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1 Herman Parret LIMA, Universidad de Lima, Second Séminaire 25 septembre 2013 L’oeil qui caresse - le cas de Pygmalion Les esthétiques oculocentriques L’expérience esthétique des arts plastiques, au cours de l’histoire de l’esthétique, a été considérée sur l’essentiel comme enracinée dans le fonctionnement du regard. Il existe, de toute évidence, un nombre infini de regards, divers de motivations, d’intensités, de finalités. On se regarde l’un l’autre, furtivement ou franchement, pendant un entretien et dans la vie quotidienne, on examine le monde par un regard qui contemple ou qui interroge, on vise la cible par un regard concentré qui se veut efficace et pertinent, on scrute l’horizon avec un regard intensément modalisé par l’espérance, on observe l’état des choses, voire l’état des âmes, par un regard cultivant l’optique neutre et froide de la science. Toutefois, la façon dont on pose le regard sur une oeuvre d’art est distincte. On s’intéressera, par conséquent, en premier lieu et en guise d’introduction, à la spécificité du regard de homo aestheticus. Parmi les philosophies du regard les plus adéquates, il y a certainement l‘approche anthropologique que Jean-Paul Sartre nous propose dans L’être et le néant. Il est vrai que le phénoménologue y disserte essentiellement sur le “regard intersubjectif” mais on peut s’interroger si les trois caractéristiques de ce “regard intersubjectif” sont transposables vers le regard spécifique d’homo aestheticus. D’abord, le regard de l’autre, nous enseigne Sartre, est vécu comme une atteinte abrupte et l’installation d’une discontinuité. Le regard de l’autre provoque l’étonnement et la surprise, souvent l’irritation, précisément parce qu’il subjectivise: il perce à travers les propriétés objectives de votre existence et fait appel à votre subjectivité la plus profonde. Et celui qui regarde, lui aussi, ne reste pas neutre ou impassible: un voyeur idéal n’existe pas, et des réactions

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Herman Parret

LIMA, Universidad de Lima, Second Séminaire – 25 septembre 2013

L’oeil qui caresse - le cas de Pygmalion

Les esthétiques oculocentriques

L’expérience esthétique des arts plastiques, au cours de l’histoire de l’esthétique,

a été considérée sur l’essentiel comme enracinée dans le fonctionnement du regard. Il

existe, de toute évidence, un nombre infini de regards, divers de motivations, d’intensités,

de finalités. On se regarde l’un l’autre, furtivement ou franchement, pendant un entretien

et dans la vie quotidienne, on examine le monde par un regard qui contemple ou qui

interroge, on vise la cible par un regard concentré qui se veut efficace et pertinent, on

scrute l’horizon avec un regard intensément modalisé par l’espérance, on observe l’état

des choses, voire l’état des âmes, par un regard cultivant l’optique neutre et froide de la

science. Toutefois, la façon dont on pose le regard sur une oeuvre d’art est distincte. On

s’intéressera, par conséquent, en premier lieu et en guise d’introduction, à la spécificité

du regard de homo aestheticus.

Parmi les philosophies du regard les plus adéquates, il y a certainement

l‘approche anthropologique que Jean-Paul Sartre nous propose dans L’être et le néant. Il

est vrai que le phénoménologue y disserte essentiellement sur le “regard intersubjectif”

mais on peut s’interroger si les trois caractéristiques de ce “regard intersubjectif” sont

transposables vers le regard spécifique d’homo aestheticus. D’abord, le regard de l’autre,

nous enseigne Sartre, est vécu comme une atteinte abrupte et l’installation d’une

discontinuité. Le regard de l’autre provoque l’étonnement et la surprise, souvent

l’irritation, précisément parce qu’il subjectivise: il perce à travers les propriétés objectives

de votre existence et fait appel à votre subjectivité la plus profonde. Et celui qui regarde,

lui aussi, ne reste pas neutre ou impassible: un voyeur idéal n’existe pas, et des réactions

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subjectives, comme la honte, souvent même l’excitation corporelle, accompagnent

souvent ce regard. La seconde caractéristique du regard de l’autre selon Sartre est son

invisibilité. Quand j’éprouve le regard de l’autre, je détruis ses yeux et j’abolis tout

l’univers de la perception. Cette non-reconnaissance de l’origine du regard de l’autre

explique évidemment sa fascination et sa séduction. Que le regard de l’autre soit

fascinant et séduisant dépend de l’impossibilité de reconnaître ou d’interpréter sa

motivation et son intentionnalité. La troisième caractéristique distinguée par Sartre dans

son analyse du regard intersubjectif est son pouvoir de réification (Verdinglichung, la

chosification). Le regard de l’autre a comme effet que l’on se sent “chosifié”: on

“pétrifie” sous le regard de l’autre et c’est pourquoi ce regard pétrifiant provoque en nous

une tendance à la fuite.

Toutefois, cette analyse se modifie considérablement dès qu’on essaie de rendre

compte du regard d’un sujet confronté avec une oeuvre d’art plastique. Qu’en est-il du

regard de l’amoureux de l’art, du contemplateur ou de l’enthousiaste devant l’oeuvre

d’art? Il me semble que dans ce domaine trois modes du regard sont à démêler: le regard

qui voit, le regard qui regarde (au sens strict), le regard qui touche. Le regard qui génère

le sentiment esthétique, est par conséquent ou bien un “voir”, ou bien un “regarder” (au

sens strict), ou bien un “toucher”. On a souvent déclaré que la culture occidentale toute

entière, et toute son histoire de l’art, est régie par le paradigme de l’opticalité. Dans ce

paradigme dominant une délimitation tranchante entre les cinq sens et leur

fonctionnement spécifique est installé, et la vision y est placée au sommet de la hiérarchie

sensorielle. Ainsi la psychologie de Descartes incarne exemplairement le programme

occidental classique visualiste et opticaliste. En effet, Descartes défend le débrayage

intégral de la vue des autres modalités sensorielles, l’ouïe, le toucher, le goût... La vue est

totalement autonome et indépendante des autres sens à cause de l’ancrage dans sa base

physico-physiologique: le sujet “voit” au moment que le nerf oculaire est stimulé par la

vitesse des particules lumineux, et rien de plus. Et pourtant, une question obsédante et

inquiétante met en question, au cours de toute l’histoire de la psychologie philosophique,

surtout au siècle des Lumières, cette primauté et cette autonomie de la vue. Diderot, dans

la Lettre sur les aveugles, se demande ce qu’il en est de l’univers d’expérience de

l’aveugle. L’aveugle “voit ”-il? Quand il y a absence de vue, comment le sujet s’insère-t-

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il dans la réalité? (Ill. 1) L’attouchement (1768) de Jusepe de Ribera illustre

exemplairement ce questionnement: l’aveugle palpe une tête sculptée et c’est ainsi qu’il

exerce sa compétence esthétique. D’ailleurs les psychologues de cette époque prônaient

que l’aveugle a une expérience plus intense de l’artistique que le voyant, que le toucher

plus que la vue nous met en contact avec l’essence du réel, voire de l’univers artistique.

C’est bien ce genre de questionnement détrônant la primauté et l’autonomie de la vue, qui

nous guide vers le thème de l’exposé d’aujourd’hui.

L’oculocentrisme est certainement l’épistémologie toute puissante de la

Renaissance. Della pittura d’Alberti en est l’expression la plus systématique. Le premier

chapitre de Della pittura est consacré à la justification de la peinture perspectivale et

Alberti inaugure ainsi un épisode grandiose de l’histoire de l’art occidental. La

perspective y est conçue comme la technique privilégiée exploitant la puissance de “l’œil

qui voit”. “L’œil qui voit” construit géométriquement une pyramide visuelle vu que la

distance de l’observateur reste fixe et la lumière stable. On se rappelle la phrase célèbre

d’Alberti: “le tableau est une fenêtre ouverte par laquelle on peut voir l’istoria (le récit,

l’événement représenté)”. Théorie du voir pur, un voir sans aucune interprétation, sans

aucun engagement subjectif. (Ill. 2) La représentation de la tridimensionnalité ou l’ajout

de la troisième dimension est la grande découverte du quattrocento florentin. Ce rêve du

voir pur a été exemplairement exploité par les peintres du quattrocento, comme dans

cette Annonciation de Domenico Veneziano où la profondeur est représentée

symétriquement, proportionnellement, géométriquement. Rien d’extraordinaire que tant

d’Annonciations exploitent la technique de la perspective, et Daniel Arasse a formulé une

hypothèse puissante à ce propos: qu’il y aurait un rapport indéniable entre la technique

perspectivale et le signifiance profonde d’une Annonciation. La perspective suggère une

dimension d’éternité et d’invisibilité. Dans une Annonciation l’Incarnation est annoncée:

il est annoncé que le Dieu éternel et invisible se manifestera dans l’Homme fini et visible.

Evocation de l’invisible par la mise en perspective d’un voir pur. Mais la possibilité

même d’un voir pur et, par conséquent, la possibilité de la réussite d’une présentification

de l’invisible par la perspective, peut être mise en doute. Est-il possible d’isoler le voir de

son contexte interprétatif? Peut-on voir sans regarder, peut-on neutraliser totalement

l’engagement subjectif de homo aestheticus? Alberti lui-même semble en douter puisqu’il

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insiste que le peintre, esprit géométrique déployant la compétence de l’”œil mental”, est

également un homme de goût dans la composition harmonieuse de l’istoria et dans la

disposition des couleurs. En plus, le peintre doit être capable de plaire et de séduire, et

c’est ainsi que le voir de l’artiste est bien plus qu’une simple faculté de géométrisation: il

est enchâssé dans un conglomérat socio-psychologique. L’oculocentrisme d’Alberti est

mis en question dans Della Pittura même et la possibilité d’un “voir pur” nettement

relativée.

(Ill. 3) Si l’on passe du regard “qui voit” au regard “qui regarde”, on enrichit le

regard d’une pouvoir herméneutique, capable d’une analyse de la sémantique interne

d’un objet d’art. On a souvent suggéré que l’apologie du regard “qui regarde” culmine

dans le modernisme, à partir de Manet, là justement où les personnages du tableau, en

regardant intensément vers l’extérieur, entrent en dialectique avec le regard du spectateur.

Telle est l’esthétique dialogique du Chemin de fer, de 1872, un Manet parmi les plus

prophétiques. Victorine, la jeune femme figurée dans ce tableau, semble interpellée par

un passant dans la rue, elle est visiblement surprise et affectée, elle rougit... La rougeur

sur les joues intensifie la force de l’appel de son regard, et ainsi le passant lui-même,

extérieur au tableau, est intégré dans l’oeuvre. La présence du regard “qui regarde”

analytiquement et dialogiquement, regard subjectivé et subjectivant, serait par conséquent

la stratégie moderniste par excellence.

L’apologie du toucher: Canova, Nietzsche, Husserl

(Ill. 4) Non pas le regard qui voit ou le regard qui “regarde” mais le regard qui

touche est le thème de l’exposé d’aujourd’hui que je place sous le patronage d’Antonio

Canova. Il convient de saisir comment l’expérience esthétique peut être déterminée

comme une expérience du toucher. Ainsi l’omnipuissance de la vue (vision) comme point

de rattache de notre sensibilité au monde y est mise en question. Nietzsche déjà

condamnait férocement l’oculocentrisme de la métaphysique occidentale et le mythe

dominant de la ‘transparence’, de la ‘pureté’, de la ‘neutralité’ du regard. Pour

concrétiser, le dégoût de Nietzsche pour l’impressionnisme en peinture était dicté par la

méfiance pour une esthétique oculocentrique et, plus en général, pour le paradigme

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‘scopique’ en philosophie. De toute évidence, Nietzsche s’inscrit dans la tradition

alternative, un sensualisme radical où toute la gamme de tous les sens est appréciée. C’est

que le sensualisme, en détrônant l’oeil, réévalue les sens soi-disant intimes (goût, odorat,

toucher, séparés et en synesthésie). Cette appréciation implique d’ailleurs la mise en

valeur de la sensation interne du corps, non pas du corps matériel et physiologique,

objectivé par les anatomistes, mais du corps vécu. La focalisation sur la sensation interne

du corps, sur le sentiment de vie (Lebensgefühl), va de main en main avec la destitution

de l’opticalité.

Husserl, dans Idées II, construit une phénoménologie bien appropriée du toucher.

La sphère du visuel et la sphère du tactile sont d’une nature radicalement spécifique, nous

enseigne-t-il, et il constate que “dans le domaine tactile, nous avons un objet extérieur qui

se constitue de façon tactile et un deuxième objet qui se constitue de même de façon

tactile, par exemple le doigt qui touche. On trouve donc ici la double appréhension

suivante: la même sensation du toucher, appréhendée en tant que trait caractéristique de

l’objet extérieur, et appréhendée en tant que sensation de l’objet-corps propre” (210).

Rien de semblable pour le noème visuel: “L’œil n’est pas lui-même vu, et les choses ne se

passent pas comme si les couleurs qui, dans l’appréhension de la chose extérieure vue,

sont attribuées à l’objet et sont objectivées en lui en tant que ses traits caractéristiques,

comme si ces mêmes couleurs donc, en tant que sensations, apparaissent localisées à

même l’oeil, lui-même apparaissant visuellement. [...] Je ne vois pas moi-même, je ne

vois pas mon corps, comme je me touche moi-même. Ce que je nomme un corps propre

vu n’est pas un voyant vu, comme mon corps en tant que corps touché est un touchant

touché” (211). Seul le toucher a le privilège de la double appréhension. Le toucher a le

privilège, seul parmi les cinq sens, de renvoyer toujours et directement au corps propre

apparaissant. Le corps propre, selon Husserl, ne peut se constituer originairement en tant

tel que dans le toucher. La conclusion de cette description phénoménologique est

impressionnante: sans toucher, pas de corps propre. D’ailleurs ce n’est qu’en coïncidant

avec le corps propre tactile que le corps propre de type visuel, auditif, gustatif, olfactif

participe à la localisation des sensations intéroceptives et proprioceptives. Les

conséquences théoriques de ce constat sont plus englobantes encore. En effet, il se fait

que le corps propre est le centre d’orientation de l’ego, le point zéro de toutes ses

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orientations. Le corps propre est également le support du libre mouvement et l’organe du

vouloir. Le toucher encore rend possible cette orientation du corps, et le mouvement

corporel spontané est essentiellement contraint par les virtualités du corps tactile: c’est la

main qui heurte, soulève, saisit, tout comme le pied qui touche et met en mouvement le

corps selon les obstacles mondains. Husserl n’hésite pas à élargir encore par

transposition la signification du corps propre, par conséquent du toucher, pour des

sphères d’objectité supérieures comme les actes d’évaluation et les vécus intentionnels

sophistiqués. L’appréhension tactile reste pour Husserl le “modèle” de n’importe quelle

saisie intentionnelle et évaluative.

Puisque je me suis proposé de réfléchir sur “l’œil qui caresse”, je m’étendrai un

instant sur la caresse et la main qui caresse. La phénoménologie du toucher comporte

une véritable apologie de la main et de ses traces durables, profondes. Merleau-Ponty,

dans L’oeil et l’esprit, ne manque pas de constater que dans la peinture, “l’œil est ce qui a

été ému par un certain impact du monde. [Il] le restitue au visible par les traces de la

main” (L’oeil et l’esprit, 26), et voici un excellent commentaire à propos de cette position

de Merleau-Ponty: “Le feu de l’apparaître embrase la main qui, dans le geste de peindre,

restitue au monde visible l’invisible par lequel elle a été touchée”; “l’œil et la main du

peintre jouent [...] le rôle essentiel d’un relais ou d’une médiation dans le circuit de

l’apparaître qui va de la chose à la peinture” (R. Bernet, “Voir et être vu. Le phénomène

invisible du regard et de la peinture”, Revue d’esthétique, 33, 1999, 40-43). L’apologie de

la main chez Husserl est telle que, contrairement à Merleau-Ponty, il tend à dissocier la

main de l’oeil. Non seulement il y a chez Husserl une excellence du toucher parmi les

sens, mais également de la main parmi les parties ou organes du corps propre tactile, et

des doigts au bout des mains. La main et ses doigts sont omniprésents dans les textes

d’Idées II. Non pas le doigt pointé qui montre et signale mais le doigt qui touche, en toute

excellence réflexive. Derrida a bien remarqué cette hypostase de la main et de ses doigts

chez Husserl: “Là où il est question du toucher, il n’est pratiquement question que des

doigts de sa main” (J. Derrida, Le toucher. Jean-Luc Nancy, Paris: Galilée, 2000, 193).

J’ouvre une brève parenthèse pour montrer que la grande tradition philosophique

‘tactiliste’ ou ‘haptocentrique’, jusqu’à Husserl, a toujours reconnu la signification

fondamentale et originaire du toucher de la main, et en vérité des doigts, voire de

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l’extrémité des doigts. “Le sens du toucher”, écrit Kant dans l’Anthropologie du point de

vue pragmatique, “réside dans les extrémités des doigts et dans les papilles nerveuses

[papillae] dont ceux-ci sont munis pour que, par le contact de la surface d’un corps

solide, il soit possible d’en reconnaître la forme. [...] Ce sens est aussi le seul qui

contribue à la perception externe immédiate, et c’est justement pourquoi il est aussi le

plus important et celui qui nous apporte les enseignements les plus sûrs, tout en étant le

plus grossier” (§ 17). On serait tenté de dire que Kant préfigure, dans les limites de la

psychologie du XVIIIème siècle, le geste de Husserl dans Ideen II. Quoi qu’il en soit,

Husserl et Merleau-Ponty parlent excellemment de la main, de la main du toucher et, en

fin de compte, de la main qui caresse et laisse ainsi ses traces durables.

Toutefois, il convient de distinguer entre deux modalités du toucher: le toucher de

la caresse et le toucher de la touche. (Ill. 5) Souvent la main qui touche fonctionne

comme un pinceau, comme stylos. C’est la danse de la main à la manière des ballets

chinois, à la manière également du dripping de Jackson Pollock. Lacan emploie pour le

geste du peintre le terme de suspension. Peindre est un mouvement comportant des actes

‘suspendus’, c’est-à-dire des actes qui, loin de viser des objets mondains pour les

transformer, veulent seulement ‘donner à voir’ (J. Lacan, Séminaire IX, 104-106, cité par

R. Bernet, art. cit. 44). Les traces de la touche sont toujours en suspens tandis que les

traces de la caresse s’accumulent jusqu’à ce qu’elles deviennent ligne et surface et

constitution d’un corps plein et homogène. Plénitude de la caresse, choc de la touche. La

caresse incorpore le touché, la touche rejette le touché. La caresse tend à la fusion

maximale, la touche à la fonction minimale. Dans la caresse, le non-semblable s’enlève

sur le sol d’un élément commun. La caresse est une sorte de glissement, une sorte de

recouvrement (Husserl parle de Deckung) sur le fond du pur flux temporel unifiant les

moments présents successifs dans une seule ligne continue et une surface homogène,

dans un présent incarné. Il est vrai que dans la caresse la chair n’est jamais intégralement

constituée. Il y a de l’inachèvement, il y a l’ouverture infinie d’une constitution qui se

poursuit. Husserl pense cette ouverture sous le concept d’excédent [Überschuss]

(Méditations cartésiennes, § 55). Que le touché de la caresse “signifie” plus que ce qui

est effectivement présent dans la perception est conséquence du fait que ma chair est un

système kinesthésique et synesthésique. Ma chair est source d’excédence, excédante à

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elle-même aussi puisque sa constitution est toujours incomplète. Dans les esquisses d’une

telle chair, il y a toujours l’appel du suprasensible, de ce qui n’est pas encore senti ou ce

qui ne l’est plus, de ce qui, dans ce glissement, ne sera peut-être jamais senti, ce

recouvrement du touché, infini, de la caresse. Mais voici en quoi la caresse diffère de la

touche. Tout contact, toute rencontre de la main et son touché ne comporte pas cette

dynamique de recouvrement. Il y a des rencontres de la main et son touché qui se limitent

au choc, au coup de la touche, comme si l’événement ne parvenait pas à se constituer

comme un noème stable, fiable, durable. On dirait que dans le choc de la touche ma chair

n’est pas source d’excédence: la tendance à l’excédence y est neutralisée. La chair alors

s’identifie comme pure contingence, imprésentable et vouée à la disparition. C’est

pourquoi la touche est “vécue” par la chair dans l’angoisse. Le pathème de la touche est

le frisson, voire la syncope. Résumons. Il y a le toucher de la main qui caresse et la

touche du stylos qui griffe. Une caresse dure une éternité, la touche-coup ou la touche-

choc un clin d’œil. La touche du pinceau lors du dripping de Pollock, c’est la saisie d’une

couleur à l’état naissant. (Ill. 6) “La touche de Cézanne”, dit Lyotard, “fait sortir un

pourpre, un coup libère une modulation de jaune qui inonde l’atmosphère” (J.F. Lyotard,

Pérégrinations, Paris: Galilée, 1988, 45). L’idée de la touche, dans son rapport

intrinsèque avec le coup, nous parle d’une certaine qualité de l’événement dont le temps

est l’instant, le clin d’œil. Le toucher de la caresse et le toucher de la touche sont deux

versions qui ont une autre temporalité, un autre rapport au corps propre.

La main de Pygmalion

(Ill. 7) Plaçons cette apologie du toucher sous les auspices de Pygmalion. Je ne

résiste pas de citer le magnifique récit de Pygmalion comme il est raconté dans les

Métamorphoses d’Ovide et représenté en 1765 par le sculpteur Etienne-Maurice

Falconet.

Pygmalion vivait libre, sans épouse, et longtemps sa couche demeura solitaire. Cependant son

heureux ciseau, guidé par un art merveilleux, donne à l’ivoire éblouissant une forme que jamais femme ne

reçut de la nature, et l’artiste s’éprend de son oeuvre. ... Pygmalion s’enivre d’une flamme chimérique. Plus

d’une fois il avance la main vers son idole; il la touche. Est-ce un corps, est-ce un ivoire? Un ivoire! non, il

ne veut pas en convenir. Il croit lui rendre baisers pour baisers; tour à tour il lui parle, il l’étreint. … Tantôt

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il la comble de caresses, tantôt il lui prodigue les dons chers aux jeunes filles, coquillages, pierres

brillantes, petits oiseaux, fleurs de mille couleurs. ... Ce n’est pas tout , il la revêt de tissus précieux. ... Il

l’appelle la compagne de son lit; il la contemple étendue sur le duvet moelleux: il croit qu’elle y est

sensible. ... Vénus comprend les voeux qu’il a formés. ... Il vole à l’objet de sa flamme imaginaire, il se

penche sur le lit, il couvre la statue de baisers. Dieux! ses lèvres sont tièdes; il approche de nouveau la

bouche. D’une main tremblante il interroge le coeur: l’ivoire ému s’attendrit, il a quitté sa dureté première.

... Elle existe. ... Enfin ce n’est plus sur une froide bouche que sa bouche s’imprime. La vierge sent les

baisers qu’il lui donne; elle les sent, car elle a rougi; ses yeux timides s’ouvrent à la lumière, et d’abord elle

voit le ciel et son amant. Cet hymen est l’ouvrage de Vénus, elle y préside. ...

Ce récit de Pygmalion nous raconte comment le sculpteur grec Pygmalion tombe

amoureux de la statue de femme qu’il a lui-même sculptée. En la touchant et en la

palpant, la statue, animée par Aphrodite, prend vie comme la jeune et radieuse Galathée.

Ce récit est une merveilleuse allégorie qui chante la puissance du toucher – le toucher qui

anime et vivifie. Hymne à l’amour fusionnel et à la passion du sculpteur, le récit de

Pygmalion a enthousiasmé maints hommes sensibles et amoureux de Vénus, mais

également scandalisé nombre d’iconoclastes et de moralistes puritains. C’est ainsi que le

sévère Clément d’Alexandrie, Père de l’Eglise des premiers siècles, fulmine contre le

mythe de Pygmalion, critiquant avant tout la faiblesse et la fausseté des idoles, peintures

et statues. En s’adressant aux artistes, il s’exclame avec dureté: “Votre statue, c’est de

l’or, c’est du bois, c’est de la pierre, c’est enfin, si vous remontez jusqu’au bout, de la

terre... Pour moi, je m’applique à marcher sur la terre, non pas à l’adorer; car il ne m’est

pas permis de jamais confier les espérances de mon âme à des choses inanimées” (Le

protreptique, IV, 56, 6). Mais la haine est plus agressive encore: “Voici les modèles de

votre sensualité, voilà la science divine de l’impudeur forcenée, voilà les leçons des

dieux, qui pratiquent avec vous la débauche” (IV, 61, 1). L’iconoclasme de Clément

frappe la mystification des idoles, l’impudeur des représentations, et surtout l’illusion

d’une animation de ce qui est essentiellement inanimé, la matière, la terre, incarnée, on ne

s’en étonne pas, dans une figure de femme. S’il est vrai que Clément d’Alexandrie

instaure une longue tradition de suspicion et de rejet du mythe de Pygmalion, on ne peut

nier la puissance évocative et subversive de ce récit dans l’ambiance de la culture

philosophique occidentale, platoniquement dominée et dirigée par l’oculocentrisme.

Le récit de Pygmalion illustre le paradigme soi-disant haptique. Le paradigme

haptique place le toucher, l’attouchement, au sommet hiérarchique de l’échelle de la

sensorialité. (Ill. 8) On sait comment la discussion concernant la hiérarchisation des sens,

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et par la suite concernant la hiérarchie des arts, a été intense dans la seconde moitié du

dix-huitième. Le Laocoon (1766) de Gotthold Ephraim Lessing a été une étape

incontournable dans cette double discussion. Lessing affirme la spécificité radicale des

arts plastiques (peinture et sculpture) à l’égard de la poésie et de la musique. Il constate

une discontinuité entre les arts de l’espace (marqués par la juxtaposition) et les arts du

temps (marqués par la succession). Les arts plastiques ne représentent que des objets et

des corps intemporels et jamais des actions ou des événements marqués naturellement par

la dimension temporelle. Cette mise en valeur de la spécificité du medium chez Lessing a

eu une incidence énorme – il suffit d’évoquer la théorie de l’art très influente de Clement

Greenberg qui se déclare aujourd’hui explicitement un disciple de Lessing, spécialement

en ce qui concerne la spécificité des médiums artistiques.

(Ill. 9) La violence de la polémique entre la peinture et la sculpture que Lessing

n’avait pourtant pas prévue, est mise en image par le bas-relief de Jacques Prou, La

sculpture présentant à la peinture le médaillon du Roi où la Sculpture assise domine en

prestige la Peinture relevée. La sculpture est supérieure à la peinture, et c’est également

l’opinion de Falconet, le sculpteur-philosophe, dans son essai très influent à l’époque,

Réflexions sur la sculpture, et dont on a déjà pu admirer Pygmalion et Galathée. Cet ami

de Diderot et co-auteur de l’Encyclopédie, mène un dur combat contre l’idée que la

sculpture aurait moins de moyens artistiques que la peinture, soi-disant parce que le

sculpteur ne dispose pas de couleurs et doit renoncer par conséquent à certains effets

compositionnels. Falconet fait l’apologie de la sculpture: l’avantage de la sculpture, cet

“art de la draperie”, consiste à offrir à l’objet sa tridimensionnalité et de permettre ainsi

une pluralité de perspectives. Mais avant tout, soutient-il, la sculpture “invite”, “appelle”

le regard du spectateur au toucher. (Ill. 10) Les sculptures néo-classiques d’Antonio

Canova, comme Les trois Grâces, offrent les meilleurs exemples de ce genre d’appel ou

d’invitation au toucher. D’abord, l’oeuvre de Canova inaugure dans l’histoire de l’art

l’autonomie de la sculpture à l’égard de l’architecture: les statues y sont libérées dans des

espaces délimités sans dialectique avec le contexte architectural. En plus, ces statues se

présentent plutôt comme des “installations”: elles sont placées sur des autels décorés ou

au moins sur un socle. Et elles sont particulièrement animées: l’artiste cherche à

“vivifier” l’engagement émotionnel du spectateur. Vu la théâtralité de ces statues, il est

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impossible de les contempler de façon désintéressée. (Ill. 11) Mais, avant tout, on l’a dit,

elles “invitent” au toucher. Les matériaux sont tels qu’ils demandent à être caressés. Les

surfaces lisses de couleur de chair ont un effet érotique évident. D’ailleurs, les

personnages de Canova sont généralement emmêlés, ils se touchent, ils se palpent

intensément, sensuellement.

La physio-esthétique de Herder

Nulle part le paradigme haptique n’est-il incarné plus adéquatement que dans

l’oeuvre de Canova. Il convient maintenant de s’attarder in extenso à l’esthétique

haptique de Johann Gottfried Herder. Des sculpteurs comme Falconet et Canova sont de

véritables herderiens en implémentant son esthétique dans leur art. Herder oppose dans

ses écrits esthétiques systématiquement l’optique et l’haptique: l’expérience esthétique de

la peinture est optique tandis que celle de la sculpture haptique. Le regard qui projette la

beauté dans une sculpture n’est pas un regard “qui voit” ou un regard “qui regarde” mais

un regard qui touche, qui palpe.

C’est dans l’ombre surplombant de Kant et en toute ambiance des Lumières que

l’esthétique de Herder s’impose comme une véritable alternative au rationalisme

classiciste d’un Lessing. L’importance des essais de Herder, dogmatique et polémique,

est d’avoir imposé entre 1776 et 1790, d’une manière souvent confuse et intuitive, un

certain refoulé de cette esthétique classiciste. C’est que l’esthétique intelligente et

rationaliste de Lessing n’a pas donné droit et poids au corps humain. Surtout connu pour

sa philosophie de l’histoire et de la culture, Herder développe également une physico-

esthétique, moins connue d’ailleurs, où la peinture, la sculpture et la musique sont des

Sinnenkunste, méthodiquement corrélées avec et médiatisées par l’un ou l’autre canal

sensoriel. C’est que l’interprétant qui “saisit” le sens d’une oeuvre d’art est vu par Herder

comme un sujet incarné investi de ses cinq sens et d’un sentiment proprioceptif. Mais le

système sensoriel étale une hiérarchie: la vue y est détrônée en faveur de la tactilité. La

tactilité, dans l’esthétique herderienne, ne se réduit pas au toucher (Tastsinn) mais

englobe bien plutôt le “sens interne” du corps (Gefühl). Fühlen et tasten sont d’ailleurs en

allemand des parasynonymes. Et ce sentiment du corps, pour Herder, est d’emblée un

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12

sentiment de mouvement, le sentiment interne que le danseur ressent lorsque son corps

est en mouvement. Il n’est pas sans importance que, dans la classification des arts, la

sculpture et la danse sont souvent associées par Herder. Ainsi cette réévaluation du corps

sensoriel et sensitif mène chez Herder à une physio-esthétique. Que la sensorialité du

toucher fondamental s’intègre dans le sentiment interne du corps, le sentiment de vie

(Lebensgefühl) est justifié par Herder par sa référence à La lettre sur les aveugles (1749)

de Diderot et à An Essay towards a New Theory of Vision (1709) de Berkeley, et

également à des écrits de physiologistes contemporains. Que l’aveugle a une vie

sensorielle très développée à partir du toucher, que le premier contact de l’embryon avec

l’environnement soit tactile, sont des arguments que Herder emploie dans sa “physiologie

esthétique” pour déclarer la primauté de l’haptique sur l’optique. Le sujet, pris dans une

expérience haptique, participe plus intensément avec toute son énergie vitale. Il faut

ajouter que, selon Herder, la Sinnenpsychologie procure la meilleure entrée en esthétique.

Le concept organisateur de cette Sinnenpsychologie est celui d’énergie (Energie) ou de

force (Kraft). Kraft, notion qui appartient évidemment au vocabulaire Sturm und Drang,

est un concept obscur et confus chez Herder. On peut en donner même une interprétation

schopenhauerienne, voire freudienne. Kraft, dans ma lecture de Herder, se manifeste

essentiellement dans le dynamisme du danseur, la danse étant l’art spontanément associée

par Herder à la sculpture, l’art par excellence. La “physiologie esthétique” de Herder est

parsemée de terminologie médicale, et on sait que le physiologiste Haller, surtout dans

ses études sur le sentiment de douleur chez l’homme, a eu une influence décisive sur le

jeune Herder. La psychologie herderienne situe l’origine du Kraft/Energie de la créativité

artistique dans la vie (Leben) estimée comme une dynamique d’expansion (Ausbreiten) et

de contraction (Zusammenziehen). Herder va démontrer comment cette dynamique

d’expansion et de contraction recouvre chaque niveau de l’âme et se développe jusqu’aux

facultés les plus subtiles, comme l’imagination productive et la conscience morale. La

conscience également est le lieu d’un jeu de Ausbreitung et Zurückziehung, et Herder

conçoit d’ailleurs les actions humaines comme étant l’expression de l’élasticité de notre

vouloir (Äusserungen der Elasticität unsres Willens).

Il est intéressant de noter que Herder, dans son essai peu connu sur la sculpture,

Plastik (1968-78), s’inspire directement du mythe de Pygmalion. Le sous-titre de Plastik

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dit: Einige Wahrnehmungen über Form und Gestalt aus Pygmalions bildendem Traüme.

Le mythe de Pygmalion inspire Herder à proposer une phénoménologie de l’expérience

esthétique du sculptural. L’expérience haptique de la sculpture implique un engagement

corporel radical dans l’oeuvre d’art. C’est par le toucher que la vraie forme des choses se

révèle dans toute sa profondeur. Là où le tableau n’est qu’apparence extérieure, la

sculpture nous livre la “vérité” des choses. Le toucher transperce les surfaces et nous fait

“sentir” le solide, le fluide, le lisse du réel, et sa profondeur, sa forme, pour nous

rappocher davantage de la vérité même. Il va de soi que ce toucher n’est pas un toucher

direct et accompli mais bien plutôt le sentiment du corps global qui se sent entraîné vers

plus de proximité, voire une fusion intégrale avec l’oeuvre d’art. Herder confirme que

pour la vue les entités restent isolées l’une à côté de l’autre (nebeneinander), tandis que

pour le toucher elles s’intègrent l’une dans l’autre (ineinander). C’est bien par la tactilité

que nous acquérons la connaissance la plus intime des choses. Une conscience “qui

touche” est une conscience bien plus riche et plus pénétrante qu’une conscience “qui

voit”. Ainsi le toucher réalise non seulement la proximité mais également la mobilité,

l’infinité, surtout la “vérité”. Il est vrai que Herder présente une conception plutôt

conventionnelle de la sculpture idéale: le corps nu, comme dans la sculpture grecque

classique, sans groupement ou composition exagérée, aspirant à l’éternité, proche de

l’essence, non pas marquée par l’historicité des peuples et des tempéraments, l’”humanité

idéale”. Seule cette sculpture-là peut être ressentie comme un corps vivant, comme nous

le suggère le mythe de Pygmalion.

Un mot encore qui corrige quelque peu l’idée herderienne de l’expérience

esthétique comme sentiment de fusion radicale du sujet avec l’oeuvre corolaire. Deux ans

après la publication de Plastik, en 1770, Hemsterhuis, un philosophe et physiologiste

hollandais, publie une Lettre sur la sculpture où il discute en réponse à Herder le soi-

disant syndrome de Pygmalion. Il relève le potentiel de frustration dans l’expérience

sensorielle d’une statue figurative comme un corps vivant et animé. Hemsterhuis met en

doute que l’on puisse identifier un objet fait de pierre ou de bronze ou de plâtre avec un

être vivant. Il y a toujours selon lui une disparité entre l’illusion d’une chair vivante et la

realité d’un matériau inerte, une discrépance entre le corps vivant suggéré et le médium

mort dans lequel ce corps est réalisé. Rousseau, en 1762, dans son Pygmalion, une scène

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lyrique, avait déjà décrit l’identification de la statue en ivoire avec la belle Galathée

comme l’effet du narcissisme absolu de Pygmalion qui, par sa fantaisie ardente, est trop

facilement transporté dans une orgie d’excitation. Hemsterhuis retient cet argument du

narcissisme mais il s’avance plus loin vers une explication vraiment proto-freudienne. Sa

Lettre sur la sculpture est d’ailleurs présentée comme un Essai sur le désir, et

Hemsterhuis de constater que ce désir de fusion radicale est nécessairement frustré – il y

a fatalement un moment d’illusion dans ce désir. Ce désir de fusion génère par

conséquent un moment de contemplation qui, vu l’impossibilité de l’union parfaite,

plongera le sujet dans le dégoût. On présume que cette philosophie de Hemsterhuis est

bien contemporaine: partout où il y a désir, il y a manque et frustration, différence et

négativité. Il est vrai que Herder, dans sa phénoménologie de l’expérience haptique, ne

suit pas explicitement ce parcours érotétique. La mise en valeur de la sculpture chez lui a

essentiellement un objectif heuristique: de réorganiser la hiérarchie des cinq sens et leurs

interdépendances, et de proposer une nouvelle classification des arts où, évidemment, la

peinture comme l’art de l’opticalité est détrônée.

Gloire aux Egyptiens

(Ill. 12) Gilles Deleuze interroge, dans Francis Bacon. Logique de la sensation, le

rapport riche de la main et de l’oeil dans la technique picturale de Bacon, et il propose

brillamment une détermination de ce qu’il appelle le “sens haptique de la vue” (145-146).

Il ne suffit pas, constate-t-il, de dire que l’oeil juge et que les mains opèrent. Ce n’est pas,

insiste Deleuze, que la main “obéit” à la vue et est ainsi subordonnée à la domination

d’un code optique. Il y a des référents manuels “tactiles” totalement indépendants de cette

programmation par l’espace optique, et Deleuze de constater avec droit que l’expérience

de la profondeur, du contour, du modelé repose même sur l’insubordination de la main à

l’égard de l’oeil. Ainsi le tableau du peintre n’est pas une réalité purement visuelle.

Deleuze propose de parler de haptique “chaque fois qu’il n’y aura plus subordination

étroite dans un sens ou dans un autre, ni subordination relâchée ou connexion virtuelle

[entre la main et l’oeil], mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de

toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique”

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(146). Par conséquent, le peintre peint avec ses yeux seulement en tant qu’il touche avec

les yeux. La saisie, la prise de l’acte pictural évoquent cette activité manuelle directe qui

trace la possibilité du fait de peindre: “[le peintre] prend sur le fait, comme on ‘saisira

sur le vif’” (151), et Deleuze de conclure: “Mais le fait lui-même, ce fait pictural venu de

la main, c’est la constitution du troisième œil, un œil haptique, une vision haptique de

l’oeil, [...]. C’est comme si la dualité du tactile et de l’optique était dépassée

visuellement, vers cette fonction haptique” (151). Deleuze revient à la même idée dans un

passage des Mille plateaux où il traite de la “vision rapprochée” en opposition à la

“vision éloignée”, ou de “l’espace haptique” en contraste avec “l’espace optique”, et il

remarque: “Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux

organes des sens, mais laisse supposer que l’oeil peut lui-même avoir cette fonction qui

n’est pas optique” (Mille plateaux, 614).

Et Deleuze renvoie à Aloïs Riegl qui, dit-il, à donner au couple Vision

rapprochée-Espace haptique un “statut esthétique fondamental”. Dans l’art de Francis

Bacon, il est vrai, les formes ne se dégagent pas à distance d’une ligne idéale, mais

l’espace haptique est directement stimulée dans le sentiment de proximité du corps du

sujet avec son corrélat artistique. En plus, de la certitude de l’impénétrabilité tactile dans

l’expérience du toucher dépend également la conviction de l’individualité matérielle de

l’objet d’art. On peut même donner à cette psychologie une portée anthropologique et

exploiter une suggestion de Riegl qui oppose le toucher et la vision sous le rapport de la

sécurité affective qu’ils déterminent: le toucher rassure parce qu’il ferme, bouche

l’espace, alors que la vision ouvre l’espace et par là-même inquiète. La vision donne un

certain sentiment d’insécurité, ce qui n’est pas du tout le cas pour l’expérience haptique

où l’impression du libre espace est détruite. La référence à Aloïs Riegl ouvre une

nouvelle piste de réflexion. Il est sans doute utile de signaler, en m’approchant de ma

conclusion, que sa Grammaire historique des arts plastiques, traité qui a dominé toute

l’esthétique allemande à partir de 1900 et influencé la théorie de l’art de Worringer

jusqu’à Wölfflin, instaure une théorie systématique de l’expérience haptique. Le chapitre

Forme et surface de sa Grammaire historique des arts plastiques délivre le noyau sa

conception de l’organisation sensorielle, et Riegl s’explique ainsi (trad. fr. Paris,

Klincksieck, 1978, 121-125):

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Toutes les choses de la nature ont une forme, c’est-à-dire qu’elles s’étendent suivant les trois

dimensions: hauteur, largeur et profondeur. Seul le toucher nous permet cependant de nous assurer

directement de cet état de fait. Par contre celui des cinq sens qui sert à l’homme pour recevoir les

impressions que lui donnent les choses extérieures - la vue – est plutôt propre à nous induire en erreur sur

les trois dimensions de ce que nous voyons. Car notre oeil n’est pas en mesure de pénétrer les corps et n’en

voit donc toujours qu’un côté qui se présente à lui comme une surface à deux dimensions. Ce n’est que

lorsque nous avons recours aux expériences du toucher que nous complétons en esprit la surface à deux

dimensions perçue par les yeux pour en faire une forme à trois dimensions. Ce processus s’effectuera

d’autant plus aisément et plus rapidement que l’objet contemplé présentera des aspects susceptibles de

rappeler à la mémoire les expériences du toucher. [...] Plus le spectateur se rapproche de la chose de la

nature, plus cet effet s’intensifie naturellement jusqu’à ce que le souvenir des expériences du toucher

domine à tel point que l’homme n’a plus du tout conscience des erreurs d’appréciation dues à ses yeux.

Ai-je besoin d’introduire un autre témoin prestigieux qui, trente ans après Riegl,

va dans la même direction? Je pense à Bergson qui, dans Les deux sources de la morale

et de religion (Paris, Alcan, 1932, 139), reformule ainsi la thèse de Riegl:

Le corps est essentiellement ce qu’il est pour le toucher; il a une forme et une dimension

déterminées, indépendantes de nous; il occupe une certaine place dans l’espace et ne saurait en changer

sans prendre le temps d’occuper une à une les positions intermédiaires; l’image visuelle que nous en avons

serait alors une apparence, dont il faudrait toujours corriger les variations en revenant à l’image tactile;

celli-ci serait la chose même, et l’autre ne ferait que la signaler.

(Ill. 13) Le théorème le plus original de la Grammaire historique des arts

plastiques a été que, lorsqu’on observe avec attention des sculptures égyptiennes on est

obligé de reconnaître qu’elles n’ont été réalisées que pour la vision rapprochée, c’est-à-

dire la vision qui n’est déterminable qu’à partir de la mémoire des expériences du

toucher. Deleuze ne dit rien d’autre quand il découvre dans les figurations de Francis

Bacon des projections qui marquent également l’art égyptien. Il est vrai que Bacon lui-

même dans ses écrits chante la gloire des Egyptiens. En effet, Riegl crée le terme de

“haptisch” dans sa détermination de l’art égyptien. L’haptique, du verbe grec aptô

(toucher), ne désigne pas une relation extrinsèque de l’oeil au toucher, mais une

“possibilité du regard”, un type de vision distinct de l’optique (voir Deleuze, op.cit., 116).

(Ill. 14) Toute une périodisation de l’histoire de l’art par Riegl et reprise par Deleuze est

esquissée à partir de cette détermination de l’haptique. Riegl illustre par de savantes

analyses comment l’”idéal haptique” se réalise optimalement dans le bas-relief égyptien.

A l’oeil y est donnée la consigne d’opérer un acte manuel de suivi des contours. Même

devant un tableau, l’oeil touche ou saisit dans un rapport immédiat les essences

universelles sur des surfaces planes, sans profondeur ni perspective, en parcourant

frontalement le contour géométrique de la surface peinte à la manière dont la main peut

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toucher la statue pour en saisir la silhouette. Riegl, et Deleuze à sa suite, considère l’art

égyptien comme l’accomplissement suprême du Kunstwollen (“volonté formatrice”,

“impulsion créatrice”), puisque l’art égyptien est l’art tactile par excellence, l’art à être

“tâté du regard”, conçu pour être vu de près (nachsichtige). Suit alors l’art grec, second

grand moment de l’histoire deleuzienne de l’art. L’importance de la matière et les jeux

complexes de profondeur dans la composition de la sculpture grecque contraste avec la

manifestation des essences dans une seule dimension en art égyptien. En art grec, le

rapport n’est plus de proximité physique avec l’essence: il assigne l’aire de la vision

normale (Normalsichtige). La valeur tactile est totalement subordonnée à une vision

optique des formes qui sont données dans un rapport de plus grand éloignement. Vient

ensuite l’art byzantin qui supprime toute référence au tactile pour révéler un espace

purement optique. Règne ici le primat absolu accordé à la manifestation d’une lumière

immatérielle avec laquelle l’oeil de l’esprit entièrement indépendant du corps est seul en

mesure de correspondre. L’art rompt toute attache avec l’expérience de la proximité

esthétique, manuelle et matérielle, en exprimant l’idée abstraite d’une lumière lointaine.

L’art byzantin est l’art optique par excellence, c’est-à-dire l’art ressortissant à la vision

éloignée (fernsichtige).

(Ill. 15) Gloire donc aux Egyptiens, aux bas-reliefs et aux peintures murales de

l’ancienne Egypte. Les bas-reliefs et les peintures murales, qui se présentent comme de

pures silhouettes, y sont conçus en fonction de la vision rapprochée: ils doivent être

regardés de près si l’on veut faire ressortir l’essentiel des choses sur une surface

objective, tactile, sans aucune projection subjective ou illusoire. L’artiste égyptien voulait

absolument éviter de susciter chez le spectateur l’illusion d’une forme qu’il aurait devant

lui, il voulait la lui retirer aussitôt. Objectives sont les figures aux contours très nets qui

les délimitent avec précision, le fond qui les entoure étant traité comme un mal

nécessaire, comme un accessoire inutile. Le fond sert à séparer les motifs les uns des

autres et non comme un facteur qui aurait droit à une existence effective: il n’a pas de

statut manifeste. Riegl indique avec maintes descriptions que l’art des surfaces de

l’ancienne Egypte ne veut pas donner de fond, mais uniquement des reliefs dont la forme

matérielle est éminemment tactile. Chaque figure se présente aussi isolée que possible

dans sa position et dans son mouvement: elles semblent avoir été représentées telles que

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l’artiste les perçut dans une vision rapprochée. La tridimensionnalité, c’est-à-dire la

présence de la profondeur, s’oppose le plus à une saisie de l’objet en tant qu’individualité

matérielle close, sa perception exigeant alors une succession de moments perceptifs à

combiner, où l’individualité close de l’objet se dissout. Proximité de l’objet, absence de

profondeur et hypostase de la matérialité, voici des conditions essentielles de l’expérience

haptique: non pas le monde chaotique, fugace et dysphorique de la vision à distance mais

la certitude de la matière palpable, l’euphorie de la “vérité” entre les doigts. Rien

d’étonnant à ce que Wölfflin, dans son traitement de la Renaissance et du Baroque,

(Principes fondamentaux de l’histoire de l’art) esquisse une dualité stylistique et affective

qui rejoint la formule de Riegl: la Renaissance, c’est l’art de la beauté paisible, de la

plénitude de l’être, art de l’espace haptique, tandis que le Baroque est l’art de l’instabilité

de l’évènement, de la dysphorie immanente, art de l’espace optique.

La conviction que j’ai voulu argumenter dans cet exposé est que l’expérience

esthétique des arts plastiques, dans la production créatrice de l’artiste et dans la réception

“recréatrice” d’homo aestheticus, n’est pas conditionnée par les contraintes de la

perception visuelle. L’oeil du peintre et du sculpteur, tout comme l’oeil du spectateur,

“est greffé sur la main” – Pygmalion prend l’artiste sous son égide. Et en vue de

l’argumentation, j’ai fait référence à la “découverte” d’Aloïs Riegl dont l’inspiration

philosophique est certainement l’esthétique de Herder. Je conclus, avant de risquer un

modeste Epilégomène, en rappelant quelques maillons de mon argument. Pour introduire

un premier thème capital, j’emprunte un passage à Greimas, dans De l’imperfection

(Périgueux, Fanlac, 1987, 30):

Or le toucher est plus que l’esthétique classique veut bien lui reconnaître – sa capacité de l’exploration de

l’espace et de la prise en charge des volumes -; il se situe parmi les ordres sensoriels les plus profonds, il

exprime proxémiquement l’intimité optimale et manifeste, sur le plan cognitif, le vouloir de conjonction

totale.

Merleau-Ponty n’est pas bien loin, on n’en doute pas, et l’auteur du Visible et l’invisible

est plus proche de Herder qu’il ne puisse le soupçonner, Herder qui déclare que “au

principe de tous les sens il y a le sentiment, qui offre déjà entre les sensations les plus

disparates un lien si intime, si fort et si ineffable”, sentiment interne du corps

coordinateur, “couche originaire du sentir”, estime Merleau-Ponty. Second thème: de la

phénoménologie, husserlienne de préférence, du toucher et de son privilège de la “double

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appréhension”, jusqu’à la théorie de l’art d’Aloïs Riegl qui concentre sur le Kunstwollen

(la “volonté formatrice”) qui exploite la mémoire des expériences du toucher, un

abondant bouquet psycho-anthropologique qui sert d’alternative aux intuitions de

l’esthétique classique organisée autour de la vision, de la distance et de la lumière, non

pas du toucher, du rapprochement et de la matérialité résistante. Toutefois, Deleuze,

affirme se référant en détail à Riegl, que nous n’avons pas affaire ici à une substitution, à

la prise de “relais” de la vue par le toucher – il s’agira bien de la caresse de l’oeil, ou

selon le commentaire que Deleuze consacre à l’analyse de l’art égyptien par Riegl

(Logique de la sensation, 79):

Le bas-relief opère la connexion la plus rigoureuse de l’oeil et de la main, parce qu’il a pour élément la

surface plane: celle-ci permet à l’oeil de procéder comme le toucher, bien plus elle lui confère, elle lui

ordonne une fonction tactile, ou plutôt haptique; elle assure donc, dans le Kunstwollen égyptien, la réunion

des deux sens, le toucher et la vue, comme le sol et l’horizon.

Sublimation de la vue en tactilité plutôt, la main dans l’oeil par conséquent, ou pour citer

un fragment des Cahiers de Valéry, daté de 1938 (Pléiade, t. 2, 1301), qui nous décline

de quoi il s’agit en esthétique: “De ces formes sur quoi la main de l’oeil passe et qu’elle

éprouve, selon le rugueux, le poli, le nu, le poilu, le coupant, le mouillé et le sec”, même

pas la main dans l’oeil mais la main de l’oeil, encore l’oeil qui devient, sans cesser d’être

un œil, une main experte.

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Illustrations

1 Jusepe de Ribera, Le toucher, 1768, Pasadena, The Norton Simon Foundation.

2 Domenico Veneziano, Annunciazione, vers 1445, Cambridge, Fitzwilliam Museum.

3 Edouard Manet, Chemin de fer, 1872-73, Washington, The National Gallery of Art.

4 Antonio Canova, Cupidon et Psychè, 1787-93, Paris, Louvre.

5 Jackson Pollock, Number 26A Black and White, 1948.

6 Paul Cézanne, Les trois baigneuses, 1879-82, Paris, Musée du Petit Palais.

7 Etienne-Maurice Falconet, Pygmalion et Galathée, 1765, Paris, Louvre.

8 Laocoon, 1er siècle après JC, Rome, Museo Vaticano.

9 Jacques Prou, La sculpture présentant à la peinture le médaillon du Roi, 1689, Paris,

Louvre.

10 Antonio Canova, Les trois Grâces, 1815-17, Londres, Victoria and Albert Museum.

11 Idem, détail.

12 Francis Bacon, Selfportrait, 1965-66, London, Marlborough International Art Fair.

13 Statue de Ramsès III, 1194 av. JC, Le Caire, Musée égyptien.

14 Fragment d’un bas-relief avec procession, 1307 av. JC, Le Caire, Musée égyptien.

15 Cercueil de Djedhoriufankh, 945 av. JC, Le Caire, Musée égyptien.