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© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS http://dx.doi.org/10.1016/j.spsy.2013.10.010 SOiNS PSYCHIATRIE - n 290 - janvier/février 2014 45 en fiches les grandes figures de la psychiatrie 2/7 Lucien Bonnafé © C. Moreau/Elsevier Masson SAS VIVRE CHANGER LE REGARD Lucien Bonnafé est né le 15 octobre 1912 à Figeac, dans le Lot (46), dans une famille de médecins. Son père, médecin généraliste, est lui-même fils d’un aliéniste, directeur de la maison de santé de Leyme. Il décrit son grand-père comme aliéniste contesta- taire et passionné de poésie. En 1933, étudiant en médecine à Toulouse, il s’engage sur le plan politique, influencé par la guerre d’Espagne et la montée du fascisme. Il adhère à la Jeunesse communiste, puis au Parti communiste dont il reste membre jusqu’à sa mort, malgré la condamnation de la psychanalyse. Ses études achevées en 1936, pendant la guerre d’Es- pagne, il milite à la Centrale sanitaire internationale. À cette époque, il rencontre la mouvance surréaliste du groupe de Toulouse, qui marquera sa vie profes- sionnelle et politique : Aragon, Breton, Éluard, Max Ernst, ou encore Man Ray. Il fonde aussi un ciné-club. z En 1938, il devient interne dans les hôpitaux psychiatriques de la Seine, puis médecin en 1942. Ses activités de résistant recherché par la police le conduisent à prendre le poste de médecin directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, dans le Maine- et-Loire (49), fin 1942. Il y héberge Paul Éluard, ainsi que d’autres artistes et résistants. Avec François Tosquelles et André Chaurand, il crée la Société du Gévaudan. Cette dernière cherche à élaborer une critique radicale des asiles, de leurs fonctionnements et de l’invention des institutions d’aliénés. Il travaille alors en liaison avec le philosophe Georges Canguilhem, replié avec la faculté de Strasbourg à Clermont-Ferrand (63). Il poursuit également son activité de résistant avec notamment François Tosquelles, anti-franquiste espagnol réfugié. Ce contexte politique influence leurs conceptions cliniques, d’où émergent les bases de la psychothérapie institutionnelle. Après la guerre, Lucien Bonnafé n’aura de cesse de dénoncer les pratiques d’enfermements, d’exclusion, la mort des 40 000 malades mentaux, victimes de “l’extermination douce”. z En 1945, il devient conseiller technique au ministère de la Santé dirigé par François Billoux. Il travaille sur les problèmes de planification, d’archi- tecture des dispensaires et services d’hospitalisation, et dessine les bases de la sectorisation psychiatrique. Il va ensuite à Sotteville-lès-Rouen (76) en 1947, puis à Perray-Vaucluse (91) en 1957, hôpitaux dans les- quels il cherche à mettre en œuvre ses conceptions, rencontrant des freins. Il s’installe ensuite à Corbeil- Essonnes (91) en 1971, où il ouvre un secteur sans lits d’hospitalisation. La principale activité s’oriente vers les soins à domicile et la constitution d’un maillage important des réseaux dans la cité, et ce, afin de favo- riser l’intégration des patients dans un environnement tolérant et compréhensif. En 1977, il prend sa retraite, poursuivant inlassablement les interventions et les publications. Il meurt le 16 mars 2003. z La rencontre avec le surréalisme va “impres- sionner” Lucien Bonnafé en tant que mouvement qui développe un autre regard, un regard qui cherche à changer le monde, la vie, en utilisant toutes les forces psychiques libérées du contrôle de la raison et de l’ac- ceptation des valeurs reçues. D’autant que ce mou- vement est également né de la confrontation avec la guerre et la folie, avec notamment André Breton, interne en psychiatrie, rencontrant lui aussi la folie et les aliénés. Lucien Bonnafé accorde de l’importance à la culture parce qu’elle ouvre sur la communication, le verbe et le monde associatif, imaginaire, symbolique. Il est actif dans la reconnaissance des œuvres faites par des malades mentaux. z Cette volonté de changement prend appui à la fois sur le surréalisme et sur l’expérience des deux pre- mières guerres mondiales, de la guerre d’Espagne, et l’effroyable hécatombe des 40 000 malades mentaux internés dans les asiles. Ces événements fondent ce que Lucien Bonnafé appelle la « révolution psychia- trique » : lutter contre l’enfermement et l’aliénation asilaire. « Pour Lucien Bonnafé, la révolution psychia- trique prend appui sur la poésie pour poser autrement les limites du rêve et de la réalité. Pour que se recréent les liens de chaque être avec sa collectivité par les voies de la sympathie, de l’amour, la camaraderie, tous mots qui lui sont chers. » [1]. À partir de cette idée, « est fou celui qui est dit fou », LES GRANDES FIGURES DE LA PSYCHIATRIE 1. Henri Ey 2. Lucien Bonnafé 3. Georges Devereux 4. Donald W. Winnicott 5. Wilfred Bion 6. Carl B. Rogers 7. Alois Alzheimer Lucien Bonnafé, précurseur de la révolution psychiatrique, lutte contre l’enfermement et l’aliénation asilaire. Sa détermination et sa volonté lui permettent, dès 1945, de dessiner les bases de la psychothérapie institutionnelle et de la sectorisation des soins psychiatriques. ANNICK PERRIN-NIQUET Cadre supérieur de santé Pôle intersectoriel de soins et de réhabilitation, Centre hospitalier de Saint-Jean- de-Dieu, 290, route de Vienne, BP 8252, 69355 Lyon, France Adresse e-mail : [email protected] (A. Perrin-Niquet). © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 10/03/2015 par IMFSI PERPIGNAN - (329084)

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Lucien Bonnafé

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© 2013 Publié par Elsevier Masson SAShttp://dx.doi.org/10.1016/j.spsy.2013.10.010SOiNS PSYCHIATRIE - no 290 - janvier/février 2014 45

en fi chesles grandes fi gures de la psychiatrie

2/7 Lucien Bonnafé

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VIVRE

CHANGER LE REGARD

Lucien Bonnafé est né le 15 octobre 1912 à Figeac, dans le Lot (46), dans une famille de médecins. Son père, médecin généraliste, est lui-même fils d’un aliéniste, directeur de la maison de santé de Leyme. Il décrit son grand-père comme aliéniste contesta-taire et passionné de poésie. En 1933, étudiant en médecine à Toulouse, il s’engage sur le plan politique, influencé par la guerre d’Espagne et la montée du fascisme. Il adhère à la Jeunesse communiste, puis au Parti communiste dont il reste membre jusqu’à sa mort, malgré la condamnation de la psychanalyse. Ses études achevées en 1936, pendant la guerre d’Es-pagne, il milite à la Centrale sanitaire internationale. À cette époque, il rencontre la mouvance surréaliste du groupe de Toulouse, qui marquera sa vie profes-sionnelle et politique : Aragon, Breton, Éluard, Max Ernst, ou encore Man Ray. Il fonde aussi un ciné-club.z En 1938, il devient interne dans les hôpitaux psychiatriques de la Seine, puis médecin en 1942. Ses activités de résistant recherché par la police le conduisent à prendre le poste de médecin directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, dans le Maine-et-Loire (49), fi n 1942. Il y héberge Paul Éluard, ainsi que d’autres artistes et résistants. Avec François Tosquelles et André Chaurand, il crée la Société du Gévaudan. Cette dernière cherche à élaborer une critique radicale

des asiles, de leurs fonctionnements et de l’invention

des institutions d’aliénés. Il travaille alors en liaison

avec le philosophe Georges Canguilhem, replié avec

la faculté de Strasbourg à Clermont-Ferrand (63). Il

poursuit également son activité de résistant avec

notamment François Tosquelles, anti-franquiste

espagnol réfugié. Ce contexte politique infl uence leurs

conceptions cliniques, d’où émergent les bases de

la psychothérapie institutionnelle. Après la guerre,

Lucien Bonnafé n’aura de cesse de dénoncer les

pratiques d’enfermements, d’exclusion, la mort des

40 000 malades mentaux, victimes de “l’extermination

douce”.

z En 1945, il devient conseiller technique au ministère de la Santé dirigé par François Billoux. Il travaille sur les problèmes de planifi cation, d’archi-tecture des dispensaires et services d’hospitalisation, et dessine les bases de la sectorisation psychiatrique. Il va ensuite à Sotteville-lès-Rouen (76) en 1947, puis à Perray-Vaucluse (91) en 1957, hôpitaux dans les-quels il cherche à mettre en œuvre ses conceptions, rencontrant des freins. Il s’installe ensuite à Corbeil-Essonnes (91) en 1971, où il ouvre un secteur sans lits d’hospitalisation. La principale activité s’oriente vers les soins à domicile et la constitution d’un maillage important des réseaux dans la cité, et ce, afi n de favo-riser l’intégration des patients dans un environnement tolérant et compréhensif. En 1977, il prend sa retraite, poursuivant inlassablement les interventions et les publications. Il meurt le 16 mars 2003.

z La rencontre avec le surréalisme va “impres-sionner” Lucien Bonnafé en tant que mouvement qui développe un autre regard, un regard qui cherche à changer le monde, la vie, en utilisant toutes les forces psychiques libérées du contrôle de la raison et de l’ac-ceptation des valeurs reçues. D’autant que ce mou-vement est également né de la confrontation avec la guerre et la folie, avec notamment André Breton, interne en psychiatrie, rencontrant lui aussi la folie et les aliénés. Lucien Bonnafé accorde de l’importance à la culture parce qu’elle ouvre sur la communication, le verbe et le monde associatif, imaginaire, symbolique. Il est actif dans la reconnaissance des œuvres faites par des malades mentaux.

z Cette volonté de changement prend appui à la fois sur le surréalisme et sur l’expérience des deux pre-mières guerres mondiales, de la guerre d’Espagne, et l’effroyable hécatombe des 40 000 malades mentaux internés dans les asiles. Ces événements fondent ce que Lucien Bonnafé appelle la « révolution psychia-trique » : lutter contre l’enfermement et l’aliénation asilaire. « Pour Lucien Bonnafé, la révolution psychia-trique prend appui sur la poésie pour poser autrement les limites du rêve et de la réalité. Pour que se recréent les liens de chaque être avec sa collectivité par les voies de la sympathie, de l’amour, la camaraderie, tous mots qui lui sont chers. » [1].À partir de cette idée, « est fou celui qui est dit fou »,

LES GRANDES FIGURES DE LA PSYCHIATRIE

1. Henri Ey2. Lucien Bonnafé3. Georges Devereux4. Donald W. Winnicott5. Wilfred Bion6. Carl B. Rogers7. Alois Alzheimer

Lucien Bonnafé, précurseur de la révolution psychiatrique, lutte contre l’enfermement et l’aliénation asilaire. Sa détermination et sa volonté lui permettent, dès 1945, de dessiner les bases de la psychothérapie institutionnelle et de la sectorisation des soins psychiatriques.

ANNICK PERRIN-NIQUETCadre supérieur de santé

Pôle intersectoriel de soins et de réhabilitation, Centre hospitalier de Saint-Jean-de-Dieu, 290, route de Vienne, BP 8252, 69355 Lyon, France

Adresse e-mail : [email protected] (A. Perrin-Niquet).

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SOiNS PSYCHIATRIE - no 290 - janvier/février 201446

en fi chesles grandes fi gures de la psychiatrie

CHANGER LE REGARD (SUITE)il s’agit de ne pas enfermer l’autre dans sa folie ; en modifi ant le regard, l’autre se modifi e. La symptoma-tologie est dépendante du regard porté sur elle et des pratiques qui en découlent. « La folie change de nature

avec la connaissance qu’en prend le psychiatre » [2]. Il met en évidence la plasticité de la clinique. Soigner consiste à dire : « que puis-je faire pour vous ? ».

UN HOMME D’ENGAGEMENTS

TRANSMETTRE

z Son souci de transmettre et de partager ses connaissances et conceptions se traduit par sa participation aux colloques qui se développent dans la discipline en après-guerre, cette dernière connaissant un élan historique par les apports de la psychanalyse et des découvertes pharmacologiques. z Il participe à la création des Centres d’en-traînement aux méthodes d’éducation actives (Ceméa) en 1946, avec Germaine Le Guillant et

Georges Daumézon [3]. Il en sera très longtemps un formateur auprès des infi rmiers, convaincus de leur rôle thérapeutique dans la relation de soin.z Il publie régulièrement dès 1954, date de la création de la revue Vie Collective et Traitement, qui deviendra un an plus tard la revue Vie Sociale et Trai-tements (VST), le premier “bulletin” du personnel des établissements de soins pour malades mentaux. Il est l’auteur de nombreux articles et livres.

Jusqu’à sa mort en 2003, Lucien Bonnafé reste engagé. Passionné des arts, notamment la peinture et la poésie, il reste adhérent et militant au parti communiste. Il invente un art de vivre très personnel où ses engagements

s’enrichissent mutuellement, donnant lieu à une harmo-nie de pensées et d’actions, le tout dans une philosophie humaniste. Et ce, tant au niveau du travail clinique, pra-tique et théorique, que dans ses engagements politiques.

RÉFÉRENCES[1] Chevillon B. Lucien Bonnafé, psychiatre désaliéniste. Collection Pratiques de la folie. Paris: L’Harmattan; 2005:21.[2] Discours de Madrid, 1996. Information Psychiatrique 1973 :290. [3] Rivallan A. Georges Daumézon. Soins Psychiatrie. 2013;288:45-6.

AGIR POUR UNE PSYCHIATRIE DÉSALIÉNISTE

INVENTER UNE PSYCHIATRIE DANS LA COMMUNAUTÉ

z À l’issue des expériences d’extermination, d’ex-clusion, de stigmatisation, à l’œuvre particulièrement lors de la Seconde Guerre mondiale, Lucien Bonnafé et ses collègues dénoncent l’aspect aliénant de toute organisation hospitalière psychiatrique, utilisant l’expres-sion sévère de “renfermerie-garderie”. L’enfermement créé la violence et la sédimentation psychique, cognitive, sociale. Le système est dénoncé comme “surinvalidant ”. L’aliénisme prend le patient pour un objet. Le but est de modifi er la situation asilaire et de permettre au malade

de reprendre une position de sujet.z C’est à Saint-Alban que se forgent, dans une démarche de mise en pratique, les fondements de la psychothérapie institutionnelle avec Fran-çois Tosquelles, Paul Balvet et André Chaurand. L’expérience de Saint-Alban est la première action de la psychiatrie d’intégration des “fous” dans un milieu social. La psychiatrie “désaliéniste” s’origine sur une réfl exion politique, artistique et humaniste, la psycho-thérapie institutionnelle et la psychiatrie de secteur.

z Le principe désaliéniste consiste à diffuser dans la population générale la capacité de « regarder d’une autre façon la folie » et d’y réagir de manière différente. Il faut partir de principes en rupture avec l’héritage de l’histoire de la psychiatrie qui est dans le rejet et l’enfermement (des fous et des soignants), et développer des pratiques soignantes hors les murs. C’est ainsi que prennent sens les principes de la psychiatrie de secteur : proximité du lieu de vie/du lieu de soins, continuité des soins, accompagne-ment par une même équipe. Le but étant que la personne puisse retrouver son autonomie. L’exigence ici est celle de la disponibilité et de la mobilité : soignant/soigné, soigné/soignant et environnement social.

z Il développe l’idée que soigner est l’art de mettre en œuvre la “sympathie”, dans des con–textes et circonstances variées, qu’il faut mettre en lien avec le potentiel d’accueil de la population. Il s’agit d’un travail autour de l’écoute et de l’écho, et il va très vite associer les infi rmiers à la relation soignante. C’est cette sympathie qui est le vecteur du change-ment de regard sur la folie. La population a un potentiel d’écoute et de soutien, à condition d’être sensibilisée et responsabilisée. La recherche de réinsertion et d’au-tonomie du patient oblige les soignants à lâcher leur monopole de la responsabilité soignante.

Déclaration d’intérêts  L’auteur déclare ne pas avoir de confl its d’intérêts en relation avec cet article.

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