wautier andré - de la création à la fin du monde selon la cabbale

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  • 1

  • 2ANDRE WAUTIER

    DE LA CRATION LA FIN DU MONDE SELON LA

    CABBALE

    Essai d'une approche rationnelle de la Tradition judaqueditions GANESHA

    Peinture Yves Dussault ditions Ganesha Inc., Montral tous droits rservs pour tous les pays.

    Dpt lgal, 1er trimestre 1989 Bibliothque nationale du Qubec

  • 3Chapitre premier

    LES ORIGINES DE LA CABBALE

    Avant de parler de la Cabbale, il importe tout d'abord de bien prciser ce qu'elle est, car il circule pas mal d'ides fausses son sujet.Et, pour commencer, il y a lieu de remarquer que le mot mme qui dsigne cette gnose particulire au judasme est souvent orthographi de diffrentes faons: avec un seul b ou avec deux, et avec, l'ini-tiale, soit un C, soit un K, soit mme parfois un Q. L'orthographe "cabale", bien que tout fait cor-recte, est cependant rejeter, car, crit de cette faon, le mot a pris, en franais contemporain, un autre sens, d'ailleurs pjoratif. "Qabale" et "qabbale" ne sont pas recommandables non plus, car en franais, la lettre q est toujours, sauf seulement la fin d'un mot, suivie d'un u. Comme, en notre langue, le q et le c sont quivalents, il reste les orthographes "Cabbale", "Kabale" et "Kabbale". Le C ou le Q sont la transcription normale de la lettre smitique cf ou cof (et de l'antique lettre grecque coppa, disparue de la langue classique), le K celle de la lettre hbraque kaf ( laquelle correspond le kappa grec). En hbreu, cabalah veut dire tradition et kbel veut dire chane, ce qui revient donc peu prs au mme, puisqu'une chane est une trs bonne allgorie pour figurer une tradition: on peut donc estimer indiff-rent, comme je l'ai un jour entendu dire par un confrencier, de mettre l'initiale un C ou un K. Mais il est en tous cas prfrable, pour les raisons vues plus haut, de redoubler le b. Les cabbalistiques juifs eux-mmes toutefois prfrent le premier sens, car le concept de tradition n'implique pas seulement la notion de transmission, mais encore de quelque chose que l'on reoit. Si la plupart d'entre eux crivent nanmoins Kabbale avec un K, c'est qu'ils transcrivent souvent, l'allemande, indiffremment et assez inconsquemment, il faut bien le dire par un K tant le cof hbreu que le kaf... Cependant, comme c'est du mot hbreu cabalah que sont tirs les mots franais "cabale" et "cabbale", et non de kbel, on prfrera donc crire Cabbale avec un C l'initiale.

    Qu'est-ce qui est ainsi reu et transmis? C'est la Sagesse d'En-Haut, la Sagesse secrte, nous dit l'mi-nent cabbaliste juif contemporain Adolphe D. Grad1. Et il poursuit: "Cette tradition court le long d'une chane initiatique qui remonte aux Patriarches d'Isral et mme Adam." Elle remonterait mme, se-lon d'aucuns, la cration du monde. Car l'un des lments essentiels sur lesquels se fondent les doc-trines gnostiques auxquelles se rattache la Cabbale est l'opposition entre la lumire et l'obscurit, considres comme antagonistes l'une l'autre. Or, ds le dbut de la Gense, qui est un des livres principaux de la Bible pour la Cabbale (les deux autres tant zchiel et le Cantique des Cantiques), les lohim crent la lumire, et ils la crent au moyen de la parole, de leur davar (qui est peu prs, dans la philosophie juive, l'quivalent du logos grec): "Que lumire il y ait! " disent les lohim, et la lumire apparat; puis, ils la sparent des tnbres. Pour certains cabbalistes, c'est mme la lumire qui, manation de la Divinit, est son souffle, rouach, dont il est crit que, dans les dbuts, avant que la Terre n'ait pris forme, il "se mouvait sur la face des eaux"2. Toutes choses ont en tout cas t or-ganises partir de ces principes pour les mcoubalim, les praticiens de la Cabbale, en particulier la lettre iod, origine de tout l'alphabet, lequel joue, on le verra, un rle capital dans leur gnosologie. Si l'on te, en effet, du mot hbreu awir, qui veut dire l'ther, la lettre iod, il reste aor, la lumire...3Cependant, pour d'autres, c'est la lettre h qui est la plus minente, car c'est grce elle que le mot lim, les dieux, devient, quand on la place au centre de celui-ci, lohim, le nom du Principe crateur du monde4.

    La Gnose hbraque serait donc, pour la plupart des mcoubalim eux-mmes, bien antrieure au rabbi galilen Symon Bar locha, l'auteur prsum du Sepher ha-Zohar (Livre de la Splendeur ou de la Clart), le plus ancien et le plus important des livres cabbalistiques. Bar locha n'aurait fait, en ralit,

    1 "Pour comprendre la Kabbale" (Dervy, Paris, 3e d., 1978, p. 20; "Initiation la Kabbale hbraque" (Rocher, Monaco, 1982), p. 14.2 Gense I, 2. On traduit souvent "l'esprit de Dieu planait (ou voletait) sur les eaux", mais pareille traduction est exagrment "spiritualiste", car rouach veut d'abord dire souffle ou vent.3 V. aussi plus loin, pp. 43, 45, 46 et 48.4 Zohar, Midrash Hanalam, 2 d. V. aussi A.D. GRAD, "Les Clefs secrtes d'Isral" (Laffont, Paris, 1973), pp. 147-153.

  • 4que recueillir et que compiler dans ce livre un ensemble de traditions millnaires, que Mose aurait reues de Jhovah lui-mme au Sina, mais qui remonteraient bien avant lui, qu'il transmit ses suc-cesseurs et que ceux-ci transmirent leur tour5. Par ailleurs, le nom mme des mcoubalim, de ceux qui sont dpositaires de cette tradition, tant une forme grammaticalement passive, indique que ceux qui en bnficient ne la "reoivent" pas rellement, mais qu'ils "sont reus" par ceux qui la dtiennent dj. Les vritables mcoubalim sont donc et ont toujours t fort peu nombreux.D'aprs le Zohar d'ailleurs, il faudrait distinguer entre les premires tables de la Loi et les secondes, apportes successivement par Mose du Sina au peuple d'Isral, les premires ayant t brises. Ces premires tables manaient de l'arbre de vie du paradis d'den, mais Isral, ayant ador le veau d'or en l'absence de Mose, en fut jug indigne. Aussi Mose ne lui remit-il que les secondes, "qui taient du ct de l'arbre de la connaissance du bien et du mal"; la chokma (sagesse) de Dieu n'y est plus pure-ment manifeste, mais elle y est exprime seulement par sa binah (intelligence). C'est la premire de ces deux Lois que prtend transmettre la Cabbale6.De mme, dans l'Exode (III, 14-15), Dieu, aprs avoir affirm Mose: "Je serai ce que je serai" (hih asher hih), se donne lui-mme deux noms: hih (aleph- h-iod-h) et l'hoah (iod-h-wav-h, que l'on transcrit en_ franais de diverses faons, la plus courante tant Jhovah). C'est sous ce dernier nom que Dieu dsira tre connu, et cependant la tradition judaque veut qu'on ne le prononce jamais. Quant au premier, il n'est quasiment pas usit. Il semble que la Torah soit la Loi de Jhovah, tandis que la Cabalah serait l'enseignement d'Ehih, la voie qui doit conduire l'tre.

    II y a enfin de bonnes raisons de croire que les mcoubalim actuels ne sont autres que des continua-teurs des essniens, en particulier d'une des branches de cette secte: les thrapeutes.Ces essniens taient issus d'un groupe de juifs pieux, les "assidens", apparu en Jude l'poque des Macchabes7 et d'o proviennent galement les messianistes et les pharisiens. Mais ces derniers se consacraient exclusivement l'tude de la Torah, de la Loi mosaque (c'est eux qu'on devra plus tard le Talmud), tandis que comme le faisaient aussi certains messianistes, les essniens qui se dnom-maient eux-mmes les Saints du Trs-Haut (les noms d' "essniens", "essens", "ossens", etc., leur ont t donns par ceux des auteurs de langue grecque qui en ont parl) tudiaient aussi des livres que l'on qualifie d'intertestamentaires parce qu'ils se placent chronologiquement entre ceux qui ont t rangs par les chrtiens respectivement dans l'Ancien et dans le Nouveau Testaments : Livre des Jubi-ls, Oracles sibyllins, Hnoch, etc... l'origine de la secte essnienne, il y a donc un petit groupe d'as-sidens, "les Saints du Trs-haut", expression reprise Daniel (VII, 19 et 27) et que l'on retrouve dans le Sepher ha-Zohar, dont les croyances subirent l'influence tout d'abord de la gnose iranienne: celle-ci ils reprirent surtout la conception du combat perptuel entre la lumire et l'obscurit, laquelle il a dj t fait allusion, et celle de l'embrasement final de l'univers. Puis celles du pythagorisme, des gymnosophistes (gyptiens et hindous) et du bouddhisme. Des hindous ils adoptrent notamment la croyance en la rincarnation et du bouddhisme la constitution de communauts monastiques ne grou-pant que des clibataires et des veufs.

    La plupart d'entre eux croyaient aussi la rsurrection de la chair, dans un corps "purifi" ou "sancti-fi", et au jugement dernier, les mes de ceux qui devaient tre sauvs reposant, en attendant, en un sjour lumineux analogue aux Iles Fortunes des mythologies celtique, grecque et chinoise. Leur dua-lisme les portera considrer toute matire comme mauvaise par nature et, en consquence, proscrire tout ce qui peut la perptuer, notamment l'acte de chair. D'o la constitution de communauts voues la continence, sur le modle des couvents de moines bouddhistes, comme il vient d'tre dit.Les essniens avaient aussi, l'instar des adorateurs d'Attis et d'Eshmon, ces dieux de l'Asie mineure et de la Phnicie dont le culte s'tait rpandu dans tout le Proche-Orient, des repas collectifs8, agapes avant la lettre au cours desquelles l'un des participants exposait un point de doctrine, qu'ensuite on discutait.

    5 Voy. mon "vangelion marcionite" (Bruxelles, 2e d., 1982), pp. 1-2. Cf. Pirqu Avt (Leons des Pres), chapitre 1er, 1, et "Avt de Rabbi Nathan", chapitre 1er.6 Voy. Lo SCHAYA, "L'homme et l'absolu selon la Kabbale" (Buchet-Chastel, Paris, 1958), pp. 15-16. V. aussi Zohar III, 124 b.7 Voy. Marco TREVES, "L'alliance" (Cahiers du Cercle Ernest Renan, Paris, n 137, nov. dc. 1984, p. 254), p. 256.8 Voy. Jacques d'ARS, "Encyclopdie de l'sotrisme, 3. Les avatars du Christianisme" (d. du Jour, Paris, 1975), p. 29.

  • 5Ils pratiquaient en outre une astrologie qui leur tait propre, ainsi qu'un calendrier particulier, bass l'un et l'autre sur les livres d'Hnoch, ce qui les amena adopter, pour la fixation de la date des ftes juives, un autre comput que le comput officiel des prtres du Temple de Jrusalem et finit, semble-t-il, par provoquer pour ce motif leur rupture avec ces derniers9.La secte des essniens tait d'ailleurs loin d'tre monolithique: elle se rpartissait en plusieurs bran-ches, ayant chacune ses croyances ou sa vocation particulires, ainsi que ses propres coutumes10. C'est un essnien notamment, Juda de Galile (ou le Gaulonite), qui fonda, avec le pharisien Sadoq, le groupe des sicaires, dont l'historien juif Josphe, qui leur tait hostile, fera une quatrime secte, en plus des sadducens, des pharisiens et des essniens, mais qui fut en ralit la branche arme et activiste de l'essnisme11. Ces sicaires s'opposrent aux romains au moment du recensement de Quirinius en 6 de notre re et furent vaincus par eux. C'est d'eux que sont issus eux-mmes les zlotes de Galile, les-quels joueront de mme un rle important pendant la guerre contre les romains de 66 73, mais s'ex-termineront eux-mmes collectivement Massada plutt que de se rendre12.

    Parmi les autres branches de l'essnisme, l'une des plus importantes tait celle des thrapeutes, rpan-due principalement en Egypte et avec laquelle le philosophe juif platonicien Philon d'Alexandrie eut de frquents contacts. Les adeptes de cette branche de l'essnisme s'adonnaient, comme les autres, la contemplation et l'tude de livres saints, mais ils s'attachaient, plus encore que les autres, en saisir le sens secret. Aux textes de la Loi, des Prophtes, d'Hnoch et d'autres livres, ils ajoutaient des crits composs par les plus savants d'entre eux. La principale diffrence entre les thrapeutes et les autres branches de la secte essnienne tait leur mode de recrutement: alors que celles-ci faisaient des adeptes principalement dans les classes populaires et uniquement parmi les hommes, les thrapeutes attiraient plutt les classes aises; ils admettaient parmi eux des femmes, ils ne prohibaient pas absolument l'amour et le mariage, et ils initiaient mme parfois des non-juifs. Comme les autres essniens, ils te-naient des repas collectifs, notamment le jour du sabbat et aussi tous les cinquante jours, les nombres 7 et 50 tant pour eux sacrs, le second sans doute parce que la Gense comprend prcisment cinquante chapitres, parce que l'anne jubilaire hbraque revenait tous les cinquante ans et parce qu'en guma-trie de position, le mot Hashem (le Nom), par quoi l'on remplace souvent le nom de Jhovah, vaut 50 (h = 5 +shine = 21 + mm final = 24)13. Au cours des agapes du 50e jour, en plus des crmonies habituelles, on chantait aussi des hymnes.

    Les historiens se sont souvent tonns de la disparition apparemment complte et presque soudaine des essniens au cours du 1er sicle de notre re. Il est pourtant au moins aussi surprenant que la secte des sadducens ait disparu tout aussi compltement et subitement, elle aussi, aprs la prise de Jrusa-lem en 70 par Titus... En ce qui concerne les essniens, leur disparition s'explique en ralit par une succession d'vnements assez rapide. Les zlotes, leur branche arme de Galile, se sont, on l'a vu, extermins eux-mmes en 73 Massada, et il semble bien qu'auparavant, vers 68, la communaut de Coumrne ait t massacre par les romains14. De plus, c'est de l'essnisme qu'taient issus le nazo-risme de Jean le Baptiseur, qui fusionna en partie avec le mandisme15, et le nazarisme de Jsus, dont une partie de ses adeptes fusionnera son tour au IIe sicle, Rome, avec le christianisme de Paul de Tarse et une autre se continuera dans l'bionisme, secte fonde par un groupe de nazarens qui s'taient rfugis Pella vers 67. Il semble bien que les ophites, eux aussi, qui disaient se rattacher spirituellement la tribu isralite de Dan, aient t l'origine une branche de l'essnisme, mais qu'ils se christianisrent et disparurent donc en tant qu'essniens isralites, avant d'tre rejets, comme les autres sectes gnostiques chrtiennes, par la Grande glise de Rome au IIe sicle.Or, c'est prcisment vers la fin du 1er sicle que l'on voit apparatre le cabbalisme. On peut mme considrer l'historien juif Josphe comme l'un des premiers, sinon le tout premier cabbalien. Certes, il

    9 Voy. Jean-Claude VIOLETTE, "Les Essniens de Quomrn" (Laffont, Paris, 1983), pp. 116-122.10 Voy. mon "Esquisse d'une Histoire de la Gnose et de la Cabbale" (Bruxelles, 1985), tome 1er, p. 11.11 HIPPOLYTE de Rome, Philosophumena IX, 4.12 Voy. "Comment naquit le Christianisme", chap. XI, pp. 122-123.13 Au sujet du nombre 50, voy. not. A.D. GRAD, "Le Temps des kabbalistes" (La Baconnire, Neuchatel, 1967), pp. 46-47. V. aussi plus loin, pp. 21 et 43.14 Voy. Jean-Claude VIOLETTE, op. cit., passim et E.M. LAPERROUSAZ, "Principaux aspects de l'attente du Messie en Palestine" (Ca-hiers du Cercle E. Renan, Paris, n 128, 1983), p. 2.15 Vov. "Comment naquit le Christianisme", chapitre VI.

  • 6avait adhr la secte des pharisiens. Mais auparavant, il avait t quelque temps l'lve de l'essnien Bane, comme il le raconte au dbut de son Autobiographie; il attribue Mose une conception de la Divinit semblable celle des gnostiques (Contre Apion II, 16 et 190) et il croyait la transmigration des mes (La Guerre des Juifs contre les Romains III, 25; Contre Apion II, 218). Son ralisme lui fit renoncer au rve messianique de la libration d'Isral et il finit mme par collaborer avec les Romains, ce qui fait excrer sa mmoire par tous les juifs pieux, et c'est pourquoi sans doute les mcoubalim ne le reconnaissent pas pour le premier en date d'entre eux, ni mme comme un prcurseur, ce qu'il est pourtant probablement en fait.

    Un autre des tout premiers cabbaliens fut sans doute Papias, qui n'est pas non plus compt parmi les premiers cabbaliens, probablement parce qu'il a t reconnu par les chrtiens comme un des premiers Pres de l'glise (les catholiques l'ont mme canonis). Il semble toutefois avoir d'abord t adepte du cabbalisme et avoir particip aux cts d'Aquiba la rvolte de Symon Bar-Kochba. Il pourrait s'tre rfugi phse aprs la dfaite de ce dernier et y avoir t converti au christianisme johannite16, puis mme nomm vque de Hirapolis par le patriarche Joseph. C'est vraisemblablement lui qui sera le compilateur final de l'Apocalypse du canon chrtien, dont l'ensemble est attribu Jean l'Aptre, fils du Zbde des vangiles et disciple de Jsus le Nazaren, alors que ce Jean n'est sans doute l'auteur que d'un des deux ou trois textes qui furent fusionns pour en faire le livre devenu canonique, dont l'un au moins est d'inspiration juive et a probablement t d'abord rdig en hbreu ou en aramen. Tout dans le texte actuel de l'Apocalypse johannite, qui se compose de 22 chapitres (le nombre des lettres de l'alphabet hbreu), tourne autour du nombre sept. Or, Papias, comme beaucoup de mcoubalim17, fai-sait tout aller par sept, notamment le nombre des principaux disciples de celui qu'il appelle le Sei-gneur, alors que les vangiles synoptiques et beaucoup d'apocryphes fixent douze le nombre des "aptres" qui auraient t choisis par Jsus.

    En outre, l'Apocalypse johannite contient un nombre extraordinairement lev de citations ou de rmi-niscences d'zchiel; or, ce dernier livre est, on l'a dit, l'un des trois livres bibliques les plus tudis par les cabbaliens. Et il y est plusieurs fois question d'une priode d' "un temps, des temps et la moiti d'un temps", expression qui figure dj dans Daniel (XII, 7) et que les exgtes interprtent habituel-lement comme synonyme de trois ans et demi (ce qui est d'ailleurs la moiti de sept). Or, Raymond Abellio a montr que ce laps de temps est mettre en rapport avec Tiphrt, la beaut, sphire centrale de l'arbre sphirotique dont on aura reparler, laquelle symboliserait aussi le Fils. Et trois ans et demi, c'est la fois la dure du ministre de Jsus dans l'vangile selon Jean, dont la majeure partie fut aussi rdige phse, et celle de l'pope de Symon Bar Kochba et d'Aquiba dont on a parl plus haut.Cet Aquiba est, quant lui, l'un des tout premiers mcoubalim et mme l'un des plus minents de tous les temps. Il fut le contemporain de Symon Bar lochaf, qui rassembla les textes fondamentaux runis dans le Sepher ha-Zohar, qui est souvent considr lui-mme comme le vritable fondateur du cabba-lisme et dont les disciples taient, eux aussi, au nombre de sept et taient appels ses "yeux". Or, dans l'Apocalypse johannite, l'Agneau a aussi sept yeux (V,6). Et le Sepher ha-Bahir (le livre de la Lu-mire), un autre livre important du cabbalisme, associe les rabbis Aquiba et Papias en son no 121, comme le font aussi les Beracht en leur n 6218.

    Le cabbalisme est donc en tout cas antrieur au Talmud, qui n'a commenc se constituer qu'au Ille sicle de notre re. On a dcouvert que sa doctrine trouve en partie son origine dans les mystres gyp-tiens19, eux-mmes probablement hritiers de ceux des Atlantes20. Mais son systme cosmogonique

    16 Voy. mon "Esquisse d'une Histoire de la Gnose et de la Cabbale", tome 1er, chapitre VII, p. 45.17 Voy. not. A.D. GRAD, op. cit. note 13, pp. 94-95.18 Sur toutes ces questions, voy. Isral ABRAHAMS, "Valeurs permanentes du Judasme" (Rieder, Paris, 1925), pp. 40-49; Daniel MASS, "L'Apocalypse et le Royaume de Dieu" (Sphinx, Paris, 1935), IIe et IIIe parties; Raymond ABELLIO, "La Bible, document chiffr", tome II (Gallimard, Paris, 1950), pp. 35-36; Edmond FLEG, "Anthologie de la Pense juive" (Grs, 1923; 3e d., J'ai lu, Paris, 1966), p. 212; Gers-hom G. SCHOLEM, "Les Origines de la Kabbale" (Aubier-Montaigne, Paris, 1966), pp. 62-63; Henri STIERLIN, "La Vrit sur l'Apo-calypse" (Buchet-Chastel, Paris, 1972), passim. Sur l'arbre sphirotique, v. aussi plus loin, chapitre III.19 Voy. NEL, "La Langue sacre" (Leymarie, Paris, 1934); liphas LVI, "La Clef des grands mystres" (Diffusion scientifique, Paris, 1982), p. 155. V. aussi

    plus loin, pp. 37-38.

    20 Voy. "Comment naquit le Christianisme", chap. XIII, p. 131.

  • 7selon lequel les lettres de l'alphabet et les dix sephirot belimah ont servi difier l'univers pourrait tre de provenance runique: les skandinaves avaient emprunt leur criture aux phniciens (qui l'avaient eux-mmes reprise aux hbreux, probablement l'poque de Salomon), mais ils attriburent ensuite, eux aussi, une valeur sacre aux lettres de leur alphabet; pour eux, en outre, comme pour la plupart des gnostiques, c'est le feu (ou Yaether) qui est l'origine de toutes choses.Les mcoubalim expliquent d'autre part le mythe de la chute originelle peu prs de la mme faon que les simoniens21, qui sont une variante samaritaine des essniens22. Mais ils ne partagent pas le pessimisme de la plupart des autres gnostiques au sujet de l'union de l'homme et de la femme. Bien au contraire, ils considrent comme sacr, on l'a vu, ce chant d'amour (symbolique, il est vrai) qu'est le Cantique des Cantiques (Shir Hashirim) presque l'gal de la Gense (Bereshit) et d'zchiel (Merca-ba), et dans le Sepher ha-Zohar, qui est le livre de base du cabbalisme, il est crit que la beaut su-prme, c'est "Eve attache au ct d'Adam" (I, 19b).

    1. Le char de la Merkabah apparat Ezchiel prs du fleuve Chebar. La vision d'Ezchiel est au coeur des proccupations mystiques du Cabbalisme. (Gravure de la Bible de l'Ours, 17e sicle).

    On y lit aussi des choses comme ceci: "C'est seulement lorsque ve fut parfaite qu'Adam fut parfait (I, 35a); "Rentr chez lui, (l'homme) doit rjouir sa femme" (I, 50a); "De mme que le Saint, bni soit-il, opre l'union de l'poux et de l'pouse ici-bas, de mme opre-t-il l'union en haut des mes-soeurs pour qu'elles y engendrent d'autres mes" (I, 186b); "Au moment de l'union de l'poux et de l'pouse, toutes

    21 Voy. Edouard SCHUR, "Les grands Initis" (Libr. acad. Perrin, Paris), p. 242.

    22 Voy. "Comment naquit le Christianisme", chapitre V, pp. 48-51.

  • 8les mes se retrouvent. Chaque me masculine doit retrouver l'me fminine qui tait sa compagne avant la descente sur la Terre" (I, 208a; v. aussi 91b).

    Ces deux dernires citations montrent en outre que les mcoubalim croient aussi la migration des mes. Mais, contrairement l'hindouisme, celle-ci ne se produit, pour eux, que dans des corps humains et le sjour aux enfers d'un damn avant sa rincarnation ne dure jamais plus d'un an23.Ce sont tous ces lments qui inclinent penser que si, comme il est probable, le cabbalisme est issu de l'essnisme contemplatif, c'est la branche des thrapeutes qu'il continua, puisque ces derniers ne partageaient pas la misogynie des autres. Ce qui n'empche pas toutefois le cabbalisme de professer une morale sexuelle assez stricte: "... avoir des relations conjugales avec sa femme en ses priodes d'impuret... s'unir une non-juive... faire avorter sa femme, tuer ainsi l'enfant qu'elle porte en ses entrailles... voil trois crimes qui font que la divine Prsence est amene quitter ce monde", est-il crit dans le Zohar (II, 3a-b). En outre, un homme ne doit avoir de relations sexuelles avec son pouse que la nuit, non le jour24.Et cependant, comme l'a observ Gershom Scholem, un des paradoxes du cabbalisme est qu'il est nanmoins un phnomne spcifiquement masculin: l'exception unique de Hannah Rachel, qui fut tsadica de la communaut hassidique de Loubomir au milieu du XIXe sicle, tous les cabbalistes im-portants ont t des hommes25.Comme les thrapeutes, en outre, les cabbaliens tiennent tout particulirement en honneur les nombres 7 et 5026, auxquels ils ajoutent toutefois le nombre 10: les sephirot belimah, dont on verra quel rle essentiel elles jouent dans la philosophie cabbalistique, sont dix, le nombre des doigts des deux mains. Il en sera de mme d'ailleurs de beaucoup de gnostiques chrtiens, notamment de Monome au IIe sicle27. Cependant, aux croyances des thrapeutes, les cabbaliens intgreront en outre, trs normale-ment, beaucoup des enseignements mtaphysiques de Philon d'Alexandrie, qui les compltent harmo-nieusement28.

    Il est noter, ce sujet, que d'une part, avant eux dj, Philon avait, lui aussi, dans sa "Cration du Monde", trait de l'excellence du nombre sept et que, d'autre part, ce philosophe juif platonicien, qui peut tre considr comme un prcurseur du cabbalisme, a beaucoup influenc aussi le christianisme.Il n'est donc pas interdit de penser que le nazarisme, le christianisme et le cabbalisme sont ns tous trois dans les mmes milieux peu prs la mme poque et qu'ils continurent, les uns et les autres, chacun sa faon, les thrapeutes essniens.

    23 Edouyt 2, in fine, et Sepher Hassidim 46. V. toutefois une opinion diffrente (attribuable, il est vrai, uniquement Isaac Louria, dont il sera question plus loin: v. p. 29) dans Rene de TRYON-MONTALEMBERT et Kurt HRUBY, "La Cabbale et la Tradition judaque (CELT, Paris, 1974), pp. 126 & suiv.24 Voy. Ham ZAFRANI, "Kabbale, vie mystique et magie" (Maisonneuve et Larrose, Paris, 1986), p. 72 et 126-127.25 Voy. Gershom G. SCHOLEM, "Les grands courants de la mystique juive" (Payot, Paris, 1950), pp. 50 & s., avec la note 38, p. 371.26 "II y a un cycle de sept annes", rappelle notamment le "Sepher Ytsirah" en son chapitre IV, "la septime est l'anne de libration et, aprs sept annes de libration, il y a le jubil. Donc, Dieu aime le nombre sept sous le ciel entier. V. aussi plus haut la note 13, et plus loin, note 22.27 V. son sujet "Comment naquit le Christianisme", chap. XXVI, p. 304; "Esquisse d'une Histoire de la Gnose et de la Cabbale", tome 1er, pp. 70-71.28 Voy. "Esquisse d'une Histoire de la Gnose et de la Cabbale", tome 1er, chapitre VII, pp. 42-43.

  • 9Chapitre deux

    LES TAPES DU CABBALISME

    Comme on l'a dit plus haut, c'est Symon Bar locha, qui fut surnomm La Lampe Sainte, Boutzina Cadisha, qui passe pour avoir rdig le premier livre important du cabbalisme, le Sepher ha-Zohar, lequel a donn lieu, au cours des sicles, de nombreux commentaires et complments. Ce livre, crit principalement en aramen (et partiellement seulement en hbreu), se prsente essentiellement comme une explicitation du Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible). Il se compose de plusieurs trai-ts plus ou moins indpendants les uns des autres29, mais il aurait, selon la lgende, t rvl Bar locha par le prophte lie, lequel lui serait apparu plusieurs reprises30. Cependant, le clbre cabba-liste chrtien du XIXe sicle Jean de Pauly, qui a traduit ce livre en franais, a observ qu'il prsente des diffrences de style considrables, lesquelles dnotent plusieurs rdacteurs, non seulement ant-rieurs Symon Bar locha, mais aussi postrieurs lui31. Cela prouve videmment que l'oeuvre de La Lampe Sainte, qui tait dj elle-mme, au moins en partie, une compilation, a t complte aprs lui encore par de nouvelles adjonctions.

    Il est reconnu que c'est Mose de Lon qui refondit, au XIIIe sicle, ce "Livre de la Splendeur". Cer-tains exgtes et historiens ont mme soutenu qu'il en serait le vritable et unique auteur32. Mais les diffrences de style releves par Jean de Pauly et l fait que certaines parties en avaient dj t com-mentes auparavant par diffrents auteurs entre autres par le clbre Salomon Ben Isaac, dit Rachi de Troyes, au XIe sicle prouvent bien son antriorit Mose de Lon.Aprs le Zohar, le deuxime livre important de la Cabbale est le Sepher Ytsirah ou "Livre de l'difi-cation", qui serait, selon la tradition, l'oeuvre du patriarche Abraham et dont la paternit a parfois t attribue Aquiba ben Iossef, voire galement Symon Bar locha... Mais ces dernires attributions sont elles-mmes discutables, car ce petit trait semble bien avoir t rdig entre le IIIe et le VIe si-cles. Il est vrai que ceux qui l'attribuent Aquiba ou Bar locha disent souvent aussi qu'il s'agit d'une partie de l'enseignement oral de ces derniers, lequel aurait t recueilli par des disciples, puis finale-ment mis par crit... Ce livret est cens tre lexplicitation de l'alliance conclue entre le Dieu Tout-Puissant (El-Shaddail) et Abraham, mais il dtaille surtout la signification des sephirot belimah et les correspondances des lettres de l'alphabet hbreu avec les parties du corps humain, les mois de l'anne, etc. Une lgende veut que le prophte Jrmie et son fils, aprs en avoir mdit trois ans le contenu, soient arrivs crer un golem, tre d'apparence humaine dou de la parole, mais dpourvu d'me33.

    C'est pourtant le Talmud, compos essentiellement par des pharisiens, qui sera pendant presque mille ans le principal objet des mditations des juifs pieux partir du IIIe sicle. Mais, aux XIIe et XIIIe si-cles, on assiste un regain de la Cabbale en Espagne, la faveur de l'apoge de l'Islam, le khalifat de Cordoue, loin de perscuter les juifs, ayant favoris, au contraire, le dveloppement de leur culture par sa politique de tolrance religieuse, au point que beaucoup de juifs se mirent parler l'arabe de prf-rence l'aramen34, surtout en Espagne mme, au Portugal, au Maroc, en Catalogne et mme au Lan-guedoc et en Provence, o la Cabbale et le catharisme semblent s'tre influencs mutuellement35. C'est l'poque des clbres Abraham Ibn Daoud, Abraham Aboulafia (de Saragosse), Mose de Lon (dont on vient de parler), Iossef Ibn Gikatilla, Todros Aboulafia (de Tolde), Isaac l'Aveugle en Provence, Jacob Nazir ben Shaoul Lunel, etc... C'est alors que la Cabbale va peu peu comporter une sorte d'initiation, qui sera codifie dans deux livres anonymes de ce temps-l: le Sepher ha-Bahir (Le Livre

    29 Voy. J. & M. ANGEBERT, "Le Livre de la Tradition" (Laffont, Paris, 1972), p. 123; Rene de TRYON-MONTALEMBERT et Kurt HRUBY, "La Cabbale et la Tradition judaque" (CELT, Paris, 1974), appendice.30 De la mme faon que l'archange Gabriel et Allah lui-mme seraient apparus, quelques sicles plus tard, Mahomet pour lui inspirer le Coran.31 Voy. A.D. GRAD, "Pour comprendre la Kabbale" (Dervy, Paris, 3e d., 1978), pp. 67-68; ALEXANDRIAN, "Histoire de la philosophie occulte" (Seghers, Paris, 1983), pp. 80-81.32 V. not. dans ce sens Gershom G. SCHOLEM, "Les grands courants de la mystique juive" (Payot, Paris, 1950), pp. 175 & suiv.33 V. ce sujet A.D. GRAD, "Initiation la kabbale hbraque" (Rocher, Monaco, 1982), pp. 99 & suiv.34 Voy. not. Andr CHOURAQUI, "Histoire du Judasme" (P;U.F., Paris, coll. Que sais-je ? n 750), chapitre II.35 Voy. Gershom G. SCHOLEM, "Les Origines de la Kabbale" (Aubier Montaigne, Paris, 1966), pp. 249 & suiv.

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    de la lumire), dont le manuscrit, malheureusement fragmentaire, est le plus ancien qui ait t conser-v des crits cabbalistiques et qui parat tre une rinterprtation cosmique de la Merkabah (c'est--dire le char d'zchiel); et le Sepher T' mounah (le Livre de la Figure), explication dtaille des lettres de l'alphabet hbreu.Il semble que soit ne vers cette poque, parmi les cabbalistes d'Espagne et de Provence, une concep-tion analogue celle du simonien Mnandre et des gnostiques chrtiens Satornil et Carpocrate, selon lesquels l'univers matriel aurait t cre par des anges. C'est cette conception que l'on trouvait, sem-ble-t-il, dans le texte original du Bahir, o le Dmiurge, le lotzir Bereshit (Crateur du Commence-ment) aurait t un khroub (chrubin). Mais, ayant t rejete par la plupart des mcoubalim parce que peu compatible avec leur monothisme strict, le passage du Bahir o elle tait expose fut sup-prim et on ne le connat que par une citation de Meir ben Shim'on36. Rappelons ce propos que, d'une part, c'est galement, selon la Gense, des khroubim faisant tournoyer des glaives tincelants que fut confie la garde du jardin d'den aprs la faute d'Adam et d'Eve, et que, d'autre part, la septimeclasse des anges est effectivement dnomme en hbreu lohim ...

    C'est aussi partir d'alors que de plus en plus de chrtiens vont s'intresser la Cabbale, et plusieurs d'entre eux rdigeront des oeuvres s'inspirant la fois des traditions cabbalistiques et des chrtiennes. Tels furent notamment Ramon Amat LJul (Raymond Lulle), qui s'inspira galement du soufisme mu-sulman, Jean Pic de la Mirandole, Johan Reuchlin, Jean Trithme, Cornlius Agrippa, Guillaume Pos-tel, Lodovico Carret, Robert Fludd, etc...37 Cet engouement des chrtiens au Moyen ge et la Re-naissance ne doit pas surprendre. Car beaucoup de cabbalistes juifs estiment que ceux qui ont rdig les vangiles et l'Apocalypse connaissaient la Cabbale, mais qu'ils ont mal interprt la Tradition. S'il en est bien ainsi (et c'est trs plausible : on a voqu plus haut le cas de Papias), il est fort comprhen-sible que des chrtiens se soient sentis attirs vers les origines mmes de cette tradition commune. De plus, ils pouvaient voir une affirmation de la Sainte Trinit dans ce passage du Zohar: "Trois sortent d'un. Un est dans Trois. Un est au milieu de deux et deux embrassent celui du milieu, et celui du mi-lieu embrasse le monde" (I, 32b), ce qui se rapporte, semble-t-il, la colonne centrale de l'arbre sphi-rotique, mais qui n'est pas sans analogie non plus avec le logion n 30 de l'vangile gnostique selon Thomas: "Jsus dit: L o il y a trois dieux, ce sont des dieux. L o il y en a deux ou un seul, moi je suis avec lui." En outre, dans plusieurs textes cabbalistiques, les mots "poissons" et "petits enfants" dsignent les initis. Or, on sait que Christ aurait dit: "Laissez venir moi les petits enfants, car le Royaume des Cieux est eux et ceux qui leur ressembla38" et que l'un des signes de reconnaissancedes premiers chrtiens tait le poisson, l'ichthys.

    Cependant, beaucoup de ces cabbalistes chrtiens ngligeront l'aspect initiatique et mystique de la cabbale juive pour s'attacher surtout ce qu'on appelle la Cabbale pratique, Cabalah shimoushit, la-quelle s'apparente la magie: d'o le sens particulier qu'a pris en franais l'adjectif "cabalistique" (quand on l'orthographie avec un seul b).La Reconquista sonnera le glas de cette prestigieuse civilisation islamo-judaque en Espagne. Plusieurs minents docteurs cabbaliens durent s'exiler, comme Shim'on Labi et Abraham Saba, qui trouvrent refuge au Maroc, ou comme le fameux Lon l'Hbreu, qui s'appelait en ralit Jude Abravanel, tant le fils du presque aussi clbre Isaac Abravanel (ou Abarbanel), et qui finit ses jours Venise vers 154039. Si la Cabbale survcut cette terrible preuve, elle le doit surtout un autre exil, Jacob B-rab, qui s'enfuit d'abord en Algrie, puis fut quelque temps rabbin Fez, pour arriver finalement en 1534 Safed, en Galile, o il fonda une communaut importante. Son but premier tait de rtablir en Terre Sainte le Sanhdrin afin de prparer la venue, qu'il croyait prochaine, du Messie. Mais il se heur-ta l'opposition sur ce point du grand rabbin de Jrusalem, Lvy ben Habib. C'est ce qui amena Brab approfondir la mystique juive, en particulier selon les mthodes et les enseignements de la Cabbale.L'oeuvre de Jacob Brab fut continue aprs sa mort en 1541 par le principal de ses disciples, Joseph Caro, migr d'Espagne lui aussi et ayant pass vingt ans de sa vie en Turquie. Caro fit de Safed un

    36 Voy. ibid., pp. 64 et 224-228.37 V. leur sujet Franois SECRET, "Les kabbalistes chrtiens de la Renaissance" (Dunod, Paris, 1964); A.D. GRAD, op. cit., pp. 26 & suiv.; et mon "Esquisse d'une Histoire de la Gnose et de la Cabbale" (Bruxelles, 1985), passim.38 Cf. Thomas n 22; Evcmgelion V, 32; Marc 14-16; Luc XVIII, 17.39 Voy. leur sujet mon op. cit., tome II, chapitre XXIII, p. 32.

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    haut lieu de la Cabbale, que ses adeptes appellent parfois la Chokma penimit, la Sagesse sotrique, tout en se faisant simultanment un minent propagateur de la doctrine talmudique, qui est plus exot-rique40. Il eut lui-mme pour disciples Mose Isserls, Mosh ben Iaacov Cordovero (Mose de Cor-doue), et surtout Isaac Louria, qui prtendra, comme l'avait fait Bar-Iocha, avoir des visions au cours desquelles il aurait dialogu avec lie: il fut Hurnomm Ari, c'est--dire le Lion, sobriquet form des initiales dAshkenaz Rabbi Itzchaq. C'est l'cole de Safed qui popularisera notamment la thorie de la cration du monde par Dieu selon le procd du "retrait", tsimtsoum, dont on parlera plus loin.Ainsi donc, grce aux rabbis de Safed, le cabbalisme connut une nouvelle priode de rayonnement. Au point qu'il lui arriva ce que connaissent souvent les mouvements d'ides qui russissent: il y eut des dissidences et des hrsies, telles que celle de William Alabaster au XVIIe sicle en Angleterre, lequel se convertit au catholicisme, mais qui, condamn Rome, se tourna finalement vers l'anglicanisme.La plus clbre est assurment le Cvisme. En 1665, Smyrne, un illumin, Shabatail Cevi (ou Tzwi)41, pouss par son lve Nathan, qui prtendait tre lui-mme lie, se proclama le Messie, et il fit un peu plus tard une entre triomphale Jrusalem. Port par des foules enthousiastes, non seulement en Palestine, mais un peu partout, de l'Afrique du nord Londres et jusqu'au Danemark, il entreprit alors de se rendre Constantinople en vue de se faire reconnatre par le Sultan comme roi de Jrusa-lem. Mais ce dernier le fit arrter. L'odysse du soi-disant Messie s'acheva lamentablement par sa conversion l'Islam et il mourra dans une prison de Dalmatie en 167642.

    Ses disciples Nathan de Gaza et Abraham Cardozo tentrent sans grand succs de continuer son oeu-vre43. Puis, un certain lankiel Leibovicz prtendit tre la rincarnation de Shabatail Tzwi. Mais il vou-lut, sous le nom de Jakob Frank, concilier la Cabbale juive et le christianisme tout en rejetant le Tal-mud, se faisant mme baptiser, avec le roi de Pologne pour parrain! Il ne russit qu' se faire excom-munier, tant par les catholiques (en 1760) que par les juifs, et il mourut lui aussi misrablement44. Sa fille Eve continua son oeuvre, faisant quelques adeptes en Pologne et en Allemagne, mais la secte cviste se catholicisa de plus en plus et elle finit par disparatre comme telle aprs la mort d'Eve en 1817.Au XIXe sicle, en France, l'crivain Josphin Pladan (qui se faisait appeler "le Sr Pladan"), le peintre flamand Fernand Khnopff et le pote symboliste Stanislas de Guaita voulurent combiner la Cabbale et la Ros Croix en fondant un Ordre kabbalistique de la Ros-Croix45 qui connut un moment quelque succs, mais , qui finit par se fondre dans l'Ordre maonnique de \Memphis et Misram, dont le grand matre Robert Ambelain a publi une rdition du livre d'Abramelin le Mage, oeuvre crite au XIVe sicle par un juif converti au christianisme, o il est question surtout d'anges et de d-mons.De son ct, Jean de Pauly tenta son tour de christianiser la Cabbale et il traduisit dans cette vue en Franais le Sepher ha-Zohar, avec un appareil de notes considrable, ce qui a fait de cette traduc-tion un ouvrage longtemps irremplaable, auquel les cabbalistes de langue franaise ignorants de l'aramen, y compris les juifs, taient bien souvent obligs de se rfrer, mme lorsqu'ils en dsap-prouvaient l'esprit.Enfin, parmi les auteurs juifs contemporains importants qui ont crit sur la Cabbale, il faut signaler surtout les anglais Arthur-Edward Waite et Isral Regardie, les allemands Avraham Kook et Gershom Scholem, le suisse romand Alexandre Safran, les franais Lo Schaya, Guy Casaril et Adolphe Grad, cependant qu'en Isral, la Cabbale connat un nouvel essor depuis la cration de cet tat en 1948, que certains mcoubalim estiment marquer le dbut des temps messianiques.Pour les cabbaliens les plus stricts cependant, il ne suffit pas d'avoir tudi les livres de base de la Cabbale et d'avoir crit leur sujet pour tre un vritable mcabel. Il existerait, outre la teneur de ces livres, une tradition uniquement orale, qui ne se transmettrait que de matre lve et qu'il serait

    40 V. son sujet Guy CASARIL, "Rabbi Simon bar Yocha (Seuil, Paris, coll. Matres spirituels n 26), pp. 137-142; Andr CHOURAQUI, op. cit., pp. 49 et 86.41 Ce nom signifie "le beau Saturne".42 Gershom G. SCHOLEM lui a consacr une tude trs complte, "Shabbata Tswi, le Messie mystique", dite en hbreu en 1957, en anglais en 1971 et en franais en 1983 (aux Editions Verdier, Lagrasse).43 Voy. mon op. cit., tome II, chapitre XXVII, pp. 53-54.44 V. son sujet mon op. cit., tome II, chap. XXVIII, pp. 58-59.45 Voy. ibid., chapitre XXXII, 10 12.

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    interdit de coucher par crit. Celui auquel cette tradition n'a pas t communique ne saurait donc ja-mais envisager, quelles que soient la justesse et la finesse de ses analyses, la Cabbale qu'extrieure-ment celle-ci. L'auteur du prsent livre, qui n'est mme pas juif, avoue humblement n'avoir pas eu la faveur d'tre gratifi de cet enseignement oral secret. De bons connaisseurs de la Cabbale l'ont cepen-dant assur qu'il serait un de ceux, parmi les profanes, qui l'ont le mieux comprise. C'est ce qui le dtermine, malgr cette infriorit manifeste, qu'il partage d'ailleurs avec bien d'autres, avoir la har-diesse de publier nanmoins le rsultat des tudes auxquelles il s'est livr sur cet incomparable trsor de l'humanit qu'est de toute faon, mme vue par l'extrieur, la Cabbale judaque. La prsente tude possde en outre la particularit assez rare d'tudier la Cabbale et la cabbalisme, non comme un tout ferm sur eux-mmes, mais comme des cas particuliers de ces ensembles de conceptions tradition-nelles qu'on appelle la Gnose et le gnosticisme, ce qui a permis l'auteur, comme on le verra, d'tablir assez frquemment des parallles, parfois saisissants, entre les diffrents gnosticismes et la Cabbale.

    Chapitre trois

    LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA CABBALE

    Selon plusieurs mcoubalim, Alexandre Safran notamment, les deux versets les plus importants de la Bible seraient le tout premier de la Gense: "Au commencement, lohim avait fait les cieux et la Terre"46, qui dbute en hbreu par les mots Bereshit bara lohim47, et le dbut du Dcalogue: "Moi, je suis Jhovah, ton Dieu..." (Exode, XX, 2), parce que, tandis que dans le premier il est parl de Dieu la troisime personne, bara, dans le second, Dieu parle lui-mme la premire personne: Anoki, "Moi je..."

    Il faut videmment y ajouter la prire fondamentale de tout juif pieux: Shema Isral: Adona lohe-nou, Adona chad, "coute, Isral: le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est un" (Deutronome, VI, 4, o l'on remplace le ttragramme divin IHWH, Jhovah, qu'il est interdit de prononcer, par Adona, le Seigneur).Comment cependant le Dieu unique cra-t-il les cieux et la Terre, c'est--dire l'univers matriel?On lit dans le Sepher Ytsirah que l'ternel, le Roi tout-puissant de l'univers, a model et organis ce-lui-ci "selon trente-deux mystrieuses voies de sagesse". Ces trente-deux voies sont les vingt-deux lettres de l'alphabet hbreu, qui ont chacune une valeur numrique (car en hbreu comme en grec au-trefois, les nombres se reprsentaient par des lettres), et les dix sephirot belimah, qui sont des "num-rations pures", des "nombres idels" en quelque sorte, contenant elles-mmes trois sepherim: sephar le nombre, sipour le nombrant, et sepher le nombre (ou encore le livre, expression crite).

    46 V. aussi plus loin, pp. 73-74.47 Dans le prsent ouvrage, la transcription des mots hbreux est faite strictement selon les rgles de la phontique et de l'orthographe du franais, deux exceptions prs seulement: la lettre shine, lorsqu'elle se prononce comme le ch franais, est transcrite sh, comme en anglais, tandis que le hth, qui n'a aucun quivalent en franais, est transcrit ch, graphie qui doit tre prononce comme en allemand et en nerlandais. A beaucoup de noms propres, comme Eve, Hnoch, No, etc., on a cependant laiss leur forme franaise traditionnelle.

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    Les valeurs numriques traditionnelles des vingt-deux lettres de l'alphabet hbreu sont les suivantes:

    En outre, les lettres suivantes, dont la forme est diffrente, en hbreu carr, lorsqu'elles figurent la fin d'un mot, ont reu des valeurs aussi pour ces graphies: le kaf final vaut 500, le mm final, 600; le noun final, 700; lep final, 800; le tsad final, 900.

    Si tonnant que cela soit, ce systme est pourtant relativement rcent, car il ne daterait que de l'poque des Macchabes et aurait t inspir par l'exemple grec, les grecs ayant les premiers, semble-t-il, em-ploy les lettres de leur alphabet pour exprimer des nombres, alors que cet alphabet lui-mme drive de l'alphabet phnicien, lui-mme issu de l'alphabet palohbraque. Mais auparavant, les hbreux, puis les juifs, s'taient servis d'un systme numrique driv du systme gyptien48.Aussi beaucoup d'auteurs prfrent-ils un autre systme encore, qu'ils prtendent plus ancien (d'aucuns le font remonter Esdras), par lequel la valeur numrique de chaque lettre hbraque est gale au rang qu'elle occupe dans l'alphabet, les cinq lettres finales ayant, en outre, des valeurs particulires, qui sont les suivantes: le kaf final vaudrait 23, le mm final 24, le noun final 25, le p final 26 et le tsad final 2749.Enfin, comme il est aussi possible d'inscrire vingt-deux polygones rguliers ayant pour cts un nom-bre entier de degrs dans un cercle traditionnellement divis en 360 degrs, certains cabbalistes, comme Raymond Abellio, ont encore imagin de faire correspondre chacune des lettres de l'alphabet hbreu au nombre des cts de chacun de ces polygones, leur attribuant ainsi une valeur qu'ils quali-fient d' "sotrique". Dans ce systme, aleph vaut 3, beith vaut 4, ghimel 5, dalet 6, h 8, wav 9, zai'n 10, hth 12, tht 15, iod 18, kaf 20,_ lamed 24, mm 30, noun 36, samek 40, ayne 45, p 60, tsad 72, coph 90, resh 120, shine 180 et tav 360.

    Abellio et Bardet y ajoutent encore une valeur "secrte", qui n'est autre que le nombre triangulaire du rang de chaque lettre: aleph a ainsi pour valeur "secrte" effectivement 1, mais celle de beith est 3, celle de ghimel est 6, celle de dalet 10, etc...50Quand aux sephirot, le mot qui les dsigne est le pluriel de sephirah, qui a la mme tymologie que l'arabe tsifr (qui veut dire 'Vide"), d'o drivent en franais les mots "chiffre" et, via l'italien, "zro".

    48 Voy. Georges IFRAH, "Histoire universelle des chiffres" (Seghers, Paris, 1984), pp. 283 & suiv.49 Voy. not. Jean BARDET, "La Signature du Dieu trine" (La Maisnie, Paris, 1983), pp. 131 & suiv.50 Voy. Raymond ABELLIO, "La Bible, document chiffr" (Gallimard, Paris, 1950), tome 1er, chap. I & II; Jean BARDET, op. cit., passim.

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    On peut aussi rapprocher sephirah du grec sphaira, balle ou sphre. Belimah, qui qualifie les sephirot, parat avoir le sens d'idel ou immatriel. Les sephirot belimah sont donc en quelque sorte des "num-rations pures", des "dimensions", des "noumnes", des "vertus", des "ides", au sens mtaphysique de tous ces termes. D'aucuns prcisent qu'elles sont comme des "projections" de la Divinit, des "degrs de l'effusion divine", pour reprendre une expression d'Abellio encore51, ou bien dix "aspects" du Dieu unique. On les dnomme aussi en franais "sphires". Dans le Sepher ha-Bahir cependant, elles sont appeles maamart, paroles.

    Les trois premires sont:

    1. Keter (la Couronne), qui est parfois assimile au Zodiaque (notamment par le cabbaliste marocain du XVIIe sicle Mosh Elbaz) et de qui seraient nes les neuf autres; 2. Chokma (la Sagesse), qui est le principe mle de la Divinit, le Pre (Abb); 3. Binah (l'Intelligence ou le discernement), qui en est le principe femelle, la Mre (Imma).Mais les cabbalistes ne s'accordent gure entre eux en ce qui concerne les noms et les signifi-cations des sept autres:4. Chesed, le feu, le jour, l'amour, la grce ou la bont, ou Ghedoullah, la clmence, la gran-deur, la magnanimit;5. Dne, le jugement rigoureux, la lgalit, la puissance ou la svrit, ou Ghebourah, la force ou la rigueur52.6. Tiphrt, la beaut, le coeur, le trne, la plnitude, la voix ou la virilit, ou Rachamm, la misricorde ou la tendresse53 ;7. Hod, la gloire, la splendeur, l'extension ou la majest;8. Netzach, le triomphe ou la victoire, la dure, l'ternit, la patience ou l'endurance;9. Tsedeq, la justice ou l'quit, ou Iod, l'assise ou le fondement;10. Malkout, la royaut, le rgne, la souverainet, la parole ou la fminit.

    Comme on l'a dit plus haut, certains des principes de la Cabbale trouvent leur origine en Egypte. C'est manifestement le cas pour les sephirot, car dans un papyrus retrouv Thbes en 1860, Nesi Amsou, figure un rcit de la cration, o le dieu R et ses neuf manations constituent une Paout Netherou (grande compagnie ou compagnie des grands) correspondant exactement aux dix sephirot belimah de la faon suivante:

    1. R; 2. Chou; 3. Tefnout; 4. Shev (ou Gheb); 5. Nout; 6. Osiris; 7. Horus; 8. Nephthys; 9. Seth; 10. Isis.

    En outre, au-dessus des sphires, il y a ce que les cabbalistes appellent l'En-Sof, le sans-fin, l'illimit, lequel n'est pas sans analogie avec le Zervan Akrne, le Temps sans limite des iraniens. Et, d'aprs Louria, Keter est le trait d'union entre l'En-Sof et les autres sphires. Car Keter, c'est l'endroit suprme o commenceraient les vrits infinies, lesquelles dbouchent sur l'En-Sof. Il convient que l'initi re-

    51 Ramond ABELLIO, op. cit., tome II, p. 23. Sur la faon dont, selon le cabbaliste marocain Mosh ben Mimoun Elbaz, la Divinit fit maner d'elle d'abord Keter, puis les neuf autres sephirot, voy. Ham ZAFRANI, "Kabbale, vie mystique et magie" (Maisonneuve et La-rose, Paris, 1986), pp. 250 & suiv.52 Selon une autre conception, qui parat plus exacte, Ghedoulah dsignerait plutt l'ensemble des sphires Chokma, Chesed et Netzach, tandis que Ghebourah comprendrait Binah, Dne et Hod. V. aussi plus loin, p, 54.53 Certains cabbalistes expliquent que cette discordance n'est qu'apparente, car la 6e sphire est en tout cas l'expression sublime de l'amour divin.

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    monte de l'univers matriel de Malkout, qui est aussi l'assia, comme on le verra plus loin, jusqu' Ke-ter et l'En-Sof afin de devenir "comme un dieu". Keter, appele aussi "Tte blanche", c'est en quel-que sorte l'En-Sof qui se pense, se rve lui-mme, encore sans parole. Mais c'est aussi la Couronne que portera le Messie, le crateur de l'univers, qui doit revenir la fin des temps: dans Bereshit, en effet, il y a notamment rosh, la tte, qui ne serait autre que celle du Messie portant la Couronne.L'En-Sof et les dix sephirot belimah s'apparentent ainsi galement au Nirvana des hindous et aux dix divinits qui en sont manes: Brahma, Vishnou, Civa, Maya, Oum, Haranguer, Porsh, Pradjapti, Prcrate et Prne54.Curieusement, on les retrouve aussi dans les traditions celtiques. Marc Haven (pseudonyme de l'occul-tiste Emmanuel Lalande) a dcouvert un systme druidique se composant de dix entits: Amour, Sa-gesse, Force, Bien, Justice, Beaut, Dclin, Accroissement, Gnration et Abred (= le monde), qui correspondent en tous points aux sephirot hbraques.

    54 Cf. MALFATTI de Montereggio, "tude sur la Mathse" (1844), cit par P.V. PIOBB, "Formulaire de Haute Magie" (Dangles, 1974), p. 96.

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    Au-dessus de ces entits il y a Keugant, quivalent de l'En-Sof, et en dessous, Annouine, l'Abme55.On peut de mme rapprocher Keter et les neuf autres sphires des neuf Muses des grecs, filles d'Apol-lon, le dieu inspir, et de Mnmosyne, la mmoire; des neuf fes, Morgane et ses huit soeurs, de l'le d'Avallon des lgendes celtiques; des neuf classes d'anges des juifs et des chrtiens56 ou encore du Grand Architecte de l'Univers des francs-maons avec les neuf architectes suprmes qui l'entourent57.Mais au-dessus encore de tout cela, il y a en outre, pour les mcoubalim, l'Ain, le"rien", le "non-tre", qui n'est pourtant pas le nant, mais la Lumire primordiale, redcouverte rcemment par les physi-ciens; qui serait effectivement l'origine de la matire, mais antrieure elle, bien qu'elle soit ind-pendante du temps et de l'espace, car dans cette Lumire originelle, qui n'est autre, par ailleurs, pour le Rig Veda hindou, que la Vrit58, il n'y a pas de temps: pas de pass ni de futur, rien que l'ternel pr-sent, constant et perptuel. "Nous pourrions supposer qu' l'origine des temps", a crit Louis de Bro-glie, "au lendemain de quelque divin Fiat Lux, la lumire, d'abord seule au monde, a peu peu engen-dr par condensation progressive l'univers matriel tel que nous pouvons, grce elle, le contempler aujourd'hui"59. Cette condensation de la Lumire originelle, c'est, en fait, ce que les cabbalistes ont appel, des sicles avant Louis de Broglie, tsimtsoum, "le retrait": lorsque Dieu, qui s'identifie avec l'An60, conut l'ide de crer l'univers matriel, il se rtracta sur lui-mme afin de lui faire une place: ce serait l l'origine de la matire61, de l'espace-temps comme on dit plus volontiers depuis Einstein, le temps ne pouvant exister et tre mesurable que dans l'espace, alors que la Divinit leur est irrducti-ble62. Il est remarquable cependant que, dans le Time, Platon avait crit dj: "Le temps est n avec le Ciel afin que, ns ensemble, ils se dissolvent ensemble"(38b).

    Isaac Louria, qui a dvelopp et popularis cette ide du tsimtsoum au XVIe sicle, professait en outre que le monde trouverait son explication dans une sorte de drame cosmique : la "brisure des vases", shevirate haklim. Au moment de son retrait, la Divinit, l'An, aurait faonn, dans le secteur d'elle-mme ainsi rendu vacant, une certaine quantit d'urnes ou de vases destins recevoir et contenir sa lumire. Mais les urnes les plus loignes de la puret originelle, plus fragiles que les plus proches, ne purent soutenir l'clat de la lumire divine et elles explosrent en un nombre incalculable de morceaux, plusieurs de ceux-ci retenant nanmoins des parcelles de la Lumire originelle: ce serait l l'origine des toiles et des plantes. "Ce drame", commentent Rene de Tryon Montalembert et Kurt Hruby, "a retenti jusque dans le monde des Visages. L'une des tincelles emportes par les corces des vases est mme venue frapper au front l'Adam Cadmon: et voici que c'est chacune des sefirot qui se mtamor-phosa alors en Visage de Dieu... C'est l'explosion, la chute de l'UN dans le multiple!... tout le devoir de l'homme consiste librer les tincelles pour que les vases briss retrouvent leur intgrit et que l'oeu-vre premire de la cration se voie, enfin, pleinement restaure"63.Ces conceptions rejoignent celles de Basilide (qui vcut d'ailleurs peu prs l'poque des dbuts de l'cole de labnh) sur la Divinit lumineuse et parfaite qui est, mais n'existe pas, et des coles gnosti-ques issues de lui, en particulier des sthiens et des valentiniens64. Pour eux aussi, le monde matriel est issu d'une "pense" du Dieu de lumire et de bont65 et il doit y retourner la fin des temps.

    55 Voy. Francis WARRAIN, "La Thologie de la Kabbale" (Rdition par Guy Trdaniel, Paris, 1986), p. 31.56 V. plus loin, chapitre VI.57 Voy. A.D. GRAD, "Initiation la kabbale hbraque", p. 142.58 Voy. William MACKENZIE, "Les grandes aventures spirituelles" (Encyclopdie Plante, Paris, 1962), p. 79.59 L. de BROGLIE, "Physique et microphysique" (Albin Michel, Paris), p. 77.60 Cf. Alexandre SAFRAN, "La Cabale" (Payot, Paris, 1972), pp. 258-259 et 276. Il est noter cependant qu'un assez grand nombre de cabbalistes ne font pas la distinction entre l'An et l'En-Sof et, pour certains, c'est la lumire primordiale, or cadmon, qui serait mane de ce dernier, non l'inverse.61 Cf. Guy CASARIL, op. cit., pp. 33, 106, 107 et 167; Al. SAFRAN, op. cit., pp. 330-332 & 335 et s.; Henri SROUYA, "La Kabbale" (P.U.F., Paris, coll. Que sais-je? N 1105), pp. 98 & suiv.62 C'est bien notamment pourquoi il n'y aura jamais, il ne saurait y avoir de preuve "scientifique" de 1' "existence" de Dieu ou de la Divinit, ni de son inexistence d'ailleurs.63 "La Cabbale et la Tradition judaque" (CELT, Paris, 1974), p. 81. V. aussi Betty ROJTMAN, "Feu noir sur feu blanc" (Verdier, Lagrasse, 1986), pp. 191-192 et 202.64 Voy. mon "Comment naquit le Christianisme", chapitre XV65 Cf. Sepher ha-Babir n 160.

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    3. Le "Grand Visage" de Dieu, d'aprs le cabbaliste chrtien Knorr de Rosenroth.Le Grand Visage, qui est la face cache de Dieu, est constitu des trois premires sephirot;

    les sept autres forment le Petit Visage, la face rvle de Dieu.

    Cependant, le temps, pour les mcoubalim, c'est, on l'a vu, l'En-Sof, lequel est n de l'Ain et qui donna son tour naissance l'univers matriel par la brisure des vases et aussi par l'action des lohim, ainsi que l'explique Raymond Abellio: "Lorsque la Volont des volonts se manifesta, elle devint d'abord la Pense, qui s'exprima par un Point brillant man de l'An-Soph et symbolis par le Yod, la plus petite des lettres et la plus mystrieuse. ce degr, la Pense qui se fait Force est encore seulement un objet d'interrogation qui s'exprime par le mot Mi, QUI? Et cette interrogation mme ne peut rpondre qu'un mot indtermin: Qui a fait Cela? La rponse ne va pas plus avant que le mot Cela (Eleh) qui est l'image du point brillant inconnaissable vu du ct de la manifestation. Le Mi est d'un clat si insou-tenable qu'il a d, dit le Zohar, s'enfermer dans le manteau de Eleh pour ne pas dtruire le monde, et c'est leur jonction, aprs le renversement de Mi en Im, qui a produit lohim. Autrement dit, Mi s'en-fermant dans Eleh a provoqu le passage du Mem ouvert au Mem ferm. C'est cette autolimitation qui cra le monde, et les lohim, dgradation de Mi, sont les intermdiaires indispensables entre Mi et sa manifestation"66.Il est remarquer, ce sujet, que la valeur numrique de Mi (mm-iod) est prcisment elle aussi de cinquante, un des nombres sacrs des thrapeutes, dont la vertu a de mme t redcouverte par les

    66 Raymond ABELLIO, op. cit., tome 1er, p. 177. Cf. A.D. GRAD, "Les Clefs secrtes d'Isral" (Laffont, Paris, 1973), pp. 134 & s.; Lo-Georges BARRY, "Les nombres magiques nuclaires, cl de la Kabbale" (Dervy, Paris, 1975), pp. 83-84. V. aussi plus haut, pp. 8 et 9, et Zohar I, 3b, in fine, et 30a.

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    physiciens contemporains67. Et que, pour les mcoubalim, les lohim sont une manation de la Lu-mire, ce qui se comprend fort bien si l'on sait que, d'une part, une des classes d'anges est appele en hbreu lohim et que, d'autre part, pour le Cabbale, les anges sont des tres de feu mans de Chsed, la quatrime sphire.Le "point brillant" dont fait tat Raymond Abellio, c'est videmment celui qui est mentionn dans le Zohar (I, 15a), celui qui est issu de "l'insistance de la pense" de cette "flamme obscure" jaillie de l'Ain, le iod central de ce dernier mot (Zohar, Tossefta 147). Selon une autre conception cependant, due Iossef Ibn Ghikatilla, ce point serait matrialis par le daghsh qui figure dans la toute premire lettre de la Bible, le Beith initial du mot Bereshit, lequel indique que cette lettre doit se prononcer b et non v (quand elle est crite sans point daghsh). Pareille interprtation est toutefois sujette caution, car les points et autres signes diacritiques de l'hbreu destins marquer la prononciation des voyelles, n'ont t imagins par les massortes, les interprtes juifs de la Bible, qu'au Vie sicle de notre re, donc assez longtemps aprs la naissance du cabbalisme...Comme on l'a vu plus haut, la lettre iod est galement celle qui, lorsqu'on l'ajoute au mot aor, lumire, produit l'awir, l'ther. Ce n'est donc certes pas sans motifs que beaucoup de mcoubalim la considrent comme la plus importante de tout l'alphabet. Pour d'autres pourtant, ce serait le h: car c'est cette lettre qui, ajoute au centre du mot lim, les dieux, produit lohim, le nom du Crateur.

    Le Zohar68 parat vouloir concilier ces deux conceptions: selon une tossefta, iod serait le point initial d'o tout sortit, et en premier lieu le h, "qui abreuve tout", puis le wav, pour former le nom de IHWH.Cependant les cabbalistes, comme les sthiens, ont repris aux zoroastriens l'ide que la Divinit ne saurait tre reprsente par aucune image69 : "Avant d'avoir cr aucune forme dans ce monde, avant d'avoir produit aucune image, il tait seul, sans forme, ne ressemblant rien. Et qui pourrait le conce-voir comme il tait alors, avant la cration, puisqu'il n'avait pas de forme? Aussi est-il dfendu de le reprsenter par quelque image ou sous quelque forme que ce soit ( ... ). Mais, aprs avoir produit la forme de l'Homme cleste70, Dieu s'en servit comme d'un char, Merkabah, pour descendre; il voulut tre appel par cette forme, qui est le saint Nom de IHWH; il voulut se faire connatre par ses attributs, par chaque attribut sparment, et il se fit dnommer le Dieu de grce, le Dieu de justice, le Dieu tout-puissant, le Dieu des armes et Celui qui est..." (Zohar II, 42). D'autre part, selon Vulliaud71, "la dfi-nition des sephirot varie suivant l'ordre dans lequel on les considre. Dans l'ordre de la connaissance, ce sont les dix lumires qui clairent l'intelligence. Dans l'ordre des noms, ce sont les dix attributs du Saint, bni soit-il. Dans l'ordre de la Rvlation, ce sont les dix aspects sous lequel l'essence divine se fait connatre, les dix vtements dont elle se revt, les dix degrs prophtiques par lesquels elle dve-loppe ses communications rvlatrices. Dans l'ordre cosmogonique, ce sont les dix paroles par lesquel-les Dieu a cr le monde, les dix souffrances par lesquelles il le meut et le vivifie. Dans l'ordre batifi-que, ce sont les dix espces de gloire dont jouissent les mes et les esprits purs. Enfin, comme l'Universel est une harmonie, il tait facile d'tablir la srie des correspondances alchi-miques, astrologiques, etc. "Et si les sephirot belimah sont dix, c'est encore, pour le Bahir (n 124 et 139), parce que, tout comme l'homme a dix doigts, lohim a, selon le premier chapitre de la Gense, cr l'univers par dix paroles. Dans ledit chapitre, vrai dire, les lohim ne prononcent effectivement que neuf paroles. Mais la Cabbale y ajoute le mot Bereshit parce que le "commencement" de la cration est lui-mme une pa-role: la Parole est, en effet, appele aussi "commencement" parce qu'elle tait elle-mme " l'origine de la cration"72 . Il est remarquer aussi que Jhovah est descendu dix fois sur la Terre selon la Bible: au jardin d'den (Gense III, 8); Babel (Gen. XI, 5); Sodome (Gen. XVII, 21); dans le buisson ardent (Exode III, 2); en Egypte (Ex. III, 8); sur le mont Sina (Ex. XIX, 20); dans la colonne de nue

    67 V. plus haut, avec la note 13, et Albert DUCROCQ, "Le Roman de la Matire" (U.G.A., coll. 10/18, Paris 1970), chap. VII, pp. 227-229; Lo-Georges BARRY, op. cit., pp. 28 et 34-35; Andr WAUTIER, "Esquisse d'une Histoire de la Gnose et de la Cabbale" (Bruxelles, 1985), tome 1er, p. 12.68 I, Tossefta, 162 a.69 Voy. Andr WAUTIER, "Mazdisme et Sthianisme" (Orphe, Bruxelles, n 3, juin 1986), p. 2.70 C'est--dire l'Adam Cadmon (v. ci-dessus, p. 41, et plus loin, pp. 47 et 78).71 Paul VULLIAUD, "La Kabbale juive" (Nourry, Paris, 1923).72 Voy. Alexandre SAFRAN, op. cit., pp. 326-329.

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    (Nombres XI, 25); la Mer Rouge (// Samuel XXII, 10); dans le sanctuaire (zchiel XLIV, 2); au temps de Gog et Magog (Zach. XIV, 4)73.Il est enfin intressant de noter que Pic de la Mirandole, le plus clbre des cabbalistes chrtiens du XVe sicle, tablissait comme suit des correspondances entre les dix sphires (qu'il appelait "numra-tions") et les dix sphres clestes telles qu'on les concevait de son temps: "Quoi qu'en disent les autres cabbalistes, je dis que les dix sphres correspondent aux dix numrations, commencer par l'difice: Jupiter la quatrime, Vnus la huitime, Mercure la neuvime, la lune la dixime et, au-dessus de l'difice, le firmament la troisime, le premier mobile la deuxime et le ciel empyre la pre-mire"74.

    Les dix sphires sont souvent reprsentes selon un schma appel "l'arbre sphirotique", dont le coeur est constitu par la sixime, la beaut, Tiphrt. Cet "arbre" symbolise, pour les cabbalistes, l'Adam Cadmon, l'Homme tel qu'il fut conu dans la pense de la Divinit avant toute cration effective du monde visible, comme on le verra plus loin au chapitre V. C'est probablement une image de l'arbre de vie du jardin d'den de la Gense, l'quivalent, dans les mythologies nordiques, de l'Irmensoul, le frne ontologique, ou de lYggdrasill. Ces derniers taient certainement connus des juifs, car on trouve dans le Ialkout, recueil de lgendes, de traditions, d'anecdotes et de commentaires relatifs la Bible, dont la rdaction date du XIIIe sicle, mais dont les textes qu'il rassemble sont presque tous beaucoup plus anciens, la description suivante de l'arbre de vie du Gan Eden: "... et l'arbre de la vie est au milieu et son feuillage couvre tout le paradis, et il a cinq cent mille saveurs dont aucune ne ressemble l'au-tre; et il y a au-dessus de lui une nue de gloire..." (Gense 2)75.

    Selon le Zohar, la faute d'Adam et Eve aurait t qu'alors que les sephirot avaient t rvles Adam sous la forme simultanment des deux arbres du Paradis, qui correspondaient la sphire centrale et la dernire (tiphrt et malkout), ils les sparrent l'une de l'autre et se mirent ne plus rvrer que l'une d'elles au lieu de reconnatre son union avec toutes les autres sphires. Ce faisant, ils interrompi-rent le courant de vie qui coule d'une sphire l'autre et provoqurent dans le monde une sparation76.Les dix sephirt belimah sont enfin rparties encore en quatre groupes: les trois premires constituent le domaine des archtypes des manations divines, atzilout', les trois suivantes, celui de la cration, b'riah: c'est le lieu de la mercaba, du char divin, et des anges de haut rang; les trois suivantes encore, celui de la formation ou de l'dification de l'univers, itsirah; c'est l que rsident les autres anges; et la dernire, elle seule, est le domaine de l'action ou de la construction, assia. Mais ce dernier se d-compose lui-mme en trois parties: Shkinah, Mtatron et Awir, c'est--dire respectivement l'Assem-ble d'Isral, l'ange qui la garde et l'ther77. Et de la Shkinah, selon le Zohar, dpend encore une sorte de tribunal compos de 70 anges (ce qui pourrait figurer le Sanhdrin juif, qui comprenait 71 mem-bres).

    Le Tout ainsi cr par Dieu, Kl, se compose, pour les cabbalistes, de trois mondes: le monde terrestre (c'est--dire le monde sublunaire des pythagoriciens et d'Aristote), le monde astral (celui des plantes et des toiles) et le monde spirituel ou divin, qui est lEn-Sof, pens par Dieu, cach l'intelligence humaine et non accessible elle, mais qu'il lui est cependant possible de concevoir grce aux sephirot belimah, qui voluent continuellement de chacun de ces trois mondes aux autres et lAin, le domaine de la pure Lumire, laquelle est Dieu lui-mme.Car il n'y a pas non plus, pour les mcoubalim, cette sparation radicale entre 1' "esprit" et la matire que professent beaucoup d'autres gnostiques.Cependant, lorsque Dieu cra l'univers matriel, olam, et qu'il l'organisa par l'action des lohim, il donna en mme temps naissance au "mauvais penchant", c'est--dire la propension faire le mal, qui

    73 V. not. les "Avt de Rabbi Nathan", version A, chapitre 34, 12, et version B, chap. 37, 7; les Pirqu Avt, chapitre 5, 1 6. Les "Avt de Rabbi Nathan", chap. .36 40, et le Bahir, nos 141 179, numrent encore diffrentes autres choses qui sont au nombre de dix.74 Cit par Franois Secret, "Les kabbalistes chrtiens de la Renaissance" (Dunod, Paris, 1964), p. 34.75 Cit par Edmond FLEG, "Anthologie de la Pense juive" (J'ai lu, Paris, 1966), p. 279. On trouve dans le Zohar (l, 76b) une autre descrip-tion encore de l'arbre de vie, assez analogue galement ces arbres nordiques. Peut-tre faut-il faire aussi le rapprochement avec l'arbre du songe de Nabuchodonosor au chap. IV de Daniel.76 Zohar II, 41b et 216b; III, 77b. V. aussi Gershom G. SCHOLEM, "Les grands courants de la mystique juive" (Payot, Paris, 1950), pp. 248-249 et 253.77 V. ci-dessus, aussi G.G. SCHOLEM, ibid., p. 290.

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    est le serpent de la Gense78, le Serpent primordial qui est aussi le "souffle impur", l'oppos de l'esprit saint (Zohar I, 125b). Le tort d'Adam fut de se laisser sduire par lui79 et de pratiquer entre les sphires la sparation laquelle il a t fait allusion ci-dessus. De mme, lorsque l'homme pche, qu'il se laisse aller son mauvais penchant, il porte atteinte, selon certains cabbalistes, Malkout et entrave ses rap-ports naturels avec Tiphrt80.Le mauvais penchant pourrait cependant tre surmont par l'homme en tudiant la Torah, la Loi h-braque: "te le voile qui est sur mes yeux", est-il crit au Psaume 119, v. 18, "afin que je contemple les merveilles qui sont renfermes dans ta Loi"81. Et quand Dieu cra l'homme, dit encore le Zohar, il le cra avec deux esprits: celui du bien et celui du mal82, car, sans cela, "il n'y aurait jamais eu ni m-rite, ni dmrite pour l'homme de la cration"83. Par l encore, la Cabbale se rattache au gnosticisme, mme si elle en diffre, comme on a dj eu l'occasion plusieurs fois de le relever, sur plusieurs points, d'autant plus que pareilles conceptions existaient dj chez les essniens et chez Philon d'Alexandrie84. Pour certains cabbalistes, les justes seraient mme l'me de l'humanit, les injustes son corps85.

    Isaac Louria a ajout tout cela que, depuis la faute originelle, le bien se trouve ici-bas inextricable-ment ml au mal. Toutefois, pour bon nombre de rabbins, l'effet de cette faute aurait disparu avec la rvlation faite Mose sur le Sina, le bien tant redevenu alors prpondrant86. D'ailleurs, chez l'homme mle, la femme s'interpose entre son bon et son mauvais penchant lorsqu'elle n'est pas elle-mme le penchant au mal (Zohar I, 49a). Ces dernires affirmations sont l'indice d'une certaine ambi-gut de la Cabbale envers la femme. Comme on l'a vu87, le cabbalisme n'est certainement pas miso-gyne. Et pourtant, certains passages du Zohar tmoignent, non d'hostilit ou de mpris envers les femmes, mais d'une certaine crainte de celles-ci, tels ceux qui prconisent de faire marcher, lors d'un cortge funbre, les hommes devant et les femmes derrire, afin d'viter que l'ange de la mort n'incite les hommes regarder les femmes et se laisser ainsi tenter par elles, veillant ainsi leur penchant au mal88 ...Quant l'homme lui-mme, tel qu'il existe dans le monde actuel, il se compose, pour les cabbaliens comme pour beaucoup de gnostiques chrtiens les canites et les valentiniens notamment de trois parties: "l'me humaine", est-il crit dans le Zohar, "est dsigne sous trois noms: nphesh (esprit vital), rouach (esprit intellectuel) et nshamah (esprit proprement dit). Toutes les parties de l'me se tiennent ensemble, bien que chacune rside dans une partie diffrente du corps. Nphesh se trouve ct du corps jusqu'au moment o celui-ci est dcompos sous la terre [ ... ]. Rouach pntre dans l'den d'en bas, o il prend la figure que le corps avait ici-bas l'aide d'une enveloppe dont il est en-tour; il y jouit du bonheur que procure le sjour du Jardin... La Nshamah monte immdiatement dans la rgion d'o elle mane..." On reconnat l sans peine les mes hylique, psychique et pneumatique des gnostiques chrtiens89.

    Comme ces derniers enfin, les mcoubalim connaissent une trinit, mais celle-ci est diffrente de la Trinit des religions chrtiennes officielles: Pre, Fils et Saint-Esprit. Pour les cabbalistes comme pour les chrtiens gnostiques, il s'agit du Pre, de la Mre et du Fils, mais les premiers rattachent ces no-tions aux sephirot en affirmant que le Pre, la composante mle de la Divinit, l'lment crateur et bon, qui correspond Chokma et qui se dverse dans Tiphrt en s'unissant Malkout, qui en est la composante fminine, au moyen de Iod (le fondement, qui symbolise le membre viril), a engendr le Fils, mdiateur empli de piti, par lequel viendra le salut grce au Messie90.

    78 Voy. Zohar I, 35b-,Sitr Torah 109b.79 Voy. Zohar I, 140b et 165b.80 Voy. Zohar II, 85 et Haim ZAFRANI, "Kabbale, vie mystique et magie" (Maisonneuve et Larose, Paris, 1986), p. 298 et la note 9.81 Voy. Zohar I, 131b - 132a.82 Voy. Zohar I, 179a, et A.D. GRAD, "La Kabbale du feu" (Dervy, Paris, 1972), pp. 46-47.83 Voy. Zohar I, 23a, et II, 163a. V. aussi Isral ABRAHAMS, "Valeurs permanentes du Judasme" (Rieder, Paris, 1925), pp. 18-19.84 Voy. Jean DANILOU, "Philon d'Alexandrie" (Fayard, Paris, 1958), p. 53, et mon "Esquisse d'une histoire de la Gnose et de la Cabbale", tome 1er, pp. 10 et 42.85 Voy. Zohar I, "Midrash Hanalam" 12c-12d.86 Cf. Zohar I, 56a.87 V. plus haut, pp. 18 et 20.88 V. not. Zobar II, 196, et Ham ZAFRANI, op. cit., pp. 114-115.89 Voy. not. "Paroles gnostiques du Christ Jsus" (Textes gnostiques de Shenest n I, Ganesha, Montral, 1988), p. 99.90 Voy. Edmond FLEG, op. cit., p. 342. V. aussi plus loin, p. 107.

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    Avec les vingt-deux lettres de l'alphabet, qui en seraient issues, les dix sephirot belimah, qui sont d'ail-leurs relies entre elles, dans l'arbre sphirotique, par vingt-deux "sentiers" ou "canaux", correspondant chacun une lettre, constituent, pour la Cabbale, les 32 voies, c'est--dire les lments fondamentaux de tout ce qui existe, les intermdiaires entre la Divinit et la cration des lohim. Pour les mystiques juifs, en effet, comme pour ceux de beaucoup d'autres peuples de l'Antiquit, rien ni personne n'existe rellement tant qu'il n'a pas un nom, et un nom s'crit videmment au moyen de lettres, agences en un certain ordre, qui n'est pas arbitraire91. Il est remarquer, ce propos, que le nom lohim revient pr-cisment trente-deux fois dans la Gense92 et aussi que 32 est la valeur numrique du mot hbreu lv, le coeur93. Pour certains auteurs, en outre, les trente-deux voies cabbalistiques de la sagesse divine correspondent aux 32 premiers versets de la Gense, ceux qui constituent le premier rcit de la cra-tion du monde et de l'homme94.Il est remarquer encore que l'arbre sphirotique se divise en trois colonnes: celle de droite, qui com-prend les sephirot 2, 4 et 7, est celle de la clmence; celle de gauche, qui comprend les sephirot 3, 5 et 8, est celle de la rigueur; celle du milieu, qui comprend les sephirot 1, 6, 9 et 10, est celle de l'quilibre et de la justice. Mais, entre Keter et Tiphrt, les sphires 1 et 6, s'intercale encore, selon divers au-teurs, notamment le hassid Shnour Zalman95, la connaissance, Doath (qui est aussi la religion), qui est comme la partie intrieure de Tiphrt ou son sommet, assurant ainsi la continuit entre Keter, Binah, Chokma et Tiphrt96. Chokma, Binah et Doath constituent ainsi la triade intellectuelle de l'arbre s-phirotique97.

    91 Cf. Lo-Georges BARRY, op. cit., pp. 49 & suiv.92 On trouvera encore de trs intressants dveloppements de la signification de l'Ain et de l'En-Sof dans Alexandre SAFRAN, op. cit., Ile partie, pp. 315-326 et p. 321; de celle des sephirot dans A.D. GRAD, "Pour comprendre la Kabbale" (Dervy, Paris, 1978), p. 20, et dans Charles MOPSIK, traduction du Zohar, tome II (Verdier, Lagrasse, 1984), Introduction, pp. 22 et suiv.93 V. ce sujet Bahir n 98.94 Voy. Robert AMBELAIN, "La notion gnostique du Dmiurge" (Adyar, Paris, 1959), pp. 98 et suiv.95 V. son sujet mon "Histoire de la Gnose et de la Cabbale", tome II, pp. 60-61.96 Voy. Charles MOPSIK, op. cit., p. 28, et mon op. cit note prc., tome II, chapitre XXVIII, p. 61.97 Voy. Francis WARRAIN, op. cit., p. 36.

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    4. Les dix sephirot et les vingt-deux lettres de l'alphabet hbreu, qui correspondent aux vingt-deux "canaux" qui relient les sphires entre elles, constituent les trente-deux voies de la sagesse.

    (L'arbre sphirotique, tir de l'dipus Cgyptiacus d'Athanase Kircher, 1652)

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    Les cabbalistes enseignent, ce propos, que le Matre de toutes choses voulut d'abord crer le monde au moyen de la rigueur, mais la cration tomba en ruines, ne pouvant la supporter; il voulut alors em-ployer la clmence, mais le monde s'croula de nouveau, ses fondements tant trop faibles; alors, il tempra la rigueur par la clmence, ce qui est la justice, et la cration se maintint. C'est pourquoi les deux colonnes extrieures s'unissent en celle du milieu, qui est le juste milieu du monde, avec la beau-t (ou la misricorde) en son centre.Cette ide parat particulirement chre aux cabbalistes, car un des traits dont se compose le Zohar, le Midrash Hanalam (Commentaire secret), insiste sur le passage des Proverbes selon lequel "le juste est le fondement du monde" (Prov. X, 25) et affirme en consquence que l'homme juste est lui-mme lumire98. Enfin, l'utilisation des dix sephirot belimah et des valeurs chiffres des vingt-deux lettres de l'alphabet hbreu permet aux cabbalistes d'interprter les textes de la Bible de quatre faons diffrentes: suivant le sens littral, ou p'shat; gumatrique, ou remes (c'est--dire bas sur la valeur numrique de chaque mot du texte, ce qui permet de trouver des quivalences entre deux ou . plusieurs mots); symbolique, ou d'rach; et sotrique, ou sd (secret ou mystre). Il est remarquer que les initiales des mots hbreux dsignant ces quatre degrs d'interprtation forment le mot pardes, verger, d'o vient le franais "paradis".Un exemple classique d'interprtation gumatrique traditionnelle est la connexion que les cabbalistes ont trouve entre les versets XIV, 14 et XV, 2 de la Gense. Dans le premier, il est racont qu'Abra-ham alla dlivrer Lot, son neveu, qui avait t fait prisonnier au cours d'une bataille contre des enne-mis du roi de Sodome, o Lot habitait, avec trois cent dix-huit hommes ns dans sa maison. Dans le second, Abraham se plaint de n'avoir pas de descendance: son hritier, dit-il, c'est lizer de Damas. Or, le nom d'lizer, qui signifie "mon Dieu est secours", vaut prcisment 318 (aleph = 1 + lamed 30 +iod = 10 +ayine = 70 + zan = 7 + resh = 200). C'est donc non seulement avec 318 hommes, mais aussi avec lizer, c'est--dire le secours de son Dieu, qu'Abraham a pu aller dlivrer son neveu.Autre exemple: Dans le Cantique des cantiques, VI, 7, il est crit: "Tes tempes sont des morceaux de grenade sous ton voile". Cette image assez surprenante s'explique si l'on remarque que les mots "la grenade", dans ce texte ha-rimn, font 301 (h + resh + mm + wav + noun = 5 +200 +40 +6 +50 = 301) tout comme sh (aleph + shine = 1 +300), qui veut dire "feu". Le pote a donc figurativement voulu dire: tes tempes sont en feu sous ton voile.

    Voyons maintenant une application de la gumatrie dite "de position" ou "ordinale", o la valeur de chaque lettre est gale celle de son rang dans l'alphabet, les cinq finales venant leur suite99. Alors que, dans les deux systmes, le ttragramme divin IHWH vaut 26, le mot Elohim vaut 646 dans le systme traditionnel, ce qui n'a gure de signification, mais dans le systme de position, il vaut 52, ce qui est le double de IHWH. En outre, 26 +52 = 78, le nombre des lames du tarot mais la valeur aussi de Rouach codesh, 1' "esprit-saint"... et en mme temps le nombre triangulaire de douze.A la gumatrie se rattachent le notarikon ou science des lettres initiales et finales des mots, qui permet de retrouver un mme mot dans plusieurs diffrents, et la temoura, une technique de permutation des lettres qui montre certaines correspondances possibles entre des mots. L'ensemble de ces combinai-sons et calculs: remes, notarikon et temoura, est appel tserouf ou encore Cabbale littraire, quoi le mcabel espagnol du XlIIe sicle Abraham ben Shmoul Aboulafia, auteur d'un Sepher Hatserouf, a ajout diverses considrations tires de la forme mme des lettres de l'hbreu carr100 et de la faon harmonieuse de les combiner.Comme exemple d'application de la temoura, on peut citer les conclusions que tirent les cabbalistes du texte du verset XXV, 27 de la Gense: "Et Jacob tait un homme parfait, qui restait sous les tentes". Parfait se dit en hbreu tam et tentes ohalim. D'une part, ohalim se compose des mmes lettres, dans un ordre diffrent, qu'lohim; d'autre part, si l'on ajoute au mot tam un aleph, on a les lettres du mot met, vrit. D'o l'on peut conclure que Jacob tait un homme parfaitement vridique, qui vivait pour ce motif en accord avec les lohim101.

    98 Midrash Hanalam, 7 d.99 V. plus haut, p. 35.100 C'est--dire les lettres de l'alphabet actuel, telles qu'elles sont traces depuis le retour des juifs de Babylone et diffrentes de l'alphabet hbreu primitif. Voy. Charles MARSTON, "La Bible a dit vrai" (Pion, Paris, 1956), chapitre X; P.V. PIOBB, "Formulaire de Haute Magie" (Dangles, 1974), p. 58.101 C'est--dire avec "Dieu" ou avec "des anges" ou "les anges", selon le sens qu'on donne lohim.

  • 24

    Partant de tout cela, les cabbalistes ont trouv la Divinit, outre ceux qui figurent expressment dans la Bible, soixante-douze noms, qui correspondent chacun une forme de son intelligence. Ils sont partis, pour y arriver, des versets 19 21 du chapitre XIV de l'Exode, lesquels sont crits, tous trois, en hbreu, au moyen de 72 lettres et qui sont relatifs la colonne de nue qui prcda l'arme d'Isral au moment du passage de la Mer Rouge. Papus dcrit ainsi, suivant les indications de Lazare Lenain dans "La Science cabalistique" (Amiens, 1823), la mthode suivie:

    5. Page d'un manuscrit d'Abraham Aboulafia, lequel prconisait une techniquede mditation sur les noms divins et les combinaisons des lettres hbraques.

    "crivez d'abord sparment ces versets. Formez en trois lignes composes chacune de soixante-douze lettres, d'aprs le texte hbreu.

  • 25

    "Prenez la premire lettre des 19e et 21e versets en commenant par la gauche. Ensuite, prenez la pre-mire lettre du 20e verset, qui est celui du milieu, en commenant par la droite [ ... ]. En suivant le mme ordre jusqu' la fin, vous avez les soixante-douze attributs des vertus divines."Si vous ajoutez chacun de ces noms un de ces deux grands noms de IAH ou de EL, alors vous aurez les soixante-douze noms des anges, composs de trois syllabes, dont chacun contient en lui le nom de Dieu"102.On obtient de cette faon les soixante-douze noms suivants:

    1. Vehoui'ah; 2. lliel; 3. Sital; 4. lamiah; 5. Machassiah; 6. lsal; 7. Achai'ah; 8. Cash'tel; 9. Hassi'l; 10. Aladiah; 11. Laviah; 12. Nahai'ah; 13. Zzal; 14. Mobal; 15. Haril; 16. Ackamiah; 17. Lomyah; 18. Cabil; 19. Leouviah; 20. Rahaliah; 21. Nolchal; 22. Ziriel; 23. Melahel; 24. Hamiah; 25. Nithaiah; 26. Haariah; 27. lrathel; 28. Sophiah; 29. Rifiel; 30. Lca-bel; 31. Vasariah; 32. Zhouiah; 33. Labiah; 34. Cavaquiah; 35. Manadel; 36. Arriel; 37. Haa-miah; 38. Vhal; 39. Zazel; 40. Shaliah; 41. Ariel; 42. Assaliah; 43. Michel; 44. Vshoul; 45. Daniel; 46. Kahaziah; 47. Imamiah; 48. Nanal; 49. Nithal; 50. Mehabiah; 51. Poyil; 52. Nemamiah; 53. Zehial; 54. Harel; 55. Misral; 56. Ouniabel; 57. Zaahel; 58. Anavel; 59. Mhil; 60. Damabiel; 61. Menashel; 62. Esal; 63. Abouiah; 64. Voushal; 65. Zahamiah; 66. Hai'al; 67. Moumiah; 68. Ezal; 69. Sabouiah; 70. Habrel; 71. Mikhal; 72. Verariah.

    Enfin, la valeur numrique du ttragramme sacr hbreu IHWH (que l'on traduit habituellement en franais Jhovah)103 est de 26. Or, ce nombre revient une quantit extraordinaire de fois dans la Ge-nse, comme l'ont remarqu, entre autres, Oscar Goldberg et Adolphe Grad104. Le quatrime chapitre, qui raconte les naissances des trois fils d'Adam et d'Eve, ainsi que le meurtre d'Abel par Gain, compte notamment 26 versets; il commence par We haadam ("et l'homme") et se termine sur le nom de Jho-vah. C'est au verset 26 du premier chapitre qu'on lit: "Faisons l'homme notre image, notre sem-blance"; or, c'est au verset 26 du premier chapitre 'zchiel que l'on voit apparatre "sur cette forme de trne comme une figure d'homme". Vingt-six gnrations sparent Adam de Mose. La gnalogie de Sem comprend 26 noms; le nombre des mots de cette gnalogie est de 104, soit quatre fois 26, et le nombre des lettres, de 390, soit quinze fois 26... Vingt-six est encore la diffrence entre la valeur numrique du nom d'Adam (qui vaut 45) et celui du nom d'Eve (Chawah, qui vaut 19). Et cetera105.En outre, Dieu est un, et un, en hbreu, se dit chad (aleph - hth - dalet), qui vaut treize, la moiti de 26. Jhovah serait donc deux fois un...

    "La loi entire est compose du nom de la Divinit", a pu crire avec merveillement Nachmanide, un des animateurs du centre mcabel de Gironne, en Espagne, au XIIIe sicle.

    102 Cit par P.V. PIOBB, op. cit., p. 145. V. aussi Zohar I (Sitr Torah 108b) et Babir ns 107-110.103 Sur le nom mme du Dieu d'Isral, voy. not. Annick de SOUZENELLE, "La Lettre, chemin de vie" (Courrier du Livre, Paris, 1978), pp. 215-216; Philippe AZIZ, "Moi'se et Akhenaton" (Laffont, Paris, 1979), pp. 186-187.104 Oscar GOLDBERG, Dos Zahlengebude des Pentateuch (Synthesis, Genve, 1947); A.D. GRAD, "Le Temps des kabba-listes" (La Baconnire, Neuchtel, 1967), pp. 92-94; "Pour comprendre la Kabbale" (Dervy, Paris, 1978), pp. 80-81; "Initiation la kabbale hbraque (Rocher, Monaco, 1982), p. 25. V. aussi Georges IFRAH, op. cit., p. 323.105 Ajoutons cela que l'alphabet franais, adopt par un nombre de plus en plus grand de peuples, se compose, lui est-ce pure coinci-dence? de vingt-six lettres!

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    Chapitre quatre

    LMENTS D'ASTROLOGIE ET DE COSMOLOGIE CABBALISTIQUES

    Les essniens avaient, on l'a dit, une astrologie particulire, base sur les livres d'Hnoch. Les mcou-balim semblent bien l'avoir reprise leur compte et perfectionne, en utilisant, ici aussi, les ressources de l'alphabet hbreu.C'est ainsi que, pour eux, les trois lettres appeles "mres" ou "fondamentales": aleph, mm et shine, correspondent aux trois lments: air, eau et feu, au moyen desquels Dieu, selon eux, cra l'univers matriel, c'est--dire accomplit, par le pouvoir de son dawar, le passage du non-tre l'existence. Et ces trois lettres-mres correspondent aussi les trois parties essentielles du corps humain: shine, le feu, est la tte, sige de l'intelligence; mm, l'eau, est le systme digestif et vasculaire, par o circulent les fluides aqueux; aleph, l'air, est la poitrine et le systme respiratoire. "Trois choses prcdent la cra-tion de l'univers: air, eau et feu", est-il crit dans le Sepher ltsirah. "L'eau conut et engendra tnbre; le feu conut et engendra lumire; le souffle conut et engendra sagesse. Et c'est par ces six choses que le monde se maintient." Le Zohar (I, 3b et 24a) observe, ce propos, que le premier mot de la Gense, B'rshit, peut se dcomposer en bara shit, "il cra six", ce qui expliquerait notamment les six "jours" de la cration, suivis d'un jour d'arrt106.

    Aux sept lettres dites "doubles", c'est--dire celles qui peuvent tre prononces de deux faons (le son simple ou le mme son suivi d'une expiration), correspondent les sept plantes visibles, chacun d'elles tant en outre garde par un archange.Mais ici, nouveau, les cabbalistes ne s'accordent pas entre eux quant l'attribution de ces lettres et de ces archanges chacune des plantes.Le plus souvent, ils posent que beith est Saturne (Shabatail), gard par l'archange Michel;ghimel, Jupi-ter (Tsedeq), gard par Ouriel; dalet, Mars (Maadim}, gard par Gabriel; kaf, le Soleil (Shmesh), gar-d par Raphal; p, Vnus (Nogah), garde par Sarquiel; resh, Mercure (Kokav), gard par Ragoul, et tav, la Lune (Lebanah), garde par Phanoul107.Cependant, le Sepher ltsirah mentionne une autre rpartition entre lettres doubles et plantes: beith y est Levanah, ghimel Maadim, dalet Shmesh, kaf Nogah, p Kokav, resh Shabatail, et tav Tsedeq. On remarquera que l'ordre des plantes ne correspond pas, ici, celui de l'astrologie classique, ce qui est assez tonnant, puisque celle-ci a t codifie par Claude Ptolme au Ile sicle et que le Ytsirah lui est donc postrieur: l'auteur de ce livre ne connaissait-il pas Ptolme?Dans sa "Clef des grands mystres"108, liphas Lvi, qui dclare se fonder la fois sur le Sepher Ytsi-rah (ce qui est pour le moins douteux, puisque celui-ci donne aux lettres doubles les correspondances plantaires ci-dessus, tout en ne mentionnant pas les archanges) et sur diffrents autres auteurs ( vrai dire presque tous chrtiens), propose les attributions suivantes: beith serait Gabriel et la Lune; ghimel, Vnus et Anal; dalet, Jupiter et Sachiel; kaf, Mars et Samal; ph, Mercure et Raphal; resh, Saturne et Cassiel; tav, le Soleil et Michal... Mais, on le verra plus loin, Samal est en ralit, concurremment avec Azazel, un des noms que beaucoup de cabbalistes, surtout au Moyen Age, donnrent Satan, comme l'avaient fait dj les sthiens ds le Ile sicle de notre re! Quant Anal, pour le Zohar (II, 202), ce n'est pas du tout le gardien de Vnus, mais celui de la porte du palais cleste par laquelle en-trent au Ciel les prires des hommes... La rpartition d'liphas Lvi ne peut donc raisonnablement tre accepte.A titre de comparaison, il est intressant de rappeler les correspondances qu'tablissaient, en l'occur-rence, la plupart des gnostiques chrtiens d'avant Claude Ptolme. Ils faisaient garder les sept cieux du monde astral, non seulement par sept archanges, mais encore par sept des anges dchus, dnomms par eux "archontes", et donnaient ces derniers, la suite des simoniens de Samarie, des figures

    106 V. ce sujet Raymond ABELLIO, op. cit., tome 1er, pp. 22-23.107 V. not. A.D. GRAD, "Le Livre des principes kabbalis-tiques" (Laffont, Paris, 1974), pp. 94-96.108 IIIe partie, livre 1er, chapitre 3.

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    d'animaux109 selon le tableau suivant, o Hor reprsente la limite (c'est un des sens du mot grec horos, nom que l'on peut rapprocher aussi du nom du dieu gyptien du soleil levant Horus) entre le Plrme et le Knme, c'est--dire entre le monde lumineux divin et le monde matriel obscur110 :

    Aux douze lettres simples enfin correspondent les douze signes du zodiaque, lequel se dit en hbreu galgal et est pour certains, rappelons-le, Keter, la premire sphire, qualifie parfois d'elyon (trs haute). Selon le Sepher Ytsirah, Dieu ralisa par ces douze lettres "douze constellations dans le monde, douze mois dans l'anne et douze organes dans le corps de l'homme, mle et femelle" (chapitre V, 3).En ce qui concerne ces dernires correspondances, les lettres simples symboli