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1 Variations sur le moi dans la fiction narrative en prose au XVII e siècle Dans le prolongement de l’interrogation de la semaine dernière sur les replis du moi au sein d’un récit rétrospectif et mémoriel, voici un parcours jalonné de quatre fictions narratives en prose qui s’échelonnent à peu près de génération en génération entre 1620 et 1680 : l’Histoire comique de Francion publiée par Charles Sorel en 1623 et augmentée en 1626 et 1633 1 ; Le Page disgracié de Tristan L’Hermite (1643) 2 ; l’Histoire d’Henriette d’Angleterre composée par Mme de Lafayette (?) à partir de 1664 3 ; enfin La Princesse de Clèves (1678) 4 . Aucun de ces textes où se mêlent fiction romanesque et réalité constitutive ou contextuelle n’est reçu à son époque pour un roman (le terme définit autre chose) ni pour une biographie fictive (le terme n’existe pas). Pourtant, la proximité trouble entre leur auteur et son personnage majeur noue un rapport que nous avons coutume d’assimiler aujourd’hui à celui que tisse entre eux le roman de type pseudo-biographique ou autofictionnel, dont A la recherche du temps perdu constitue un des modèles. La lecture appliquée à ces quatre œuvres consistera ici à montrer comment s’y décline de diverses façons la réciprocité entre la structure du moi du personnage éponyme, son « for intérieur » fictionnel, et la forme de relation spécifique que l’instance auctoriale entretient avec lui.

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Variations sur le moi dans la fiction narrative en prose au XVIIe siècle

Dans le prolongement de l’interrogation de la semaine dernière sur les replis du moi au sein d’un récit rétrospectif et mémoriel, voici un parcours jalonné de quatre fictions narratives en prose qui s’échelonnent à peu près de génération en génération entre 1620 et 1680 : l’Histoire comique de Francion publiée par Charles Sorel en 1623 et augmentée en 1626 et 16331 ; Le Page disgracié de Tristan L’Hermite (1643)2 ; l’Histoire d’Henriette d’Angleterre composée par Mme de Lafayette (?) à partir de 16643 ; enfin La Princesse de Clèves (1678)4. Aucun de ces textes où se mêlent fiction romanesque et réalité constitutive ou contextuelle n’est reçu à son époque pour un roman (le terme définit autre chose) ni pour une biographie fictive (le terme n’existe pas). Pourtant, la proximité trouble entre leur auteur et son personnage majeur noue un rapport que nous avons coutume d’assimiler aujourd’hui à celui que tisse entre eux le roman de type pseudo-biographique ou autofictionnel, dont A la recherche du temps perdu constitue un des modèles. La lecture appliquée à ces quatre œuvres consistera ici à montrer comment s’y décline de diverses façons la réciprocité entre la structure du moi du personnage éponyme, son « for intérieur » fictionnel, et la forme de relation spécifique que l’instance auctoriale entretient avec lui.

*

Francion, un précis de décomposition du moi

1-Une aventure éditoriale en trois volets

Une première Histoire comique de Francion, racontant la vie et les frasques, la fortune et les infortunes d’un jeune aristocrate provincial devenu collégien à Paris puis homme de cour, client d’un grand seigneur et noceur impénitent, parut en sept livres en 16235. Charles Sorel, déjà auteur de quelques pièces en vers et récits romanesques, avait à peine plus de vingt ans. Trois ans plus tard paraît une deuxième version, enrichie de trois livres nouveaux et refondue par la division en deux de l'ancien livre cinq, profondément corrigée pour ne pas dire entièrement réécrite, plus satirique mais très assagie dans son hétérodoxie morale et religieuse : effet sans doute du procès de Théophile et de la remise en ordre moral annoncée en 1624 par l'arrivée de Richelieu au ministère. La part romanesque y croissait au détriment du récit de formation ; l’énonciation à la première personne, qui occupait les trois quarts du texte initial, était détrônée par la troisième personne ; une conclusion attendue par un mariage avec une jeune fille dont le portrait l'avait séduit se substituait à la fin très « ouverte » du texte de 1623, qui abandonnait le héros sur les routes en quête de la belle. Bref, ce que Sorel avait donné alors pour une « histoire comique », définie par lui comme le pendant des « histoires tragiques » alors en vogue pour leur pathos et leur recherche d’effet, ressemblait désormais davantage à un roman de mœurs et d’amour.

En 1633, un nouvelle et dernière version, attribuée par supercherie au romancier défunt Moulinet du Parc, s'enrichissait d'un douzième livre, procédant de la scission du onzième, gonflé de nouvelles péripéties. Le texte, à nouveau très remanié, avait été truffé de commentaires moralisateurs et de discours critiques suggérant une nouvelle relation, métadiscursive, de l'auteur avec son œuvre : bientôt d’ailleurs, Sorel récusera explicitement la paternité du Francion. De l'énonciation à la première personne, envahissante dans la version de 1623, en passant par la narration plus objective qui caractérisait l'allongeail de 1626, jusqu'à cette inflexion vers le commentaire critique intégré à la fiction en 1633, une relation toujours plus distante entre l’auteur et son ouvrage s’établissait, signalée par l'attribution

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apocryphe à Moulinet du Parc et la dédicace du volume par celui-ci à Francion, donné pour l'acteur réel des fictions rapportées alternativement par lui-même et par le narrateur.

Bref, le Francion est un texte instable : par sa structure évolutive ; par sa texture perpétuellement corrigée (pas une phrase n’est exactement semblable d’une version à une autre) ; par la posture de son auteur à l’égard de son ouvrage, qu’il semble répudier, et son personnage, qui tantôt paraît lui avoir ressemblé, tantôt avoir incarné ses idéaux, tantôt n’être qu’une création de papier et de jeu.

2. Une instabilité auctorialeCette instabilité du rapport de l’auteur à son texte entraîne par contrecoup celle du moi

écrivant, celle de la personne de l’écrivain, dont la représentation renvoyée par son œuvre se diffuse elle aussi en un jeu de plans kaléidoscopiques, tout comme l’ouvrage se métaorphose au fil de ses réécritures capricieuses. L’auteur de cette œuvre palimpseste se diffuse en un moi tout aussi instable qu’elle, à la fois évolutif et polymorphe. Evolutif, du jeune libertin d’à peine plus de vingt ans à l’auteur assagi qui dix ans plus tard est en marche vers un poste d’historiographe royal (il hérite la charge en 1635) et semble prendre toujours plus de distance envers son ouvrage. Polymorphe, car il passe du statut d’auteur occulté à juge et critique d’un ouvrage dont il récuse la paternité, tout en affectant que Francion est une personne réelle qui a dicté à un romancier entretemps disparu le récit de sa vie. Si la dernière version est intitulée La vraye histoire comique de Francion, ce n’est pas parce que Sorel prendrait parti pour un processus conformiste d'amélioration de l'œuvre au fil des réimpressions. Mais parce qu’une fiction d’invention la donne pour « composée par Nicolas De Moulinet, Sieur du Parc, Gentilhomme Lorrain. », « amplifiée en plusieurs endroicts, et augmentée d'un Livre, suivant les manuscripts de l'auteur » et ouverte par une lettre « A Francion » :

Cher Francion, a qui pourrois-je dedier votre Histoire qu’a vous mesme ? […] Je ne doute point que si vous eussiez voulu prendre la peine de mettre par escrit vos avantures, au lieu que vous vous estes contenté de me les raconter un jour de vive voix, vous eussiez fait toute autre chose que ce que j’ay fait, mais je ne veux point entrer aussi en comparaison avecque vous.6

Bref, voilà une vérité qui repose sur trois supercheries : l'attribution du Francion à du Parc mort opportunément huit ans plus tôt ; l’attribution à Francion de la vie réelle que le roman lui prête ; et la fiction de la découverte posthume d'une suite inédite aux onze livres déjà parus. Le dédale des justifications dans lesquelles s'engage l'« Avis aux lecteurs touchant l'auteur de ce livre » n'a rien à envier aux aventures contées par le nouveau livre ajouté par cette édition : signe de la connivence entre les pôles fictionnel et critique, si la critique tend à envahir la fiction au sein du texte, la fiction se déverse aussi allègrement dans le métatexte critique. Au point d'emporter dans son flux l'identité de l'auteur. À Francion palimpseste ne pouvait que répondre un Sorel pseudonyme, un Sorel qui d'ailleurs n'a jamais signé qu'une de ses œuvres et s'est masqué toujours derrière les jeux de la feinte attribution et de la supercherie à demi-révélée.

Et l’inventivité critique n’en reste pas là. Dans La Science universelle (1641), reprenant et augmentant un jugement déjà paru dès 1634 dans La Science des choses corporelles, Sorel loue les « embellissements » qu'aurait apportés Moulinet du Parc à une œuvre dont l'original « n'estoit pas fort gros en son commencement, & avoit beaucoup d'imperfections », pour avoir été composé sans doute par plusieurs écrivains, du Souhait, du Rosset ou du Verdier, qu'auraient ensuite rejoint « d'autres personnes que les premiers Auteurs » : à preuve « l'inégalité du style » de l'ouvrage, indice certain « que plusieurs y ont travaillé7 ». Cette fiction se poursuit dans La Bibliothèque française (1664, 16672), où Francion est analysé par deux fois : d'abord dans la rubrique « Des Romans comiques, ou Satyriques, & des Romans burlesques », où l'on excuse son irrévérence par les libertés permises à l'époque déjà ancienne de son invention (1667) ; puis parmi les « Livres attribuez à l'autheur de la Biblothèque

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françoise », c’est-à-dire Sorel, pour y être désavoué au profit de l'attribution fictive à du Parc, associée à la suggestion persistante d'une rédaction collective. Il suggère même à quelque « Ecrivain adroit » de remettre Francion sur le métier :

…il vaudroit mieux oster de ce Livre ce qui peut causer du scandale, sans se soucier des Gens qui ne le trouveroient plus à leur gré. S'il est mal-aisé de retrancher des choses qui sont enchaisnées avec d'autres & qui en composent la suite, un Escrivain adroit en pourroit pourtant supposer d'autres, qui seroient aussi à propos, & qui au moins ne seroient point sujettes à la Censure.8

La métamorphose de l'œuvre en sujet d'évaluation critique entraîne la transfiguration de son auteur passé par toutes les identités possibles jusqu'à l'anonymat d'un « repreneur » potentiel : le processus de création perpétuelle a enveloppé l'auteur dans la contagion fictive de son principe génétique.

Ainsi, ce n’est pas dans son personnage que se projette Sorel, mais dans son œuvre, dans le processus de création et de réception de son œuvre, où l’unité de son moi d’auteur se disloque en une posture multiforme. Il y a là un prolongement du rapport ludique de Cervantès avec Don Quichotte, mais démultiplié. L’instance auctoriale explose et le concepteur d’une œuvre en devient aussi le récepteur, l’évaluateur, voire le contempteur au sein tantôt du texte, tantôt du paratexte, tantôt des péritextes. D’où Sorel tire occasion de donner en acte de manière étonnamment moderne à nos yeux une analyse décomposée de la relation d’un texte à son principe de composition et à l’agent de celle-ci, en déconstruisant la notion d’auteur et en construisant dans sa complexité le modèle d’une instance éclatée d’écrivain/lecteur/critique/personnage.

3- Un personnage décomposéParallèlement à la dissolution du sujet écrivant dans une instance auctoriale multiforme et

fictionnelle, on assiste à celle du personnage éponyme : espèce d’Arlequin de la narration, Francion dissout lui aussi son moi de personnage dans un jeu de miroirs à la cohérence éclatée. Dès l’origine, il est instable : par son statut social, sa philosophie et son caractère. Il ne cristallise pas vraiment en personnage cohérent, il est ouvert, comme l’œuvre à laquelle il donne son nom et dont il dessine l’imprévisible trajet. C’est un prisme social, tantôt miséreux, tantôt favori du roi, tour à tour écolier et salonnard, bel esprit et duelliste, acteur et fourbe, marqué par un double emblème : celui d’un singe mystificateur et imitateur qui, dès sa petite enfance, l'avait barbouillé et vêtu à la surprise épouvantée de sa nourrice. Et puis l’emblème aussi d’un rêve durant lequel il se voit, nous raconte l’ouvrage, chutant dans un bassin rempli d’âmes pour en ingérer cinquante mille : image projetée de la création littéraire, de l'invention mue par l'imagination.

C’est qu’en effet un autre fil rouge que celui de la désillusion, du déguisement, de la mystification parcourt le texte : celui de l'œuvre d'art, réelle ou imaginaire, intégrée, évoquée, voire citée dans le cours du texte, celui de la littérature imaginaire composée autour de Francion et par lui. À l'origine, le jeune collégien se révèle grand lecteur de romans de chevalerie et d'amours pastorales. Puis la fréquentation des gens de lettres éduquant à la fois son goût et son jugement, on le voit exercer sa plume tour à tour dans le livret de ballet, l'éloge circonstancié et le blâme satirique. Confidence inattendue, il avoue avoir versé dans cette satire le fiel accumulé contre les auteurs de ses déconvenues de poète méconnu et d’ambitieux éconduit, et s’en être trouvé apaisé :

Si je n’eusse jetté les fougues de ma colere sur le papier, je fusse tombé dans un desespoir le plus violent du monde. Voyez de grace quel enchantement. N’est-il pas estrange, et ne me guerissoit il pas contre la Reigle naturelle ? Apres avoir descrit mon mal , je ne le sentois plus si violent, encore que j’en apperceusse les plus vifs accez naifvement representez.9

On sent derrière ces lignes cette chaleur d’enthousiasme qui poussera le héros, parvenu à meilleure fortune et réconcilié temporairement avec l’humanité, mais exalté alors par son

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bonheur, à composer lui-même, semble-t-il, pour voix accompagnée de luth les vers que produit le texte durant le récit de l'orgie chez son protecteur. En assumant la paternité d'un poème qui fait en même temps partie du texte dont lui-même est issu en tant que créature de fiction, Francion participe fictivement à la rédaction de la fiction dont il est le héros,

Une autre étape est franchie quand Sorel prête à son héros, sous forme d'annonce, le projet de ses futurs livres : celui de La Science universelle dont la première partie allait paraître un an après le dernier Francion, celui de L'Orphise de Chrysante, elle déjà composée et publiée en 1626, du Berger extravagant, de même date, et de La Maison des jeux à venir. Enfin, Francion est donné, au livre XI pour auteur du livre que lit son lecteur, ou plutôt qu'il a lu en 1623 : une Jeunesse de Francion, aussitôt désavouée qu'avouée par son protagoniste comme une erreur de jeunesse, justement — « petites sottises de son enfance » (p. 437). Le même ouvrage ou presque est plaisamment évoqué aussi dans l'Avis au lecteur de 1633, mais sous le titre des Jeunes Erreurs, et présenté alors comme imputable au pseudo Moulinet du Parc… Ces jeux de miroir et de facettes culminent avec le projet d'un Livre sans titre qui semble le point aveugle de ce montage optique, l’angle de restitution de ce tableau anamorphotique : un ouvrage qui est présenté comme « fantasque », qui serait écrit et pourtant encore à venir, et qu’introduirait une épître dédicatoire Aux Grands qui est en réalité celle de la version de 1626 réinscrite dans le roman de 1633 — effet d'abyme vertigineux et pourtant exact : car, de fait, le Francion de 1626 est sinon un livre sans titre, du moins un livre sans existence autonome, absorbé par la nouvelle version de 1633.

Cet effet prismatique répercute sur le statut du personnage sa polymorphie. Le caractère polyfacétique de ses rôles et de ses masques, la diversité de ses statuts et de ses réactions, l’invraisemblance et la diversité de tonalité et de registre des situations et des actions, tantôt facétieuses, tantôt romanesques, tantôt érotiques ou héroïques, sont jetées dans un récit dont l’énergie cinétique, la vivacité de déroulement emportent l’adhésion du lecteur de Francion sur la question rien moins que douteuse de la vraisemblance et de la cohérence du héros éponyme : la succession des plans qui nous le montrent tour à tour gueux et noble, filou et généreux, menteur et franc, débauché et épris, n’est pas unifiée par une logique supérieure d’évolution psychique et philosophique construite, revendiquée, fondée sur la comparaison entre les phases et les évolutions, les retours en arrière, les conversions qui seraient après tout légitimes chez un jeune homme suivi du berceau à l’orgie de la vie adulte. Sorel n’a pas souhaité signer ce contrat de vraisemblance, celui du réalisme moderne conférant une psychologie à son personnage majeur. Il entend apparemment ce qu’il appelle « naïveté » tout autrement que notre réalisme, contrairement aux apparences : comme une confiance faite au mouvement pour assortir les plans successifs et disparates de son récit. Tout va si vite que, comme au cinéma, l’image s’anime sans qu’on s’interroge sur son relief. Francion en tire sa crédibilité tout en accréditant par sa parole et sa personnalité la crédibilité des récits qu’il fait, par un jeu de tautologie qui s’impose à l’imagination séduite du lecteur qu’étourdit ce bariolage de voix et de (points de) vue.

On imagine bien d’où auront procédé cette technique et cette esthétique : de l’influence exercée par le modèle picaresque sur la conception du roman, auquel Sorel le réfère d’ailleurs explicitement à la fin du livre III :

Ignorez vous que ces actions basses sont infiniment agreables, et que nous prenons mesme du contentement à oüyr celles des gueux et des faquins, comme de Guzman d’Alfarache et de Lazaril de Tormes ?10

Mais en poussant Francion jusqu’au marquisat, Sorel tentait un pari plus risqué, invraisemblable, aux limites de l’incohérence sociale et intellectuelle. Cette naissance lui permettait de propulser son personnage jusqu’aux plus hautes sphères de la société, de le faire vivre à la cour, parler au roi, traverser tous les milieux de haut en bas de l’échelle sociale :

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bref, de promener à travers les yeux de Francion notre regard partout et jusqu’où un regard de pícaro interlope n’aurait pu accéder ou du moins se maintenir.

Du paria picaresque, Sorel a ainsi récupéré de quoi faire de Francion un joker, une carte du jeu social sans assignation spécifique, propre à toute fonction dans le jeu du roman et de la société. Passeur universel et passe-muraille, entremetteur esthétique et éthique, relais du regard de l’auteur et du lecteur sur le spectacle du monde, transversal par rapport au flux des événements et des scènes qu’il filtre et commente, Francion est l’Autre du roman, le signe neutre que l’on peut interchanger, sémaphore et sismographe répercutant toutes les nuances de caractère et de mœurs, revêtu de toutes les parures sociales, parce que son statut de narrateur l’extrait par essence (alors que ses modèles ibériques s’en extrayaient par naissance) de la toile bien tissée de l’organisation sociale, morale et même religieuse. Il s’en fait le prisme et relaie le regard du romancier et du lecteur sur le réel perçu avec cette « naïveté » qui, d’un autre côté, prive le personnage d’un for intérieur, d’une cohérence d’âme et de caractère, donc de sa vraisemblance. C’est ce statut prismatique construit dans et par la narration qui rejoint le statut de l’auteur déconstruit par les fictions éditoriales qu’a imaginées Sorel : ainsi s’assortissent instance narrative et instance narrée, l’auteur entrant un peu en fiction et le personnage décalquant l’activité d’invention, de telle manière que leur connivence se noue sous la forme d’un éclatement du moi de Sorel, d’un éparpillement du moi de Francion, utilisés pour penser la littérature romanesque moderne qu’ils sont en train de fabriquer en l’éprouvant. Il y a un côté Faux-Monnayeurs avant Gide dans l’entreprise étrange de mise à l’épreuve de la fiction narrative par cet ouvrage étrange et méconnu.

*

Le Page disgracié, une fiction de soi ?

1. Entre autobiographie, histoire comique et roman héroïqueAutre exemple de rapport complexe noué entre le moi d’un créateur et celui du personnage

éponyme d’une fiction narrative, Le Page disgracié de Tristan L’Hermite raconte à la première personne, des origines à ses dix-huit ou dix-neuf ans, la vie, tantôt fidèle à la réalité, tantôt notoirement imaginaire, d’un Page dont la personne et l’existence prétendent se confondre avec celles de son auteur11. Le récit est constitué de deux parties, terminées sur la promesse de commencer des mémoires de la vie adulte de Tristan, qui en fait ne verront jamais le jour. La première partie du Page comprend d’abord, en préambule, un récit d’enfance qui correspond à une réalité : le jeune François de L’Hermite, avant de se pseudo-nommer Tristan, a en effet vécu à la cour d’Henri IV comme page d’un des bâtards du roi, le duc de Verneuil. Pour combler les vides d’un récit d’enfance évidemment assez pauvre en événements notables, le romancier a truffé ces pages de facéties empruntées au modèle des vies de collégiens et aux récits piquants de « postiqueries » ou niches enfantines et adolescentes qui ridiculisent divers personnages gravitant à la cour. Bâti sur le modèle littéraire et poétique de la « mauvaise vie », l’adolescente mal guidée et mal influencée du jeune garçon se perd ensuite dans le vice, le jeu, l’erreur, l’étourderie, bref, la vanité des choses. Son sang trop bouillant le conduit à tuer un homme qui l’a bousculé. Pour échapper à la « disgrâce » qui l’attend, le Page qui cesse de l’être fuit sous le faux nom d’Ariston jusqu’en Angleterre, après avoir rencontré dans une auberge à Rouen (cadre picaresque traditionnel) un alchimiste dont il attendra vainement le retour pour espérer de lui la fortune, autre emblème de vanité.

En Angleterre, il connaîtra une passion partagée avec la fille de son hôte, une belle anglaise sans nom ni prénom, que la jalousie d’un rival fera accuser le Page d’avoir tenté de

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l’empoisonner. Il devra fuir une justice injuste jusqu’en Norvège, dans les affres de la souffrance amoureuse et la nostalgie de ses illusions perdues, tant celle de la fortune promise par l’alchimiste que celles du mariage avec sa Belle. Revenu en France sous son faux nom, il connaîtra diverses aventures et diverses rencontres, les unes attestées par la biographie de Tristan (la rencontre notamment de Scévole de Sainte-Marthe qui le guidera vers la découverte de sa vocation littéraire), d’autres dont le caractère typique du registre des histoires comiques montre en Tristan un bon lecteur de Francion. Finalement rentré en grâce auprès du roi, recouvrant ses nom et titre, il suit Louis XII dans sa campagne contre les Huguenots dans le Midi où effectivement le vrai Tristan contracta le paludisme qui atteint le Page. La disgrâce de son nouveau protecteur lui attire pourtant de nouvelles disgrâces qui confirment le titre du livre. Après nous avoir livré un long poème inspiré par son délire morbide et qu’il composa pour payer son hôtesse, le héros reconnu pour poète par le roi et par son protecteur, arrête brutalement son récit en un paragraphe qui annonce au lecteur une suite de son récit qui aurait montré, sous la forme d’un récit divertissant et pourtant triste, pourquoi le commerce des hommes, écrit-il, lui donnera des raisons de ne vouloir les hanter que rarement.

Le caractère ambigu de l’ouvrage est symbolisé par l’absence curieuse d’assignation générique dans son intitulé : il n’est sous-titré ni roman, ni histoire comique, ni mémoires, tout en relevant des trois formes. Cette ambiguïté est soutenue par l’absence d’identité de son personnage, dont pourtant l’ascendance, remontée jusqu’aux croisades, est bien celle de François de L’Hermite, dit Tristan. Mais le personnage n’est nommé tout au long du texte que par le syntagme de « Page disgracié ». Cette incertitude générique fait symptôme de l’adéquation indécise de ce récit mi-fictionnel mi-biographique avec la vie de son auteur.

2. Je, moi, il ou le Page démultipliéConter sa jeunesse sur le modèle des mémoires combiné à celui de la fiction picaresque a

pu être inspiré à Tristan par l’exemple de La Première Journée de Théophile de Viau, une histoire comique exactement contemporaine du Francion de Sorel, qui prenait la forme d’un autoportrait intellectuel et spirituel. Ce modèle peut avoir inspiré à Tristan de peindre la constitution progressive de son caractère à travers une fiction tissée sur une trame de vérité. Cette intention croise un effet inhérent à la matière et au mode narratif de l’histoire comique hérité, pour le coup, de Francion : sa difficulté à cristalliser en personnage cohérent plutôt que successif. Les deux projets se combinent sans tout à fait s’harmoniser, et l’image du Page tangue entre celle tout extérieure de l’animateur ou du montreur de spectacles variés et celle plus intériorisée du déçu de la vie, de l’apprenti adulte découvrant les plaisirs et les déceptions, voire les dégoûts qui l’attendent et que promet la suite jamais écrite de son récit de vie. Ce que confirme le mode d’énonciation assez complexe et disparate du récit de Tristan.

Le « je » du narrateur âgé se penchant sur son enfance pour en donner le récit suivi y est étonnamment monocorde : il ne laisse guère place à la parole directe, ni celle de son personnage passé, ni celle des personnages qu’il rencontre ou côtoie. Le discours narratif ou, lorsque s’expriment les personnages, le style indirect est son principe rarement démenti : Tristan peint mieux les actions que les sentiments, les agissements que leurs causes. S’il parvient en revanche à conférer une certaine épaisseur à son héros, c’est à la faveur du décalage de temps supposé par la posture du récit de vie, qui autorise des commentaires, des jugements, des anticipations, des sondages d’intériorité, auxquels le Page doit un relief qui lui confère le minimum requis pour sa crédibilité comme personnalité et pas seulement comme personnage. Pourtant, cette caractérisation ne procède pas, comme elle le sera devenue dans le roman du XIXe siècle, d’une identité intérieure et intime bien visitée. Établie, sans doute : son personnage, les motivations, les désirs et les actions qu’il lui prête échappent au pointillisme

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bariolé qui définit (ou plutôt interdit de définir) Francion. Une identité à peu près établie, donc, mais peu visitée : les sentiments sont convenus, rapidement esquissés, parfois à peu près ignorés, les motivations et les méditations fugaces, les émotions rares et toujours compactes. Pas de contradictions intérieures déployées, de nuances ni de muances raffinées — le portrait est dessiné, mais peu composé. La monodie de la voix narrative, qui offre l’avantage d’unifier le matériau divers en narration continue et tenue, peine à cristalliser les promesses de cette matière faute de savoir en exploiter la diversité et en dégager le sens. On pourrait penser que s’en dégage un mystère, le travail obscur en lui d’un desengaño — une philosophie du dégoût de la vie — qui s’imposerait d’autant mieux qu’il demeure en deçà de l’explicitation. Ce n’est pas le cas : si le narrateur intériorise parfois sa lecture de son ancien « moi », c’est pour l’extérioriser en modèle universel, en exemplum lamentable de la destinée. Méthode du roman à thèse, pas du roman de caractère.

En réalité, le trait d’union entre narration (de moi) et commentaire (de je) est constitué par une (troisième) posture, discrète mais réelle : celle du « il » du romancier, qui, chassé du texte soigneusement et rigoureusement du premier au dernier mot, s’immisce régulièrement au titre général et à chaque titre particulier de chapitre, à travers le syntagme « Page disgracié » inlassablement repris comme un leitmotiv :

CHAPITRE II. L'origine et naissance du Page disgracié – CHAPITRE III. L'enfance et l'elevation du Page disgracié - CHAPITRE IV. Comme le Page disgracié entre au service d'un Prince - CHAPITRE V. L'affinité qu'eut le Page disgracié avec un autre Page de la Maison, dont l'amitié luy fut prejudiciable.

Cette désignation figée assigne au personnage éponyme à la fois un titre social qu’en réalité il ne porte qu’avant sa fuite de la cour, durant le premier quart du récit, et une situation (la disgrâce) qui ne survient justement qu’après : page avant sa fuite, disgracié après sa fuite, mais jamais en fait les deux en même temps. Une sorte de sclérose formée par la connexion oxymorique de deux temporalités incompatibles gouverne de l’extérieur, un extérieur énonciatif de posture exclusivement romanesque, la désignation du moi mis en récit par je, qui n’est pas nommé ni prénommé à la manière d’une personne, mais d’un personnage.

Par cette appellation, le personnage ne s’intériorise pas en âme souffrante, il s’érige en symbole : héros exemplaire de l’acharnement du sort, singulier et universel, anonyme et identifié, il fait sens en tant qu’emblème instructif de l’humaine condition. Tel est, ultime tour d’un montage d’emboîtements, le principe d’unité dans la disparate qui régit le récit : composite par sa matière, il est une première fois unifié par le regard rétrospectif et la voix surplombante qui le prend entièrement en charge, et qu’enveloppe en second lieu le surplomb d’une intention morale, épique et cosmique, celle d’une héroïsation déplorable par l’allégorisation du personnage de soi vu par soi. Et cette unité, cette allégorisation, elle trouve son explication dans le principe qui unit le personnage et le romancier : la tristesse mélancolique, que le pseudonyme choisi par l’écrivain (Tristan) incarne par son étymologie, et dont le récit de « sa » vie consiste à dérouler la constitution comme la clef et le but du récit. Mais une constitution qui n’est pas intériorisée en psychologie et demeure dans l’ordre de l’allégorie, de la symbolique, de l’emblématique : le but du récit est de raconter comment la mélancolie considérée comme une marque, un emblème, un blason, un destin, dévie le récit attendu d’une vocation héroïque de militaire ou d’homme de cour en celle d’un poète marqué par l’inspiration furieuse et par le destin malheureux réunis sous le signe du soleil noir de la mélancolie.

3 - Du Page mélancolique à Tristan le poète : une autofiction ?Comme s’il prenait acte du mélange de faits avérés et d’invention fictionnelle qui trame Le

Page disgracié, le frère de Tristan, dans la « Lettre du libraire au lecteur » qui ouvre la réédition posthume du texte, en 1667, use pour qualifier le texte de feu son frère d’une

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curieuse formule : il parle du « roman de sa vie ». Ce qui inviterait à lire Le Page disgracié comme ce que nous appelons aujourd’hui une « autofiction ».

On sait que le terme désigne depuis quelques décennies un récit dont les caractéristiques correspondent à celles d’un récit de vie, mais qui se revendique aussi du roman en reconnaissant qu’il combine des faits empruntés à la réalité avec des éléments fictifs ou revêt de fiction des événements réels modifiés par le tour du récit qui en est fait. Que ce soit par le choix d’une écriture non conformiste, ouverte à tous les vents de l’analogie et de la mémoire automatique, ou par l’usage délibéré et incontrôlé de souvenirs faux, faussés ou fallacieux, la fiction insinuée dans le récit de soi devient l’outil, mieux, l’opérateur d’une quête de l’identité vraie débusquée sous l’image pauvrement réelle à laquelle se limiterait une autobiographe régulière et normée (selon une hypothèse où la psychanalyse a bien sûr beaucoup à voir). L’autofiction vise ainsi grâce au détour de la fiction à faire surgir le vrai profond de soi sous les trompeuses apparences du moi réel.

Toutes ces proportions gardées et en dépit de l’anachronisme de cette approche, Le Page disgracié peut être lu comme une autofiction pour trois raisons au moins :

1°) au sens du mélange et de la tension entre réel et fiction, dont témoigne d’un côté la possibilité d’une clef qui l’accrédite comme récit de vie et d’un autre côté, l’insertion de topoï fictionnels de la vie étudiante, voyageuse ou amoureuse, mêlés au récit de soi.

2°) autofiction aussi au sens d’une quête de la vérité de soi par l’écriture de soi : le récit limité à l’enfance et à l’adolescence permet la découverte et l’accès au principe de son être par le narrateur vieilli — à savoir la mélancolie, trait distinctif et définitoire de son caractère. L’ouvrage constitue une démarche d’analyse (sinon analytique) pour expliquer un trait de caractère qui se trouve être aussi un trait de culture et d’écriture : la mélancolie atrabilaire règne sur le début du XVIIe siècle européen. Il réfère l’explication du moi à un modèle topique, culturel et littéraire, typiquement poétique et poéticien.

3°) d’où se dégage le but dernier et décisif de cette entrée en fiction imposée doucement et obliquement à la réalité d’une vie racontant l’élaboration d’un caractère : modelé sur le récit annoncé d’une vie de gentilhomme, sur la manière des mémoires aristocratiques, le texte par son inachèvement prétendu et par la fiction qu’il mêle en son sein et qui contamine l’autobiographie, substitue aux mémoires apparents et attendus d’un homme d’armes, de politique ou de cour l’élaboration d’un homme de lettres, d’un expert en fiction. Le chapitre de préambule sollicite d’ailleurs l’exemple de Montaigne s’essayant. Ce que dans la « réalité » opère l’invention du surnom Tristan, la « fiction » du Page disgracié le détaille en étapes d’une évolution du modèle aristocratique au modèle scripturaire, au sein d’une narration qui, comme pour accompagner cette bifurcation de destinée vers une carrière de littérateur, mêle réalité et imagination, récit et fiction.

Voici donc l’enjeu complexe du texte, concentré sur le destin de son personnage qui est aussi celui de son auteur : conter en superposition une vie de gentilhomme avortée et une vocation d’écrivain promise, unies par le clef de voûte de la mélancolie. Le modèle (revendiqué par le ch. I) de la « vie », dans son ambiguïté générique, ne faisait-il pas lien entre le récit de vie héroïque des hommes illustres et la vita des artistes réputés ? Le texte non seulement enregistre mais effectue cette substitution : il cautionne par son écriture et pour son auteur le passage de son destin de gentilhomme de cour et d’armes à celui d’écrivain de livres, d’homme de plume. L’entrée dans la grâce de l’écriture rachète ainsi la disgrâce du proscrit en usant de sa mélancolie comme source et moteur de son inspiration littéraire : on sait que les mélancoliques trempent leur plume dans l’encre noire de leur humeur sombre. Car le tempérament mélancolique, celui qui rend triste, garantit aussi l’excellence en tout, en armes ou en lettres, comme l’a dit Aristote et comme le sait Tristan (Problème XXX, 1).

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Cette bifurcation de carrière qui fait la matière du récit, elle est clairement formulée lorsque, revenu à la cour après son exil, le Page disgracié rentre en grâce auprès du roi comme écrivain sous son nom retrouvé et devient le protégé d’un grand seigneur. Il commet alors une violence dans une rixe qui duplique celle, fatale, qui lui a valu sa disgrâce, mais il le fait sous son statut nouveau explicité :

Le prince sceut cette avanture, et me fit appeller pour m’en tancer, encore qu’il ne m’en sceust pas mauvais gré, mais il ne vouloit pas qu’ayant embrassé avec un assez grand succez la profession d’écrire, je me mélasse de faire le métier de düeliste.12

Entre les deux, le surnom d’Ariston aura servi de creuset à la naissance de sa mélancolie et à celle de sa vocations d’écriture : Ariston est un nom-valise, où il entre quelque chose de l’aristocrate par étymologie et où s’annonce en même temps la pseudonymie de plume de celui qui se fera appeler Tristan L’Hermite (Ariston est l’anagramme approximatif de Tristan). Sachant toutefois que Tristan est aussi un prénom qui fut porté par un des ancêtres de l’A. et qui par là entre aussi en réalité historique et biographique…

En fin de compte, Le Page disgracié annonce la Recherche proustienne, fiction à clef dont le narrateur pourrait se prénommer Marcel et qui, après avoir additionné un peu les mêmes expériences décevantes qu’Ariston-Tristan : amitié, amour, projets de vie valeureux, carrière sociale et mondaine, tire de cette désillusion même le projet d’écriture comme rédemption de ces désillusions. La Recherche annonce la rédaction du livre qu’on vient de lire ; la suite à son Page disgracié qu’annonce Tristan, c’est peut-être le livre qu’il vient de nous donner, qui serait à relire comme une fiction de vie contant la manière dont une vie entre en fiction.

La clef du Page disgracié, c’est donc cette combinaison entre, d’un côté, la synchronie de deux ordres narratifs, l’un autobiographique et l’autre fictionnel, noués en connivence comme un pacte ambigu, scellé d’ambiguïté consentie avec le lecteur ; et de l’autre la diachronie d’une évolution elle-même double : non seulement sociale et intellectuelle, du statut de gentilhomme promis à celui de poète rencontré ; mais encore aussi morale et philosophique, de l’euphorie facétieuse des puérilités premières à la désillusion et à la souffrance de l’expérience anglaise — déception du rêve perdu (l’alchimiste) et de l’amour déçu (la jeune Anglaise) — qui nourrira son inspiration de poète triste, de poète à la triste figure. Dans le cadre de cette relation complexe entre un romancier et l’œuvre qu’il écrit pour se faire définir symboliquement et onomastiquement par son texte même, la longue parenthèse anglaise du récit prend peut-être un sens secret et intertextuel : Tristan avait pu lire dans la bibliothèque de Gaston d’Orléans une version moderne du récit médiéval des amours de Tristan et Iseult.

Les amours de Tristan-Ariston et de sa jeune milady se déroulent en Angleterre, celles de Tristan et Iseult en Irlande. Les unes et les autres illustrent une même forme de mélancolie amoureuse qui ne provient pas du rejet d’un des deux amants par l’autre : au contraire, Ariston et sa bien-aimée vivent et (peut-être) consomment leur passion ; et ils le font dans une grotte, équivalent galant de celle qui, dans la forêt sombre et impénétrable du Morrois, abrite pendant trois ans les amours de Tristan et Iseult que le roi Marc trouvera dormant une épée entre eux deux — « Ariston, il faut estre sage », dira comme en écho Lidame, suivante de la jeune Anglaise, au Page trop ardent13. Lidame joue le rôle efficace et dévoué de Brangien auprès d’Iseult, tandis qu’un valet irlandais (est-ce par hasard qu’il vient de cette île ?) tient auprès d’Ariston la place de Gouvernal. Pas besoin de philtre pour eux, même si l’alchimiste aura pu été inventé par Tristan L’Hermite en hommage à l’aura de magie guérisseuse qui enveloppe le roman médiéval. Laquelle se retrouve en tout cas dans l’usage des drogues merveilleuses que lui avait données cet alchimiste et qui sauvent Ariston de l’empoisonnement, et plus généralement dans la relation de protection qui unit le jeune garçon à sa bien-aimée plus puissante que lui, plus riche, plus ensorceleuse : une nouvelle Armide,

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comme Iseult la magicienne… La mélancolie viendra de leur séparation, que le jeune homme consommera en terre septentrionale, en Norvège, alors que Tristan était allé pleurer Iseult en Grande-Bretagne où, comme par inversion, se situe l’idylle dans le roman français.

Une identité mythique complète peut-être ici l’identité pseudonymique que s’est donnée François de L’Hermite en se rebaptisant Tristan. L’association de cet aition médiéval et courtois avec le récit enjolivé et recomposé de son enfance et de sa jeunesse conférerait dès lors un tour supérieur de complexité à l’expression déjà complexe de « roman de sa vie » par laquelle Jean-Baptiste L’Hermite désignait post mortem le projet de son frère défunt. Car le roman (médiéval) de Tristan constitue peut-être la trame d’une partie du roman (moderne) qui conte la vie de François rebaptisé Tristan. Mieux, la teinte mélancolique d’un récit de vie marqué d’un bout à l’autre par les disgrâces qui vont affliger et courber son héros sous le faix de la crainte et de la tristesse est exprimée de manière parfaite dans le chapitre initial du récit, intitulé « Prelude du Page disgracié » (I, I) : le narrateur y déplore « l’amertume » d’une destinée si « difficile à supporter » qu’elle ne lui donnera d’autre sujet que de « [s]’y plaindre » ; et il promet à son lecteur le récit d’une « Histoire deplorable », « fidele copie d'un lamentable Original » qui ne paraîtra que « comme un objet de pitié, et comme un joüet des passions[,] des Astres, et de la Fortune14 ». Amertume de l’humeur noire, passivité de victime et apitoiement sur soi et sur son sort, sous forme de plainte et de déploration, tout est réuni ici pour faire du Page un nouveau chevalier à la triste figure, un Tristan dont le prénom/surnom se laisse deviner, même sans être explicité, à travers la tonalité lugubre promise dès son prélude au récit annoncé.  

Par rapport à cette ouverture affligée, la conclusion de l’ouvrage surprend d’abord par son abruption, sa rapidité, sa pauvreté, son caractère partiel et fugace :

Cher Thirinte, c'est où finit le-dix-huict ou dix-neufiesme an de ma vie : excusez les puerilitez d'une personne de cet aage, et me faites l'honneur de me préparer vostre attention, pour ce qui reste. Vous allez appercevoir un assemblage de beaucoup de choses plus agreables, et qui respondront mieux à vostre humeur. Vous allés entendre des aventures plus honnestes et plus ridicules ; dont la diversité peut soulager de differentes mélancholies. Je vais vous rendre raison du dégoust que j'ay pour toutes les professions du monde, et ce qui m'a fait prendre en haine beaucoup de diverses societez. C'est en ces deux volumes suivans que vous sçaurez l'apprentissage que j'ay fait en la connoissance des hommes : et si j'ay quelque tort, ou quelque raison, de ne les vouloir hanter que rarement15.

Comment nomme-t-on un homme qui fuit le commerce des autres ? C’est un (h)ermite, évidemment ! Ainsi, de part et d’autre d’un récit qui aura opiniâtrement privé le Page disgracié de patronyme, sinon postiche, voici que son prénom de Tristan, lisible en transparence du lamentable récit de sa triste vie qui nous est promis en préambule du texte, se trouve complété par son nom crypté qui se lit en transparence de sa conclusion. Tristan parce que triste, au préambule, L’Hermite parce que fuyant les hommes, en clausule, ces deux noms placés en transparence de l’ouverture et de la clôture du livre signent de la sorte le travail d’élucidation de sa destinée et de définition de lui-même par lui-même que l’auteur assigne à son récit. Tel est le rapport exact de ce récit à son narrateur, du moi de l’auteur à celui de son personnage : Tristan L’Hermite ne se projette pas dans Le Page disgracié à la manière psychologique d’un romancier du XIXe siècle, il s’identifie allusivement, symboliquement et emblématiquement par un réseau de signes qui en travaillent, en parcourent et finalement en enserrent le récit désillusionné, mêlé de fictions plaisantes.

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La Princesse de Clèves ou le renoncement à soi

1. De la chronique romancée au roman historique ? Poussons d’un cran dans la désillusion et le désengagement : si le Page disgracié est un

déçu de la vie, que dire de l’héroïne majeure du roman français en XVIIe siècle, cette princesse de Clèves dont la conduite se sublime dans le renoncement ? Et si Tristan L’Hermite entretient avec son récit, avec son personnage et avec lui-même en tant que romancier une relation complexe de pseudonymie qui trouble de médiations son auctorialité, que dire de l’anonymat qui interpose son mystère entre Mme de Lafayette et les œuvres qu’on lui attribue, les personnages dont on lui prête l’invention ? Au point qu’une chercheuse belge, Geneviève Mouligneau, a pu remettre en doute l’attribution de son chef-d’œuvre supposé, La Princesse de Clèves, en même temps que l’authenticité du seul ouvrage qu’elle aura revendiqué, une chronique intitulée Histoire d’Henriette d’Angleterre, parue seulement au XVIIIe siècle avec une préface où la comtesse est supposée en revendiquer la rédaction sur commande. C’est dire l’énigme que constitue dans ces deux ouvrages le rapport entre le héros (en l’occurrence l’héroïne) et l’instance auctoriale, peut-être authentique (la comtesse de Lafayette), peut-être collective (Mme de Lafayette et d’autres), peut-être méconnue (pour le roman, on a parlé de Segrais, pour la chronique, de Fontenelle), peut-être (à jamais) inconnue.

Si on accepte de lever cette double hypothèque — car comment savoir ? —, une relation étrange et insoupçonnée peut se faire jour entre ces deux textes, qui complique et explique la relation entre leur auteur supposée et ses personnages. L’Histoire d’Henriette d’Angleterre constitue une chronique des relations galantes, pour ne pas dire amoureuses, entre la fille de Charles Ier d’Angleterre, épouse de Monsieur, frère de Louis XIV, et le comte de Guiche, fils du maréchal de Gramont. Leur intrigue, qui rencontre et éclabousse les amours adultérines du roi avec Mlle de La Vallière, met en scène des acteurs secondaires, très proches du monarque, comme le marquis de Vardes, un de ses favoris, et la comtesse de Soissons née Olympe Mancini, nièce de Mazarin. Elle aboutira après bien des rebonds à l’exil de certains, à la séparation des deux amants, à la dislocation de leur relation après quelques soubresauts et à une leçon diffuse de mise en garde envers les séductions et les intrigues de la galanterie amoureuse, toujours décevantes, périlleuses et pernicieuses. Des bruits malsonnants que répercutera notamment un pamphlet paru en 1667 en Hollande couraient à propos de cette idylle sur Madame et à travers elle sur le roi et son frère. La princesse aurait alors demandé à son amie Mme de Lafayette de composer une relation véritable de la cour que lui avait faite Guiche et à laquelle elle aurait résisté tout en l’écoutant avec une émotion compréhensive. L’apologie en ce sens n’est pas impeccable et la princesse paraît au moins un peu légère, faute d’avoir été guidée par de sages conseils : « c’étoit un ouvrage assez difficile que de tourner la vérité, en de certains endroits, d’une manière qui la fit connoître, et qui ne fût pas néantmoins offensante ni desagreable à la Princesse », confie Mme de Lafayette dans sa Préface16. Cela ne va pas sans laisser craindre qu’il ne s’agisse d’un faux tardif tiré du pamphlet déjà nommé.

Mais si on passe par-dessus ces soupçons, on peut formuler l’hypothèse que la passion non consommée entre Mme de Clèves et M. de Nemours, qui fait le sujet d’un roman qualifié d’« Histoire » et paru sans nom d’auteur en 1678, constitue la projection ou pour mieux dire le tombeau des amours supposées platoniques des deux personnages historiques, la duchesse d’Orléans (†1670) et le comte de Guiche (†1672), dont l’Histoire d’Henriette d’Angleterre aurait formé quelques années auparavant le modèle préparatoire. Mme de Lafayette aurait composé sa chronique en quatre temps : à en croire l’introït rédigé en 1685 au plus tôt, c’est en 1664 ou 1665, au moment où le comte de Guiche est exilé pour avoir été convaincu d’avoir courtisé Madame, que celle-ci aurait fourni « de bons mémoires » à Mme de Lafayette sur

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« tout ce qui [lui] est arrivé et les choses qui y ont relation » dans le cadre de cette idylle. Instruite par la conversation de la princesse qui lui « contoit des choses particuliéres que j’ignorois », écrit Mme de Lafayette, la chronique « bientôt » interrompue aurait été reprise en 1669 par l’habile avocate de la cause princière17. Cette entreprise d’édulcoration et d’idéalisation vraisemblable sinon véridique aurait été menée jusqu’au récit du départ de Guiche pour la Hollande (en avril 1665). À quoi un codicille contant la mort de Madame aura été rajouté après 1670.

Sur ce premier travail d’édulcoration de la réalité au profit d’une vraisemblance acceptable, le roman des amours impossibles de Mme de Clèves et M. de Nemours semble avoir opéré quelques années plus tard un travail de transposition, de métamorphose et de maquillage, surenchérissant en idéalisation fictionnelle sur l’opération de camouflage historique : le double objectif de l’Histoire d’Henriette d’Angleterre  — chroniquer une histoire galante et défendre la réputation de son héroïne — s’y reconnaît par transparence, métamorphosée en un récit romanesque qui se recommande de l’histoire à travers la fiction et hisse la perfection morale du personnage éponyme en modèle de sublimité. Voilà donc deux couples qui auront été embarqués dans une métamorphose morale et textuelle. La métamorphose textuelle se sera déroulée en cinq étapes génétiques : c’est d’abord la réalité vécue qui fournit des lettres, billets et autres archives jalousement gardées, étourdiment divulguées ou savamment fabriquées ; puis voici les mémoires rédigés par Henriette d’Angleterre elle-même sur sa « galanterie » avec Guiche pour documenter la rédaction de son amie et avocate18 ; s’ensuit le récit apologétique édulcoré qu’en a tiré Mme de Lafayette ; d’où sera sorti la fiction épurée qui a nom La Princesse de Clèves ; enfin, la vision de l’impossible amour parfait se projette en point de fuite de ces épures successives et en filigrane de l’écriture romanesque19.

Quant à la métamorphose morale (on n’ose dire, par jeu de mots, la métamorphose sexuelle), elle est figurée par la dénivellation de valeur entre les deux couples et au sein de chacun. Car le couple historique est en retard de perfection désincarnée sur le couple romanesque et plus encore sur l’idéal projeté par chacun d’eux ; cependant qu’au sein de chaque couple, l’homme est le tentateur, partiellement encore le prisonnier de la chair, auquel la femme, plus vertueuse ou carrément héroïque, enseigne le chemin de l’amélioration ou la perfection, c’est-à-dire de la désincarnation. Un modèle partagé de valeurs et de jugements inclus dans la trame de l’écriture oriente la plume : c’est celui de la galanterie, ambigu et admirablement utilisé par Mme de Lafayette aux fins apologétiques (aux deux sens du terme) qu’elle vise. La projection de l’auteur (si c’est bien elle), dans ces deux œuvres, se manifeste non sous la forme d’une identification psychologique partielle dans ses personnages féminins, mais dans le mouvement lent d’idéalisation et de désincarnation de l’amour d’une héroïque à l’autre, en ascension vers le sublime : projection intellectuelle dans un modèle de conduite plutôt que dans un corps individualisé.

2. Un modèle anthropologique : la désincarnation galanteLa codification prétendument sociale et peut-être psycho-morale de l’amour par la

courtoisie, la préciosité, la galanterie, la politesse, qui rêve de contenir, de lover et même d’accomplir l’acte et le geste charnel dans une sémiologie abstraite et endiguée, trouve en effet dans le langage narratif, qu’il soit historique ou fictionnel, son accomplissement idéalisé, espéré, parfait, tel que Mme de Lafayette le rêve : en donnant forme et accomplissement à la relation d'Henriette et Guiche dans un récit narratif qui fait le pendant et le double anticipé de la passion sans accomplissement charnel, sans gestes ni actes sinon tout de textes, de billets, de conversations, bref de paroles, entre Clèves et Nemours, Mme de Lafayette restitue le code amoureux à ce qu'il est et qu’elle voudrait qu’il suffît à être: une épure langagière de la chair. Elle exorcise la chair par la galanterie qu’elle interprète en préciosité. On ne couche pas dans

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ces œuvres-là. Elle projette dans sa cristallisation précieuse le code galant, en prétendant révéler son essence (qu’en fait elle trahit) : l’essence de la galanterie, ce serait, à en croire ces deux récits, idéaliser en l’abstrayant le commerce charnel dont le langage occupe la bouche comme pour lui interdire son office sensuel. La même façon de (ne pas) faire l’amour par la manière dont on le dit et dont on l’assimile à un langage abstrait, se peint dans l’oeuvre historique et romanesque, comme si la réciprocité sans préséance de la réalité et de la fiction exprimait l’identique désincarnation idéalisée de la chair dans une profération libérée de ses syllabes sales. Le roman historique codifie la vie en se cautionnant d’histoire et la vie des personnages historiques est racontée comme un roman édulcoré par la litote et la censure : le recul du roman dans le passé Valois et l’exil de la chronique hors de l’accomplissement charnel par prétexte apologétique (surtout ne pas dire qu’ils ont couché !) utilise et révèle en même temps cette édulcoration majeure opérée par le code galant et courtois tel que le veut la préciosité : projeter la chair et le sexe dans un langage qui les édulcore et les remplace, un substitut symbolique, à la façon du récit narratif qui les évoque en les évitant et les évidant, qui évide de leur évocation le récit qu’on en fait.

Cette éviction narrative est l’équivalent du détour par la verbalisation tendre qui évite la consommation concrète, qui consomme l’énergie sexuelle dans la codification frustrée de ses préparatifs. Le code (galant) tue la langue (charnelle) ; et le récit historique, en se normant sur la fiction romanesque, opère ce sacrifice comme s’il avait espoir et ambition de le projeter dans la vie. Ce que dit la formalisation romanesque de la vie historique, sous les deux espèces réciproques du récit apologétique épuré (Henriette et Guiche) et du roman de la passion frustrée (Clèves et Nemours), c’est l’espoir que la syntaxe, celle de la galanterie normée, se substitue à la parole brûlante de la chair en prétendant lui donner forme : le même terme de police ne nomme-t-il pas la codification des corps « policés » et la matérialité des caractères typographiques (les « polices ») formant le texte ? Le code galant édulcore en langage, en langage des gestes policés, la danse sensuelle et sexuelle des corps embrasés et embrassés. La danse de la Princesse de Clèves, les bals d’Henriette et Guiche servent à dire l’amour au lieu de le faire et finalement donc à le dériver vers la verbalisation, la gestuelle normée, codifiée par la chorégraphie, contre la sauvagerie brute de la frénésie désirante. En prétendant donner forme (de récit), on opère une dérive de la chair dans la norme, celle du code galant et précieux, sous la double forme du récit édulcoré — apologie — ou pathétique — roman : en normant on borne, on borne l’amour à la syntaxe de ses bonnes manières. Le mode d’incarnation de l’auteur — disons Mme de Lafayette— dans ses personnages, c’est la désincarnation qu’elle leur impose et qui s’accomplit dans le renoncement même au désir en idée, même au désir permis, car le désir est porteur de mort, en l’occurrence la mort de M. de Clèves, qui, au lieu de libérer les amours de la princesse et Nemours, les interdit à jamais.

La progression de l’un à l’autre ouvrage, c’est celle qui mène de la réalité (déjà bien édulcorée) que prétend décrire le récit d’histoire romancée à la vérité qu’entend révéler le récit de fiction historique : épurer la vérité des scories de la réalité, c’est le rôle dévolu à la fiction par l’esthétique classique. Dans l’Histoire de Madame, le portrait de Guiche, qui épingle sa vanité, et celui d’Henriette, qui la dévoue au charme, annoncent une conception de l’amour entendu comme un jeu : ces deux-là vivent leur vie sentimentale comme une fiction ludique tissée de faux-semblants et d’intrigues de cour. Mme de Sévigné avait tout dit en décrivant Guiche comme « un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes20». L’image de l’amour que renvoie la fin de la chronique, quand frappé d’exil il se déguise en laquais de Mlle de La Vallière pour aborder une dernière fois la chaise de Madame dans la rue, vérifie que pour lui l’amour est synonyme « d’extravagances21 ». Et si leur intrigue se termine par un aveu, celui-ci est à la fois moins paradoxal, plus trivial et aussi représentatif de la leçon du récit que le sera, dans un tout autre registre vraiment, celui de la princesse de Clèves : à la presque fin du récit, Madame avoue au roi que Vardes et la

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comtesse de Soissons aidés de Guiche ont écrit la lettre adressée à la reine pour lui apprendre les amours de Louis XIV avec Mlle de La Vallière et perdre celle-ci. Adultère et délation confirment une dévaluation de l’amour par dégradation.

Tout autre sera la leçon de La Princesse de Clèves : le jeu de la chronique s’y transcende en rite — un rite dont le caractère conjonctif ne s’exprimera certes pas dans l’union heureuse des fidèles, mais dans leur dessaisissement partagé22. Le portrait initial de Mlle de Chartres placé sous le signe de l’injonction morale que lui délivrent les leçons de sa mère, le portrait initial de M. de Nemours, placé sous le signe de la pente périlleuse à la galanterie que lui vaut la qualité hyperbolique de son physique et de son caractère, invitent à revoir l’assignation trompeuse de ce roman au genre de la « nouvelle historique » : l’idéalisation des protagonistes y résiste encore à la singularité du portrait cautionné d’histoire tel que va le mettre en œuvre le genre romanesque nouveau où l’anecdotique tendra à dissoudre l’abstraction. En ce sens, La Princesse de Clèves demeure un roman au sens ancien. Mais d’un autre côté, cette abstraction héritée du grand roman pastoral, héroïque ou précieux, perd dans La Princesse de Clèves son caractère conventionnel et banal pour être réinvesti d’un sens supérieur : celui d’une sagesse du détachement expérimentée et trempée dans le creuset brûlant de la cour et de ses intrigues telles que les met en scène le tableau de la cour, avec ses portraits perdus, ses lettres égarées, ses paroles épiées et ses amours croisées.

Sauf que ce tableau « historique » sert sans du tout l’entamer à seulement cautionner la peinture « romanesque » de la passion ; laquelle, quoique protégée de ces petitesses, accrédite et incarne, par le désastre de ses effets dans un contexte devenu vraisemblable et identifiable, les principes abstraits de morale austère édictés dès le portrait de Mlle de Chartres. L’idéalité du grand roman mise à l’épreuve corrosive des réalités de la chronique de cour, voilà le fond mêlé sur lequel se détache la grande épreuve morale qui mesure, juge et condamne sans appel la passion amoureuse la plus sublime et généreuse possible : le verdict qu’elle aura mérité n’en sera que plus éloquent. Mme de Lafayette ne réprouve pas les ressorts du roman héroïque et galant de naguère. Elle ne dédaigne pas les « aventures extraordinaires » ; mais ce qu’en l’occurrence elle qualifie ainsi, c’est le fait que Mme de Clèves et M. de Nemours se trouvent danser ensemble devant la cour avant d’être présentés l’un à l’autre23. Elle met en scène une prouesse, si « singulière », « hasardeuse » et « extraordinaire » qu’elle « épouvante » son auteur sans pourtant ébranler son « courage » ni sa « noblesse » : mais en tout et pour tout, c’est d’avoir dévié vers son mari l’aveu qu’espérait son amant24. Gestes romanesques, mais en contexte et à portée d’histoire.

Bref, la cour d’Henri II n’est ni celle du grand Cyrus ni non plus celle de Louis XIV : mais un moyen terme, un intermédiaire symbolique entre deux genres, deux esthétiques, deux ambitions littéraires. L’abstraction des portraits de Mme de Clèves et M. de Nemours ne doit pas être confondue avec l’affadissement banal propre aux fictions héroïques, aux sommes galantes et aux bergeries fades des romanciers du premier dix-septième siècle. Dans La Princesse de Clèves, l’idéalisation du portrait romanesque procède d’une ascèse esthétique et morale, de même origine et de même ambition que le raccourcissement du récit ou l’unification de l’intrigue, la discrétion des effets ou la matité du style. Cet effacement des caractères et des visages s’inscrit dans l’alliance concertée d’une esthétique économe avec une morale du renoncement. La scène où les yeux de M. de Nemours et de Mme de Clèves se rencontrent le plus intensément peut-être, c’est celle où il la voit, lui-même caché, chercher en cachette les traits singuliers de son portrait à travers un tableau d’histoire : celui « du Siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours25 ». Allégorie frustrante d’une démission volontaire des mots, ce roman où les portraits en médaillons s’échangent comme une menue monnaie de l’amour ordinaire s’interdit tout au long du récit la description singulière des visages permise aux récits d’histoire — en l’occurrence aux tableaux d’histoire. Nous saurons seulement que Mme de Clèves est blonde et qu’ils sont l’un et l’autre superlativement beaux.

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Et voilà tout. Comme si céder à l’évocation de leurs traits identifiants eût représenté une concession trop coûteuse aux séductions diaboliques du désir charnel.

Le dernier lien entre Mme de Clèves et M. de Nemours sera noué ou plutôt dénoué par un personnage anonyme, asexué, sans visage ni caractère, sans portrait, qu’elle chargera de délivrer son ultime message à celui qu’elle avait tant aimé : à cette « personne de mérite » anonyme, Mme de Clèves aura non seulement interdit de « lui aller redire aucune chose de la part » de M. de Nemours, « mais même de lui rendre compte de leur conversation26 ». L’œuvre de Mme de Lafayette, de même, est une parole qui ne parle que de biais, pour faire taire (des médisants) ou pour se taire (dans le silence du renoncement) : l’intrigue de son roman ne culmine-t-elle pas sur un aveu destiné à interdire toute parole charnelle, tout appel du désir ? En ce sens, l’absence du portrait physique identifiable des protagonistes fait indice et opère l’action d’édulcoration castratrice et distançante dévolue à ce récit écrit dans la haine et la terreur de la passion que proclamaient, dès le portrait initial de l’héroïne, les leçons de Mme de Chartres sa mère. La synthèse entre l’abstraction idéalisée du portrait romanesque et la réalité singulière du portrait historique sert ici à faire surgir du récit inclassable tramé par Mme de Lafayette à partir de ces deux modèles une intuition aussi générale, dans l’absolu, que spécifique à son époque : que le désir est une pulsion mortifère.

3.Confirmation formelle : une absenceLa posture de l’auteur absenté de ses deux modes d’écriture en fait l’aveu indirect. Qu’elle

s’avoue scribe ostensible ou se refuse à s’avouer romancière, la médiation et l’anonymat sont deux stratégies d’évitement qui reproduisent par l’irresponsabilité concertée de l’écrivain le rôle qu’elle fait jouer au langage dans le récit des passions : faire taire le désir, en l’exprimant sans le décrire pour l’épuiser dans cette expression. L’œuvre de Mme de Lafayette, c’est une parole qui se tait, le lent mouvement pour faire taire une parole — celle des calomniateurs qui sexualisent le commerce de Guiche et Henriette, celle des personnages romanesques dont l’intrigue culmine sur une parole (l‘aveu) destinée à faire taire toutes les autres, charnelles ou seulement galantes, qui évoqueraient l’amour dans les corps. Le motif anecdotique de la chronique apologétique s’épanouit ainsi en morale de l’abstinence dans la nouvelle historique pour promouvoir un portrait abstrait de l’amour sans corps que symbolisent d’une part la double abstraction des portraits (les amants n’ont pas de visage et leurs amours n’ont pas de chair) et d’autre part le double anonymat de l’auteur : chroniqueuse discrète et romancière secrète. L’amour n’existe que pour mettre en lumière la splendide chorégraphie du détachement, l’abstraction de leur commerce érotique s’élabore à partir de l’abstraction de leur corps, et l’éloignement de l’auteur sous le masque de la dictée ou de l’anonymat vient parfaire cette disparition du corps par celle du visage. Le roman abstrait les visages identifiables de la chronique dans la perfection floue de l’idéalisation et de la généralisation pour que la morale de l’histoire se constitue en rejet de la chair : le corps diaphane des amants tourne à l’abstraction, sanctionnée par celle d’une écriture dont la plume est tenue par un fantôme. Cette marche vers l’abstraction commande la défaite du portrait au profit de la silhouette, la dévaluation de l’image au profit de l’idée. L’emblème en est offert par le portrait croisé des deux amants du roman :

Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.27

La parure cache le corps comme l’évocation réciproque remplace la description de chacun. L’œuvre de Mme de Lafayette est iconoclaste au point que ces deux textes sont écrits par un auteur qui demeurera à jamais sans image, du moins sans image certaine. (21600)

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*Au total, si différentes soient-elles, ces trois expériences de composition procèdent de

situations similaires propice à impliquer l’auteur d’une manière moins distante que de coutume dans le personnage central qui donne son nom à la fiction narrative et autour duquel elle s’organise : Sorel prolonge et récrit en partie Francion par deux fois pour éviter la censure et le destin qu’une politique d’ordre moral a fait à Théophile ; Tristan veut justifier à ses propres yeux une bifurcation de destinée inopinée des armes vers les Lettres et expliquer par son caractère l’échec de sa carrière ; Mme de Lafayette tire son chef-d’œuvre d’une commande destinée à justifier une princesse que sa légèreté menace d’une campagne de calomnie et d’une disgrâce. Cette situation apologétique les contraint à la fois à se dévoiler et se dérober. D’où procède un jeu transparent et complexe avec l’anonymat, qui à la fois protège et expose, et avec le personnage éponyme, qui a la même fonction de protéger en exposant. Cela se traduit par une ironie, au sens premier, une ironie du porte-à-faux calculé. Francion, Le Page et La Princesse de Clèves illustrent des modalités originales, biaisantes, d’accès de créations fictionnelles, de personnages imaginaires, au statut de personnes fictives qui parviennent à donner partiellement l’illusion d’un for intérieur, mais par des solutions autres que celles dont usera plus tard le grand roman psychologique : ils le font par des postures narratives et des montages techniques où entre de « l’extériorité », par incidence d’un processus de création composé et composite, voire étalé dans le temps, et par incidence d’une intention de réception, voire d’un guidage de celle-ci rétroversé sur l’ouvrage et commandé par des circonstances exceptionnelles. La structuration de l’illusion d’identité du personnage qu’on y observe, se cherchant et s’inventant par des procédés originaux, inattendus, y procède de postures d’identification circonstancielles qui s’imposent à l’auteur : conjointement à ces explorations, l’exercice et l’expérience auront impliqué une réflexion sur les origines et les conséquences d’une écriture de soi médiate, passée par le filtre de la fiction narrative du côté du personnage et, du côté du créateur, par le filtre de la réflexion critique pour Sorel, de l’analyse de caractère pour Tristan, de la méditation morale et religieuse pour Mme de Lafayette.

Que conclure de ces variations sur les relations entre le moi de l’auteur et du personnage dans les narrations fictionnelles du XVIIe siècle qu’on estime ou qui d’elles-mêmes se disent affectées d’un fort coefficient de réalité biographique ou autobiographique? Il appert que l’on est loin encore de la projection même médiate d’un moi d’auteur analysé par introspection dans un personnage dont le for intérieur fouillé jusque dans ses replis secrets procéderait pour partie au moins de l’expérience intime de son créateur. Même immorale, comme chez Sorel, la fiction, de même que le personnage sur lequel elle se concentre et cristallise, sont liées d’un rapport d’intention qu’on peut dire « morale » par leur créateur. La morale immorale de Francion se vidant par nécessité politique à chaque réécriture, un substitut lui est trouvé dans la théorisation pragmatique d’une esthétique de l’invention et de l’évaluation critique. La morale du Page, c’est l’articulation révélée par le récit d’enfance et de jeunesse entre un tempérament humoral, celui du mélancolique, et une carrière bifurquée vers la création littéraire, fusionnant en une destinée qui sous couvert de se légitimer se représente à elle-même, peut-être pour s’expliquer à celui qui l’a subie. La morale des deux récits prêtés à Mme de Lafayette n’autorise cette psychologie naissante qu’on prête à son héroïne romanesque que par l’intention apologétique de montrer les périls et les déboires du désir charnel afin d’en garantir les lecteurs de son récit, dans ce roman marqué par le pessimisme, le sens de la fatalité, l’appétit du renoncement qu’aiguise paradoxalement l’ardeur de l’appel de la chair à se satisfaire.

En ce sens, l’origine du refus opposé par la princesse de Clèves à la satisfaction de son désir, dans l’adultère d’abord, dans la légitimité que lui accorderait son veuvage ensuite, ne

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doit peut-être pas être recherchée comme on le fait souvent dans une psychologie de la peur, de la dignité, de la vertu ou de la dévotion religieuse. Son refus est imposé de l’extérieur au personnage par le dessein même de son auteur et s’applique, pourrait-on dire, en vertu d’un jugement synthétique a priori et pour démonstration de ce jugement — à savoir que l’amour désirant est un mal en soi, le mal en soi. Sa cause est dans son énoncé : de la pure beauté de sa forme procède celle du roman qui n’a d’autre finalité que de le mettre en scène à travers l’aveu à M. de Clèves, fatal en ce qu’il tue celui qui le reçoit, mais justifié parce que de toute façon, c’est la fatalité du désir qui à travers l’aveu agit et mène son chemin de destruction : il restitue l’amour à son essence d’impossible, et M. De Clèves ne serait pas mort s’il n’avait été amoureux de sa femme. Bref, ce récit procède, comme les autres, d’une logique de la monstration ou de la démonstration, la psychologie du personnage n’en constitue donc que le corollaire soumis et servile. Dans le théâtre d’alors, le balancier entre la Fable et le caractère a penché d’abord et longtemps du côté de la première. Le renversement en faveur du second qu’incarnent l’œuvre de Molière et celle de Racine, le roman mettra plus de temps encore que le théâtre à l’accomplir : La Princesse de Clèves ne fait qu’en esquisser le chemin. Pour grande part, le moi du héros dans la fiction narrative en prose lui demeure extérieur et demeure éparpillé, parce que subsumé par des principes et écartelé entre des exigences qui ne procèdent pas de la cohérence fictive de son personnage. Sa subjectivité reste indécise, comme les traits de son visage. En ces périodes, le moi du personnage narratif reste pour grande part hors de lui.

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1 [Charles Sorel], Histoire comique de Francion, Paris, P. Billaine, 1623. L'histoire comique de Francion, où les tromperies, les subtilitez, les mauvaises humeurs, les sottises et tous les autres vices de quelques personnes de ce siècle sont naïfuement représentés. Seconde edition reveuë et augmentée de beaucoup, Paris, P. Billaine, 1626. La vraye histoire comique de Francion. Composée par Nicolas de Moulinet, Sieur du Parc, gentilhomme lorrain. Amplifiée en plusieurs endroicts et augmentée d’un Livre, suivant les manuscripts de l’Autheur, Paris, P. Billaine, 1633. Éd. p.p. Émile Roy, Paris, STFM, 1924-1931, 4 vol. Autre éd. [in] Romanciers du XVIIe siècle, éd. établie et annotée par Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 59-527. (Éd. de 1623), texte établi, présenté et annoté par Yves Giraud, Paris, Garnier-Flammarion, 1979. Édition de 1633, présentée par Fausta Garavini, établie par Anne Schoysman et annotée par Anna Lia Franchetti, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996. 2 François de L’Hermite, dit Tristan L’Hermite, Le Page disgracié. Où l'on void de vifs Caracteres d'hommes de tous temperamens, et de toutes professions, par Mr de Tristan, Premiere (deuxieme) partie. A Paris, chez Toussainct Quinet, 1643. Parmi les nombreuses éditions modernes, on signalera celle de Jean Serroy, Presses universitaires de Grenoble, 1980. Et celle de Jacques Prévot, [in] Libertins du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 381-595. Une seconde édition, posthume, légèrement augmentée, due aux soins d’un frère de l’écrivain, Jean-Baptiste L’Hermite, paraît en 1667 chez André Boutonné. Lui sont adjointes un dédicace au duc de Verneuil, un avertissement du libraire au lecteur, une table des chapitres et des « Remarques et Observations » en forme de clef déchiffrant l’identité d’un grand nombre de personnes et de lieux évoqués anonymement dans la première version.3 La première édition en est parue en 1720 seulement à Amsterdam sous le titre  : Histoire de Madame Henriette d'Angleterre: premiére femme de Philippe de France, duc d’Orléans, par dame Marie de La Vergne, comtesse de La Fayette, A Amsterdam, chez Michel Charles Le Cene, M.D.CCXX, un vol. in-8°, url https ://books.google.fr/books?id=d1oGAAAAQAAJ). De ce texte incertain, on connaît diverses versions imprimées (voir Harry Ashton, Mme de Lafayette, sa vie et ses œuvres, Cambridge, U.P., 1922) et huit manuscrites (voir Marie-Thérèse Hipp, éd. crit. de : Mme de Lafayette, Vie de la Princesse d'Angleterre. Texte établi d'après un manuscrit contemporain inédit, avec une introduction et des notes, Genève, Droz, Paris, Minard, « TLF », 1967. Et Camille Esmein-Sarrazin, éd. crit de : Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1391-1404). M.-Th. Hipp édite un manuscrit privé (Georges Haumont, Sèvres), C. Esmein un manuscrit de la B.M. de Nîmes. Les attendus du compte rendu sévère de Geneviève Mouligneau sur l’édition Hipp (Revue belge de philologie et d'histoire, tome 47, fasc. 1, 1969, p. 118-125.) et la date de 1728 portée par le ms de Nîmes qui, de fait, offre une version de La Comtesse de Tende plus proche de sa réédition de 1724 que de son originale imprimée de 1718, nous conduisent à privilégier par sûreté la version imprimée de l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre parue en 1720, comme après bien d’autres l’avait fait sagement Roger Duchêne en 1990 pour son édition des Œuvres complètes de Mme de Lafayette chez François Bourin.4 La Princesse de Clèves, Paris, Claude Barbin, 1678, 4 vol. Parmi de multiples éditions modernes, on verra celle procurée par Jean Mesnard, Paris, Imprimerie nationale, 1996 (Flammarion GF, 2009) et celle de Camille Esmein, O. C. de Mme de Lafayette, éd. cit., p. 327-478.5 Cette étude procède des analyses présentées dans notre livre : Le Premier Francion de Charles Sorel ou le «jeu du roman», Paris, Klincksieck, « Jalons critiques », 2001.6 Histoire comique de Francion, éd. cit. A. Adam, p. 1266.7Charles Sorel, Première partie de la science universelle, comprenant la Science des choses Corporelles…, , Paris, P. Billaine, 1634. Rééd. augmentée dans La Science universelle de Sorel, Paris, T. Quinet, 1641, p. 360-361.8La Bibliothèque françoise, seconde éd. revue et augmentée, Paris, 1667, p. 196 (Slatkine, 1970, p. 59). 9 Histoire comique de Francion, éd. Adam cit., p. 225.10 Op. cit.., p. 180 (ajout des exemples : 1626).11 Cette partie de l’étude procède des recherches publiées dans deux articles : « Portrait de Tristan L’Hermite en page mélancolique », Dix-septième siècle, 2015/1,  n°266, p. 139-156. « Le Page disgracié de Tristan L’Hermite ou le “roman de sa vie” », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 114e année, n° 1, mars 2014, p. 169-181. Pour conserver l’orthographe originale, que ne respectent pas les éditions modernes, nous citerons la réédition de 1667 dans la saisie numérique mise en ligne sur le site Gallica de la BnF d’après les exemplaires Y2-7893/7894 de la collection nationale.12 Op. cit., II, LVI, p. 271-272.13 Op. cit. I, XXXVIII, p. 267.14 Op. cit., I, I, p. 2-3.15 Op. cit., II, LIV, p. 321.16 Histoire de Madame, op. cit., éd. de 1720, f° 3 v°-4 r°.17 Op. cit., Préface, non pag.18 « Elle prit tant de goût à ce que j’écrivois, que pendant un voyage de deux jours, que je fis à Paris, elle écrivit elle-même ce que j’ai marqué pour être de sa main, et que j’ai encore. » Lesdites marques, si ce récit est vrai, ont été perdues avec le manuscrit : l’édition (1720) n’en porte aucune trace. Encore n’avons-nous aucune certitude que le texte surgi en Hollande en 1720 soit authentique : rien n’interdit de le considérer comme un faux. 19 Que les deux récits procèdent l’un de l’autre, c’est tellement évident par leur structure, leurs thèmes, leurs personnages ou leurs enjeux qu’il ne vaut pas la peine de le montrer en détail. Simplement, selon que l’on considère la chronique historique comme authentique ou apocryphe, l’ordre de préséance entre les deux œuvres s’inverse : dans le premier cas, Mme de Lafayette aura procédé à une démarche par étapes vers la sublimation. Dans le second, un imitateur licencieux aura dégradé la sublimité en réalité plus prosaïque sinon coquine.

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20 Mme de Sévigné, lettre du 16 mars 1672 (Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol., t. I, 1972, p. 361 et 461). 21 Histoire de Madame, op. cit., p. 153.22 Sur la distinction entre rite et jeu, voir Claude Levi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 44 sq.23 La Princesse de Clèves, éd. C.Esmein citée, p. 352. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude de la scène dans Quand Versailles était conté. La cour de Louis XIV par les écrivains de son temps , Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 157 sq.24 Op. cit., p. 419-423.25 Op. cit., p. 451.26 Op. cit., p. 477-478.27 Op. cit., p. 351.