17,9 % la france face au 13,6 % défi de la pauvreté début ... · 23,7 13,9 6,6 5,3 7,7 34,9 70,6...

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2 | économie & entreprise MERCREDI 5 SEPTEMBRE 2018 0123 La France face au défi de la pauvreté 1 | 3 Mal-logement, chômage… La pauvreté frappe 13,6 % des Français et 19,1 % des moins de 18 ans. Le plan d’action du gouvernement, attendu mi-septembre, risque de ne pas suffire pour enrayer les « inégalités de destin » I l appelle cela la « scoumoune ». « La dè- che, quoi », précise Damien Moreau, la petite vingtaine, le ton goguenard. « La panade, la mierda, la superglue des galères. » Rasé de près, il enfourche son vélo pour rejoindre l’ami avec qui il partage un studio, près de Paris. Depuis qu’il a décroché de son BTS vente, il alterne inactivité et petits boulots. « Des jobs de li- vreur en autoentrepreneur, des contrats courts. » Les bons mois, il tourne autour de 1 100 euros. Les autres, il « bidouille ». « Je fais gaffe à tout. Je repère les plans gratuits pour sortir quand même avec les copains : on me prend pour un écolo radin, un militant de la dé- croissance, sourit-il. J’aime autant, ça sonne plus chic que pauvre. Même si j’ai l’habitude : la scoumoune, je suis né dedans, et mes pa- rents, tous deux au chômage, aussi. » Emmanuel Macron, lui, appelle cela les « inégalités de destin ». « Selon l’endroit où vous êtes né, la famille où vous avez grandi, votre destin est le plus souvent scellé », décla- rait-il le 9 juillet, pour défendre son ambi- tieux plan antipauvreté. Celui-ci était attendu cet été, dans la foulée des concertations commencées fin 2017 par le délégué intermi- nistériel dédié au sujet, Olivier Noblecourt. Il sera finalement présenté mi-septembre. Distribution de petits déjeuners gratuits dans les écoles, allongement de la période obliga- toire de formation de 16 à 18 ans, ou encore versement unique des allocations… Si les pis- tes évoquées sont jugées prometteuses par les associations, certaines redoutent que les moyens dégagés ne soient pas à la hauteur. « DES MUTATIONS PROFONDES » Car les signaux envoyés par l’exécutif sont ambigus. En juin, le président a qualifié de « pognon de dingue » les sommes consacrées aux minima sociaux. Si le minimum vieillesse (833 euros) sera revalorisé de 35 euros en 2019 et 2020, les allocations fa- miliales, APL et pensions progresseront de 0,3 % seulement sur ces deux années, soit moins que l’inflation. Sera-t-il possible de renforcer la lutte contre la pauvreté tout en serrant la vis sur certaines prestations ? Délicat, lorsqu’on mesure l’ampleur du problème. « La pauvreté est un phénomène complexe et multidimensionnel », explique Louis Maurin, président de l’Observatoire des inégalités. Son estimation la plus cou- rante est le taux de pauvreté monétaire, exprimant la part d’individus vivant avec moins de 60 % du revenu médian (après re- distribution), soit 1 015 euros mensuels pour une personne seule. En 2007, 13,1 % des Français étaient dans cette situation, selon Eurostat. Après un pic à 14,1 % en 2012, pendant la crise, ce taux est re- tombé à 13,6 % en 2016. C’est plus qu’en Fin- lande (11,6 %) et au Danemark (11,9 %). Mais moins qu’en Allemagne, où le taux de pau- vreté est passé de 15,2 % à 16,5 % entre 2007 et 2016, ainsi qu’en Italie (19,5 % à 20,6 %) et dans la zone euro (16,1 % à 17,4 %). « Le système de re- distribution français a plutôt bien joué son rôle d’amortisseur pendant la récession », souligne Yannick L’Horty, économiste à l’université de Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne). Mais la pauvreté ne se mesure pas seule- ment en termes de revenus. Elle se traduit aussi par un accès limité à la santé et à la culture, une alimentation moins bonne ou, encore, le mal-logement, qui touche 4 mil- lions de personnes en France, selon la Fonda- tion Abbé-Pierre. Pour évaluer ces privations, l’Insee parle de « pauvreté en conditions de vie », recensant les ménages confrontés à un certain nombre de difficultés en matière d’habitation, de paiements, de contraintes budgétaires. Son niveau est proche de celui de la pauvreté monétaire, mais elle ne concerne pas exactement les mêmes person- nes. « En outre, la relative stabilité du taux de pauvreté monétaire depuis les années 1980, autour de 14 %, masque des mutations profon- des », explique Julien Damon, sociologue et professeur à Sciences Po. A l’issue de la seconde guerre mondiale, les pauvres étaient essentiellement des person- nes âgées. Au fil des décennies, ces dernières ont été mieux couvertes par les régimes de retraite, et les difficultés se sont concentrées sur les plus jeunes, en particulier ceux qui étaient peu qualifiés et sans emploi. De plus, le profil des familles précaires a changé : en 2000, le nombre de foyers monoparen- taux en difficulté a dépassé celui des fa- milles nombreuses. « La part de personnes d’origine étrangère parmi les bas revenus est également plus importante qu’autrefois », ajoute M. Damon. Ces évolutions dessinent les principaux ressorts de la pauvreté : chô- mage, origine sociale, niveau d’éducation, auxquels s’ajoute le poids des déterminis- mes. Selon l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), six générations, soit cent quatre-vingts ans, sont nécessaires pour que les descendants d’une famille en bas de l’échelle des revenus atteignent le revenu moyen. « En France, dans la plupart des cas, on est pauvre parce qu’on naît pauvre », résume Yannick L’Horty. Emmanuel Macron fait donc le bon constat lorsqu’il évoque les « inégalités de destin ». Les raisons pour lesquelles notre pays peine à les éradiquer tiennent en partie au système bâti dans l’après-guerre autour de la Sécurité sociale. A l’époque, le risque d’exclusion lié aux pertes d’emploi n’a pas été suffisamment pris en compte. « On l’a compris avec violence dans les années 1980, après l’apparition du chômage de masse », rappelle Nicolas Du- voux, sociologue à l’université Paris-VIII et membre de l’Observatoire national de la pau- vreté et de l’exclusion sociale (ONPES). Le re- venu minimum d’insertion (RMI) fut créé en 1988 pour tenter d’y faire face, remplacé vingt ans plus tard par le revenu de solidarité active (RSA), tous deux étant censés encoura- ger le retour à l’emploi. Au fil des réformes, notre système est de- venu complexe. Peut-être trop : faute de s’y re- trouver dans le maquis des aides, un tiers des bénéficiaires potentiels ne demandent pas celles auxquelles ils ont droit. Est-il trop coû- teux ? Selon une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) publiée en juin, le PART DES PERSONNES VIVANT SOUS LE SEUIL DE PAUVRETÉ PAR DÉPARTEMENT, EN 2015, EN % Le nord et le pourtour méditerranéen en permière ligne INFOGRAPHIE LE MONDE de 16 % à 20 % de 20 % à 29 % de 14,7 % à 16 % de 12,8 % à 14,7 % de 9 % à 12,8 % Haute-Savoie 9,2 % Yvelines 9,7 % Vendée 10 % Seine-Saint-Denis 29 % Nord 19,4 % Pas-de-Calais 20,3 % Haute-Corse 21,9 % Aude 21,4 % Sans diplôme Niveau bac Diplôme du supérieur Actifs occupés Chômeurs Retraités Familles monoparentales Foyers monoparentaux où la mère est inactive Couples d’actifs avec enfants REVENU MOYEN DES 20 % LES PLUS MODESTES La redistribution joue un rôle-clé PART DES PERSONNES VIVANT SOUS LE SEUIL DE PAUVRETÉ, EN % Les peu diplômés et les familles monoparentales sont les plus touchés 533 euros avant impôt et prestations sociales 933 euros après impôt et prestations sociales 23,7 13,9 6,6 5,3 7,7 34,9 70,6 36,6 7,6 1970 5 10 15 75 79 2016 2014 2012 2010 2008 2006 2004 2002 2000 1998 96 1990 84 13,6 % 17,9 % 13 % 14,5 % 14,2 % PART DE PERSONNES VIVANT SOUS LE SEUIL DE PAUVRETÉ EN FRANCE (défini à 60 % du revenu médian, après transferts sociaux), en % La pauvreté a augmenté en France pendant la crise Début de la crise LE PHÉNOMÈNE NE SE TRADUIT PAS SEULEMENT EN TERMES DE REVENUS, MAIS AUSSI PAR UN ACCÈS LIMITÉ À LA SANTÉ ET À LA CULTURE, UNE ALIMENTATION MOINS BONNE… Les plus démunis toujours nombreux à renoncer aux soins Les dispositifs de prise en charge des dépenses de santé ne sont pas forcément utilisés à leur maximum A quelques jours de la pré- sentation du plan anti- pauvreté par Emmanuel Macron, les associations s’inter- rogent sur la place qu’y prendra la question de l’accès aux soins pour les plus démunis. « Cela de- vrait être une priorité du plan », es- time Henriette Steinberg, secré- taire nationale du Secours popu- laire. Pour elle, cet accès « s’est dé- gradé ces derniers mois ». « Il n’y a pas de places pour recevoir ces gens en difficulté, il y a de moins en moins de médecins dans les quar- tiers en difficultéComment fait-on pour que ça s’améliore ? », demande-t-elle. Le renoncement aux soins peut d’abord être lié à des raisons fi- nancières. Chez les personnes éli- gibles à l’aide au paiement d’une complémentaire santé (ACS) – un dispositif permettant d’accéder à une mutuelle – les consultations périodiques de suivi auprès de spécialistes (gynécologue, oph- talmologue…) « sont plus étalées dans le temps qu’évitées », relevait, par exemple, en mai 2017, une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). Dépenses différées Parmi cette population, « hors maladie ou affection grave, la santé est un poste dont on peut dif- férer les dépenses au profit d’autres postes jugés prioritaires », comme le logement ou l’alimentation, était-il également souligné. Alors que la France dispose d’une batterie de dispositifs per- mettant la prise en charge des dé- penses de santé, ceux-ci sont loin d’être utilisés à plein. Un tiers des personnes éligibles à la cou- verture maladie universelle com- plémentaire (CMU-C) et deux tiers des personnes éligibles à l’ACS n’y recouraient pas en 2017. Soit, au total, près de 3 millions de personnes qui, pour diverses rai- sons – dont une méconnaissance des aides auxquelles elles peu- vent prétendre –, ne faisaient pas valoir leurs droits. Pour tenter d’y remédier, la Caisse nationale d’assurance-ma- ladie (CNAM) a annoncé en 2017 vouloir généraliser un dispositif visant à proposer un accompa- gnement « personnalisé » aux as- surés n’ayant pas engagé des soins nécessaires par « mécon- naissance des circuits administra- tifs et médicaux » et par crainte d’engager des démarches jugées « complexes ». Autre raison susceptible de res- treindre l’accès aux soins : les re- fus de prise en charge par des pro- fessionnels de santé. Même si l’ordre des médecins assure n’avoir été saisi que huit fois pour des refus de soins en 2015, un « testing » mené en 2009 par des associations de patients avait montré la réalité et l’étendue du phénomène. Trop rares alertes Sur 496 médecins libéraux spé- cialistes exerçant en secteur 2 (avec dépassements d’honorai- res), dans 11 villes de France, 22 % refusaient de prendre en charge les bénéficiaires de la CMU et 5 % acceptaient sous conditions, c’est-à-dire à certains horaires ou dans des délais plus longs. Près de dix ans plus tard, aucune nouvelle grande étude n’est venue mesurer plus précisé- ment cette pratique discrimina- toire, mais « les refus de CMU res- tent très fréquents », assure Claire Hédon, la présidente d’ATD Quart Monde. C’est pourquoi elle sou- haiterait que cette question soit abordée dans la formation de mé- decins afin qu’ils « comprennent pourquoi ces patients prennent un rendez-vous et pourquoi il leur ar- rive de ne pas venir… » « Nous avions obtenu que les as- sociations puissent ester à la place des patients discriminés, or c’est un rôle qu’on ne leur a pas vu jouer », regrette pour sa part An- dré Deseur, le vice-président de l’ordre des médecins, qui déplore également que le Défenseur des droits « n’alerte que trop rarement l’ordre des médecins lorsqu’il a connaissance d’un cas suspecté de refus de soins ». Fin septembre, la Commission nationale d’évaluation des prati- ques de refus de soins, une ins- tance créée en 2016 par la loi santé de Marisol Touraine et réunissant sous l’égide de l’ordre des méde- cins des représentants d’associa- tions d’usagers et des syndicats de médecins, devrait rendre à la ministre de la santé un premier rapport avec des propositions de réponses pour mieux lutter contre ces discriminations. p françois béguin SOCIAL

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Page 1: 17,9 % La France face au 13,6 % défi de la pauvreté Début ... · 23,7 13,9 6,6 5,3 7,7 34,9 70,6 36,6 7,6 1970 5 10 15 75 79 84 1990 96 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012

2 | économie & entreprise MERCREDI 5 SEPTEMBRE 2018

0123

La France face au défi de la pauvreté1|3 Mal-logement, chômage… La pauvreté frappe 13,6 % des Français et 19,1 % des moins de 18 ans. Le plan d’action du gouvernement, attendu mi-septembre, risque de ne pas suffire pour enrayer les « inégalités de destin »

Il appelle cela la « scoumoune ». « La dè-che, quoi », précise Damien Moreau, lapetite vingtaine, le ton goguenard.« La panade, la mierda, la supergluedes galères. » Rasé de près, il enfourcheson vélo pour rejoindre l’ami avec qui

il partage un studio, près de Paris. Depuis qu’il a décroché de son BTS vente, il alterne inactivité et petits boulots. « Des jobs de li-vreur en autoentrepreneur, des contrats courts. » Les bons mois, il tourne autour de 1 100 euros. Les autres, il « bidouille ». « Je fais gaffe à tout. Je repère les plans gratuits pour sortir quand même avec les copains : on meprend pour un écolo radin, un militant de la dé-croissance, sourit-il. J’aime autant, ça sonne plus chic que pauvre. Même si j’ai l’habitude : la scoumoune, je suis né dedans, et mes pa-rents, tous deux au chômage, aussi. »

Emmanuel Macron, lui, appelle cela les« inégalités de destin ». « Selon l’endroit oùvous êtes né, la famille où vous avez grandi, votre destin est le plus souvent scellé », décla-rait-il le 9 juillet, pour défendre son ambi-tieux plan antipauvreté. Celui-ci était attenducet été, dans la foulée des concertations commencées fin 2017 par le délégué intermi-nistériel dédié au sujet, Olivier Noblecourt. Il sera finalement présenté mi-septembre. Distribution de petits déjeuners gratuits dansles écoles, allongement de la période obliga-toire de formation de 16 à 18 ans, ou encoreversement unique des allocations… Si les pis-tes évoquées sont jugées prometteuses par les associations, certaines redoutent que les moyens dégagés ne soient pas à la hauteur.

« DES MUTATIONS PROFONDES »

Car les signaux envoyés par l’exécutif sont ambigus. En juin, le président a qualifié de « pognon de dingue » les sommes consacréesaux minima sociaux. Si le minimumvieillesse (833 euros) sera revalorisé de35 euros en 2019 et 2020, les allocations fa-miliales, APL et pensions progresseront de0,3 % seulement sur ces deux années, soit moins que l’inflation. Sera-t-il possible de renforcer la lutte contre la pauvreté tout enserrant la vis sur certaines prestations ?

Délicat, lorsqu’on mesure l’ampleur duproblème. « La pauvreté est un phénomènecomplexe et multidimensionnel », explique

Louis Maurin, président de l’Observatoiredes inégalités. Son estimation la plus cou-rante est le taux de pauvreté monétaire, exprimant la part d’individus vivant avec moins de 60 % du revenu médian (après re-distribution), soit 1 015 euros mensuels pour une personne seule.

En 2007, 13,1 % des Français étaient danscette situation, selon Eurostat. Après un pic à 14,1 % en 2012, pendant la crise, ce taux est re-tombé à 13,6 % en 2016. C’est plus qu’en Fin-lande (11,6 %) et au Danemark (11,9 %). Mais moins qu’en Allemagne, où le taux de pau-vreté est passé de 15,2 % à 16,5 % entre 2007 et 2016, ainsi qu’en Italie (19,5 % à 20,6 %) et dansla zone euro (16,1 % à 17,4 %). « Le système de re-distribution français a plutôt bien joué son rôled’amortisseur pendant la récession », souligne Yannick L’Horty, économiste à l’université de Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne).

Mais la pauvreté ne se mesure pas seule-ment en termes de revenus. Elle se traduit aussi par un accès limité à la santé et à la culture, une alimentation moins bonne ou, encore, le mal-logement, qui touche 4 mil-lions de personnes en France, selon la Fonda-tion Abbé-Pierre. Pour évaluer ces privations, l’Insee parle de « pauvreté en conditions de vie », recensant les ménages confrontés à uncertain nombre de difficultés en matière d’habitation, de paiements, de contraintes budgétaires. Son niveau est proche de celuide la pauvreté monétaire, mais elle ne concerne pas exactement les mêmes person-nes. « En outre, la relative stabilité du taux de pauvreté monétaire depuis les années 1980, autour de 14 %, masque des mutations profon-des », explique Julien Damon, sociologue et professeur à Sciences Po.

A l’issue de la seconde guerre mondiale, lespauvres étaient essentiellement des person-nes âgées. Au fil des décennies, ces dernièresont été mieux couvertes par les régimes deretraite, et les difficultés se sont concentréessur les plus jeunes, en particulier ceux qui étaient peu qualifiés et sans emploi. De plus,le profil des familles précaires a changé :en 2000, le nombre de foyers monoparen-taux en difficulté a dépassé celui des fa-milles nombreuses. « La part de personnesd’origine étrangère parmi les bas revenus estégalement plus importante qu’autrefois »,

ajoute M. Damon. Ces évolutions dessinent les principaux ressorts de la pauvreté : chô-mage, origine sociale, niveau d’éducation, auxquels s’ajoute le poids des déterminis-mes. Selon l’Organisation de coopération etdéveloppement économiques (OCDE), sixgénérations, soit cent quatre-vingts ans, sont nécessaires pour que les descendants d’une famille en bas de l’échelle des revenus atteignent le revenu moyen. « En France, dans la plupart des cas, on est pauvre parcequ’on naît pauvre », résume Yannick L’Horty.

Emmanuel Macron fait donc le bon constatlorsqu’il évoque les « inégalités de destin ». Lesraisons pour lesquelles notre pays peine àles éradiquer tiennent en partie au système bâti dans l’après-guerre autour de la Sécurité sociale. A l’époque, le risque d’exclusion lié aux pertes d’emploi n’a pas été suffisamment

pris en compte. « On l’a compris avec violence dans les années 1980, après l’apparition du chômage de masse », rappelle Nicolas Du-voux, sociologue à l’université Paris-VIII et membre de l’Observatoire national de la pau-vreté et de l’exclusion sociale (ONPES). Le re-venu minimum d’insertion (RMI) fut créé en 1988 pour tenter d’y faire face, remplacé vingt ans plus tard par le revenu de solidarité active (RSA), tous deux étant censés encoura-ger le retour à l’emploi.

Au fil des réformes, notre système est de-venu complexe. Peut-être trop : faute de s’y re-trouver dans le maquis des aides, un tiers des bénéficiaires potentiels ne demandent pas celles auxquelles ils ont droit. Est-il trop coû-teux ? Selon une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) publiée en juin, le

PART DES PERSONNES VIVANT SOUS LE SEUIL DE PAUVRETÉPAR DÉPARTEMENT, EN 2015, EN %

Le nord et le pourtour méditerranéenen permière ligne

INFOGRAPHIE LE MONDE

de 16 % à 20 %

de 20 % à 29 %de 14,7 % à 16 %

de 12,8 % à 14,7 %de 9 % à 12,8 %

Haute-Savoie9,2 %

Yvelines 9,7 %

Vendée10 %

Seine-Saint-Denis29 %

Nord 19,4 %Pas-de-Calais 20,3 %

Haute-Corse21,9 %

Aude 21,4 %

Sans diplôme

Niveau bac

Diplôme du supérieur

Actifs occupés

Chômeurs

Retraités

Familles monoparentales

Foyers monoparentauxoù la mère est inactive

Couples d’actifs avec enfants

REVENU MOYEN DES 20 % LES PLUS MODESTES

La redistribution joue un rôle-clé

PART DES PERSONNES VIVANT SOUS LE SEUIL DE PAUVRETÉ,EN %

Les peu diplômés et les familles monoparentalessont les plus touchés

533 euros

avant impôtet prestations sociales

933 euros

après impôt et prestations sociales

23,7

13,9

6,6

5,3

7,7

34,9

70,6

36,6

7,6

1970

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75 79 201620142012201020082006200420022000199896199084

13,6 %

17,9 %

13 %

14,5 % 14,2 %

PART DE PERSONNES VIVANT SOUS LE SEUIL DE PAUVRETÉ EN FRANCE (défini à 60 % du revenu médian, après transferts sociaux), en %

La pauvreté a augmenté en France pendant la crise

Début de la crise

LE PHÉNOMÈNE NE SE TRADUIT PAS

SEULEMENT EN TERMES DE

REVENUS, MAIS AUSSI PAR UN ACCÈS

LIMITÉ À LA SANTÉ ET À LA CULTURE,

UNE ALIMENTATION MOINS BONNE…

Les plus démunis toujours nombreux à renoncer aux soinsLes dispositifs de prise en charge des dépenses de santé ne sont pas forcément utilisés à leur maximum

A quelques jours de la pré-sentation du plan anti-pauvreté par Emmanuel

Macron, les associations s’inter-rogent sur la place qu’y prendra laquestion de l’accès aux soinspour les plus démunis. « Cela de-vrait être une priorité du plan », es-time Henriette Steinberg, secré-taire nationale du Secours popu-laire. Pour elle, cet accès « s’est dé-gradé ces derniers mois ». « Il n’y a pas de places pour recevoir ces gens en difficulté, il y a de moins enmoins de médecins dans les quar-tiers en difficulté… Comment fait-on pour que ça s’améliore ? »,demande-t-elle.

Le renoncement aux soins peutd’abord être lié à des raisons fi-nancières. Chez les personnes éli-gibles à l’aide au paiement d’une

complémentaire santé (ACS) – un dispositif permettant d’accéder à une mutuelle – les consultations périodiques de suivi auprès de spécialistes (gynécologue, oph-talmologue…) « sont plus étalées dans le temps qu’évitées », relevait,par exemple, en mai 2017, une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation desconditions de vie (Crédoc).

Dépenses différées

Parmi cette population, « horsmaladie ou affection grave, la santé est un poste dont on peut dif-férer les dépenses au profit d’autrespostes jugés prioritaires », comme le logement ou l’alimentation, était-il également souligné.

Alors que la France disposed’une batterie de dispositifs per-

mettant la prise en charge des dé-penses de santé, ceux-ci sont loin d’être utilisés à plein. Un tiers des personnes éligibles à la cou-verture maladie universelle com-plémentaire (CMU-C) et deuxtiers des personnes éligibles à l’ACS n’y recouraient pas en 2017. Soit, au total, près de 3 millions depersonnes qui, pour diverses rai-sons – dont une méconnaissance des aides auxquelles elles peu-vent prétendre –, ne faisaient pas valoir leurs droits.

Pour tenter d’y remédier, laCaisse nationale d’assurance-ma-ladie (CNAM) a annoncé en 2017 vouloir généraliser un dispositif visant à proposer un accompa-gnement « personnalisé » aux as-surés n’ayant pas engagé des soins nécessaires par « mécon-

naissance des circuits administra-tifs et médicaux » et par crainted’engager des démarches jugées« complexes ».

Autre raison susceptible de res-treindre l’accès aux soins : les re-fus de prise en charge par des pro-fessionnels de santé. Même sil’ordre des médecins assuren’avoir été saisi que huit fois pourdes refus de soins en 2015, un« testing » mené en 2009 par des associations de patients avait montré la réalité et l’étendue du phénomène.

Trop rares alertes

Sur 496 médecins libéraux spé-cialistes exerçant en secteur 2 (avec dépassements d’honorai-res), dans 11 villes de France, 22 % refusaient de prendre en charge

les bénéficiaires de la CMU et 5 % acceptaient sous conditions, c’est-à-dire à certains horaires ou dans des délais plus longs.

Près de dix ans plus tard,aucune nouvelle grande étude n’est venue mesurer plus précisé-ment cette pratique discrimina-toire, mais « les refus de CMU res-tent très fréquents », assure Claire Hédon, la présidente d’ATD Quart Monde. C’est pourquoi elle sou-haiterait que cette question soit abordée dans la formation de mé-decins afin qu’ils « comprennent pourquoi ces patients prennent unrendez-vous et pourquoi il leur ar-rive de ne pas venir… »

« Nous avions obtenu que les as-sociations puissent ester à la placedes patients discriminés, or c’estun rôle qu’on ne leur a pas vu

jouer », regrette pour sa part An-dré Deseur, le vice-président del’ordre des médecins, qui déplore également que le Défenseur des droits « n’alerte que trop rarement l’ordre des médecins lorsqu’il aconnaissance d’un cas suspecté derefus de soins ».

Fin septembre, la Commissionnationale d’évaluation des prati-ques de refus de soins, une ins-tance créée en 2016 par la loi santéde Marisol Touraine et réunissantsous l’égide de l’ordre des méde-cins des représentants d’associa-tions d’usagers et des syndicats de médecins, devrait rendre à la ministre de la santé un premierrapport avec des propositions deréponses pour mieux lutter contre ces discriminations. p

françois béguin

S O C I A L

Page 2: 17,9 % La France face au 13,6 % défi de la pauvreté Début ... · 23,7 13,9 6,6 5,3 7,7 34,9 70,6 36,6 7,6 1970 5 10 15 75 79 84 1990 96 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012

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montant des prestations sociales s’élevait à 32,1 % du PIB en 2016, contre 27,5 % dans l’Union européenne. Dans le détail, plus de 80 % de ces sommes sont dédiées à lasanté et à la vieillesse.

POCHES D’EXCLUSION

L’effort consacré à la seule lutte contre la pauvreté et l’exclusion se chiffre autour de 1,8 % à 2,6 % du PIB, selon le périmètre consi-déré, note l’étude de la DREES. Soit 40,5 à 57 milliards d’euros, dont 10,9 milliards pourle RSA socle, 3,2 milliards pour le minimum vieillesse et 2,9 milliards pour les allocationsfamiliales allouées aux foyers pauvres. « Quand on sait que 10 % de la population est couverte par ces aides, ce n’est pas si coûteux »,estime Jean-Luc Outin, chercheur à Paris-I,membre de l’ONPES. Tout en rappelant que sans ces transferts sociaux, le taux de pau-vreté en France ne serait pas de 13,6 %, mais de 23,6 %. Pas si mal.

Malgré tout, les poches d’exclusion persis-tent. Notre système couvre insuffisamment les jeunes entrant sur le marché de l’emploi sans diplôme. Notre école, en amont, peine à enrayer la reproduction de la pauvreté. Nos formations pour adultes, en aval, échouent à réinsérer ceux trop éloignés du marché du travail. « Pour bien faire et combattre le pro-blème à la racine, il faut agir sur tous ces frontsen parallèle », résume M. Maurin.

Sans oublier le chômage, machine à fabri-quer l’exclusion. Selon l’OCDE, le taux depauvreté serait divisé par deux si dans tou-tes les familles, l’un au moins des adultes avait un travail. Dès lors, la France a-t-elle in-térêt à se rapprocher du modèle britannique,qui inclut plus de personnes dans l’emploi, quitte à leur fournir des boulots précaires ?

« Nous constatons tous les jours que les postesà temps partiel sont insuffisants pour tirer lesfamilles fragiles de la pauvreté », témoigneSonia Serra, secrétaire nationale du Secourspopulaire. Et ainsi briser la spirale des « iné-galités de destin ». p

marie charrel

Prochain épisode : les travailleurs pauvres, ces invisibles

Au Royaume-Uni, l’impossible réforme des aides socialesLondres tente de fusionner six aides sociales et d’encourager le retour à l’emploi, mais la mise en place de la réforme est catastrophique

londres - correspondance

S ur le papier, la réforme estsaluée de tous. En arrivantau pouvoir en 2010, le gou-

vernement britannique a an-noncé une grande remise à plat des aides sociales. Six allocations différentes sont fusionnées, rem-placées par un « crédit universel », avec un objectif : aucun de ses bénéficiaires ne doit perdre de l’ar-gent en reprenant un emploi. « Travailler doit être payant », résu-mait à l’époque Iain Duncan Smith, le ministre qui a longtempsporté la réforme. Le début de sa mise en place a débuté en 2013 et elle devait être terminée en octo-bre 2017. Sept millions de Britanni-ques devaient en bénéficier.

Huit ans plus tard, le résultat estcatastrophique. Fin 2017, seules700 000 personnes touchaient le crédit universel, environ 11 % du total. Désormais, la réforme doit être achevée d’ici… 2023. L’admi-nistration s’est heurtée à l’usine à gaz que représentait la fusion deces allocations. Les critères pourles toucher ne sont pas les mê-mes, les systèmes informatiquesnon plus, et la mise en œuvre de laréforme s’avère très complexe. Ducoup, les cobayes qui ont touché lecrédit universel jusqu’à présent sont victimes d’un système capri-cieux, bourré d’erreurs et de re-tards. Les crédits universels ne sont ainsi versés que six semainesaprès leur demande, alors que les bénéficiaires se trouvent souvent déjà dans une situation précaire.

Les banques alimentaires duTrussell Trust, une association

britannique, sont peuplées depersonnes victimes de cette ré-forme : 38 % de ceux qui vien-nent prendre leurs rations detrois jours de nourriture souf-frent d’un retard de leurs alloca-tions sociales ou d’un change-ment d’allocation.

Confusion des genres

La région d’Hartlepool – dans le nord-est de l’Angleterre – est l’une des premières à avoir testé les cré-dits universels. Abi Knowles dirigela banque alimentaire de la ville, où la moitié des bénéficiaires sontvictimes des crédits universels. Enmars, elle confiait au Monde les dégâts de cette politique. « Beau-coup de ceux qui viennent ici n’ont absolument aucune épargne pour tenir et sont en permanence au bord de la chute. Un versement en moins peut signifier qu’ils ne pour-ront pas se nourrir, ou ne pas nour-rir leurs enfants. » Pourtant, souli-gnait-elle, elle n’est pas contre leprincipe des crédits universels : « Une fois que ceux-ci sont en place,ça marche assez bien. »

L’une des raisons des difficultésde la réforme a été la confusion

des genres, dès le début. Les cré-dits universels avaient comme objectif de réduire la pauvreté mais aussi de réaliser des écono-mies. Le lancement du pro-gramme a coïncidé avec l’austé-rité lancée par le gouvernement britannique en 2010. Dans son bras de fer avec le Trésor britanni-que, M. Duncan Smith, qui a dé-sormais quitté le gouvernement,a perdu ses arbitrages. Rapide-ment, les crédits universels ont eumauvaise presse, symbolisant les coupes franches menées par l’Etat, et l’opposition en a fait unargument central, compliquant encore plus le déroulement d’uneréforme déjà difficile.

Mais même au-delà de la périodede transition, l’Etat semble avoir revu à la baisse ses ambitions. Selon son propre objectif, publié en juin, la réforme devrait d’ici 2023 remettre au travail environ 200 000 personnes. C’est peu par rapport au 32,4 millions que compte le marché du travail bri-tannique, et on est loin du big bang annoncé au départ.

Paradoxalement, les crédits uni-versels – imaginés au début desannées 2000 – arrivent trop tard au Royaume-Uni, pays qui n’a guère de problème de chômage– désormais à 4 % – mais qui souf-fre de la faiblesse des salaires et dela précarité. « Ils cherchent à ré-soudre un problème largement ré-solu, note le think tank Resolu-tion Foundation. Désormais, il faudrait les recentrer sur l’aide aux familles qui ont un emploi, pour soutenir leurs revenus. » p

éric albert

Les enfants, victimes des déterminismes sociauxLe système scolaire échoue à briser les mécanismes de la reproduction sociale

L à-bas, on fabriquait le beurre.Ici, les habitants utilisaientune perche pour sauter par-

dessus les canaux… » Lorsqu’ils ne sont pas tentés de sauter à piedsjoints dans l’eau, Tayem et Tijani,les jumeaux de 9 ans, écoutentattentivement les explications dela guide sur l’histoire du marais breton vendéen. Leur sœur Thalia,11 ans, chuchote à l’oreille de sanouvelle amie. En cette mi-août,les traditions locales passionnent d’assez loin. « Il y a une fête au cam-ping ce soir, je peux y aller ? », de-mande-t-elle à sa mère, Gina, 31 ans.Qui hausse les épaules : « C’est troploin de chez nous, ma puce. »

Tous les quatre logent pour quel-ques jours à Saint-Gilles-Croix-de-Vie (Vendée), à 30 km des Sa-bles-d’Olonne, dans la maison louée par l’un des bénévoles de Va-cances et familles. Chaque année, cette association née en 1962 per-met à mille familles aux revenus li-mités de partir pour un court séjour. Certaines n’ont jamais pris la route des vacances. Construire lebudget, organiser le transport, oc-cuper les enfants : pour les plus fra-giles, tout paraît hors de portée. « Outre le financement, nous les aidons à chaque étape pour leurpermettre de gagner en autono-mie », détaille François Guilloteau,délégué régional de l’association. Aujourd’hui, il accompagne legroupe dans le marais, épaulé par une poignée de bénévoles.

Gina, elle, vient de la banlieue deBordeaux. Vivre avec trois enfants sur son salaire de secrétaire à temps

partiel la contraint à compter cha-que centime. Ces deux semaines en Vendée, en partie prises en chargepar la Caisse d’allocations familiales(CAF), lui coûteront 230 euros. « C’estla première fois que nous partons en-semble, confie-t-elle. J’aimerais que ce soit le début d’une autre vie. » Unevie comme celle des familles pour qui partir quinze jours en août n’a rien d’inaccessible. Celles dont lesenfants partagent les souvenirs es-tivaux avec leurs amis, à la rentréedes classes. « Cette année, nous aussi », murmure Thalia, bien déci-dée à rejoindre la fête du camping.Pour se fabriquer des souvenirs.

« Spirale de l’amertume »

Ne pas partir en été : un des stigma-tes, parmi d’autres, renvoyant les enfants aux faibles revenus de leurfoyer. Aujourd’hui, 19,1 % des Fran-çais âgés de moins de 18 ans vivent au-dessous du seuil de pauvreté,selon Eurostat. C’est plus qu’avant la crise (15,3 % en 2007).

« Cela n’a, hélas, rien d’étonnant :les enfants pauvres se concentrent dans les familles touchées par le chô-mage », explique Olivier Thevenon, spécialiste du sujet à l’Organisation de coopération et de développe-ment économiques (OCDE). La ma-jorité vit au sein de familles mono-parentales, ou nombreuses, dont l’un, voire les deux parents sontéloignés du marché du travail. « Pour elles, privations comme difficultés se cumulent – logement, emploi, santé et, à la longue, spirale de l’amertume, grippant les possibili-tés d’ascension sociale », souligne

Sonia Serra, secrétaire nationale du Secours populaire.

Les enfants vivant dans un loge-ment surpeuplé ont ainsi 1,4 fois plus de probabilité d’être en échec scolaire. Selon les enquêtes PISA de l’OCDE, c’est en France que la corré-lation entre le niveau social et le ni-veau scolaire est la plus forte : les en-fants de milieu défavorisé risquent trois fois plus que les autres d’avoirun niveau scolaire au-dessous de lamoyenne. Résultat : les enfants de cadres sont deux fois plus souventdiplômés du supérieur que les en-fants d’ouvriers.

C’est là que le bât blesse : l’écolefrançaise ne permet pas suffisam-ment aux enfants d’échapper aux déterminismes sociaux : 20 % des jeunes la quittent tous les ans sansdiplôme ni qualification. Les tra-vaux de la sociologue Agnès vanZanten, du Centre national de la re-cherche scientifique, illustrent enoutre comment les défaillances de l’orientation au collège et lycée en-tretiennent les inégalités, laissant les jeunes de foyers précaires plus démunis face au maquis des forma-tions. « Notre enseignement est effi-

cace pour former l’élite, mais pas pour transmettre à tous les élèves un socle commun de connais-sance », résume Louis Maurin, di-recteur de l’Observatoire des inéga-lités. Le dédoublement des classesde CP en quartiers sensibles, ins-tauré l’an passé par le gouverne-ment, est une piste pertinente pour y remédier, estime-t-il.

Mais elle est insuffisante, car trai-ter la pauvreté infantile à la racine implique d’agir plus tôt encore. Se-lon l’OCDE, seuls 31,3 % des ménagesles moins riches ont accès aux systè-mes de garde tels que crèches et as-sistantes maternelles (contre 74 % pour les plus aisés), contraignant les mères à décrocher de l’emploipour s’occuper des petits.

Dès lors, le projet de bonus finan-cier accordé aux crèches accueillantdes enfants défavorisés, envisagé par le plan pauvreté, va dans le bon sens, jugent les associations. « A condition de renforcer aussi l’accom-pagnement : les familles les plus fra-giles hésitent parfois à mettre leur enfant en crèche par peur de devoir se dévoiler en évoquant les diffi-cultés qu’elles endurent », observe Claire Hédon, présidente d’ATD Quart Monde France.

Sa crainte : que le gouvernementse contente de mesures éparpillées,à l’efficacité d’ensemble limitée. « Les actions ciblées sur les enfants n’ont de sens que si, dans le même temps, on s’attaque à la précarité etaux difficultés de logement des pa-rents », prévient Nicolas Duvoux, so-ciologue à l’université Paris-VIII. p

m. c.

« LES ENFANTS PAUVRES SE CONCENTRENT DANS LES FAMILLES TOUCHÉES

PAR LE CHÔMAGE »OLIVIER THEVENON

économiste à l’OCDE

FIN 2017, SEULES 700 000 PERSONNES

TOUCHAIENT LE CRÉDIT UNIVERSEL, SUR LES 7 MILLIONS

DE BRITANNIQUES QUI DEVAIENT EN BÉNÉFICIER

PART DE PERSONNES VIVANT SOUS LE SEUIL DE PAUVRETÉ(défini à 60 % du revenu médian), en %

Avant transferts sociaux

La pauvreté est inférieure à la moyenne de la zone euro

SOURCES : INSEE ; EUROSTAT ; OBSERVATOIRE DES INÉGALITÉS ;23E ÉDITION DU RAPPORT ANNUEL SUR L’ÉTAT DU MAL-LOGEMENT DE LA FONDATION ABBÉ PIERRE, JANVIER 2018 ; UNICEF

Après transferts sociaux

DANEMARK

FRANCE

ALLEMAGNE

ZONE EURO

PORTUGAL

ITALIE

GRÈCE

ESPAGNE

11,9

11,6

DANEMARK 24,9

FINLANDE

FINLANDE

16,5

ALLEMAGNE 25,3

17,4

ZONE EURO 25,7

19

PORTUGAL 25

20,6

ITALIE 26,2

21,1

GRÈCE 25,2

22,3

ESPAGNE 29,5

27

13,6

FRANCE 23,6

PERSONNES TRAVAILLANT ET TOUCHANT UN REVENU INFÉRIEURAU SEUIL DE PAUVRETÉ, APRÈS TRANSFERTS SOCIAUX, en %

L’Allemagne a plus de travailleurs pauvres que la France

DANEMARK 5,3

FINLANDE 3,1

ALLEMAGNE 9,5

ZONE EURO 9,5

PORTUGAL 10,8

ITALIE 11,8

GRÈCE 14

ESPAGNE 13,1

FRANCE 8

Les données de référence

SEUIL DE PAUVRETÉ : 1 015 euros par an (60 % du revenu médian)

REVENU MÉDIAN : 1 692 euros(50 % de la population a un revenu supérieur et 50 % un revenu inférieur)

MINIMA SOCIAUX

RSA mensuel pour une personne seule : 550,93 euros

Allocation aux adultes handicapés (AAH), pour une personne seule sans aucunes ressources : 819 €

Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), mensuelle pour les personnes seules : 833,20 €

4

3

6

restent mal logées en France, dont 2,8 millions vivant dansdes conditions de logementparticulièrement difficiles.

sont nécessaires pourque les descendants d'une famille en bas de l'échelle des revenus(les 10 % les plus bas) se hissent au niveau du revenu moyen,soit 180 années, selon l'OCDE.

vivent sous le seuil de pauvreté, dont 31 000 sont sans domicile, et 9 000 habitent dans des bidonvilles.

80 % des enfants accueillis par l'aidesociale à l'enfance le sont pourdes raisons de pauvreté(20 % pour maltraitance).

millionsde personnes

millionsd’enfants

générations

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2 | plein cadre JEUDI 6 SEPTEMBRE 2018

0123

« AUJOURD’HUI, JE TRAVAILLE

HONNÊTEMENT, JE BOUSILLE MON DOS, ET JE SUIS

ENCORE PLUS PAUVRE QU’AVANT »,

SOUPIRE JEAN-PHILIPPE VARET

REPORTAGElille - correspondance

J’ai parfois des idées noires », con-fie-t-il. Jean-Philippe Varet est unhomme courageux, travailleur…et pauvre. A 44 ans, cet auto-entrepreneur dans le bâtimentvit chaque fin de mois avec laboule au ventre. « On gratte au

centime près. » Après dix ans de chômage et deRSA, il a monté sa boîte il y a quatre ans, juste avec un scooter et une remorque. Ce sont sesamis d’ATD Quart Monde qui lui ont payé cette année le permis, réussi du premier coup.« Pôle emploi m’avait promis de le financer mais ils n’avaient plus les fonds… » Aujourd’hui, sa petite entreprise de peinture,plâtre et électricité vivote. « C’est très calme,alors, j’accepte des petits chantiers pourris pour payer les 400 euros d’Urssaf, assurances,loyer, etc. » Le moindre pépin se transformeen galère. Une panne de voiture en août et le voilà incapable de débourser 300 euros pourles réparations, l’obligeant à faire encore ap-pel à ATD Quart Monde. Pour diminuer son budget alimentation, il loue un potager à l’année et vend des légumes aux voisins.

Lorsque ce Roubaisien a su que la Ville pro-posait d’acquérir des maisons à 1 euro, il a cru pouvoir quitter son logement locatif insalu-bre du populaire quartier du Pile à Roubaix.

« Mais mon autoentreprise n’est pas assez sol-vable : la banque n’a pas voulu me prêter les 15 000 euros nécessaires pour la rénovation. »

Certains matins, il se demande pourquoi ilse lève. « On n’encourage pas les gens qui veu-lent bosser. Il y a trop de charges, trop de comp-tes à rendre. » Surtout, Jean-Philippe et sa femme ont fait les calculs : entre la baisse des APL, la perte des bons alimentaires et de l’aidepour les factures d’électricité, ils gagnaient plus quand il était au chômage, grâce aux aides sociales et à quelques petits boulots. « Aujourd’hui, je travaille honnêtement, je bou-sille mon dos, et je suis encore plus pauvre qu’avant », soupire ce Nordiste.

Un million de personnes sur les six qui peu-plent les Hauts-de-France vit sous le seuil de

C’est ainsi que 7,9 % des travailleurs françaissont pauvres, selon Eurostat. Preuve que tra-vailler ne protège pas de la précarité. De quoi tordre le cou au Tweet de Benjamin Griveaux,porte-parole du gouvernement. Le 26 août dernier, il écrivait : « C’est par l’activité et le travail que notre pays prospérera. » Un avis que ne partage pas Valérie Porcaro, 43 ans, en contrat unique d’insertion (CUI) dans une école à Armentières (Nord) depuis mars 2017.Diplômée d’un DUT carrières sociales, elleenchaîne les contrats précaires. Avec ses 20 heures par semaine, cette auxiliaire de viescolaire gagne 688 euros. « Entre le gaz, l’élec-tricité, l’eau, le loyer, l’assurance habitation, le téléphone, difficile de s’en sortir. Il faut arrêter de croire que dès que l’on travaille, on s’en sort. » La mère de Valérie Porcaro lui offre de temps en temps le coiffeur. Sinon, parmi ses petits plaisirs, il lui reste l’entrée gratuite dans les musées tous les premiers diman-ches du mois.

« A découvert chaque fin de mois »

Face au phénomène des travailleurs pauvres, depuis 2016, le conseil régional a mis en placedes aides pour améliorer leur pouvoir d’achat : 20 à 30 euros pour la garde d’enfants et 20 euros pour le transport par mois, la pos-sibilité de louer une voiture pour 2 euros par jour… En plus des coups de pouce régionaux ou municipaux, par le centre communal d’ac-tion sociale (CCAS), de nombreuses associa-tions viennent en aide à ces travailleurs pré-caires. Dans sa petite épicerie solidaire et so-ciale créée en 2012 dans le quartier populaire de Moulins à Lille, Linda Motrani voit défiler retraités, étudiants, chômeurs et travailleurs aux petits salaires. « Beaucoup de personnes qui travaillent galèrent, explique la présidentede l’association La Passerelle. A la fin du mois, il ne leur reste pas grand-chose de plus que ceuxqui touchent les minima sociaux. »

A 39 ans, Martine René a longtemps fré-quenté l’épicerie solidaire de sa commune, à Wattrelos, où le taux de pauvreté atteint 19,9 %. Grâce à l’épicerie Horonia – qui signifie« dignité » en malien, explique sa fondatrice, Oumou N’Diaye –, Mme René a pu acheter à moindre coût de quoi nourrir ses deux en-fants, le temps que son mari haïtien trouve unposte d’enseignant contractuel dans un lycée privé, il y a deux ans.

« Pendant des années, nous ne vivions quesur mon salaire, raconte-t-elle. On était à dé-couvert à chaque fin de mois, on a frôlé l’inter-dit bancaire. Heureusement que la famille nous aidait et qu’il y avait les chèques-service du CCAS pour faire des courses. » Il faut direque cette assistante d’éducation dans un ly-cée, en contrat d’un an renouvelable six fois, perçoit 911 euros pour 32 heures par se-maine. « Quand on travaille, on n’a le droit àrien, a-t-elle constaté. C’est impossible de se projeter, d’imaginer acheter un jour un loge-ment, explique-t-elle. Il faudrait supprimerles contrats précaires pour ne permettre que de vraies embauches. » p

laurie moniez

Prochain épisode : Le mal-logement

pauvreté, selon l’Insee, c’est-à-dire avec moinsde 1 015 euros par mois pour une personne seule. La région compte 18,3 % de personnes pauvres (au sens monétaire), soit le taux le plus élevé de France métropolitaine (14,7 %), après la Corse (20,3 %). Taux de chômage (11,9 %), recours à la CMU-C (couverture mala-die universelle complémentaire), surendette-ment, les Hauts-de-France cumulent d’autres indicateurs critiques.

Parmi ces pauvres, combien occupent unemploi ? Ni Pôle emploi, ni l’Insee, ni la régionou le département du Nord n’ont de chiffres précis sur ces travailleurs de l’ombre, frange de la population oubliée des médias. Mais le phénomène est bien réel.

Selon une étude de novembre 2017 de l’Ob-servatoire des inégalités, 700 000 salariés dis-posent en France d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, soit parce qu’ils tra-vaillent à temps partiel avec de très bas salai-res, soit parce qu’ils n’ont travaillé qu’une par-tie de l’année. « Si l’on ajoute les indépendants, on arrive à un million de personnes qui exer-cent un emploi mais disposent d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, fixé à la moi-tié du revenu médian [850 euros par mois pour une personne seule], explique Anne Brunner, chef de projet à l’Observatoire. Et enprenant le seuil utilisé par l’Union européenne [60 % du niveau de vie médian, soit 1 015 euros], on en compte deux millions. »

Les travailleurs pauvres, ces invisibles

LE DÉFI DE LA PAUVRETÉ 2|3 Temps partiels, bas salaires, près de 8 % des Français en activité vivent sous le seuil de pauvreté. Des travailleurs précaires qui peinent à joindre les deux bouts

« j’ai l’impression que je vais devenir riche ! » « Avecun smic ? » « Bah oui… » Le calcul est vite fait : en-chaîné à des postes à temps partiel, Nicolas Zim-mann n’a jamais gagné plus de 750 euros par mois. En signant à 50 ans son premier CDI à temps plein, il va voir son revenu progresser de 50 %. L’ex- « em-ployé jetable » s’imagine partir en vacances, faire des travaux, passer le permis… S’investir, surtout, au seinde 13 Avenir, l’entreprise à but d’emploi (EBE) sise dans le 13e arrondissement de Paris qui l’a embauchéà l’été comme responsable de la communication.

Ils sont une trentaine, comme lui, à avoir rejointcette structure lancée il y a un peu plus d’un an dansle cadre de l’initiative « Territoire zéro chômeur de longue durée ». Tous habitent deux quartiers priori-taires du sud de la capitale : Oudiné-Chevaleret et Bé-dier-Boutroux. « Le bouche-à-oreille fonctionned’autant mieux que beaucoup vivent dans des barres HLM et ont grandi ensemble. Plusieurs salariés ont la même adresse », constate Elisa Lewis, qui dirige l’EBE.

Porté par ATD Quart Monde, le projet repose sur unprincipe simple : plutôt que de verser une indemnité

aux intéressés (un chômeur de longue durée rece-vant en moyenne 18 000 euros par an), l’Etat abondeun fonds qui transfère l’argent aux EBE pour chaque personne recrutée. Ces entreprises, en lien avec Pôle emploi et les missions locales, développent des acti-vités en fonction des compétences de leurs salariés. Ce sont eux qui décident ce qu’ils peuvent ou veu-lent faire. Et tant que cela ne concurrence pas le tissuéconomique existant, l’EBE a le champ libre.

600 personnes embauchées à temps choisi

D’après Laurent Grandguillaume, l’ancien député socialiste qui a défendu à l’Assemblée la loi d’expéri-mentation adoptée en 2016 pour cinq ans, près de600 personnes ont été ainsi été embauchées à temps choisi. Dix territoires sont concernés, de l’Ille-et-Vilaine aux Bouches-du-Rhône. Depuis, une cin-quantaine d’autres ont créé des comités locaux et souhaiteraient rejoindre l’expérimentation en 2019.« On a très bon espoir que l’extension soit inscritedans la stratégie pauvreté que le gouvernement veut lancer mi-septembre », confie M. Grandguillaume.

L’initiative, même au stade expérimental, offreune alternative à ceux qui n’en ont pas, ou plus. Des gens comme Nicolas Zimmann ou Magalie Michalet,qui, avant de travailler comme comptable pour l’EBE,a passé quatre ans au chômage malgré un BTS d’as-sistante de direction et une expérience en alternancechez EDF. « On ne voulait pas m’embaucher à cause demes problèmes de santé », se souvient-elle, égrenantdes maux hérités d’un surpoids chronique : apnée du sommeil, tension, articulations en vrac, migrai-nes… « L’an dernier, j’ai perdu la moitié de moi-même, 50 kilos, mais ces maladies, je les aurai toute ma vie. »

Un quart des salariés de 13 Avenir ont connu desruptures professionnelles liées à la maladie, un quart à la délinquance. Les autres, souvent des mè-res au foyer, n’ont parfois jamais travaillé. Restentles éternels précaires, souvent des hommes. Tousont depuis trouvé leur place à la conciergerie, dans l’aide aux seniors, la végétalisation et bientôt la ré-paration de vélos… Pour faire simple, résume Tama Sissoko, « on est mieux au travail qu’au quartier ». p

élise barthet

Les entreprises à but d’emploi : une alternative pour ceux qui n’en ont pas

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2 | plein cadre VENDREDI 7 SEPTEMBRE 2018

0123

ENTRE 2006 ET 2013, LES DÉPENSES DE

LOGEMENT, LOYERS ET CHARGES, ONT

AUGMENTÉ QUATRE FOIS PLUS VITE QUE LES BAS REVENUS,

UNE TENDANCE QUI N’A PU, DEPUIS, QUE S’ACCENTUER

Plus jeune et plus urbain qu’il y adix ans, plus souvent locataireet étranger, écrasé par le poidsfinancier du logement : c’est leprofil type du mal-logé enFrance. La Fondation Abbé

Pierre estime leur nombre à 4 millions, mais,au-delà de ce « noyau dur » de la pauvreté, les20 % des ménages les plus modestes (1er et 2e déciles, au sens monétaire) paient un lourd tribut au renchérissement du prix des logements, qui s’accélère depuis 2006.

L’amélioration du confort, la métropolisa-tion, la concentration de l’emploi dans les grandes villes y ont certes contribué. Mais, dans le même temps, dans le sillage de la crisefinancière de 2008, les bas salaires ont été comprimés. Ces familles se retrouvent victi-mes d’un effet ciseau entre un revenu qui neprogresse quasiment pas et un loyer qui s’en-vole, notait le rapport, publié le 2 mai 2018, del’Observatoire national de la pauvreté et del’exclusion sociale (Onpes). Entre 2001 et 2006, les dépenses de logement (loyer et charges) augmentaient 1,7 fois plus vite queles bas revenus, puis 4 fois plus vite entre 2006 et 2013, pointe l’étude. Une tendance qui n’a fait, depuis, que s’accentuer.

Résultat, le taux d’effort des familles à basrevenus, c’est-à-dire la part des ressources consacrée à se loger, devient insoutenable, puisqu’il s’est accru de 7,4 points entre 2001 et 2013, passant de 26,3 % des ressources à33,6 % – sachant que pour l’ensemble desFrançais, il était de 19 % en 2015, selon l’Insee.

Et ce n’est qu’une moyenne, qui cache les54,5 % de taux d’effort infligés aux accédantsà la propriété des deux premiers déciles, les 42,4 % des locataires du secteur libre. Parmi eux, 61,7 % résident dans l’agglomération pa-risienne. Le reste à vivre sur un revenu moyen d’environ 1 050 euros par mois, pour une personne seule, atteint à peine 400 euros. L’Onpes chiffre à 1,7 million le nombre de ménages à bas revenus victimes de cette pression financière excessive, 2,5 millions si on y ajoute ceux aux ressour-ces modestes (3e et 4e déciles).

Françoise D. habite un quartier chic, à Paris.Après une carrière heurtée dans l’audiovi-suel qui ne lui assure qu’une retraite d’envi-ron 1 000 euros mensuels, elle loue 600 euros – dont seulement 10 euros d’aidepersonnalisée au logement (APL) – 20 mè-tres carrés sous les toits, sans ascenseur, à unpropriétaire privé. « Lorsque, l’été, la tempéra-

tructions nouvelles, le nombre d’entrants dans le parc social a baissé de 22 % : les sortiesse font d’autant plus rares que le mouve-ment autrefois habituel vers l’accession à la propriété est stoppé.

A Paris, où le nombre d’emménagementsau cours des quatre dernières années a baisséde 43 %, on ne compterait donc, sans ironie, que sur le décès des locataires HLM pour re-constituer une offre… Les files d’attente descandidats à un logement social s’allongent indéfiniment, la panne gagne les centres d’hébergement d’urgence, saturés à leur tour, laissant les familles en difficulté au mieux à l’hôtel, au pire à la rue.

La famille Samberi, arrivée du Burkina Fasoen France en 2012, est restée à la rue presque un mois avec ses quatre enfants âgés de 7 et 19 ans, trouvant parfois refuge aux urgences de l’hôpital Robert-Debré. Ce n’est que de-puis quelques semaines qu’elle est hébergée par le Samusocial, en hôtel, à Champigny(Val-de-Marne). Les Samberi ont pourtant franchi tous les obstacles sur le long chemin vers l’insertion : les parents ont obtenu leurs papiers et titres de séjour ; le père travaille, enCDI, comme agent de ménage à Auchan, à Versailles ; les enfants parlent français et sui-vent une scolarité normale en dépit de l’er-rance qui leur a jusqu’ici été imposée, d’un hôtel à l’autre. Ils sont, en outre, reconnus comme bénéficiaires du droit au logement opposable (DALO), qui, en principe, leur donne la priorité pour obtenir un logement social… inaccessible aux nouveaux arrivants.

SURPEUPLEMENT ET INSALUBRITÉPour les déboutés du logement social, les pis-aller sont l’hébergement chez des tiers ou leretour chez des parents : 46 % des 18-29 ans habitent chez leurs parents, observe l’Insee, avec un risque de surpeuplement des loge-ments qui, relevait la Fondation Abbé Pierredans son rapport publié le 31 janvier 2018, progresse à nouveau. A cela s’ajoute l’habitatinsalubre : en dépit de l’amélioration géné-rale du confort, des poches d’insalubrité per-sistent, avec des logements honteusement loués à des prix astronomiques.

A voir sa mise élégante, on ne devineraitpas que Svetlana S., 62 ans, ancienne em-ployée chez Peugeot-Citroën et vendeuse sur les marchés, habite un gourbi pétri d’humi-dité et infesté de rats, dans un immeuble dé-claré insalubre du 20e arrondissement de Pa-ris – ce qui n’empêche pas son « propriétaire »de prélever 510 euros de loyer par mois, sur un revenu de 830 euros. Elle aussi espère que la Ville de Paris lui proposera un relogement.

L’insalubrité touche désormais aussi les co-propriétés en difficulté dont les habitants n’honorent plus les charges : selon l’Agence nationale de l’habitat (ANAH), 180 000 co-propriétés, soit 2,3 millions de logements,sont dites « fragiles », c’est-à-dire risquentd’entrer dans une spirale de déqualification.En 2018, en France, 4 millions de ménagespiétinent au seuil d’un vrai logement. p

isabelle rey-lefebvre

FIN

ture devient intenable, la seule solution, c’estde descendre boire un café et comme, detemps en temps, je craque pour m’offrir une vi-site de musée ou une séance de cinéma, je dé-passe mon budget et je m’endette en différant le paiement du loyer. Jusqu’ici, heureusement, le propriétaire s’est montré arrangeant. » Françoise D. a attendu des années une ré-ponse à sa demande, déjà ancienne, d’un lo-gement social, finalement arrivée en 2018,soulageant ses finances mais l’obligeant à quitter « son quartier ».

« Pour ces personnes, le seul salut est le loge-ment social, qui fait redescendre la part duloyer à un niveau supportable pour leurs reve-nus et leur assure un toit de qualité », expliqueJean-Claude Driant, directeur de l’Institut d’urbanisme de Paris et l’un des auteurs durapport de l’Onpes. L’observatoire constate aussi que le taux d’effort des ménages à bas revenus logés dans le parc social n’excédait pas 27,8 % en 2013, contre 22,4 % en 2001, soit une progression certes significative mais en-core tolérable.

Mais les logements sociaux sont encoremal répartis dans la région parisienne, et le « turnover », c’est-à-dire la mobilité des loca-taires, qui permet de libérer des apparte-ments, y est, bien sûr, quasi nul : pourquoiquitter un HLM confortable et pas cher pour un logement privé hors de prix ? A Paris, le taux de déménagements est tombé à 3 % quand la moyenne nationale s’établit à 10 %dans le parc social (27 % tous parcs confon-dus). Entre 2001 et 2013, en dépit des cons-

L’envolée des loyers, facteur aggravant de la pauvreté

LE DÉFI DE LA PAUVRETÉ 3|3 En 2018, en France, 4 millions de ménages sont en attente d’un vrai logement. Pour nombre de familles, la part des ressources consacrée à se loger devient insoutenable

au motif de « simplifier », d’« être plus juste », le gouvernement planche sur uneréforme du versement des aides au loge-ment et, plus largement, des minima so-ciaux. Leur calcul prendrait désormais enconsidération le revenu immédiat, du mois, du trimestre précédent, et mettrait fin aux deux années de décalage actuel.

Une simplification des demandes, évi-tant la multiplication des dossiers et justifi-catifs, et une automaticité des versementscompléteraient le dispositif. Tout cela est permis par l’instauration du prélèvement àla source de l’impôt sur le revenu qui com-mute entre eux les fichiers permettant auxorganismes sociaux, caisses d’allocations familiales en tête, de connaître au mois lemois les ressources des bénéficiaires.

L’idée est séduisante mais elle comportele risque de précariser encore davantage les allocataires de l’aide qui, lorsque leursituation n’est pas stable, ne sauront ja-mais sur quelle somme ils pourrontcompter à court terme. Car ils ne sont pasrares à percevoir des revenus fluctuants augré de missions, des reprises ou fins decontrats, sans oublier les aléas familiaux, les maladies…

Un objectif d’économiesOr, le propre de la pauvreté, c’est justementl’incertitude du lendemain, qui interdit de faire des projets, d’économiser pour un in-vestissement futur, une machine à laver, une voiture pour reprendre un emploi…L’ajustement proposé par la réforme pour-

rait être bénéfique en compensant tout de suite une perte de ressources, mais la crainte des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion est qu’il soit plutôtl’occasion de faire des économies. Pour les aides personnalisées au logement, ce sera le cas : le mécanisme actuel prend déjà encompte de façon quasi instantanée lesbaisses de ressources telles que chômage,retraite ou arrivée d’un enfant.

La réforme prévoit de faire de mêmepour les hausses de revenu, qui condui-sent, elles, à diminuer les aides. Julien De-normandie, secrétaire d’Etat à la cohésiondes territoires, l’a d’ailleurs confirmé en creux, en annonçant attendre entre 1 mil-liard et 1,5 milliard d’euros d’économies… p

i. r.-l.

La simplification des aides au logement ? Pas si simple…

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Pauvreté : de quoi et de qui parle-t-on ?

Mesurer le phénomène selon différents critères – revenu, consommation, ressenti – permet de dépasser les représentations courantes, et en particulier la dichotomie entre actifs et « assistés », démontre le sociologue Nicolas Duvoux

Par NICOLAS DUVOUX

L a pauvreté est une notion com-plexe, en général appréhendéepar le biais d’un « seuil » dont la

définition ne fait pas consensus. Dans la plupart des pays non euro-péens, c’est la notion de pauvreté « ab-solue » qui prévaut, la pauvreté étantpensée en fonction de la capacité à sa-tisfaire un certain nombre de besoinsconsidérés comme des minimumsvitaux. La Banque mondiale retient par exemple un seuil d’extrême pau-vreté de 1,90 dollar (1,63 euro) par jour, tandis que les Etats-Unis fontpasser la ligne de pauvreté à25 100 dollars par an pour une famillede quatre personnes. En Europe, la dé-finition de la pauvreté est aussi essen-tiellement fondée sur le revenu, mais c’est plutôt la notion de « pauvreté re-lative » qui prédomine, fondée surl’idée selon laquelle sa délimitationvarie en fonction de la société dans la-quelle on vit.

En France est considéré commepauvre tout individu vivant dans un ménage dont le niveau de vie est infé-rieur à 60 % du niveau de vie médian (1 015 euros par mois pour une per-sonne isolée en 2015, soit 14,2 % de la population). D’après cette définition, le taux de pauvreté a reculé d’à peine 4 points au cours des cinquante der-nières années. Plus significatives,peut-être, sont les évolutions qualita-tives de la pauvreté : comme dansl’ensemble des pays développés, cel-le-ci s’est déplacée vers les jeunes, les familles monoparentales et les popu-lations urbaines. La pauvreté touche aujourd’hui de manière dispropor-tionnée les enfants (19,9 %), les jeunesadultes (25,2 % des 18-24 ans) et les fa-milles monoparentales (34,9 %). Trèsexposées au cours de la période des « trente glorieuses », les personnes âgées et retraitées apparaissentaujourd’hui relativement épargnéespar ce type de pauvreté, grâce aux re-traites dont les montants, quoique re-lativement modestes (en 2016, la pen-sion de droit direct s’élevait en moyenne à 1 294 euros par mois), of-frent un niveau de vie souvent supé-rieur au seuil de pauvreté monétaire.

Cette mesure de la pauvreté fait tou-tefois l’objet de critiques, qui portenttant sur le niveau du seuil que sur le fait de se focaliser sur le revenu des ménages. Des variations minimes du seuil retenu peuvent en effet con-duire à des taux de pauvreté très diffé-rents : par exemple, avec un seuil fixé à 50 % du niveau de vie médian, on aboutit à un taux de pauvreté de 8 %

– et non plus de 14,2 %. Il convientaussi de souligner qu’une diminutiondu niveau de vie médian de la popula-tion peut provoquer une baisse méca-nique du taux de pauvreté, sans que lasituation des plus démunis ne se soit améliorée.

Il peut alors sembler plus correct departir des conditions de vie des mé-nages et des privations qu’ils subis-sent : c’est la pauvreté dite « en condi-tions de vie ». Une personne est alors considérée comme pauvre si elle dé-clare souffrir d’au moins huit diffi-cultés parmi une liste de 27 items comme les restrictions de consom-mation, les conditions de logement, les retards de paiement, etc. Cette dé-finition renvoie à la capacité de con-sommation et partage de nombreux traits communs avec les mesures« absolues » du phénomène qui, comme aux Etats-Unis, déterminentle seuil de pauvreté en fonction de l’accès à un panier de biens de base. En baisse, du fait, notamment, del’amélioration de la qualité des loge-ments, cet indicateur de « pauvreté enconditions de vie » complète utile-ment la perspective monétaire.

INSÉCURITÉ SOCIALE DURABLELes taux de pauvreté monétaires et enconditions de vie sont proches (14,2 %et 12 % respectivement), mais lesgroupes qu’elles identifient ne se re-coupent que partiellement : seuls 5 % de la population est pauvre selon lesdeux critères, mais 20 % des Françaispeuvent être considérés comme pau-vres selon l’un ou l’autre de ces deux ensembles de critères. Autour du « noyau dur » de la pauvreté émerge donc un « halo » de la pauvreté, qui concerne une fraction très significa-tive de la population. En France, une personne sur cinq vit donc aujourd’hui dans un foyer dont le ni-veau de vie est inférieur à 1 000 eurospar mois ou dont les membres subis-sent des difficultés importantes dans leur vie quotidienne.

On retrouve ce décalage dans la rela-tive non-concordance entre, d’une part, l’ensemble des personnes jugéespauvres d’un point de vue monétaire ou parce que leur revenu dépend des prestations sociales, et, d’autre part, la diffusion du sentiment de pauvretéau sein de la société française. Le ba-romètre d’opinion de la Direction de la recherche, des études, de l’évalua-tion et des statistiques (Drees) du mi-nistère des solidarités et de la santé, qui suit chaque année l’évolution de la perception des inégalités et du sys-tème de protection sociale en France, permet d’identifier les personnes qui

disent se sentir pauvres dans notrepays, d’évaluer leur part dans la popu-lation et de décrire leur profil social. Tandis que la pauvreté monétaire re-lative indique la part des revenus qui sont éloignés des revenus intermé-diaires ou médians, le sentiment depauvreté – qui concerne environ 13 % de la population – met essentielle-ment en évidence une insécurité so-ciale durable et une vision dégradée de son avenir.

L’apport principal de cette mesuresubjective de la pauvreté est de remet-tre en cause la vision la plus com-mune de la pauvreté qui, en se cen-trant sur les situations d’éloignementprolongé du marché du travail, né-glige la forte proportion d’actifs parmi les personnes qui se jugent pauvres. Certes, le taux de pauvreté ressentie est bien supérieur à la moyenne chez les personnes apparte-nant à un ménage ayant perçu le re-venu de solidarité active (RSA) aucours de l’année (4 sur 10) ou chez les chômeurs (1 sur 4), ce qui montre que le sentiment de pauvreté est lié àl’éloignement du marché du travail età la perception des prestations socia-les qui le compensent et assignent à une identité dépréciative d’« assisté ».

Cependant, les données du baromè-tre d’opinion de la Drees mettentaussi en évidence que plus d’un tiers des personnes qui se sentent pauvres sont en emploi. La moitié d’entre ellessont des employés et ouvriers en em-ploi ou au chômage, centre de gravité

des classes populaires. Ainsi, penser la pauvreté en ayant à l’esprit essen-tiellement des personnes durable-ment exclues du marché du travail oubénéficiaires de minima sociaux re-vient à occulter une part significative des populations concernées par le sentiment de pauvreté.

LA FAMILLE, UNE PROTECTIONLes familles monoparentales, très ex-posées à la pauvreté monétaire, quitouche un tiers d’entre elles, sontaussi les plus touchées par la pauvretéressentie, ce qui souligne l’insécuritésociale à laquelle elles doivent faire face. Elles représentent un quart des adultes qui vivent sous le seuil depauvreté et se déclarent pauvres :dans le contexte actuel, elles paient leprix fort de l’instabilité croissante de la vie professionnelle et familiale, no-tamment les femmes les moins diplô-mées issues de milieux populaires. A contrario, de nombreuses personnespauvres au sens monétaire mais vi-vant en couple ne se déclarent pas pauvres, ce qui montre que, dans no-tre société, la famille continue, de fait,à constituer une protection rappro-chée contre la pauvreté, même sil’inégalité des ressources disponibles d’une famille à l’autre constitue éga-lement un vecteur important d’iné-galités sociales.

En revanche, les jeunes se disentmoins souvent pauvres que lamoyenne (12 % des 18-29 ans, contre13 % pour l’ensemble de la popula-

SOURCE : NICOLAS DUVOUX

La pauvreté peut se mesurer selon des approches différentes

Indicateursde pauvreté

Pauvreté monétaire

relative

Pauvreté en conditions

de vie

Pauvretéadministrative

Sentimentde pauvreté

Critère principal

Revenu et tailledu ménage

Consommation Titulaire de minimasociaux

Situationperçue

Phénomène social

Inégalité

(Taux 2015)

Privation Situationdite « d’assistance »

Insécuritésociale durable

Taux 2016

14,2 % 12 % 11 % 13 %

SOURCES : CCMSA ; CNAF ; CNAV ; DGFIP , INSEE ; ERFS

Le manque de revenu concerne d’abord les plus jeunes

Lecture : 19,9 % des moins de 18 ans vivent dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté usuel (60 % du niveau de vie médian).Champ : France métropolitaine, individus vivant dans un ménage dont le revenu déclaré est positif ou nul et dont la personne de référence n’est pas étudiante.

Moins de 18 ans

Seuil à 60 %

De 18 ans à 24 ans

De 25 ans à 34 ans

De 35 ans à 44 ans

De 45 ans à 54 ans

De 55 ans à 64 ans

De 65 ans à 74 ans

75 ans et plus

19,9 %

25,2 %

13,7 %

13,5 %

13,5 %

10,6 %

5,9 %

8,2 %

11 %

16,1 %

7,7 %

7,7 %

8,4 %

6,4 %

2,2 %

3 %

Seuil à 50 %

AUTOUR DU « NOYAU DUR » DE LA PAUVRETÉ

ÉMERGE UN « HALO »QUI CONCERNE

UNE FRACTION TRÈS SIGNIFICATIVE

DE LA POPULATION : 20 %

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tion), alors qu’ils sont pourtant plustouchés par la pauvreté monétaire.

Une partie de l’explication estqu’on ne leur reconnaît pas le mêmedroit à un revenu de solidarité queleurs aînés : sauf exceptions, et mal-gré l’existence de la « garantie jeu-nes », les moins de 25 ans n’ont pas droit au RSA, qui constitue pourtantla prestation de base pour les autresadultes valides. Leurs réponses ma-nifestent un décalage entre leur per-ception et leur exposition à la pau-vreté monétaire. Il est vraisemblableque ces jeunes escomptent une amé-lioration de leur situation, ce que lesenquêtes sur l’insertion profession-nelle auraient d’ailleurs, malheureu-sement, plutôt tendance à démentir.A contrario, une part non négligea-ble des personnes âgées se sentent pauvres, en dépit des images d’Epinalqui décrivent les retraités comme lesgrands gagnants des dernières dé-cennies, qui vivraient aux dépensdes plus jeunes. C’est particulière-ment le cas parmi les retraités loca-taires, au sein desquels une per-sonne sur cinq se sent pauvre.

Finalement, poser le problème de lalutte contre la pauvreté et de ce que cephénomène recouvre dans la société actuelle requiert de se confronter auxmultiples dimensions de l’insécurité sociale croissante connue par les caté-gories populaires : un phénomènequi dépasse largement la dichotomie courante entre l’activité et l’« assista-nat ». Dans un article en cours de sou-

mission auprès d’une revue scientifi-que, nous montrons que le sentimentde pauvreté et sa diffusion, non seule-ment chez les chômeurs mais aussi chez les retraités et les travailleurs desclasses populaires, reposent sur l’im-possibilité de se projeter autrementqu’en anticipant une dégradation de sa situation.

Comme le sociologue Pierre Bour-dieu l’avait souligné dans des analy-ses sur les fractions inférieures duprolétariat algérien dans les an-nées 1960, un principe de différencia-tion sociale majeure repose dans « le rapport à l’avenir objectivement inscritdans les conditions matérielles d’exis-tence » (Algérie 60, Editions de Minuit,1977). Loin d’être une situation indivi-duelle, c’est bien une condition collec-tive et une crise de confiance dans l’avenir de la société que révèle le sen-timent de pauvreté. p

¶Nicolas Duvoux est professeur de sociologie à l’université Paris-VIII, chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (LabToP), membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, et auteur des « Inégalités sociales » (PUF, 2017)

MA VIE EN BOÎTECHRONIQUE PAR ANNIE KAHN

Pourquoi les Français ont la bougeotte

R etour de vacances. Certains sont ravis de retrouver leurs péna-

tes, qu’ils soient domestiques, ou professionnels. Retrouver ses habitudes, ses voisins de bureau, reprendre ses marques dans un univers familier. D’autres, au contraire, encore imprégnés du bonheur de découvrir de nouvelles cultures, de nouveaux paysages, d’autres modes de vie, rêvent de ne pas limiter l’expé-rience aux périodes de congé, mais de l’approfondir en s’expatriant, ne serait-ce que temporairement.

A l’échelle mondiale, tous actifs de tous pays confondus, la période ne leur est pas géo-politiquement favorable. Que l’on pense au Brexit, qui va limi-ter les possibilités de travailler en Angleterre. Ou à la politique na-tionaliste des Etats-Unis, hostile aux immigrés et donc à déli-vrance de visas de travail. Selon une étude sur les souhaits de mobilité internationale menée auprès de 366 000 personnes en activité dans 197 pays par le Boston Consulting Group (BCG) et publiée le 25 juin, le Royaume-Uni était ainsi la destination citée en premier par les tra-vailleurs chinois désirant s’expa-trier en 2014. Elle n’est plus qu’en septième position en 2018, l’Australie prenant la tête de ce classement. Mais, ceci expliquant peut-être cela, les candidats à l’expatriation sont aussi de moins en moins nombreux.

En France, le taux des candi-dats au départ reste cependant particulièrement élevé. L’étude du BCG en atteste : 79 % des jeu-nes Français âgés de 21 à 30 ans, et 73 % des trentenaires s’affir-ment désireux de s’expatrier. Alors que ces taux atteignent respectivement 61 % et 58 %, tous pays confondus. Deux pays partiellement francophones, la Suisse et le Canada, sont les deux destinations les plus prisées des Français, devant les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni.

La multiplication d’opportuni-tés d’étudier à l’étranger qui leur ont été offertes durant leur jeu-nesse a ouvert leur curiosité et les a rendus moins frileux qu’ils ne l’étaient durant les décennies passées. Certes. Mais, s’ils ont en-vie d’aller vivre ailleurs, c’est aussi pour ne pas subir certaines spécificités du management à la française. Plus d’un tiers des Français ne sont pas satisfaits de leur travail, rappelle la Fabrique Spinoza, d’après son sondage réalisé, en mai 2017, auprès d’un échantillon représentatif de 613 actifs français.

LE TÉLÉTRAVAIL RESTE MAL VULes Français ne partent pas pour gagner plus. Ils sont peu nombreux à citer les questions financières comme étant déter-minantes, selon l’étude du BCG. En revanche, ils recherchent en priorité un meilleur équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée. Car, bien que le télétravail se généralise, il reste mal vu, en France, de quitter son bureau ou autre lieu de travail à 5 heures de l’après-midi, alors que ne pas le faire est au contraire vu comme une marque d’incompétence ou d’inefficacité au Canada en particulier. Si la qualité de vie française jouit d’une bonne image – qualité des paysages, de la nourriture, du climat –, les Français sont nombreux à souf-frir de ne pouvoir en profiter.

La nature des relations hiérar-chiques est aussi problématique.

Il reste de bon ton, en France, de ne surtout pas faire état de sa satisfaction auprès de ses colla-borateurs. Une grande majorité des actifs et même 70 % de ceux ayant entre 45 et 54 ans souffrent du manque de retour positif de leur supérieur, selon une étude réalisée par Qapa, en février 2017.

UN QUART DES ACTIFS S’ENNUIEUn détail qui n’en est pas un. Car, comme le souligne Marylène Delbourg-Delphis, dans Tout le monde veut aimer son travail (Diateino, 416 p., 26 euros), « maintenant qu’à la délocalisa-tion des emplois s’ajoute la possibilité que ces derniers soient confiés à des machines, le senti-ment qu’ont les employés de n’être rien de plus qu’un outil, voire moins, ne fera que s’aggra-ver si les employeurs ne les revalorisent pas en tant qu’êtres humains ».

S’adressant aux employeurs, elle ajoute : « Voyez en eux des in-dividus uniques qui s’engageront pour vous si vous vous engagez pour eux. » Ce qui implique de « mettre à jour des structures de l’entreprise basées sur un modèle hiérarchique datant de l’ère in-dustrielle, sociologiquement ana-chronique dans une économie de service (où les relations sont horizontales) », précise Marylène Delbourg-Delphis.

Autre exigence : les Français attachent une importance parti-culière à l’intérêt de leur travail. Or, plus d’un quart des actifs s’ennuie, constate la Fabrique Spinoza. Près d’un sur deux (44 %) ne trouve pas de sens à ce qui lui est demandé de faire.

Que ce soit pour attirer les meilleurs candidats venus d’ailleurs ou pour retenir les nationaux, il semble donc que la période soit cruciale en France. En améliorant son attractivité, managériale en particulier, elle compenserait non seulement les départs de ses propres ressor-tissants à l’étranger, mais aussi accroîtrait les chances de chacun de côtoyer des personnes de diverses cultures, de différents modes de pensée, dans le pays même, pour une plus grande diversité et donc un enrichis-sement collectif.

La question se pose en cette période de plein-emploi pour les cadres, et alors que la France ne serait que le septième pays le plus demandé par les travailleurs désireux de s’expatrier, quel que soit leur niveau d’éducation – derrière les entreprises alleman-des, anglaises ou espagnoles, pour ne parler que des européen-nes, selon l’étude du BCG. Les nouveaux modes d’organisa-tion et de management visant à faire en sorte que les employés se sentent davantage « engagés » ou concernés par la bonne marche de l’entre-prise, respectés et non discrimi-nés plus ou moins consciem-ment en fonction de leur genre, de leur âge, ou de leur origine, pénètrent visiblement difficile-ment les entreprises. Les amélio-rer profiterait à tous. p

À L’ÉCHELLE MONDIALE, TOUS ACTIFS DE TOUS

PAYS CONFONDUS, LA PÉRIODE N’EST

PAS GÉOPOLITIQUEMENT FAVORABLE

AUX EXPATRIÉS

SOURCE : BAROMÈTRE DE LA DREES, 2005-2017

L’emploi ne met pas à l’abri de la crainte d’être pauvre

Lecture : 37 % des personnes qui se déclarent pauvres disposent d’un emploi. 28 % des personnes qui se déclarent pauvres sont ouvriers ou employés en emploi.Champ : personnes de 18 ans ou plus résidant en France métropolitaine qui se déclarent pauvres.

En emploidont 28 % d’employés et d’ouvriers

Au chômagedont 18 % d’employés et d’ouvriers

37 % 22 %

22 %

19 %A la retraitedont 16 % d’employés et d’ouvriers

Autres inactifs

RÉPARTITION PAR SITUATION D’EMPLOI DES PERSONNES SE DÉCLARANT PAUVRES

UNE PARTNON NÉGLIGEABLE

DES PERSONNES ÂGÉESSE SENTENT PAUVRES,EN DÉPIT DES IMAGES

D’ÉPINAL QUI DÉCRIVENT LES RETRAITÉS

COMME LES GRANDS GAGNANTS DES

DERNIÈRES DÉCENNIES

SOURCE : BAROMÈTRE D’OPINION DE LA DREES, 2015-2017

Les familles monoparentales se sentent les plus fragilesRÉPARTITION PAR SITUATION FAMILIALE, EN %

Lecture : 27 % des personnes en situation de pauvreté monétaire et ressentie sont à la tête d’une famille monoparentale ; 8 % de la population est à la tête d’une famille monoparentale.Champ : personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Vie seule Famillemonoparentale

Autresituation

En couple

55

2927

60

30

20

10

0

40

50

Ensemble de la population Pauvreté monétaire Pauvreté monétaire et ressentie

29

44

36

8

17

27

910 10