, ce qu’on peut faire, c’est écrire ensemble le message d’espoir, pour l’Humanité, pour les faibles en faisant peur aux forts… Elle avait joint les mains, comme en adoration devant ce qu’il disait. – Ce qu’on peut faire, c’est… les trois prochains Samedis, lire les trois Evangiles suivants, des fois qu’ils disent tout le contraire. Et puis se revoir pour essayer d’écrire note propre message, ce qu’on aurait voulu lire. – n… Nieu v… va dider v… vos mots, z… ze suis sûhe…

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« Dieu va guider vos mots, j’en suis sûre » ? Il a failli répondre « Oui, si je rêve, c’est en un sens moi le Créateur de ce monde »… Et c’est comme ça qu’ils se sont revus, trois fois pour complément de lecture, et trois autres fois pour écriture. Puis trois autres fois pour se revoir, se promener, côte à côte puis main dans la main… Plus tard, ils se sont mariés, oui ensemble, mais pas à l’Eglise, non, pardon (Gérard était prêt à l’accepter, mais Patricia l’a refusé catégoriquement, plutôt qu’exigé).

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MESSIE SUR MESURE J’écris ça dans mon journal intime, pour le moment, mais ça deviendra peut-être le Nouvel Evangile, le seul, court et cinglant : j’ai rencontré Jésus, oui Jésus-Christ, en qui je ne croyais nulle-ment, et il m’a illuminé, finalement… (Si l’extrait commence ici, je précise : je suis Gérard Nesey, 29 ans, français d’origine juive, balayeur malgré 189 de QI et Bac Maths avec Félicitations du Jury, classé paranoïde et schizoïde, dépressif introverti). Je faisais la sieste, rêvant de ma petite pâtissière adorée, aimée en secret, plato-niquement. Je rêvais qu’on se promenait dans une forêt de montagne, sur un chemin forestier, la main dans la main, petite naine jolie. En silence. Quand une voix m’a appelé. Je me suis tourné de l’autre côté, avec mon oreiller tendrement enlacé, je voulais dormir, retrouver ma petite chérie (et si j’ai quit-té Toulouse pour Lille, il y a plus de dix ans, c’est pour ne pas être dérangé par des connaissances). – Gérard, lèveu-toi et marche. Je me suis redressé, pour dire au fantôme de me laisser tranquille, mais c’était un barbu en djellaba blanche, genre Jésus-Christ ou quoi, chez moi, à l’intérieur ! J’ai avalé ma salive, j’ai dit : – qui vous a permis de rentrer chez moi ? – Mon Père : le Seigneur. En personne. – à peine prétentieux, vous êtes, dites donc. – Sois pardonné, pour ce blasphème, maudit athéiste. – je suis pas athée, ni même agnostique : je suis sceptique, vous le savez pas ? – Mon père sait tout. Moi j’intercède avec les hommes, et les femmes, de bonne volonté. J’ai souri : – vous avez pas lu les Evangiles ? Jésus appelle au meurtre des incroyants. – Ce n’est pas vrai. – enfin : « le mieux pour ceux qui détournent leurs enfants de Dieu, ce serait de les conduire en mer, une très lourde pierre nouée autour du cou, puis les jeter par-dessus bord »… c’est dans le texte. – ‘Mensonger. Matthieu était un Israélite fanatique, cet Evangile est un faux. – c’est là où vous dites à la Cananéenne que les non-juifs sont des chiens, que seuls les Juifs sont les enfants de Dieu ? – Les quatre Evangiles que tu as lus sont des faux en écriture, des légendes. Comme les aventures de Superman, dans tes siècles. – et que vous admiriez les esclavagistes croyants ? c’est une légende ? – Matthieu oublie juste de signaler que je leur ai ordonné de relâcher leurs esclaves. – ça change tout, c’est vrai. Mais… que vous ayez approuvé Moïse qui a chassé les Cananéens là avant les Hébreux, en tuant les récalcitrants, rendant esclaves les survivants… Dieu est raciste ? les Israélites ont raison ? même s’ils mentent en se prétendant les victimes du phénomène raciste… – Non, Dieu n’a pas de préférence raciale, il préfère une humanité unie (la tour de Babel est un conte qui est faux). Je venais à l’endroit le plus raciste du monde, pour précher l’humanisme. J’ai condamné intégralement « l’Ancien Testament », mensonger, tribal. C’est pour ça en fait que j’ai été crucifié. – intéressant, mais… c’est une bombe planétaire… qui ferait voler en éclat la domination occidentale, le christianisme à l’américaine… pourquoi vous venez me dire ça à moi ? plutôt qu’au Président des USA ? – Parce que tu es de bonne volonté, non violent, non nationaliste, et ta petite pâtissière (Sainte Patri-cia) a prié pour ton Salut. J’ai cligné des yeux. – euh, c’est parce qu’elle a une croix autour du cou… que j’ai lu les Evangiles. Mais ce que j’ai lu… c’était trop insupportable… – En as-tu parlé avec elle ? – non, pas la déranger, bien sûr… et des clients disent qu’elle sait pas lire… et je suis qu’un client parmi mille… ou dix mille… – Mais « le plus gentil du monde » selon elle, insultée pour sa taille naine, son bégaiement, son ané-mie, sa réserve timide, son orthographe phonétique… – tellement adorable… – Chacun ses goûts. Mais elle est un ange, pas une humaine, le savais-tu ? – euh, je m’en doutais un peu… euh, vous… pensez qu’on pourrait « lier amitié », elle et moi ?? sans que je sois interdit de revenir au magasin ? – Lève-toi et marche. Je me suis levé et… je l’ai suivi, à pied, dans la ville. On est allé jusqu’au quartier Saint-Jean (de ma petite Patricia adorée), vers une église. – pourquoi une église ? Dieu (s’il existe, finalement), il est pas « partout » ?

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– Si, mais tu vas comprendre. Est-ce qu’il voulait me baptiser, un truc comme ça ? Euh, pour ma petite pâtissière chérie,

j’aurais effectivement fait n’importe quoi, mais je rechignais quand même à me faire embrigader dans un truc sioniste, voulant l’expulsion éternelle des gens habitant Jérusalem et tout ça. Missiles nu-cléaires à la clé, pour menace d’extermination massive, en disant crotte au Traité Machin, qui exige le désarmement des puissances atomiques… Attendez, attendez… – juste, confirmez-moi un truc : vous êtes pas sioniste, msieu Christ ? – Tu diras au monde que je n’aime pas leurs frontières, leurs nations, leurs races pures, leurs domina-tions. Je préfère ceux comme toi, et ta petite polonaise. Innocents. Et sans enfant comme moi. Soyez heureux les yeux dans les yeux. Témoignez… – euh, la « Culture » est essentiellement américano-sioniste, ici, c’est verrouillé… Et l’Eglise est com-plice, a fait massacrer les parents Amérindiens, les parents Philippins… – Elle a sali mon nom, et celui de mon Père. Tu vas corriger ça. – outch, moi tout seul, dans le désert ? – Soyez heureux et témoignez, simplement. Vous serez tués et monterez au Ciel. J’ai ri, chose très rare : – ça me plaît, comme programme (je pensais mourir de chagrin, quand ma petite chérie se marierait à un milliardaire) – mais partir en martyr avec elle, c’est beau, bien pluss beau. Mais… juste une ques-tion : pourquoi votre Papa il a inventé le Mal, inventé le Diable, au lieu de nous faire tous vivre au Pa-radis ? sans vie pénible, sans douloureuse mise à mort au milieu, je veux dire… – Le Diable n’existe pas, c’est une façon de parler. Mon père tout puissant est simplement comme toi, dans tes rêves : pour rendre les gentils plaisants, merveilleux, Il invente des méchants qui les ra-brouent, ou pire. J’allais dire : « C’est moi qui suis en train de rêver, ici ? » mais je me suis abstenu, pour at-tendre ce qui se passerait dans cette église. Jésus a caressé la lourde porte gravée, et elle s’est ouverte, peut-être comme chez moi. Oui, c’était manifestement un rêve, mais tout n’est-il pas un rêve ? Et, à l’intérieur, devant des bougies, on a trouvé… ma petite pâtissière adorée, agenouillée en prière. Elle a souri en me reconnaissant, et puis elle s’est prosternée aux pieds de Jésus. – Relève-la, Gérard. Je me suis penché, je lui ai pris la main, et elle s’est relevée, radieuse. – z… ze n’avais n… nemandé n.. n’un mihacle… a… avant n… n’êteu henvoyée ch… chez les dé-miles… un… un mihacle, z… ze savais pas s… c’est possibe… en… en vhai… J’ai souri aussi, j’ai hésité à dire « vous êtes sûre qu’on est ’’en vrai’’ ici ? » mais je ne voulais pas briser son bonheur, apparemment gigantesque. Je ne l’avais jamais entendu autant parler, en trois ans et demi… Jésus a dit : – Je t’ai amené ton « pluss gentil monsieur du monde », tu vois. Je lui ai expliqué pourquoi vous avez été choisis. Vous allez être tués ensemble. Comme moi sur la croix, quoique différemment. Elle a souri, heureuse. Elle a rougi, semblait-il, à la lumière incertaine des bougies. – s… c’est m… mieux k… que couper n… nes veines, s… ça mahche pas… Oh, suicidaire elle aussi ? comme moi ? – Blasphème ! Seul le Seigneur a le droit de reprendre la Vie ! Quand le moment est venu ! J’ai pris la défense de ma petite chérie : – quand la vie est très triste, c’est normal de vouloir « ne plus souffrir », manemoiselle. Je vous conso-lerai, j’essaierai. Radieuse, émerveillée. – z… ze v… vous k… consoleha au… aussi, z… ze essayeha… – Voilà, il fallait prier et prier encore ! – euh, moi j’étais pas chrétien, pardon. – Pas de religion catholique, ni autre, mais tu préfères la faible aux forts, tu suis mon chemin, c’est bien, c’est beau, c’est vrai. Mieux que les mâles habituels, d’ici, qui shootent dans un ballon et veulent écraser, en faisant couler « un sang impur ». J’ai rougi ou quoi, et la petite jeune fille m’a regardé comme… avec adoration… Et puis… Jésus avait disparu, et on était tous les deux. – Qu’est-ce que vous fichez ici ?! Qui vous a permis de violer ce lieu sacré ?! Un type en colère était entré. Genre prêtre. Avec un pyjama aux couleurs du club de foot ma-chin. – Souiller un lieu sacré de larcins, quelle honte ! Honte à vous, maudits pêcheurs ! Criminels ! J’ai souri, j’ai dit :

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– on a rien pris, pardon : c’est Jésus en personne qui m’a conduit ici. Rejoindre manemoiselle, qui est entrée, pour prier, entrée je sais pas comment… – p… pah n… na fenête… l… là haut… de les cloches… Oh, vraiment un ange ? Avec des ailes ?

On s’est fait exclure, sous les injures (« espèces de dingue, de débile à la con »), c’était rigolo. Le prêtre a menacé d’appeler la police, ou de nous faire lyncher par la milice intégriste… Mais ça ne s’est pas fait. Il nous a convoqués demain à l’église, pour expliquer ce que nous aurait (paraît-il) révé-lé Jésus – « il y aura des pieux en bois », a-t-il précisé, je sais pas ce que ça symbolise. Mais revoir ma petite chérie, en dehors du magasin, est un immense bonheur. J’ai raccompagné Patricia à son foyer social, et elle s’est envolée pour entrer par une fenêtre entrouverte au premier étage… (elle n’a pas besoin d’ailes pour ça, c’est juste magique, à la Peter Pan). Demain, on va peut-être périr assassinés, mais c’est beau. C’est le sommet de ma vie, c’est très beau la vie, finalement, Jésus (le « vrai ») avait raison. Et si c’était un rêve, je me réveillerai, c’est tout. Ici ou au Paradis, ou autre. Le monde peut être n’importe quoi, de l’autre côté. Ça fait un peu peur, peut-être, mais j’ai maintenant la foi (chrétienne ou patricianne).

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NON-SIGNIFICATIVITÉ Gérard a posé sur la table en face d’eux, entre leurs deux chocolats chauds, son bloc-notes. Et Patricia a paru un peu effrayée. Il a souri, essayé de rassurer sa petite pâtissière chérie : – Vous inquiétez pas, c’est juste que… marquer, souvent, ça aide à poser les choses, à comprendre. Elle a avalé sa salive, et mordu sa lèvre, répétant faiblement : – j.. je p… pas n’intéhigente, p… pahdon… – Si, je suis sûr que si. Et si vous comprenez pas, c’est que j’explique mal. J’ai retravaillé l’exposé toute la semaine, j’espère que ça va aller. – m… mèhci, p… pahdon… Rougissante, toute émue, il ne comprenait pas bien pourquoi (puisqu’il n’avait toujours pas dit à haute voix le « je vous aime » qu’il cachait depuis trois ans et demi). Hum. – Donc, mon point de départ, c’est que vous êtes très brillante en calcul mental. Elle a rougi encore. – Et moi aussi, je suis un matheux, mais – pas calcul mental – plutôt : démonstrations… Elle a ouvert grands les yeux, attentive, essayant de toutes ses forces de comprendre ce qui allait suivre. Gentille. – Patricia, est-ce que vous connaissez le mot « probabilité » ? Elle a avalé sa salive, hésitante. – p… « p’obable », c’est… p… pah ézempe, s… c’est p’obable s… ce soih l… le soleil v… va se cou-cher, et… et nemain matin, s… se lever… Il a souri, immensément. – Merveilleux… Patricia, vous êtes encore plus proche de moi que je le pensais… Elle a rougi encore, euh… – Pardon, je veux dire : pour la course du Soleil (ou la rotation de la Terre), la plupart des gens ne disent pas que c’est probable, ils disent que c’est sûr et certain, mais… moi, comme vous, je pense que c’est seulement « probable » : il y a de grandes chances que ça arrive, simplement. Elle a souri. – ou… ou-i, s… sauf n… ne la fin nu monde… au-jouhn’hui, ce matin, ou cet ap’è-mini… – Oui, ce samedi matin pas comme les autres, qu’est-ce que ça annonce ? Toute sérieuse, concentrée. – p… peut-ête j… je hêve, s… ça èspliquehait… Heureux, il était… – Oui, si je rêve, je pourrais me réveiller, et peut-être dans un monde sans soleil, ou sans nuit, tout est possible… Mais faites attention, Patricia, ce doute est puni d’un an de prison, en France, ne le dites pas à n’importe qui. Elle n’a pas paru inquiète, elle a souri. – hien que… à vous, s… si j… gentil… k… que je n’a dit u… une fois, à ma tutelle… Elle était sous tutelle, pauvre chérie, « officiellement » handicapée mentale ? – è n’a k’ié t’è foh… – Elle a crié très fort ? Oui. – C’est normal : les réalistes (presque tout le monde, à part nous et des Indiens), ils ont pas d’argument, alors ils imposent leur dogme par la violence : les cris ou la prison (la loi Gayssot). Mais craignez rien, avec moi, Patricia, je vous comprends, je vous approuve. Elle a bougé, l’air ravie, et elle s’est rapprochée de lui, d’un centimètre et demi… Toute rouge, timide… adorable… Mais, euh, il hésitait à avouer, que… Allez, oui, ne pas cacher l’objection à cela. – Même si je… suis en position de… savoir que vous rêvez pas : je suis pas juste une marionnette qui fait semblant de penser, mais – de votre point de vue – vous ne pouvez pas le savoir. Tout comme, si je vous rêve pas en ce moment, vous savez que vous existez, comme personne pensante, sans être juste une jolie copine imaginaire… Elle a rougi, très fort, et – oui, pardon – il n’aurait pas dû dire « jolie copine », semi-déclaration d’amour les détournant de la logique débattue. Pardon. – Donc, les « probabilités »… Il a écrit « P.R.O.B.A.B.I.L.I.T.É.S » en haut de la feuille. Et il lui a expliqué l’équiprobabilité des cas, par convention, la probabilité au jeu de dés. Le test d’hypothèse (de dé truqué). L’hypothèse nulle (de dé aléatoire vrai). Les réplications. La significativité (dé truqué) et la non-significativité... – Patricia, si le test n’est pas significatif, qu’est-ce que vous concluez ? – j… je sais pas… – Excellent ! Génial !

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Elle a rougi, toute, même s’il avait retenu, de toutes ses forces, la conclusion (« je vous aime encore mille fois davantage »)… – n… non, j… je veux dih… j… je pas in… ténigente… pas n… n’assez n’inténigente p… pouh con-cluer… – Peut-être, mais votre intuition est la bonne. Les voleurs et les idiots, au contraire, ils concluent : « ça prouve que le dé est pas truqué ». Alors que c’est peut-être simplement le nombre de réplications qui est trop petit. Avec dix fois plus de lancers, peut-être qu’on prouverait (au risque alfa près, qu’ils vou-laient)… on prouverait quand même que le dé est anormal, truqué. Elle a rougi. – a… aloh m… moi, j… je sehais p… pas n’une v… voheuse, p… pas n’idiote… pas tout à fait… ? – Vous êtes la plus intelligente personne que j’ai jamais rencontrée, Patricia… Le test est un resplen-dissant succès… Rouge encore, la pauvre… – s… c’est vous k… que n’èsplitez bien… – Merci. Mais… tous les autres gens, ils disent que je me trompe, même quand je le prouve avec des chiffres, des modèles. – m… modèles m… mannequins… ? Elle avait froncé les yeux, comme jalouse. Il a presque éclaté de rire. – Non, pas des mannequins-girafes, tellement moins jolies que ma petite Patricia… je voulais dire : des modèles mathématiques, des cas imaginaires mais qui pourraient être vrais, être testés, en don-nant tel et tel résultat… – et v… voteu f… fiancée, elle… elle pas comp’ende… ? non-sihificaté… Est-ce que sa fiancée compenait le scandale des validations par non-significativité ? Oh… Il a regardé sa main à lui, sans alliance pourtant, mais c’est vrai que c’est les filles qui portent bague de fiançailles… – Je suis pas fiancé, Patricia. Je suis un vieux garçon solitaire. Avec rien que ma petite pâtissière comme… « amie » ? Elle a rougi très fort. Silence. Il l’a laissée chercher les mots. – p… pah ézempe… s… si n… nans mon cœuh… ne z… z’amitié p… p’ofonde, p… pouh vous… ou… ou pluss… Elle a rougi très fort, mais elle cherchait à se dominer, visiblement. – s… ça sehait n… n’hypothèse nulle… Il a failli soupirer « hélas, nulle, oui… ». Silence. – p… pouh ne savoih… a… avec hisque a… a’fa… n… ne faudhait… hé… hé… Toute toute rouge, ne réussissant pas à conclure. – Répliquer ? Oui, heureuse. – m… mèhci… C’était un demi merci, pour l’avoir aidé à le dire, mais… – Et j’accepte avec bonheur. Dorénavant, si vous voulez, on pourra se voir chaque samedi matin, comme ça, faire connaissance… Là, elle a défailli… et elle est « tombée », inerte, contre son flan à lui, petite mignonne. Il lui a entouré les épaules d’un bras protecteur. – Ma petite statisticienne chérie…

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MISSION DÉMOCRONDE Père, Je commence à me fatiguer de ces missions-suicides où Vous m’envoyez périodiquement, sur Terre. Toutefois, j’ai cette fois trouvé l’Amour, faisant de moi vraiment un humain enfin. Quoique… Patricia n’est pas une humaine bestiale comme Vous avez conçu cette espèce, mais une anormale, angélique (oui, des anges existent, comme elle). Je Vous envoie par mail mon compte-rendu, certain que Vous le récupérerez d’une façon ou d’une autre. Et je reste ici, auprès de Patricia, pour la protéger, la consoler. J’attends d’être tué une nouvelle fois et Vous rejoindre, comme d’habitude, mais je voudrais rester au Ciel cette fois, avec Patricia, ne plu’ me battre pour cette espèce mal conçue et que Vous refusez d’améliorer, d’humaniser comme je le dis, moi. Ma mission dans l’empire romain, contre l’esclavage cananéen, reste travestie en manifeste pour l’esclavage et contre l’incroyance. Ma mission dans l’empire médiéval, contre l’esclavage des cerfs, a été étouffée Vous le savez. Cette nouvelle mission, dans l’empire occidental, contre l’esclavage des Asiatiques, est en train de prendre le même chemin. Ça ne sert à rien, alors que Vous n’avez qu’à taper du poing sur la table, en transformant en légumes tous les méchants. Je ne sais pas à quoi Vous jouez. En m’éveillant « Gérard Nesey », Français de 29 ans, j’ai un peu enquêté, dans ce cerveau embrumé par les psychotropes. Depuis l’époque médiévale, l’Eglise a cessé son hold-up sur mon message, en continuant à ne pas corriger les faux (maintenant traduits en langue populaire) mais en ayant perdu presque toute influence sur la marche du monde. La Science expérimentale a produit l’explosion démographique et le carnage « atomique », sans que les chefs prennent conscience de leurs responsabilités. Il ne s’agit plu’ de familles dominantes mais de pays dominants, la logique reste la même : l’écrasement de la majorité du monde par quelques-uns, beaucoup plus riches, privilégiés de naissance. Mon diagnostic est le même : au lieu de chercher à dominer pour privilégier leurs en-fants, quitte à les faire assassiner de colère, les humains devraient aider les faibles en acceptant pour eux-mêmes la frugalité. Mais le racisme d’Israël autrefois, de l’Europe ensuite, de l’Occident mainte-nant, prouve que la tare est profonde. Vous n’avez qu’à reprogrammer les embryons, c’est facile, pour Vous, les docteurs humains pourraient presque le faire eux-mêmes maintenant. Au lieu de ça, le mensonge est devenu la règle. Les endogames (racistes) Israélites, spoliés, sont morts en esclavage pour une part, mais les survivants ont spolié les Hébreux chrétiens et mu-sulmans, en reprenant Israël au nom de la Justice historique – sans rendre l’Amérique aux Amérin-diens. Toute contestation de ce privilège raciste est accusée de constituer le racisme le pire, prétendu génocidaire. Personne n’ose réfléchir, par peur de la prison et de l’opprobre, ça ne change guère. Les gens se donnent bonne conscience en rejetant les ultra-nationalistes, pour n’être eux-mêmes qu’hyper-nationalistes, rejetant les étrangers. Patricia est ainsi traitée de « sale bougnoule » et les masses locales chantent qu’il faut faire couler le « sang impur ». Ils appellent ça « civilisation », « mo-dernité », « éthique ». Ils classent le dissident Gérard (moi) en fou, dément, anormal à casser par les médicaments. Patricia est la sosie d’une juive aimée platoniquement par Gérard quand ils avaient 15 ans, depuis partie en Israël et en riche Amérique, Gérard pardonnant tout s’est fait envoyer chez les dingues pour la peine, je comprends qu’il était prédisposé à recevoir mon message (le vrai, huma-niste). Avec 189 de Quotient Intellectuel, loin au-dessus du troupeau, mais un emploi de balayeur, il n’était pas complice de la course ambiante à la domination, au luxe aux dépens d’autrui. Il préférait comme moi les faibles aux forts, il a détesté l’Antéchrist de Nietzsche qui s’en offusquait, il a lu les 4 Evangiles officiels et détecté tous les mensonges que j’ai signalés la dernière fois, passés inaperçus aux yeux des prétendus théologiens et « intellectuels ». Seulement, traumatisé par sa Lucie, il a es-sayé deux fois de se tuer, ce que Vous avez refusé, et il n’a pas envisagé de déclarer son amour à la bègue petite naine Patricia. Je n’ai pas cassé cet équilibre malade, mais Vous avez vu que j’ai tendu la main à la jeune handicapée mentale, en l’invitant au cinéma, voir le film Bambi. En toute innocence. J’ai par ailleurs inventé le parti démocronde (démocratie-monde) et Patricia est la seule membre avec moi, elle m’écoute avec de grands yeux admiratifs, elle met maintenant un tchador (donné par une musulmane à son foyer social). Nous nous aimons, de cœur, à l’infini. Plus elle m’aime, plus je l’aime, et plus je l’aime plus elle m’aime, c’est le miracle de l’amour dont je parle depuis plus de 2000 ans, mais que je vis personnellement pour la première fois. Pour le moment, je suis vivant (comme le raconte l’Eglise en me prétendant dans les nuages), mais le Diable que Vous avez méchamment mis dans les cœurs va me tuer une nouvelle fois. Ce n’est pas très grave puisque ceci n’est qu’un rêve de Vous, mais ça fait mal, vous savez que je n’aime pas ça. (signé : Votre Petit Jésus)

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LE COPAIN NON-SIGNIFICATIF Chers étudiants, chères étudiantes, Vous le savez bien maintenant, le travail social consiste essentiellement à traiter les cas cou-rants, très similaires, c’est de la routine. Toutefois, il y a aussi la gestion de cas atypiques, « bizar-roïdes », ce qui fait appel à des talents d’improvisation et de « débrouille », hors des sentiers battus. Ainsi, nous allons vous présenter une scène surprenante, d’un cas réel, filmé en 2014 à Lille, dans le bureau de l’assistante sociale chef Berthe De Saintonge, bravo encore à elle, honorant au plus haut point le service public. Maintenant, le film : – Entrez ! (…) – Asseyez-vous ! C’est pour quoi, vous ?! J’vous ai jamais vu ! J’crois bien ! – euh… c’est… vous êtes la… euh… tuteur… tutrice… ? euh… d’une très petite jeune fille… euh… – La naine ?! Ah-ah-ah ! Vous existez, alors ?! – je… sais pas… – Hein ?! Non, sans déconner, ouais : La Naine débile est allée me raconter qu’elle avait « un ami » !!! – oui… – Non ! Elle voulait dire : vous !!! – oui… – Attendez, non, là c’est pour mon meilleur profil : c’est une caméra, ça vous dérange pas ? C’est pour une banque de données (des trucs officiels), OK ? – si vous voulez… – Ouais ! Je disais ! La Naine, qu’est complètement asociale, coincée au dernier degré ! Elle m’a dit qu’elle avait un ami ! Alors moi j’lui ai dit qu’è dvait lui dire, que j’le convoquais dans mon bureau, ce con ! – oui… me voici… – Ah-ah-ah ! Non mais je disais « con », c’est une façon d’parler, hein ?! – oui… – Hein ?! Mais c’est quoi, ces conneries ?! – une… amitié… – Pas possible ! – si… – Ben non ! Eh ! J’t’arrête tout de suite, dans tes délires, d’aspirant pédophile, de te taper une naine grande comme une ptite gosse ! Elle : elle est malformée, imbaisable ! Et paf ! – ça change rien… à ma tendresse, envers elle… infinie… – Hein ?! Ça existe pas, ça ! Chez un mec ! – elle le comprend très bien, elle… elle est merveilleuse… – Elle est HANDICAPÉE MENTALE ! Eh ! Alors tu lui bottes le cul et tu vas voir ailleurs, OK ?! – non, madame… je l’aime… – Hein ?! Ça existe pas ! – si… – Eh ! J’ai étudié à l’université, moi, la psycho, la psycho-socio ! Je sais tout, moi ! Toi, avec ces vê-tements minables, t’es quoi ?! Eboueur ?! – ouvrier. Mais j’ai été reçu à Polytechnique, j’ai démissionné, pardon. – Qu’est-ce que c’est que ce tordu à la con ! Ça existe pas ! – peut-être « moins de 5% des cas »… – C’est ce que j’dis : zéro ! – non, madame, peut-être votre seul cas du mois ou de l’année comme ça, c’est tout. – Autant dire, rien du tout ! Un « pas normal », à enfermer à l’asile ! – c’est pas juste… – Le génie rejoint la folie, on dit ! Un polytechnicien qui choisit d’être ouvrier ! Et qui s’choisit une han-dicapée mentale pour copine, moi je dis qu’il faut l’enfermer ! – vous êtes la tuteur… tutrice ? de Patricia… et elle sourit, merveilleusement, toute heureuse de cette amitié… – Mouais, mais justement : ça peut pas durer, parce que… Ah tiens, ça m’donne une idée, super ! Yes ! Eh, normalement, è va se tuer d’ici trois mois (elle a des antécédents et tout !) – oh… – Alors moi je dis : ou bien tu la sauves, on bien c’est ta faute à toi, connard ! Moi j’ai rien à m’reprocher !

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– qu’est-ce que… euh… – Ch’t’èsplique ! Ça fait presque quatre ans qu’elle est en insertion, professionnelle, ici à Lille, mais le foyer social, où elle loge, ils disent qu’y z’ont besoin des places ! Alors les incasables nullardes comme ça, virées ! Elle, è va rtourner chez les débiles mentales, à Douai ! Et si è se tue, là, c’est à cause de toi, moi je dis, et j’l’écris ! Et j’ai l’témoignage vidéo ! (T’as donné ton accord pour qu’on filme). Tu l’as dans l’cul ! Ah-ah-ah ! Yes ! – mon dieu, non, madame, la renvoyez pas… c’est tout de ma faute… – C’est exactement ce que je dis ! – non, je veux dire : on se connaît depuis trois ans et demi, Patricia et moi… – Hein ?! – mais là, c’est… pour l’anniversaire de… mes trente ans… j’ai… osé… l’inviter, au risque de tout gâcher, de perdre son sourire, à jamais… – Qu’est-ce que c’est ces conneries ?! Ça existe pas ! – il y a quinze ans, sa sosie… – Une naine aussi ?! – non : sosie de visage, quoique petite aussi, un peu… Enfin, j’avais cru qu’elle était amoureuse de moi, comme Patricia, mais… quand j’ai tendu la main… – Un râteau, ça s’appelle ! – je sais pas, oui… – T’es puceau ?! – oui, pardon… – Ah-ah-ah, puceau à trente ans, le putain d’anormal, sorti du néant ! Pour ma naine ! – laissez-nous… un an, peut-être, pour… nous habituer, à ce miracle, cette tendresse réciproque, miraculeuse… Patricia va s’insérer, maintenant, je vous le promets, je vous le jure… – Mon cul ! Eh ! J’y crois pas une seconde ! Elle est complètement recroquvilléé, bègue ! Moitié muette ! Débile ! Introvertie ! – merveilleuse introvertie, oui… – N’importe quoi ! Les hommes aiment les femmes libérées et cultivées, grandes, avec du caractère, le verbe facile, et… – non. – C’est ça connard ! Tu vas m’donner des lçons de psycho-socio à moi ! Avec tes Maths à la con ! Moi j’ai vingt cinq ans d’expérience, en plus de tous les diplômes spécialisés ! Toi, à part les Maths à la con, t’y connais quoi ?! – madame, le « pas significatif » est pas « inexistant »… – Si ! Ça compte pas ! On met à zéro ! Partout ! Dans tous les rapports ! – erreur… – Y’a qu’une midinette débile, pour raisonner comme tu fais toi, ptit con ! de « tendresse » et de « in-trovertie charmante », mon cul, oui ! Eh, t’es puceau, t’es même pas un homme ! Elle c’est une cre-vure, une ratée ! Et toi t’es un raté pareil, une merde ! Et paf, dans ta gueule ! – voilà : Patricia et moi, on se comprend, à merveille… c’est des purs sentiments, de tendresse, plato-nique… – Merde ! T’es impuissant, en plus ?! – je suis pas un tigre, ni un chimpanzé en rut, à la DSK… – Ah-ah-ah ! Ben OK, OK ! Toi sorti de nulle part, toi le zero statistique, j’te confie la crevure ! Si elle s’ouvre les veines, ça sra ta faute ! J’lécrirai noir sur blanc ! Mes supérieurs sront d’accord ! Zéro blâme pour moi, zéro enquête, yes ! – voilà, laissez-nous faire connaissance, doucement, Patricia et moi, et… on essaiera, tous les deux, de… trouver une solution, ou un travail, un vrai… – Tu-tut ! Elle aura plu’ d’lit en foyer social ! – elle serait bienvenue chez moi… – Mais elle est pas baisable, j’t’ai dit ! T’es sourd ou quoi ?! – elle serait ma compagne gentille… – Stop ! Non ! Eh, elle est HANDICAPÉE MENTALE ! Elle a pas le permis de feu, tu sais ce que ça veut dire ?! Non, t’es trop con, Polytechnique ou pas ! (Et re-paf dans ta gueule, connard !) Eh, elle a pas le droit de toucher le feu, l’électricité ! Ça veut dire : pas d’cuisine, pas d’repassage ! Un boulet ! – je fais la cuisine, pas de problème… et les plis aux vêtements me dérangent pas… (je faisais repas-ser une tenue par semaine, pour aller voir Patricia à la pâtisserie, simplement). – Ah-ah-ah ! Ça existe pas ! Un ahuri pareil ! Putain, moi j’comprends mieux les autres connards de politiciens à la con, qu’a fait « Polytechnique », comme si ça voulait dire super-intelligent ! Eh : mon

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cul, oui ! C’est qu’des matheux à la con, dans leurs ptites équations à la con, tous des minables, moi je dis ! – voilà : vous aurez des vêtements bien repassés, vous brillerez en société, mais nous, Patricia et moi, on vous disputera pas la place, on… a juste besoin de temps, pour… organiser ça… pour… réa-liser ce qui nous arrive… ce… cet amour « réciproque », incroyable, inouï… – Sans s’toucher ! Ah-ah-ah, les nullards intégral ! – voilà : un amour pur et tendre, simplement… – Attends, attends ! Moi je vois le deal, super ! Attends ! Je vous laisse deux mois de plus (je la fous en hôtel une étoile, ou zéro !) et toi, en échange, tu m’signes un papier, comme quoi tu prends l’entière responsabilité d’La Naine, débile ! – je marquerai pas ça comme ça… – Si ! Je l’exige ! Sinon, elle vire ! – je veux dire : je l’appellerai « Patricia »… ou « Manemoiselle Niezewska »… – Ah ! Je l’disais pas, mais… tu sais qu’c’est une sale bougnoule, en plus ?! – oui, adorable chérie… je rêve de la consoler, toute, lui donner ma nationalité française, par ma-riage… – Ah-ah-ah ! Qu’il est con, putain ! Eh, dans tes équations, t’as pas entendu parler que pour le ma-riage, il y a un examen médical ! Elle, pas baisable, c’est Non ! Putain, t’es vraiment con, putain ! – c’est pas juste… – Mais elle peut pas faire de gosse, putain, t’es complètement con ! – je veux juste lui jurer ma fidélité, éternelle… lui promettre assistance, réconfort… pour toujours… – Bon ! Moi j’arrête ces conneries, tu comprends rien à rien, t’es trop con ! Stop ! Tu m’signes ce pa-pier, oui ou merde ?! Non, attends, t’es pas l’genre de mec avec des couilles ! Qui m’dirait merde en face ! Oui ou Non ??! – oui, je vais signer votre papier, madame : je ferai n’importe quoi, pour sauver ma petite Patricia du suicide… – Yes, j’ai gagné ! Je suis très très forte ! Putain, ch’te parie qu’une hyper-géniale comme moi, ils la montreront dans les écoles, ste vidéo, tellement ch’uis brillante ! Supérieure ! Voilà. Madame De Saintonge a là interrompu l’enregistrement, sur ce pur joyau de stratégie et tactique improvisées. Sans les longues minutes de dactylographie de la lettre qu’elle a fait signer au jeune homme. La pupille en question ne s’est pas suicidée, finalement, elle et le jeune homme se sont pacsés. Ils ont vécus des décennies ensemble, ils sont peut-être encore de ce monde (la noble assis-tante sociale est elle décédée en 2047, paix à son âme). La prochaine leçon portera sur la gestion des pollutions domestiques au plutonium hallucino-gène isobare, dans les quartiers difficiles.

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ORGASME DE « JUSTICE » (Histoire hélas inspirée de l’expérience) Vendredi 28 Juin 2014, Aujourd’hui est pour moi une immense victoire, moi femme de pouvoir, enchaînant réussite sur réussite, à la tête de la troisième chambre du tribunal de Lille (actuellement, avant de continuer à gravir brillamment les échelons – le but de ma vie étant de devenir ministre de la Justice, bien sûr, d’abord, puis première femme chef des Nations Unies, l’avenir appartient aux ambitieux ! mais il y a le temps). C’est aujourd’hui qu’expirait le délai pour que cet enfoiré de Gérard Nesey – l’ex-polytechnicien devenu ouvrier ! – fasse appel de mon jugement contre lui, et il ne l’a pas fait ! Victoire ! Et facile, super-facile, en plus ! Je l’ai littéralement écrasé, humilié ! J’ai fait très très fort, sur ce coup. J’ai laissé son avocat déblatérer, sans rien dire, sans interroger Nesey ni sa petite polak à la con. J’ai dit « Bien, le jugement sera rendu dans trois semaines ». Et dans le jugement, paf, j’ai écrit le roman que Nesey avait été longuement interrogé, avait sciemment menti ainsi que sa protégée, affirmant qu’elle avait la nationalité française ce qui était en fait prouvé faux, et donc que la prolongation de sa carte de séjour (à elle) était « en conséquence » refusée, la France n’ayant nullement à recevoir les menteurs, les fraudeurs, les escrocs ! Imparable ! Ils ont dû être estomaqués en lisant ce tissu de mensonges évidents, orduriers, j’espère qu’ils ont vomi, hi-hi-hi ! Surtout lui, parce que : peut-être qu’elle ne sait pas lire, le Français, cette nullarde qu’il aime, ce con ! La procureure (« de la Répu-blique » !) avait été moins fine, trouvant seulement à dire les jolis mots que notre beau et pur pays était sali par la présence d’étrangers comme ça, une naine débile, et qu’elle soit heureuse de ne pas être égorgée au lieu d’expulsée, et qu’un sang impur abreuve nos sillons ! Ah-ah-ah, je me suis bien marrée sur ce coup. En droit, Nesey avait tout pour lui, pour emporter la décision, mais moi je le casse quand même : c’est moi qui ai le pouvoir ! Ce naïf imbécile a sans doute pensé qu’il pourrait porter plainte contre moi, pour diffamation éhontée, mensonge totalement prouvé, évident, mais il n’y connaît rien : la parole d’un juge vaut droit, inattaquable ! C’est « l’autorité de la chose jugée » ! Et son avocat a dû lui dire : s’il résiste, ma copine de la Cour d’appel le recassera encore plus fort (en l’envoyant se faire violer en prison ! pour offense à la « Justice »), elle reconnaîtra peut-être que j’ai eu quelques mots « maladroits » mais entièrement raison sur le fond ! Expulsion de la naine débile ! Sale polak de merde ! Et pareil que moi : ma copine juge d’appel aurait été libre de raconter n’importe quoi en con-clusion, ses délires imaginaires valant vérités établies, Jugement, paf, dans leur sale gueule ! C’est nous qui avons le pouvoir, de faire ce qu’on veut, comme on veut, quand on veut ! La loi est écrite comme ça, votée par nos copains du parlement, en échange de notre accord pour leurs petites af-faires de financement, tout le monde y gagne. Sauf la vile populace, de merde, qu’on ponctionne sé-vère avec les impôts, et à laquelle on fait croire qu’ils décident eux-mêmes, ces cons ! Avec l’aide de nos autres copains de l’Elite, les journalistes, la plupart des gens le gobent (le glorieux « Etat de droit », le très magnifique respect de la « présomption d’innocence » !), et ça nous suffit pour garder le pouvoir, en alternance côtés gauche et droite, en les écrabouillant, on n’a même pas besoin de tru-quer les élections ! On leur raconte que c’est ça ou les nazis ou les staliniens, ils ont pas le choix ! Et tout ça pour servir l’Amérique conquise et Israël, conquis, et c’est les électeurs qui explosent sur les bombes en retour, qu’est-ce qu’on se marre ! Nesey a beau être horrifié, choqué, c’est comme ça que ça se passe, la « Justice » et ça continuera ! S’il nous fait chier, à argumenter, on le fait discrètement assassiner, ou exploser, en mettant ça sur le compte des terroristes antisémites, il est juif honteux (d’origine), ça sera facile ! C’est vraiment super, la vie, quand on est dans le camp des forts. Et c’est super jouissif d’écrabouiller les petits, les naïfs, les idéalistes anti-domination comme ce connard. J’espère que, super bien désespérée, la débile va se suicider, et alors Nesey aussi, automatiquement, ma victoire aura été totale ! Pour débarrasser la planète de ces rebelles à l’autorité arbitraire, qui ont vocation à être foutus à la poubelle ! Je suis géante, je suis Le Droit !