A PETIT FEU

DU MÊME AUTEUR

Romans

La curiosité du rêveur, Le Seuil

Les anges dans nos campagnes, Le Seuil Les fantômes de Grand Central, Pierre Horay Bastringue à Auteuil, Belfond

Biographies - essais

Greta Garbo la somnambule, Stock - Ramsay / Cinéma

Les séductrices du cinéma, Henri Veyrier A cause de Dieu, entretiens avec Mère Marie- Yvonne, Stock

Traductions

Judy Garland, de G. Franck, Grasset M.D. par Marlène Dietrich, Grasset

Françoise Ducout

A PETIT FEU

Éditions Ball and

33, rue Saint-André-des-Arts 75006 Paris

© Éditions Balland, 1981 et 1995.

Che sarà, sarà

à J.

- Elle est dure, mais dure, grommela la femme, renversant en arrière sa tête-pomme de terre ger- minée en chignon barrettes, hérisson d'acier, héris- son de l'après-midi auquel j'arrache la carapace de sa coiffe blanche (blanche? que tu dis, bouffie) et me défaisant de bas en haut interrogativement d'un

œil que je qualifierai d'épais et cisailleur. De pas maternel. Mais que je le confesse, que je mette maintenant et avant tout préambule, mon cœur vibrant et virginal sur la table... je n'ai jamais aimé les cuisinières. Gonflées, échauffées, gestueuses, discourant à la cantonnade qui ne pouique que dalle de leur tour de poignet pour rattraper un souf- flé agonisant, de leur habileté à préserver une mayonnaise des courants d'air, écarter femmes en gestation, mendiantes bossues porteuses de poisse,

qui passent (elles se mettent en bandes, s'acoqui- nent, élisent un chef, une meneuse qui, jambe en moins, coussin sur le dos, se déclare l'héritière de

Gengis Khan, impressionnent le bourgeois par leurs lamentations et leurs mains en caoutchouc

ratissant le gousset) le col dans le soupirail des maisons et dessinent les cornes par-dessus le four- bi ménager. Se vantant de leur odorat assez subtil (lorsqu'il n'est pas vicié par le rhum des compotes et les fonds de verre d'Alsace et de champagne lichouillés sur la plaque de l'évier) pour recon- naître dans le méli-mélo d'un panier apporté de la campagne l'œuf pondu du matin et la coquille qui a protégé un poussin déjà centenaire à force de singer le fœtus. Et cette morgue. Insupportable! Le Bon Dieu claironne-t-il Sa Création? Jésus plas- tronne-t-il en nous contant ses miracles et son

excursion sur les eaux alors que les bateaux ne parvenaient pas à se détacher de leurs ancres et que Saint Pierre plastronnait, les pouces dans le gilet : « Je ne suis pas avec cet homme. Je suis moi. »? Indispensables au milieu des aventures et des orages de la maison. Vaniteuses de leur scien- ce récitée, étalée, jamais démentie. Les maîtres les

écoutent, les approuvent. Histoires de gueule! Ils discutent avec elles, gravement, en arrondissant la bouche et le mollet, des menus de la semaine, des

prestations de la semaine, philosophent de la fraî- cheur des volailles, de l'excellence du cabillaud de

la dernière marée, de l'avachissement adéquat des livarots mûrissant sous leur paillon. Gnafrons! Ne nous étonnons donc pas qu'on les gratifie, décore à communion, enterrement et diverses occasions

de se goberger du tube digestif. Répugnantes. Profiteuses. Les attifiaux de la « dame », le porto et les cigarettes du patron, et puisqu'on ne les emmène pas, l'été, dans les châteaux corréziens (la piétaille des cuisines de là-bas, ça ne se paie pas chérot..., est-ce que ça reçoit même un billet en fin de parcours et de saison..., ça lappe une purée de châtaignes, ça se revigore d'une frottée de couenne, pas mieux, pas pis, la main-d'œuvre des Pyramides que l'on ferme dans le tombeau. Badaboum), les voici paradant dans le repaire des époux, s'enivrant du vin de la messe noire qu'elles font réciter à minuit, à la morgue municipale, à la Lune, à l'étouffe-marmot, à la dressée des âmes

des limbes..., que la berline du voyage verse en

Où êtes-vous? » Et ouvriers, bourgeois, nourrices,

pioupious, voyeurs, compatissants de dire : « Ses maîtres! Où sont ses maîtres? » Pas de réponse, alors je dis grimper à l'échelle, repartir avec eux, qui ne sont pas, périr... oh! non, pas cela! Ils sont invulnérables! Je les soignerai, je les veillerai, je les enterrerai... Je mime Job pataugeant dans ses excréments, la façade camouflée de suie, la pupil- le glauque, et secrètement, je me marre.

Le va-et-vient des vigiles ne me trouble pas, je suis persuadée de l'extermination de mes maîtres, je savoure, sereinement, la chaloupée des lances d'arrosage, le soleil sur les casques, toutes ces couleurs, les ultimes minutes de mon incendie.

Des marchands ambulants de sirop, leur fontaine calée à mi-cuisse, vantent l'article. « Ils vont au ciel, mes ballons », annonce une vieille et le rou-

leau de l'orgue de barbarie écrase son refrain de caboulot, de frites, d'été caniculaire, d'émois, les voyous gambadent dans les escarbilles et se soula- gent la vessie sur le sinistre. Voilà pour le feu. Mais voilà les six civières, les six civières dans le

fourgon qui démarre lentement à cause des ouvriers, bourgeois, nourrices, pioupious et

voyeurs. Il y a comme un silence. Mais les chevaux sont déjà dans le boulevard. Et ouvriers, bourgeois, nourrices, pioupious et

voyeurs se dispersent. C'est triste, le dernier acte du théâtre.

Je n'ai plus froid. Je me défais de ma douillette. « Où allez-vous? », questionne une rombière. Où? Mais, à Paris, à Paris, « Madame! »