l'oeil dissipé

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Livre d'art de Lou Sabourin et Pierre Rannou

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L’œil dissipé. Notations fragmentées

Fusains : Lou SabourinTextes : Pierre Rannou

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J’ai toujours préféré utiliser la notion d’art non-figuratif plutôt que d’art abstrait, principalement pour deux raisons. La première est que ce type de pratique ne demande pas au spectateur un effort intellectuel ou mental particulier pour l’appréhender, du moins pas plus que l’art dit figuratif. Comme bien souvent, les sensations suffissent. La seconde, c’est que la notion d’abstraction me semble mieux convenir à décrire la réalité du spectateur devant l’œuvre. Les bonnes œuvres ont, à mon sens, cette capacité à m’obliger de m’abstraire de moi-même.

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En principe, toute création en art visuel est un « donner à voir ». S’agit-il pour autant d’un don? Si cela est le cas, le geste appellerait obligatoirement un contre-don de la part de celui se trouvant devant l’œuvre. Mais de quel type de contre-don pourrait-il alors s’agir? Quelle en serait sa nature? De fait, l’artiste donne à voir non pas ce qui est à voir, mais sa capacité à faire voir. Par essence donc, l’artiste fait apparaître du visuel et non du visible. D’emblée, le contre-don devrait prendre la forme d’un regard, une sorte de dépense inconsidérée du regardant et non son simple investissement.

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Nous devrions sérieusement nous pencher sur le fait que regarder a toujours à voir avec garder. Re-garder laisse entendre donc qu’il faille garder à nouveau, que nous avons déjà été en possession de la chose. Il faudrait donc d’abord considérer ce qui a pu mettre fin à cette jouissance, ce qui est à l’origine de ce refus de thésaurisation. Ensuite, questionner ce qui donne lieu à cette deuxième chance qui m’est offerte. Enfin, comprendre que regarder n’est ni voir, ni percevoir, mais un pur acte de préhension.

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Étrange impression que celle du « déjà vu » devant une œuvre d’art. À chaque fois, une certitude s’immisce dans l’esprit de celui qui en fait l’expérience : l’intime conviction de connaître ce que l’on voit, de le reconnaître. Quelle impéritie s’empare de nous au point de ne plus parvenir à décrypter cette empreinte discrète qui nous interpelle ou cet indice devenu indéchiffrable. Et puis, que reconnaît-on exactement? Ce qui est représenté, la représentation ou encore le dispositif de cette représentation? Quelle est cette connaissance qui gît au plus profond de nous et qui refuse d’affleurer à la surface?

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Dans le dessin, ce sont les traces qui me permettent de sortir de moi-même, qui me précipitent dans un trouble merveilleux, me procurent une sensation extatique. Aussi bien celles dues aux coups de crayons qu’aux accidents laissés par les gommages et les gestes d’effacement sur le subjectile. Au-delà de l’impression de la spontanéité du travail, ces exhibitions du caractère indiciel de l’œuvre, qui me suggèrent la présence de l’artiste, sont ce que j’aime tout particulièrement. Mais à ce compte là, je reste un être du paléolithique observant le mur d’une grotte.

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Les œuvres reposant sur l’idée du détail, du fragment ou encore du morceau ont toujours un caractère fascinant. Il semble que le défi qui se pose à celui qui les scrute est de retrouver mentalement d’où a été prélevé ce qu’il a sous les yeux. Ne serait-on pas plus avisé de questionner à quoi sert une telle dislocation du monde? Au delà de l’abandon du caractère unitif du système panoptique contemporain, il y a l’aveu du renoncement à recréer un univers totalement cohérent. Une telle fragmentarité révèle tout aussi assurément la juste position de la vision dans sa lutte au point de vue.

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Comme de nombreux observateurs, malgré mon désir de m’extraire de mon enveloppe charnelle à travers la contemplation des œuvres d’art, je refuse de céder à une pure sensation optique. Ma considération est fortement imprégnée de résistance et je tends à ramener ma perception des textures, par exemple, à des expériences physiques réelles dont j’ai déjà pu éprouver les effets. Cette inaptitude à lire l’image sans faire référence au toucher ne fait néanmoins pas de moi l’équivalant d’un aveugle qui avance à tâtons, comme pouvait le penser Diderot ou Descartes.

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Constamment, je m’insère fictivement dans des œuvres. Je m’y intègre selon mon humeur du jour. Il s’agit moins d’une projection que d’une narration. Je me raconte une histoire, imaginant un avant et un après la scène représentée, aussi peu réaliste ou concrète soit elle. Cela ne témoigne que de ma paresse perceptive dont je ne cesse d’envisager me défaire. Je sais pourtant pertinemment qu’en m’efforçant d’examiner sans cogitation, à uniquement accepter l’ordre de la représentation, je découvrais un mode d’exploration spatiale qui devrait suffire à me combler.

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Je suis toujours dubitatif devant des œuvres visuelles recourant au flou. Je crois comprendre que c’est une façon pour l’artiste d’affirmer son doute quant à la capacité de la représentation à traduire le réel. Néanmoins, je lis constamment cet effet de flou comme une invitation à utiliser mes souvenirs, à me remémorer un moment particulier. Pourtant, mes souvenirs sont toujours clairs, précis. Du moins je le crois, car autrement je dis qu’ils sont vagues, qu’il ne me reste que des impressions fugaces. Alors d’où vient mon association? Probablement de ma conviction que l’effet de flou est la figuration de la condensation que l’on retrouve dans tous les souvenirs et tout particulièrement dans les souvenirs-écrans.

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Le cliché n’est jamais symbolique. Il ne renvoie à rien. Il est simplement une cristallisation d’idées et de valeurs consensuelles. En ce sens, il n’est pas uniquement présent dans l’image, mais aussi dans les yeux de celui qui reluque. Même si à première vue cela peut prêter à croire que nous avons quelque chose en commun, que nous partageons une culture, il est évident qu’il n’en est rien, que nous n’échangeons pas véritablement. L’art ne saurait se contenter de si peu.

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Est-ce qu’un seul coup d’œil peut suffire à faire un sort à une œuvre? C’est du moins ce que prétend souvent l’impétueuse critique. Ne vaudrait-il pas mieux laisser se dissiper la griserie physique qu’elle produit, comme dirait Artaud, et de se pencher ensuite sur le fruit de cette décantation. À tord ou à raison, la vie occulte de l’œuvre, son mystère propre, me semble essentiel à saisir pour en entendre le secret. Ainsi, il n’est pas étonnant que sa réception en moi soit toujours intempestive.

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L’œuvre est le constat de ce qui s’est éclipsé, de ce que le trait n’a pu retenir. Pourtant, elle n’est pas la monstration d’une faillite. Nulle mégarde ou inadvertance n’est en cause ici, bien au contraire. Simplement, il nous faut admettre qu’il n’y a pas d’images fortuites, mais des constructions laborieuses, qui donnent accès au visible comme le disait si bien Paul Klee. Cessons d’espérer des fulgurances transfiguratrices.

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Devant une œuvre non-figurative, il est essentiel de questionner ce que je pense voir, ce que je soupçonne être dans l’image. Mais de façon plus urgente, il me faut, en tant que récepteur, devenir suspicieux à l’égard de l’image, de la soupçonner, de suspendre sa crédibilité. Certes, il est difficile de bien la soupeser, mais cela sera toujours moins couteux que de lui faire crédit.

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Courtes biographies des auteurs

Critique et historien de l’art, Pierre Rannou agit aussi à titre de commissaire d’exposition. Il a publié quelques ouvrages aux éditions Le Temps volé (Portrait de l’artiste au téléphone. Le cas Moholy-Nagy en 2010, Incipit. Stratégies autobiographique dans Rue Ordener, rue Labat de Sarah Kofman en 2005 et L’impossible cinéma post-moderne en 1995). Il a aussi participé à des ouvrages collectifs et des catalogues (Carolina Hernández-Hernández. Aux derniers battements d’ailes en 2012, La collection d’œuvres d’art contemporain du Collège Édouard-Montpetit en 2010, La photographie hantée par la photographie spirite en 2009, Bruno Santerre, L’atelier en déplacement / The Shifting Studio en 2009, L’Europe symboliste en 1995 et Sur les traces de Diane Robertson en 1994). Enfin, il a rédigé quelques opuscules pour des expositions (Cynthia Dinan-Mitchell, Western Wasabi en 2012, Francine Lalonde, Trouver sa place en 2010, Christian Kiopini, Œuvres de la collection du Musée régional de Rimouski en 2009 et Natascha Niederstrass, The Final Girl en 2006), en plus de collaborer à des revues (Ciel Variable, Spirale, Esse arts+opinions, Inter art actuel, ETC., Art le Sabord, Frontières). Il enseigne au département de cinéma et communication et au département d’histoire de l’art du Collège Édouard-Montpetit.

Longtemps attirée par la photographie, Lou Sabourin a redonné toute sa place à son médium de prédilection : le dessin. Son travail graphique laisse une large place à la spontanéité. Ligne après ligne, les univers s’imposent, se définissent, en orientant les traits et les hachures selon leurs besoins spécifiques. Depuis quelques temps, sa recherche sur les effets colorés l’a poussé à explorer les richesses de l’abstraction dans une série de petits tableaux à l’acrylique, où une large place est laissée à la spontanéité. Ses œuvres photographiques ont été exposées à la Galerie Dazibao, l’Espace Ovo, au Vidéographe, à la Galerie de l’image de l’Office National du Film (Ottawa) ainsi qu’au Musée d’art contemporain de Montréal. Son travail graphique a fait l’objet de présentations publiques lors d’expositions, tel Visions contemporaines (Vaudreuil-Dorion) et Contrastes (Théâtre Gesù, Montréal) et sera visible sous peu lors de trois expositions (Mine de rien, novembre 2012, Face à face, mai 2013, et Langage sans image, août 2013). En 2011, son travail a fait l’objet d’une première publication sous le titre Repères, Notes décryptées, qui fut finaliste dans la catégorie Livre francophone des Prix Expozine 2011. Enfin, certaines de ses œuvres sont incluses dans la collection du Musée des beaux-arts du Canada.

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Colophon

L’œil dissipé. Notations fragmentées est le deuxième ouvrage édité

par les Créations Lou Sabourin.

Il a été réalisé d’après une maquette de Lou Sabourin.

Graphisme et mise en page : Elsa Gallegos

Il est composé en Sears Tower corps 14

Le texte est publié sur papier Rolland naturel 140M crème.

La couverture sur Kraft vélin 160M.

Révision des textes : Gabrielle Mondor

Il est tiré à 30 exemplaires numérotés.

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