1 engagez vous en poesie vladimir maÏakovski, Écoutez si

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1 ENGAGEZ VOUS EN POESIE Vladimir MAÏAKOVSKI, Écoutez si on allume les étoiles, (1918) On gueule au poète : « On voudrait t’y voir, toi, devant un tour ! C’est quoi, les vers ? Du verbiage ! Mais question travail, des clous ! » Peut-être bien en tout cas que le travail est ce qu’il y a de plus proche de notre activité. Moi aussi je suis une fabrique. Sans cheminée peut-être mais sans cheminée c’est plus dur. Je sais, vous n’aimez pas les phrases creuses. Débiter du chêne, ça, c’est du travail. Mais nous ne sommes-nous pas aussi des menuisiers ? Nous façonnons le chêne de la tête humaine. Bien sûr, pêcher est chose respectable. Jeter ses filets et dans les filets, attraper un esturgeon ! D’autant plus respectable est le travail du poète qui pêche non pas des poissons mais des gens vivants. Dans la chaleur des hauts-fourneaux chauffer le métal incandescent c’est un énorme travail ! Mais qui pourrait nous traiter de fainéants ? Avec la râpe de la langue, nous polissons les cerveaux. Qui vaut le plus ? Le poète ou le technicien qui mène les gens vers les biens matériels ? Tous les deux. Les cœurs sont comme des moteurs, l’âme, un subtil moteur à explosion. Nous sommes égaux, camarades, dans la masse des travailleurs, prolétaires du corps et de l’esprit. Ensemble seulement nous pourrons embellir l’univers, le faire aller plus vite, grâce à nos marches. Contre les tempêtes verbales bâtissons une digue. Au boulot ! La tâche est neuve et vive.

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Page 1: 1 ENGAGEZ VOUS EN POESIE Vladimir MAÏAKOVSKI, Écoutez si

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ENGAGEZ VOUS EN POESIE

Vladimir MAÏAKOVSKI, Écoutez si on allume les étoiles, (1918)

On gueule au poète :

« On voudrait t’y voir, toi, devant un tour !

C’est quoi, les vers ?

Du verbiage !

Mais question travail, des clous ! »

Peut-être bien

en tout cas

que le travail

est ce qu’il y a de plus proche

de notre activité.

Moi aussi je suis une fabrique.

Sans cheminée

peut-être

mais sans cheminée c’est plus dur.

Je sais, vous n’aimez pas les phrases creuses.

Débiter du chêne, ça, c’est du travail.

Mais nous

ne sommes-nous pas aussi des menuisiers ?

Nous façonnons le chêne de la tête humaine.

Bien sûr,

pêcher est chose respectable.

Jeter ses filets

et dans les filets, attraper un esturgeon !

D’autant plus respectable est le travail du poète

qui pêche non pas des poissons

mais des gens vivants.

Dans la chaleur des hauts-fourneaux

chauffer le métal incandescent

c’est un énorme travail !

Mais qui pourrait

nous traiter de fainéants ?

Avec la râpe de la langue, nous polissons les cerveaux.

Qui vaut le plus ?

Le poète

ou le technicien

qui mène les gens vers les biens matériels ?

Tous les deux.

Les cœurs sont comme des moteurs,

l’âme, un subtil moteur à explosion.

Nous sommes égaux,

camarades, dans la masse des travailleurs,

prolétaires du corps et de l’esprit.

Ensemble seulement

nous pourrons embellir l’univers,

le faire aller plus vite, grâce à nos marches.

Contre les tempêtes verbales bâtissons une digue.

Au boulot !

La tâche est neuve et vive.

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Au moulin

les creux orateurs !

Au meunier !

Qu’avec l’eau de leurs discours

ils fassent tourner les meules !

Wilfred Owen, Étrange rencontre, posth. 1919, traduction de Xavier Hanotte

Il m’a semblé que j’échappais à la bataille

Par quelque tunnel profond et sombre, creusé depuis longtemps

Dans des granits qu’avaient voûtés des guerres titanesques.

Mais là aussi, couchés en tas, des dormeurs grognaient

Trop enfoncés dans leurs pensées ou leur mort pour s’émouvoir.

Alors, tandis que je tâtonnais, l’un d’eux bondit et me lança

Un regard fixe où se lisaient reconnaissance et pitié

Et dans ses mains, levées comme pour bénir, la détresse.

A son sourire, je reconnus ce lugubre séjour –

A son sourire mort, je sus qu’ici était l’Enfer.

Mille souffrances dardaient la face de cette apparition,

Mais aucune goutte de sang ne coulait plus ici,

Aucun canon ne cognait, ni ne faisait gémir aucun conduit.

« Etrange ami, dis-je, pour quelle raison te lamentes-tu ?

– Aucune, dit l’autre, sauf les années perdues,

Le désespoir. Quelle que puisse être ton espérance,

Ma vie en était faite aussi. Je chassais gaiement

La plus sauvage beauté du monde

Loin des yeux calmes et des cheveux tressés,

Celle qui méprise le cours régulier des heures

Et quand elle pleure, c’est avec plus de faste qu’ici.

Car par ma joie beaucoup d’hommes auraient ri.

Et de mes sanglots quelque chose est resté,

Qui doit mourir à présent. J’entends la vérité celée,

L’horreur de la guerre, l’horreur qu’elle distille.

Maintenant les hommes se satisferont de notre gâchis

Ou, mécontents, laisseront parler le sang et sront répandus.

Ils seront vifs comme la tigresse.

Aucun ne rompra les rangs, les nations fuiraient-elles le progrès.

J’avais le courage et j’avais le mystère,

J’avais la sagesse et j’avais la maîtrise :

J’aurai manqué le départ en ce monde en retraite

Pour de vaines citadelles auxquelles manquent les murs.

Alors, beaucoup de sang ayant bloqué les roues de leurs chariots,

Je me serais levé, je les aurais lavées à l’eau douce des puits,

A coups de vérités trop profondes pour qu’on les souille.

J’aurais versé mon âme sans hésiter,

Mais pas par mes blessures, pas sur le fumier de la guerre.

Les fronts des hommes ont saigné sans plaies.

Je suis l’ennemi que tu as tué, mon ami.

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Je t’ai reconnu dans cette obscurité : car ton regard fut pareil

Hier quand tu me perças, me tuas.

Je parai, mais mes mains étaient lasses et froides.

Dormons, maintenant… »

Le texte a été mis en musique par Britten, dans War Requiem, 1962

Ossip MANDELSTAM, « Distiques sur Staline » (novembre 1933), in Tristia et autres poèmes

Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,

Et l'on ne parle plus que dans un chuchotis,

Si jamais l'on rencontre l'ombre d'un bavard

On parle du Kremlin et du fier montagnard.

Il a les doigts épais et gras comme des vers

Et des mots d'un quintal précis: ce sont des fers.

Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,

Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.

Les chefs grouillent autour de lui –la nuque frêle.

Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.

L'un siffle, un autre miaule, un autre encore geint–

Lui seul pointe l'index, lui seul tape du poing.

Il forge des chaînes, décret après décret...

Dans les yeux, dans le front, le ventre et le portrait.

De tout supplice sa lippe se régale.

Le Géorgien a le torse martial.

(traduction François Kérel)

Antonio MACHADO, Poésies de guerre (1936-1939)

I

Le crime On le vit, avançant au milieu des fusils,

Par une longue rue,

Sortir dans la campagne froide,

Sous les étoiles, au point du jour.

Ils ont tué Federico

Quand la lumière apparaissait.

Le peloton de ses bourreaux

N'osa le regarder en face.

Ils avaient tous fermé les yeux ;

Ils prient : Dieu même n'y peut rien !

Et mort tomba Federico

- du sang au front, du plomb dans les entrailles –

… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade

- pauvre grenade ! -, sa Grenade…

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II

Le poète et la mort On le vit s'avancer seul avec Elle,

sans craindre sa faux.

- Le soleil déjà de tour en tour ; les marteaux

sur l'enclume – sur l'enclume des forges.

Federico parlait ;

il courtisait la mort. Elle écoutait

« Puisque hier, ma compagne résonnait dans mes vers

les coups de tes mains desséchées,

qu'à mon chant tu donnas ton froid de glace

et à ma tragédie

le fil de ta faucille d'argent,

je chanterai la chair que tu n'as pas,

les yeux qui te manquent,

les cheveux que le vent agitait,

les lèvres rouges que l'on baisait…

Aujourd'hui comme hier, ô gitane, ma mort,

que je suis bien, seul avec toi,

dans l'air de Grenade, ma grenade ! »

III

On le vit s'avancer…

Élevez, mes amis,

dans l'Alhambra, de pierre et de songe,

un tombeau au poète,

sur une fontaine où l'eau gémira

et dira éternellement :

le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade !

Pablo NERUDA, L'Espagne au cœur, (1938).

EXPLIQUONS-NOUS

Vous demandez : Où sont les lilas ?

Et la métaphysique couverte de coquelicots ?

Et la pluie aux mots criblés

De lacunes et d'oiseaux ?

Voici :

Je vivais dans un quartier

De Madrid avec des cloches,

Avec des horloges, avec des arbres.

De là on voyait au loin

Le visage sec de la Castille

Comme un vaste océan de cuir !

Ma maison s'appelait

La maison des fleurs. De tous côtés

Jaillissaient des géraniums ; c'était une belle

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Maison

Avec des chiens et des enfants

Raoul, tu te souviens ?

Te souviens-tu Raphaël ?

Federico , te souviens-tu ?

Toi qui dors sous la terre,

Te souviens-tu de ma maison aux balcons

Où la lumière de juin étranglait des fleurs dans ta bouche.

Frère, frère !

Tout

N'était que voix ardentes, sel des marchandises

Agglomérations de pain palpitant ;

Les marchés de mon quartier d'Argüelles

Avec sa statue comme un pâle encrier

L'huile roulait dans les cuillers,

Un profond battement

De pieds et de mains emplissait les rues.

Mètres, litres, essence profonde de la vie.

Meules de poissons entassés

Contexture de toits avec le soleil froid dans lequel

Se dressait la flèche lassée,

L'ivoire délirant et fin des pommes de terre.

Vagues houleuses des tomates roulant jusqu'à la mer,

Et un matin tout prenait feu

Un matin des brasiers

Sortirent de terre

Dévorant les hommes,

Et depuis lors le feu

La poudre depuis lors

Et depuis lors le sang.

Des bandits avec des avions, avec des Maures

Des bandits avec des bagues et des duchesses

Des bandits avec des moines noirs et des prières

Vinrent du haut du ciel pour tuer les enfants.

Par les rues le sang des enfants

Courut simplement comme du sang d'enfant.

Chacals que les chacals repousseraient

Pierres que le chardon sec mordrait en crachant

Vipères que les vipères haïraient !

Devant vous j'ai vu le sang

De l'Espagne se soulever

Pour vous noyer sous une vague

D'orgueil et de couteaux.

Généraux

Traîtres :

Regardez ma maison morte

Regardez l'Espagne blessée.

Mais de chaque maison morte sort un métal ardent

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En guise de fleurs.

Mais de chaque blessure e l'Espagne

Sort l'Espagne,

Mais de chaque enfant mort sort un fusil avec des yeux

Mais de chaque crime naissent des balles

Qui trouveront un jour la place

De votre cœur.

Vous demandez pourquoi ma poésie

Ne parle pas du songe, des feuilles,

Des grands volcans de mon pays natal ?

Venez voir le sang dans les rues,

Venez voir

Le sang dans les rues,

Venez voir le sang dans les rues !

Traduction de Guy Suarès

Léopold SEDAR-SENGHOR, « Poème liminaire », in Hosties Noires (1948)

Poème liminaire

À L.-G. DAMAS Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?

Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux

Je ne laisserai pas — non ! — les louanges de mépris vous enterrer furtivement.

Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur

Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.

Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse

Ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre

Ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux

Car les poètes chantaient les rêves des clochards sous l’élégance des ponts blancs

Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique.

Ah ! ne dites pas que je n’aime pas la France — je ne suis pas la France, je le sais —

Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu’il a libéré ses mains

A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments

Qu’il a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté

À tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique.

Ah ! ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe

Dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ?

Pourquoi cette bombe sur la maison édifiée pierre à pierre ?

Pardonne-moi, Sira-Badral, pardonne étoile du Sud de mon sang

Pardonne à ton petit-neveu s’il a lancé sa lance pour les seize sons du sorong

Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur

Non de paître les terres, mais comme le grain de millet de pourrir dans la terre

Non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette.

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ?

Paris, avril 1940

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7

Benjamin FONDANE, L’Exode, « Intermède », posth. 1965

Livre écrit vers 1934, sauf « Intermède » vers 1942 ou 1943.

V

Je vous ai tous comptés

civils d’hier, comptables, boutiquiers, paysans

et ouvriers d’usine et clochards dont le nid

est sous les ponts de Notre-Dame

et bedeaux de sacristie et fils de l’Assistance

publique, tous Français de France, aux yeux limpides,

ou du Congo, du bled algérien, d’Annam

avec des palmiers flottant dans le regard

et des Français venus des îles Caraïbes,

Français selon les droits de l’homme,

fils de la barricade et de la guillotine,

sans-culottes, le front incorruptible, libres,

et des Tchèques, et des Polonais, des Slovaques ;

et des Juifs de tous les ghettos de ce monde,

qui aimaient cette terre et ses ombres et ses fleuves,

qui ont ensemencé de leur mort cette terre

et qui sont devenus français, selon la mort.

Paul CELAN

Daté par Paul Celan de 1945, ce poème a d’abord paru dans une traduction roumaine de Petre

Solomon.

FUGUE DE MORT

Lait noir de l’aube nous le buvons le soir

le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit

nous buvons et buvons

nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré

Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit

il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or

écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens

il siffle il fait sortir les juifs et creuser dans la terre une tombe

il nous commande allons jouez pour qu’on danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit

il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or

Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré

Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez

il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus

enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu’on danse

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Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or

tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents

Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d’Allemagne

il crie plus sombres les archets et votre fumée montera vers le ciel

vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est pas serré

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne

nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons

la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu

il t’atteint d’une balle de plomb il ne te manque pas

un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or

il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel

il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete

tes cheveux cendre Sulamith

(Traduction Jean-Pierre Lefebvre)

Jaime Gil de BIEDMA, Moralités, (1956)

APOLOGIE ET REQUÊTE

Et que dire de notre mère l'Espagne,

de ce pays – terre de tous les démons –

où l'incompétence et la pauvreté

ne sont pas pauvreté, incompétence,

mais une condition mystique de l'homme,

l'ultime absolution de notre histoire ?

De toutes les histoires de l'Histoire

la plus triste est sans doute celle de l'Espagne,

car elle se termine mal. Comme si l'homme,

fatigué de combattre ses démons,

sacrifiait enfin à leur compétence

l'administration de sa pauvreté.

Notre immémoriale pauvreté !

Dont l'origine remonte à ces histoires

qui n'accusent jamais l'incompétence

mais l'amère malédiction de l'Espagne,

triste tribut levé pour des démons

au prix de l'indigence des hommes.

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J'ai souvent pensé à tous ces hommes,

j'ai souvent pensé à la pauvreté

de ce pays, terre de tous les démons :

et souvent pensé à une autre histoires

moins élémentaire, à une autre Espagne

qui connaît le poids de l'incompétence.

Je veux croire que notre incompétence

est la vulgaire entreprise des hommes,

pas une métaphysique : que l'Espagne

peut et doit sortir de sa pauvreté ;

qu'il est encore temps de changer d'histoire

avant que ne la dévorent ses démons.

Mais je refuse de croire à nos démons.

Les hommes avalisent l'incompétence !

Entrepreneurs de la fausse histoire,

ce sont les hommes qui ont vendu l'homme,

qui l'ont acculé à la pauvreté

en séquestrant la santé de l'Espagne.

Je demande que l'Espagne chasse ces démons.

Que la pauvreté se joue de l'incompétence.

Que l'homme devienne le maître de son histoire.

Anna AKHMATOVA, Requiem (1957)

EN GUISE DE PREFACE

Dans les années terribles de la « Iéjovchtchina », j’ai passé dix-sept mois à faire la queue

devant les prisons de Léningrad. Un jour, quelqu’un a cru m’y reconnaître. Alors, une femme aux

lèvres bleuâtres qui était derrière moi et à qui mon nom ne disait rien, sortit de cette torpeur qui

nous était coutumière et me demanda à l’oreille (là-bas, on ne parlait qu’en chuchotant) :

- Et cela, pourriez vous le décrire ?

Et je lui répondis :

- Oui, je le peux.

Alors , une espèce de sourire glissa sur ce qui avait été jadis son visage.

1er avril 1957.

Léningrad.

1

C'est à l'aube qu'on est venu t'emmener.

Comme à la levée d'un corps, je te suivais.

Dans la chambre obscure, les enfants sanglotaient.

Dans le coin des icônes, le cierge a coulé.

Sur tes lèvres, le froid d'une médaille.

Sur ton front, la sueur d'agonie. Ne pas l'oublier.

J'irai, moi, comme les femmes des streltsys

Hurler sous les tours du Kremlin.

(1935)

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2

Silencieusement s'écoule le Don,

La lune brillante entre dans la maison,

Son bonnet de travers,

La lune jaune voit une ombre.

Cette femme est malade,

Cette femme est seule,

Fils en prison, mari dans la tombe,

Priez pour moi.

7

LE VERDICT

Et la parole de pierre tomba

Sur mon sein encore vivant.

Ce n'est rien . J'étais préparée.

De toute façon, je m'y ferai.

Aujourd’hui j'ai beaucoup à faire ;

Il faut que je tue ma mémoire jusqu'au bout,

Il faut que l'âme devienne comme de la pierre.

Revivre, il faut que je l'apprenne.

Sinon… Le chaud bruissement d'été

Est comme une fête derrière ma fenêtre.

Depuis longtemps je pressentais

Ce jour si clair et la maison déserte.

(Traduction de Paul Valet)

Pier Paolo PASOLINI, « La Résistance et sa lumière » in La Religion de notre temps (1961)

C'est ainsi que j'en vins aux jours de la Résistance

sans en connaître rien, sinon le style :

style tout de lumière, mémorable conscience

de soleil. Il ne put jamais défleurir,

ne fût-ce qu'un instant, pas même quand

l'Europe trembla dans la plus morte de ses veilles.

Nous nous enfuîmes, avec nos ustensiles dans un chariot,

Depuis Casarsa jusqu'à un village perdu

parmi canaux et vignes : et c'était pure lumière.

Mon frère s'en alla, par un muet matin

de mars, sur un train, clandestin,

son revolver dans un livre : et c'était pure lumière.

Il vécut longtemps sur les monts qui blanchoyaient,

presque paradisiaques, dans la sombre couleur bleutée

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des plateaux du Frioul : et c'était pure lumière.

Dans la masure, depuis la soupente, ma mère

regardait toujours, éperdue, ces monts,

déjà consciente du destin : et c'était pure lumière.

Avec quelques paysans des alentours,

je vivais la glorieuse vie du persécuté

par des édits atroces : et c'était pure lumière.

Vint le jour de la mort

et de la liberté, le monde supplicié

se reconnut, de nouveau, dans la lumière...

Yannis RISTSOS, Dix-huit chansons pour la patrie amère, (1968)

1. LE SECOND BAPTEME

De pauvres mots

Mouillés de larmes, mouillés d’amertume

C’est là leur second baptême

Les oiseaux qui inventent leurs ailes

Se mettent à voler, se mettent à chanter

Et ces mots que l’on cache

Sont ceux de la liberté

Leurs ailes sont des épées

Qui déchirent le vent

2. CONVERSATION AVEC UNE FLEUR

Cyclamen des Cyclades, dans un creux de rocher

Où as-tu trouvé des couleurs pour fleurir

Où as-tu trouvé une tige

Pour te balancer

Dans le rocher j’ai recueilli le sang goutte à goutte

J’ai tissé un mouchoir de roses et maintenant

Je récolte du soleil.

3. ATTENTE

Ainsi avec attente les nuits sont devenues si longues

Que la chanson a pris racine et a grandi comme un arbre

Et ceux qui sont en prison, ô ma mère, et ceux qui sont en exil

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Chaque fois qu’ils poussent un soupir… regarde!

Ici une feuille de peuplier tremble

4. PEUPLE

Petit peuple lutte sans épées ni balles

Pour le pain de tous, pour la lumière et pour le chant

Il garde dans sa gorge ses cris

De joie et de peine

Car s’il essaye de les dire

Les pierres se fendent

5. COMMÉMORATION

Dans un coin de la salle se tient le grand-père

Dans l’autre coin, dix petits-fils

Et sur la table neuf cierges sont enfoncés dans le pain

Les mères s’arrachent les cheveux et les enfants se taisent

Et par la lucarne la Liberté, la Liberté regarde et soupire

6. AURORE

Rayonnante et généreuse, petite aurore du printemps

Rayonnante et généreuse, te regarde de tous ses yeux

Rayonnante et généreuse, te souhaite la bienvenue

Deux charbons dans l’encensoir et deux grains d’encens

Rayonnante et généreuse, cette petite aurore

Trace une croix de fumée

Sur la porte de la Patrie

7. ÇA NE SUFFIT PAS

Pudique et sobre, il parlait peu

Il admirait la création

Mais quand l’épée l’a foudroyé

Il a rugi comme un lion

Maintenant la voix ne lui suffit pas

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La malédiction ne lui suffit pas

Pour dire ce qui est juste

Il lui faut un fusil

8. JOUR VERT

Jour vert ardent, bonne pente parsemée

Clochettes et bêlements, myrtes et coquelicots…

La jeune fille tricote les objets de sa dot

Le jeune homme tresse des paniers

Et les boucs, le long du rivage

Lèchent le sel blanc.

9. LITURGIE (Célébration)

Sous les peupliers

Les oiseaux et les partisans

Se réunissent au mois de mai

Pour célébrer leur liturgie

Les feuilles brillent comme des cierges

Sur la terre du pays natal

Et dans le ciel, un aigle lit l’Évangile

10. L’EAU

Un peu d’eau sur le rocher

Un peu d’eau purifiée par le silence

Par le guet de l’oiseau, par l’ombre du laurier

Les partisans la boivent en secret

Comme l’oiseau ils relèvent la tête

Et bénissent leur mère misérable, la Grèce.

11. LE CYCLAMEN

Un petit oiseau rose lié par un fil

Avec ses petites ailes ondulées

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Vole vers le soleil

Et si tu le regardes une seule fois

Il te sourira

Et si tu le regardes deux ou trois fois

Tu te mettras à chanter

12. FILLES GRÊLES

Des filles grêles

Sur le rivage

Récoltent le sel

Courbées, elles ne voient pas la mer

Une voile

Une voile blanche leur fait signe du large

Elles ne l’ont pas aperçue et la voile noircit de tristesse

13. LA CHAPELLE BLANCHE

La chapelle blanche sur la pente

Face au soleil

Fait feu

De sa fenêtre meurtrière

Et pendant toute la nuit

Sa cloche tinte doucement

Dans le feuillage des platanes

Pour la fête du Peuple Saint

14. EPITAPHE

Le brave qui est tombe la tête haute…

La terre humide ne le recouvre pas

Les vers ne le rongent pas

La croix est comme une aile sur son dos

II s’élève de plus en plus haut

II rencontre les aigles et les anges dorés.

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15

15. ICI LA LUMIERE

La rouille ne peut rien contre le marbre

Ni les chaînes contre le vent

Ni les chaînes contre le Grec

Ici la lumière, ici le rivage

Lèchent l’or et l’azur

Sur les rochers, des cerfs gravent leur empreinte

Et mâchent des chaînes rouillées

16. LA CONSTRUCTION

« Comment va-t-on construire cette maison-là ?

Qui va poser les portes ?

Alors qu’il y a peu de bras

Et que les pierres sont insoulevables

Tais-toi! Les mains prennent de la force en travaillant

et leur nombre s’accroît

…Et n’oublie pas que toute la nuit

Les morts aussi nous aident.

(Traduction Mario Bois)

17. PROMIS À LA LIBERTÉ

Ici se taisent les oiseaux

et les carillons de la résurrection

dans le silence amer du Grec

qui veille ses morts –

aiguisant sur la pierre du silence

les griffes de sa vaillance

Seul et sans aide

promis à la Liberté.

18. NE PLEURE PAS LA GRÉCITÉ

Ne pleure pas la Grécité

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16

lorsqu’elle est prête à fléchir

le couteau sur la gorge

la corde au cou

Ne pleure pas la Grécité –

voilà qu’elle reprend son envol

Son courage gronde

et harponne le fauve

avec la lance du soleil.

(Traduction Irène Droit)

Mohammed KHAÏR-EDDINE, « Non je n'ai pas dormi », in Moi l'aigre (1970)

NON JE N'AI PAS DORMI

Non, je n'ai pas dormi;

Il a seulement fallu quelques cars de police

quelques grenades et quelques galons sourds

il a fallu qu'un flic entre dans nos peaux

parce que je baffe ton papa et le mien réunis

Oui

il a fallu que j'aille deux mois à l'usine

avec une quinzaine de jours d'absence volontaire

il a fallu que j'attrape le roi avec un miroir rouge

pour qu'un rien de nuit s'en aille et que le rêve des bourgeois

roule au bas de la pente

mais j'ai fait un ouvrier digne de ce monde

cet ouvrier cassera le globe en deux

de sorte que la terre ne sera plus une planète

les morts que nous avons relégués dans leurs os

rongeront la mort putride des bourgeois

et des capitalistes qui rossaient le noir-blanc

qui n'était autre qu'un ouvrier

indiqué à de tels us

car il les aimait les pratiquait baisait le billet de banque

sorti tout froid d'un coffre-fort d'usine

le côté tangent de cette épreuve continuera de nous opposer

Mais nous l'adorerons comme nos ancêtres adoraient

Dieu, nous jouerons avec notre foi, nos faulx, nos

mitraillettes et nos avions, mais

ce monde sera désormais séparé de lui-même

nous serons des trappeurs rompus mais nous vaincrons

ceux qui ont changé leur monde mais pas le Monde

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17

et qui nous expliquent le sang en délestant la terre

de son froid minéral originel

Abdallah ZRIKA, Rires de l'arbre à palabre (1982)

Je ne chante pas, j'ouvre le feu

Je sais ce que vous avez fait de mon sang

vous m'avez abattu dans ma maison

alors que je buvais le thé et préparais le thym

ou alors que je distendais ma peau pour y dessiner ma géographie

vous vous êtes infiltrés dans mon sang à travers la Banque de Paris

et vous avez ouvert sur moi le feu :

F5 sur la rotondité de la tête

F5 sur le verdoiement du tatouage

depuis la Compagnie Marocaine jusqu'à Aix-les-bains

et moi quand je veux parler j'ouvre le feu

ou je parle j'ouvre mes épaules au baroud

de phosphate sont mes os

et ma langue de betterave sauvages

vous m'avez abattu dans ma maison

vous m'avez tué

à la faveur de la nuit

et sur ma tête le cuivre du soleil durant quatre siècles

je suis comme le Maroc

je parle maintenant

aujourd'hui je vous dénonce quarante ans

après que vous vous êtes infiltrés dans mon sang

depuis la Compagnie Marocaine jusqu'aux Vergers du Tensift

ou la culture de la prostitution dans le Haouz

depuis le premier éclaireur jusqu'au dernier rejeton de Rothschild

Je sais ce que vous avez fait de mon sang

vous vous y êtes infiltrés à travers la banque de Paris

et vous avez ouvert sur moi le feu

et pendant que j'étais une gerbe de tribus bouillonnant dans la chaux

meurtri par l'isolement de la géographie et la traîtrise des noms

vous vous êtes infiltrés dans les veines de mon arbre

vous m'avez poignardé

et suspendu des médailles dans ma maison

alors que j'agençais les lignes du feu dans ma paume

et essayais d'ouvrir toute grande ma bouche à la vastitude du monde

alors que j'assiégeais le traître

en 1900

ou 1908

et les traîtres grouillaient comme des mouches

autour de mon corps

vous m'avez abattu

vous m'avez tué alors que j'avais soif durant trois cents jours de soleil

mes morts se multiplièrent

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18

je vis les morts en convulsions

dans la publicité Havas

plus que cela

j'ai vu des morts comme un amas de fiches

sur la table

Madame Triolet

j'ai vu ma face brûlée au soufre

entre moi et ce monde

il n'y a qu'un tube d'oxygène

j'ai vu ma face

entre les Champs-Élysées et l'ONU

Madame Triolet

O compagne de la poésie contemporaine combattante écrite avec les caillots des soldats inconnus

pendant que je me tenais sur les lignes du cade

et que les traîtres grouillaient autour de mon corps

pendant qu'El Goundafi

El Ayadi

El Glaoui

El Baghdadi...

ils m'ont tué

ils m'ont abattu dans ma maison

quarante ans d'infiltration

et j'ai vu mes morts

la mort ne les a pas sauvés même de la faim

je vous rappelle maintenant la face cachée de mon nom

Ben Barka où ?

Abdelkrim où ?

Casablanca

Essaouira

la culture des dattes et de l'argan

moi chaque fois que je veux questionner D'Estaing

pourquoi venez-vous en cachette à travers la publicité Havas

Afric-film

et Metro-Goldwyn Mayer

(je vous dénonce maintenant

je parle maintenant

j'ouvre le feu

je crie maintenant

je vous insulte

je vous crache au visage

et mobilise contre vous

j'attente à…

je soulève contre…)

et parce que j'ai vu comment mon corps périclite

comment la soif l'exportation des agrumes et la mer l'exécutent

mes morts m'ont sommé

de récupérer mes morts

Es-tu venu pour t'enquérir de mes nouvelles

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dis-je à D'Estaing

me parler

me chercher

parmi les victimes des bombardements aériens

et les orphelins de la guerre de libération

es-tu venu te rendre compte

s'il reste en moi un souffle

ou voir en spectacle

comment les hommes meurent debout

je sais tout

vous m'avez tué

quarante ans de trahisons des noms

quarante ans à protéger mon sang

quarante ans multipliés par quatre siècles de soleil de plomb multipliés par soixante-cinq jours de

mise à mort d'une ville en direction

de la mer

je sais tout

depuis l'extraction du phosphate de ma colonne vertébrale

jusqu'à mon scalp pour alimenter l'artisanat

et le tourisme dans les forêts de mon corps

je sais tout car je suis une chaîne de montagnes

une généalogie de martyrs

et de tribus bouillonnant dans la chaux

je sais tout ce que vous avez fait de mon sang

PENDANT TOUT CE TEMPS

Danse de Ben Msik

Ben Msik bois

la mort arrive aux lèvres avant l’eau

Ben Msik mange

entre toi et le pain une matraque

Ben Msik pieds-nus

sors et cherche des souliers

Ben Msik mets-toi en colère

les lettres qui te parviennent

passent au-dessus du feu

et s’embrasent

Ben Msik fou

imagine la voiture en flammes comme les arbres d’un jardin

Ben Msik échevelé

ton mal de tête

Fait se dresser les cheveux

Ben Msik qui a saboté le téléphone

car ils t’ont oublié dans les tractations

Ben Msik qui a abattu les poteaux électriques

car ils t’ont oublié pour l’éclairage

Ben Msik l’obscurité

car une balle a éteint

la bougie dans ta tête

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Ben Msik tu es grand

car les balles sont petites

Ben Msik crie

tes morts ne sont pas partis

les oreilles bouchées

Ris

la vapeur de ton sang brûlant

tourne dans la tête

Chante

parmi les pieds de tes victimes

esclaffe-toi dans le chant de la mort

Danse

car on ne danse vraiment bien que dans ta boue

(Traduction d'Abdellatif Laâbi)

Erri de LUCA, Solo Andata (Aller Simple), 2005, traduction française Danièle VALIN, 2012

Note de géographie

Les côtes de la Méditerranée se divisent en deux,

de départ et d'arrivée, mais sans parité :

plages et nuits de montées à bord, plus que de descentes,

moins de vies touchent Italie, plus embarquèrent.

Pour déséquilibre l'infortune, et nous une partie d'elle.

Et pourtant Italie est un mot ouvert, plein d'air.

ALLER SIMPLE

des lignes qui vont trop souvent à la ligne

Six voix

Ce n'est pas la mer qui nous a recueillis,

Nous avons recueilli la mer à bras ouverts.

Venus de hauts plateaux incendiés par les guerres et non par le soleil,

nous avons traversé les déserts du tropique du Cancer.

Quand d'une hauteur, la mer fut en vue

elle était ligne d'arrivée, pieds embrassés par les vagues.

Finie l'Afrique semelle de fourmis,

par elles les caravanes apprennent à piétiner.

Sous un fouet de poussière en colonne,

seul le premier se doit de lever les yeux.

Les autres suivent le talon qui précède,

le voyage à pied est une piste d'échines.

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Six autres voix

La mer était une bande en travers, caresse des pieds,

le plus aimable barrage de frontière.

Ce n'était plus à nous, mais au bateau d'aller,

le bagage déchargé des épaules, la mer était soulagement.

Ce n'était plus aux jambes de monter,

pour nous marcheurs, la mer est un chariot.

La mer pousse, confuse, un jour elle court vers l'est,

un autre elle veut le nord avec ses giclées de lait sur les vagues.

La mer est une girouette, les hommes marins sont des enfants

féroces et amers, d'un orphelinat.

La mer n'est pas un fleuve qui connaît le voyage, mais une eau sauvage,

au-dessous c'est un vide déchaîné, un précipice.

…............................................................................................................................................................

Récit de quelqu'un

(…)

Le bateau est une selle plus confortable qu'une monture,

la mer est un mouvement de chameau.

Par abondance on vomit les poissons,

du corps une vague de restitution.

Le marin est armé il a peur de nous, sortis du désert,

il a des gestes de menace, les femmes se couvrent les oreilles.

Ils sont deux, bien à l'écart, ils nous tennent à distance,

trois mètres vides et nous serrés devant.

Ils ont déjà tué, on le sent au relent de leur peur,

a nuit renforce l'odeur des assassins.

…............................................................................................................................................................

Récit de quelqu'un

(…)

des mains m'ont saisi, douaniers du Nord,

gants en plastique et masque sur la bouche.

Ils séparent les morts des vivants, voici la récolte de la mer,

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mille de nous enfermés dans un endroit pour cent.

Italìa, Italìa, est-ce ça l'Italìa ?

Ils ont un joli mot pour leur pays, des voyelles pleines d'air.

« On dit Italìa et ici c'est une de ses îles

de câpres, de pêche et de nous autres enfermés. »

J'ignore ce qu'est une île, je demande et il répond :

« Une terre plantée au milieu de la mer. »

Et elle ne bouge pas ? « Non, c'est une terre prisonnière des vagues,

comme nous de l'enclos. » Une île n'est pas une arrivée.

…............................................................................................................................................................

Chœur

De toute distance nous arriverons, à millions de pas

ceux qui vont à pied ne peuvent être arrêtés.

De nos flancs naît votre nouveau monde,

elle est nôtre la rupture des eaux, la montée du lait.

Vous êtes le cou de la planète, la tête coiffée,

le nez délicat, sommet de sable de l'humanité.

Nous sommes les pieds en marche pour vous rejoindre,

nous soutiendrons votre corps, tout frais de nos forces.

Nous déblaierons la neige, nous lisserons les prés, nous battrons les tapis

nous sommes les pieds et nous connaissons le sol pas à pas.

L'un de nous a dit au nom de tous :

« D'accord, je meurs, mais dans trois jours je ressuscite et je reviens ».

Hans Magnus ENZENSBERGER, PARLER ALLEMAND, 1960

Traduit de l’Allemand par Roger Pillaudin.

PARLER ALLEMAND

Qu’ai-je perdu ici,

dans ce pays,

où d’inconscients parents m’ont mis ?

navré d’être un indigène,

j’y suis sans y être

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domicile élu dans la pittoresque misère ;

dans l’agréable et confortable fosse.

Qu’ai-je à moi ici ? et qu’ai-je à chercher ici,

dans ce pays de cocagne, dans ces festins d’abats,

où tout grimpe mais où rien ne va de l’avant,

où la répétition mord sa serviette de table brodée,

où dans les épiceries de luxe le pauvre au visage de craie,

sourde voie émergeant de la crème fouettée, râle et crie :

ça grimpe !

où les riches pauvres, séparés des pauvres riches par la marge bénéficiaire,

enthousiastes défoncent les fauteuils de cinéma,

ici plus ça dégringole plus ça grimpe ;

où la balance des paiements chante alléluia et tout-va-pour-le-mieux,

et crie : ça ne suffit pas

de débrayer à plein gaz et en files,

ce n’est que moindre mal, seulement cinquante pour cent,

ce n’est rien, ça ne suffit pas

que la corporation des producteurs se traîne par les rues,

en jubilant, poings tendus,

chante et dise :

Ici ça grimpe,

on est bien ici,

où ça dégringole en grimpant,

ici le chef de service tire dans les pattes du chef de service à coups de catéchisme,

ici les mutilés légers font la guerre aux grands mutilés,

ici il s’agit d’être sans merci les uns pour les autres gentils.

Et ce n’est quemoindre mal,

cela n’étonne pas,

l’acheteur reçoit cela en prime ici,

où, main sur le cœur, une main graisse l’autre,

nous sommes chez nous ici,

laissez-nous planter nos tentes ici,

sur ces décombres de ferrailles aryennes,

sur ce croassant parc à autos,

où les ruines naissent des ruines,

battant neuves, ruines en stocks, à crédit,

à la convenance, annulables :

C’est merveilleux d’être ici1

où le consommateur consommé,

et ce n’est que moindre mal ;

perd ses cheveux,

où il emballe sa tête-à-succès

sous carton-pâte et cellophabe,

et du fond de la fosse absente crie :

laissez-nous planter nos tentes ici,

dans cette fosse à assassins,

où le calendrier lui-même défaille et se hâte de s’effeuiller,

où dans le vide-ordures se consume le passé,

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où l’avenir grince de ses dents fausses,

cela vient de ce que ça grimpe

là où nous appliquons du détachant,

c’est très courant ici, ça n’est pas pour m’étonner,

où nous sommes bien dans le vent,

où les valeurs positives sont cotées maximum,

et entassées dans les chambres de commerce

qui leur dressent des mausolées de verre blindé,

où nous sommes à l’aise au milieu des aveugles2,

dans les morgues, magasins et arsenaux,

et ce n’est rien, c’est seulement cinquante pour cent,

c’est le désert congelé,

c’est le triomphe de la frénésie, ça danse

dans le vison nécessaire, sur des moignons,

dans l’éternel présent de l’amnésie.

C’est un autre pays que les autres pays,

j’en suis navré, et c’est la moindre des choses

que j’en sois navré, car il est vrai

que ses victimes, morts très ordinaires,

sous la terre geignent, silencieuse et inefficace plainte

qui se hisse et afflue vers l’asphalte étanche

qu’elle embue, jusqu’à ce que sombre,

salie, humide, une flaque

une très ordinaire flaque le submerge

et submerge croquemitaine,

louveteau-taquin, les comptines,

et le belle Mélusine, qui ne sont plus ici,

et il n’y a plus ni villes, ni poissons,

asphyxiés par cette flaque,

comme mes frères, impeccables banlieusards démunis,

me navrent, et les pieux huissiers

et releveurs du gaz, comme ils piétinent en foule,

avec leurs pinces à souder, comme ils pataugent,

avec leurs bottes absentes, dans l’abîme

affichant la gloriole sur une nuque en règle :

oui, que ne sont-ils, ces gens, comme d’autres gens,

et ce pays très ordinaire comme un autre pays,

non ce pays de nuit et brouillard,

archicomble d’absents,

qui ne savent et ne veulent savoir qui ils sont,

qui sont dans ce pays des épaves,

des fugitifs dans ce payse,

jusqu’à la fosse des fugitifs :

Que n’est-ce différent, que ne peut-on venir en aide,

donner un conseil, indiquer un remède,

à ce pays en friche et frappé d’interdit !

Page 25: 1 ENGAGEZ VOUS EN POESIE Vladimir MAÏAKOVSKI, Écoutez si

25

Qu’ai-je perdu ici, qu’ai-je à chercher

et à gratter dans cette inepte pelote

de nahkampsgangen3, d’actions de jouissance,

de plumets de chamois et de soldes fin de séries,

où je ne trouve que

chroniques gymnases chronologiquement organisés

et spécialistes des rapports humains

dans des casernes à casernes et à casernes :

Que faire ici ? et que dire ?

dans quelle langue ? et pour qui ?

c’est là que comme un bât le choix me blesse,

cela me navre, et ce n’est que moindre mal,

ça crie et ainsi de suite,

des petits cris au ciel,

ça se prend pour plus grand que ça n’est,

mais ce n’est pas tout,

ce n’est que la moitié qui crie au ciel,

ce n’est pas encore suffisant :

car ce pays, fou furieux de faim,

se déchire avec soin de ses propres mains,

ce pays s’est séparé de lui-même ;

cœur décousu, du dedans séparé ;

battant chamade, bombe de viande ;

humide et absente plaie :

Allemagne, mon pays, cœur impie des peuples4,

passablement décrié à l’occasion

par tous les gens ordinaires :

mes deux pays et moi, nous sommes séparés,

et cependant je suis intensément ici,

dans la cendre et dans le sac et me demande :

qu’ai-je perdu ici ?

Ce que j’ai perdu ici,

et qui sur le bout de ma langue hésite,

c’est ce quelque chose d’autre, qui est tout,

qui s’accorde sans crainte à la gaieté du monde

et ne se laisse pas submerger par cette flaque,

perdu chez ces râleurs aliénés et séparés,

ces râleurs constipés de la nouvelle Allemagne5,

ces râleurs de la Frankfurter Allgemeine6,

(et c’est la moindre des choses),

une nausée interdite, qui ne sait rien d’elle-même,

et dont je ne veux rien savoir, pays modèle,

fosse à assassins où le corps à demi mort

j’ai été cordialement jeté,

je reste là maintenant,

je discorde mais je m’obstine

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je reste là pour un temps,

jusqu’à ce que j’aille m’asseoir chez d’autres gens,

et que je souffle, dans un pays très ordinaire,

ici non,

pas ici.

1 Allusion au vers de RILKE, (Élégies de Duino.)

2 Allusion au vers « Wo wir uns finden wohl unter Linden », du chant hitlérien „Kein schöner Land in dieser Zeit.“

3 Nahkampspangen: décoration destinée aux volontaires du corps-à-corps.

4 Allusion à Hölderlin : Deutschland, mein Land, du heilig Herz der Völker (Allemagne, mon pays, toi coeur sacré des

peuples.

5 Neues Deutschland: organe officiel du P.C. d’Allemagne de l’Est

6 F.A. : organe officieux des officiels d’Allemagne de l’Ouest.

Arun Kolatkar, (1932-2004) Kala Ghoda Poèmes de Bombay. Traduit de l’anglais par Laetitia

Zecchini avec Pascal Aquien.

27.

Ça me fait drôlement plaisir

qu’ils n’aient pas touché

à cet îlot minuscule,

ne l’aient pas aménagé à mort,

avec des barrières tout autour,

et des logos flanqués partout.

Va donc prendre ton bol d’idlis

et te trouver

un coin où t’asseoir comme tout le monde !

Ne sont-ils pas splendides ces blocs de béton ?

N’oublions pas de remercier

celui qui les a inventés

Du mobilier urbain on ne peut plus utile,

il faut l’avouer.

C’est super pour séparer les voies,

super pour signaler les îlots,

et, en plus, ça fait de super banquettes.

Au fait,

ça fait aussi de super oreillers,

si t’as envie de piquer un petit somme

et si tu les aimes, comme moi, bien fermes.

Idlis : beignets de riz cuits à la vapeur généralement servis avec du sambar (sauce à base de lentilles).