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Zola, Comment on meurt IV Janvier a été dur. Pas de travail, pas de pain et pas de feu à la maison. Les Morisseau ont crevé la misère. La femme est blanchisseuse 1 , le mari est maçon. Ils habitent aux Batignolles a , rue Cardinet 2 , dans une maison noire, qui empoisonne le quartier. Leur chambre, au cinquième, est si délabrée, que la pluie entre par les fentes du plafond. Encore ne se plaindraient-ils pas, si leur petit Charlot, un gamin de dix ans, n’avait besoin d’une bonne nourriture pour devenir un homme. L’enfant est chétif 3 , un rien le met sur le flanc 4 . Lorsqu’il allait à l’école, s’il s’appliquait en voulant tout apprendre d’un coup, il revenait malade. Avec ça, très intelligent, un crapaud 5 trop gentil, qui a une conversation au-dessus de son âge. Les jours où ils n’ont pas de pain à lui donner, les parents pleurent comme des bêtes. D’autant plus que les enfants meurent ainsi que des mouches du haut en bas de la maison, tant c’est malsain. On casse la glace dans les rues. Même le père a pu se faire embaucher ; il déblaie les ruisseaux à coups de pioche, et le soir il rapporte quarante sous 6 b . En attendant que la bâtisse 7 reprenne, c’est toujours de quoi ne pas mourir de faim. Mais, un jour, l’homme en rentrant trouve Charlot couché. La mère ne sait ce qu’il a. Elle l’avait envoyé à Courcelles 8 , chez sa tante, qui est fripière 9 , voir s’il ne trouverait pas une veste plus chaude que sa blouse 10 de toile, dans laquelle il grelotte. Sa tante n’avait que de vieux paletots 11 d’homme trop larges, et le petit est rentré tout frissonnant, l’air ivre, comme s’il avait bu. Maintenant, il est très rouge sur l’oreiller, il dit des bêtises, il croit qu’il joue aux billes et il chante des chansons. La mère a pendu un lambeau de châle devant la fenêtre, pour boucher un carreau cassé ; en haut, il ne reste que deux vitres libres, qui laissent pénétrer le gris livide du ciel. La misère a vidé la commode, tout le linge est au Mont-de-piété 12 . Un soir, on a vendu une table et deux chaises. Charlot couchait par terre ; mais, depuis qu’il est malade, on lui a donné le lit, et encore y est-il très mal, car on a porté poignée à poignée la laine du matelas chez une brocanteuse 13 , des Page 1 Édition du texte et notes ©Lettres - académie de Rouen

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Zola, Comment on meurt

IV

Janvier a été dur. Pas de travail, pas de pain et pas de feu à la maison. Les Morisseau ont

crevé la misère. La femme est blanchisseuse1, le mari est maçon. Ils habitent aux Batignolles a,

rue Cardinet2, dans une maison noire, qui empoisonne le quartier. Leur chambre, au cinquième,

est si délabrée, que la pluie entre par les fentes du plafond. Encore ne se plaindraient-ils pas, si

leur petit Charlot, un gamin de dix ans, n’avait besoin d’une bonne nourriture pour devenir un

homme.

L’enfant est chétif3, un rien le met sur le flanc4. Lorsqu’il allait à l’école, s’il s’appliquait

en voulant tout apprendre d’un coup, il revenait malade. Avec ça, très intelligent, un crapaud5

trop gentil, qui a une conversation au-dessus de son âge. Les jours où ils n’ont pas de pain à lui

donner, les parents pleurent comme des bêtes. D’autant plus que les enfants meurent ainsi que des

mouches du haut en bas de la maison, tant c’est malsain.

On casse la glace dans les rues. Même le père a pu se faire embaucher ; il déblaie les

ruisseaux à coups de pioche, et le soir il rapporte quarante sous6 b. En attendant que la bâtisse7

reprenne, c’est toujours de quoi ne pas mourir de faim.

Mais, un jour, l’homme en rentrant trouve Charlot couché. La mère ne sait ce qu’il a. Elle

l’avait envoyé à Courcelles8, chez sa tante, qui est fripière9, voir s’il ne trouverait pas une veste

plus chaude que sa blouse10 de toile, dans laquelle il grelotte. Sa tante n’avait que de vieux

paletots11 d’homme trop larges, et le petit est rentré tout frissonnant, l’air ivre, comme s’il avait

bu. Maintenant, il est très rouge sur l’oreiller, il dit des bêtises, il croit qu’il joue aux billes et il

chante des chansons.

La mère a pendu un lambeau de châle devant la fenêtre, pour boucher un carreau cassé ;

en haut, il ne reste que deux vitres libres, qui laissent pénétrer le gris livide du ciel. La misère a

vidé la commode, tout le linge est au Mont-de-piété12. Un soir, on a vendu une table et deux

chaises. Charlot couchait par terre ; mais, depuis qu’il est malade, on lui a donné le lit, et encore y

est-il très mal, car on a porté poignée à poignée la laine du matelas chez une brocanteuse13, des

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demi-livres14 à la fois, pour quatre ou cinq sous b. À cette heure, ce sont le père et la mère qui

couchent dans un coin, sur une paillasse15 dont les chiens ne voudraient pas.

Cependant, tous deux regardent Charlot sauter dans le lit. Qu’a-t-il donc, ce mioche, à

battre la campagne16 ? Peut-être bien qu’une bête l’a mordu ou qu’on lui a fait boire quelque

chose de mauvais. Une voisine, Mme Bonnet, est entrée; et, après avoir flairé le petit, elle prétend

que c’est un froid et chaud. Elle s’y connaît, elle a perdu son mari dans une maladie pareille.

La mère pleure en serrant Charlot entre ses bras. Le père sort comme un fou et court

chercher un médecin. Il en ramène un, très grand, l’air pincé17, qui écoute dans le dos de

l’enfant, lui tape sur la poitrine, sans dire une parole. Puis, il faut que Mme Bonnet aille prendre

chez elle un crayon et du papier, pour qu’il puisse écrire son ordonnance. Quand il se retire,

toujours muet, la mère l’interroge d’une voix étranglée :

« Qu’est-ce que c’est, monsieur ?

— Une pleurésie18, répond-il d’un ton bref, sans explication. »

Puis, il demande à son tour :

« Êtes-vous inscrits au bureau de bienfaisance19 ?

— Non, monsieur… Nous étions à notre aise, l’été dernier. C’est l’hiver qui nous a tués.

— Tant pis ! tant pis ! »

Et il promet de revenir. Mme Bonnet prête vingt sous pour aller chez le pharmacien. Avec

les quarante sous de Morisseau, on a acheté deux livres de bœuf, du charbon de terre et de la

chandelle. Cette première nuit se passe bien. On entretient le feu. Le malade, comme endormi par

la grosse chaleur, ne cause plus. Ses petites mains brûlent. En le voyant écrasé sous la fièvre, les

parents se tranquillisent ; et, le lendemain, ils restent hébétés20, repris d’épouvante, lorsque le

médecin hoche la tête devant le lit, avec la grimace d’un homme qui n’a plus d’espoir.

Pendant cinq jours, aucun changement ne se produit. Charlot dort, assommé sur l’oreiller.

Dans la chambre, la misère qui souffle plus fort, semble entrer avec le vent, par les trous de la

toiture et de la fenêtre. Le deuxième soir, on a vendu la dernière chemise de la mère ; le

troisième, il a fallu retirer encore des poignées de laine, sous le malade, pour payer le

pharmacien. Puis, tout a manqué, il n’y a plus rien eu.

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Morisseau casse toujours la glace ; seulement, ses quarante sous ne suffisent pas. Comme

ce froid rigoureux peut tuer Charlot, il souhaite le dégel, tout en le redoutant. Quand il part au

travail, il est heureux de voir les rues blanches; puis, il songe au petit qui agonise là-haut, et il

demande ardemment un rayon de soleil, une tiédeur de printemps balayant la neige. S’ils étaient

seulement inscrits au bureau de bienfaisance, ils auraient le médecin et les remèdes pour rien. La

mère s’est présentée à la mairie, mais on lui a répondu que les demandes étaient trop nombreuses,

qu’elle devait attendre. Pourtant, elle a obtenu quelques bons de pain21 ; une dame charitable lui

a donné cinq francs. Ensuite, la misère a recommencé.

Le cinquième jour, Morisseau apporte sa dernière pièce de quarante sous. Le dégel est

venu, on l’a remercié. Alors, c’est la fin de tout : le poêle reste froid, le pain manque, on ne

descend plus les ordonnances chez le pharmacien. Dans la chambre ruisselante d’humidité, le

père et la mère grelottent, en face du petit qui râle22. Mme Bonnet n’entre plus les voir, parce

qu’elle est sensible et que ça lui fait trop de peine. Les gens de la maison passent vite devant leur

porte. Par moments, la mère, prise d’une crise de larmes, se jette sur le lit, embrasse l’enfant,

comme pour le soulager et le guérir. Le père, imbécile23, reste des heures devant la fenêtre,

soulevant le vieux châle, regardant le dégel ruisseler, l’eau tomber des toits, à grosses gouttes, et

noircir la rue. Peut-être ça fait-il du bien à Charlot.

Un matin, le médecin déclare qu’il ne reviendra pas. L’enfant est perdu.

« C’est ce temps humide qui l’a achevé, dit-il. »

Morisseau montre le poing au ciel. Tous les temps font donc crever le pauvre monde ! Il

gelait, et cela ne valait rien ; il dégèle, et cela est pis encore. Si la femme voulait, ils allumeraient

un boisseau 24 de charbon, ils s’en iraient tous les trois ensemble. Ce serait plus vite fini.

Pourtant, la mère est retournée à la mairie ; on a promis de leur envoyer des secours, et ils

attendent. Quelle affreuse journée! Un froid noir tombe du plafond ; dans un coin, la pluie coule ;

il faut mettre un seau, pour recevoir les gouttes. Depuis la veille, ils n’ont rien mangé, l’enfant a

bu seulement une tasse de tisane, que la concierge a montée. Le père, assis devant la table, la tête

dans les mains, demeure stupide25, les oreilles bourdonnantes. À chaque bruit de pas, la mère

court à la porte, croit que ce sont enfin les secours promis. Six heures sonnent, rien n’est venu. Le

crépuscule est boueux, lent et sinistre comme une agonie.

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Brusquement, dans la nuit qui augmente, Charlot balbutie des paroles entrecoupées :

« Maman… maman… »

La mère s’approche, reçoit au visage un souffle fort. Et elle n’entend plus rien ; elle

distingue vaguement l’enfant, la tête renversée, le cou raidi. Elle crie, affolée, suppliante :

« De la lumière ! vite, de la lumière !… Mon Charlot, parle-moi ! »

Il n’y a plus de chandelle. Dans sa hâte, elle frotte des allumettes, les casse entre ses

doigts. Puis, de ses mains tremblantes, elle tâte le visage de l’enfant.

« Ah! mon Dieu ! il est mort !… Dis donc, Morisseau, il est mort ! »

Le père lève la tête, aveuglé par les ténèbres.

« Eh bien ! que veux-tu ? il est mort… Ça vaut mieux. »

Aux sanglots de la mère, Mme Bonnet s’est décidée à paraître avec sa lampe. Alors,

comme les deux femmes arrangent proprement Charlot, on frappe : ce sont les secours qui

arrivent, dix francs, des bons de pain et de viande. Morisseau rit d’un air imbécile, en disant

qu’ils manquent toujours le train, au bureau de bienfaisance.

Et quel pauvre cadavre d’enfant, maigre, léger comme une plume ! On aurait couché sur

le matelas un moineau tué par la neige et ramassé dans la rue, qu’il ne ferait pas un tas plus petit.

Pourtant, Mme Bonnet, qui est redevenue très obligeante, explique que ça ne ressuscitera pas

Charlot, de jeûner à côté de lui. Elle offre d’aller chercher du pain et de la viande, en ajoutant

qu’elle rapportera aussi de la chandelle. Ils la laissent faire.

Quand elle rentre, elle met la table, sert des saucisses toutes chaudes. Et les Morisseau,

affamés, mangent gloutonnement près du mort, dont on aperçoit dans l’ombre la petite figure

blanche. Le poêle ronfle, on est très bien. Par moments, les yeux de la mère se mouillent. De

grosses larmes tombent sur son pain. Comme Charlot aurait chaud ! comme il mangerait

volontiers de la saucisse !

Mme Bonnet veut veiller à toute force. Vers une heure, lorsque Morisseau a fini par

s’endormir, la tête posée sur le pied du lit, les deux femmes font du café. Une autre voisine, une

couturière de dix-huit ans, est invitée ; et elle apporte un fond de bouteille d’eau-de-vie, pour

payer quelque chose. Alors, les trois femmes boivent leur café à petits coups, en parlant tout bas,

en se contant des histoires de morts extraordinaires ; peu à peu, leurs voix s’élèvent, leurs

cancans26 s’élargissent, elles causent de la maison, du quartier, d’un crime qu’on a commis rue

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Nollet27. Et, parfois, la mère se lève, vient regarder Charlot, comme pour s’assurer qu’il n’a pas

remué.

La déclaration28 n’ayant pas été faite le soir, il leur faut garder le petit le lendemain, toute

la journée. Ils n’ont qu’une chambre, ils vivent avec Charlot, mangent et dorment avec lui. Par

instants, ils l’oublient; puis, quand ils le retrouvent, c’est comme s’ils le perdaient une fois

encore.

Enfin, le surlendemain, on apporte la bière, pas plus grande qu’une boîte à joujoux, quatre

planches mal rabotées, fournies gratuitement par l’administration, sur le certificat d’indigence. Et,

en route ! on se rend à l’église en courant. Derrière Charlot, il y a le père avec deux camarades

rencontrés en chemin, puis la mère, Mme Bonnet et l’autre voisine, la couturière. Ce monde

patauge dans la crotte jusqu’à mi-jambe. Il ne pleut pas, mais le brouillard est si mouillé qu’il

trempe les vêtements. À l’église, on expédie la cérémonie. Et la course reprend sur le pavé gras.

Le cimetière est au diable, en dehors des fortifications. On descend l’avenue de Saint-

Ouen29, on passe la barrière30, enfin on arrive. C’est un vaste enclos, un terrain vague, fermé de

murailles blanches. Des herbes y poussent, la terre remuée fait des bosses, tandis qu’au fond il y a

une rangée d’arbres maigres, salissant le ciel de leurs branches noires.

Lentement, le convoi avance dans la terre molle. Maintenant, il pleut ; et il faut attendre

sous l’averse un vieux prêtre, qui se décide à sortir d’une petite chapelle. Charlot va dormir au

fond de la fosse commune31. Le champ est semé de croix renversées par le vent, de couronnes32

pourries par la pluie, un champ de misère et de deuil, dévasté, piétiné, suant cet encombrement de

cadavres qu’entassent la faim et le froid des faubourgs33.

C’est fini. La terre coule, Charlot est au fond du trou, et les parents s’en vont, sans avoir

pu s’agenouiller, dans la boue liquide où ils enfoncent. Dehors, comme il pleut toujours,

Morisseau, qui a encore trois francs sur les dix francs du bureau de bienfaisance, invite les

camarades et les voisines à prendre quelque chose, chez un marchand de vin34. On s’attable, on

boit deux litres, on mange un morceau de fromage de Brie. Puis, les camarades, à leur tour, paient

deux autres litres. Quand la société35 rentre dans Paris, elle est très gaie.

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Notes de vocabulaire

1. blanchisseuse : pour « laver le linge » on disait, au XIXe s. « blanchir » le linge ; il s’agit d’une profession très répandue au XIXe siècle. L’Assommoir de Zola montre le travail de Gervaise qui s’est établie « blanchisseuse ». Dans ses Carnets d’enquête, Zola précise qu’une blanchisseuse (patronne) emploie des « laveuses » (3,50 Fr. par jour) et des « repasseuses » qui gagnent 55 sous (= 2,75 Fr. par jour).Bibliographie : Emile ZOLA, Carnets d’enquêtes, présentation d’Henri Mitterrand, Collection Terre Humaine, Plon, 1993.

2. rue Cardinet : rue du quartier des Batignolles qui commence à la rue de Courcelles et finit à l’avenue de Clichy.

3. chétif : malingre, de faible constitution.

4. mettre sur le flanc : familièrement « être alité ». L’enfant, faible par nature, est souvent malade.

5. crapaud : le terme a été employé au siècle dernier au sens figuré pour désigner un « enfant ou un petit homme laid » (P. Larousse Grand DictionnaireUniversel du XIXe siècle). L’auteur de ce dictionnaire ajoute : « Comme tous les termes injurieux, ce mot a bien d’autres sens dans la bouche de ceux qui l’emploient et n’implique pas toujours la laideur ni même une idée de mépris véritable... »

6. quarante sous : le nom de « sou » est attribué familièrement à cette époque aux pièces de cinq centimes. 40 sous valent donc 2 francs. On a continué à parler d’une pièce de 100 sous (5 francs) jusqu’à l’apparition, en 1960, du « nouveau franc ».

7. bâtisse : proprement, il s’agit d’une construction en maçonnerie. On emploierait aujourd’hui pour une telle expression « que le bâtiment reprenne » pour indiquer une reprise d’activité dans le secteur de la construction.

8. Courcelles : la rue de Courcelles se trouve à l’une des extrémités de la rue Cardinet.

9. fripière : le fripier (fripière) fait métier d’acheter, de raccommoder et de revendre des vieux habits. P. Larousse note dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle : « Le métier de fripier est aujourd’hui aussi florissant que jamais ; il ne mourra qu’avec la misère : c’est dire qu’il a encore de longs jours de prospérité. »

10. blouse : vêtement de toile ou de cotonnade que l’on met par dessus les vêtements pour les préserver ; par extension il s’agit d’un simple vêtement de toile taillé en forme de blouse que l’on faisait porter par les jeunes garçons.

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11. paletot : au siècle dernier, le terme sert à désigner un vêtement de dessus, pour homme ou pour femme, à pans, avec des poches extérieures sur le côté, porté par les serviteurs.

12. Mont-de-piété : établissement de charité où l’on prête de l’argent contre le dépôt d’un objet que l’on gage. « Le mont-de-piété a le plus souvent pour clients : des ouvriers qu'une crise industrielle a laissés sans ouvrage et à qui il importe de trouver de l'argent sans retard pour subvenir aux besoins quotidiens de la famille; cet argent, ils l'obtiennent en déposant au mont-de-piété un objet de quelque valeur... Sans doute, il arrive parfois que le mont-de-piété reçoit les dépôts de quelques misérables qui, pour quelques heures d’orgie, mettent à nu le réduit où s'abritent leur femme et leurs enfants. Mais si le vice, si le défaut de prévoyance, trop familier encore à la classe ouvrière, composent une certaine portion des débiteurs du mont-de-piété, c'est le besoin qui en constitue la plus grande partie, et la plupart des prêts sont réclamés par des nécessités respectables. »P. Larousse Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle

13. brocanteuse : le brocanteur (brocanteuse) est un commerçant qui achète pour les revendre toute sorte d’objets d’occasion. Le fripier et le marchand de bric-à-brac sont des brocanteurs.

14. demi-livre : la livre est une unité de poids qui a varié dans le temps autour d’une valeur de 500 grammes. « Nom que le peuple de Paris donne abusivement à un poids d’un demi-kilogramme ». P. Larousse, Grand Dictionnaire Universel du XIXesiècle. On utilisait la laine pour confectionner des matelas de qualité.

15. paillasse : sac bourré de paille sur lequel on couche, soit directement soir en mettant dessus un matelas. L’invention du sommier a fait disparaître la paillasse, sauf chez les miséreux qui dormaient à même cette sorte de matelas garni de paille.

16. battre la campagne : dans ce contexte, l’expression signifie « divaguer », notamment sous l’effet de la fièvre.

17. air pincé : se dit de quelqu’un qui manifeste de la raideur en « pinçant les lèvres ».

18. pleurésie : inflammation de la plèvre, souvent confondue avec la pneumonie. Elle se manifeste par une douleur au côté, de la fièvre, et une grande difficulté à respirer. P. Larousse indique comme principaux symptômes : la décoloration de la face, des mouvements fébriles lents et un état général d’anxiété. La maladie était rarement mortelle quand elle pouvait être soignée vigoureusement.

19. le bureau de bienfaisance : il s’agit d’établissements de charité où les indigents reçoivent des « bons » à échanger contre du pain, des vêtements, du bois de chauffage ou d’autres produits de nécessité. La somme de 10 francs donnée à la famille Morisseau correspond à deux journées de travail.

20. hébétés : rendus stupides, insensibles aux impressions, comme paralysés dans leur âme sous l’effet de la douleur que leur cause l’annonce du médecin. Page 8

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21. bons de pain : le bureau de bienfaisance ne donnait pas d’argent – pour éviter que les miséreux n’aillent le boire –, mais des « bons » à échanger contre de la nourriture. Il existait des bons de pain, de viande, de bois...

22. râler : il s’agit ici du râle d’agonie.

23. imbécile : on mettra cet adjectif à côté du participe « hébété » ; le père, incapable d’agir, demeure sans mouvement.

24. boisseau de charbon : le terme de boisseau après avoir désigné un récipient, désignait au siècle dernier, la quantité contenue par un boisseau, soit 12,5 litres environ. Le charbon mis à brûler sans précaution produit de l’oxyde de carbone qui, inodore, provoque une asphyxie rapide.

25. stupide : à mettre en relation avec « hébété » et « imbécile ».

26. cancans : bavardages, commérages sans consistance.

27. rue Nollet : rue du quartier des Batignolles qui finit à la rue Cardinet.

28. déclaration : il faut déclarer à la Mairie les décès pour obtenir le droit d’inhumer le corps du défunt. Comme les bureaux sont fermés le soir, il faut attendre leur ouverture, le lendemain pour accomplir cette démarche auprès de l’État-Civil.

29. avenue de Saint-Ouen : cette avenue limite, au Nord, le quartier des Batignolles. Elle se termine dans l’avenue de Clichy à un carrefour nommé « La Fourche ».

30. barrière : la Ville de Paris était entourée de fortifications. On appelait « barrières » les bureaux d’octroi à l’entrée de la ville. En effet toutes les marchandises qui entraient dans la capitale étaient taxées d’un droit d’ « octroi ».

31. fosse commune : « Longues tranchées creusées dans les cimetières des grandes villes pour y placer, l’un contre l’autre, les cercueils de ceux dont les familles n’ont pu payer une concession de terrain. » (P. Larousse, Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle.) En effet, les places de cimetière sont soumises à un droit (concession), de sorte que les indigents ne peuvent être enterrés que dans la « fosse commune », emplacement gratuit dans le cimetière.

32. couronnes : il s’agit des couronnes de fleurs déposées dans le cimetière lors des enterrements.

33. faubourgs : [fau] vient de « fors »: hors de. Mais la confusion avec « faux » est ancienne. A l'origine, le faubourg était la partie de la ville située hors de l'enceinte protégeant le bourg. Les faubourgs se sont progressivement retrouvés à l'intérieur des murs, avec l'extension des fortifications accompagnant l'essor urbain et démographique. Les populations habitant en périphérie étant souvent pauvres, les faubourgs sont généralement (mais pas toujours) des quartiers populaires. Page 9

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34. « marchands de vin » : voici en quels termes le Guide Parisien d’Adolphe Joanne présente, dans son édition de 1863, cette profession : « Nous n’avons rien à dire des marchands de vin, sinon que leurs établissements ne sont guère fréquentés que par les ouvriers, les commissionnaires et les cochers. On comptait, avant l’annexion, plus de 4000 cabaretiers et marchands de vin au détail ; ce nombre s’est certainement accru dans une très forte proportion depuis l’agrandissement de Paris »

35. société : le terme est ici employé pour désigner simplement un groupe de personnes. On emploie dans le même sens le terme « compagnie ».

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Notes complémentaires :

a. Batignolles : le quartier des Batignolles forme une partie du 17e arrondissement de Paris ; son annexion date de 1860. Il est situé dans l’enceinte de Paris, sur les routes qui conduisent à Clichy et Saint-Ouen. Ce quartier comportait une zone misérable, entre la Porte d’Asnières, alors quartier des chiffonniers, et la Gare aux Marchandises du Chemin de fer de l’Ouest (aujourd’hui gare de Pont-Cardinet). C’était un quartier très peuplé.

Barrière de Saint-Ouen

Fortifications

Barrière de Clichy

Avenue de Clichy

Rue Cardinet

Rue Nollet

Zola connaissait bien le quartier pour l’avoir habité :Avril 1867 : il habite un appartement qui donne sur la rue Moncey et l’Avenue de Clichy ; le loyer est de 650 francsAvril 1868 : il déménage dans un logement situé au 23, rue Truffaut (rue parallèle à la rue Nollet). Il s’agit d’un « pavillon », loué 550 francs1869 : il prend un nouveau logement au 14, rue La Condamine (rue perpendiculaire à la rue Nollet et à la rue Truffaut) ; l’immeuble est proche de l’Avenue de Clichy ; il le loue 800 francs. Page 11

Édition du texte et notes ©Lettres - académie de Rouen

Il s’agit dans tous les cas d’immeubles de qualité ou de pavillons.

Bibliographie : Colette Becker, Gina Gourdin-Servinière, Véronique Lavielle, Dictionnaire d’Émile Zola, Collection Bouquins, Robert Laffont, 1993

b. Éléments sur la monnaie : des « francs » et des « sous »Sauf indication contraire, les éléments de ces tableaux sont issus de l’ouvrage d’Émile Chevallier (1851-1902), Les salaires au XIXe siècle, 1887.On peut trouver l’ouvrage en ligne sur le site de la BNF Gallica :http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k863346.r=chevallier+salaires.langFR

1. Salaires de journées moyens des ouvriers en bâtiment à Paris en 1881 ; la journée est de 12 heures.

Charpentier 7,85 Fr.Plombier 6 Fr.Maçon 7,50 Fr.Manœuvre 6 Fr.

Salaires des ouvrières blanchisseuses (d’après les Carnets d’Enquêtes d’Emile Zola)

Laveuse 3,50 Fr. avec café à midi et vin à quatre heures

Repasseuse 2, 75 Fr. avec café à midiPremière repasseuse 3,25 Fr.

2. Quelques prix, à titre d’exemple

Prix du pain de 2 kg 0, 85 Fr. en 18840, 75 Fr. en 1885

Prix d’un Kg de viande de porc 1, 28 en 1883Prix d’un litre de vin 0, 80Fromage frais (1 Kg) 1, 30 en 1883Sucre (1 Kg) 1, 10

3. Coût de la vie : pourcentage dans la dépense globale de nourriture pour les ouvriers.

Pain 33 %Viande 14 %Lait 13 %Epicerie 24 %Divers 14 %

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Consommation moyenne par habitant à Paris en 1881Il va de soi que les ouvriers mangent plus de pain et moins de viande !Vin 227 litres Pain 158 kgViande 78 kg Œufs 180

M. Othenin d’Haussonville, dressant le budget annuel d’un ouvrier non marié à Paris, donne les chiffres suivants :

Logement De 100 à 150 Fr.Nourriture De 550 à 750 Fr.Vêtement De 100 à 150Dépenses diverses De 100 à 150Total 850 à 1200 Fr.Il considère que la dépense est accrue d’une moitié par la présence d’une femme et d’un tiers de plus pour un enfant. Revue des Deux-Mondes, Avril 1883

Voici la conclusion de l’étude d’Émile Chevallier sur le niveau de vie des ouvriers en 1881-1883 :

« Peut-on terminer en disant que la misère a diminué, et que son champ s'est rétréci ? La misère suppose des salaires insuffisants, le chômage, les infirmités ou la maladie. Or, il n'est pas douteux que l'une de ces causes a disparu, et il est certain que, pour l'homme sobre et valide qui travaille, l'indigence a fait place à l’aisance ; mais le chômage est une menace qui continue de peser sur la tête de l'ouvrier ; les infirmités, la maladie et la vieillesse sont le lot de l'espèce humaine, et si les institutions de prévoyance ou d’épargne antérieure peuvent en adoucir l'amertume, on réparer les conséquences, quelquefois même les conjurer , elles peuvent, comme par le passé, plonger l'homme dans la misère. Bref, s'il nous fallait tirer une conclusion, nous dirions que tandis qu'aux siècles passés l'ouvrier était généralement malheureux, aujourd'hui la minorité seule est dans la détresse. La misère est moins générale ; mais 1'état actuel de l'organisation industrielle l'a peut-être rendue plus intense. »

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