2 l'oeil qui caresse - le cas de pygmalion
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Herman Parret
LIMA, Universidad de Lima, Second Séminaire – 25 septembre 2013
L’oeil qui caresse - le cas de Pygmalion
Les esthétiques oculocentriques
L’expérience esthétique des arts plastiques, au cours de l’histoire de l’esthétique,
a été considérée sur l’essentiel comme enracinée dans le fonctionnement du regard. Il
existe, de toute évidence, un nombre infini de regards, divers de motivations, d’intensités,
de finalités. On se regarde l’un l’autre, furtivement ou franchement, pendant un entretien
et dans la vie quotidienne, on examine le monde par un regard qui contemple ou qui
interroge, on vise la cible par un regard concentré qui se veut efficace et pertinent, on
scrute l’horizon avec un regard intensément modalisé par l’espérance, on observe l’état
des choses, voire l’état des âmes, par un regard cultivant l’optique neutre et froide de la
science. Toutefois, la façon dont on pose le regard sur une oeuvre d’art est distincte. On
s’intéressera, par conséquent, en premier lieu et en guise d’introduction, à la spécificité
du regard de homo aestheticus.
Parmi les philosophies du regard les plus adéquates, il y a certainement
l‘approche anthropologique que Jean-Paul Sartre nous propose dans L’être et le néant. Il
est vrai que le phénoménologue y disserte essentiellement sur le “regard intersubjectif”
mais on peut s’interroger si les trois caractéristiques de ce “regard intersubjectif” sont
transposables vers le regard spécifique d’homo aestheticus. D’abord, le regard de l’autre,
nous enseigne Sartre, est vécu comme une atteinte abrupte et l’installation d’une
discontinuité. Le regard de l’autre provoque l’étonnement et la surprise, souvent
l’irritation, précisément parce qu’il subjectivise: il perce à travers les propriétés objectives
de votre existence et fait appel à votre subjectivité la plus profonde. Et celui qui regarde,
lui aussi, ne reste pas neutre ou impassible: un voyeur idéal n’existe pas, et des réactions
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subjectives, comme la honte, souvent même l’excitation corporelle, accompagnent
souvent ce regard. La seconde caractéristique du regard de l’autre selon Sartre est son
invisibilité. Quand j’éprouve le regard de l’autre, je détruis ses yeux et j’abolis tout
l’univers de la perception. Cette non-reconnaissance de l’origine du regard de l’autre
explique évidemment sa fascination et sa séduction. Que le regard de l’autre soit
fascinant et séduisant dépend de l’impossibilité de reconnaître ou d’interpréter sa
motivation et son intentionnalité. La troisième caractéristique distinguée par Sartre dans
son analyse du regard intersubjectif est son pouvoir de réification (Verdinglichung, la
chosification). Le regard de l’autre a comme effet que l’on se sent “chosifié”: on
“pétrifie” sous le regard de l’autre et c’est pourquoi ce regard pétrifiant provoque en nous
une tendance à la fuite.
Toutefois, cette analyse se modifie considérablement dès qu’on essaie de rendre
compte du regard d’un sujet confronté avec une oeuvre d’art plastique. Qu’en est-il du
regard de l’amoureux de l’art, du contemplateur ou de l’enthousiaste devant l’oeuvre
d’art? Il me semble que dans ce domaine trois modes du regard sont à démêler: le regard
qui voit, le regard qui regarde (au sens strict), le regard qui touche. Le regard qui génère
le sentiment esthétique, est par conséquent ou bien un “voir”, ou bien un “regarder” (au
sens strict), ou bien un “toucher”. On a souvent déclaré que la culture occidentale toute
entière, et toute son histoire de l’art, est régie par le paradigme de l’opticalité. Dans ce
paradigme dominant une délimitation tranchante entre les cinq sens et leur
fonctionnement spécifique est installé, et la vision y est placée au sommet de la hiérarchie
sensorielle. Ainsi la psychologie de Descartes incarne exemplairement le programme
occidental classique visualiste et opticaliste. En effet, Descartes défend le débrayage
intégral de la vue des autres modalités sensorielles, l’ouïe, le toucher, le goût... La vue est
totalement autonome et indépendante des autres sens à cause de l’ancrage dans sa base
physico-physiologique: le sujet “voit” au moment que le nerf oculaire est stimulé par la
vitesse des particules lumineux, et rien de plus. Et pourtant, une question obsédante et
inquiétante met en question, au cours de toute l’histoire de la psychologie philosophique,
surtout au siècle des Lumières, cette primauté et cette autonomie de la vue. Diderot, dans
la Lettre sur les aveugles, se demande ce qu’il en est de l’univers d’expérience de
l’aveugle. L’aveugle “voit ”-il? Quand il y a absence de vue, comment le sujet s’insère-t-
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il dans la réalité? (Ill. 1) L’attouchement (1768) de Jusepe de Ribera illustre
exemplairement ce questionnement: l’aveugle palpe une tête sculptée et c’est ainsi qu’il
exerce sa compétence esthétique. D’ailleurs les psychologues de cette époque prônaient
que l’aveugle a une expérience plus intense de l’artistique que le voyant, que le toucher
plus que la vue nous met en contact avec l’essence du réel, voire de l’univers artistique.
C’est bien ce genre de questionnement détrônant la primauté et l’autonomie de la vue, qui
nous guide vers le thème de l’exposé d’aujourd’hui.
L’oculocentrisme est certainement l’épistémologie toute puissante de la
Renaissance. Della pittura d’Alberti en est l’expression la plus systématique. Le premier
chapitre de Della pittura est consacré à la justification de la peinture perspectivale et
Alberti inaugure ainsi un épisode grandiose de l’histoire de l’art occidental. La
perspective y est conçue comme la technique privilégiée exploitant la puissance de “l’œil
qui voit”. “L’œil qui voit” construit géométriquement une pyramide visuelle vu que la
distance de l’observateur reste fixe et la lumière stable. On se rappelle la phrase célèbre
d’Alberti: “le tableau est une fenêtre ouverte par laquelle on peut voir l’istoria (le récit,
l’événement représenté)”. Théorie du voir pur, un voir sans aucune interprétation, sans
aucun engagement subjectif. (Ill. 2) La représentation de la tridimensionnalité ou l’ajout
de la troisième dimension est la grande découverte du quattrocento florentin. Ce rêve du
voir pur a été exemplairement exploité par les peintres du quattrocento, comme dans
cette Annonciation de Domenico Veneziano où la profondeur est représentée
symétriquement, proportionnellement, géométriquement. Rien d’extraordinaire que tant
d’Annonciations exploitent la technique de la perspective, et Daniel Arasse a formulé une
hypothèse puissante à ce propos: qu’il y aurait un rapport indéniable entre la technique
perspectivale et le signifiance profonde d’une Annonciation. La perspective suggère une
dimension d’éternité et d’invisibilité. Dans une Annonciation l’Incarnation est annoncée:
il est annoncé que le Dieu éternel et invisible se manifestera dans l’Homme fini et visible.
Evocation de l’invisible par la mise en perspective d’un voir pur. Mais la possibilité
même d’un voir pur et, par conséquent, la possibilité de la réussite d’une présentification
de l’invisible par la perspective, peut être mise en doute. Est-il possible d’isoler le voir de
son contexte interprétatif? Peut-on voir sans regarder, peut-on neutraliser totalement
l’engagement subjectif de homo aestheticus? Alberti lui-même semble en douter puisqu’il
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insiste que le peintre, esprit géométrique déployant la compétence de l’”œil mental”, est
également un homme de goût dans la composition harmonieuse de l’istoria et dans la
disposition des couleurs. En plus, le peintre doit être capable de plaire et de séduire, et
c’est ainsi que le voir de l’artiste est bien plus qu’une simple faculté de géométrisation: il
est enchâssé dans un conglomérat socio-psychologique. L’oculocentrisme d’Alberti est
mis en question dans Della Pittura même et la possibilité d’un “voir pur” nettement
relativée.
(Ill. 3) Si l’on passe du regard “qui voit” au regard “qui regarde”, on enrichit le
regard d’une pouvoir herméneutique, capable d’une analyse de la sémantique interne
d’un objet d’art. On a souvent suggéré que l’apologie du regard “qui regarde” culmine
dans le modernisme, à partir de Manet, là justement où les personnages du tableau, en
regardant intensément vers l’extérieur, entrent en dialectique avec le regard du spectateur.
Telle est l’esthétique dialogique du Chemin de fer, de 1872, un Manet parmi les plus
prophétiques. Victorine, la jeune femme figurée dans ce tableau, semble interpellée par
un passant dans la rue, elle est visiblement surprise et affectée, elle rougit... La rougeur
sur les joues intensifie la force de l’appel de son regard, et ainsi le passant lui-même,
extérieur au tableau, est intégré dans l’oeuvre. La présence du regard “qui regarde”
analytiquement et dialogiquement, regard subjectivé et subjectivant, serait par conséquent
la stratégie moderniste par excellence.
L’apologie du toucher: Canova, Nietzsche, Husserl
(Ill. 4) Non pas le regard qui voit ou le regard qui “regarde” mais le regard qui
touche est le thème de l’exposé d’aujourd’hui que je place sous le patronage d’Antonio
Canova. Il convient de saisir comment l’expérience esthétique peut être déterminée
comme une expérience du toucher. Ainsi l’omnipuissance de la vue (vision) comme point
de rattache de notre sensibilité au monde y est mise en question. Nietzsche déjà
condamnait férocement l’oculocentrisme de la métaphysique occidentale et le mythe
dominant de la ‘transparence’, de la ‘pureté’, de la ‘neutralité’ du regard. Pour
concrétiser, le dégoût de Nietzsche pour l’impressionnisme en peinture était dicté par la
méfiance pour une esthétique oculocentrique et, plus en général, pour le paradigme
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‘scopique’ en philosophie. De toute évidence, Nietzsche s’inscrit dans la tradition
alternative, un sensualisme radical où toute la gamme de tous les sens est appréciée. C’est
que le sensualisme, en détrônant l’oeil, réévalue les sens soi-disant intimes (goût, odorat,
toucher, séparés et en synesthésie). Cette appréciation implique d’ailleurs la mise en
valeur de la sensation interne du corps, non pas du corps matériel et physiologique,
objectivé par les anatomistes, mais du corps vécu. La focalisation sur la sensation interne
du corps, sur le sentiment de vie (Lebensgefühl), va de main en main avec la destitution
de l’opticalité.
Husserl, dans Idées II, construit une phénoménologie bien appropriée du toucher.
La sphère du visuel et la sphère du tactile sont d’une nature radicalement spécifique, nous
enseigne-t-il, et il constate que “dans le domaine tactile, nous avons un objet extérieur qui
se constitue de façon tactile et un deuxième objet qui se constitue de même de façon
tactile, par exemple le doigt qui touche. On trouve donc ici la double appréhension
suivante: la même sensation du toucher, appréhendée en tant que trait caractéristique de
l’objet extérieur, et appréhendée en tant que sensation de l’objet-corps propre” (210).
Rien de semblable pour le noème visuel: “L’œil n’est pas lui-même vu, et les choses ne se
passent pas comme si les couleurs qui, dans l’appréhension de la chose extérieure vue,
sont attribuées à l’objet et sont objectivées en lui en tant que ses traits caractéristiques,
comme si ces mêmes couleurs donc, en tant que sensations, apparaissent localisées à
même l’oeil, lui-même apparaissant visuellement. [...] Je ne vois pas moi-même, je ne
vois pas mon corps, comme je me touche moi-même. Ce que je nomme un corps propre
vu n’est pas un voyant vu, comme mon corps en tant que corps touché est un touchant
touché” (211). Seul le toucher a le privilège de la double appréhension. Le toucher a le
privilège, seul parmi les cinq sens, de renvoyer toujours et directement au corps propre
apparaissant. Le corps propre, selon Husserl, ne peut se constituer originairement en tant
tel que dans le toucher. La conclusion de cette description phénoménologique est
impressionnante: sans toucher, pas de corps propre. D’ailleurs ce n’est qu’en coïncidant
avec le corps propre tactile que le corps propre de type visuel, auditif, gustatif, olfactif
participe à la localisation des sensations intéroceptives et proprioceptives. Les
conséquences théoriques de ce constat sont plus englobantes encore. En effet, il se fait
que le corps propre est le centre d’orientation de l’ego, le point zéro de toutes ses
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orientations. Le corps propre est également le support du libre mouvement et l’organe du
vouloir. Le toucher encore rend possible cette orientation du corps, et le mouvement
corporel spontané est essentiellement contraint par les virtualités du corps tactile: c’est la
main qui heurte, soulève, saisit, tout comme le pied qui touche et met en mouvement le
corps selon les obstacles mondains. Husserl n’hésite pas à élargir encore par
transposition la signification du corps propre, par conséquent du toucher, pour des
sphères d’objectité supérieures comme les actes d’évaluation et les vécus intentionnels
sophistiqués. L’appréhension tactile reste pour Husserl le “modèle” de n’importe quelle
saisie intentionnelle et évaluative.
Puisque je me suis proposé de réfléchir sur “l’œil qui caresse”, je m’étendrai un
instant sur la caresse et la main qui caresse. La phénoménologie du toucher comporte
une véritable apologie de la main et de ses traces durables, profondes. Merleau-Ponty,
dans L’oeil et l’esprit, ne manque pas de constater que dans la peinture, “l’œil est ce qui a
été ému par un certain impact du monde. [Il] le restitue au visible par les traces de la
main” (L’oeil et l’esprit, 26), et voici un excellent commentaire à propos de cette position
de Merleau-Ponty: “Le feu de l’apparaître embrase la main qui, dans le geste de peindre,
restitue au monde visible l’invisible par lequel elle a été touchée”; “l’œil et la main du
peintre jouent [...] le rôle essentiel d’un relais ou d’une médiation dans le circuit de
l’apparaître qui va de la chose à la peinture” (R. Bernet, “Voir et être vu. Le phénomène
invisible du regard et de la peinture”, Revue d’esthétique, 33, 1999, 40-43). L’apologie de
la main chez Husserl est telle que, contrairement à Merleau-Ponty, il tend à dissocier la
main de l’oeil. Non seulement il y a chez Husserl une excellence du toucher parmi les
sens, mais également de la main parmi les parties ou organes du corps propre tactile, et
des doigts au bout des mains. La main et ses doigts sont omniprésents dans les textes
d’Idées II. Non pas le doigt pointé qui montre et signale mais le doigt qui touche, en toute
excellence réflexive. Derrida a bien remarqué cette hypostase de la main et de ses doigts
chez Husserl: “Là où il est question du toucher, il n’est pratiquement question que des
doigts de sa main” (J. Derrida, Le toucher. Jean-Luc Nancy, Paris: Galilée, 2000, 193).
J’ouvre une brève parenthèse pour montrer que la grande tradition philosophique
‘tactiliste’ ou ‘haptocentrique’, jusqu’à Husserl, a toujours reconnu la signification
fondamentale et originaire du toucher de la main, et en vérité des doigts, voire de
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l’extrémité des doigts. “Le sens du toucher”, écrit Kant dans l’Anthropologie du point de
vue pragmatique, “réside dans les extrémités des doigts et dans les papilles nerveuses
[papillae] dont ceux-ci sont munis pour que, par le contact de la surface d’un corps
solide, il soit possible d’en reconnaître la forme. [...] Ce sens est aussi le seul qui
contribue à la perception externe immédiate, et c’est justement pourquoi il est aussi le
plus important et celui qui nous apporte les enseignements les plus sûrs, tout en étant le
plus grossier” (§ 17). On serait tenté de dire que Kant préfigure, dans les limites de la
psychologie du XVIIIème siècle, le geste de Husserl dans Ideen II. Quoi qu’il en soit,
Husserl et Merleau-Ponty parlent excellemment de la main, de la main du toucher et, en
fin de compte, de la main qui caresse et laisse ainsi ses traces durables.
Toutefois, il convient de distinguer entre deux modalités du toucher: le toucher de
la caresse et le toucher de la touche. (Ill. 5) Souvent la main qui touche fonctionne
comme un pinceau, comme stylos. C’est la danse de la main à la manière des ballets
chinois, à la manière également du dripping de Jackson Pollock. Lacan emploie pour le
geste du peintre le terme de suspension. Peindre est un mouvement comportant des actes
‘suspendus’, c’est-à-dire des actes qui, loin de viser des objets mondains pour les
transformer, veulent seulement ‘donner à voir’ (J. Lacan, Séminaire IX, 104-106, cité par
R. Bernet, art. cit. 44). Les traces de la touche sont toujours en suspens tandis que les
traces de la caresse s’accumulent jusqu’à ce qu’elles deviennent ligne et surface et
constitution d’un corps plein et homogène. Plénitude de la caresse, choc de la touche. La
caresse incorpore le touché, la touche rejette le touché. La caresse tend à la fusion
maximale, la touche à la fonction minimale. Dans la caresse, le non-semblable s’enlève
sur le sol d’un élément commun. La caresse est une sorte de glissement, une sorte de
recouvrement (Husserl parle de Deckung) sur le fond du pur flux temporel unifiant les
moments présents successifs dans une seule ligne continue et une surface homogène,
dans un présent incarné. Il est vrai que dans la caresse la chair n’est jamais intégralement
constituée. Il y a de l’inachèvement, il y a l’ouverture infinie d’une constitution qui se
poursuit. Husserl pense cette ouverture sous le concept d’excédent [Überschuss]
(Méditations cartésiennes, § 55). Que le touché de la caresse “signifie” plus que ce qui
est effectivement présent dans la perception est conséquence du fait que ma chair est un
système kinesthésique et synesthésique. Ma chair est source d’excédence, excédante à
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elle-même aussi puisque sa constitution est toujours incomplète. Dans les esquisses d’une
telle chair, il y a toujours l’appel du suprasensible, de ce qui n’est pas encore senti ou ce
qui ne l’est plus, de ce qui, dans ce glissement, ne sera peut-être jamais senti, ce
recouvrement du touché, infini, de la caresse. Mais voici en quoi la caresse diffère de la
touche. Tout contact, toute rencontre de la main et son touché ne comporte pas cette
dynamique de recouvrement. Il y a des rencontres de la main et son touché qui se limitent
au choc, au coup de la touche, comme si l’événement ne parvenait pas à se constituer
comme un noème stable, fiable, durable. On dirait que dans le choc de la touche ma chair
n’est pas source d’excédence: la tendance à l’excédence y est neutralisée. La chair alors
s’identifie comme pure contingence, imprésentable et vouée à la disparition. C’est
pourquoi la touche est “vécue” par la chair dans l’angoisse. Le pathème de la touche est
le frisson, voire la syncope. Résumons. Il y a le toucher de la main qui caresse et la
touche du stylos qui griffe. Une caresse dure une éternité, la touche-coup ou la touche-
choc un clin d’œil. La touche du pinceau lors du dripping de Pollock, c’est la saisie d’une
couleur à l’état naissant. (Ill. 6) “La touche de Cézanne”, dit Lyotard, “fait sortir un
pourpre, un coup libère une modulation de jaune qui inonde l’atmosphère” (J.F. Lyotard,
Pérégrinations, Paris: Galilée, 1988, 45). L’idée de la touche, dans son rapport
intrinsèque avec le coup, nous parle d’une certaine qualité de l’événement dont le temps
est l’instant, le clin d’œil. Le toucher de la caresse et le toucher de la touche sont deux
versions qui ont une autre temporalité, un autre rapport au corps propre.
La main de Pygmalion
(Ill. 7) Plaçons cette apologie du toucher sous les auspices de Pygmalion. Je ne
résiste pas de citer le magnifique récit de Pygmalion comme il est raconté dans les
Métamorphoses d’Ovide et représenté en 1765 par le sculpteur Etienne-Maurice
Falconet.
Pygmalion vivait libre, sans épouse, et longtemps sa couche demeura solitaire. Cependant son
heureux ciseau, guidé par un art merveilleux, donne à l’ivoire éblouissant une forme que jamais femme ne
reçut de la nature, et l’artiste s’éprend de son oeuvre. ... Pygmalion s’enivre d’une flamme chimérique. Plus
d’une fois il avance la main vers son idole; il la touche. Est-ce un corps, est-ce un ivoire? Un ivoire! non, il
ne veut pas en convenir. Il croit lui rendre baisers pour baisers; tour à tour il lui parle, il l’étreint. … Tantôt
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il la comble de caresses, tantôt il lui prodigue les dons chers aux jeunes filles, coquillages, pierres
brillantes, petits oiseaux, fleurs de mille couleurs. ... Ce n’est pas tout , il la revêt de tissus précieux. ... Il
l’appelle la compagne de son lit; il la contemple étendue sur le duvet moelleux: il croit qu’elle y est
sensible. ... Vénus comprend les voeux qu’il a formés. ... Il vole à l’objet de sa flamme imaginaire, il se
penche sur le lit, il couvre la statue de baisers. Dieux! ses lèvres sont tièdes; il approche de nouveau la
bouche. D’une main tremblante il interroge le coeur: l’ivoire ému s’attendrit, il a quitté sa dureté première.
... Elle existe. ... Enfin ce n’est plus sur une froide bouche que sa bouche s’imprime. La vierge sent les
baisers qu’il lui donne; elle les sent, car elle a rougi; ses yeux timides s’ouvrent à la lumière, et d’abord elle
voit le ciel et son amant. Cet hymen est l’ouvrage de Vénus, elle y préside. ...
Ce récit de Pygmalion nous raconte comment le sculpteur grec Pygmalion tombe
amoureux de la statue de femme qu’il a lui-même sculptée. En la touchant et en la
palpant, la statue, animée par Aphrodite, prend vie comme la jeune et radieuse Galathée.
Ce récit est une merveilleuse allégorie qui chante la puissance du toucher – le toucher qui
anime et vivifie. Hymne à l’amour fusionnel et à la passion du sculpteur, le récit de
Pygmalion a enthousiasmé maints hommes sensibles et amoureux de Vénus, mais
également scandalisé nombre d’iconoclastes et de moralistes puritains. C’est ainsi que le
sévère Clément d’Alexandrie, Père de l’Eglise des premiers siècles, fulmine contre le
mythe de Pygmalion, critiquant avant tout la faiblesse et la fausseté des idoles, peintures
et statues. En s’adressant aux artistes, il s’exclame avec dureté: “Votre statue, c’est de
l’or, c’est du bois, c’est de la pierre, c’est enfin, si vous remontez jusqu’au bout, de la
terre... Pour moi, je m’applique à marcher sur la terre, non pas à l’adorer; car il ne m’est
pas permis de jamais confier les espérances de mon âme à des choses inanimées” (Le
protreptique, IV, 56, 6). Mais la haine est plus agressive encore: “Voici les modèles de
votre sensualité, voilà la science divine de l’impudeur forcenée, voilà les leçons des
dieux, qui pratiquent avec vous la débauche” (IV, 61, 1). L’iconoclasme de Clément
frappe la mystification des idoles, l’impudeur des représentations, et surtout l’illusion
d’une animation de ce qui est essentiellement inanimé, la matière, la terre, incarnée, on ne
s’en étonne pas, dans une figure de femme. S’il est vrai que Clément d’Alexandrie
instaure une longue tradition de suspicion et de rejet du mythe de Pygmalion, on ne peut
nier la puissance évocative et subversive de ce récit dans l’ambiance de la culture
philosophique occidentale, platoniquement dominée et dirigée par l’oculocentrisme.
Le récit de Pygmalion illustre le paradigme soi-disant haptique. Le paradigme
haptique place le toucher, l’attouchement, au sommet hiérarchique de l’échelle de la
sensorialité. (Ill. 8) On sait comment la discussion concernant la hiérarchisation des sens,
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et par la suite concernant la hiérarchie des arts, a été intense dans la seconde moitié du
dix-huitième. Le Laocoon (1766) de Gotthold Ephraim Lessing a été une étape
incontournable dans cette double discussion. Lessing affirme la spécificité radicale des
arts plastiques (peinture et sculpture) à l’égard de la poésie et de la musique. Il constate
une discontinuité entre les arts de l’espace (marqués par la juxtaposition) et les arts du
temps (marqués par la succession). Les arts plastiques ne représentent que des objets et
des corps intemporels et jamais des actions ou des événements marqués naturellement par
la dimension temporelle. Cette mise en valeur de la spécificité du medium chez Lessing a
eu une incidence énorme – il suffit d’évoquer la théorie de l’art très influente de Clement
Greenberg qui se déclare aujourd’hui explicitement un disciple de Lessing, spécialement
en ce qui concerne la spécificité des médiums artistiques.
(Ill. 9) La violence de la polémique entre la peinture et la sculpture que Lessing
n’avait pourtant pas prévue, est mise en image par le bas-relief de Jacques Prou, La
sculpture présentant à la peinture le médaillon du Roi où la Sculpture assise domine en
prestige la Peinture relevée. La sculpture est supérieure à la peinture, et c’est également
l’opinion de Falconet, le sculpteur-philosophe, dans son essai très influent à l’époque,
Réflexions sur la sculpture, et dont on a déjà pu admirer Pygmalion et Galathée. Cet ami
de Diderot et co-auteur de l’Encyclopédie, mène un dur combat contre l’idée que la
sculpture aurait moins de moyens artistiques que la peinture, soi-disant parce que le
sculpteur ne dispose pas de couleurs et doit renoncer par conséquent à certains effets
compositionnels. Falconet fait l’apologie de la sculpture: l’avantage de la sculpture, cet
“art de la draperie”, consiste à offrir à l’objet sa tridimensionnalité et de permettre ainsi
une pluralité de perspectives. Mais avant tout, soutient-il, la sculpture “invite”, “appelle”
le regard du spectateur au toucher. (Ill. 10) Les sculptures néo-classiques d’Antonio
Canova, comme Les trois Grâces, offrent les meilleurs exemples de ce genre d’appel ou
d’invitation au toucher. D’abord, l’oeuvre de Canova inaugure dans l’histoire de l’art
l’autonomie de la sculpture à l’égard de l’architecture: les statues y sont libérées dans des
espaces délimités sans dialectique avec le contexte architectural. En plus, ces statues se
présentent plutôt comme des “installations”: elles sont placées sur des autels décorés ou
au moins sur un socle. Et elles sont particulièrement animées: l’artiste cherche à
“vivifier” l’engagement émotionnel du spectateur. Vu la théâtralité de ces statues, il est
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impossible de les contempler de façon désintéressée. (Ill. 11) Mais, avant tout, on l’a dit,
elles “invitent” au toucher. Les matériaux sont tels qu’ils demandent à être caressés. Les
surfaces lisses de couleur de chair ont un effet érotique évident. D’ailleurs, les
personnages de Canova sont généralement emmêlés, ils se touchent, ils se palpent
intensément, sensuellement.
La physio-esthétique de Herder
Nulle part le paradigme haptique n’est-il incarné plus adéquatement que dans
l’oeuvre de Canova. Il convient maintenant de s’attarder in extenso à l’esthétique
haptique de Johann Gottfried Herder. Des sculpteurs comme Falconet et Canova sont de
véritables herderiens en implémentant son esthétique dans leur art. Herder oppose dans
ses écrits esthétiques systématiquement l’optique et l’haptique: l’expérience esthétique de
la peinture est optique tandis que celle de la sculpture haptique. Le regard qui projette la
beauté dans une sculpture n’est pas un regard “qui voit” ou un regard “qui regarde” mais
un regard qui touche, qui palpe.
C’est dans l’ombre surplombant de Kant et en toute ambiance des Lumières que
l’esthétique de Herder s’impose comme une véritable alternative au rationalisme
classiciste d’un Lessing. L’importance des essais de Herder, dogmatique et polémique,
est d’avoir imposé entre 1776 et 1790, d’une manière souvent confuse et intuitive, un
certain refoulé de cette esthétique classiciste. C’est que l’esthétique intelligente et
rationaliste de Lessing n’a pas donné droit et poids au corps humain. Surtout connu pour
sa philosophie de l’histoire et de la culture, Herder développe également une physico-
esthétique, moins connue d’ailleurs, où la peinture, la sculpture et la musique sont des
Sinnenkunste, méthodiquement corrélées avec et médiatisées par l’un ou l’autre canal
sensoriel. C’est que l’interprétant qui “saisit” le sens d’une oeuvre d’art est vu par Herder
comme un sujet incarné investi de ses cinq sens et d’un sentiment proprioceptif. Mais le
système sensoriel étale une hiérarchie: la vue y est détrônée en faveur de la tactilité. La
tactilité, dans l’esthétique herderienne, ne se réduit pas au toucher (Tastsinn) mais
englobe bien plutôt le “sens interne” du corps (Gefühl). Fühlen et tasten sont d’ailleurs en
allemand des parasynonymes. Et ce sentiment du corps, pour Herder, est d’emblée un
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sentiment de mouvement, le sentiment interne que le danseur ressent lorsque son corps
est en mouvement. Il n’est pas sans importance que, dans la classification des arts, la
sculpture et la danse sont souvent associées par Herder. Ainsi cette réévaluation du corps
sensoriel et sensitif mène chez Herder à une physio-esthétique. Que la sensorialité du
toucher fondamental s’intègre dans le sentiment interne du corps, le sentiment de vie
(Lebensgefühl) est justifié par Herder par sa référence à La lettre sur les aveugles (1749)
de Diderot et à An Essay towards a New Theory of Vision (1709) de Berkeley, et
également à des écrits de physiologistes contemporains. Que l’aveugle a une vie
sensorielle très développée à partir du toucher, que le premier contact de l’embryon avec
l’environnement soit tactile, sont des arguments que Herder emploie dans sa “physiologie
esthétique” pour déclarer la primauté de l’haptique sur l’optique. Le sujet, pris dans une
expérience haptique, participe plus intensément avec toute son énergie vitale. Il faut
ajouter que, selon Herder, la Sinnenpsychologie procure la meilleure entrée en esthétique.
Le concept organisateur de cette Sinnenpsychologie est celui d’énergie (Energie) ou de
force (Kraft). Kraft, notion qui appartient évidemment au vocabulaire Sturm und Drang,
est un concept obscur et confus chez Herder. On peut en donner même une interprétation
schopenhauerienne, voire freudienne. Kraft, dans ma lecture de Herder, se manifeste
essentiellement dans le dynamisme du danseur, la danse étant l’art spontanément associée
par Herder à la sculpture, l’art par excellence. La “physiologie esthétique” de Herder est
parsemée de terminologie médicale, et on sait que le physiologiste Haller, surtout dans
ses études sur le sentiment de douleur chez l’homme, a eu une influence décisive sur le
jeune Herder. La psychologie herderienne situe l’origine du Kraft/Energie de la créativité
artistique dans la vie (Leben) estimée comme une dynamique d’expansion (Ausbreiten) et
de contraction (Zusammenziehen). Herder va démontrer comment cette dynamique
d’expansion et de contraction recouvre chaque niveau de l’âme et se développe jusqu’aux
facultés les plus subtiles, comme l’imagination productive et la conscience morale. La
conscience également est le lieu d’un jeu de Ausbreitung et Zurückziehung, et Herder
conçoit d’ailleurs les actions humaines comme étant l’expression de l’élasticité de notre
vouloir (Äusserungen der Elasticität unsres Willens).
Il est intéressant de noter que Herder, dans son essai peu connu sur la sculpture,
Plastik (1968-78), s’inspire directement du mythe de Pygmalion. Le sous-titre de Plastik
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dit: Einige Wahrnehmungen über Form und Gestalt aus Pygmalions bildendem Traüme.
Le mythe de Pygmalion inspire Herder à proposer une phénoménologie de l’expérience
esthétique du sculptural. L’expérience haptique de la sculpture implique un engagement
corporel radical dans l’oeuvre d’art. C’est par le toucher que la vraie forme des choses se
révèle dans toute sa profondeur. Là où le tableau n’est qu’apparence extérieure, la
sculpture nous livre la “vérité” des choses. Le toucher transperce les surfaces et nous fait
“sentir” le solide, le fluide, le lisse du réel, et sa profondeur, sa forme, pour nous
rappocher davantage de la vérité même. Il va de soi que ce toucher n’est pas un toucher
direct et accompli mais bien plutôt le sentiment du corps global qui se sent entraîné vers
plus de proximité, voire une fusion intégrale avec l’oeuvre d’art. Herder confirme que
pour la vue les entités restent isolées l’une à côté de l’autre (nebeneinander), tandis que
pour le toucher elles s’intègrent l’une dans l’autre (ineinander). C’est bien par la tactilité
que nous acquérons la connaissance la plus intime des choses. Une conscience “qui
touche” est une conscience bien plus riche et plus pénétrante qu’une conscience “qui
voit”. Ainsi le toucher réalise non seulement la proximité mais également la mobilité,
l’infinité, surtout la “vérité”. Il est vrai que Herder présente une conception plutôt
conventionnelle de la sculpture idéale: le corps nu, comme dans la sculpture grecque
classique, sans groupement ou composition exagérée, aspirant à l’éternité, proche de
l’essence, non pas marquée par l’historicité des peuples et des tempéraments, l’”humanité
idéale”. Seule cette sculpture-là peut être ressentie comme un corps vivant, comme nous
le suggère le mythe de Pygmalion.
Un mot encore qui corrige quelque peu l’idée herderienne de l’expérience
esthétique comme sentiment de fusion radicale du sujet avec l’oeuvre corolaire. Deux ans
après la publication de Plastik, en 1770, Hemsterhuis, un philosophe et physiologiste
hollandais, publie une Lettre sur la sculpture où il discute en réponse à Herder le soi-
disant syndrome de Pygmalion. Il relève le potentiel de frustration dans l’expérience
sensorielle d’une statue figurative comme un corps vivant et animé. Hemsterhuis met en
doute que l’on puisse identifier un objet fait de pierre ou de bronze ou de plâtre avec un
être vivant. Il y a toujours selon lui une disparité entre l’illusion d’une chair vivante et la
realité d’un matériau inerte, une discrépance entre le corps vivant suggéré et le médium
mort dans lequel ce corps est réalisé. Rousseau, en 1762, dans son Pygmalion, une scène
14
lyrique, avait déjà décrit l’identification de la statue en ivoire avec la belle Galathée
comme l’effet du narcissisme absolu de Pygmalion qui, par sa fantaisie ardente, est trop
facilement transporté dans une orgie d’excitation. Hemsterhuis retient cet argument du
narcissisme mais il s’avance plus loin vers une explication vraiment proto-freudienne. Sa
Lettre sur la sculpture est d’ailleurs présentée comme un Essai sur le désir, et
Hemsterhuis de constater que ce désir de fusion radicale est nécessairement frustré – il y
a fatalement un moment d’illusion dans ce désir. Ce désir de fusion génère par
conséquent un moment de contemplation qui, vu l’impossibilité de l’union parfaite,
plongera le sujet dans le dégoût. On présume que cette philosophie de Hemsterhuis est
bien contemporaine: partout où il y a désir, il y a manque et frustration, différence et
négativité. Il est vrai que Herder, dans sa phénoménologie de l’expérience haptique, ne
suit pas explicitement ce parcours érotétique. La mise en valeur de la sculpture chez lui a
essentiellement un objectif heuristique: de réorganiser la hiérarchie des cinq sens et leurs
interdépendances, et de proposer une nouvelle classification des arts où, évidemment, la
peinture comme l’art de l’opticalité est détrônée.
Gloire aux Egyptiens
(Ill. 12) Gilles Deleuze interroge, dans Francis Bacon. Logique de la sensation, le
rapport riche de la main et de l’oeil dans la technique picturale de Bacon, et il propose
brillamment une détermination de ce qu’il appelle le “sens haptique de la vue” (145-146).
Il ne suffit pas, constate-t-il, de dire que l’oeil juge et que les mains opèrent. Ce n’est pas,
insiste Deleuze, que la main “obéit” à la vue et est ainsi subordonnée à la domination
d’un code optique. Il y a des référents manuels “tactiles” totalement indépendants de cette
programmation par l’espace optique, et Deleuze de constater avec droit que l’expérience
de la profondeur, du contour, du modelé repose même sur l’insubordination de la main à
l’égard de l’oeil. Ainsi le tableau du peintre n’est pas une réalité purement visuelle.
Deleuze propose de parler de haptique “chaque fois qu’il n’y aura plus subordination
étroite dans un sens ou dans un autre, ni subordination relâchée ou connexion virtuelle
[entre la main et l’oeil], mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de
toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique”
15
(146). Par conséquent, le peintre peint avec ses yeux seulement en tant qu’il touche avec
les yeux. La saisie, la prise de l’acte pictural évoquent cette activité manuelle directe qui
trace la possibilité du fait de peindre: “[le peintre] prend sur le fait, comme on ‘saisira
sur le vif’” (151), et Deleuze de conclure: “Mais le fait lui-même, ce fait pictural venu de
la main, c’est la constitution du troisième œil, un œil haptique, une vision haptique de
l’oeil, [...]. C’est comme si la dualité du tactile et de l’optique était dépassée
visuellement, vers cette fonction haptique” (151). Deleuze revient à la même idée dans un
passage des Mille plateaux où il traite de la “vision rapprochée” en opposition à la
“vision éloignée”, ou de “l’espace haptique” en contraste avec “l’espace optique”, et il
remarque: “Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux
organes des sens, mais laisse supposer que l’oeil peut lui-même avoir cette fonction qui
n’est pas optique” (Mille plateaux, 614).
Et Deleuze renvoie à Aloïs Riegl qui, dit-il, à donner au couple Vision
rapprochée-Espace haptique un “statut esthétique fondamental”. Dans l’art de Francis
Bacon, il est vrai, les formes ne se dégagent pas à distance d’une ligne idéale, mais
l’espace haptique est directement stimulée dans le sentiment de proximité du corps du
sujet avec son corrélat artistique. En plus, de la certitude de l’impénétrabilité tactile dans
l’expérience du toucher dépend également la conviction de l’individualité matérielle de
l’objet d’art. On peut même donner à cette psychologie une portée anthropologique et
exploiter une suggestion de Riegl qui oppose le toucher et la vision sous le rapport de la
sécurité affective qu’ils déterminent: le toucher rassure parce qu’il ferme, bouche
l’espace, alors que la vision ouvre l’espace et par là-même inquiète. La vision donne un
certain sentiment d’insécurité, ce qui n’est pas du tout le cas pour l’expérience haptique
où l’impression du libre espace est détruite. La référence à Aloïs Riegl ouvre une
nouvelle piste de réflexion. Il est sans doute utile de signaler, en m’approchant de ma
conclusion, que sa Grammaire historique des arts plastiques, traité qui a dominé toute
l’esthétique allemande à partir de 1900 et influencé la théorie de l’art de Worringer
jusqu’à Wölfflin, instaure une théorie systématique de l’expérience haptique. Le chapitre
Forme et surface de sa Grammaire historique des arts plastiques délivre le noyau sa
conception de l’organisation sensorielle, et Riegl s’explique ainsi (trad. fr. Paris,
Klincksieck, 1978, 121-125):
16
Toutes les choses de la nature ont une forme, c’est-à-dire qu’elles s’étendent suivant les trois
dimensions: hauteur, largeur et profondeur. Seul le toucher nous permet cependant de nous assurer
directement de cet état de fait. Par contre celui des cinq sens qui sert à l’homme pour recevoir les
impressions que lui donnent les choses extérieures - la vue – est plutôt propre à nous induire en erreur sur
les trois dimensions de ce que nous voyons. Car notre oeil n’est pas en mesure de pénétrer les corps et n’en
voit donc toujours qu’un côté qui se présente à lui comme une surface à deux dimensions. Ce n’est que
lorsque nous avons recours aux expériences du toucher que nous complétons en esprit la surface à deux
dimensions perçue par les yeux pour en faire une forme à trois dimensions. Ce processus s’effectuera
d’autant plus aisément et plus rapidement que l’objet contemplé présentera des aspects susceptibles de
rappeler à la mémoire les expériences du toucher. [...] Plus le spectateur se rapproche de la chose de la
nature, plus cet effet s’intensifie naturellement jusqu’à ce que le souvenir des expériences du toucher
domine à tel point que l’homme n’a plus du tout conscience des erreurs d’appréciation dues à ses yeux.
Ai-je besoin d’introduire un autre témoin prestigieux qui, trente ans après Riegl,
va dans la même direction? Je pense à Bergson qui, dans Les deux sources de la morale
et de religion (Paris, Alcan, 1932, 139), reformule ainsi la thèse de Riegl:
Le corps est essentiellement ce qu’il est pour le toucher; il a une forme et une dimension
déterminées, indépendantes de nous; il occupe une certaine place dans l’espace et ne saurait en changer
sans prendre le temps d’occuper une à une les positions intermédiaires; l’image visuelle que nous en avons
serait alors une apparence, dont il faudrait toujours corriger les variations en revenant à l’image tactile;
celli-ci serait la chose même, et l’autre ne ferait que la signaler.
(Ill. 13) Le théorème le plus original de la Grammaire historique des arts
plastiques a été que, lorsqu’on observe avec attention des sculptures égyptiennes on est
obligé de reconnaître qu’elles n’ont été réalisées que pour la vision rapprochée, c’est-à-
dire la vision qui n’est déterminable qu’à partir de la mémoire des expériences du
toucher. Deleuze ne dit rien d’autre quand il découvre dans les figurations de Francis
Bacon des projections qui marquent également l’art égyptien. Il est vrai que Bacon lui-
même dans ses écrits chante la gloire des Egyptiens. En effet, Riegl crée le terme de
“haptisch” dans sa détermination de l’art égyptien. L’haptique, du verbe grec aptô
(toucher), ne désigne pas une relation extrinsèque de l’oeil au toucher, mais une
“possibilité du regard”, un type de vision distinct de l’optique (voir Deleuze, op.cit., 116).
(Ill. 14) Toute une périodisation de l’histoire de l’art par Riegl et reprise par Deleuze est
esquissée à partir de cette détermination de l’haptique. Riegl illustre par de savantes
analyses comment l’”idéal haptique” se réalise optimalement dans le bas-relief égyptien.
A l’oeil y est donnée la consigne d’opérer un acte manuel de suivi des contours. Même
devant un tableau, l’oeil touche ou saisit dans un rapport immédiat les essences
universelles sur des surfaces planes, sans profondeur ni perspective, en parcourant
frontalement le contour géométrique de la surface peinte à la manière dont la main peut
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toucher la statue pour en saisir la silhouette. Riegl, et Deleuze à sa suite, considère l’art
égyptien comme l’accomplissement suprême du Kunstwollen (“volonté formatrice”,
“impulsion créatrice”), puisque l’art égyptien est l’art tactile par excellence, l’art à être
“tâté du regard”, conçu pour être vu de près (nachsichtige). Suit alors l’art grec, second
grand moment de l’histoire deleuzienne de l’art. L’importance de la matière et les jeux
complexes de profondeur dans la composition de la sculpture grecque contraste avec la
manifestation des essences dans une seule dimension en art égyptien. En art grec, le
rapport n’est plus de proximité physique avec l’essence: il assigne l’aire de la vision
normale (Normalsichtige). La valeur tactile est totalement subordonnée à une vision
optique des formes qui sont données dans un rapport de plus grand éloignement. Vient
ensuite l’art byzantin qui supprime toute référence au tactile pour révéler un espace
purement optique. Règne ici le primat absolu accordé à la manifestation d’une lumière
immatérielle avec laquelle l’oeil de l’esprit entièrement indépendant du corps est seul en
mesure de correspondre. L’art rompt toute attache avec l’expérience de la proximité
esthétique, manuelle et matérielle, en exprimant l’idée abstraite d’une lumière lointaine.
L’art byzantin est l’art optique par excellence, c’est-à-dire l’art ressortissant à la vision
éloignée (fernsichtige).
(Ill. 15) Gloire donc aux Egyptiens, aux bas-reliefs et aux peintures murales de
l’ancienne Egypte. Les bas-reliefs et les peintures murales, qui se présentent comme de
pures silhouettes, y sont conçus en fonction de la vision rapprochée: ils doivent être
regardés de près si l’on veut faire ressortir l’essentiel des choses sur une surface
objective, tactile, sans aucune projection subjective ou illusoire. L’artiste égyptien voulait
absolument éviter de susciter chez le spectateur l’illusion d’une forme qu’il aurait devant
lui, il voulait la lui retirer aussitôt. Objectives sont les figures aux contours très nets qui
les délimitent avec précision, le fond qui les entoure étant traité comme un mal
nécessaire, comme un accessoire inutile. Le fond sert à séparer les motifs les uns des
autres et non comme un facteur qui aurait droit à une existence effective: il n’a pas de
statut manifeste. Riegl indique avec maintes descriptions que l’art des surfaces de
l’ancienne Egypte ne veut pas donner de fond, mais uniquement des reliefs dont la forme
matérielle est éminemment tactile. Chaque figure se présente aussi isolée que possible
dans sa position et dans son mouvement: elles semblent avoir été représentées telles que
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l’artiste les perçut dans une vision rapprochée. La tridimensionnalité, c’est-à-dire la
présence de la profondeur, s’oppose le plus à une saisie de l’objet en tant qu’individualité
matérielle close, sa perception exigeant alors une succession de moments perceptifs à
combiner, où l’individualité close de l’objet se dissout. Proximité de l’objet, absence de
profondeur et hypostase de la matérialité, voici des conditions essentielles de l’expérience
haptique: non pas le monde chaotique, fugace et dysphorique de la vision à distance mais
la certitude de la matière palpable, l’euphorie de la “vérité” entre les doigts. Rien
d’étonnant à ce que Wölfflin, dans son traitement de la Renaissance et du Baroque,
(Principes fondamentaux de l’histoire de l’art) esquisse une dualité stylistique et affective
qui rejoint la formule de Riegl: la Renaissance, c’est l’art de la beauté paisible, de la
plénitude de l’être, art de l’espace haptique, tandis que le Baroque est l’art de l’instabilité
de l’évènement, de la dysphorie immanente, art de l’espace optique.
La conviction que j’ai voulu argumenter dans cet exposé est que l’expérience
esthétique des arts plastiques, dans la production créatrice de l’artiste et dans la réception
“recréatrice” d’homo aestheticus, n’est pas conditionnée par les contraintes de la
perception visuelle. L’oeil du peintre et du sculpteur, tout comme l’oeil du spectateur,
“est greffé sur la main” – Pygmalion prend l’artiste sous son égide. Et en vue de
l’argumentation, j’ai fait référence à la “découverte” d’Aloïs Riegl dont l’inspiration
philosophique est certainement l’esthétique de Herder. Je conclus, avant de risquer un
modeste Epilégomène, en rappelant quelques maillons de mon argument. Pour introduire
un premier thème capital, j’emprunte un passage à Greimas, dans De l’imperfection
(Périgueux, Fanlac, 1987, 30):
Or le toucher est plus que l’esthétique classique veut bien lui reconnaître – sa capacité de l’exploration de
l’espace et de la prise en charge des volumes -; il se situe parmi les ordres sensoriels les plus profonds, il
exprime proxémiquement l’intimité optimale et manifeste, sur le plan cognitif, le vouloir de conjonction
totale.
Merleau-Ponty n’est pas bien loin, on n’en doute pas, et l’auteur du Visible et l’invisible
est plus proche de Herder qu’il ne puisse le soupçonner, Herder qui déclare que “au
principe de tous les sens il y a le sentiment, qui offre déjà entre les sensations les plus
disparates un lien si intime, si fort et si ineffable”, sentiment interne du corps
coordinateur, “couche originaire du sentir”, estime Merleau-Ponty. Second thème: de la
phénoménologie, husserlienne de préférence, du toucher et de son privilège de la “double
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appréhension”, jusqu’à la théorie de l’art d’Aloïs Riegl qui concentre sur le Kunstwollen
(la “volonté formatrice”) qui exploite la mémoire des expériences du toucher, un
abondant bouquet psycho-anthropologique qui sert d’alternative aux intuitions de
l’esthétique classique organisée autour de la vision, de la distance et de la lumière, non
pas du toucher, du rapprochement et de la matérialité résistante. Toutefois, Deleuze,
affirme se référant en détail à Riegl, que nous n’avons pas affaire ici à une substitution, à
la prise de “relais” de la vue par le toucher – il s’agira bien de la caresse de l’oeil, ou
selon le commentaire que Deleuze consacre à l’analyse de l’art égyptien par Riegl
(Logique de la sensation, 79):
Le bas-relief opère la connexion la plus rigoureuse de l’oeil et de la main, parce qu’il a pour élément la
surface plane: celle-ci permet à l’oeil de procéder comme le toucher, bien plus elle lui confère, elle lui
ordonne une fonction tactile, ou plutôt haptique; elle assure donc, dans le Kunstwollen égyptien, la réunion
des deux sens, le toucher et la vue, comme le sol et l’horizon.
Sublimation de la vue en tactilité plutôt, la main dans l’oeil par conséquent, ou pour citer
un fragment des Cahiers de Valéry, daté de 1938 (Pléiade, t. 2, 1301), qui nous décline
de quoi il s’agit en esthétique: “De ces formes sur quoi la main de l’oeil passe et qu’elle
éprouve, selon le rugueux, le poli, le nu, le poilu, le coupant, le mouillé et le sec”, même
pas la main dans l’oeil mais la main de l’oeil, encore l’oeil qui devient, sans cesser d’être
un œil, une main experte.
20
Illustrations
1 Jusepe de Ribera, Le toucher, 1768, Pasadena, The Norton Simon Foundation.
2 Domenico Veneziano, Annunciazione, vers 1445, Cambridge, Fitzwilliam Museum.
3 Edouard Manet, Chemin de fer, 1872-73, Washington, The National Gallery of Art.
4 Antonio Canova, Cupidon et Psychè, 1787-93, Paris, Louvre.
5 Jackson Pollock, Number 26A Black and White, 1948.
6 Paul Cézanne, Les trois baigneuses, 1879-82, Paris, Musée du Petit Palais.
7 Etienne-Maurice Falconet, Pygmalion et Galathée, 1765, Paris, Louvre.
8 Laocoon, 1er siècle après JC, Rome, Museo Vaticano.
9 Jacques Prou, La sculpture présentant à la peinture le médaillon du Roi, 1689, Paris,
Louvre.
10 Antonio Canova, Les trois Grâces, 1815-17, Londres, Victoria and Albert Museum.
11 Idem, détail.
12 Francis Bacon, Selfportrait, 1965-66, London, Marlborough International Art Fair.
13 Statue de Ramsès III, 1194 av. JC, Le Caire, Musée égyptien.
14 Fragment d’un bas-relief avec procession, 1307 av. JC, Le Caire, Musée égyptien.
15 Cercueil de Djedhoriufankh, 945 av. JC, Le Caire, Musée égyptien.