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Guy Le Gaufey La feinte mystique « La Fable mystique, xvi e -xvii e siècles » est un titre ambigu dans la mesure où il conjoint la forme la plus usuelle du référent historique (xvi e -xvii e siècles), et un substantif inhabituel, cette « Fable » si peu fiable aux yeux de l’historien, qui n’est guère homme de tradition orale. Au regard de l’assertion d’existence que comporte la plupart des titres, celui-là sonne faux, délibérément : quelque chose a existé (aux xvi e -xvii e siècles, donc), mais c’était (c’est ?) une « fable ». Le lecteur découvre vite au fil du livre que ce positionnement de l’adjectif « mystique » entre ce qui atteste indirectement l’existence (le repérage temporel) et ce qui suspecte cette même existence (« Fable ») est l’essentiel de la thèse de Michel de Certeau quant au sujet qu’il avance : la mystique aux xvi e et xvii e siècles, certes, mais « entre centre et absence ». Et puisque notre auteur nous avertit dès le départ qu’un tel sujet ne peut être qu'« encadré », prenons d’abord la précaution de bien lire le cadre de son travail, dans sa matérialité livresque, soit : le début de l’introduction (p. 9-11) — qui fait « ouverture » au sens musical du terme — et « l’ouverture à une poétique du corps » qui, contrairement à son appellation, est placée en guise de conclusion, et fonctionne en « da capo ». Isolées typographiquement, ces deux brefs textes se présentent comme hétérogènes au reste de l’ouvrage ; mais c’est bien à ces fragments extrêmes que le lecteur a tendance à revenir une fois sa lecture achevée, en questionnant par un effet de boucle les emplacements où l’auteur de ce travail sur l’énonciation a tenté la mise en scène de son propos. Curiosité : l’auteur résistera-t-il au livre qu’il a enfanté ? D’où entend-il parler de ceux qui parlent… de Lui ? Comme l’objet qu’elles visent, ces questions restent sur les marges de l’entreprise, et une critique doctement universitaire — que le livre appelle aussi — pourra ne même pas les rencontrer. En auteur avisé, M. de Certeau n’aura écrit son début d’introduction qu’après avoir écrit la majeure partie de son travail. Quoiqu’il en soit, il est frappant de rapprocher le paragraphe 2 du chapitre VI (« Le « je », préface de la Science expérimentale (J.J. Surin) ») et les trois premières pages du livre. Si M. de Certeau cite longuement le texte-préface de J.-J. Surin, c’est

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Guy Le Gaufey

La feinte mystique

« La Fable mystique, xvie-xviie siècles » est un titre ambigu dans la mesure où il conjoint

la forme la plus usuelle du référent historique (xvie-xviie siècles), et un substantif inhabituel,

cette « Fable » si peu fiable aux yeux de l’historien, qui n’est guère homme de tradition orale.

Au regard de l’assertion d’existence que comporte la plupart des titres, celui-là sonne

faux, délibérément : quelque chose a existé (aux xvie-xviie siècles, donc), mais c’était (c’est ?)

une « fable ». Le lecteur découvre vite au fil du livre que ce positionnement de l’adjectif

« mystique » entre ce qui atteste indirectement l’existence (le repérage temporel) et ce qui

suspecte cette même existence (« Fable ») est l’essentiel de la thèse de Michel de Certeau

quant au sujet qu’il avance : la mystique aux xvie et xviie siècles, certes, mais « entre centre et

absence ». Et puisque notre auteur nous avertit dès le départ qu’un tel sujet ne peut être

qu'« encadré », prenons d’abord la précaution de bien lire le cadre de son travail, dans sa

matérialité livresque, soit : le début de l’introduction (p. 9-11) — qui fait « ouverture » au sens

musical du terme — et « l’ouverture à une poétique du corps » qui, contrairement à son

appellation, est placée en guise de conclusion, et fonctionne en « da capo ».

Isolées typographiquement, ces deux brefs textes se présentent comme hétérogènes au

reste de l’ouvrage ; mais c’est bien à ces fragments extrêmes que le lecteur a tendance à

revenir une fois sa lecture achevée, en questionnant par un effet de boucle les emplacements

où l’auteur de ce travail sur l’énonciation a tenté la mise en scène de son propos. Curiosité :

l’auteur résistera-t-il au livre qu’il a enfanté ? D’où entend-il parler de ceux qui parlent… de

Lui ? Comme l’objet qu’elles visent, ces questions restent sur les marges de l’entreprise, et une

critique doctement universitaire — que le livre appelle aussi — pourra ne même pas les

rencontrer.

En auteur avisé, M. de Certeau n’aura écrit son début d’introduction qu’après avoir écrit

la majeure partie de son travail. Quoiqu’il en soit, il est frappant de rapprocher le paragraphe 2

du chapitre VI (« Le « je », préface de la Science expérimentale (J.J. Surin) ») et les trois

premières pages du livre. Si M. de Certeau cite longuement le texte-préface de J.-J. Surin, c’est

pour y décortiquer le mode d’apparition de la première personne grammaticale qui leste

l’énonciation. Enquête d’autant plus justifiée que le mystique entreprenant de parler « hors-

institution », mais au nom de la même Vérité révélée que celle défendue par les institutions

religieuses, il importe toujours qu’il situe ce « je » d’où l’énonciation va sourdre (cf. à ce sujet

tout le chapitre 5-2 : « Un préalable : le « volo » de Maître Eckhart à Mme Guyon »). Surin, fort

habilement, ne s’autorise à dire qu’au nom d’une « expérience » qui le place à la fois dans la

tradition chrétienne et hors chronologie. M. de Certeau insiste à juste titre sur ce

positionnement singulier. Mais, en se livrant au même exercice que Surin, qu’écrit-il en ce qui le

concerne ?

Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite. L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être.

Plus avant dans son livre, M. de Certeau nous donne sa traduction d’un passage des

Demeures (I, 1) de sainte Thérèse : « Vous devez comprendre — écrivait-elle en s’adressant à

ses novices pour leur décrire le cœur de ce château qu’est l’âme — qu’il y a une grande

différence entre y être et y être. » Gageons qu’il existe aussi une belle différence entre « ne pas

en être » et « ne pas en être ». Plus encore : si ce livre en effet est bien « exilé de ce qu’il

traite », et si ce qu’il traite, ce sont les textes mêmes de l’exil (La Fable dixit), quelle est donc

cette figure de rhétorique de l’exil redoublé, de l’exil de l’exil ?

Il ne cesse de s’écrire, précise M. de Certeau à propos de son travail, en voyages dans un pays dont je suis éloigné. A préciser le lieu de sa production, je voudrais éviter d’abord à ce récit de voyage le « prestige » (impudique et obscène dans son cas) d’être pris pour un discours accrédité par une présence, autorisé à parler en son nom, en somme supposé savoir ce qu’il en est.

Mais quand l’Unique revient (avec sa majuscule), il est présenté comme hantant « nos

lieux » :

Ces auteurs anciens introduisent dans notre actualité le langage d’une « nostalgie » relative à cet autre pays… Ils articulent ainsi une étrangeté de notre propre place, et donc un désir de partir au pays.

Les mystiques, en somme, nous parlent au présent, écrit celui qui va parler d’eux. Je

reviendrai par la suite sur ce bouclage qui s’instaure ici avec le fonctionnement référentiel, et

même déictique, dans le langage : je vous parle d’eux, eux qui parlent de Lui, Lui qui est

absent, absent pour je qui vous parle…

C’est là le « tour rhétorique » de M. de Certeau dans son introduction. Il écrit encore, à

propos des mystiques et en se référant au Kafka de Devant la Loi :

A mon tour, semblable à l’homme de la campagne chez Kafka, je leur ai demandé d’entrer.

Délicate ambiguïté du français qui confond dans l'« hôte » celui qui arrive, l’invité, et celui

qui reçoit chez lui, le maître de céans. « Puis-je entrer ? » dit une voix ; « Mais entrez donc ! »

répond l’autre (sur le ton qu’on voudra). Au passage, sur le seuil, le verbe « entrer » a su porter

deux demandes : celle du pénitent-voyageur, celle de l’impénitent-sédentaire.

Or, en un tour de main constant, M. de Certeau fait pivoter ces deux figures dès que

l’occasion se présente : qualifier de « piétinement » sa recherche et son travail, c’est invoquer à

la fois la marche et l’immobilité, le pied qui frappe et la piété suspendue : l’irritation de ce qui

n’aboutit pas. Que penser de cette « clarté » qui « serait peut-être l’éclat même d’un désir venu

d’ailleurs » ? Réponse : « Elle ne se donne ni au travail ni à l’âge. Elle est testamentaire : c’est

un baiser de la mort. » Quelle perspective ! Mais, avec un peu de patience, nous voici

rassérénés en arrivant à la page… 230 où l’on peut lire :

…] les discours mystiques postulent, pour être lus, une demande qu’ils ne peuvent satisfaire ; ils font de la déception du lecteur le mode sur lequel le texte doit être pratiqué. Cette tension introduit déjà un style « mystique » dans la pratique (productrice et liseuse) du texte.

Alors ? Michel de Certeau mystique ? Certes, il n’est pas, selon son propre dire,

« supposé savoir ce qu’il en est » (de la présence, cf. supra). Mais c’est le cri du mystique de

base ! (Si du moins, nous, nous en croyons La Fable.) Pour articuler cette plainte, il suffit en

effet de désigner dans l’autre avant tout la présence — qui par définition fuit — et dès lors ce

« toi », à force de se répéter dans sa dérobade, accède à la majuscule : Toi. Puissance de

l’oraison.

Nous voici donc, en tout cas, introduit avant même le paragraphe 1 de l’introduction dans

un « tour mystique » (selon une expression de la page 208). La scène est dressée : la face

cachée des choses va pouvoir nous être montrée, leur « présence » n’en restera pas moins

obnubilante, et secrète. Courrons donc au final, à cette « Ouverture à une poétique du corps »

qui clôt ce premier tome de La Fable : elle a un bien curieux statut si on ne la lit pas en regard

du début de l’introduction. Ce poème de Catherine Pozzi est chez lui, certes, après Thérèse,

Surin, Diègo, etc. (sans oublier, discrètement posé, Yves Bonnefoy et sa poésie hauturière de

la nostalgie de l’Un) ; mais le commentaire sur ce poème n’est pas du registre de la longue

étude qui précède. En cette conclusion, l’analyse du texte mystique, du texte qui dit l’absence,

fait place — via la poésie — à sa célébration ; l’analyse cède le pas à une finalité qui n’est plus

de savoir. P. Valéry notait qu’il est des paroles « qui nous intiment de devenir bien plus qu’elles

ne nous incitent à comprendre » : la conclusion-ouverture est de ce bord-là, tout comme ses

premières pages.

Aux mystiques, écrivait-il alors, « j’ai demandé d’entrer ». Il conclut maintenant (p. 411) :

« Il [le désir] n’habite nulle part. Il est habité » : nomade-sédentaire. Dieu n’y est plus qu’une

appellation : «… une imprenable origine ou fin appelée Dieu ». Mais au fait… pour le mystique,

Dieu n’est qu’appel ! (toujours l’oraison). Donc… donc… qu’il est dur de dire où commence et

où finit « la » mystique.

Fort heureusement, au moment où dans cette difficulté le lecteur pourrait se noyer

comme le poisson du langage, le livre lui apporte un peu d’oxygène : « mystique », ce (n’)est

(qu') une façon de parler.

Le découpage

« Mystique » (n)'est (qu)'un adjectif qui vient qualifier des « manières de parler », et ceci

selon son étymologie grecque : mystikos = mystérieux. Ceux qui parlent mystérieusement de

Dieu (mais comment en parler autrement ?) s’expriment de manière mystique. Et le

développement, le crédit rencontré par ces manières, leur relative stabilité opératoire ont

poussé, dans la mosaïque des langages européens, à la substanti (v) ation. M. de Certeau

nous fournit de ce tournant un excellent exemple, tiré de Charron, qui écrivait en 1635 : « La

théologie, même la mystique, nous enseigne… » (p. 149). Le passage de l’adjectif au substantif

est ici joliment pris sur le vif de l’indécidabilité. Seul le contexte nous permettrait de trancher sur

le point de savoir si Charron a voulu dire « même la (théologie) mystique », ou seulement

« même la mystique ». La grammaire n’y suffit plus.

Ce bascul syntaxique et sémantique est au cœur de la découpe historique proposée par

M. de Certeau : son point de départ, c’est J.-J. Surin dont il a édité la correspondance, qu’il a

décrit dans sa position d’exorciste à Loudun, bref, qu’il connaît bien. Élargissant le tableau avec

« La Fable mystique », il pousse jusqu’à Thérèse d’Avila d’un côté (1515-1582) et Angélius

Silésius (1624-1677) de l’autre.

Pourquoi diable ? « La mystique des xvie et xvie siècles, nous explique-t-il, prolifère

autour d’une perte… » L’entité chronologique ainsi créée est censée apparaître « au soleil

couchant » (? ? ? fin du Moyen Age ? ? ?) et disparaître « avant le matin, la déroute des

mystiques coïncidant avec le moment où se lève le siècle des Lumières ».

On n’ose plus guère chipoter sur le point, toujours litigieux en historiographie, du début et

de la fin. Et en visant, grosso modo, l’époque moderne, M. de Certeau joue sur le velours : la

fin de l’unité de l’Église romaine (Luther, 1517 — Calvin, 1536) et la riposte de la Contre-

réforme (Concile de Trente 1545-1563) assurent une espèce d’unité de la vie spirituelle

chrétienne, unité qui n’est plus le fait d’un centre, mais de vivacités, d’intensités. Les uns et les

autres s’ignorent, se méprisent, voire s’entre-tuent, mais tous débordent d’énergie pour

s’inscrire au plus près de la vérité chrétienne. Ce qui, vu le recul historique qui est le nôtre, ne

manque pas de donner un air de famille à tous ces ennemis jurés.

A cette fin de l’unité de l’Église, M. de Certeau rajoute un trait, bien connu par ailleurs,

mais décisif dans son étude : la fin de la prééminence du latin (Luther traducteur de la

Bible, etc.). Or cette conjoncture nouvelle créée par la conjugaison de ces deux paramètres a

très probablement poussé à l’expansion d’une espèce textuelle jusque-là marginale : il n’y a

plus eu d’une-institution ni d’une-langue pour la Vérité révélée. On conçoit qu’un si grave

babélisme ait blessé une partie de la conscience chrétienne et qu’elle en soit devenue bon

public pour celles et ceux qui entreprenaient de dire l’indicible, de dire l’Un dans et par le

multiple. De ce fait, « la mystique des xvie et xviie siècles », cette entité de La Fable, connaîtrait

à cette époque un développement qui justifierait qu’on la traitât sous les espèces de l’unité. Ce

peut être tout au moins un point de départ. On remarquera cependant que ce découpage est

dans un subtil accord avec un fondement mystique : « On pourrait demander quelles

contaminations de disciplines ont rendu possibles la configuration où la mystique reçoit sa

forme propre […] il faudrait remonter aux instaurateurs, Maître Eckhart, Hadewijch d’Anvers

[…] » (p. 29).

Ce qui aurait pu faire origine n’aura droit qu’au conditionnel et à son discret parfum de

regret. Pour apprécier la valeur de cette position, lisons bien la phrase qui suit immédiatement

ces deux conditionnels originaires :

Il a paru préférable de s’installer d’abord au centre de ce champ aux frontières historiques mouvantes et de le considérer dans le moment de sa plus grande formalisation et de sa fin […] Des modes de fonctionnement y sont plus lisibles, et donc la détermination d’un lieu, ce qui rend possibles ensuite une histoire régressive de sa formation et une étude de ses avatars ultérieurs. (p. 29)

On le voit, c’est ici la métaphore du lieu et du centre qui prévaut ; au point même qu’un

Eckhart, tout « instaurateur » qu’il soit, fera partie d’une « histoire régressive » de cette

mystique centrée sur l’époque moderne, et qu’une Thérèse de Lisieux en sera un « avatar

ultérieur ». Voilà qui ontologise à grands pas ce qui est présenté par ailleurs comme

essentiellement fuyant (« Une fuite analogue ridiculise mes efforts pour découper […] les

séquences d’un récit qui aurait pour sujet la mystique chrétienne des xvie et xviie siècles »,

p. 12). En dépit du titre, nous ne pouvons donc guère compter sur le découpage historique pour

individuer cette mystique moderne, qui reste extrêmement problématique comme figure quand

on ne la prend que dans ses repères spatio-temporels. Nous reste, par contre, l’appui pris sur

ces « manières de parler » qui trameraient à elles seules une multiplicité qu’un substantif ne

suffirait pas à tenir unifiée.

Oxymoron et déictique

Car c’est d’un pluriel, comme toujours, que surgit ce singulier « mystique ». Le pluriel des

langues d’abord, et c’est là que M. de Certeau est le plus à l’aise et le plus convaincant.

Évoquant cette chrétienté européenne de l’époque moderne, si bigarrée dans ses

« parlers » (et partiellement déchue donc de son latin espérantique) il écrit : « La mystique naît

aussi de ces brassages de langues. Elle veut être la langue traversière de ces langues. » La

mystique se veut donc, selon une expression d’Henri Michaux, « non pas centrale, mais

latérale et divisée ». Son unité tient dès lors à des « procès de fabrication » (p. 195) portant sur

des « manières de parler » que les textes mystiques (et baladeurs) ont réussi à importer dans

ces « parlers » des xvie et xviie siècles, tramant ainsi une socialité elle-même traversière,

coupant à travers les pays, les langues, les institutions. C’est donc au titre d’une opération

fondatrice du discours lui-même que notre auteur s’approche de ces « phrases mystiques » et,

plus précisément encore, du procédé rhétorique qui les soutient : l’oxymoron, mot obscur en

français s’il en est (ni Littré ni Robert ne le connaissent), mais que deux ou trois exemples

permettent d’apprécier : une « obscure clarté », un « cruel repos », une « brûlure suave », etc.

« Cet appareil, écrit-il, produit l’unité élémentaire des manières de parler. » Le trait distinctif

essentiel de cet oxymoron est de se présenter toujours sous la forme grammaticale : adjectif

+ substantif, avec cette particularité logique que le prédicat (l’adjectif) n’est pas un attribut du

sujet (le substantif). De ce point de vue, il est un ratage de la prédication au sens classique et

aristotélicien, en même temps qu’il sert d’index à la manière de parler qui alors s’affiche comme

utilisant ce procédé : la mystique. On pourrait donc penser avoir là affaire à une technique

particulière de la sui-référence, l’énoncé ne référant qu’à lui-même, comme dans « Socrate »,

avec ce trait singulier de l’oxymoron que la contradiction sémantique issue du ratage prédicatif

aurait valeur de guillemets. Seulement, loin de partager cet avis, M. de Certeau soutient qu’il

s’agit là d’une « unité clivée » qui, en même temps, « est un déictique » (p. 198). La thèse est

assez curieuse pour qu’on s’y attarde. Cette formation langagière contradictoire est, dit-il

d’abord, une unité clivée :

Une coupure organise l’élémentaire, qui reçoit de ce fait le statut d’être un entre-deux : un entredit et un interdit… Il n’est réductible à aucun de ses composants, et pas davantage à un tiers, qui précisément est manquant. Il excède le langage. (p. 200)

Ici donc, pas de dialectique, pas de « Un qui se divise en deux », mais au contraire :

L’un est deux : tel est le premier principe » (toujours p. 200). Et de ces étranges noces oxymoriques entre adjectif et substantif naissent alors ces « phrases mystiques » qui « obscurcissent ou font disparaître les choses désignées ; elles les mettent au secret, inaccessibles, comme si entre le référent montré et le signifiant qui le vise, le sens qui les articulait tombait. Cette brisure est la chute du signe. (p. 201)

Mais à ce signe qui « chute », à cette « brisure » hautement singulière du signe dans son

acception classique, M. de Certeau donne également la valeur d’un déictique ; « [l’oxymoron]

est un déictique, il montre ce qu’il ne dit pas (p. 199) […] il vise un dehors, comme tant de

doigts levés de la peinture maniériste » (p. 200). Pour apprécier la pertinence d’un tel énoncé, il

faut faire retour à la conception du déictique en cours dans le français du xviie siècle, et donc se

reporter au classique des classiques, à « La logique ou l’art de penser » d’Arnaud et Nicole.

Le « hoc »

La question du déictique est traitée par Arnauld et Nicole avec beaucoup d’attentions

puisqu’elle emporte avec elle l’interprétation du « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Les

ministres protestants l’entendaient d’une certaine oreille (le pain et le vin ne sont que les signes

visibles du corps et du sang invisibles), les catholiques (dont Arnauld et Nicole) d’une toute

autre puisque le respect du mystère de la Transsubstantiation les amenait à soutenir que c’était

bien le corps et le sang du Christ qui étaient distribués dans l’Eucharistie.

Arnauld prend soin de distinguer entre les « idées excitées » et les « idées signifiées »

par le hoc. Partant de la remarque que « ceci » ne signifie que l’idée de chose présente, et que

le mot « chose marque un attribut très général et très confus de tout objet, n’y ayant que le

néant à quoi on ne puisse appliquer le mot de chose », il conclut que « ce terme (ceci)

signifiera toujours : cette chose ». Mais puisqu’il s’agit d’une chose présente, soumise à la

perception, l’esprit « suppléera » à cette imprécision de la signification grâce aux « idées

excitées » par la présence de l’objet désigné par le « ceci ». Par exemple, si « ceci » désigne

un diamant, l’esprit « ajoutera les idées de corps dur et éclatant, qui a telle forme. Il faut donc,

poursuivent nos auteurs, bien distinguer entre ces idées ajoutées et les idées signifiées ». C’est

à ne pas prendre cette précaution que les protestants « prétendent que dans « ceci est mon

corps », « ceci » signifie « le pain ». Erreur ! Pour que telle soit la signification, il eût fallu que

Jésus ait dit : « Ce pain est mon corps. » Il s’en est bien gardé. Donc :

« ceci » ne signifiant de soi-même que l’idée de chose présente, quoique déterminée au pain par les idées distinctes que les Apôtres y ajoutèrent, demeurera toujours capable […] d’être lié avec d’autres idées, sans que l’esprit s’aperçut de ce changement d’objet.

« Ceci » est donc l’opérateur qui permet de passer des « idées excitées » aux « idées

signifiées » au nez et à la barbe du locuteur lui-même. « Voilà tout le mystère de cette

proposition eucharistique qui ne vient pas de l’obscurité des termes, mais du changement

opéré par J.-C. qui fit que ce sujet hoc a deux déterminations différentes au début et à la fin de

la proposition. » L’oxymoron est-il bien de ce registre ? M. de Certeau remarque très justement

que des termes comme « suave brûlure » ne sont pas exactement des contraires (en ce sens,

une « obscure clarté » n’est pas l’exact équivalent d’un « cercle carré ») ; ils jouent, dit-il, « de

guingois ».

Ceci tient à ce que nous n’avons plus ici affaire à une vague idée signifiée (chose), mais

à deux qui, ne s’accordant pas, restent deux. L’oxymoron est donc bien une unité clivée, mais

au seul niveau de la signification, alors qu’à ce même niveau, le déictique est un (ce que rend

bien d’ailleurs son unité morphématique dans la plupart des langues).

Au doigt massivement pointé du déictique s’oppose le doigt plié de l’oxymoron (qui fait

beaucoup penser au fusil coudé pour tirer dans les coins). Nous dire alors que l’oxymoron

« est » un déictique revient à assimiler un hiatus qui se présente dans la signification au hiatus

qui existerait entre le langage et le monde. C’est en somme le même geste qui porte M. de

Certeau à confondre oxymoron et déictique d’un côté, et à soutenir de l’autre que le langage

est le témoin d’une absence, reconduisant ainsi une thèse essentielle de la « manière de

parler » mystique.

Il est d’autres raisons encore pour distinguer déictique et oxymoron : le premier opère un

nombre indéfini de liaisons entre les éléments de signification du langage (du fait que les

« prédicats » d’un objet naturel ne sont pas en nombre fini) ; le second, ayant produit son heurt

au niveau de la signification, coupe court au procès de signification lui-même, et s’impose

comme étant sa propre référence. Là où M. de Certeau se sert de l’oxymoron pour appuyer sa

thèse de l’absence de référent, on peut lui objecter qu’il pousse son lecteur à une confusion

entre la référence comme classe vide et la sui-référence, confusion qui n’est qu’un des avatars

de celle entre le zéro et le rien. Quand le référent comme classe vide ne tient plus comme

classe, la signification occupe tout le champ et menace alors le fonctionnement même du

langage.

Cette menace n’est certes pas étrangère au drame mystique qui entend soutenir aussi

loin que le langage le lui permet un ratage prédicatif qui n’entamerait pas la transcendance du

Dieu, et les multiples effets des « phrases mystiques » visent bien à ce que la signification

engloutisse toute référence possible pour, de là, décréter son absence.

Mais décrire un tel procès n’implique pas de le ratifier et de le reconduire. Si l’oxymoron

est bien l’unité élémentaire des manières de parler mystiques, la description qui en est donnée

dans La Fable n’est pas vraiment convaincante dans la mesure où déictique et unité clivée ne

peuvent être confondus qu’en fonction d’une position mystique ; toute autre position les

dissocie.

Là aussi, M. de Certeau nous parle mystiquement de la mystique, non pas au sens où il

serait lui-même mystérieux, mais au sens où sa sympathie et sa complicité pour son objet

l’amènent à s’en faire le chantre et, du coup, à ne pas le faire accéder à son plein statut d’objet

(historique). Ce pourquoi il conclut sur l’oxymoron en en faisant la « chute » du signe

classique ; c’est vraiment beaucoup supposer quant à un « angélisme » de ce même signe. Le

point de vue d’une histoire naturelle peut ici suffire pour considérer cette « brisure » et cette

« chute » comme une potentialité du langage exploitée avec une ardeur « fabuleuse » par

celles et ceux qui sont… tombés amoureux de la signification. Ça arrive, et c’est hautement

instructif quant à l’instauration de l’humanité dans et par le langage.

Du corps/Du sujet

Quand les conditions de l’énonciation s’approchent de ce « tomber amoureux de la

signification », les « manières de parler » qui en résultent — qui donc aboutissent à ce que la

signification évince la référence — ont des conséquences remarquables du côté des corps

physiques de celles et ceux qui les propagent. Pour avoir déjà publié « La possession de

Loudun », M. de Certeau a eu l’occasion d’entrer dans les détails de ces fonctionnements où

les corps sont appelés à « parler », à apporter une qualité de témoignage peu usitée jusque-là ;

le corps du mystique est un corps souffrant, mais qui n’est « pas encore mué en une colonie de

la médecine ou de la mécanique ».

Comme Michel Foucault était allé chercher le visage de la folie à l’âge classique, avant

les remaniements imposés par les xviiie et xixe siècles, M. de Certeau se propose avec La

Fable de mettre au jour le corps d’avant son traitement par la mécanique newtonienne et la

médecine expérimentale : le corps « tel qu’il parle ». Voilà ce que « la mystique des xvie et xviie

siècles » nous apporterait à nous, femmes et hommes d’aujourd’hui : un corps d’avant la

science.

L’objet d’une telle enquête est passionnant, mais les éléments mêmes avec lesquels

pourrait se soutenir la figure de ce corps souffrant et bavard sont presque toujours gauchis par

le souci constant de nous faire sentir l’actualité de cette mystique. Dès son introduction, M. de

Certeau nous avait averti clairement de cette option (cf. p. 12) ; elle l’entraîne

malheureusement à projeter sur son objet historique des éclairages indirects qui brouillent très

souvent le lecteur.

Cette mystique, donc, aurait disparu dès le début du siècle des Lumières ; mais par

exemple, le vagabondage et l’errance — qui étaient parmi ses traits les plus marquants — « se

retrouveraient » dans le vagabondage poétique contemporain : Rimbauld, Kérouac, etc.

seraient les « successeurs » du « Pèlerin chérubinique ». Sur cette même base, ce corps

souffrant et loquace des mystiques, écrasé pendant un temps sous le poids des rationalismes,

retrouverait sa place et sa fonction avec Freud : Anna O., Dora, etc. seraient les

« successeurs » de Thérèse, Surin, Mère Jeanne des Anges, etc. Toutes et tous se verraient

soudain réunis par-delà les siècles devant leur commun ennemi : la mécanique et la médecine.

Que vaut donc ce partage qui dirait (pour faire bref) la permanence de la lutte entre l’hystérie et

la science. Devons-nous, aujourd’hui encore et toujours, entre science et hystérie, choisir ?

Dans ce premier volume au moins, M. de Certeau nous invite à le croire. D’un côté, il

inscrit très positivement la mystique dans une « configuration de savoir qui répartit autrement

les pratiques de la connaissance, en formalise de nouvelles […] selon le critère général d’une

opérativité organisée selon des règles de production » (p. 105). Il en fait donc un élément ayant

sa place et sa pertinence particulières dans un vaste contexte épistémique où, entre autres, la

rationalité scientifique (naissante) et la « science mystique » (à son apogée) entretiendraient

des liens. Mais la perspective de cette recherche tourne court dès la page suivante où on lit :

« De cette science passante et contradictoire [i.e. la mystique], survit un fantôme qui, depuis,

hante l’épistémologie occidentale […] il réapparaît dans les brèches des certitudes scientifiques

[…] il évoque un au-delà des systèmes vérifiables […] » (p. 106).

En un tour de main, nous voilà passés de la question passionnante posée par la

coexistence du volo mystique et du cogito cartésien, à cette réponse trop bien connue qui fait

du premier le « fantôme » du second ! Il est regrettable qu’à cet endroit M. de Certeau ait cru

bon de reconduire cette « brèche des certitudes scientifiques » dans lesquelles viendrait se

loger l'« irrationalité » mystique. Alors que son ouvrage nous introduit comme pas un à la

rationalité mystique, pourquoi diable a-t-il réitéré ce partage qui renvoie dos à dos le « je veux »

de maître Eckhart et le « je pense » de Descartes ? Régler cette très délicate articulation sur ce

modèle de l’opposition, laisser ainsi étrangers l’un à l’autre ces modes capitaux de production

du « je », revient à laisser glisser la question du corps et du sujet du côté de l’hystérie, selon la

suggestion mystique, précisément.

De ce fait même, la psychanalyse qui est invitée dans ce livre à « former le carré » (cf.

p. 11 : « Quadrature de la mystique ») n’est pas celle qui s’est constituée à partir de l’hystérie,

mais seulement la scène où le corps hystérique a trouvé sa dimension de parole. Le tournant

freudien qui s’est pris avec l’hystérie — non plus en tant qu’objet de regard comme chez

Charcot — mais comme objet de savoir pour autant qu’il parle (en cela différent du mécanique

et du médical), ce tournant est tout au long de ce travail tenu à distance. Notre auteur écrit

même (p. 29) qu’il s’agit pour lui de « ne pas identifier à un objet de savoir cette chose qui, en

passant, a transformé des graphes en hiéroglyphes ».

Curieux propos dans un ouvrage qui, dans sa majeure partie — la plus positive et la plus

intéressante — traite des textes mystiques comme de n’importe quel objet de savoir. La

suspicion portée sur le savoir (supposé n’être jamais que « scientifique » ?) reconduit entre

savoir et vérité l’opposition faite, bien avant toute psychanalyse, entre la lettre et l’esprit.

Comme si trop d’attentions littérales nous mettaient en péril de rater ce qu’il en serait de

l'« esprit » et, qu’à ce titre, la lettre exige d’être délibérément décomplétée pour ne jamais

accéder au rang d’objet. Le corps (de la lettre) et le sujet (de l’énonciation) s’en trouvent

présentés comme ayant à se partager un même territoire, le sédentaire menaçant le nomade,

et vice versa. Le paradoxe de ce travail est là, dans cette retenue qui se donne comme règle de

suspendre un accomplissement, afin que les temps ne soient pas révolus ; et sur la scène du

monde, M. de Certeau s’avance marqué par l’objet de son étude au point d’en témoigner

mimétiquement, et plus encore de dire la nécessité d’un certain mimétisme comme figure

imposée par la mystique elle-même. Le deuxième tome (à venir) de cette « Fable »

maintiendra-t-il cette fiction ?