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  • Longtemps, mythes et prjugs de toutes sortes ont cach au monde lhistoire relle de lAfrique. Les socits africaines passaient pour des socits qui ne pouvaient avoir dhistoire. Malgr dimportants travaux effectus ds les premires dcennies de ce sicle, par des pionniers comme Lo Frobenius, Maurice Delafosse, Arturo Labriola, bon nombre de spcialistes non africains, attachs certains postulats, soutenaient que ces socits ne pouvaient faire lobjet dune tude scientifique, faute notamment de sources et de documents crits. En fait, on refusait de voir en lAfricain le crateur de cultures originales, qui se sont panouies et perptues, travers les sicles, dans des voies qui leur sont propres et que lhistorien ne peut donc saisir sans renoncer certains prjugs et sans renouveler sa mthode.

    La situation a beaucoup volu depuis la fin de la deuxime guerre mondiale et en particulier depuis que les pays dAfrique, ayant accd lindpendance, participent activement la vie de la communaut internationale et aux changes mutuels qui sont sa raison dtre. De plus en plus dhistoriens se sont efforcs daborder ltude de lAfrique avec plus de rigueur, dobjectivit et douverture desprit, en utilisant certes avec les prcautions dusage les sources africaines elles-mmes.

    Cest dire limportance de lHistoire gnrale de lAfrique, en huit volumes, dont lUNESCO a entrepris la publication.

    Les spcialistes de nombreux pays qui ont travaill cette uvre se sont dabord attachs en jeter les fondements thoriques et mthodologiques. Ils ont eu le souci de remettre en question les simplifications abusives auxquelles avait donn lieu une conception linaire et limitative de lhistoire universelle, et de rtablir la vrit des faits chaque fois que cela tait ncessaire et possible. Ils se sont efforcs de dgager les donnes historiques qui permettent de mieux suivre lvolution des diffrents peuples africains dans leur spcificit socioculturelle. Cette histoire met en lumire la fois lunit historique de lAfrique et les relations de celle-ci avec les autres continents, notamment avec les Amriques et les Carabes. Pendant longtemps, les expressions de la crativit des descendants dAfricains aux Amriques avaient t isoles par certains historiens en un agrgat htroclite dafricanismes ; cette vision, il va sans dire, nest pas celle des auteurs du prsent ouvrage. Ici, la rsistance des esclaves dports en Amrique, le fait du marronnage politique et culturel, la participation constante et massive des descendants dAfricains aux luttes de la premire indpndance amricaine, de mme quaux mouvements nationaux de libration sont justement perus pour ce quils furent : de vigoureuses affirmations didentit qui ont contribu forger le concept universel dHumanit...

    De mme, cet ouvrage fait clairement apparatre les relations de lAfrique avec lAsie du Sud travers locan Indien, ainsi que les apports africains aux autres civilisations, dans le jeu des changes mutuels.

    Cet ouvrage offre aussi le grand avantage, en faisant le point de nos connaissances sur lAfrique et en proposant divers regards sur les cultures africaines, ainsi quune nouvelle vision de lhistoire, de souligner les ombres et les lumires, sans dissimuler les divergences dopinion entre savants.

    HISTOIRE GNRALE DE LAFRIQUE Volume IMthodologie et prhistoire africaine Directeur : J. Ki-Zerbo

    Volume IIAfrique ancienneDirecteur : G. Mokhtar

    Volume IIILAfrique du viie au xie sicleDirecteur : M. El FasiCodirecteur : I. Hrbek

    Volume IVLAfrique du xiie au xvie sicleDirecteur : D. T. Niane

    Volume VLAfrique du xvie au xviiie sicleDirecteur : B. A. Ogot

    Volume VILAfrique au xixe sicle jusque vers les annes 1880Directeur : J. F. Ade Ajayi

    Volume VIILAfrique sous domination coloniale, 1880-1935Directeur : A. Adu Boahen

    Volume VIIILAfrique depuis 1935Directeur : A. A. MazruiCodirecteur : C. Wondji

    UNESCO

    HISTOIRE GNRALE DE

    LAFRIQUE

    VILAfrique

    au xix e sicle jusque vers

    les annes 1880

    DIRECTEUR DE VOLUmE J. F. ADE. AJAYI

    Comit scientifique international pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique (UNESCO)

    HISTOIREGENERALE

    DELAFRIQUE

    VI. LAfrique au xix e sicle jusque vers les annes 1880DIRECTEUR DE VOLUmE : J. F. ADE. AJAYI

    ditions UNESCO

    Couverture : Le rvrend Ellis, secrtaire pour ltranger de la London missionary School, reu au palais par la reine Ranavalona Ire, 1856. [Source : W. Ellis, Three visits to Madagascar, Londres, J. murray, 1858.]

    9 789232 017123

    ISBN 978-92-3-201712-3

    e-frogeTexte tap la machineISBN 978-92-3-201712-3

  • HISTOIREGNRALE

    DELAFRIQUE

  • Publi en 1996 par lOrganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75732 Paris 07 SP, France

    Composition : Traitext-Darantiere (France) Impression : Imprimerie des Presses Universitaires de France, Vendme

    ISBN 92-3-201712-1 UNESCO 1996

  • 5Table des matires

    Prface ................................................................................................................................................. 9Prsentation du projet .............................................................................................................. 17Chapitre premier

    LAfrique au dbut du XIXe sicle : problmes et perspectivesJ. F. ADE. AjAyI ............................................................................................................. 23

    Chapitre 2LAfrique et lconomie-mondeImmANUEL WALLERSTEIN .................................................................................... 47

    Chapitre 3Tendances et processus nouveaux dans lAfrique du XIXe sicleAlbert Adu Boahen ................................................................................................. 65

    Chapitre 4Labolition de la traite des esclavesSerge Daget ................................................................................................................... 91

    Chapitre 5Le Mfecane et lmergence de nouveaux tats africainsLeonard D. Ngcongco ............................................................................................ 117

    Chapitre 6Limpact du Mfecane sur la colonie du CapElleck K. Mashingaidze ....................................................................................... 153

  • 6lafrique au xixe sicle jusque vers les annes 1880

    Chapitre 7Les Britanniques, les Boers et les Africainsen Afrique du Sud, 1850 -1880Ngwabi Bhebe ................................................................................................................. 173

    Chapitre 8Les pays du bassin du ZambzeAllen F. Isaacman ...................................................................................................... 211

    Chapitre 9La cte et lhinterland de lAfrique orientale de 1800 1845Ahmed Idha Salim ....................................................................................................... 245

    Chapitre 10La cte et lhinterland de lAfrique orientale de 1845 1880Isaria N. Kimambo ....................................................................................................... 269

    Chapitre 11Peuples et tats de la rgion des Grands LacsDavid W. Cohen ............................................................................................................ 307

    Chapitre 12Le bassin du Congo et lAngolaJean-Luc Vellut ........................................................................................................... 331

    Chapitre 13La renaissance de lgypte (1805 -1881)Anouar Abdel-Malek .............................................................................................. 363

    Chapitre 14Le Soudan au XIXe sicleassan Ahmed Ibrahim, avec une contribution deBethwell A. Ogot ....................................................................................................... 393

    Chapitre 15Lthiopie et la SomalieRobert K. P. Pankhurst, avec quelques notes sur la Somalie fourniespar L. V. Cassanelli .................................................................................................... 415

    Chapitre 16Madagascar, 1880 -1880Phares M. Mutibwa, avec une contribution deFaranirina V. Esoavelomandroso ................................................................. 453

    Chapitre 17Nouveaux dveloppements au Maghreb : lAlgrie, la Tunisieet la LibyeMohamed H. Chrif .................................................................................................... 489

    Chapitre 18Le Maroc du dbut du XIXe sicle 1880Abdallah Laroui ......................................................................................................... 517

  • 7Table des maTires

    Chapitre 19Nouvelles formes dintervention europenne au MaghrebNicolay A. Ivanov ...................................................................................................... 537

    Chapitre 20Le Sahara au XIXe sicleStephen Baier ................................................................................................................. 555

    Chapitre 21Les rvolutions islamiques du XIXe sicle en Afrique de lOuestAziz Batran ..................................................................................................................... 579

    Chapitre 22Le califat de Sokoto et le BornoMurray Last ................................................................................................................... 599

    Chapitre 23Le Macina et lEmpire torodbe (tukuloor) jusquen 1878Madina Ly-Tall ............................................................................................................ 647

    Chapitre 24tats et peuples de Sngambie et de haute GuineYves Person ..................................................................................................................... 683

    Chapitre 25tats et peuples de la boucle du Niger et de la VoltaKwame Arhin et Joseph Ki-Zerbo ...................................................................... 709

    Chapitre 26Dahomey, pays yoruba, Borgu (Borgou) et Bnin au XIXe sicleA. I. Asiwaju ..................................................................................................................... 745

    Chapitre 27Le delta du Niger et le CamerounEbiegberi J. Alagoa, avec des contributions deLovett Z. Elango et Nicolas Metegue nnah ......................................... 771

    Chapitre 28La diaspora africaineFranklin W. Knight, avec des contributions deYusuf Talib et de Philip D. Curtin .................................................................... 799

    Chapitre 29Conclusion : lAfrique la veille de la conqute europenneJ. F. ADE. AjAyI ............................................................................................................... 825

    Notice biographique des auteurs du volume VI ................................................................. 847Membres du Comit scientifique international pour la rdaction dune

    Histoire gnrale de lAfrique ............................................................................................ 853Abrviations et liste des priodiques ......................................................................................... 855Bibliographie ....................................................................................................................................... 857Index ........................................................................................................................................................ 909

  • 9Prfacepar

    M. Amadou -Mahtar MBow Directeur gnral

    de lUNESCO (1974 -1987)

    Longtemps, mythes et prjugs de toutes sortes ont cach au monde lhis-toire relle de lAfrique. Les socits africaines passaient pour des socits qui ne pouvaient avoir dhistoire. Malgr dimportants travaux effectus, ds les premires dcennies de ce sicle, par des pionniers comme Leo Frobenius, Maurice Delafosse, Arturo Labriola, bon nombre de spcialistes non africains, attachs certains postulats soutenaient que ces socits ne pouvaient faire lobjet dune tude scientifique, faute notamment de sources et de documents crits.

    Si LIliade et LOdysse pouvaient tre considres juste titre comme des sources essentielles de lhistoire de la Grce ancienne, on dniait, en revanche, toute valeur la tradition orale africaine, cette mmoire des peu-ples qui fournit la trame de tant dvnements qui ont marqu leur vie. On se limitait en crivant lhistoire dune grande partie de lAfrique des sources extrieures lAfrique, pour donner une vision non de ce que pouvait tre le cheminement des peuples africains, mais de ce que lon pensait quil devait tre. Le Moyen ge europen tant souvent pris comme point de rf-rence, les modes de production, les rapports sociaux comme les institutions politiques ntaient perus que par rfrence au pass de lEurope.

    En fait, on refusait de voir en lAfricain le crateur de cultures origina-les qui se sont panouies et perptues, travers les sicles, dans des voies qui leur sont propres et que lhistorien ne peut donc saisir sans renoncer certains prjugs et sans renouveler sa mthode.

    De mme, le continent africain ntait presque jamais considr comme une entit historique. Laccent tait, au contraire, mis sur tout ce qui pouvait

  • 10

    lafrique au xixe sicle jusque vers les annes 1880

    accrditer lide quune scission aurait exist, de toute ternit, entre une Afrique blanche et une Afrique noire ignorantes lune de lautre. On prsentait souvent le Sahara comme un espace impntrable qui rendait impossible des brassages dethnies et de peuples, des changes de biens, de croyances, de murs et dides, entre les socits constitues de part et dautre du dsert. On traait des frontires tanches entre les civilisations de lgypte ancienne et de la Nubie, et celles des peuples subsahariens.

    Certes, lhistoire de lAfrique nord-saharienne a t davantage lie celle du bassin mditerranen que ne la t lhistoire de lAfrique subsa-harienne, mais il est largement reconnu aujourdhui que les civilisations du continent africain, travers la varit des langues et des cultures, forment, des degrs divers, les versants historiques dun ensemble de peuples et de socits quunissent des liens sculaires.

    Un autre phnomne a beaucoup nui ltude objective du pass afri-cain : je veux parler de lapparition, avec la traite ngrire et la colonisation, de strotypes raciaux gnrateurs de mpris et dincomprhension et si pro-fondment ancrs quils faussrent jusquaux concepts mmes de lhistorio-graphie. partir du moment o on eut recours aux notions de Blancs et de Noirs pour nommer gnriquement les colonisateurs, considrs comme suprieurs, et les coloniss, les Africains eurent lutter contre un double asservissement conomique et psychologique. Reprable la pigmentation de sa peau, devenu une marchandise parmi dautres, vou au travail de force, lAfricain vint symboliser, dans la conscience de ses dominateurs, une essence raciale imaginaire et illusoirement infrieure de ngre. Ce processus de fausse identification ravala lhistoire des peuples africains dans lesprit de beaucoup au rang dune ethno-histoire o lapprciation des ralits histori-ques et culturelles ne pouvait qutre fausse.

    La situation a beaucoup volu depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en particulier depuis que les pays dAfrique, ayant accd lindpendance, participent activement la vie de la communaut interna-tionale et aux changes mutuels qui sont sa raison dtre. De plus en plus dhistoriens se sont efforcs daborder ltude de lAfrique avec plus de rigueur, dobjectivit et douverture desprit, en utilisant certes avec les prcautions dusage les sources africaines elles-mmes. Dans lexercice de leur droit linitiative historique, les, Africains eux-mmes ont ressenti profondment le besoin de rtablir sur des bases solides lhistoricit de leurs socits.

    Cest dire limportance de lHistoire gnrale de lAfrique, en huit volumes, dont lUNESCO commence la publication.

    Les spcialistes de nombreux pays qui ont travaill cette uvre se sont dabord attachs en jeter les fondements thoriques et mthodologiques. Ils ont eu le souci de remettre en question les simplifications abusives aux-quelles avait donn lieu une conception linaire et limitative de lhistoire universelle, et de rtablir la vrit des faits chaque fois que cela tait nces-saire et possible. Ils se sont efforcs de dgager les donnes historiques qui permettent de mieux suivre lvolution des diffrents peuples africains dans leur spcificit socioculturelle.

  • 11

    Prface

    Dans cette tche immense, complexe et ardue, vu la diversit des sources et lparpillement des documents, lUNESCO a procd par ta-pes. La premire phase (1965 -1969) a t celle des travaux de documen-tation et de planification de louvrage. Des activits oprationnelles ont t conduites sur le terrain : campagnes de collecte de la tradition orale, cration de centres rgionaux de documentation pour la tradition orale, collecte de manuscrits indits en arabe et en ajami (langues africaines crites en caractre arabes), inventaire des archives et prparation dun Guide des sources de lhistoire de lAfrique, partir des archives et biblioth-ques des pays dEurope, publi depuis en neuf volumes. Dautre part, des rencontres entre les spcialistes ont t organises o les Africains et des personnes dautres continents ont discut des questions de mthodologie, et ont trac les grandes lignes du projet, aprs un examen attentif des sources disponibles.

    Une deuxime tape, consacre la mise au point et larticulation de lensemble de louvrage, a dur de 1969 1971. Au cours de cette priode, des runions internationales dexperts tenues Paris (1969) et Addis Abeba (1970) eurent examiner et prciser les problmes touchant la rdaction et la publication de louvrage : prsentation en huit volumes, dition princi-pale en anglais, en franais et en arabe, ainsi que des traductions en langues africaines, telles que le kiswahili, le hawsa, le fulfulde (peul), le yoruba ou le lingala. Sont prvues galement des traductions en allemand, russe, portu-gais, espagnol, chinois1, de mme que des ditions abrges accessibles un plus vaste public africain et international.

    La troisime phase a t celle de la rdaction et de la publication. Elle a commenc par la nomination dun Comit scientifique international de trente-neuf membres, comprenant deux tiers dAfricains et un tiers de non-Africains, qui incombe la responsabilit intellectuelle de louvrage.

    Interdisciplinaire, la mthode suivie sest caractrise par la pluralit des approches thoriques, comme des sources. Parmi celles-ci, il faut citer dabord larchologie, qui dtient une grande part des clefs de lhistoire des cultures et des civilisations africaines. Grce elle, on saccorde aujourdhui reconnatre que lAfrique fut selon toute probabilit le berceau de lhu-manit, quon y assista lune des premires rvolutions technologiques de lhistoire celle du nolithique et quavec lgypte sy panouit lune des civilisations anciennes les plus brillantes du monde. Il faut ensuite citer la tradition orale, qui, nagure mconnue, apparat aujourdhui comme une source prcieuse de lhistoire de lAfrique, permettant de suivre le cheminement de ses diffrents peuples dans lespace et dans le temps, de comprendre de lintrieur la vision africaine du monde, de saisir les carac-tres originaux des valeurs qui fondent les cultures et les institutions du continent.

    1. Le volume I est paru en arabe, chinois, coren, espagnol, hausa, italien, peul et portugais ; le volume II en arabe, chinois, coren, espagnol, hausa, italien, kiswahili, peul et portugais ; le volume III en arabe et espagnol ; les volumes IV et VII en arabe, chinois, espagnol et portugais.

  • 12

    lafrique au xixe sicle jusque vers les annes 1880

    On saura gr au Comit scientifique international charg de cette His-toire gnrale de lAfrique, son rapporteur ainsi quaux directeurs et auteurs des diffrents volumes et chapitres, davoir jet une lumire originale sur le pass de lAfrique, embrasse dans sa totalit, en vitant tout dogmatisme dans ltude de questions essentielles, comme la traite ngrire, cette sai-gne sans fin responsable de lune des dportations les plus cruelles de lhistoire des peuples et qui a vid le continent dune partie de ses forces vives, alors quil jouait un rle dterminant dans lessor conomique et com-mercial de lEurope ; de la colonisation avec toutes ses consquences sur les plans de la dmographie, de lconomie, de la psychologie, de la culture ; des relations entre lAfrique au sud du Sahara et le monde arabe ; du processus de dcolonisation et de construction nationale qui mobilise la raison et la passion de personnes encore en vie et parfois en pleine activit. Toutes ces questions ont t abordes avec un souci dhonntet et de rigueur qui nest pas le moindre mrite du prsent ouvrage. Celui-ci offre aussi en faisant le point de nos connaissances sur lAfrique et en proposant divers regards sur les cultures africaines, ainsi quune nouvelle vision de lhistoire le grand avantage de souligner les ombres et les lumires, sans dissimuler les diver-gences dopinions entre savants.

    En montrant linsuffisance des approches mthodologiques longtemps utilises dans la recherche sur lAfrique, cette nouvelle publication invite au renouvellement et lapprofondissement de la double problmatique de lhistoriographie et de lidentit culturelle quunissent des liens de rcipro-cit. Elle ouvre la voie, comme tout travail historique de valeur, de multi-ples recherches nouvelles.

    Cest ainsi dailleurs que, en troite collaboration avec lUNESCO, le Comit scientifique international a tenu entreprendre des tudes compl-mentaires afin dapprofondir quelques questions qui permettront davoir une vue plus claire de certains aspects du pass de lAfrique. Ces travaux publis dans la collection Histoire gnrale de lAfrique : tudes et documents , viendront utilement complter le prsent ouvrage2. Cet effort sera galement poursuivi par llaboration douvrages portant sur lhistoire nationale ou sous-rgionale.

    Cette Histoire gnrale de lAfrique met la fois en lumire lunit histori-que de lAfrique et les relations de celle-ci avec les autres continents, notam-ment avec les Amriques et les Carabes. Pendant longtemps, les expressions de la crativit des descendants dAfricains aux Amriques avaient t

    2. Douze numros de cette srie sont parus ; ils portent respectivement sur : n 1 Le peuplement de lgypte ancienne et le dchiffrement de lcriture mrotique ; n 2 La traite ngrire du XVe au XIXe sicle ; n 3 Relations historiques travers locan Indien ; n 4 Lhistoriographie de lAfrique australe ; n 5 La dcolonisation de lAfrique : Afrique australe et Corne de lAfrique ; n 6 Ethnonymes et toponymes ; n 7 Les relations historiques et socioculturelles entre lAfrique et le monde arabe ; n 8 La mthodologie de lhistoire de lAfrique contemporaine ; n 9 Le processus dducation et lhistoriographie en Afrique ; n 10 LAfrique et la seconde guerre mondiale ; n 11 Libya Antiqua ; n 12 Le rle des mouvements dtudiants africains dans lvolution politique et sociale de lAfrique de 1900 1975.

  • 13

    Prface

    isoles par certains historiens en un agrgat htroclite dafricanismes ; cette vision, il va sans dire, nest pas celle des auteurs du prsent ouvrage. Ici, la rsistance des esclaves dports en Amrique, le fait du marronnage politique et culturel, la participation constante et massive des descendants dAfricains aux luttes de la premire indpendance amricaine, de mme quaux mouvements nationaux de libration, sont justement perus pour ce quils furent : de vigoureuses affirmations didentit qui ont contribu for-ger le concept universel dhumanit. Il est vident aujourdhui que lhritage africain a marqu, plus ou moins selon les lieux, les manires de sentir, de penser, de rver et dagir de certaines nations de lhmisphre occidental. Du sud des tats-Unis jusquau nord du Brsil, en passant par la Carabe ainsi que sur la cte du Pacifique, les apports culturels hrits de lAfrique sont partout visibles ; dans certains cas mme, ils constituent les fondements essentiels de lidentit culturelle de quelques lments les plus importants de la population.

    De mme, cet ouvrage fait clairement apparatre les relations de lAfri-que avec lAsie du Sud travers locan Indien, ainsi que les apports africains aux autres civilisations, dans le jeu des changes mutuels.

    Je suis convaincu que les efforts des peuples dAfrique pour conqurir ou renforcer leur indpendance, assurer leur dveloppement et affermir leurs spcificits culturelles doivent senraciner dans une conscience historique rnove, intensment vcue et assume de gnration en gnration.

    Et ma formation personnelle, lexprience que jai acquise comme ensei-gnant et comme prsident, ds les dbuts de lindpendance, de la premire commission cre en vue de la rforme des programmes denseignement de lhistoire et de la gographie dans certains pays dAfrique de lOuest et du Centre, mont appris combien tait ncessaire, pour lducation de la jeu-nesse et pour linformation du public, un ouvrage dhistoire labor par des savants connaissant du dedans les problmes et les espoirs de lAfrique et capables de considrer le continent dans son ensemble.

    Pour toutes ces raisons, lUNESCO veillera ce que cette Histoire gnrale de lAfrique soit largement diffuse, dans de nombreuses langues, et quelle serve de base llaboration de livres denfants, de manuels scolaires, et dmissions tlvises ou radiodiffuses. Ainsi, jeunes, coliers, tudiants et adultes, dAfrique et dailleurs, pourront avoir une meilleure vision du pass du continent africain, des facteurs qui lexpliquent et une plus juste comprhension de son patrimoine culturel et de sa contribution au progrs gnral de lhumanit. Cet ouvrage devrait donc contribuer favoriser la coopration internationale et renforcer la solidarit des peuples dans leurs aspirations la justice, au progrs et la paix. Du moins est-ce le vu que je forme trs sincrement.

    Il me reste exprimer ma profonde gratitude aux membres du Comit scientifique international, au rapporteur, aux directeurs des diffrents volu-mes, aux auteurs et tous ceux qui ont collabor la ralisation de cette pro-digieuse entreprise. Le travail quils ont effectu, la contribution quils ont apporte montrent bien ce que des hommes, venus dhorizons divers mais

  • 14

    lafrique au xixe sicle jusque vers les annes 1880

    anims dune mme bonne volont, dun mme enthousiasme au service de la vrit de tous les hommes, peuvent faire, dans le cadre international quof-fre lUNESCO, pour mener bien un projet dune grande valeur scientifique et culturelle. Ma reconnaissance va galement aux organisations et gouverne-ments qui, par leurs dons gnreux, ont permis lUNESCO de publier cette uvre dans diffrentes langues et de lui assurer le rayonnement universel quelle mrite, au service de la communaut internationale tout entire.

  • chronologie

    Note concernant la double datation

    Lan 1 de lhgire (date de lmigration de Muammad et de ses partisans de La Mecque Mdine) correspond lan 622 de lre chrtienne. Il ny a pas concidence en nombre de jours entre les dures des annes musulmane et chrtienne, lanne musulmane tant plus courte que lanne chrtienne. Une anne en calendrier hgire est souvent cheval sur deux annes chrtiennes.

    Exemples : 345/956 (lan 345 de lhgire /lan 956 de lre chrtienne); 280/902 -903 (lan 280 de lhgire /902 -903 de lre chrtienne).

    Il existe, du reste, pour faciliter le travail des historiens, des tables de concordance : F. Wstenfeld, Wergleichungftabelle der Muhammede-danischen und Christlischen Zeitrechnungen, 1854, revue par Mahler, 1926 et Spuler, 1961. Voir aussi Cattenoz, Table de concordance des res chrtienne et hgirienne, 1954 et W. Haig, Comparative tables of Muhammedan and Christian dates, 1912.

    Les deux dates (hgire et re chrtienne) sont toujours spares par un tiret. Les dates dune mme re sont spares par un tiret. Dans le cas dune date de lhgire utilise seule, il est en gnral prcis de lhgire .

  • 17

    Prsentation du projetpar

    le professeur Bethwell Allan Ogot*prsident du Comit scientifique international

    pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique

    La Confrence gnrale de lUNESCO, sa seizime session, a demand au Directeur gnral dentreprendre la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique. Ce travail considrable a t confi un Comit scientifique inter-national cr par le Conseil excutif en 1970.

    Aux termes des statuts adopts par le Conseil excutif de lUNESCO en 1971, ce Comit se compose de trente-neuf membres (dont deux tiers dAfricains et un tiers de non-Africains) sigeant titre personnel et nomms par le Directeur gnral de lUNESCO pour la dure du mandat du Comit.

    La premire tche du Comit tait de dfinir les principales caractristi-ques de louvrage. Il les a dfinies comme suit sa deuxime session : Tout en visant la plus haute qualit scientifique possible, lHistoire gnrale de lAfrique ne cherche pas tre exhaustive et est un ouvrage de synthse qui vitera le dogmatisme. maints gards, elle constitue un expos des problmes indiquant ltat actuel des connaissances et les grands courants de la recherche, et nhsite pas signaler, le cas chant, les divergences dopinion. Elle prparera en cela la voie des ouvrages ultrieurs. LAfrique est considre comme un tout. Le but est de montrer les rela-tions historiques entre les diffrentes parties du continent trop souvent sub-divis dans les ouvrages publis jusquici. Les liens historiques de lAfrique avec les autres continents reoivent lattention quils mritent, et sont ana-

    * Au cours de la sixime session plnire du Comit scientifique international pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique (Brazzaville, aot 1983), il a t procd llection dun nouveau bureau, et le professeur Ogot a t remplac par le professeur Albert Adu Boahen.

  • 18

    lafrique au xixe sicle jusque vers les annes 1880

    lyss sous langle des changes mutuels et des influences multilatrales, de manire faire apparatre sous un jour appropri la contribution de lAfrique au dveloppement de lhumanit. LHistoire gnrale de lAfrique est, avant tout, une histoire des ides et des civilisations, des socits et des institutions. Elle se fonde sur une grande diversit de sources, y compris la tradition orale et lexpression artistique. LHistoire gnrale de lAfrique est envisage essentiellement de lintrieur. Ouvrage savant, elle est aussi, dans une large mesure, le reflet fidle de la faon dont les auteurs africains voient leur propre civilisation. Bien qulabo-re dans un cadre international et faisant appel toutes les donnes actuelles de la science, lHistoire sera aussi un lment capital pour la reconnaissance du patrimoine culturel africain et mettra en vidence les facteurs qui contri-buent lunit du continent. Cette volont de voir les choses de lintrieur constitue la nouveaut de louvrage et pourra, en plus de ses qualits scientifiques, lui confrer une grande valeur dactualit. En montrant le vrai visage de lAfrique, lHistoire pourrait, une poque domine par les rivalits conomiques et techniques, proposer une conception particulire des valeurs humaines.

    Le Comit a dcid de prsenter louvrage, portant sur plus de trois mil-lions dannes dhistoire de lAfrique, en huit volumes comprenant chacun environ 800 pages de textes avec des illustrations, des photographies, des cartes et des dessins au trait.

    Pour chaque volume, il est dsign un directeur principal qui est assist, le cas chant, par un ou deux codirecteurs.

    Les directeurs de volume sont choisis lintrieur comme lextrieur du Comit par ce dernier qui les lit la majorit des deux tiers. Ils sont char-gs de llaboration des volumes, conformment aux dcisions et aux plans arrts par le Comit. Ils sont responsables sur le plan scientifique devant le Comit ou, entre deux sessions du Comit, devant le Bureau, du contenu des volumes, de la mise au point dfinitive des textes, des illustrations et, dune manire gnrale, de tous les aspects scientifiques et techniques de lHistoire. Cest le Bureau qui, en dernier ressort, approuve le manuscrit final. Lorsquil lestime prt pour ldition, il le transmet au Directeur gnral de lUNESCO. Le Comit, ou le Bureau entre deux sessions du Comit, reste donc le matre de luvre.

    Chaque volume comprend une trentaine de chapitres. Chaque chapitre est rdig par un auteur principal assist, le cas chant, dun ou de deux collaborateurs.

    Les auteurs sont choisis par le Comit au vu de leur curriculum vit. La prfrence est donne aux auteurs africains, sous rserve quils possdent les titres voulus. Le Comit veille particulirement ce que toutes les rgions du continent ainsi que dautres rgions ayant eu des relations historiques ou culturelles avec lAfrique soient, dans la mesure du possible, quitablement reprsentes parmi les auteurs.

    Aprs leur approbation par le directeur de volume, les textes des diff-rents chapitres sont envoys tous les membres du Comit pour quils en fassent la critique.

  • 19

    PrsenTaTion du ProjeT

    Au surplus, le texte du directeur de volume est soumis lexamen dun comit de lecture, dsign au sein du Comit scientifique international, en fonction des comptences des membres ; ce comit est charg dune analyse approfondie du fond et de la forme des chapitres.

    Le Bureau approuve en dernier ressort les manuscrits. Cette procdure qui peut paratre longue et complexe sest rvle

    ncessaire car elle permet dapporter le maximum de garantie scientifique lHistoire gnrale de lAfrique. En effet, il est arriv que le Bureau rejette des manuscrits ou demande des ramnagements importants ou mme confie la rdaction dun chapitre un nouvel auteur. Parfois, des spcialistes dune priode donne de lhistoire ou dune question donne sont consults pour la mise au point dfinitive dun volume.

    Louvrage sera publi, en premier lieu, en une dition principale, en anglais, en franais et en arabe, et en une dition broche dans les mmes langues.

    Une version abrge en anglais et en franais servira de base pour la tra-duction en langues africaines. Le Comit scientifique international a retenu comme premires langues africaines dans lesquelles louvrage sera traduit : le kiswahili et le hawsa.

    Il est aussi envisag dassurer, dans la mesure du possible, la publication de lHistoire gnrale de lAfrique en plusieurs langues de grande diffusion internationale (entre autres, allemand, chinois, espagnol, italien, japonais, portugais, russe, etc.).

    Il sagit donc, comme on peut le voir, dune entreprise gigantesque qui constitue une immense gageure pour les historiens de lAfrique et la commu-naut scientifique en gnral, ainsi que pour lUNESCO qui lui accorde son patronage. On peut en effet imaginer sans peine la complexit dune tche comme la rdaction dune histoire de lAfrique, qui couvre, dans lespace, tout un continent et, dans le temps, les quatre derniers millions dannes, respecte les normes scientifiques les plus leves et fait appel, comme il se doit, des spcialistes appartenant tout un ventail de pays, de cultures, didologies et de traditions historiques. Cest une entreprise continentale, internationale et interdisciplinaire de grande envergure.

    En conclusion, je tiens souligner limportance de cet ouvrage pour lAfrique et pour le monde entier. lheure o les peuples dAfrique luttent pour sunir et mieux forger ensemble leurs destins respectifs, une bonne connaissance du pass de lAfrique, une prise de conscience des liens qui unissent les Africains entre eux et lAfrique aux autres continents devraient faciliter, dans une grande mesure, la comprhension mutuelle entre les peu-ples de la terre, mais surtout faire connatre un patrimoine culturel qui est le bien de lhumanit tout entire.

    Bethwell Allan OGOT8 aot 1979

    Prsident du Comit scientifique internationalpour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique

  • lgendes des cartes

    BAULE Groupes ethniques

    NYUMI tats ou royaumes

    DIAFUNU Rgions

    Gambie Hydrographie

    Montagnes

    Ville

    Capitale

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    Ce volume se veut une prsentation gnrale de lhistoire de lAfrique au XIXe sicle, avant la rue des Europens et la colonisation. Cest en grande partie sur ce sicle prcolonial , comme on la appel1 que porte leffort accompli aprs la seconde guerre mondiale pour renouveler linterprtation de lhistoire de lAfrique, effort dont lHistoire gnrale de lAfrique, publie par lUNESCO, reprsente sans doute un point culminant. Depuis quil est admis quen Afrique les changements ne remontent pas lpoque coloniale, on a accord un intrt considrable au sicle qui prcde la colonisation. Les historiens ont consacr divers travaux des vnements rvolutionnaires qui se sont produits au XIXe sicle, comme les rformes de Muammad Al en gypte, la runification de lthiopie sous les empe-reurs Twodros et Mnlik, le Mfecane des tats sotho-nguni en Afrique centrale et australe, ou les djihd de lAfrique occidentale. Ces vnements, et dautres dune importance comparable, font lobjet des chapitres suivants. Cependant, les caractres gnraux du XIXe sicle, et la signification globale de ce sicle dans lhistoire de lAfrique, restent controverss.

    Dans une grande partie de lAfrique, le XIXe sicle est mieux connu et mieux tudi que les priodes antrieures, grce labondance et la sret relatives des sources orales, et grce aux sources nouvelles que reprsentent les documents crits dus lextension de lactivit des Europens en Afri-que : comptes rendus des voyageurs, des missionnaires, des commerants, des agents diplomatiques et autres reprsentants des pays dEurope, qui ont

    1. P. D. Curtin, S. Feierman, L. Thompson et J. Vansina, 1978, p. 362.

    c h a p i t r e p r e m i e r

    LAfrique au dbut du XIXe sicle : problmes et perspectives

    J. F. Ade. Ajayi

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    LAfrIque Au XIXe sIcLe jusque vers Les Annes 1880

    alors pntr, souvent pour la premire fois, dans diverses rgions de lint-rieur du continent. On a eu tendance, comme dans le cas de la tradition orale, situer, par une espce de tlescopage, dans ce sicle privilgi, le XIXe, tous les changements importants que lAfrique a connus avant la colonisation. Les autres volumes de cette Histoire ont heureusement dj analys la dynamique de lvolution qui fut celle de lAfrique au cours des priodes antrieures. Le mythe dune Afrique statique a donc t rfut. Mais le corollaire de ce mythe a subsist ; on continue croire que les changements survenus au XIXe sicle diffrent ncessairement des changements antrieurs, et quils ne peuvent sexpliquer que par des facteurs qui nexistaient pas auparavant. Il est donc important de voir ici dans quelle mesure les changements qui se sont produits au XIXe sicle prolongeraient ceux quavait connus le XVIIIe, et dans quelle mesure ils sexpliquent par des facteurs nouveaux, lis lexten-sion de lactivit des Europens et lintgration croissante de lAfrique au systme conomique mondial.

    La tendance expliquer exagrment ou exclusivement par lextension de lactivit des Europens les changements que lAfrique a connus pendant le sicle prcolonial pose le deuxime problme qui caractrise ltude de cette priode. Lintgration croissante de lAfrique au systme conomique mondial est souvent considre, non pas simplement comme un vnement important, mais comme le principal vnement dans lhistoire de lAfrique au XIXe sicle. Le XIXe sicle apparat alors moins comme le prlude que comme le commencement de la priode coloniale. Conformment laffir-mation du regrett professeur Dike dans Trade and Politics, selon laquelle lhistoire moderne de lAfrique occidentale est, dans une large mesure, lhistoire de cinq sicles de commerce avec les nations europennes 2 on a trop longtemps considr que laccroissement du commerce avec les Euro-pens, lorganisation des routes commerciales et le dveloppement, sur des marchs qui se multipliaient en Afrique mme, des changes destins ali-menter le commerce extrieur taient les principaux, sinon les seuls, facteurs de changement dans lhistoire de lAfrique au XIXe sicle. Ainsi, on attribue la transformation de lgypte au choc caus par larrive de Bonaparte, plutt qu lensemble complexe de facteurs internes qui, dj au XVIIIe sicle, avaient produit un mouvement national autour de lAlbanais Muammad Al qui, sappuyant sur la renaissance gyptienne, avait empch le pouvoir otto-man dasseoir nouveau directement sa domination sur lgypte. De mme, on voit dans le Mfecane non pas un produit de la dynamique propre la socit nguni du Nord, mais une vague raction la prsence des Europens,

    2. K. O. Dike, 1956, p. 1. Cette affirmation tait bien sr exagre, mme par rapport la position de Dike lui-mme dans son tude du delta du Niger au XIXe sicle, puisque celui-ci met laccent sur les facteurs internes de changement. S. I. Mudenge (1974, p. 373) critique ainsi la thse de Trade and Politics : Une fois tablie lexistence de relations commerciales avec ltranger, lorsquil sagit den exposer les consquences, Dike nglige dtudier leffet rel de ce commerce sur le systme politique, ainsi que ses rapports avec la production et la consommation intrieures dans chaque tat ; il consacre au contraire tous ses efforts dcrire lorganisation des routes commerciales et des marchs, et dterminer quels taient les produits changs.

  • LAfrIque Au dbut du XIXe sIcLe : probLmes et perspectIves

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    raction qui se serait traduite par des pressions sur la frontire orientale de la colonie du Cap, ou par le dsir de faire du commerce avec les Portugais dans la baie de Delagoa. La remarquable conjonction de ces vnements, au dbut du XIXe sicle, avec les djihd de lAfrique occidentale et le rveil de lthiopie exige une explication globale3. Mais, plutt que de chercher cette explication dans la dynamique des socits africaines, les historiens croient trop facilement la trouver dans lindustrialisation de lEurope et dans linfluence de lconomie mondiale sur lAfrique.

    Il est donc ncessaire, dans ce chapitre dintroduction, de concentrer son attention sur ce qutait lAfrique au dbut du XIXe sicle, et de voir les caractristiques et les tendances gnrales de cette priode, la nature et limportance des lments du pass qui subsistent, les innovations et les nouveaux dparts, enfin les tendances pour lavenir. Ce nest quen abordant ce problme, ds maintenant, que nous pouvons esprer comprendre, la fin du volume, ce que fut lvolution de lAfrique au XIXe sicle, et dans quelle mesure il faut considrer la prsence des Europens comme une condition pralable et ncessaire au dveloppement technique, culturel et moral des socits africaines 4, ou au contraire comme la principale cause du sous-dveloppement de lAfrique.

    La dmographie et les mouvements de populations5Au dbut du XIXe sicle, les principaux groupes linguistiques et culturels qui composaient la population de lAfrique staient depuis longtemps ta-blis dans les diffrents territoires dont ils revendiquaient la possession. Dans la plus grande partie du continent, cette rpartition stait acheve avant le XVIIe sicle. Au XIXe, les diffrents groupes, ayant affermi plus ou moins leur position, taient parvenus un tat de stabilit. Cest seulement dans la Corne de lAfrique et en Afrique orientale (mis part les plateaux du cen-tre de la rgion des Grands Lacs), ainsi qu Madagascar, que dimportantes migrations se poursuivirent, au XVIIe et au XVIIIe sicle, vers des rgions de peuplement relativement faible ; mme dans ces rgions, les populations

    3. Voir la tentative de I. Hrbek en 1965 (publie en 1968) : I1 est tonnant de voir combien dvnements, qui auront une porte considrable, se sont produits en Afrique entre 1805 et 1820 ; bien quil ny ait pas eu de liens entre eux, ils constituent un mouvement distinct dans lhistoire de lAfrique. Il cite les djihd des Fulbe dAfrique occidentale, le soulvement des Zulu et celui du Buganda, la fondation de lgypte moderne par Muammad Al, lexpansion de lImerina Madagascar, le soulvement des Omani Zanzibar et labolition de la traite des esclaves. Voir I. Hrbek, 1968, p. 47 -48. Les historiens, qui aujourdhui aspirent une synthse applicable tout le continent, croient trop facilement que lexplication globale rside dans lintgration progressive de lAfrique lconomie mondiale. 4. T. Hodgkin, 1976, p. 7, propos du point de vue de ceux quil appelle les savants admini -trateurs imprialistes . 5. Cette section sinspire largement de deux chapitres de cette Histoire, crits respectivement par J. Vansina (chap. 3, vol. V) et par J. C. Caldwell (chap. 18, vol. VII).

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    LAfrIque Au XIXe sIcLe jusque vers Les Annes 1880

    avaient atteint, au dbut du XIXe sicle, la stabilit quimplique la matrise de lespace.

    Nous entendons ici par migration le dplacement extraordinaire dun grand nombre de personnes sur de vastes tendues et pendant une longue priode. Les dplacements rguliers quaccomplissent, pour assurer leur subsistance, les leveurs qui pratiquent la transhumance, les cultivateurs qui pratiquent lassolement, les chasseurs et ceux qui vivent de la cueillette, qui parcourent des territoires dtermins la recherche du gibier, du miel ou mme des palmiers dont ils mangent les fruits, les pcheurs qui suivent les migrations saisonnires des poissons, les marchands et les arti-sans spcialiss comme les forgerons, qui vont exercer leur activit dans des colonies loignes, tous ces dplacements se poursuivaient ; mais ils nimpliquaient gnralement pas un dpart dfinitif, et ne prsentaient pas le caractre dune migration au sens que nous avons donn ce mot. Cependant la pression dmographique, lie au type dutilisation des terres, qui pouvait rsulter dun accroissement normal de la population durant une priode de prosprit relative, ou limmigration, provoque par la guerre et leffondrement des systmes politiques ou par une scheresse prolonge, une pidmie ou une autre catastrophe naturelle, pouvaient entraner des processus dexpansion progressive. Le XIXe sicle a vu se drouler grand nombre de ces expansions. Certaines, comme celle des Fang dans la zone des forts quatoriales, furent dclenches par des mouvements qui avaient commenc avant le XIXe sicle ; dautres, comme celle des Chokwe de lAngola, eurent pour cause la modification des relations commerciales survenue au XIXe sicle. Les mouvements de populations les plus spec-taculaires taient lis au dclin ou lessor des systmes tatiques ; ils se limitaient une rgion, comme celui qui suivit la chute de lancien y dans la partie yoruba du Nigria occidental ; ou ils stendaient toute une partie du continent, comme celui des Nguni du Nord qui suivit le Mfecane en Afrique australe. Les populations en mouvement ont souvent d occu-per et cultiver des terres qui avaient t, jusqualors, considres comme de qualit infrieure, et par consquent mettre au point des cultures et des techniques agricoles appropries leur nouveau milieu.

    On estime habituellement 100 millions dhabitants la population totale de lAfrique au dbut du XIXe sicle. Ce chiffre est en partie arbitraire, et en partie le rsultat dune extrapolation fonde sur les maigres donnes dmo-graphiques relatives la priode qui suit 1950. Il est peut-tre trs loign du chiffre rel. Mais, du point de vue historique, les questions essentielles portent moins sur le chiffre absolu de la population que sur les tendances dmographiques et leurs relations avec les systmes conomiques, lactivit agricole, et la rpartition gographique de la population par rapport aux res-sources du sol.

    Les dmographes supposent gnralement que la population totale ne pouvait pas augmenter beaucoup, tant donn lorganisation de lagriculture, ltat des techniques et de lhygine, et la forte mortalit infantile cause par les maladies. Laugmentation annuelle aurait d tre normalement de 0,5 %

  • LAfrIque Au dbut du XIXe sIcLe : probLmes et perspectIves

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    (alors quelle se situe actuellement entre 2,5 et 3,5), cest--dire que chaque anne le nombre des naissances aurait dpass celui des dcs de 50 pour 1 000 habitants. La population aurait ainsi doubl en un millnaire. Comme la population restait stable en Afrique du Nord, et que lon pratiquait une agriculture intensive et lirrigation dans les rgions fertiles, en particulier dans les oasis, la population augmentait rgulirement durant les priodes de prosprit ; mais il semble que cet accroissement tait annul par les scheresses et les pidmies, si bien que la population pouvait difficilement demeurer stable. Dans les herbages du Soudan, comme dans ceux de lAfrique centrale et australe, les populations transformaient constamment leurs tech-niques ; elles associaient llevage la culture du sol ou pratiquaient divers types dagriculture mixte, capables dassurer la subsistance dune population croissante. Les habitants des rgions plus boises mirent galement au point des types dagriculture qui permettaient laccroissement dmographique ; au XVIIIe sicle, la population atteignait une forte densit dans des rgions comme la basse Casamance, le pays des Igbo dans le sud-est du Nigria, les herbages du Cameroun, la rgion des Grands Lacs dAfrique orientale. Cependant, sajoutant aux catastrophes naturelles, la traite des esclaves et les guerres meurtrires quelle entrana causrent de telles pertes dmogra-phiques, notamment par la diminution, durant une trs longue priode, du nombre des femmes en ge davoir des enfants, que la population totale de lAfrique baissa aux XVIIe et XVIIIe sicles ; ce dpeuplement, ingalement rparti, toucha le plus durement ceux qui taient le moins capables de se dfendre, alors concentrs dans louest et dans le centre-ouest de lAfrique.

    On na pas encore compltement analys les effets de ce dpeuplement ; les hypothses dont ils font lobjet continuent dalimenter une vive contro-verse6. On considre aujourdhui que laccroissement rapide de la population, joint des ressources et une productivit limites, est une des principales caractristiques du sous-dveloppement7 ; mais cela est vrai seulement pour des conomies structurellement interdpendantes. Dans le cas des cono-mies relativement indpendantes du dbut du XIXe sicle, cest certaine-ment plutt le sous-peuplement qui tait un facteur de sous-dveloppement. Il est vrai que certaines communauts africaines, lorsquon les compare leurs voisines, semblent avoir tir profit de la traite des esclaves : elles sont parvenues conserver leur capacit de rsistance en exploitant la faiblesse des autres communauts ; elles ont ainsi fait durer leur prosprit assez long-temps pour mettre sur pied de solides systmes conomiques dans lesquels laccroissement dmographique augmentait la productivit et assurait le maintien du dveloppement. Mais il est probable que mme ces communau-ts ont souffert de lappauvrissement de leurs voisines et de linscurit qui rgnait leurs frontires. Aucune socit, ni aucune conomie, naurait pu chapper au traumatisme et au dcouragement qui furent leffet gnral des pertes dmographiques considrables causes par la traite des esclaves et les

    6. Voir J. E. Inikori (dir. publ.), 1982a et 1982b, p. 29 -36. 7. L. Valensi, 1977, p. 286.

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    LAfrIque Au XIXe sIcLe jusque vers Les Annes 1880

    guerres qui lont accompagne8. La traite parat fournir la meilleure explica-tion du fait que, de tous les continents, cest en Afrique essentiellement que les structures politiques et conomiques, au dbut du XIXe sicle, semblent avoir t les plus instables et les plus fragiles. Les frontires des tats et les centres administratifs se sont apparemment dplacs au rythme dune fluc-tuation constante. Il ne semble pas que les agriculteurs aient tir le meilleur rendement de la plupart des terres, mme compte tenu des mthodes et des techniques alors en usage.

    Le XIXe sicle na pas modifi brusquement la situation dmographique dans son ensemble. La campagne pour labolition de la traite na produit ses effets que lentement. Elle eut dabord pour rsultat moins de rduire lexportation des esclaves que de la concentrer dans un plus petit nombre de ports ; lente au dbut, la baisse de cette exportation prit, aprs 1850, de fortes proportions. Mais la traite vers Zanzibar et locan Indien augmentait mesure que diminuait celle qui se faisait vers lAmrique. Il y a plus : lessor des exportations qui remplacrent la traite fit que, en Afrique mme, on eut besoin dun beaucoup plus grand nombre desclaves pour se procurer livoire, pour rcolter lhuile de palme, les arachides, le miel, les clous de girofle et, plus tard, le caoutchouc et le coton, ainsi que pour transporter tous ces produits. Le XIXe sicle vit donc une augmentation considrable de la traite intrieure et du travail servile, ce qui eut des effets dsastreux sur les procds dexploitation. Des historiens affirment que la population diminua de moiti dans lespace dune gnration dans certaines rgions de lAngola avant 1830, et de lAfrique centrale et orientale pendant quelque temps aprs 1880. Labolition de lesclavage nen a pas moins fini par arrter la dporta-tion massive des Africains. Il semble que, pour la premire fois depuis le XVIIe sicle, la population ait eu tendance crotre sur lensemble du conti-nent au dbut du XIXe sicle9 ; ce mouvement sest accentu entre 1850 et 1880, puis a dclin quelque peu au dbut de la colonisation, avant de pour-suivre sa remonte, lentement dabord, puis un rythme plus spectaculaire, partir des annes 1930. Cette augmentation dmographique produite au dbut du XIXe sicle, la fois par des facteurs internes et externes, fut elle-mme un important facteur de changement, en particulier dans des rgions qui, comme lAfrique orientale et australe au XVIIIe sicle, navaient gure ou pas du tout connu la traite des esclaves.

    Lintrt croissant des europens pour lAfriqueQuels que soient les doutes quon peut avoir quant au chiffre de la popu-lation de lAfrique au dbut du XIXe sicle, ou aux consquences dun accroissement dmographique cette poque, une chose est certaine : les

    8. J. E. Inikori, 1982b , p. 51 -60. 9. UNESCO, Histoire gnrale de lAfrique, vol. VII, chap. 18 ; voir aussi J. C. Caldwell, 1977, p. 9.

  • LAfrIque Au dbut du XIXe sIcLe : probLmes et perspectIves

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    Europens ont alors montr pour lAfrique un intrt grandissant, dont on a sans doute exagr, par ailleurs, limportance comme facteur de changement dans lhistoire de lAfrique.

    Cet intrt a dabord pouss les Europens entreprendre, partir de la fin du XVIIIe sicle environ, des expditions en vue de rapporter des rensei-gnements plus prcis sur les principales caractristiques gographiques du continent africain : sources des fleuves, situation des montagnes et des lacs, rpartition de la population. On cherchait aussi savoir quels taient les plus grands tats, les marchs les plus importants, et les principales productions de lagriculture et de lindustrie. La Rvolution franaise, les guerres napo-loniennes et les efforts des pays coaliss notamment de lAngleterre qui tait la principale puissance maritime pour contenir lexpansion franaise eurent des rpercussions en Afrique. Les Franais, pour qui lgypte tait la porte de lExtrme-Orient, occuprent Alexandrie et Le Caire. Les Anglais semparrent de la colonie hollandaise du Cap. Par la suite, en prenant de lampleur, le mouvement pour labolition de lesclavage permit lAngle-terre, dont la suprmatie maritime saffirmait toujours davantage, dintervenir en Afrique aussi souvent quelle le voulait, sous le prtexte dune mission remplir. En 1807, le Gouvernement anglais interdit la traite des esclaves aux marchands anglais et fit de la ville de Freetown, fonde par des esclaves librs, une colonie de la Couronne et la base dune campagne navale mene contre la traite au large de lAfrique occidentale. Les Franais furent chasss dgypte ; mais, profitant de la faiblesse de lEmpire ottoman, ils continu-rent chercher des avantages commerciaux et autres en Afrique du Nord, o la lutte contre les pirates maghrbins servait dexcuse leurs entreprises. Aprs leur dfaite, les Franais durent se rallier au mouvement abolition-niste et cela fut, pour eux, une nouvelle raison de sintresser aux ports et aux comptoirs de lAfrique occidentale. Labolitionnisme, les missions et la recherche de produits pouvant faire lobjet dun commerce plus honorable que celui des esclaves sont donc devenus, au XIXe sicle, des lments de la situation politique de lAfrique.

    Il importe de nexagrer ni la puissance que les Europens avaient en Afrique au dbut du XIXe sicle ni le rythme auquel ils ont acquis des pos-sessions , ou pntr lintrieur du continent, avant 1850. Les Portugais se prtendaient les matres de territoires tendus en Angola et au Mozambique. Ils avaient fond, lintrieur des terres, des postes militaires et des prazos [exploitations agricoles], et dominaient par intermittence une rgion qui stendait de Loje, au sud du Cuanza, jusqu Cassange (Kasanga) lest, sans parler de leurs comptoirs situs sur la cte, entre Ambriz et Momedes. Au Mozambique, leur domination effective se limitait, en 1800, lle de Mozambique. Les marchands brsiliens et multres jouaient, dans cette le, un plus grand rle que les administrateurs portugais. La demande croissante dont les esclaves taient lobjet, la fin du XVIIIe sicle et au dbut du XIXe sicle, fit abandonner le systme des prazos. La scurit des routes com-merciales tait assure principalement par les pombeiros ; mais ces multres aux pieds nus, qui vendaient des produits brsiliens, nauraient pu exercer leur commerce, si celui-ci navait pas t tolr par les chefs et les marchands

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    LAfrIque Au XIXe sIcLe jusque vers Les Annes 1880

    africains10. Les Franais avaient, aprs 1815, rtabli leurs comptoirs en Sn-gambie, notamment ceux de Saint-Louis et de Gore. Ils avaient essay, sans succs, de fonder au Walo une exploitation agricole, dfendue par un poste militaire Bakel. En Afrique du Nord, ils semparrent dAlger en 1830 ; il leur fallut ensuite vingt ans pour triompher de la rsistance des Algriens soulevs par lmir Abd Al-dir (Abd El-Kader). Dans la colonie anglaise que formaient Freetown et les villages dagriculteurs de la presqule voisine, lacculturation des esclaves affranchis donna naissance la culture crole . La prosprit croissante de cette colonie et lmigration de ses habitants Bathurst, Badagri, Lagos, et au-del, tendirent sur la cte linfluence des marchands et des missionnaires anglais qui, un ou deux endroits comme Abeokuta, commencrent pntrer lintrieur du continent vers 1850. Sur la Cte-de-lOr, les Anglais, qui subissaient encore la concurrence des commerants danois et hollandais, sopposrent aux efforts de domination des Ashanti, notamment en exploitant la crainte que ceux-ci inspiraient aux Fanti, et en incitant ces derniers sunir sous la protection de lAngleterre. En Afrique australe, bien que les fermiers anglais neussent pas russi simplanter au Natal, la colonie du Cap stendit considrablement grce la scession des trekboers rebelles qui senfoncrent lintrieur du conti-nent, obligeant ladministration anglaise les suivre, ne ft-ce que pour les empcher dtre extermins par les armes des nouveaux tats africains. Les Anglais se donnaient ainsi lapparence dtre les arbitres de la situation et les vritables matres de la rgion. Mais lAfrique du Sud resta, jusquau milieu du XIXe sicle, une colonie divise, peuple de fermiers pauvres qui taient souvent la merci de leurs voisins africains, lesquels ntaient dailleurs pas moins diviss.

    Diverses tentatives ont t faites pour rpter le succs des Anglais Freetown : les Amricains fondrent une colonie au Libria, les Franais Libreville, et les Anglais Freretown, en Afrique orientale. Lintrt croissant que les Anglais et les Franais portaient lInde et locan Indien Aden, lle Maurice, Madagascar et le nouveau sultanat de Zanzibar eut bientt des rpercussions en Afrique. Il faut rappeler cependant que les Europens et les Amricains se rendaient en Afrique par la mer, et quils taient concentrs sur les ctes. Ils nont pas effectu de pntration importante lintrieur du continent avant 1850, alors que les principaux vnements que lAfrique a connus au dbut du XIXe sicle, comme la renaissance thiopienne, le Mfecane ou les djihd de lAfrique occidentale, ont tous, lexception de la rforme de Muammad Al, pris naissance lintrieur du continent.

    La prsence des missionnaires a beaucoup contribu au succs specta-culaire des Anglais Freetown. Rpondant aux exigences de la situation, des missionnaires de culture allemande, originaires de Brme et surtout de Ble, prirent part la mise en valeur de cette colonie britannique, aprs avoir surmont les hsitations que leur inspirait leur foi pitiste. Comme les

    10. A. F. Isaacman, 1976, p. 8 -11

  • LAfrIque Au dbut du XIXe sIcLe : probLmes et perspectIves

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    missionnaires anglais, ils comprirent que lexploitation des fermes, ltude des langues autochtones, lenseignement, la construction et le commerce offraient de plus grandes possibilits daction que la prdication. Un certain nombre de missions furent construites, et certains missionnaires de premier plan jourent un rle titre individuel dans les conflits raciaux ; mais la russite de Freetown ne fut jamais gale. Diverses organisations charges de la propagation du christianisme virent le jour. Lenseignement lmen-taire et les tudes linguistiques inaugures par les premiers missionnaires ne portrent leurs fruits que plus tard. Les missions chrtiennes furent, en Afrique, un plus important facteur de changement dans la seconde moiti du XIXe sicle que dans la premire. En 1850, Livingstone en tait encore sa premire expdition missionnaire. La Congrgation des pres du Saint- Esprit fut fonde en 1847, celle des pres Blancs en 1863.

    Dans la premire moiti du XIXe sicle, lactivit des commerants euro-pens stendit beaucoup plus rapidement, et sur des territoires beaucoup plus vastes, que linfluence des missionnaires. Cela tient en grande partie au fait que ce commerce tait le prolongement de la traite des esclaves qui avait eu cours avant le XIXe sicle. Les premiers pratiquer le commerce lgitime furent des ngociants qui avaient auparavant pratiqu la traite, ou qui taient rests des ngriers. Ce fait mrite dtre soulign, parce que les structures des nouvelles relations commerciales ressemblaient beaucoup celles de la traite. La monnaie joua un rle grandissant aprs 1850, mais, dans la premire moiti du sicle, le commerce de lhuile de palme, des arachides, de livoire et des clous de girofle reposait sur la traite intrieure et sur le cr-dit : il fallait, aprs avoir fait des avances en nature aux marchands africains, prendre des mesures pour protger cet investissement et pour sassurer de la livraison de la contrepartie. Tant que les ngociants europens restrent sur la cte o des commerants africains de lintrieur leur apportaient des marchandises, ou que des intermdiaires africains, voire des pombeiros ou des commerants arabes ou waswahili11 habitant sur la cte, y ramenrent des produits ngocis lintrieur contre des marchandises achetes crdit sur le littoral, les changes commerciaux demeurrent structurs comme ils ltaient avant le XIXe sicle. La rcolte des fruits du palmier, de la gomme arabique et du miel, et mme la chasse llphant employaient un plus grand nombre dAfricains que ne lavaient fait la capture des esclaves et leur vente aux Europens. Dautre part, dans les principales rgions o se faisait le commerce, sur la cte ou prs des routes commerciales, les populations africaines ont progressivement modifi la composition de leurs classes diri-geantes et la faon dont les membres en taient choisis. Les vnements survenus au XIXe sicle ont notamment favoris lascension et laccession au pouvoir de certains groupes de guerriers. Les descendants des esclaves affranchis faisaient souvent du commerce ; le nombre et limportance de ces commerants croles saccrurent dans les annes 1870. Mais il ne faut pas

    11. Pluriel de swahili.

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    exagrer la rapidit et ltendue de la mobilit sociale. Les chefs tradition-nels nont pas renonc facilement leurs privilges. Au contraire, partout o cela leur fut possible, ils ont affermi leur position en sappuyant sur des guerriers, ou mme sur des marchands europens ou croles. Les guerriers et les marchands croles qui cherchaient prendre part aux privilges du chef devaient suivre les structures existantes qui rglaient la comptition politique. Il leur fallait recruter une suite nombreuse, compose principale-ment desclaves et de clients, et acqurir les richesses dont la distribution leur permettrait daccder au pouvoir. Ainsi, comme la diversification des produits changs ne sest pas accompagne dune transformation du sys-tme des relations commerciales, elle na pas, du moins dans la premire moiti du XIXe sicle, entran la rvolution conomique et sociale laquelle on aurait pu sattendre.

    Le commerce europen stendait rapidement12. Mais cette extension ne fut possible que grce au systme qui tait dj celui des relations commer-ciales locales et rgionales. De ce fait dcoulent un certain nombre de cons-quences quil nous faut souligner. La premire est que le commerce local et rgional dpendait beaucoup moins des impulsions venant de lextrieur que de la dynamique interne des communauts africaines, et en particulier de leurs systmes de production agricole, artisanale et industrielle. Une autre consquence est que, du moins au dbut, le commerce extrieur occupa une place beaucoup moins grande que le commerce intrieur dans la vie de la plupart des populations africaines. Limportance du commerce extrieur ne fut pourtant pas ngligeable, puisque le contrle de ce commerce a peut-tre t, dans certains cas, un facteur dcisif de supriorit. Il est difficile dtablir dans quelle mesure le dveloppement du commerce extrieur a contribu lenrichissement de certains chefs africains, ou leur a permis dobtenir des produits essentiels quils nauraient pu se procurer autrement. Les armes feu taient, parmi ces produits, celui qui revtait le plus dimportance pour la plupart des tats africains. Les efforts des Europens pour contrler, dans leur propre intrt, le commerce des armes feu firent quun grand nombre de chefs accordrent au commerce extrieur, qui tait un moyen dacqurir cette marchandise, une importance quil navait pas en ralit, puisque la possession de fusils ne suffisait pas toujours assurer la supriorit militaire.

    Un autre problme soulev par le dveloppement du commerce extrieur est celui de ses rpercussions non seulement sur le commerce local et rgio-nal, mais encore sur lagriculture. Quelle que soit limportance que certains chefs ont attache au commerce extrieur, il est certain que, pendant toute la premire moiti du XIXe sicle, il ny a pas eu dinfluence vritable sur lagriculture si lon considre, dans son ensemble, lactivit des populations africaines. Lagriculture employait une si grande partie de la population, elle pourvoyait des besoins si fondamentaux, tels que le besoin de se nourrir, de se vtir et de se loger, ses produits entraient pour une si large part dans les

    12. On trouvera un rsum utile, mais qui porte sur lensemble du sicle prcolonial, dans P. D. Curtin et al., 1978, en particulier aux p. 369 376 et au chap. 14, p. 419 -443.

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    fabrications artisanales et industrielles, quil est inconcevable quon puisse lui accorder moins dimportance quau commerce en gnral, et mme quau commerce extrieur en particulier.

    Les systmes de production agricoleIl faut souligner le fait que, au dbut du XIXe sicle, lconomie, dans toutes les communauts africaines, tait fonde sur la production de nourriture au moyen dune ou de plusieurs de ces activits : la culture du sol, llevage, la pche et la chasse. Toutes les autres activits commerce politique, religion, fabrication artisanale et industrielle, construction, exploitation des mines taient secondaires par rapport lagriculture et nauraient pu exister sans elle13. Non seulement lagriculture occupait une place centrale dans la vie conomique de limmense majorit des Africains, mais les divers systmes de production agricole permettent, dans une large mesure, de comprendre la structure des relations sociales et politiques lintrieur des communauts, les relations des communauts entre elles, et leur attitude lgard du commerce extrieur. Il est donc tonnant que les historiens aient port toute leur attention sur le commerce extrieur14 sans sinterroger sur ces systmes qui taient le fondement des socits africaines.

    La plupart des tudes quon peut consulter sur lagriculture en Afrique au XIXe sicle la considrent du point de vue des conomies coloniales. Ani-mes de proccupations thoriques et idologiques, elles se rattachent une discussion sur le sous-dveloppement plus quelles ne cherchent compren-dre lvolution de lagriculture africaine au dbut du XIXe sicle. Elles voient dans les diffrents systmes de production agricole la base uniforme dune conomie naturelle , et dans lavnement du mercantilisme, le prlude du capitalisme priphrique propre la priode coloniale. Trs peu dtudes sappuient sur des donnes empiriques pour montrer le fonctionnement et le dveloppement de communauts agricoles dtermines, au dbut du XIXe sicle. Elles ne permettent pas de considrer, sparment de ce point de vue, les diffrentes rgions de lAfrique ; et encore moins de faire une synthse applicable tout le continent. Mais on peut, grce aux indications quelles contiennent, soumettre un nouvel examen les principales caract-ristiques de ce fondement des socits africaines que fut lagriculture, et les facteurs qui les ont modifies.

    Ltude de quelques communauts villageoises de Tunisie, entre le milieu du XVIIIe sicle et le milieu du XIXe sicle15 met en lumire certaines caractristiques qui appartenaient essentiellement aux rgions soumises linfluence ottomane, mais quon rencontre aussi dans le reste de lAfri-

    13. D. Beach, 1977, p. 40, propos des Shona. 14. Voir P. J. Shea, 1978, p. 94 : Le commerce et la production sont videmment lis, mais jestime quil faut sintresser dabord la production. 15. L. Valensi, 1977.

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    que : le rgime foncier ; le systme familial de production et dchange ; les pressions exerces par un gouvernement central qui, en change des impts quil percevait, protgeait ses sujets, mais nassurait presque aucun service public ; et le danger constant que reprsentaient, pour la sant, les pid-mies de peste, de cholra et de variole. Lauteur de cette tude a choisi de considrer la priode qui va de 1750 1850 pour souligner la continuit des faits quelle comprend, et pour bien montrer que la faiblesse de lconomie tunisienne remontait au XVIIIe sicle plutt quau XIXe et quon ne peut donc lattribuer lintervention des Europens. Laissons de ct pour le moment ce problme, et le fait quau Maghreb et en gypte seulement, pour ne rien dire du reste de lAfrique, il y avait une grande varit de formes sociales et politiques. Les principales caractristiques de la situation tunisienne nen mritent pas moins dtre examines, dans une prsentation gnrale des problmes africains.

    Le rgime foncier dans les villages tunisiens au dbut du XIXe sicle tait soumis la loi islamique ; mais il se prtait, en thorie comme en pratique, un grand nombre dinterprtations de la part du gouvernement central, des id ou des familles intresses. Parce quon y pratiquait lagriculture intensive qui caractrisait les oasis , les terres avaient une plus grande valeur conomique que dans les autres rgions dAfrique. On pouvait tre par consquent plus souvent tent de les convertir en argent. Mais, et cest l le fait essentiel, au dbut du XIXe sicle, la proprit prive du sol ntait gnralement pas reconnue, ce qui constituait une diffrence fondamentale par rapport au systme fodal de lEurope. En Tunisie, comme ailleurs en Afrique, la terre appartenait la communaut ou au roi, dans la mesure o il tait charg des intrts de celle-ci. Au niveau local, le id ou tout autre reprsentant comptent de lautorit attribuait aux agriculteurs lusage des terres. Ce droit dattribution pouvait faire lobjet dune rivalit. Des communauts voisines, mme lorsquelles versaient des impts ou payaient un tribut au mme suzerain, se disputaient parfois le droit dexploiter directement les terres ou de les distribuer aux agriculteurs ; mais le principe fondamental tait quon navait pas le droit dacheter ou de vendre le sol. Lvolution sacclra au XIXe sicle, en particulier avec larrive des Europens ; la sparation des champs par des cltures et le dveloppement des exploitations agricoles contriburent gnraliser le commerce des terres. Le gouvernement central, tout en maintenant en thorie le fondement juridique du rgime foncier, essaya parfois de tirer profit de la valeur conomique du sol ; de mme, les familles qui prou-vaient des difficults financires cherchaient parfois garantir un emprunt en cdant leurs cranciers, au moins temporairement, une portion de terrain. Ces pratiques nont modifi que progressivement le systme de production agricole propre au XVIIIe sicle ; et elles ont rarement port atteinte au fondement thorique du rgime foncier.

    Il est peine besoin de souligner, encore une fois, la diversit que les diffrentes zones cologiques de lAfrique prsentaient au point de vue des modes de production agricole ; quil sagisse des systmes de proprit et de succession, de loutillage de base, des types de cultures, de lutilisation du sol

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    de la rpartition des tches entre hommes et femmes, ou de la spcialisation des diffrentes communauts en ce qui concernait le choix des cultures, la technique agricole et llevage. Mais une autre caractristique de la situa-tion tunisienne appartient lensemble de lAfrique. Cest celle qui met en vidence lerreur que lon commet lorsquon persiste parler, propos de lagriculture africaine, dune conomie de subsistance ou dune cono-mie naturelle . Ces expressions tirent leur origine de lide fausse daprs laquelle les communauts rurales de lAfrique taient des communauts statiques formes par des tribus indpendantes ou presque 16. Comme on a recueilli des faits qui rfutent lhypothse de lisolement des communauts, certains tenants de lagriculture de subsistance, tout en reconnaissant lim-portance prdominante de la circulation des biens et des services, semblent maintenant donner de la subsistance une dfinition fonde sur une concep-tion idologique. Ils prtendent que les agriculteurs africains pratiquaient une agriculture de subsistance mais quils ntaient pas des paysans, pour la raison que, mme sils se livraient des changes, la recherche du profit ntait pas leur principal motif. Ils dfinissent les paysans comme de petits producteurs agricoles qui assurent leur subsistance en vendant une partie de leurs rcoltes et de leurs troupeaux ; et ils considrent que lapparition de la paysannerie rsulte ncessairement de la formation de nouveaux marchs et de la recherche du profit17. Lhistoire de la Tunisie montre bien quen Afrique, au dbut du XIXe sicle, les systmes de production agricole taient tels que les diffrentes communauts ne pouvaient pas tre indpendantes. La diversit des sols, des traditions familiales, des prfrences individuelles et des techniques avait pour effet la diversit des cultures. La culture du sol, la fabrication artisanale et llevage formaient des combinaisons dont la varit incitait les familles satisfaire leurs besoins essentiels en changeant entre elles leurs productions. Chaque famille cdait une partie de lexcdent de sa production en change de ce dont elle avait besoin mais quelle ne produisait pas, et conservait le reste en prvision dune scheresse ou dune autre catastrophe.

    Au dbut du XIXe sicle, il ny avait, dans aucune rgion dAfrique, si recule ft-elle, de communauts rurales dont on aurait pu dire quelles se suffisaient entirement elles-mmes, ou quelles taient compltement indpendantes. Dans son tude sur le rgne de Womunafu au Bunafu, D. W. Cohen a montr que mme une petite communaut isole disposait de biens et de services que seuls des spcialistes pouvaient lui procu-rer18. Le Bunafu tait une rgion recule du nord du Busoga, qui, daprs D. Cohen, navait jamais t jusque-l soumise aucun pouvoir adminis-tratif. Un certain nombre de chefs accompagns de leur famille et de leurs partisans sy taient tablis la fin du XVIIIe sicle et au dbut du XIXe. Cette

    16. E. P. Scott, 1978, en particulier les p. 449 et 453, dont les notes retracent la longue controverse fonde sur lopposition entre lagriculture de subsistance et lchange et entre le caractre formel et le caractre rel des changes. 17. R. Palmer et N. Parsons, 1977b, p. 2 -5. 18. D. W. Cohen, 1977, p. 48 ; voir galement carte 11.2 ci-aprs.

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    pntration se rattachait aux dernires phases des migrations des Luo qui, partis des sources du Nil, avaient vu se joindre eux des groupes chasss des rives septentrionales du lac Victoria et de petits tats comme Luuka par lexpansion du royaume du Buganda. Ces migrants, fuyant les tats dj constitus, cherchaient des rgions faiblement peuples. Leurs habitations taient disperses et non pas groupes en villages. Ils navaient pas de vri-tables marchs o des changes auraient pu seffectuer priodiquement. Les mariages, les rites et les autres formes de relations sociales firent natre chez eux le sentiment de constituer une communaut. Aprs une priode de lutte pour le pouvoir, un des prtendants russit imposer son autorit tout le groupe, mais son domaine restait, pour chaque famille, le centre de la vie sociale. Comme le dit Cohen : La dispersion des domaines [] favorisait lapparition et le maintien de traditions hroques dont le thme central tait le dfrichement du territoire, et qui fondaient la prennit du pouvoir et des droits reconnus sur ce territoire aux descendants du dfricheur. Ctait un principe tabli que chaque homme tait le matre dans son domaine, comme le roi tait le matre dans son royaume. Le domaine tait un monde ferm, quil ft ou non entour dune clture ; dans les limites de son domaine, cha-que homme tait souverain19.

    Il nest pas ncessaire ici de montrer, de faon dtaille, comment et sous quelle forme un pouvoir suprme sest dgag des traditions rivales relatives aux fondateurs des diffrentes familles du Bunafu. Ce quil faut souligner, cest que, au dbut du XIXe sicle, les domaines taient les uni-ts du systme de la proprit foncire et de la production. Mais mme au Bunafu, malgr les cltures qui les entouraient et la distance qui les sparait les uns des autres, les domaines ne se suffisaient pas eux-mmes. En les-pace de deux gnrations, des relations sociales et culturelles se tissrent, formant un rseau dans lequel les biens et les services circulaient avec une remarquable facilit. De nouveaux arrivants comme le mukama Womunafu et ses compagnons introduisirent des techniques, des connaissances et des produits nouveaux. La demande dont faisaient lobjet certains produits notamment utiliss dans lagriculture, comme le sel, la poterie et la ferron-nerie, donnait lieu parfois la tenue de marchs o les habitants apportaient, pour les changer contre ces produits, des tissus dcorce, des peaux ou des animaux vivants. Dautres apportaient lexcdent de leur production des pcheurs ou des artisans spcialiss, comme les forgerons et les potiers. Les biens et les services circulaient aussi sous forme de paiements pour certains rites, ou loccasion des mariages et des autres vnements de la vie sociale, sans parler du pillage, des vols et des enlvements. Ltude de Cohen nous prsente, comme il le dit lui-mme, une srie de tableaux de la vie conomique dune rgion qui, au dbut du XIXe sicle, ntait pas encore soumise un pouvoir administratif. Cette conomie ntait pas canalise par le commerce international ou interrgional, mais reposait sur un rseau

    19. Ibid., p. 43.

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    de circulation, de distribution et de redistribution remarquablement dense et tendu 20.

    Le XIXe sicle apporta, mme au Bunafu, des changements entranant des contraintes et des possibilits nouvelles. mesure que les familles sagrandissaient, les cultures stendaient des terres auparavant ngliges. On essaya des cultures nouvelles dont on stait mfi jusqualors ; certai-nes prirent par la suite une grande importance. L horizon conomique des villageois slargissait mesure que le commerce resserrait les liens des villages avec les ports de la cte et les marchs doutre-mer. Lextension des relations commerciales amena des changements sociaux et politiques. Elles eurent tendance renforcer la position des chefs qui pouvaient sen-richir plus rapidement en taxant le commerce du sel, du fer et du cuivre, sans parler de livoire, de la cire dabeille et de lhuile de palme quen levant un tribut sous forme de produits agricoles et de corves. Mais les chefs pouvaient difficilement sapproprier tous les profits que rapportait le commerce. Un grand nombre dindividus quittrent, pour aller chercher for-tune, le lieu de rsidence que leur imposait la coutume, ce qui augmenta la mobilit sociale. Ces vnements, qui dailleurs se droulaient lentement, ne constituaient pas de vritables nouveauts, mais rsultaient plutt de laccentuation dune tendance et de la gnralisation dun comportement quon pouvait dj observer au XVIIIe sicle. Il ne faut donc pas exagrer leffet qua pu avoir le commerce extrieur. Comme J.-L. Vellut le montre bien, lhistoire de lAfrique au XIXe sicle ne se rduit pas la faon dont ce continent a subi les fluctuations de lconomie mondiale ; cest aussi lhistoire de la lente diversification des ressources naturelles exploites par les Africains21. Il faut absolument mettre laccent sur ce facteur interne qui a reu lempreinte des facteurs externes et qui a dtermin la raction quils ont suscite. Comme Cohen lindique dans le chapitre sur la rgion des Grands Lacs que les historiens nont considre jusqu maintenant que comme un ensemble dtats centraliss ragissant des forces ext- rieures , cette rgion, au XIXe sicle, ntait pas seulement un ensemble dtats, petits et grands, mais aussi un monde o lindividu et la famille ne cessaient, de mille faons et parfois insensiblement, de changer dattitude lgard de lautorit de ltat, de la participation sociale, de la production et du commerce 22.

    Il est intressant de comparer, au dbut du XIXe sicle, lorganisation de lagriculture autour de lancienne ville de Kano, dans le nord du Nigria, avec celle qui prvalait au Bunafu, dans cette rgion du nord du Busoga qui ntait soumise aucune autorit administrative. Les marchs occupaient une plus grande place dans lconomie de Kano, car cette ville tait devenue depuis longtemps un des centres du commerce local, rgional et international grce limportance de ses activits manufacturires : fabrication et teinture des tissus et tannage. Ce serait cependant une erreur de concentrer son attention

    20. Ibid., p. 47 -48. 21. J.-L. Vellut, chap. 12 ci-aprs. 22. D. W. Cohen, chap. 11 ci-aprs.

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    sur les courants dtermins par les marchs et les routes commerciales au lieu de sintresser au rseau de relations sociales et culturelles dont dpendaient routes et marchs. Le souverain, la classe dirigeante et les marchands de Kano jouaient un rle considrable dans la vie conomique de cette ville fortifie qui, par ailleurs, subissait linfluence de lislam. Et pourtant, Kano comme au Bunafu et dans les communauts villageoises de Tunisie, la production agricole, quil sagt des cultures de base ou des diverses espces de coton et de plantes tinctoriales, tait assure pour lessentiel par des roturiers vivant dans des domaines ruraux qui constituaient la base du systme de produc-tion. Comme Abdullahi Mahadi la fait remarquer dans une tude rcente, le maigida, cest--dire le chef dun domaine, tait, dans la rgion de Kano, comme le gouverneur dune ville . Les gens de sa maison recevaient de lui la nourriture et le vtement ; il prsidait aux vnements de leur vie sociale ; il dterminait chaque anne ltendue des terres cultiver et les cultures quelles porteraient ; il dcidait combien de temps serait employ travailler sur lexploitation collective (gandu), et combien de temps sur les exploita-tions individuelles (gayauna). Le travail ntait pas nettement divis entre les sexes. Tout le monde participait la plantation : les hommes creusaient des trous dans le sol et y dposaient des graines que les femmes et les enfants recouvraient ensuite de terre. Les adultes des deux sexes soccupaient du dsherbage, tandis que les enfants gardaient les moutons, les chvres et les autres animaux domestiques. Les femmes rassemblaient au centre du champ les gerbes rcoltes par les hommes. En plus du rseau des relations sociales et culturelles qui, dans certains cas, impliquaient le travail en commun et lchange des produits, il y avait ce quon appelait le gayya [travail commu-nautaire] accompli par les habitants dun village titre bnvole mais un bon citoyen se devait dy participer consciencieusement lorsquun surplus de main-duvre tait requis par les plantations, les rcoltes, la construction dune maison ou dautres activits de cette importance23.

    Comme il a t dit plus haut, ltat, incarn par lmir et ses reprsen-tants officiels, jouait Kano un rle plus actif quau Bunafu dans la direction de lconomie et dans la vie des communauts rurales. Sur ce point, Kano se rapprochait de la Tunisie. Lmir tait considr comme le propritaire du sol. Il pouvait galement rglementer lacquisition, lutilisation et lalination des terres. Il pouvait en retirer lusage ses sujets qui staient volontairement rendus coupables de dsobissance, qui avaient manqu leurs obligations fiscales, ou qui commettaient, de faon habituelle, des actions contraires aux intrts de la socit, comme le vol. Lmir avait en mme temps le devoir de garantir aux sujets loyaux la possession de leurs terres, de sorte que les chefs des domaines croyaient gnralement quelles leur appartenaient. Ils ne croyaient pas pour autant que la possession garantie par lmir comportt en leur faveur le droit dalination, bien quil ft gnralement permis de donner leurs terres en location ou en sous-location. En sappuyant sur cette

    23. A. Mahadi, 1982, en particulier le chap. 6, Agricultural and Livestock Production .

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    conception daprs laquelle lmir tait le propritaire du sol, des souverains entreprenants incitrent fortement plusieurs groupes originaires notamment du Borno, dAzben et du Nupe, qui pouvaient introduire Kano diverses techniques agricoles ou industrielles, stablir dans diffrentes parties du royaume, o ils prirent la place des populations autochtones quon avait galement incites quitter la rgion quelles habitaient. Le roi accorda aux chefs, aux principaux dignitaires et aux principaux marchands des domaines o ils employrent leurs esclaves et leurs clients la culture du sol, llevage du btail et la production industrielle. Dautres travailleurs furent recruts au moyen du systme qui instituait le travail bnvole, le gayya.

    Le succs obtenu par le djihd au dbut du XIXe sicle apporta dimpor-tants changements la politique conomique de Kano. Il entrana notam-ment lapplication du systme juridique de lislam, la shara au rgime fon-cier. Les califes donnrent plus dampleur aux diverses mesures destines promouvoir la prosprit industrielle et commerciale. Cette politique, il faut le souligner, avait pour fondement lorganisation de lagriculture qui tait celle du XVIIIe sicle. Comme le dit Mahadi, le systme foncier ant-rieur au XIXe sicle ne subit aucune modification essentielle. Laspect de continuit primait celui de changement 24. La shara, en reconnaissant lmir le droit de distribuer des terres, faisait du sol lobjet possible dun commerce que Kano continuait considrer comme illgal . Leffet le plus remarquable de lapplication de la shara, au rgime foncier semble avoir t de favoriser, par la voie de lhritage, la division du gandu (domaine exploit collectivement par une ligne) en portions appartenant chacune une seule famille, et par consquent de rduire ltendue des parcelles qui constituaient, pour les roturiers, la base de la production agricole. En mme temps, la remarquable expansion de lagriculture, pratique sur de grands domaines par la classe dirigeante et les principaux ngociants, aggrava la pnurie des terres, en particulier proximit de Kano et des autres villes ; ce qui poussa les petits agriculteurs stablir dans des rgions plus loignes, abandonner lagriculture pour la fabrication artisanale et industrielle, ou se soumettre entirement aux grands propritaires, en se joignant leur clientle.

    Les structures du pouvoirLes exemples de Kano et du Bunafu illustrent, sous deux forme