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1 LES SAMEDIS DU PASSAGE 1 ère EDITION : LE CORPS DANS TOUS SES ETATS 22 NOVEMBRE 2014 Un aperçu des conférences qui ont nourri la première édition des Samedis du Passage. Corps mutilé, corps transformé : le phénomène des castrats à l’époque baroque Patrick BARBIER, historien de la musique, professeur à l’Université catholique de l’Ouest (Angers), auteur de l’Histoire des Castrats (Grasset, 1989) Introduction : Les rencontres du Passage Sainte-Croix, consacrées au corps mutilé, transformé, invitent à comprendre l’un des phénomènes les plus troublants de l’histoire musicale : celui des castrats chanteurs, qui s’est développé tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Il invite aussi à tenter de comprendre une pratique a priori aussi barbare ? -qui a conditionné la gloire ou la honte de milliers d’enfants et d’hommes -qui a offert à l’humanité un de ses plus grands mythes musicaux -qui a posé (et pose encore) un cas de conscience dont on n’a cessé de débattre, en Italie (pays concerné) comme dans l’Eglise (instigatrice et protectrice pendant trois siècles de cette pratique)

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LES SAMEDIS DU PASSAGE

1ère EDITION : LE CORPS DANS TOUS SES ETATS

22 NOVEMBRE 2014

Un aperçu des conférences qui ont nourri la première édition des Samedis du Passage.

Corps mutilé, corps transformé : le phénomène des castrats à l’époque baroque

Patrick BARBIER, historien de la musique, professeur à l’Université catholique de l’Ouest (Angers), auteur de l’Histoire des Castrats (Grasset, 1989)

Introduction :

Les rencontres du Passage Sainte-Croix, consacrées au corps mutilé, transformé, invitent à comprendre l’un des phénomènes les plus troublants de l’histoire musicale : celui des castrats chanteurs, qui s’est développé tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles.

Il invite aussi à tenter de comprendre une pratique a priori aussi barbare ?

-qui a conditionné la gloire ou la honte de milliers d’enfants et d’hommes

-qui a offert à l’humanité un de ses plus grands mythes musicaux

-qui a posé (et pose encore) un cas de conscience dont on n’a cessé de débattre, en Italie (pays concerné) comme dans l’Eglise (instigatrice et protectrice pendant trois siècles de cette pratique)

La castration dans l’Histoire :

-attention ! l’Eglise romaine tridentine n’est pas seule en cause car la castration est vieille comme le monde (pratiquée sur des ennemis capturés, pour dominer des esclaves dans le monde antique, pour protéger les femmes dans les harems, pour prévenir de certaines maladies jusqu’au XVIIIe siècle)

-mais le phénomène le plus significatif date des tout débuts du baroque, dans le sillage de la Contre-Réforme catholique :

-on cherche une nouvelle politique artistique, des voix nouvelles, plus conformes aux grands vaisseaux tels que la basilique Saint-Pierre et à la politique de « Rome triomphante » voulue par les papes du XVIIe siècle

-on justifie la pratique de la castration en montrant qu’un « moins » peut permettre de gagner un « plus » et l’on aboutit à cette sorte de syllogisme : les femmes ne peuvent pas chanter à l’église, la voix féminine est l’idéal recherché en musique, et donc la castration des enfants est le moindre mal.

I – Un acte barbare

C’est lui qui nous renvoie du côté du « monstre » car il reste avant tout un handicap à vie, une pratique inhumaine imposée par des adultes à des enfants :

1) l’acte : la castration est pratiquée sans anesthésie et comporte des risques mortels ; elle est pratiquée par des chirurgiens compétents comme par des barbiers de villages, et imposée par les adultes pour des raisons souvent économiques (mais parfois pour des raisons musicales : c’est le cas de Farinelli, né dans un milieu favorisé, mais aussi de la demande faite par un conservatoire napolitain à un chirurgien d’opérer trois enfants)

2) ses conséquences physiques : transformation du corps (pas de pomme d’Adam, ni de pilosité, avec une taille très au-dessus de la moyenne) et la stérilité. Les conséquences sur le sujet peuvent être très variables : parfois solitude et mélancolie, dues à l’absence de famille ; mais chez certains sujets une vie sentimentale ou sexuelle bien remplie, bien que sans descendance : c’est l’impotentia ganerandi et non l’impotentia coeundi.

II- Un mythe vocal

Nous nous situons cette fois du côté de « l’ange »

1. des conséquences vocales : il n’y a pas plus de mue et le castrat reste à octave féminine réelle. Un rôle comme celui de Rinaldo de Haendel a pu être chanté par les castrats Nicolino ou Bernacchi, comme par les cantatrices Vigo ou Barbier

1. une voix différente de celle des hommes par sa légèreté, sa flexibilité, ses aigus ; différente de celle des femmes par son absence de vibrato, sa pureté cristalline, parfois son étendue stupéfiante (par rapport aux voix de l’époque) ; différente de celle des enfants par sa musculature d’adulte, sa technique et son expressivité : il en ressort une trilogie homme-femme-enfant, hors de la condition humaine

1. un culte de l’ange : propre à l’époque dans la sculpture et la peinture, cultivé dans la vie quotidienne (les petits castrats des conservatoires sont habillés en angelots pour veiller des morts) et recherché dans le répertoire musical (le Miserere d’Allegri, les effets de spatialisation avec écho…)

1. une voix qui se fatigue moins vite, dure jusque dans le grand âge : phénomène troublant de Matteuccio à Naples, chantant à 60 ans comme un jeune homme, donnant l’impression que le castrat vit plus vieux.

III- Monstre ou Ange ?

1. Quels regards a-t-on porté à l’époque sur ce handicap, cette infirmité ?

-si l’on évoque le public, les réactions sont très différentes d’un pays à l’autre : en Italie, le castrat est surévalué et qualifié de noms élogieux (Musico, Virtuoso), il séduit tout le monde ou presque, est considéré comme normal (à l’exception des conservatoires où les moqueries sont inévitables envers les enfants non integri) ; dans beaucoup de pays d’Europe, il demeure un phénomène réservé aux théâtres et aux cours, admiré par un public cultivé et connaisseur ; en France il est mal aimé, critiqué, vilipendé : c’est le seul pays qui leur résiste !

-si l’on évoque les castrats eux-mêmes, on trouve tous les types de réactions : ceux qui ne voient pas où est le problème, ceux qui souffrent de solitude et de « mélancolie », ou de ne pas savoir la vérité sur les motivations réelles de leur opération ; ceux qui ont subi la castration et ceux qui l’ont demandée en secret ; ceux qui ont vu dans cet acte le don d’une partie d’eux-mêmes pour obtenir une voix à nulle autre pareille.

1. Quel regard rétrospectif aujourd’hui ?

-il faut se méfier de tout jugement avec une mentalité moderne (ce qu’a voulu faire le film Farinelli)

-et il faut constater avec sérénité et recul que l’histoire du castrat chanteur a défié toutes les lois de la morale et de la raison pour consacrer l’un des mythes les plus stupéfiants de l’histoire musicale et l’impensable union du monstre et de l’ange.

Cœur greffé, cœur artificiel : de l’autre-humain en moi à l’homme bionique

Philippe BIZOUARN, médecin anesthésiste, docteur en philosophie

Service d’anesthésie-réanimation, Hôpital Laënnec, Nantes, et laboratoire Sphere, UMR 7219, Paris-Diderot, Paris 7

Comment vivre avec le cœur d’un autre ? Comment vivre avec un cœur entièrement artificiel ? Telles sont les questions que je voudrais aborder dans ce texte. Je ne citerai pas les nombreuses études – le plus souvent psychologiques – conduites dans le domaine de la greffe cardiaque (peu d’études ont été menées dans le cas du cœur artificiel total), et montrant comment les patients s’adaptent à la greffe. De la même manière, je ne citerai pas les nombreux auteurs, ayant bénéficié eux-mêmes d’une greffe de cœur, et témoignant de leur « vécu » de greffé. Mon propos se centrera sur la notion d’intrus, « naturel » pour le greffon cardiaque reçu d’un autre, « artificiel » dans le cas du cœur artificiel total (il existe des techniques d’assistance mécanique sans nécessité d’enlever le cœur), qu’en tant que médecin il m’arrive d’interroger : « comment ce patient-là entend son cœur qui bat ? ».

Greffe cardiaque et insuffisance cardiaque

De 500 000 à un million de personnes souffrent d’insuffisance cardiaque en France. Au stade le plus grave, 50% des patients meurent dans l’année. Chez les patients pouvant être greffés, selon des critères bien précis liés à l’âge et aux pathologies associées, la greffe cardiaque reste le traitement de référence, avec un taux de survie à 5 ans de 70% et à 10 ans de plus de 50% (Rapport de l’agence de Biomédecine, 2013)

Le cœur comme pompe

Comment la greffe est-elle possible ? Comment admettre cette forme de transgression, de cannibalisme selon les termes parfois très critique de Renée Fox, sociologue américaine très attentive aux pratiques de greffe cardiaque et d’implantation de cœur artificiel ?

Admettre le cœur comme machine est-elle « la » solution anthropologique à cette affaire ? Il n’est pas question ici de refaire l’histoire de la représentation mécaniste du corps, si riche et ancienne. Animal-machine ! Machine dont le type dépend des formes de la technique de l’époque. Quelques repères arbitraires : Descartes (sans l’âme) et La Mettrie (âme comprise) en France en sont les référents obligés ; Canguilhem fait remonter à Aristote l’assimilation de l’organisme à une machine. Aristote assimilait les organes du mouvement animal à des « organa », c’est-à-dire des parties de machine de guerre, par exemple, le bras d’une catapulte qui va lancer les projectiles (Canguilhem, « machine et organisme », in la Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1998, p.105). Et le cœur ? Depuis William Harvey au moins (Exercitatio Anatomica de Motu Cordis Sanguinis in Animalibus, 1629), le cœur est vu comme une pompe à effet hydraulique dont le mouvement permet d’assurer la continuité du flux sanguin dans tout le corps.

Harvey emprunte ainsi aux techniques de l’hydraulique développées à son époque la description du système vasculaire dans son ensemble. A l’époque de Harvey, le cœur comme organe était souvent représenté par un ressort, source de mouvement, moteur restituant l’énergie reçue mais dont le fonctionnement est indépendant au moment de l’action. Lisons Bagliavi, médecin italien de l’école des iatromécaniciens :

« Examinez avec quelque attention l’économie physique de l’homme : qu’y trouvez-vous ? Les mâchoires armées de dents, qu’est-ce autre chose que les tenailles ? L’estomac n’est qu’une cornue ; les veines, les artères, le système entier des vaisseaux, ce sont des tubes hydrauliques ; le cœur c’est un ressort ; les viscères ne sont que des filtres, des cribles ; le poumon n’est qu’un soufflet ; qu’est-ce que les muscles ? sinon des cordes. Qu’est-ce que l’angle oculaire ? si ce n’est une poulie, et ainsi de suite. Laissons les chimistes avec leur grand mots de « fusion », de « sublimation », de « précipitation » vouloir expliquer la nature et chercher ainsi à établir une philosophie à part ; ce n’en est pas moins une chose incontestable que tous ces phénomènes doivent se rapporter aux lois de l’équilibre, à celle du coin, de la corde, du ressort et des autres éléments de la mécanique » (Praxis Medica, 1696, cité dans Canguilhem, p.104).

Possibilité de la greffe cardiaque

La chirurgie n’aurait sans doute pas pu se développer si les organes n’avaient pas été vus comme pièces d’une machine. Voir le cœur comme un ressort, terme encore trop abstrait, ou mieux, véritable moteur à la Harvey (langage encore largement adopté de nos jours, même si le cœur est autre chose qu’une simple pompe, comme on peut le voir sur le site de la Fédération de Cardiologie, d’où nous empruntons le schéma : « deux cœurs, quatre chambres […] deux pompes juxtaposées et synchronisées ») permettrait ainsi, en pensant l’organe comme pièce constitutive d’un mécanisme corporel qu’on peut remplacer (et non plus seulement réparer), de rendre pensable/possible la greffe cardiaque (http://www.fedecardio.org/)

Le cœur, dès lors, subit un double déclassement (Julien Biaudet. Au cœur de la greffe : la socialisation secondaire des transplantés cardiaques. Thèse de sociologie, Université de Lorraine, 2013) : il n’est plus le siège des émotions, même si des questions subsistent :

« Que deviendra l’amour de Juliette une fois que le cœur de Simon recommencera de battre dans un corps inconnu, que deviendra tout ce qui emplissait ce cœur, ses affects lentement déposés en strates depuis le premier jour ou inoculés çà et là dans un élan d’enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions, ses rancunes, sa véhémence, ses inclinations graves et tendres ? Que deviendront les salves électriques qui creusaient si fort son cœur quand s’avançait la vague ? Que deviendra ce cœur débordant, plein, trop plein, ce cœur full (Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, Paris, Editions verticales, 2014, p.201-202).

Il n’est plus l’organe de la vie (la mort du « donneur » est une mort encéphalique). Penser l’organe en ces termes rend pensable la greffe et permet d’en légitimer la technique (ci-dessous le schéma opératoire)

Dès lors, greffer c’est remplacer un organe atteint, trop atteint. Comme on répare tout vivant, toute machine vitale. C’est suturer les vaisseaux, les oreillettes, comme on soude une tuyauterie. Sans pourtant oublier que ce cœur est autre chose que cette pompe, comme nous rappelle Virgilio, jeune chirurgien dans le livre de Maylis de Kerangal :

« Car le cœur excède le cœur […]. Même déchu – le muscle en exercice ne suffisant plus à séparer les vivants des morts -, il est pour lui l’organe central du corps, le lieu de manifestations les plus cruciales et les plus essentielles de la vie, et sa stratification symbolique est intacte. Plus encore, à la fois mécanique de pointe et opérateur d’imaginaire surpuissant, Virgilio l’envisage comme la clé de voûte des représentations qui ordonnent la relation de l’homme à son corps, aux humains, à la Création, aux dieux » (Réparer les vivants, p.230).

Appropriation de l’organe

Comment alors s’approprier ce cœur au statut ambigu malgré son déclassement symbolique nécessaire pour accepter son prélèvement sur un corps mort et sa transplantation chez un patient dont la seule issue est la greffe, s’il veut continuer à vivre ?

Du côté du patient, qu’est ce cœur – ce greffon ?

Comment « se » l’approprier alors s’il est perçu comme un étranger, comme un intrus, introduit de force dans le corps, comme le décrit Jean-Luc Nancy, « philosophe-greffé », dans « l’Intrus » ?

« L’intrus s’introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d’abord admis. Il faut qu’il y ait de l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S’il a déjà droit d’entrée et de séjour, s’il est attendu et reçu sans que rien de lui reste hors d’attente ni hors d’accueil, il n’est plus l’intrus, mais il n’est plus, non plus, l’étranger. Aussi n’est-il ni logiquement recevable, ni éthiquement admissible, d’exclure toute intrusion dans la venue de l’étranger. Une fois qu’il est là, s’il reste étranger, aussi longtemps qu’il le reste, au lieu de simplement se « naturaliser », sa venue ne cesse pas : il continue à venir, et elle ne cesse pas d’être à quelque égard une intrusion : c’est-à-dire sans droit et sans familiarité, sans accoutumance, et au contraire d’être dérangement, un trouble dans l’intimité » (Jean-Luc Nancy, L’intrus, Paris, Editions Galilée, 2000, p.11-12)

Dès avant la greffe la peur de l’autre est déjà là, comme dit Claire, future greffée dans « Réparer les vivants »:

« La peur la cloue au lit, irradiant les jours futurs sans ménager d’échappatoire possible – c’est la peur de la mort et la peur de la douleur, la peur de l’opération, celle des traitements postopératoires, la peur du rejet et que tout recommence, la peur de l’intrusion d’un corps étranger dans le sien, et de devenir une chimère, de ne plus être elle-même » (Réparer les vivants, p207).

La question du don, de sa dette, est alors posée. Vaste débat, où psychologues, psychanalystes, sociologues, philosophes, patients se confrontent, et que nous n’aborderons pas. Ici, il s’agit de cet intrus-là, intrus qu’il faut bien recevoir si on doit survivre, ici et maintenant :

« Si c’est un don, il est tout de même d’un genre spécial, pense-t-elle [Claire, la future greffée]. Il n’y a pas de donneur dans cette opération, personne n’a eu l’intention de faire un don, et de même il n’y a pas de donataire, puisqu’elle n’est pas en mesure de refuser l’organe, elle doit le recevoir si elle veut survivre, alors quoi, qu’est-ce que c’est ? » (Maylis de Kerangal. Réparer les vivants, p.257).

Ne plus parler de don alors. Laisser cela à la famille du « donneur » et au patient greffé. Leur laisser les commémorations (Julien Biaudet, Au cœur de la greffe : la socialisation secondaire des transplantés cardiaques. Thèse de sociologie, Université de Lorraine, 2013). Dans le discours « officiel » alors, l’impératif est de couper le lien entre le donneur et le receveur : le donneur n’aurait pas donné sa vie, mais la vie pour sauver, non pas vous, mais quelqu’un. Manière de recevoir, et d’approprier un organe anonyme d’un corps anonyme devenu « source » d’organes à greffer pour sauver.

L’événement de la greffe

La greffe cardiaque est un événement, une rupture dans la biographie du patient greffé. On peut repérer plusieurs situations, plusieurs trajectoires (Julien Biaudet), plusieurs temporalités : soit le patient peut attendre la greffe chez lui, soit il est tr op grave et reste à l’hôpital en attendant une greffe en urgence.

Le travail d’appropriation du greffon, organe d’un autre, dépend ainsi du contexte. Parfois le patient se réveille après la greffe, sans avoir été prévenu d’une telle éventualité dans les cas les plus graves où il a été réanimé et endormi avant la décision d’une greffe en urgence.

Expérience de l’image du greffon

Objectivisation

Le cœur est organe-pompe, et la première échographie en réanimation, ou du moins la première écho réalisé après le réveil du patient, est l’occasion de l’objectiver : objectivisation rassurante ou non, description de son aspect, « en bien meilleur état » que le cœur retiré (à présent examiné au laboratoire) que le patient a si souvent vu se dégrader lors des précédents examens d’avant la greffe.

« L’autre »

Mais elle est aussi l’occasion de parler de l’autre, de l’impossibilité de connaître les circonstances de sa mort. De l’impossibilité de le connaître : était-ce un homme ou une femme, quel âge avait-il/elle ? Alors que les médecins savent, et qu’ils ne peuvent pas dire ! Invisibilité du visible en quelque sorte…

« C’est super », disait ce patient devant ce nouveau cœur qui bat en lui. « Je ne peux rien savoir, je ne peux que lui dire merci ». Ce qu’il tentera parfois de faire comme ce texte écrit par un patient du service nous montre (texte plus tard rendu anonyme pour un envoi à la famille du donneur).

Le rejet comme échec ?

Ce travail d’appropriation partagé n’est jamais terminé. La survenue d’un rejet (voir figure ci-dessous), toujours redouté malgré les traitements, signifie-t-elle l’échec de cette appropriation ? Voire la victoire de ce soi rendu étranger à lui-même par les traitements immunosuppresseurs :

« La possibilité de rejet installe dans une double étrangeté : d’une part celle de ce cœur greffé, que l’organisme identifie et attaque en tant qu’étranger, et d’autre part, celle de l’état où la médecine installe le greffé pour le protéger. Elle abaisse son immunité, pour qu’il supporte l’étranger. Elle le rend donc étranger à lui-même, à cette identité immunitaire qui est un peu sa signature physiologique. Il y a un intrus en moi, et je deviens étranger à moi-même. Si un rejet est très fort, il faut me traiter pour me faire résister aux défenses humaines […]» (JL Nancy, l’Intrus, p.31).

« Acharnement » à sauver

Mais d’autres complications peuvent survenir (infections, etc.), et l’ambiance de la greffe est souvent celle d’un « acharnement » à sauver une deuxième fois le patient, et peut parfois conduire à des conflits au sein des services, entre les « greffeurs » et les autres.

Faut-il encore s’acharner à sauver, comme s’il fallait réparer une dette vis-à-vis du donneur et de sa famille : « ce patient a eu tant de chance de recevoir un greffon, il en manque tellement ! » pourrait-on entendre des équipes de greffeurs, et comme les rapports annuels de l’Agence de Biomédecine rappellent sans cesse : tant de personnes meurent sur liste (rapport 2013).

Cœur artificiel comme résolution des tensions

Face à ces tensions, le cœur artificiel constituerait la solution purement technique au problème technique du cœur insuffisant et permettrait de répondre à la pénurie des greffons.

Il pourrait de même répondre aux réticences exprimées parfois par les patients à être greffés : certains patients, porteurs d’un cœur artificiel total ne veulent plus l’être, et fond parfois la promotion de ce cœur-machine.

Ce cœur-machine devenu machine-magique, empêchant sûrement la mort de survenir, machine qu’il faudra aussi s’approprier, mais d’une autre manière.

De greffeur, le médecin deviendrait ingénieur, pour « réparer les vivants » sans attendre la mort d’un autre, avec une machine infaillible. De « greffé professionnel », le patient deviendrait technicien, à l’écoute de son cœur-machine.

Comment le patient pourra s’adapter à cette machine vitale, nécessitant une source d’énergie pour le moment externe ?  De quel cœur s’agira-t-il : une prothèse qui répare, à la manière d’un bras ou d’une jambe artificielle et soumis au contrôle de son bon fonctionnement, ou d’un cœur à nouveau incorporé dans la machinerie des organes ? Nous voyons ici que les frontières s’effacent, entre l’interne et l’externe d’un corps désormais incertain de lui-même, entre l’invisible/le silencieux de ses organes et le visible/bruyant de sa machine, incorporée en lui, le rendant étranger à lui-même, du moins à ce lui-même d’avant la maladie et d’avant l’implantation

Le greffon d’un autre pourrait-il alors échapper à ce régime de l’intrusion technique ? Le cœur pompe redeviendrait alors cœur ? Non : tout est et restera intrusif dans cet entrelacement inextricable de « nature » et d’« artifice » qui forme le monde des hommes :

« Reste, pour le moment, que l’idée de l’intrusion ne cesse en fait de pâlir : tout est intrusif dans cet entrelacement inextricable de « nature » et d’ « artifice » qui forme le monde des hommes, c’est-à-dire le monde tout court, absolument et sans dehors. En vérité, cette intrication me donne de moins en moins le sentiment d’être étranger –à quel ordre « naturel » le serais-je ?... – et de plus en plus la conscience d’une familiarité toujours croissante avec ce corps arrangé, bricolé, appareillé. Parce qu’il est tel, parce qu’il déclenche tous ces épisodes, ces interventions, ces transformations, il m’est proche d’une intimité que sans doute j’ignorais si j’avais simplement mon âge. Certes, j’ai l’âge de ma greffe. Mais je suis aussi « hors d’âge » comme on le dit de très bons alcools » (JL Nancy, l’Intrus, p.52-53).

Le corps en tous ses états / Bilan et questions éthiques

Jean-Michel VIENNE, professeur honoraire de philosophie

Introduction :

· Inventaire de la journée

· Les autres transformations du corps

· Questions éthiques posées

Les progrès de la technique changent la donne :

« Le cœur du problème vient du fait que la technologie en est arrivée à un point où elle pourrait garder en vie presque indéfiniment. Jusqu’à quel moment peut-on encore considérer que l’être humain n’est plus vivant, mais est devenu une machine ? L’avancée de la technologie est ce qui rend aujourd’hui ces dilemmes insolubles, d’où la nécessité de tracer des limites ».

Charles Taylor, interview, Esprit, octobre 2014, p. 31

· Plan : 3 thèses différentes sur le corps = 3 critères pour établir des normes :

1. Liberté face à un corps-objet

2. Responsabilité face à un corps élément social

3. Sens d’une chair personnelle

1. LIBERTE FACE A UN CORPS-OBJET

A. Liberté :

a. L’autonomie est la dignité de l’homme

b. Corps mis à disposition du sujet libre

c. Corps dévalorisé

B. Propriété :

a. Conception justifiée par le harcèlement

b. Mais étendue à toute situation

c. Conception libérale de la propriété

C. Artifice / Nature :

a. Nature comme matériau à transformer

b. Toute vie humaine est artificielle

D. Conséquences éthiques

a. 1er critère : Refus de toute extériorité

b. 2e critère : la vie bonne

c. 3e critère : ne pas nuire à autrui

2. RESPONSABILITE FACE A UN CORPS SOCIALISE

« Le bon chic, désormais, c’est effectivement de vouloir tout refaire, sans limites – du sexe au cerveau, des gènes aux organes, des filiations à la procréation.

A l’opposé, des penseurs rappellent constamment l’humanité à sa finitude, ses bornes, son ancrage au moins partiel dans le corps, dans la vie terrestre. Il paraît qu’ils ont mauvais genre ».

Roger-Pol Droit, Le Monde des livres,14 nov. 2014, p. 8 (recension de la théorie du genre ou le monde rêvé des anges, de Bérénice Levet, Grasset, 240 p.)

A. nature/artifice, mais « artifice social » :

a. Corps engendré

b. Corps donné

c. Corps signifiant dans une culture

B. Propriété

a. Corps élément public, soumis à des normes sociales

b. N’est pas une ‘chose’ : Code civil, ch 2, a. 16 : ‘Droit des personnes et respect du corps humain’.

· Article 16.1 : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ».

· - Le corps est indisponible :

· Article 16-5 : Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles.

- Le don d’organe est règlementé

· Article 16-6 Aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d'éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci.

· Article 16-7 Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui est nulle.

· Article 16-8 Aucune information permettant d'identifier à la fois celui qui a fait don d'un élément ou d'un produit de son corps et celui qui l'a reçu ne peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l'identité du receveur ni le receveur celle du donneur.

-Même le cadavre n’est pas propriété individuelle

· Article 16-1-1 Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence.

C. Liberté :

a. Liberté dans une condition sociale, qui la crée

b. Condition donc à estimer, juger

c. Critique au nom d’une ‘Loi Naturelle’

D. Ethique qui en résulte :

a. Dignité comme droit et comme devoir

b. Clinique, compassion et loi générale

c. Corps ‘propriété sociale’

3. LE SENS D’UNE CHAIR PERSONNELLE (ASSOCIER AUTONOMIE ET EXTERIORITE)

A. Nature/culture :

a. Objet et sujet

b. Aspect (abstrait) de l’être humain

c. Dimension de la personne

B. Liberté dans le discernement et la valorisation

C. Propriété : comment est-il moi sans être conscient ?

D. Perspectives éthiques :

Éthique de la personne

En relation

Qui porte en germe un sens à ratifier :

Discernement d’une ‘loi naturelle’ en soi

Conclusion générale :

· Autonomie

· Incluant dans une société

· Porteuse d’un sens que je suis

Trajectoires

T1 : maladieT2 : greffe

«Bien portant»«malade»«greffé»

T1 + T2

«Bien portant»«greffé»

T1 T2

«malade»«greffé»

I

II

III

Julien Biaudet. Au cœur de la greffe : la socialisation secondaire des transplant és cardiaques. Thèse de sociologie,

Universitéde Lorraine, 2013

Trajectoires

Julien Biaudet. Au cœur de la greffe : la socialisation secondaire des transplantés cardiaques. Thèse de sociologie, Université de Lorraine, 2013

T1 : maladie

T2 : greffe

« Bien portant »

« malade »

« greffé »

T1 + T2

« Bien portant »

« greffé »

T1

T2

« malade »

« greffé »

I

II

III

1

LES

SAMEDI

S

DU PASSAGE

1

ère

E

DITION

:

LE CORPS DANS TOUS SES ETATS

22 NOVEMBRE 2014

Un aperçu des conférences qui ont nourr

i

la pr

e

mière

édition

des Samedis du Passage

.

C

orps mutilé, corps transformé

:

le phénomène des castrats

à l

époque baroque

Patrick

BARBIER,

h

istorien de la musique

,

p

rofesseur à l’Université catholique de l’Ouest

(Angers)

,

auteur de l’

Histoire des Castrats (

Grasset, 1989)

Introduction

:

Les rencontres du Passage Sainte

-

Croix, consacrées au corps mutilé, transformé, invitent à

comprendre l’un des phénomènes les plus troublants de l’histoire musicale

: celui des

castrats chanteurs, qui s’est développé tout au long des XVIIe et XVIIIe siècle

s.

Il invite aussi à tenter de comprendre une pratique a priori aussi barbare

?

-

qui a conditionné la gloire ou la honte de milliers d’enfants et d’hommes

-

qui a offert à l’humanité un de ses plus grands mythes musicaux

-

qui a posé (et pose encore) un cas de conscience dont on n’a cessé de débattre, en Italie

(pays concerné) comme dans l’Eglise (instigatrice et protectrice pendant trois siècles de

cette pratique)

La castration dans l’Histoire

:

-

attention

! l’Eglise roma

ine tridentine n’est pas seule en cause car la castration est vieille

comme le monde (pratiquée sur des ennemis capturés, pour dominer des esclaves dans le

monde antique, pour protéger les femmes dans les harems, pour prévenir de certaines

maladies jusqu’

au XVIIIe siècle)

-

mais le phénomène le plus significatif date des tout débuts du baroque, dans le sillage de la

Contre

-

Réforme catholique

:

1

LES SAMEDIS DU PASSAGE

1

ère

EDITION : LE CORPS DANS TOUS SES ETATS

22 NOVEMBRE 2014

Un aperçu des conférences qui ont nourri la première édition des Samedis du Passage.

Corps mutilé, corps transformé : le phénomène des castrats à l’époque baroque

Patrick BARBIER, historien de la musique, professeur à l’Université catholique de l’Ouest

(Angers), auteur de l’Histoire des Castrats (Grasset, 1989)

Introduction :

Les rencontres du Passage Sainte-Croix, consacrées au corps mutilé, transformé, invitent à

comprendre l’un des phénomènes les plus troublants de l’histoire musicale : celui des

castrats chanteurs, qui s’est développé tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles.

Il invite aussi à tenter de comprendre une pratique a priori aussi barbare ?

-qui a conditionné la gloire ou la honte de milliers d’enfants et d’hommes

-qui a offert à l’humanité un de ses plus grands mythes musicaux

-qui a posé (et pose encore) un cas de conscience dont on n’a cessé de débattre, en Italie

(pays concerné) comme dans l’Eglise (instigatrice et protectrice pendant trois siècles de

cette pratique)

La castration dans l’Histoire :

-attention ! l’Eglise romaine tridentine n’est pas seule en cause car la castration est vieille

comme le monde (pratiquée sur des ennemis capturés, pour dominer des esclaves dans le

monde antique, pour protéger les femmes dans les harems, pour prévenir de certaines

maladies jusqu’au XVIIIe siècle)

-mais le phénomène le plus significatif date des tout débuts du baroque, dans le sillage de la

Contre-Réforme catholique :