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Colette Beaune JEANNE D’ARC - Perrin, 2009, Collection Tempus 540 pages. Jeanne d’Arc : afficher ce nom sur la couverture d’un livre ou à la une d’un reportage est généralement une assurance pour vendre un livre ou assurer une bonne audience télévisée. Il y a quelques mois, un « Jeanne d’Arc » diffusé sur Arte avait provoqué le courroux de Colette Beaune, une des spécialistes de la Pucelle d’Orléans. Rompant avec le traditionnel retrait qu’observent les historiens, celle qui avait livré voici plus de vingt ans l’essentiel « Naissance de la nation France » décida de contre-attaquer. Elle a expliqué, notamment dans un numéro de « la fabrique de l’histoire », combien elle s’ était sentie piégée dans le documentaire. Les théories les plus fantaisistes y étaient complaisamment exposées. Elle décida donc de publier un nouveau livre sur Jeanne d’Arc (vérités et légendes). Pourtant, avant cette dernière livraison, elle avait écrit ce qui pouvait sembler comme la somme définitive sur Jeanne. Ce livre qui a reçu le prix du Sénat du livre d’histoire est disponible aujourd’hui en version de poche, cinq ans après sa première parution chez Perrin. Colette Beaune livre dans son ouvrage bien plus qu’une biographie. L’organisation de l’ouvrage se révèle particulièrement pratique si l’on souhaite examiner directement une caractéristique de Jeanne. « Une étude du non vrai et du non réel » Telle est la proclamation de Colette Beaune dès l’introduction du livre et elle peut a priori surprendre. Pourtant, et la polémique récente le prouve bien, quand on aborde Jeanne d’Arc on n’a pas affaire à un personnage historique comme les autres. L’auteur rappelle tout d’abord que finalement les travaux sérieux et récents n’avaient pas donné lieu à une publication de synthèse ; c’est donc ce qu’elle s’attache à faire. En seize chapitres, et plutôt que de livrer une simple biographie, Colette Beaune délivre donc l’état des lieux sur Jeanne d’Arc, mais surtout elle s’attache à nous faire comprendre comment chacune des caractéristiques de la Pucelle s’est construite et ce qu’elles révèlent. Elle tisse le tout autour d’un fil chronologique. Dès le premier chapitre sur les sources, Colette Beaune rappelle utilement que, pas plus que d’autres, les sources judiciaires ne livrent une vision juste puisque la question à laquelle elles doivent permettent de répondre est la culpabilité. On doit donc s’attendre à un type de portrait bien orienté. Le chapitre 3 réussit à la fois à traiter de Jeanne d’Arc mais de bien plus aussi : l’auteur évoque les solidarités, l’importance de la paroisse et donc à Domrémy, comme ailleurs, le calendrier est marqué par la religion. Ces quelques pages disent tout de la vie quotidienne et de son environnement mental et peuvent donc servir bien au-delà de son cas. La question des modèles et des cadres mentaux d’une société Colette Beaune souligne une idée essentielle à savoir qu’à l’époque la « réussite d’un individu c’est de se rapprocher d’un modèle » et c’est donc à cette aune qu’il faut examiner Jeanne. Elle s’est « coulée dans un moule bien précis, celui des prophétesses ». C’est l’occasion de s’apercevoir combien ont été nombreuses ces messagères et que Jeanne ne fut finalement qu’une parmi tant d’autres. Mais en même temps elle est aussi particulière, car elle disait pouvoir réaliser elle-même sa prophétie ! Parmi les autres modèles, il y a la bergère. L’Ecriture sainte regorgeait de ce type de personnage, mais leur lecture pouvait être plurielle. « Qualifier Jeanne de bergère c’était… la reconnaître humble, innocente, apte à entendre la

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Colette Beaune JEANNE D’ARC - Perrin, 2009, Collection Tempus 540 pages.

Jeanne d’Arc : afficher ce nom sur la couverture d’un livre ou à la une d’un reportage est généralement une assurance pour vendre un livre ou assurer une bonne audience télévisée. Il y a quelques mois, un « Jeanne d’Arc » diffusé sur Arte avait provoqué le courroux de Colette Beaune, une des spécialistes de la Pucelle d’Orléans. Rompant avec le traditionnel retrait qu’observent les historiens, celle qui avait livré voici plus de vingt ans l’essentiel « Naissance de la nation France » décida de contre-attaquer.Elle a expliqué, notamment dans un numéro de « la fabrique de l’histoire », combien elle s’ était sentie piégée dans le documentaire. Les théories les plus fantaisistes y étaient complaisamment exposées. Elle décida donc de publier un nouveau livre sur Jeanne d’Arc (vérités et légendes). Pourtant, avant cette dernière livraison, elle avait écrit ce qui pouvait sembler comme la somme définitive sur Jeanne. Ce livre qui a reçu le prix du Sénat du livre d’histoire est disponible aujourd’hui en version de poche, cinq ans après sa première parution chez Perrin. Colette Beaune livre dans son ouvrage bien plus qu’une biographie. L’organisation de l’ouvrage se révèle particulièrement pratique si l’on souhaite examiner directement une caractéristique de Jeanne.« Une étude du non vrai et du non réel »Telle est la proclamation de Colette Beaune dès l’introduction du livre et elle peut a priori surprendre. Pourtant, et la polémique récente le prouve bien, quand on aborde Jeanne d’Arc on n’a pas affaire à un personnage historique comme les autres. L’auteur rappelle tout d’abord que finalement les travaux sérieux et récents n’avaient pas donné lieu à une publication de synthèse ; c’est donc ce qu’elle s’attache à faire. En seize chapitres, et plutôt que de livrer une simple biographie, Colette Beaune délivre donc l’état des lieux sur Jeanne d’Arc, mais surtout elle s’attache à nous faire comprendre comment chacune des caractéristiques de la Pucelle s’est construite et ce qu’elles révèlent. Elle tisse le tout autour d’un fil chronologique.Dès le premier chapitre sur les sources, Colette Beaune rappelle utilement que, pas plus que d’autres, les sources judiciaires ne livrent une vision juste puisque la question à laquelle elles doivent permettent de répondre est la culpabilité. On doit donc s’attendre à un type de portrait bien orienté.Le chapitre 3 réussit à la fois à traiter de Jeanne d’Arc mais de bien plus aussi : l’auteur évoque les solidarités, l’importance de la paroisse et donc à Domrémy, comme ailleurs, le calendrier est marqué par la religion. Ces quelques pages disent tout de la vie quotidienne et de son environnement mental et peuvent donc servir bien au-delà de son cas.La question des modèles et des cadres mentaux d’une sociétéColette Beaune souligne une idée essentielle à savoir qu’à l’époque la « réussite d’un individu c’est de se rapprocher d’un modèle » et c’est donc à cette aune qu’il faut examiner Jeanne. Elle s’est « coulée dans un moule bien précis, celui des prophétesses ». C’est l’occasion de s’apercevoir combien ont été nombreuses ces messagères et que Jeanne ne fut finalement qu’une parmi tant d’autres. Mais en même temps elle est aussi particulière, car elle disait pouvoir réaliser elle-même sa prophétie ! Parmi les autres modèles, il y a la bergère. L’Ecriture sainte regorgeait de ce type de personnage, mais leur lecture pouvait être plurielle. « Qualifier Jeanne de bergère c’était… la reconnaître humble, innocente, apte à entendre la voix de Dieu …et si Jeanne était bergère, son roi devenait pasteur. » Ainsi se lient l’histoire de Jeanne et l’histoire politique du royaume.L’idée de réforme est un des grands mythes du monde chrétien et ce bien avant Jeanne d’Arc. Il le sera encore évidemment après elle. A la fin du Moyen-Age, réforme du royaume et de l’ église marchent ensemble et cette volonté fut répétée pas moins de vingt-quatre fois au XIV ème siècle. Voici donc le genre d’idées qui constituent l’arrière-plan mental des hommes de l’époque. Pour les comprendre il faut aussi dessiner les lignes de fracture. Elles sont parfois mouvantes puisque l’hérésie, par exemple, se construit par « accumulation successive ». N’oublions pas que c’est l’église qui définit l’hérésie et l’hérétique. A cette époque, moins de quinze pour cent des procès en hérésie mènent l’accusé à la mort. En ce sens tout est prêt pour transformer Jeanne en martyre. Ce terme désigne une mort injuste digne des premiers chrétiens persécutés.Démêler le vrai du faux : qui es-tu Jeanne ?Était-elle jeune ? Ce point n’est pas anecdotique car elle est dans un « entre deux âges », celui où tout peut arriver. Plus tard son âge a aussi son importance dans le cadre du procès en nullité.Était-elle illettrée ? Colette Beaune montre bien que la question est mal posée car à l’époque les hommes sont en effet répartis en deux groupes : les clercs laïcs et les laïcs illettrés. C’est l’occasion d’étudier par exemple les lettres de Jeanne d’Arc et en les rapprochant des canons d’écriture de l’époque. On s’aperçoit combien elles ne cadrent pas avec les schémas pré-établis qui veulent par exemple que la lettre soit articulée en cinq parties.Comment s’est-elle nommée ? Jamais elle n’a été Jeanne d’Arc, ni la pucelle d’Orléans, mais elle fut tout simplement Jeanne ou Jeannette dans son village ou auprès du roi. Les voix entendues et les habits qu’elle porte sont l’objet d’attaques contre elle puisqu’elle dévie des modèles en s’habillant comme un homme.Au total c’est un livre majeur que donne ici Colette Beaune. Accumulant sans cesse les références, faisant confiance à l’intelligence du lecteur, elle tisse peu à peu sa toile pour faire comprendre Jeanne en son temps, en la dégageant de toute la gangue idéologique dont elle a été recouverte. Elle la situe dans son époque de façon particulièrement brillante.

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Colette Beaune LE GRAND FERRÉ. PREMIER HÉROS PAYSAN Paris, Perrin, 2013, 387 pages.

Le Grand Ferré (mort en 1359) a été un des héros du roman national français, à la fois paysan et patriote. L’exploit associé à ce héros est exceptionnel : en pleine guerre de Cent Ans, un paysan picard courageux et athlétique repousse, à plusieurs reprises, les Anglais, qui attaquaient son village, Longueil, près de Compiègne, en 1359. Ce héros persiste dans les mémoires scolaires jusque dans les années 1960, date à laquelle Colette Beaune a entendu son récit à l’école primaire. Face à l’oubli de ce mythe, qui était une référence républicaine depuis le XIXe siècle, l’historienne, professeur émérite de Nanterre-Paris X, ayant déjà publié des ouvrages sur Jeanne d’Arc et sur la Naissance de la nation France, explore le récit originel, selon des sources très diverses ; puis, s’intéresse au monde du Grand Ferré et analyse la diffusion de ce récit, l’utilisation de sa mémoire, tant dans le domaine éducatif que dans la vie publique. Elle étudie, donc, la genèse, la vie et la mort de la mémoire de ce héros français, souvent appelé le « Robin des Bois » français.Colette Beaune plante, dans les premiers chapitres, le décor de cet exploit paysan, en passant par différentes échelles. Pour mieux comprendre l’événement, elle analyse la fin de la trifonctionnalité médiévale, au début du XIVe siècle. Par cette disparition progressive, l’image du paysan dans l’imaginaire médiéval va évoluer, passant d’une image négative et « furtive » (comme troisième ordre) à une image valorisée dans laquelle les paysans sont des sujets du roi. Ainsi, le mythe du héros paysan pouvait naître tout comme Guillaume Tell ou Robin des Bois à l’époque.Le Robin des bois françaisDe plus, elle explore le monde où le Grand Ferré a vécu : l’abbaye de Saint-Corneille et son importance régionale voire nationale puisque les rois conservent un lien étroit avec elle jusqu’au XVe siècle ; la ville de Compiègne, peu éloignée des villages attaqués par les Anglais ; les villages en question (Longueil et Rivecourt) ; leurs populations (serfs, hommes libres) ; les parcours militaires de deux personnages importants dans le récit initial (Sanche Lopez et Jean de Fotheringhay) et le contexte historique en 1359. Le Grand Ferré, au vu de toute cette analyse minutieuse et très argumentée, semble être un serf de Saint-Wandrille. Contrairement aux idées reçues, il est un paysan aisé, remarqué par le capitaine de Longueil, Guillaume L’Aloue, qui le recrute comme valet principal en 1359. Auparavant, il a participé aux jacqueries de 1358. Colette Beaune s’intéresse, ensuite, au récit de cet exploit paysan. Elle étudie trois versions différentes de l’exploit. La diffusion de ce moment héroïque suit deux chemins bien différents : l’un local, l’autre national. D’un côté, la mémoire de cet exploit, quasi absente des chroniques royales sous l’Ancien Régime, persiste en Beauvaisis où le Grand Ferré devient au fil du temps un personnage populaire, tout comme Jeanne Hachette. De l’autre, l’histoire du Grand Ferré fait sa réapparition vers 1760-1770 à partir de deux textes : l’un parisien, l’Histoire de France de Velly-Villaret et l’autre local, l’Histoire du duché de Valois du père Carlier. Elle est popularisée peu avant la Révolution par un genre nouveau, les Anecdotes historiques. L’épisode change de sens : l’accent est mis sur les origines populaires du héros. Sa mort déchristianisée est parfois assimilée à une mort pour la patrie, bien que cette présentation nouvelle ne fasse pas l’unanimité.Comment écrire l’histoire de France après la Révolution ? Au 19e siècle, Henri Martin, dans son Histoire de France, entre 1838 et 1857, disait que les Français étaient à la fois des Gaulois, des Romains par l’éducation et des Germains. Jusqu’en 1914, nombreux sont les textes qui décrivaient les jacques ou le Grand Ferré comme des réitérations du sacrifice de Vercingétorix pour son peuple. Le XIXe siècle connait le Grand Ferré à travers le récit fait par Michelet dans l’Histoire de France : « belle figure du peuple encore brut, impétueux, aveugle, demi-homme demi-taureau ». La nouveauté est l’insistance faite sur l’interprétation nationale : le Grand Ferré verse son sang pour un village anonyme et meurt en un sens pour tous les villages du royaume. Il est le premier « bon français », humble, patient mais il est le premier à aimer la France à en mourir.Un héros du roman national Pour Jules Michelet, la France nait au XIVe siècle. Le Grand Ferré et Jeanne d’Arc sont des héros car ils sont le peuple français. Jusqu’à Ernest Lavisse, le Grand Ferré est la première irruption du peuple français dans l’Histoire de France. Après 1870, il devient une actualité brûlante : on l’assimile aux héroïques gardes mobiles et francs-tireurs levés par Léon Gambetta pour défendre les provinces après la faillite de l’armée régulière qui a capitulé à Sedan comme à Metz. Il incarne la force du « non » dans l’histoire.Les années 1900 marquent l’apogée de la célébration mémorielle du Grand Ferré : dans les manuels, dans les livres de prix, les images, les romans ou la bande-dessinée. Il est un héros du patriotisme et de la Résistance. Néanmoins, depuis les années 1960, ne figurant plus dans les manuels scolaires, il a disparu peu à peu de la mémoire nationale. Seuls les habitants de la région connaissent encore son histoire. Colette Beaune, à travers cet ouvrage, permet d’aborder toutes les étapes de l’existence d’un mythe national, celui du Grand Ferré. Elle comprend et analyse les mécanismes d’appropriation mémorielle de cet exploit paysan jusqu’à son extinction. Ce qui rend ce livre aussi intéressant, c’est que l’historienne nous découvre sa démarche : spécialiste de l’histoire politique du Moyen-Age, elle questionne les sources et l’histoire de cette mémoire à travers des questions politiques et non celles d’un spécialiste de la ruralité médiévale. Ce livre est à la croisée de différents courants historiographiques, entre micro-histoire, histoire politique, histoire des représentations et histoire globale.