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GSM 063 GSM 16 F rév. 1 Original : italien Assemblée parlementaire de l’OTAN GROUPE SPÉCIAL MÉDITERRANÉE ET MOYEN-ORIENT L’EXPANSION DE DAECH EN LIBYE ET EN MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE PROJET DE RAPPORT Andrea MANCIULLI (Italie) Rapporteur

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GSM063 GSM 16 F rév. 1Original : italien

Assemblée parlementaire de l’OTAN

GROUPE SPÉCIAL MÉDITERRANÉE ET MOYEN-ORIENT

L’EXPANSION DE DAECH EN LIBYE ET EN MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE

PROJET DE RAPPORT

Andrea MANCIULLI (Italie)Rapporteur

www.nato-pa.int 26 octobre 2016

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* Aussi longtemps que ce document n’a pas été adopté par le Groupe spécial Méditerranée et Moyen-Orient, il ne représente que le point de vue du rapporteur.

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TABLE DES MATIERES

I. INTRODUCTION................................................................................................................1

II. LE TERRAIN « PERDU » ET LA PRÉSENCE DE DAECH................................................2A. L’ÉPICENTRE LIBYEN.............................................................................................3B. LES RÉPERCUSSIONS RÉGIONALES...................................................................5

III. LE TERRAIN DISPUTÉ : DAECH ENTRE PUITS, TERMINAUX ET VILLES.....................8A. L’INSTABILITÉ ENVIRONNANTE............................................................................8B. L’EXTENSION BALKANIQUE.................................................................................11

IV. LE TERRAIN DES FRONTIÈRES : ENTRE LE SAHARA ET LA MÉDITERRANÉE, LES PERSPECTIVES MIGRATOIRES ET LES OPPORTUNITÉS POUR DAECH.........12

V. LE TERRAIN ÉCONOMIQUE : DES AFFAIRES POUR DAECH AUX PORTES DE LA MÉDITERRANÉE........................................................................................................14

VI. LE TERRAIN VIRTUEL : INTERNET, CYBERNÉTIQUE ET MÉDIAS..............................16

VII. LE TERRAIN DE LA SURVIE : DE LA VICTOIRE DE SYRTE À LA STABILISATION DE LA LIBYE....................................................................................................................17

VIII. CONCLUSIONS...............................................................................................................18

BIBLIOGRAPHIE..............................................................................................................20

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I. INTRODUCTION

1. Parmi les nouveaux défis que doit affronter l’Alliance atlantique dans la période de l’après-printemps arabe, le terrorisme continue à constituer un fil conducteur qui porte en soi des problèmes consolidés et encore irrésolus. Les nouvelles crises découlant des « révolutions » contre les régimes dans la région MOAN (Afrique du Nord et au Moyen-Orient) ont aggravé des situations déjà critiques et en ont décuplé les effets. C’est le cas de l’immigration clandestine et du contexte général de dégradation sociale dans les pays où les « révolutions » ont commencé.

2. Daech a fait l’objet du précédent rapport du Groupe spécial Méditerranée et Moyen-Orient (GSM) et c’est dans le sillage tracé par le contexte plus vaste du terrorisme qu’a été élaborée la présente analyse, conçue pour mieux définir les nuances du phénomène actuel.

3. La tentative de définition du terrorisme dans des cadres restreints de codification terminologique est une tâche difficile et a suscité de vastes débats qui continuent de provoquer incertitudes et désaccords.

4. Pour que la violence indiscriminée du terrorisme, qui se développe à plusieurs niveaux, puisse s’insinuer, évoluer et se propager, dans son acception la plus proche de l’idéologie, le phénomène du terrorisme requiert :- un espace ;- une ou plusieurs ligne(s) d’action ;- une raison d’être ;- un public réceptif et capable de « propager » les lignes d’action respectives.

5. Ces facteurs essentiels varient en fonction de l’évolution naturelle de la culture et de la société de chaque communauté, engendrant dans la menace des ajustements continus et des adaptations progressives, qui mènent parfois à l’épuisement ou à l’extinction du phénomène mais qui créent le plus souvent des profils d’innovation et de brutalité inédits.

6. Une société mondialisée comme la société actuelle doit donc faire face à une menace terroriste qui a inexorablement évolué en conséquence, en projetant l’instabilité et l’égarement dans des communautés qui étaient autrefois inaccessibles. Le changement qu’al-Qaïda (AQ) a imposé, le 11 septembre 2001, à la notion même de menace terroriste par le biais d’une attaque contre la société des États-Unis, a marqué un tournant dans les habitudes de sécurité dans le monde entier : une révolution dans les affaires militaires appliquée à ce cadre de violence aveugle et injustifiable que traduit l’acception commune du terrorisme. À partir de cette date, les principales organisations qui ont diffusé et appliqué la stratégie de la terreur sur le plan international ont été qualifiées de « qaïdistes » ou « inspirées par al-Qaïda ». Mais la parabole de cette organisation terroriste a subi un net affaiblissement en raison de plusieurs facteurs concomitants :- décimation des chefs ;- luttes et conflits internes ;- non-réalisation de l’objectif territorial ;- caractère statique de la menace (la violente ascension de Daech1 a permis de réveiller un

activisme qaïdiste affaibli).

7. La synthèse des facteurs susmentionnés a créé les conditions pour l’affirmation d’une nouvelle idéalisation de l’extrémisme. Aujourd’hui le « changement de rythme » repose essentiellement sur l’établissement d’une entité territoriale particulière, offensive et inacceptable pour la communauté internationale mais, en même temps, souhaitée, propagée et activement défendue par les partisans de Daech, le « califat », icône d’une stratégie de rachat social qui attire les militants comme des aimants. La menace reste l’émergence d’une organisation terroriste transnationale mondiale (puisque Daech évolue à partir d’Al-Qaïda) bien que l’utilisation de cellules distribuées de façon ramifiée (typique de la stratégie d’AQ) soit remplacée par une 1 Acronyme arabe utilise pour désigner l’organisation terroriste « État islamique » (EI)

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fermeture à l’intérieur des « frontières » d’un « quasi-État » (matérialisé par le califat). Daech est plus conventionnel, lié aux aspirations (réelles) d’expansion territoriale du califat et rattaché à ce dernier mais avec sa propre « politique extérieure », nécessaire pour maintenir en vie sa « politique intérieure ». Daech est aujourd’hui beaucoup plus qu’une simple organisation terroriste et dispose de millions de dollars pour financer ses opérations. Il n’a pas besoin de constituer des cellules à l’extérieur de ses frontières. L’appareil de propagande médiatique, nettement supérieur à celui d’Al-Qaïda, a déjà manipulé et radicalisé des centaines d’adeptes. Ce sont les « ambassadeurs » du califat, ceux qui n’ont pas la possibilité de rejoindre le califat et qui sont incités à rechercher le djihad dans leurs pays d’origine, éventuellement assistés, soutenus ou aidés par ceux qui reviennent du califat : les combattants étrangers vétérans, devenus des rapatriés.

8. L’aspect multidimensionnel dans cette idéologie extrémiste prend une valeur déterminante dans la stratégie de Daech : c’est l’espace physique d’un État qui se transforme en territoire de conquête pour le califat. Les frontières, qui acquièrent une valeur de revanche anticolonialiste à l’encontre de l’Occident infidèle qui les avait créées des années auparavant, sont aujourd’hui éliminées (virtuellement) par un projet d’expansion idéologique brutal qui vise à exploiter toute fragilité géopolitique des entités étatiques reconnues pour pénétrer, s’enraciner et se consolider. Émirs et cheikhs étaient à l’époque au service du plan colonial pour faire naître de nouveaux États qui sont maintenant en train de s’effriter. La guérilla et le terrorisme pratiqués par l’État islamique d’Abou Bakr Al-Baghdadi sont actuellement au service d’un projet complètement différent : abattre les frontières tracées il y a un siècle et réunir les sunnites sous le drapeau noir d’un nouveau califat (Negri).

9. Dans les vides socio-institutionnels engendrés par la corruption et par l’inefficacité des gouvernements, le prosélytisme extrémiste trouve donc l’espace qui lui permet d’exploiter le malaise social. Paradoxalement, les « printemps arabes » ont favorisé le projet d’un radicalisme islamique militant, armé et non armé, qui exploite la situation chaotique et révolutionnaire pour essayer de mettre en place des entités gouvernementales proches de l’idéologie extrémiste, ou du moins à élargir les espaces abandonnés par l’État pour semer les germes de l’extrémisme.

10. C’est donc le rapprochement entre le concept de « terrain » et le terrorisme qu’il devient aujourd’hui essentiel d’examiner. Les dynamiques qui régissent cette relation, sous tous leurs aspects, permettent de mieux comprendre la menace.

II. LE TERRAIN « PERDU » ET LA PRÉSENCE DE DAECH

11. Le concept d’élargissement progressif des frontières du califat est essentiel dans la propagande de Daech, et suit des logiques différentes et de multiples stratégies d’exécution. Il y a, en premier lieu, la simple expansion territoriale du « non-État » constitué : là où règnent des situations précaires comme en Syrie et en Iraq, les combattants de Daech tentent de miner les souverainetés antérieures des gouvernements de Bagdad et de Damas. En raison de la situation d’hostilités persistantes, pour le moment, il n’est pas possible de parler de « contrôle effectif d’un territoire bien défini », ce qui fait de Daech un acteur non étatique, c’est-à-dire une organisation terroriste engagée dans la tentative de renverser des gouvernements et d’étendre son contrôle.

12. La pénétration de plus en plus ramifiée et profonde de Daech dans des tissus sociaux totalement différents (de l’Europe jusqu’à l’Asie, y compris le Maghreb, l’Afrique et le Moyen-Orient), a suivi un modèle renforcé par la radicalisation croissante de vastes secteurs de la société, notamment des jeunes, parfois désabusés par l’échec des mouvements révolutionnaires qu’ils avaient eux-mêmes mis en route, et parfois à la recherche d’une revanche sociale manquée, et pour qui l’idéalisation d’un État islamique unique offre sournoisement une réponse.

13. À cela s’ajoutent les innombrables manifestations d’affiliation de la part d’entités et de

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groupes extrémistes déjà existants et enracinés dans la réalité de nombreux pays et qui représentent, de fait, une première mondialisation de la menace. Il faut ensuite considérer les formes de croissance les plus néfastes du califat : celles qui se servent des ressources médiatiques les plus modernes pour diffuser des messages de propagande frappants qui incitent à la radicalisation à distance. C’est la stratégie qui exploite les malaises des sociétés occidentales, le manque d’intégration et les conséquences de la crise économique mondiale encore en cours, pour former autant de points d’érosion de l’État. C’est la stratégie qui veut occuper les espaces que l’État a déjà perdus ou abandonnés, les banlieues en proie à la criminalité ou les camps de réfugiés où vivent ceux qui fuient les zones de crise. Daech fournit aux loups solitaires, aux aspirants combattants étrangers et aux vétérans de retour dans leur pays d’origine, une raison supplémentaire de soutenir la cause extrémiste : faire partie du califat, tout en restant dans leur pays d’origine. Cela leur permet d’en être les « ambassadeurs » et les «  promoteurs » avec la conviction de concourir, de toute manière, à la diffusion et à l’expansion de la réalité étatique convoitée et souhaitée par al-Baghdadi.

14. La France de Charlie Hebdo, du Bataclan, de Nice ; la Belgique de l’aéroport de Bruxelles ou la Turquie de l’aéroport d’Istanbul constituent quelques tristes témoignages de cette nouvelle forme d’atteinte, aussi terrible qu’efficace, dont dispose le califat.

A. L’ÉPICENTRE LIBYEN

15. En termes de prolifération de l’extrémisme, les printemps arabes ont fourni de grandes opportunités qui ont été promptement saisies, en première instance, par des groupes extrémistes locaux dans différents contextes régionaux. Par la suite, les organisations terroristes transnationales mieux structurées, telles qu’al-Qaïda, n’ont pas ignoré le potentiel d’expansion offert par ces pays, ont investi des ressources et planifié des actions aptes à garantir une présence progressive et persistante.

16. Plus le chaos présent dans le contexte d’une société grandit, plus l’expansion des groupes terroristes est rapide, arrogante (et brutale). Al-Qaïda a modulé sa présence à travers sa ramification en Algérie, al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), ou à travers des organisations affiliées résidentes comme Ansar al-Charia en Tunisie (AAS-T) et Ansar Baït al-Maqdis en Égypte. En même temps, Daech a mis en œuvre son programme en partant de la Syrie et de l’Iraq pour se lancer sur le plan mondial, en conflit ouvert avec al-Qaïda. L’apparition d’un acteur tel que Daech à côté des protagonistes « historiques » liés à al-Qaïda a modifié et compliqué le cadre de référence traditionnel du terrorisme régional. En Afrique occidentale, par exemple, le groupe Boko Haram, après son affiliation à Daech, a pris le nom de Islamic State’s West African Province (ISWAP), et a contribué ainsi à l’effervescence du radicalisme également dans les pays voisins (Niger, Tchad et Cameroun). Par ce « mariage de raison », Boko Haram a obtenu une reconnaissance dans le « djihad mondial », et Daech en a tiré des avantages incontestables surtout sur le plan de sa propagande, pouvant exhiber en tant qu’« extension du califat » une vaste zone située au cœur de l’Afrique.

17. La Libye, qui fait partie des pays symboles des récents mouvements populaires révolutionnaires arabes, est progressivement devenue un refuge pour les groupes terroristes opérant en Afrique du Nord et dans la région sahélo-saharienne. La persistance d’une longue période d’incertitude politique post-régime, associée à l’activisme manifeste des milices, ont fait du pays un parfait épicentre d’instabilité dans la région tout entière. De plus, la brusque élimination du régime de Kadhafi a renversé les institutions politiques et administratives qui n’ont eu ni l’opportunité ni la capacité de réorganiser un appareil institutionnel et de sécurité efficace. La Libye assume donc une valeur stratégique pour la pénétration de Daech en Méditerranée, en fournissant un accès aux ports, à de vastes entrepôts d’armes et aux routes lucratives de la contrebande (Barrett).18. Le Fezzan (zone au sud du pays) est historiquement une piste caravanière et de trafics illicites, qui échappe depuis longtemps au contrôle de toutes les autorités administratives de

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sécurité qui se sont succédées au gouvernement du pays. La région est encore dominée par le tribalisme ethnique et armé qui a toujours contrôlé et gouverné ce territoire, ouvert à l’exploitation des flux de la contrebande et, de ce fait, également ouvert à des alliances de circonstance avec les éléments extrémistes qui ont l’intention de s’infiltrer dans ces flux et de les exploiter.

19. La Cyrénaïque, province orientale historique, éloignée du pouvoir central de Tripoli, a accueilli les premiers groupes de combattants libyens de retour de la Syrie et de l’Iraq, restant ainsi fidèle à sa tradition de province la plus encline à la présence radicale. C’est la région où est née la révolution de février 2011, expression d’un malaise social latent et réprimé. C’est également le lieu où un tel malaise s’est le plus facilement mué en radicalisme, en fournissant les bases pour les premières déclarations d’allégeance à Daech de la part de groupes locaux comme Ansar al-Charia (AAS).

20. La Tripolitaine, quant à elle, reste le foyer des tentatives de construction démocratique du pays, bien qu’elle soit aussi déchirée par la corruption, l’activité des milices, les antagonismes historiques et tribaux et les vengeances qui ont suivi la chute du régime. Ici l’essor du phénomène du terrorisme est lié principalement aux épisodes (parfois importants) d’attaques contre les appareils institutionnels fragiles et en reconstruction, plutôt qu’à une présence structurée et stable de cellules terroristes en mesure de contrôler le territoire.

21. Toutefois, l’expérience libyenne de Daech a des caractéristiques très différentes de celle syrienne ou iraquienne (Oxford Analytica). L’affrontement entre sunnites et chiites n’a jamais vraiment affecté le substrat ethnique et social (en Libye, plus de 97% de la population est sunnite). Il s’ensuit un enracinement décidément plus lent, laborieux, fortement influencé par l’affrontement local entre al-Qaïda et Daech. Cependant, la situation chaotique qui règne en Libye constitue une opportunité d’expansion trop importante pour être négligée. Al-Qaïda est fortement intéressé à maintenir son contrôle sur certaines zones, Daech à s’étendre au détriment de la partie adverse et des appareils de l’État.

22. L’appel qu’Al-Baghdadi a adressé aux aspirants combattants étrangers provenant de la région africaine était de choisir la Libye plutôt que la Syrie et d’étendre les frontières du califat en affluant dans le pays nord-africain, en en prenant le contrôle et en créant un repaire supplémentaire par rapport à l’expérience syro-iraquienne de l’organisation.

23. Le noyau de Daech en Libye est donc étroitement lié aux flux clandestins qui transitent sur son territoire. Daech en Libye est rapidement passé du statut d’entité locale (des groupes locaux qui juraient fidélité au calife) à celui d’une organisation basée sur l’afflux de combattants étrangers et de membres non-libyens. Mais il a également su conserver et exploiter une connotation libyenne particulière : tout comme l’influence de représentants anciens baasistes Iraquiens dans l’organisation extrémiste opérant en Iraq et en Syrie, Daech en Libye compte un solide groupe d’anciens membres du régime de Kadhafi, qui n’ont pas pu être réabsorbés dans le contexte politique et militaire postrévolutionnaire.

24. La logique d’expansion et d’enracinement de Daech a dû, elle aussi, s’adapter au contexte libyen, tout en exploitant une impulsion médiatique de propagande bien articulée, violente et efficace, à l’instar de celle utilisée en Syrie et en Iraq. L’avancée progressive de la conquête de Daech se produit suivant des étapes identifiées dans chaque théâtre où le phénomène s’est développé : renseignement, Dawa (prosélytisme, endoctrinement moral et œuvres missionnaires), Hisba (imposition des préceptes de prohibition du Coran), offensive militaire, gouvernance (Zelin).

25. À partir du premier bastion de Derna, les cellules de Daech ont mis au point et imposé des règles d’administration locale semblables à celles présentes ailleurs, comme à Raqqa en Syrie ou à Mossoul en Iraq. Par la suite, l’appareil de propagande de Daech a inclus la Libye parmi ses objectifs prioritaires et inondé le monde virtuel de l’information et des réseaux sociaux de messages aussi efficaces que ceux qu’il avait expérimentés en Syrie et en Iraq. L’action massive

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de radicalisation médiatique a commencé bien avant les initiatives sur le terrain (attentats). Daech a préparé (et effrayé) une opinion publique bien trop distraite par la polarisation politique et militaire qui divise encore aujourd’hui le pays. Il a attiré et recruté des centaines de jeunes non libyens, en leur offrant la revanche sociale à laquelle ils aspiraient dans leur pays d’origine. L’appareil médiatique de propagande de Daech en Libye transmet des activités « douces », telles que Hisba et Dawa (prosélytisme et endoctrinement moral), en même temps que des contenus plus « durs », se référant à la sécurité et à la violence de la conquête territoriale (Engel).

26. C’est à partir de la synthèse de la propagande médiatique, du recrutement sans scrupules et de l’affiliation des groupes autochtones exaltés par les succès remportés en Iraq et en Syrie qu’a démarré l’expansion progressive sur le terrain du phénomène Daech en Libye. Graduellement, de l’extrémité orientale de la Cyrénaïque, les épisodes de violence indiquant la présence de l’organisation se sont succédés à une allure constante en direction de la capitale (sur le front occidental, de l’autre côté du pays). Cette avancée lente mais persévérante a été marquée par des épisodes éclatants (déclarations d’allégeance de groupes importants, conquêtes territoriales, attaques éclatantes) mais aussi freinée par le manque effectif d’une structure de commandement consolidée et de personnel entraîné efficacement.

27. De la région périphérique de Derna, Daech déclare la formation de trois Wilayat : Tarabulus, le long de la côte occidentale ; Barqah, à l’est, et Fezzan, au sud-ouest.

28. Par la suite, les hommes du calife opèrent en vue d’établir à Syrte leur capitale libyenne, en suivant le modèle de Raqqa en Syrie et de Mossoul en Iraq. 29. C’est sur Syrte, en Tripolitaine, que Daech concentre ses efforts d’expansion, en la transformant en un bastion symbole de sa présence qui s’impose en Libye. Et c’est ici que se concrétise la soudure effective entre l’idéologie extrémiste de Daech et les intérêts d’une classe privilégiée de la société (anciens partisans de Kadhafi) entravés par la loi sur l’isolement politique imposée au parlement libyen par les partis islamistes (Frères musulmans) après la fin de la révolution. C’est donc à Syrte que l’on assiste à une « kadhafisation » de Daech (comme on avait assisté à la « baasisation » d’al-Qaïda en Iraq). Des centaines d’anciens membres de l’appareil de sécurité du régime de Kadhafi ont accepté que le drapeau noir de Daech soit hissé sur leurs structures. C’est enfin à Syrte qu’existe vraisemblablement un noyau de combattants « effectifs » libyens, auxquels se seraient ajoutés, avec le temps, des éléments provenant principalement d’autres organisations terroristes et de milices.

30. En proclamant progressivement sa présence en Libye, Daech doit se confronter à la position solide d’Ansar al-Charia, un groupe de miliciens extrémistes locaux, d’inspiration qaïdiste, qui a participé à la révolution de février 2011. Les rapports entre les deux groupes sont diversifiés, allant de l’affrontement en cours à Derna entre des groupes extrémistes soutenant al-Qaïda (parmi lesquels Ansar al-Charia de Derna) et Daech, jusqu’à des collaborations tactiques locales (Ajdabiya, Benghazi), ou à la superposition totale et à l’osmose des deux entités (Syrte).

B. LES RÉPERCUSSIONS RÉGIONALES

31. Le rôle de centre déstabilisateur de la région que joue la Libye ne découle pas exclusivement de la crise institutionnelle qui se prolonge. Deux questions très importantes entrent également en jeu :- la première tient aux conséquences des trafics illicites (de tous genres) dont les flux

transitent (sans encombre) à l’intérieur du pays ;- la seconde est liée à la propagation du terrorisme et à l’expansionnisme territorial de Daech,

déjà mentionné.

32. L’affrontement entre al-Qaïda et Daech, qui s’est manifesté dans le cadre de la crise syrienne, marque un tournant dans le contexte de la menace terroriste. À partir de cette fracture

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au niveau mondial, tous les groupes d’inspiration qaïdiste ont dû se ranger du côté de la nouvelle et brutale expression de l’extrémisme transnational (le califat de Daech) ou bien rester fidèles à l’organisation d’Ayman al-Zawahiri.

33. L’Afrique du Nord ne reste pas en dehors d’une telle réorganisation des pouvoirs dans l’univers extrémiste. Les groupes extrémistes affiliés à Al-Qaïda, déjà présents et bien implantés en Tunisie, Algérie, Maroc et Égypte, ont aussi été obligés de choisir : maintenir leur allégeance à la « base » ou changer d’affiliation en direction de « l’étoile montante » d’al-Baghdadi. Le résultat de ce choix a créé de nouvelles oppositions entre des groupes auparavant alliés, des clivages dans des organisations autrefois solides, des recrudescences de violence contre les gouvernements et les sociétés d’enracinement en vue d’établir la primauté effective. Qui plus est, l’opposition entre al-Qaïda et Daech a multiplié les opportunités d’émergence de nouveaux groupes extrémistes (principalement affiliés à Daech) qui ont favorisé l’implantation de l’organisation par endroits.

34. En novembre 2014, en Égypte, une faction de la milice qaïdiste Ansar Beït al-Maqdis (ABM), déjà connue pour ses actions dans le Sinaï contre les forces de sécurité du Caire, a adhéré à la cause d’al-Baghdadi en jurant fidélité à Daech. Elle a ainsi créé un groupe, dénommé Ansar Beït al Maqdis/Wilayat Sinaï, « État Islamique/Province du Sinaï » (ABM-WS). En vue de sceller le nouveau serment, l’organisation a intensifié ses activités criminelles dans différentes localités du Sinaï contre des objectifs de l’appareil de défense et de sécurité de l’Égypte, jusqu’à revendiquer sa responsabilité pour l’explosion de l’avion russe qui s’est écrasé le 31 octobre 2015.

35. Il faut aussi attribuer une importance significative au fait que Daech se soit penché sur le panorama complexe de l’extrémisme tunisien : à la stratégie poursuivie par l’organisation al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), qui veut étendre le conflit à l’ensemble de la zone nord-africaine et sahélo-saharienne, s’est superposée l’action de Daech, qui a pour but l’unification, sous sa conduite, des groupes terroristes « locaux » et la création d’une Wilaya (province) en Tunisie. De ce fait, à l’activisme d’« Ansar al-Charia en Tunisie » (AaS-T) et du bataillon Okba Ibn Nafaa (OiN), bras opérationnel d’AQMI en Tunisie, s’est opposée la présence encombrante de la « Wilayat Tunis ». De plus, sur ce sillage, de nouvelles entités se sont formées, comme Jund al-Khilafah en Tunisie (JaK-T), et ont contribué à déstabiliser encore davantage la situation.

36. Dans le contexte de cette violence, il faut mentionner une organisation qui a récemment acquis une influence importante sur le plan régional et qui a associé son ascension aux dynamiques d’interaction avec Daech : Ansar Al-Charia (AAS), les « partisans de la loi islamique ».

37. Ansar Al-Charia est né en Libye au cours de la révolution de 2011 et a activement participé, aux côtés d’autres milices libyennes, au renversement du régime de Kadhafi. Dès le départ, AAS adopte une idéologie extrémiste d’inspiration qaïdiste que le groupe maintient encore à la fin des hostilités et dans la situation chaotique de reconstruction des institutions après la chute de Kadhafi. Alors que l’anonymat caractérisait toutes les milices révolutionnaires, Ansar al-Charia a attiré l’attention de l’opinion publique internationale à la suite de l’attentat contre le consulat des États-Unis à Benghazi en septembre 2012. L’action terroriste a renforcé le « prestige » de l’organisation auprès de ceux qui pensent que la situation est perdue depuis la révolution libyenne. Les adeptes augmentent, de même que les recrutements et l’attention de ceux qui y voient un potentiel de développement pour l’affiliation à Daech.

38. À l’instar de la propagande médiatique liée aux actions violentes du groupe, le prosélytisme de ce groupe partisan d’al-Qaïda gagne en valeur grâce aux actions sociales, au soutien fourni à la population dans les zones où l’État est absent et dans les creux d’inefficacité des appareils bureaucratiques gouvernementaux. Les membres du groupe Ansar al-Charia fournissent des repas, des médicaments, des emplois à la population, en échange de l’obéissance aux règles de la loi islamique selon l’interprétation étroite qu’ils en donnent. Une formule qui comble les

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frustrations des jeunes nord-africains, en alimentant une vaste campagne de recrutement.

39. Ansar al-Charia, après l’attaque contre le consulat des États-Unis, devient un motif d’inspiration pour les groupes extrémistes présents au niveau régional où se multiplient, en conséquence, les acronymes qui se rattachent à l’organisation. En Tunisie, au Mali, en Mauritanie, au Maroc et en Égypte, se multiplient les adhésions à des groupes extrémistes qui revendiquent l’affiliation à l’organisation libyenne. L’osmose des combattants est vraiment réelle, favorisée par les faibles (si ce n’est inexistants) contrôles aux frontières.

40. L’établissement de l’organisation au Maroc (en 2012 par une annonce sur les médias sociaux) est immédiatement poursuivi par les autorités qui en répriment la dangereuse croissance, bien que les dirigeants marocains aient déclaré la non-adhésion de leur groupe à la lutte armée. Au Mali, Ansar al-Charia suit le sillage de groupes déjà bien établis, tels que le « Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) » et le « Al-Mourabitoune » de Mokhtar Belmokhtar, avec lequel il partage des combattants, dans une superposition confuse qui en limite la croissance et l’activisme. La branche mauritanienne du groupe s’appelle « Ansar al-Charia fi Bilad al-Shinquit » et elle est considérée être sous les ordres de Mokhtar Belmokhtar. Le ciment qui lie cette organisation à Ansar al-Charia du Mali limitrophe est justement ce terroriste tristement célèbre.

41. En Égypte, le frère d’Ayman al-Zawahiri (successeur de Ben Laden), Mohammad al-Zawahiri, est l’un des principaux représentants de la branche égyptienne de l’organisation, qui en hérite une nette tendance pro-qaïdiste. À la suite de la persécution de la part des autorités égyptiennes et du redéploiement dans la Péninsule du Sinaï, les actions de l’organisation ont eu tendance à diminuer en faveur de l’affirmation croissante de l’organisation Ansar Beït al-Maqdis, plus connue et plus active, avec laquelle Ansar al-Charia partage toutefois encore des combattants.

42. La branche tunisienne, tout comme la libyenne, comptent parmi les plus actives dans le cadre des actions contre les intérêts occidentaux en Afrique du Nord. Ansar al-Charia apparaît en Tunisie en avril 2011 sous les ordres de Seif Allah Ben Hassine ibn Hussein, également connu sous le nom d’Abou Iyadh al-Tunisi, un terroriste apparu sur la scène politique tunisienne en avril 2011 suite à sa libération de prison à la faveur d’une amnistie. Abou Iyadh et son groupe prêchaient la non-violence, du moins dans la phase initiale, et ils se consacrèrent à des œuvres de bienfaisance, en réitérant que la Tunisie était une terre de prosélytisme et non de lutte armée. Toutefois, lorsqu’AQMI a déclaré vouloir annexer le territoire tunisien dans son domaine idéologique, l’organisation d’Abou Iyadh a adopté une stratégie de violence. En conséquence, les autorités tunisiennes ont interdit l’organisation pour collusion avec al-Qaïda au Maghreb islamique. AQMI et Ansar al-Charia profitent notamment de l’anarchie qui domine en Libye pour frapper et miner le principal pilier de l’économie tunisienne, le tourisme, en attaquant des touristes étrangers. Il a suffi en effet de deux attaques terroristes sanglantes – comme celles de 2015 au Musée du Bardo et dans le golfe d’Hammamet – pour aggraver la situation économique déjà dramatique et détruire des dizaines de milliers d’emplois, produisant ainsi une masse croissante de jeunes chômeurs désenchantés, fâchés et plus faciles à radicaliser (Redaelli).

43. Face à l’affirmation d’Ansar al-Charia dans la région nord-africaine (à l’instar de tous les autres groupes extrémistes), les autorités des pays de la région ont accompli de nombreux efforts pour détruire ces formations, en arrêter les chefs et mettre un terme à leurs activités. En Tunisie, par exemple, les autorités militaires et de police ont intensifié les opérations de répression, notamment dans la région du Djebel Chambi, en neutralisant de nombreuses cellules. Le succès limité d’initiatives sociales parallèles en soutien des actions de contre-terrorisme n’a pas empêché le développement d’une radicalisation croissante dans de vastes secteurs de la société, notamment chez les jeunes ; cela a engendré, en conséquence, un flux consistant de combattants étrangers d’origine tunisienne présents dans les rangs de Daech sur le théâtre d’opération syro-iraquien et en Libye. Les actions de lutte ne doivent donc pas tant se concentrer sur les

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dimensions réelles de Daech en Libye mais plutôt sur l’escalade constante qui a conduit à la situation actuelle, et notamment sur la capacité d’attirer et de recruter des vétérans des théâtres de crise et des combattants experts d’Ansar al-Charia (Engel).

III. LE TERRAIN DISPUTÉ : DAECH ENTRE PUITS, TERMINAUX ET VILLES

A. L’INSTABILITÉ ENVIRONNANTE

44. Le résultat de la stratégie d’attraction de Daech en Libye, tiraillé entre la dialectique nationale, les ingérences étrangères et les opportunités du terrorisme, dessine un profil d’instabilité critique dont l’épicentre, comme nous l’avons dit, est situé en Libye et est dangereusement proche également des intérêts de l’Alliance Atlantique. Il n’est toutefois pas correct d’attribuer la totalité des responsabilités d’une telle menace aux « pertes de contrôle » découlant d’une présence limitée de l’État. Pour mieux identifier les raisons qui ont permis à Daech de marquer une empreinte plus forte dans le pays, il faut remonter aux dynamiques qui règlent l’activisme de groupes certes moins influents mais se consacrant tout de même à la cause extrémiste.

45. En Libye, le lien qui existe entre Ansar al-Charia et l’essor de Daech a trait principalement à la capacité de ce dernier d’attirer les combattants d’Ansar al-Charia dans sa sphère d’influence. L’affiliation totale d’Ansar al-Charia représente pour Daech la perspective d’une affirmation solide dans le pays mais, en même temps, dans certaines régions et notamment à Derna, le groupe constitue encore un adversaire qui demeure fidèle à al-Qaïda.

46. Derna a subi un processus très différent de celui qui caractérise aujourd’hui les principales localités où Daech tente de consolider sa présence. De bastion initial des combattants d’al-Baghdadi, la ville cyrénaïque s’est transformée en champ de bataille où Daech s’oppose aux groupes extrémistes libyens réunis sous l’organisation faîtière du « Conseil de la Choura des moudjahidines de Derna », comprenant également Ansar al-Charia-Derna. Le motif principal à l’origine de cet affrontement violent concerne l’origine des combattants en force dans les différents groupes. La prédominance progressive de membres non-libyens dans les attaques sanglantes de Daech a notamment suscité une hostilité croissante auprès des groupes à majorité libyenne et affiliés à al-Qaïda (à commencer par Ansar al-Charia). Ce contraste a donc exposé les localités à des vagues successives de violence qui ont abouti à l’expulsion de Daech des centres habités et au renforcement des positions du Conseil des moudjahidines.

47. Ce qui s’est passé à Derna confirme l’impact croissant de la stratégie de recrutement de Daech, qui est essentiellement fondée sur l’exploitation du malaise social dans la région et sur la soumission idéologique engendrée par l’exaltation incontrôlée de la violence diffusée par Internet. En tant que territoire de destination des flux migratoires provenant d’Afrique et du Moyen-Orient, la Libye offre un avantage stratégique pour le recrutement de grands nombres de personnes démunies ainsi que d’anciens combattants et de fanatiques. Le fait d’être en contact avec un milieu dont les activités se fondent principalement sur la traite d’êtres humains a donc permis à Daech de détourner une partie de ce potentiel humain en faveur de ses propres intérêts, en faisant attention à ne pas entrer en conflit avec ceux qui, depuis des années, font des bénéfices en gérant ce marché. Daech en Libye a profité de cette stratégie pour construire une avancée sur la base d’attaques surprises et d’attentats-suicides (dans lesquels le manque d’entraînement du personnel employé est amplement compensé par la quantité d’explosif contenue dans les engins), qui ont permis de multiplier la présence de cellules sur le terrain et d’amplifier progressivement la menace.

48. Après ses débuts à Derna, l’extrémisme de Daech a impliqué, en deuxième instance, Benghazi, déjà totalement soumise à un contexte postrévolutionnaire violent et incontrôlé, incapable de saisir les possibilités de l’après-régime et victime de violences et de vengeances

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souvent attribuées à la furie extrémiste, mais en réalité provoquées par de simples règlements de comptes criminels. Et l’intervention du général Haftar et de son groupe de milices (réunis sous l’appellation emphatique d’Armée nationale libyenne) n’a pas servi à grand-chose pour lutter contre la propagation de la violence. Bien au contraire, de quelques épisodes de violence limités mais fréquents (meurtres ciblés, enlèvements, attentats), l’intervention de factions proches du général a aggravé le problème, en durcissant les réactions des extrémistes et en les transformant en un véritable conflit qui dure encore aujourd’hui.

49. À la situation désormais détériorée de Benghazi, où Daech a trouvé une nouvelle possibilité d’expansion (d’abord en s’approchant des groupes extrémistes locaux, dont la branche d’Ansar al-Charia-Benghazi, puis les ralliant à sa cause), vient s’ajouter, avec le temps, la situation précaire de Syrte. Pendant l’affrontement politique et militaire entre Tripolitaine et Cyrénaïque, la province de Syrte (qui donne sur le golfe de Syrte et dont le chef-lieu est, justement, la ville de Syrte) a joui d’une période de relative stabilité également lorsque les violences entre les milices étaient les plus âpres. Cela était dû à la forte influence de stabilité provenant de Misurata et de ses milices, ainsi qu’à l’importance stratégique pour la Libye de la présence de nombreuses usines d’extraction du pétrole et de terminaux de stockage et de commercialisation.

50. Justement en rapport avec ces derniers facteurs, l’importance économique de cette localité a d’abord influé sur la compétition entre les milices se rapportant à une coalition (Tobrouk) ou à l’autre (Tripoli). Par la suite, comme cela s’est produit en Iraq et en Syrie, Daech a concentré son attention sur les installations situées dans le « croissant pétrolier », la vaste zone de production de la Cyrénaïque protégée par les Gardes des installations pétrolières dirigées par Ibrahim Jadhran, un commandant fédéraliste cyrénaïque provenant d’Ajdabiya et allié (de convenance) du général Haftar. Ses milices continuent de contrôler d’importantes infrastructures énergétiques et ont toujours la capacité de fermer les terminaux d’exportation en tant que moyen de pression sur la Chambre des représentants (Barrett).

51. Daech en Libye ne possède pas les capacités de contrôle du territoire et de gestion des installations que possèdent les organisations semblables en Syrie et en Iraq. Il peut toutefois entrer en compétition pour ce qui est du manque de scrupules et du potentiel d’expansion. Pour cette raison, les attaques répétées contre les centrales et les installations présentes dans le croissant pétrolier ne lui ont pas permis d’acquérir le contrôle du flux du pétrole brut. Elles ont toutefois causé d’immenses pertes de pétrole entreposé, des dégâts d’infrastructures aux installations et un fort retentissement médiatique qui s’est traduit par une nouvelle flambée de recrutements et de propagande pour Daech. Ce qui ne peut pas être conquis et contrôlé par Daech devient donc un objectif à détruire. Et cela est valable tant pour le territoire et les infrastructures que pour les citoyens et les groupes d’influence.

52. Il est un élément sur lequel Daech ne parvient pas à imposer sa stratégie, si ce n’est à travers une application indiscriminée et nuisible de la violence : le contrôle du substrat tribal du pays. En effet, la prépondérance d’éléments étrangers parmi les membres en force dans l’organisation extrémiste ne permet pas la création de liens stables avec la population locale (et avec les centres d’influence tribaux correspondants). Cela bouleverse le concept d’ascendant stratégique que le groupe possède en Iraq où il est l’expression de la revanche sunnite et, de ce fait, peut impliquer de nombreux substrats de la société. Le tribalisme en Libye devient une limite à la propagation progressive de l’organisation d’al-Baghdadi. Il en limite l’établissement dans les zones rurales, en sacrifiant des portions de territoire déjà en dehors du contrôle des autorités (centrales, locales ou tribales) et s’oppose au recrutement médiatique à travers le sens d’affiliation typique du concept tribal.

53. En Libye, la tribu tend à identifier un groupe qui se reconnaît dans la descendance commune d’un aîné dont dérivent, par filiation généralement masculine, une ou plusieurs lignes généalogiques. En général, le Cheikh, membre d’une famille qui transmet le titre de père en fils, revêt le rôle de représentant de la tribu, d’autorité morale et de médiateur dans le contexte de

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conflits internes au groupe ou externes vis-à-vis d’autres tribus, sur la base du droit coutumier (‘urf). Il n’a pas le pouvoir de donner des ordres ni de prétendre à l’obéissance des membres du groupe ; il n’est pas leur chef militaire. Sur le plan politique, il est l’interlocuteur privilégié de l’autorité locale ou centrale.

54. L’identité tribale libyenne n’est donc pas une réalité statique qui s’oppose à des notions idéologiques comme le nationalisme. C’est au contraire l’expression d’une idéologie à part, compatible avec les aspirations nationales et qui, jusqu’ici, a permis de faire face, même si sur un plan tactique et local, à la menace dérivant de l’extrémisme radical de Daech. Dans ce sens, l’accroissement de l’identité tribale en Libye ne s’oppose pas à l’affirmation éventuelle d’une nation libyenne. L’éthique tribale est un système culturel d’entraide qui, dans la période de l’après-Kadhafi, a offert des solutions pragmatiques à des problèmes même de portée limitée, à cause de l’échec du « nouvel » État à fournir une sécurité sociale à ses propres citoyens.

55. Le système tribal présente également un fort aspect organisationnel, suivant un schéma précis sur la base de règles spécifiques. En effet, l’architecture sociopolitique libyenne est structurée avec plus de 140 tribus dont 30 environ auraient un rôle effectivement important. Les tribus peuvent être réunies au sein d’une « Saff » (confédération) et être réparties en « buyut » (pluriel de « bayt » - maison) et chaque « bayt » en « lamhat » (groupes familiaux). Toutefois, cette division n’est pas systématique et peut varier selon le contexte : des membres de la même tribu peuvent appartenir à deux fronts différents, comme cela s’est produit pendant la révolution.

56. Le tribalisme libyen peut donc suivre aussi bien un courant nationaliste qu’une pensée révolutionnaire ou islamique. Parfois il combine ces différents éléments en fonction d’un besoin spécifique, pour décrire, influencer ou expérimenter les différentes dimensions de la situation sociale. Les hommes des tribus peuvent être – et sont souvent – beaucoup plus que de simples membres d’une tribu donnée ; le rapport qui existe entre la pratique tribale et l’idéologie varie en fonction des circonstances, des changements politiques et des nécessités pratiques. Le facteur tribal ne peut donc pas être considéré comme le reflet d’une réalité rigoureusement conservatrice. Il se configure plutôt comme une réalité souple, manipulable, hétérogène, liée aux changements et aux circonstances politiques. La tribu est aujourd’hui reconsidérée en tant qu’ « amalgame de possibilités relationnelles, ressources sociales disponibles et non d’obligations ou de droits incontestables » (Cherstich).

57. L’éthique tribale est donc souvent associée à d’autres concepts, en fonction de la considération particulière que les hommes des tribus libyennes ont du tribalisme. Par exemple, en Cyrénaïque, où de nombreuses communautés salafistes se trouvent dans des zones traditionnellement tribales, de nombreux salafistes considèrent la tribu comme un facteur de division inacceptable pour un musulman, alors que d’autres ne voient aucune contradiction entre la pratique du salafisme et le respect des règles tribales. Par conséquent, s’il est vrai qu’en Cyrénaïque les chefs de tribu sont unis contre l’islamisme, de nombreux islamistes de Cyrénaïque provenant d’un milieu tribal sont prêts à faire abstraction de l’éthique tribale au nom de principes nationaux ou religieux plus vastes, et inversement.

58. Dans la perspective de la stabilisation, le tribalisme représente un facteur endogène capable d’intégrer des initiatives destinées à lutter contre le terrorisme et l’infiltration de Daech. Le renforcement de l’importance de cet aspect si diversifié pourrait contribuer à rejeter une activité de prosélytisme qui est devenue désormais violente et incontrôlable, soutenue comme elle est par un afflux de non-Libyens qui n’ont aucun lien tribal.

59. En revanche, le tribalisme, opportunément mis en valeur, pourrait représenter un socle de soutien légitime et reconnu pour le processus actuel de reconstruction des institutions, en s’appuyant sur des valeurs politiques, de sécurité et d’opposition au terrorisme. Ces valeurs ont été jusqu’à présent largement défendues par toutes les autorités libyennes qui ont successivement dirigé le pays.

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B. L’EXTENSION BALKANIQUE

60. Les conditions qui ont assuré au prosélytisme de Daech un terrain favorable pour l’enracinement de l’idéologie extrémiste ne restent pas limitées au contexte du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (avec les extensions de proximité géographique dans le Sahel et en Afrique centrale et occidentale). Les mêmes problèmes sociaux et attentes respectives d’émancipation et de revanche de la part de la population se retrouvent également dans des parties du vieux continent et notamment dans la région des Balkans.

61. Les conditions économiques précaires, l’instabilité politique ainsi que les conflits interethniques ataviques qui entachent encore les dynamiques sociales locales augmentent la perméabilité de ce territoire aux influences terroristes qui exploitent également la position géographique stratégique par rapport aux théâtres de crise actuels. Avec un tissu social dans lequel des pics de prospérité s’opposent, de manière criante, à des poches de pauvreté et d’isolement, la région des Balkans s’affirme comme un territoire favorable à la diffusion de la pensée extrémiste et radicale et caractérisé par la présence de nombreuses filières d’acheminement de combattants directement impliqués dans des opérations de guerre en Syrie et en Iraq.

62. Le prosélytisme radical s’avère particulièrement efficace. Il s’est affirmé à travers la participation directe dans des opérations de guerre en Syrie et en Iraq de nombreux individus (presque mille) d’origine balkanique (pour la plupart enrôlés dans les rangs de Daech), ainsi que par le passage de milliers de combattants étrangers. Cela confirme le rôle central acquis par les Balkans dans le contexte du terrorisme international d’origine islamiste radicale. Ce rôle central se reflète également dans la brutalité des actions qui ont conduit certains combattants balkaniques à atteindre des postes élevés et des rôles importants dans la direction de Daech. C’est le cas de Lavdrim Muhaxheri, qui est rapidement devenu un exemple à suivre pour les jeunes des nombreuses communautés d’extrémistes des Balkans.

63. Le cloisonnement territorial de la région des Balkans a permis la prolifération et l’implantation d’un réseau serré de communautés islamistes radicales « fermées ». Il s’agit de petites agglomérations résidentielles « autonomes » qui, après la déclaration de constitution du califat en juin 2014, se sont manifestées de manière plus effrontée. Dans le contexte des dynamiques complexes qui régissent, dans ces régions, les rapports entre les clans, les organisations criminelles et les mouvements de nature ethnique nationaliste, les communautés wahhabites semblent avoir atteint une sorte d’équilibre qui leur a permis de « coexister » et d’accroître leur influence et leur popularité. Les intenses activités de répression mises en œuvre par les forces de police de la région ont permis d’arrêter et de condamner pour des crimes de terrorisme de nombreux individus, parmi lesquels un certain nombre de prédicateurs radicaux. Toutefois, ces interventions sont cycliquement instrumentalisées aussi bien sur le plan politique que sur le plan religieux et leur efficacité en est, de ce fait, réduite. Malgré cela, la mobilisation des forces de l’ordre suite à l’identification, parmi les terroristes décédés lors des attentats de Paris du 13 novembre 2015, de deux étrangers qui sont arrivés en Europe en exploitant le flux des migrants à travers la dorsale balkanique, confirme le risque que cette région offre à des organisations terroristes comme Daech, une voie utile et accessible pour faire peser la menace d’attentats au cœur de l’Europe.

64. Une telle situation a été encore compliquée par un autre élément critique de déstabilisation, représenté par le flux important de migrants qui, à travers la « route de l’Anatolie et des Balkans », se déversent dans la zone Schengen. La portée numérique de ce phénomène, qui rend « impraticables » des formes de contrôle efficaces et facilite la pénétration de terroristes potentiels sur le vieux continent, « élève » encore plus les Balkans dans l’univers djihadiste et les qualifie, non seulement de base logistique, de recrutement et de transit, mais également d’« avant-poste » potentiel pour la réalisation d’actions terroristes en Europe.

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IV. LE TERRAIN DES FRONTIÈRES : ENTRE LE SAHARA ET LA MÉDITERRANÉE, LES PERSPECTIVES MIGRATOIRES ET LES OPPORTUNITÉS POUR DAECH

65. La Libye ne représente pas uniquement un épicentre de déséquilibre régional où Daech prévoit la prochaine phase de son expansion terroriste. La Libye est aussi (et surtout) le seuil de l’Europe pour des milliers de migrants qui abandonnent par désespoir une situation de crise dans l’espoir d’une vie meilleure. Il s’agit là d’un phénomène qui associe aux spéculations sans scrupules d’un business criminel très lucratif les aspirations et les histoires de générations entières de personnes déplacées, les violences de la guerre, la corruption des États.

66. Le mouvement migratoire illégal vers les pays membres de la zone Schengen emprunte, schématiquement, quatre routes d’entrée différentes, que l’on appelle respectivement :- septentrionale, utilisée par les migrants qui viennent de l’est de l’Europe et de l’Asie, et qui

essaient d’atteindre les pays Schengen via la Russie et les Républiques de l’ancien espace soviétique ;

- de la Méditerranée occidentale, qui convoie une part importante de migrants venant d’Afrique occidentale sur le territoire marocain, dans l’attente d’atteindre, par la mer, le sol ibérique ;

- de la Méditerranée « centrale » (ou nord-africaine), parcourue par des migrants venant de tout le continent africain, du Moyen-Orient et de l’Asie, qui convergent principalement vers la Libye, plateforme incontestée de l’immigration clandestine par mer vers l’Europe ;

- de la Méditerranée orientale (ou route de l’Anatolie et des Balkans), qui voit sur le territoire turc l’articulation principale des flux provenant du Moyen-Orient, d’Asie et de la Corne de l’Afrique en direction de la zone Schengen, via la Grèce et la péninsule balkanique.

67. Actuellement, les flux les plus importants se concentrent sur les deux dernières routes, alors que les deux premières semblent suivre une tendance à la baisse. Parmi les deux routes les plus actives, la Libye garde la primauté comme principale nation de départ du flux de bateaux en direction de l’Italie, bien qu’il y ait eu un « ajustement » dans la façon d’opérer des organisations criminelles libyennes, qui ont eu récemment du mal à trouver des bateaux en bois en mesure de transporter un plus grand nombre de migrants. Le triangle libyen d’Oubari – Sebha – Murzuq (Fezzan, sud-ouest libyen) constitue une étape importante pour une grande partie des clandestins qui arrivent en Libye via les frontières du sud-ouest.

68. Les migrants et les demandeurs d’asile contribuent de plusieurs façons à l’économie illégale libyenne. Tout d’abord, chacun d’entre eux paie pour son propre voyage vers la Libye, à travers la Libye et de là vers l’Europe. Ensuite, les migrants achètent souvent leur billet en le payant par un travail forcé auprès des communautés de frontière ou dans les villes de la côte, qui deviennent ainsi un bassin de recrutement à bas prix pour l’économie légale et illégale. Enfin, les centres de détention dans tout le pays, qu’ils soient officiels ou non, permettent en fait d’enlever des migrants et des demandeurs d’asile, pour en autoriser ensuite la libération uniquement contre le paiement d’une rançon (Toaldo).

69. La terrible intensification du flux de réfugiés conduits vers les routes terrestres balkaniques (plus de 900 000 personnes au cours de l’année 2015 ont rejoint la Grèce en provenance de la Turquie) a permis une diminution temporaire du flux en provenance de la Libye. De même, l’augmentation des contrôles frontaliers le long de la route terrestre a provoqué une faible augmentation des arrivées le long des côtes adriatiques, confirmant ainsi que la presque totalité des réfugiés choisit de suivre la route des Balkans pour se diriger vers l’Europe centrale. Cependant, il est évident qu’un flux général si imposant de réfugiés, qu’il emprunte la route maritime nord-africaine ou la route terrestre balkanique, représente un phénomène qui résiste aux barrières, dont les limites seront toujours contournées. La solution réside donc plus dans des interventions dans les lieux d’origine et de destination plutôt que dans ceux de transit des personnes.

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70. La « boîte de Pandore » qui a été ouverte avec les printemps arabes et la crise qui perdure en Syrie et en Iraq ont alimenté un phénomène migratoire, déjà connu dans le passé mais qui a atteint aujourd’hui des proportions inquiétantes à plusieurs égards, parmi lesquels notamment celui lié à l’aggravation de la menace terroriste et de la possible pénétration d’extrémistes sur le territoire européen. Bien qu’il ne faille pas sous-estimer cet aspect en tant qu’option possible à la portée des groupes extrémistes présents en Libye, il faut en rationaliser les contenus pour montrer la menace effective qu’il représente.

71. Daech maintient, pour le moment, un contrôle effectif du terrain, limité à certaines zones de la région de Syrte qui s’étendent au sud, à l’est et à l’ouest du bastion de Syrte. Cette situation ne permet donc pas la gestion complète d’une activité majeure comme celle de l’immigration, principalement concentrée sur les zones côtières de la Tripolitaine occidentale, sous la conduite attentive de groupes de criminels fortement enracinés dans le territoire. Ceux-ci exercent un niveau de contrôle très élevé sur le territoire, avec des capacités de pénétration et de connivence bien structurées avec les appareils de sécurité gouvernementaux, qui restent faibles. La possibilité d’ingérence pour une organisation non libyenne (telle que Daech) dans une activité criminelle enracinée et lucrative comme celle-ci se borne à de petites interventions sur les flux dans le but de recruter du personnel qui n’a pas la possibilité de payer sa traversée.

72. L’imposition de droits et de taxes sur les filières d’immigration est une possibilité réalisable uniquement dans des zones isolées du Fezzan où Daech récupère des fonds pour son expansion en taxant le flux des migrants. L’organisation n’a pas l’intention de déplacer les personnes de façon autonome, elle préfère « taxer » les trafiquants et en exploiter le potentiel pour ses besoins de recrutement (Crowcroft). En définitive, les terroristes ne montrent aucune intention d’œuvrer de façon autonome dans le domaine criminel mais ils préfèrent plutôt faire appel à l’expertise des criminels.

73. Par conséquent, ce qui devient rentable pour Daech, dans l’optique des flux migratoires, c’est la possibilité d’avoir à disposition une concentration constante de personnes, faciles à coopter à des fins de recrutement. Cela a récemment assuré une augmentation du nombre de combattants, même si avec un niveau d’entraînement limité et une motivation fondamentalement différente de la dérive idéologique des combattants en Iraq et en Syrie.

74. Toutefois, d’une façon générale, il n’est pas possible d’exclure que Daech puisse exploiter le trafic migratoire dans le but d’infiltrer ses membres vers l’Europe. Au contraire, le risque que des éléments liés à des formations terroristes et radicales s’infiltrent parmi les migrants augmente de manière exponentielle et devient de plus en plus probable (comme le démontrent les faits au Bataclan au Paris), à cause de la perméabilité des frontières et des faibles contrôles le long des routes de l’immigration. Les simples données numériques sont toutefois souvent réductrices et potentiellement trompeuses : une diminution du flux des combattants de retour (rapatriés) vers leurs pays d’origine n’implique pas nécessairement une réduction du niveau de la menace. Ce qui est apparu de la reconstitution des attentats « confirme » le niveau de dangerosité des combattants étrangers. Ce terme est utilisé ici avec une acception plus large qui comprend aussi bien les rapatriés que les aspirants rapatriés, c’est-à-dire ceux qui auraient reçu, lors de brefs contacts avec le « front » extrémiste, en plus d’un entraînement de base, aussi les lignes de conduite (logistiques et de coordination) utiles pour la réalisation d’actions violentes contre des objectifs occidentaux. De plus, il n’est pas à exclure que ces personnes puissent se consacrer à des activités de recrutement ou de radicalisation d’autres sujets au sein de communautés à risque, en posant ainsi les bases pour la création de cellules terroristes issues du pays. Ce risque est par ailleurs encore alimenté par la présence, dans les Balkans occidentaux, de structures radicales, criminelles et nationalistes qui pourraient favoriser ou soutenir les mouvements d’éléments rattachés à la sphère du terrorisme.

75. À cette fin, al-Baghdadi dispose de nombreuses possibilités, parmi lesquelles l’exploitation

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des bateaux en provenance d’Afrique du Nord représente l’une des plus dangereuses et ayant le moins de chances de réussir. Une telle hypothèse impliquerait une planification sophistiquée visant à infiltrer du personnel extrémiste via les bateaux (très exposés à la possibilité d’être interceptés par les appareils de sécurité européens), en prévision d’un emploi futur et hypothétique. Démarche qui devra de toute manière être suivie par des étapes successives de recrutement (ou de regroupement avec des cellules extrémistes sur place), d’organisation et de réalisation. Il s’agit donc d’hypothèses à moyen et long terme qui supposent une stratégie bien définie, plus susceptibles d’être attribuée aux chefs du noyau dur de Daech qu’à la branche libyenne encore périphérique. La possibilité que cette option puisse être mise en œuvre en exploitant la route terrestre « balkanique », plus sûre (et plus facile), est un autre problème.

76. Il reste de toute façon évident que le durcissement des critères d’admission n’est pas en mesure de ralentir le phénomène migratoire qui contourne les nouveaux obstacles en modifiant les itinéraires et en exploitant les voies criminelles. En prévision d’une prochaine confirmation (si ce n’est d’une augmentation) de la pression migratoire, les associations criminelles qui existent le long des routes traditionnelles d’afflux seraient en train d’affiner leurs collaborations en vue de gérer au mieux le marché. Une perspective de collaboration qui fait encore défaut entre les gouvernements qui sont dans l’obligation de démanteler un tel marché.

V. LE TERRAIN ÉCONOMIQUE : DES AFFAIRES POUR DAECH AUX PORTES DE LA MÉDITERRANÉE

77. L’immigration n’est pas l’unique trafic illicite qui soit lié à double sens à cette région, bien que ce soit celui qui prédomine. Les caravanes de ceux qui exploitent la traite d’êtres humains croisent souvent le chemin de trafiquants, commerçants, contrebandiers d’armes et groupes extrémistes. La véritable association entre ces situations est l’une des questions sur lesquelles se fondent les dynamiques entre les groupes terroristes et qui augmentent les risques au détriment des intérêts commerciaux. Les nombreux espaces où l’État est absent sont en effet exploités par les populations locales (sédentaires ou nomades) qui ont transformé la région en une zone de contrebande de pétrole, armes, équipements militaires, déchets radioactifs, tabac, de détournement de l’aide humanitaire et passage de combattants, également à des fins politiques ou autonomistes. Le Sahara et le Sahel sont des couloirs où transitent les stupéfiants provenant de l’Amérique du Sud et destinés au Vieux Continent, un commerce de très grande importance utilisé surtout par AQMI pour financer son activité terroriste et attirer de nouveaux militants, principalement grâce au soutien de chefs islamistes et de combattants touareg particulièrement enclins à la contrebande, qui forment des groupes à fort penchant terroriste.

78. Sous un profil de risque différent, la Libye, à l’instar de l’Iraq, « bénéficie » de la présence de ressources naturelles considérables sur lesquelles se développent les dynamiques politiques, économiques et militaires du pays, en plus de nombreuses ingérences externes. L’expansionnisme de Daech concentre une partie de sa planification sur la tentative d’englober les recettes provenant de l’exploitation de ces ressources. Dans la région syro-iraquienne cette aspiration s’est concrétisée par l’acquisition de nombreux sites d’extraction, d’usinage, de stockage et de distribution, ainsi que du personnel spécialisé correspondant, qui a permis de consolider un commerce illégal extrêmement fructueux et qui a fait de l’organisation d’al-Baghdadi l’une des plus riches qui soient.

79. L’efficacité des raids aériens de la coalition internationale et, plus récemment, de l’armée de l’air russe ont fortement réduit les recettes de l’organisation provenant de la contrebande de pétrole. Cela a provoqué (et continue de provoquer) une forte diminution des liquidités à disposition d’al-Baghdadi pour la gestion du « non-État ». Daech affronte actuellement, en Syrie et en Iraq, une crise économique qui entrave directement les recrutements et les opérations. À l’heure actuelle, pour tous les combattants et les dirigeants de Daech, la Libye est une alternative de survie qui, tôt ou tard, va être exploitée (Middle East Newsline).

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80. Daech voit aujourd’hui dans les actifs stratégiques publics de la Libye des objectifs utiles pour sa propagande de recrutement, mais certainement pas pour les recettes qui pourraient en provenir en cas de gestion. L’absence de capacités techniques efficaces a rendu impossible, à ce jour, toute tentative d’exploitation. Cela a son importance pour déterminer à quel type d’organisation les autorités libyennes (et non libyennes) doivent faire face. En effet, Daech en Libye dispose d’une maturité opérationnelle nettement inférieure à celle dont a fait preuve la principale branche iraquienne, qui elle, a besoin de ressources pour gérer un califat.

81. La menace actuelle pour la communauté occidentale à cet égard est donc représentée par l’éventualité d’une attaque de Daech contre les installations libyennes. L’usine de Mellitah, dans la région tripolitaine, est un exemple frappant de l’actualité d’une telle menace. La capacité de production de l’usine, nettement inférieure aux volumes potentiels, est presque entièrement destinée à satisfaire les exigences internes en termes de production d’énergie électrique et de consommation de gaz pour la région de la capitale. Une éventuelle attaque de Daech contre Mellitah aurait donc des conséquences désastreuses pour l’économie du pays, outre que des retombées importantes sur les flux de production destinés à l’exportation. Dans les conditions de précarité économique avancée dans lesquelles se trouve la Libye, un coup si grave à un secteur de production déjà limité pourrait provoquer un effondrement irréversible.

82. En matière de menace, il est toutefois souhaitable de considérer aussi la projection relative à moyen et long terme. L’éventuelle décision des dirigeants en Libye d’effectuer le saut de qualité nécessaire pour atteindre une maturité opérationnelle effective pourrait se traduire par l’acquisition (dans un futur proche) des capacités de gestion de ces installations pour tenter de compenser les restrictions subies, dans ce domaine, en Syrie et en Iraq (Copley). Cette éventualité lancerait de nouvelles perspectives de risque pour les pays membres de l’Alliance : Daech en Libye aurait donc, en plus de la volonté, également les capacités de gestion de la contrebande d’hydrocarbures et des immenses profits qui en découlent. Dans un pays dont l’économie est fondée uniquement sur l’exploitation du gaz et du pétrole, celui qui gère ces ressources contrôle le pays.

83. Au cours de la dernière année, le lien entre, d’un côté, les événements impliquant la National Oil Company libyenne (NOC) et la production nationale d’hydrocarbures et, de l’autre, la crise en cours est évident. En effet, d’un côté la production d’hydrocarbures a baissé de façon dramatique, même par rapport aux minimums enregistrés dans les mois qui ont suivi février 2011. De l’autre, un contentieux est en cours entre la NOC de Tripoli et la filiale opérant en Cyrénaïque, qui n’a pas reconnu l’autorité de la « maison-mère » pendant longtemps. Tout cela n’a pas seulement amené une baisse de la production, mais a aussi créé une situation d’incertitude sur les marchés internationaux concernant les cargaisons de brut en provenance de la Libye. La situation semble s’être améliorée aujourd’hui, et la NOC est perçue par les opérateurs internationaux comme un organisme unitaire et fiable. Pour autant, les menaces périodiques de fermeture des terminaux pour l’évacuation du brut n’ont pas cessé de la part des factions libyennes qui continuent de se disputer le contrôle des équipements de production d’hydrocarbures.

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VI. LE TERRAIN VIRTUEL : INTERNET, CYBERNÉTIQUE ET MÉDIAS

84. L’un des facteurs qui mettent le mieux en exergue le dynamisme et l’avance de Daech par rapport à al-Qaïda (qui était déjà très évoluée), c’est l’utilisation de l’Internet et de la technologie numérique. À travers la « toile », les groupes terroristes font de la publicité pour leurs succès, soulignent les défaites des adversaires, donnent des instructions à leurs adeptes, font du prosélytisme et diffusent des manuels de formation. Par rapport à la notion d’« espace », qui a été mentionné jusqu’ici, l’ampleur de la toile, ses points faibles et la difficulté intrinsèque de contrôle en font un « territoire » parfait pour l’anonymat dont les terroristes ont besoin pour agir dans des milieux sociaux « hostiles » ou qui refuseraient leur présence (Weimann). Daech a projeté ses actions au-delà de l’utilisation classique d’Internet, jusqu’à le transformer en un pilier de recrutement, de radicalisation et de représentation de la menace, ne serait-ce déjà qu’en termes de simple perception immédiate d’alerte sociale. Les éléments qui se sont révélés les plus réceptifs par rapport au message extrémiste appartiennent à la couche éduquée et apparemment intégrée du tissu socio-économique. De ce fait, on voit augmenter le nombre de sujets qui se radicalisent via Internet, qui sont nés ou ont grandi dans les pays occidentaux et qui, de ce fait, en plus d’être parfaitement intégrés dans leurs sociétés respectives, bénéficient d’une plus grande liberté de mouvement et sont « insoupçonnables » puisque dépourvus des indicateurs de risque caractéristiques.

85. Au-delà de la simple propagande, il existe donc une intense activité de radicalisation qui se réalise à travers l’auto-endoctrinement, comme l’avait préconisé l’ingénieur syrien Abou Moussab al-Souri, théoricien du « djihad individuel ». Dans son « Appel à la résistance islamique mondiale » (« The call to Global Islamic Resistance »), il encourage la constitution de « cellules agissant de manière autonome pour conduire la résistance ». Le but est d’accroître la sensation de vulnérabilité dans la population civile occidentale à travers des initiatives menées, même avec des moyens artisanaux (armes blanches, bombes improvisées), par des individus ou des microgroupes auto-organisés.

86. L’« Appel à la résistance islamique mondiale » semble aujourd’hui plus une disposition d’un planificateur militaire clairvoyant que l’exhortation d’un idéologue. Il s’agit d’un ordre qui, vu les attentats récents au cœur de l’Europe, semble avoir été recueilli et scrupuleusement exécuté par des groupes et des individus représentant une vision radicale et déformée des sociétés dans lesquelles ils sont intégrés. « Kill them wherever you find them » (« Tuez-les partout où vous les rencontrerez ») est une devise désormais fréquente dans les sites de propagande extrémiste qui, en toute simplicité, projette (via l’Internet) les menaces du territoire du califat vers les plages et les musées de Tunisie, les restaurants de luxe de Dacca, la promenade en fête de Nice.

87. La radicalisation des auteurs des récents attentats au cœur de l’Europe met en exergue des parcours parallèles d’extrémisation, auxquels viennent souvent s’ajouter des histoires d’exclusion sociale ou de troubles psychiques importants. La menace de Daech à l’encontre de l’OTAN passe également via l’incitation à l’émulation d’attaques « rudimentaires » comme celle de Nice, incitation adressée à un public en attente devant un écran d’ordinateur.

88. Les potentiels de la menace cybernétique ne sont pas uniquement limités à la capacité intrinsèque d’influence médiatique et de propagande. Pour le moment, un facteur de dissuasion vis-à-vis de la planification de cyberattaques spectaculaires coordonnées par un éventuel centre de contrôle à Raqqa pourrait n’être qu’une question de ressources, compte tenu de la forte pression militaire que le califat subit en ce moment. Le centre d’intérêt actuel est représenté par les opérations sur le terrain et c’est à ces opérations qu’est consacrée la totalité des ressources, avant les opérations cybernétiques.

89. Toutefois, la concrétisation d’une attaque contre les infrastructures sensibles d’un pays n’est pas une opération qui va de soi ou qui est facile à réaliser, bien qu’effectivement accessible, vu les professionnels recrutés par Daech (Graham-Harrison). Planifier et réaliser une cyberattaque en

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mesure de causer (de façon occulte) un dommage effectif à une communauté exige beaucoup plus de capacités (et de ressources) qu’une simple subtilisation d’informations. Il faut avoir la possibilité de corrompre des personnes et d’exploiter des faiblesses humaines qui permettent d’identifier le point de départ de l’attaque. Il faut aussi disposer du temps et des ressources nécessaires pour réussir à pénétrer dans des réseaux qui sont isolés du contexte général d’Internet.

90. Compte tenu de l’excellent recrutement de hackers réalisé par Daech et de l’évolution des différentes stratégies de lutte contre le terrorisme, la prévention d’une cyberattaque est une hypothèse qui appelle l’attention des gouvernements qui luttent contre l’organisation d’al-Baghdadi. Le passage de l’utilisation d’Internet de simple machine de propagande à outil supplémentaire de terreur ne demande qu’une impulsion effective de la part des dirigeants de Daech. Le succès de la coalition dans les opérations sur le terrain pourrait constituer cet apport.

VII. LE TERRAIN DE LA SURVIE : DE LA VICTOIRE DE SYRTE À LA STABILISATION DE LA LIBYE

91. Daech, comme al-Qaïda, font preuve d’une grande aptitude à la récidive et à la résilience. Ce sont des caractéristiques que les instruments modernes de communication de masse et les réseaux sociaux ont projeté au niveau mondial, ignorant les frontières nationales et les contrôles aux douanes. Comme nous l’avons vu, Syrte représente le centre d’agrégation de la menace de Daech en Libye et c’est là que se sont concentrés les efforts libyens et internationaux dans la lutte contre ce phénomène. L’opération al-Bunyan al-Marsous, menée par la milice de Misurata, a réussi à endiguer et limiter le noyau de la menace. Le grand nombre de combattants de Misurata morts au cours des batailles de Syrte représente, à tous les égards, une lourde contribution de la ville côtière à la future organisation institutionnelle et de sécurité du pays.

92. La campagne aérienne menée par les États-Unis contre des objectifs attribués à Daech dans la zone de Syrte a, par la suite, donné une nouvelle impulsion à l’opération de Misurata. La retraite de Daech à Syrte est donc un objectif proche mais la menace potentielle reste inchangée, si ce n’est renforcée. En effet, la reconquête de la ville de la part des milices de Misurata ne pourra pas empêcher le repositionnement des combattants de Daech dans d’autres zones du pays. Une pareille atomisation va non seulement favoriser la réabsorption partielle de ses militants dans les groupes terroristes déjà établis dans la région (AQMI, Ansar al-Charia, al-Mourabitoune) mais également altérer les équilibres dans des zones critiques comme Sabratha, l’un des centres de l’immigration clandestine.

93. L’anéantissement de Daech à Syrte est donc un facteur fondamental pour l’avenir de la Libye mais ce n’est pas le seul sur lequel établir une stratégie de reprise du pays. Les succès militaires de Misurata et de l’alliance contre Daech ne se transformeront pas facilement en progrès sur le plan de la stabilisation politique et institutionnelle. En effet, comme nous l’avons souligné, la radicalisation et le recrutement de la part des groupes extrémistes sont liés également aux conditions socio-économiques et de sécurité que l’État parvient à garantir à son peuple. Il est donc évident que la fragmentation persistante des principales institutions libyennes (National Oil Company – NOC ; Libyan Investment Authority – LIA ; Libyan Central Bank – LCB) et des factions correspondantes sur le territoire (Tripolitaine et Cyrénaïque, Tripoli et Tobrouk), constitue l’un des principaux facteurs de dispersion des capitaux, qui peut être facilement attribué à la corruption et au manque constant de contrôle sur les flux financiers.

94. C’est sur la faiblesse des institutions libyennes, sur les vides de gouvernement respectifs et sur les carences administratives et de sécurité que toutes les organisations extrémistes présentes sur le territoire (à commencer par Daech) ont construit leurs campagnes médiatiques et de recrutement.

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95. Pour un pays producteur de pétrole, la gestion de la richesse est un facteur déterminant pour le bien-être de sa communauté et pour la survie de son gouvernement ; il s’ensuit que Daech a un énorme intérêt à porter préjudice à ce potentiel (s’il ne peut pas l’exploiter) et à s’opposer à la production régulière d’hydrocarbures, dans le but d’exacerber le malaise social.

96. En synthèse, la survie de la menace de Daech en Libye n’est pas une variable qui dépend uniquement des résultats des batailles de Syrte. Un rôle essentiel est joué également par la capacité de la communauté internationale à maintenir fermes et unies aussi bien les principales institutions économiques et financières du pays que l’unité territoriale.

VIII. CONCLUSIONS

97. Dépassant toutes les tentatives précédentes de transformation d’une entité terroriste en entité d’État, Daech a changé la donne en réussissant à dépasser les simples déclarations de programme et à matérialiser en conquête territoriale des aspirations extrémistes radicales. Plus d’un an après la déclaration du « califat », Daech continue à exercer un contrôle de type militaire et, en partie, administratif, sur une région, fragmentée il est vrai, comprise entre la Syrie et l’Iraq, qui a ses bastions à Raqqa (en Syrie) et Mossoul (en Iraq). Il est fondamental de souligner que Daech est fortement attaché à cette conceptualisation de l’espace et du territoire que le califat a permis de consolider. Toutefois, la menace représentée par l’organisation d’Al-Baghdadi va au-delà de l’expression même, fondamentale, d’un « quasi-État ». Né d’une tempête parfaite de circonstances historiques, Daech a planté des racines géographiques, idéologiques et politiques qui ne seront pas faciles à extirper (Atwan).

98. Daech ne disparaîtra pas avec l’élimination du califat. Déjà dans le passé, les organisations dont Daech a tiré son origine avaient stratégiquement décidé de se disperser plutôt que de subir la défaite contre un ennemi supérieur, quitte à resurgir après dans des lieux différents et avec une ténacité accrue. L’intensification de la lutte contre Daech pourrait encore une fois conduire à ce genre de situation et se définir comme une « situation gagnant/gagnant » pour le groupe extrémiste. En cas de défaite militaire de Daech, même si cela représente le « meilleur scénario », il sera difficile de réduire le niveau de la menace à l’échelle internationale. Il se produirait vraisemblablement :

a. un redéploiement diffus de combattants avec le risque d’attaques terroristes de rétorsion ;b. le retour dans leur pays d’origine des familles (y compris les enfants) qui ont vécu dans le

califat, dont la réinsertion dans la société pourrait être difficile à cause des processus d’endoctrinement auxquels elles ont été soumises ;

c. d’autres mutations dans l’organisation et les stratégies de ce phénomène, accompagnées de la recherche de nouveaux refuges ou de la pénétration déstabilisante dans d’autres régions, déjà déclarées comme appartenant au califat. C’est justement dans cette optique que la situation en Libye mérite une priorité absolue. En effet la prévision la plus effrayante est que puisse se développer un nouveau théâtre d’action du djihad et que les zones contrôlées par le califat ne deviennent une base d’opérations à partir de laquelle lancer des offensives contre le continent européen.

99. D’un point de vue analytique, il s’agit de scénarios que les récents attentats contribuent toujours plus à rapprocher dangereusement de la réalité.

100. Dans l’éventualité d’une « tenue » de Daech – à laquelle est associée en bonne partie également la capacité économique et financière, il est possible d’envisager que cette organisation continue à exercer un pouvoir d’attraction sur les aspirants extrémistes du monde entier et à représenter une source d’inspiration pour des actions terroristes individuelles.

101. En même temps, le risque d’infiltrations parmi les migrants et de pénétration des frontières

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occidentales serait accru à cause de l’absence de politiques communes de lutte contre ce problème. À cet égard, les combattants étrangers sont voués à représenter une menace à long terme pour l’Europe.

102. L’imminence de la menace terroriste contre l’OTAN est une réalité incontestable. La solidité des interventions vers lesquelles les pays membres réussiront à orienter l’Alliance déterminera l’espace qui sera accordé à la survie de Daech.

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