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Hector qui défend la cause de la paix en appelle à la raison. Quant à Priam, le roi de Troie, il en appelle au roi des dieux. Ulysse sort vainqueur de l’affrontement puisqu’il a énoncé ses conditions et qu’il a fait la preuve qu’elles ne sont pas remplies. C’est son parti, celui de la guerre, qui s’impose. Hector se tait puis demande le silence. Cependant les deux hommes doivent se soumettre à la volonté des dieux. La scène ne permet pas de répondre à la question : la guerre aura-t-elle lieu ou non ? puisque les dieux imposent un nouveau délai, puisque l’on ne sait pas ce qui va sortir du face-à-face des deux négociateurs. Elle a pour rôle de faire monter la tension, sans faire avancer l’action proprement dite. Dans cette structure statique, les forces en présence et la tension sont telles que l’explosion va avoir lieu, inévita- blement. ACTE II SCÈNE 13 REPÈRES Zeus a ordonné le face-à-face, par l’intermédiaire d’Iris qui apparaît dans la scène 12. L’intérêt de cette confronta- tion sans témoins (sauf Andromaque, cachée, nous l’ap- prendrons dans la scène suivante) est double : intérêt dramatique, car ceux qui décident sont seuls en présence, on comprend que tout va se jouer, et intérêt intellectuel, car l’absence de témoins permet un dialogue sans interruptions et plus approfondi. L’enjeu, c’est bien sûr la guerre ou la paix. La scène, sans action, est ainsi dramatique, et elle comporte une grande tension. ANALYSE DE L’ŒUVRE 72 C’est le « vrai combat », car il est décisif. C’est un com- bat verbal, le langage a force de décision, c’est lui qui donne sens. Il aboutit à la décision du départ d’Ulysse, donc à un espoir de paix, mais Ulysse, le beau parleur, a remporté la joute verbale, et sa soumission nous laisse inquiets. OBSERVATION Progression de la scène. La scène commence par une « pesée » symbolique, qui oppose ce que représentent Hector et Ulysse. Ulysse montre ensuite l’impuissance des chefs d’État et des négociateurs, ce qui conduit à une confrontation sur le destin. Puis sont énoncées les causes de la guerre qui se prépare, et au moment où Hector, vaincu, manifeste un « désir de tuer », Ulysse annonce sa décision paradoxale de quitter Troie. Hector est en constante opposition avec Ulysse, lors de la « pesée » d’abord, puis en contredisant la plupart de ses affirmations (« L’univers peut se tromper », « Vous vous êtes senti sur un sol ennemi », « Troie est réputée pour son humanité », etc.). Il cesse de plaider pour la paix quand Ulysse affirme avec cynisme qu’il suffira de mentir, pour nier la culpabilité grecque. Paradoxalement, son revirement suscite l’annonce par Ulysse de son départ. Il semble bien qu’Ulysse, vainqueur du combat verbal, et presque sûr de l’issue réelle de ce débat, se range au souhait d’Hector quand son propre pouvoir n’est plus en jeu. N’est-ce pas Hector lui-même qui vient d’exprimer un désir de tuer ? Et Ulysse parie avec le destin… Ulysse domine nettement Hector, il parle davantage, habi- lement, alors qu’Hector questionne, est en position défen- sive. Ulysse est réputé pour sa maîtrise de la parole, et fait preuve d’une expérience d’homme mûr devant le jeune Hector, qui espère encore. ACTE II SCÈNE 13 73

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  • Hector qui dfend la cause de la paix en appelle la raison.Quant Priam, le roi de Troie, il en appelle au roi des dieux. Ulysse sort vainqueur de laffrontement puisquil anonc ses conditions et quil a fait la preuve quelles nesont pas remplies. Cest son parti, celui de la guerre, quisimpose. Hector se tait puis demande le silence. Cependantles deux hommes doivent se soumettre la volont desdieux. La scne ne permet pas de rpondre la question : laguerre aura-t-elle lieu ou non ? puisque les dieux imposentun nouveau dlai, puisque lon ne sait pas ce qui va sortir duface--face des deux ngociateurs. Elle a pour rle de fairemonter la tension, sans faire avancer laction proprementdite. Dans cette structure statique, les forces en prsence etla tension sont telles que lexplosion va avoir lieu, invita-blement.

    ACTE II SCNE 13

    REPRES

    Zeus a ordonn le face--face, par lintermdiaire dIrisqui apparat dans la scne 12. Lintrt de cette confronta-tion sans tmoins (sauf Andromaque, cache, nous lap-prendrons dans la scne suivante) est double : intrtdramatique, car ceux qui dcident sont seuls en prsence,on comprend que tout va se jouer, et intrt intellectuel, carlabsence de tmoins permet un dialogue sans interruptionset plus approfondi. Lenjeu, cest bien sr la guerre ou la paix. La scne, sansaction, est ainsi dramatique, et elle comporte une grandetension.

    A N A L Y S E D E L U V R E

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    Cest le vrai combat , car il est dcisif. Cest un com-bat verbal, le langage a force de dcision, cest lui quidonne sens. Il aboutit la dcision du dpart dUlysse,donc un espoir de paix, mais Ulysse, le beau parleur, aremport la joute verbale, et sa soumission nous laisseinquiets.

    OBSERVATION

    Progression de la scne. La scne commence par une pese symbolique, qui oppose ce que reprsententHector et Ulysse. Ulysse montre ensuite limpuissance deschefs dtat et des ngociateurs, ce qui conduit uneconfrontation sur le destin. Puis sont nonces les causes dela guerre qui se prpare, et au moment o Hector, vaincu,manifeste un dsir de tuer , Ulysse annonce sa dcisionparadoxale de quitter Troie. Hector est en constante opposition avec Ulysse, lors de la pese dabord, puis en contredisant la plupart de sesaffirmations ( Lunivers peut se tromper , Vous voustes senti sur un sol ennemi , Troie est rpute pour sonhumanit , etc.). Il cesse de plaider pour la paix quandUlysse affirme avec cynisme quil suffira de mentir, pournier la culpabilit grecque. Paradoxalement, son revirementsuscite lannonce par Ulysse de son dpart. Il semble bienquUlysse, vainqueur du combat verbal, et presque sr delissue relle de ce dbat, se range au souhait dHectorquand son propre pouvoir nest plus en jeu. Nest-ce pasHector lui-mme qui vient dexprimer un dsir de tuer ? EtUlysse parie avec le destin Ulysse domine nettement Hector, il parle davantage, habi-lement, alors quHector questionne, est en position dfen-sive. Ulysse est rput pour sa matrise de la parole, et faitpreuve dune exprience dhomme mr devant le jeuneHector, qui espre encore.

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  • le poids de la vie terrestre (lhumanit laborieuse) et lafoi en la vie que reprsente Hector. Cest la dsillusion quilemporte. La guerre : La guerre chappe aux hommes, mme aux chefs dtat(cest pourquoi elle est si redoutable). Lentrevue entreUlysse et Hector, comme toute tentative de ngociation, estdonc inoprante, la scne ne dcidera de rien, cest un dbatpurement intellectuel. Les causes : dabord le destin (Troyens et Grecs sont desadversaires dsigns ), puis des causes conomiques( des dieux et des lgumes trop dors ) ; enfin Ulysserevient la notion dinluctabilit, en parlant dHlnecomme dun otage du destin. Ainsi, en aucun cas le raptdHlne nest-il une cause vritable, mais seulement unprtexte anecdotique pour une guerre qui devait avoir lieu. Si lon considre ltymologie latine, ennemi , ( inimi-cus ), cest le contraire d amicus , ami ; le termesuppose lhostilit, alors qu adversaire ( ad versus , tourn contre ), suppose lopposition, mais sans conno-tation affective. Allusions la situation europenne en 1935 : les entre-vues entre dirigeants rappellent la confrence de Locarnoen 1925, celle de Stresa en 1935. Il y a aussi une allusionaux anciens combattants dans le discours dUlysse. Le mot destin apparat sept fois, le mot sort cinqfois, le mot inluctable , lallusion aux dieux , vien-nent renforcer ces termes, de mme que la mtaphore de labalance, lexpression les peuples condamns , lobserva-tion par Ulysse des lignes de la main dHector. La syntaxeaussi est rvlatrice : au terme dune longue numrationapparat une proposition brve, et le lendemain clate laguerre , en opposition et sans explication. Pour Ulysse, leshommes ne peuvent pas lutter contre la guerre, ils ne sontmme pas conscients de son approche.

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    Ulysse est un personnage particulirement ambigu ; il estdifficile de savoir sil veut la guerre (il semblait bien toutfaire pour la provoquer, dans la scne prcdente), ou sil lajuge invitable, sans la vouloir. Ainsi, ses paroles compor-tent une menace latente : une ranon qui vous est pluschre , cest Andromaque. Ulysse rappelle ainsi que lesexigences grecques pourraient aller jusqu linacceptable, ilmontre la puissance des envahisseurs (ces mots font aussiallusion, par anticipation, la mise en esclavagedAndromaque, dix ans plus tard, aprs la mort dHector etla chute de Troie). Ulysse montre alors, sous le couvert de lagnrosit, une certaine cruaut, il joue avec les sentimentsdHector. De mme, sa dernire rplique fait-elle preuve desensibilit, voire de sentimentalit, ou plutt dune lgretcynique (tout est suspendu un battement de cils ) ? Il ya l une certaine cruaut (Ulysse montre son attiranceinquitante pour Andromaque, cest une faon de rappelerque les vainqueurs semparent des femmes des vaincus), etcest aussi une sortie habile, un refus de reconnatre la noblesse que lui attribue Hector, donc une faon de refu-ser les valeurs morales dHector. Cependant, Ulysse achang dattitude, par rapport la scne prcdente o il semontrait provocateur ; mais nest-ce pas parce quil sait querien nempchera la guerre ? Sens de la pese. Ulysse est un homme dans la force delge, dfiant, face au jeune et confiant Hector. Si Hectorvoque un peuple de travailleurs et la solidit terrienne duchne, Ulysse rplique par lolivier dAthna ; de mme au faucon solaire dHector le chasseur soppose la chouette dUlysse, oiseau nocturne, oiseau dAthnasymbolisant la rflexion, la sagesse. Sopposent encore la joie de vivre , la confiance , et la volupt de vivre etla mfiance de la vie . Lanaphore je pse rythme toutle passage. Cette pese symbolise deux attitudes face lexistence, et la lgret dUlysse, cet air incorruptible etimpitoyable , cette dfiance sans concession, lemporte sur

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  • Les trs nombreux aphorismes donnent un caractre philo-sophique, voire sentencieux, la scne : Le privilge desgrands, cest de voir les catastrophes dune terrasse (lesgrands sont isols du malheur, mais ne peuvent lempcher) ; Cest cela quon reconnat lerreur, elle est universelle (paraphrase paradoxale de laxiome philosophique tradition-nel, selon lequel la vrit est universelle) ; Il nest pas trsprudent davoir des dieux et des lgumes trop dors (expression image dun lieu commun : il nest pas prudentde susciter lenvie) ; Ce nest pas par des crimes quunpeuple se met en situation fausse avec son destin, mais pardes fautes (ce nest pas la faute morale, mais lerreur, quisuscite les catastrophes, ce qui est une parodie de la phrasede Talleyrand) ; Les nations, comme les hommes, meurentdimperceptibles politesses (les nations disparaissent pourpresque rien, elles sont fragiles : la politesse est vaincuepar la brutalit). Cette rplique est ambigu, mais plutt inquitante : laguerre dpend de presque rien (cf. aussi la 4e rponse).

    INTERPRTATIONS

    Hector croit de nouveau la paix, Ulysse agit contre ledestin , mais sans y croire (cf. fin de la scne). Lintrt dramatique de la scne est vident : tout va sejouer maintenant. Il est difficile de croire un dnouementpacifique, dabord parce que la guerre de Troie est connuede tous, ensuite parce quUlysse na laiss que peu despoirsur lissue de sa dmarche. Mais lattention du spectateurest soutenue, il se demande quel vnement va dclencher laguerre, il se prend esprer. Les rfrences constantes au destin maintiennent le carac-tre tragique de la scne. Deux peuples vont se battre jus-qu la mort.

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    Ce chemin , cest aussi celui de la vie humaine, de samisre : lhomme nest pas matre de son destin, cest unevision pessimiste et dsespre de lexistence.

    ACTE II SCNE 14

    REPRES

    La scne 13 a oppos dans le vrai combat les ngocia-teurs nomms par les dieux, Ulysse et Hector. Ulysse, rusant avec le destin, a accept que les Troyens lui ren-dent Hlne. La paix est ainsi prserve. Il quitte le palais,escort par la garde dHector, pour rejoindre son navire, illui reste quatre cent soixante pas parcourir. Lmotion estintense car le sort des deux pays est suspendu ce trajet. Lascne 14 nous montre lattente angoisse des Troyens. Andromaque et Cassandre apparaissent au dbut de lascne. Leur prsence voque la scne dexposition danslacte I. La premire rplique de la scne 14 tablit la conti-nuit avec la scne prcdente en mentionnant le faitquAndromaque a assist lentretien avec Ulysse. Elle jus-tifie ltat desprit du personnage ( brise ), car la discus-sion sest avre difficile. Le spectateur ne partage pascependant son pessimisme puisquun accord a t conclu etque la paix semble tre maintenue. Les arrives successives dOiax et de Demokos renouvel-lent le schma des scnes 9 et 10. Ltat dOiax est indiquds la didascalie de plus en plus ivre , et rappelle leterme ivrogne utilis par Demokos dans la scne 10. Onremarque aussi la similitude des entres de Demokos : Quelle est cette lchet ? correspond Quel est cevacarme ? dans la scne 10. Le baiser final entre Hlneet Trolus apporte une conclusion aux scnes 1 et 2 de

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