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Vivre et penser entre les lignes : la philosophie vivante de Tim Ingold (2) 2 septembre 2014 Pierre Macherey II – MARCHER AVEC LES DRAGONS Marcher avec les dragons n’est pas, comme Une brève histoire des lignes, un ouvrage dont la composition est organiquement structurée, mais un recueil d’études réalisées sur une vingtaine d’années, depuis 1990, ce qui donne un irremplaçable aperçu sur les « linéaments » d’une recherche en cours, suivie au long de sa durée propre, sur la lancée d’une ligne à la promenade qu’il serait abusif de faire rentrer dans le cadre rigide, bien ordonné et « droit », de la logique démonstrative. En vue de marquer la singularité de sa démarche, Ingold se définit lui-même comme un « socio-anthropologue, posé en équilibre sur une saillie étroite, secoué par les vents contraires des sciences humaines et des sciences naturelles » 1 . L’équilibre en question, on le devine, est des plus précaires 2 ,et ce qui fait l’intérêt de la démarche de Ingold, c’est qu’elle a réussi à exploiter cette précarité, en l’utilisant comme le moteur de son développement, ce qui fait d’elle, vraiment, une pensée en marche, une pensée « vivante » qui se déplace « au grand air ». Dans le chapitre 6 de Marcher avec les dragons, « Bâtir, Habiter, Vivre » (étude réalisée en 1995), Ingold rapporte lui-même comment la position inconfortable qu’il a choisi d’occuper, entre sciences naturelles et sciences humaines, l’a amené à revenir sur ses propres pas, et à relancer sa réflexion dans une direction qui n’était pas prévue au départ : « Alors que je m’étais appuyé sur deux propositions assez raisonnables – les êtres humains sont des organismes, l’intentionnalité gouverne l’action humaine -, je me retrouvai face à une conclusion totalement déraisonnable : à la diérence des autres animaux, les êtres humains menaient une existence à plusieurs niveaux ; ils vivaient en partie dans la nature, et en partie dehors ; ils étaient en partie organisme, en partie personne ; en partie corps, en partie esprit. Je me retrouvai donc dans la perspective d’un irréductible dualiste cartésien, ce qui n’est peut-être pas si surprenant lorsqu’on sait que la division du travail intellectuel entre les sciences naturelles et les sciences humaines – entre l’anthropologie biologique et l’anthropologie socio-culturelle - repose sur une fondation cartésienne. Je sentais que quelque chose clochait : comment pouvions-nous comprendre notre engagement créatif dans le monde à la seule condition de nous placer à l’extérieur de ce monde ? Je finis par me rendre compte que ce problème anthropologique exigeait plus qu’une simple solution anthropologique : il nous fallait repenser entièrement notre vision des organismes et de leurs relations à leur environnement ; en somme, nous avions besoin d’une nouvelle écologie. C’est dans le but d’élaborer cette nouvelle écologie que j’ai mené mes recherches. » 3 Pour le dire autrement, Ingold aurait fini par comprendre que, pour mener à bien le programme fixé à l’anthropologie, à savoir décrire correctement les diverses formes prises par l’existence et l’agir humains et dégager les enchaînements inattendus auxquels sont soumises ces formes, il fallait sortir du cadre imparti à l’anthropologie proprement dite, et remettre en cause son statut en tant que discipline académique, sur lequel elle fonde et fait reconnaître sa spécificité, garante de son autonomie. Pourquoi cela ? Parce que, de manière déclarée ou implicite, le projet scientifique dont se réclame traditionnellement l’anthropologie renvoie au présupposé d’une « nature humaine » séparée, subsistant, pour reprendre la formule de Spinoza, tanquam imperium in imperio : relevant de ses propres lois, elle n’entretiendrait avec le reste du monde que des relations en extériorité, de nature à nature, d’essence à essence, d’empire à empire. C’est ce présupposé que Ingold s’emploie à éradiquer. Pour y arriver, il procède à une critique radicale de la problématique de l’homo duplex qui dissocie l’organisme, soumis à des nécessités corporelles dont rend compte la biologie, et la personne, dont le destinée d’un tout autre ordre relève de l’intentionnalité de la conscience, donc d’un principe en dernière instance spirituel. Cette dualité, qui serait la marque de l’humain comme tel, se présente en premier lieu comme étant celle qui passe entre, d’une part, la « nature », dans laquelle l’organisation corporelle de l’être humain plonge encore ses racines, ce qui le rattache à l’animalité, et, d’autre part, la « culture », œuvre propre de communautés préoccupées de maîtriser leur destin, ce qui les amène à réfléchir celui-ci en l’inscrivant dans un ordre symbolique fermé dont elles assument personnellement la responsabilité en vue de s’identifier en particulier, par les moyens, entre autres, de leurs institutions et de leurs mythes. Puis elle réapparaît transposée sur le plan même de cette culture censée spécifier l’humain comme tel dont elle est la création : elle est alors conduite à départager le même, le proche, l’assimilable, et l’autre, sur lequel se porte un regard éloigné, détaché, désengagé, et qui fait l’objet d’un rejet ; dans ces conditions, l’ordre autonome de la culture se diérencie en lui-même : il se décline au pluriel, en prenant la forme de cultures distinctes, dont les traits paraissent incompatibles. Les travaux d’Ingold remettent en question ces lignes de partage, aussi bien celle qui sépare l’homme de l’animal que celle qui sépare « mon » humanité ou « ma » culture de celle des « autres », et ils s’emploient à révéler la secrète connivence qui réunit par en dessous leurs tracés. Cette connivence est la conséquence de la logique essentialiste, « impériale », territorialisante diraient Deleuze et Guattari, dont relèvent les clivages qu’elle installe au détriment de la continuité profonde du monde, des êtres et des choses. A l’opposé de ces clivages, Ingold développe pour son propre compte une pensée de l’appartenance ou, pour reprendre le concept mis en avant par Simondon, de la « transduction » 4 , qui se meut systématiquement entre leurs lignes de partage, et pratique de l’une à l’autre un va-et-vient permanent, dans un esprit, non d’uniformité, d’identification et d’homogénéisation, mais de prolifération, de créativité et d’eervescence, donc d’innovation et de diusion continues : c’est en suivant ces entrelacs qu’il ouvre la perspective d’une « philosophie vivante ». Une première approche, superficielle, de cette démarche pourrait conduire à l’interpréter dans le sens d’un naturalisme intégral, ce qui revient à jouer la nature contre la culture : or c’est de tout autre chose qu’il s’agit. Pour Ingold, le débat qui renvoie dos à dos « nature » et « culture » est un faux débat dans la mesure où il procède d’une essentialisation des termes qu’il confronte bloc à bloc : il les constitue artificiellement en entités indépendantes, fermées sur elles-mêmes, alors que les réalités qu’elle représentent, qui sont des processus et non des systèmes figés, ne cessent de s’interpénétrer, d’échanger leurs positions, ce qui les rend à la limite indiscernables. Que fait-on, par exemple, quand on parle de « la » nature ? On l’appréhende comme un tout déjà donné par rapport auquel on adopte la position d’un observateur extérieur, ce qui serait la condition pour qu’on porte sur lui un regard « scientifique » dont la neutralité garantit en principe l’objectivité : « Le monde ne peut exister comme nature que pour un être qui n’en fait plus partie, et qui peut y porter un regard extérieur, semblable à celui d’un scientifique détaché, à une telle distance de sécurité qu’il est facile de céder à l’illusion qu’il n’est pas aecté par sa présence. » 5 Mais, bien sûr, la supposition dont se réclame cette attitude est abusive : d’où vient ce regard extérieur, sinon du champ même qu’il se propose d’inspecter en feignant de n’en pas faire partie, ce qui n’empêche qu’il en soit une émanation, une modulation ne disposant que d’une singularité, au mieux, relative, et comme telle conditionnée, donc provisoire ? L’idée de nature n’est elle-même qu’une convention, une fiction, le produit artificiel d’une culture historique, qui la représente en extériorité, comme un « dehors » dont on serait séparé par une limite d’autant plus infranchissable qu’elle reste invisible : son caractère théorique la rend intouchable en pratique, et en conséquence impossible à modifier, aussi longtemps du moins que n’est pas Vivre et penser entre les lignes : la philosophie vivante de Tim Ing... http://philolarge.hypotheses.org/1476 1 de 12 18/01/15 11:42

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Ingold et Simmell

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  • Vivre et penser entre les lignes : la philosophie vivante de Tim Ingold (2) 2 septembre 2014

    Pierre Macherey

    II MARCHER AVEC LES DRAGONS

    Marcher avec les dragons nest pas, comme Une brve histoire des lignes, un ouvrage dont la composition est organiquement structure, mais un recueildtudes ralises sur une vingtaine dannes, depuis 1990, ce qui donne un irremplaable aperu sur les linaments dune recherche en cours, suivieau long de sa dure propre, sur la lance dune ligne la promenade quil serait abusif de faire rentrer dans le cadre rigide, bien ordonn et droit , dela logique dmonstrative. En vue de marquer la singularit de sa dmarche, Ingold se dfinit lui-mme comme un socio-anthropologue, pos enquilibre sur une saillie troite, secou par les vents contraires des sciences humaines et des sciences naturelles 1. Lquilibre en question, on le devine,est des plus prcaires2,et ce qui fait lintrt de la dmarche de Ingold, cest quelle a russi exploiter cette prcarit, en lutilisant comme le moteur deson dveloppement, ce qui fait delle, vraiment, une pense en marche, une pense vivante qui se dplace au grand air .

    Dans le chapitre 6 de Marcher avec les dragons, Btir, Habiter, Vivre (tude ralise en 1995), Ingold rapporte lui-mme comment la positioninconfortable quil a choisi doccuper, entre sciences naturelles et sciences humaines, la amen revenir sur ses propres pas, et relancer sa rflexiondans une direction qui ntait pas prvue au dpart :

    Alors que je mtais appuy sur deux propositions assez raisonnables les tres humains sont des organismes, lintentionnalitgouverne laction humaine -, je me retrouvai face une conclusion totalement draisonnable : la diffrence des autres animaux, lestres humains menaient une existence plusieurs niveaux ; ils vivaient en partie dans la nature, et en partie dehors ; ils taient en partieorganisme, en partie personne ; en partie corps, en partie esprit. Je me retrouvai donc dans la perspective dun irrductible dualistecartsien, ce qui nest peut-tre pas si surprenant lorsquon sait que la division du travail intellectuel entre les sciences naturelles et lessciences humaines entre lanthropologie biologique et lanthropologie socio-culturelle - repose sur une fondation cartsienne. Je sentaisque quelque chose clochait : comment pouvions-nous comprendre notre engagement cratif dans le monde la seule condition de nousplacer lextrieur de ce monde ? Je finis par me rendre compte que ce problme anthropologique exigeait plus quune simple solutionanthropologique : il nous fallait repenser entirement notre vision des organismes et de leurs relations leur environnement ; en somme,nous avions besoin dune nouvelle cologie. Cest dans le but dlaborer cette nouvelle cologie que jai men mes recherches. 3

    Pour le dire autrement, Ingold aurait fini par comprendre que, pour mener bien le programme fix lanthropologie, savoir dcrire correctement lesdiverses formes prises par lexistence et lagir humains et dgager les enchanements inattendus auxquels sont soumises ces formes, il fallait sortir ducadre imparti lanthropologie proprement dite, et remettre en cause son statut en tant que discipline acadmique, sur lequel elle fonde et faitreconnatre sa spcificit, garante de son autonomie. Pourquoi cela ? Parce que, de manire dclare ou implicite, le projet scientifique dont se rclametraditionnellement lanthropologie renvoie au prsuppos dune nature humaine spare, subsistant, pour reprendre la formule de Spinoza, tanquamimperium in imperio : relevant de ses propres lois, elle nentretiendrait avec le reste du monde que des relations en extriorit, de nature nature,dessence essence, dempire empire. Cest ce prsuppos que Ingold semploie radiquer. Pour y arriver, il procde une critique radicale de laproblmatique de lhomo duplex qui dissocie lorganisme, soumis des ncessits corporelles dont rend compte la biologie, et la personne, dont ledestine dun tout autre ordre relve de lintentionnalit de la conscience, donc dun principe en dernire instance spirituel. Cette dualit, qui serait lamarque de lhumain comme tel, se prsente en premier lieu comme tant celle qui passe entre, dune part, la nature , dans laquelle lorganisationcorporelle de ltre humain plonge encore ses racines, ce qui le rattache lanimalit, et, dautre part, la culture , uvre propre de communautsproccupes de matriser leur destin, ce qui les amne rflchir celui-ci en linscrivant dans un ordre symbolique ferm dont elles assumentpersonnellement la responsabilit en vue de sidentifier en particulier, par les moyens, entre autres, de leurs institutions et de leurs mythes. Puis ellerapparat transpose sur le plan mme de cette culture cense spcifier lhumain comme tel dont elle est la cration : elle est alors conduite dpartager le mme, le proche, lassimilable, et lautre, sur lequel se porte un regard loign, dtach, dsengag, et qui fait lobjet dun rejet ; dans cesconditions, lordre autonome de la culture se diffrencie en lui-mme : il se dcline au pluriel, en prenant la forme de cultures distinctes, dont les traitsparaissent incompatibles. Les travaux dIngold remettent en question ces lignes de partage, aussi bien celle qui spare lhomme de lanimal que celle quispare mon humanit ou ma culture de celle des autres , et ils semploient rvler la secrte connivence qui runit par en dessous leurstracs. Cette connivence est la consquence de la logique essentialiste, impriale , territorialisante diraient Deleuze et Guattari, dont relvent lesclivages quelle installe au dtriment de la continuit profonde du monde, des tres et des choses. A loppos de ces clivages, Ingold dveloppe pour sonpropre compte une pense de lappartenance ou, pour reprendre le concept mis en avant par Simondon, de la transduction 4, qui se meutsystmatiquement entre leurs lignes de partage, et pratique de lune lautre un va-et-vient permanent, dans un esprit, non duniformit, didentificationet dhomognisation, mais de prolifration, de crativit et deffervescence, donc dinnovation et de diffusion continues : cest en suivant ces entrelacsquil ouvre la perspective dune philosophie vivante .

    Une premire approche, superficielle, de cette dmarche pourrait conduire linterprter dans le sens dun naturalisme intgral, ce qui revient jouer lanature contre la culture : or cest de tout autre chose quil sagit. Pour Ingold, le dbat qui renvoie dos dos nature et culture est un faux dbatdans la mesure o il procde dune essentialisation des termes quil confronte bloc bloc : il les constitue artificiellement en entits indpendantes,fermes sur elles-mmes, alors que les ralits quelle reprsentent, qui sont des processus et non des systmes figs, ne cessent de sinterpntrer,dchanger leurs positions, ce qui les rend la limite indiscernables. Que fait-on, par exemple, quand on parle de la nature ? On lapprhende commeun tout dj donn par rapport auquel on adopte la position dun observateur extrieur, ce qui serait la condition pour quon porte sur lui un regard scientifique dont la neutralit garantit en principe lobjectivit :

    Le monde ne peut exister comme nature que pour un tre qui nen fait plus partie, et qui peut y porter un regard extrieur, semblable celui dun scientifique dtach, une telle distance de scurit quil est facile de cder lillusion quil nest pas affect par saprsence. 5

    Mais, bien sr, la supposition dont se rclame cette attitude est abusive : do vient ce regard extrieur, sinon du champ mme quil se proposedinspecter en feignant de nen pas faire partie, ce qui nempche quil en soit une manation, une modulation ne disposant que dune singularit, aumieux, relative, et comme telle conditionne, donc provisoire ? Lide de nature nest elle-mme quune convention, une fiction, le produit artificiel duneculture historique, qui la reprsente en extriorit, comme un dehors dont on serait spar par une limite dautant plus infranchissable quelle resteinvisible : son caractre thorique la rend intouchable en pratique, et en consquence impossible modifier, aussi longtemps du moins que nest pas

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  • remise en cause la sparation, nouvelle ligne de partage, entre thorie, gardienne de lordre du mme, et pratique, ouverte sur une perspectivedynamique daltration et de changement. Pourtant, il ne faut pas oublier que, mme lorsque nous nous installons face elle en vue de la comprendre, la nature nous supporte, nous transit, continue en nous son parcours illimit, non finalis, pour une grande part imprvisible. Le projet de dominer lemonde par une connaissance qui, stant situe au-dessus de lui, le regarde de haut est illusoire et vain, car la connaissance, dans tous ses tats,demeure un fait du monde dans lequel elle prend sa source : et, mme quand elle sen est loigne, cette source continue couler en elle sous desformes indfiniment varies, suivant un cours et des flux qui ne sarrtent jamais.

    Le programme propre un savoir positif qui fait du monde, ou de la partie de celui-ci ltude de laquelle il se consacre, son objet , ce qui revient sen distancier, au point de sen extraire, fournit ses prsupposs de base la toute premire cible vers laquelle Ingold tourne sa critique :lessentialisme biologique, dont le no-darwinisme constitue un avatar. Ramener la vie organique une affaire de gnes est, selon Ingold, un pur produitde limagination scientifique qui se projette dans le miroir de la nature, et ne voit dans ce miroir que les reprsentations quelle y a implantes :

    Rien nillustre mieux le transfert, lintrieur de lorganisme, des principes de la relation externe que lobservateur entretient avec cetorganisme que le destin du concept de biologie lui-mme. Alors quelle dsignait lorigine les procdures impliques par ltude desformes organiques, la biologie en est venue tre considre comme un systme de principes rationnels - littralement un bio-logos- rsidant soi-disant dans les organismes eux-mmes et orchestrant leur construction. Le bio-logos dun organisme particulier, cestvidemment son gnotype. Ceci permet dexpliquer pourquoi la biologie a t identifie la gntique. Cette identification trahit endernire instance un logocentrisme que la biologie partage avec lentreprise de la science naturelle occidentale dans son ensemble :lhypothse selon laquelle les phnomnes manifestes du monde physique reposent sur luvre de la raison. 6

    La biologie en est ainsi venue traiter lorganisme comme un texte demble tout crit, dans lequel sont dposes des informations quil ne reste plusqu dchiffrer, cest--dire traduire dans la langue rationnelle de la science : ce texte est cens se suffire lui-mme ; disposant dune structurepropre dont il tire sa consistance, il nentretient aucun rapport dchange avec un environnement qui lentranerait dans une dynamique de changement,donc daltration. Alors, la mtaphore ancienne du livre de la nature revt une porte nouvelle : il sagit dun livre ferm sur lui-mme, dont il nereste, une fois quon a russi y entrer, qu tourner les pages en sefforant den matriser la langue, et en sinterdisant dy apporter des modificationsqui ne pourraient que le raturer.

    Dans une telle perspective, on a uniquement affaire des codes dont il faut forcer le secret en vue de comprendre les paquets de significations quilsvhiculent. Or cette logique de lencodage, qui conduit ne voir partout que du texte, vaut, tout autant que pour la nature , pour la culture qui estsuppose lui faire pice, mais nen est en fait que limage inverse7 :

    La culture, en tant que corps de connaissances dcontextualis transmis par lintermdiaire dune tradition, elle-mme encode dansdes mots ou dautres supports symboliques, ne peut donc exister nulle part si ce nest dans lesprit de lobservateur humain. Elle estdduite par abstraction du comportement observ, de la mme manire que le biologiste dduit le gnotype par abstraction partir descaractristiques quil observe dans un organisme, ou que le linguiste dduit dun ensemble dnoncs. Et cest par le mme tour depasse-passe que nous avons dj remarqu dans les champs de la linguistique et de la biologie, que cette abstraction est suppose treimplante dans lesprit des acteurs eux-mmes, en tant que source de leurs comportements. 8

    Dun ct comme de lautre, aussi bien dans les corps que dans les esprits, alors mme que ceux-ci ont t dissocis, ce qui permet de les mettredialectiquement en regard, il ny a que des programmes dj tracs quon se propose uniquement de transcrire, en sinterdisant den modifier lacomposition densemble qui est considre comme une donne intangible. Apprhends en tant qu objets , phnomnes organiques et phnomnesculturels sont coups de toute perspective dactivit, qui, en les exposant lincertitude de ce qui arrive, les priverait de ncessit : ils sont traits commedes tats immuables, dont les traits distinctifs fixes soffrent tre reprs et interprts, mais non transforms9

    Dans ce contexte explicatif, volution (naturelle) et histoire (humaine) sont poses en alternative lune lautre, alors mme quelles sont prsentescomme tant soumises de mmes procdures dinscription et dencodage qui les dfinissent en rapport des programmes dont elles ne seraient quedes ralisations, des applications. Ainsi mis en forme, les devenirs dont ces procdures rendent compte apparaissent, conformment au mouvementrtrograde du vrai, comme des lignes en pointills, ou des grilles dont les cases sont remplir : soumis une logique de laccompli, ils sont ramens des segments dlimits entre leur commencement, leur point de dpart ou origine, et leur fin, cest--dire leur destination. Cest ainsi que lhistoire(humaine) est suppose commencer au moment o la nature (naturelle), ayant accompli son cours, sarrte, ce qui amne se demander si lhistoire nepourrait pas, elle aussi, sarrter, atteindre son terme au-del duquel une autre trajectoire, on ne sait laquelle, serait amorce. On spcule sur le premierhomme, sur les origines de lhumanit, en faisant limpasse sur le fait que la reprsentation selon laquelle celle-ci serait sortie de la nature estambigu : sortir signifie en effet la fois quitter, au sens dune prise de distance, ce qui suppose une discontinuit, et tre issu, donc se situer dans leprolongement, dans une perspective, au contraire, continuiste. Pour chapper cette contradiction, on forge un mythe et on fonde sur lui une nouvellescience, lanthropologie. Mais, lintrieur du champ imparti cette nouvelle science, rapparat la mme contradiction qui na t que dplace : ellepasse alors entre une anthropologie biologique, adosse la conception massifie du gnotype humain, qui offre une image conforme et comme sculptedans le marbre de lhumain comme tel apprhend dans son essence naturelle, et une anthropologie culturelle qui, de son ct, pose comme irrductiblela diffrenciation des modes de vie humains, en prenant pour modle celle des espces animales que lvolution naturelle a dissocies. Les cartes sontalors dfinitivement brouilles : pour marquer ce qui spcifie en propre lhumain et le distingue dautres types dtres, on a recours au naturel de labiologie, incarn dans lexistence du gnotype ; et, lorsquon sintresse aux diffrentes manifestations de cette essence humaine, cest--dire auxformes diverses de civilisation, on exploite une analogie tire de la diffrence naturelle entre les espces pour interprter cette diversit, ce qui est lepoint de dpart de lidologie raciale qui renaturalise les identits culturelles. En ralit, on na affaire, de part et dautre, qu des formes figes, desessences coupes de tout devenir, et surtout, ce qui est le plus important, de tout devenir commun, cest--dire dun devenir qui soit la fois biologiqueet culturel :

    Lessentialisation de la biologie comme constante de ltre humain, et de la culture comme son complment variable et interactif nestpas seulement maladroite et imprcise. Cest le seul et principal obstacle qui nous a jusqu prsent empch de progresser dans unecomprhension de notre identit humaine et de notre place dans le monde vivant qui ne recycle pas indfiniment les polarits, lesparadoxes et les prjugs de la pense occidentale. 10

    Contrairement ce que prsuppose la logique essentialiste, selon laquelle nous aimons nous reprsenter comme des animaux valeur ajoute 11, ladiversit des cultures nest pas venue se poser un certain moment, sur une nature humaine dj toute forme qui lui offrirait une surface neutre et talede dveloppement : mais elle est un rsultat de la dynamique de transformation inhrente cette nature considre, non comme isole, mais en rapportsdchange avec son environnement, o ne cessent dinterfrer de lhumain et du non humain, ce qui conditionne en retour ses propres transformations.

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  • Au cur de la conception dfendue par Ingold, se trouvent donc les ides complmentaires de processivit et dmergence, qui permettent de penserune vie des formes 12,quelles que soient ces formes, et en particulier quelles soit naturelles ou humaines . Toutes ces formes sont entranesensemble dans un mme mouvement dont elles sont des manifestations ou des modlisations. Il en rsulte que volution (naturelle) et histoire(humaine), au lieu de suivre des lignes indpendantes qui seraient destines ne jamais interfrer, relvent du mme principe dynamique et sontintimement associes, intriques lune lautre, au cours de dveloppements dans lesquels individus et collectivits sont simultanment entrans :

    Nous pensons que lvolution sociale sidentifie la transformation du champ relationnel global lintrieur duquel se droule ledveloppement de tout sujet humain. Il nest donc pas possible de dissocier ltude du dveloppement de ltude de lvolution. Car de lamme manire que la gense de la forme organique repose sur le potentiel auto-organisateur du champ gnrateur qui intervient entre legnotype et le phnotype, la gense de la forme sociale repose sur les potentiels transformateurs de ce champ, qui est constitutif despersonnes en tant quagents intentionnels, et qui intervient entre les gnes (ou la culture) et le comportement social. Ce raisonnementpermet dattribuer aux personnes un rle actif dans la formation de lordre social, au lieu de les rduire au statut de vhicules passifs auservice de la duplication dun modle inscrit dans les matriaux de lhrdit ou de la tradition. 13

    Lindividu (biologique) et la personne (sociale) sont donc un seul et mme tre et non deux en un, comme superposs lun lautre : il ny a pas, dunct le systme par lequel se constitue un organisme, et, de lautre, celui lintrieur duquel on devient, sous des normes de type compltementdiffrent, sujet incorpor un champ social instaur ou institu en seconde nature, indpendante de lautre pose par rapport elle comme premire ;mais cest le mme complexe de processus, formant rseau, qui fait merger ensemble, ds la naissance, lindividu et la personne.

    Ce raisonnement conduit interprter la socialisation dans une perspective qui ne relve pas du schma de linteraction, et ceci simultanment sur deuxplans. Il ny a pas un champ social dtermin par ses lois propres qui nentretiendrait avec son environnement (humain ou non humain) que des changesen extriorit garantissant et perptuant son autonomie ; mais il ny a pas non plus de champ social constitu en lui-mme par lassemblage dunitsdistinctes ayant entre elles des relations jouant galement en extriorit. Dans un cas comme dans lautre, il faut renoncer penser en termesdinteraction, et penser, ce qui est tout autre chose, en termes de relation, et mme de relation fusionnelle ou transductive, qui subvertit les lignes desparation, les frontires. Au lieu de ne voir partout que des substances replies sur leur identit une fois pour toutes dfinie, il faut comprendre que lesrapports constitutifs de la ralit, tous les niveaux sans exception, passent entre des faons dtre et de vivre soumises un principe permanent dechangement et de dploiement cratif travers lequel ces faons ou manires sont, la source, exposes et ouvertes les unes aux autres ; et ainsi, liestroitement, elles se prsentent, non comme des entits donnes sparment les unes des autres, mais comme des vnements qui sont associs parcequils se produisent lintrieur du mme processus ou complexe de processus :

    Je propose que nous envisagions la vie sociale, non en termes statistiques, comme si elle tait le produit dun grand nombredinteractions parmi des individus spars, mais en termes topologiques, en la considrant comme lexpression dun champ gnrateurglobal. 14

    Or, dans cette vie qui se dveloppe lintrieur dun tel champ gnrateur global travers un processus continu sans commencement ni fin assignables,sont impliqus des lments dont la nature dborde les limites imparties lexistence de la socit proprement dite ou de telle ou telle socit : deproche en proche, la pense relationnelle est amene par sa logique mme franchir les bornes imposes usuellement la communication, qui tendent en faire rentrer et en maintenir les changes lintrieur de grilles dont les lignes seraient dj traces. O quelle se produise, la vie, quelle soitnaturelle ou sociale, se transporte, semporte, sans destination fixe pralablement, au long de lignes la promenade, qui ne cessent de se croiser et dese dcroiser, du type de celles dont la figure libre est caractrise dans Une brve histoire des lignes.

    Dans une telle perspective, comment comprendre la notion de milieu 15 ? Cette notion, on nen tient pas suffisamment compte dordinaire, est enelle-mme paradoxale : elle indique la fois, selon quon lenvisage selon une orientation centripte ou centrifuge, ce qui se tient au centre (comme lepoint qui se trouve au milieu dun lieu), et ce qui est autour (lespace environnant ce qui sy trouve plac). Cest ce paradoxe que Pascal avait exploit enprsentant lunivers comme une sphre infinie dont le centre est partout et la circonfrence nulle part , o celui qui lhabite ne dispose plus de represfixes : dans un milieu quon considre comme tant dispos autour de son centre, on se retrouve ; alors que, dans un milieu vu comme un espace dedispersion, et en consquence dcentr, on est perdu. On peut tre tent de rsoudre cette ambivalence en la ramenant celle passant entre deux visionsdu monde qui se seraient historiquement succdes lune lautre : dabord celle propre la reprsentation antique dun cosmos bien enroul sur sonordre dont il ne peut scarter, car, sil le faisait, il en compromettrait la perfection intrieure ; puis, labore par la science moderne, celle de luniversinfini, reprsentation qui, en prenant sa place, aurait limin la prcdente. Mais cette manire de procder, qui consiste en rpartir les aspects opposssur un axe temporel, ne rsorbe quen apparence lambigut attache la notion de milieu ; cette ambigut est consubstantielle la conception durapport entre un centre et sa priphrie, qui est pige ds le dpart, dans la mesure o elle est indfiniment rversible, ce qui rend insoluble lacontradiction quelle occasionne.

    Malgr cette difficult, la pense relationnelle ne peut se passer de la notion de milieu, qui constitue pour elle une avance considrable : il faut doncquelle sarrange pour grer au mieux lambivalence qui est en son cur, et mme ventuellement pour en tirer des consquences positives. Estclairante cet gard la discussion engage par Ingold avec les spculations de Uexkll, initiateur, dans la premire moiti du XXe sicle, du concept de milieu environnant (Umwelt)16. Grce lexploitation de ce concept, crit Uexkll, la biologie trouve accs la doctrine de Kant quelle vascientifiquement exploiter dans la thorie des milieux en insistant sur le rle dcisif du sujet 17. Cest expressment une rvolution copernicienne dutype de celle opre par Kant que Uexkll se propose dappliquer ltude du vivant considr dans son rapport avec son monde. On dit bien son monde, et non le monde, considr comme ordre de ralit universellement diffus et englobant : un tel ordre de ralit, espace neutre, non orient enfonction de la position centrale quy occupe un sujet vivant, constitue un quivalent de la chose en soi inconnaissable ; et, mme sil existe rellementen lui-mme, cest comme il nexistait pas pour un tel sujet, qui na accs quau monde phnomnal singulier quil configure autour de lui selon sesbesoins propres.

    Les descriptions fournies par Uexkll de tels mondes faonns la mesure des sujets qui les occupent, les habitent, sont fascinantes. Lexemple de latique est ainsi devenu un topos de lthologie animale : sans bouger, sans salimenter, cet acarien parasite peut rester fix sur une branche darbredurant de nombreuses annes jusqu ce quun stimulus bien particulier, lodeur dacide butyrique dgage par un mammifre qui passe sous larbre,dclenche de sa part un comportement moteur ; alors, il se dtache du support vgtal auquel il tait accroch, se laisse tomber sur sa proie dont ilpntre lenveloppe corporelle pour se nourrir de son sang ; aprs quoi, si cest une femelle, elle pond ses ufs sur le sol, ce qui marque la fin de sondestin propre de tique. Le monde de la tique, son Umwelt, est strictement dlimit par le jeu trs restreint des signaux auxquels elle est en mesure derpondre : tout ce qui nentre pas dans ce jeu ne la concerne pas, et en consquence, ne faisant pas partie de son milieu vital, est pour elle sans ralitaucune. Il nen demeure pas moins, cependant, que, rduite ce schma lmentaire, la reconstitution de lhistoire vcue par la tique est incomplte : laplupart des tres individuels de cette sorte ne parviennent pas accomplir ce parcours impeccable qui slectionne dans le monde environnant un nombrerduit dlments significatifs en cartant les autres. Le stimulus attendu peut tarder indfiniment se prsenter, ou bien il peut tre trompeur, ce qui est

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  • le cas lorsquil amne la tique sinsinuer dans le corps dun animal sang froid, qui ne peut convenir pour lalimenter, ce qui loblige reprendre aupoint de dpart le processus, donc remonter sur un arbre et sy mettre en position dattente, sans disposer de la garantie de mener le cycle son terme.Dans ce cas, on peut dire que la relation du sujet lobjet est retourne : cest lobjet qui, sous forme dobjet dfectueux ou manquant, finit quand paravoir le dernier mot, un mot dont la signification est ngative pour le sujet dont elle anantit les prtentions et quelle remet en question dans sonexistence mme. La rvolution copernicienne selon laquelle le monde se dispose autour dun sujet qui nen retient que les traits qui lintressent nedbouche donc que sur un rsultat idal, relevant de lordre dun devoir-tre : lorientation quelle privilgie est potentielle ; elle a valeur dhypothse,elle fonctionne toutes choses gales par ailleurs , ce qui tend dmontrer que la chose en soi, tout inconnaissable quelle soit, conserve les moyens desimposer de la manire la plus directe qui soit, par la simple force des choses, qui intervient, la manire dune revanche, sous la forme dun retour debton.

    Dans les trs nombreux cas tudis par Uexkll, lun retient particulirement lattention dIngold. Cest celui du chne et de ses habitants, qui, selon lestermes employs par Uexkll, fournit un tmoignage de de ce qui se produit en grand dans le grand arbre de la nature 18. Pour les animaux qui sysont installs, - le renard qui a construit sa tanire entre ses racines, la chouette qui a trouv au croisement de ses branches un poste dobservationcommode, la fourmi qui fouille sous lcorce de son tronc, etc. -, la mme ralit naturelle fait lobjet de dcoupes diffrentes :

    Conformment aux diverses connotations dactivit, les images perceptives des nombreux habitants du chne seront structures demanire diffrente. Chaque milieu dcoupera une certaine rgion du chne, dont les particularits seront propres devenir porteusesaussi bien des caractres perceptifs que des caractres actifs de leurs cercles fonctionnels [] Dans les cent milieux quil offre seshabitants, le chne joue de multiples rles, chaque fois avec une autre de ses parties. La mme partie est tantt grande, tantt petite. Sonbois, tantt dur, tantt mou, sert la protection aussi bien qu lagression. Si lon voulait rassembler tous les caractres contradictoiresque prsente le chne en tant quobjet, on naboutirait qu un chaos. Et pourtant ces caractres ne font partie que dun seul sujet, enlui-mme solidement structur, qui porte et renferme tous les milieux - sans tre reconnu ni jamais pouvoir ltre par tous les sujets deces milieux. 19

    Dans ce passage tonnant, on assiste une mtamorphose progressive de ltre du chne : au dpart, il se prsente comme une donne objective,naturelle, que les divers tres qui la colonisent se partagent en commun ; mais, une analyse plus pousse, il apparat que cette ralit unique, du moinsen apparence, ne dispose, au point de vue des vivants qui en exploitent les diverses possibilits, que dune consistance factice : pour chacun, en tantquelle est intgre son Umwelt, elle constitue quelque chose de diffrent, au point que ses multiples aspects, une fois slectionns par les uns et parles autres en fonction de leurs modes de vie propres, sont devenus impossibles totaliser. Voil que larbre, dress bien droit sur le sol o il est plant,sest transform en un chaos : tout se passe comme si son existence premire en tant quobjet disposant dune nature propre, en principeinentamable, avait t ronge, absorbe, dissipe par ses occupants qui en ont fait, sous les profils les plus divers, leurs objets, cest--dire leursproprits personnelles en tant que sujets. Et cependant, aprs avoir t dpouill de son statut autonome, le chne est toujours l : cest bien lui,toujours le mme, que le renard, la chouette, la fourmi, et bien dautres encore pour lesquels il ne se prsente chaque fois que sous des aspectspartiels, continuent habiter en tant que colocataires. Comment rendre compte de cette persistance ? Il faut, pour y parvenir, le faire renatre sous unenouvelle figure : dobjet quil tait, il est devenu sujet , ce qui est le seul moyen dont il dispose pour prserver une identit ; lui aussi, il est un vivantqui dispose autour de lui son Umwelt, dans lequel il puise les moyens de sa survie. Lunivers tel que Uexkll linterprte, est peupl de sujets, sujetsintentionnels dfaut dtre rflchis et conscients des buts vers lesquels leurs comportements sont orients20 ;ces sujets dploient autour deux desmondes remplis dobjets que, sils ne les ont pas proprement parler produits, tirs absolument du nant, ils ont slectionns, ce qui a fait accderceux-ci leur condition dobjets pour des sujets, la mesure desquels ils ont t formats.

    Prise la lettre, lanalyse dUexkll vacue la possibilit dun dbat entre le vivant et son milieu, leur rapport tant au point de vue qui est le sien rgldavance en fonction des exigences formules par la vise intentionnelle de lorganisme- sujet, qui ordonne et construit un monde conforme sesintrts propres. Kurt Goldstein a oppos cette manire de voir lobjection suivante :

    Ce ne serait possible que si chaque organisme individuel vivait solidement encastr dans un monde part, son environnement, et sipour lui le reste du monde nexistait pas. Mais dans ce cas le problme de lorganisme serait simplement dplac pour devenir leproblme de cet environnement dtermin. En ralit la situation est toute diffrente. Chaque organisme vit dans un monde qui est loin dene contenir que des excitations adquates cet organisme, il ne vit point dans son seule environnement , mais au contraire dans unmonde o toutes les autres excitations possibles se font sentir et agissent sur lui. Cest de cet environnement en quelque sorte ngatifquil doit venir bout. En ralit il se fait sans cesse un choix parmi les vnements du monde selon quils appartiennent lorganismeou quils nappartiennent pas lorganisme. Lenvironnement dun organisme nest point quelque chose dachev, mais il se forme sanscesse nouveau dans la mesure o lorganisme vit et agit. 21

    Comme la remarque en a dj t faite prcdemment, il ny a denvironnement prdfini partir de la position centrale quy dtient son occupant-sujetque virtuellement ; leffort en vue de raliser cette virtualit est sans cesse reprendre. Cest pourquoi, comme le dit Goldstein, lenvironnement dunorganisme nest point quelque chose dachev : il nest pas donn avec lorganisme, comme une proprit qui lui serait une fois pour toutes attache,mais il est le rsultat de son activit temporelle, travers laquelle il est en prise avec un monde dans lequel il lui faut chaque fois se refaire une place entenant compte des circonstances du moment. Pour revenir lexemple, on serait tent de dire la mtaphore, du chne, celui-ci ne se prsente pas commeun immeuble plusieurs tages dont les occupants seraient reclus dans des appartements spars, et qui nauraient loccasion de se rencontrer,fugitivement, que lorsquils en empruntent les parties communes , ce qui ferait deux, par une opration en retour, les destinataires dune offre dontlinitiative leur chappe, donc en quelque sorte des objets de leurs objets. Se retrouve ici lambigut constitutive de la notion de milieu, qui ne fonctionnepas sens unique, mais est rversible, dans la mesure o elle joue simultanment du centre vers la priphrie mais aussi de la priphrie vers le centre,ce qui lui confre instabilit et inachvement. Dans le mme sens que Goldstein, Ingold affirme :

    Les environnements ne sont jamais entirement achevs, leur cration se poursuit indfiniment. Ils sont pour ainsi dire inachevs . 22

    Il est essentiel de garder en mmoire que la vie ne commence ni ne finit en aucun point donn, mais quil sagit dun processus continu.Cest pour cette raison que les environnements sont en volution et en construction constante. 23

    Le kantianisme spontan de Uexkll la amen concevoir unilatralement la relation du sujet lobjet sur le modle de laction rflexe, qui lui confreun caractre automatique. Mais, dans la ralit, il en va tout autrement : la ligne qui relie le sujet lobjet, le vivant son milieu nest pas dj toutetrace, la manire dune ligne en pointills dont la trajectoire, dlimite entre un point de dpart et un point darrive, est idalement dfinie avantmme davoir t effectivement parcourue. Lorganisme, qui ne peut se passer des changes quil entretient avec son milieu, ne se contente pas demettre en uvre un plan de fonctionnement : cest lobjection quon peut faire la conception des animaux-machines dfendue par Descartes. A fortiori,

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  • ceci est vrai de la vie humaine telle que ltudie en propre lanthropologie : elle nest pas rductible la mise en uvre ou lapplication dun quelconque programme , que celui-ci vienne de la nature ou de la culture, donc quil soit immdiatement donn, en tant implant dans la structure delorganisme, ou rflchi travers un enchanement complexe de mdiations dont lensemble constitue une offre culturelle prendre ou laisser commetelle. Pas plus quil ny a, se maintenant en cercle ferm, un monde propre au renard qui sest provisoirement log entre les racines du chne, ni non plusun monde propre au chne lui-mme qui subsiste tant bien que mal dans son environnement, il ny a non plus de monde de lhomme, de part en partordonn la mesure de ses besoins (naturels) ou de ses intrts (culturels). Lhomme ne vit pas dans un monde qui serait une fois pour toutes lesien ; mais, ce qui est tout autre chose, il entretient avec le monde un dbat dont lissue nest pas garantie, parce quil ne dpend pas de lui seul demener ce dbat terme, un terme qui, de toutes faons, ne peut tre que provisoire, car le dbat en question est par dfinition interminable. Ceciconfirme quil est vain de considrer lhomme comme un empire dans un empire, en prenant prtexte en particulier du fait quil a, ou plutt que, ensuivant un processus volutif dont rien nautorise daffirmer quil ait atteint sa fin, il sest donn la possibilit de raisonner sur le monde, donc de leconnatre, avant de sengager en lui en vue de le transformer selon ses vues. La vie humaine, comme toute existence naturelle, est une confrontation, etcelle-ci ne passe pas entre un monde dj tout fait et une nature humaine elle aussi dj toute faite : mais elle est un engagement rciproque dont lesconditions sont soumises changement ; ce changement peut prendre des formes indfiniment varies et il suit des trajectoires dont lallure nest paspralablement et rigidement fixe.

    Ingold dfend ce point de vue en avanant les thses suivantes :

    1. Dans le cours ordinaire de leur vie, lexprience de lenvironnement que font les humains nest pas celle dune page blanche ,cest--dire dun espace qui attendrait de se voir imposer un ordre culturel, mais plutt celle dun ensemble daffordances24 dans lecontexte de laction en cours.

    2. Cest en agissant dans le monde que le praticien le connat, lacquisition dun savoir environnemental est donc indissociable de lapratique productive. Les aptitudes perceptuelles et les aptitudes techniques sont donc les deux face dune mme mdaille.

    3. La culture nest pas un cadre permettant de percevoir le monde, mais permettant de linterprter, pour soi-mme et pour les autres.Nous navons pas interprter les choses afin de les percevoir ; et nous chouons interprter la plupart des choses que nous percevons,ce pour quoi la connaissance que nous en avons demeure implicite.

    4. La nature , en tant quenvironnement dobjets neutres, nest pas une donne prexistante, mais le produit dune interprtation quiexige des sujets quils se dtachent de leur occupation prsente.

    5. Il se peut que seuls les humains, dans la mesure o ils sont dots dune conscience de soi objective, soient capables de le faire. Parceque nous donnons un sens aux phnomnes, nous sommes galement les seuls animaux tre confronts au spectre dun environnementdpourvu de signification.

    6. Les systmes culturels de classification ne sont donc pas une condition pralable de laction concrte dans le monde, mais ilspermettent de retrouver le sens qui se perd lorsque laction se tourne de faon rflexive vers le soi. 25

    Cest une illusion de croire que la conscience rflexive, et le savoir thorique qui en est le produit, permettent ltre humain de sisoler de la nature,dont il se serait extrait en vue de se construire pour lui-mme un monde entirement sa faon, dont il tirerait toutes les ficelles ; et, symtriquement,cest une illusion de croire que la nature est donne lhomme au titre dune masse neutre qui offre son initiative une surface vierge, sur laquelle desactions antrieurement accomplies par diffrents tres humains et non humains nauraient laiss aucune marque de leur passage. La connaissance pure,disposant de la capacit de faire le tour de ses objets dont elle sassure une matrise complte, tout comme la ralit en soi, soustraite aux multiplesatteintes et outrages qui lont affecte au cours du devenir dans lequel elle a t emporte, sont des fictions. Et, si ces fictions gardent, au niveau qui estle leur, une validit, ou plutt une relative utilit, cest condition dtre rcupres par le mouvement de la vie qui leur restitue un sens partiel etprovisoire.

    Selon Ingold, ce qui est rel, effectif, ce ne sont donc ni des sujets ni des objets constitus en entits autonomes, mais les lignes croises que tracent,que tissent dinnombrables actions concrtes dont la dynamique transcende la distinction du sujet et de lobjet, tout comme elle dissout la sparationentre intriorit et extriorit, entre monde de lesprit et nature des choses, et toutes les autres divisions abstraites qui tentent dintroduire de force delordre dans la ralit, alors que celle-ci ne cesse de dborder les grilles dans lesquelles on essaie, en vain, de lenfermer. Ces grilles sont installes etvalides dans le cadre propre ce que Ingold appelle la perspective constructiviste , qui met lhomme au poste de commandement en faisant de lui unmatre de formes, un btisseur, pour qui le monde nest rien de plus quun rservoir inpuisable de matriaux exploiter dans le cadre dune entreprisedappropriation destine progresser indfiniment : la position humaniste tire de l sa source. Ingold lui oppose une perspective rsidentielle 26, dontil dveloppe le concept en sinspirant de la rflexion expose par Heidegger dans son essai Btir habiter penser 27.Selon la perspective constructiviste,lhomme, pour pouvoir habiter, ce qui est le but quil se propose mentalement, doit dabord btir : et, suivant ce mme impratif, avant mme de btir samaison en dur en se servant de matriaux pris lextrieur, il lui faut en laborer la forme, le plan, dans sa tte conformment des critres rationnelsqui garantissent ladquation de cette forme au but quelle est cense remplir ; cest la conscience assume de cette priorit du projet sur sa ralisationqui garantit la spcificit de lhumain comme tel. La perspective rsidentielle retourne en sens inverse les termes de la relation mise en place par laperspective constructiviste : elle remet au premier plan le fait dhabiter le monde en pratiquant continment en commun avec lui un engagement concret,temporel, cratif ; celui-ci passe par des lignes la promenade, qui ne se dirigent pas tout droit, comme si elles marchaient reculons, vers le but en vueduquel elles seraient programmes ; au lieu de suivre un modle pralable quil ne resterait plus qu faire passer dans la ralit, cest--dire appliquer,elles dessinent au fur et mesure un espace o le projet de btir sesquisse, se dploie et fait sens sous les formes les plus varies. Faire sens, si lon voitles choses sous cet angle, ne ncessite donc pas ncessairement la mdiation dun ordre symbolique, systmatis et institu dans un cadre culturel clossur lui-mme et se prsentant comme un inconditionn pralablement donn et pos : cette mdiation nintervient, ventuellement, que de manireoccasionnelle, en situation, dans certains cas ; la valeur dont elle est porteuse ne prsente pas un caractre absolu qui la rendrait incontournable, maiselle est, tout au plus, relative.

    La perspective rsidentielle se contente pas dinverser les positions installes par la perspective constructiviste, en mettant les moyens la place des finset rciproquement, mais elle vacue compltement la considration dun rapport entre des moyens et des fins laquelle elle substitue celle dunedynamique tendancielle qui entrane ensemble tous ses lments, sans les distinguer ni les hirarchiser. La perspective constructiviste sappuie sur unprsuppos discontinuiste, alors que la perspective rsidentielle privilgie un mode de pense continuiste, dont les lignes se nouent et se dnouent linfini sans avoir sinscrire dans un cadre pralablement donn. Btir dabord pour avoir ensuite la possibilit dhabiter, cette possibilit tant pose audpart comme une fin idale, cest dune certaine manire se dissocier du monde, le constituer en simple rservoir de donnes objectives susceptiblesdtre exploites afin de raliser certains buts dont le sujet btisseur se rserve linitiative pleine et entire : et en consquence, cest authentifier et

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  • entretenir le projet dune vie spare, qui vise se raliser de manire autonome, en rupture avec ce qui est dj donn. Au contraire, assumer quehabiter et btir relvent du mme processus dans lequel ces deux activits sont ensemble immerges, sans quil soit possible dtablir entre elles unordre de dpendance univoque, dans quelque sens que cet ordre soit parcouru, cest sengager, mentalement et corporellement, dans une pratique de vie inspare 28, qui tient le moins possible compte de divisions comme celles de la nature et de la culture, de lindividu et de la collectivit, ou delanimalit et de lhumanit.

    Pour une vie inspare, centre et priphrie ont donc cess dtre placs en alternative : de lun lautre sopre une circulation permanente au fil delaquelle se met peu peu en place une relation fluide ; celle-ci configure des ensembles entrans dans un processus de modalisation et deremodalisation qui na jamais affaire des entits dont le statut serait une fois pour toutes dlimit et qualifi. Habiter, ce nest pas emmnager dans unespace vide lintrieur duquel on viendrait se poser aprs sen tre assur la proprit exclusive dans des limites quon a soi-mme tablies ; mais cesten quelque sorte faire corps avec un environnement aux particularits duquel on sidentifie, et dans lequel, au fur et mesure quon le pntre, et quonsen pntre, on introduit les transformations qui permettent de constituer solidairement avec lui, en situation, un nouvel tre rsultant de cette union.De ce point de vue, prendre position dans le monde, comme est amene le faire toute existence, quelle soit ou non humaine, ce nest pas entreteniravec lui un rapport extrieur de matrise, mais cest annuler la possibilit dune telle extriorit en surmontant graduellement la sparation supposedonne entre un dedans et un dehors, deux rgions de lespace censes ne communiquer que par lintermdiaire dune surface ou dun interface quilfaudrait traverser pour passer de lune lautre.

    Les analyses que Ingold consacre cette question, partir de rfrences empruntes ltude du comportement animal (se construire un terrier) et lethnographie (difier une hutte), peuvent tre rapproches de celles dveloppes dans un tout autre contexte, mais dans un esprit comparable, parGeorg Simmel qui, en tournant son attention vers des formes dusage que leur parfaite intgration la pratique quotidienne a fini par rendreimperceptibles, sest ingni les recharger dune puissance de signification insouponne au dpart : elles deviennent alors, au-del de leur apparenceinfime, drisoire, qui les rejette le plus souvent larrire-plan, les marques dun rapport fondamental au monde quon pratique ordinairement sans senapercevoir. Cest dans ce sens que soriente ltude, tude dun grand intrt philosophique en dpit du prtexte apparemment anecdotique qui enfournit loccasion, que Simmel a consacre, en 1911, au problme de lanse (die Henkel)29. Lanse, cest la partie recourbe ou saillante dun rcipientqui permet de le saisir, de le prendre en main en vue de le dplacer ou de sen servir. Tout le monde sait ce que cest quune anse, dont le mode demploisimpose avec vidence, si aisment quon sen sert sans mme avoir y penser, machinalement. Toutefois, la rflexion, ce tout petit bout de chose, quinacquiert une existence indpendante qu la suite dun accident, lorsquon la cass, dispose dun statut assez particulier : lorsque je regarde la tasseou le panier poss devant moi, tels quils existent avant usage, lanse en fait partie, elle leur est on ne peut plus troitement incorpore, au titre dunlment de lensemble quils constituent part entire ; mais, lorsque jintroduis mon doigt ou ma main dans lanse pour dplacer lustensile auquel elleest attache, voici que, sans se dtacher de lui, cest moi quelle vient sattacher, la manire dune prothse dont je me sers pour introduire lobjetextrieur dans mon espace vital, et ainsi me lapproprier. Do cette question : lanse est-elle appose sur le vase, de faon seulement en faciliterlusage extrieur, ou bien fait-elle partie de lui intimement, au point que, si elle est te, cest sa forme entire qui se trouve altre ? Simmel commencepar soulever cette question dun point de vue esthtique : un beau vase, objet du monde de lart o ne prennent place que des formes pures, libres parrapport tout projet dutilisation externe, na pas besoin de ces encombrantes poignes pour faire reconnatre la perfection de son profil ; et, au cas o ilen comporte, il faut quelles soient harmonieusement intgres sa forme globale et quelles nen compromettent pas lquilibre densemble qui soffre tre apprci dune seule pice. Quoi quil en soit, la position intermdiaire de lanse est ambigu, et certains gards incertaine : elle se situe la foisdedans, au titre dun lment constitutif de lobjet lallure densemble duquel elle contribue, ce qui a pour consquence quelle constitue avec lui unseul et mme tre, et dehors, au titre dun complment ou dun appendice qui autorise une communication entre lui et le monde extrieur, ce qui revienten quelque sorte le faire sortir de lui-mme, larracher son statut de ralit spare ayant valeur entirement par elle-mme, donc lui confrer,au-del de son inertie apparente, une mobilit, une capacit changer denvironnement, et mme, pourrait-on presque dire, changer lenvironnement.

    Dans le prolongement de cette rflexion, Simmel est conduit sintresser aux rcipients qui comportent, outre une anse, un bec ou un goulot,dispositifs qui soulvent galement la question de savoir sils participent indissociablement la constitution densemble de lobjet ou bien sils ne sontque des complments, des appendices qui lui ont t ajouts de manire plus ou moins gracieuse ou disgracieuse en vue de le faire passer du rang deforme disposant dune valeur part entire celui dun instrument, cest--dire dun moyen subordonn des fins qui ne dpendent pas de lui. Parlintermdiaire de lanse, le dehors se saisit du dedans dans lequel il fait intrusion ; rciproquement, par le bec ou le goulot, cest le dedans qui sedverse au dehors. De lanse ou du goulot, on pourrait dire dans un langage qui nest pas celui de Simmel que ce sont des formes ou des instancestranductionnelles grce auxquelles une limite se trouve momentanment abolie : du fait quil en dispose, le rcipient acquiert une vie agrandie ; par unesorte de mue, il se libre de la peau qui circonscrit son statut dobjet autonome ; il se glisse ou spanche dans un espace plus large o dautres tressont impliqus en mme temps que lui et en commun avec lui. Parvenu ce point de son analyse, Simmel en largit la porte dune manire qui surprend premire vue :

    Lanse et le bec se correspondent pour la vue comme les deux extrmits du diamtre gnral du rcipient, et doivent respecter uncertain quilibre : cela correspond bien aux fonctions par lesquelles, tout en constituant les limites du rcipient, ils le relient au mondepratique, lun centripte, lautre centrifuge. Cest comme dans la relation de lhumain, en tant que psychisme, avec le monde extrieur :par les impressions des sens, le monde physique sapproche du psychique, et par les innervations volitives, le psychique dbouche sur lemonde physique : ces deux mouvements participent du psychisme et de lunit de la conscience, cette dernire tant lAutre du mondephysique, auquel cependant ils la relient troitement. 30

    Tout se passe comme si la sensibilit remplissait lgard de lappareil psychique la fonction dune anse, par lintermdiaire de laquelle il entre encommunication avec la ralit extrieure, qui alors sapproche de lui (mouvement centripte) ; et la volont celle dun bec, grce auquel il spanche etse rpand dans le monde physique de manire y apporter des modifications (mouvement centrifuge). A travers ce double mouvement, la frontire quispare la conscience intrieure du monde extrieur se dplace, et la limite se dissout : la conscience vient au monde, tout comme le monde vient laconscience, entrans dans une dynamique fusionnelle qui les associe troitement. Cette dynamique, tous les niveaux, dfinit en pratique lexistencepar le fait dtre en communaut, en jouant si on peut dire de lanse et du bec, ces parties dun rcipient qui appartiennent la fois son dedans et sondehors et en surmontent la sparation. Or, et cest cela qui intresse principalement Simmel, l se trouve la cl du processus complexe de la socialisation,qui, lui aussi marche au bec et lanse :

    Il sagit en effet de rien moins que cette grande synthse/antithse humaine idale, par laquelle un tre appartient tout entier lunitdun vaste domaine et se trouve en mme temps revendiqu par un tout autre ordre de choses : ce dernier lui impose une finalit quidtermine sa forme, alors que celle-ci nen demeure pas moins insre dans la premire corrlation, comme si la deuxime dexistait pasdu tout. De trs nombreux cercles, politiques, professionnels, sociaux, familiaux, auxquels nous appartenons, sont entours de cerclesplus vastes, comme le milieu de la praxis entoure le rcipient, telle enseigne que lindividu, tout en appartenant un cercle plus troit etclos, pntre ainsi dans le plus large, qui lutilise chaque fois quil a besoin de manipuler pour ainsi dire ce cercle plus troit et de

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  • labsorber dans sa tlologie plus vaste. Et, de mme que lanse, tout en tant dispose remplir son rle pratique, ne doit pas briserlunit formelle du vase, de mme lart de vivre exige de lindividu quil prserve son rle dans lunit organique close sur elle-mme ducercle restreint, et quen mme temps il serve les buts de lunit plus large, tout en aidant, par ce service, linsertion du cercle restreintdans celui qui lentoure. 31

    Cette description reste peut-tre marque par un organicisme, qui lui restitue une orientation finalise, monocentre ou autocentre. Mais, cetteobjection tant faite, on peut en retenir la leon suivante : exister, cest tre la fois insr et entour, se laisser porter ou dporter vers desenvironnements o partout se trouvent des cercles de cercles, qui sagrandissent et se rtrcissent sans fin. De la manire dont il prsente leurdveloppement, Simmel parat considrer ces cercles comme tant normalement concentriques, ce qui inscrit leur processus de formation lintrieurdun cadre ordonn selon un principe immuable. Mais rien nempche de reprendre son analyse en la soustrayant ce pralable : les cercles de plus enplus larges ou de plus en plus troits lintrieur desquels, pour un vivant quel quil soit, se joue en pratique, au coup par coup et sans destinationoblige, le fait dexister ne sont pas ajusts harmonieusement entre eux sous leffet dune destination immanente, mais ils ne cessent de se dcaler lesuns par rapport aux autres sans tre assujettis aucun ordre fixe ; prendre position, un moment donn, dans lespace que, provisoirement, ils ouvrent,ce nest en aucun cas se soumettre une obligation gnrale ou un impratif qui auraient tre automatiquement respects dans tous les cas. Cestpourquoi les figures individuelles profiles au cours de ce dploiement ne disposent pas dune identit stable, dont la possession leur serait absolumentgarantie, du moins en droit : mais leur identit, qui est foncirement plurielle, est le rsultat de compromis dont le prcaire quilibre est sans cesse rengocier, en dehors de toute certitude acquise ; cest cette indcision qui dfinit leur destine propre de sujets ayant prendre place dans descercles de cercles indfiniment dcentrs, et ayant du mme coup assumer, tant bien que mal, des appartenances multiples dont limbricationrciproque nest nullement garantie a priori : eux de se dbrouiller comme ils le peuvent pour y parvenir.

    On revient par ce biais la thse qui donne son fil conducteur la dmarche dIngold : vivre, pour lhomme comme pour tout tre naturel, cest avanttout se tenir en permanence sur des seuils et, en passant ceux-ci, se dplacer, se lancer, glisser entre des lignes, au fil de devenirs la fois ncessaires etlibres, donc, dans les limites qui leur sont imparties, relativement cratifs. tre actif, cest soit inventer de nouvelles lignes (mouvement centrifuge allant,ct bec, du centre vers la priphrie), soit reparcourir celles qui ont dj t traces en faisant comme si on les dcouvrait neuf (mouvement centripteallant, ct anse, de la priphrie vers le centre) : dans quelque sens quon les prenne, ces oprations ne peuvent tre menes quen commun avecdautres, dans le contexte de partages et dchanges qui ne relvent pas dune harmonie prtablie, et dbouchent ventuellement sur des disparitsgrosses de conflits de toutes sortes. Les parcours jalonns dpreuves et dinitiatives qui sont effectus dans ces conditions nentranent pas des entitsindpendantes, autocentres, subsistant en elles-mmes et par elles-mmes : mais lorsque de telles entits se prsentent, soit en tant quobjets surlesquels agir soit en tant que sujets daction, ils les dissolvent, quitte les recomposer plus tard, ailleurs, sous des formes diffrentes qui, elles aussi,sont provisoires.

    Cette ide se trouve galement au cur de la rflexion de Deleuze au sujet du devenir personnel, au cours duquel les identits se font et se dfont sanscesse :

    Devenir, ce nest jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer un modle, ft-il de justice ou de vrit. Il ny a pas un terme dont onpart, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui schangent. La question quest-ce que tudeviens ? est particulirement stupide. Car mesure que quelquun devient, ce quil devient change autant que lui-mme. Les devenirsne sont pas des phnomnes dimitation, ni dassimilation, mais de double capture, dvolution non parallle, de noces entre deuxrgnes. Les noces sont toujours contre nature. Les noces, cest le contraire dun couple. Il ny a plus de machines binaires : question-rponse, masculin-fminin, homme-animal, etc. Ce pourrait tre a, un entretien, simplement le trac dun devenir. La gupe et lorchidedonnent lexemple. Lorchide a lair de former une image de gupe, mais en fait il y a un devenir-gpe de lorchide, une devenir-orchide de la gupe, une double capture puisque ce que chacun devient ne change pas moins que celui qui devient. La gupedevient partie de lorgane de reproduction de lorchide, en mme temps que lorchide devient organe sexuel pour la gupe. 32

    Lunion de la gupe et de lorchide, dont le rsultat est une fcondation, est proprement trans-sexuelle, et, pourrait-on dire, transductionnelle : ellenest pas le produit dune association ou dune combinaison entre des fonctions distinctes et complmentaires dont lune serait apporte par linsecte,lautre par la fleur, ceux-ci intervenant alors comme les organes apparis dune machine binaire prfabrique, dj toute monte ; mais elle suppose unetransmutation de ces fonctions, au terme de laquelle elles sont supportes non par des individus distincts, - dun ct la gupe, de lautre lorchide -,mais par un seul et mme tre transitoire, la fois gupe-orchide et orchide-gupe ; celui-ci est engendr de manire phmre par cettetransformation laquelle il ne prexiste pas et laquelle il ne survit pas. Cette mme analyse, appuye sur le mme exemple, est reprise dans MillePlateaux :

    Une ligne de devenir ne se dfinit ni par les points quelle relie ni par des points qui la composent : au contraire, elle passe entre lespoints, elle ne pousse que par le milieu, et file dans une direction perpendiculaire aux points quon a dabord distingus, transversale aurapport localisable entre points contigus ou distants. Un point est toujours dorigine. Mais une ligne de devenir na ni dbut ni fin, nidpart ni arrive, ni origine ni destination ; et parler dabsence dorigine, riger labsence dorigine en origine est un mauvais jeu de mots.Une ligne de devenir a seulement un milieu. Le milieu nest pas une moyenne, cest un acclr, cest la vitesse absolue du mouvement.Un devenir est toujours au milieu, on ne peut le prendre quau milieu. Un devenir nest ni un, ni deux, ni rapport des deux, maisentre-deux, frontire ou ligne de fuite, de chute, perpendiculaire aux deux. Si le devenir est un bloc (bloc-ligne), cest parce quilconstitue une zone de voisinage et dindiscernabilit, un no mans land, une relation non localisable emportant les deux points distantsou contigus, portant lun dans le voisinage de lautre, - et le voisinage frontire est indiffrent la contigut comme la distance. Dans laligne ou le bloc de devenir qui unit la gupe et lorchide se produit une commune dterritorialisation, de la gupe en tant quelle devientune pice de lappareil de reproduction de lorchide, mais aussi de lorchide en tant quelle devient lobjet dun orgasme de la gupeelle-mme libre de sa propre reproduction. Coexistence de deux mouvements asymtriques qui font bloc, sur une ligne de fuite ousengouffre la pression slective. La ligne ou le bloc ne relie pas la gupe et lorchide, pas plus quelle ne les conjugue ou ne lesmlange : elle passe entre les deux, les emportant dans un commun voisinage o disparat la discernabilit des points. 33

    Faire bloc , dans ces conditions, ce nest pas prendre part une opration limite de synthse, qui insre dans un ordre global des lments disposantdune ralit spare de manire laborer partir deux, en forant leur nature, une nouvelle entit disposant dune identit propre. En effet, cest toutle contraire dune dmarche relevant dune logique du faire , qui requiert lintervention dune rationalit externe, indpendante dans son principe deslments quelle rassemble : mais cest proprement une action, un processus sans sujet ni objet ; en vertu de la pure logique de l agir dont elle relve,elle consiste entirement dans son accomplissement, un accomplissement qui, lui-mme, nobit aucune fin, et en consquence ne se dirige pascomme reculons vers le but auquel il aurait t par avance prdestin ; le mouvement propre une telle action suit une ligne la promenade dont ilinaugure et remodle au fur et mesure le trac, sans prmditation, sans intervention dune conscience qui prendrait distance par rapport son

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  • effectuation pour pouvoir mieux la diriger. Cest pourquoi le bloc form au cours dune action de ce type, dont lexcution ne se tient pas entre uneorigine et une fin, ne dispose que dune existence momentane, passagre, la fois transitionnelle et transitoire, et en consquence vanescente.Lontologie rpondant la logique de lagir est une ontologie de lphmre ; elle glisse sur les formes fixes ; elle rvle la dynamique de transformationrciproque qui les entrane dans ses cycles en produisant sans cesse du nouveau. Etre en devenir, dans un tel contexte, ce nest pas flotter dans soncourant, la manire de dbris quon voit partir au fil de leau tout en maintenant, autant quils le peuvent, leur tre propre dans les limites partielles quilui sont imparties ; mais cest navoir dautre tre que celui qui est communiqu travers ce devenir, dont les flux pntrent au plus intime des figuresquils mobilisent : en les traversant, ils transmettent ces figures leur fluidit ; ils les dissolvent, quitte les reconstituer ailleurs, plus tard, sous dautresformes.

    Ingold cultive systmatiquement ce genre dontologie de lphmre, pour laquelle nexistent, nont de ralit, que des actions en cours, qui adhrenttotalement au mouvement de leur effectuation duquel elles mergent et tirent entirement leur substance :

    Pour moi, il ny a pas dobjets. Lenfant que je suis voit un monde en construction, non un monde dj construit. Fabriquer des chosesne consiste pas imposer une forme la matire, comme si la finalit de nos actions tait dj tablie avant mme que ne commence leurexcution. Comment la forme peut-elle prcder le processus qui lui donne naissance ? Comment le futur peut-il prcder le prsent et lepass ? Dans mes yeux denfant ne sachant pas ce que lavenir nous rserve, fabriquer des choses consiste continuellement tisser lemonde, tablir une correspondance entre le mouvement matriel et la vision environnante. 34

    Sous un tel regard, que, non sans une certaine dose dironie (adresse, peut-on supposer, ses collgues, anthropologues bons teint), Ingold prsentecomme un regard innocent denfant, des distinctions cultives par une conscience qui se dclare adulte, comme celles du naturel et du culturel, ducorporel et du spirituel, du biologique et de lhistorique, distinctions sur lesquelles se fonde lauthentification de lhumain comme tel, perdent leurcaractre dvidence et deviennent indiffrentes. On na plus affaire alors qu des agencements, des textures en cours de recomposition constante.Pour inflchir les lignes de leurs transformations, il faut sunir elles, participer leur mouvement, agir en continuit avec elles, en se pourvoyantsoi-mme des becs et des anses indispensables cet effet. Seffondre alors le mythe dune identit intrieure propre chaque tre faisant de lui,indiffremment, le sujet ou lobjet de laction dans laquelle il est engag, alors quil est la fois la cible et le vecteur de cette action laquelle il est depart en part associ, inextricablement enchevtr, de telle faon quil est devenu impossible, ou extrmement difficile, de dmler ce qui est au dedans etce qui est au dehors de sa trajectoire :

    Percevoir lenvironnement, ce nest pas rechercher les choses quon pourrait y trouver, ni discerner leurs formes solidifies, mais sejoindre elles dans les flux et les mouvements matriels qui contribuent leur - et notre - formation. 35

    Dans le monde tel que, avec des yeux denfant, le voit Ingold, en cartant la qualification de celui-ci en tant que monde intrieur ou monde extrieur, ilny a pas des formes dj toute faites, que la nature de ces formes soit matrielle ou spirituelle, mais seulement des processus de formation qui ne sontpas la ralisation de virtualits pralables leur accomplissement. Or ces processus ne sexpliquent pas en fonction ou la lumire des formes qui enrsultent circonstanciellement ; mais, linverse, cest partir des processus dont elles relvent, dans la dynamique desquels elles sont insres,imbriques, et dont elles mergent, que ces formes peuvent tre justifies :

    Lobjet existe comme entit dans un monde de matriaux qui ont dj t spars et qui se sont dj solidifis dans des formes fixes etacheves. Il se tient devant nous comme un fait accompli, noffrant notre examen que ses surfaces extrieures et solidifies. La chose enrevanche est toujours mergente, elle ne cesse de recueillir ou dentremler des matriaux en mouvement, dans un monde voluant enpermanence, toujours sur le seuil du rel [] Ainsi conue, la chose ne se prsente pas sous la forme dune entit extrieurement limite, confronte au monde, mais sous laspect dun nud dont les lignes de vie, loin dtre contenues dans les limites de cette chose,poursuivent indfiniment leur progression afin de se mler dautres lignes dans dautres nuds. La hutte conique, selon moi, est unetelle chose. 36

    Ltude dans le cadre de laquelle ces remarques gnrales sont formules est intitule La hutte conique au centre du monde terre-ciel . Dans dautrestudes, Ingold est parvenu aux mmes conclusions en rflchissant aux oprations par lesquelles on tresse un panier ou on se sert dun cerf-volant, dontil dcouvre quelles aussi se situent au centre du monde terre-ciel , cest--dire quelque part au milieu, toujours sur le seuil du rel , un rel quinest quune enfilade de seuils quon passe indiffremment dans un sens ou dans lautre. La hutte, le panier, le cerf-volant, ces ralits familires dontllaboration complexe tmoigne de lingniosit humaine, peuvent faire lobjet de deux approches diffrentes : ou bien on les considre comme des objets , relevant de techniques de fabrication sophistiques dont le systme est indpendant des actions quelles permettent daccomplir, et alors ellesse prsentent comme des entits distinctes, spares, poses la surface du monde, plus ou moins conformes leur modle idal ; ou bien on voit enelles de simples choses insparables du processus de leur formation dont elles tirent toute leur ralit, et alors il apparat quelles ne se suffisent pasentirement elles-mmes, mais participent, au-del de leur essence propre, des mouvements dans lesquels, la limite, de cercle en cercle, le mondeest impliqu dans son intgralit. Ingold reprend cette distinction entre objet et chose Heidegger, dont il cite, extraite de la confrence sur Lachose reprise dans le recueil Essais et confrences la suite de ltude Btir habiter penser qui la galement inspir, cette sentence oraculaire :

    Quand nous laissons la chose tre en rassemblant, partir du monde qui joue le jeu de miroir, nous pensons la chose commechose. 37

    Sous le regard du philosophe-enfant-pote, la ralit ordinaire quest la hutte, tout comme celle quest le panier ou le cerf-volant, se rvle commentant pas quelque part dans le monde, bien plante sur ses fondations ou difie partir de la structure qui la engendre ; elle ne dtient pas,comme si celle-ci stait solidifie en elle, la nature finie dun tant part, tout fait ; mais elle est insparable du processus complexe de sa formation,qui se poursuit de faon continue dans celui de son utilisation, processus travers lesquels elle est la fois vue et agie dans le miroir du monde ;apprhende de cette faon, elle nest quune manation fugitive de ce monde infini, une figure qui se projette en lui, dont lapparition en tant que formedlimite et fixe offre seulement un instantan saisi au passage, rien de moins, rien de plus.

    Dans un langage diffrent, un philosophe spinoziste dirait que, projete dans le miroir du monde, la chose ne se prsente pas comme une substance,disposant comme telle dune ralit propre en vertu de laquelle elle serait en soi (in se), mais comme un mode de substance, substance dont elle tireson tre. Or cette substance, dont toutes les choses sont des modes, des manires , se rvle terme tre la mme pour toutes, dans lesquelles elle seretrouve sous des profils indfiniment changeants ; cest pourquoi, par dfinition, il ny en a quune, non au sens de lunicit modale qui, dans les limitesqui lui sont assignes, diffrencie momentanment une chose dans le cadre de la relation quelle entretient avec dautres, mais celui de la communautabsolue qui apparie toutes choses lintrieur de cette mme substance laquelle, chacune sa manire, elles appartiennent toutes sans exception,comme tant ses modes, des images projetes dans son miroir. Lorsque Spinoza prsente tous les tres qui composent la nature nature , et cette nature nature elle-mme considre dans son ensemble, comme des rsultats de laction productrice dune seule et unique substance dont ils

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  • sont des modes ou des manires dtre , ce qui dissuade dfinitivement de les considrer comme des entits distinctes, cest--dire comme dessubstance finies (formule qui, pour Spinoza, est une contradiction dans les termes), il sinstalle dans une perspective fusionnelle nest pas unificatrice ausens dune rduction abstraite lordre inerte et fig du mme, donc dune homognisation : la substance dont tous les existants sont des modes diversne peut tre quinfinie, et mme infiniment infinie, ce qui veut dire quelle se trouve au principe dune varit illimite de productions qui sont entranesdans des mouvements eux-mmes illimits de transformation. Cette substance, que Spinoza identifie Dieu, est la fois nature et puissance : cest doncun contresens que de la concevoir comme un tre une fois pour toutes donn et referm sur sa structure propre ; au contraire, elle est en constanteexpansion, et son processus infiniment complexe, qui est lui-mme un processus de processus, un processus de processus de processus, etc., nestjamais achev et ne tend vers aucune fin, ce dont il tire prcisment sa ncessit, qui est une ncessit libre. Le monde dans lequel se trouvent deshuttes, des cerfs-volants et des paniers, ainsi que ceux qui les utilisent en mobilisant les intrts qui leur sont propres, nest rien dautre que cette mmesubstance qui dploie ses capacits de production, sa puissance, au-del de toute limite : il est la varit infinie de ces choses dans lesquelles, sidiffrentes soient elles, il se retrouve toujours identique et toujours autre, en vertu de la dynamique de transformation qui le traverse dont rien, aucunefin de lhistoire par exemple, ne peut interrompre le cours. Lorsque Ingold soutient que tout organisme - et toute personne - devrait tre conu commelincarnation dune manire singulire dtre vivant, dun modus vivendi (Marcher avec les dragons, p 94), ce qui lamne considrer lorganisme noncomme une entit individuelle mais comme lincarnation dun processus de vie (id., p. 109), il est, hors sanction acadmique, spinoziste, et qui plus estspinoziste sans le savoir, ce qui est sans doute la meilleure faon de ltre.

    propos de choses, qui sont toutes des manires ou des manifestations dune mme substance, cela a-t-il un sens de se demander si elles sont desfaits de nature ou des faits de culture ? Des faits de culture, elles le seraient au nom dun principe duniversalit qui, lui-mme relve dune culturespcifique, il sagit en ralit dune culture de la culture 38, dont la pratique est gnralement impute lOccident. Par culture de la culture, il fautentendre lensemble de reprsentations qui conduit poser la culture comme un ordre spar, qui serait la proprit exclusive de lhumain comme tel : ce dernier serait rserv le pouvoir exorbitant de constituer par ses propres forces, sous lautorit autoproclame de son essence, le systme dune seconde nature venu, un certain moment, se substituer celui dune nature caractrise elle-mme comme premire par rapport celle qui lasupple ou supplante. Or cette thmatique de la seconde nature est foncirement quivoque. Prise au mot, la formule seconde nature estoxymorique, dans la mesure o elle revient assigner une primaut, une priorit, un ordre quelle prsente simultanment comme second, cest--direcomme non premier : elle suggre lide dune nature qui nen est pas une, tout en en tant quand mme une, sa faon, qui na rien de naturel . Maisquest-ce que cette nature qui est en ralit une anti-nature, ou une contre-nature, voire ventuellement une sur-nature ? Penser une chosepareille, cest littralement mettre le monde lenvers, et, corrlativement, poser lhomme comme tant responsable (auteur ? victime ? coupable ?) dece retournement quil effectue en conscience, de manire rflchie, prcisment parce quil dispose, en tant que nature part, la fameuse naturehumaine , des capacits attaches la possession de la conscience rflexive ou conscience de soi, quon appelle aussi la raison . La culture de laculture, qui accrdite lide dune seconde nature, dune nature part de la nature, ne peut dvelopper cette ide que sous la forme dune mythologie :celle-ci donne son ancrage la rationalit anthropologique, qui est adosse la fiction dune nature humaine susceptible dtre identifie en propre, eten consquence reprsente , cest--dire, pour reprendre ce terme la lettre, restitue dans sa prsence native. Or, si lhumain relve dune secondenature, cest parce que tout dans sa nature , ou prtendue telle, est second , cest--dire non pas proprement parler driv, mais relevant dunesecondarit absolue, qui ne se rfre aucune base ou fondement : les reprsentations auxquelles cet humain donne leurs objets ne sont quereprsentations de reprsentations ; elles ne reprsentent en fin de compte quelles-mmes, hors rfrent stable dans la ralit.

    On peut soutenir que le type duniversalit que dveloppe la culture de la culture en sappuyant sur le mythe de la seconde nature fonctionne langativit, la rupture, au refus : tout ce quil ninclut pas dans son systme, il le rejette et le renvoie au nant, par exemple en le stigmatisant. Endernire instance, il dbouche, en intention ou en acte, sur la violence, sur la destruction. Et, par l mme, il est autodestructeur, expos en permanence des contradictions qui le contestent de lintrieur de lui-mme : force de pratiquer lidologie du retournement, il sexpose par sa logique propre auretournement ; la stabilit quil revendique nest quapparente, entrane dans un mouvement de dissolution qui donne sa vrit profonde au devenirhistorique. Lhomme qui se dfinit en fonction des modles que lui propose la culture, une culture quil revendique comme tant la sienne , estmarqu de part en part par les valeurs du ngatif. Bertrand Ogilivie remarque dans ce sens :

    Lexpression de seconde nature est anime par un mouvement dautocontestation interne ou de dngation qui qualifie une essenceprojetant son propre dpassement mais se refusant en fin de compte sortir de soi, sans pour autant affirmer absolument sonimmanence. 39

    Sil en est ainsi, il nest plus mme possible de parler de la seconde nature, au singulier : clate travers la diffrence des cultures qui sopposententre elles et se refusent les unes aux autres la qualit authentique de culture au sens gnrique du terme, sa ralit est foncirement plurielle,divergente, divise, et en consquence condamne, du fait mme de sa constitutive historicit, chapper sans cesse une ressaisie unificatrice etpacificatrice. Du coup, la seconde nature se trouve dpossde du droit revendiquer une quelconque autonomie, ce qui conduit reposer la question durapport quentretient cette nature qui nen est pas une, tout en ayant lair den tre une, avec la nature, la vraie, celle qui censment lui prexisteau titre de nature premire . Non seulement on peut se demander si la seconde nature est rellement une autre nature, diffrente, spare de cellevis--vis de laquelle elle se pose comme seconde, mais on peut se demander aussi si cette nature quelle nest pas, et qui parat mriter le nom de nature tout court, est effectivement premire par rapport elle, cest--dire si le propre de toute nature nest pas dtre seconde , donc nonrellement spare par une frontire tranche de lautre nature qui saffirme ou sinstitue relativement elle comme seconde : et, sil en est ainsi, cestque la nature est elle-mme son anti-nature, ce qui est une manire de dire quelle est naturellement en conflit avec elle-mme, toujours en trainde se contester et de se dpasser elle-mme, comme lavaient dj compris les philosophes prsocratiques. Ingold est une sorte de philosopheprsocratique : sa critique radicale de la raison anthropologique a son prolongement ncessaire dans une critique de la raison naturaliste, au point de vuede laquelle il y a une nature demble toute donne, autosubsistante, originaire, soumise des lois qui, par leur convergence, font delle un tout enquilibre. La nature tout court a aussi pour destin lhtronomie, linachvement, la dsappropriation, linscurit, le changement.

    Cest le devenir universel, processus de processus dont le mouvement entrane simultanment nature et culture, et du mme coup surmonte leur division,qui a produit, entre autres, au fil de son parcours la culture de la culture propre la pense occidentale. Les lignes bien droites que celle-ci pratiquelectivement sont donc des lignes comme toutes les autres avec lesquelles elles continuent interfrer. Ceci compris, na plus grand sens une formulecomme celle dont Ingold sest servi pour intituler le chapitre conclusif de sa Brve histoire des lignes, comment la ligne est devenue droite : ellesous-entend en effet quil sagit dune innovation dfinitive qui aurait subverti de fond en comble le statut de la ligne, en lui faisant perdre sa souplessenative. Or il nen est rien : la ligne droite nest en fin de compte quun avatar de lhistoire gnrale des lignes, un produit ct dautres de lvolutiondont, ensemble, sont sorties, et continuent sortir, nature et culture entremles. Replace dans le contexte global de cette volution dont toute choseest sortie , la modernit dont se rclame la pense occidentale est un piphnomne, un a priori historique dirait Foucault, rien de moins, rien deplus :

    LAnthropologie constitue peut-tre la disposition fondamentale qui a command et conduit la pense philosophique depuis Kant

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  • jusqu nous. Cette disposition, elle est essentielle puisquelle fait partie de notre histoire ; mais elle est en train de se dissocier sous nosyeux puisque nous commenons y reconnatre, y dnoncer sur un mode critique, la fois loubli de louverture qui la rendue possible,et lobstacle ttu qui soppose obstinment une pense prochaine. A tous ceux qui veulent encore parler de son rgne ou de salibration, tous ceux qui posent encore des questions sur ce quest lhomme en son essence, tous ceux qui veulent partir de lui pouravoir accs la vrit, tous ceux en revanche qui reconduisent toute connaissance aux vrits de lhomme lui-mme, tous ceux qui neveulent pas formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas mythologiser sans dmystifier, qui ne veulent pas penser sans penseraussitt que cest lhomme qui pense, toutes ces formes de rflexion gauches et gauchies, on ne peut quopposer un rire philosophique- cest--dire, pour une certaine part, silencieux. 40

    Comme le dit Foucault, toute gauche et gauchie quelle soit, ce qui rvle que la rectitude dont elle se rclame est de pure apparence, et que, droite,la ligne ne lest jamais en ralit devenue, du moins compltement, la rflexion anthropologique propre la modernit fait partie de notre histoire ;elle dfinit notre perspective. Vue depuis cette position, la modernit, au point de vue de laquelle toutes les lignes, dfaut dtre dj droites, devraientle devenir pour se mettre en conformit avec la raison, se prsente comme un tournant radical, une krisis qui a tout chang. Mais, ds lors quon sedgage de cette position, et quon se dispose la venue dune pense prochaine , pour laquelle ce tournant aura perdu son caractre absolu, elleapparat seulement comme une inflexion lintrieur dun mouvement plus large dont elle naltre pas la continuit, bien au contraire, pour autant quecette continuit est atteste par la capacit tracer de nouvelles lignes, donc changer le changement. Bref, lvolution se poursuit, sans fin assignable :il est invitable que chacun de ses moments se conoive, selon le mouvement rtrograde du vrai, comme en constituant le terme ; mais cela signifie enfin de compte quelle nen finit jamais de finir : et cest de cette infinit mme quelle tire, dirait Spinoza, son caractre substantiel.

    En consquence, ce serait une grave erreur de concevoir lessence humaine ou la seconde nature comme un empire dans un empire ou comme uncontinent spar, se maintenant dans les limites o il prserve la singularit de ses caractres propres. La seconde nature sdifie, si on peut dire, sur letravail du ngatif, dont elle fait uvre sa manire. Kojve en avait tir prtexte pour laborer une ontologie dualiste opposant la plnitude apathiquede len soi naturel la violence artificieuse et transcendante du pour soi humain dont les luttes et les travaux creusent peu peu, et toujours un peu plus,de manire cumulative, les contours dune antinature prenant pour finir la forme dun autre monde ; il sagit dun monde post-historique o dailleurslhumain, ayant dpos pour toujours les armes du ngatif, finit lui aussi par sabsorber et par disparatre, en laissant place une surhumanit constituedanimaux sages, et de fait dcervels, qui auront ainsi, aprs en avoir pay le prix, accd la paix ternelle ; cette perspective eschatologique pousse ses dernires consquences lide dun rgne des fins. Mais le devenir humain, du fait mme quil ne se dveloppe pas sur une ligne unique, estincompatible avec un tel dualisme ontologique : au cours de son dveloppement historique, qui est sans base et sans fin, et ne relve daucune rationalita priori, mais scrte au fur mesure ses formes de rationalisation entre lesquelles il ny a pas lieu de chercher une commune mesure, lhumanit semaintient constamment immerge dans la nature soi disant premire relativement laquelle elle fait reconnatre ses oeuvres comme secondes, ce quinempche quelle lui reste inextricablement et confusment mle, dans un contexte paradoxal o, en pleine concidentia oppositorum, lunion nat de ladsunion et la dsunion de lunion. Faire de la seconde nature un ordre part, en lextrayant de la nature en tant que telle, cest tendanciellement, souscouleur de la conduire dans le sens de la rsolution de ses problmes, lexposer un risque mortifre, en la livrant entirement au dferlement dunengativit sans frein : de ce point de vue, humanisme et exterminisme, alors mme quils paraissent sopposer radicalement, ont partie lie. LaBefriedigung dont Kojve a bricol le concept partir de rfrences empruntes Hegel, cest la paix des cimetires.

    Luniversel que promeut la culture de la culture, sert dpartager, donc tendanciellement opposer, sous la double forme de la sparation entre sujet etobjet et de la sparation entre des sujets ; la culture quil prtend servir est une culture de la sparation et de lisolement :

    Dans son application, le concept de culture fragmente la continuit exprientielle de ltre-au-monde, isolant les hommes de leurenvironnement non humain (dsormais connu sous le nom de nature ) et les sparant les uns des autres. 41

    Do la ncessit de forger un nouveau concept de luniversel, qui transcende la division de la nature et de la culture : on a alors affaire un universel ducommun, au sens du mouvement continment et infiniment partag dans lequel sont ensemble emportes toutes les choses du monde, au nombredesquelles nous-mmes qui, en tant que choses, en sommes des partenaires, rien de plus, rien de moins. Etre partenaire, cest tre engag avec dautres,avec dautres choses , dans des actions communes auxquelles toutes ces choses participent autant quil est en elles de le faire : cest donc sunir,corporellement et/ou mentalement, dans une perspective, non dhomognisation, mais au contraire de diversification, qui respecte la particularit desapports de chacun au mouvement qui entrane tous dans sa dynamique. Cest dans ce sens que Spinoza dfinit la sagesse comme la connaissance parlme de son union avec la nature tout entire, une nature qui cesse alors dtre conue comme lautre de la culture et de ses alternatives.

    Pratiquer ce type de sagesse, - on dit bien pratiquer, car il ne sagit pas dune sagesse purement contemplative qui se contenterait dinterprter le monde distance, sans prendre part sa dynamique de transformation -, cest restituer au monde, au-del de ses disparits et de ses ruptures, sa continuitfondamentale, do il tire une richesse infinie de significations, qui ne sont pas rductibles des dterminations reprsentationnelles, ou des catgorieslangagires abstraites dont lesprit se rserve lexclusivit :

    Peut-tre est-il temps que les locuteurs nafs remettent les linguistes leur place. Car les locuteurs, contrairement aux linguistes,peuvent offrir la perspective dun tre qui, la diffrence du sujet dsarticul et enferm sur lui-mme se confrontant une ralitextrieure, est entirement immerg, ds son origine, dans le contexte relationnel du monde quil habite. Pour un tel tre, le monde estdj charg de signification : le sens repose sur les relations entre lhabitant et les lments du monde qui lhabite. Et dans la mesure oles hommes habitent le mme monde et sont engags dans les mmes activits, ils peuvent partager les mmes significations. 42

    Les significations en question ne relvent pas de conventions dont la grille aurait t applique de lextrieur la ralit ; elles sont des productions decette ralit, pour autant que celle-ci nest pas une masse inerte mais un complexe dactions dont les lignes ne cessent dinterfrer, de passer les unespar-dessus ou par-dessous les autres, la manire des lanires qui servent tresser un panier. A premire vue, cependant, la formule selon laquelle dans la mesure o les hommes habitent le mme monde et sont engags dans les mmes activits, ils peuvent partager les mmes significations prsente une valeur restrictive, qui joue sur lambivalence susceptible dtre attache la rfrence un le mme . Parler dun partage dessignifications peut en effet tre pris au sens et avec la porte dun gnitif objectif : dans ce cas, est indique la perspective selon laquelle dessignifications peuvent, sans limite, tre partages, sous un horizon de continuit. Mais cela peut aussi tre pris au sens et avec la porte dun gnitifsubjectif : et alors est suggre linluctabilit dun partage, au sens cette fois de la sparation, dont les significations portent la responsabilit pourautant que, communes ceux qui les partagent, elles se rvlent alors tre soustraites ceux qui ne participent pas ce partage, sous un horizon, enconsquence, de division, de rupture et de discontinuit. Habiter le mme monde nest-il le fait que de ceux qui habitent un mme monde, qui estce monde-ci, et non celui-l ? La mtaphore du chne de Uexkll se rvle ici dune grande utilit : ses habitants , le renard, la chouette, la fourmi, etquelques autres, au nombre desquels le spcialiste du comportement animal qui se consacre lobservation des prcdents, ont-il en partage le mmemonde, qui nest pas alors non plus seulement le monde bien dlimit du chne ? Ou bien ont-ils chacun en partage un monde qui est le leur exclusivement ? Se poser ce genre de question, cest nouveau penser lunit, le commun, sur le mode de la division et de la sparation entre un dehors

    Vivre et penser entre les lignes : la philosophie vivante de Tim Ing... http://philolarge.hypotheses.org/1476

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  • et un dedans, qui dissocie les perspectives propres au g