virgile : oeuvres complètes

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ARVENSAÉDITIONSN°1deséditionsnumériquesdesoeuvresclassiquesenlangue

française

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©TousdroitsréservésArvensa®Editions8bisrued'Assas,Paris6èmeISBN:9782368410202

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LISTEDESTITRES

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ARVENSAÉDITIONSNOTEDEL’ÉDITEUR

ŒUVRES

INTRODUCTIONAUXOEUVRESDEVIRGILELESBUCOLIQUESLESGÉORGIQUESL’ÉNÉIDE

ANNEXES

QUELQUES RECHERCHES SUR LE TOMBEAU DE VIRGILE AUMONTPAUSILIPEBIOGRAPHIE

Page 6: Virgile : oeuvres complètes

INTRODUCTIONAUXOEUVRESDEVIRGILE

J-BLechatellier(1905)

ANNEXES

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Présentation

Letextequisuitestextraitdel’introductiondulivreVIRGILEparJ-BLechatellier,professeuràl’UniversitéCatholiquedeParis(éd.V.C.Poussielgue)

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1. L'intérêt qui s'attacha dès l'abord aux poèmes de Virgileattira de bonne heure sur sa personne l'attention descontemporains. Par malheur, les renseignements puisés auxsources anciennes par les écrivains de l’époque impériale, quiavaientencoreentre lesmains lesouvragesdeC.Melissusoud'Asconius Pedianus, nous sont parvenus mélangés de fablespuériles dont quelques-unes, peut-être, avaient déjà cours àl'époque deQuintilien (cf. Inst.Or., I, 8, 19). La vie de VirgileattribuéeàDonat,etquiremontepourlefondàSuétone,n'estpas exempte de ces altérations. Celle qui se lit en tête ducommentaire de Servius, celles surtout qu'on a extraites desscolies dont sont chargés certains manuscrits du Moyen-Âge,semblent plus justement suspectes encore, et doivent êtrecontrôlées à l'aide de la courte notice tirée du commentaireattribuéàProbus,etdestropraresindicationsfourniesparsaintJérômedanssesAdditionsàlaChroniqued'Eusèbe[1].

2.Virgile(PubliusVergilius[2]Maro)naquitsurleterritoiredeMantoue, au villaged'Andes, quequelqueséditeurs identifientavec labourgademodernedePiétola, le15octobrede l'an70av. Jésus-Christ (684 de Rome), sept ans avant le consulat deCicéron sous lequel devait naître l'homme qui fut l'empereurAuguste, et plus d'un quart de siècle avant lamort du grandorateur(43av.J.-C).Virgileest,parl'âge,l'aînédelagénérationlittéraire à laquelle il se rattache : il a cinq ans de plusqu'Horace, onze ans de plus que Tite-Live, vingt-sept ans deplusqu'Ovide.Pasplusque lesautresgrandsécrivainsdesonépoque Virgile n'est Romain de naissance ; même la GauleCisalpineoùilvitlejour,etquiavaitdéjàdonnéàlalittératurelatine des écrivains comme Catulle et Cornélius Népos,n'appartenait pas encore officiellement à l’Italie ; lerattachementdecetteprovince,commencésousladictaturedeJulesCésar,nefutdéfinitifqu'àl'époquedusecondtriumvirat.

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3.Virgileétait, commeHorace,d'origineassezhumble.Sonpère, dont les uns font un potier, les autres un laboureur,joignaitpeut-êtreà lacultured'unpetitdomaineunemodesteindustrie.C'estparlemariagedecethommeactifetestiméquel'aisance entra dans la maison où allait naître notre poète.L'aïeul maternel de Virgile s'appelait Maius ou Magius, et samèreMaiaouMagiaPolla;c'estsansdoutedanscesnomsqu'ilfautchercherl'originepremièredequelques-unesdesfablesquieurentcoursauMoyen-Âgesurlaviedupoète.MagiaPollaeut,nousdit-on,outreVirgile, troisautres filsdontdeuxmoururentavant leur mère, l'un Silon encore enfant, l'autre Flaccus ausortirdel'adolescence;letroisièmeValériusProculus,quin'étaitpasdumêmelit,survécutàVirgileetfutsonprincipalhéritier.

4.C'estàMantoueetdanslapropriétéd'Andesques'écoulal'enfance de Virgile. Mais Mantoue n'était qu'une ville demédiocre importance (cf. Martial, XIV, 195), et n'offrait sansdoutequepeude ressourcespour les études. Le jeuneVirgilefut conduit à Crémone, où il resta jusqu'à l'âge de seize ansenviron, c'est-à-dire jusqu'au moment où il prit la robe virile.Cettecérémonie,siimportantedanslavied'unRomain,eutlieupour lui , si nous en croyonsDonat, le jourmême oùmouraitLucrèce; mais peut-être ne faut-il voir dans ce prétendurenseignement qu'un rapprochement artificiel et allégoriquedestiné à montrer les deux grands poètes se transmettant ,pour ainsi dire, le flambeaudugénie. Après un séjour d'assezcourteduréeàMilan,VirgileserenditàRome[3],oùilsuivit(53av.J.-C.)lesleçonsdurhéteurÉpidius,quiavaitété,nousdit-on,le maître de Marc-Antoine, et qui devait être celui d'Octave.C'est peut-être aux années de ce séjour à Rome, oumême àuneépoqueplus ancienne, que remontent les premiers essaispoétiquesdeVirgile. Ilavaitcomposé,semble-t-il,dès l'âgedeseizeansunpoèmeintituléCulex(leMoucheron),différentsansdoute de celui qui nous est parvenu sous ce nom ; quelques-unesdesquatorzepiècescontenuesdanslerecueilauqueluneconfusionancienne(cf.Ausone,Id,12;Gramm.,5)afaitdonner

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lenom,quin'estpasplusgrecquelatin,deCatalecta[4],etoùtout, d'ailleurs, n'est certainement pas de Virgile, peuventappartenir à cette période. Au sortir de l'école des rhéteurs,Virgile, qui ne resta étranger à aucune des connaissances deson époque, fréquenta les maîtres de philosophie; il suivit enparticulierlesleçonsdel'épicurienSiron(Zeïraun)dontCicéronparle dans le de Finibus (II, 35) écrit un peu plus tard. Laseptième pièce du recueil que nous venons de citertémoignerait, si elle était bien de Virgile, de l'ardeur aveclaquelle ilseséparadesgrammairiensetdesrhéteurspourselivrerà laphilosophie [5]. Il faut noter d'ailleurs que, pour lesjeunes Romains, l'étude d'une doctrine philosophiquen'entraînait point l'adhésion au système ; souvent ilss'attachaientsuccessivementàdiversmaîtressous lesquels ilsapprenaient à connaître les différentes écoles. Il estvraisemblablequenotrepoète,sanssefairenidanssesétudesnidanssaviel'adepted'unedoctrineparticulière,secontenta,selon les circonstances, de prendre aux divers systèmes lesidées qui cadraient le mieux avec le sujet qu'il traitait; lespassagesdesesœuvresoùilabordelaphilosophie(Bucol.,VI,31-40; Aen., VI, 724-751, etc.) témoignent de cetteindépendanced'espritquiluipermetd'emprunter,selonlecas,àtelleoutelleécolesansselieràaucune.

5. Virgile, après avoir parcouru le cercle entier des étudesd'alors, songea peut-être un moment à se tourner vers lacarrièreoratoirequiétaitl'ambitiondetouslesjeunesRomains;mais son amour de la retraite, ses allures timides et assezgauches le rendaient peu propre au barreau ; Sénèque leRhéteur nous apprend qu'il ne plaida qu'une fois, et sanssuccès.Laguerred'ailleursallaitéclaterentreCésaretPompée(49av. Jésus-Christ) ; et lapertedes libertéspubliquesdevaitenlever bientôt,même à l'éloquence judiciaire, tout ce qui enfaisaitl'intérêt.Virgilerentradanssonpaysd'origine;etc'estlàquenousleretrouvonsversl'an42,àl'époqueoùilcommençala composition des Bucoliques, et où s'ouvrirent pour lui les

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jourslesplusagitésdesavie.

6. Virgile, que son origine et son éducation premièreportaient volontiers vers la poésie pastorale, semble avoir étéencouragédans sesgoûtsparAsiniusPollion,qui commandait(43-41 av. J.-C.) dans la Gaule Cisalpine pour le compted'Antoine, et dont notre poète a reconnu la protection et labienveillance en inscrivant son nom avec éloge etreconnaissance dans maints passages des Bucoliques. Lemeurtre de César (44 av. J.-C.) et la guerre de Modène quis'ensuivit n'avaient pas trop violemment fait sentir leurcontrecoup àMantoue : les plus anciennes églogues (II, III, V)reflètentencore ce calmede laviequ'allaientbientôt troublerdenouveauxévénements.AprèslavictoiredePhilippes(42av.J.-C), Octave, à qui revenait l'administration de la Cisalpinedésormais rattachée à l'Italie, fut chargé d'assigner des terresauxvétérans. Ledomainepublic n'y suffisantpas, le territoiredevingt-six cités fut livréaux légions;Crémone,quiavaitprisparti pour les meurtriers de César, fut au nombre des villesdépouillées.Maislescolonsàquionavaitadjugéceterritoirenes'encontentèrentpas,etenvahirentceluideMantoue.

7.Ledétaildesvexationsqu'eutalorsàsubiretdesdangersquecourutnotrepoèten'estpasexactementconnu,malgrélesallusions de la Iere et de la IXe églogue. Certains érudits,commeM.Sonntag,quiplacentlacompositiondelaIXeéglogueavantcellede la Ieresupposentqu'aprèsuneseulespoliation,Virgile fut simplement rétabli dans son domaine. L'opiniontraditionnelle, qui reste de beaucoup la plus vraisemblable, lefaitpasserparunplusgrandnombredepéripéties.Quand lesvétérans,àl'étroitsurlesterresdeCrémone(cf.Bucol.,IX,28),envahirent celles de Mantoue, le domaine de Virgile, dont lepère vivait peut-être encore (cf. Catal. X, 5), fut adjugé à uncenturiondunomd'Arrius.VirgileserenditàRome,sansdoutesur les conseils et avec la recommandation de Pollion ; il vitOctave, et obtint d'être maintenu dans la possession de sesbiens. L’Eglogue I fut composée alors par le poète pour

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remercierle«divinbienfaiteurquiluiavaitfaitcesloisirs».

8. Mais cette heureuse quiétude fut bientôt troublée. A lasuite d'événements nouveaux, peut-être quand l'éclat de laguerre de Pérouse (41 av. J.-C.) eut une seconde fois séparéAntoined'Octave,etquelavictoiredecelui-cieutobligéPollionàquitter laCisalpine, lepoètesevitdenouveaumenacédansson patrimoine; lui-même faillit être tué par un centurion quelesanciensappellentdiversementClodiusouMiliénusTorox.LescommissairesenvoyésparOctavedanslarégionduPô,VarusetCornélius Gallus, furent impuissants à le protéger; Virgiles'enfuitàRomeoùileutunefoisdeplusrecoursàOctave.LapaixdeBrindes(40av.J.-C),heureusementnégociéeparPollionentre Octave et Antoine, aida sans doute au règlement desaffairesdupoète.Lesrecommandationsdontilétaitappuyéluiassurèrent une large indemnité; mais il est douteux qu'il soitrentré en possession directe de son domaine. Nous ne leretrouvons plus désormais aux bords du Mincio : sauf auxépoquesassezraresoùilséjourneàRome,c'estsurtoutdanslemididel'Italie,parfoisenSicile,plussouventenCampaniequ'ilhabite; Naples en particulier devient pour lui comme unesecondepatrie(cf.Géorg.,IV,564).

9.CependantlesuccèsdesBucoliquesavaitfaitàVirgileuneplace définitive dans lemonde lettré d'alors. Les écrivains enrenom,commeVariusetPlotiusTucca,leshommesd'Étatquisepiquaient de littérature, comme Mécène et Messala, lecomptaient au nombre de leurs amis. Ce fut Virgile qui, avecVarius, servit à Horace d'introducteur auprès de Mécène (cf.Hor.,Sat., 1, 6, 55). La Ve Satire du Ier livre nousmontre lesdeux poètes accompagnant à Brindes Mécène chargé denégocieravecAntoinepourlecompted'Octave.C'estalorsqueseformèrententreeuxces liensque letempsdevait resserrerencore:«Tout,ditM.Patin,rapprochaitHoraceetVirgile;toutdut conspirer à les unir; même détresse, convenance ducaractère,conformitédugoûtetdutalent,admirationmutuellepour ces vers, leur passe-temps autrefois, maintenant leur

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consolation et leur espoir, ces vers, audacieux enfants de lapauvreté[6]qui,osants'exposeraugrandjouretsolliciterpourleurs auteurs, leur concilièrent bientôt les plus illustrespersonnages,etlesfirentarriver,entretantderivauxsurprisetconsternés,nonseulementàcettehonnêteaisancedontsefûtcontentée leurambition,maisàcequ'ilsn'avaientsouhaiténicherché,aucombledelafaveur»(Éludessurlapoésielatine,t.I,Ierepartie,ch.XII).

10. La composition des Bucoliques semble avoir occupéVirgile jusqu'à l'an 37. Les sept années qui suivirent (37-30)furent consacrées auxGéorgigues : Virgile restait fidèle à sonamour des champs; et sans doute il cédait à son attraitpersonnelplusencorequ'auxsollicitationsdeMécène,dontonafait, sur quelques expressions du poète (Géorg., III, 41),l'inspirateurdupoème.L'œuvre,sinonlaplusgrande,aumoinslaplusachevéeparmicellesqu'aproduites lapoésie latinefutterminée l'année même qui suivit Actium, au moment oùOctave, après avoir montré les armes romaines sur le Nil etl'Euphrate, se préparait à rentrera Rome, « chargé desdépouillesdel'Orient»(cf.Aen.,I,289);etlemaîtredésormaisincontesté de l'empire put se faire lire, à son retour, dans saretraited'Atella,lepoèmeoùsagloireétaitdéjàconsacrée(cf.Géorg.,III,16-33)àcôtédecelledeRomeetdel’ltalie.

11. L'idée de la grandeur de Rome, l'admiration pourl'hommeàquielleétaitredevabledelapaixquimettaitfinpourunelonguepériodeàtantdeluttessanglantes,allaitinspireràVirgile sonœuvremaîtresse, l’Énéide. Jusqu'ici Virgile a été lepoète des Muses champêtres et de la grâce aimable (molleatque facetum,Hor.,Sat., I, 10,44);dans le chœurdespoètesd'alors, c'est son ami Varius qui est le maître de la chansonépique(cf.Hor.,Od.,I.6,2).Virgilepourtantdéjàrêvaitd'uneœuvreplushaute;ilvoulaitdonnerauxRomainsunpoèmequirépondit à la majesté de leur empire, en même temps qu'ilconsacreraitauxyeuxdel'opinioncelled'Auguste,dontl'amitiéhabile,ens'attachantlesdeuxgrandspoètesdutemps,Horace

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etVirgile,avaitsufairedeleurpoésieundesesinstrumentsderègne. L'idée qu'il avait caressée dès l'époque desBucoliques(cf.Bucol.,VI,3)hantaitlepoèteaumomentoùilsepréparaitàpublier lesGéorgiques (cf.Géorg. , III, 10-38); il se promettaitdès lors d'élever à la gloire de Rome et d'Octave un templeimmortel.Maisiln'avaitpasencoretrouvé,cesemble,laformedéfinitivequ'ildevaitdonneràl'exécutiondecedessein;peut-êtrepensait-ilàundecespoèmeshistoriquestelsqu'enavaientcomposéFurius,Varrondel'AtaxouVariuslui-même.Lejouroùil met décidément la main à l'œuvre, un horizon nouveaus'ouvredevantlui;cen'estpasunfaitisolédel'histoireoudelalégendequ'il va chanter; dansunplanoù la fable s'uniraà laréalité,oùunartingénieuxrattacheraaurécitdelamythologieantique les événements de l'histoire,même ceux de l'époquecontemporaine, Virgile se propose de faire entrer tout ce quipeut intéresser la gloire de Rome. De même qu'on a faithonneur à Pollion de l'inspiration desBucoliques et attribué àMécène l'idée première des Géorgiques, de même on a ditqu'AugusteavaitdésignéoumêmeimposéàVirgilelesujetdel’Énéide, sans réfléchir peut-être que le poète seul étaitvraimentcapablededéterminerlecadredanslequelilpourraitfaireentrerlapenséequ'ilportaitenlui.

12. Virgile avait quarante ans accomplis quand il entrepritd'écrire l’Énéide; il y travailla, sans avoir la satisfaction d'ymettre la dernière main, jusqu'à sa mort. Bientôt le bruit serépanditquelapoésieépiqueallaitenfindonneràRomelechef-d'œuvre inutilement espéré jusqu'alors ; et Properce étaitl'interprète de l'attente commune (II, 34) quand, avant derappelerlesautrespoèmesdeVirgile,ilexaltaitàl'avanceceluiqui devait rattacher à la légende d'Énée (v. 63-64) la gloired'Actium(v.61-62),etélever,croyait-on, l'épopéeromaineau-dessus de l’Iliade[7]. L'œuvre, pendant ce temps, avançaitlentementaugréde l'écrivain ;etVirgilese reprochaitparfoisce qu'il appelait la folle audace de son entreprise[8]. Il putcependant,dèsl'an23(av.J.-C),lireàAuguste,quirevenaitde

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son longséjourenEspagne(cf.Hor.,Od., III,14), lesecond, lequatrième et le sixième livre. Octavie, la sœur d'Auguste, quiassistait à la lecture de ce dernier, s'évanouit en entendantl'éloge consacré à la mémoire de son fils Marcellus (Aen., VI,860-885);revenueàelle,nousdit-on,ellefitcompteraupoète10,000 sesterces (plus de deuxmille francs) pour chacun desversquecomptaitcepassage.

13. La vie s'écoulait d'ailleurs, pour le poète, honorée etpaisible. La simplicité de ses habitudes, les libéralités de sesamis,toutparticulièrementcellesd'Auguste(cf.Hor.,Épl., II,1,247) et des autres membres de la famille impériale, avaientcontribué, d'année en année, à l'accroissement de sa fortune,qu'onpeut,d'aprèslesindicationsdeDonat,évalueraumoinsàdeuxmillionsdenotremonnaie.Ilpossédaitundomaineauxenvirons de Nole en Campanie, une maison à Rome surl'Esquilin, près du parc de Mécène; et la considération quis'attachaitàsontalentetàsoncaractèreétaitbienau-dessusdelafortunedontilleurétaitredevable.

14. Avant de mettre la dernière main à son œuvre, Virgilevoulut visiter la terre classique de la poésie, la Grèce, et cesrégions de l'Orient où se déroulait une partie des scènes del’Enéide. Au cours de ce voyage, il tomba malade, par suited'uneinsolation,àMégare.IlputencorerentreràAthènesoùilrencontraAuguste,quirevenaitd'Asie,etsedécidaàlesuivreen Italie. Le mal s'accrut par les fatigues de la traversée, etVirgilemourut àBrindes où il était débarqué (22 sept., 19 av.Jésus-Christ).Ilallaitentrerdanssacinquante-deuxièmeannée.Inquiet pour l'avenir d'uneœuvre qu'il n'avait pu porter à saperfection, Virgile, nous disent les anciens, avait, avantd'expirer, demandéà sesamis,TuccaetVarius, dedétruire lesmanuscritsdel'Enéide.TuccaetVariusopposèrentàcedésirlavolonté d'Auguste ; et Virgile consentit à laisser subsister sonpoème, en exigeant seulement qu'il fût livré au public, sansadditionnichangement,dansl'étatinachevéoùillelaissait.

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15. Les restes de Virgile furent rapportés à Naples, etinhumésprèsdelaroutedePouzzoles.Ongravasursatombe,dont les voyageurs cherchent l'emplacement sur le Pausilippe,deux vers dont une tradition plus qu'incertaine le supposel'auteur:

Mantuamegenuis,Calabrirapuere;tenetnuncParthenope;cecinipascua,rura,duces.

Virgilen'avaitpointétémarié.Partestamentillégualamoitiéde sa fortune à Valérius Proculus, son frère; un quart devaitrevenir àAuguste; l'autrequart était partagéentreMécèneetles deux exécuteurs testamentaires du poète, Plotius Tucca etVarius[9].

16.Virgileétaitdehautetaille;ilavaitlescheveuxnoirsetleteint brun. Sa santé laissait à désirer; il avait en particulierl’estomacdélicat(cf.Hor.,Sat.,1,5,49),etsouffraitparfoisdelagorge.Sonextérieurétaitsimple,sesalluresunpeurustiques;etl'onavoululeretrouverdansleportraitqu'Horace(Sat.,I,3,29-34) fait de cet homme qui cache sous un air vulgaire ungéniesupérieur.Onnousditcependantqu'illisaitsesversavecbeaucoup d'art et savait les faire valoir par un débit plein devivacité.Sesbiographesnousonttransmisquelquesdétailssursa manière de composer. L'inspiration du premier jetn'emportaitpaschez lui laperfectionde la forme ; ildictait lematin un certain nombre de vers qu'il passait le jour à polir,«ajoutantquelquefois,plussouventeffaçant»,etsecomparantlui-mêmeàl'oursequifaçonnesespetitsàforcedeleslécher.Les témoignages anciens sont d'accord pour reconnaître ladouceur et l'aménité de son caractère ; s'il compta quelquesennemisparmi lesenvieux, ileutpouramisvéritablestousleshommes d'un vrai talent, tous les grands personnages dutemps,quiluirestèrentjusqu'àlafinsincèrementdévoués[10].

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LESBUCOLIQUES

Virgile(-37avtJ.C.)

OEUVRES

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Présentation

Cettetraductionfrançaiseestpourl'essentielcelleduvolume Lucrèce, Virgile, Valerius Flaccus, Oeuvres complètes, Paris,1850qui fait partie de laCollection des auteurs latins publiéssousladirectiondeM.Nisard.Leschiffresplacésentrecrochetscorrespondentauxversdu

texteoriginalenlatin.

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Tabledesmatières

EglogueIEglogue2Eglogue3Eglogue4Eglogue5Eglogue6Eglogue7Eglogue8Eglogue9Eglogue10

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EglogueI

MélibéeetTityre

Mélibée[1] Couché sous le vaste feuillage de ce hêtre, tu essayes, ôTityre, un air champêtre sur tes légers pipeaux. Et nous,chassés du pays de nos pères, nous quittons les doucescampagnes,nousfuyonsnotrepatrie.Toi,Tityre,étendusousdefraisombrages,[5]tuapprendsauxéchosdecesboisàredirelenomdelabelleAmaryllis.

TityreOMélibée,c'estundieuquinousafaitcesorttranquille.Oui,ilseratoujoursundieupourmoi ;souventuntendreagneaudenosbergeriesarroserasesautelsdesonsang.Tuvois, il laisseerrermesgénissesences lieux, [10]et ilm'apermisde jouerlesairsquejevoudraissurmonrustiquechalumeau.

MélibéeJen'enviepointtonbonheur:jem'enétonneplutôt,àlavuedeceschampsdésolésetpleinsdetrouble.Moi-même,toutfaiblequejesuis,j'emmèneàlahâtemeschèvres;envoiciunequej'aipeineàtraîner.Là,entred'épaiscoudriers,ellevient,mèreplaintive, de mettre bas deux chevreaux, [15] l'espérance demontroupeau,hélas!qu'ellealaisséssurunerochenue.

Jemesouviens(maismonespritétaitaveuglé)quecemalheurm'aétéplusd'unefoisprédit:deschênesontétéfrappésdelafoudredevantmoi;souventducreuxd'uneyeuseunecorneillecriantàmagauchemel'avaitannoncé:Maisdis-moi,ôTityre,dis-moiquelestcedieu?

Tityre

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Cette ville qu'on appelle Rome, ô Mélibée, [20] n'étais-je pasassez simple pour me la figurer semblable à celle de noscontrées, oùnosbergersont coutumedemener leurs tendresagneaux?Ainsijevoyaisressembleràleurspèresleschiensquiviennent de naître, les chevreaux à leurs mères ; ainsi jecomparaislespetitsobjetsauxgrands.MaisRomeélèveautantsa tête au-dessus des autres villes, [25] que les cyprèssurpassentlesvignesflexibles.

MélibéeEtquelmotifsigrandt'adonnél'enviedevoirRome?

TityreLa liberté, qui, bien que tardive, m'a regardé dans mon oisifesclavage,quandmabarbedéjàblanchissantetombaitsouslesciseaux:enfinellem'aregardé,enfinelleestvenuepourmoi,[30] depuis que Galatée m'a quitté, et qu'Amaryllis me tientsousseslois.Car,jetel'avouerai,tantqueGalatéemeretenaitprès d'elle, je n'avais ni l'espérance d'être libre, ni le soind'augmentermonépargne;etquoiqu'ilsortîtdemesbergeriesbonnombredevictimes,quoiquemamainnecessâtdepresserpourl'ingrateMantouelelaitleplussavoureuxdemeschèvres,[35]ellen'enrevenaitjamaischargéeduplusmodiquemétal.

MélibéeJem'étonnais,ôAmaryllis,det'entendreinvoquertristementlesdieux ; je me demandais pour qui tu laissais pendre à leursarbreslesfruitsmûrs.Tityreétaitabsentdeceslieux;c'esttoi,Tityre, toi que ces pins eux-mêmes, ces fontaines, cesarbrisseauxredemandaient.

Tityre[40] Que faire ? je ne pouvais mieux sortir d'esclavage, niconnaître ailleurs des dieux aussi propices. C'est là, Mélibée,quej'aivucejeuneetdivinmortel,pourquidouzefoisl'annéenos autels fumeront. À peine le suppliai-je, qu'ilme répondit :[45] « Enfants, faites paître, comme devant, vos génisses ;

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rendezaujougvostaureaux.»

MélibéeHeureux vieillard, tes champs te resteront donc ! et ils sontassezétenduspourtoi,quoiquelapierrenueetlejoncfangeuxcouvrent partout tes pâturages. Des herbages inconnus nenuiront pas à tes brebis pleines, [50] et lemal contagieux dutroupeauvoisinn'infecterapasletien.Vieillardfortuné!là,surlesbordsconnusdetesfleuves,prèsdetesfontainessacrées,turespireraslefraisetl'ombre.Icil'abeilled'Hybla,butinantsurles saules en fleurs qui ceignent tes champs de leur verteclôture,[55]t'inviterasouvent,parsonlégermurmure,àgoûterle sommeil : et tandis que du haut de la roche l'émondeurpousserasonchantdanslesairs,teschersramiersnecesserontderoucouler,latourterelledegémir,surlesgrandsormeaux.

TityreAussi les cerfs légers paîtront dans les airs, [60] et les flotslaisseront les poissons à sec sur les rivages ; le Parthe et leGermain, exilés et se cherchant l'un l'autre dans leur courseerrante,boiront,celui-làleseauxdel'Arare,celui-cileseauxduTigre,avantquel'imagedecedieubienfaisants'effacedemoncoeur.

MélibéeMaisnous, tristesbannis,nous irons, lesunschez lesAfricainsbrûléspar lesoleil, [65] lesautreschez lesScythesglacés,enCrète, sur les bords de l'impétueux Oaxis, et jusque chez lesBretons, séparés du reste dumonde. Ah !me sera-t-il donné,après un long temps, de revoir la contrée demes pères,monpauvretoitcouvertdegazonetdechaume,etd'admirerencoremonchamp,monroyaume,etsesraresépis?[70]Quoi!c'estpour un soldat inhumain que j'ai tant cultivé ces guérets ! Lebarbareauracesmoissons!Voilàdoncoùladiscordeaamenédemalheureuxcitoyens!Voilàpourquinousavonsensemencénoschamps !Entedonc,Mélibée,entedespoiriers, range tesvignes sur le coteau. Allez, mes chèvres, troupeau jadis

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heureux,allez:[75]jenevousverraiplus,deloincouchédansun antre verdoyant, pendre aux flancs des rochesbuissonneuses. Je ne chanterai plus ; non,mes chèvres, vousn'irez plus, menées par moi, brouter le cytise en fleur et lessaulesamers.

TityreCependanttupeux,cettenuit,reposeravecmoi[80]surunlitde feuillage. J'ai des fruits savoureux, des châtaignes amolliesparlaflamme,unlaitageabondant.Déjàlestoitsdeshameauxfumentauloin,etlesombresgrandissantestombentdeshautesmontagnes.

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Eglogue2

[1]LebergerCorydonbrûlaitpour lebelAlexis, lesdélicesdesonmaître,etiln'avaitpascequ'ilespérait.Seulementilvenaittous les jours sous les cimesombreusesdeshêtresépais ; là,seul, [5] sans art, il jetait auxmonts, aux forêts cette plainteperdue:«OcruelAlexis,tudédaignesmeschants,tun'espointtouchédemapeine ;à la fin, tume ferasmourir.Voici l'heureoù lestroupeaux cherchent l'ombre et le frais ; où les vertes roncescachent les lézards ; [10] oùThestylis broie l'ail et le serpoletodorants, pour les moissonneurs accablés des feux dévorantsdel'été.

Etmoi,attachéà la tracedetespas, jen'entendsplusautourdemoiquelesbuissonsquiretentissent,sousunsoleilardent,dessonsrauquesdescigales.Nem'eût-ilpasétémoinsdurdesupporter les tristes colères [15] et les superbes dédainsd'Amaryllis ? Que n'aimé-je Ménalque, quoiqu'il soit brun,quoiquetusoisblanc?

O bel enfant, ne compte pas trop sur la couleur : on laisse leblanctroène,oncueillelanoireairelle.Tumeméprises.Alexis,ettun'assoucidesavoirquijesuis,[20]combienjesuisricheen troupeaux, combien en blanc laitage. Mille brebis paissentpourmoisur lesmontsdeSicile ; l'été, l'hiver, le laitnouveaune memanque pas. Je chante les airs que chantait, quand ilappelait ses troupeaux, Amphion de Thèbes sur le hautAracynthe.[25]Jenesuispassiaffreux;jemesuisvunaguèresurlerivage,danslamercalmeetunie;etsilemiroirdeseauxne nous trompe jamais, je ne craindrais pas, te prenant pourjuge,Daphnispourlabeauté.

O qu'il te plaise seulement d'habiter avec moi ces pauvres

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campagnes,etnoshumbleschaumières ;depercer lesdaims,[30]etdechasserdevant toi,avec lavertehoulette, labandepresséedenoschevreaux.AvecmoidanslesforêtstuimiterasPan sur tes pipeaux. Pan le premier a enseigné à joindreensembleparlacireplusieurschalumeaux;Panprotègeetlesbrebiset lesbergers.Necrainspasdeblesseravec la flûte talèvredélicate:[35]pourapprendremesairs,quenefaisaitpasAmyntas ? J'ai une flûte formée de sept tuyaux d'inégalehauteur, qu'autrefois Damétas m'a donnée en propre : enmourant il me dit : « Tu es le second qui l'aies. » Ainsi ditDamétas;Amyntasn'enfut-ilpassottementenvieux?

[40]Deplus,j'aitrouvéaufondd'unpérilleuxravindeuxpetitschevreuils tachetés de blanc ; chaque jour ils épuisent lesmamellesdedeuxbrebis:jelesgardepourtoi.Ilyalongtempsque Thestylis me presse de les lui amener ; et elle les aura,puisquetun'asquedudédainpourmesprésents.

[45]Viens,ôbelenfant!Voicilesnymphesquit'apportentdeslisàpleinescorbeilles;pourtoiuneblanchenaïadecueillantdepâlesviolettes,lesplushautspavots,etlenarcisse,lesjointauxfleursodorantesdel'anet;pourtoientremêlantlacaseetmilleautres herbes suaves, [50] elle peint la molle airelle descouleurs jaunes du souci. Moi-même je cueillerai les blanchespommesducoingautendreduvet,etdeschâtaignes,qu'aimaitmonAmaryllis : j'y joindrai laprunevermeille ; elleaussi seradigne de te plaire. Et vous aussi, lauriers, myrtes si bienassortis, je vous cueillerai, [55] puisqu'ainsi rassemblés vousconfondezvossuavesodeurs.

Tuessot,Corydon;Alexisneveutpasdetesprésents;etsilestiens le disputaient à ceux d'Iolas, Iollas ne te cèderait pas.Malheureux,qu'ai-jedit ? Jesuisperdud'amour ; j'aidéchaînél'Auster sur les fleurs, j'ai lancé le sanglier fangeux dans lesclairesfontaines.[60]Ah!quifuis-tu,insensé?Lesdieuxaussiont habité les forêts ; le Troyen Pâris était berger. Que Pallasaimeleshautsrempartsqu'elleabâtis:nous,quelesboisnous

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plaisent par-dessus tout. La lionne à l'oeil sanglant cherche leloup;leloup,lachèvre;lachèvrelascive,lecytiseenfleurs:[65] et toi, Corydon te cherche, ô Alexis ! chacun suit lepenchantquil'entraîne.Vois,lesboeufsramènentlesoclevédela charrue ; et le soleil, qui descend, double les ombrescroissantes : et moi je brûle encore — Est-il quelque répit àl'amour?

Ah!Corydon,Corydon,quelledémenceest latienne?[70]Lavigne, unie à cet ormeau touffu, reste à demi-taillée : que neprépares-tuplutôtquelqueouvrageutileàteschamps?quenetresses-tu le jonc et le flexible osier ? Tu trouveras un autreAlexis,sicetAlexistedédaigne.

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Eglogue3

Ménalque,Damétas,Palémon

Ménalque[1]Dis-moi,Damétas,àquicetroupeau?àMélibée?

DamétasNon;ilestàÉgon,quidepuispeumel'aconfié.

MénalqueOtroupeautoujoursmalheureux!pendantquelejalouxÉgonlanguitauprèsdeNéèra,ettremblequ'ellenemepréfèreàlui,[5]iciungardienmercenairetraitdeuxfoisparheuresesbrebis,épuiselesmères,dérobelelaitauxagneaux.

DamétasSouviens-toi de ménager un peu plus tes reproches. On sait aussi de tesaventures — quand tes boucs te regardèrent de travers… et certain antreconsacréauxnymphes…Maislesnymphesenrirent;ellessontsiindulgentes!

Ménalque[10]Est-cequandellesmevirentcouperd'unefauxenvieuselesarbustesetlesvignesnouvellesdeMycon?

Damétas«Non,c'estquandprèsdecesvieuxhêtrestubrisasl'arcetleschalumeauxdeDaphnis.Méchant,quandtuvisqu'onlesdonnaitàcetenfant,tueneustantdedépit,[15]quesituneluiavaisfaitquelquemal,tuseraismort.

MénalqueQueferont lesmaîtres,sidesesclaves,desfriponssontsiosés?Net'ai-jepasvu, scélérat, dérober traîtreusement un chevreau à Damon ? Mais Lycisqueaboyadetoutessesforces;etcommejecriais:«Oùs'esquivelelarron?[20]Tityre,rassembletontroupeau»;toi,tutecachaisderrièrelesjoncs.

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DamétasQueDamonnemedonnait-illechevreau,prixdelavictoirequemaflûteavaitremportée sur la sienne ? Si tu l'ignores, ce chevreau était àmoi ;Damon enconvenaitlui-même:mais,àl'entendre,ilnepouvaitmeledonner.

Ménalque[25] Toi, vainqueur de Damon ! As-tu seulement jamais eu une flûte à septtuyaux, ignorant, qui n'as jamais su que jeter au vent, dans les carrefours, demisérablesairstirésd'unaigrechalumeau?

DamétasEhbien!veux-tuquetouràtournousnouséprouvionsdanslechant?Tuvoiscettegénisse;nevapasladédaigner:[30]deuxfoiselleselaissetraire,etellenourritencoredeuxveaux:ceseramongage.Disletien,etnouscombattrons.

MénalqueJen'oserais rienrisqueravec toidemontroupeau.J'ai, tu lesais,unpère ; j'aiuneinjustemarâtre,deuxfoisparjourilscomptentmontroupeau,l'unlesbrebis,l'autre leschevreaux, [35]Mais j'aià teproposer,puisque tuesassezfoupourmedéfier,unprix(toi-mêmetul'avoueras)bienau-dessusdutien:cesontdeuxcoupes de hêtre que sculpta lamain divine d'Alcimédon.Une vigne ciselée àl'entour y revêt gracieusement de ses souples rameaux les raisins épandus dupâle lierre. [40]Dans le fond d'une de ces coupes est la figure deConon : etquelle est donc l'autre ?…Dis-moi le nomde cet hommequi, par des lignestracées, a décrit tout le globe de la terre habitée, a marqué le temps de lamoisson,letempspropreàlacharruerecourbée.Jen'aipasencoreapprochécesvasesdemeslèvres;jelesgardeprécieusementenfermés,

DamétasJ'ai,commetoi,dumêmeAlcimédon,deuxcoupes,[45]oùilafaits'entrelaceraux deux anses la molle acanthe : au fond, il a gravé l'image d'Orphée, quesuiventlesforêtsémues:meslèvresnonplusn'enontpastouchélebord;etjelesgardesoigneusement.Mais,auprèsdemagénisse,cescoupesnevalentpasqu'onlesvante.

MénalqueTunem'échapperaspasaujourd'hui;touteslesconditionsquetuvoudras,jeles

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tiens.[50]Queceluiquivientversnousnousécouteseulement.C'estPalémon.Jesauraibient'empêcheràjamaisdeprovoquerquiquecesoit.

DamétasAllons,commence,situveux:jenemeferaipasattendre.Jen'aipasdejugeàécarter.Toi,Palémon,notrevoisin, ilne s'agitpasdepeudechose ; laisse-toipénétrerparnoschants.

Palémon[55] Chantez, enfants, puisque nous sommes assis sur l'herbe tendre. C'est lemomentoùleschamps,lesarbres,oùtoutenfante,oùlesforêtsreverdissent,oùl'année est la plus belle. Commence, Damétas ; toi, Ménalque, tu répondras.Vouschantereztouràtour;lesMusesaimentleschantsalternés.

Damétas[60]Jupiterestlecommencementdetout;toutestpleindeJupiter.C'estparluiquenoschampssontfertiles;ilveutbienaimermesvers.

MénalqueEtmoijesuisaimédePhébus;j'aitoujoursdesprésentsquejeréserveàPhébus,lelaurier,etl'hyacinthesuaveetpourprée.

DamétasGalatéemejetteunepomme,lafolâtrejeunefille![65]etfuitverslessaules;etavantdesecacher,désireêtrevue.

MénalqueMaisilvientdelui-mêmes'offriràmoi,monAmyntas,maflamme:Délien'estpasmaintenantplusconnuedemeschiens.

DamétasJ'aidesprésents toutprêtspourmaVénuscar j'ai remarquéunendroit oùdesramiersontfaitleurnid.

Ménalque[70] J'ai cueilli (c'est tout ce que j'ai pu) dix pommes d'or choisies, je les aienvoyéesaurustiqueenfantquej'aime:demainjeluienenverraidixautres.

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DamétasOquedemotstendresm'asouventditsmaGalatée!Vents,n'enportez-vousrienauxoreillesdesdieux?

MénalqueQuemesert,Amyntas,quedanstonâmetunememéprisespoint,[75]si,tandisquetupoursuislessangliers,moijegardelesfilets?

DamétasIollas, envoie-moi Phyllis ; c'estmon jour natal : toi, quand je sacrifierai unegénissepourmesmoissons,vienstoi-même.

MénalqueJ'aimePhyllisplusquetoutes lesautres ;carelleapleurédemevoirpartir,etellem'aditlongtemps:Adieu,adieu,belIollas.

Damétas[80]Leloupestfunesteauxbergeries,lespluiesauxmoissonsmûres,lesventsauxarbres;àmoilescolèresd'Amaryllis.

MénalqueL'eau est douce aux champs ensemencés, l'arboisier aux chevreaux sevrés, lesaulepliantauxbrebispleines;àmoileseulAmyntas.

DamétasPollion aime ma muse, toute rustique qu'elle est. [85] Déesses du Permesse,nourrissezunegénissepourlepoètequilitsesvers.

MénalquePollionfaitlui-mêmedesversvraimentnouveaux.Muses,nourrissezpourluiunjeune taureau, qui déjàmenacede la corne et qui fasse enbondissant voler lapoussière.

DamétasQueceluiqui t'aime,Pollion,arriveoù ilseréjouitde tevoirparvenu ;que lemielcoulepourlui;quepourluilebuissonépineuxproduisel'amome.

Ménalque

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[90]QueceluiquinehaitpointBaviusaimetesvers,ôMévius!qu'ils'enailleattelerdesrenardsettrairedesboucs!

DamétasVousquicueillezdesfleursetlesfraisesquinaissentàterre,fuyezd'ici,enfants;unfroidserpentestcachésousl'herbe.

MénalquePrenezgarde,mesbrebis,d'allerplusavant;[95]lariven'estpassûre:lebéliersècheencoresatoison.

DamétasTityre,éloignedufleuvemeschèvres:moi-même,quandilenseratemps,jeleslaveraitoutesàlafontaine.

MénalqueEnfants,abritezvosbrebis:silachaleurvientàtarirleurlait,commecesjourspassés,nosmainspresserontenvainleursmamelles.

Damétas[100]Hélas ! quemon taureau estmaigredans cesgraspâturages !Lemêmeamourtueetletroupeauetlepasteur.

MénalqueMes brebis (ce n'est pas l'amour qui en est cause) sontmaigres à laisser voirleursos.Jenesaisquelregardfascinemestendresagneaux.

DamétasDis-moi, et tu seras pour moi un Apollon, en quel endroit de la terre [105]l'espaceducieln'apasplusdetroiscoudéesd'étendue.

MénalqueDisdansquellecontréenaissentdesfleurssurlesquellessontécritsdesnomsderois;etPhyllisestàtoi,àtoiseul.

PalémonIlnem'appartientpasdeprononcerentrevousdansunesigrandelutte.Luiettoivous avez mérité une génisse, vous et tout berger [110] qui chantera les

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redoutablesdouceursoulesamerssoucisdel'amour.Fermezlasource,enfants;lesprairiessontabreuvées.

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Eglogue4

[1]MusesdeSicile,élevonsunpeunoschants.Lesbuissonsneplaisentpasàtous,nonplusqueleshumblesbruyères.Sinouschantonslesforêts,quelesforêtssoientdignesd'unconsul.Ils'avanceenfin,ledernierâgepréditparlaSibylle:[5]jevoiséclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la viergeAstrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne ;déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels. [10]Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant ; avec lui d'abordcesseral'âgedefer,etàlafacedumondeentiers'élèveral'âged'or:déjàrègnetonApollon.Ettoi,Pollion,tonconsulatouvriracette ère glorieuse, et tu verras ces grandsmois commencerleurcours.Partoiseronteffacées,s'ilenresteencore,lestracesdenoscrimes,et la terreserapour jamaisdélivréedesa troplongueépouvante.[15]Cetenfantjouiradelaviedesdieux;ilverraleshérosmêlésauxdieux;lui-mêmeilseravudansleurtroupeimmortelle,etilrégiral'univers,pacifiéparlesvertusdesonpère.

Pour toi, aimable enfant, la terre la première, féconde sansculture,prodiguerasesdonscharmants,çàetlàlelierreerrant,lebaccar[20]etlecolocasemêléauxriantestouffesd'acanthe.Les chèvres retourneront d'elles-mêmes au bercail, lesmamellesgonfléesdelait ;et lestroupeauxnecraindrontplusles redoutables lions : les fleurs vont éclore d'elles-mêmesautourdetonberceau,leserpentvamourir;[25]plusd'herbeenvenimée qui trompe la main ; partout naîtra l'amomed'Assyrie.

Mais aussitôt que tu pourras lire les annales glorieuses deshérosetleshautsfaitsdetonpère,etsavoircequec'estquelavraievertu,onverrapeuàpeulestendresépisjaunirlaplaine,le raisin vermeil pendre aux ronces incultes [30] et, jet de la

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dure écorce des chênes le miel dégoutter en suave rosée.Cependant il restera quelques traces de la perversité desanciens jours : lesnavires irontencorebraverThétisdanssonempire;desmursceindrontlesvilles;lesocfendraleseindelaterre.IlyauraunautreTyphis,unautreArgoportant[35]uneélite de héros : il y aura même d'autres combats ; un autreAchilleseraencoreenvoyécontreunnouvelIlion.

Maissitôtque lesansaurontmûri tavigueur, lenautonier lui-même abandonnera la mer, et le pin navigateur n'ira pluséchangerlesrichessesdesclimatsdivers;touteterreproduiratout.[40]Lechampnesouffrirapluslesoc,nilavignelafaux,et le robuste laboureur affranchira ses taureaux du joug. Lalainen'apprendraplusàfeindredescouleursempruntées:maisle bélier lui-même, paissant dans la prairie teindra sa blanchetoisondessuavescouleursdelapourpreoudusafran;[45]etlesagneaux,toutenbroutantl'herbe,serevêtirontd'uneviveetnaturelleécarlate.Filez,filezcessièclesheureux,ontditàleurslégers fuseaux les Parques, toujours d'accord avec lesimmuablesdestins.

Grandis doncpour cesmagnifiques honneurs, cher enfant desdieux,glorieuxrejetondeJupiter;[50]lestempsvontvenir.

Vois le monde s'agiter sur son axe incliné ; vois la terre, lesmers, les cieux profonds, vois comme tout tressaille de joie àl'approche de ce siècle fortuné. Oh ! s'il me restait d'une vieprolongée par les dieux quelques derniers jours, et assez desouffle encore pour chanter tes hauts faits, [55] je ne melaisserais vaincre sur la lyre ni par le Thrace Orphée, ni parLinus, quoique Orphée ait pour mère Calliope, Linus le belApollonpourpère.Panlui-même,qu'admirel'Arcadie,s'illuttaitavecmoi devant elle, Pan lui-même s'avouerait vaincudevantl'Arcadie.

[60]Enfant,commenceàconnaîtretamèreàsonsourire:quedepeinesluiontfaitsouffrirpourtoidixmoisentiers!Enfant,

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reconnais-la : le fils à qui ses parents n'ont point souri n'estdignenid'approcherdelatabled'undieu,nid'êtreadmisaulitd'unedéesse.

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Eglogue5

Ménalque,Mopsus

Ménalque[1]Pourquoi,Mopsus,puisquenousnous rencontrons ici, toiquisaisenfler lechalumeauléger,etmoichanterdesvers,nenousasseyons-nouspasaumilieudecesormes,entremêlésdecoudriers?

MopsusTuesleplusâgédenousdeux,Ménalque;ilestjustequejet'obéisse;soitquenousnousreposionssouscesombrageschangeantsqueremuentleszéphyrs,[5]soitquenousnousretirionsplutôtdanscetantre.Voiscommelavignesauvageyétalesesgrappeséparses.

MénalqueSurnosmontagnesleseulAmyntasteledisputeraitpourlechant.

MopsusLui!nevoudrait-ilpasl'emportersurPhébuslui-même?

Ménalque[10]Commence,Mopsus,etchante-nousceque tusaisdesamoursdePhyllis,deslouangesd'Alcon,oudelaquerelledeCodrus:commence;Tityregarderanoschevreauxpaissantdanslaprairie.

MopsusJ'ai d'autres vers que je gravai l'autre jour sur la verte écorce d'un hêtre, leschantant,lestraçanttouràtour.J'aimemieuxlesessayerdevanttoi:[15]aprèsceladisàAmyntasdemeledisputerencore.

MénalqueAutant que le saule pliant cède au pâle olivier, l'humble lavande au rosierpourpre, autant, àmon avis,Amyntas cède àMopsus.C'en est assez, enfant ;

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nousvoicidansl'antre.

Mopsus[20] Une mort cruelle avait ravi Daphnis à la lumière ; les nymphes lepleuraient:coudriers,clairesondes,vousfûtestémoinsdeleurdouleur,lorsque,tenant embrassé le misérable corps de son fils, une mère désolée accusait larigueuretdesdieuxetdesastres.

Danscesjours,ôDaphnis,aucunbergernemenasesboeufs,ausortirdespâtis,[25] sedésaltérerdans les fraîches rivières ; ses troupeauxnegoutèrentmêmepasdel'eaudesfleuves,netouchèrentpasàl'herbedesprés.LeslionsmêmesdelaLibye,ôDaphnis,ontgémidetamort;lessauvagesmonts,lesforêtsnousleredisent encore. C'est Daphnis qui nous apprit à atteler au char les tigresd'Arménie;[30]DaphnisquinousappritàconduireleschoeursdeBacchus,àenlacerdepampresgracieuxdesouplesbaguettes.Commelavigneestlaparuredesarbres, lesraisinsde lavigne ;commele taureauest l'orgueildu troupeau,lesmoissonsl'ornementdesgrassescampagnes;demême,ôDaphnis,tul'étaisde nos bergeries. Depuis que les destins t'ont enlevé, [35] Palès elle-même,Apollonaussiaquitténoschamps.Souventdanscessillonsàquinousavionsconfiédesgrainssuperbes,ilnecroîtplusquelatristeivraieettouteslesherbesstériles;àlaplacedeladouceviolette,dunarcissepourpré,s'élèventlechardon,etlaronceauxépinesaiguës.

[40] Jonchez la terre de feuillage, bergers ; couvrez ces fontaines d'ombragesentrelacés:Daphnisveutqu'onluirendeceshonneurs.Élevez-luiuntombeau,etgravez-ycesvers:

«JesuisceDaphnisconnudanslesforêtsetjusquesauxastres,bergerd'unbeautroupeau,moinsbeauqueleberger.»

Ménalque[45]Teschants,divinpoète,sontpournouscequelesommeilsurlegazonestauxmembresfatigués,cequ'aumilieudesardeursdel'étél'eaujaillissanted'unruisseauestàceluiquiyétanchesasoif.Cen'estpasseulementsurlespipeaux,c'estencorepour lavoix,que tuégales tonmaître ;heureuxenfant, tuseras lepremier après lui ! [50] Cependant je veux à mon tour te chanter, comme jepourrai,quelques-unsdemesvers;àmontourjeveuxélevertoncherDaphnisjusqu'auxastres,oui,jusqu'auxastres;moiaussiDaphnism'aima.

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MopsusEst-ilundonplusgrandpourmoi?Letristeenfantestbiendigned'êtrechantépar toi : [55] il y a longtemps que Stimichonm'a vanté les vers que t'inspiraDaphnis.

MénalqueDaphnis,danslessplendeursdelacélestelumière,admireleseuildel'Olympe,sonnouveauséjour;ilvoitsoussespiedslesnuages,etlesastres.Aussiquelsvifstransportsenressententetlesforêts,etlescampagnes,etPan,etlesbergers,etlesjeunesDryades![60] Le loup ne songe plus à tendre des pièges aux troupeaux, le chasseur àsurprendre les cerfs dans ses traîtres lacs ; le bon Daphnis aime la paix. Lesmonts incultes eux-mêmes en poussent jusqu'aux astres des cris de joie ; lesrochers même et les buissons prennent une voix pour dire : « C'est un dieu,Ménalque,c'estundieu!»[65] Sois-nous propice et favorable, ô Daphnis : voici quatre autels ; deuxfument pour toi, Daphnis, deux pour Apollon. Tous les ans je t'offrirai deuxcoupes où écumera un lait nouveau, deux cratères pleins du jus savoureux del'olive : Bacchus surtout égaiera nos rustiques festins ; [70] et, l'hiver, à laflammedufoyer,l'été,àl'ombredesbois,jeverseraiàflotsdansnoscoupesunvindeChio,nouveaunectarpourmoi.DamétasetÉgonchanteronttouràtour,et Alphésibée imitera la danse légère des Satyres. Tels seront à jamais teshonneurs,ôDaphnis!etquandnouscélébreronslafêtesolennelledesnymphes,[75]etquandnouspromèneronslesvictimesautourdenoschamps.Tantquelesanglier aimera le sommetdesmontagnes, lespoissons l'eaudes fleuves ; tantque l'abeille se nourrira de thym, la cigale de rosée, ton nom, ta gloire et tesvertusvivrontdansnoscoeurs.CommeàBacchusetàCérès,[80]leslaboureurst'adresserontleursvoeuxtouslesans;ettoiaussituleslierasparleursvoeux.

MopsusQuelsdons,Ménalque,quelsdonspuis-je t'offrir, en retourdepareils chants?Non,lesoufflenaissantdel'auster,ledouxbruitdesflotsquivontbattrelarivene me charment pas autant, ni les fleuves qui courent entre les rochersmurmurantsdesvallées.

Ménalque[85] Reçois de moi d'abord ce frêle chalumeau : II m'apprit à chanter :

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« Corydon brûlait pour le bel Alexis. » II m'apprit à chanter : « À qui cetroupeau?Est-ceàMélibée?»

MopsusEttoi,Ménalque,prendscettehoulette,[90]précieuseparsesnoeudségaux,etoùbrillel'airain.Antigène,toutaimablequ'ilétaitalors,mel'asouvent,maisenvaindemandée.

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Eglogue6

[1]Mamuselapremièreadaignéredire,ensejouant,lesversdu poète de Syracuse, et n'a pas rougi d'habiter les forêts.J'allaischanterlesroisetlescombats,quandApollon,metirantl'oreille, me dit : « Tityre, un berger [5] doit faire paître sesgrassesbrebis, et chanterdepetits airs champêtres. » Je vaisdonc, puisque assez d'autres, ô Varus, diront à l'envi teslouangesetpeindrontlestristesguerres,jevaisessayerunairchampêtre sur mon chalumeau léger : un dieu me l'ordonneainsi.Maisceshumblesvers,ôVarus,[10]siquelqu'unleslitetqu'ilslecharment,ilentendranosbruyères,ilentendranosboisrésonnerdetonnom.Est-ilriendesiagréableàPhébus,quelapagequis'estdécoréedunomdeVarus?Muses, continuez. Chromis et Mnasyle, deux bergers, deuxenfants,trouvèrentunjourSilèneendormidansunantre.[15]Ilavait,commetoujours,lesveinesenfléesduvindelaveille.Sacouronnetombéedesatêteétaitloindelui,etdesamain,quienavaitusél'anse,pendaitencoreunvasepesant.Souventlevieillard leuravait faitespérerseschants ; toujours il lesavaittrompés : ils se jettent sur lui, et le lient avec ses propresguirlandes.[20]Églésurvient;Églé,laplusbelledesnymphes,encourage les timides bergers et leur prête secours ; et, aumomentquelevieillardouvrelesyeux,elleluirougitlefrontetlestempesdujussanglantdelamûre.Lui,riantdubadinage:«Pourquoicesnoeuds,enfants?leurdit-il.Dégagez-moi;c'estassez d'avoir pu me surprendre. [25] Les chants que vousvoulezdemoi,vousallezlesentendre:àvousmeschants;àcelle-cijeréserveuneautrerécompense.»Ildit;ilvachanter.AlorsvouseussiezvulesFaunesetlesbêtessauvagesaccourirencadenceetsejouerautourdelui,etleschêneseux-mêmesbalancer leurs cimes émues. Les rochers du Parnasse ne seréjouissentpasautantdesaccentsd'Apollon ; [30] leRhodopeetl'Ismaren'admirentpasautantOrphée.

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Silène chanta comment s'étaient pressés, confondus dans levideimmense,lesélémentsdelaterre,del'air,delamer,etdufeu liquide ; comment ils donnèrent naissance à toute chose,comment le monde encore tendre se forma de ces germesféconds ; [35] comment le sol commença à durcir, et à seséparer des eaux reçues dans le sein desmers ; comment lamatièrerevêtitpeuàpeudesformesdiverses.IIditlespremiersfeuxdu soleil, et la terreétonnéede levoir luire ; lesnuagesmontantauplushautdesairsetretombantenpluies,lesjeunesforêts levant leurs fronts sauvages, [40]et lesanimauxerrantenpetitnombresurlesmontsinconnus.

Il dit les pierres jetées par Pyrrha, le règne de Saturne, lesvautoursduCaucase,etlevoldeProméthée;Hylasperdusousl'onde,etqu'appelaientenvainsescompagnons;Hylas,Hylas,que redemandaitau loin la rive. [45]Heureuse,hélas ! s'iln'yeût jamais eu de troupeaux, Pasiphaé, il plaint ton déplorableamour pour un taureau blanc comme la neige. Ah ! viergeinfortunée, quel délire t'a emportée ! Les Proétides remplirentles campagnes de faux beuglements ;mais aucune d'elles nes'abandonna [50] aux honteux hyménées des troupeaux,quoiqu'ellescraignissent le jougpour leurtête,etquesouventelles cherchassent des cornes sur leur front uni. Ah !malheureuseamante, tuerresmaintenantsur lesmontagnes ;etlui,couchésurlamollehyacinthe,oùs'étalelablancheurdesesflancs, il ruminedevertesherbessous l'ombrenoired'uneyeuse, [55] ou poursuit quelque génisse dans un grandtroupeau. Fermez, nymphes de Crète, fermez les issues desforêts!peut-êtres'offrirontàmesyeux les tracesvagabondesdu taureau que j'aime ; peut-être aussi que, charmé par lesverts pâturages, ou que suivant un troupeau, [60] quelquegénisse l'attire vers les étables de Gortyne. Alors il chante lajeunefilleéblouiedespommesd'ordujardindesHespérides;ilenveloppe d'une écorce amère et moussue les soeurs dePhaéton,s'élevantdelaterredanslesairsenhautspeupliers.

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II chanteGallus, errant sur les bords du Permesse : [65] il ditcomment une des neuf soeurs le conduisit sur le sommet del'Hélicon, et comment devant lui se leva tout le choeurd'Apollon;commentlebergerLinus,lefrontcouronnédefleursetd'acheamère, luiditd'unevoixdivine :«ReçoisdesmainsdesMusesceschalumeaux,[70]qu'ellesdonnèrentautrefoisauvieillardd'Ascra;quandilentiraitdesaccords,lesormesémus,descendaientdesmontagnes.Dis-noussurceschalumeauxlesoriginesdelaforêtdeGrynée;etque,chantépartoi,iln'yaitaucunboissacrédontApollonseglorifiedavantage.»

QuenechantapasSilène? IIdit les fureursdeScylla, filledeNisus ; [75] les monstres aboyants qui entouraient ses flancsd'albâtred'unehorrible ceinture ; commentelle tourmenta lesvaisseauxd'Ulysse,précipita sescompagnons tremblantsdansl'abîmeprofonddesmers,hélas!etleslivraàladentdévorantede ses chiens. II dit Térée et sa triste métamorphose, quelsfunestes mets lui prépara Philomèle ; [80] comment, nouveloiseau, ils'enfuitdans lesdéserts ;comment,avantdefuir, lemalheureuxvoltigeaau-dessusdesonpalais.

Enfin,touslesbeauxchantsd'Apollonqu'écoutajadis l'Eurotasravi, et qu'il fit retenir à ses lauriers, Silène les redit ; et leséchos des vallons les renvoient jusqu'aux astres. [85] MaisVesper, se levant, ordonne aux deux bergers de pousser versl'étableleursbrebisrassemblées,etdelescompter,etl'Olympevoitàregrets'avancerlanuit.

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Eglogue7

Mélibée,Corydon,Thyrsis

Mélibée[1] Daphnis s'était assis par hasard sous le feuillage murmurant d'un chêne ;CorydonetThyrsisavaientpousséversluileurstroupeauxrassemblés,Thyrsissesbrebis,Corydonseschèvresauxmamellestraînantes:tousdeuxdel'Arcadieetdanslafleurdesans,[5]tousdeuxégauxdansl'artdechanteretderépondreauxchants.Là, tandis que je défendais du froid mes tendres myrtes, le chef de montroupeau, lebouc, s'égara.Enmême temps j'aperçoisDaphnis, qui,mevoyantaussi,medit:«Viensici,Mélibée,viensvite;tonboucetteschevreauxsontensûreté ; [10] et si tu as quelque loisir, repose-toi à l'ombre près de moi. Tesboeufs viendront d'eux-mêmes par le pré boire en ces eaux : ici le verdoyantMinciusestceintdetendresroseaux,etlesabeillesbourdonnentsouscechênesacré.»Quefaire?Jen'avaisaulogisniPhyllis,niAlcippe,[15]pourrenfermerdanslabergeriemesagneauxnouvellementsevrés:maisunsigrandcombat!CorydoncontreThyrsis !Cependant je laissaipour leurs jeuxmesaffairessérieuses. Ilscommencèrentdoncàchantertouràtour;lesMusesvoulaientquetouràtourilsdisentleursvers.[20]Corydonchantaitlepremier,etThyrsisrépondaitdansunordrepareil.

CorydonNymphesdeBéotie,vousque j'aime,donnez-moidechanterdesvers telsqueceuxquevousinspirâtesàmoncherCodrus;ilsapprochentdeceuxd'Apollon:ou,sijenepeuxleségalertous,quemaflûterebelledemeuresuspendueàcepinsacré.

Thyrsis[25]Bergersd'Arcadie,couronnezdelierreunpoètegrandissant,etqueCodrusencrèvededépit;ous'ilmeloueàm'endégoûter,ceignezmatêtedebaccar,depeurquesalangueenvieuseneportemalheuraupoètefutur.

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CorydonDiane,lepetitMiconvousoffrecettetêtevelued'unsanglier,[30]etlavivanteramure d'un cerf : si ma chasse est toujours aussi heureuse, votre image, dumarbrelepluspoli,s'élèveraparmesmains,chaussantlecothurnedepourpre.

ThyrsisPriape, je t'offre tous les ans unvasepleinde lait, et ces gâteaux ; c'est assezattendredemoi:tueslegardiend'unsipauvrejardin![35]Jusqu'àprésentjet'ai fait de marbre, c'est tout ce que j'ai pu : mais si mes brebis sont bienfécondes,tuserasd'or.

CorydonFille de Nérée, charmante Galatée, plus douce à mes sens que le thym del'Hybla,plusblanchequelestitanes,plusbellequelelierreblanc,dèsquemestaureauxserontrevenusdupâtisàl'étable,[40]situasquelquebontépourtonCorydon,viensàlui.

ThyrsisEt moi, je veux bien te paraître plus amer que les herbes de Sardaigne, plushérisséquelehoux,plusvilquel'alguerejetéeparlesmers,sicejourloindetoinem'estpasdéjàpluslongqu'uneannée.Allez,mestaureaux,vousn'avezpasdehonte!c'estassezpaître,allezàvosétables.

Corydon[45]Fontainesmoussues,herbeplusmollequelesommeil,vertsarbrisseauxquilescouvrezd'uneombrerare,défendezmontroupeaudesfeuxdusolstice.Voicivenirlasaisonbrûlante,etdéjàlavigneréjouieenflesesbourgeons.

ThyrsisDansmacabanebrillentlefoyeretlatorcherésineuse;j'yaitoujoursgrandfeu,[50]et laporteenest sanscessenoirciepar la fumée.Là,nousnoussoucionsautant du souffle glaçant de Borée, que le loup du nombre des agneaux, untorrentdesarive.

CorydonJ'ai ici le genièvre et la châtaigne hérissée ; les fruits tombés sous les arbresjonchent partout la terre ; [55] tout rit aujourd'hui :mais si le belAlexis s'en

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allaitdecesmontagnes,onverraitlesfleuveseux-mêmessetarir.

ThyrsisNoschampssontarides;l'airembraséfaitmourirnosherbesaltérées;Bacchuslui-mêmeenvieànoscoteauxlespampresqui lesombrageaient :maisquemaPhyllisrevienne,ettoutleboisreverdira,[60]etlescieuxdescendrontenpluiefécondesurnoscampagnes.

CorydonLepeuplierestagréableàHercule,lavigneàBacchus,lemyrteàlabelleVénus,le laurieràApollon.Phyllisaimelescoudriers : tantquePhyllis lesaimera, lemyrtenel'emporterapassurlescoudriers,nonplusquelelaurierdePhébus.

Thyrsis[65]Le frêne embellit nos forêts, le pinnos jardins, le peuplier les fleuves, lesapin les hautes montagnes : mais si tu viens, beau Lycidas, me voir plussouvent,lefrênedansnosforêts,lepindansnosjardinslecéderontàtoi.

MélibéeJemesouviensdecesvers,etqueThyrsisdisputavainementlavictoire:[70]et,depuiscetemps-là,Corydonesttoujourspourmoisanségal.

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Eglogue8

DamonetAlphésibée[1] Je dirai les chants et le combat des bergers Damon etAlphésibée : la génisse charmée oublia pour les entendrel'herbe des prairies ; les lynx s'arrêtèrent, saisis de leursaccords;lesfleuvessuspendirentleurscours,etsereposèrent:[5]jediraileschantsdeDamonetd'Alphésibée.Illustre Pollion, soit que tu franchisses déjà les rochers duTimave,soitquetucôtoyeslesrivagesdelamerIllyrienne,neviendra-t-il jamaisce jour,où ilmeserapermisdechanterteshauts faits ? Me sera-t-il jamais permis de répandre dans lemonde entier [10] tes vers, les seuls dignes du cothurne deSophocle ? Ma muse a commencé par toi, par toi ma musefinira:reçoiscesverscomposéspartonordre,etsouffrequecelierres'enlacesurtonfrontavecleslauriersdelavictoire.Lesfroidesombresdelanuits'étaientretiréesdescieux;[15]c'était l'heure où la rosée est la plus agréable aux troupeaux.Damon,appuyésurleboispolidel'olivier,préludaainsi:

Damon«Parais,étoiledumatin,et,prévenantlejour,ramènesadoucelumière : trompé dansmon amour par la perfide Nysa, jemeplains d'elle ; et quoiqu'il ne m'ait rien servi d'avoir pris lesdieuxàtémoin,[20]mourantjelesinvoqueencoreàmonheuredernière.Commenceavecmoi,ômaflûte,commencedesaccordsdignesduMénale.LeMénaleatoujoursdesforêtsmélodieuses,desvoixdanssespins;ilentendsanscesselesbergerschantantleursamours,etPanquilepremiernelaissapaslespipeauxlanguirinutiles.[25]Commenceavecmoi,ômaflûte;commencedesaccordsdignesduMénale.NisaaMopsus:amants,quen'espérons-nouspas?Onvavoir

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les griffons s'unir aux cavales, et désormais les daims timidesirontavec leschienssedésaltérerà lamêmesource.Prépare,Mopsus, de nouveaux flambeaux ; on te donne une épouse ;[30]mari,répandslesnoix:pourtoiVesperabandonnel'Oeta.Commenceavecmoi,ômaflûte,commencedesaccordsdignesduMénale.ONysa,biendigned'untelépoux,tandisquetunousméprisestous,quemaflûte,quemeschèvrestedéplaisent,quetuhaismessourcilshérissés,malonguebarbe,[35]crois-tuqu'iln'estpointdedieuquisemêledeschoseshumaines?Commenceavecmoi,ômaflûte,commencedesaccordsdignesduMénale.Je t'ai vue, toi enfant, et ta mère (je vous conduisais toutesdeux),cueillirdansnosjardinsdespommeshumidesderosée:ma douzième année commençait ; [40] et déjà je pouvaisatteindrede terreaux fragiles rameaux. Je tevis, jebrûlai,unfunestedélireemportamessens.Commenceavecmoi,ômaflûte,commencedesaccordsdignesduMénale.Maintenantjesaiscequec'estquel'amour;ilestnédesdursrochers de l'Ismare, du Rhodope, chez le Garamante, auxextrémitésdelaterre;[45]cetenfantn'ariendenous,riendenotresang.Commenceavecmoi,ômaflûte,commencedesaccordsdignesduMénale.LecruelAmoura forcéunemèreàsouillersesmainsdusangde ses propres enfants : et toi aussi, ômère, tu fus cruelle :mais qui des deux le fut davantage ? [50] Oui, l'Amour futcruel;ettoi,ômère,tulefusaussi.Commenceavecmoi,ômaflûte,commencedesaccordsdignesduMénale.Que le loupmaintenant fuie les brebis ; que les chênes dursportentdespommesd'or;quelenarcissefleurissesurl'aune;que les bruyères distillent de leur écorce l'ambre onctueux ;[55] que les hiboux le disputent aux cygnes ; que Tityre soitOrphée,Orphéedanslesforêts,Arionparmilesdauphins.Commenceavecmoi,ômaflûte,commencedesaccordsdignes

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duMénale.Oui,quetoutdevienneOcéan.Adieu,forêts;jevais,duhautdela roche aérienne, me précipiter dans les ondes. [60] Nysa,reçoiscedernierhommaged'unamantquimeurtpourtoi.Omaflûte,cessetesaccordsdignesduMénale.»Ainsi chanta Damon : Muses, dites-nous ce que réponditAlphésibée;tousnepeuventpastoutdire.

Alphésibée« Apporte de l'eau, Amaryllis, et pare ces autels de mollesbandelettes;[65]brûlelagrasseverveineetl'encensmâle:jeveux essayer par un sacrifice magique de tirer de leur lâchetiédeur lessensdemonamant:oui, jen'aiplusqu'àrecourirauxenchantements.Ramènede lavilleences lieux, charmepuissant, ramène-moiDaphnis.Les magiques paroles peuvent faire descendre Phébé descieux ; [70] par elles, Circé transforma les compagnonsd'Ulysse:lefroidserpent,danslesprés,meurtbriséparlavoixenchanteresse.Ramènede lavilleences lieux, charmepuissant, ramène-moiDaphnis.D'abord j'entoure ton image de trois bandeaux de diversescouleurs,[75]etjelapromènetroisfoisautourdecetautel:lenombreimpairplaîtauxdieux.Ramènede lavilleences lieux, charmepuissant, ramène-moiDaphnis.[80]Commecetteargiledurcit,commecettecireseliquéfieaumêmebrasier,queDaphnisressentelesmêmeseffetsdemonamour. Jette cette pâte ; brûle avec le bitume ces fragileslauriers.LecruelDaphnismebrûle,qu'ilbrûleencelaurier.Ramènede lavilleences lieux, charmepuissant, ramène-moiDaphnis.[85]Lagénisse,lassedechercherdanslesboisetdecollineencollineunjeunetaureau,tombesurl'herbeverdoyanteaubordd'unruisseau,et,perdued'amour,nepensepasquetanuit larappelle à l'étable : que Daphnis soit possédé pourmoi de la

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mêmeardeurincurableetdélaissée.[90]Ramènedelavilleenceslieux,charmepuissant,ramène-moiDaphnis.Voici les dépouilles qu'autrefois le perfide m'a laissées, chersgagesdesonamour;terre,jelesdéposedanstonseinsousleseuilmême;ilsmesontgarantsduretourdeDaphnis.Ramènede lavilleences lieux, charmepuissant, ramène-moiDaphnis.[95] Ces herbes, ces poisons cueillis dans les campagnes duPont, c'est Méris lui-même qui me les a donnés : ils naissentinnombrablesdans le Pont. Par leur vertumerveilleuse, j'ai vusouventMéprisdevenirloupets'enfoncerdanslesbois;jel'aivu faire sortir les mânes de leurs tombeaux ; je l'ai vutransplanterdesmoissonsd'unchampdansunautre.[100]Ramènedelavilleenceslieux,charmepuissant,ramène-moiDaphnis.Amaryllis, porte ces cendres hors de lamaison ; jette-les par-dessustatêtedans leruisseau,etneregardepasderrièretoi.C'estavectoutescesarmesquej'attaqueraiDaphnis:maisilserit,l'infidèle,etducharmeetdesdieux!Ramènede lavilleences lieux, charmepuissant, ramène-moiDaphnis.[105] Vois, tandis que je tarde à l'emporter, cette cendre ad'elle-mêmeenveloppé l'autelde flammestremblotantes :bonprésage ! Mais qu'entends-je ? Hylax aboie sur le seuil : Lecroirai-je!Oulesamantsseforgent-ilsdessongesàplaisir?Cessez,charmespuissants,Daphnisrevientdelaville;cessez,voiciDaphnis.

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Eglogue9

Lycidas,Méris

Lycidas[1]Oùvas-tu,Méris?suis-tulechemindelaville?

MérisO Lycidas, nous devions donc vivre assez pour voir ce triste jour que nousn'avions jamais craint, ce jour où un étranger, possesseur de nos terres, devaitnous dire : « Ces champs sont à moi ; anciens habitants, partez.» [5] Ainsi,abattusetdésolés,puisquelesortbouleversetout,envoyonsaunouveaumaîtreceschevreaux.Queceprésentluisoitfatal!

LycidasJ'avais pourtant ouï dire que, de l'endroit où ces collines commencent às'abaisser,etàdescendreverslaplaineparunedoucepente,jusqu'àceseauxetjusqu'à ces vieux hêtres à la cime déjà brisée, tout le terrain [10] avait étéconservéàvotreMénalqueparnosmaîtres,charmésdesesvers.

MérisTul'avaisouïdire,etc'étaitlebruitcommun;maisnosvers,cherLycidas,ontautant de force, au milieu des traits de Mars, que les colombes de Chaonie,quandl'aiglefondsurelles.[15]Siducreuxd'unchêneunecorneillenem'eûtavertiàgaucheden'avoirpasdenouveauxdémêlésavecnosvainqueurs,nitonMéris,niMénalquelui-même,nevivraientplus.

LycidasAh,quelqu'unpouvait-il se charger d'un si grand crime ?Avec toi,Ménalque,nouseûtdoncété raviedumêmecoup ladouceurde tes chants !Si tun'étaisplus, qui chanterait les nymphes ? [20] qui répandrait sur la terre les herbesfleuries?quicouvriraitnosfontainesdevertsombrages?Quelautreeûtfaitcesversque l'autre jour tedérobaitmamémoire, lorsque tupartaispourallervoirAmaryllis,nosdélices?

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« Tityre, fais paître jusqu'à mon retour, je ne vais pas loin, fais paître meschèvres:mène-lesdupâtisàlarivière,Tityre,et,enlesconduisant,[25]prendsgardeàcebouc;ilfrappedelacorne.»

MérisJ'aime encore mieux, tout imparfaits qu'ils sont, ces vers qu'il chantait pourVarus:«OVarus,pourvuqueMantouenousreste,Mantoue,hélas!tropvoisinedelamalheureuse Crémone, nos cygnes élèveront en mélodieux accents ton nomjusqu'auxastres.»

Lycidas[30]PuissenttesabeillesfuirlesifsempestésdelaCorse!puisselelaitgonflerlesmamellesde tesvachesnourriesdecytise!Maischante-moiquelquesversencore,situensais.EtmoiaussilesMusesm'ontfaitpoète:j'aimeschansonsaussi;nosbergersdisentquejesuispoète;maisjenelescroispoint.[35]Carilmeparaîtquejen'aipasencoredeversquisoientdignesdeVarusoudeCinna;viloison,jemêlemesaigrescrisauxchantsmélodieuxdescygnes.

MérisÉcoute,Lycidas:jetâchederetrouver,sijelepuis,dansmonespritcertainsvers—ilsnesontpassiméprisables.«Viens,ôviens,maGalatée!quelsjeuxtepeuventretenirsousl'onde?[40]Icic'estleprintempsvermeil;icilaterrerépandmilleetmillefleurssurlesbordsdesfleuves;icilepeuplierblancsepenchesurmonantre,etlesvignesflexibless'y entrelacent en frais berceaux. Viens, et laisse les flots en fureur battre lesrivages.»

LycidasEtcesautresversquejet'aiunefoisentenduchanterseul,dansunebellenuit;[45]jerediraisl'air,sijemesouvenaisdesparoles.« Pourquoi, Daphnis, contemples-tu le lever des antiques étoiles ? vois-tus'avancerdanslescieuxl'astredeCésar,dupetit-filsdeVénus?astreheureux,sous lequel la moisson se réjouira de mûrir, la grappe va se colorer sur noscoteaux aux feuxdumidi. [50]Plantedespoiriers,Daphnis ; tes petits-fils encueillerontlesfruits.»

Méris

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Letempsemportetout,mêmel'esprit:jemesouviensqu'enfantjenefinissaisdechanter qu'avec les soleils des longs jours : comment ai-je oublié tant dechansons?mavoixmêmes'enva:quelquelouplepremierauravuMéris:[55]MaistuentendrasassezsouventmesversdelabouchedeMénalque.

LycidasVainsprétextes!Méris,tumefaislanguirdanscettedouceattente.Etpourtantlameraplaniesetaitcommepourt'écouter,vois,ettouslesmurmuresdel'airsonttombés :nousavons fait lamoitiédenotre route, [60]etdéjàapparaîtdans lelointain le tombeau de Bianor. Arrêtons-nous ici, Méris, où tu vois ceslaboureurs émonder un épais feuillage ; chantons ici, et mets à terre teschevreaux : nous arriverons assez tôt à la ville : ou, si nous craignons que lapluie ne s'amassant dans la nuit ne nous surprenne, chantons en poursuivantnotre route ; elle en sera moins longue. [65] Pour que nous marchions enchantant,jetesoulageraidecefardeau.

MérisEnfant,laisselàleschants;l'heurenouspresse;allons,quandMénalqueseraderetour,nouschanteronsplusàl'aise.

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Eglogue10

[1] Permets, ô Aréthuse, ce dernier effort à ma musechampêtre.QuemoncherGallusaitdemoipeudevers,maisdesversquisoientlusdeLycoriselle-même:quirefuseraitdesversàGallus?Ainsipuissetononde,coulantsous les flotsdeSicile, [5] ne se mêler jamais avec l'onde amère de Doris !Commençons,etchantonslesmalheureusesamoursdeGallus,tandis que mes chèvres camuses brouteront les tendresarbrisseaux.Icirienn'estsourdànoschants,j'entendsdéjàlesforêtsmerépondre.Quels bois, ô Naïades, quelles forêts vous cachaient à lalumière,[10]quandGallussemouraitd'unindigneamour?Carni les sommets du Parnasse ni ceux du Pinde ne vousretenaient, ni les claires eaux d'Aganippe. Les lauriers lepleurèrent;ilfutaussipleurédesbruyères:leMénalecouronnéde pins le pleura, quand il le vit gisant sous ses rocherssolitaires;[15]leLycéeaussis'attendrit,etsescrêtesglacées:autour du berger sont ses brebis, ses brebis elles-mêmessensiblesàsesmaux.Nevapasdédaignerlestroupeaux,divinpoète!LebelAdonisaussimenapaître desbrebis le longdes fleuves. Les bergers,lesbouviersauxpas tardifs, tousaccoururent ; [20]Ménalquevint, que mouillait encore le gland d'hiver ramassé dans lesbois.Toustedemandent:«Pourquoicetamour?»Apollonvint, et tedit : «Gallus,quelle folieest la tienne?Taflamme,taLycorissuitlespasd'unautreàtraverslesneiges,àtraversleshorreursdescamps.»Sylvain parut aussi, [25] le front ceint d'une couronnechampêtre,agitantdes tiges fleuriesetdegrands lis.Panvintaussi,Pan,dieud'Arcadie;nousvîmesnous-mêmessonvisagedivin,querougissaientl'hièblesanglanteetlecarpin:«Quandfinirontcesplaintes,dit-il?L'Amournes'enmetpasenpeine;

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lecruelAmourneserassasiepointdelarmes,nonplusquelesprésd'eau;[30]lesabeillesdecytise,leschèvresdefeuillage.»Mais le triste Gallus leur répondait : « Vous direz pourtant,Arcadiens, vous les seuls habiles à chanter, vous direz mestourments à vos montagnes. O que mes os reposerontmollement,si,votre flûteun jour reditmesamours ! [35]Quen'ai-jeétél'undevous?quen'ai-jeougardévostroupeaux,ouvendangé avec vous la grappe mûre ! Soit que j'eusse brûlépour Phyllis, soit que j'eusse aimé Amyntas (qu'importequ'Amyntasaitleteinthâlé?lesviolettessontbrunes,etbruneestl'airelle),[40]ilseraitcouchéprèsdemoientrelessaulesetsousdespampres verts : Phyllisme tresserait des guirlandes,Amyntasmechanteraitsesairs».«Icisontdefraîchesfontaines,ici,Lycoris,demollesprairies,icides bois : ici je vivrais, je finiraismes jours avec toi.Mais unamourinsenséteretient loindemoi,[45]aumilieudesarmesdu cruel Mars, des traits homicides, des ennemis menaçants.Loin de ta patrie (ah, que n'en puis-je douter ?) tu affrontesseuleetsansmoi,cruelle,lesneigesdesAlpesetlesfrimasduRhin ! Ah, que les froids ne te blessent pas ! que les âpresglaçonsnedéchirentpastespiedsdélicats!»[50]«J'iraiparmilesbergers;etlesversquej'airenouvelésdupoètedeChalcis,jelesmoduleraisurlechalumeaudupoètedeSicile.C'enestfait;jeveux,cachédanslesforêts,aumilieudesrepaires des bêtes farouches, y souffrir seul, et graver mesamours sur l'écorce des tendres arbres : ils croîtront, vouscroîtrezaveceux,mesamours.»[55] « Cependant j'irai, me mêlant aux nymphes, fouler lessommetsduMénale,etjepoursuivrailessangliersimpétueux:les frimas lesplus rigoureuxnem'empêcherontpasde cerneravecmameute les forêts dumont Parthénius : il me sembledéjà courir à travers les rochers et les bois retentissants :nouveauParthe, j'aimeàdécocher [60] la flèche cydonienne :comme si c'étaient là des remèdes à mon incurable amour ;comme si le cruel Amour savait s'attendrir aux maux desmortels!DéjàlesHamadryades,déjàleschantsnemeplaisentplus ; et vous aussi, forêts, adieu : mes rudes travaux ne

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pourraientvaincrel'invincibleAmour;[65]non,quandmêmejeboirais les eaux glacées de l'Hèbre, quand au fort des hiverspluvieuxj'endureraislesneigesdelaSithonie;quandmême,àl'heureoù l'écorcedesséchéedesgrandsormeauxmeurt sousles feuxdumidi, je conduiraismesbrebis dans les plainesdel'Éthiopie,brûléespar leCancer : l'Amour soumet tout ; et toiaussi,cèdeàl'Amour.»[70]Muses,c'estassez:voilàlesversquechantaitvotrepoète,tandisqu'assissurlegazon,iltressaitlejoncassoupli:relevez-lesauxyeuxdeGallus, deGalluspourquima tendresse croîtautantchaquejour,quechaquejour,auprintemps,croissentlestigesverdoyantesdel'aune.[75] Levons-nous ; l'ombre est nuisible à ceux qui chantent,l'ombre du genévrier surtout ; l'ombre aussi est nuisible auxmoissons. Allez à la bergerie, ô mes chèvres, vous êtesrassasiées;voicivenirlesoir,allez,meschèvres.

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LESGÉORGIQUESVirgile

(-29avtJ.C.)Traduction:AugusteDesportes

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Présentation

Cette traduction française est celle d’Auguste Desportes(1846).

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Tabledesmatières

PrésentationLivreI:LelabourageLivreII:LesarbresetlavigneLivreIII:LestroupeauxLivreIV:Lesabeilles

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LivreI:Lelabourage

Jevaischanterl'artquiproduitlesriantesmoissons;jedirai,ôMécène,sousquelastreilconvientdelabourerlaterre,etdemarier la vigne à l'ormeau ; quels soins il faut donner auxbœufs,àlaconservationdestroupeaux,etquellesageindustriefait prospérer l'abeille économe. Brillants flambeaux del'univers,vousquidirigezdans lescieux lamarchede l'année,Bacchus,ettoi,bienfaisanteCérès,jevousinvoque,s'ilestvraique grâce à vous les humains aient remplacé le gland deChaonieparl'épinourricier,etmêlépourlapremièrefoislejusde la grappe avec l'eau de l'Achéloiis. Et vous, divinitéstutélaires des champs, Faunes, Dryades, venez ensemble,accourezàmavoix:cesontvosbienfaitsquejechante.Ettoi,qui du sein de la terre ébranlée par ton trident, fis sortir uncoursier frémissant,ôNeptune,entendsmavoix ;et toiaussi,divin habitant des bois, Aristée, pour qui trois cents jeunestaureaux,blancscommelaneige,broutentlevertfeuillagedesbuissonsdanslesgrassescampagnesdeCée.Ettoi-même,dieude Tégée, Pan, qui protèges nos brebis, abandonne pour unmoment lesboispaternels, les forêtsduLycée,etsi leMénalet'est cher encore, viens et soismoi favorable.Minerve, qui fisnaître le pacifique olivier; toi, jeune homme qui inventas lacharruerecourbée;Silvain,quiportesdanstesmainsletendrerameaud'uncyprèsdéraciné;voustous,dieuxetdéesses,quiveillezsurnoschamps,qui fécondez lesgermesdesnouvellessemences, et qui leur versez du haut des cieux des pluiessalutaires,jevousinvoqueaussi.Et toi enfin, César, dont nous ignorons quel sera bientôt le

rangdansleconseildesdieux,soitquetuveuilleshonorernosvilles et nos campagnes de tes regards et de tes soins, etrecevoir,commedispensateurdesfruitsdelaterreetsouverainrégulateur des saisons, le tribut d'hommages que l'universentierterendraenceignanttonfrontdumyrtematernel ;soit

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que tu préfères régner sur les vastes mers, qu'à toi seuls'adressent les prières des nautoniers, qu'aux extrémités del'Océan Thulé te soit soumise, et que Téthys ne croie pasacheter tropcher l'honneurde t'avoirpourgendreen t'offranttout l'empire des ondes ; soit que, nouvel astre d'été, tu teplacesparmiceuxquiprésidentaux longsmois,entreÉrigoncet le brûlant Scorpion, qui déjà retire devant toi ses serresenflamméesettecèdeleplusgrandespacedescieux;quellequesoitenfinlaplacequit'attenddansl'Olympe(carlesEnfersn'oseraient se flatter de t'avoir jamais pour roi ; et jamais letristeempiredesmortsnepourratentertonambition,bienquela Grèce vante les merveilles des champs Elysées, et queProserpinerésisteauxprièresdesamèrequilaredemande),ôCésar, rends facile à mes pas la carrière où je vais entrer ;favorised'unregardmonaudacieuseentreprise,et,prenantenpitiénoslaboureurségarés,daignelesguideravecmoidanslesroutesnouvellesquej'ouvreàleurignorance,etaccoutume-toidèsàprésentàt'entendrenommerdansnosvœux.Lorsque,auretourduprintemps,laneigesefondets'écoule

du haut desmontagnes longtemps blanchies, lorsque la terreamollie cède à la douce haleine des Zéphyrs ; que dès cemoment le taureau commence à gémir sous le joug de lacharrue,etquelesoc,rouilléparunlongrepos,sorteluisantdusillon. Une terre répond enfin aux vœux de l'avide laboureur,quand elle a deux fois subi les rigueurs de l'hiver, deux foiséprouvé les chaleurs de l'été ; c'est alors seulement qu'il voitsesgrenierscroulersouslepoidsdesesimmensesrécoltes.Mais avant que le soc ouvre le sein d'une terre inconnue,

sache quels vents y règnent, quelle est la température duclimat, quels sont les procédés de culture consacrés par latraditionouconseillésparlanaturedusol;sacheenfinquellesproductionsleterrainadoptevolontiersourefusededonner.Iciles moissons viennent plus heureusement ; là ce sont lesvignes;ailleurslesarbresfruitiersetlesherbagescroissentetverdissentsansculture.AinsituvoisqueleTmolenousenvoieson safran, l'Inde son ivoire, la molle Arabie son encens, lesChalybes aux bras nus leur fer, le Pont l'onguent précieux de

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ses castors, et l'Epire ses cavales qui viennent disputer lespalmes d'Olympie. Telles sont les lois éternelles, telle estl'immuable constitution que, dès le principe, la nature imposapour toujours à chaque climat, alors que Deucalion, pourrepeupler le monde désert, jeta ces pierres fécondes d'oùnaquirentleshommes,raceinfatigable.Al'œuvredonc!etque,dès les premiers jours de l’année, tes vigoureux taureauxretournent les terres grasses, et quo l'été sec et poudreuxpénètreetcuisedeses feux lesmottesétenduesausoleil.Si,au contraire, le terrain est sec par lui-même, il suffira qu'auleverde l'Arcture le soc l'effleured'un léger sillon : ainsi dansles terrains gras les herbes parasites n'étoufferont pas lesjoyeusesmoissons;ainsileterrainmaigreconserveralepeudesucdontilesthumecté.Laisseensuitesereposer teschampsmoissonnés,etque la

terre pendant un an se raffermisse ; du moins n'y sème denouveau le froment qu'au retour de la saison, et après avoirrecueillisurceterrainunerécoltedepois,devescelégère,delupins aux frêles chalumeaux, fragile et bruyante forêt delégumesrésonnantdansleurcossetremblante;maisgarde-toid'y semer l'avoine, le lin et le pavot chargé des vapeurs duLéthé : ils dessèchent, ils brûlent la terre qui les reçoit.Cependantellepeutlessupporterdedeuxannéesl'une,pourvuquetuneterefusespasàréparerpard'abondantsengraistonchamp épuisé, et à lui rendre sa première vigueur en lecouvrantdesselsvivifiantsde lacendre.Ainsi se reposent leschampspar leseulchangementdeproductions,etpendantcetemps-làlaterrerestéesansculturenerestepastoutefoissansutilité.Souventilestbondemettrelefeuàunchampstérileetde

livrerlechaumelégerauxflammespétillantes:soitquelaterrereçoive de cet embrasement une énergie secrète et denouveaux aliments ; soit que le feu la purge de ses principespernicieux, et la débarrasse d'une surabondance d'humidité ;soit que la chaleur élargisse ou multiplie les conduitssouterrains par où la sève nourricière monte dans les tigesnaissantes ; soit enfin que l'action du feu raffermisse et

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condenselesol,resserresesporestropdilatés,etqu'ilenfermeainsi l'entrée aux pluies fines, au soleil dévorant, au souffledesséchantdeBorée.Iln'aurapastravailléenvainpourseschamps, le laboureur

qui, le râteau à la main, brise les mottes inertes, et qui ypromènelaclaied'osier.LablondeCérèsleregardeetluisouritduhautde l'Olympe.Ellenevoitpasd'unœilmoins favorableceluiqui croisepardenouveauxsillons lessillonsdéjà tracés,abatlesrayonstropexhaussés,tourmentelaterresansrelâcheetluicommandeenmaître.Laboureurs,demandezaucieldessolsticesd'étépluvieuxet

des hivers sereins. C'est surtout un hiver sec et poudreux quifaitlajoiedeschampsetdonnederiantsguérets.LaMysieestmoinsfièredesesrécoltes,etleGargaremêmes'admiremoinsdanssesbrillantesmoissons.Que dirai-je de celui qui, après avoir semé, parcourt ses

sillonsetrabatsur lasemence laglèbeécrasée;quiyamèneensuite l'eaudequelquesourcevoisinequ'il partageenpetitsruisseaux ? Et quand le soleil embrase les campagnes, quel'herbesècheetmeurt,voilàquedeshauteurssourcilleusesdumontilfaitdescendreuneondesalutairequi,tombantderocenrocavecundouxmurmure,portelafraîcheuretlaviedansseschampsdesséchés.Parlerai-jeaussideceluiqui,pourempêcherquelatigenes'affaissesouslepoidsdel'épi,livreàladentdeses troupeaux ce vain luxe d'herbe, lorsqu'à peine la poussenaissantecommenceàsortirdusillon?deceluiquifaitécoulerl'eaudormantedont sa terreestnoyée, surtoutdans lesmoispluvieux, quand les fleuves débordés couvrent au loin lescampagnesd'unnoirlimonetyformentdesbas-fondsoùl'eaus'échauffe en croupissant, et d'où s'exhalent de fétidesvapeurs?Etcependant,malgrécessoinsassidusdulaboureur,malgré

le labeur patient des bœufs qui l'aident à remuer la terre, onn'estpointà l'abride l'oievorace,de lagrueduStrymon,desherbesauxracinesamèresetenvahissantes,del'ombrefunestedes bois. Jupiter lui-même n'a pas voulu que la culture deschamps fût exempte de peines : le premier il en fit un art

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difficile, .y excitant lesmortels par l'aiguillon du besoin, et nesouffrant pas que son empire s'endormît dans une lâcheindolence.AvantJupiterlelabouragemêmeétaitinconnu;iln'étaitpas

permisdefairelepartagedeschamps,d'enmarquerleslimites.C'était l'héritage commun, et la terre, sans être sollicitée,donnait libéralement tous ses biens. Jupiter empoisonna d'unvenin mortel la dent des noires vipères ; il donna aux loupsl'instinctde larapine; ilvoulutque lamersoulevâtsesondesirritées, que l'arbre cessât de distiller le miel ; il nous ravitl'usagedufeu,et ilarrêtadansleurcours lesruisseauxdevinqui coulaient dans les plaines , afin que sous l'aiguillon desbesoins, l'homme, marchant d'essais en essais et découvrantpeuàpeulesartsutiles,fîtsortirdusillonlatigedebléetjaillirducailloulefeurecelédanssesveines.Alors,pourlapremièrefois, les fleuves sentirent sur leurs ondes le tronc de l'aunecreusé en canot ; alors le nautonier compta les étoiles, leurdonna des noms, et distingua dans le ciel les Pléiades, lesHyades et l’Ourse brillante, fille de Lycaon ; alors le chasseurtenditdespiègesauxbêtessauvages; laglutrompal'oiseau;oncernademeutesaboyantes lesgrandes forêts. L'un frappede sa ligne les eauxprofondes ; l'autre promène sur lesmerssesfiletsruisselants.Lefersedurcitsouslemarteau,etbientôtcrie la scie aigre et mordante; car les premiers hommes neconnaissaientquelescoinspourfendrelebois.Alorsnaquirentlesartsdivers.Untravailopiniâtreetl'industrieaiguillonnéeparla dure nécessité triomphent de tous les obstacles. Cérès lapremière apprit aux hommes à ouvrir la terre avec le fer,lorsque les fruits des arbres et le gland des forêts sacréescommencèrent à manquer, et que Dodone même refusa auxmortels leur facilenourriture.Bientôt leblécoûtadenouvellespeines:lanielleattaqueetrongel'épi;l'inutilechardonhérisselesguérets;lesmoissonspérissent,étoufféessousuneforêtdeplantes épineuses, et la funeste ivraie et l'avoine stériledominentauloinlesriantescultures.Si,lerâteauàlamain,tunetourmentespasincessammentlaterre;situnechassespasàforcedebruitlesoiseauxavides;situn'arrêtesaveclafaux

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l'essordesarbresquijettentleurombresurteschamps;enfin,sitesvœuxassidusn'obtiennentpasdespluiesfavorables,c'estvainement, hélas ! que tu contempleras chez ton voisin lestrésorsentassésdeCérès,ettuteverrasréduit,pourapaisertafaim,àsecouerleschênesdelaforêt.Je dois parler maintenant des instruments nécessaires au

robustelaboureur,etsanslesquelsilnepeutniensemencerlesterresni faire lever le grain.C'est d'abord la charrue, faite duchêneleplusduretarméed'unsoctranchant;puisleschariotslentsettardifsdeladéessed'Eleusis,lesmadriersroulants,lesherses, les pesants râteaux ; ensuite le modeste attirail desouvragesd'osieroud'écorced'arbre inventésparCelée,et lesclaies tissues de branches d'arbousier, et le van mystérieuxconsacré à Bacchus, toutes choses dont il faut être pourvulongtemps à l'avance, si tu aspires à quelque gloire dans l'artdivindel'agriculture.Onchoisitd'aborddanslaforêtunjeuneormequ'onploieà

force de bras pour lui donner la forme et la courbure d'unecharrue.Onyadapteensuiteuntimon,quis'étenddehuitpiedsenavant;enfinonl'armed'unsocaccompagnédedeuxorillons.On a d'avance coupé et le tilleul et le hêtre, bois légers etpropresàfaire,l'un,lejoug,etl'autrelemanchequidirigeraàton gré l'arrière-train de l'attelage. Que ces bois soientsuspendusàtonfoyeretqu'ilss'ydurcissentàlafuméeavantd'êtremisenœuvre.Jepuisterappelerencoreplusieurspratiquesrecommandées

par lesanciens,si tune t'ennuiespasàces leçonsetsi tunedédaignespasd'entreravecmoidanscemenudétaildesoinschampêtres.Undespremiers est d'aplanir sousunpesant cylindre l'aire

oùtudoisbattretonblé;d'enpétrirlaterreaveclesmains,etd'enfaireunmassifsolideavecuncimenttenace,depeurquel'herben'yperceouqu'ilnes'yformedescrevassesparlaforcedelasécheresse.Alorsqued'ennemismalfaisantssejoueraientde toi !Souventuneméchantepetite sourispratiqueson trousous tonaireetyétablit sesmagasins,oubienc'est la taupeaveuglequiycreusesademeuresouterraineLecrapaudettous

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ces monstres obscurs que la terre enfante s'y ménagent desretraites, et d'énormes monceaux de blé sont dévorés par lecharançon,oudévastésparlafourmi,quicraintpoursesvieuxjourslafamineetl'indigence.Observel'amandierdanslesforêts,quandilcommenceàse

couvrirdefleursetquesesrameauxodorantspenchentverslaterre. S'il abonde en fruits, l'été venu, de grandes chaleursmûrirontd'abondantesmoissons;maissi l'arbren'étalequeleluxestériled'un feuillageépais, le fléaunebattrasur tonairequ'unevainemoissondepaille.J'ai vu beaucoup de laboureurs ne semer leurs légumes

qu'aprèsenavoirpréparélasemenceenl'arrosantd'eaunitréeet de marc d'huile d'olive, afin que, dans leur cosse souventtrompeuse, lesgrainsdevinssentplusgros;maisquelquesoinqu'on prît d'accélérer, par une chaleur sage et modérée, lagerminationdecessemences,j'aiobservéquemêmelesmieuxchoisies et les mieux préparées dégénéraient à la longue, sichaque année un nouveau choix ne mettait à part ce qu'il yavaitdeplusbeaugrain.Telleestlaloidudestin:toutdécroîtets'altère,toutseprécipiteverssondéclin.Ainsi lenautonier,luttantdetoutelaforcedesesrames,remontelecourantd'unfleuve;maisquesesbraslasséss'arrêtentunmoment, l'ondeaussitôtlemaîtriseetl'entraîneavecrapidité.Ilfautaussiquelelaboureurobservelesétoilesdel'Arcture,

etleleverdesChevreauxetleDragonétincelant,aveclemêmesoinquefontlesmatelotslorsque,retournantdansleurpatrieàtravers les mers orageuses, ils entrent dans les eaux del'Hellespontoududétroitd'Abydos,abondantencoquillages.DèsquelaBalanceégalelesheuresdujourauxheuresdela

nuit et dispense au monde une égale part d'ombre et delumière, exercez vos taureaux, ô laboureurs, et semez l'orgedans vos champs, jusqu'au temps des pluies qui précèdent leredoutable hiver. C'est aussi le moment de semer le lin et lepavot de Cérès. Hâtez-vous donc, et, courbés sur la charrue,ouvrezlaterresècheencore,tandisquelesnuagesmenaçantssontsuspendussurvostêtes.La fève se sème au printemps ; alors aussi les sillons

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reçoivent le trèfle de la Médie, et le millet, qui tous les ansredemande nos soins, quand le Taureau ouvre de ses cornesdorées lamarchede l'année,etqueSiriusseretireets'effacedevantlalumièredel'astrequilesuit.Mais si tu ne prépares la terre que pour le froment et les

grains qui portent des épis, ne répands sur les sillons lasemencequ'ilsattendentquequandtuverraslesPléiades,fillesd'Atlas, se cacher le matin sous l'horizon, et la brillantecouronned'Ariadnesedégagerdesfeuxdusoleil. Jusque-làneforcepaslaterreàrecevoirlaplusdouceespérancedel'année.Plusieurs, il estvrai,ontcommencéavant lecoucherdeMaïa,maislamoissonn'adonnéàleurattentequedesépisvides.Situsèmesetlavesceetlesvilesfaséoles,situnejugespas

la lentilledePéluse indignedetessoins, lecoucherdeBootèst'indique le moment précis des semailles. Commence doncalors,etcontinuedesemerjusqu'aumilieudel'hiver.C'est pour régler nos travaux dans les champs, que l'astre

auxrayonsd'orpartage,entrelesdouzeconstellations,lecerclequ'il parcourt dans le ciel. Cinq zones embrassent le vastecontour do l'Olympe : l'une, route flamboyante du soleil, esttoujoursbrûléedesesfeux;deuxautres,àuneégaledistancedelapremièreettournantàsadroiteetàsagauche,s'étendentjusqu'aux pôles du monde. C'est le triste séjour des glaceséternellesetdesnoirsfrimas.Entrecesdeuxdernièresetcelledu milieu, sont les deux espaces accordés par la bonté desdieux aux malheureux mortels, et de l'une à l'autre de ceszones favorisées, court la route oblique que suit le soleil àtraverslessignesduzodiaque.Leglobe,quis'élèveducôtédelaScythieetdesmontsRiphées,s'abaisseetredescendducôtéde la brûlante Libye. Pour nous, l'un des pôles est le pointculminantdenotrehorizon;l'autreestsousnospiedsetnevoitqueleStyxprofondetlespâlesombresdesenfers.C'estànotrepôlequebrillel'énormeDragon,serpentantàlongsplisdansleciel, ainsi qu'un fleuve immense,etembrassanten sesvastesdétours les deuxOurses, qui craignent de toucher les flots del'Océan.Vers lepôleopposérègnent,dit-on,unéternelsilenceetd'éternellesténèbresqueredoubleencorel'ombredelanuit.

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Peut-être aussi l'Aurore, en nous quittant, va-t-elle y porter lejour, et quand l'haleine enflammée des coursiers du soleil acommencéàsoufflersurnous,là-baspeut-êtreVesperaufrontvermeilrallume-t-ilsonflambeau.Cette connaissance des astres nous apprend à lire dans un

ciel douteux ; par elle nous savons dans quel temps on doitsemeret récolter ;quandonpeut fendreavec la rame leseindes mers trompeuses, armer et lancer les flottes; quand estarrivé le moment d'abattre le sapin dans les forêts. Ce n'estdoncpasenvainquenousobservonsleleveretlecoucherdesastres, et le cours de l'année, que se partagent les quatresaisons,égalesenduréeetdiversesdetempérature.S'il survient des pluies froides qui retiennent le laboureur

dans sa maison, il peut s'occuper à loisir de divers ouvragesqu'ilseraitbientôtobligédefaireàlahâtedansunesaisonplusdouce : qu'il affile sous le marteau le soc émoussé de sacharrue,qu'ilcreuseennacelledestroncsd'arbres,marquesestroupeauxetmesuresesgrains.D'autresaiguiserontdespieuxetdesfourchesàdoubledent,oupréparerontlesauled'Amériepour lier la vignenaissante. Tressezencorbeille lesbaguettesflexibles de l'osier ; faites griller le blé et broyez-le entre lesmeules. Il est même, pour les jours de fête, certainesoccupationsquen'interdisentni lareligionni leslois:onpeut,sansoffenser lesdieux, conduire l'eaudans lesprés, entourerses moissons d'un rempart d'épines, tendre des pièges auxoiseaux,livrerauxflammeslesroncesd'unchamp,etlaverlesbrebisdansuneeausalutaire.Biensouvent,cesjours-là,hâtantlepastardifdesonâne,qu'ilachargéd'huileetdemenusfruitsdeschamps,levillageoisleconduitàlavilleetenrapporteunemeuleousaprovisiondepoix-résine.La Lune amène aussi, dans son cours inégal, des jours

favorables on contraires à certains travaux. Redoute lecinquième:ilavunaîtrelepâleOrcusetlesEuménides;ilavula Terre, par un enfantement abominable, faire sortir de sesflancsCécetJapet,etlefaroucheTyphée,touscesfrèresgéantsconjuréscontreleciel.Troisfoisleuraudaces'efforçademettrel'Ossa sur le Pélion, et de rouler l'Olympe avec ses forêts sur

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l'Ossa:troisfoislafoudredupèredesdieuxrenversacesmontsentassés. Le septième jour est, après le dixième, le plusheureux pour planter la vigne, pour soumettre au joug lesjeunestaureaux,pourcommenceràourdirlatoile.Leneuvièmeestpropiceàquiveutvoyager,etfunesteauxvoleurs.Ilestaussidesouvragesque favorise la fraîcheurdesnuits

ou la rosée que l'étoile du matin répand sur la terre auxpremiersrayonsdusoleil.C'est lanuitqueleschaumeslégerstombentplusfacilementsouslafaucille;c'estlanuitqu'ilestàpropos de faucher les prés, trop souvent privés d'eau :l'humiditédelanuitlespénètreetlesramollit.Plusieurs, dans les soirées d'hiver, veillant h la lueur d'une

lampe,s'armentd'unfertranchantettaillentleboisrésineuxenforme de torches. Cependant leur compagne charme par sonchantleslonguesheuresdutravail,etfaitcourirentrelesfilsdelatoile lanavetteretentissante,oubouillirdansunechaudièred'airain le vin doux, dont elle enlève l'écume avec un vertrameau.C'est au fort de la chaleur qu'il faut couper les moissons

dorées ; c'est sous les ardeurs dumilieu du jour que le fléaudépouillebien lesépisbrûlants. Laboureet sème taudisqu'unvêtement léger suffit à tesépaules : l'hiverengourdit lesbrasdeslaboureursetlesforceaurepos.C'estdanslasaisonfroidequ'ils jouissentdecequ'ilsontamassépendant l'été,etqu'ilsse convient les uns les autres à de gais repas. L'hiver leurinspirelajoie,lesinviteauplaisiretchassedeleurscœurslessoucis inquiets. Ainsi, quand les navires chargés de richessesarriventenfinauportdésiré,lesjoyeuxmatelotscouronnentdefleurs leurs poupes triomphantes. Cependant l'hiver a sestravauxaussi:quanduneneigeépaissecouvrelaterreetqueles fleuves charrient des glaçons, c'est le temps de cueillir leglanddans lesbois , lesgrainesdu laurier,et l'oliveet le fruitensanglanté du myrte : alors il faut tendre des pièges auxgrues,desfiletsauxcerfs,suivreàlatracelelièvreauxlonguesoreilles , et frapper le daim léger en faisant tourner la frondemeurtrièredesîlesBaléares.Dirai-je les tempêtes qu'amènent les constellations

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orageuses de l'automne? et quels soins doivent occuper lelaboureurquandlesjoursdeviennentpluscourtsetleschaleursmoinsvives,ouquand leprintempspluvieuxs'avance,que lesjaunes épis hérissent les guérets, et qu'un suc laiteux gonfledéjàlegraindanssaverteenveloppe?Souvent,aumomentoùlelaboureurlivraitàlafaucilledesmoissonneurslesjaunesépisde ses champs, quand déjà tombait sous le fer leur frêlechalumeau, j'ai vu les vents déchaînés s'entrechoquer end'horribles combats, déraciner au loin les riches moissons,enleverdanslesairsl'épichargédegrains,etemporterdansdenoirs tourbillons le chaume léger et la paille voltigeante.Souventaussi j'aivus'amoncelerdans lecield'affreuxnuagescouvant dans leurs flancs ténébreux la tempête et les pluiesaccumulées. Tout à coup l'éther se fond en eaux, noie de sestorrents lesmoissons riantes,doux fruitsdes longs travauxdel'hommeetdesesbœufs.Lesfosséssontremplis,lesfleuvesaulitprofonddébordentavecfracas,etlamerenfureurbouillonnedans ses abîmes. Du sein de la nue ténébreuse le brasétincelant dumaître des dieux fait retentir la foudre : la terretrembleau loinébranlée ; les animauxontpris la fuite, et lescœurs des mortels s'humilient dans une sainte épouvante.Cependant ledieu frapped'un traitenflamméou l'Athosou leRhodope, ou les monts Cérauniens. La fureur des ventsredouble;lapluietombeàtorrents;lesforêtsmugissent,etlariveauloingémit.Appréhendeleretourdetelsdésastres;observelecoursdes

moiset lessignesducielqui lesamènent.Sachedequelcôtése retire la froide étoile de Saturne, et dans quels cerclestournentlesfeuxerrantsdeMercure.Surtout honore les dieux, et, chaque année, quand l'hiver

toucheàsondéclin,etquedéjàleprintempsadebeauxjours,offreàCérès,sur leriantgazon,dessacrificessolennels.Alorsles agneaux sont gras, les vins sont moins rudes ; alors lescoteaux, parés d'un ombrage plus épais, invitent à un douxsommeil.QuetoutelajeunessechampêtresejoigneàtoipouradorerCérès:fais-luitoi-même,avecdumiel,dulait,duvinpurdélayésensemble,leslibationsqu'elleaime;quolavictime,sur

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quireposenttant,d'espérances,soitpromenéetroisfoisautourde la moisson nouvelle ; que tes compagnons, formant unchœur, la suivent en triomphe ; que vos vœux appellent àgrands crisCérèsdansvosdemeures ; quepersonneenfinnemette la faucille dans les blés mûrs avant que, le front ceintd'un rameaude chêne, il n'ait, d'un pied rustique et sans art,dansépourCérès,etchantédesversensonhonneur.Afin que les hommes pussent prévoir avec certitude et les

chaleurs,etlespluies,etlesventsprécurseursdufroid,lepèredes dieux lui-même a déterminé d'avance ce que nousannoncerait laLune,qui renaît tous lesmois ; sousquel signecesseraient de souffler les vents du midi, et quel présagesouvent observé avertirait le laboureur de tenir les troupeauxplusprèsdesétables.Etd'abord,dèsquelesventscommencentàs'élever,lamer

émue s'agite, enfle ses vagues; des cris stridents s'entendentau haut des montagnes ; de longs mugissements courent auloin sur les rivages troublés, et les bruits redoublent dans lesforêts murmurantes. L'onde n'épargne qu'à peine les flancscreux du navire, quand les plongeons, abandonnant la pleinemer,poussentdegrandscrisetcherchent lerivage;quandlesfoulquesmarines, sortant de l'eau, s'ébattent sur le sable, etquelehéronquittesesmaraisets'élanceau-dessusdesnues.Souvent aussi, aux approches de la tempête, tu verras des

étoiles, se détachant de la voûte céleste, sillonner les ombresdelanuitd'unelonguetraînéedelumière;tuverrasvoltigerlapaillelégèreetlafeuilletombéedel’arbre,etdesplumesnagerentournoyantàlasurfacedel’eau.Mais si des éclairs partent du côté du nord orageux ; si la

foudre gronde vers les régions d'Eurus et de Zéphyre, lestorrents de pluie inondent les campagnes, et, sur lesmers, lematelotsehâtedeployersesvoileshumides.Jamaisl'oragenesurprit lesmoinsattentifs: lagrue,àsonapproche,s'élèvedufond des vallées et s'enfuit ; la génisse, levant la tête etregardant leciel,ouvreausouffledesairsses largesnaseaux;l'hirondelle à la voix perçante vole sur les bords du lac, et lagrenouille, dans la vase de ses marais, coasse sa plainte

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éternelle. Souvent la fourmi, cheminant par d'étroits sentiers,emportesesœufsetabandonnesademeuresouterraine;l'arc-en-ciel plonge dans les eaux dont il s’abreuve, et de noireslégionsdecorbeaux,revenantdelapâture,fontretentirlesairsdu battement de leurs ailes. Tu verras aussi tous les diversoiseaux des mers, et ceux qui paissent dans les prairies duCaystre,surlesbordsdélicieuxdulacAsia,tantôthumecterleurplumage d'abondantes rosées, tantôt offrir leur tête au flotécumant, tantôt s'élancer vers les ondes, et, tressaillant dansl'attentedel'orage,nepouvoircontenteràleurgréleurdésirdesebaigner.Cependantlasinistrecorneilleappelleaussilapluieàgrandscrisetsepromène,seuleetrecueillie,surlesabledelagrève;enfinlesjeunesfilleselles-mêmes,filantàlalueurdela lampenocturne, saventprésager la tempête,quand,autourde lamècheen feuquipétille,ellesvoient se formerdenoirsfloconsdemousseconsumée.Ilneteserapasmoinsfacile,durantlapluie,deprévoir,par

dessignescertains, leretourdusoleiletdes jourssereins: ilss'annoncentpar l'éclatvifetbrillantdesétoilesetparceluidela Lune, qui semble alors ne plus emprunter à son frère lapuretédeses feuxétincelants.Onnevoitplus flotterdans lesairs, pareilles à de légers flocons de neige, les nuéestransparentes.Lesalcyons,sichersàThétis,n'étalentplusleursailes au soleil sur le rivage, et le porc immonde cessed'éparpiller la paille qu'on délie devant lui. Les nuéess'abaissent insensiblementet retombent sur lesplaines ; et lachouette, sur le faîte des toits, où elle attend le coucher dusoleil, ne traîne plus son lugubre chant du soir. SoudainNisusplane au haut des airs transparents, et Scylla va recevoir sapeinepouravoirraviàsatêtelecheveufatal.Dequelquecôtéqu'elle fuie, en fendant de ses ailes l'éther léger, l'implacableNisuslapoursuitd'unvolbruyantetrapide;etdequelquecôtéqueNisusdirigesonvol,Scylla,plusprompte,s'échappeetfendde sesailes l'éther léger.Alors les corbeauxpoussent trois ouquatre fois des cris moins rauques, et dans leur demeureélevée, ressentant je ne sais quelle volupté secrète etinaccoutumée, ils s'ébattent entre eux sous la feuillée, joyeux

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sansdoutede retrouver,après l'orage, leur jeune familleet lenidsidouxàleuramour.Jesuisloindepenserassurémentquela faveurdesdieuxaitmiseneuxquelqueétincellede l'espritprophétique, ou qu'une loi du destin leur ait donné uneintelligence supérieure à leur nature ;mais quand lesmobilesvapeursdontl'airestchargé,prenantunautrecours,touràtourse condensent ou se dilatent sous l'haleine changeante desvents, les êtres animés subissent ces influences diverses, etleurssensiblesorganesreçoiventtantôtuneimpression,tantôtuneautre.Delàceconcertdesoiseauxdansleschamps;delàl'allégresse des troupeaux dans les prairies et ces cris de joiequefontentendrelescorbeaux.Si tu observes attentivement la marche du soleil et les

phasessuccessivesdelalune,jamaistuneserastrompésurletemps du lendemain ; jamais tu ne te laisseras prendre àl'apparence insidieuse d'une nuit sereine. Lorsque la lunerassemble de nouveau ses feux renaissants, si tu vois lespointes de son croissant s'assombrir et se perdre dansl'épaisseur des nuages qu'elle embrasse, alors de grandespluies menacent les laboureurs et les matelots. Mais si lepourprerougitsonfrontvirginal,crainslevent:lepâlefrontdePhébé rougit toujours au souffle du vent. Si, parvenue à sonquatrièmejour(etceprésageestcertain),ellepromènedanslecielunelumièrepure,unarcrayonnantetnettementformé,cejour-làettousceuxquilesuivront,jusqu'àlafindumois,serontexempts de vent et de pluie; et les nautoniers, sauvés de latempête,acquitterontsurlerivagelesvœuxqu'ilsaurontfaitsàGlaucus,àPanopéeetàMélicerte,filsd'Ino.Lesoleil,etlorsqu'ilselèveetlorsqu'ilsereplongeauseinde

l'onde,tedonneaussidesprésages,etlesprésagesquedonnelesoleilnesontjamaisdouteux,niàsonleverniauretourdesastresdelanuit.Sidonc,aumomentoùilselève,ilmontresondisquenaissant seméde tacheset àmoitié cachéderrièreunnuage,crainslapluie:jevoisdéjàs'éleverducôtédesmersleNotusfunesteàtesarbres,àtesmoissonsetàtestroupeaux.Lorsque le soleil, lematin, est enveloppé d'épais nuages d'oùs'échappentçàetlàsesrayonséparsetbrisés,ouquel'Aurore,

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enquittantlacouchedoréedeTithon,montreunvisagepâleetdécoloré,hélas!quellehorriblegrêlevaseprécipiter,serréeetretentissante,surtontoit,etquelepampredéfendrafaiblementcontresescoupstesraisinsdéjàmûrs!Mais tudois,plusattentivementencore,observer lesoleilà

l'heureoù,aprèsavoirparcourusacarrière,ilestsurlepointdequitter les cieux. Souvent alors il peint son front de millecouleurschangeantes.Lestachesd'unsombreazurt'annoncentlapluie ; lepourpreenflammé, levent ;maissi le rougeet lebleu se mêlent et se confondent, la pluie et les vents réunisferont à l'envi d'affreux ravages. Que personne, en cette nuithorrible, neme propose de couper le câble quime retient aurivageetd'alleraffronterlespérilsdelamer.Si,aucontraire,ennousramenantouennousretirant le jour,sonorbesemontreclairetradieux,lesnuagesneteferontquedevainesmenaces,et,sousuncielpur,l'Aquilonseulbalanceralacimedesforêts.C'est le soleil enfin qui t'apprendra ce que l'étoile du soir teréservepourlelendemain,quelventamènelesnuéespuresetsereines,etquelsravagesprépare l'humideAuster.Quioseraitaccuser lesoleild'imposture, luiquinousannoncesouvent lescomplots encore renfermés dans les abîmes des cœurs, lesperfidiescachées,etlesguerresquifermententdansl'ombre?Lesoleil,quandCésarcessadevivre,eutpitiédeRome,et,

s'associant à sa douleur, voilà son front brillant d'un crêpelugubre : le siècle impie craignit une nuit éternelle. Dans cestempsmalheureux, tout nous donnades avertissements, et laterre, et les mers, et les hurlements des chiens, et les crisimportuns des oiseaux funèbres. Combien de fois alors nevîmes-nous pas l'Etna, rompant ses fournaises, se répandre àgros bouillons dans les champs des Cyclopes, et rouler destourbillons de flammes et des rocs liquéfiés ? La Germanieentendit lebruit desarmes retentir au loindans le ciel, et lesAlpes ressentirent des tremblements jusqu'alors inconnus.Desvoixlamentablestroublèrentlesilencedesbois;desfantômesd'uneaffreusepâleursemontrèrenterrantsdansl'obscuritédesnuits ; et, prodige inouï ! les bêtes parlèrent. Les fleuvessuspendent leur cours, la terre entrouvre ses abîmes ; on voit

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dans les temples l'ivoirepleureret l'airainsecouvrirdesueur.Leroidesfleuveslui-même,l'Eridan,furieuxetfranchissantsesrivages, emportedans ses tourbillons les forêtsdéracinées, etrouleàtraverslescampagneslestablesetlestroupeaux.Alorsles entrailles des victimes n'offraient que des fibresmenaçantes ; le sang coula des fontaines, et la nuit les citésretentissaientdestristeshurlementsdesloups.Jamaislafoudrene tombaplus souventdansun temps serein ; jamais tantdecomètesflamboyantesnes'allumèrentdanslescieux.Aussi lesplainesdePhilippesontmisdeux fois lesRomains

aux prises avec les Romains ; deux fois les dieux ont vu laThessalieetleschampsdel'Hémuss'engraisserdenotresang.Hélas!un jour viendraque le laboureur, en traçantdes sillonsdanscesplainesfatales,rencontrera,souslesocdesacharrue,des javelots rongés par la rouille, heurtera de ses pesantsrâteauxdescasquesvides,etcontempleradansleurstombeauxdécouvertslesgrandsossementsdenospères.Dieuxde lapatrie,dieux Indigetes,Romulus,ettoi,auguste

Vesta,quiveillezsurleTibretoscanetsurlescollinesromaines,permettez du moins que ce jeune héros vienne en aide à cesiècle en ruine. Nous avons assez payé de notre sang lesparjuresdeTroieetdelàracedeLaomédon.Depuis longtempsdéjà,ôCésar,lecielt'envieàlaterreetseplaintquedevainstriomphest'arrêtentencoreparmileshommes.Etpourtantquelspectaclepourtesyeux!Lejusteetl'injustepartoutconfondus,laguerrealluméede toutesparts, lecrimesemultipliantsoustoutes les formes, la charrue négligée et sans honneur, lescampagnesd'oùlelaboureuraétéarraché,languissantincultesetdésolées, et la fauxdeCérès convertie englaivehomicide;tandis que d'un côté l'Euphrate, et, de l'autre , le Danube, sepréparent à la guerre ; que les villes, rompant les antiquestraités et tout lien de voisinage, s'arment les unes contre lesautres, et que Mars remplit l'univers entier de ses fureursimpies.Ainsiquandlesquadriges,s'élançanthorsdesbarrières,volent dans l'espace, le conducteur, emporté par les rapidescoursiers,envainseroiditetretientlesrênes:lecharn'écouteplusnilavoixnilefrein.

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LivreII:Lesarbresetlavigne

J'ai chanté jusqu'ici la culturedeschampset lamarchedesastres :maintenant c'est toi, Bacchus, que je vais chanter, etavectoi lesarbresdesforêtsetlefruitonctueuxdel'olivier,silentàcroître.Viens, dieu de la vigne, viens! tout ici est plein de tes

bienfaits : par toi l'automne a chargé de pampres nos riantscoteaux;partoilavendangecouronnedesonécumelesbordsdu pressoir. Dieu de la vigne, dépose tes cothurnes, et viensavecmoirougirtesjambesnuesdanslesflotsduvinnouveau.Je dirai d'abord que la nature agit diversement dans la

productiondesarbres. Lesuns, sansyêtre forcéspar lamaindes hommes, viennent d'eux-mêmes et croissent au hasarddans les champs et le long des rives tortueuses des neuves,comme le flexible osier, le genêt pliant, et le peuplier, et lesauledanssaverdoyanteblancheur.D'autres veulent être semés, comme le haut châtaignier, le

grandchêneconsacréàJupiter,etàquilaGrècedemandaitdesoracles; d'autres voient sortir de leurs racines une forêt derejetons,commel'ormeet lecerisier; le lauriermême,sicherauParnasse,naîtets'élèvesousl'ombreimmensedesamère.Telles sont lespremièresvoiesque lanaturea suiviesdans laproductiondesarbres:ainsiverditleurespèceentièredanslesforêts,danslesvergersetdanslesboissacrés.Il est d'autres procédés qu'a trouvés l'expérience. Celui-ci,

détachantunejeunetigedutroncmaternel,laplantedansdessillonspréparés ; celui-là enfoncedans la terre, soit la souchemême, soit des branches fendues en quatre, ou taillées enpointecommedespieux.Ailleursoncourbeenarc labrancheflexible, et on la plonge vivante dans le sol qui l'a vue naître.D'autres plantes n'ont pas même besoin de racines, etl'émondeursecontentedetrancherl'extrémitédelabrancheetde laconfierensuiteà la terre.Prodigeplusétonnantencore!

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de nouvelles racines poussent du tronc desséché d’un olivierque le fer a coupé. Souventmême on a vu les rameaux d'unarbregreffésechangerenceuxd'unautresanslefairesouffrir:le poirier, ainsi métamorphosé, porte des pommes, et lacornouillepierreuseseteintdescouleursvermeillesdelaprune.Vous donc, ô laboureurs, étudiez avec soin les diverses

espèces pour donner à chacune la culture qui lui convient, etapprenezàdompterpar lagreffe l'âpretédes fruits sauvages.Nelaissezpointdeterresoisives:plantezleraisinsurlesflancsdel'Isrnare,etquejevoieleTaburneserevêtird'oliviers.Ettoi,Mécène,monnobleappui,toileplusbeaulustredema

renommée, soutiens-moide taprésencedans la carrièreoù jem'engage, et fais voile avec moi sur cette mer immense. Jen'ambitionnepasd'embrasserdansmesvers toute lanature :non,etjenelepourraismêmepas,quandj'auraiscentlangues,cent bouches et une poitrine de fer. Daigne seulement,marchant àmes côtés et sansperdre la terrede vue, côtoyeravec moi le rivage. Je ne te fatiguerai pas ici par de vainesfictions,pardelongsdétoursoud'inutilespréambules.Lesarbresquid'eux-mêmess'élèventfièrementdanslesairs,

sont, il est vrai, stériles,mais ils croissent plus beaux et plusvigoureux, parce que la nature du sol où ils poussent leur estpropre.Cependant,sionlesgreffeousionlestransplantedansune terre convenablement préparée, ils dépouilleront bientôtleur naturel sauvage, et, domptés par une culture assidue, netarderontpasàseprêteràtoutestescombinaisons. Ilenserade même des rejetons infructueux qui sortent du pied desarbres, si tu les transportes dans un terrain découvert. Aprésent, le feuillage et l'ombre épaisse du tronc maternel lesétouffent,lesarrêtentdansleurcroissanceettuentlesgermesqu'ilsrenferment.L'arbrequivientdesemenceestlentàcroître,etnedonnera

de l'ombre qu'à tes arrière-neveux. Les fruits mêmes,dégénérant à la longue, perdent leur saveur primitive, et lavigneneporte plus à la fin quedes grappes honteuses qu'onabandonneauxoiseaux.Donnedoncàtouscesarbrestessoinsincessants : range-les en ordre dans les sillons, et obtiens, à

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forcedetravail,qu'ilsrépondentàtesvœux.L'oliviersemultiplieplusvolontiersdetronçonsenfouisdans

laterre;lavigne,deprovins;lemyrte,derameauxdéjàforts;maisilfauttransplanteravecleursracinesetlesdurscoudriers,etlefrênealtier,etlepeuplier,dontl'épaisfeuillagefournitdescouronnesàHercule,etlechênedeJupiterChaonien,etlehautpalmier, et le sapin, qui doit affronter lesmers orageuses.Onente le noyer sur la tige sauvage de l'arbousier ; le stérileplatane devient un pommier vigoureux ; le hêtre a souventblanchi sa tête des fleurs du châtaignier ; le frêne sauvageadopte cellesdupoirier, et l'onavu lesporcsbroyer leglandsouslesormes.Ilyadeuxmanièresdifférentesd'enterlesarbres:lagreffe

et l'inoculation. On ente par inoculation en faisant une légèreincision à l'endroit de l'écorce où le bourgeon pousse et brisedéjàsaminceenveloppe,eteninsérantdanslenœudmêmeunbourgeonétrangerquis'yincorporeaisémentetboitlasèvedutroncquil'adopte.Danslagreffe,oncoupeletroncd'unarbreàl'endroit leplus lisse : làonpratiqueavecdescoinsune fenteprofonde, où l'on introduit les jets d'un tronc plus fertile ; etbientôtcroîtets'élèvedans lesairsunarbrepleindevigueur,surpris de se voir un nouveau feuillage et des enfants dont iln'estpaslepère.Ilyaplusd'uneespècedesdifférentsarbres,soitdel'orme,

soit du saule, soit du lotus et du cyprès de l'Ida. L'olive, nonplus, ne se présente pas partout sous lamême forme : il y al'olive ronde, l’olive oblongueet l'olive amère, bonneà broyerdans le pressoir. Les arbres fruitiers des vergers d'Alcinousavaiententreeuxcettediversité.Lemêmebourgeonnedonnepas lapoiredeCrustume,celledeSyrieet lapesantevolême.LagrappequelavignesuspendànosarbresneressemblepasàcellequeLesbosdétachedescepsdeMéthymne.Onconnaîtles vignes à vin blanc de Thasos, on connaît celles de laMaréotide. Celles-ci veulent une terre grasse ; celles-làdemandentunsolléger.LeraisinsecdePsythiaestexcellent;levindeLagéos,àlagrappemenue,ferachancelerlebuveuretenchaînera sa langue. Enfin, il est des raisins que la pourpre

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colore ; il en est que recommande leur précocité. Mais oùtrouverai-jedesversdignesdetoi,ôvindeRhétie?etgarde-toicependantdeledisputerauxcelliersdeFalerne.Onvanteaussilesvinsd'Aminée,vinsfortsetvigoureuxdevantquis'abaissentceux de Tmolus et Phanée lui-même, ce roi des vignobles; onvantelepetitArgos,lepluscoulantdetous,etceluiquirésistelemieuxauxannées.Jen'aigardedet'oublier,toi,délicieuxvindeRhodes,dignedelacoupedesdieux,l'honneuretlajoiedenos desserts ; ni toi, Bumaste, aux grappes toujours pleines.Maisàquoiboncompter,nommertouteslesdifférentessortesde vins ? Ce serait d'ailleurs peine inutile, aussi bien que dechercheràcomptertouslesgrainsdesablequesoulèveleventsurlesplagesdelaLibye,touslesflotsquiviennentmourirsurlesgrèvesd'Ionie,quandl'Eurusenfureurs'abatsurlesnavires.Touteslesterresneportentpastoutessortesdoplantes.Le

saulenaîtlelongdesfleuves,l'aunedanslesmaraisfangeux,lefrêne stérile sur lesmontspierreux. Lemyrte seplaît auborddeseaux;lavigne,surlescoteauxexposésausoleil;l'ifaimeleslieuxglacésoùsoufflel'Aquilon.Embrasse de tes regards cet immense univers soumis à la

culture aux lieux les plus reculés, depuis l'Arabie où naîtl'Aurore, jusque chez les Gelons, qui se peignent le corps :chaquearbreasapatrie.L'Indeseuleproduit lenoirébène,etlabranchequidonnel'encensnecroîtquedansleschampsdeSaba.Quetedirai-jedeceboisodorantd'oùcoulelebaume,delabaiedel'acanthetoujoursvert,etdecesforêtsdel'Ethiopietoutes blanches d'un riche duvet ? Te parlerai-je de cettedélicateetprécieusetoisonquelesSèresdétachentdelafeuillede leurs arbres ; de ces grands bois que voit s'élever sur sesplagesl'Inde,voisinedel'Océanetdernièrelimitedel'univers?Nulle flèche n'arrive à la hauteur où les arbres de ces boisbalancentleurtêtealtière,etpourtantlamaindel'Indienn'estpas inhabile à décocher le trait. LaMédie produit unepommebienfaisantedont lessucssontamerset lasaveurpersistante.C'est le plus puissant de tous les remèdes pour chasser desveinesdel'enfantlepoisonquelamarâtreyafaitcouler,quandelleluiafaitboirelamortdansunbreuvage,enprononçantdes

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parolesmagiques.L'arbreesttrèsélevéettoutàfaitsemblableaulaurier;s'ilnerépandaitauloinuneodeurdifférente,onleprendrait pour le laurier même. Sa feuille résiste à tous lesefforts des vents, et sa fleur adhère fortement à la tige. LesMèdes en prennent dans la bouche pour corriger le vice del'haleine, et l'emploient pour soulager les vieillards dont larespirationestdifficile.MaisnilesrichesforêtsduMède,nilesrivesenchantéesdu

Gange, ni l'Hermus qui roule un sable d'or, ni la Bactriane, nil'Inde, ni la Panchaïe tout entière, dont les plaines produisentl'encens,neledisputeraientenmerveillesàl'Italie.Jamais,ilestvrai, des taureaux soufflant la flamme n'y fouillèrent un solsemé des dents de l'hydre immense, et ne firent hérisser sesguérets d'une moisson de casques guerriers et de javelotspressés ;maissesépissontchargésdegrains,et leMassiqueentreenabondancedanssescelliers;elleal'olivieretlesplusbeaux troupeaux. C'est de ses gras pâturages que s'élancesuperbelecoursier,quirespirelaguerre,etlaplusgrandedesvictimesdévouéesauxdieux, lesblancs taureaux,sebaignentsouventdanstesflotssacrés,ôClitumne,avantdeconduireauCapitolenospompestriomphales.Ici règneunprintempséternel,et l'étés'y faitsentirendes

mois qui ne sont pas les siens. Deux fois les brebis y sontmères;deuxfoislesarbressechargentdefruits.Onn'ytrouvenilestigrespleinsderage,nilaracedeslionssanguinaires.Lepoisonnetrompepaslamaininnocentequicueillel'herbedeschamps, et jamais o y voit de serpent, traînant à terre sesanneaux écailleux, rouler et dérouler en immenses spirales sacroupetortueuse.Ajoutezàtouscesavantagestantdevillessuperbes,tantde

monuments, fruitdu travailetde l'industrie, tantdecitadellesélevéesàforcedebrassurdesrochersescarpés,etcesfleuvessouterrainsqui coulent sousnosantiquesmurailles. Parlerai-jedesdeuxmersquibaignentl'Italieaunordetaumidi?etdesdeux lacs qui y ont creusé leur bassin, toi, Larus, immenseplained'eau,ettoi,Bénae,dontlesflotss'enflentetfrémissentcommeceuxdelamer?Dirai-jeetleshavresetlespuissantes

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diguesquiprotègent leLucriu,et lesstridentesclameursde lamers'ybrisantindignée,etfaisantretentirauloinleportJuliusdu bruit de ses vagues refoulées et se précipitantbouillonnantesdansl'Averne?CettemêmeItalienousmontredanssonseinetl'argentetle

cuivrecirculantenlongsruisseaux;lessablesd'orroulentdansses rivières. L'Italie a enfanté des races d'hommesindomptables,lesMarses,lesSabins,lesLiguriensendurcisàlapeine,etlesVolsquesarmésdejavelots:ellenousadonnélesDécius,lesMarius,lesgrandsCamilles,lesScipionsinfatigablesà laguerre,et toi, leplusgranddetous,ôCésar, toiqui,déjàvainqueurdespeuples lesplusreculésde l'Asie,écartesencemomentdesfrontièresdel'empirel'Indiensansforcedevanttesarmes.Salut,terredeSaturne,terrefécondeenmoissons,fertileen

liéros;salut!Jechantepourtoicetartdulabourhonoréjadispar tesplusgrands citoyens ; pour toi j'oseouvrir les sourcessacréesd'Aonieetredireauxvillesromaineslesleçonsdupoèted'Ascra.Je vais parlermaintenant de la nature des terrains, de leur

force,deleurcouleuretdugenreparticulierdeculturequileurest propre. D'abord, les terres ingrates, les collines pierreusesoùdominentetl'argile,etlescailloux,etlesbuissons,aimentàrecevoir les plants vivaces de l'olivier, cher à Pallas. On lereconnaîtsanspeineaugrandnombred'olivierssauvagesquiycroissent naturellement et qui couvrent au loin le sol de leursfruits amers. Au contraire, une terre grasse, que pénètre unedoucehumidité,dont laféconditéserévèlepar l'abondanceetla vigueur de ses herbages, et telle qu'une de ces heureusesvallées qu'on découvre parfois au creux des montagnes, etqu'on voit arrosées par les eaux qui tombent de la crête desrochersetyportentunlimonquilesenrichit;unetelleterre,sid'ailleurs elle est exposée au midi, si le soc de la charrue yrencontresouvent l'importune fougère, tedonneraun jourdescepsvigoureux,chargésdegrappespleinesd'unvindélicieux,decevinqu'onverseauxdieuxdansdescoupesd'or,lorsque,auxjoursdefêtes,l'obèseEtruriensouffledanslaflûted'ivoire

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devant lesautels,etquenousoffronsaux immortels,dansdelargesetprofondsbassins,lesentraillesfumantesdesvictimes.Maissitupréfèreslesoindestroupeaux,situveuxéleverde

jeunes taureaux,desagneauxetdeschèvres, fléaudes terrescultivées,vadanslesbois,danslesrichesetlointainspâturagesde Tarente ; va dans les champs qu'a perdus ma chère etinfortunéeMantoue,surcesrivesduMincioquinourrit,danssesgras herbages, des cygnes blancs comme la neige. Là nemanquentaux troupeauxni les sources limpides, ni le frais etvertgazon;etautantilsenbrouterontdurantlepluslongjour,autantenferarenaîtrelaroséedela-pluscourtenuit.Les terres noirâtres, grasses sous le tranchant du soc,

naturellement friables, qualités que la culture parvient à leurdonner,sontexcellentespourlefroment:d'aucunautrechamptu ne verras revenir à la grange, au pas lent des jeunestaureaux,plusdecharsgémissantsouslepoidsdesrécoltes.Telestencoreceterrainoùlelaboureuraportélacognée,abattantd'unemain irritée lesforêtsséculairessi longtempsinutiles,etrenversant sans pitié les antiques demeures des oiseaux, qui,chassés de leurs nids désolés, s'envolent dans les airs. Cesterrains incultes, remués par le soc, donnent à présent debrillantes moissons. Mais n'attends rien de ce maigre coteauque recouvreungravier stérile, et qui offre à peineà l'abeillequelques frêles tiges de lavande et de romarin. Il en est demêmedutufraboteux,etdelacraiequesembleavoirrongéeladentdesnoirsserpents:aucunterrainnefournitàcesreptilesunepâtureplusdeleurgoûtetdesretraitesplusprofondes.Ce terrain poreux qui exhale des vapeurs et do légers

brouillards,quipompeet renvoie tourà tour l'humidité,quiserevêtconstammentd'unvertgazonetquin'attachepointauferles sels mordants de la rouille, ce terrain-là est fertile enoliviers;ilmarieheureusementlavigneàl'ormeau,etlacultureytrouveunfondségalementpropreauxtroupeauxetdocileàlacharrue.TellessontlesplainesquecultivelaricheCapoue,telslesvallonsvoisinsduVésuve ; tels ceuxqu'arrose leClain,oùs'élève Acerra, Acerra qui déserte ses champs quand sedébordelefleuveredoutable.

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Jevaisdiremaintenantàquelssignestupourrasreconnaîtrela qualité d'une terre, et distinguer si elle est forte ou légère,choseessentielleàsavoir,car les terres fortessontmeilleurespour les dons de Cérès, et les terres légères pour ceux deBacchus. Choisis d'abord dans ton champ un endroit propre àl'expérience ; fais-y creuser un puits profond, puis rejettededans la terre que tu en auras tirée. Que tes pieds alors lafoulent et la pressent pour la faire descendre; s'il enmanquepourcomblerlepuits,c'estunsolléger,etlavignebienfaisanteet les troupeaux y réussiront également ; si, au contraire , laterrenepeutrentrerdanslafossed'oùonl'atirée,etsi,cettefossecomblée,ilenresteencore,c'estuneterreforte:attends-toi à une glèbe grasse, lourde, résistante, et, pour la fendre,attelleàlacharruetesplusvigoureuxtaureaux.Ilestdesterressalées,amères,oùlegrainneréussitpaset

quelelabournepeutadoucir.Lavigneydégénère;lapommen'y mérite plus son nom. Voici comment on reconnaît cetteterre.Détachedetontoitenfumédescorbeillesd'osierdutissuleplusserré,oudescouloirsdetonpressoir.Remplis-lesdecemauvaisterrain,versepar-dessusl'eaudouced'unefontaine,etfoule ensuite cette masse imbibée : l'eau, se frayant unpassage, ruissellera à travers l'osier ; indice aussi certain quedésagréable,sasaveuramèreetsaléeferagrimacerlabouchequienauragoûté.Lesignesuivantnousferareconnaîtrelaterregrasse:ellene

sedivisepasdanslesmainsqui laremuentet latourmentent;mais, au contraire, elle s'attache aux doigts comme une poixvisqueuse.Unsolhumidesemanifestepardehautsherbages;ilesttropfertile.Lecielpréservemeschampsdecetexcèsdeféconditéquis'épuiseenépisprématurés!Onjugeàsonpoidsdelapesanteuroudelalégèretéd'une

terre,etlesyeuxsuffisentpourdistinguersielleestnoireoudetouteautrecouleur;maisilestplusdifficilededécouvrirsielleest froide. Ce vice funeste se révèle par les pins, les ifsmeurtriersetleslierresnoirs,qu'onytrouvequelquefois.Cesindicesbienobservés,songeàpréparerdebonneheure

lesolquidoitrecevoirtavigne:quedenombreusestranchées

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entrecoupentlepenchantdesmonts,etquelaglèberetournéereste longtemps exposée au souffle de l'Aquilon. Ce n'estqu'alors que tu peux lui confier ces plants, joyeuse espérancedes festins. La terre meuble est la meilleure : les vents, lesfrimas, et le robuste vigneron qui la remue sans cesse, luidonnentcetteprécieusequalité.Celuidont laprévoyancen'est jamaisendéfautnemanque

pasdechoisir,pourytransplantersesjeunescepsetpourlesydisposerenbonordre,unsoldemêmenaturequeceluid'oùilles a tirés, afin que ces plants ne s'aperçoivent pas qu'ils ontchangé de mère. Quelquefois il porte l'attention jusqu'àmarquer sur la jeune écorce des ceps le point même del'horizon qu'ils regardaient, et il leur rend leur expositionpremière,présentantaumidilecôtéquirecevaitleschaleursdel'Auster,aunordceluiquisupportaitl'Aquilon:tantestgrandel'influencedespremièreshabitudes!Examine,avanttout,s'ilestpréférabledeplantertavigneen

plaineousurdescoteaux.Situl'établisdansunegrasseplaine,presselesrangsdetesceps:Bacchusn'enrépondrapasmoinsàtesvœux.Situchoisis,aucontraire,lapented'uncoteauoud'unmont élevé, donne à tes ceps plus d'espace ; et que lesintervalles laissésentreeux,coupésen lignedroite,y formentdes allées parfaitement symétriques. Ainsi, dans les grandesguerres, une armée, déployant au loin la longue file de sesbataillons,montreàdécouvertdanslaplaineseslignesdroiteset parallèles, et fait ondoyer sur la vaste étendue l'airainétincelant de ses armes. L'horrible mêlée n'a pas encoreconfondutouscesbras,maisdéjàMars,errantdel'unàl'autrecamp,préludeàsesfureurs.Coupeainsitonterraindesentiersuniformes, non pour repaître tes yeux d'une vaine symétrie,maisafinquelesoldispensedansuneégalemesureàtescepsles sucs nourriciers, et que leurs rameaux puissent s'étendrepluslibrementdansl'espace.Peut-être demanderas-tu quelle doit être la profondeur des

fosses : moi, je ne craindrais pas de confier ma vigne à desimplessillons.Onenfonceplusprofondémentdanslaterrelesgrandsarbres,lechênesurtout,dontlatêtes'élèveautantvers

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lescieuxquesesracinesdescendentversleTartare.Aussi,nilesouffledesvents,ni lestorrentsimpétueux,ni leseffortsdelatempête ne peuvent le déraciner; il demeure inébranlable. Sadurée, qui triomphe des siècles, dépasse celle de plusieursgénérations ; centreet robuste soutiendenombreux rameauxétendusau loin,debrasvigoureux jetésçàet là, ilépancheàl'entoursonombreimmense.Que tes vignes ne soient pas exposées au soleil couchant;

garde-toiaussiderecevoirlecoudrierentretesceps;enfinnechoisis, pour tes provins, ni les sommités des tiges, ni lesbranches supérieures ; celles du bas, plus près de la terre,l'aimentdavantageet réussissentmieux.N'offensepoint leursfibres délicates avec un fer émoussé, et surtout n'admets pasdans leurs intervalles l'olivier sauvage. Souvent une étincelle,tombéedelamainimprudentedesbergers,seglisseensecretsous l'écorce huileuse, s'empare du tronc, et, s'élançantjusqu'aux plus hauts feuillages, éclate dans les airs par unimmensepétillement.Bientôtlefeuvainqueurcourtdebrancheen branche, atteint le sommet de l'arbre, enveloppe de sesflammes triomphantes le bois tout entier, et lance vers le ciellesnoirstourbillonsd'uneépaissefumée,surtoutquandlevents'abat d'en haut sur la forêt et pousse devant lui les flotsamoncelésde l'incendie.Dès lorsn'espèreplusquetesvignesrenaissentdeleursouche,niqueletranchantduferlesravive,niqu'ellesreverdissentcommeauparavantdanslamêmeterre:lestérileoliviersauvagesurvitseulaudésastre.N'en crois pas même le plus sage des hommes, s'il te

conseillederemueruneterredurcieparlesouffledeBorée.Sonseinalorsferméparlageléenepermetpasauxjeunestigesdepousserdesracinesdanslaglèbeendurcie.Lemeilleurmomentpourplanterlavigne,c'estquandleprintempsvermeilramènedansnosclimatsl'oiseauauxailesargentées,queredoutentleslonguescouleuvres ;ouvers lespremiers froidsde l'automne,quand le Soleil, pressant ses coursiers rapides, a déjà franchil'étéetn'apasencoreatteintl'hiver.Leprintempsfavorisetout,etlesplantes,etlefeuillage,etlesbois.C'estauprintempsquela terresegonfleetdemande lesgermesqu'elledoitanimer ;

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c'estalorsque ledieu tout-puissantde l'Airdescendenpluiesfécondesdans leseindesonépousejoyeuse,et,pénétrantdeson âme créatrice ce vaste corps, échauffe et nourrit de sesfeuxlessemencesdetouslesfruits.Alorslesbosquetsprofondset touffus retentissent du chant des oiseaux; alors lestroupeaux, reconnaissant le tempsmarquépour leurs amours,commencent à brûler des feux de Vénus. Partout la natureenfante ; les champs ouvrent leur sein à la tiède haleine desZéphyrs,etboivent lesmollesvapeursdelàfécondité.Déjà lesjeunesplantesseconfientsanscrainteàcespremierssoleils,etsansredouternilesventsorageuxdumidi,nilesfroidespluiesque pousse devant lui l'impétueux Aquilon, la vigne fait sortirses tendres bourgeons et commence à déployer tout sonfeuillage.Tels furent sans doute les jours qui éclairèrent le naissant

univers, jours non interrompus d'un éternel printemps. Leprintemps faisait alors les délices du monde. Oui, l'Eurusretenait encore ses souffles d'hiver lorsque les premiersanimaux virent la lumière, que la race de fer des humains sedressadanslechamppierreuxquil'avaitproduite,quelesbêtessauvages furent lancées dans les forêts et les astres dans lescieux. Et maintenant encore, les délicates productions de laterrene supporteraient pas les épreuves contrairesdeshiversetdesétés,si,danssabonté,lecieln'avaitplacéentrelefroidetlachaleurundouxintervallederepos,etménagéunpeulaterre.Quels que soient enfin les rejetons que tu plantes, ne leur

épargnepaslegrasfumier;recouvre-lesd'unecoucheépaissede terre, et n'oublie pas d'enfouir à leurs pieds des pierresspongieuses ou des débris de coquillages : l'eau filtrera àtraversces interstices, l'airy trouveradespassagespourallerjusqu'aux racines, et les jeunes tiges s'élèveront avec unevigueurnouvelle.Onavumêmedesvigneronsentasserautourde leurs ceps des pierres et d'énormes tes sons, afin de lesmettre à l'abri des ravages de la pluie ou des ardeurs de laCanicule,alorsqu'ellefendleseinaltérédescampagnes.Ce qui reste à faire quand la vigne est plantée, c'est de

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ramenerfréquemment laterreaupieddesceps,d'ypromenersanscesselesdurshoyaux.Quequelquefoismêmelesocdelacharruetourmentacesol,etquetesbœufshaletantspassentetrepassent entre les rangs de tes ceps. Présente ensuite à tajeune vigne de flexibles roseaux, des branches d'arbresdépouilléesde leurécorces ;despieuxde frêneetdesbâtonsfourchus,àl'aidedesquelselleapprenneàs'élever,àaffronterlesventsetàmonter,d'étageenétage, jusqu'ausommetdesormes.Quandtavigne,danssonpremierâge,faitsortirlespousses

d'un feuillage naissant, épargne un bois si tendre; et alorsmême que la tige moins frêle s'élance dans les airs et s'ydéveloppe en jets abondants, ne recours pas encore autranchantde la serpette !que tamain seborneàarracher lesfeuillessuperflues,etàéclaircirlecouvert;maisdèsquetulaverras, fortedenés vigoureuses racines, embrasser les ormesdeses robustesnœuds,alorsprendsce ferqu'ellene redouteplus ; coupe, taille sesbras r-t sa chevelure, exerce sanspitiétonempire,etrefrènel'essordésordonnédesesrameaux.Entoure aussi ton jeune plant d'une haie qui le défende

contreladentdestroupeaux,alorssurtoutquel'arbuste,encoretendre,n'estpasfaitàleursoutrages.C'esttroppourlui,outrel'inclémencedeshiversetdessoleilstropardentsd'avoiràsubirencore les insultes des buffles et des biches errantes, deschèvresetdesbrebis,quilepaissent:delagénisseavidequilebroute incessamment. Les frimas dont l'hiver blanchit lesplaines,lesoleilpesantdetoussesfeuxsurlesrochersardents,sontmoinsfunestesàlavignequelestroupeaux,queleveninde leur dent meurtrière, que la cicatrice faite à la souchemordue.C'estpourexpiercecrimequ'onimmoleunboucàBacchus

surtoussesautels:delàcespremiersspectaclesoffertssurunthéâtre ; un bouc était le prix proposé au talent, et que sedisputaient, dans les bourgades et les carrefours, lesdescendantsdeThésée.Ivresdejoieetdevin,onlesvoyait,aumilieu des riantes prairies, sauter sur des outres enflées etfrottéesd'huile.Ainsifontaujourd'huilesLatins,racevenuede

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Troie. Ils célèbrentaussiBacchuspardesvers sansart, etquiexcitent de grandes risées ; puis, faisant grimacer leur visagesousdesmasquesd'écorced'arbres,ilst'invoquent,ôBacchus,dans leurs chants joyeux, et suspendent au haut d'un pin tesmobiles images.Soudain lavigneétendsespampresfécondésetchargésdegrappes;ellesecouvrederaisinsdanslecreuxdes vallées, dans les bois profonds, partout où le dieu desvendanges va montrant sa tête vénérée. Célébrons donc leslouanges de Bacchus; répétons en son honneur les vers quechantaientnospères;mettonsàsespiedsdesgâteauxetdesbassinsde fruits ;qu'unboucsoit traînépar lacorneverssesautels ; qu'une branche de coudrier, perçant les grassesentraillesdelavictime,lafasserôtiraufeudesbrasiers.La vigne exige encore un autre travail, un travail qui se

renouvelle toujours et qui n'a point de terme. Il faut, trois ouquatre fois par an, remuer le sol avec la bêche, retourner etbriser sans cesse la glèbe autour du cep, et allégerfréquemment lavignedusuperfludeson feuillage.Ainsi rouledans un cercle perpétuel le cours des travaux du laboureur,comme l'année recommence et achève le sien, en repassanttoujoursparlesmêmestraces.Quandlavigneavutombersesdernièresfeuilles,etquelefroidAquilonadépouillélesboisdeleur riante parure, l'infatigable vigneron étend déjà ses soinsprévoyants sur l'année qui va suivre. L'arme de Saturne à lamain, il visite sa vigne unmoment abandonnée, l'émonde, lafaçonne par une taille industrieuse. Sois donc le premier àlabourer la terre, le premier à brûler les sarments enlevés, àremporter tes échalas à la maison ; mais sois le dernier àvendanger. Deux fois dans l'année, la vigne souffre d'unfeuillage trop épais qui la couvre; deux fois les ronces et lesherbes touffues l'assiègent et l'étouffent: autant de péniblestravaux.Vante,situveux,lesvastesdomaines,maiscontente-toid'encultiverunpetit. Il fautencorecouper lehouxdans laforêt,leroseausurleborddesfleuves,etl'osier,quicroîtsansculture. Mais déjà tes vignes sont liées : leurs rameaux n'ontplus besoin de la serpe ; déjà le vigneron fatigué chante enfaçonnant ses derniers plants. Et cependant il lui faut encore

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tourmenterlaterre,retourneretréduirelaglèbeenpoudre,etcraindre, pour ses raisins déjà mûrs, l'inclémence des airs.L'olivier,aucontraire,n'abesoind'aucuneculture,etdèsqu'ilaprisracineetsupportélegrandair,iln'attendplusriennidelaserperecourbée,nideladentdurâteau:laterreremuéeàsespieds avec le hoyau lui fournit des sucs suffisants, et si aveccela la charrue y passe, l'arbre se chargera de fruits. Elèvedonc, puisqu'il coûte si peu de soins, l'olivier fécond, l'oliviercheràlaPaix.Lesarbresfruitiersnesontpasplusexigeants.Sitôtqu'ilsse

sentent affermis sur leur tronc et qu'ils ont acquis toute leurforce, d'eux-mêmes, et sans attendre notre secours, ilss'élancent dans les airs. Les arbres de nos forêts se couvrentainsi de leurs fruits naturels, et les bosquets touffus, quepeuplent les oiseaux, rougissent sous leurs baies couleur desang.Lecytiseestbroutéparlestroupeaux;lepinaltiernousfournit des torches, flambeaux qui s'alimentent de leurs sucsrésineux, et qui, la nuit, nous donnent leur lumière. Et leshommeshésiteraientàplanter,àvouerleurssoinsàcettetâcheutile!Maispourquoiparlerplus longtempsdenosgrandsarbres?

Le saule, l'humble genêt ont aussi leur prix : ils donnent leurfeuillage aux troupeaux, de l'ombre aux bergers, des sucsnourrissantsauxabeilles,deshaiespourlesmoissons.J'aimeàvoir lesbuisondoyantsqui couvrent lemontCytore ; j'aimeàvoir les forêts de pins de Narycia, et tant de campagnes quen'ont subjuguées ni le soc ni lamain laborieuse des hommes.Même sur les sommets du Caucase, des forêts stériles, sanscesse agitées et rompues par le souffle impétueux de l'Eurus,nousdonnentaussileursproduitsdivers.Ellesnousfournissentdes sapinspournos vaisseaux, des cèdreset des cyprèspournos maisons. Les laboureurs en tirent le bois avec lequel ilsfaçonnentlesrouesàrayonsetlesrouespleinesdeleurscharsrustiques ; cemême bois se cintre en vaste carène pour nosnavires.Lesaulenousprodigueses flexiblesbaguettes, l'ormeson utile feuillage. Des branches vigoureuses du myrte et ducornouiller,Marsformesestraitsredoutables.L'ifsecourbeen

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arc sous la main du Parthe. Le tilleul, et le buis si facile àtourner, cèdent sans peine au fer qui les creuse et prennentcent formes diverses. L'aune léger, lancé sur le Pô, fendrapidementlesondes,etlesabeillescachentleursessaimssousl'écorceetdansletronccaverneuxduchêneminéparlesans.LesprésentsdeBacchusvalent-ils ces richessesdo lanature?Hélas!quedemauxdontilfutlacause!C'estluiquiadompté,par sa mortelle ivresse, les Centaures furieux, et Rhétus etPholus, et Hylée qui, brandissant sa vaste coupe, menaçaitd'exterminerlesLapithes.Otropheureuxl'habitantdescampagnes,s'ilconnaissaitson

bonheur!Loindutumultedesarmesetdesdiscordesfurieuses,laterrejustementlibéraleluifournitunefacilenourriture.Iln'apoint, il est vrai, ces palais fastueux où, par mille portiques,s'engouffrechaquematinleflotdesclientsquiviennentsaluerle réveil du maître ; il n'aspire pas à posséder les portesincrustéesd'écaillé , ni leshabits chamarrésd'or, ni les vasesd'airaindeCorinthe;pourluilapourpred'Assyrien'altèrepointla blancheur des laines ; pour lui le mélange de la case nedénature pas la pure liqueur de l'olive ; mais il a une vietranquille, assurée, sans déceptions, riche de tous les vraisbiens ; il goûte les longues heures de loisir dans ses vastesdomaines:desgrottes,deslacsd'eauvive,defraîchesvalléesquirappellentTempe,etlemugissementdesbœufs,etlesdouxsommeils à l'ombre des arbres, tout cela est à lui. C'est auxchamps que sont les retraites des bêtes sauvages ; c'est làqu'ontrouveunejeunesseendurcieautravailetaccoutuméeàvivre de peu ; c'est là que la religion est en honneur, et lespèresvénérésà l'égaldesdieux : c'est làenfinque la Justice,forcéedequitterlaterre,laissalatracedesesdernierspas.Qu'avanttoutlesMuses,l'objetdemonculteetdemonplus

tendre amour, daignent m'admettre dans leur chœur sacré !qu'ellesdaignentm'apprendre la routeet lesmouvementsdescorps célestes ; la causedes éclipses du soleil et de la lune ;pourquoilaterres'agitesursesfondements;parquelleforcelamer,soulevantseseaux,s'enfle,franchitsesbarrières,retombeensuitesurelle-mêmeetseretire ;pourquoi lessoleilsd'hiver

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sehâtentdeseplongerdansl'Océan,etquelobstacleretarde,pendant l'été, l'arrivéede lanuit.Maissimonesprit,quemonsangglacén'animeplus,m'interditdepénétrercesmystèresdela nature, que du moins mon cœur soit toujours touché duspectacledeschamps,desruisseauxcourantdanslesvallées;que toujours les fleuves, les forêts profondes charment monoisive obscurité ! Oh ! que ne suis-je dans les campagnesqu'arroseleSperchius,ousurlessommetsduTaygète,quelesjeunes filles de Sparte font retentir des hymnes de Bacchus !Oh!quimeporteradanslesfraîchesvalléesdel'Hémus,etmecouvriradel'ombreimmensedesesbois!Heureux celui qui peut connaître les premières causes des

choses ! Heureux celui qui a mis sous ses pieds les vainesterreurs desmortels, l'inexorable Destin et le bruit de l'avareAchéron!Heureuxaussiceluiquiconnaîtlesdieuxchampêtres,Pan, levieuxSilvainet lechœur fraterneldesNymphes!Riennel'émeut,nilesfaisceauxquedonnelafaveurpopulaire,nilapourpre des rois, ni la Discorde armant entre eux les frèresperfides,nilesDacesconjurésseprécipitantdesbordsdelister,ni les intérêts deRome, ni les empires qui penchent vers leurruine:iln'apointàs'apitoyersurceluiquin'arien;iln'apointàenvierceluiquipossède.Contentdesbiensqueseschampsluiprodiguentd'eux-mêmes,ilcueillelesfruitsdesesarbres,etpasse,sansconnaîtrenilejougdeferdeslois,nileforumetsescrisinsensés,nil'immensedépôtdesactespublics.D'autres,larame à la main, tourmentent les mers orageuses ou seprécipitent aumilieudesbatailles, oubien s'ouvrent un accèsdans les cours et rampent sur le seuil des rois. Celui-ci vasaccager une ville et porter le ravage dans l'intérieur desfamilles,afindeboiredansunecoupedesaphiretdedormirsurlapourpretyrienne.Celui-ciensevelitsesrichessesetsecouchesursonorenfoui;celui-làambitionneavecardeurlestriomphesde la tribune. Cet autre mettrait sa félicité dans lesapplaudissements redoublés dont le peuple et le sénat fontretentir les bancs du théâtre.Des frères se réjouissent d'avoirtrempé leurs mains dans le sang de leurs frères, et, quittantpourl'exilleurpremièredemeureetledouxseuilpaternel,vont

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chercherunenouvellepatriesousunautresoleil.Cependantlelaboureur fend leseinde laterreavec le ferde lacharrue.Cetravailamèneceuxdetoutel'année;c'estparlàqu'ilsoutientl'Etatetsafamille,qu'ilnourritsesbœufs,quil'ontbienméritépar leurs services. Aussi, point de repos pour lui avant quel'année,lecomblantdesesdons,n'aitmultipliésestroupeaux,chargé ses arbres de fruits, ses guérets des riches gerbes deCérès,et faitgémirsesgreniers.L'hiverarrive :alorsonbroiesous le pressoir l'olive deSicyone; les porcs, repusdeglands,rentrent joyeux à l'étable.On cueille les baies sauvages de laforêt.L'automnedonne,àsontour,sesdiversesproductions,etsur lescoteauxrocheux,exposésausoleil,achèvedemûrir ladoucevendange.Cependantlelaboureurvoitsesenfantschérissesuspendreàsesbaisers ;sachastedemeureestgardiennede la pudeur. Ses vaches fécondes laissent pendre leursmamellespleinesdelait,etsesgraschevreauxs'entre-heurtantde leurs cornes naissantes, luttent en se jouant sur le riantgazon.Lui-même ilases joursde fêtes,et,couchésur l'herbeauprès de la flamme de l'autel, avec ses compagnons quicouronnent leurs coupes de feuillage, il fait des libations ent'invoquant,ôBacchus!Tantôt,fixantsurl'ormeunbutautraitrapide, il provoque l'adresse des bergers ; tantôt il les voitdéployerdansuneluttechampêtrelasouplessedeleurscorpsnusetnerveux.Ainsi vivaient autrefois les Sabins, ainsi vivaient les frères

RomulusetRémus;c'estparlà,oui,c'estparlàques'accrutlabelliqueuseEtrurie,queRomedevintlamerveilledumonde,etqueseule,entretouteslesvilles,elleenfermaseptcollinesdanssesmurs.Avantmêmequelesceptreeûtpassédanslesmainsde Jupiter, avant que la race impie des mortels eût osé senourrirdes taureauxégorgés,Saturne,au tempsde l'âged'or,menaitcettesimpleviesurlaterre.Alorslesouffledelaguerren'avait pas encore enflé le clairon, et le marteau n'avait pasencoreretentisurl'enclumepourforgerl'épéehomicide.Mais j'ai déjà fourni une vaste carrière : il est temps de

dételermescoursierstoutfumants.

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LivreIII:Lestroupeaux

Et toi aussi, vénérable Paies, et toi aussi, divin pasteur desbordsdel'Amphryse,etvous,boisetfleuvesdumontLycée,jevaisvouschanter.Touslesautressujetsdepoésiequipouvaientcaptiver lesesprits inoccupéssontmaintenantépuisés.Quineconnaît pas le cruel Eurysthée ou les sanglants autels del'infâmeBusiris?Quin'apaschantélejeuneHylas,LatoneetsaflottanteDélos,Hippodamie,etPélops,sicélèbreparsonépauled'ivoireetparsonadresseàdompterleschevaux?Jeveux,mefrayant une route 'nouvelle, élevermonessor au-dessusde laterre,et,triomphantàmontour,fairevolermonnomdeboucheenbouche.Silecielprolongemesjours,lepremier,enrevenantdansmapatrie,j'amèneraiavecmoilesMusesdessommetsdeleurHélicon; lepremier,ômachèreMantoue, jetransporteraicheztoi lespalmesde l'Idumée; lepremierélèveraiuntempledemarbreauborddeseaux,danstesrichescampagnes,oùleMincio erre en longs détours et couvre ses ives de tendresroseaux. Aumilieu du temple, je placerai César ; il en sera ledieu.Etmoi,dans l'appareildes triomphateurset revêtude lapourpretyrienne,jeferaivolerensonhonneur,surlesbordsdufleuve,centcharsàquatrechevaux.Amavoix,toutelaGrèce,abandonnant les rives de l'Alphée et les bois sacrés deMolorchus, viendradisputerdans ces jeux leprixde la courseou du ceste redoutable. C'est moi qui, le front ceint d'unebranche d'olivier, décernerai les récompenses aux vainqueurs.Déjà jemeplaisàconduireautemple lespompessolennelles,déjà je vois les taureaux tomber sous le fer sacré, déjà lethéâtrem'apparaîtavecsesdécorationschangeantes,déjà lescaptifsbretonsysemblentdéroulerlestapisdepourpreoùsontpeintes leurs défaites. Sur les portes du temple, je feraireprésenter, en or et en ivoire, les combats livrés auxGangarides, les armes victorieuses de Quirinus. On y verra leNil, roulant immense, s'enfler sous le poids des flottes

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guerrières, et l'airain des vaisseaux s'élever dans les airs encolonnes superbes. On y verra aussi les villes de l'Asiedomptées, le Niphate repoussé, le Parthe, qui met son espoirdanslafuiteetdanssesflèches,qu'ilretournecontrenous;onyverradeux trophéesenlevéssurdeuxennemisdifférents,etdel'uneàl'autremerlesnationsdeuxfoismenéesentriomphe.JeveuxquelemarbredeParos,s'animantsousleciseau,fasserevivre la race d'Assaracus, et cette longue suite de hérosdescendusdeJupiter,etTros,leurpère,etApollonCynthien,quiabâtiTroie.Làaussifigureral'Envie,lamalheureuseEnvie,quiredoute les Euménides, le noir Cocyte, les serpents tortueuxd'Ixionqui l'attachentàsa roueéternellement tournante,et lerocherqueSisyphesoulèvetoujoursenvain.Cependant suivons les Dryades dans leurs forêts, et

cherchons des sentiers inconnus aux Muses latines. C'est parton ordre, ô Mécène, que j'entreprends cette œuvre difficile.Sans toi, mon esprit ne forme aucun projet élevé. Eh bien!triomphe de ma longue paresse, allons ! Le Cithéron nousappelleàgrandscris ; j'entendsaboyer leschiensduTaygète,hennir leschevauxd'Épidaure,et l'échodesboisnousrenvoie,enlesredoublant,cesbruyantesclameurs.Bientôt,cependant,je me préparerai à chanter les grands exploits de César et àfaire vivre son nom dans la mémoire des hommes autant desiècles qu'il s'en est écoulé depuis la naissance de Tithonjusqu'àlui.Soitqu'aspirantauxpalmestriomphalesd'Olympie,tuélèves

descoursierspour la lice ;soitquetunourrissesdevigoureuxtaureauxpour la charrue, le point essentiel, c'est le choix desmères.Lameilleuregénisseaquelquechosedefarouchedansle regard, la tête énorme, le cou épais, de larges fanonstombantjusqu'auxgenoux,lesflancsdémesurémentallongés;que toutenelle soitgrandet fort,même lepied,etquesoussescornescourbéesendedanssedressentdeuxoreillesvelues.J'aimeraisencorecellequi,marquéedeblancetdenoir,portantimpatiemment le joug et menaçant parfois de la corne, serapproche du taureau par le mufle, et qui, haute de stature,balayedesalonguequeuelatracedesespas.

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Pour elle, l'âge propice à l'hymen et aux travaux de Lucinecommence après quatre ans et finit avant dix ; plus jeune ouplusvieille,ellen'estnipropreàporter,niassez fortepour lacharrue.Profitedoncdutempsdesafécondejeunesse,etlâchevers elle tes taureaux. Sois le premier à les envoyer auxcombatsdeVénus,etqu'unegénérationnouvelle,remplaçantlagénération qui s'éteint, perpétue la race de tes troupeaux.Hélas! pour les êtres mortels, les plus beaux jours sont lespremiersquis'envolent!bientôtarrivent les infirmités, la tristevieillesse, les souffrances, et enfin lamort, l'impitoyablemort,quinousenlève.Tu trouveras toujours dans tes étables quelques génisses à

réformer : opère ces réformes nécessaires;mais, pour n'avoirpas à regretter plus tard d'irréparables pertes, pourvoisd'avanceauxvidesdetontroupeau,etformechaqueannéedenouveauxnourrissons.Le choix des chevaux n'exige pas une attention moins

sévère.Ceuxquetudestinesàmultiplierl'espècedevrontêtre,dès leur âge le plus tendre, l'objet de tous tes soins. Ondistinguesanspeinelepoulaindebonneraceàlafiertédesonport, à la souplesse de ses jarrets. Le premier, il ose aller enavant, braver les ondes menaçantes, se risquer sur un pontinconnu;ilnes'épouvantepasd'unvainbruit.Sonencolureesthardie,satêteeffilée,sonventrecourt,sacrouperebondie,etle jeu de ses muscles se dessine vigoureusement sur songénéreux poitrail. Pour la couleur, on estime le bai brun et legrispommelé;onfaitpeudecasdublancetdel'alezanclair.Entend-il au loin le bruit des armes? il ne sait plus rester enplace, il dresse les oreilles, tout son corps tressaille, et le feus'échappedesesnaseauxbrûlants;sonépaissecrinières'élèveen ondes, et retombe agitée sur son épaule droite. On sentcommeunedoubleépinesursondosfrémissant;desonpiedilcreuselaterreetlafaitrésonnersoussacornevigoureuse.TelfutCyllare,quelamaindePolluxd'Amycléesutdompter;telsfurent les chevaux que le dieu Mars attelait à son char ; telsceux du grand Achille, si célèbres dans les chants des poètesgrecs ; tel Saturne lui-même, surpris par son épouse, déploya

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sur son cou nerveux sa flottante crinière, et, dans sa fuiterapide,remplitlessommetsduPéliondeseshennissements.Quand l'étalon, affaibli par les maladies ou devenu pesant

par l'effet des années, fait défaut à sa tâche, éloigne-le duharas: et n'épargne pas sa vieillesse déshonorée. Glacé parl'âge, il est inhabile aux travaux de Vénus ; il s'y épuise enefforts stériles, et si quelquefois il s'engage dans ces rudescombats,ils'ytourmenteenvain,pareil,ensonardeurinutile,àcesfeuxsansforceetsanschaleurallumésdansnoschaumes.Assure-toidonc,avanttout,del'âge,del'origine,delavigueuretdesautresqualitésdetoncoursier;saches'ilestsensibleàlahonted'êtrevaincu,à lagloirederemporter lapalme.Vois-tu,danslescombatsdelacourse,commeleschars,seprécipitanthors des barrières, s'élancent à la fois et dévorent l'espace !commelescœurstressaillent,enflammésparl'espérancedelavictoireouagitéspar lacraintedelàdéfaite !Lesconducteursfontsifflerlefouetnoueux,et,penchéssurleurscoursiers,leurabandonnentlesrênes.L'essieus'allume,lecharvole;tantôtilssebaissent,tantôtilssedressent,etsemblentmonterdanslesairs, emportés sur l'aile des vents. Point de repos, point derelâche. Cependant un nuage de poussière s'élève et lesenveloppe. Les vainqueurs sont mouillés de l'écume et del'humidehaleinedeceuxquilessuivent,tantestgrandl'amourdelagloire,tantlavictoireadeprix!Erichthonosalepremierattelerquatrechevauxdefront,et,

porté surde rapides roues, se tenir envainqueur surun char.Montés sur le dos de ces fiers animaux, les Lapithes lesaccoutumèrent au frein et aux évolutions, leur apprirent àbondir sous le cavalier armé, et à rassembler leurs pas avecgrâce.Lesdeuxexercicesducharetdumanègesontégalementdifficiles, et les maîtres de l'art exigent également dans leurélèvelajeunesse,l'ardeuretlalégèretéàlacourse;sanscelan'espère rien du coursier, eût-il d'ailleurs cent fois poursuivil'ennemi en déroute, eût-il pour patrie l'Epire et la puissanteMycènes,etfût-ilnédutridentmêmedeNeptune.Cesobservations faites, et lorsque s'approche le tempsdes

amours, applique tes soins à donner une nourriture solide et

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abondanteàceluiquetuchoisispourlechefetl'épouxdetontroupeau.Fauchepourlui lesherbestendresetn'épargnenilaboissonnilafarine,depeurqu'ilnesuccombeauxdouxtravauxquil'attendent,etqueladébilitédesenfantsn'accuseunjourlafaiblesse du père. Au contraire, on fait tout pour amaigrir lesmères, et sitôt que les premiers aiguillons de la volupté lessollicitentauxamoureuxplaisirs,onleurretranchelefeuillage,on leséloignedes fontaines.Souventmêmeon les fatigue,onles exténue par des courses forcées en plein soleil, alors quel'airegémitsouslescoupsredoublésdupesantfléauetquelapaille légère voltige emportée par le vent qui se lève. On lestraite ainsi de peur qu'un excès de graisse n'obstrue lessecrètesvoiesduchampdel'amouretnerendestériles,enlesrecouvrant, les sillons qui doivent être fécondés, et afinqu'ayant soif de Vénus, elles saisissent avec plus d'avidité lesgermescréateursets'enpénètrentplusprofondément.Bientôtonn'aplusàs'occuperdespères,etlesmèresàleur

tourréclamenttouslessoins,alorsque,lesmoisdelagestationrévolus,elleserrentchargéesdeleurfruit.Qu'onsegardebienalorsdelesattelerauxpesantschariots:qu'onlesempêchedefranchir les routes en sautant, de courir au galop dans lesprairies,detraverseràlanagelesfleuvesauxrapidescourants.Mais qu'elles paissent dans des lieux solitaires, le long desruisseauxcoulantàpleinsbords,etdontlesrivesleuroffrentunlit de mousse, un vert gazon, des grottes qui les abritent etl'ombreprolongéedesrochers.Dans les bois de Silare, autour des verdoyantes forêts

d'yeuses de l'Alburne, voltige un insecte que les Latins ontsurnomméasilus; lesGrecs l'appellent oestron.Cettemouche,arméed'unredoutableaiguillon,etqu'annoncelebruitaigreetsecdesesailes,metenfuitelestroupeauxépouvantés,quisedispersent çà et là dans les bois : l'air ébranlé, les forêts, lesrives desséchées du Tanagre répètent leurs affreuxmugissements.C'estdecemonstreailéqueseservitautrefoisl'implacable colère de Junon, quand elle résolut la perte de lagénisse, fille errante d'Inachus. Ecarte-le donc de tes vachespleines, et comme les ardeurs du midi allument surtout sa

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fureur,conduistestroupeauxaupâturagelematin,peuaprèslelever du soleil, ou le soir, quand les étoiles ramènent la nuit.Dèsquelesvachesontmisbas,touslessoinsdoiventseportersur les petits. Et d'abord le fer brûlant les marque d'uneempreintequi feraconnaîtreet leurraceet l'emploiauquelonles destine. Les uns sont réservés pour la propagation del'espèce;lesautrespourlesautelsdesdieux;ceux-cifendrontla terre et retourneront, en la brisant, la glèbe qui hérisse laplaine;lerestepaîtraenlibertédanslaverteprairie.Maisceuxque tu veux former au labour et aux travaux champêtres,commence de bonne heure à les dompter, tandis que leurnaturel est facile encore et que leur âge se prête à tout.D'abord, qu'un large cercle d'osier léger flotte autour de leurcou;puis,quand ilsaurontaccoutuméleurtête libreencoreàce premier essai de servitude, qu'un lien commun rassembledeuxjeunestaureauxetlesforceàmarcherensembled'unpaségal. Déjà même tu peux leur faire traîner un char vide, quilaisseàpeinesa tracesur lapoussière.Enfin,qu'unessieudefrêne crie sous une charge pesante, et que ton attelage déjàrobustene tireplussanseffortdeux roues réuniesàun timond'airain. Cependant donne pour nourriture à cette jeunesseencore indomptée, non-seulement lemenu fourrage, la feuilledusauleet lesherbesdesmarais,maisencoreunpeudeblévert.Etquantauxvachesquisontdevenuesmères,nevapas,comme faisaientnospères,emplir tesvasesde leur laitblanccommelaneige:laisse-lesplutôtépuiserpourleursnourrissonslestrésorsdeleursmamelles.Maissituaimesmieuxéleverdeschevauxpourlaguerreet

pourlesrudesexercicesdelacavalerie,oubienpourglissersurde rapides rouesauxbordsde l'Alphée,oupour fairevolerunchardanslesboissacrésdeJupiter,accoutumedebonneheureton élève à voir les armes, les guerriers pleins d'ardeur ; àentendre les clairons éclatants, et le roulement de la rouequigémit, et le bruyant cliqueta des freins dans l'étable. Que dejourenjourilprenneplusdeplaisirauxlouangesdesonmaître,audouxretentissementdesamainquilecaresse.Commenceàle former ainsi, à peine écarté de lamamelle de samère, et

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lorsque,faible,touttremblantencoreetsansexpérience,illivredelui-mêmesaboucheàunpremieretlégerbridon.Maisaprèstrois ans, et quand déjà il atteint son quatrième été, qu'ilcommence dès lors à tourner en rond, à faire retentir la terresous ses pas cadencés, à jeter et à ramener tour à tour sesjambes ; qu'il s'éprouve ainsi à la fatigue et au travail ;qu'ensuite il s'élance, provoque les vents à la course, et quevolantlibredufreinàtraverslaplaine,ilimprimeàpeinesurlupoussièrelatracedesespas.Tell'Aquilon,ausoufflepuissant,fonddesrégionshyperboréennesetdisperseauloin lesfrimaset es nuages secs de la Scythie. Alors les hautes moissons,ondulant sous son haleine, frémissent mollement agitées; lesforêts sur les monts jettent de grands murmures, et les flotsaccourent de loin et se pressent sur le rivage. Ainsi volel'Aquilon,balayantdanssucourserapideetlaterreetlesmers.Tuleverras,lecoursierainsidressé,tournerlaborneolympiquedans les campagnes d'Élis ; tu le verras, couvert de sueur etd'une sanglante écume, parcourir la vaste carrière : ou bien,ployantsoncoudocilesouslechardesBelges,ils'élanceraaumilieudesbatailles.Cen'estqu'aprèsl'avoirainsidomptéqu'onpeut lui laisser prendre du corps par une nourriture plusabondanteetplus forteavantcetemps,sa fougueetsa fiertéserévoltentcontrelefouet,etilrefused'obéiràlamainquiluifaitsentirlefrein.Maisiln'estpasdeplussûrmoyendedévelopperlavigueur,

soitdestaureaux,soitdeschevaux,qued'écarterd'euxVénuset les aiguillons de l'aveugle amour. C'est pour cela qu'onrelègue les taureauxau loin,dansdespâtissolitaires,derrièreunemontagne,au-delàdequelque large fleuvequi les séparedutroupeau,ouqu'onlestientrenfermésdansl'étable,auprèsd'une ample pâture. Car la vue d'une génisse les mineinsensiblement,lesconsumed'amouretleurfaitoublierlesboiset lesherbages.Souventmêmecelle-ci, par sesdouxattraits,allume la guerre entre ses superbes amants, qui combattentpour elle à coups de cornes. Tandis qu'elle paît, belle ettranquille, dans les grands bois de Sila, ces fiers rivaux selivrentd'horriblescombatsetsecouvrentdeblessures:unsang

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noir ruisselle de leurs flancs. La corne baissée, et luttant deleurs robustes fronts, ils s'entrechoquent avec d'affreuxmugissements : les bois et les vastes cieux en retentissent.Désormais lemême séjour ne saurait plus les rassembler : levaincu s'en va ; il cherche un exil lointain sur des bordsinconnus, déplorant sa défaite, la victoire d'un insolentvainqueur,hélas!etsesamoursqu'ilperdsansvengeance!etjetantundernierregardsursonétable,ilabandonnel'empireoùrégnaientsesaïeux.Cependantilnenégligerienpourrappelerses forces : la nuit donc il se couche sur d'arides rochers ; lejour, il se nourrit de feuillages amers et d'herbesmarécageuses; ilexcite, ilexercesacolère ; ilattaquedesescornes le tronc des arbres, harcèle les vents de ses coups, etprélude au combat en faisant voler sous ses pieds destourbillonsdepoussière.Sitôtqu'ilaramassétoutessesforceset retrouvé sa première vigueur, il entre en campagne et seprécipitesursonrival,quil'avaitoublié.Ainsil'onvoitlavagueblanchissante venir au loin du milieu des mers, s'enfler,s'étendreencourbe immense.Lemont liquideseroulevers lerivage,mugitavecfureurcontrelesrochersetretombedetoutesa hauteur. L'onde agitée jusqu'en ses plus profonds abîmess'élèveenbouillonnantetjetteàsasurfacedestourbillonsd'unsablenoir.Ainsi, toutcequi respiresur la terre, leshommes, lesbêtes

sauvages, les troupeaux, leshabitantsdeseauxet lesoiseauxpeints de mille couleurs, ressentent les feux de l'amour ets'abandonnentàsesfureurs;l'amourexercesurtouslemêmeempire. Enaucun temps, la lionne, oubliant ses lionceaux, n'aerréplusterribledanslescampagnes;jamaislesoursinformesne remplirent les forêtsdéplusdecarnage ; jamais le sangliern'estplus terrible, le tigreplus redoutable.MalheuràceuxquiparcourentalorslessablesdésertsdelaLibye!Voiscommelescoursiersfrissonnentdetousleursmembres,

sil'airseulementleurapporteuneodeurbienconnue!dèslorsriennepeutlesarrêter,nilefrein,nilefouet,nilesrochers,niles précipices, ni les fleuves qui renversent tout sur leurpassageetroulentdansleursflotslesdébrisdesmontagnes.Le

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sanglierde làSabineaiguisesesdéfenses, laboure la terredeses pattes, et frotte contre les arbres ses flancs et ses largesépaules,pourlesendurcirauxblessures.Maisquen'osepasunjeunehommequandl'amourapénétré

ses os de ses feux redoutables ? La nuit, au milieu des plusépaissesténèbres,iltraverseàlanageledétroitbouleverséparl'orage;iln'entendnilecielquigrondeau-dessusdesatête,niles flots qui se brisent contre les rochers retentissants, ni sesparents éperdus qui le rappellent, ni son amante désespérée,dontlamortvasuivrelasienne.Que dirai-je des lynx mouchetés de Bacchus, de la race

belliqueuse des loups et des chiens, et des combats que lescerfs, les timides cerfs, se livrent alors entre eux ? Mais rienn'égale surtout les emportements des cavales ; Vénus elle-mêmeleurinspirasesfureurslorsqu'ellefitdéchirerGlaueusdePotniaparlesquatrejumentsquitiraientsonchar.L'amourlestransporte au-delà du Gargare et de l'Ascagne retentissant;elles franchissent lesmontagnes,elles traversent les fleuvesàla nage. Aussitôt que ce feu s'est allumé dans leurs entraillesavides, au printemps surtout, car c'est au printemps que lachaleur animale se réveille, elles volent au sommet des rocsélevés, et là, tournées vers le soleil couchant et la boucheavidement ouverte au Zéphyr, elles aspirent son haleineamoureuse ,et souvent,ôprodige! sans le secoursd'unautreépoux, le vent les féconde ; puis elles précipitent leur fuite àtraverslesmonts,lesrochersetlesvalléesprofondes,nonpasverslesrégionsoùtusouffles,douxEurus,nonpasducôtéoùtutelèves,ôSoleil,maisverslescontréesqueglacentBoréeetleCaurus,etoùlecielesttoujoursattristédesfroidespluiesdel'Auster. C'est alors qu'on les voit distiller de leurs flancséchauffés cepoisonque lespasteursnommenthippomane,etque recueillent souvent de cruellesmarâtres pour lemêler ausuc des plantes vénéneuses, en prononçant des parolesmagiques.Mais tandisqu'éprisducharmedemonsujet jem'égareen

ces mille détails, le temps, l'irréparable temps s'enfuit. C'estassezparlerdesgrandstroupeaux;ilmeresteàdirecomment

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onfaitpaîtrelabrebisàlablanchetoisonetlachèvreauxlongspoils soyeux. C'est un nouveau travail pour vous, ô robustescultivateurs,maisvousy trouverezunegloirenouvelle. Jesaiscombien il est difficile d'exprimer noblement de si petiteschoses,etdedonnerquelquelustreauxhumblessujetsquejevaistraiter;maisundouxcharmem'entraîneverslessommetsescarpés du Parnasse : jeme plais à gravir ses collines, et àchercher lessourcessacréesdeCastaliepardesroutesoùnulpoète,avantmoi,n'a laissé la tracedesespas.Viensdonc,ôvénérablePaies, viens ; c'estmaintenantque jedoisélever lavoix.Etd'abord,quetesbrebis,enferméessousledouxcouvertde

leurs étables, y soient nourries d'herbage jusqu'au retour duprintempsetdelaverdure;qu'onétendesousellesuneépaisselitièredepailleetdefougère,depeurqueladuretédusoletlefroidn'incommodentcesanimauxdélicats,etneleurapportentles tristesmauxde l'hiver, la gale et la goutte'; je veux aussiqueteschèvresnemanquentnidefeuillesd'arbousier,nid'eaufraîche;queleurétable,àl'abridusoufflepiquantdel'Aquilon,soitexposéeauxdouxsoleilsd'hiver,quand leVerseau,prêtàquitterlescieux,assombritetnoieencoredesesfroidespluieslesderniersjoursdel'année.Leschèvresexigentdenousautantdesoinsque lesbrebis,

et leur utilité n'est pasmoindre, bien qu'elles ne donnent pascette précieuse toison de Milet à laquelle la pourpre de Tyrajouteunsigrandprix;maisleursenfantssontplusnombreuxetleurlaitestunesourceintarissable:plustuépuiseslaliqueurmousseuse de leurs mamelles, plus le flot abondant ruissellesous lamainavarequi lespresse.Cependant lesbergersn'entondentpasmoins labarbeblanchissantedesboucsdeLibye.On fait avec ces longs poils soyeux des tissus à l'usage dessoldats,degrossiersvêtementspour lespauvresmatelots.Leschèvresaimentàpaîtredans lesbois, sur leshauts sommets,où elles broutent la ronce épineuse et les buissons, qui seplaisent sur les lieux escarpés. Le soir, elles savent revenird'elles-mêmesaubercail,yramènent leurschevreaux,etellessontalorssichargéesdelaitqu'àpeinepeuvent-ellesfranchirle

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seuil de la porte. Sois d'autant plus attentif à les garantir dufroid et des vents glacés qu'elles sont elles-mêmes moinsprévoyantes pour leurs propres besoins. Fournis doncabondamment l'étable d'herbe et de feuillages, et que l'hiverentiertesgreniersàfoinleursoientouverts.Maisaussitôtque,rappeléparlesZéphyrs,l'étéserarevenu,

envoie tes brebis dans les pâturages et tes chèvres dans lesbois.Qu'elless'emparentdelacampagnedèsqueparaîtl'astrede Lucifer, quand le frais matin vient d'éclore, que de légersfrimasblanchissentlesprairies,etquelarosée,siagréableauxtroupeaux, brille encore sur l'herbe tendre. Vers la quatrièmeheure du jour, quand tout languit de soif et que la cigale faitretentir les bocages de sa plainte importune, conduis testroupeaux aux sources voisines, ou bien à ces abreuvoirs oùl'eaudesprofondsétangsestamenéeparde longscanauxdebois.Amidi, abrite-les contre la chaleur,dansquelque fraîchevallée,sous l'antiquetroncd'ungrandchêne,étendantau loinses rameaux, et encore dans ces ténébreuses forêts d'yeusesqui prolongentdans laplaine leur ombre immenseet révérée.Que ton troupeau paisse et s'abreuve de nouveau au coucherdusoleil,àl'heureoùl'étoiledusoirramèneunpeudefraîcheurdans l'air, où la lune, qui va semant la rosée, ranimedéjà lesbois, où tout se réveilleet chante, lesalcyons sur les rivages,lesrossignolsdanslesbuissons.Parlerai-je des pasteurs de la Libye, de l'étendue de leurs

pacages, de leurs rares cabanes semées çà et là dans leschamps?Souvent,jouretnuit,etquelquefoisdesmoisentiers,ilstiennentlespâtis,etlaissentleurstroupeauxerrerauhasardetsansabri,àtraverslessolitudes,tantlaplaineestimmense!Le pâtre africain traîne tout avec lui, sa cabane, ses Pénates,ses armes, et son chien d'Amyclée, et son carquois de Crète.Ainsi le soldat romain, enflammé par l'amour de la patrie,marche léger sous sa pesante armure, se présente devantl'ennemietplantedevantluisespavillons.Hn'enestpasainsidans les régions habitées par les Scythes, sur les bords duPalus-Méotide,danslescontréesoùl'Isterrouleunsable jaunedanssesflotstroublés,etoùleRhodoperevientsurlui-même,

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après avoir déployé sa chaîne jusque sous le pôle. Là, lespasteurs tiennent leurs troupeaux renfermés dans l'étable; là,les champs sont sansherbe, lesarbres sans feuillage; la terres'y montre partout affreusement hérissée de grands amas deneige, et dort sous des couches de glace de sept coudées.Toujours l'hiver, toujours le Caurus soufflant la froidure. Làjamais le soleil ne dissipe les pâles vapeurs de la brume, soitquesesrapidescoursiers leportentauplushautdesairs,soitquesoncharseplongedansl'Océan,qu'ilteintdesesfeux.Là,souvent, une croûte épaisse de glace enchaîne subitement lecoursdesfleuves;bientôtlarouepressedesoncercledeferlasurface solide de cette onde qui, il y a unmoment, s'ouvraithospitalière aux navires, et qui porte les chars maintenant.L'airainéclateetsefend;leshabitsseroidissentsurlecorps;on coupe avec la hache le vin saisi par la gelée ; les eauxdormantesnesontplusqu'unbloc,etlabarbemêmesehérissedeglaçons.Cependantlaneigenecessedetomber;lesbrebispérissent;lesgrandscorpsdesbœufsgisentçàetlà,ensevelissouslesfrimas,etlescerfs,sepressantenvainlesunscontreles autres, s'engourdissent, tombent aussi à leur tour, etpercentàpeine,duhautdeleurramure,lesmassesglacéesquiles accablent. Il ne faut alors, pour les prendre, ni lancer deschiensàleurpoursuite,nitendredesfilets,nidécocherlaflècheempennée ; on les frappe de près avec le for, tandis qu'ilss'efforcent d'écarter ces montagnes de neige qui lesemprisonnent; en vain ils brament d'une voix plaintive, leschasseurslestuentetlesemportentenpoussantdegrandscrisde joie. Ces peuples sauvages se retirent dans de profondescavernesqu'ils se creusent sous terre, et ils vivent là oisifs ettranquilles;ilsroulent,ilsentassentsurleursfoyersdeschênes,des ormes tout entiers qu'ils livrent aux flammes ; ils passentles nuits à jouer et à boire d'une liqueur piquante faite defroment et de fruits sauvages, seul vin de ces déserts. Ainsivivent,sanspoliceetsanslois,sanscessebattusdesventsduRiphéeetn'ayantpourvêtementquelapeaudesbêtesfauves,cespeuplesquelanatureexilasouslesglacesdel'Ourse.Si tu veux avoir de belles laines , écarte ton troupeau des

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forêts épineuses, de la bardane et du chardon ; écarte-leégalement des pâturages trop gras ; ne le compose que debrebisdontlatoisonsoitblancheetfine,etquantàtonbélier,siblanche que soit la sienne, rejette-le s'il a la langue noire, depeurqu'iln'entachedecettecouleur lesenfantsquinaîtraientdelui;tudoischercherdanslesbergeriesdelaplaineunautrepèreàtesagneaux.ODiane!s'ilestpermisdelecroire,cefutpar l'éclat éblouissant de sa blanche toison que Pan, dieud’Arcadie,abusadetacrédulité;ilt'appelaaufonddesbois,ettunedédaignaspasdel'ysuivre.Situaimesmieuxtirerdulaitdetestroupeaux,portetoi-mêmeàtesbrebisetlecytiseetlelotus ; sème de sel leur herbage ; le sel irrite leur soif, leursmamelles se gonflent davantage, et leur lait retient quelquechosedesapiquantesaveur.Plusieursséparentdeleursmèresleschevreauxdéjàfortsetarmentleurbouched'unemuselièreàpointesdefer.Lelaitqu'onatiré,soitlematin,soitpendantlejour,ilslefontépaissirpendantlanuit;celuiqu'onatirélesoir,aucoucherdusoleil, lebergerleporteàlavilleàlapointedujour, ou bien on l'assaisonne d'un peu de sel et on lemet enréservepourl'hiver.Queteschiensnesoientpasledernierobjetdetessoins:le

limier de Sparte, si rapide à la course, et le dogue vigilantd'Epire, veulent être nourris d'une pâte pétrie de petit-lait.Jamais,aveccesgardiensfidèles,tun'aurasàcraindre,pourtesbergeries,nilevoleurdenuit,nileloupaffamé,nilessurprisesdu perfide Ibère; souvent, avec eux, tu forceras les timidesonagres;tucourrastantôtlelièvreettantôtledaim;souventaussi, aux aboiements de ta meute, tu relanceras le sanglierdanssabauge,ou,sur leshautesmontagnes,tucontraindrasungrandcerf,épouvantédetescris,àsejeterdanstesfilets.Ne néglige pas de brûler parfois dans tes étables le cèdre

odorant,etd'enchasserlesreptilesaveclavapeurardentedugalbanum.Souvent l'immondevipère se choisit sous la crècheun refuge contre la clarté du jour qui l'importune; souvent lacouleuvre, qui cherche le couvert et l'ombre de nos toits, lacouleuvre, ce fléau de nos troupeaux, qu'elle infecte de sonvenin, se glisse en rampant dans l'étable. Berger, saisis une

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pierre,arme-toid'unbâton;lereptilesedressemenaçant,ilfaitsiffler son cougonflé de rage : frappe !Déjà il a fui, déjà il acaché sa tête tremblante ; mais les cercles de son corpstortueux sedéroulent encore, et les derniers plis de saqueuetraînentlentementaprèsluisurl'arène.Ontrouveaussi,danslesboisdelaCalabre,unserpentfort

dangereux; ce monstre rampe fièrement, la tête haute, etdéroule à longs plis son dos couvert d'écaillés et son ventremarqué de grandes taches. Tant que les sources, coulant enabondance, alimentent les fleuves, tant que les terres sonttrempées des pluies du printemps et de l'humide Auster, ilhabite les étangs et ne s'éloigne pas des rivages. Là soninsatiable faim engloutit les poissons et les grenouillescoassantes ; mais quand l'été brûlant a partout desséché lesmaraisetfendulesterres,ils'élancesurlesolaride,et,dévoréd'une soif ardente, rendu furieux par la chaleur, il roule desyeux enflammés et répand au loin la terreur dans lescampagnes.Mepréserventlesdieuxdem'abandonnerenpleinairaudouxsommeil,demecouchersur l'herbeà l'ombredesbois,lorsque,paréd'unepeaunouvelleetbrillantdejeunesse,ilreprendsur laterresamarchetortueuse,etque, laissantdanssonrepairesesœufsousespetits,ilsedresseausoleiletdardesatriplelangue!Je t'expliquerai maintenant les causes et les signes des

maladiesquiaffligentlestroupeaux.Souventunegalehonteuseinfecte lesbrebis,quandunefroidepluieou ledardaigude lagelée blanche les ont pénétrées jusqu'au vif, ou bien quand,nouvellementtondues,ellesretiennentunesueurmalessuyée,ouenfinquand les ronceset lesépinesontentamé leurpeau.Pour prévenir le mal, les bergers baignent le troupeau dansl'eau douce des rivières, et plongent, dans l'endroit le plusprofond, le bélier qui, avec sa toison abondamment trempée,nageens'abandonnantaucourantdufleuve;oubien,aprèslatonte,oufrotteleurcorpsd'unemixturedemarcd'huiled'olive,delitharge,desoufrevif,depoixetdeciregrasse.Onyajouteencorelesucdel'oignonmarin,l'elléboreetlebitumenoir.Maisiln'estpasderemèdeplusefficacequed'ouvrir,aveclefer,la

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têtemêmedel'abcès.Pluslemalestcaché,plusils'entretientets'envenime,surtoutsilebergernégligedeportersurlaplaiela main secourable de l'art, et si, dans sa piété stérile, il secontentededemanderlesecoursdesdieux.Cen'estpastout:quandladouleurapénétréjusqu'auxosdetesbrebisbêlantes,quel'ardentefièvredessècheetrongeleursmembres,hâte-toide détourner ces feux dévorants ; que la veine du pied soitouverteetlaisseéchapperunjetdesang.C'estlacoutumequesuivent lesBisalteset lesGelonsbelliqueux,quand, fuyantsurle Rhodope ou dans les déserts Gétiques, ils boivent du laitrougidusangdeleurschevaux.Quandtuverrasquelqu'unedetes brebis se retirer souvent sous les doux ombrages, brouternonchalamment la pointe des herbes, marcher la dernière dutroupeau,tomberlanguissanteenpaissantdansleschamps,etrevenir seule et attardée dans la nuit, hâte-toi, et que le fercoupelemalàlaracineavantquel'horriblecontagionn'aitpugagnertout lebercail.Lestempêtesquisoulèvent lesmersnesontpasplusfréquentesquelesfléauxdiversquiattaquentlestroupeaux.Encorelesmaladiesn'emportentpasçàetlàetuneàunequelquesbêtes:ellesenlèventàlafoistoutcequ'ilyade bétail dans de vastes pacages ; les pères, les mères, lesenfants,lasoucheetl'espoirdelarace,toutpérit.Ilsuffit,pouren juger,deparcourir lesAlpes,qui s'élèvent jusqu'auxcieux,les hauteurs fortifiées du Norique, les champs Iapidiensqu'arroseleTimave,heureuxempiredepasteursautrefois…etquimaintenant,mêmeaprès tant d'années, n'offrent plus auxyeuxquedespâturagesvides,deprofondesetvastessolitudes.Là, sous l'influence pestilentielle de l'air, et rapidement

développée par les chaleurs excessives de l'automne, éclatajadis une affreuse contagion qui frappa de mort et l'espèceentièredesanimauxdomestiquesetcelledesbêtessauvages.Sonpoisoncorrompitleslacs,infectalespâturages.Lamaladieconduisaitlavictimeautrépasparplusd'uneroute.D'abordunfeu dévorant, s'allumant dans ses veines, contractaitdouloureusementsesmembres ;bientôtaprèsy ruisselaituneacreliqueurquiminaitetentraînaitpeuàpeusesosdansunecomplètedissolution.

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Souvent,aumilieudespompesdusacrifice,lavictimequ'onallait immolerauxdieux,etdéjà,aupiedde l'autel,paréedesbandelettesetdesguirlandessacrées, tombaitexpiranteentreles mains des sacrificateurs, trop lents à frapper ; ou, si leprêtre,d'uncoupplusprompt,l'égorgeaitàtemps,lesflammesne s'attachaient point aux entrailles corrompues qu'onprésentaitauxfeuxdel'autel,etledevinconsultén'enpouvaittirerdeprésages.Apeine lescouteauxse teignaientd'unpeude sang, et quelques gouttes seulement d'une liqueur lividemouillaient lasuperficiedusol.Cependant les jeunestaureauxmeurent en foule au sein des riants pâturages, ou viennentrendre le doux souffle de la vie devant leur crèche pleined'herbes.Lechiensicaressantestprisdelarage,et,danslesviolents accès d'une toux qui secoue ses flancs, le porc senttoutàcoupsonhaleines'arrêterdanssagorgetuméfiée.Abattuparunelangueurmortelle,etoublieuxdesagloire, lecoursiertantdefoisvainqueursuccombeàsontour. Ilsedétournedesfontaines, ildédaigne l'herbedesprés,et frappefréquemmentlaterredesonpied.Sesoreillessebaissenttristementsursestempes,oùsemontreunesueurintermittentequidevientfroidequandilvamourir:sapeausècheetrugueuserésisteàlamainquilatouche.Telssontlessymptômesdelamaladieàsondébut;maissi

elle s'accroît et empire, les yeuxde l'animal s'enflamment; sarespiration,commetiréedufonddesentrailles,estentrecoupéede gémissements ; de longs soupirs agitent ses flancsdouloureusement tendus : un sang noir s'échappe de sesnarines,etsalangueépaisseetrudeobstrueetcomprimesongosier.Onessayad'abord,avecquelquesuccès,defaireavaler,àl'aided'unecorne,duvinauxchevauxmalades.Cefutleseulremèdedontonespéraleurguérison;maisbientôtceremèdemême leur devint funeste. Leurs forces, ranimées par cebreuvage, se changeaient en fureur, et eux-mêmes, à leursderniersmoments,saisisd'uneragefrénétique,(grandsdieux!préservezleshommespieuxdecescruelstransports;inspirez-les à vos ennemis!) déchiraient leurs propres membres d'unedent forcenée.Maisvoilàque le taureau, fumant sous le joug,

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tombe tout à coup, vomit des flots de sangmêlé d'écume etpousse un dernier gémissement. Le laboureur, dételant l'autretaureauaffligédelamortdesonfrère,s'envatristeetlaisselacharrue au milieu d'un sillon commencé. L'ombre des forêtsprofondes,ladouceverduredesprés,l'ondequi,pluspurequelecristal,coulesurdescaillouxetdescenddanslaplaine,rienne ranime l'animal languissant. Ses flancs se creusent, unemornestupeurchargesesyeux,etsatêteaffaisséesepenchevers la terre sous son propre poids. Que lui servent tant detravauxet tantdebienfaits ?Que lui revient-il d'avoir tantdefoisretournésouslesoclaglèbepesante?Etpourtantcen'estni lemassique enivrant, ni lesmets recherchés de nos tablesquiontporté lepoisondanssesveines:sanourriture,c'est lafeuille des arbres, l'herbe des prés; sa boisson, l'eautransparente des fontaines ou celle que le fleuve épure encourant, et jamais les noirs soucis n'ont troublé son sommeilréparateur.On dit qu'en ce temps-là on chercha vainement dans ces

tristescontréesdeuxtaureauxpareilspourconduireautempledeJunonlesoffrandessacrées,etquelecharfutattelédedeuxbuffles inégaux.On vit les hommes entrouvrir la terre avec lerâteau, creuser les sillonsavec leursonglespouryenfouir lesgrains, et, soumettant au joug leur cou tendu, traîner auhautdesmontsleschariotsgrinçants.Le loup ne venait plus épier les bergeries, ni rôder, voleur

nocturne, autour des troupeaux : unmal plus fort que la faiml'avait dompté. Les daims timides, les cerfs fugitifs erraientpêle-mêleavec leschiens,autourde lademeuredeshommes.Déjà tous lesmonstres de lamer immense, tout ce qui nagedans ses vastes abîmes, rejeté par les flots, échoue sur lesrivages, comme autant de corps naufragés. Les phoques seréfugientdanslesfleuvesétonnésdelesvoirdansleursondes;la vipère elle-même périt, mal protégée par sa tortueuse etnoire retraite ; l'hydre dresse ses écailles et meurt L'airn'épargnepaslesoiseauxmême:portantleurvoljusquedanslanue,ilsylaissentleurvieettombentmortssurlaterre.Et c'est en vain qu'on fait changer de pâturages aux

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troupeaux : les remèdes essayés nuisent plutôt qu'ils neservent,etlaforcedumaltriomphedelasciencedesmattres,lesMélampes et les durons. Echappée des gouffres ténébreuxduStyx,lapâleTisiphonedéploietoutessesfureursàlapleinelumière des cieux, faitmarcher devant elle les Maladies et laPeur,etdresseune têtechaque jourplusdévorante.Les rivesdesséchées des fleuves, les flancs arides des monts répètenttristement les bêlements des brebis, les mugissementsredoublés des taureaux. L'horrible Furie multiplie le carnageautourd'elle,etentassedanslesétableslescadavresinfectsetlivrés à une affreuse décomposition, jusqu'à ce qu'on prenneenfin lesoinde lescouvrirde terreetde lesenfouirdansdesfosses profondes. Car il n'y avait aucun parti à tirer de leursdépouilles : on ne pouvait les purifier ni par l'eau ni par laflamme.Onnepouvaitnonplusnitoucherlesbrebismalades,ni enlever ces toisons infectées du venin de la contagion.Malheuràquiosaitsevêtirdestissusdeceslainesimpures!àl'instant son corps se couvrait de pustules enflammées, unesueur infecte inondait ses membres, et bientôt il expirait,consumépardesfeuxinvisibles.

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LivreIV:Lesabeilles

J’arrivemaintenant à parler dumiel, douxprésent qui nousvient des cieux. -Daigne, ô Mécène, honorer aussi de tesregardscettepartiedemonouvrage.Spectacleadmirabledansdepetitsobjets!Jevaischantertoutlepeupledesabeilles,sesmœursetsonindustrie,sescombatsetseschefsmagnanimes.C’estunmincesujet, il estvrai,mais lagloirede le traiterneserapaspetite,silesdivinitésmesontfavorables,etsiApollonquej’invoquedaignem’écouter. Il fautd’abordchoisirpour lesabeillesunedemeurefixeetcommode,quisoitàl’abriduvent.car le vent les empêche d’arriver au logis chargées deprovisions. Que la brebis et le pétulant chevreau ne viennentpointbondirsurlesfleursd’alentour;quelagénissevagabonden’y foule point l’herbe naissante, et n’en fasse pas tomber larosée.Écarteavecsoinde leursrichesdomaines le lézardà lapeau bigarrée, l’avide mésange et les autres oiseaux, Procnésurtout, qui porte encore sur sa poitrine l’empreinte de sesmains sanglantes : car ils exercent au loin de cruels ravages,enlèvent dans leur bec les abeilles mêmes qu’ils rencontrentdans l’air ; repas délicieux pour leurs impitoyables couvées.Maisque l’ony trouvedeclaires fontaines,desétangsbordésde mousse, un ruisseau fuyant à travers la prairie, et qu’unpalmier, ou un gros olivier sauvage, ombrage l’entrée de leurdemeure, afin qu’aux beaux jours du printemps, quand lesnouveauxroiscommencentàsortirà la têtede leursessaims,etquecettevivejeunesseprendsesébatshorsdelaruche,larivevoisine les inviteà respirer le frais,et l’arbrehospitalieràse reposer sur ses branches verdoyantes ; et, soit que l’eaudorme,soitqu’ellecoule,jettes-yentraversdegrossespierresou des troncs de saule, comme autant de petits ponts où lesabeillesdisperséesparl’orageouprécipitéesdansl’eauparuncoupdevent,puissents’abattreetsécher leursailesausoleil.Quelalavande,lasarrietteetlethymfleurissentenabondance

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dans levoisinage,etque laviolettes’yabreuved’uneeauquientretiennesafraîcheur.Quant aux ruches, faites d’écorces creuses, ou tissues d’un

flexibleosier,ilnefautylaisserqu’uneouvertureétroite;carlemielestsujetàsegelerl’hiver,etàsefondrel’été.Lefroidetlechaud sont également à craindre pour les abeilles, aussi lesvoit-onà l’enviboucheravecde lacire lesmoindres fentesdeleurhabitation,enmastiquer lesbordsavecunenduit tirédesplantes et des fleurs, et mettre en réserve, pour cet utileemploi, une pâte plus onctueuse que la glu et que la poix dumont Ida.Quelquefoismême (s’il faut en croire la renommée)ellessesontcreusésousterredesdemeurescachées;onenatrouvé logées dans les trous des pierres-ponces, et dans lecreuxdesarbresminésparlesans.Nelaissepasd’enduiretoi-même leur frêle habitation d’une couche de terre grasse,étendue avec soin tout autour ; couvre-la de quelquesfeuillages. Ne souffre point d’ifs aux environs ; n’y fais pasrougird’écrevissessur lescharbons ;enfin,n’exposepoint tesruches près d’un marais profond, ni près d’un bourbier demauvaise odeur, ni près de ces rochers dont les concavitésretentissent, et qui renvoient avec éclat la voix qui les afrappés.Sitôtquelesoleil,ranimantsesfeux,areléguél’hiversousla

terre,etrenduauciellasérénitédesbeauxjours,lesabeillesserépandentdanslesboisetdanslespâturages;tantôtfontleurmoisson sur les plus belles fleurs, tantôt se désaltèrent, enrasantlégèrementlasurfacedeseaux;ellesreviennentensuiteavec une douce joie prendre soin de leurs cellules, et faireéclore de nouvelles familles :de là, cet édifice de cire qu’ellesbâtissent avec tant d’art, et cette provision de miel qu’ellesamassentdansdesgâteaux.Bientôt tu verras par un beau jour d’été le jeune essaim,

échappéduberceaumaternel,s’éleverauhautdesairscommeun épais nuage, et flotter au gré des vents. Suis-le des yeuxdanssonvol : ilcherchera lesbordsfleurisd’unclairruisseau,etl’abridequelquefeuillage.Parfumeceslieuxdemélisseetdemélinet,odeurschériesdesabeilles.Puisfaisretentirl’airainet

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frappe les bruyantes cymbales de la Mère des Dieux, et tuverras tes abeilles se rendre d’elles-mêmes dans leursdemeuresparfumées,ets’ylivreràleurtravailaccoutumé.Maiss’ilarriveque ladiscorde les fassesortirde leurcamp

(carsouventdegrandesquerelless’élèvententredeuxrois), ilest facile de pressentir longtemps d’avance la disposition desespritsetlesmouvementsséditieuxquiagitenttouslescœurs,car alors un bruitmartial réveille lesmoins belliqueux, et l’onentend un bourdonnement qui imite les sons éclatants de latrompetteguerrière.Àcebruitelless’assemblententumulte, agitent leurs ailes, aiguisent leurs dards, exercentl’agilité de leursmembres, et, s’empressant autour de latentedu général, elles provoquent avec de grands cris l’ennemi aucombat.Aussi,dèsquevientunbeaujour,etquelechampdesairsestlibre,ellessortentducamp.Lecombats’engage;lecielen retentit. Les bataillons ailés s’entrechoquent, et dans lamêlée les deux partis ne forment qu’un même peloton. Vousvoyeztomberlesmortsetlesblessés,plusépaisquelagrêlenetombe du ciel, et comme les glands tombent d’un chênesecoué.Aufortdelamêlée,ondistingue,àl’éclatdeleursailes,les

roiseux-mêmes.Portantdansunpetitcorpsungrandcourage,ils combattent avec acharnement, et jusqu’à ce que lasupérioritédel’undesdeuxrivauxaitforcélevaincuàprendrela fuite.Mais quelque animosité qui les enflamme, quelle quesoit leur ardeur à combattre, tu apaiseras tout ce tumulte enleurjetantunpeudesable.Aprèsavoirainsirappelélesdeuxchefsduchampdebataille,

faismourirceluiquiauramontrémoinsdevigueur ; ilseraitàcharge à l’État par sa dépense : que le plus digne reste seulpaisible possesseur de l’empire. Tu le reconnaîtras sans peine(carcesontdeuxespèces);l’un,c’estlevainqueur,àlabeautédesatête,auxécaillesbrillantesdesacuirasse,etàl’éclatdel’or répandu sur ses anneaux ; l’autre, à sa mine triste etrefrognée, à sa démarche lourde et paresseuse. Ainsi que lesdeux rois, les deux nations ont entre elles des différencesmarquées ; les unes sont d’une couleur sombre et sale,

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semblable à cette salive terreuse que rejette la bouche duvoyageur altéré, qui vient de marcher dans des cheminspoudreux ; les autres sont propres, luisantes, marquées degouttesd’orrégulièresetd’unéclatéblouissant.Cetteraceestlaplusestimable ; tuentireras,dans lasaison, lemiel leplusdoux,etenmêmetempslepluspur,etlepluspropreàcorrigerladuretéduvin.Quandtuvoistesessaimsvoltigersansobjet,s’amuserdans

l’air, oublier leurs rayons, et laisser par ennui les ruches àl’abandon,détourne-lesd’un jeufrivoleenfixant leur légèreté.Lachosen’estpasdifficile;arrachelesailesàleursrois:leursrois ne sortant plus, jamais qui que ce soit n’osera leverl’étendard,nis’éloignerducamp.Queledouxparfumdesfleursinvitelesabeillesàs’arrêterdansdesjardinsodoriférants,oùledieu de Lampsaque, armé de sa faux de bois, les protégeracontrelesvoleursetcontrelesoiseaux.Queceluiquis’occupede ce soin, aille chercher lui-même, sur les montagnes, duserpolet et de jeunespins, pour engarnir au loin les environsdes ruches ; et, sans craindre d’user sesmains par un travailpénible, qu’il plante lui-même ces rejetons fertiles, et soitattentifàlesarroser.Pourmoi,sijen’étaispresqueàlafindemacourse,sidéjàje

ne pliais mes voiles, impatient d’arriver au port, peut-êtrecélébrerais-jeaussidansmesverslaculturedesjardins,etcesrosiersdePestumqui,deuxfois l’an,secouvrentdefleurs; jepeindrais la chicorée se ranimant sous l’arrosoir, et le persilembellissant de sa verdure le bord d’un ruisseau, et leconcombrequisetordengrossissantdansl’herbeoùilrampe;jenepasseraissoussilence,ni lenarcisselentàs’épanouir,nil’acanthe docile à se plier en berceau, ni le lierre pâle, ni lemyrtequiseplaîtsurlesrivages.Autrefois, il m’en souvient, près des superbes tours de

Tarente, dans ces champs couverts de moissons dorées,qu’arrose le noirGalèse, je vis un vieillard cilicien, possesseurdequelquesarpentsd’uneterreabandonnée,quin’étaitpropreni au labourage, ni à la pâture, ni à la vigne : cependantquelques légumes y avaient pris, par ses soins, la place des

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buissons;sesplanchesétaientbordéesdelis,deverveineetdepavots nourrissants. Ces richesses égalaient à ses yeuxl’opulencedesrois;etchaquesoir,deretourdanssonmodesteasile,ilchargeaitsatabledemetsqu’avaitcrééssonindustrie.Les premières roses du printemps, les premiers fruits del’automne se cueillaient chez lui ; et, quand le triste hiverfendait encore les pierres, et enchaînait d’un frein de glace lecoursdes ruisseaux, déjà il émondait la têtede sesacanthes,accusant la lenteur des Zéphyrs et de la douce saison. Aussivoyait-il, lepremier,sortirdenombreuxessaimsdesesruchesfécondes, et lemielmousser en coulant à grands flots de sespressoirs.Letilleuletlepinluioffraientpartoutleurombrage;et chaque fleur,dontauprintempss’embellissaient sesarbresfertiles, lui donnait en automne un fruit dans sa maturité. Ilavait même transplanté, en allées régulières, des ormes déjàvieux, des poiriers durcis par les ans, des pruniers épineux,portantdéjàdes fruits,etdesplatanesqui couvraientdéjàdeleurombrehospitalièrelesbuveursaltérés.Mais, resserré dans les limites de ma carrière, je laisse à

regretcettepeinturequed’autresfinirontaprèsmoi.Jevaisdiremaintenant les qualités merveilleuses dont Jupiter lui-mêmerécompensalessoinsdesabeilles,lorsque,attiréesparlebruitdel’airainet lesonharmonieuxdescymbalesdesCorybantes,ellesnourrirentleroiducieldansl’antredeDicté.Seules,parmilesanimaux,elleshabitentunecitécommune,

élèventencommunleurprogéniture,etassujettissentleurvieàdes lois stables et sacrées ; seules, enfin, elles reconnaissentune patrie, seules elles sont fidèles à leurs pénates. Sages etprévoyantes, elles pourvoient l’été aux besoins de l’hiver quidoit suivre, et mettent en réserve les fruits de leurs travaux.Car, suivant la discipline établie entre elles, les unes ont soindes provisions, et vont butiner dans les champs ; les autres,renferméesdansl’intérieurdelaruche,pétrissentlenarcisseetla gomme des arbres. Ce sont les premiers fondements del’édifice ; elles cimentent ensuite avec la cire les différentsétages des cellules ; celles-ci distillent un miel pur, etremplissent les alvéolesdudouxnectar, celles-là donnentdes

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soins à l’enfance des jeunes abeilles, douce espérance de larépublique;d’autressontchargéesde lagardedesportes,et,touràtour,ellesobserventlessignesprécurseursdelapluieetduvent,oureçoiventlefardeaudecellesquiarriventchargéesdebutin;tantôtellesseréunissentpourrepousserloindeleurdemeure le frelon paresseux. On s’empresse, on s’agite, et lemielrépandauloinunedouceodeurdethym.Telsonvoit lesCyclopes sehâtantde forger les foudresde

Jupiter. Les uns reçoivent l’air dans d’énormes soumets, et lerendent tour à tour aux fourneaux ; les autres plongent le ferdans les eaux frémissantes. L’Etnagémit des coups redoublésportéssur lesenclumes.Les forgerons lèvent tourà tour leursbras chargés de lourds marteaux, et les laissent tomber encadence sur la masse embrasée que la tenaille mordante necessede retourner. Telle est (si l’onpeut comparer les petiteschoses aux grandes) l’ardeur des abeilles, tel est leur désird’ajoutersanscesseàleursrichesses.C’estainsiqu’onlesvoitselivrerautravail,chacunedanslepostequiluiestconfié.Lesanciennesontsoindel’intérieur;cesontellesquidonnentauxrayonsleursolidité,etquiendirigentl’ingénieusearchitecture.Les jeunes vont aux champs, d’où elles reviennent le soirharassées de fatigue, et les jambes chargées des poussièresqu’elles ont recueillies sur le thym, l’arbousier, le saule, lalavande,lesafran,lajacintheetletilleul.Letempsdureposetcelui du travail sont les mêmes pour toutes les abeilles. Lematin les portes s’ouvrent, elles s’échappent en foule commeun torrent ; jamais de traiteurs. Le soir, dès que l’astre dubergerlesavertitdequitterlapicorée,ellesregagnenttonteslelogis,pouryréparerleursforcesépuisées.Unbruittumultueuxse fait entendre autour de la ruche et le long des remparts ;maisbientôtchaqueabeilleaprisplacedanssacellule;lebruitcesse pour toute la nuit : un profond sommeil enchaîne leursmembresfatigués.Jamais, par un temps pluvieux, elles ne s’éloignent de leur

demeure ; jamais, aux approches d’un grand vent, elles neprennent dans les airs un imprudent essor. Cantonnées alorsautourde leursmurailles,ellesvontpuiser l’eauà lasource la

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plus voisine, et ne hasardent que de courtes excursions ;souventmêmeaveclaprécautiond’enleveravecellesdepetitscailloux,pour se soutenirdans l’air agité, commecesbarqueslégères qu’on leste de gravier, afin qu’elles résistent auxsecoussesdesflots.Mais ce que tu trouveras admirable dans les mœurs des

abeilles,c’estqu’ellesnes’abandonnentpointàl’amour;c’estqu’ellesnes’énerventpointdanslesplaisirs,etneconnaissentni l’union des sexes, ni les efforts pénibles de l’enfantement.C’estsurlesfleursetsurlesplantesaromatiquesqu’ellesvontchercher,àl’aidedeleurtrompe,unenouvellelignée;c’estlàqu’elles retrouvent un roi et de nouveaux citoyens, pour quielles s’empressent de réparer, à force de cire, et la ville et lepalais. Souvent aussi il leur arrive de briser leurs ailes sur letranchant d’un caillou ; quelquefois même elles succombentsous lepoidsde leurcharge : tantestviveenelles lapassiondes fleurs ! tant ellesattachentdegloireàproduiredumiel !Aussiquoique lanatureaitbornéauseptièmeété laduréedeleur vie, leur race est immortelle : la fortune de la famille seperpétue, et sa nombreuse postérité compte les aïeux de sesaïeux.Tu seras encore étonné du respect des abeilles pour le

souverain;jamaisonnevitriend’égal,nidansl’Égypte,nidansle vaste empire de Crésus, ni chez le Parthe, ni chez leMèdehabitantdesbordsdel’Hydaspe.Tantqueleroivit,laconcordeestparfaite :est-ilmort?toutpacteestrompu; lesmagasinsdemielsontpillés,lesrayonsmisenpièces:elles-mêmes,dansleur fureur, détruisent ainsi leur ouvrage. Le roi veille sur lestravaux;luiseulattiretouslesregards;ons’empresseautourde lui avec un bourdonnement flatteur ; sans cesse il estenvironnéd’unecournombreuse.Souventsessujetsleportententriomphesurleursailes;àlaguerre,ilsluifontunrempartdeleurscorps,etsedisputentlagloiredemourirencombattantsoussesyeux.Le spectacle et l’étude de cet admirable instinct ont fait

croireàquelques-unsqu’ilyadanslesabeillesuneportiondela céleste intelligence, une émanation de la divinité même.

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Dieu, suivant eux, anime l’Univers entier : il remplit le ciel, laterre,l’immensitédesmers.C’estsonâmefécondequidonneàtoutêtrenaissantlesoufflelégerdesonexistenceterrestre,quiremonteàluiets’yconfondaprèsladissolutiondescorps.Ainsiriennemeurt,et lasubstancevivanteseréunitauxastresquipeuplent l’immensité des cieux. Veux-tu, de temps en temps,pénétrer dans ce petit royaume, et t’emparer du miel dontregorgentsestrésors?remplisd’abordtabouched’eau,pourlalaisseraubesointombersurlesabeillesenunepluiefine;metsaussientreellesettoiunefuméeépaisse,quileséloigneetlesempêche de t’approcher (deux fois elles remplissent leurmagasin ;deux fois on peut faire la récolte ; et lorsque laPléiade, élevant son front brillant au-dessus de l’horizon,repousse déjà d’un pied dédaigneux les flots de l’Océan ;etlorsque, fuyant lesregardsduPoissonpluvieux,elleredescendtristement dans les ondes, où l’hiver, à son tour, exerce sonempire) : rien n’égale la fureur de l’abeille offensée ; elle sevenge par des morsures venimeuses ; elle s’acharne sur sonennemi,lepercejusqu’ausang,etlaisseaufonddelaplaiesondardavecsavie.Maissi,prévoyantlesrigueursdel’hiver,tucrainspourelles

unavenir fâcheux,etque lavuede leurdécouragementetdeleurmisèrefutureexcitetacompassion,alorsnebalancepasdeparfumer les ruches de thym, et d’en retrancher les ciresinutiles.Souventlesrayonssesonttrouvésrongésparunlézardinconnu ; le cloporte y vit à l’abri du jour qu’il redoute ; leparasitebourdonynourrit saparesseauxdépensd’autrui ; lefrelon lesattaqueavecdesarmessupérieures; lesteigness’yintroduisent, et l’araignée, objet de la haine de Pallas, y tenddevant lesportesses toiles flottantes.Plus lesabeillesverrontleurtrésorépuisé,plusellestravaillerontàréparerlespertesdel’État, à garnir les magasins, et à combler leurs greniers dutributdesfleurs.Mais il peut survenir desmaladies (car les abeilles ne sont

pas exemptes de nos misères) ; tu en seras averti par dessignes non équivoques, changement de couleur, mine ridée,maigreuraffreuse :bientôton lesvoitenlever les corpsmorts

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delaruche,etaccompagnertristementlesfunérailles:abattuespar lafaim,engourdiespar lefroid,ellesrestentsuspenduesàleur porte, enchaînées par les pieds les unes aux autres ; oubienellesdemeurentenferméesdans leurscellules,sansavoirlecouraged’ensortir.Onentendalorsunbourdonnementplusfortquedecoutume,etquigrossitparintervalles,semblableaubruit des vents qui mugissent dans les forêts, ou de la meragitée,aumomentoùleflotseretire,oudufeuquibouillonneaufondd’unefournaiseardente:alors,hâte-toidebrûler,dansl’habitation, l’odoriférantgalbanon,etd’y introduiredepetitesauges de roseau pleines de miel, en excitant, en invitant lesabeilles à réparer leurs forces avec cet aliment chéri. Tu ferasbien d’y joindre la noix de galle pilée, des roses sèches, duraisinébiencuit,duthymetdelacentaurée.Ilestaussidanslesprairiesunefleurquelescultivateursont

nommée amellum et que l’on reconnaît aisément, car d’uneseuleetmêmeracineellepousseuneforêtderejetons.Lafleurest couleur d’or, mais les feuilles qui l’entourent en grandnombreontquelquechosede lapourprefoncéede laviolette.On en fait souvent des guirlandes pour parer les autels desdieux.Lasaveurdecetteplanteestacre:onlacueilledanslesprésnouvellement fauchés, et sur lesbords sinueuxdu fleuveMella.Faisbouillirsaracinedanslevinleplusodorantetmets-endescorbeillespleinesàl’entréedesruches.Mais, si l’espèce venait à temanquer tout d’un coup, sans

qu’ilterestâtdequoilarenouveler,ilesttempsdet’apprendrela mémorable découverte du berger d’Arcadie, et la manièredontlesangcorrompudesvictimesimmoléesasouventproduitdesabeilles.Jevaisenexposerl’histoire,enreprenantlesfaitsdès la première origine.Dans ces contrées où leNil couvre laterre de ses utiles débordements, et voit, sur ses bords,l’heureux habitant de Canope se promener autour de sesdomainessurdesgondolesornéesdepeintures;dansceslieuxoùcefleuve,descendudechezl’Indienbasané,côtoyantdéjàlevoisinageduPersanquiporte lecarquois, fertilise,desonnoirlimon,lespleinesverdoyantesdel’Égypte,et,separtageantendiverscanaux,court,parseptembouchures,seprécipiterdans

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lamer,cetteinventionestregardéedetoutlepayscommeuneressourceassurée.Onchoisitd’abordunemplacementétroit,ettoutjustepour

cetusage;onl’enfermedemurssurmontésd’unpetittoit;ony perce quatre fenêtres recevant obliquement le jour, etregardant lesquatrevents.Puisonprendun jeune taureaudedeuxans,dontlescornesformentdéjàl’arcsursonfront;onlesaisit, et, malgré sa résistance, on ferme tout passage à larespirationparlaboucheetparlesnarines;alorsonlebat,onlefaitmourirsouslescoups,desortequetoutsoncorpsensoitmeurtri,etn’aitplus riend’entierque lapeau.Encetétat,onlaisselecadavreenfermédanslalogepréparée,couchésurunlitde feuillage,de thymetde lavande.On faitcetteopérationaussitôt que les premiers zéphyrs font rider la face de l’eau,avant que l’émail des fleurs nouvelles ait diapré nos prairies,avant que l’hirondelle suspende, en gazouillant, son nid auxpoutresdenosmaisons.Cependantleshumeursfermententets’échauffent dans le corps du taureau ; et bientôt, par unprodige étonnant, on en voit sortir une foule d’insectes,informesd’abordetsanspieds,puisagitantdesailesbruyantes,puisenfins’enhardissantàprendrel’essor,ets’élevantdanslesairs, aussi nombreux que les gouttes de pluie dans un oraged’été, ou que les flèches décochées par les Parthes légers,quandilspréludentaucombat.Muses, quel dieu nous découvrit cet art admirable ? quelle

occasionenfitfaireauxhumainslapremièreexpérience?LebergerAristéeavait,dit-on,perdutoutessesabeillespar

lamaladieetparlafaim.Accablédetristesse,ilabandonnelesvallons délicieux qu’arrose le Pénée, et se rend à la sourcesacréedufleuve.Là,faisantretentirleséchosdesesplaintes,iladressecesparolesàlanymphedontiltientlejour:«Cyrène,ô ma mère ! toi qui habites les profondeurs de ces eaux,Cyrène,s’ilestvrai,commetumel’asdit,qu’Apollonsoitmonpère, pourquoi m’avoir fait naître du sang des dieux pourm’abandonner à la haine des destins ? Qu’est devenue tatendresse pour moi ? et devais-tu me flatter de l’espéranced’êtreunjouraurangdesimmortels?Leseulbienquipouvait

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honorermaviemortelle, cebienqu’uneheureuse industrieetde longues épreuves m’avaient enfin procuré parmi les soinspéniblesdelaculturedeschampsetdestroupeaux,jeleperdsaujourd’hui : et tu es ma mère ! Achève ton ouvrage ! et,puisque l’honneurd’un fils te touchesipeu,arrache toi-mêmedetesmainslesbeauxarbresquej’aiplantés;portelaflammedansmesbergeries,brûlemesmoissonsetfaistombersurmesvigneslahacheàdeuxtranchants.»CependantCyrène,dufonddesonhumideséjour,entenditle

son d’une voix. Autour d’elle était la troupe des nymphesoccupéesàfilerlalainelaplusfine,teinteduvertleplusdoux.C’étaient Drymo, Xantho, Ligée et Phyllodoce, dont les beauxcheveux flottaient librement sur leur cou d’albâtre ; c’étaientNésée,SpioetThalieetCymodoce;Cydippe,viergeencore,etlablondeLycorias,devenuemèrepourlapremièrefois;ClioetBéroé, toutes deux filles de l’Océan, toutes deux vêtues depeauxnuancéesdediversescouleurs,relevéesparl’éclatd’uneceintured’or ;avecellesÉphyre,Opis, la jeuneDéiopée,et lalégèreAréthuse,quiavaitenfindéposél’arcetlecarquois.Aumilieu d’elles Clymène racontait les précautions inutiles

deVulcain,lesrusesetlesdouxlarcinsdeMars,etleurdisaitlalonguehistoiredesamoursdesdieuxdepuisletempsduchaos.Tandisquelesnymphes,charméesdesesrécits,l’écoutaientenfaisant tourner leurs légers fuseaux, la voix plaintive d’Aristéevint,pourlasecondefois,frapperl’oreilledesamère.Touteslesnymphesentressaillirentsur leurssiègesdecristal;mais,plusprompte que les autres, Aréthuse, la première, élève sa têteblondeau-dessusde l’eau,etde loinelles’écrie :«Cyrène,ômasœur!cen’estpasenvainquetuasétéalarméeparunsigrand gémissement : ton fils lui-même, l’objet de ta vivesollicitude,Aristéeest là,sur leborddufleuvePénée,tristeetbaigné de larmes ; il gémit, il se plaint de ta cruauté. » —« Qui ? mon fils ! lui dit Cyrène, saisie d’un nouvel effroi ;amène-moi mon fils, il a droit d’entrer dans les palais desDieux.»Enmêmetemps,elleordonneauxflotsdesesépareretd’ouvrir au jeune berger un libre passage. L’onde aussitôts’écarte, et, se tenant des deux côtés suspendue, lui forme

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commeunlargesentierentredeuxmonts,paroùildescendaufonddufleuve.Àmesurequ’il avance, il admire la superbedemeurede sa

mère, et les merveilles de cet humide empire, et ces vastesréservoirs, enfermés dans des rochers couverts de forêtsretentissantes.Étonnédufracasdetantd’eauxenmouvement,ilvoitpartirdesentraillesde laterretouscesfleuvesquivontarroser lesdiversescontréesdumonde : lePhase, le Lycusetl’Énipée sortant avec violence de sa source profonde ; et leTibre majestueux, et le rapide Anio, et l’Hypanis qui roule àgrandbruit surson litde rochers ;et leCalque,dont laMysiereçoitleseaux;etl’Éridan,cesuperbetaureauauxdeuxcornesdorées, celui de tous les fleuves qui, après avoir traversépompeusementdefertilescampagnes,seprécipiteavecleplusd’impétuositédansleseindesmers.Lorsqu’Aristéefutentrédanslepalaisdesnymphes,sousses

voûtesderocaillessuspenduesparlamaindelanature,etqueCyrène eut compris par le récit de ses malheurs qu’ils neméritaient point tant de larmes, les déesses ses sœurs, serangeant autour du berger, versent sur ses mains une ondepure,etluiprésententdefinstissuspourlesessuyer;d’autreschargent les tables de mets, remplissent les coupes et fontfumerl’encenssurlesautels.«Monfils,ditCyrène,prendsavecmoi ce vin de Méonie, et faisons une libation à l’Océan. »Aussitôtelle invoque,et l’Océan,pèredetouteschoses,et lesnymphes ses sœurs, gardiennes des forêts, protectrices desfontaines:troisfoisellerépandlenectardeBacchussurlefeusacré;troisfoisuneflammebrillantes’élancejusqu’àlavoûte.Rassuréeelle-mêmeparceprésage,elletientcediscoursàsonfils:« Ilyadans lamerquibaigneCarpathosundevincélèbre,

Protée,quiparcourtlevasteempiredesmerssuruncharattelédechevauxàdeuxpieds,dont lecorpssetermineenpoisson.Encemomentildirigesacourseverslesportsd’Émathie,etvavisiterPallène,sapatrie.Noustoutes,nymphesdeseaux,etlevieuxNérée lui-même,nousvénéronscedevincélèbredont lapénétrationembrasseà la fois lepassé, le présent et l’avenir.

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Ainsi l’a voulu Neptune dont il garde, au fond des eaux, lesphoques hideux et lesmonstrueux troupeaux. C’est ce devin,monfils,qu’iltefautsurprendreetenchaîner,afinqu’ilterévèlela cause secrète de cette funeste maladie, et le moyen deréparertespertes.Situneluifaisviolence,tun’enobtiendraspasderéponse,tesprièresneletoucherontpoint.Emploiedonclaforceaveclui ;enchaîne-leétroitement.C’est leseulmoyende rendre inutiles ses artifices. Dès que le soleil, parvenu aumilieudesacourse, lanceratous lesfeuxdumidi,oumomentoù l’herbe languit altérée, où l’ombre est si chère auxtroupeaux,moi-même je te conduirai dans l’asileécartéoùcevieillard va se reposer en sortant des eaux ; le trouvantendormi, tu te saisiras de lui sans peine. Mais, quand tu letiendras enchaîné, il s’efforcera de t’échapper sous milledéguisements et sous mille formes effrayantes ; tu croirasn’avoir dans tes mains qu’un affreux sanglier, qu’un tigre enfurie, qu’un dragon couvert d’écaillés hérissées, qu’une lionneterrible;oubienils’élanceraenpétillantcommelaflamme,oubien il s’écouleraavec la fluiditéde l’eau,etcroirasedéroberainsi de tes liens. Mais, plus il prendra de formes différentespour fasciner tes yeux, plus tu le tiendras étroitement serré,jusqu’à ce que, par un dernier changement, il redevienne telqu’il était quand le sommeil commençait à fermer sespaupières.»Elle dit, et verse sur son fils une essence d’ambroisie, qui

parfume ses cheveuxet tout son corpsd’uneodeurdivine, etcommuniqueàsesmembreslasouplesseetlavigueur.Dansleflancd’unemontagneminéeparlesans,aupieddelaquellelesvagues viennent se briser, et forment en se repliant deuxcourants contraires, il est un antre vaste et profond, où lematelotsurpristrouveunasileassurécontre latempête.C’estdans l’intérieur de cette caverne que Protée repose sous lavoûtedu rocherqui lui sertd’abri. LaNympheyplaceson filsdans l’endroit le plus obscur ; elle-même, enveloppée d’unnuagequiladérobeauxyeux,seretireàquelquedistance.Déjà l’ardent Sirius embrasait les airs des feux dévorants

dontilbrûlel’Indiendanssescontréesarides;déjà,parvenuau

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plushautdesacarrière,lesoleillançaitdesrayonsenflammés;l’herbeétait languissante,et la chaleur faisaitbouillir jusqu’aulimondes fleuvesau fondde leur lit,quandProtée,quittant leseindeseaux,s’avanceverssaretraiteordinaire.Leshumideshabitantsdeseauxbondissentautourdelui,etfontjaillirauloinl’onde amère. Ces monstres, dispersés sur le rivage,s’abandonnent bientôt au sommeil. Pour lui, tel qu’on voit surles montagnes le pasteur vigilant, au moment où l’astre deVénusrappellelesjeunestaureauxdupâturage,oùlebêlementdesagneauxaiguillonnelafaimdesloups, ils’assiedaumilieusurunrocher,pourcomptersontroupeau.Aristée, voyant l’occasion favorable, laisse à peine au

vieillard le loisir d’étendre sur legazon sesmembres fatigués,sejettesurluienpoussantungrandcri,etsehâtedeluilierlesmains. Le devin a recours à ses ruses accoutumées, setransformedemillemanières, en feu, en eau, enbête féroce.Mais,ayantépuisévainementtoussesartifices,ilrevientàsonétat naturel ; et, reprenant enfin la forme humaine : « Jeuneaudacieux,dit-il,quiterendassezhardipourapprocherdemademeure?queveux-tudemoi?—Tulesais,réponditAristée;oui,Protée,tulesais;quipourraitteriencacher?Maiscessetoi-même de vouloirme tromper : c’est par l’ordre des Dieuxque jeviensapprendre,detabouchesacrée, lacausedemesinfortunes.»Sitôtqu’ileutprononcécesparoles,ledevin,saisid’un violent transport et roulant des yeux enflammés, révèleainsienfrémissantlessecretsdesdestins:«C’est lavengeanced’undieuquitepoursuit.Tuexpiesun

grand crime, et ta peine est légère en comparaison. Si lesdestins l’eussent permis, Orphée t’en aurait fait éprouver depluscruelles,carc’estluiquiattiresurtoiceschâtiments;c’estlui qui demande justice contre le ravisseur de sonépouse.Unjour, pour échapper à ta poursuite, Eurydice fuyait à pasprécipités le long du fleuve, et elle n’aperçut pas un serpenténorme caché dans l’herbe épaisse du rivage, et qui allait luidonner lamort.LesDryades,sescompagnes,firentretentirdeleurscrislesmontsd’alentour.LessommetsduRhodopeetduPangée en furent émus. Larace consacrée au dieu Mars, les

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pays des Gètes, et l’Hèbre et la contrée qui reçut la belleOrithye en versèrent des larmes. Pour Orphée, assis sur lerivage,etseulavecsadouleur,ilconfiaitsesplaintesàsalyrefidèle.C’esttoi,chèreépouse,c’esttoiqu’ilchantaitanleverdujour;c’esttoiqu’ilchantaitencoreauretourdelanuit.« Il osamêmeaffronter les gouffres du Ténare. Il descendit

danslesabîmesdePluton;et,traversantdevastesforêts,noirséjour de la crainte, il aborda les Mânes, et parut devantl’affreux monarque, devant ces fières divinités quen’attendrissent jamais lesprièresdesmortels.Frappéesdesesaccordstouchants, lesOmbreslégèresaccouraientenfouledufond de l’Érèbe, aussi nombreuses que ces essaims d’oiseauxqui se réfugient dans les bois aux approches de la nuit ou del’orage;hommes,femmes,hérosmagnanimesquiontfournilacarrièredelavie;jeunesenfants,jeunesfillesquelaParqueamoissonnées avant l’hymen ; fils chéris, portés sur le bûchersouslesyeuxdeleurstristesparents;toushabitantsdesbordsfangeuxduCocyte,qu’enferme l’eaucroupissanted’unmaraisodieux,etqueleStyx,neuffoisrepliésurlui-même,retientpourjamaisdanslesombreséjour.«LeTartarelui-mêmefutémujusquedanssesplusprofonds

abîmes ; les Euménides aux cheveux hérissés de serpents entressaillirent ; Cerbère retint son aboiement dans ses troisgueulesbéantes,etleventquifaittournerlaroued’Ixioncessaun moment de souffler. Orphée avait échappé à tous leshasards, et revenait enfin ; il touchait aux régions du jour.Eurydice,rendueàsonamour,suivaitsespas(cartelleétaitlaloi imposéepar Proserpine), quand tout à coup, oubliant la loifatale,vaincuparsonamour,égaréparsondélire(faute,hélas!bienpardonnable,sil’enfersavaitpardonner!),ilseretourne,ilregardesonEurydice.C’enest fait :encemoments’évanouittout le fruit de tant de peines. Son traité avec l’impitoyabletyran des Ombres est rompu, et par trois fois on entendit unbruithorriblesortirdesétangsdel’Averne.«Qu’as-tufait,cherOrphée ? dit Eurydice : quel courroux nous a perdus tous lesdeux ? J’entends lamort, la cruellemort quime rappelle : lesommeils’appesantitdéjàsurmesyeux.Adieu,jerentremalgré

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moi dans l’horreur de la nuit : en vain mes faibles brass’étendent encore vers toi, cherOrphée ! hélas ! tu n’as plusd’Eurydice.»Endisantcesmots,ellesedérobeàsesregards,commeunelégèrevapeurquis’éloigneets’évanouit.Envainilla cherche encore dans l’ombre ; en vain il veut lui parler :Eurydice ne revit plus Orphée, et le sévère nocher ne souffritplusqu’il repassât l’onde infernale.Que faire?que résoudre?Oùportersespas,privédeuxfoisd’uneépousesi tendrementaimée ? Par quels pleurs fléchir de nouveau les Mânes ? parquelsaccentsémouvoirlesDieux?Déjàl’ombrefroidevoguaitsurlabarquefatale.«Onditquedurantseptmoisentiers l’inconsolableOrphée

pleuraaupiedd’unrocher,surlesbordsdésertsduStrymon,etfitretentirdurécitdesesdouleurslesantresglacésdelarace,entraînantsursespaslestigresadouciset leschênesmêmes,charmés de la douceur de ses chants. Telle, à l’ombre d’unpeuplier, la plaintive Philomèle déplore la perte de ses petitsqu’un pâtre inhumain a enlevés de leur nid, à peine couvertsd’unlégerduvet.Mèreinfortunée!ellepasselanuitàgémir,etfixée sur lemême rameau, elle redit tristement sa plainte, etfaitentendreauloinsesdouloureuxaccents.Orphéenefutplussensible ni aux charmes de l’amour, ni aux douceurs del’hymen. Seul, il errait parmi les glaces des régionshyperborées ; sur les rives du Tanaïs, toujours couvertes deneige, autour des monts Rhiphées, qu’environnent d’éternelsfrimas, toujourspleurantEurydice, toujours reprochantaudieudes morts ses inutiles faveurs. Irritées de ses mépris, lesfemmesdelarace,dansletempssacrédesorgies,àlafaveurdes mystères nocturnes de Bacchus, se jetèrent sur lui, lemirent en pièces, et dispersèrent ses membres dans lescampagnes. Sa tête, séparée de son cou d’albâtre, fut reçuedans les gouffresde l’Hèbre, et roulait aumilieude ses eaux.Mêmealors,savoixexpirante,etsalanguedéjàglacéequelavie abandonnait, appelait encore Eurydice. Ah ! disait-elle,malheureuseEurydice!etlenomd’Eurydiceétaitrépétélelongdufleuvepartousleséchosdesesbords.»Enachevantcerécit,Protées’élanceaumilieudelamer,et

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l’onde frappée écume et tournoie longtemps au-dessus de satête.MaisCyrènen’abandonnepoint son fils, etvient le rassurer

par cediscours : «Mon fils, bannis désormais de tonâme lesnoirs soucis : tu vois quelle est la cause de cette contagionfuneste.LesNymphes,compagnesd’Eurydice,etquiformaientavecelledeschœursdedansedanslesboissacrés,ontvengésurtesabeilleslapertedeleurcompagne.N’épargne,pourlesfléchir, ni les dons ni les prières. Rends à ces indulgentesdéessesl’hommagequileurestdû;ellesécouteronttesvœux,et laisserontdésarmerleurcourroux;maisapprendsdequellemanièreilconvientdelesinvoquer.Parmilestroupeauxquetunourris sur les sommets verdoyants du mont Lycée, choisisquatre beaux taureaux, et autant de génisses qui n’aient pasencore porté le joug ; élève ensuite quatre autels devant letempledesNymphes;faiscouleraupieddesautelslesangdeces victimes ; puis abandonne leurs corps dans la forêt. Sitôtque la neuvième aurore paraîtra sur l’horizon, tu offriras auxmânes d’Orphée des fleurs de pavot, symbole de l’oubli ; tuimmolerasàEurydice,moins irritée,unegénisseetunebrebisnoire;alorsturetournerasdanslebois.»Elledit;lebergersehâtedemettreàprofitlesconseilsdesa

mère. Il se rend au temple, élève quatre autels, y présentequatresuperbestaureaux,etautantdegénissesdontlatêten’apointencoresentilejoug;et,sitôtquelaneuvièmeaurores’estmontrée sur l’horizon, il rend aux mânes d’Orphée leshommages prescrits, et va revoir le bois sacré. C’est là qu’onvoit s’opérer subitement la plus étonnante desmerveilles. Onentendbourdonner,dansleventredecescorpsàdemidissous,de nombreux essaims d’abeilles, qui bientôt, s’ouvrant unpassageà travers la peau, s’élancent dans les airs, y formentdesnuéesimmenses,puis,seréunissantsurlefaîtedesarbres,y restent suspendus comme des grappes de raisin, auxbranchesquifléchissentsouslepoids.C’estainsiquejechantaislelabourage,lestroupeauxetles

arbres, tandis que César foudroyait l’ennemi sur les bords del’Euphrate,qu’ildonnaitdes loisauxpeuplescharmésdevivre

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sous son empire, et qu’il s’ouvrait la route de l’Olympe. Pourmoi,jejouissaisalorsàNaplesdesdouceursdel’étudeetd’unobscur loisir ; moi, ce même Virgile qui, plus hardi dans majeunesse, fis parler les bergers dans mes vers, et qui osai techanter,Tityre,àl’ombred’unhêtretouffu.

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L’ÉNÉIDEVirgile

(entre-29et-19)Traduction:J.N.M.Deguerle

OEUVRES

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Présentation

Cette traduction française est celle de Jean-Nicolas-MarieDeguerle(1825)Pourfaciliterlalecture,l’orthographeenaétémodernisée.

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Tabledesmatières

LivrepremierLivresecondLivretroisièmeLivrequatrièmeLivrecinquièmeLivresixièmeLivreseptièmeLivrehuitièmeLivreneuvièmeLivredixièmeLivreonzièmeLivredouzième

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Livrepremier

JECHANTElescombats,etcehéros,qui,longtempsjouetduDestin, aborda le premier des champs de Troie aux plainesd’Italus,auxrivagesdeLavinie.ObjetdelarigueurduCieletdulongcourrouxde l’altière Junon,milledangers l’assaillirent surla terre et sur l’onde ; mille hasards éprouvèrent sa valeur,avantqu’il pût fonder sonnouvelempire, et reposerenfin sesdieuxauseinduLatium:duLatium,nobleberceaudesLatins,desmonarquesd’Albe,etdelasuperbeRome.Muse, révèle-moi lescausesdecesgrandsévènements.Dis

quelledivinités’armapourvengersonoffense;pourquoi,danssa colère, la reine des dieux soumit à de si rudes travaux,précipita dans de si longsmalheurs, un princemagnanime etreligieux.Entre-t-iltantdehainedansl’âmedesimmortels!Surlerivagequel’Afriqueopposeàl’Italie,loindeslieuxoù

le Tibre se jette dans les mers, s’élevait autrefois Carthage,antique colonie des enfants d’Agénor, cité fameuse par sesrichesses,citéfécondeenbelliqueuxessaims.Junonlapréférait,dit-on, au reste de la terre : Samos eutmoins d’attraits pourelle.C’estlàqu’étaientsesarmes,c’estlàqu’étaitsonchar:là,si le sort l’eût permis, son amour eût transporté le trône del’univers.Maislesoraclesl’avaientinstruitequedusangTroyensortirait une race illustre qui renverserait un jour les rempartsdeCarthage:qu’issud’Assaracus,unpeuple-roi,dominateurdumonde,etfierarbitredescombats,viendraitbriserlesceptredelaLibye:quelesParquesfilaientdéjàcesimmuablesdestinées.Auxalarmesde laDéesse se joint le souvenir de cetteguerreimplacable,quejadiselleallumasouslesmursd’IlionpoursesGrecsfavoris.Letempsn’apointencoreeffacédesonâmelescauses de son dépit jaloux et ses cruels ressentiments : lejugement de Pâris et l’injurieux arrêt qui flétrit sa beauté,l’enlèvement de Ganymède, et les honneurs prodigués à cesang qu’elle déteste, nourrissent au fond de son cœur une

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éternelle blessure. Aigrie par ces noirs déplaisirs, sa fureurpoursuitdemersenmerslesrestesdePergame,échappésauxvengeancesdesGrecsetdel’implacableAchille.Sanscesseellefermel’Ausonieàleursnefsvagabondes;etdepuissepthivers,ils erraient en butte aux tempêtes sur la vaste étendue deseaux. Tant devait être pénible l’enfantement de la grandeurromaine!À peine les Troyens, abandonnant les ports de la Sicile,

déployaient gaiement sur les ondes leurs voiles fugitives, etfendaientdeleursprouesd’airainlesvaguesécumantes,quandJunon, couvant dans son âme ses immortels chagrins : « Moicéder !Moivaincue ! Lechefd’unehordeproscrite toucheraitles champs du Latium ! Ainsi l’ordonnent les destins ! Quoi !Pallas,pourl’erreurd’unmoment,pourl’aveugledélireduseulfilsd’Oïlée,Pallasapumettreen feu lesvaisseauxdesGrecs,engloutirvivantsleurssoldats!Elleapu,lançantelle-mêmedusein des nues les traits brûlants de Jupiter, exterminer leurflotte,etbouleverserlesmerssouslesventsconjurés!Elleapusaisir le coupable tout percé des coups de la foudre etvomissantlaflamme,l’envelopperdansunnoirtourbillon,etleclouer mourant à la pointe d’un rocher ! Et moi, qui marchel’égale du souverain des dieux ! moi, la sœur et l’épouse dumaîtredutonnerre,jelutteenvaindepuistantd’annéescontreune race sacrilège ! Eh ! qui croira désormais au pouvoir deJunon?quidaigneraporterencoreàmesautelssonencensetsesvœux?»Ainsi lafilledeSaturneroulaitdanssoncœurenflamméses

sinistresprojets.SoudainellevoleauxplagesÉoliennes,sombrepatriedesorages,mugissantedemeuredesimpétueuxautans.C’estlàquerègneÉole:là,dansunantreimmense,ilasservitàsonpouvoir lesventstumultueuxet lestempêtesgrondantes:làsonbraslesenchaîne,etlestientenferméssousdesvoûtesprofondes. En vain ils frémissent indignés autour de leursbarrières, et font retentir la montagne de leur bruyantmurmure : assis, le sceptre enmain, sur une roche escarpée,l’austère Éole contient leur fougue, et tempère leur courroux.Sanslefreinquilesmaîtrise,ilsentraîneraientdansleurcourse

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rapide la terre, les mers, et les cieux confondus, et lesemporteraient dans les airs en affreux tourbillons ; maiscraignant ces ravages, le souverain de l’univers les reléguadansdescavernesténébreuses,entassad’énormesmontagnessurleursnoirscachots,etleurchoisitunroi,qui,régilui-mêmepardes lois immuables,sûtaugréd’undieupluspuissant,ouleurserrerlesrênes,ouleslâcheràleurfurie.DevantluiJunonsupplianteabaisseencesmotssonorgueil:« Éole, toi que l’arbitre suprême des mortels et des dieux

chargea de gouverner les vents, de soulever les flots, oud’apaiser leur rage ! un peuple ennemi dema gloire fend lesmersdeTyrrhène,portantauseinduLatiumllionetsesPénatesvaincus. Déchaîne l’aquilon ; disperse, abîme leurs poupesodieuses, et couvre au loin les ondes de leurs débris épars.Quatorze Nymphes remplies d’attraits font l’ornement de macour:laplusaimableestDeïopée:situsersmesvengeances,je l’unis pour toujours à ton sort par un doux hyménée.Compagnede ta couche immortelle, elle te rendrapère d’unebrillantepostérité.»«Reineauguste,répondÉole,c’estàvousd’ordonner,àmoi

d’obéir.Sij’aiquelqueempireenceslieux,silesceptreennoblitmesmains,si Jupiterm’honoredesafaveur, jeneledoisqu’àvous.Parvousjesiègeauxbanquetsdel’Olympe;parvouslesventsetlestempêtesgrondentousetaisentàmavoix.»Ildit;etd’unreversdesalance,ilfrappeleflancdelaroche

caverneuse. Elle s’ouvre : aussitôt l’essaim turbulent seprécipiteenfouledesaprisonbéante,etsouffleau loinsur laterre le trouble et le ravage. L’ouragan fond sur les mers :l’Auster,l’Eurus,etlesventsdel’Afrique,sifécondsenorages,bouleversent l’Océan dans ses profonds abîmes, et roulentd’énormes vagues sur la plage écumante. Soudain seconfondent et les cris des matelots et le sifflement descordages. D’épaisses ténèbres ont dérobé le jour aux regardsdesTroyens:unenuitaffreuseserépandsurleseaux:lescieuxtonnent, l’air en feu brille demille éclairs : tout présente auxnocherstremblantslamortprêteàlesfrapper.À cette horrible image, Énée frissonne, glacé d’effroi. Il

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gémit ; et les bras étendus vers la voûte céleste, il exhale encesmotssadouleur:«Heureux,hélas!heureuxcentfois,ceuxquelesortdesbataillesmoissonnasouslesyeuxpaternels,aupieddesmursdelasuperbeTroie!ÔleplusvaillantdesGrecs,généreux filsdeTydée !quen’ai-je succombésous tescoups,dansleschampsd’Ilion!quen’ai-jeexpirédetamaindanscesplaines,oùlefierHectortombapercédelalanced’Achille;oùpérit legrandSarpedon;où leSimoïsrouleentassésdanssesondeset les boucliers, et les casques, et les corpsde tant dehéros!»Comme ilparlaitainsi, l’Aquilonsiffle, la tempête frappede

frontlavoile,etsoulèvelesflotsjusqu’auxnues.Laramecrie,et se rompt : la proue tremblante se détourne ; et son flancreste en butte à la violence des eaux. Soudain les vaguess’enflenten liquidesmontagnes ; lesunspâlissent, suspendusau sommet des flots ; les autres, à travers l’onde quis’entrouvre,découvrentavecterreurlefonddesmers: l’arèneagitée bouillonne sous les eaux. Emportés par l’Autan, troisvaisseaux échouent sur des rocs invisibles, vastes écueils del’onde, fameux sous le nom d’Autels, et dont le dos immenses’étend et se cache à fleur d’eau. Trois autres, déplorablespectacle ! lancés contre les Syrtes par l’impétueux Eurus,s’enfoncentdans leurssablesperfides,ets’engloutissentdanslavase.UnseptièmeportaitlesLyciensetlefidèleOronte:souslesyeuxmêmed’Énée,unelameénormefondsurlapoupe,lasubmerge;etlepiloteentraînéparleflotquiretombe,roulelatêtebaisséeau fondde l’abîme.Vain jouetde l’ondeen furie,trois fois la nef a tourné sur elle-même, et l’avide tourbillondévore enfin sa proie. On aperçoit de loin en loin quelquesinfortunés, luttant sur le gouffre immense : autour d’euxflottent,confusémentépars,etlesarmuresdesguerriers,etlesbancs des rameurs, et les richesses de Troie.Déjà le puissantnavire d’Ilionée, déjà celui du généreux Achate, ct la nef quiportaitlevaillantAbas,etcellequemontaitlevénérableAlétès,vont succombant sous l’effort de la tourmente : leurs flancsentrouverts boivent par torrents l’onde ennemie ; et leurs aisdésuniséclatentdetoutesparts.

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Cependantlebruitdel’Océanquigronde,lechocaffreuxdesvents déchaînés et des mers bondissantes, parvient jusqu’àNeptune. Profondément ému, le dieu s’élance de son trôned’azur,etlèveau-dessusdesondessatêtemajestueuse.Ilvoitlesvaisseauxd»Énéedispersésauloinsurlesflots;ilvoitlesTroyens éperdus, assaillis par les vagues et foudroyés par lescarreaux célestes. À sa colère, à sa vengeance, Neptunereconnaîtsasœur.IlappelleEurusetZéphyre,etsoncourrouxles gourmande en ces termes : « Race insolente ! qui vousinspiratantd’audace?Quoi!sansmonordre,troublerlecieletla terre, soulever l’Océan, bouleverser mon empire !Téméraires ! je devrais… Mais calmons les flots agités. Àl’avenir,unautrechâtimentsaurapunirvosattentats.Fuyez,etportezcesparolesàvotreroi:Cen’estpointàluiqu’appartientlesceptredesmers,leredoutabletrident:c’estàmoiseulquelesortl’aremis.Éoleapourdomaineslesrocsimmensesdontvoushabitez les cavernes : qu’il domine, j’y consens, dans cepalaissauvage:maisquesonpouvoirs’arrêteauseuildevosprisons.»Il dit ; et d’unmot il apaise les vagues irritées, dissipe les

nuages,et rendauxcieux lesdoux rayonsdu jour.Cymothoé,Triton, unissant leurs efforts, dégagent les navires de leursrochesaiguës.Ledieu lui-même lessoulèvedeson trident,etouvredevanteux lesvastesbancsdesablequi lesarrêtent. Ilaplanitleseaux;etd’unerouelégère,sonchareffleureàpeinela surfaces des ondes. Ainsi, quand la discorde éclate au seindescitéspopuleuses,etsoufflesesfureursàlatourbemutinée;soudain volent en sifflant les brandons et les pierres : toutfournitdesarmesàleuraveuglerage.Maissi,dansl’ardeurdutumulte, un personnage, dont la sagesse et les servicescommandentlerespect,seprésenteauxséditieux;lesfactionsse taisent, on s’arrête, et, l’oreille, attentive, on écoute : ilparle ; et sa voix imposante calme les esprits et subjugue lescœurs. Ainsi tomba tout-à-coup ce long fracas desmers, sitôtque le Dieu, promenant ses regards sur les flots, et rasantl’onde azurée sous un ciel sans nuages, eut abandonné lesrênesàsescoursiers,etfaitvolersoncharsurlaplainehumide.

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Épuisés de fatigues, les Troyens dirigent péniblement leurcourseverslesplagesvoisines;etlesventslesconduisentauxrivages de la Libye. Au sein d’une baie profonde s’ouvre unbassinimmense..Uneîleendéfendlesapproches,etformeunport naturel. Ses flancs battus des mers brisent la vaguemugissante;etl’ondequ’ilspartagent,fuitàl’entourpardeuxgorges étroites. Sur l’un et l’autre bord se prolongent desrochersénormes,dont lacimesourcilleusesemblemenacer leciel:sousleurvasteabri,leflotdortimmobile.Aupenchantdeces monts, d’épaisses forêts se déploient en doubleamphithéâtre ; et leur noir ombrage prolonge au loin sur leseauxsaténébreusehorreur.Aufonddugolfe,sousdesrochespendantes,unantre fraisoffreunréduitpaisible :dessourceslimpides l’arrosentenmurmurant,etdessièges taillésdans leroc invitentaudoux repos : c’est la retraitedesnymphes. Là,pour braver la tempête, la nef n’attend point que le câblel’enchaîne:l’ancreàladentrecourbéen’ymordpointlerivage.C’estdansceslieuxtranquillesquelehérosseréfugie:sept

vaisseaux l’accompagnent,seuldébrisdesanombreuseflotte.Enchantésderevoirlaterre,lesTroyenss’élancentdesnavires,embrassentavectransport larive imploréesi longtemps,etsereposent sur l’arène, tout dégoutants encore de l’écume desmers.Àl’instantmêmeAchate,frappantlesveinesd’uncaillou,en fait jaillir une étincelle ; un lit de feuilles la reçoit : le feus’allume ; il s’étend, il dévore sonaridealiment,et s’élèveenflamme ondoyante. On tire alors des vaisseaux et lesinstrumentsdeCérèsetsestrésorsqu’asouillésl’ondeamère.Le besoin pressant ranime leurs forces épuisées ; et le grainsauvédunaufragepétilleàl’ardeurdesbrasiers,oucriesouslapierrequilebroie.Cependant Énée gravit le sommet d’un roc ; et de là, ses

regards inquiets parcourent au loin l’immensité des mers :heureux,s’ilpouvaitdécouvrirsesnefségaréesparl’orage,lesgalèresphrygiennesoulabirèmed’Anthée,lavoiledeCapysoulapoupequedécorent lesarmesdeCaïcus !Riennes’offreàsesyeux….rien!Maisilaperçoitàsespiedstroiscerfserrantssur le rivage : derrière eux marche un nombreux troupeau,

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paissantàtravers lesvallées.Àcettevue, lehéross’arrête: ilsaisit sonarcetses flèches rapides, ses flèchesqueportait lefidèle Achate ; et soudain, malgré l’orgueil de leur antiqueramure, ces chefs au front superbe tombent sous ses coups.Ensuite,volantsurleurtimideescorte,sestraitspoursuiventlatroupeagileàtraverslestaillisépais;et l’arcvainqueurneserepose, qu’après avoir immolé sept énormes victimes, dont lenombreégaleceluidesvaisseaux.AlorsÉnéerevientauport,etpartageentresesguerriersletributdesforêts.Ilyjointlesflotsd’un vin pur, dont le généreux Aceste avait enflé leurs outressur le bord Sicilien, lorsqu’ils s’éloignèrent de ce monarquehospitalier. Puis sa voix paternelle console en ces mots leursennuis:« Chers compagnons ! nous avons fait depuis longtemps

l’apprentissage du malheur. De plus rudes assauts n’ont paslassé notre constance : les dieux mettront un terme à cettenouvelle épreuve. Vous avez affronté la rage de Scylla, et sesgouffresmugissants ; vous avez vu, sans pâlir, l’antre affreuxdesCyclopes:rappelezvotrecourage,etbannissezdesinistresterreurs;unjourpeut-êtrecessouvenirsaurontpourvousdescharmes. C’est à travers mille hasards, à travers d’éternelsorages,quenouscherchonsleLatium;maislesdestinsnousypromettentdesdemeurespaisibles:làdoitressusciterl’empired’Ilion. Armez-vous de persévérance ; et réservez-vous, amis,pourdestempsplusprospères.»Telsétaientsesdiscours;maisdemortelssoucisledévorent

en secret : sesyeux feignent l’espoir ; sonâme renfermeunedouleurprofonde.Toutefoislepeuples’empresseautourdesonbutin,etlebanquets’apprête.Labichedépouilléemontreànusesentrailles;ici,lefertranchantladiviseenlargesquartiers;là, des axes mobiles en tournent sur le feu les chairs encorepalpitantes. Plus loin fume sur le rivage l’airain bouillant deschaudières,etlaflammeattiséel’embrasseenpétillant.Bientôtla joie du festin ranime les convives ; et couchés sur lamolleverdure, ils savourent à loisir la liqueur de Bacchus, et lesprésentsde lachasse.Quand l’abondancea fait taire lecridubesoin, quand les tables sont desservies, chacun donne de

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longs regrets aux compagnons qu’il a perdus. On espère, oncraint tour-à-tour. Respirent-ils encore ? ou, déjà couverts desombresdutrépas,n’entendent-ilsplus lavoixqui lesappelle?Énéesurtout,Énéegémit:tantôtilpleureensecretlepuissantAmycus, ou le vaillantOronte ; tantôt il redemandeauxdieuxl’infortunéLycus,etlebraveGyas,etlevaleureuxCloanthe.Ainsi le jour s’écoule. Cependant Jupiter, assis sur le trône

des cieux, contemplait l’immense Océan et ses lointainsrivages,lesvastescontréesdelaterreetlescitésnombreusesqui couvrent sa surface. Du haut de la voûte éthérée, sesregardss’arrêtentsurlaLibye,etconsidèrentlesempireséparssur les bords Africains. Tandis que sa pensée pèse le sort desnations, Vénus, belle de sa tristesse et des larmes touchantesquibaignentsesyeuxdivins,Vénusl’abordeensoupirant:«Ôvous, dont l’éternelle sagesse régit la destinée desmortels etdes dieux ! vous dont la foudre épouvante lemonde ! quel sinoirattentatpeutvousarmercontremonfils?Qu’ontpufairelesTroyens,pourméritervotrevengeance?Hélas!aprèstantd’infortunes,faut-ilàcausedel’Ausonieleurfermerl’univers?Deleursangdevaitsortirunjourunpeupledehéros;unjour,danslelongcoursdessiècles,lesRomainstriomphants,noblesrejetonsdeTeucer,devaientrangerlaterreetl’ondesousleursloissouveraines:tellesétaientvospromesses.Ômonpère!quivousafaitchanger?DumoinscedouxespoirmeconsolaitdudésastredeTroie, etde sa chute lamentable ; à sesmalheurspassés, j’opposais sa gloire à venir. Mais le sort, toujoursinflexible,poursuitencorePergamejusquedanssesdébris.Quelterme, dieu puissant, marquez-vous à nos revers ? Anténor,échappéàlafuriedesGrecs,apus’ouvrirunpassageaufonddugolfed’lllyrie,pénétrersansobstaclesàtravers leschampsdesLiburnes,etfranchircessourcesfameuses,d’oùleTimaveroulant à grand bruit des montagnes par neuf canaux divers,s’enfle enmer orageuse, et couvre au loin les campagnes deses flotsmugissants. Ilapu,malgrécentpérils, fondersur lesplages Italiques les remparts de Padoue, y fixer les Troyensvainqueurs,etdotantd’unnomimpérissablesanouvellepatrie,ysuspendreentrophéelesarmesd’Ilion.Maintenantpaisible,il

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goûte au sein du calme les douceurs du repos. Et nous, nousvos enfants, nous que votre amour appelle aux honneurs del’Olympe, on nous proscrit, ô honte ! l’abîme engloutit nosvaisseaux ; et victimesd’uneaveuglehaine,nouserrons sansespoir loin des rivages du Latium. Voilà donc le prix de noshommages ! c’est donc ainsi qu’on remet le sceptre en nosmains!»Alors,aveccefront.sereinquichasselestempêtesetrendle

calmeàlanature,l’auteurdeshommesetdesdieuxsouritàlabelleVénus,effleuredoucementseslèvresd’unbaiserpaternel,et charme en ces mots ses douleurs : « Rassurez-vous, ôCythérée ! le sort de vos Troyens chéris demeure irrévocable.Oui, vousverrez lesmursde Lavinie, cesmurspromispar lesoracles;etconduitparvous-mêmeauséjourcéleste, legrandÉnéeviendras’asseoirparmi les Immortels ;mesdécretssontimmuables.Maissitantdesoinsvousagitent,jevaisleverpourvous levoilede l’avenir,etdéroulantàvosyeux lespagesdudestin, vous en expliquer lesmystères. De sanglants combatséprouveront en Italie la vaillance d’Énée. Maints peuplesindomptables fléchiront sous ses armes : maintes contréesbarbares lui devront desmœurs et des villes. Ainsi les Latinssous ses lois verront fleurir trois printemps : ainsi les Rutulessous son joug verront blanchir trois hivers. Après lui le jeuneAscagne,maintenantfierdunomd’Iule,etqu’onnommait Ilusauxjoursdelagloired’Ilion,Ascagnerempliradesonrègnelecours de trente années. Fondateur d’Albe-la-Longue, il ytransportera son trône, et ceindra de vastes remparts lenouveau siège de son empire. Là, durant trois siècles entiers,lesneveuxd’Hectorcommanderontàl’Ausonie.Alorsunereine-prêtresse, Ilia, fécondée par Mars, enfantera deux jumeaux.Ardent nourrisson d’une louve, dont il portera pour parure ladépouillesauvage,Romulussaisira lesceptre,bâtira lacitédeMars, et nommera les Romains de son nom glorieux. LesRomains!jenemetspointdebornes,jenemetspointdetermeà leur puissance : leur empire doit être éternel. Junonmême,l’inflexibleJunon,quifatigueaujourd’huidesesplaintesjalousesla terre, l’onde et les cieux, Junon déposera sa haine, et

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secondantmesdesseins,protégeradansRomelamaîtressedel’univers.Telleestmavolonté.Untempsviendradansladuréedesâges,oùlesfilsd’Assaracusrenverserontlesmursd’Achille,asserviront la superbeMycènes, et domineront à leur tour surArgoshumiliée.EnfinnaîtraCésar,généreuxsangdeDardanus;César,dont lesconquêtess’étendront jusqu’à l’Océan,etdontla t renommée s’élèvera jusqu’aux astres ; le grand César,héritier du grand nom d’Iule. Un jour, libre d’alarmes, vous lerecevrezdans lescieux,chargédesdépouillesde l’Orient ;et,nouveaudemi-dieu,lesvœuxdesmortelsmonterontjusqu’àlui.Alors s’enfuira devant la douce paix le démon sanglant desbatailles. Astrée, Vesta, sous un nouveau Quirinus, sous unRémus nouveau, ramèneront l’âge d’or. Le t temple de laguerre,cetempleauseuilredoutable,serafermédecentcâblesde fer. Au-dedans, la Discorde impie, assise sur un amas delancesbrisées,etlesbraschargésdemillenœudsd’airain,l’œilhorrible, et la bouche sanglante, rugira d’une impuissanterage.»Ildit;etduhautdel’Olympe,ilenvoiesurlaterreledivinfils

deMaïa,pourdisposerCarthageenfaveurdesTroyens,etleurouvrirdanssesnouveauxrempartsunasilehospitalier:Didon,ignorant le destin qui les conduit, pourrait leur fermer sonempire.SoudainMercureaprissonvol;etsillonnantd’uneailerapide le vaste océan des airs, il touche bientôt le rivageAfricain. Déjà sont accomplies les volontés de Jupiter : le fierTyriendépouille,àlavoixduDieu,sonfaroucheorgueil;lareinesurtout conçoitpourunpeuplemalheureuxdes sentimentsdepaix,etluiprépareunfavorableaccueil.CependantlesageÉnéeroulaitdanslanuitsilencieusemille

penséesdiverses.Àpeinealui ladouceaurore, ils’arracheaurepos, et songe à visiter ces contrées nouvelles pour lui. Surquels bords l’a jeté la tempête ? Ces lieux, qu’il voit incultes,ont-ils pour hôtes deshumains oudesmonstres sauvages ? Ilbrûle de s’en instruire, et d’éclairer ses compagnons par unrapport fidèle. D’abord il met sa flotte à couvert dansl’enfoncement des bois, sous un rocher caverneux, où deschênes touffus la protègent du noir rempart de leur ombre.

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Ensuiteils’avancelui-mêmeaccompagnéduseulAchate,etlamainarméededeuxjavelots,munisd’unlargefer.Soudain,aumilieudecesbois,Vénusseprésenteàsonfils.Cachéesouslestraitsd’uneviergedeSparte,Vénusenalesgrâces,leport,etlesarmes:moinsbelleestHarpalice,fatigantuncoursierrapidesurlesmontsdelaThrace,etdevançantdanssacourselevolagilede l’Eurus.Onvoit flottersur lesépaulesde laDéesse lecarquois léger des chasseurs : les vents se jouent dans sescheveuxépars;etsarobe,querelèveunnœudd’or,s’ouvreenplisondoyantsau-dessusd’ungenoud’albâtre.«Guerriers,dit-elleenapprochant,unedemescompagnesparcouraitavecmoices lieux, l’arc enmain, et parée des dépouilles d’un lynx aupoil marqué de feu. Ne l’auriez-vous point aperçue, erranteautourdecesmontagnes,oupressantàgrandscrislafuited’unsanglierécumant?»AinsiparlaVénus.LefilsdeVénusrépond:«Aucunedevos

compagnesnes’estofferteàmesyeux ;nullevoixn’a frappémon oreille. Mais vous, ô quel nom vous donner, viergeauguste ? car ces traits, ces accents, ne sont point d’unemortelle ; tout en-vous trahit unedivinité. Salut, fille du ciel !sœurdePhébus,ounymphedecesbois, salut !Puissiez-vousnous être propice ! et quels que soient vos destins, daignezcompatirànospeines;daigneznousapprendresousquelastrelointain, sur quelle rive inconnue le sort nous a jetés. Leshommeset les lieux, tout iciestnouveaupournous :pousséssurcesbordsparlesventsetlesflotsenfurie,nousfoulonsuneterre ignorée. Jeune Immortelle, guidez nos pas : nos mainsreconnaissantes immoleront sur vos autels des victimes sansnombre.»Vénusalors:«Jesuisloindeprétendreàdetelshonneurs:

cecarquois,cecothurne,cettepourpreéclatante,sontlaparureaccoutuméedesfillesdeSidon.VousvoyezlesétatsPuniques,destribusPhéniciennes,unevilled’Agénor.Ceschampsvoisinssont la Lybie, contrée féconde en guerriers : Didon régit cetempire ;Didon, qui s’exila desmursdeTyr, pour fuir un frèrepersécuteur.Salongueinjureexigeraitunlongrécit:maisilmesuffirad’eneffleurerrapidementl’histoire.

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« Didon eut Sichée pour époux, Sichée dont la Phénicievantait l’opulent domaine, et que sa malheureuse épousechérissait du plus tendre amour. Elle était passée, viergeencore, desmainsd’unpèredans lesbrasd’unépoux, et cespremiers nœuds semblaient formés sous des auspicesfavorables. Mais son frère, l’infâme Pygmalion, siégeait sur letrônedeTyr;ettouslescrimesysiégeaientaveclui.Bientôtladiscordeéclate:lemonstre,aveugléparlasoifdel’or,fondunjoursurSichéedans l’ombredessaintsmystères,etbravantàlafoislesdieux,lanatureetl’amour,lepoignardeaupieddesautels.Toutefoisleperfidesutlongtempscachersonforfait;etsans cesse inventant de nouveaux mensonges, longtemps ilabusa d’un vain espoir cette malheureuse épouse. Mais unsonge véridique vint offrir à l’infortunée l’ombre sanglante desonépoux,privédesépulture,et levantduseindes ténèbres,sonfrontcouvertd’unehorriblepâleur.Lespectreencourrouxluimontrel’autelsanglant,luimontresesflancsnuspercésduglaive fratricide ; et déchire le voile dont une cour odieuseenveloppaitsestrames.«Fuis,ôveuvedeSichée,fuislaterrequit’avuenaître,«dit-ilalorsd’unevoix lamentable;etpourfavoriser sa course lointaine, il découvre à ses yeux, dans lesentrailles de la terre, le vaste amas d’un trésor longtempsignoré.Saisied’effroi,Didonabjuresafunestepatrie,etrassembleà

la hâte ses nombreux partisans. Autour d’elle se rallient tousceuxquelahaineanimecontreuntyrancruel,ouquiredoutentsa vengeance. Le hasard leur présente au port des vaisseauxprêtsàs’éloigner: latroupes’ensaisit,et lescharged’or.Lesmersemportentlesrichessesdel’avarePygmalion:unefemmea conduit cette grande entreprise. C’est en ces lieux qu’ilsarrivèrent. Alors ne s’élevaient pas encore ces superbesremparts, ces toursélevées jusqu’auxcieux,dont lanaissanteCarthagevabientôtfrappervotrevue.Ilsachetèrentdeterraince que la dépouille d’un taureau pouvait en embrasser ; ils ybâtirentune citadelle, et le nomdeByrsaenatteste l’origine.Mais vous, enfin, quel sang vous a fait naître ? Quels bordsavez-vousquittés?Quelestlebutdevotrecourse?»

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ÀcesquestionsÉnéesoupire;etd’unevoixétoufféepardelongsgémissements:«ÔDéesse!siremontantàlasourcedenosmalheurs, vousme permettiez d’en retracer l’histoire ; lanuit enveloppant les cieux, fermerait les portes du jour, avantqu’untristerécitvouseûtcontétousnosrevers.Troiefutnotreberceau,l’antiqueTroie,dontpeut-êtrelachutearetentijusqu’àvous.Échappésdesesmursfumants,noustraînionsdemersenmers notre exil : un coup de la tempête nous a jetés sur lesplagesdel’Afrique.JesuisÉnée:monnomtropfameuxavoléjusqu’aux astres : fidèle adorateur des dieux, j’ai ravi mesPénatesaux flammesennemies ; je lesporteavecmoisur lesflots. Je cherche l’Italie, patrie demes premiers aïeux ; etmarace remonte au grand Jupiter. Vingt navires composaientmaflotte, quand jem’embarquai sur lesmers Phrygiennes, guidépar la déesse à qui je dois le jour, et poursuivant, sous sesauspices, la gloire promise à mes destins : sept à peine merestent,arrachésnonsanspeineaux fureursdesventsetdesondes.Moi-mêmeinconnu,sansasile, jeparcoursenfugitif lesdésertsdelaLybie:etl’Europeetl’Asiemerepoussenttour-à-tour. » Touchée de ses plaintes douloureuses, Vénus lesinterromptparcesmotsconsolants:«Ôquiquevoussoyez!nonleciel,croyez-moinevousvoit

pasdanssacolère,puisqu’ilvousamèneàCarthage.Marchez;le palais de la reine s’ouvrira devant vous. Bientôt voscompagnonssauvéssourirontàvotre retour ;bientôtvosnefsrecueilliesoublierontauportlesorages;etdéjàlefieraquilons’estchangépourellesenzéphyr.Ceprésageestinfaillible,oulesleçonsd’unpèreinstruisirentenvainmajeunessedansl’artsacré des augures. Contemplez ces douze cygnes se jouantdanslanue:tantôtl’oiseaudeJupiter,fondantdehauteursdel’Olympe,poursuivait leur troupedispersée ;maintenantréuni,l’essaimjoyeuxadéjàtouchélaterre,ouprèsdelatoucher,lasalue d’un cri d’allégresse. Affranchis du péril, comme ilscélèbrentleurbonheurparlebattementdeleursailes!commeilstournentencerclefolâtredanslevagueazurdesairs!Ainsivos poupes fortunées, ainsi vos guerriers triomphants, oureposent.danslarade,ous’élancentàpleinesvoilesauxbords

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hospitaliers.Marchezdonc ;etsuivez la routeque frayeàvospaslafortune.»Elle dit, se détourne, et s’éloigne. Alors son front de rose

brilled’unéclatcéleste;ladouceodeurdel’ambroisies’exhalede ses cheveuxdivins ; sa robe se déploiemollement sur sespiedsimmortels;Vénusmarche:sonportrévèleunedéesse.Lehérosareconnusamère;ettriste,suivantdesyeuxsacoursefugitive : « Quoi, vous aussi, cruelle ! vous abusez par desimages trompeusesun fils qui vous implore ! Samain est-elleindignedepresservotremainchérie?Nepuis-je,hélas!vousparler,vousentendre,sansqu’unvoileétrangervousdérobeàmonamour?«Telsétaientsesreproches,etsespassedirigentvers la cité nouvelle. Aussitôt Vénus attentive enveloppe d’unnuage obscur le couple voyageur, et l’environne d’un rempartnébuleux:ainsicachésauxregardsdelafoule,inaccessiblesàses flots importuns, ils échapperont dans leur marche auxdangers des retards, aux vains discours d’un peuple curieux.Pourelle,s’élevantdanslesairs,ellevoleàPaphos,etseplaîtàrevoirsonriantséjour.Là,dansuntemplemajestueux,surcentautels consacrés à sa gloire, l’encens de l’Arabie fume enl’honneurde laDéesse,etmêle sesdouxparfumsàceuxdesfleurstoujoursnouvelles.Cependantlesdeuxguerrierssehâtent;etlesentierquiles

guides’abrègedevanteux.Bientôtilsontgravilesflancsdelamontagnedontlesommetdomineauloinlaplaine,etd’oùl’œilplaneenlibertésurlestoursdeCarthage.Énéesurprisadmirecespalaissomptueux,naguèrehumbleschaumières:iladmirel’aspectimposantdecesportes,etcesparvissuperbes,etleursbruyantes avenues. Quel mouvement partout, quel vivanttableau ! Les uns prolongent la chaîne des remparts, oudressent un fort menaçant : leurs mains laborieuses roulentd’énormes roches. D’autresmarquent la place où seront leurstoits domestiques, et l’entourent d’un sillon. Ailleurs l’étatproclamesesmagistrats,seslois,etsonsénatauguste.Ici,desportssecreusent:là,s’affermissentlesfondementsd’unvasteamphithéâtre;etdéjàtaillédansleroc,lemarbres’arronditencolonnesimmenses,majestueuxornementsdelascènefuture.

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Tellesonvoit lesabeillesse répandreauprintempssur l’émaildes prairies, et s’animer au travail sous un ciel sans nuages.L’une conduit le jeune essaim, déjà fier de ses ailes, l’autreépaissitunmielliquide,etremplitsescellulesd’undouxnectar.Celles-ci reçoivent les trésors qu’apportent leurs compagnes ;celles-là, réuniesenbataillon, repoussentde la ruche le frelonparasite. Tout s’empresse à l’ouvrage, et le thym odorants’exhale des rayons embaumés. « Ô fortuné le peuple, donts’élèventainsi lesmurailles!»dit le filsdeVénus,et lehéroscontemple en soupirant le faîte altier des édifices. En mêmetemps, ceint de la nue merveilleuse, il se mêle, ô prodige !parmilesflotsdesTyriens;et,présentàleursyeux,iln’enestpointaperçu.Au centre de la ville était un bois religieux, couronné d’un

riant ombrage, et dont les Phéniciens avaient cherché l’abri,quand la tempête leseut jetés sur cesbords.Eny fouillant laterre, ils découvrirent dans ses entrailles la tête d’un coursierbelliqueux,noblegagedesfaveursdelapuissanteJunon,signeheureux des exploits et de l’abondance réservés un jour auxenfantsd’Agénor.Danscetteenceintevénérée,Didonbâtissaitpour la reine des dieux un templemagnifique, orné de richesoffrandesetdesimagesdeladéesse.Centdegrésconduisaientà son vaste portique : le bronze en couvrait les colonnes, lebronze en décorait les voûtes, et l’airain des gondsmugissaitsous des portes d’airain. Là, vient enfin s’offrir aux regardsd’Énée un spectacle qui le rassure ; là, son âme ose enfins’ouvriràl’espoirdusalut,etseflatterd’unmoinstristeavenir.Tandis qu’en attendant la reine, il promène dans ce templepompeuxsonmuetétonnement, tandisqu’iladmireensilencela fortune de Carthage, et la nature et l’art prodiguant pourl’embellir leurs miracles divers ; il voit représentée sur destableaux fidèles la longue suite des combats d’Ilion, et cesconflitsmémorablesdontlaRenomméeadéjàremplil’univers;il voit le fier Atride et le malheureux Priam, et l’implacableAchille,Achillefatalàtouslesdeux.Àcetaspect,Énées’arrête;etlesyeuxmouillésdelarmes:«Quelclimat,cherAchate,quelcoindumondeaujourd’hui,n’estpleindenosdésastres?Voilà

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Priam ! ainsi donc, jusqu’en ces déserts, il est unprix pour lavertu,ilestdespleurspourl’infortune;etl’hommeycompatitauxmauxdesessemblables!Bannislacrainte:l’éclatdenosreversnousservirad’égide.»Il dit ; et sa douleur aime à se nourrir de ces vains

simulacres:chaqueobjetluil’appelled’affligeantssouvenirs,etdestorrentsdelarmesinondentsonvisage.Làseretraçaientàsa vue tant d’horribles rencontres, dont le choc fit tremblerPergame :d’uncôté lesGrecsvaincus reculent,et la jeunesseTroyennepoursuit leursdébrisépars:del’autre, l’épouvanteadispersé les Phrygiens, et sur eux fond Achille, poussant soncharrapide,agitantsonpanacheaffreux.Nonloins’élèventlespavillons de Rhésus ; à leur éclatante blancheur, Énée lesreconnaîtengémissant.Conduitparuntraîtredansl’ombredela nuit, le cruel Diomède les a souillés d’un long carnage ; ettoutcouvertdesang,ilchasseaucampdesGrecslesbouillantscoursiers dumonarque, avant qu’ils aient goûté les pâturagesdeTroie,etbuleseauxduXanthe.AilleursfuitdésarmélejeuneetmalheureuxTroïle,tropfaiblerivaldel’indomptableAchille!Emportéparseschevaux,etrenversédesoncharoùsespiedss’embarrassent, il tient encore les rênes : sa tête écheveléeheurteenbondissant la terre,et le ferdesa lancesillonneauloinl’arène.CependantlesTroyenness’avançaient,lescheveuxépars, vers le temple de Pallas irritée : tristes et suppliantes,ellesportaientàlaDéesselevoileprécieux,tissupourlafléchir,et se frappaient la poitrine dans leur marche plaintive. Pallasdétourneunœil sévère,et repousse leuroffrande.AprèsavoirtraînétroisfoisHectorautourdesmursdeTroie,Achillevendaitau poids de l’or son cadavre défiguré. En apercevant cesdépouilles, en voyant ce char funeste, et ces froides reliquesd’unami,etPriamtendantsesmainssuppliantesauvainqueuren courroux, le fils d’Anchise sent redoubler ses amersdéplaisirs, et de longs sanglots s’échappent de son cœurdéchiré. Il se retrouve lui-même, luttant au fort de la mêléecontrelesplusvaillantsdesGrecs:prèsdeluilesphalangesdel’Orient,etlenoirMemnonsoussabrillantearmure.Àcôté,lesfières Amazones agitent le croissant de leurs pavois d’airain :

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l’audacieuse Penthésilée les guide : paréed’une écharped’or,et leseindécouvert,elleaffronte,mâlehéroïne, lesplusépaisbataillons ;etplusd’unguerrier fameuxpâlitauxcoupsd’unefemme.Pendant que cesmerveilles captivent le généreux chef des

Troyens;pendantqu’Énéelescontempleenextase,etnepeutendétachersesavidesregards ; la reinedeCarthage, labelleDidons’avançaitversletemple,entouréedupompeuxcortègedelajeunessetyrienne.Telleauxbordsdel’Eurotas,ousurleshauteurs du Cynthe, Diane préside à ses danses solennelles.Rassemblé sur ses pas, le chœur nombreux des Oréades segroupe autour de la Déesse : elle marche ; un carquois d’orrésonne sur ses épaules, et dans son port majestueux ellesurpasse de la tête les immortelles qui l’environnent. Latonesourit à tant de charmes, et son cœur maternel palpite d’undouxorgueil.TellesemontraitDidon:telle,unissantlanoblesseet la grâce, elle fendait les flots d’un peuple respectueux,animaitlestravaux,etpressaitl’édificedesagrandeurfuture.Bientôt elle touche le seuil du sanctuaire. Là sousundôme

spacieux, escortée de ses gardes, et montée sur un trôneéclatantdesplendeur,elles’assiedaumilieudutemple.Tandisqu’elle proclame ses arrêts, et dicte des lois à l’État ; qu’elledistribue les différents travaux au gré de sa justice, ou lespartageaugrédu sort ; tout-à-coup le héros, aumilieud’unefoule immense, voit arriver Anthée, Sergeste, et l’intrépideCloanthe,etlafleurdesTroyens,quenaguèrelesnoirsaquilonsavaient égarés sur leseauxet jetés loinde lui surdesplagesinconnues. Frappés d’étonnement, Énée demeure immobile,Achaterespireàpeine:etlajoieetlacraintelesagitenttour-à-tour.Ilsbrûlentdecourir,d’embrasserlesamisqueleciel leurrenvoie :maisunesecrète inquiétude lestroubleet lesarrête.Lefilsd’Anchisedissimule,et,toujoursinvisiblesouslanuequil’entoure, veut apprendre, avant de la rompre, quel accueilattendsesguerriers,quel rivagea reçu leur flotte,quelespoirenfin lesamène.Envoyésdesnefséchappéesaunaufrage, ilsvenaientimplorerlerespectqu’ondoitaumalheur;etleurscrissuppliantsassiégeaientlesportesdutemple.

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Admis au pied du trône, Didon permet à leur douleur d’ydéposer sa plainte. Alors, d’un ton noble et modeste, Ilionéeparleencestermes:«Reineauguste!ôvousquelesdieuxontchoisiepourfonderunnouvelempire,etsoumettreaufreindesloisdesnationssuperbes!d’infortunésTroyensembrassentvosgenoux : jouetsdesvents, rebutsdes flots, c’estàvousqu’ilsont recours. Ah ! sauvez nos vaisseaux que menacent lesflammes;épargnezunpeuplepieux,etjetezsurnosdisgrâcesunœilcompatissant!Nousa-t-onvus, le ferenmain,ravagerles champs de l’Afrique, ou regagner les mers, chargés d’uninfâmebutin?Non;cesfureursnesontpointdansnotreâme,et tant d’audace convient mal à des vaincus. Il est un lieu,connudesGrecs sous le nomd’Hespérie ; terre antique, terreféconde en valeureux soldats, en riches moissons : jadisoccupée par les enfants d’Œnotrus, on l’appelle Italie depuisqu’Italus y régna. C’est là que tendait notre course ; quandsoudain,levésurlesondes,l’orageuxOrionnouspoussecontredes bancs perfides, nous livre aux autans déchaînés, auxvagues mugissantes, et nous disperse à travers le gouffreécumant, parmi des rocs inaccessibles. À peine un faiblenombre a pu toucher vos bords. Mais quels hommes leshabitent?quellecontréesauvageautorisedepareillesmœurs?Onnousdisputel’asiledurivage;leglaivenousrepousse,etlaterre nous refuse un abri. Cruels ! si vous bravez les loishumaines et les armes des mortels, redoutez au moins lesdieux,lesdieuxquisaventpunirlecrimeetvengerl’innocence.Surnousrégnaitunprincefameuxparsavertu,legrandÉnée,qui n’eutpoint d’égal en sagesse, envaillance, enexploits. Siles destins veillent sur lui ; s’il respire encore l’air que nousrespirons ; s’il ne dort point du sommeil de lamort ; plus desoinspournous,plusd’alarmes:etvous,Reine,enprévenantsesvœuxparvosbienfaits,necraignezpointunrepentir.Ilnousresteencore,auxplainesdeSicile,etdesvillesetdesarmées:le beau sang de Dardanus y revit avec gloire sur le trôned’Aceste.Qu’ilnoussoitpermisderecueillirsousvosauspicesles débris de nos vaisseaux, de réparer dans vos forêts lesoutragesdelatempête,d’ypréparerdenouveauxmâtsetdes

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ramesnouvelles;alors,sil’Ausonienenousestpointfermée,sinos compagnons d’armes, si le héros qui nous guidait, sontrendusànotreamour,nousvogueronsavec joievers ladouceAusonie,versl’heureuxLatium.Maiss’iln’estplusdesalut;silesmersdeLibye,ôgénéreuxpèredesTroyens,ontengloutitesjours ; si l’espérance d’Iule est éteinte avec toi ; que nouspuissionsdumoinsrevoirlesrivessicaniennes,etcesdemeuresfraternelles, d’où les vents ennemis nous ont jetés sur vosécueils, et cet empire d’Aceste, dernier refuge de nosmalheurs!»Ainsi parlait Ilionée ; les Troyens, charmés de l’entendre,

applaudissaientàsondiscoursparunmurmureflatteur.Didon,lesyeuxbaissés,répondenpeudemots:« Rassurez-vous, enfants de Troie, bannissez d’importuns

soucis : la rigueur des circonstances, et la nouveauté demonrègne,mefontuneloisévèredecetappareilmenaçant;etmaprudencebordeauloindesoldatsmesfrontièressansdéfense.Quineconnaît lesangd’Énée?quineconnaîtPergame,etsapuissance,etsescombats,et l’immenseincendiequ’allumasaquerelle ? Tyr n’est point assez barbare pour ignorer tant dehautsfaits,et lesoleiln’attellepointsoncharsi loindestoursd’Agénor. Soit que vos destins vous appellent vers la grandeHespérieetleschampsdeSaturne;soitquevouscherchiezuneretraitedans lescampagnesd’Éryxet lesdomainesd’Aceste ;comptez sur mon secours, mes trésors vous sont ouverts.Aimez-vous mieux vous fixer avec moi dans mes naissantsétats ? les murs que j’ai bâtis seront désormais les vôtres :confiezvosnefsàcesrives:TroyensetPhéniciensserontégauxàmesyeux.Etplûtaucielquevotreroi,qu’Énée,conduitparles mêmes vents, eût touché ces bords avec vous ! Mais defidèles émissaires vont, parmes ordres, interroger la côte : jeveux qu’on fouille jusqu’aux bornes de l’Afrique ; et s’il erreégaré dans quelques forêts sauvages, dans quelques citéslointaines,espérezbientôtsonretour.»À ces paroles consolantes, déjà le bouillant Achate, déjà le

sageÉnée,brûlaientd’écarter lenuage.Achateenfin rompt lesilence:«FilsdeVénus,balancez-vousencore?Vouslevoyez,

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plusdepérils;lesortvousrendetvotreflotteetvosguerriers.Leseulquimanqueànosvœux,nous l’avonsvunous-mêmess’abîmeraumilieudesflots.Ainsilecielaccomplitleprésagedevotremère.»Ilachevaitàpeine,quandsoudainlanuequi lescache s’entrouvre, et s’évapore dans les airs diaphanes. Énéeparaîtalors,etl’éclatdesestraitseffacel’éclatdujour:àsonair,àsonport,on l’eûtprispourundieu.Vénuselle-mêmeseplut à l’embellir ; Vénus, d’un souffledivin, donneà ses longscheveuxunegrâcenouvelle,faitbrillersursonteintlesrosesdelajeunesse,etmêleuncharmeineffableaufeudesesregards.Telle unemain savanteprêteunnouveau lustre à l’ivoire ; telrayonnel’argent,oulemarbredeParos,incrustéd’unorpur.Ainsilehérosseprésenteàlareine,etsonaspectinattendu

ravittoutunpeupleenextase.«Levoicidevantvous,celuiquevouscherchez,dit-il ;ceTroyenmalheureux,cetÉnée,dont lesortvoustouche,lesdieuxl’ontarrachéauxsyrtesdelaLibye.Ôvous,seulesensibleauxaffreuxreversd’Ilion!c’estdoncpeude nous accueillir, nous déplorables restes de la fureur desGrecs, nous sur qui la terre et lesmers ont épuisé tous leursfléaux ; nous délaissés de la nature entière ! vous daignezencorenousoffrirunepatriedansvos remparts,unasiledansvotre cour ! Ah ! pourrons-nous jamais, généreuse Didon,reconnaître tant de bonté ? non ; vos soins prévenants ontsurpassé nos espérances ; et tout ce qui survit de Troie dansl’immenseuniversnesauraitpayervosbienfaits.Maissilecielhonorel’équité,silebonheursuitlavertu,puisselafaveurdesdieux, puisse le témoignage d’un cœur pur, être la dignerécompensed’unsinoble intérêt !Quels siècles fortunésvousont vue naître ? quels parents illustres vous donnèrent le jourpourl’ornementdumonde?Tantquelesfleuvescourrontversl’Océan, tant que les heures promèneront les ombres aupenchant des montagnes, tant que le feu des astress’alimenteradanslescieux;oui,toujoursvotreaugusteimageseraprésenteàmamémoire;etquelsquesoientleslieuxoùledestin m’appelle, j’y publierai sans cesse la gloire de votrenom. » Il dit ; et s’avançant d’un air affable, il présente unemain au sage Ilionée, offre l’autre à Séreste, puis embrasse

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tour-à-tour et le brave Gyas et le vaillant Cloanthe, et leursfidèlescompagnons.Étonnéedetantdegrandeur,ettouchéedetantd’infortune,

Didongardaitunlongsilence.Maisélevantenfinlavoix:«Quelsort contraire, ô fils d’une déesse, vous précipite à travers depareilsorages?Quellepuissanceennemieseplaîtàvousjetersurdesplagesbarbares?VousêtesdonccetillustreÉnée,quelabelleVénusmitaujourprèsdesondesduSimoïs,quandellereçut dans ses bras le magnanime Anchise ! Jadis, je m’ensouviens, Teucer, chassé de Salamine, et cherchant denouveauxétats,vintsolliciteràSidonlesecoursdemonpère:alorsvainqueurdel’opulenteChypre,Bélusyportaitlaterreur,et lasoumettaitàsesarmes.Dèscetemps jeconnusdéjà lesdésastresd’Ilion,jeconnusvosexploitsetleschefsdelaGrèce.Bienqu’ennemideTroie,Teucerexaltaitlui-mêmelavaleurdesTroyens, et se disait issu de vos antiques monarques. Venezdonc,ôguerriers;nosdemeuresvousattendent.Commevousj’ai longtemps subi les rigueurs de la fortune ; et c’est aprèsmilletraversesqu’ellemefixeenfinsurcesbords.Venez;mesmalheursm’ontapprisàsecourirlesmalheureux.«Àcesmots,elle conduit Énée dans son palais ; et l’encens fume par sesordres dans les temples des dieux. Elle parle ; et les Troyensrestéssurlesnaviresontreçuvingttaureauxchoisis,centporcsauxlargesflancshérissésdesoies,centagneauxgraset leursbêlantesmères:Bacchusyjointsaliqueur,douxcharmedenoschagrins. En même temps l’intérieur du palais voit déployer,pourl’embellir,toutleluxedesrois;etl’appareildesfestinssedisposesousdeslambrismagnifiques.Partoutdefastueuxtapisétalent et leur pourpre superbe et leur travail inimitable.L’argent resplenditde toutesparts sur les tablespompeuses ;de toutesparts y reluit unor pur, où l’art industrieuxagravél’éclatante histoire des aïeux de Didon : chaîne immensed’évènements célèbres, dont le premier anneau se rattache àl’antiqueberceaudeSidon.MaisÉnéebrûlederevoirunfilscheràsonamour.Ilcharge

Achatedevoler à la flotte, d’apprendreau jeuneAscagne cesheureuses nouvelles, de l’amener lui-même : Ascagne est

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l’unique espoir du plus tendre des pères. Énée recommandeencore qu’on choisisse pour Didon les trésors échappés auxruinesdeTroie:unmanteaudedrapd’orquel’aiguilleabrodé,un voile où serpente en bordure une acanthe à feuilles d’or ;somptueuxornementsd’Hélène,donsprécieuxqu’ellereçutdeLéda, sa mère, et qu’elle emporta de Mycènes, lorsque,entraînée par une folle ardeur, elle vint former à Pergame lesnœudsd’uncoupablehyménée. Ildemandesurtout lesceptre,qui brillait autrefois dans lamain d’Ilione, l’aînée des filles dePriam, et le collier de perles qui parait son sein, et la richecouronneoùl’orsemêlaitsursonfrontàl’éclatdespierreries.Achate,empresséd’obéir,adéjàtouchélesvaisseaux.CependantVénusrouleensapenséedenouveauxprojets,et

méditedenouvellesruses.Elleveutque,changeantdeforme,CupidonparaisseàCarthagesous les traitsde l’aimable Iule ;qu’enoffrantlesdonsduhéros,ilembraselareined’uneardeurimprévue,etlapénètretouteentièredesfeuxdel’amour.Vénuscraintunecoursuspecte,unpeupleombrageuxetsansfoi;elletremble,ensongeantauxcomplotsdeJunon;etdenoirssoucislatourmententjusquedansl’ombredelanuit.S’adressantdoncàsonfils,elleluitientcelangage:«Monfils,ôtoiquifaismaforceettoutemapuissance!moncherfils,toiquiseulrisdesfoudresdont lemaîtredumondepulvérisaTyphée!c’estàtoique j’ai recours ; unemère suppliante implore ton pouvoir. TusaisavecquellefureuruneDéesseimplacablepoursuitdemersenmersetderivageenrivagetondéplorablefrère;tulesais!etplusd’unefoistumêlastespleursàmeslarmes.Maintenant.Didonlecaresse,etl’attraitd’undouxaccueilleretientauprèsd’elle : mais je redoute un asile ouvert par Junon ; sa haine,quand tout la sert, ne restera point oisive. Prévenons destrames funestes : qu’enlacée dans tes nœuds, investie de tesflammes,lareinenepuissem’échapper;qu’endépitdesdieuxcontraires, elle brûle sans remède ; et qu’un invincible amourl’enchaîneavecnousauxintérêtsd’Énée.Lesuccèsestfacile;voici le piège où tu peux la surprendre. Ascagne, ce jeuneenfant des rois, ce cher objet de tous mes soins, Ascagneattenduparunpèreadoré, sedisposeàvisiter lesmursde la

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nouvelleSidon:ildoityporterlesprésentssauvésdesmersencourroux,etd’Ilionencendres.Jevaisl’endormird’unmagiquesommeil ;et ledéposantà l’écartsur leshauteursdeCythèreoudanslesbosquetsd’Idalie,jelecacheraimoi-mêmeaufondde mes riants berceaux, pour qu’il ignore notre heureuseimposture,etn’enpuissetroublerlemystère.Toi,pourunenuitseulement,empruntesa figure :enfantcomme lui,prendssestraits enfantins. Et quand l’aimable Didon te recevra sur sesgenoux, au milieu des banquets splendides et des doucesfuméesdeBacchus;quandtulaverrasteprodiguerdetendresembrassements,ettecouvrirdebaisers;souffleunfeusecretdanssoncœur,etglissedanssesveinesunpoisonsubtil.»L’Amourobéitàlavoixd’unemèrechérie;ildéposeenriant

ses ailes ; il marche ; c’est Iule, et l’Amour s’applaudit. AlorsVénusfaitcoulerdanslessensd’Ascagneunpaisiblerepos;etpenché sur son sein, laDéesse l’emportedans lesbois sacrésd’Idalie, où la suave marjolaine lui prodigue ses parfums, etl’environned’unagréableombrage.Cependant, fier de son message, Cupidon poursuivait sa

route,etconduitparAchate,portaitentriompheàCarthagelesprésentsd’lIion. Ilarrive :déjà la reine,assiseaumilieudesacoursousundaismagnifique,foulaituncarreaubrillantd’or,etprésidaitauxhonneursdufestin:déjàlefilsd’Anchise,déjàsesguerriers magnanimes, sont placés autour d’elle, et reposentcouchés sur la pourpre. Des esclaves attentifs épanchent uneeaulimpidesurlesmainsdesconvives,offrentpourlessécherdefinstissusdelaine,etprésententlesdonsdeCérèsdansderichescorbeilles.Cinquantefemmesveillentdansl’intérieurauxapprêts du service, en dressent avec art la pompeuseordonnance, et entretiennent les flammes dans les foyersardents.Centautres,etunnombreégaldeserviteurschoisis,etdanslafleurdel’âge,chargentlatabledemetsdélicieux,etlacouronnedecoupesécumantes. Invitéeaubanquet, l’élitedesTyrien ajoute par sa présence à l’éclat de cette fête, et s’ypresserangéesurdestapiséblouissants.Onadmirelesprésentsd’Énée;onadmirelescharmesd’Iule,

et sa feinte innocence, et ses traits où rayonne un dieu ; on

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admireetlemanteausuperbe,etlevoileembellid’uneacantheà feuilles d’or. Didon surtout, l’infortunée Didon, dévouée auxhorreurs du sort qui l’attend, ne peut rassasier sa vue de cesimages trop flatteuses. Plus son œil les contemple, plus soncœurs’enflamme.Etlesgrâcesdel’aimableenfant,etsesdonsséducteurs, la remplissent d’une égale ivresse. D’abordl’artificieuxAmour,suspenduaucouduhéros,sembles’oublierdanssesbras,etrendcaressepourcaresseàl’erreurd’unpèreabusé : ensuite il vole vers la reine. Les regards fixés sur luiseul,l’âmeoccupéetouteentièredesesperfidesattraits,Didonl’approche de son sein, Didon l’y presse avec ardeur.Malheureuse ! elle ignore quel dieu redoutable folâtre sur sesgenoux!Luicependant,fidèleauxleçonsdesamère,ileffacepeu-à-peu Sichée du souvenir d’une épouse, et par degrésouvreauxfeuxdudésiruncœurdepuis longtempspaisible,etdéjàtièdeaudouxplaisird’aimer.Mais le banquet touche à son terme, et les mets sont

desservis. Enfin paraissent les larges coupes des libations, etl’écume pétillante en couronne les bords. Des cris de joies’élèvent, et les voix confondues roulent en bruyants éclatssous les vastes lambris. Suspendus à l’or des plafonds, centlustresétincellentdefeuxdontlaclartétriomphedel’obscuritédelanuit.Lareinealorsdemandecerichecratère,magnifiqueassemblagedediamantsetd’or,noblehéritagedeBélusetdesroisdesarace.Didonleremplitd’unvinpur,etsoudainrègneun religieux silence. « Ô Jupiter, dit-elle, dieu protecteur del’hospitalité, fais que ce jour soit heureux pour les enfants deTyr,pourlesenfantsdeTroie!faisquelamémoireensoitchèreànosderniersneveux!Viensparminous,divinBacchus,pèreaimable de la gaieté ! Bienfaisante Junon, sois propice à nosvœux!Etvoustous,ôfilsd’Agénor,célébrezavecmoi lafêtequinousrassemble!»Àcesmots,elleépandsurlatablelesprémicesdeladouce

liqueur. La première, après cette offrande, elle effleure deslèvres la coupe écumante, la donne ensuite à Bitias, et leprovoqueensouriantauxexploitsdesbuveurs : il laprend, lavided’untrait,ets’inondeàlongsflotsdunectarvermeil.Puis

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denouveau rempli, levased’or circuleparmi les convives.Enmême temps Iopas, à la belle chevelure, fait résonner sur salyre d’or les airs sublimes du grand Atlas. Il chante le coursinconstant de la Lune, et la route enflammée que décrit leSoleil ; quel pouvoir a formé l’homme et tout ce qui respire ;quelle cause allume sur nos têtes la foudre et les orages. Ilchante l’humide Arcture, et les Hyades pluvieuses, et le charglacédesdeuxOurses;pourquoilejour,durantl’hiver,courtseplongersitôtdansl’Océan;pourquoilanuit,durantl’été,nousrend si tard ses ombres paresseuses. Il chante ; les Tyrienéclatent en applaudissements redoublés, et les Troyens yrépondent.Cependantl’infortunéeDidonprolongeaitsansfindanslanuit

desentretienstropchers,ets’enivrait lentementdupoisondel’amour. Sans cesse elle s’épuise en questions sur Priam, enquestionssurHector:sanscesseilfautluipeindreoul’armuredufilsdel’Aurore,oulescoursiersdeDiomède,oulesexploitsd’Achille. Mais plutôt, dit-elle, apprenez-nous, généreuxétranger, l’histoire de vos malheurs depuis leur origine :racontez-nouset lespiègesdesGrecs,et l’heure fataled’Ilion,et vos longues aventures ; car déjà le septième été vous voiterrantsurdesplageslointainesetdesmersinconnues.

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Livresecond

À CES mots, le silence règne de toutes parts ; les regardsattentifss’attachentsurlefilsd’Anchise;etdesonlitélevé,lehéroscommenceencestermes:«Reine,vousm’ordonnezderouvrirlasourceamèredemes

larmes;vousvoulezquejeretracelapuissancedeTroieetsondéplorable empire, s’écroulant sous les coups des Grecs :épouvantable catastrophe, dont j’ai été le témoin, dont je fuspresquelavictime.Àcerécitdouloureux,quelfarouchePolope,quelsoldatdePyrrhusoudubarbareUlysse,pourraitretenirsespleurs?Déjàlanuitabandonnelescieux,etledéclindesastresinvite au doux repos. Mais si vous trouvez quelques charmesaux peintures de nos revers, si votre pitié s’intéresse auxdernierseffortsd’Ilion;quoiquemoncœurfrémisseausouvenirdetantdemaux,etrepousseuneaffreuseimage,j’obéirai.Épuisés par cent combats, et repoussés par les destins, les

chefs de la Grèce comptaient au pied de nos remparts dixannéesd’assautsinutiles.Tout-à-coup(…)Pallaslesinspire;etsous leursmains s’élève, telqu’unmontgigantesque, l’édificed’uncheval énorme : lesaisdupinantiqueenont façonné lastructure.C’est,disent-ils,unvœupourleurretour:lebruits’enrépand jusqu’à nous. Cependant l’élite de leurs guerriers,désignéspar le sort, remplitensecret les flancs ténébreuxducolosse ; et dans ses cavités immenses, dans ses profondsrecoins,s’entasseunephalangearmée.Non loin de ces parages est Ténédos, île fameuse, île

opulente, alors que florissait l’empire de Priam ; aujourd’huisimple rade, abri peu sûr pour les vaisseaux. C’est là que lesGrecs se retirent, là qu’ils se cachent, le long des côtesinhabitées. Crédules, nous chantons leur départ, nous saluonsles vents qui les remportent vers Mycènes. Enfin Pergamerespire, affranchie d’un long deuil ; les portes s’ouvrent, ons’élance;onseplaîtàparcouriretlecampdesDoriens,etles

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plaines désertes, et le rivage abandonné. Ici veillaient lesDolopes;làflottaientlespavillonsdel’implacableAchille;voicilaplagequebordaientlesnavires;c’estdansceschampsqueseheurtaientlesbataillonsrivaux.Toutunpeupleenextasesepresseautourdudonfatal,promisàlachasteDéesse;tousenadmirent l’imposant aspect. Thymète le premier, soit trahison,soit que déjà le sort de Troie fût ainsi résolu, Thymète nousinviteà l’introduiredansnosmurs,à l’installerenpompedanslacitadelle.MaisCapys,maistousceuxdontlaprudencedirigeles conseils, veulent qu’à l’instantmême on précipite au fonddes mers cette insidieuse offrande, ce présent suspect de laGrèce;ilsveulentquelaflammeleréduiseencendre,ouqueleferensondelesprofondeurs,eninterrogelesmystères.Pendant que la multitude incertaine se partage en avis

contraires, Laocoon paraît : suivi d’un nombreux cortège, ilaccourt,l’œilenfeu,deshauteursdelacitadelle;etd’untertrevoisin:«Malheureux!s’écrie-t-il,quelledémencevouségare?Les croyez-vous loin de ces bords, vos cruels ennemis ? CespieuxtributsdelaGrèce,lescroyez-vousexemptsdeperfidie?Est-celàconnaîtreUlysse?Oucescloisonstrompeusesrecèlentlesenfantsd’Argos;ou l’astucefabriquacettemachine impie,pourdominernostours,etvomirlamortsurnostêtes.Oui,cevœucacheunpiège.Troyens!méfiez-vous,quelqu’ilsoit,decechevalfuneste!jecrainslesGrecs,jusquedansleursprésents.«Ildit,etd’unbrasnerveuxpousseunelonguejavelinecontrelevasteseindumonstre.Letraits’yfixeettremble;lamasseébranlée mugit, et ses sombres cavernes résonnent d’unlugubre murmure. Ah ! sans le courroux des dieux, sans levertige de nos pensées, nous suivions cet exemple, nousbrisionssouslahachecesrepairesennemis;ettoi,Pergame,turégnerais encore ! palais superbe de Priam, tu serais encoredebout!Aumêmeinstants’avançait, lesmainschargéesdechaînes,

unjeunehommequedesbergersPhrygienstraînaientàgrandscrisversleroi.Inconnu,prisonniervolontaire,ils’étaitlivrélui-mêmepourmieuxservirsescomplices,etleurouvrirlesportesd’Ilion : fourbe armé d’audace, également prêt, soit à forger

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d’odieux complots, soit à périr dans les tortures. Bientôt lafoule, accourue pour le voir, l’environne de toutes parts : unejoie tumultueuse insulte aux fers du captif. Mais écoutez, ôReine,quellesembûchesnousdressaitlalâchetédesGrecs;etparl’infamied’unseul,apprenezàlesconnaîtretous.Dèsqu’ils’est arrêté, seul et sans armes, au milieu de ce cercleimmense, il se trouble, il soupire ; et promenant des regardsinquiets sur les phalanges Troyennes rangées autour de lui,«Ciel!dit-il,quelcoindumonde,quellerivehospitalière,peutmaintenantm’offrirunrefuge?Malheureux!àquirecourirdansmadétresse?C’estdoncpeuqueMycènesmerefuseunasile!Pergamejustementirritéedemandemonsupplice.»Àcettevoixgémissante,lafouguedesespritss’apaise,etle

calme succède aux premiers transports. On l’exhorte à parler.Quel sang lui donna le jour ? que peut-il nous apprendre ?Maîtresdesadestinée,pouvons-nouscomptersursafoi?Tellesétaient nos questions ; déposant enfin la crainte, il répond encestermes:« Monarque généreux, oui, quelque sort qui m’attende, je

publierai devant vous la vérité toute entière. Argos est mapatrie, je vousdois cepremier aveu ; et si la fortunea renduSinon misérable, du moins son injustice n’en fera point unimposteur,untraître.Peut-êtreunrécitfidèlea-t-ilportéjusqu’àvouslenomdePalamède,deceprince,nobleracedeBélus,etdont la renommée se plaît à célébrer la gloire. Accusé d’unetrameimaginaire,savertusuccombasousunjugementinique.Parce qu’il s’opposait à la guerre, les Grecs l’envoyèrent à lamort : à présent qu’il n’est plus, ils versent des pleurs sur sacendre. Associé par un père indigent au sort de ce grandhomme,etnédusangdontilsortait lui-même,jevinssoussaconduite, aupremier signaldes combats, faireences champsl’essai de mon courage. Tant que l’envie n’osa l’atteindre aufaîte des honneurs, tant que sa haute sagesse régna dans leconseil de nos rois, je pus me vanter moi-même d’un peud’éclat et de quelque puissance. Mais depuis que la haine dufallacieuxUlysse(lemonde,hélas !estpleindecettehistoire)eut précipité le héros dans la tombe ; navré de douleur, je

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traînaismaviedanslasolitudeetleslarmes,jedétestaisdansmoncœurlafintragiqued’unamisansreproches.Insensé!jenesuspasmetaire;jejurai,siledestinmeservaitunjour,sijamaisjerentraisvainqueurdanslesmurspaternels,jejuraidevenger ses mânes ; et mes invectives allumèrent contre moid’implacables ressentiments.Voilà l’originedemesmalheurs ;dès lorsUlysse, tourmentépar laconsciencedesoncrime,necessa de m’épouvanter par d’atroces calomnies ; dès lors ilaffectadesemerparmilepeupledesbruitsprécurseursdemaperte,etd’aiguiser lepoignarddont ilbrûlaitdemepercer.Safureurn’eutpointderepos,quepar leministèredeCalchas….Maispourquoivousfatiguerd’uneplainteimportune?pourquoiretardermestourments?SitouslesGrecsméritentégalementvotrecolère, jesuisGrec, ilsuffit ; frappez :UlysseremercieraPriam,etlesAtridespaierontchermonderniersoupir.Plusviveàcesmots,notrecuriositélepressedepoursuivre,

lui demandedenouveauxdétails.Nous ignorions,hélas ! toutcequ’unenationperversepouvaitmachinerdenoirceurs.D’unevoixaltéréeparlacrainte,ilcontinue,encesmots,sonperfiderécit.«SouventlesGrecs,songeantàfuir,tentèrentd’abandonner

lescampagnesdeTroie,etdemettreuntermeauxennuisd’unsiègeéternel.Plûtaucielqu’ils l’eussentfait!Maistoujours latourmente leur ferma le chemin des mers, toujours l’Austereffrayaleursvoilesdéployées;surtoutdepuislejouroùs’élevadans nos camps ce colosse aux flancs d’érable, cent fois lesnuesretentirentdeséclatsdutonnerre.Étonnésdeceprodige,nousenvoyonsEurypyleconsulterl’oracled’Apollon;etvoicilatriste réponse que le sanctuaire nous renvoie : Le sang d’unevierge immolée vous rendit les vents propices, quand vouscherchiez, ô Grecs, les rivages d’Ilion. Il faut encore du sangpour acheter votre retour : immolez un enfant d’Argos. À lapremièrenouvelledecefatalarrêt,touslesfrontsontpâli,tousles cœurs sont glacés d’effroi. Pour qui s’apprête le glaive dudestin?quellevictimedoitsatisfaireauxdieux?Maissoudainle tyrand’Ithaqueentraîneàgrands crisCalchasaumilieudenosrangs,etlesommed’expliquerlavolontéduciel.Hélas!les

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moins pénétrants m’annonçaient d’avance le barbaredénouement de cette coupable intrigue, et prévoyaient ensilence ma perte prochaine. Dix jours entiers, Calchas Déjàparaitlejourfuneste;déjàsedisposel’appareildusacrifice,etles gâteaux sacrés, et les bandeaux qui devaient ceindre matête.Jel’avoue,jem’arrachaiautrépas,jebrisaimesliens;etcaché, durant la nuit obscure, parmi les joncs d’un maraisfangeux,j’attendisquelescruelss’aventurassentsurlesflots,siquelqueheureuxhasard leuren inspirait lapensée.Ainsidoncplus d’espérance de vous revoir, champs qu’habitaient mesaïeux, de vous embrasser encore, enfants chéris, père adoré,vous que mes ennemis peut-être puniront de ma faute, vousdontlesupplice,hélas!vasansdouteexpiermoncrime!Ah!dumoins,aunomdesdieuximmortels,decesdieuxqui lisentdanslecœurdeshumains;aunomdelabonne-foi,trésordesâmespures,s’ilenestencoresurlaterre;jevousenconjure,Princemagnanime,ayezpitiédesmauxquim’accablent;ayezpitiéd’uninfortuné,digned’unmeilleursort.»Ilpleurait;nousluilaissonslavie,etnoslarmessemêlentà

ses larmes. Priam lui-même fait tomber ses fers, et le rassureparcesparolesconsolantes:«Quiquetusois,oublielaGrècequi t’oublie ; et, Troyen dès cemomentmême, réponds avecfranchise aux questions des Troyens. Pourquoi cette immenseeffigie, dressée devant nos remparts ? quel conseil en donnal’idée?quelespoirs’yrattache?Est-ceunhommagereligieux?est-ce une machine de guerre ? » Ainsi parlait le vieuxmonarque.Sinon,instruitchezlesGrecsàl’artdefeindre,lèveaucielsesmainslibresd’entraves:«Feuxéternels,.inviolablesdivinités, dit-il ; et vous sinistres autels, couteaux sanglantsdont j’évitai l’atteinte, lugubres atours des victimes, qui déjàceigniezmonfront,jevousatteste.Oui!jepeuxsansremordsabjurer des lois que Mycènes abjura la première ; je peuxabhorrermesbourreaux,etdévoilerà laclartéduciel toutcequ’ilscachentdanslesténèbres.Maistoi,Pergame,restefidèleà tes promesses ; et si je te fais d’importants aveux, si je tesauved’ungranddésastre,conservéeparSinon,quesonsalutsoitleprixdutien.

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Toute laconfiancedesGrecs, toute la forcede leursarmes,étaient fondées sur la protection de Pallas. Mais du jour quel’impie Diomède, qu’Ulysse, l’âme de tous les forfaits,entreprirent d’enlever jusqu’en son temple saint le fatalPalladium ; qu’à travers la garde égorgée, ils osèrent saisirl’auguste emblème de la Déesse, et souiller de leurs mainssanglantes ses bandelettes virginales : de ce jour, les Grecsvirent s’éloigner l’espérance avec la victoire ; leur courages’abattit;Pallasrepoussaleurencens.Cefutpardessignesnondouteux, que l’Immortelle manifesta sa colère. À peine futassise en nos camps sa divine statue, des traits de flammejaillirentdesesyeuxirrités,unesueurbrûlantecourutpartoutsoncorps;ettroisfois,ôsurprise!troisfoissedressanttout-à-coup, elle agita son égide et sa lance frémissante. AussitôtCalchasannoncequ’ilfautrepasserlesmers;queTroienepeuttomber sous le fer desArgiens, s’ils ne retournentdansArgosprendredenouveauxauspices,etn’enramènentdesdieuxplusfavorables, guidant comme autrefois sur l’onde nos poupestriomphantes. Maintenant donc que les perfides, poussés pardes vents amis, vont revoir leur Mycènes ; c’est pour vouspréparer de plus rudes attaques, se concilier le ciel, et,mesurant une seconde fois les eaux, reparaître à l’improvistesurvosbordsépouvantés.C’estainsiqueCalchasinterprèteceprodige.Afind’apaiserMinerve,etderemplacerson image, ilsont, sur la foi du prophète, bâti ce pieux monument, dont lavertu doit effacer leur attentat. Calchas a voulu que l’art enexhaussâtl’industrieusecharpente,etlaportâtjusqu’auxcieux,pourqu’ilnepûtfranchirvosportes,pénétrerdansvosmurs,etdevenir lenouveaugagede leuréternelledurée.Carsi jamaisvotre audace violait l’offrande consacrée à Minerve ; alors,(puissentlesdieuxdétournersurCalchassonfunesteprésage!)alorsmalheuràl’empiredePriam!malheuràlaPhrygie!Maissi vos mains respectueuses l’introduisent au sein de vosremparts,àsontour l’Asieconjuréeportera ladésolationdansl’héritagedePélops:tristedestinée,quimenacenosneveux.»Tantd’artifices,tantdeparjures,endormentladéfiance;etla

maliced’un fourbe, et ses larmes feintes, triomphent enfinde

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guerriers que n’avaient pu soumettre ni le fils de Tydée, nil’impétueux Achille, ni deux lustres de guerres, ni millevaisseauxarmés.Bientôtunspectacleplusfrappant,plusterrible,s’offreànos

regards interdits,et jettedansnosâmesun trouble inattendu.NomméparlesortpontifedeNeptune,Laocoon,prèsdesautelsornésdeguirlandes,immolaituntaureausuperbeausouveraindesmers. Tout-à-coup (j’en frémis encore), vomis de Ténédosparuncalmetrompeur,deuxserpentss’allongentsurlaplaineliquide,et,roulantleursorbesimmenses,glissentdefrontverslerivage.Leurluisantepoitrinesedresseaumilieudesflots,etdeleurcrêtesanglanteilsdominentlesondes; leursflancssetraînenteneffleurantl’abîme,etleurqueueserecourbeauloinen replis sinueux. Soudain la vague écume et gronde : lesmonstres ont touché l’arène ; et l’œil rouge de sang, lesprunelles enflammées, ils font siffler leurs triples dards dansleurs gueules béantes. Tout fuit épouvanté : mais plus rapideque l’éclair, le couple affreux vole aux autels. Là, saisissantd’abord lesdeuxjeunesfilsdugrand-prêtre, ilembrassed’unehorribleétreinteleursmembresdélicats,etdéchiredemorsuresleurschairspalpitantes.Envainleurpèreaccourt,etbalanceuntrait menaçant : déjà les reptiles l’ont enlacé lui-même ; lui-mêmeilsl’enchaînent,ilsleserrentdeleursvastesanneaux;etrepliés deux fois autour de ses flancs robustes, deux foisenvironnant son cou nerveux de leurs cercles d’écailles, ilsdépassent fièrement sa tête de leurs têtes altières. Lui,roidissantsesdeuxbrascontrecesnœudsépouvantables,toutcouvert d’un sang livide, et dégouttant des noirs venins quisouillentsonbandeausacré, ilpousseverslecield’effroyablesclameurs. Tel mugit un taureau blessé, lorsque, échappé desautels, il a dérobé son front à la hache incertaine. Enfin lesdragonsvainqueursgagnent,enrasantlaterre,leshauteursdutemple,etréfugiésdanslesanctuairedel’inflexiblePassas,s’ycachentauxpiedsdeladéesse,sousl’abridesonbouclier.Àceprodige,l’effroiredoubledanstouslescœurs.«L’impie,

s’écrie-t-on, a son juste salaire, lui dont la lance outragea cebois vénérable, lui dont le fer sacrilège en blessa les parois

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sacrées ! Conduisons dans ses demeures ce nouveauPalladium ; et fléchissons par nos vœux le courroux deMinerve !»Aussitôt s’écroulesousnoscoupsun largepandenosmurailles,etnosrempartssontouvertsàl’ennemi.Chacuns’empresse d’aplanir le passage ; les uns coulent des rouesmobiles sous lespiedsducolosse ; d’autres suspendentà sesépaules de longs cordages. La fatale machine gravit nosretranchements,enceinted’unearmée.À l’entour,nosenfantset nos vierges font retentir l’air de chants religieux, et seplaisent à toucher le câble qui la traîne. Elle entre enfin, elleentre,ets’avancemenaçanteaumilieudelaville.Ômapatrie!ôséjourdesdieux,Ilion!citécélèbrepartantd’exploits,citédeDardanus!Quatrefois,auseuilmêmedenosportes,lamasseénormes’arrêta:quatrefoissesantresretentirentducliquetisdesarmes.Cependant,ôdélire!nousenpressonslamarche;et poussés d’un aveugle transport, nous plaçons le monstresinistresousleslambrisdel’Immortelle.AlorsmêmeCassandre,élevant sa voix fatidique, nous prédit nos malheurs ; maishélas !undieunousrendaitsourdsà lavoixdeCassandre.Etnous, infortunés, nous dont luisait le jour suprême, nous enfaisons un jour de fête, nous courons parer nos temples deverdureetdefleurs!Enfin le soleil a décrit son tour ; et la nuit s’élançant des

gouffreshumides,enveloppedesoncrêpeimmenseetleciel,etla terre, et les complots des Dolopes. Les Troyens, sous leurstoits paisibles, s’abandonnent au repos : tout dort, et dansPergame règne un calme profond. Mais déjà les nefs deMycèness’avançaientdeTénédosdansleurmenaçantappareil,et voguaient à la faveur du silence et des ombres, vers unrivage,hélas!tropconnu.Unfanal,arborésurlapouperoyale,a fait briller ses feux. À l’instant Sinon, que le ciel irritéprotégeait pour notre ruine, rompt furtivement la barrière quiretenait les Grecs, et les délivre de leur sombre prison. Lerepaire s’ouvre, et les rend à la lumière. De ces voûtescaverneusesseprécipitentavecunejoiebarbareetThessandreet Sthénélus, et l’exécrable Ulysse, en glissant le long d’uncâble officieux. Après eux, s’élancent Acamas et Thoas, et

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Pyrrhus, bouillant fils-d’Achille, et Machaon, et Ménélas, et.l’inventeur du stratagème, le cruel Épéus. Les lâches fondentsurunpeupleensevelidanslesommeiletlesfuméesduvin:ilsmassacrentlesgardes,ilss’emparentdesportes,etlesouvrantdetoutespartsauxfarouchesenfantsde l’Aulide,enpoussentdansnosmurslesphalangesconjurées.C’était l’heure où Morphée secoue ses premiers pavots sur

lesmalheureuxmortels,etleurversel’oublidesmaux,cedouxoubli,présentdesdieux.Tandisquej’engoûtaislescharmes,unsongevientoffrirHectoràmavue;mais lefrontcouvertd’unvoilede tristesse,mais lesyeuxmouillésdepleurs ; telqu’unvainqueur inhumain letraîna jadisàsonchar, levisagesouilléd’une fange sanglante, les pieds livides et traversés d’uneinfâmecourroie.Dieux!sousquelstraitsjelevoyaisparaître!Qu’ilétait loinde ressembleràce terribleHector,qui revenaitchargé des dépouilles d’Achille, ou dont la main foudroyantelançait les torchesd’Ilion sur lesvaisseauxd’Argos !Sabarbeétaithideuse ;unsangnoir collait sescheveux ;et ses flancsétalaient encore ces blessures sans nombre, dont ils furentdéchiréssouslesmurspaternels.Moi-mêmealors,jecrussentircouler mes larmes ; et. mon âme abusée exhalait ainsi sadouleur :«Nobleflambeaude laPhrygie!ô leplussûrespoirdesenfantsd’Ilus!quetonretours’est faitattendre!«Quelsbords t’arrêtaient loin de nous, Hector, si longtemps désiré ?Après tantde funérailles, lorsque tantdecombatsdivers, tantd’assauts obstinés, ont lassé notre courage ; en quel état,hélas!viens-tunoussecourir!Quelindigneoutragedéshonoratonaugustevisage?Pourquoiceslargescicatrices.»Muetàcesvainsdiscours, lehérosdédaigned’y répondre :

maispoussantdufonddesoncœurunpéniblesoupir:«Fuis,ôfilsdeVénus,dérobe-toi, dit-il, aux flammesqui t’environnent.Mycènesestdansnosmurs ;Troies’écroule,ses toursaltièressontenpoudre.Nousavonsfaitassezpourlapatrie,assezpourlemonarque:silebrasd’unmortelavaitpusauverPergame,lebrasd’Hectorl’auraitsauvée.Troieconfieàtonamourlesobjetsde son culte et ses dieux tutélaires. Qu’ils deviennent lescompagnonsdetadestinée:qu’errantsavectoisurlesondes,

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ilssefixentenfinavectoidans lesmurssuperbesd’unnouvelIlion.» Ildit ;etdusanctuairedeVesta,sesmains rapportentl’imageprotectrice de laDéesse, et ses chastes atours, et lesfeuxéternelsquiluisontconsacrés.Cependantletroubleetladésolationserépandentdansnos

murs;etquoiquelademeured’Anchiseseperdeàl’écartsousl’ombraged’unboisépais,déjàlescrisplusaigusenontpercél’enceinte, et l’horreur y pénètre avec le fracas des armes.Arrachédesbrasdusommeil, jevoleau faîtede l’édifice ;et,l’oreille attentive, j’interroge les vents.Ainsi quand la flamme,poussée par l’Auster furieux, court en pétillant à travers lesguérets ; ou qu’un rapide torrent, grossi par les eaux desmontagnes, inonde les vallées, inonde les riantes moissons,trésorsdulaboureur,etrouledanssesvaguesmugissanteslesforêts déracinées : debout sur la cime d’un roc, le pasteurécouteimmobile,etcherchelacausedubruitquil’afrappé.Alorss’expliquelemystèred’unsongetropvéridique;alors

sedévoileàmesyeuxtoutelaperfidiedesGrecs.DéjàlevastepalaisdeDéiphobes’estabîmédans les flammes ;déjà le feudévoreleslongsportiquesd’Ucalégon:leslueursdel’incendieseréfléchissentauloinsurlesmersdeSigée.Detoutespartssefont entendre, et les clameurs des guerriers, et les éclats duclairon.Horsdemoi,jesaisismesarmes,sanstropsavoirquelsecours j’en puis attendre ; mais je brûle de rassembler unetroupeintrépide,etdem’enseveliravecellesouslesdébrisdela citadelle. L’ardeur de la colère précipite mon courage ; jen’aspireplusqu’àl’honneurd’unglorieuxtrépas.Maisvoilàqu’échappénonsanspeineauxtraitsdesennemis,

Panthée se présente à mes regards ; Panthée, pieux enfantd’Othrys,etprêtredutempled’Apollon.D’unemainportantsesdieux vaincus et leurs saintes reliques, traînant de l’autre sonpetit-fils, il venait éperdu se réfugier dansmon palais. « Quepeutencore lavaillance,ôPanthée?Oùporter l’effortdenoscoups!«Levieillard,àcesmots,s’écried’unevoixlamentable:« Ilestvenu ledernier jourdenotreempire, le terme fataldenos grandeurs ! Plus de Troyens, plus d’Ilion ! Notre antiquesplendeur s’est évanouie comme une ombre. L’impitoyable

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Jupiter a couronné les vœuxd’Argos ; toutplie sous lesGrecsdans Pergame embrasée. Le fatal colosse introduit dans nosmurs,ydressesatêtemenaçante,etvomitaumilieudenousdesbataillonsarmés;etSinontriomphant,Sinon, latorcheenmain, insulte à notre funeste crédulité. Ici, des milliersd’assaillants ont enfoncé les portes ; jamais l’orgueilleuseMycènes n’enfanta plus de guerriers : là, des rangs épais desoldatshérissentchaquepassaged’uneforêtdelances.Detouscôtéss’élèventdes rempartsde fer ;de touscôtés lesglaivesnus étincellent, prêts à donner la mort. À peine la gardeavancéetentehorsdesmursuncombatinégal:sescoupsmalassurésseperdentdanslesténèbres.»Exalté par ces cruelles images, et plein d’un dieu qui

m’entraînaitsansdoute, jemejetteà l’instantparmi lesdardset les flammes, partout où m’emporte une aveugle furie,partoutoùm’appellentlecliquetisdesarmesetlescrispoussésjusqu’auxcieux.Surmespasaccourent,auxpâlesclartésdelalune, et le généreux Pentus, et le sage Ripée. Bientôt sejoignentencoreànousHypnesetDymas,etCorèbe,bouillantfilsdeMygdon ;Corèbequi, dans ces joursd’alarmes,brûlantpourCassandred’unfolamour,étaitvenubriguerdansTroieletitredesonépoux,etporteràPriam,àsespeuples,lesecoursdesonbras.Malheureux !quenecroyait-il auxconseilsd’uneépouseinspirée!Dèsquejelesaperçuspressésautourdemoi,etnerespirant

que l’audace, « Braves amis, m’écriai-je, vous dont le sort atrahi lavaleur !n’écoutonsqu’unbeaudésespoir.Vousvoyezdans quel abîme nous a plongés la fortune : les dieuxprotecteurs de Pergameont tous abandonné leurs temples, etdéserté leurs autels : vous défendez en vain des ruinesfumantes.Mourons,maisleferàlamain,maisenécrasantnosvainqueurs.Lesalutdesvaincusestden’enpointespérer.»Cesparolesredoublentleurfureur.Telsquedesloupsavides

s’élancent pleins de rage, durant les noirs frimas, lorsqu’unefaim dévorante les chasse de leur repaire, et que leurs petitsdélaissésdemandentenhurlantleurpâture;telsnousvolonsàtravers les javelots, à travers la mêlée ; tels affrontant mille

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trépas,nousperçons,encourant,jusqu’aucentredelaville:lasombrenuitnouscouvredesesailesténébreuses.Nuitdesang,nuit de carnage ! oh, quel récit pourrait en retracer lesmassacres ! quels yeux auraient assez de larmes pour enpleurerlesmalheurs!Elletombe,cetteantiquecité,longtempsreinede l’Asie :desmilliersdecadavres jonchent lescheminspublics,et lesdemeuresdeshommes,et lesparvisdesdieux.LeTroyen toutefoisnemordpasseul lapoussière : souvent lavertuseranimedans lecœurdesvaincus,et lesvainqueursàleurtourvontmesurerlaterre.Partoutunhorribledeuil,partoutl’épouvanteetlamort,souscentformeshideuses!LepremierdesGrecsquiseprésenteànous,estAndrogée,

guidantuncorpsnombreux.L’imprudentcroitvoirdesguerriersamis,etsesreprochesofficieuxaiguillonnentainsinotreardeur.« Hâtez-vous, enfants d’Argos ! quelle indolente mollesseralentit votre course ? Déjà tant d’autres s’en retournent,chargésdesdépouillesd’Ilion!etvousdescendezseulementdevos vaisseaux ! » Il dit ; et dans l’instant nos réponseséquivoquesl’avertissentqu’ils’estjetédanslesrangsennemis.Frappédestupeur,ilreculeetsetait.Ainsilevoyageur,dontlepied a foulé par mégarde un serpent caché sous des ronces,rebrousse tout à coup d’effroi, à l’aspect du monstre qui sedresse en sifflant, et gonfle son cou bleuâtre ; ainsi fuyaitAndrogée,pâleet tremblantànotreabord.Nouschargeonssatroupe incertaine, et nos armes serrées l’enfoncent de toutesparts.L’ignorancedeslieux,lasurprise,laterreur,toutleslivreànoscoups:lafortunesouritàcepremiereffort.Fier d’un succès qui flatte son audace, « Compagnons, dit

Corèbe, le sort nous montre le chemin de la victoire, c’est ànous de le suivre. Changeons de boucliers, empruntons auxvaincus leur parure étrangère : ruse ou valeur, qu’importe,quand il s’agit de triompher ? Nos ennemis eux-mêmes nousfournirontdesarmes.»Àcesmots,ilornesatêteducasqueàl’ondoyante aigrette, qui couvrait le front d’Androgée ; ilsuspendà sonbras le richebouclier duhéros ; et l’épéed’unGrecceintleflancd’unTroyen.BientôtRipée,bientôtDymas,ettous ceux qui me suivent, s’empressent d’imiter Corèbe :

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chacunsedécoredesonrécenttrophée.Ainsimêlésparmi lesGrecs, nous marchons, invoquant des dieux qui n’étaient paspour nous. Nombre d’exploits signalent notre courage dansl’épaisseur des ombres ; nombre d’Argiens, immolés sous noscoups,vontpeupler lesenfers. Lesuns,emportéspar lapeur,ont regagné leurs nefs, et cherché l’abri du rivage ; d’autres,dans leur honteuse frayeur, gravissent de nouveau les flancsescarpésducolosse,etrentrentdansleseinquilesavaitvomis.Maishélas!quipeutcomptersurunbonheurdurable,quandlecielestcontraire!Soudain paraît, ô douleur ! la fille de Priam, l’infortunée

Cassandre, arrachée, les cheveux épars, du sanctuaire deMinerve, et levant inutilement au ciel ses yeux enflammés decourroux, ses yeux… ! car des fers chargeaient ses mainsvirginales. À ce spectacle, Corèbe hors de lui-même ne peutcontenir ses transports : il se précipite au milieu des lâchesravisseurs,ildéfieleurrageetlamort.Safouguenousentraîne,etnotrefuriesefaitjourdansl’épaisbataillon.Làcommencentnosmisères.Abusésparnosarmuresnouvellesetnospanachesmensongers, lesTroyens,duhautdu temple, fontpleuvoir surnostêtesunegrêledetraits,etfontdansnosrangsunaffreuxcarnage.EnmêmetempslesGrecs,frémissantdeleurdéfaite,etbrûlantderessaisirleurcaptive,lesGrecsserallient,etnousenveloppentdetoutesparts.Surnousfondentàlafoisl’ardentAjax, et l’un et l’autre Atride, et l’innombrable essaim desDolopes. Tels parfois soufflant la tempête dans leur courseopposée, le Zéphyre et l’Auster, et l’Eurus enfant de l’Aurore,font retentir les airs de leurs chocs bruyants : les forêtsébranléesmugissent : Neptune, de son trident, bat les ondesécumantes,etbouleverselesmersdansleursprofondsabîmes.Ceux même dont nos ruses triomphèrent à la faveur desombres, et que la crainte dispersa devant nous dans la nuitténébreuse, reparaissent à l’improviste : ils reconnaissentbientôtl’imposturedenosarmes,etl’accentd’unPhrygiensouslecasqued’unGrec.Lenombreaussitôtnousaccable.Corèbeavanttous,atteintparPénélée,succombeauxpiedsdesautelsdelaredoutablePallas.Ripéelesuitauxsombresbords,Ripée,

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leplus juste, leplusreligieuxdesTroyens :savertunetrouvapas grâce devant les Immortels ! Hypnes et Dymas meurentpercéspar leursconcitoyens.Ettoi,Panthée,tuchancellestoi-même:nitonrespectenverslesdieux,nilatiared’Apollon,nepeuvent te soustraire au trépas. Cendres d’Ilion, bûchersfunèbresdesesenfants,vouslesavez!danscegranddésastre,jen’évitai,poursadéfense,ni les traitsconjurésdesGrecs,niles hasards des combats ; et si le destin l’eût permis,j’emportais, en tombant, la gloire de tomber avec la patrie !Arrachés de ce lieu funeste, nous le quittons en gémissant,Iphitus,Péliasetmoi;Iphitus,appesantiparlefardeaudesans;Pélias,blesséparUlysse,etsetraînantàpeine.ToutàcoupdescrisredoublésnousappellentaupalaisdePriam.C’estlàsurtoutqueMarsdéploietoutessesfureurs:ondirait

quelaguerren’apointd’autrethéâtre,etquelamortcraintdefrapper ailleurs ; tant les phalanges se heurtent avecacharnement, tant l’auguste enceinte est livrée à d’horriblesassauts ! déjà les portes s’ébranlent aux coupsdubélier ; leséchelles dressées fléchissent sous le poids des assaillants ; etles Grecs, suspendus aux murs qu’ils gravissent, opposentd’unemainauxdards l’airainde leursboucliers, tandisquedel’autre ils s’attachentauxcréneaux. LesTroyens,de leur côté,s’arment des ruinesmêmes de leurs tours démolies, de leurstoitsembrasés,dernièreressourcedudésespoirquiluttecontrelamort; ilsfontroulerdufaîteleslambris, lespoutresdorées,somptueuxornementsdelademeuredesrois.D’autresveillent,l’épée nue, aux postes inférieurs : leur vaillante élite doit endisputerlesapproches.Moncouragealorsserallume;jecoursdéfendre l’asile dumonarque, soutenir les braves en péril, etranimerlesvaincus.Derrièrelepalaisétaituneportesecrète,unpassageignoré,

dont les détours conduisaient du pavillon d’Hector à celui dePriam;issuecachée,quel’ennemin’avaitpointaperçue,etqui,dansdes joursplusheureux, vit souvent la tristeAndromaquepénétrer sanspompevers sanoble famille, etmener le jeuneAstyanaxàsonroyalaïeul.C’estparcetteroute inconnuequej’abordeenfinleshauteurs,d’oùlesinfortunésTroyenslançaient

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leurstraitsimpuissants.Làdominait,assiseaubordducomble,une tour dont la cime altière s’élevait jusqu’aux nues, et d’oùl’œil aimait à découvrir l’immensité de Troie, et la flotte et lecamp des Grecs. Armés de haches et de leviers, nous enattaquons les appuis, déjà minés par l’âge. La masse estarrachéedesesvieuxfondements:onlapousse;ets’écroulanttoutàcoupavecunhorriblefracas,elleécraseauloindanssachutedesbataillonsentiers.D’autresàl’instantlesremplacent;etcependant les javelotset lespierressifflantdetoutesparts,s’entrechoquent dans les airs. Au piedmême du vestibule, etdéjà touchant les degrés, Pyrrhus, bouillant d’ardeur, fait luireles éclairs de sa lance, et resplendit de feux sous son armured’airain.Telrayonne,àl’éclatdujour,unserpentréchaufféparlessucsduprintemps:naguèredurantl’âprefroidure,ildormaitengourdisouslaterre;maintenantfierdesapeaunouvelle,etbrillantde jeunesse,tantôt il rouleencercleazurésesmobilesanneaux;tantôtlevantsoncousuperbe,ilsedresseausoleil,etdardeentripleaiguillonsalanguemeurtrière.Près du fougueux Éacide combattent et Périphas à la taille

menaçante, et l’écuyer d’Achille, Automédon, jadis conducteurdescoursiersduhéros,et lesnombreusescohortesdeScyros.Leur foule presse à l’envi l’attaque du péristyle, et fait volerjusqu’aux toits lesbrandonsenflammés.Lui-mêmeà leur tête,Pyrrhus,saisissantunehacheénorme,frappeàcoupsredoublésla porte qui gémit, et fait trembler sur leurs gonds les pivotsd’airain. Déjà le chêne cède au tranchant du fer ; les aisrobustes crient et se rompent, et dans leur vaste épaisseurs’ouvre une brèche immense. À travers, on découvre lesprofondeurs du palais, et ses longues galeries où plonge l’œilétonné;ondécouvrecesretraitesaugustes,oùsiégeaitPriam,oùtantderoishabitèrent;etsurleseuilapparaissentlesrangsarmésquileprotègent.Maisdéjàl’intérieurn’offrepartoutquelongsgémissements,

que lugubres sanglots : les voûtes retentissent au loin deshurlementsdesfemmes:lescriss’élèventjusqu’auxcieux.Onvoit lesmèreséperdueserrer, lescheveuxépars,sous l’ordeslambrisspacieux,embrasserlescolonnes,etlescouvrirdeleurs

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derniersbaisers.NouvelAchille,Pyrrhusachèvesonouvrage;nigardes, ni bannières, nepeuvent soutenir soneffort ; la portechancellesous lebélierqui tonne ;et renverséedesespivotsantiques, elle tombe à grand bruit. La violence triomphe, lesretranchementssont forcés : levainqueursefrayeunpassagesur les cadavres des vaincus, et des torrents de Grecs seprécipitentdetoutesparts.Avecmoinsdefuriesedébordeunfleuve écumant, lorsqu’il a rompu ses digues, et surmonté lesobstaclesquis’opposaientàsesravages:avecmoinsdefracasrouleàtraverslescampagnessonondeamoncelée,entraînantbergers, troupeaux,étables,danssoncoursvagabond. J’ai vu,j’ai vu dans nos parvis et Pyrrhus et les deux Atrides, toutfumants de carnage ; j’ai vu la malheureuse Hécube, et centfillesde rois, livréesàd’indignesopprobres ; j’aivuPriamauxpiedsdesautels,Priamarroserdesonsanglesfeuxconsacréspar lui-même.Ces cinquante couches nuptiales, brillant espoird’unenombreusepostérité,cesrichesplafondsquedécoraientl’or de l’Asie et les dépouilles étrangères, tout n’est plus quedécombres:leglaivedétruitcequ’épargnalaflamme.Peut-être désirez-vous apprendre, ô Reine, quels furent les

derniersmomentsdePriam.Voyantsesrempartsenpoudre,sesdemeures envahies, et les Grecs au sein même de ses dieuxdomestiques, le vieux monarque saisit ses armes depuislongtempsoisives;ilenchargeenvainsesépaulestremblantessous le faixdesans, et ceintd’un fer inutile, veut chercher letrépasdans lesplusépaisbataillons.Aucentredupalais,sousla voûtedes cieux, s’élevait unautel immense : tout près, unvieuxlauriers’inclinantsurl’autel,encouvraitdesonombrelesdivinités tutélaires. Là, semblables à de timides colombesquepoursuit la noire tempête, Hécube et ses filles se pressaient,tout en pleurs, autour du saint monument, et serraient dansleurs bras les Lares paternels, qui ne pourront les garantir. Àl’aspect de Priam, courbé sous l’armure jadis légère à sajeunesse,«Ôfunestevertige!malheureuxépoux!ditHécube,pourquoicesarmes impuissantes?Oùcourez-vous,hélas!Cen’estpointunpareilsecours,cen’est«pointunteldéfenseur,que demande ce fatal moment. Non, quand il renaîtrait

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aujourd’hui, mon Hector lui-même ne nous sauverait pas.Acceptez ces lieux pour refuge : cet autel doit nous protégertous, ou nous voir mourir tous ensemble. « À ces mots, elleentraîne l’augustevieillard,et lefaitasseoirauprèsd’ellesouscesabrisreligieux.CependantéchappédesmainsdePyrrhus,Polite,undesfils

de Priam, fuyait à travers une grêle de flèches, à travers desflots d’ennemis, et se traînait, tout sanglant, le long desportiques déserts, le long des cours abandonnées. Pyrrhus lepoursuit,l’œilétincelant,etlalanceenarrêt:déjàsonbrasselève,déjàsondardva lepercer….Maisenfin,prèsde toucherl’autel qu’entourent ses parents éperdus, l’infortuné tombeauprès d’eux ; et noyé dans son sang, il expire à leurs pieds.AlorsPriam,souslafauxmêmedelamort,nepeutcontenirsajustecolère;elleéclateencesmots:«Barbare!applaudis-toide ton infâmetriomphe!Ah!s’ilestaucieldesdieux justes,quivengentlanatureoutragée,puissent-ilsmesurertapeineàtoncrime,etpayertonforfaitdesondignesalaire!As-tubienpu,monstre,rendremesyeuxtémoinsdumeurtredemonfils,etsouillerdecetaffreuxspectaclelesregardsd’unpère!Non,tun’espaslefilsd’Achille.CetAchille,ennemigénéreux,nevitpassanspitiéPriamàsesgenoux; il respecta les larmesd’unsuppliant et les droits du malheur ; il rendit à la tombe ladépouilleglacéed’Hector,etmerenvoyalibreaumilieudemessujets.«Tels’indignaitlevieuxroi;etcependantsamaindébiledécoche un trait languissant, que l’airain repousse à l’heuremême, et qui meurt suspendu au bouclier qu’il effleure. MaisPyrrhus : « Eh bien, va, messager sinistre, va porter cesnouvelles au héros dont je tiens le jour. N’oublie pas de luipeindre mes honteux exploits ; dis-lui que Néoptolèmedégénère.Enattendantmeurs!«Àcesmots,iltraîneauxpiedsmêmes des autels le monarque tremblant, dont les paschancellent sur le marbre inondé du sang de son fils. Là,saisissant d’unemain sa victime par ses cheveux blanchis, lecruel fait briller de l’autre une épée étincelante, et la plongetouteentièredansleflancduvieillard.Ainsiseterminèrentlesdestinées de Priam ; ainsi périt lui-même, aumilieu d’Ilion en

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feu,etsoussesfortsécroulés,cemonarque,puissantarbitredel’Asie, autrefois maître de tant de peuples et de tant decontrées. Son corps, séparé de sa tête, gît sans gloire surl’arène;cen’estplusqu’untroncinutile,unemasseinformeetsansnom.Pourlapremièrefois,l’horreuretl’effroim’environnent;mon

âme est frappée de stupeur. Ce prince vénérable, exhalant àmes yeux son dernier soupir sous un glaive inhumain, merappelle un père du même âge, objet de ma tendresse ; merappelleCréuseàl’abandon,monpalaisaupillage,lejeuneIuleenbutteàtouslescoups.Jeregarde,jechercheautourdemoisi quelques braves m’accompagnent encore… ils ont tousdisparu. Dans leur désespoir, les uns se sont précipités dusommet des tours ; les autres ont fini dans les flammes leurmisérablevie.Jerestaisseul…Lessueursdel’incendieéclairaientmespas

errants, et les dirigeaient au milieu des ruines, lorsquej’aperçoistoutàcouplafilledeTyndare,assiseensilencedanslesanctuairedeVesta,etsedérobantauxregardsenceslieuxécartés.Là,redoutantàlafoisetlahainedesTroyensquesoncrimeaperdus,et leressentimentdesGrecs,et lacolèred’unépouxtrahi,l’odieuseHélène,cettefuriecommunedePergameetd’Argos,tremblaitdanslesténèbres,etsecachaitàl’ombredesautels.Moncourrouxs’allumeaussitôt;jebrûledevengerma patrie expirante, et d’immoler l’auteur de tant de maux.« Quoi ! la perfide, impunie, retrouvera Sparte et Mycènes,berceau de ses aïeux ! Elle ira, fière de nos désastres, s’ypromenerenreine!Onlaverra,sousseslambrisadultères,auseindesonheureusefamille,marcherentouréedenosépousescaptives,denosenfantsesclaves!EtPriamseratombésouslefer!EtlefeuauradévoréTroie!Etdesfleuvesdesangaurontabreuvénosrivages!Non.Silechâtimentd’unefemmenepeutillustrermoncourage,sijerougisensecretd’untriomphesanshonneur;onmeloueradumoinsd’avoirpunilecrime,etpurgélaterred’unfléau;jem’applaudiraimoi-mêmed’avoirassouvimarage,etsatisfaitlesmânesdemesconcitoyens.»Ainsi s’égarait ma raison, et j’allais suivre un transport

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insensé, quand soudain se manifeste à mes regards, Vénus,mon auguste mère, plus brillante que mes yeux ne l’avaientjamais vue, et resplendissant dans la nuit sur un char delumière;telleenfinqu’ellesemontreauxImmortelsdanstoutl’éclatd’uneDéesse.Elleretientmonbras,etsabouchederosem’adressecesparoles:«Monfils!àquelexcèst’entraîneunedouleursansbornes?

Pourquoi cetaveugledélire ?As-tudoncoubliénospluschersintérêts ? Songe plutôt, songe aux dangers où ton absencelaisse un père accablé de vieillesse ; songe aux pleurs d’uneépouse ;songeausalutd’un fils, tonuniqueespoir.De toutesparts, hélas ! des hordes cruelles frémissent autour de leurretraite ; et sima tendresse ne veillait sur eux, déjà le glaiveennemi se fût abreuvé de leur sang, déjà la flamme eûtconsumé leurs restes. Ce n’est point la fille de Tyndare, ni sabeauté fatale ;cen’estpointParis,nisa folleardeur ;cesontlesdieux, c’est leur colèrequi renverse l’empiredeDardanus,quiprécipiteIliondufastedesagloire.Regarde;jevaisdissiperles ténèbres, dont l’épaisseur offusque ta vue mortelle, etcouvre ta paupière d’un humide bandeau : toi, garde en tamémoire les conseils d’unemère, et ne crains pas d’exécuterses ordres. Vois-tu ces forts en poussière, et ces décombresentassés sur de vastes décombres, et ces noirs tourbillons depoudreetde fumée? làNeptunebatnosmurailles ;Neptune,de son trident redoutable en ébranle les fondements, et faittremblerPergamesursesbasesprofondes.Ailleurs,l’implacableJunontonneauxportesdeScée,et,leferàlamain,appelleaucarnage lesGrecs, complicesde ses fureurs. Plus loin, sur cestoursquichancellent,c’estPallasentouréed’unnuagede feu,etsecouantl’horribleGorgone.Jupiterlui-mêmenourritl’audacedes Grecs, et les remplit d’une force inconnue ; lui-même ilsoulèvelesdieuxcontrelesphalangesPhrygiennes.Fuis,ômonfils, et mets un terme à tes pénibles labeurs. Vénus ne tequittera point ; Vénus te conduira sans péril aux foyerspaternels.»Elle dit, s’échappe, et se perd dans les ombres. Alors

m’apparaissent ces divinités terribles, ces puissances de

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l’Olympe, acharnées contre Troie. Je crois voir Ilion tout entiers’abîmerdans les flammes,etces rempartsbâtisparNeptunes’écrouler de fond en comble. Tel sur les monts sourcilleuxdominait un frêne antique, lorsque, la hache en main, desbûcherons viennent l’assaillir, et porter dans ses racines letranchant du fer : longtemps l’arbremenace, et balance danslesairssatêtevacillante:vaincuenfinparsesblessures,ilcrie,éclate, et tombe… les collines retentissent du fracas de sachute.Je descends ; et guidé par une main divine, je franchis

impunément les feux et les rangs ennemis : devant moi lestraitssedétournent, lesflammesreculentdevantmoi.Parvenuau palais d’Anchise, au séjour de mes aïeux, je vole d’abordvers mon père ; je veux l’arracher avant tout à ces lieuxfunestes, letransportermoi-mêmeausommetdesmontagnes.Maisôdouleur!ilrenonceàvivre,quandlapatrien’estplus;ilpréfèrelamortàl’exil.«Ah!c’estàvous,dit-il,àvousdanslafleurdel’âge,danslavigueurdelajeunesse,c’estàvousquelafuiteestpermise.Pourmoi,silecieleûtrésoludeprolongermes jours, il m’eût conservé ces demeures. Assez et trop dedésastres ont affligémes yeux ; je ne survivrai pas deux foisaux calamités de Pergame. Voici, voici mon lit funèbre ;prononcez sur mon corps les derniers adieux, et partez. Unemain secourable saura terminer ma vie : le vainqueur mêmeplaindra mon sort, en se partageant mes dépouilles. Quem’importe un vain tombeau ? Depuis longtemps maudit descieux,inutileàlaterre,jetraîneàregretlefardeaudemesans,du jour fatal où le maître suprême des mortels et des dieuxm’atteignitdelafoudre,etmemarquadesesfeux.»Tels étaient ses discours, tels étaient ses refus obstinés.

Cependantbaignésde larmes,etCreuse,et le jeuneAscagne,etmesamis,etmoi,nousleconjuronsdenepastoutperdreense perdant lui-même, de ne pas mettre volontairement lecomble aux maux qui nous accablent. Vains efforts ! c’est làqu’ilavécu,c’estlàqu’ilveutmourir.Horsdemoi,jen’écouteplus que ma rage ; mon désespoir invoque le trépas. Quepouvais-jetenterencore?qu’avais-jeencoreàménager?«Moi

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partir !moi vous abandonner,mon père !M’avez-vous cru cecouragebarbare?Cetaffreuxsacrifice,votrebouchepaternellea-t-ellebienpumel’ordonner!s’ilplaîtauxdieuxqueriennerested’unsipuissantempire,sic’est l’arrêtde leurcolère ;sivousavez jurévous-mêmede joindreauxcendresd’Ilionvotrecendreetlanôtre;ehbien!lamortestàvosportes:bientôtPyrrhus va paraître, Pyrrhus, tout souillé du sang de Priam,Pyrrhus, quimassacre le fils auxyeuxdupère, et lepèreauxpieds des autels. Voilà donc, ô Déesse, ô ma mère ! voilàpourquoitum’assauvédumilieudesdardsetdesflammes!Jeverrai ces lambris en proie aux ravages des Grecs ! je verraimonépouse,monpère,monfils,l’unsurl’autreégorgés,noyésdans le sang l’un de l’autre ! Des armes, compagnons, desarmes ! la dernière heure appelle les vaincus. Allons braverMycènes, allons rallumer les combats. Nous ne mourrons pastousaujourd’huisansvengeance.»À cesmots, je ceins de nouveaumon glaive ; et saisissant

monbouclier, jem’élançaisdéjà loindu toit domestique.Maistremblante,éperdue,Créusem’arrêtesurleseuil,elleembrassemesgenoux;etmeprésentantlejeuneIule:«Situcoursàlamort, traînes-ydoncsurtespastamalheureusefamille ;ousitavaillancecompteencoresurtonépée,défendsd’abordl’asilequi nous rassemble. Sans toi quedeviendront, cruel, un faibleenfant,unvieillardsansappui?Quedeviendral’infortunée,quetunommaisjadis,hélas!tonépousechérie?»AinsiCreusegémissanteremplissaitau loin lesportiquesde

ses accents lamentables : tout à coup un prodige inattenduvient accroître nos terreurs. Tandis qu’en ces tristesmomentsnouscouvronsIuledebaisersetdelarmes,uneflammelégèreenvironne soudain sa têted’un cercle lumineux, effleure, sansl’offenser, samolle chevelure, et se joue autour de son front.Dans notre effroi, nous nous pressons autour de lui ; noussecouonssescheveuxembrasés ;etsous les flotsd’uneondepure,nousessayonsd’éteindrecetteflammemystérieuse.MaisAnchiselèveaucieldesyeuxoùrayonnela joie;et lesmainsétenduesversl’Olympe,ils’écrie:«Jupitertoutpuissant!silesprières ont le pouvoir de te fléchir, jette sur nous un regard

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seulement ;et sinotrepiétén’estpas indignede tes faveurs,daigne, à père des humains, nous manifester ta présence, etconfirmeunheureuxprésage!»Àpeinea-t-ilparlé,queverssagaucheretentissentleséclats

du tonnerre.Détachéede lavoûtecéleste,uneétoile fend lesténèbres de la nuit, et promène au milieu des airs sa queueflamboyante.Onlavoitraserencourantlefaîtedel’édifice,etnous marquant la route, s’enfoncer radieuse dans les boistouffusdel’Ida.Derrièreelleseprolongeunsillondelumière,etles lieux d’alentour fument au loin d’une vapeur sulfureuse.Vaincupartantdemerveilles,Anchiseselèveavectransport;ilrend grâces aux Immortels, il adore l’astre qu’ils envoient.« C’en est fait, dit-il, je vous suis ; je vole où votre voixm’appelle.Dieuxdemespères,protégezmamaison,protégezsondernierespoir.Pergameacceptevosaugures,sesdestinéessont dans vos mains. Toi, mon fils, soutiens mes pas ; je nerefuseplusdem’associeràtafortune.Ildit;etdéjàplusdistinct,lebruitdesflammesnousmenace

de plus près ; déjà l’incendie roule jusqu’à nos portes sesbrûlants tourbillons. « Eh bien ! mon père, ô mon premieramour,placez-voussurlesépaulesd’unfils;Énéesecourberasanspeinesousunsinoblepoids : le faixm’enparaîtra léger.Quelques hasards qui nous attendent, nous trouveronsensemblesoituncommunpéril, soitunsalutcommun.Que lejeune Iulemarche àmes côtés ; et qu’observantmes traces,monépousevienneaprèsnous.Vous,serviteursfidèles,retenezmes ordres : au-delà des remparts, s’élève sur une colline unvieux temple de Cérès, maintenant abandonné ; près de cetemple est un antique cyprès, dont la religion des peuples aconservéjusqu’àcejourlevénérableombrage:c’estlàquepardes routes différentes, nous viendrons tous nous réunir. Vous,mon père, chargez-vous des symboles de notre culte et desimagesdenosdieux :moi, récemment sorti de tant de luttessanglantes,detantdescènesdecarnage,jenepuisytouchersanscrime,avantqu’uneeauviveaitpurifiémessouillures.»À cesmots, jem’incline ; et le dos couvert de la dépouille

d’unlion,jereçoismonpieuxfardeau.LejeuneIulesesuspend

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àmamain,etpressepourmesuivresamarcheenfantine.Samère s’avance sur nos pas. Nous cheminons par les lieux lesplus sombres ; et moi que n’étonnaient naguère ni les traitssifflantsurmatête,nilechocdeGrecsconjurés,maintenantjetrembleaumoindrebruit;unsoufflemépouvante;jecrainsàla fois, et pour celui que je porte et pour ceux quim’accompagnent. Bientôt je touchais aux portes : j’allaisfranchir le dernier obstacle ; je me croyais vainqueur, quandtoutàcouparriveàmonoreille lebruit lointaind’unemarcheaccélérée.Aumême instant,monpère,dont l’œilperçaitdansl’épaisseur des ombres,mon père s’est écrié : « Fuyons,monfils, fuyons ; les voilà qui s’approchent ! je vois reluire lesboucliers,jevoisbrillerlesdards.«Danscemomentdetrouble,sansdouteundémonjalouxconfonditmespensées,etm’ôtalaraison. Tandis que la frayeur m’entraîne loin des sentiersconnus, et précipitema course par des circuits ignorés ;monépouse,ôcoupaffreuxdusort!Créuse,hélas!estravieàmonamour.S’égara-t-elledanslesténèbres?neput-ellesuffireàlafatigueduchemin?jenesais;maislecielnelamontraplusàmesyeux. Jenem’aperçusdesaperte, jenereprismessens,qu’après avoir atteint les hauteurs, où l’antique Cérès voitdominersonmonument.Làtousenfinsontrassemblés;seule,Créuseestabsente,etmanqueauxvœuxdéçusd’unfilsetd’unépoux.Qui des dieux, qui des hommes, n’accusai-je pas dansmon délire ? Que pouvait Pergame expirante m’offrir de pluscruel?Jerecommandeauxguerriersdemasuiteetmonfils,etmon

père,et lesdieuxdemapatrie :moi-même, je lescachedansles replis d’un vallon tortueux ; et retournant vers Troie, ceintd’unearmureétincelante,jeveuxaffronterdenouveautousleshasards, de nouveau parcourir tous les détours d’Ilion,m’exposerdenouveauàtoutelafurieduvainqueur.D’abordjevisite et cesmurs et ces portes,. dont l’obscurité favorisamaretraite;jereconnaislavoiemystérieusequejem’étaisfrayéedans l’ombre, et mes regards inquiets interrogent les lieuxd’alentour : partout l’horreur de la nuit, l’horreur du silencemême, inspirent l’épouvante. Peut-être a-t-elle porté ses pas

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verslademeured’Anchise;j’yvole;lesGrecsenavaientforcél’enceinte,etl’inondaienttouteentière.Sousmesyeuxmêmes,la flammedévorante,pousséepar lesvents,s’attacheaufaîtede l’édifice ; les combles embrasés s’allument, et vomissentdanslesairsdestorrentsdefeux.J’avance,jerevoislepalaisdePriam,etlesruinesdelacitadelle.Là,souslesvastesportiquesconsacrésàJunon,déjàPhénixetl’odieuxUlysseveillentauprèsdesdépouillesconfiéesàleurgarde:làsontamonceléestoutesles richesses de Troie, ces trésors arrachés de nos templesbrûlants,etlestablesdesImmortels,etlescratèresd’orpur,etlapourpreconquiseparlavictoire.Unlongessaimd’enfantsetdemères en deuil gémit autour de ces trophées sanglants….Hélas! j’osaimêmeélevermavoixaumilieudesténèbres; jefatiguaileséchosdemescris;etdansmadouleur,sanscesseappelant Creuse, et la cherchant sans cesse, je la demandevainementàtoutcequim’environne.Tandisqu’errantàsapoursuite,jecoursdésespérédeparvis

en parvis, un fantôme lugubre se présente à ma vue. C’étaitl’ombre de Creuse même ; c’était son image, agrandie d’unetaille plus qu’humaine. Je recule d’effroi : mes cheveux sedressent : la parole meurt sur mes lèvres. L’ombre alors merassure, et suspend du moins mes douleurs par ce touchantlangage : « Pourquoi te livrer, cher époux, à d’aveuglestransports ? Ce n’est pas sans l’aveu du ciel que cette heurefatale nous sépare. Il ne t’est plus permis d’avoirCréusepourcompagne : ainsi le destin l’ordonne, ainsi le veut le dieusuprêmequi règnesur l’Olympe.Un longexildoitéprouver taconstance, et de vastes mers blanchiront sous tes nefsvagabondes.L’Hespérieseraletermedetescourses,l’Hespérieterrefortunée,oùleTybrepromèneenpaixsesondes,àtraversde fertilescampagnesetdescités florissantes.C’est làque lesortteréservedesjoursprospères,untrône,unroyalhyménée.Cesse de pleurer ta fidèle Créuse. Non, je ne verrai pas lesdemeuressuperbesdesMyrmidonsoudesDolopes;onnemeverra point, humble captive, subir l’orgueil des femmes de laGrèce,moinoblesangdeDardanus,moinobleépousedufilsdeCythérée.L’augustemèredesdieuxmeretientsurcesbords;

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reçoismesderniersadieux ;etchérisà jamais l’heureuxgagedenosamours.»Elledit;etquand,baignédelarmes,j’allaisluipeindretous

mesregrets,elle fuit,etdisparaîtdans levaguedesairs.Troisfoisj’ouvrelesbras,pourlapressercontremonsein:troisfoisle vain simulacre échappe à mes embrassements, pareil auxvents légers, semblable au songe qui s’envole. Cependant lanuitachevaitsontour,etjerejoinsmescompagnons.Avecquelétonnementjetrouvainosmisérablesrestesaccrus

d’unefouleinnombrable!desmères,desenfants,desvieillards,malheureuxquel’exilattend,peupletropdignedepitié!lanuitles vit accourir, chargés de tristes débris, mais se fiant àmafortune, et déterminésàme suivreauboutde l’univers. Enfinl’étoiledumatindoraitdesalumièrenaissantelacimedel’Ida,et ramenait le jour. Partoutmaîtresdesavenues, lesGrecsendéfendaientl’approche.Plusdesalut,plusd’espoir:jecèdeauxdieux contraires ; et de nouveau courbé sous mon pieuxfardeau,j’arriveenfinausommetdelamontagne.

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Livretroisième

APRÈS que la colère du ciel eut bouleversé l’Asie, renverséPriam, proscrit un peuple innocent, précipité Ilion du faîte desgrandeurs, et que Troie, l’ouvrage de Neptune, eut au loinjonchélaterredesesdébrisfumants;soumisauxdivinsarrêts,il nous fallut chercher des plages étrangères et des climatsinconnus.Aupieddesmursd’Antandre,sousleshauteursdontl’Ida couronne la Phrygie, nous construisons une flotte,incertains où le sort doit diriger nos navires, doit fixer nosPénates.Bientôtnosguerriers se rassemblent ;etdèsque leszéphyrs ont ramené le printemps, nos voiles, déployées parl’ordre d’Anchise, s’abandonnent à leurs destinées. Je laissealors,enpleurant,lesrivagesdemapatrie,etsesportsdéserts,et les champs où fut Troie. Exilé de ces demeures chéries,j’emporteavecmoisurlesflotslesrestesdePergame,etmonfils,etlesdieuxdemafamille,etlesdieuxdel’empire.Au-delàdesmersestunevasterégion,consacréeaudieudes

combats,habitéepar lesThraces,etque jadis le fierLycurgueasservitàsonjoug.Uneantiquehospitalité,desliensfraternelsl’unirent longtemps à Troie, tant que Troie fut heureuse. Jevogue vers ces lieux. Là, débarqué sous de tristes auspices,j’assiedsdansungolfelesfondementsd’uneciténouvelle,etjemeplaisàluidonnermonnom.Unjour, j’offraisunpurencensàVénus,monaugustemère,

ainsi qu’aux divinités protectrices demes travaux : j’immolaissurlariveuntaureausuperbeaupuissantmaîtredel’Olympe.Non loin s’élevait un. tertre, hérissé d’un taillis sauvage demyrtesetdecornouillers. J’approche;et,penchévers laterre,j’essaie d’en arracher la verdoyante parure, pour décorer defeuillagel’auteldusacrifice….Ôprodigeaffreux!épouvantablesouvenir!àlapremièretigequej’enlève,unsangnoirdégouttedesracinesrompues,etsouilled’uneroséelividelesolqu’ellesontquitté.Jefrissonned’horreur:unesueurfroideaglacémes

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sens. Mes mains ébranlent un autre arbuste, en séparent unrameau flexible, et veulent sonder ce mystère : un nouveausangdistilled’uneécorcenouvelle.Agitédepenséesdiverses,j’adorais les Nymphes des bocages, et le dieu redoutable quiprésideauxcampagnesdesGètes ; j’imploraisdessignesplusheureux, et des présages moins sinistres. Mais tandis que,redoublant d’efforts, j’attaqueun troisièmearbrisseau, et que,pressantdugenoulaterre, je luttecontrel’arène; ledirai-je?de lugubres soupirs semblent sortir d’un tombeau, et cesaccents douloureux viennent frappermon oreille : « Pourquoi,fils d’Anchise, déchirer unmalheureux ? Épargne le repos desmorts,épargneuncrimeà tesmainsvertueuses. Jene tesuispasétranger ;Troie futaussimonberceau ;et le sangque tuvois ne coule point d’un tronc insensible. Ah ! fuis ces bordscruels, fuis ces contrées avares. Je suis Polydore. Ici même,percédemillecoups,j’expiraisousuneforêtdejavelots;etcesdardshomicidesontprisracinesurmatombe.»Àcesmots,lacrainte,lastupeur,merendentimmobile:mes

cheveux se dressent, etma langue estmuette. Polydore étaitfils de Priam. Ce malheureux père l’envoya jeune encore, etchargédetrésorsimmenses,chercherunsecretasileàlacourdu roi de Thrace. Hélas ! il pressentait déjà les calamités del’empire,etnevoyaitpas sans terreur laGrèceautourdenosremparts.LeperfidePolymnestor,àpeineinstruitdenosrevers,changeaveclesort,suitlafortuned’Agamemnon,ets’attacheaucharduvainqueur.Quedis-je? il rompt lesnœuds lesplussaints, massacre Polydore, et s’empare de ses richesses.Exécrable soif de l’or, à quels forfaits ne pousses-tu pas lesmortels !Monpremiereffroi dissipé, j’assemble lesprincesdePergame,etmonpèreàleurtête;jeleurraconteleprodigequelecielm’afaitvoir,etjeconsulteleursagesse.Uncricommunse fait entendre : Abjurons un séjour impie, arrachons-nous àdes hôtes parricides, et livrons nos poupes à la merci desvents!«MaisPolydoreréclameleshonneursdusàsescendres.Onélève,sur lesablequi lecouvre,unhumblemausolée ;onérige à ses Mânes des autels funèbres, tristement ornés desombres bandelettes et de noirs cyprès. À l’entour, les

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Troyennesendeuilselamentent,lescheveuxépars.Descoupesécumantes y répandent le lait fumant des libations et le sangdes victimes. Son ombre, ainsi consolée, retrouve la paix ducercueil ; et nos voix gémissantes lui portent nos derniersadieux.Enfin, dès qu’on peut se fier au liquide élément, qu’Éole

cessedemugirsur les flotsaplanis,etqu’unsoufflecaressantnous promet des mers sans tourmentes, nos matelots seprécipitent vers la côte, nos proues s’élancent du rivage, oncingleloinduport,etlaterreetlesvillesdisparaissentderrièrenous.Du sein des eaux qu’Égée rendit célèbres sort une île

vénérée,chèreàNeptune,chèreà lamèredesNéréides. Jadisflottanteaugrédesondes,ledieuvainqueurdePythonseplutà la fixer entre les hauteurs deMycone et les rocs de Gyare.Maintenant immobile,elle renfermedenombreuxhabitants,etdéfie les tempêtes. C’est là que les vents nous amènent, etl’heureuse Délos reçoit dans sa baie tranquille nos vaisseauxfatigués. Descendus sur la plage, nous saluons les rempartsd’Apollon. Anius y donnait des lois, Anius, monarque de cesbords et prêtre de Phébus. Il s’avance au-devant de nous, lefront ceint du bandeau royal et du laurier sacré. Charmé derevoir dans Anchise un ancien ami, l’auguste vieillard nousprésenteunemainhospitalière,etnousguidevers sonpalais.Introduit dans le temple, jem’incline sous ces voûtes, dont lavétustémêmeinspireunreligieuxrespect.«DieuqueThymbrarévère,m’écriai-je,marqueun refugeànos tribuserrantes, etmetsuntermeànoscourses!Nerefusepointànosvœuxunepostéritéglorieuse,desmursquitriomphentdutemps!Protègeune seconde Troie, échappée aux fureurs des Grecs et del’impitoyable Achille ! Quel signe doit nous conduire ? Quelspaysnouveauxnousappellent?Oùfondernosdemeures?Pèredu jour, fais parler tes oracles, et pénètre nos âmes de tadivinité!»Telleétaitmaprière.Soudain tout s’ébranleà la fois,et les

portiquesdutemple,etleslauriersdudieu;lesvastesflancsdelamontagnefrémissentautourdenous,lesanctuaires’ouvre,le

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trépiedmugit.Nos fronts secourbentdans lapoussière,etdel’antresacrépartunevoixprophétique:«RacebelliqueusedeDardanus,lesoloùfleuritautrefoislatigedevosaïeuxdoitenvoirlesrejetonscouvrirencoresonseinfertile.Cherchezlaterrequi nourrit vos ancêtres. Là régneront sur l’univers lesdescendants d’Énée, les fils de leurs fils, et leurs derniersneveux.»Ainsis’expliquel’Immortel.Unejoiesubite,unejoiebruyante

éclatedansnosrangs;onsedemandequelleestcetteantiquepatrie,quelsclimatsPhébusdésigneànosrestesfugitifs,quelslieuxattendentnotreretour.Alorsmonpère,recueillantdanssapenséelestraditionsdesvieuxâges:«Écoutez,généreuxchefsdesTroyens,dit-il,etconnaissezvosespérances.Aumilieudesmersestune île fameuse, laCrète,oùnaquit legrand Jupiter,oùdomineunautreIda,berceaudenospremiersparents.Centvillesflorissantesencomposentl’opulentdomaine.C’estdelà,simamémoireestfidèle,quel’ancienTeucer,noblesouchedenosrois,vintaborderprèsdesrivesduXanthe,et fondersousdenouveauxcieuxunnouvelempire.Ilionetsestoursaltièresn’étaient pas encore : d’agrestes peuplades habitaient lesvalléesprofondes.TeuceryportalecultedeCybèle,lesdansesdes Corybantes, et les fêtes que l’Ida célèbre sous ses pieuxombrages;ilyportanosmystères,amisd’unreligieuxsilence,et le char de la déesse attelé de lions soumis. Courage,magnanimes guerriers ! Le ciel même se déclare : suivons laroute qu’il nous montre. Implorons les vents, et volons auxchampsdeGnossa.Uncourtespacenousensépare:siJupiternous seconde, la troisième aurore verra notre flotte dans lesportsdelaCrète.»Àcesmots,ilimmoleauxdieuxlesvictimesaccoutumées ; àNeptune, un fier taureau ; à toi, bel Apollon,unegénisseaufrontsuperbe;unebrebisnoireauxTempêtes,unebrebisblancheauxZéphyrsfavorables.Cependantunbruitserépand:«Chassé,dit-on,dutrônede

sespères,Idoménéeaprislafuite:laCrètevoitsescampagnesdésertes:sesrempartssansdéfense,etsesfoyersabandonnésattendent de nouveaux maîtres. « Aussitôt nous quittons lesbordsOrtygiens,nousvolonssur leseaux.NousrasonsNaxos,

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etsesrochersretentissantsducridesBacchantes,Donyseauxvertsbocages,Parosauxmarbreséclatants,et laricheOléare,et les Cyclades rangées en cercle sur les flots, et les îlesnombreuses dont ces parages sont semés. Les chants joyeuxdes nautoniers se mêlent au bruit confus des rames et descordages ; on s’anime à l’envi, on brûle de fouler ces plainesque foulaient nos aïeux. Un vent propice enfle nos voiles ; ilnouspousseaurivage;noustouchonsenfinlesbordsantiquesdesCurètes.Bientôts’élève,augrédemonimpatience,lavilleobjet de nos désirs. Je la nomme Pergamée, nom cher auxenfants de Pergame ; je les exhorte à se complaire dans leurnouvel asile, à la fortifier d’une citadelle. Déjà nos poupesinutilesreposaientsurl’arène;déjàlajeunesses’occupaitetdeculture et d’hyménées. J’établissais des lois, je partageais leshéritages. Tout à coup, infectant les airs, un mal contagieux,horrible, frappeet leshommes, et lesdonsdePomone, et lestrésorsdeCérès.Sonpoisonaflétri larianteannée.Ceuxqu’ilattaque perdent en soupirant la douce clarté des cieux, outraînent dans la langueur une vie misérable. L’ardent Siriusembrase les guérets stériles ; l’herbe meurt, et l’épi maladerefuse le grain nourricier. « Repassons les mers, dit Anchise,retournons à Délos consulter de nouveau l’oracle, apaiserPhébus irrité. Qu’il daigne nous apprendre quand finiront nosmalheurs,quelremèdeilgardeànosmaux,quelbutilprescritànoscourses!»La nuit régnait, et tout ce qui respire était plongé dans le

sommeil. Les sacrés simulacres des dieux de la Phrygie, cesPénatessauvésavecmoidumilieud’Ilionenflamme,s’offrentensongeàmavue,toutresplendissantsdelumière,etbrillantsdes feux dont la lune éclairaitmes foyers ; ilsm’adressent laparole,etconsolentainsimeschagrins:«Cequ’Apollon te révélerait àDélos, il te l’annonce ici par

notrebouche:c’estApollonquinousenvoie.CompagnonsdetafuiteaprèslachutedeTroie,nousavonssuivitafortune.Portéssur lesmêmesnavires, nous avons, avec toi, sillonné les flotsorageux. Un jour nous élèverons tes enfants au faîte de lagloire:ilsnousdevrontl’empiredumonde.Toi,préparepourun

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peuple-roidesmursdignesdesagrandeur ;etque lespeinesd’un long exil ne lassent point ta constance : il faut choisird’autres retraites. Ce n’est point sur ces rivages que Phébust’inviteàdescendre ;cen’estpointdans laCrètequeceDieuvoulutt’arrêter.IlestunerégionconnuedesGrecssouslenomd’Hespérie : terreantique, terre fécondeenguerrierset fertileen moissons. Jadis occupée par les enfants d’Œnotrus, onl’appelleItaliedepuisqu’Italusyrégna.Voilànotrepatrie;c’estlà que Jasius est né, là qu’est néDardanus, illustre source dusang troyen. Lève-toi, vole, et plein de joie, porte à ton vieuxpèrecetavisémanéduciel:chercheleschampsdel’Ausonie,les champs qu’habita Corythus ; Jupiter ne te permet pas leséjourduDicté.»Àcetteapparitionmiraculeuse,àcesdivinsaccents,unsaint

effroi remplit mon âme. Ce n’était point une vaine illusion :c’étaient les dieux eux-mêmes ; je contemplais leur faceauguste,leurfrontceintdubandeaumystique;j’entendaisleurvoix, je sentais leur présence, et toutmon corps était trempéd’unefroidesueur.Jem’élancedemacouche;lesmainslevéesauciel,j’invoquesonsecours;etlevinpurdeslibationsarrosemes brasiers fumants. Ce pieux devoir acquitté, je coursinformer Anchise de nos destins nouveaux, et lui racontermavision. Il reconnaît l’ambiguïté de notre race, et sa doubleorigine,et l’erreurqui l’égara lui-mêmesur la traceéquivoquedenosantiquesdemeures.Puisilajoute:«Ômonfils,éterneljouet des fatalités d’llion ! Seule autrefois Cassandre meprédisait de telles merveilles. Je m’en souviens maintenant ;cent fois elle promit à notre postérité ce brillant avenir. Sanscesse elle vantait l’Hespérie, sans cesse elle nous flattait dusceptred’Italus.MaisquijamaisauraitpenséquelesPhrygiensdussentaborderunjourauxplagesdel’Hespérie?QuidenouscroyaitalorsauxprésagesdeCassandre?Obéissonsauxdieux;et, sur la foi de leurs oracles, cherchons de plus heureusesaventures. » Il dit ; chacun s’empresse d’applaudir. On quitteencore ces toits récents ; on ne laisse sur ces bords qu’unepetitecolonie;et, lesvoilesdéployées,nouseffleuronsdenosproueslégèresl’humideseind’Amphitrite.

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Déjàs’étendaitdevantnouslevastechampdesmers;déjàla terre avait disparu : partout les cieux, partout les eaux.Soudain,grossisurnostêtes,unsombrenuagenousapportelatempêteet lanuit : une ténébreusehorreur se répand sur lesondes.Bientôtlesventsdéchaînésontbouleversélesflots;lesvagues s’enflent, bondissent, etnosgalèresdispersées luttentavec peine contre l’immense abîme. D’épais brouillardsenveloppent l’horizon ; le ciel, caché dans l’ombre, semble sedissoudreennoirstorrentsdepluie:lefeuredoublédeséclairsluit seul dans les nues qui s’entrouvrent. Égarés par l’orage,nouserronsenaveuglesparmid’invinciblesécueils.Palinurelui-mêmechercheenvaindanslabrumeunastrequileconduise,etnereconnaîtplussarouteaumilieudecesvastesmers.Ainsijouetsdesflots,nouspassonsdansuneobscuritéprofondetroisjours sans soleil et troisnuits sansétoiles.Enfin, laquatrièmeaurore nous laisse apercevoir la terre, sortant par degrés deseaux;onvoitlacimedesmontagnesgrandirdanslelointain,etlafuméedeshameauxtournoyerdanslesairs.Aussitôtlavoiletombe, l’avironselève; l’infatigablerameurfrappelesvaguesécumantes,etfendl’ondeazurée.Échappésaunaufrage, lesStrophadesnousrecueillentdans

leursports; lesStrophades,quidoiventàlaGrècelagloiredeleurnom,etqu’embrassentdeleurhumideceinturelesmersdel’Ionie.C’estlàqu’habitentlesHarpies,etl’odieuseCéléno,leurreine,depuisquelapeurleschassadelatabledesrois,etleurferma le palais de Phinée. Jamais le courroux des dieuxn’évoquadesgouffresduStyxdeplusexécrablesmonstres,deplus cruels fléaux. Vierges difformes, oiseaux fétides, ellessouillent d’un flux immonde le sol qu’elles ont touché ; desserres tranchantes arment leurs mains, et leur pâle maigreurtrahitleurfaimdévorante.Tandisqu’abordéssurcescôtes,nousenvisitonsl’intérieur,à

nosyeuxseprésenteunnombreuxtroupeaudegénissesetdechèvres, paissant à l’abandon parmi les gras pâturages. Nousl’attaquonsàl’improviste,etlesprémicesdubutinsontoffertesausouveraindesdieux;puisdressantlelongdurivagedeslitsdemousseetdegazon,nousgoûtonsaprès la tourmente les.

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douceursdubanquet.Maistoutàcoupdéployantdeshauteursvoisines leur effroyable vol, les Harpies s’élancent, et battentl’airde leursailesavecunbruithorrible.Elles fondentsurnosmets, les pillent, ou les salissent de leur contact impur, etmêlentuncrisauvageàleur infecteodeur.Onchercheunlieuplussolitaire:sousunerochecaverneuse,environnéed’unboisépais et d’un ombrage impénétrable, on dresse de nouvellestables, on rallume le feu des autels. À l’instant, sortie denouveaudesesrepairessecrets,etretombantsurnousparunchemin opposé, la troupe avide vient encore, les griffesétendues,rôderautourdesaproie,etcorrompredesonhaleineempoisonnéelesapprêtsdufestin.«Compagnons,saisissezvosarmes,m’écriai-je;exterminonscetteinfernaleengeance!»Docileàmesordres,chacunsedisposeensilence,etcache

sousl’herbesonglaiveetsonbouclier.Sitôtquelahordeailéeafait retentirdesonbruyantessor leséchosd’alentour,Misène,embouchant la trompette, donne, du haut d’une éminence, lesignal de la charge. On se précipite ; et dans ces combatsétranges, la valeur s’essaie à terrasser de vils oiseaux, rebutdesmers.Maislefers’émoussecontreleurplumage:l’acierlesfrappe,sansentamer leursflancs ;etplusrapidesque l’éclair,ilss’enfuientdans lesnues, laissantderrièreeux lesdébrisdeleuraffreuxrepasetlestraceshideusesdeleurpassage.Seule, accroupie sur la pointe d’un rocher, Céléno nous

menaceencore;et,prophétessedemalheur,elletonneencesmots surnos têtes : «RacedeLaomédon ! oses-tubiennousapporterlaguerre?Laguerre!voilàleprixdenostroupeaux,égorgés par tes mains ! Prétends-tu nous chasser ainsi despaternelsroyaumes?Hébien,écoute,peupleimpie;écoute,etretiensmesoracles.Cequ’Apollonappritdumaîtredesdieux,Célénol’appritd’Apollon;etc’estmoiquitel’annonce,moi,laplus redoutabledes fillesde l’Enfer.Oui, l’Italie t’appelle ;oui,lesventspropicesteconduirontenItalie;sesportss’ouvrirontdevant toi. Mais avant que s’élèvent les murs promis à tesdésirs,lafaim,l’impitoyablefaim,vengerasurtoinotreinjureetle massacre de nos génisses : tu rongeras, dans ta détresse,jusqu’aux tables de tes banquets. » Elle dit, et, reprenant son

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vol,courts’enfoncerdanslaforêtprochaine.Uneterreursubiteaglacélesangdansnosveines:leglaive

esttombédenosmains.Cen’estplusparlesarmes,c’estpardes vœux et des prières qu’on aspire à la paix : divinités oumonstres,onveutfléchiràl’instantmêmecesoiseauxsinistres.Lesbrasétendusversleciel,Anchiseinvoquelespuissancesdel’Olympe, et commande en leur honneur des sacrificesexpiatoires. « Dieux, rendez vain ce funeste oracle ! Dieux,détournez les maux qu’il nous présage ! Regardez-nous dansvotre amour, et protégez qui vous révère ! » À ces mots, ilordonnedecouperlescâbles,etdedéployerlescordages.LesAutansenflentnosvoiles,nousfuyonssurl’ondeécumante,etlepilotelaissecouriraugrédesventsnosrapidesnavires.Déjà nous apparaissent, au milieu des flots, Zacynthe aux

bois verdoyants, Dulichium et Samé, Nérite et ses montspoudreux.Nousévitonslesécueilsd’Ithaque,empiredeLaërte,etnousmaudissons la terreoù futnourri l’infâmeUlysse.Plusloinnosyeuxdécouvrent lescimesnébuleusesdupromontoirede Leucate, et le temple d’Apollon, ce temple, effroi desnautoniers. La rade qu’il domine s’ouvre à nos vaisseauxfatigués, et la ville nous reçoit dans sa modeste enceinte.Cependantnosprouesreposent,appuyéessurleursancres;etles poupes immobiles bordent le rivage. Ainsi, foulant, aprèstant de traverses, un sol inespéré, nous rendons à Jupiter dereligieuxhommages ;notreencensbrûlesursesautels,et lesjeux Troyens ennoblissent les champs d’Actium. Nos guerriersrenouvellent,dansuneliceétrangère,lesluttesdeleurpatrie;et l’huilecouleàlongsflotssur leurcorpsdemi-nu.Quelle joiepour eux d’avoir pu franchir tant de plages infestées par lesGrecs;d’avoirpufuirimpunémentàtraverstantd’ennemis!Mais le soleil achève de parcourir le cercle immense de

l’année. Sitôt que les Aquilons, fougueux compagnons deshivers,cessentdetourmenterlesondes,jesuspendsauxportesdutempleunbouclierd’airainqu’avaitporté legrandAbas,etj’y grave ces mots : Énée consacre aux dieux cette armureenlevée aux Grecs triomphants. Je donne ensuite le signal dudépart : Soudain, courbés sur l’aviron, les rameurs fendent à

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l’envileseaux,etlesnefsagilesvolentsurlesmers.BientôtlestoursaltièresdesPhéaciensseperdentdanslesnues.Oncôtoielesbordsde l’Épire ; laChaonienousouvresesports,etnousmontonsleshauteursoùButhroteestassise.Toutàcoupunbruitétrangeafrappénosoreilles:«Là,dit-

on, un fils de Priam, Hélénus, commande aux enfants de laGrèce ; ilpossèdeet lesceptreet lacouchedePyrrhus ;et laveuve d’Hector a retrouvé un époux Phrygien. » Frappéd’étonnement, je brûle d’entretenir le nouveau monarque, etd’admireravecluicesjeuxbizarresdudestin.Jelaissedoncloindemoi la flotteet le rivage,et jem’avancedans laplaine.Cejour-là même, près des portes de la ville, sous de pieuxombrages,auxbordsd’unautreSimoïs,Andromaqueoffraitàlacendred’Hectorunsacrificesolenneletdesprésentsfunèbres.Elleévoquait lesmânesdecetépouxsicher,autourd’unvaincénotaphe, qu’elle orna de verdure, et pleurait aux pieds desdeux autels qu’elle avait consacrés au deuil des tombeaux. Àmonapprocheinattendue,àl’aspectdesarmestroyennesdontl’éclatsubitl’épouvante,pâleettroubléecommeàlavued’unspectre,elledemeureimmobile.Unfroidmortelaglacétoussesmembres : ses forces l’abandonnent, elle tombe…. ; maisreprenant enfin par degrés la parole et la vie : « Est-ce uneombre, est-ce Énée que je vois, dit-elle ? Fils d’une déesse,respirez-vous encore ? Ah ! si vous revenez des ténébreusesdemeures, où est mon Hector ? « À ces mots, un torrent delarmes inonde son visage, et ses accents lamentablesremplissent les lieux d’alentour. Ému de sa douleur, je puis àpeine lui répondre, et d’une voix étouffée par les sanglots :« Oui, je respire ; je traîne encore dans les revers des joursdévoués aumalheur. N’en doutez pas, je suis Énée ; un vainmensonge n’abuse point vos sens. Mais, vous, hélas ! vousdéchue d’un si grand hyménée, quel sort vous éprouveaujourd’hui ? Quelle fortune, après tant de gloire, est digneencore de vous ? L’Andromaque d’Hector est-elle l’épouse dePyrrhus?»Elle baisse les yeux, et dit en soupirant : « Ô mille fois

heureuselafilledePriam,condamnéeàmourirsurunetombe

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ennemie, dans les champs fameux d’Ilion ! Elle n’eut point àfléchirsousun jougodieux,etn’entrapointcaptiveau litd’unvainqueuretd’unmaître!Nous,hélas!arrachéesdenosmursen cendres, et traînées sur des mers lointaines, nous avonsessuyé les fiers dédains du fils d’Achille, et subi dans les fersl’outrage de sa flamme orgueilleuse ! Bientôt brûlant pourHermione,etrallumantàSparteleflambeaud’unautrehymen,le superbe abandonne l’esclave à l’esclave, et me laisse auxbras d’Hélénus. Cependant Oreste, indigné du rapt d’uneépouse promise à son amour, Oreste, que tourmentent lesFuries et ses crimes, surprend son rival sans défense, etl’égorgeauxpiedsdesautels.Par lamortdeNéoptolème,unemoitié de ses états devint l’héritage d’Hélénus. Il honora d’unnom troyen les contrées soumises â ses lois, et les appelaChaonie,enmémoiredeChaon.Cesforts,bâtissurcescollines,c’estlanouvellePergameélevéeparsesmainsMaisvous,quelsvents, quels destins, vous ont amené sur ces bords ? Vousignorieznotrehistoire;undieu,sansdoutevousaconduitversnous.Etl’aimableAscagne?lecielvousl’a-t-ilconservé?jouit-il encore de la lumière ? Hélas ! quand il reçut le jour, déjàTroie.. Dans un âge si tendre, apprend-il à pleurer sa mère ?Commence-t-il à se former aux antiques vertus, à l’école deshéros ? Sent-il déjà qu’il est le fils d’Énée et le neveud’Hector?»AinsiparlaitAndromaque,lesyeuxbaignésdelarmes;ainsi

s’exhalaientenvainseslongsgémissements;lorsque,sortidesremparts, le noble enfant de Priam vient au-devant de nous,entouréd’unbrillant cortège. Il reconnaît le sang troyen,nousaccueille avec joie, et nous guide vers son palais : des pleursd’attendrissementsemêlentànosdouxentretiens.J’admire,enavançant, l’humbleTroiedeces rives,et lemodestesimulacredel’altièrePergame,etlefaibleruisseau,enorgueillidunomdeXanthe; j’embrasse,enentrant, l’imagede laporteScée.Mescompagnonspartagentavecmoilescaressesd’unpeupleami.Lemonarque les reçoit sousde vastes portiques. Admis à sestables royales, ils fêtent Bacchus aumilieu des festins : poureux l’orbrille,chargédemetsdélicieux ;et les largespatères

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leurversentunvinpétillant.Deux jours s’étaient écoulés : les vents appellent nos

vaisseaux,etl’Austerenflenosvoilesd’unsoufflefavorable.Jem’adresse au favori des dieux, et j’interroge sa prudence :«Honneur de la Phrygie, interprète des Immortels ! vous quePhébus inspire, et quene trompèrent jamais ni les lauriers deClaros,nilestrépiedssacrés;vousàquilesastresduciel,etlelangagedesoiseaux,etleurvolprophétique,révèlentl’avenir;sage Hélénus, éclairez-moi. Nombre d’heureux augures ontpromisàmeslongsvoyagesuntermefortuné;touslesavisdesdieux me conseillent de chercher l’Italie et ses plagesétrangères.Célénoseule, lacruelleCéléno,nousmenaced’unaffreux prodige, nous annonce des jours de vengeance, unehorrible famine. Quels dangers ai-je à fuir ? et commenttriompherdetantd’épreuvesrenaissantes?“Hélénus,immolantalorslesvictimesaccoutumées,implorela

faveur céleste. Il dénoue les bandelettes qui ceignaient sonfront vénérable,meprésente lamain, etmeconduit dans tonsanctuaire,ôpuissantApollon!Là,tandisquemonâmeémuefrémitd’unsainteffroi, leroi-pontifelaisseéclaterencesmotslesaccentsdesavoixdivine:«FilsdeVénus,n’endoutepas, tu sillonnes lesondes sous

lesauspicesducielmême:ainsilemaîtredumondeveillesurtesdestinées :ainsi le sortena réglé lecours,et sesdécretssont immuables. Pour que tes nefs puissent parcourir avecmoinsdepérildesparagesinconnus,etteconduireenfindanslesportsde l’Ausonie,écoute lessecretsqu’ilm’estpermisdetedévoiler; lesParquesdérobentleresteausavoird’Hélénus,etlafilledeSaturnemedéfendd’autresprésages.«D’abordceLatiumquitesemblevoisin,cesportssiproches

en apparence, et que déjà tu crois toucher, un immenseintervalle les sépare de l’Épire par des régions immenses, pardes détours inabordables. Longtemps tes rames doivent luttercontre lesflotsde laSicile ; longtemps lesvaguesdeTyrrhènedoiventblanchirsoustesproues;iltefaudrabraverleslacsdel’Averne et les rocs de Circé, avant qu’une rive hospitalièrereçoive tes nouveaux remparts. Voici quels signes

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t’apparaîtront;songeàlesreconnaître.Unjour,promenanttessoucis le longd’unfleuveécarté, tuverrassous leschênesdurivageune laieblancheetsuperbe,couchéesur laverdure,etfièredesarécenteportée:trentenourrissons,aussiblancsqueleur mère, s’y presseront autour de ses mamelles. C’est làqu’estmarquéelaplacedetaciténaissante,làquet’estpromislereposaprèstantdefatigues.Cestables,dévouéesunjouràd’avides morsures, ne doivent point t’effrayer : les destinssauronts’accomplir,etl’oreilled’Apollonneserapointsourdeàtesprières.«Toutefoiscrainscesterrespeusûres,crainscescôtesnon

lointaines, incessamment battues par le reflux de nos mers :partouty flottent lespavillonsdesennemisdunomtroyen. Iciles Locriens, sortis de Naryce, ont fixé leurs demeures ; là,chassé de Crète, Idoménée couvre de ses soldats lescampagnesdeSalente ; ailleurs s’élèvent,bâtisparPhiloctètesorti deMélibée, les humblesmurs de Pétilie. Mais quand tesvaisseaux auront franchi ces parages, arrivé sur des bordspaisibles,dresseunautelauxdieux,et rends-ygrâcesà leursbontés.Qu’un tissudepourprevoilealors tonvisage,depeurqu’aumilieudesflammesalluméesenl’honneurdesImmortels,quelque objet funeste ne souille tes regards, et ne trouble lesauspices.Que tonpeupleobserve, durant les saintsmystères,cet usage religieux ; sois fidèle à l’observer toi-même, et quetespieuxdescendantsnes’écartentjamaisdeceritsolennel.«Dèsque l’Eurus,enflanttesvoiles, t’aurapoussévers l’île

deCérès,etque lesbouchesduPélores’élargirontdevant toi,suis lesbordsde lagaucheet les longsdétoursqu’yprésentel’immensité des eaux ; fuis la droite et les courants perfides.Ceslieux,dit-on,bouleversésautrefoisparlechocdestempêteset le conflit des éléments, se détachèrent un jour avec unhorrible fracas : tant la durée des âges peut amener dechangements ! À travers l’isthme disparu, la mer s’ouvrit, enmugissant,unlibrepassage;l’effortdesondesarrachalaSicileà l’Hespérie,et,séparantparundouble rivage lesvilleset lescampagnes,creusalegouffrehumidequibouillonneentreellesaujourd’hui.LadroiteestgardéeparScylla:Charybdedéfendla

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gauche,l’implacableCharybde,quitroisfoislejourengloutitlesvastes flots dans ses profonds abîmes, trois fois les revomitdans l’air, et les lance jusqu’aux cieux. Scylla veille cachéeparmidesrochescaverneuses;latêteavancéesurlesvagues,elleattireetbriselesvaisseauxcontresesbancsinvisibles.Sonbuste est d’une femme, et ses formes séduisantes offrentjusqu’à la ceinture les attraits d’une vierge ; mais sa croupehideuse trahit lemonstredesmers : ses flancssontarmésdegueules aboyantes, et sa queue tortueuse se termine endauphin.Ilvautmieuxallongertacourse,doublerlePachynum,et décrire un cercle immense autour des champs Trinacriens,que d’affronter dans son repaire l’effroyable Scylla, et sesbruyants écueils, et ses chiens hurlant sous les ondes. C’estpeu:siquelquesagesserecommandeHélénus,si l’organedesdieuxméritequelqueconfiance,siPhébuspénètremonâmedecélestes clartés ; il est surtout, fils de Vénus, il est un avissalutaire que tu dois méditer sans cesse, et que je dois terépéter sans fin. Ne manque pas d’adorer avant tout lapuissance de Junon ; paie à Junon le tribut de tes vœux, etfléchispard’humblesoffrandes l’auguste reinedes Immortels.Ainsi vainqueur des obstacles, et quittant la Sicile, tu verrass’ouvrirdevanttoilesportsdel’Ausonie.«Enfindébarquésurcesrives,cherched’abordlesmursde

Cumes. Là, près des lacs sacrés de l’Averne, non loin de sesbruyantes forêts, tu trouverasunevierge inspirée,quidu fonddesagrotteannoncelesarrêtsdusort,etconfiesesoraclesàdes feuilles légères. Ces tissus fragiles, où sa main gravel’avenir, la prêtresse les dispose dans un ordre certain, et lesgarde enfermés dans son antre. Ils y reposent immobiles, etdanslerangqu’elleafixé.Maissilaporte,entournantsursesgonds, livre un passage au vent le plus léger, son souffledisperseaussitôtlespagesfugitives,etlesfaitvolerauhasarddansl’obscursouterrain.Unefoiséparses,riennepeutpluslesréunir,etlesolrestejonchédeleursprésagesimparfaits.Onseretiresansréponse;ondéteste,ens’éloignant, leséjourdelaprophétesse. Toi, ne regrette point les heures que tu passerasdans ces lieux. Malgré l’impatience de tes guerriers, malgré

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l’aspect riant des ondes ; lors même que les vents amisgonfleraient déjà tes voiles frémissantes ; marche vers laSibylle, implore ses divines fureurs. Qu’elle parle, mais elle-même, et que sa voix fatidique daigne résonner à ton oreille.Elle t’apprendra quels peuples habitent l’Italie, te dira tescombatsfuturs,lesdangersquit’attendent,lestriomphesqu’ilstepréparent;etvaincueparteshommages,elleaplanirasoustesnefs lesflotsobéissants.Telssont,Prince, lesconseilsqu’ilm’est permis de te donner. Vole donc, et que tes exploitsportentjusqu’auxcieuxlagloiredePergame!“Ainsi le pieux monarque se plaisait à m’entretenir. Il fait

ensuite charger ma flotte de présents magnifiques, éclatantsd’oretd’ivoire.Onyporteun richeamasd’argent,desvasesfaçonnésàDodone,unecuirassetissuedemaillesélégantesetd’untriplefild’or,uncasqueaubrillantcimier,quesurmonteunpanache ondoyant, noble armure de Néoptolème. Hélénusn’oublie pas Anchise dans le partage de ses largesses. À cesdonsilajouteencoredescoursiersetdesguides;sesrameursvont remplir nos bancs, et ses arsenaux s’ouvrent pour armernossoldats.Cependantmonpèrenouspressaitdedéployerlesvoiles,de

profiterà l’instantmêmede la faveurdesvents.Le roi-pontifel’aborde en ces mots honorables : « Vous que Vénus a jugédignedesonaugustecouche,illustreAnchise,mortelaimédesdieux!vousquedeuxfoisilsontsauvédesruinesdeTroie!lavoilà devant vous, cette Hespérie tant désirée : que vosvaisseauxycourent.Glisseztoutefoislelongdesesrivages:lapartdecescontrées,qu’ApolIonvousdestine,estreculéeversd’autres bords. Allez, trop heureux père d’un fils dont le cielchérit lavertu!quepourrais-jevousdireencore?etpourquoiretarderpardevainsdiscourslesventsquivousappellent?“Non moins sensible à nos adieux, Andromaque offre à son

touraujeuneIuledeprécieuxvêtements,oùl’ors’entrelaceàlapourpre ;unmanteauphrygienenrichide frangesd’or,etdestissusmerveilleux qu’elle a brodés elle-même. « Reçois aussi,dit-elle, reçois, aimable enfant, ces dons, ouvrage de mesmains. Puissent-ils te rappeler sans cesse la tendre amitié

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d’Andromaque, de l’épouse d’Hector. Ce sont, hélas ! lesderniersdonsdetafamille,ôseuleimagequimerestedemonAstyanax!Voilàsesyeux,sestraits;voilàsonportetsagrâce!Maintenant,ilseraitcommetoidanslafleurdel’adolescence!«Enlesquittant,jesentiscoulermeslarmes,ettelsfurentmesderniersadieux :«Vivezheureux,ôvousqu’undieucontraires’estenfinlassédepoursuivre!Nous,aprèstantdehasards,ledestin nous entraîne encore en des hasards nouveaux. Quevotresortmefaitenvie!vousn’avezpointdemersorageusesàparcourir, point de terres à chercher, qui s’éloignent toujours.VosyeuxcontemplentuneimageduXanthe,uneTroienouvellequevosmainsontbâtie…Puisse-t-ellecroîtresousdemeilleursauspices,etmoinsenbutteà la fureurdesGrecs !Si je foulejamaislescampagnesoùleThybrepromèneenpaixsesondes;sijamaisjevoislesmurspromisausangd’Assaracus;jeveuxqu’un lien fraternel unisse l’Épire et l’Ausonie ; que deuxpeuples voisins, tous deux sortis de la même tige, tous deuxvictimes des mêmes infortunes, se confondent par la penséedansunseulIlion;etquecepacted’amoursoitéternelcommeeux-mêmes.»Bientôtlariveestloindenous;bientôtnosgalèresontrasé

lesmontsCérauniens,qu’unétroitcanalséparedesplagesdeSaturne. Cependant le soleil se plonge dans l’Océan, et lesmontagnes se couvrent d’ombres épaisses. Le paisible aspectdu rivage nous invite à descendre. Tandis que les uns veillentprèsde la rameoisive, lesautres,étendussur lamollearène,s’abandonnentaurepos:undouxsommeilleurversel’oublideleursfatigues.ÀpeinelaNuit,conduiteparlesheures,touchaitaumilieudesontour;levigilantPalinures’arracheausommeil,interroge les vents, et prête une oreille attentive aumurmuredesairs.Ilsuitdel’œil,danslavoûteazurée,lecourssilencieuxdes astres ; il observe le paresseux Arcture, et les Hyadespluvieuses,et lesdeuxOurses,et labrillanteécharped’Orion.Dèsqu’ilvoitque lecielserein luiprometuncalmedurable, ildonne du haut de sa nef l’éclatant signal du départ. Soudainl’ancre est levée, l’aviron fend les ondes ; et la vergue,déployantsesailes,emportenosvaisseaux.

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Déjàl’auroreaufrontderoseavaitchassélesétoiles.Toutàcoupondécouvre,dans le lointain,des collinesobscures,Uneterreàfleurd’eau;c’est l’Italie.L’Italie! l’Italie!Telest lecrid’Achate ; et de leurs joyeuses clameurs les Troyens saluentl’Italie.AlorsAnchiseprendunelargecoupe; il lacouronnedefleurs,laremplitd’unvinpur;etdeboutsurlapoupe,ilinvoquedesdieuxpropices:«Divinitésdelaterreetdesmers!etvous,arbitres des tempêtes ! aplanissez les flots sous nos fortunésnavires,etgonfleznosvoilesd’unsoufflefavorable!“Ildit;levent qu’il implore seconde nos désirs. Devant nous s’offre unportquis’élargitànotreapproche;etsurleshauteursvoisiness’élève le temple de Pallas. On plie les voiles, et la proues’élanceaurivage.Leport,ouvertà l’orient,sedessineenarcsinueux. Contre ses pointes avancées, les vagues viennentbriser leur impuissante écume : derrière, son bassin repose àl’abri des tourmentes. Deux rochers, pareils à deux môles,l’embrassent de leurs flancs recourbés, comme d’un doublerempart;etletemplequilesdominefuitdansl’éloignement.Làjevis,pourpremierprésage,quatrecoursiersaussiblancs

que la neige, et qui paissaient en liberté dans les vertspâturages. Mon père alors : « Tu nous annonces la guerre, ôterrepromiseànosvœux!c’estpourlaguerrequenaissentlescoursiers ; c’est la guerre que respire leur bouillante ardeur.Mais ces fiers quadrupèdes, ils apprennent eux-mêmes àcourberleurfrontsouslejoug,etsesoumettentaufreinquilesdompte : la guerre peut enfanter la paix. “ Il dit ; nos prièresmontent vers la déesse aux armes retentissantes, qui lapremière nous reçut triomphants. Prosternés aux pieds desautels,nouscouvronsnostêtesd’unvoilereligieux;et,fidèlesauxordressacrésd’Hélénus,nous rendonsenpompeà Junon,protectriced’Argos,leshonneursquiluisontdus.Cespieuxdevoirsaccomplis, lesignalestdonné : l’antenne

aux longs bras présente ses larges voiles aux haleines desvents ; et quittant ces plages envahies par la Grèce, nouscherchonsdesbordsmoinssuspects.Bientôtnousavonsfranchile golfe de Tarente, illustré, dit-on, par les exploits d’Hercule.Vis-à-visparaissent letemplede JunonLacinienne,et lestours

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deCaulon,etlesécueilsdeScylacée.Plusloin,derrièreleseauxquibaignentlaSicile,onaperçoitlescimesdel’Etna.Déjànousentendonsl’horriblemugissementdesmers,lebruitdesrochersbattus par les ondes en courroux, et le fracas redoublé dontretentissent au loin les rivages : les vagues bondissent, et lavasebouillonnantesemêleauxflotsamers.Anchiseselève, ils’écrie : « Les voilà, ces gouffres deCharybde ! les voilà, cesbancs redoutables, ces affreux repaires de Scylla, que nousprédisait Hélénus ! Fuyons, amis, fuyons ! Rameurs, courbez-vous sur vos rames ! “ À ce cri, tout s’empresse : Palinure lepremiertourneverslagauchel’airaindesaprouefrémissante;et vers la gauche aussitôt, mille bras dirigent à la fois et lesavirons et les voiles. Ici l’abîme s’enfle, et nous soulèvejusqu’aux cieux ; là, s’affaissant tout à coup, il nous précipiteauxenfers.Troisfois lemonstreaboyanthurladanssesantressans fond ; trois fois nous vîmes l’écume jaillissante s’élancerverslanue,etretomberenroséeabondante.Cependant le jour fuit, l’aquilon s’endort : épuisés de

fatigues, et ne sachant quelle route suivre dans les ténèbres,nous descendons sur la côte des Cyclopes. La rade estinaccessible aux vents, spacieuse et sûre ;mais auprès tonnel’Etna,entouréd’épouvantablesruines.Tantôt,parmidenoiresvapeurs, il pousse dans les airs d’épais tourbillons de fumée,des torrents de cendres ardentes, et vomit des gerbes de feuquimontentjusqu’auxastres;tantôt,arrachantsesentrailles,illes rejette avec fureur de ses flancs entr’ouverts, lance engrondantcontrelecieldesmarbrescalcinés,desrocsbrûlants,et bouillonne sous ses voûtes profondes. Si l’on en croit larenommée,lecorpsd’Encelade,àdemibrûléparlafoudre,gîtétendu sous cesmasses volcaniques. L’énormeEtna lepressedetoutsonpoids.Dufonddecesbéantesfournaises, legéantexhaleencoredesflammes;etchaquefoisqu’ils’agitesouslefaix qui l’accable, la Sicile tremble et gémit dans son vastecontour, et l’horizon se couvre de nuages sulfureux. Cachéstoute la nuit dans l’épaisseur des forêts, nous admirons aveceffroices jeux terriblesde lanature,sanspouvoirdécouvrir lacausedestonnerresquinousétonnent.Pasunastreneluitsous

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la voûte éthérée, pas un rayon n’y brille ; mais de sombresbrouillards ont enveloppé l’olympe ; et la lune, obscurcie paruneombrejalouse,nousdérobesaclarté.Enfinl’étoiledumatinramenaitunnouveaujour;etl’aurore,

chassant les ténèbres, épurait l’humide atmosphère. Tout àcoup sort du fond des bois un spectre à face humaine, pâle,desséché de maigreur, et couvert de hideux lambeaux. Ils’avance vers le rivage, et nous tend des mains suppliantes.Nousregardons:toutsoncorpsestsouillédefange,salonguebarbedescendsursapoitrine;desépinesrattachentlesdébrisdesarobe;leresteannonceunGrec,etjadisilmarchacontrePergamesouslesbannièresdel’Aulide.Dès qu’il a reconnu de loin les couleurs phrygiennes et les

armes de Troie, saisi de crainte, il hésite un moment à cetaspect, et demeure immobile. Mais bientôt il s’élance vers la.flotte,levisageinondédelarmes,etnousimploreavecdelongssanglots : « Au nom des dieux que j’atteste ! par ce soleil,flambeau du monde ! par sa douce lumière, dont je jouisencore ! je vous en conjure, ô Troyens ! arrachez moi d’ici ;traînez-moi, j’yconsens,auxdéserts lesplus lointains ;que jefuie,hélas!c’estassez.JesaisquelesnefsdeMycènesm’ontvomi sur vos bords ; j’ai porté la guerre, je l’avoue, dans lesmurs d’Ilion. Eh ! bien, s’il n’est point de grâce pour de telsattentats, déchirez, dispersez mes membres, précipitez-moidans l’abîme desmers :mourant de lamain des hommes, jemourrai satisfait “ . Il dit, embrassenosgenoux, et se roulantdans la poussière, y reste prosterné. Nous l’invitons à nousapprendresesmalheurs.«Quelest-il ?Dequelsparentsa-t-ilreçu le jour?Quelcoupdusort l’aréduitàtantdemisère?“Anchise lui-même, prévenant nos désirs, lui tend une mainsecourable,etparcegagedepaixluirendl’espéranceetlavie.L’infortuné, que cet accueil rassure, nous raconte ainsi sesmalheurs:« Ithaque est ma patrie. J’ai suivi la fortune du déplorable

Ulysse.Achéménideestmonnom.Filsd’unpère indigent,plûtau ciel que je n’eusse point quitté l’humble chaumièred’Adamaste,pourlesrempartsdeTroie!Jetésauretoursurces

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plages homicides, les Grecs,.en fuyant éperdus, m’oublièrent,hélas!danslacavernedePolyphème.Lasombreetspacieusedemeure n’offre, sous ses voûtes profondes, que des chairssanglantes,qued’exécrablesmets. Lui-même (dieux !délivrezla terre d’un tel fléau !), lui-même affreux colosse, le cyclopetouche de son front les nues, et semble défier la foudre. Sonaspectestterrible,soncœurimpitoyable:ildévorevivanteslesentraillesdesesvictimes,ets’abreuved’unsang livide. Je l’aivu demes propres yeux, sur sa couche sauvage, saisir de samaineffroyabledeuxdenoscompagnons,lesécrasercontreleroc,etrougirdesflotsdeleursanglepavédesonantre.J’aivuleurs corps meurtris assouvir son horrible faim ; j’ai entenduleursmembrespalpitantscriersoussesdentscruelles.Cenefutpas impunément. Ulysse ne put tenir à tant d’atrocités, et nes’oubliapointdansunsigrandpéril.Bientôtletigre,rassasiédecarnageetnoyédans levin, laissetombersatêteappesantie,et s’endort, étendu tel qu’un pin énorme au fond de son noirsouterrain. Pendant qu’il vomit, sous le poids du sommeil, lesdébris sanglants et les fumées infectes de son hideux festin,nous,pressésautourdelui,nousinvoquonslesdieuxvengeurs;etsoudain,brandissantunepoutrearméed’unferaigu,nousenperçons l’œil farouchequ’ilcachaitsoussonépaissourcil :œilunique,œil énorme, semblable aubouclier d’Argos, semblableaudisquedusoleil.Ainsi,vainqueursdubarbare,nousapaisonsles mânes de nos amis égorgés. Mais vous, fuyez, ômalheureux! fuyez, rompez lescâblesquivousenchaînentaurivage.Telqu’onvoit l’altier, l’épouvantablePolyphèmeensonobscur repaire, enclore ses brebis bêlantes, et presser leursmamelles;tel,nonmoinsformidable,unpeupleentierd’autresCyclopes habite ces côtes sinueuses, et ces monts escarpés.Troisfoisdéjàlecroissantdelalunearéparésalumière,depuisque je traîne mes jours dans les forêts ; sans cesse errantd’asileenasile,sanscesseapercevantsurlesrochesd’alentources cruels anthropophages, et frissonnant sans cesse au bruitde leur marche, à la tempête de leur voix. L’écorce desarbrisseaux, les fruitspierreuxducornouiller,quelques racinesamèresque j’arracheavecpeine, voilà les tristes alimentsqui

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prolongent mon existence. En promenant de tous côtés mesregards inquiets, j’ai vu de loin votre flotte approcher de cesbords.Quelquesdangersqu’ellem’apportâtpeut-être,j’aicourul’implorer : trop heureux d’échapper enfin à cette raceeffroyable ! Je vous en conjure de nouveau ! donnez-moi letrépas,plutôtquedem’abandonneràl’horreurdemonsort!“Ilachevaitàpeine,quandtoutàcoups’offreànosyeuxsur

les hauteurs voisines Polyphème lui-même avec sa tailledémesurée ;Polyphème,cheminant telqu’une tourambulanteaumilieude ses troupeaux,etdirigeant sa lourdemasseversles rivages accoutumés :monstre horrible, informe, immense,quesonœilarrachérendplushideuxencore.Unpintronquéluisert d’appui, et soutient ses pas chancelants. Ses brebisl’accompagnent,seule joiequi lui reste,uniquecharmedesesmaux.Arrivéprèsdurivage,ils’avanceaumilieudesmers,etlave,penchésurl’onde,lesangquidécouledesablessure.Sesdentsgrincentdedouleuretderage.Déjàsonpiedtoucheauxplusprofondsabîmes,et lesvaguesn’ontpointencoreblanchilahauteurdeses flancs.Nous,glacésdecrainte,nesongeantplusqu’àfuir,nousrecueillonsl’infortunéquinoussauvanous-mêmes ; et coupant les câbles en silence, courbés sur l’agileaviron,nousfendonsàl’envilegouffreécumantdeseaux.Polyphème entend le bruit des rames, et s’élance vers sa

proie.Maissesbrasqu’ilallongenesaisissentquel’air;et lescourants qui nous entraînent, nous dérobent à sa poursuite.Alorsilpousseuncriterrible:l’Océanettoussesflotsensontémus : l’Italie en tremble sur ses fondements ébranlés ; etl’Etna, dans ses cavernes tortueuses, résonne d’un affreuxmurmure. Aussitôt la foule des Cyclopes, sortie des bois,descenduedesmontagnes,seprécipitevers leport,etcouvreauloinlaplage.Nouslesvîmes,cesfiersenfantsdel’Etna,nousles vîmes debout sur le rivage, roulant en vain sur nous desregardspleinsdefureur,etportant jusqu’auxcieux leurstêtesmenaçantes.Effroyableassemblée!géantspareilsàceschênessuperbes, à ces cyprès au front pyramidal, dont la cime sedressesurunmontsourcilleux!onleseûtprispouruneantiqueforêtdeJupiteroudeDiane.

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Dansletroublequinousagite,nousdéployonsauhasardetles cordages et les voiles : tous les vents nous semblentheureux.Mais laprudenced’Hélénusnousdéfendd’approcherdeCharybdeetdeScylla,d’affrontercedétroitperfide,oùlanefentre deux écueils vogue si près du trépas. À l’instant nosprouessedétournent;etBorée,soufflantàproposdesgorgesduPélore,nousarracheaudanger.Nousrasonslesrochesvivesd’oùlePantagesejettedanslesmers,etlesbordssinueuxdela nouvelle Mégare, et les plaines de Thapsus, presqueensevelies sous les eaux.NaguèreAchéménideavait parcourucesparages,àlasuited’Ulysse:il lesreconnaissaitalorsavecnous.EntrelegolfedeSyracuseetl’humidePlemmyres’élèveune

île chère à Diane : comme autrefois Délos, elle reçut le nomd’Ortygie. C’est là, dit-on, que l’amoureuxAlphée se rend descampagnes d’Élis par des routes secrètes, frayées sous lebassindesondes;c’estlà,belleAréthuse,que,mêlantsesflotsàtesflots,ilseconfondavectoidanslesmersdeSicile.Instruitdecesmerveilles,nousadoronslesdivinitésdecesrives;etdelà,jecôtoielesvalléesfertilesqu’engraisselelimoneuxHélore.Bientôt j’ai laisséderrièremoi lespicsaltiersduPachynum,etses bancs avancés.Déjà semontrent Camarine, et lesmaraisquilaprotègent,etl’immenseGéla,citéreinedescontréesqueleGélasarrose.Plusloin,sur lesmontagnes,Agrigenteétaleàsontourl’orgueildesesremparts;Agrigente,jadisfécondeengénéreux coursiers. Vous aussi, champs de Sélinus où lespalmiersabondent,unventplusfraisnousemportepar-delàvosombrages ; et nous effleurons les rocs invisibles que Lilybéecacheàfleurd’eau.EnfinDrépanem’ouvresesports,Drépane,lieufuneste., lieud’undeuiléternel !C’est làqu’aprèstantdetourmentes,lesortm’enlève,ôcoupaffreux!leplustendredespères, Anchise, mon consolateur, mon seul bien dans mespeines.Là, cherauteurdemes jours, tudélaissesun filsdansles larmes ; c’est donc en vain que j’arrachai cent fois tavieillesseànoscommunsdésastres!NilesageHélénus,parmitantd’horriblesprésages,nilacruelleCéléno,n’avaientpréparémonâmeàcetteépreuvedouloureuse.Drépanevittesderniers

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tourments,etfutletermedetonlongexil…Jequittaiscetristerivage,ôReine,quandundieupluspropicem’aconduitsurvosbords.“Ainsi le pieux Énée, seul au milieu d’une foule attentive,

redisait les desseins des dieux sur lui, et retraçait le cours deseserrantesdestinées. Il s’arrêteenfin ; sesnobles récits fontplaceauxdouceursdurepos.

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Livrequatrième

CEPENDANT la reine, déjà blessée d’un traitmortel, nourritdans son cœur la plaie qui le dévore et le consume d’un feusecret.Sanscesse lavaleurduhéros, sanscesse lasplendeurdesonorigine,reviennents’offriràsapensée:gravésaufondde son âme, les traits et les discours du prince n’en peuventêtreeffacés;etletroublequilapoursuitéloignedesessenslepaisiblerepos.Lelendemain,l’auroreéclairaitlaterredespremiersfeuxdu

jour, et chassait des cieux l’ombre humide ; quand Didonéperdues’adresseencesmotsàsasœurbienaimée:«ChèreAnne!quelles terreurs inconnues tourmententmonsommeil?Quelestdonccetillustreétranger,nouvelhôtedemesétats?Quellenoble fiertédanssonport !quellemagnanimité !quelsexploits!Ah,jen’enpuisdouter,ilaestdusangdesdieux.Lacrainte trahit les âmes vulgaires : mais lui ! quels assautssoutintsoncourage!quelspérilssurmontésnousretraçaitsonrécit!Sil’arrêtquej’enaiportén’étaitpointirrévocable;sijepouvais subir encoredenouveauxnœuds,quanddéjà lamortcruelle a trompé mon premier amour ; si je ne détestais leflambeau de l’hymen et la couche nuptiale, c’était l’uniquefaiblessepeut-êtreoùDidonpouvaitsuccomber.Jeleconfesse,ômasœur;depuisletrépasdumalheureuxSychée;depuislejour où lamain d’un frère ensanglanta nos Pénates, lui seul afléchimafierté,afaitchancelermaconstance:jereconnaislatracedesfeuxdontj’aibrûlé.Maisquelaterreouvresousmespassesabîmes;que,desafoudre, lesouveraindesdieuxmeprécipite chez les ombres, les pâles ombres de l’Érèbe, noirséjourdelanuitprofonde;si jamais,ôPudeur, j’oseviolerteslois, ou m’affranchir de tes liens sacrés ! Sychée eut monpremieramour,ilauramesdernierssoupirs:quemaflammelesuive, et dorme avec lui dans la tombe ! “ Elle dit ; et destorrentsdelarmesontinondésonsein.

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«Ôvous, lui répondit sasœur,vousque j’aimeplusque lavie ! voulez-vous donc, toujours seule, user dans d’éternelschagrins le printemps de votre âge ? Avez-vous renoncé pourtoujoursàladouceurd’êtremère,auxfaveursdeVénus?Eh!qu’importent ces longs ennuis à la cendre des morts, à desmânesinanimés?Quenulautreépouxjusqu’icin’aitpuvaincrevos douleurs ; que Tyr, que la Libye accusent encore vosdédains;qu’Iarbes’enindigne,Iarbeettouscesroissuperbesque l’Afriquenourritdans l’orgueildes triomphes ; je leveux :mais combattrez-vous aussi un penchant qui vous flatte ?Oubliez-vous dans quelle contrée vous avez fixé votredemeure?LàvouspressentlesGétules,raceindomptable,etlefougueuxNumide,et lesSyrtes inhospitalières : icidebrûlantsdésertsvousentourent,etlefaroucheBarcéenpromèneauloinsesfureursvagabondes.Vouspeindrai-jeTyrenarmesselevantcontrevous,etvotre frèremenaçantvosremparts?Ah!sansdoute ce sont les dieux propices, c’est Junon favorable qui apoussé sur nos bords les navires Phrygiens. Voyez, ma sœur,comme s’affermit Carthage, comme s’agrandissent vos états,par une si noble alliance ! Appuyée de la valeur Troyenne, àquelle gloire n’atteindrait pas la puissance des enfantsd’Agénor ! Vous, seulement, implorez la clémence des dieux ;quevossacrificeslesapaisent;etlivrez-vousensuiteauxdouxsoins de l’hospitalité. Pour retenir le héros, prétextez les noirsaquilons déchaînés sur les mers, l’humide Orion, les nefs dePergame brisées par la tempête, et les cieux toujoursintraitables.“Ces mots achèvent d’enflammer un cœur déjà brûlant

d’amour ; ils y font naître l’espoir, et mourir la pudeur. Àl’instant elles courent dans les temples, et vont cherchant lapaix aux pieds des autels. Là, suivant l’usage antique, ellesimmolentdejeunesbrebisd’éliteàCérèslégislatrice,aubrillantApollon, à Bacchus père des vendanges ; à Junon surtout, àJunon protectrice des nœuds de l’hyménée. Une coupe à lamain, la belle Didon verse elle-même le vin sacré sur le frontd’une blanche génisse, ou rêveuse, en présence des dieuxqu’elle invoque, elle marche d’un pas religieux autour des

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autels fumants du sang des victimes. Chaque jour, ellerenouvellesesoffrandes;chaquejour,lesregardsattachéssurles flancs ouverts des taureaux, elle consulte d’un œil avideleursentraillespalpitantes.Ôvainesciencedesaugures !quefontlesvœux,quefontlestemples,auxfureursd’uneamante?Cependant le feu de l’amour circule dans ses veines ; et soncœur nourrit en secret son incurable blessure. Malheureuse !ellebrûle;etseule,égaréedansCarthage,elleporteauhasardsonaveugledélire.Tellelabichelégère,siletraitrapidequilapoursuit au loin à travers les bois de la Crète, la perce àl’improviste,etqueleferailéresteaufonddelaplaieà l’insuduchasseur;ellefuit,franchissantdanssesbondslesforêtsetlesdétoursduDicté:ellefuit,courseinutile!laflèchemortellelasuit,attachéeàsonflanc.Tantôt,dès l’aubematinale,ellepromène lehérosà travers

lesmursqu’elleélève, luimontreavecorgueilet les richessesdeTyretcesrempartstoutprêts…,commenceuntendreaveu,s’interrompt,etrougit.Tantôt,quandlejourbaisse,elleordonnedenouveaux festins, veut encoreentendre, insensée ! le récitdes malheurs de Troie, et les écoute encore, suspendue auxlèvres d’Énée. Lorsque enfin la nuit les sépare, que Phébé,pâlissant à son tour, retire sa lumière, et que le déclin desastres inviteausommeil ; seule,ellegémitsoussesportiquessilencieux, et foule en soupirant le lit désert qu’il a foulé.Absent, elle croit le voir ; absent, elle croit l’entendre.Quelquefois,séduiteparuneaimableressemblance,ellepresseIuledanssesbras:heureuse,sidumoinsellepouvaittromperune ardeur qu’elle n’ose avouer ! Cependant les tourscommencéesn’exhaussentplus leur faîte : la jeunesseamollielaisse reposer ses armes : au port, sur les remparts, dans lesarsenaux,toutlanguit,touts’arrête:l’œiln’aperçoitauloinquedes ouvrages interrompus, des pans énormes de murailles,encoreimparfaites,etdevastesmachinesoisivesdanslanue.Maisl’épousechériedeJupiteraludanslecœurdelareine:

elle y voit les ravages d’une passion funeste, et l’honneurvaincu par l’amour. Alors, s’adressant à Vénus, la fille deSaturnes’exprimeencesmots:«Ainsivousl’emportez!Quel

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nobleavantage!quelbrillanttrophée,déesse,etpourvousetpour votre fils ! Certes la gloire est grande, et la victoiremémorable : deux puissances du ciel ont triomphé d’unefemme, et triomphé par la ruse ! Vos défiances me sontconnues : vous avez craint des murs que je protège, et lasuperbeCarthageéveillevossoupçons.Maisqueltermeaurontvos alarmes ? et pourquoi tant de haine nous arme-t-elleencore?Quenejurons-nousplutôtunepaixéternelle,cimentéeparunheureuxhymen?Vosvœuxlespluscherssontcomblés:Didon brûle de tous vos feux, et son âme éperdue ne respireque vos fureurs. Hé bien ! régnons ensemble sur un peuplecommun ; régissons Carthage et Pergame sous de communsauspices. Je consens que Didon subisse les lois d’un épouxPhrygien;vous,acceptezpourdotl’empiredeSidon.“Parcediscoursartificieux,Junoncherchaitàfixersurlesrives

del’Afriquelesgrandsdestinsdel’Italie.Vénusasentilepiège.«Quelinsensé,dit-elle,rejetteraitdepareillesoffres,etvoudraitluttercontrevous?Pourpeuquelafortuneseplieàvosprojets,Vénus y souscrit la première. Mais le sortm’inquiète : Jupiterpermettra-t-ilqu’unemêmecitérassemblelesenfantsdeTyretles débris de Troie ? Approuvera-t-il, dans sa sagesse, et cemélange des deux nations et cette alliance qui vous sourit ?Vous êtes son épouse : c’est à vous, c’est à vos caresses àsonder lecœurd’unépoux.Faitesunpas,et jevoussuis.»—«Cesoinestmonaffaire,répliqualareinedesdieux.Quantausuccès,ilestfacile;voicimonsecret,écoutez.Demain, le fils d’Anchise et l’infortunée Didon doivent

ensembleporterlaguerreauxhôtesdesforêts,sitôtqueledieudu jour aura franchi les portes de l’orient, et doré lescampagnes de ses premiers rayons. Là, tandis que leschasseurspoursuivront leurproiefugitive,etceindront lesboisde leurs vastes filets ; à ma voix, de noirs torrents de pluie,mêlésdegrêleetd’éclairsfondronttoutàcoupdesnues;etleschampsébranlésretentirontauloindeséclatsdutonnerre.Toutfuit, tout se disperse, et la nuit étend sur la terre ses voilesténébreux. Une grotte commune sert de refuge aux deuxamans : Junon sera présente ; et si je puis compter sur votre

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aveu, je les unirai l’un à l’autre par un lien indissoluble :d’amants, ils deviendront époux : l’Hymen recevra leursserments.“Loindes’armerd’unvainrefus,Cythéréeconsentàtout,etsouritd’unerusedontellen’estpasladupe.Cependant l’Aurore se lève, et quitte le sein des mers. À

peineontluisesnaissantesclartés,quedéjàs’élancehorsdesmurs une jeunesse ardente et choisie ; déjà sont prêts lesréseaux,etlestoilescaptieuses,etlesépieuxaulargefer;déjàbondissentdanslaplaineetlescoursiersdesnoirsMassyliens,etlameuteàl’odoratsubtil.Tandisquelareinetardeencoreàparaître, lesgrandsattendentsonréveilauxportesdupalais ;étincelantdepourpreetd’or,soncoursierbatdupiedlaterre,et ronge avec fierté son frein blanchi d’écume. Enfin Didons’avance,environnéed’unenombreuseescorte,etparéed’uneécharpetyriennedontl’aiguilleindustrieusenuançalabordure.Sur ses épaules résonne un carquois d’or : l’or, en tresseéblouissante,captiveseslongscheveux:l’or,enflexibleagrafe,soutient les plis de sapourpre ondoyante.Bientôt la fleur desTroyens et l’aimable Iule viennent grossir sa cour : seul plusbrillantqu’euxtous,Énéeseplaceàcôtédelareine,etréunitles deux cortèges qu’il efface en beauté. Tel paraît Apollon,quand, laissant la froide Lycie et les rives du Xanthe, il vientrevoir son île maternelle, et ramène à Délos les fêtes et lesdanses.Tandisqu’encercleautourdesesautels, leCrétois, leDryope, et l’Agathyrse peint de mille couleurs, célèbrent enchœur ses louanges, le dieu s’avance avec majesté sur leshauteurs du Cynthe : un léger feuillage presse mollement saflottante chevelure qu’entrelaceun réseaud’or, et ses flèchesagitéesretentissentsursesépaules.Teletnonmoinsimposantmarchait le héros phrygien, telles éclataient dans son port lanoblesseetlagrâce.On part enfin, l’on affronte et les hautesmontagnes et les

repairesinaccessibles.Soudainchasséedesesâpressommets,lachèvresauvageseprécipitederocenroc;soudainemportéspar la peur, les cerfs aux pieds agiles franchissent les vastescampagnes, et, serrés dans leur fuite en bataillons poudreux,s’éloignentdesmontsescarpés.Aumilieudelaplaine,lejeune

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Ascagne,ivredejoie,presseuncoursierpétulant,court,voleetdevancetouràtourlesplusardentschasseurs.Quenepeut-il,danssonimpatience,rencontrerparmicestroupeauxtimidesunsanglierfurieux!quenevoit-ildescendredeshauteursunlionrugissant!Maislafoudregronde:unbruiteffroyabletroubleauloinles

cieux;ettoutàcoupfondsurlaterreundélugedegrêleetdepluie. Frappés d’épouvante, l’élite des Tyrien, et la jeunessetroyenne,etlepetit-filsdeVénus,ontcherchédansleschampsvoisins divers abris contre l’orage : des torrents écumeuxroulentduhautdesmontagnes.Didongagneunantreécarté;lefilsd’Anchiseysuitlareine.Àl’instantlaTerreetJunon,Junonqui préside aux nœuds conjugaux, donnent le signald’hyménée : l’éclair brille, le ciel complice s’allume, et lesNymphesd’alentourfontmugirdeleurscrislacollineébranlée.Ce jour, hélas ! fut pour Didon la première cause de sesmalheurs, la première cause de sa mort. Ni l’honneur, ni lagloire, ne touchent plus son âme : ce n’est plus un feuclandestin qu’elle nourrit dans son cœur : elle affiche le titred’épouse,etvoiledunomd’hymenlesfaiblessesdel’amour.Aussitôt la Renommée parcourt les vastes contrées de la

Libye ; la Renommée, de tous les fléaux le plus prompt ;infatigablemessagère,qui s’accroîtdanssonvoletgranditencourant. D’abord faible et craintive, bientôt colosse touchantauxcieux,ellefouledupiedlaterre,etcachesatêtedanslesnues. Indignéedes fureursdesdieux, lamèredesgéants,dit-on,l’enfantadanssacolère:c’estladernièresœurdeCéusetd’Encelade,Àdespiedsagiles,elle jointdesailesplusrapidesque les vents. Monstre horrible, énorme, autant de plumescouvrent son corps, autant elle cache, ô prodige ! et d’yeuxtoujoursouverts,etdebouchestoujoursbruyantes,etd’oreillestoujours attentives. La nuit, elle plane d’un pôle à l’autre,semant de sourds et vains murmures dans le silence desténèbres,sansquejamaissespaupièress’abandonnentaudouxsommeil.Le jour,sentinelleassidue,elleveilleassiseousur lefaîte des palais ou sur le sommetdes tours ; et de là sa voixrépand la terreur au sein des villes populeuses, sa voix

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trompetteindifférentedesvertusetdel’infamie,desvéritésetdumensonge.Ainsidoncl’indiscrètecourrièreseplaisaitalorsàremplir les cités de mille rumeurs confuses, et divulguait auhasardlesvainsrapportsetlesrécitsfidèles.«UnprincevenudesrivesduScamandreatouchélesbordsAfricains:l’aimablereinedeCarthagedaignes’uniraufilsd’Anchise:heureuxdansles bras l’un de l’autre, ils consument en plaisirs les longuesheuresdel’hiver;etnégligeantleurgloire,ilss’endormentsansremordsauseindesvoluptés.“Telssontlesbruitsquel’odieusedéesse fait circuler de bouche en bouche parmi les peuplesétonnés.Toutàcoupdirigeantsonvolverslepalaisd’Iarbe,ellearrive,elleallumedanscetteâmealtièrelefeudelajalousie,etl’embrased’unnoircourroux.Fruit des amours d’Ammon et de la nymphe Garamantis,

Iarbe avait élevé dans ses vastes états cent templesmagnifiques,centautelssuperbesausouveraindesdieux : là,consacrée par ses mains, une flamme religieuse brûlait sansjamais s’éteindre, et veillait nuit et jour en l’honneur desImmortels : sans cesse la terre y fumait arrosée du sang desvictimes ; sans cesse de nouvelles guirlandes en fleurissaientles portiques. Hors de lui-même, et bouillant de fureur à cesrécitsinjurieux,ilcourtauxpiedsdesautels,prendàtémoinlesdieuxdont lamajesté l’environne,et, levantauciel sesmainssuppliantes, implore le maître du tonnerre. « Ô Jupiter tout-puissant!toipourquileMaure,assisdanssesbanquetssurdeslitssomptueux,faitcouleràlongsflotslevinpurdeslibations,tu vois à quel point on m’outrage ! Eh quoi, mon père, lescarreaux que tu lances n’inspirent-ils qu’un vain effroi ? et,perdus dans les airs, tes foudres, épouvante du monde,n’ébranlent-ils la nue que par des éclats sans effets ? Unefemme fugitive, errante sur mes frontières, y mendie, l’or enmain, un chétif asile : ma pitié lui cède un rivage inculte, luidicte les lois dumarché : et c’est elle qui rejette aujourd’huimontrôneetmamain!ellequi,danssesmursd’unjour,reçoitpour époux et pour maître un vil Troyen ! Cependant cenouveau Pâris, roi d’une cour efféminée, le front ceint d’unemitre nouée par la mollesse, et les cheveux parfumés

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d’essences, jouit en paix de sa conquête. Est-ce donc en vainque j’apporteà tes templesmonencensetmesdons?Est-ceenvainquejem’honoredetedevoirlejour?»AinsipriaitIarbe;etsamaintouchaitlesautels.Àcettevoix

connue, le roi des dieux tourne un œil courroucé sur lesrempartsdeCarthage,surceslieuxoùlanguissentdeuxamansquel’amourarracheàl’honneur.Soudains’adressantàMercure,illuidictecesordres:«Va,cours,monfils;appelleleszéphyrs,etvolesur lesvents.Un indignereposenchaîne,auseinde lanouvelleTyr,ledescendantd’Assaracus;iloubliedansunefolleivressel’empirequelesortluidestine:pars,fendslesnues,etporteàsonoreillelesparolesdeJupiter.Est-celàcehérosquenousavaitpromis labelleCythérée, samère ?Est-cepourdetels exploits que Vénus le sauva deux fois de la fureur desGrecs?Ildevaitsemontrerdignederégirl’Italie,labelliqueuseItalie,enceinted’unpeuple-roi,etmèreunjourdesconquérantsdumonde ; il devait, noble enfant de Teucer, en perpétuer laraceillustre,etrangersoussesloisl’immensitédel’univers.Sila gloire d’un pareil avenir n’enflamme point son courage, s’ilcraintde s’immoler lui-mêmeaux soinsde sagrandeur ; pèreinjuste,enviera-t-ilàsonfilsl’héritagedeRome?Qu’attend-il?quelespoirl’arrêtesurdesbordsennemis?Nesonge-t-ilplusàsapostérité,auxchampsduLatium,auxmursdeLavinie?Qu’ilfendeàl’instantlesflots;jeleveux,jel’ordonne:annonce-luimonimmuablearrêt.»Il dit : docile au commandement de son auguste père,

Mercuresedisposeà l’accomplir.D’abord ilenlaceàsespiedssesbrodequinsd’or,dont lesailes rapides lesoutiennentdanslesairs,et leportentavecleszéphyrsau-dessusdesmontsetdes mers. Il prend ensuite son caducée, verge puissante, quimaîtriselespâlesombres,évoquelesunesdel’Erèbe,etplongelesautresdansletristeTartare,etdontlavertumagiquedonneetravitlesommeil,appelleouchasseàsongrélesténèbresdelamort. Arméde son secours, le dieumonte sur les vents, ettraverse lesnuesorageuses.Déjàdans sonvol, il découvre lefront sourcilleux et les flancs gigantesques de l’inébranlableAtlas, qui porte le ciel sur ses épaules ; d’Atlas, dont la tête

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chargéedepins,sanscesseenveloppéedenoirsfrimas,gémit,battue sans cesse des aquilons et des tempêtes : le dos del’horrible vieillard blanchit sous la neige entassée ; sa boucheséculairevomitdesfleuvesmugissants,etsabarbehideusesehérissed’éternelsglaçons.Là,suspendantsonessor, le filsdeMaïasebalanceunmomentsursonaileimmobile:puisfondanttoutàcoupdecescimeshautaines, ils’élancevers lesondes,etfuitlelongdesmers;pareilàl’agileoiseauqu’onvoitplanerautourdes rivages, autourdes rochespoissonneuses, et raserdesesaileslasurfacedeseaux.Telglissaitentrelescieuxetlaterrelepetit-filsd’Atlas;telileffleuraitlesbancssablonneuxdelaLibye;telilfendaitlesairs,etlaissaitauloinderrièreluisonaïeulmaternel.À peine ses pieds ailés ont-ils touché les chaumières

puniques, il aperçoit le fils d’Anchise dessinant de nouveauxremparts,traçantdesdemeuresnouvelles.Auxflancsduhérospendaitunebrillanteépée,oùlejaspeéblouissantrayonnaitenétoiles ;desesépaules tombaitunmanteauprécieux,queTyrcolora de sa pourpre éclatante : riche armure, qu’il devait àl’amourdeDidon ; noble tissu,qu’elle-mêmeavait ornéd’unelégèrebroderied’or.Ledieu l’abordeà l’improviste:«Tevoilàdonc,Énée,bâtissantl’altièreCarthage!Esclaved’unefemme,tu décores pour elle une ville étrangère ! Et ton empire et tagloire,hélas!tulesoubliespourunefemme!Ledieuquirègnesur lesdieux,celuidont lepouvoirmeutàsongré lecielet laterre,medéputeverstoiduhautduradieuxOlympe:lui-mêmeilm’achargédefendrerapidementlesairs,pourt’apportersesdécrets.Quit’arrête?quelespoirenchaînetonoisivelangueurauxrivesde l’Afrique?Si l’éclatd’un illustreavenirne touchepointtonâme;situn’osest’immolertoi-mêmeauxsoinsdetagrandeur;voisdumoins,voiscroîtrelejeuneAscagne,etsongeauxespérancesd’unsicherhéritier:c’estIulequ’attendentletrônedel’ItalieetlesceptredeRome.»AinsiparlaMercure;etplus prompt que l’éclair, le dieu, quittant ses traits mortels,disparaîtauloindanslanuecommeunevapeurlégère.À ce prodige, Énée se trouble et demeure interdit : ses

cheveuxsedressentd’horreur,savoixexpiresurses lèvres. Il

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n’aspire plus qu’à fuir ; il brûle d’abandonner un séjour tropaimable : tant cet avis sévère, tant cet ordre imposant desdieux, l’ont frappéde terreur.Mais comment faire,hélas !Où,quand, et par quel détour, préparer à ce fatal départ la reineéperdue?Queluidire,etparoùcommencer?Sonespritagitéprend et rejette aumême instantmille résolutions contraires,s’égaretouràtourenmilleprojetsquisecombattent,etflotteau hasard sans pouvoir se fixer. Dans sa vague inquiétude, leparti le moins brusque lui paraît le plus sage : il appelleMnesthée,Sergeste,etlevaillantCloanthe:«Qu’ondisposeensecretlesnefs;quelesTroyensserassemblentaurivage;quechacun s’armeen silence ; et qu’unheureuxprétextedéguiseles motifs de ces nouveaux apprêts. Lui, pendant quel’infortunée Didon ignore tout encore, et ne peut s’attendre àvoirrompredesitendresamours,iltenteradel’aborder,saisiral’heure favorable à la doucepersuasion, et préviendra, s’il estpossible, un dangereux éclat. » Il dit ; aussitôt ses guerrierss’empressentd’obéir,etvolentexécuterseslois.Maisquipeuttromperuneamante?LaReineapressenti la

ruse,etpénétrélapremièrelesmouvementsquilamenacent:lecalmemêmen’estpassansalarmespourelle.Cefutencorel’impitoyable Renommée qui vint annoncer à la malheureuseDidonl’armementdesnaviresetl’instantprochaindudépart.Lafureur latransporte:égarée, l’œileufeu,ellecourtécheveléelavilletouteentière;pareilleàlaBacchanteivredudieuquilapossède au jour sacré des mystères, quand les cris d’Évohél’appellentauxorgies triennales,etqu’elleentend leCythéronmugirdehurlementsnocturnes.EnfinellerencontreÉnée;sondépits’exhaleencestermes:« T’es-tu flatté, perfide, de pouvoir dissimuler un forfait si

noir, et de fuir Carthage à l’insu de sa reine ? Quoi, ni monamour, ni la foi que tum’as jurée, ni mon affreux trépas quisuivra tonparjure, rien ne t’arrête !Quedis-je ? c’est sous lesignedeshiversquetudéploiestesvoiles;c’estaumilieudesaquilonsque tuvolesaffronter lesmers, cruel !Ehpourquoi ?pour courir après des bords étrangers et des demeuresinconnues?Ah !quand lasuperbeTroieseraitdeboutencore,

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irais-tu chercher Troie à travers les flots en courroux ? Est-cemoiquetufuis?Parcespleursquicoulentdemesyeux,partamainquej’embrasse(uniqueressource,hélas!qu’aientencoremes douleurs), par les doux nœuds qui nous unirent, par cebonheur trop court d’un hymen commencé ; si tu me doisquelques faveurs, si ma tendresse eut pour toi quelquescharmes ; vois, je t’en conjure, vois l’abîme de maux où meplongetondépart;etparpitiédumoins(silapitiépeutencoret’émouvoir), abjure un horrible projet. Pour toi j’ai méprisé laliguedespeuplesdelaLibyeetdestyransNomades:pourtoij’aibravélahainedesTyrienjaloux:pourtoiencore,j’aisacrifiél’honneur,etcetrésorquim’égalaitauxdieux,l’antiquerenomdemavertu.Àquim’abandonnes-tumourante,cherhôte!carce nom seul me reste d’un époux trop aimé. Que faut-il quej’attende ? qu’un frère impie, l’odieux Pygmalion, mette monpalais en cendres ? qu’Iarbe, un Gétule, m’entraîne captive àsonchar?Encoresitumelaissais,enfuyant,quelqueheureuxgagedenosfeux!si jevoyaisfolâtrerdansmacourun jeunerejeton d’Énée, dont les traits du moins me rendissent tonimage ! non, je ne me croirais pas entièrement trahie,entièrementdélaissée.»AinsiparlaitDidon.Lehéros,pleindel’ordredesdieux,tenait

fixés vers la terre ses regards immobiles, et, s’armant decourage,étouffaitdanssonâmelesmurmuresdel’amour.Enfinrompant le silence : « Oui, Reine, vos bienfaits ont surpassémon attente ; et vous pourriez à peine les dénombrer vous-même.Jenelesoublieraijamais;jamaislamémoired’Élisenecesseradem’êtrechère,tantquemesyeuxverrontlejour,tantqu’un souffle de vie fera battre mon cœur. Vous m’accusez ;daignez m’entendre. Non, je ne méditais pas un départclandestin:loindevouscetindignesoupçon!maisjen’aipointbrigué l’honneur d’un hymen qui n’était pas le but de monvoyage.Silesdestinsmepermettaientdedirigermavieaugréde mes désirs, et de terminer selon mes vœux les soins quim’agitent ; fidèle à Troie, aux doux restes des miens, j’irais,j’iraisrevoirlesbordsduSimoïs;lepalaisdePriamrenaîtraitdesacendre ; etmamain, ressuscitantPergame, la rendrait aux

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vaincus.Maintenant c’est lapuissante Italiequem’annonce ledieudeGryna ;c’estauxrivagesde l’Italieque lesoraclesdePatare m’ordonnent de descendre : l’Italie, voilà mon amour,voilà ma patrie. Quand les murs naissants de Carthage et leséjourd’unevilleafricaineontsuvouscaptiver,vousqueTyravuenaître,envierez-vousunasileauxTroyensdansleschampsd’Ausonie ? Ne pouvons-nous, à votre exemple, chercher unempire étranger.Dès que la nuit couvre la terre de ses voileshumides, dès que les astres enflammés se lèvent dans lescieux, l’ombre irritée d’un père vient m’avertir en songe ettroubler mon sommeil. Sans cesse un fils m’accuse et mereprocheson injure,un filsobjetde toutema tendresse,àquij’enlève le sceptrede l’Hespérieet les contréespromisesà safortune. À l’instantmêmeencore (j’en jure et par vous et parmoi), l’interprète ailé des dieux, l’envoyé de Jupiter même,m’apporte du haut des airs les volontés du ciel. Oui, j’ai vuMercure,ôprodige!pénétrerdansCarthagetoutresplendissantde lumière:mesyeux l’ontvu,etmesoreillesontentendusavoix. Cessez, Didon, cessez d’aigrir par d’inutiles plaintes etmes regrets et vos tourments : l’Italie m’appelle, et j’y coursmalgrémoi.»Il parlait : d’abord dévorant son courroux, elle roule sur le

prince des yeux égarés, et le mesure tout entier dans unsombre silence : enfin sa bouillante fureur éclate et tonne encesmots:«Non,tun’espaslefilsd’unedéesse;non,tun’espaslesangdeDardanus,traître!l’affreuxCaucaset’engendradans ses rochers sauvages, et ton enfance suça le lait destigresses d’Hyrcanie. Car enfin qui m’arrête ? Quel plus noiroutrage puis-je attendre ? A-t-il gémi dema douleur ?m’a-t-ilconsoléed’unregard?ai-jesurprisdanssesyeuxunelarmedepitié ? a-t-il plaint seulement sa malheureuse amante ? Ôcombledesaffronts!Etlareinedesdieuxrestecalme!etlefilsdeSaturnevoittantd’horreursd’unœilindifférent!Hélas!surquelle foi compter ! Rebut des flots, fugitif, sans asile, je l’aireçudansmonpalais : insensée ! j’aipartagémontrôneaveclui : les débris de sa flotte, je les ai sauvésdunaufrage ; sescompagnonsmourants,jelesairendusàlavie….Ah!l’enferet

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sa rage sont passés dans mon cœur. Si je l’en crois, c’estApollon prophète, c’est la Lycie et ses oracles qui luicommandent le parjure ! si je l’en crois, l’interprète desImmortels, l’envoyé de Jupiter même, descend pour lui descieux chargé d’ordres barbares ! Sans doute l’Olympe entiers’occupedesagrandeur!unsoinsipressanttroublelapaixdesdieux ! Pars donc, je ne te retiensplus ; pars, je dédaignederéfutertesfables.Va,courssurlafoidesventsaprèstonItalie;chercheàtraverslesondesjenesaisquelempire.Maispuisse,s’il est des dieux vengeurs, ton crime épuiser leur colère aumilieu des tempêtes, et ta voix trop tard suppliante invoquervainementDidon!Absente, jetesuivraisanscesse,arméeduflambeaudesFuries;etquandlafroidemortauraséparémonâmedemesmembresglacés, spectreeffrayant je t’assiégeraipartout.Tonchâtiment,perfide,expieramespleurs.J’apprendraitonsupplice,etlebruitenviendrajusqu’àmoidansleprofondséjourdesMânes.»Elledit;etrompanttoutàcoupcefatalentretien,ellefuitle

jourquil’importune,s’arrachebrusquementauxyeuxduhéros,et le laisse interdit,muet, et cherchant en vain ses réponses.Sesfemmeslareçoiventdansleursbras,lareportentmourantesous ses pompeux lambris, et la déposent tristement sur sacoucheroyale.LesensibleÉnéevoudraitadoucirleschagrinsdelaReine,et

charmerdumoinssesdouleurspardesparolesconsolantes;ilgémit, il soupire,etsaconstanceébranlée résisteàpeineauxassautsdel’amour:maislesdieuxparlent;ilobéit,etretourneàsaflotte.Àsonaspect,lesTroyensredoublentd’ardeur:déjàlanefélancéedescendau loindu rivage ;déjà lacarène fendmollement lesflots:centbrasdépouillent lesforêts,centbrasen rapportent à la hâte et des rames garnies encore defeuillage,etdesmâtsàpeineébauchés:touts’empresse,toutbrûle de partir : les chemins sont couverts d’une fouleimpatientequidéserteàl’envilesremparts.Telles,autourd’unvaste amas de blé, les fourmis, prévoyant l’hiver, pillent lestrésorsdel’automne,etcourentemplirleursmagasins:lenoirbataillonchemineàtravers lacampagne,et,sillonnantau loin

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les herbes, voiture son butin par un étroit sentier : l’une,trébuchant sous le faix, porte un énorme grain ; l’autre,pressant la marche, rallie les traîneuses et gourmande leurparesse:toutlesentiers’animesousleurspasdiligents.Que pensais-tu, Didon, à cet affreux spectacle ? Quels

transports t’agitaient quand tes regards, errant du haut destours, découvraient de toutes parts les bruyants apprêts durivage;quandtuvoyais,soustesyeuxmêmes,lesvastesmerstroubléespartantdeclameursconfuses?Amour,cruelamour,àquoiréduis-tutesvictimes?illuifaut,hélas!recourirencoreaux larmes, encore descendre à la prière, humilier encoredevant sonvainqueur sa fierté suppliante.Vainsefforts !maisavantdemourir,elleveuttouttenter.«Tulesvois,chèreAnne,cesmouvementssinistresquiagitentleport:detouscôtéslesTroyensontinondélaplage:déjàleurvoileappelleleszéphyrs,et le matelot joyeux a couronné sa poupe de festons et defleurs:sij’avaispum’attendreàcethorriblecoup,peut-être,ômasœur,m’eût-ilmoinsaccablée.Ah!daigneservirencorelamalheureuse Didon : pour toi seule le perfide eut toujours durespect ; il ne confiait qu’à toi seule ses secrètes pensées ;seuletuconnaissais lechemindececœur intraitable,seuletusavaisypénétrer.Va,masœur,vasupplierpourmoicesuperbeennemi.Onnem’apointvuedansl’AulidejureraveclesGrecsd’exterminer les enfants d’Ilion : jamais les vaisseaux d’Élisen’ont porté la guerre aux rives du Scamandre : je n’ai pointoutragé les cendres d’Anchise, je n’ai point violé ses Mânespaternels. Pourquoi ferme-t-il à mes cris une oreilleimpitoyable?Oùcourt-il?Quedumoinsilaccordeunedernièrefaveur à son amante éperdue ! qu’il attende, pour fuir, unesaison plus douce et des ventsmoins contraires ! Non, je neréclame plus la foi d’un hymen qu’il a trahi : je n’exige pointqu’il renonce aux champs heureux du Latium, qu’il immole àCarthage l’empire de l’Ausonie : un léger retard, quelquesmomentsdetrêve,letempsdecalmerunpeumondélire,voilàtoutcequejeveux:peut-êtreenfin,domptéeparlemalheur,jesaurai souffrir sans murmurer. C’est la seule grâce quej’implore,chèreAnne:aiepitiédetasœur!Quej’obtiennede

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toi ce dernier service, et ma reconnaissance n’aura de termequemavie.»Telles étaient ses prières ; telles étaient les tristes plaintes

quesasœuréploréeportaitetreportaitsanscesse:maislefilsd’Anchise est insensible aux plaintes, est inexorable auxprières : les destins l’emportent ; un dieu ferme aux soupirsl’oreille compatissante du héros. Comme on voit un vieuxchêne,durciparlesans,lutterausommetdesAlpescontrelesventsconjurés,quandleurimpétueusehaleine,assiégeanttourà tour et sa tête et ses flancs,menace de le renverser : l’airsiffle,letroncbattugémit,etsonfeuillagesèmeauloinlaterredesesdébrisépars:maisfermesursonroc, l’arbredeJupitersurmontelatempête;etautantsacimealtières’élèvedanslescieux,autantsesracinesprofondess’enfoncentdanslesenfers.AinsilemagnanimeÉnéesevoitassaillidelarmes,desanglots;son grand cœur souffre en secret d’un pénible combat :maisvainement des pleurs roulent dans ses) yeux : son âme resteinébranlable.C’est alors que l’infortunée Didon frémit de l’horreur de sa

destinée:elle invoqueletrépas: l’aspectdela lumièreestuntourment pour elle. De noirs présages aigrissent encore sesamers déplaisirs et son aversion pour la vie : elle a vu,lorsqu’elle chargeait d’offrandes les autels où fumait l’encens,elleavu (spectacleaffreux !) l’ondesacréenoircir,et les flotsd’unvinpur se changerenun sang fétide.Ce signeeffrayantn’afrappéqu’elleseule,etsamuetteépouvanteletaitmêmeàsa sœur. C’est peu : dans son palais s’élevait un temple demarbre consacré à son premier époux ; temple saint, qu’ellehonoraitchaquejourdesespieuxhommages,quechaquejourelleornaitdetissusaussiblancsque laneigeetdeguirlandesreligieuses:là,dufonddusanctuaire,souventunevoixlugubre,la voix de Sychée, l’appelle dès que la nuit ténébreuseenveloppe le monde : souvent encore du haut des tours, lehibou solitaire l’importune de ses cris funèbres, et traîne sonchantsinistreenlongsgémissements.Milleantiquesprédictionsse retracent à son esprit, et leurs pronostics menaçantsredoublent ses terreurs. Énée lui-même, l’impitoyable Énée,

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l’obsèdeetfaitsonsupplicejusquedanslesbrasdusommeil:sanscesseellecroitsevoirabandonnéedel’univers,seuleavecses douleurs ; sans cesse elle croit errer sans guide sur desplages lointaines, et chercher Carthage aumilieu des déserts.TelPenthée,danssondélire,marcheentouréd’Euménides,voitluire deux soleils et s’élever deux Thèbes : tel encore le filsd’Agamemnon,Oreste,traînantl’enfersurlascène,fuitsamèrearméede torcheset de serpents livides : il fuit,mais au seuilsontassiseslesFuriesvengeresses.Lorsdoncqu’enproieaudésespoir,etvaincueparsesmaux,

Didoneutrésolusamort,elleenarrêteensapenséelemomentetlesapprêts:puisabordantsatendresœur,dontelleredoutelesalarmes,ellefeintenluiparlantuncalmequ’ellen’apas,etcache le trouble de son âme sous la gaieté d’un front serein.«Réjouis-toipourÉlise,chèreAnne:j’aitrouvél’heureuxsecretqui doit me rendre l’infidèle, ou m’affranchir de mon funesteamour. Près des bornes de l’Océan, non loin des ondes où lesoleil éteint ses feux, règne une vaste contrée qui terminel’Éthiopie : c’est là que l’infatigable Atlas soutient sur sesépaulesl’orbeenflamméoùrayonnentlesétoiles.Venuedecesclimats,uneprêtresseMassyliennearrivedansnosmurs:jadisgardienne du temple des Hespérides, elle en nourrissait ledragon, veillait sur les rameaux sacrés de l’arbuste aux fruitsd’or, etmêlait pour les festins dumonstre lemiel liquide auxpavotsassoupissants.Sonartpuissant,dit-elle,endortàsongrénos peines, à son gré verse dans nos cœurs les soucisdévorants : elle parle, et les fleuves enchaînés s’arrêtent, lesastres sanglants rebroussent d’horreur, et les Mânes plaintifssortentdelanuitdestombeaux:tuverrasmugirsoussespiedsla terre frémissante,et lespinsdéracinésdescendreàsavoixdesmontagnes.J’enattestelesdieux,ômasœur;j’enjurepartoi-même,partatêtechérie:c’estmalgrémoiquej’airecoursauxefforts d’unpouvoirmagique. Toi donc, va sans témoins ;et,dansl’intérieurdupalais,àlafaceduciel,dresseensilencel’appareil d’un bûcher ; que tesmains y placent les armesducruel, ces armes qu’il laissa suspendues près de sa coucheimpie ;quetoutes lesdépouillesduparjure,quece litnuptial,

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tombeaudemavertu,ysoientdéposéspartessoins:périssedans les flammes tout ce qui reste dubarbare ! ainsi le veut,ainsil’ordonnelaprêtresse.»Àcesmots,elles’arrête:unemornepâleurcouvreàl’instant

son visage. Anne est loin de croire que sous le voile de cesnouveaux mystères, sa sœur médite son trépas : son âmepaisiblenesoupçonnepointtantdefureurs,etn’attendriendeplus tragique qu’aux funérailles de Sychée. Elle court doncaccomplirlesordresdeDidon.Cependant au fond d’une enceinte écartée, sous un ciel

découvert, unvastebûcher s’élève, formédepins résineuxetde longséclatsde chêne. La reine tapissede cyprès lesmurssolitaires qui l’entourent, et les couronne de guirlandesfunèbres. Sur le lit fatal, elle dispose et les vêtements del’ingrat, et son image et son épée, complices muets de sonfuneste dessein. À l’entour sont dressés des autels ; et, lescheveux épars, trois fois la prêtresse invoque d’une voixtonnantelesdominationsdesenfers:elleinvoqueetl’ÉrèbeetleChaos,Hécateautriplefront,Dianeautriplevisage.Puiselleépancheuneeaulivide,noirsimulacredesondesdel’Averne:elleymêlecesherbesauduvetimmondequedesfauxd’airainmoissonnèrent aux pâles clartés de la lune, et qu’abreuve unsuc vénéneux : elle y mêle ce philtre puissant, l’hippomane,recueillisurlefrontd’uncoursiernaissant,etquel’acierravitàl’amourdesamère.Didonelle-même,Didon,auprèsdesautels,unpiednu,larobesansceinture,tientd’unemaintremblantelafarine et le sel : près de sa dernière heure, elle atteste et lesdieux et les astres témoins de son sort lamentable ; et siquelque divinité propice prend pitié des amans trahis, elle enimplorelajusticeetlavengeanceéternelle.Lanuitrégnait;etMorphée,planantsurlaterre,versaitaux

mortelsfatiguéssestranquillespavots.Lesboisétaientmuets,lesmersimmobiles.C’étaitl’heureoùlesastresatteignentdansles cieux la moitié de leur course, l’heure où les campagnesreposentdansunepaixprofonde.Lestroupeauxmugissants,etle peuple émaillé des airs, et l’humide habitant des lacs, etl’hôte des forêts sauvages, dormaient ensevelis dans l’ombre

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silencieuse:partoutuncalmeheureuxadoucissaitlespeines,etcharmaitlesdouleurs.MaisDidon…l’infortunéeveilleetsoupire.Le doux sommeil ne vient plus rafraîchir ses sens : pour sesyeux, pour son cœur, il n’est plus de paisibles nuits. Sonmartyre s’accroît dans les ténèbres : alors s’éveillant plusterrible, son amour se change en fureur, et son âme agitéebouillonne d’un long courroux. Ainsi fermente son délire, ainsiroulentdanssonespritsespenséestumultueuses.«Queferai-je ? Dois-je, au risque d’un nouvel outrage, recourir à mespremiers amans ? Dois-je, humble et suppliante, mendierl’hymen de ces Nomades, dont j’ai tant de fois dédaigné lesceptreet l’hymen? Irai-je,cherchantsur l’onde lesvaisseauxd'Ilion, attendre à leur suite l’arrêt superbe des Troyens ? Eneffet, ils paient d’un si noble retour la pitié qui les sauva ! ilsgardent si longtemps la mémoire d’un antique bienfait !…N’importe, abaissons ma fierté ; courons… Que dis-je ? lesingrats lesouffriront-ils?et leursnefsorgueilleuses recevront-ellesunereinequ’ilsdétestent?Malheureuse!nelaconnais-tupasencore,cetteraceparjuredeLaomédon?n’éprouves-tupasencoreasseztoutesaperfidie?….Maisquandilslevoudraient,quoi!seuleetfugitive,j’orneraisletriomphedeleursinsolentsmatelots!Ah!plutôt,entraînantCarthageetmonpeupleavecmoi, volons embraser leurs navires… Insensée ! ce peuplequ’avectantdepeinej’arrachaidesmursdeSidon,voudra-t-il,pour me suivre, affronter de nouveau les mers, exposer denouveausesvoilesàlamercidesvents?…Meursdonc,tul’asmérité;meurs,etqueceferterminetessouffrances.C’esttoi,masœur,c’est toi,qui,vaincueparmes larmes,ouvrisàmondésespoir cet abîme de maux ; c’est toi qui me livras aubarbare.Quen’ai-jetraînédans ledeuilduveuvagemes joursexempts de reproches ! que n’ai-je pu m’armer d’une vertufarouche, préserver ma vie de ces affreux orages !…. etrespecterlafoipromiseauxcendresdeSychée!»Tellesétaientlesplaintesamèresqu’exhalaitsadouleur.Mais

déjà sur sa poupe altière, impatient de chercher l’Ausonie, lehérosavaitdisposél’appareildudépart,ets’abandonnaitdansl’attenteauxcharmesdusommeil.Toutàcoupl’imagedudieu

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qu’ilavaitvunaguèresemontreensongeàsesyeux,etsemblel’avertir encore des volontés du ciel : tout annonce Mercure,c’estsavoixcéleste,c’estl’éclatdesonteint,c’estl’ordesesblondscheveux,c’estsajeunesseetsagrâce.«FilsdeVénus,dit-il, lemomentpresse,ettudors!tudors,ettunevoispas,insensé!quelsprochainsdangerst’environnent! tun’entendspassoufflerleszéphyrsfavorables!Unereineulcéréecouveensoncœurdenoirsartificesetd’horriblesvengeances:larageetla mort dans l’âme, elle flotte égarée entre mille projetssinistres;ettunefuispasàl’heuremême,quandtupeuxfuirencoresurlesailesdesvents?Tremble! jevoisdéjàlesmersbouillonner sous les rames ; je vois luire de toutes parts lestorchesincendiaires,etlesflammesdévorantesondoyerlelongdurivage:c’enestfait,sidemainl’auroretetrouvearrêtédansces lieux. Pars, vole, plus de retard : Éole est moins mobile,moins changeant qu’une femme. » Il dit, et se replonge dansl’épaisseurdesombres.À cette subite apparition, Énée, saisi d’un saint effroi,

s’arrachebrusquementausommeil;etfatiguantlesairsdesescris redoublés : «Debout, guerriers, plus de repos !Rameurs,prenezvosrangs!Déployonslesvoiles,hâtons-nous!Undieu,descendu de la voûte éthérée, vient m’exciter encore àprécipiternotrefuite,àrompre lesnœudsdenoscâbles.Noustesuivons,dieupuissant!quiquetusois,nousobéissonsavecjoie à tes ordres sacrés. Veille, oh ! veille sur les Troyens,divinitépropice ! secondenotre course, et fais briller dans lescieuxlesastresamisdesmatelots.»Ildit;ettirantdufourreauson glaive flamboyant, il frappe du fer nu le cordage quil’enchaîneà larive.Soudain lamêmeardeurembrase laflotteentière : tout s’ébranle, tout part à la fois : le bord déserts’enfuit:laplainehumideadisparusousuneforêtdemâts:leflotbattuparl’avironjaillitenlameécumeuse,etl’agilecarènesillonnel’ondeazurée.Cependant lamatinale Aurore, quittant la couche dorée du

vieux Tithon, embellissait l’univers d’une clarté nouvelle. Lareine,duhautdestours,voitlalumièreblanchir,etlesnefsdePergames’éloignerd’uncours triomphant ;ellevoit, spectacle

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affreux ! laplageau loinmuette, leport solitaire.Alors,d’unemainforcenée,vingtfoismeurtrissantsonbeausein,vingtfoisarrachantl’ordeseslongscheveux:«GrandJupiter,ilpartira!s’écrie-t-elle;c’estdansmonempiremêmequ’unviltransfugeaura pu m’outrager ! Et mes sujets ne courront point auxarmes ? et Carthage toute entière ne poursuivra point letraître ? etmes navires conjurés ne l’atteindront point sur leseaux!Allez,volez,qu’attendez-vous?destorches!desvoiles!desrameurs!…Quedis-je?oùsuis-je?quelledémenceégaremesesprits?MalheureuseDidonitupleuresmaintenantsurlesortquit’accable:ah!tudevaispleurer,quandturemettaislesceptredanslesmainsduparjure.Voilàdoncsespromessesetsa foi si vantée ! Voilà ce prétendu sauveur de ses dieuxdomestiques, ce fils religieux, qui se courba, dit-on, sous lepoidsd’unpèrelanguissantdevieillesse!Nepouvais-jesaisirlemonstre,déchirersesentrailles,etlesdispersersurlesondes?ne pouvais-je, le glaive enmain, massacrer ses compagnons,égorgersonAscagne lui-même,etprésentersoncorps fumantau banquet d’un nouveau Thyeste ? Mais les dangers d’uncombatdouteux?Lesdangers !enest-ilpourquiveutpérir?J’auraisporté la flammedanssescamps, j’auraisembrasésesvaisseaux :et le filset lepère,et leurexécrable race, j’auraistoutimmolé:moi-même,j’eusseexpirécontentesurleurscorpsexpirants. Soleil, dont les rayons éclairent l’immensité dumonde;Junon,compliceettémoindecefatalhymen;Hécate,pour qui les cités tremblantes retentissent de hurlementsnocturnes;etvous,impitoyablesEuménides;voustous,dieuxd’Élisemourante, jevous implore !quevos justesvengeanceséclatent sur les coupables : exaucez ma prière. S’il faut quel’impie toucheauport,et sedérobesur la terreà la furiedesflots ; si Jupiter ainsi l’ordonne ; si rien ne peut changer souimmuable arrêt : que du moins, assailli par un peupleaudacieux,lecrueltrouvepartoutlaguerre,partoutlecarnageet l’horreur ! Que, chassé du rivage, arraché des bras de sonfils, ilerre,mendiantd’inutilessecours,etvoieexterminersespluschersdéfenseurs!Que,réduitàsubirdehonteuxtraités,ilne jouisse ni du trône ni de la douce clarté des cieux ! Qu’il

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tombeavant le temps,etquesesrestessanssépulturegisentabandonnés sur l’arène !Voilàmesvœux : voilà ledernier criquej’exhaleenmourant.Etvous,ôTyrien!jurezàsonpeupleprésent, jurez à son peuple à venir, une haine implacable. Lesangdes traîtres,voilà le tributqu’attendmacendre.Pointdepaix,pointdetrêveentrePergameetvous.Sorsdematombe,vengeurfuturdemontrépas!Prendslefer,prendslaflamme,etpoursuisjusqu’auxenferslesdescendantsdeDardanus.Quedèscejour,danstouslestemps,partout,monombremetteauxprisesCarthageetl’Italie!Rivagescontrerivages,merscontremers,soldatscontresoldats, luttonsde fureursetderage ;etpuissentnosderniersneveuxsedéchirerentreeux!»Telsétaientsestransports;etdanslechocdestempêtesqui

bouleversentsonâme,ellenesongeplusqu’às’affranchir surl’heured’uneviequ’elledéteste.ElleappelledoncBarcé,BarcéfidèlenourricedeSychée ;car lasienneamêlésescendresàcelles de ses pères, dans son antique patrie. « Chère Barcé,cours vers ma sœur : dis-lui qu’elle se hâte ; qu’elle vienne,mais purifiée d’une eau vive, mais précédée des victimeschoisies et des offrandes expiatoires : c’est ainsi qu’elle doitparaître. Toi-même, ceins ta tête du bandeau funèbre. L’enferattend lesacrificepréparépour ledieudesmorts ; il fautqu’ils’accomplisse:jeveux,enfin,mettreuntermeàmesennuisetlivrerauxfeuxdubûcherl’effigieduparjure.»Elledit;Barcé,querajeunitsonzèle,accélèresespaschancelants.MaisDidon,frémissante,etlivréetouteentièreauxfuriesqui

la possèdent ; Didon, roulant des yeux sanglants, les jouestremblanteset seméesde taches livides, le frontdéjà couvertde la pâleur de la mort ; Didon franchit brusquement lesprofondeursdupalais, s’élanced’unairhagardausommetdubûcher, et tire le glaive du héros, ce glaive, présent, hélas !qu’elleoffritpourd’autresusages!Là,cesvêtementstroyens,et ce lit trop connu, fixent quelque temps ses regards moinsfarouches;quelquetempselles’arrête,pensiveetnoyéedanssespleurs :puiss’inclinantsur lacouche fatale,elleprononcecesdernièresparoles:«Dépouilleschériesnaguères,tantquel’ontpermislesdestinsetlesdieux!recevezmonâmeéperdue,

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etdélivrez-moidestourmentsquim’oppressent. J’aivécu ; j’aifourni la carrière que m’avait marquée la Fortune ; et monombredescendradumoinsavecgloireauténébreuxempire.J’aiposélesfondementsd’unecitépuissante;j’aivusesrempartss’éleversousmesyeux ; j’aivengémonépoux; j’aipunimonbarbare frère : heureuse, hélas ! trop heureuse, si jamais lesvaisseauxphrygiensn’eussent touchécesrivages!»Elledit ;et pressant de ses lèvres le lit funéraire : Quoi, mourir sansvengeance ?… Oui, mourons, s’écrie-t-elle ; c’est au fer àm’ouvrir l’asilede l’éternel repos.Que,dumilieudesmers, lecruel repaisse au loin sa vue des flammes qui vont meconsumer ;etqu’il emporteavec lui l’affreuxprésagedemontrépas!»Didon parlait encore ; et ses compagnes, aumilieu de ces

tristes plaintes, la voient tomber sous le glaive ; elles voientl’horribleacierfumantducoupmortel,etsesmainssanglantesétenduessansmouvement.Uncrid’effroiperce lesvoûtesdupalais:soudainlaRenomméecourtsemantletroubleetledeuildans la ville en alarmes : partout les foyers retentissent degémissements, de sanglots : les femmes échevelées poussentde longs hurlements : l’air mugit, frappé de clameursépouvantables.Ondiraitqu’envahiepard’insolentsvainqueurs,Carthage entière ou l’antique Sidon s’écroule, et que lesflammesdéchaînéesdévorent,enroulant,et lesdemeuresdeshommesetlestemplesdesdieux.À ce bruit lamentable, Anne, effarée, tremblante, accourt

d’unpasprécipité,sedéchirelevisage,semeurtrit lapoitrine,et,fendantlafouleéplorée,chercheÉlisemouranteetl’appelleà grands cris. « Le voilà donc, ô ma sœur, ce mystérieuxsacrifice!vousabusiezmatendresse!cebûcher,cesfeux,cesautels, voilà cequ’ilsmepréparaient ! Et c’estainsi quevousm’abandonnez ! l’avez-vous pu, Didon ? votre sœur voussemblait-elle indigne de vous suivre au tombeau ? Que nem’appeliez-vous à partager votre trépas ? le même fer eûtterminénosdouleurs:lemêmeinstantnouseûtplongéesdansla tombe.Malheureuse ! je dressais demesmains ce lugubreappareil ; j’invoquais d’une voix crédule les divinités de nos

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pères, pour que ce lit demort, cruelle ! vous reçût expirante,tandis que j’étais loin de vous ! Ah ! c’est moi qui vous aiperdue,masœur:avecvousc’enestfaitdemoi,c’enestfaitetdupeupleetdesgrands,c’enestfaitdeCarthage.Donnez,qued’uneeaulimpidejelavesablessure;ets’ilerreencoresursa bouche un dernier soupir, que la mienne au moins lerecueille!»Telsétaientsesdiscours;etdéjàparvenueaufaîtedubûcher,elleserraitdanssesbrassasœurpresquesansvie,la réchauffait contre son cœur en la baignant de larmes, etséchait du pan de sa robe le sang noir de la plaie. Soinssuperflus ! la reine entrouvre avec effort ses paupièresappesanties, et sa faiblesse les referme aussitôt : le sangéchappe, en bouillonnant, de son sein déchiré. Trois foissoulevantsa tête languissante,ellesedresse,appuyéesurunbras qui chancelle : trois fois elle retombe sur la couchehomicide,chercheauxcieuxd’unœilégaré la lumièredujour,larencontreetgémit.Alors, touchée de ses longues souffrances et de sa pénible

agonie,lapuissanteJunonfaitdescendreIrisdel’Olympe,pourterminer la lutte de cette âme infortunée, et l’affranchir desliens terrestres. Car Didon périssant victime, non de la loicommuneouducourrouxdesdieux,maisd’unemortprécoceet d’une fureur soudaine, les Parques n’avaient pas encoredétaché de son front le cheveu fatal, ni dévoué sa tête aumonarqueduStyx.Ainsidonc Iris,déployantdans lesairs sesailes humides de rosée, que l’éclat du soleil nuance de millecouleursdiverses,labrillanteIrisfendlesnues,etsuspendsonvolau-dessusdelareine.«JeporteàPluton,dit-elle,cetributqu’il attend : c’est Junon qui l’ordonne. Sois libre de ta prisonmortelle.»Àcesmots,samaintranchelecheveud’or.Soudainlachaleurabandonnelecorpsqu’elleanimait,etsaviefugitives’exhaledanslesairs.

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Livrecinquième

CEPENDANT le fils d’Anchise, plein de l’ordre des dieux,suivait sa routeà travers legolfeécumant,et fendait les flotsnoircisparl’aquilon,lorsque,tournantundernierregardsurlesmurs de Carthage, il y voit luire au loin les flammes quiconsumaientdéjàlamalheureuseDîdon.Quellecauseallumacevaste embrasement ? les Troyens l’ignorent ; mais ilsconnaissentlestragiquesdouleursd’unamourtrahi;ilssaventtout ce que peut une femme en fureur, et de tristespressentimentsépouvantentleurâme.Enfinleursnefsontgagnélahautemer;laterredisparuese

perddansunlointainsansbornes:detouscôtésl’œiln’aperçoitque l’immenseétenduedeseaux,que l’immenseétenduedescieux.Toutàcoups’amasseau-dessusde leur têteunsombrenuage,portantlanuitetlatempête:uneténébreusehorreurserépand sur les ondes. Le pilote lui-même, Palinure, a pâli :« Ciel ! de quelle ombre affreuse l’horizon s’enveloppe ! Dieuterrible, ô Neptune, que nous prépare ta colère ? » Il dit, faitresserrer les voiles, fait peser sur les rames, et présenteobliquement la vergue au souffle impétueux des vents. Alorss’adressant auhéros : «Non,magnanimeÉnée, quand Jupiterm’en répondrait lui-même, je n’espérerais pas aborder l’Italieparuncielsicontraire.Lesventschangésmugissentcontre leflancdesnavires; ilss’élancentenfurieducouchantorageux,et l’air secondensede toutespartsenépaissesvapeurs.Monartnesuffitpluscontrel’effortdelatourmente,etl’agileavironfrappe vainement les flots. Puisqu’un dieu plus fort nousentraîne, suivons la route qu’il nous montre ; et tournant lesproues à son gré, voguons où le sort nous appelle. Si mamémoire ne m’abuse, si ces astres sont ceux que j’observainaguère, non loin de ces parages doivent s’étendre les bordsfidèlesdevotrefrèreÉryx,etlesportssicaniens:dirigeonsverseuxnotrecourse.»

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Le sage Énée répond : « Oui, je le vois, ainsi l’ordonne lafougue obstinée des vents, et ta lutte impuissante n’entriompherait pas. Abandonne la voile à leur souffle, etcherchons la Sicile. Où trouverais-je une contrée plus chère àmon cœur, un lieu de repos plus doux pour mes galèresfatiguées?LàrègneAceste,dignerejetondenosaïeux;làdortenpaixlacendredemonpère.»Àcesmots,oncingleversleport,et leszéphyrs favorablesenflent lesvoilesdéployées.Laflotte rapide vole sur l’humide azur, et bientôt les nocherssaluentd’uncridejoiecesrivagesconnus.Du haut d’une roche escarpée, le vieux monarque a vu

s’avancer de loin les pavillons alliés. Plein d’une agréablesurprise,ilaccourtverslaplage,enhabitsdechasseur,armédejavelots, et couvert des dépouilles d’une ourse de Libye. Ceprince, fruit des amours d’une jeune Troyenne et du fleuveCrimise, n’a point oublié son antique origine : il applaudit auretour de ses hôtes, leur prodigue avec joie sa champêtreopulence,etlesconsoledeleurstraversesparunaccueilpleindebonté.Lelendemain,dèsquelavermeilleauroreafranchilesportes

de l’orient et chassé des cieux les étoiles, Énée rassembleautour de lui ses compagnons épars sur le rivage ; et dusommet d’un tertre, il leur tient ce discours : « GénéreuxenfantsdeDardanus,peupleissudunoblesangdesdieux!déjàle soleil dans son tour a parcouru le cercle de l’année, depuisquenousconfiâmesàlaterrelesrestesdudivinAnchiseetsesossements paternels, depuis que nous consacrâmes à sesmânes des autels mouillés de nos larmes. Voici le jour, hélas(dieux, vous l’avez ainsi voulu) ! voici le jour fatal que matendresse doit pleurer à jamais, doit à jamais honorer. Oui,quandjegémiraiserrantparmilessablesdesGétules,égarésurlesmersd’Argos, captif dans lesmursdeMycènes ; cegrandjourmereverraitencoreacquittermesvœuxannuels,fêtersonretourpardespompesreligieuses,etchargerlesautelsdemespieusesoffrandes.Mais,grâceauxImmortelsdontlesdesseinsnousconduisent,nous foulonsencemoment les lieuxmêmesoù sommeille la poussière d’Anchise : un heureux écart nous

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ramèneauseind’unportami.Venezdonc;etparunsacrificesolennel,célébronstousensemblelamémoired’unpèreadoré:demandons-luidesventspropices;etpuissé-je,fondateurd’unnouvel empire, lui porter ainsi tous les ans le tribut de monculte,dansdestemplesérigésàsagloire!FilsdeTroiecommevous, Aceste vous accorde en présent deux taureaux parnavire:appelezauxbanquetssacrésetnosdieuxdomestiqueset les dieux que révère ce prince hospitalier. C’est peu : si laneuvièmeauroresemontreauxmortelsbrillanteetradieuse,etpromet à l’univers l’éclat d’un jour sans nuage, j’inviterai lesTroyens à d’innocents combats. Les galères ouvriront les jeux.Queceluidont lacourseagilepeutdéfier lesvents ;queceluidontlebrasnerveuxlanceavecplusdeforceletraitrapideoula flèche légère ; que celui dont l’audace ne craint pasd’affronterlescoupspersansduceste;quetousparaissent!lespalmes de la victoire attendent les vainqueurs. Vous, peuple,faitessilence,etceignezvosfrontsdefeuillage.»Ildit,et couronnesa têtedumyrtematernel.Hélymuss’en

pareàsontour;àsontourlevénérableAcesteenombragesescheveuxblancs:lejeuneAscagnel’imite;lepeupleentiersuitleurexemple.Alorsselevantlepremier,lehérosentraîneaveclui la foule innombrable qui l’environne, et s’avance aumilieudece longcortègevers la sépultured’Anchise. Là,prodiguantsur le sol funèbre les libations accoutumées, il y répand deuxvasesd’unvinpur,deuxd’unlaittièdeencore,deuxd’unsangconsacré ; puis le couvrant des fleurs chères à Vénus, ilprononce ces paroles : « Je vous salue, mortel divin dont j’aireçulejour!jevoussalue,ôcendresquejeretrouveenvain!Mânes d’Anchise, ombre d’un père, recevez nos hommages !Que nem’est-il permis, hélas ! de voir avec vous l’empire duLatium,ceschampspromisàmesdestins,cefleuvehonneurdel’Ausonie,ceTybrequejechercheetquim’échappetoujours!»Il achevait à peine, lorsque du fond du mausolée sort, en

rasantlaterre,unserpenténorme,dontlesvastesanneauxserecourbent sept fois en sept orbes immenses. Il embrassedoucementlatombe,etglissemollementautourdesautels.Sarobeestnuancéed’azur;etsonécaille,émailléed’or,étincelle

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demille feux.Tel,auseindesnuages, l’arcéclatantdescieuxs’embellit des couleurs diverses qu’il empruntedu soleil. À ceprodige, Énée s’étonne : cependant le reptile circule en longsreplis à travers les coupes saintes et les brillantes patères ; ileffleure légèrement lesmets, puis se replonge sans colère aufond du monument, et laisse les autels dont il a goûté lesprémices.Cedragontutélaire,est-celedieudecesbords?est-ce le génie d’Anchise ? Énée, que flatte un augure favorable,redouble en l’honneur de son père l’appareil des sacrifices. Ilimmole,suivantl’ordreantique,cinqbrebisgrasses,cinqporcs,cinqjeunestaureauxnoirs;ettandisquesesmainsépanchentunvinnouveau,savoix invoquepar trois fois1’âmedugrandAnchiseet sesMânessortisde l’Achéron.Chacun,à l’exempledu prince, apporte avec joie ses offrandes ; on en charge lesautels, et le sang des victimes rougit au loin la terre. Les unsdisposent sur les flammes les chaudières d’airain ; d’autres,éparssurlesgazons,attisentlesbrasiers,ettournentsurlefeulesdébrisdesvictimes.Enfin la fête arrive, et les coursiers de Phaéton ramènent

aveclaneuvièmeaurorelasérénitéd’unbeaujour.Aubruitdesjeuxqui s’apprêtent,auxnoms illustresetd’Acesteetd’Énée,lespeuplesd’alentoursontaccourusdetoutesparts.Leurfoulecurieuseinondeàlongsflotslesrivages:onsepresse,onveutvoircesTroyens fameux,onbrûledecombattrecontrede telsrivaux.Déjàsontétalésenpompe,aumilieudelalice,lesprixréservésauxvainqueurs;làdestrépiedssacrés,descouronnesverdoyantes,despalmestriomphales;icidebrillantesarmures,des tissus éclatants de pourpre, des talents d’or et d’argent.Bientôtleclaironsonneduhautd’uneéminence:lesjeuxvontcommencer.D’abord quatre galères égales, noble élite de la flotte, vont

mesurerensemblelavigueurdeleursrames.Mnesthéeconduitla rapide Baleine, Mnesthée, bientôt cher à l’Italie, et dont lagloire doit revivre dans celle de Memmius. À Gyas obéitl’énormeChimère,masseimmense,flottantecitadelle,quefontmouvoirtroisrangsdematelotsassissurtroisétages.Sergeste,antique souche des Sergius, monte le vaste Centaure, et la

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verteScyllamanœuvresouslesordresdeCloanthe,dontRomevoitlesangcoulerdanstesveines,généreuxCluentius!Auseindesflotsamers,s’élèveunrocherlointainquiregarde

lariveécumante.Souventlesvaguesamoncelées,dontilgémitbattu,lecachenttoutentier,lorsquelesventsorageuxsoufflentautourdeluilestempêtes:tranquilledanslecalme,ildominede son front paisible les ondes aplanies ; et les oiseaux desmers aiment à se reposer sur sa cime, aux doux rayons dusoleil. Là, dressé par le fils d’Anchise, un chêne orné de sonfeuillage servira de but aux rameurs : verdoyante limite, d’oùles nefs reviendront au port, et qu’elles doivent effleurer deleurslongscircuits.Déjàlesortamarquélesplaces.Deboutsurleurpoupealtière,leschefsresplendissentauloin,radieuxd’oretdepourpre.Autourd’eux,onvoit leurs jeunes compagnonsceints de rameaux de peuplier, et leurs épaules découvertesruissellentd’unehuileonctueuse.Rangéslelongdesbancs,lesbrastendussur l’aviron, l’oreilleet l’œilattentifs, ils invoquentlesignal.Leurcœurpalpite;ilsrespirentàpeine:tantlapeurles agite ! tant l’honneur les enflamme ! Mais tout à coup labruyante trompette s’est fait entendre dans les airs : tous, àl’instant,s’élancentdurivage:lescrisdesmatelotsontpercélanue : l’onde soulevée blanchit sous l’effort demille bras : delargessillonsdéchirentleseauxprofondes;etlaplaineliquide,ébranléejusqu’ensesabîmes,s’entrouvretouteentièresousletranchantdesrames,souslesprouesauxtripleséperons.Avecmoins de vitesse les chars, aux combats du cirque, seprécipitentdansl’arène,et,fuyantlabarrière,semblentdévorerl’espace:avecmoinsd’ardeurleursguideshaletantssecouentlesrênesondoyantessurleurscoursiersrapides,etpenchéssurle joug, aiguillonnent leurs flancs poudreux. Alors éclatent detoutes parts les applaudissements des spectateurs, et leurtumultueuseivresse,etleursfrémissementsd’espéranceoudecrainte.Lesboisd’alentourretentissentd’unlongmurmure:lebruitconfusdesvoixroulederivageenrivage;et,frappéesdeclameurs lointaines, les montagnes émues les renvoientjusqu’auxcieux.Pluspromptquesesrivaux,etfendantlepremierlesondes,

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Gyas vole au milieu des acclamations dont la faveurl’encourage. Cloanthe le suit de près, mieux servi par sesrameurs,maisralentidanssonessorparlepoidsdesonnavire.Après eux, sur la même ligne, la Baleine et le Centaure sedisputent le troisième rang : tantôt plus légère, la Baleinel’emporte ; tantôt moins agile, elle cède au vaste Centaure ;parfoisglissantdefront, leursprouesnepeuventsequitter,etleurs longues carènes sillonnent côte à côte les flotsbouillonnants.Déjàlescombattantsapprochaientdurocher,déjàleursnefs

atteignaientlalimite,lorsqueGyas,quiseflattaitdelavictoire,etvoguaitentriompheaumilieudu liquideabîme,gourmandeainsiMénète,àquilachiourmeobéit:«Oùt’égares-tuversladroite?C’estàgauchequ’ilfauttourner.Suislebordcirculaire,etraseduboutdel’avironlessablesdurivage.Qu’ilscherchentlapleinemer,ceuxqu’effraientdevainsdangers.»Ildit;maisMénèteredouted’invisiblesécueils,etdirigesaproueversdesflotsmoinsdouteux.«Oùvas-tudoncteperdre?«Reviens,tedis-je,etserrelerocdeplusprès.»AinsiGyas

rappelaitsonpiloteàgrandscris,quandsoudain,détournantlatête, il aperçoit Cloanthe qui le presse, et dont la galèreintrépide vole au but sans écart. Celui-ci, saisissant l’espaceentre levaisseautimideet larocheretentissante, laissetoutàcoup derrière lui le rival qui le précédait, et, franchissant laborne,courtdésormaissansobstaclesurunemersanspérils.Àcette vue, le feu de la colère embrase le cœur du jeuneguerrier:despleursderageontinondésesjoues:iloubliesagloire,iloublielesalutdessiens,fondsurl’indocileMénète,et,du haut de la poupe, le précipite dans les eaux. Lui-même ilprendlegouvernail,lui-mêmeilsertdepilote:sescrisanimentla manœuvre, et sa main tourne le timon vers la plageécumante. Le vieux nocher, qu’appesantit le poids de l’âge,remonte enfin, non sans peine, des profondeurs du gouffre :tout ruisselant sous ses habits humides, il gagne le roc à lanage,engravitleshauteurs,ets’assiedsurleurcimearide.LesTroyensontvusachute,etlesrisontéclaté:lesrislesuiventencore se débattant sur l’onde, les ris encore le poursuivent

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vomissantlesflotsamers.Alors une plus vive ardeur enflamme les deux derniers

émules.SergesteetMnesthéebrûlentdedevancerGyasretardédans sa course. Bientôt Sergeste a saisi l’avantage ; il touchepresque la borne. Sa carène toutefois ne déborde pas touteentière celle de son rival : la proue du Centaure précède laBaleine, la proue de la Baleine presse les flancs du Centaure.Cependant Mnesthée, courant d’un bord à l’autre parmi lesbancs des matelots, ne cesse aiguillonner leur troupegénéreuse : « Allons, allons ! appuyez sur vos rames, dignescompagnonsd’Hector,vousques’associamafortuneaudernierjourdeTroie.Voici,voici lemomentdedéployercesforces,demontrercecouragequidomptalessyrtesd’Afrique,etlesmersd’lonie, et les noirs courants de Malée. Mnesthée ne prétendplus au premier rang, il ne combat plus pour vaincre. Sipourtant,hélas!……Maisqu’ilstriomphent,ôNeptune,ceuxquetufavorises.Loin

denousseulement lahonted’arriver lesderniers !voilànotrevictoire, amis ; sauvons-nous du moins un opprobre. » À cesmots, redoublant d’efforts, tous à l’envi se courbent surl’aviron : la nef au bec d’airain tremble agitée de violentessecousses : le flotgrondeet recule : onvoit, sous leur soufflehaletant, palpiter leurs flancs robustes et leurs lèvresdesséchées:desruisseauxdesueurcoulentdetoutesparts.Un coup du sort leur procura l’honneur qu’ambitionnaient

leursvœux.Tandisqu’entraînéparsafougue,Sergesteeffleurede trop près la gauche du rivage, et glisse entre elle et laBaleine par un étroit détour, l’infortuné rencontre un bancperfideoùsacarèneéchoue.Lerocheurtés’ébranle:frappéesdesespointescachées, les ramescrientetse rompent ;et laproue,quisebrise,pendauxrochesmugissantes.Lesmatelotsselèvent,etpoussentuncrid’effroi:lamanœuvreacessé:oncourt,ons’armeàlahâteetdelongspieuxaigusetdeleviersgarnis de fer : cent bras soulèvent le navire, cent brasrecueillent sur l’abîme les avirons fracassés. Mais soudain,tressaillant de joie et fier de son bonheur, Mnesthée, quesecondent l’agilité de ses rames et les vents qu’il implore,

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Mnesthéevainqueurtournel’écueil,et,pluspromptquel’éclair,poursuit en paix sa route sur les mers aplanies. Comme unecolombe, chassée de sa retraite par une frayeur subite,abandonne tout à coup la roche hospitalière, où sa doucecouvéereposeloindujour:d’abordelles’élanceverslaplained’un vol précipité, et dans sa fuite éperdue fait retentir sademeuredesonbruyantessor:maisbientôt,balancéesousuncieltranquille,ellenagemollementdanslesflotsd’unairpur,etraseauloinlesnuesdesonaileimmobile:ainsiMnesthée,ainsilarapideBaleine,fendauboutdelacarrièrelacimeazuréedesondes;ainsil’emporteensonvolsonimpétueuxélan.D’abordil laisse en arrière le malheureux Sergeste, luttant contre levasterocetsesgouffresdevase,appelantenvaindusecours,et s’aidant comme il peut du débris de ses avirons. Ensuite ilatteintGyasetl’énormeChimère:ellecèdeàsontour,privéedesonpilote.Cloanthe seul le devance encore, Cloanthe, déjà voisin du

termedésiré.Mnesthées’attacheàlui,et,réunissanttoutessesforces,illesuit,illepressedesaproueblanchissante.Alorslescrisredoublent ; tous lesvœuxlepoussentà lavictoire,et lescieux retentissent de bruyantes acclamations. L’un s’indigned’unegloiredouteuse;ilbrûledeconserverl’honneurqu’onluidispute,résoludepérir,plutôtquedecéder lapalme: l’autre,animé par deux succès, ose encore davantage ; il peuttriompher,parcequ’ilcroit lepouvoir.Etpeut-être,arrivantdefront, leurs nefs eussent partagé le prix de la vitesse, siCloanthe, s’inclinant vers les eaux, n’en eût invoqué lespuissances,etneleseûtfléchiesparcespromessesreligieuses.«Divinitésdel’humideempire,vousquirégnezsurcesmersoùjecours! faitesque l’heureuxCloantheobtienne lacouronne;et sur ce rivage même, j’immole aux pieds de vos autels untaureau plus blanc que la neige. Mes mains jetteront leursentrailles fumantesauseindes flotsamers,etmêlerontàvosondes le vin pur des libations. » Il dit ; et du fond du liquideabîme,lechœurnombreuxdesNéréides,etPhorcus,etsasuite,et la chaste Panopée, ont entendu sa voix.Undieu lui-même,Palémon, pousse d’un bras officieux la poupe obéissante ; et

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soudain, plus prompte que le vent, plus légère que la flècheailée,ellefuitverslaterre,ets’enfoncedansleport.Alors, suivant la loi des jeux, le fils d’Anchise assemble les

combattants. Par la voix éclatante du héraut, il proclamevainqueur l’heureux Cloanthe, et lui ceint la tête du lauriertriomphal. Chaque vaisseau reçoit en présent trois jeunestaureauxd’élite,desvinschoisis,untalentd’argent.Auxchefssontréservésdeplusrichestributs.Leprinceoffreauvainqueurune chlamyde brodée d’or, où sur une double bordure lapourpre de Mélibée serpente en replis onduleux, et forme undouble Méandre. L’aiguille industrieuse y représenta ce nobleenfant des rois, Ganymède, au milieu des forêts de l’Ida :bouillantchasseur,ilcourt,fatiguantdesestraitslesdaimsauxpieds agiles ; et dans l’ardeur qui l’emporte, il semble horsd’haleine.Toutàcoup fondantsur luideshauteursd’alentour,l’oiseauquiportelafoudrelesaisitdanssesserresrecourbées,l’enlève et se perd dans les nues. Ses vieux gouverneurstendentvainementaucieldesmainssuppliantes,etseschiensfurieux font retentir les airs de leurs longs aboiements. Celuidont la vitesse a mérité le second rang obtient une largecuirasse, tissue demailles éblouissantes et d’un triple fil d’or.Énée l’arracha lui-même au fier Démolée, quand il le terrassaprèsdurapideSimoïs,aupieddesmursdelasuperbeTroie:ilen faitdonàMnesthée,pour luiservirdans lesbataillesetdeparureetdedéfense.Àpeinedeux robustesesclaves,Sagariset Phégée, pouvaient-ils, sansployer le dos, porter la pesantearmure ;mais Démolée jadis, couvert de cette énorme égide,poursuivait à pied dans la plaine les Troyens dispersés. Letroisième prix est pour Gyas : Gyas accepte avec joie deuxgrandsvasesd’airain,etdeuxcoupesd’unargentpur,ornéesdereliefsélégants.Ainsicomblésdelargesses,etglorieuxdeleurstrophées,ils

marchaient, le front ceint des ornements de la victoire ;lorsqu’enfin,dégagé,nonsanspeine,desa roche funeste,sesrames en éclats, un de ses ponts rompus, Sergeste, honteux,ramène, à travers les clameurs et les ris, sa galère sanshonneur.Telsurprissurlaroute,s’agiteunserpentblessédont

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uneroued’airainameurtri les flancs,ouqu’une lourdepierre,lancéedesmainsduvoyageur,alaissésurlaterresanglantetdéchiré:envaincherchantàfuir,lereptiletortueuxs’épuiseenlongsélancements:terribled’uncôté,l’œilenfeu,lecougonfléde rage, il siffle, il dresse une tête altière ; mais affaibli del’autre,ilrampe,ils’efforceinutilementderattachersesnœuds,etseroulesurlui-mêmeenreplisimpuissants.Telle,privéed’unrang d’avirons, la nef boiteuse se traînait sur les ondes.Cependantelledéploiesesvoiles;etsesvoiles,enfléesparlesvents,lapoussentdansleport.ÉnéeveutqueSergesteaitpartaux récompenses promises : Sergeste a sauvé son navire, aramené ses compagnons ; et le héros lui présente une jeuneesclave,Pholoé,quelaCrèteavuenaître,Pholoé,instruiteauxtravauxdeMinerve,etfièrededeuxjumeauxquisejouentdanssesbras.Cecombat terminé, le filsdeVénus tourne sespasversun

champ de verdure, que des coteaux circulaires ombragés deforêts environnent de toutes parts. L’intérieur du vallon formeuncirquenaturel,couronnéd’unamphithéâtre.C’est làque lehéros s’arrête, là qu’entouré d’un peuple immense, il s’assiedaumilieu de sa cour sur un trône de gazon. Alors ouvrant lacarrière à l’agilité des coureurs, il les invite à de noblesconquêtes, et fait briller à leurs yeux les prix destinés auxvainqueurs. Troyens et Siciliens, tout s’apprête ; Nisus etEuryaleseprésententlespremiers;Euryale,éclatantdegrâces,etdans la fleurde l’âge ;Nisus, tendreamidu jeuneEuryale.Après eux vient Diorès, dont le sang illustre semêle au beausang de Priam. Ensuite s’avancent à la fois Salius et Patron ;l’un, enfant de l’Acarnanie ; l’autre, élevé parmi les Arcadiensdans les murs de Tégée. On voit aussi paraître sur les rangsHélymus et Panope, tous deux l’honneur des Sicaniens, tousdeux accoutumés aux fatigues des bois, et compagnons duvieux Aceste. Nombre d’autres les suivent ; mais leurs nomsobscurssontenveloppésdansl’oubli.Énée,dominantlafoule,élèveainsilavoix:«Prêtezl’oreille,

généreuxémules;etredoublez,enm’écoutant,d’allégresseetd’ardeur.Nuldeceuxquiserontentrésdanslalice,n’ensortira

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sans undondemamain : je promets à chacundeux javelotscrétoisétincelantsd’un ferpoli,unehacheàdouble tranchantquedécoreunargentciselé.Cetributd’honneurseracommunàtous.Troisprixàpartattendentlestroisvainqueurs,etl’olivierceindraleurtêtedesaverdurepâlissante.Aupremierjeréserveuncoursiersuperbe,richementéquipé;ausecond,uncarquoisd’Amazone garni de ses flèches de Thrace ; une large chaîned’or lesuspendàsesanneauxmobiles,et l’agrafequi lanouerayonnedesfeuxdudiamant.Cecasquegrecorneralefrontdutroisième.»Ildit;lesconcurrentsseplacent,etlesignalsefaitentendre.

Soudainilspartent,ilsvolent,emportésdansl’arènecommeunrapide tourbillon, et les yeux fixés sur le but. À leur tête, etpassantdelointouslesautres,Nisusfendl’air,plusvitequelesvents,pluspromptquel’ailedelafoudre.Aprèslui,maisdistantd’un long intervalle, se précipite Salius. Derrière, un nouvelespacerestevide.AutroisièmerangvientEuryale:Euryaleestsuivid’Hélymus:toutprèsd’Hélymus,etpresquesurlamêmeligne,fondl’impétueuxDiorès;sonpiedtouchelepieddesonrival, son souffle humecte ses épaules ; et s’il restait plusd’espace à franchir, Diorès, gagnant l’avantage, devanceraitHélymus, ou du moins la victoire resterait indécise. Déjà lacarrièreétaitpresquefournie,etlescombattantshorsd’haleineallaient atteindre le terme fortuné, quand Nisus, par un sortcruel,rencontrehélas!danssacourse,unsangnoiretglissantqui le fait trébucher. C’était celui des taureaux immolés pourAnchise : la terre et l’humide verdure en étaient encoreinondées. Là, trahi par un sol ingrat sur le seuil même de lavictoire, le guerrier chancelant n’a pu conserver l’équilibre : iltombe, et balaye de son front la fange impure et le sang desvictimes.Maisiln’oubliepasEuryaleiiln’oubliepasceluiqu’ilaime. Tout à coup se redressant sur leperfide limon, il heurteSalius:Salius,renversélui-même,rouledanslavaseimmonde.Euryale s’élance ; et vainqueur, grâce à l’amitié, il brille aupremier rang, et vole au doux bruit des applaudissementsunanimes. Après lui triomphe Hélymus, et la troisième palmeappartientàDiorès.

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Cependant le vaste amphithéâtre retentit des longuesclameursdeSalius : il enappelleaupeuple, il enappelleauxjugesducombat,etrevendiqueunlaurierquelaruseasurpris.Euryaleapourluilafaveurcommune,etseslarmestouchantes,etcecharmedelavertuqu’embellitencorelabeauté.Diorèsleseconde, et le proclamed’une voix bruyante ;Diorès, qui suitHélymus,etquimanque ladernièreplace,siSaliusressaisit lapremière. Alors Énée prend la parole, et d’un ton paternel :«Enfants,dit-il,vosprixsontassurés,etjenechangerienauxrangsqu’afixéslavictoire.Maisqu’ilmesoitpermisdeplaindreun amimalheureux, et d’adoucir sa disgrâce. »À cesmots, iloffreàSaliusladépouilleénormed’unliondeGétulie,chargéedesescrinstouffusetdesesonglesd’or.SoudainNisus:«Sidepareillesfaveursaccueillentlesvaincus,sipourunfauxpasonadroitàvotrepitié,quelleinsignerécompensedécernerez-vousà Nisus, dont l’agilité mériterait la première couronne, sansl’injusticedelafortunequim’égaleàSalius?»Enparlantainsi,lejeuneguerriermontraitsonvisagefangeux,etsesflancsquesouillaitencorelabourbeensanglantée.Leprinceluisouritd’unair gracieux, et lui fait apporter un bouclier magnifique, chefd’œuvre de Didymaon. Suspendu jadis aux autels sacrés deNeptune, les Grecs l’en arrachèrent ; et, reconquis par lesTroyens, ce riche trophée pare maintenant le noble amid’Euryale.Lacoursefinie,lesprixdécernés:«Maintenant,ditlehéros,

si quelqu’un parmi vous a la conscience de ses forces, et seconfie à son courage, qu’il approche, qu’il tende ses brasnerveuxarmésdegantelets.»Enmêmetemps,Énéeproposeun double prix aux concurrents. Pour le vainqueur mugit unjeune taureau, dont le front ceint de bandelettes est orné delamesd’or:uneépée,uncasquebrillant,consolerontlevaincu.Aussitôt Darès se lève, avec sa taille énorme et sa forcegigantesque ; il se lève ; et le cirque étonné frémit d’un longmurmure.SeulautrefoisDarèspouvaitluttercontrePâris.C’estDarèsqu’onvit,prèsdelatombeoùgîtlegrandHector,défierlevictorieuxButès,effrayantcolosse,quisevantaitd’êtreissud’Amycus, ce roi féroce des Bébryces : Darès le terrassa, et

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l’étendit mourant sur l’arène. Tel Darès, le premier, offre aucombatsatêtealtière;telilétaleauxyeuxseslargesépaules;tel ildéploietouràtoursesbras immenses,etbat l’airdesescoups. On lui cherche un rival ; mais dans cette fouleinnombrable, tout pâlit, à l’aspect d’un si formidableadversaire ; et l’essai périlleux du ceste fait trembler le plusintrépide.Alorstriomphant,etfierd’unepalmequ’ilnecroitpasdisputée,Darèss’avanceauxpiedsduprince;etlasd’unretardqui l’offense, il saisit de lamaingauche la cornedu taureau ;puis d’une voix arrogante : « Fils de Vénus, dit-il, si personnen’osetenterlalutte,pourquoicesdélais?Jusqu’àquanddois-jeattendre ? Parlez, et que j’emmène ma conquête. » Un longmurmure d’approbation éclate parmi les Troyens : tousréclamentpourDarèsledonpromisauvainqueur.MaisAceste. indignégourmande legénéreuxEntelle,qui se

trouvait assis à ses côtés sur un banc de verdure : « Entelle,autrefois l’honneur de la lice, qu’est devenue ta gloire ?Souffriras-tupatiemmentqu’onenlèveunprix si flatteur, sansqu’ilsoitdisputé?Oùdoncestmaintenantcedieuqui fut tonmaître,cetÉryxfameux,quenousaimionsàvoirrevivreentoi?Est-ce en vain que ta renommée remplit la Sicile entière ? etque fais-tu de ces dépouilles suspendues en pompe à tesportes ? » Entelle répond en soupirant : « Non, l’amour de lagloire n’est pas éteint dans mon âme ; non, la crainte n’enbannit point l’honneur.Maisglacépar la froidevieillesse,monsangneboutplusdansmesveines;etmaforceépuiséetrahitmesmembres languissants.Ah ! si j’avaisencore cebeau feude la jeunesse qui m’animait autrefois, et qui donne à cetinsensétantd’assuranceetd’orgueil!sij’étaisencoreàlafleurdemonâge!cen’est,croyez-moi,nil’espoirdelarécompense,ni l’appât de ce taureau superbe qui m’eût amené dans lacarrière : je n’ambitionne dans la victoire que la victoire elle-même.»Enachevantcesmots,iljetteaumilieuducirquedeuxgantelets d’un poids énorme, lesmêmes dont le vaillant Éryxchargeait ses mains dans les combats, et que de durescourroies enlaçaient à ses bras puissants. Chacun tremble àcette vue : tant sont affreux à contempler ces cuirs épais,

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immenses,oùlapeaud’unbœufentierseredoubleseptfois,etqueroidissentdeslamesdeplombcousuesàdeslamesdefer.Plus que les autres, Darès tremble lui-même : il reculeépouvantédevantl’horriblearmure.Énéeenadmirelamasse;ilensoulève, ilendérouleet lesvastesattacheset levolumeépouvantable.Queserait-cedonc,repritalorslevieilathlète,sice peuple timide eût vu le ceste formidable de l’invincibleHercule, et son terrible combat sur ce même rivage ? Cettearmequivousétonne,votrefrèreÉryxlaportaitautrefois:vouslavoyezencoresouilléedusangdesesrivauxetdeleurcrânefracassé.Avecelle,ilsemesuracontrelegrandAlcide:parelle,jem’illustraimoi-même, lorsqu’un sangplus actif coulait dansmesveines,etquelavieillessejalousen’avaitpasencoresemémon front de cheveux blancs. Mais si ce fier Troyen n’oseaffronterlesarmesd’Entelle,sil’équitableÉnéel’approuve,silesage Aceste y consent, rendons la lutte égale. Reviens de tafrayeur, Darès ; je te fais grâce du ceste meurtrier d’Éryx :déposeà tontour leganteletphrygien.« Ildit ;etdépouillantsesépaulesdesondoublemanteau, ilmontreànuses largesmuscles,sesosénormes,sesbrasterribles,etsembleungéantdeboutaumilieudel’arène.Le fils d’Anchise prend alors deux cestes égaux, et revêt

d’armes pareilles les mains des deux athlètes. À l’instant lecouple robuste se dresse, s’affermit, et, disputant d’audace,lève en l’air ses brasmenaçants. Rejetée en arrière, leur têtehautaine fuit loin du coup ; et cependant leurs mains secroisent,lecombats’engageets’échauffe.L’un,plussoupleensesmouvements,apour luisaverte jeunesse : l’autreest fortde sa masse et de son propre poids ; mais ses genouxfléchissent sous son corps tremblant ; un souffle rauque,entrecoupé,s’échappeavecpeinedesesvastespoumons.Millecoups sont à la fois portés, rendus, parés : sans cesse l’armecruellebonditsurleursflancsquipalpitent,ouretentitàgrandbruit sur leur large poitrine : leurmain rapide erre autour del’oreilleetdes tempes : leurs jouescrient,heurtéespar le fer.Inébranlable roc, Entelle oppose à l’orage son immobilité :tantôtuneinflexionlégère,tantôtuncoupd’œilhabile,trompe

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onprévient lafuriedesonadversaire.Darèssembleunardentguerrier, qui bat de ses machines une ville inexpugnable, oupresse de ses bataillons un fort bâti sur unmont escarpé : iltourne, revient, voltige, cherche en vain des accès faciles, et,malgrél’artdesesattaques,s’épuiseenassautsinutiles.Toutàcouplebrastendu,latêtehaute,Entellesedéploie,se

balance,etméditeunchocfoudroyant:l’agileDarèsaprévulatempête ; et par un prompt détour, il en esquive les éclats.L’effort d’Entelle s’est perdu dans les airs : entraîné par samasse,lepesantvieillardtombe,etlaterregémitdesachute.Tel, miné par les ans, tombe et roule sur l’Érymanthe ou surl’antique Ida, un pin vieilli, sapé dans ses racines. Troyens,Siciliens,tousàlafoisselèvent,agitésd’intérêtsdivers:leurscris confus percent les cieux. Aceste accourt le premier : levieuxmonarquerelèvesonvieilamidont ilplaint lesort.Maisimpassible, et dédaignant un revers passager, l’indomptableathlèteretourneplusardentaucombat:lecourrouxluirendsavigueur.Lahonte,l’honneur,enflammentsoncourage:acharnésurDarès,quisetroubleetchercheàl’éviter,illechassed’unemain, de l’autre il le ramène, et, frappant sans relâche, lepromèneainsi tout sanglant le longde l’immensearène.Pointde paix, point de trêve : comme on voit de sombres nuagesfondreengrêleépaissesurnostoitsretentissants;telàcoupsredoublés, teldesesdeuxcestesà la fois, l’infatigableEntellepresse,tourmente,accablesonrivaléperdu.MaislesageÉnéenesouffritpasquelacolèreallâtplusloin,

qu’Entelle se livrât plus longtempsàd’aveugles fureurs. Il faitcesser la lutte, arracheauvainqueur le vaincuhaletant, et luidit avec bonté : « Malheureux ! quel vertige a égaré tonaudace?Nesens-tupasdanstonrival,pour leconsolerdesadisgrâce, d’autres forces que les tiennes, et l’appui d’un brasplusqu’humain?cèdeaudieuquileprotège»Ildit;etsavoixa séparé les combattants. De fidèles compagnons emmènentl’infortuné Darès, traînant avec peine ses genoux défaillants,abandonnantsatêtelanguissante,etvomissantparmilesflots,d’unsangnoir lesdébrisdesesdentsfracassées.Telsesamisl’emportaientauxvaisseaux : rappeléspar le filsd’Anchise, ils

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reçoivent de sa main le casque et l’épée, et laissent au fierEntellelapalmeetletaureau.Lui,rayonnantdejoieetglorieuxde sa conquête : « Fils deVénus, s’écrie-t-il, et vous, Troyens,apprenez ce dont j’étais capable dans ma jeune saison,. etvoyezdequellemortcertainevoussauvezaujourd’huiDarès!»Enmême-temps il se tourneen facedu taureau,prix solenneldelavictoire:làdebout,lebrasramenéenarrière,ilbalancelecesteeffroyable,frappel’animalsuperbeentresadoublecorne,et,luibrisantlatête,enfaitjaillirlacervelle.Lebœuftremble,chancelle et tombeexpirant sur l’arène.Alors, le pied sur soncadavre,l’athlètevainqueurprofèrecesparoles:«Reçois,Éryx,reçois cette victime, plus digne de toi que le sang de Darès.Entellevainqueurdéposeicileceste,etrenonceàsonart.Après le ceste vient la flèche légère : le héros invite à ce

nouveaucombat ceuxqui comptent sur leuradresse,etplaceau milieu de la lice les prix de la victoire. Aussitôt cent brasrobustesarborentlemâtduvaisseaudeSéreste.Suspendueausommetparunlienmobile,unecolombes’ydébatsanspouvoirs’échapper : une colombe est le but que le fer ailé doitatteindre. Déjà les concurrents sont assemblés : l’airain d’uncasque, urne du sort, a reçu leurs noms confondus ; et lepremier que le destin amène, annonce le fils d’Hyrtacus, lejeune Hippocoon : un cri d’applaudissement s’élève de toutesparts.AusecondrangparaîtMnesthée,naguèrevainqueurauxcourses des galères, et que ceint encore le vert feuillage del’olivier. Le troisièmeestEurytion, ton frère,ônoblePandarus,toi qui, rompant autrefois par l’ordre de Pallas une trêveréprouvée,lançastoutàcoupsurlesGrecsledardquirallumala guerre. Un des noms reste encore ; on tire, et du fond ducasque sort enfin le nom d’Aceste, qui, même en cheveuxblancs,necraintpasdesemêlerauxcombatsdelajeunesse.Alors, d’un bras nerveux, tous à l’envi courbent leur arc

flexible: lesflèchessonttiréesdescarquois.CelledubouillantHippocoonestpartielapremière:lacordesiffle;letraitrapidefend la nue, et, touchant le mât dans les cieux, le perce, ets’arrêteensesflancs.L’arbreatremblé,l’oiseaufrémissantbatdes ailes, et le cirque au loin résonne de bruyantes

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acclamations. Ensuite l’ardentMnesthée s’avance, l’arc tendu,laflèchehaute,l’œiletletraitajustéssurlebut.Malheureux!son fer n’a pu frapper l’oiseau ;mais il rompt le tissu fragile,dont les nœuds enlaçaient le pied de la colombe, et laretenaient captive au sommet du mât immobile. L’oiseau deVénuss’envolesur lesvents,et fuitdans l’azurdesnuages.Àl’instant même Eurytion, qui déjà contenait à peine son arcimpatient et sa flèche acérée, Eurytion invoque le secours deson frère : sonœil suit dans l’espace la colombe joyeuse ; etpendantqu’elles’yjoued’uneailetriomphante,letraitl’atteintsouslanue.L’oiseaus’abatmourant,exhalesonderniersouffledanslesplainesdel’air,ettombeavecledardquil’apercé.Lapalmeétaitconquise,Acesten’ypouvaitplusprétendre;

cependant ildécocheuntraitdanslescieux,poursignalersonadresseetsonarcretentissant.Toutàcoups’offreauxregardsun prodige inattendu, présage d’un grand événement : unetriste expérience expliqua dans la suite cet avis des dieux, ettroptardl’effroidesdevinseninterprétalemystère.Laflèche,en volant, s’allume au sein des nuages humides, marque saroute par un sillon de flamme, et s’évapore en fuméedans levague des airs ; pareille à ces étoiles vagabondes, qui,détachéesde lavoûtecéleste, traversentencourant l’horizon,et traînentaprèsellesunequeue flamboyante.Àcettevue, lepeupleétonnés’incline:TroyensetSiciliens,tousimplorentàlafois les dieux. Le magnanime Énée ne craint pas d’accepterl’augure ; ilembrasse l’heureuxAceste, lecombledeprésentsmagnifiques:«Agréezcesdons,ômonpère, luidit-il!parcesigne éclatant, le souverain de l’Olympe voulut honorer vosvieuxansd’un triompheprivilégié.C’estaunomduvénérableAnchise que je vous offre ce vase précieux, orné de brillantesfigures.AnchiselereçutautrefoisdugrandCissée,quirégnasurla Thrace ; et sa reconnais sauce aimait à conserver ce gaged’uneamitiéfidèle.»Àcesmots,ilceintd’unlauriervertlatêtedu monarque, et le salue premier vainqueur. Le modesteEurytion voit sans jalousie couronner un front plus auguste,quoiqu’il ait seul abattu la colombe égarée dans les cieux. Letroisièmeprix est pourMnesthée, qui rompit le lacet fatal ; le

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dernier,pourHippocoondontleferailés’enfonçadanslemât.Ces jeux duraient encore : Énée mande le fils d’Épytus,

Périphas,dontlasagesseveillesurletendreIule,etconduitsonenfance. Le héros lui confie ses ordres : « Cours, vole versAscagne;etsilajeuneélitedesesamisestprête,siseslégersescadrons n’attendent plus que le signal, qu’il amène autombeaud’Anchiseleurtroupechoisie,etqu’ilsemontreàleurtêtesoussaplusrichearmure.»Ildit,faitécarterlafouledontlesflotsinondaientl’immensitéducirque,etprépareunchamplibreaunouveaucombatqu’ilmédite.Lesjeunesguerrierss’avancent,agitantlefreind’ordeleurs

coursiers superbes, et rayonnants d’éclat aux yeux de leursparents charmés.De longsapplaudissements se fontentendrede toutes parts, et les suivent au loin dans leur marchetriomphale. Chacun d’eux a paré son casque du myrteaccoutumé ; chacun balance d’unemain deux javelots armésd’un fer poli. Sur l’épaule des chefs pend un carquoisresplendissant:l’orcirculeencollierautourdeslisdeleurcou,l’orflottesurleurpoitrineenchaîneéblouissante.Troisbrigadeségales composent la troupe enfantine : trois chefs lescommandent,etvoltigentà leur tête.Souschaquechefdouzebrillantscavaliersdéploientleurpompemartiale,etceuxquilescommandentsontdesenfantscommeeux.Lepremiercorpssefaitgloiredemarcher sous le jeunePriam,héritierdunomdesonaïeul,ettonfils,ôPolite,toidontlaraceillustredoitpeuplerunjourl’Italie.LecoursierquileportefutnourridanslaThrace:son poil d’ébène est nuancé d’un blanc pur ; il bat l’arène deson pied plus blanc que la neige ; une étoile blanche orne satête altière. Atys paraît ensuite, Atys, noble souche des Atiuslatins, le jeuneAtys, enfant chéri d’Iule nonmoins enfant quelui.Ledernier,leplusbeaudetous,estIulelui-même:ilpresselesflancsd’uncoursiersidonien,présentdel’aimableDidon,etmonumentd’unamour qui n’est plus. La jeunessequi les suitmonte les coursiers du vieil Aceste. Les Troyens enchantéssourientàcesenfantstimides,lescontemplentavecamour,etseplaisentàretrouvereneuxlestraitsdeleursancêtres.Sitôtque la jeune armée eut fait le tour du vaste amphithéâtre, et

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jouiduplaisird’étalerauxyeuxdesesconcitoyenssonappareilguerrier, le fils d’Épytus donne par un cri lointain le signalattendu, et fait résonner dans les airs son fouet retentissant.Soudain tous partent à la fois : réunis d’abord, bientôt ils separtagent, et sous leur triple chef volent en triple escadron ;puis rappelés par un nouveau signal, ils reviennent sur leurspas,et les rangsenprésencesemenacentde leursdards.Onlesvoitensuitesereplier,s’étendre,s’éviter,sepoursuivre,et,tour à tour croisant leurs marches, rompant leurs files tour àtour, offrir dans une lutte innocente l’image d’un conflitmeurtrier. Tantôt, par une fuite simulée, ilsmontrent le dos àl’ennemi ; tantôt, retournant leurs lances, ils semblentprêts àse charger ; quelquefois, ralliés sous lesmêmes drapeaux, ilss’avancent paisiblement ensemble, et la guerre est finie. Telqu’autrefoiscelabyrinthe,merveilledelaCrète,cachait,dit-on,danssonenceinteobscure,millesentierstortueux,milleroutesentrecoupées d’insidieux détours ; dédale inextricable, où lespas,unefoiségarés,netrouvaientplusd’issue:tels,dansleursmouvements divers, les jeunes Troyens entrelacent leurscourses,etmêlentensejouantlescombatsàlafuite.Ondiraitde légers dauphins, dont les troupes vagabondes, sillonnant àl’envilesflots,fendentlesmersdeCarpatheoucellesdeLibye,etfolâtrentsurlesondes.Ces joutes, ces tournois, ces simulacresdeguerre,Ascagne

les renouvelachezsonpeuple, lorsqu’ileutélevé les rempartsd’Albe-la-Longue. Il apprit aux anciens Latins à célébrer cesjeux,telsqu’il lescélébraitlui-mêmedanssonenfanceaveclajeunesse phrygienne. Les Albains les transmirent à leursdescendants:c’estd’euxqueRome,cettemaîtressedumonde,les a reçus depuis ; et son respect a conservé ces noblesamusements qui charmaient ses ancêtres. Aujourd’hui même,Troie revit dans ces feintes batailles, et Rome encore a sesbandestroyennes.C’étaitpardetellesfêtesqu’Énéeconsacraitlamémoiredesondivinpère.Tout à coup la Fortune change, et signale sa perfide

inconstance. Pendant que ces divers spectacles honoraient letombeau d’Anchise, la fille de Saturne fait descendre Iris des

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hauteurs de l’Olympe vers les nefs d’Ilion, et commande auxzéphyrsd’accélérersonvol:centprojetssinistresroulentdansl’âme de Junon, et ses antiques ressentiments ne sont pasencore assouvis. Aussitôt la céleste messagère glisserapidementsursonarcpeintdemillecouleurs,et,plusprompteque l’éclair, touchesansêtreaperçueaux rivagesde laSicile.Elle observe la foule immense que la solennité rassemble ; etparcourant la plage, elle voit le port désert, la flotteabandonnée.Cependant,retiréesàl’écartsurunbordsolitaire,lesTroyennespleuraientlaperted’Anchise;ellespleuraient,etles yeux fixés sur les flots en mesuraient tristement la vasteétendue.«Hélas!aprèstantdefatigues,encoretantdemersàfranchir,encoretantd’écueilsàbraver!»Telleétaitleurplaintecommune.Ellessoupirentaprèsunlieuderepos:leurcourageestlasdeluttercontrelesventsetlesondes.Iris,méditantsescomplots, se glisse aumilieu d’elles, dépouille avec ses traitsdivinssonimmortelleécharpe,etsecachesouslesridesdelavieilleBéroë,jadisépousedel’IsmarienDorycle,etquidanssesbeauxjoursvantaitsanaissance,sonrang,sesaïeux.À ces mots, donnant l’exemple, elle saisit brusquement un

brandonallumé,ensecouedanslesairslaflammeétincelante,et,d’unbrasquelarageanime,lelanceaumilieudelaflotte.Les Troyennes étonnées pâlissent, et leur cœur s’est serré decrainte. Mais Pyrgo les rassure, Pyrgo, vénérable entre toutespar sa longue vieillesse, Pyrgo, royale nourrice des nombreuxenfantsdePriam.«Non,cen’estpoint-làBéroë ;cen’estpascettesimplemortellequeleRhéthéevitnaître,etqueDorycleeutpourépouse.Tantd’éclattrahitunedéesse.Voyezlefeudecesregards!voyezcettenoblefierté!Quelfrontmajestueux!quel célesteorgane !quelleaugustedémarche !Moi-même jequitte à l’instant Béroë : faible et languissante, elle gémit demanquer seuleàcespompes funèbres,etdenepouvoiroffrirses religieux hommages aux mânes du grand Anchise. » Elledit ; ses compagnes, d’abord incertaines, roulent sur lesvaisseaux des yeux sombres et sinistres : elles balancent,partagées entre l’indigne attrait d’un asile présent, et l’espoird’un empire promis par les destins. Tandis qu’elles doutaient

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encore, Iris, déployant tout à coup ses ailes, remonte dansl’Olympe,ettraceenfuyantsouslesnuesunimmensesillondelumière. Alors frappée d’un tel prodige, et transportée d’unefureursubite, la troupeégarée jetted’horriblesclameurs, ravitlesfeuxdusacrifice,pillelesautelsdécorésdeverdure,etfaitvolersurlesnaviresleurdépouilleembrasée.Laflammerapidecirculedenefennef,etdévoreencourantlesbancs,lesrames,lespoupesetleurspeintures.SoudainapportéeparEumèle, l’affreusenouvelle se répand

au tombeau d’Anchise et dans le vaste amphithéâtre : « Lesgalères sont en feu ! »On regarde, et déjà s’élèvent jusqu’aucieldenoirsetbrûlantstourbillons.Encoretoutoccupédesesaimables courses, Ascagne s’élance le premier vers la rivetumultueuse ; il y pousse son coursier rapide, ses gardess’efforcentenvainde l’arrêter.«Quelétrangedélire,s’écriet-il ? Que faites-vous, qu’espérez-vous, ô malheureusescitoyennes?Cen’estpoint la flotteennemie,cen’estpoint lecamp des Grecs, c’est votre dernier espoir, hélas ! que vouslivrez aux flammes. Ouvrez les yeux ; reconnaissez Ascagne,reconnaissezlefilsdevotreroi.»Ildit,etjetteàleurspiedslevaincasquedontilétaitcouvert,quandsesjeuxoffraientdansl’arènelesimulacredescombats.EnmêmetempsÉnéeparaît;avec lui paraissent les légions troyennes. À sa vue, lescoupables, saisies d’effroi, se dispersent le long des rivages ;ellesvontcacherleurhonteaufonddesbois,danslecreuxdesrochers,auxantreslesplussecrets:leremordslestourmente,le jour les importune : revenues de leur fatal vertige, ellesdétestent leur aveuglement : Junon n’obsède plus leur âme.Maislaflammeindomptéenenpoursuitpasmoinssesravages.L’étoupe allumée sous l’humide sapin vomit une épaissefumée : un feu lent couve au fond des carènes, et sa sourdeactivité mine dans l’ombre le corps entier des vaisseaux. Nil’effort de mille bras, ni l’onde épanchée par torrents, nepeuventapaiserl’incendie.À ce spectacle, Énée, profondément ému, déchire ses

vêtements ; il implore la pitié des dieux ; il s’écrie, lesmainslevées au ciel : « Jupiter tout-puissant ! si ta haine n’a point

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encore proscrit jusqu’au dernier des Troyens, si ta bontéconstantes’intéresseencoreauxmalheursdesmortels,daignearracher nos vaisseaux à ces feux destructeurs ; et sauve, ôpère des humains, sauve de leur ruine les faibles restes dePergame ! Ou si je t’offensai, qu’à l’instant, pour faveursuprême, tes carreaux vengeurs éclatent sur ma tête, et quetonbrasirrités’appesantissesurmoiseul.»Ilparlait:aussitôtlecielsecouvred’épaisnuages;unehorribletempêtegrondedanslesairs;lebruitdutonnerreébranlelesmontagnes,etfaittrembler lesplaines.Au souffle des ventsdéchaînés, l’Olympeentier semble se fondre en noirs torrents de pluie. Un vastedélugeinondeetlesprouesetlespoupes:lesmâtsdemi-brûlésboiventl’ondesecourable:envainlaflammesedébatsousleseaux, elle cède ; et de tous les navires, quatre seulementsuccombentauxfureursdeVulcain.Cependantconsternéd’unaussicruelrevers,lefilsd’Anchise

flottait irrésoluentre lesmouvementscontrairesdontsonâmeétaitagitée.Doit-il,oubliant lesoracles,choisirpourséjour leschamps de la Sicile ? doit-il, fidèle à sa gloire, chercher lesrivages de l’Ausonie ? Telles étaient ses incertitudes. Alors levieux Nautès s’avance ; Nautès, que l’immortelle Pallas avaitprissoind’instruire,etd’initierelle-mêmeàsesdoctessecrets;Nautès,dontlasagesseexpliquaitauxTroyensetcequ’ilfallaitcraindre de la colère des dieux, et ce qu’exigeait l’ordreimmuable des destins. Le vieillard, consolant Énée, relève ences mots son courage : « Fils de Vénus, souffrons sansmurmurer le flux et le reflux du sort. Quels que soient sescaprices,ontriomphedelafortuneàforcedeconstance.VousavezAceste,issucommevousdusangdesdieux,commevousenfant de Dardanus : associez sa prudence à vos conseils, etqu’une heureuse alliance l’attache à vos projets. Laissez-luicette foule inutile, rebut de vos nefs consumées ; laissez-luiceuxqu’effraient lagrandeurdevotreentrepriseetvosnoblespérils.Lesvieillardscourbéssouslepoidsdesans,lesfemmesrebutéesdesfatiguesdel’onde,tousceuxenfinqui,sansforceousansaudace,frémissentàl’aspectdesdangers,confiez-lesàces bords ; et permettez qu’ils s’y fassent, après tant de

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traverses, des demeures tranquilles. Protecteur de leur citénaissante,Acesteluidonnerasonnom.»Àcesparolesd’unvieilami,lavertud’Énéeseranime;mais

il hésite encore, et son esprit ne peut calmer toutes sesinquiétudes. La Nuit ténébreuse promenait alors dans les airssoncharsilencieux.Soudainlehéroscroitvoirl’augusteimaged’Anchise descendre vers lui de la voûte céleste ; il croitl’entendre lui tenirce langage:«Monfils, toique j’aimaiplusquelavie,tantquelaviefutmonpartage;moncherfils,ôtoique mirent à tant d’épreuves les malheurs d’Ilion ! c’est parl’ordre de Jupiter que je viens en ces lieux ; de Jupiter, quipréserva tes vaisseaux de la furie des flammes, et qui deshauteurs de l’Olympe a jeté sur les Troyens un regard declémence. Écoute les avis salutaires que t’a donnés le vieuxNautès : transporte en Italie la fleur de ta jeunesse, tes plusvaillantsguerriers:iltefaudradompter,auseinduLatium,unpeuple belliqueux et sauvage. Mais avant d’engager cescombats, ne crains pas d’aborder les sombres royaumes dePluton;osefranchirlesprofondeursdel’Averne;etviens,monfils,viensvisitertonpèredansleséjourdel’éternellepaix.Jenesuis point relégué au fond du noir Tartare, parmi les ombrescondamnéesàgémir:admisdansl’aimablesociétédesjustes,j’habite avec eux l’Élysée.Une chaste Sibylle t’en aplanira lesroutes;etlesangdesbrebisfunèbres,prodiguépartesmains,te rendra l’enfer favorable.C’est là que tes yeuxdécouvrirontdansl’avenirlalonguesuitedetesdescendants,etl’empirequileur est promis. Adieu ; l’humide nuit touche au bout de sacarrière, et déjà les coursiers brûlants du Soleilm’ont effleuréde leur souffle de feu. » Il dit, et disparaît commeune légèrevapeurdans levaguedesairs.Énéesoupire ; il s’écrie :«Oùcourez-vous,hélas!Arrêtez,ômonpère!Est-cemoiquevousfuyez?Pourquoivousdéroberauxembrassementsd’unfils?»À cesmots, il réveille la flamme endormie sous la cendre, et,prosternédevant lesdieuxdePergame,aupieddusanctuairede l’antiqueVesta, il leuroffreensacrificeun fromentpur,unreligieux encens. Bientôt, assemblés à sa voix, Aceste et leschefs de la flotte se réunissent autour de lui : le héros leur

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annoncelavolontédeJupiter,cequ’ordonneunpèreadoré,ceque lui-même a résolu. Il parle : tout s’empresse ; le vieuxmonarqueapplauditlepremierauxarrêtsdudestin.Ondéposesurlarive,onlègueàlacitéfuturetousceuxdontlesfatiguesn’aspirent qu’au repos : âmes vulgaires, pour qui la gloire estsans attraits. Les autres courent à l’envi restaurer les ponts,remplacer les mâts mutilés par les flammes, renouveler detoutes parts et les rames et les cordages : leur nombre estfaible,maisleurbouillantcourageneconnaîtpointd’obstacles.EnmêmetempsÉnée,guidantlui-mêmelesocdelacharrue,

trace l’enceinte des nouveaux remparts, etmarque au gré dusortl’emplacementdesédifices.LàdoitêtreIlion,—iciTroievarenaître : douces images pour Aceste ! Troyen, il régnera surunecité troyenne.Ailleursc’est le forum ;etplus loinc’est lesénat, noble assemblée des sages, organes de la justice. Cetemplequis’élèveausommetdel’Éryx,etdontlefaîtesuperbeavoisine les nues, c’est le temple de Vénus Idalienne : placéprèsdutombeaud’Anchise,unprêtreyveilleàsonculte;etlacendred’undemi-dieureposeenvironnéed’unboissacré.Déjàl’Aurore avait éclairé neuf fois les banquets du peuple et leshonneurs rendus aux Immortels. Enfin les vents paisibles ontaplanilesondes;etl’Austerausoulflepropicerappellesurlesmerslanefimpatiente.Quederegretsalorséclatentlelongdurivage!qued’embrassements!quedelarmes!Lanuitpasse,lejourluisuccède,etl’onnepeutseséparer.Jusqu’auxmèrescraintives, jusqu’aux vieillards débiles, que faisaient pâlirnaguèrelaseulevuedesgouffreshumidesetlaseuleidéedesorages, tous brûlent de reprendre, de poursuivre leur coursepérilleuse.LesensibleÉnéelesconsolepardesdiscourspleinsdebonté,et lesrecommandeenpleurantauxsoinsd’unautrepère,auxsoinsdugénéreuxAceste.OnimmoleensuiteparsesordrestroisjeunestaureauxaugrandÉryx,unebrebisnoireauxTempêtes ; et l’ancre est levée de toutes parts. Lui-même, latête ceinte d’une couronne d’olivier, debout sur la nef quil’emporte,lehéros,unecoupeenmain,jetteaumilieudesflotsamerslesentraillesdesvictimes,etfaitcoulerenabondancelevinpurdeslibations.Unventfavorablesembleprêterdesailes

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aux poupes fugitives : l’aviron frappe à coups redoublés lesplaines liquides, et les vagues blanchissent sous l’effort desrameurs.CependantVénus,tremblantepoursonfils,abordetristement

Neptune,etluipeintencesmotssesvivesdouleurs:«Dieudesmers ! l’éternel courroux de Junon et sa haine insatiable meforcentdedescendreàlaprière.Niletempsàquitoutcède,nileshommagesd’uncœurpieux,riennepeutl’adoucir.EnvainJupiter commande, en vain le sort dispose ; ses fiersressentimentsnenouslaissentaucunrepos.C’estpeupourelled’avoir,dans sacolère,effacédusolphrygien la cité reinedetant de nations, d’en avoir traîné de désastre en désastre lesmisérables débris : quand Troie gît au cercueil, la cruelle enpoursuit la cendreet lesossementsdéplorables.Pourquoi tantde fureurs?Elleseulepeutnous l’apprendre.Naguèreencore,vouslesavezvous-même,dequelépouvantableoragen’a-t-ellepasaccueillitoutàcouplesmalheureuxTroyenssurlesmersdeLibye ? Vous l’avez vue soulever les flots jusqu’aux cieux, etsourire aux noirs ouragans qu’Éole déchaînait pour elle. C’estvotreempirequ’elleosaitainsibouleverser !Aujourd’hui,pourcombled’horreur,voilàquesoufflantauxTroyennessonaveugledélire,elleembraseparleursmainsforcenéeslaflottedemonfils : et lui, pleurant la perte de ses vaisseaux, il faut qu’ilabandonnesuruneriveétrangèreses infortunéscompagnons.Ah!sauvez-endumoins lesrestes.Qu’ilspuissent, jevousenconjure, voguer en sûreté sur vos ondes ! qu’ils puissenttoucherenfin lesbordsduThybreet leschampsdeLaurente!Mesvœux,hélas!necontrarientpaslesDestins,etlesParquesnousontpromiscetasile.»Ainsi parla Vénus. Le souverain dominateur du profond

Océan, le fils de Saturne lui répond : « Ordonnez, déesse deCythère;vouspouveztoutdansunempireoù jerègne,etquifut votre berceau. Moi-même j’ai quelques droits à votreconfiance:plusd’unefois,envotrefaveur,j’aicalmécettefuriedes vents, j’ai dompté cette rage effroyable des cieux et desmers conjurés. Sur la terre (j’en atteste et le Simoïs et leXanthe), mes soins ne furent pas moindres pour votre cher

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Énée. Quand l’impitoyable Achille, poursuivant les Troyens, enexterminait sous leurs propres murs les bandes éperdues, etprécipitait des milliers de morts aux enfers ; que les fleuvesgémissaient,encombrésdecadavres,etqueleXanthe,obstruédans son cours, ne pouvait rouler jusqu’aux mers ses flotsensanglantés:votrefilsosabraverleredoutableAchille,Achillesoutenu des dieux et de sa force invincible. C’en était faitd’Énée, si, lecouvrantd’unnuageépais, jen’eussedérobésatêteautrépas.Etpourtantjebrûlaisalorsd’ensevelirsousleursruines les murailles du parjure Ilion, ces murailles bâties parmes mains. Mon amour veille encore pour vous, Déesse :bannissez les alarmes. Énée, selon vos désirs, abordera sansdangers au port de l’Averne. Un seul homme, disparu dansl’abîme,luicoûteradevainsregrets:unseulseravictimepourle salut de tous. » . Ces paroles consolantes ont adouci lesdéplaisirsdeCythérée.Aussitôtl’épouxd’Amphitriteattellesescoursiersàsoncharbrillantd’or;ilsoumetaufreinleurboucheécumante;etsamain,secondantleurfougue,leurabandonnelesrênesvagabondes.Lecharazuréeffleured’unvolrapidelasurfacedeseaux:lesvaguess’abaissent:l’onderespectueuseaplanit sous l’essieu grondant ses liquides montagnes, etl’Olympeépurévoitfuirlesnuages.Autourdudieus’empresselepeuplevariédesmers:onaperçoitàsadroitelesimmensesbaleines,etlecortègeduvieuxGlaucus,etPalémon,filsd’Ino,et les agiles Tritons, et la troupe entière de Phorcus. À sagauche, folâtre lechœurdesNéréides :c’estThétis,etMelite,et la chaste Panopée ; c’est Nésée, Spio, Cymodocée, Thalie,douxornementsdesabrillantecour.Enéesouritàcecalmeenchanteur ;et sonâme,enfinplus

tranquille, s’ouvre au charme de l’espérance. Il ordonne qu’àl’instant tous lesmâts soient dressés, qu’à l’instant la vergueaux longs bras déploie de tous côtés ses voiles. Soudain lescordages sifflent, tendus de toutes parts ; de toutes parts latoile aux plismouvants s’enfle au gré des zéphyrs : l’antennegémissante tourne, descend, remonte, sous l’effort de centcâbles ; et la flotte, pousséepar les ventsprospères, vole surl’humide empire. Du haut de la proue royale, Palinure dirige

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l’arméeflottante:c’estsurluiquel’escadreentièredoitréglersamanœuvre.DéjàlaNuittaciturneavaitpresqueatteintdanslescieuxla

moitié de son tour. Les matelots, durement couchés sur lesbancs, à côté de la rame oisive, abandonnaient leurs sens aupaisible repos. Tout à coup Morphée s’abat sans bruit desplaines étoilées, et, fendant les airs nébuleux, en écarte lesombres. C’est toi qu’il cherche, infortuné Palinure ! ce dieut’apportedesinistrespavots.CachésouslestraitsdePhorbas,ils’assied sur la poupe élevée, et tient au vieux nocher celangageartificieux:«Filsd’Iasus! lesflotssecourbentd’eux-mêmes sous nos légers navires ; un souffle égal enfle nosvoiles, et cette heure invite au sommeil. Goûte-s-en lesdouceurs,etdérobeunmomenttesyeuxàleurveilleobstinée.Durantcecourt intervalle, jeguideraipour toi lesgalères.»Àces mots, Palinure, soulevant avec peine sa paupièreappesantie:«Veux-tudoncquej’oublie lescapricesde l’ondeet le calme insidieux desmers ? Moi, dormir sur la foi de ceperfide élément ! moi, confier le fils d’Anchise aux ventsfallacieux!Non;l’éclattrompeurd’uncielsereinm’abusatropsouvent.»Tellesétaientsesparoles:enmêmetemps,appuyéesur le timon, samain fidèle ne pouvait s’en arracher ; et sesregards, fixés sur la voûte céleste, y cherchait encore lesétoiles. Alors Morphée saisit un rameau abreuvé des eaux duLéthé,etqueleStyximprégnadesesvapeursassoupissantes.IlensecouesurPalinurelaroséeléthargique:Palinuresuccombe,et ses yeux appesantis par le sommeil se ferment au mêmeinstant.Àpeineune langueursubites’est-elleemparéedesesmembres,queledieufondsurlui,etleprécipitedanslesflotsavec lapoupeenéclats,avec legouvernail fracassé.Lepiloteengloutirouleaufonddesgouffreshumides,etsescompagnonsqu’il implore n’entendent point ses cris répétés. Aussitôtdéployant ses ailes, Morphée, satisfait, s’envole, et disparaîtdanslevaguedesairs.Cependant la flotten’enpoursuitpasmoinssur lesmerssa

routefortunée:sûredesfaveursdeNeptune,ellesillonnesanseffroi le périlleux abîme. Déjà, dans sa course rapide, elle

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approchaitdesbancsdesSirènes,écueilsfunestes,etblanchisdesossementsdetantdemalheureux:déjàretentissaitdanslelointain le sourdmugissementdes rocs, sans cessebattusparlesvaguesécumantes.SoudainÉnéeseréveille ; ilvoitsanefvagabonde errer sans pilote à la merci des flots : lui-mêmealors, il court la gouverner sur les eaux ténébreuses ; etpoussantunprofond soupir, le cœurnavrédu sortdouloureuxd’unami:«ÔtropconfiantPalinure,dit-il!devais-tucroireauxpromessesmensongères de l’onde et des étoiles ? Hélas ! tuvaslanguirsanssépulturesurunrivageignoré!»

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Livresixième

AINSI parlait le héros, les yeux mouillés de larmes ; et saflotte,volantsurlesondes,toucheenfinlesrivagesdeCumes,antiquecolonied’Eubée.Laproues’est tournéevers les flots ;l’ancre,à ladentmordante,affermit lesnavires,et lespoupesrecourbéesbordent l’humidearène.Ons’élance,onfouleavectransport cesplagesd’Ausonie. L’un fait jaillir desveinesd’uncaillou le feuqu’elles recèlent. L’autre, interrogeant les forêts,en poursuit les hôtes sauvages, ou montre, plein de joie, lessourcesqu’ilatrouvées.Cependantlepieuxfilsd’Anchises’avanceverslamontagne

oùrésideApollon,etchercheleréduitsolitairedelaredoutableSibylle ;antre immense,où ledieudeDélosagite l’âmedesaprêtresse d’une sainte fureur, et lui découvre l’avenir.Déjà sedéploientauxyeuxdesTroyenslesboissacrésd’Hécateetsesportiqueséclatantsd’or. Si l’onen croit la renommée,Dédale,fuyantautrefoislesétatsdeMinos,osaseconfiersurdesailesrapides à l’océan des airs, vogua par des chemins nouveauxvers les glaces de l’Ourse, et s’arrêta dans sa course éthéréesur les hauteurs de Chalcis. À peine rendu à la terre, il teconsacra, dieu du jour, l’aviron merveilleux dont il fendit lesnues, et t’érigea, sur ces picsmêmes, un templemagnifique.Surlesportesestgravéelamortd’Androgée.OnvoitlavilledeCécrops payant cher un jour de vertige, et pleurant, hélas !chaqueannée,sesenfantsqu’ellelivreautrépas.Prèsd’euxestl’urne où le sort marqua ses victimes. Vis-à-vis, dominant lesmers, s’élèvent les remparts de la Crète. Là revit Pasiphaé,amante insensée d’un taureau, infâme épouse d’un épouxmugissant;làrespirecefruitmonstrueuxd’unhorriblehymen,le Minotaure, monument d’une exécrable ardeur. Non loin secroisentets’enlacentlesroutestrompeusesdulabyrintheetsesdétours inextricables. Mais touché des tourments d’Ariane,Dédale en débrouilla lui-même l’insidieux chaos et la confuse

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erreur, en guidant par un fil les pas incertains de Thésée. Toiaussi,malheureux Icare, quelle place ne tiendrais-tu pas danscesdoctespeintures,si ladouleur l’avaitpermis!Deuxfois lamaind’unpèreessayade tracer sur l’or tadéplorable chute :deuxfoisleburintremblantéchappadesmainspaternelles.Ilsnecessaientdecontemplercesprodigesdel’art,quandle

fidèleAchate,quidevançaitÉnée,revientàl’instantsursespas.Avec lui paraît la fille de Glaucus, l’austère Déiphobé, chasteprêtressedePhébusetd’Hécate.Elles’adresseauhéros:«Cene sont pas de vains spectacles qu’un tel moment demande.Qu’onimmoled’abordsepttaureauxindomptés;qu’onimmolesept brebis intactes : ce choix est agréable aux dieux. » Elleparle;lesvictimestombentàl’heuremême,etlepeuplesuitlaprêtresse aux lieux révérés qu’elle habite. Dans le vaste flancdesrochesEubéennessecreuseunprofondmanoir,oùmènentcentlargessoupiraux,centportesmystérieuses,etd’oùsortent,parcentbouchestonnantes, lesréponsesdelaSibylle.Arrivéesur le seuil, « Il est temps de consulter le sort, dit la viergeinspirée;voici,voiciledieu!…»Ainsipréludaientsesaccents,à l’entrée de l’auguste enceinte. Tout à coup ses traitschangent, son frontpâlit, sescheveuxsehérissent.Haletante,éperdue, elle respireàpeine. Son seinpalpiteet segonflederage ; sa taille semble grandir ; sa voix n’est plus d’unemortelle :c’estApollon lui-mêmequi lapénètredesonsouffleet la remplit de sa présence. « Tu tardes, Énée ! tu tardes ?s’écrie-t-elle. Que ta prière monte enfin vers les cieux,autrement ne s’ouvriront point les portes formidables duprophétique sanctuaire. » Elle se tait à cesmois. Les Troyensfrémissentd’unreligieuxeffroi;etleprinceélèvealorssonâmeversladivinité:« Toi que trouvèrent toujours sensible les désastres de la

Phrygie ; toi qui, des murs de Dardanus, guidas la flèche deParisdans les flancsdufierÉacide ;c’estsoustesauspices,ôPhébus ! que j’ai sillonné tant de mers, humide ceinture dumonde ; que j’ai poussé mes courses jusqu’aux peupladeslointaines des Massyliens, jusqu’en ces contrées sauvagesqu’environnent les Syrtes perfides. Enfin nous occupons les

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rivages de la fugitive Italie. Que sur ces bords, du moins, lafortunedeTroie se lassedenouspoursuivre.Vousaussi, voustous, dieuxet déessesqu’offensèrent lagrandeurd’Ilionet sagloire importune ! épargnez, après sa chute, les débris dePergame.Ettoi,vénérableprêtresse,pourqui l’avenirestsansvoile ! si l’empire que je réclameest promis àmon sang, faisque je fixe au Latium les rejetons de Teucer, et leurs pénateserrants, et leurs dieux exilés. Mes mains reconnaissantesconsacrerontaudieudujour,àlareinedesnuits,untempleenmarbredeParos;Apollonmedevradesfêtesennobliesparsonnom. Toi-même, je te réserve en mes états de pieuxtabernacles.J’ydéposeraitesarrêts,et lespagesfatidiquesoùsontinscritslesdestinsdemarace.Filleduciel,tonculteaurasespontifes.Mais,jet’enconjure,neconfiepointtesoraclesàdesfeuilleslégères,jouetsvolagesdesventsrapides.Parle,ah!parletoi-même.»Ildit,etserecueille.Cependant rebelle encore, échevelée, terrible, la Sibylle se

débat dans son antre : elle voudrait repousser de son sein ledieu puissant qui l’obsède. Lui, plus impérieux, il fatigue sabouche écumante, dompte ses transports farouches, et,vainqueur, l’asservit toute entière. Aussitôt s’ouvrent d’elles-mêmeslescentportesimmenses,etlesvoûtesémuesrépètentcesaccentsprophétiques.«Hélas!àpeineéchappéauxtourmentesdel’onde,laterre

tepréparedeplusaffreuxdangers.Oui,lesneveuxdeDardanushériterontdeschampsdeLavinie;tupeuxcalmertescraintes.Mais ô triste, ô sanglant héritage ! Je vois des guerres,d’horriblesguerres;jevoisleThybreépouvantéroulerdesflotsdesang.Làt’attendentunnouveauSimoïs,unXanthenouveau,denouveauxcampsdesGrecs.Déjà le Latiumseglorified’unautre Achille, né d’une autre déesse ; et, furie de ton peuple,Junon l’y poursuivra partout. Malheureux ! quels secours nemendierapointtadétresse!quelleville,quelcoindel’Italie,neteverrapointsuppliant!lacausedetantdemaux,c’estencoreune reine étrangère, encore un hymen étranger. Toi, ne cèdepointà l’orage:opposelaconstanceauxrevers,et laisseàtafortune le soin de calmer les tempêtes. Le premier rayon du

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bonheur luirad’unastre inespéré : laGrèceva conspirer pourTroie.»Ainsi sur le trépied, la prêtresse de Cumes proclame de

redoutablesmystères,etmugitdanssonantre,enveloppantdeténèbreslesvéritésqu’elleannonce:ainsiledieuquil’obsèdeaiguillonne son âme et stimule ses fureurs. Enfin son délirecesse,etsarageesttombée.Leprincealorsromptlesilence:« Vierge sainte, les menaces de l’avenir n’ont rien quim’épouvante. J’ai prévu l’heure des périls, et mon courageavertisauralesaffronter.Maisj’imploreunefaveur.Puisqueceschemins conduisent au palais du dieu des enfers, et que ceslugubresmaraissontunrefluxdel’Achéron:oh!qu’ilmesoitpermisdevisiter lenoirempire,d’ychercher laprésenced’unpère et ses embrassements si doux ! Enseigne-moi la route,ouvre-moi les sombres barrières. Ce père chéri, on m’a vu,courbé sous son poids, le disputer aux flammes, aux traitssifflant surma tête, et l’arracher vivant à la fureurdesGrecs.Lui,compagnondemeslabeurs,ilm’asuividemersenmers;et sur les flotsgrondants, sousunciel en courroux, il oubliait,pourpartagermespeines,lefardeaudesansetlesglacesdelavieillesse.Quedis-je?sij’aitouchéleseuildetesdemeures,sij’ose invoquer ta puissance, c’est encore lui dont les ordresm’ontenvoyéverstoi.Daigneexaucer,chasteSibylle,lesvœuxet d’un père et d’un fils ! Tonpouvoir est sans bornes ; et cen’estpasenvainqu’Hécatet’aconfiélagardedesboissacrésde l’Averne. JadisOrphée,grâceauxaccordsde la lyredont ilcharmait la Thrace, a bien ramené du Ténare l’ombre de sonépouse. Pollux, mourant pour son frère, l’a pu racheter dutrépas:touràtourilspassentetrepassentdelanuitdel’Érèbeàlaclartédescieux.Faut-ilnommerThésée?faut-ilnommerlegrandAlcide?ÉnéedescendcommeeuxdugrandJupiter.»Tel était son langage ; et sa main pressait les autels.

Déiphobé répond ; « Digne sang de Vénus, ô fils d’Anchise !sanspeineonabordeauxenfers;nuitetjoursontouverteslesportesdePluton.Maisrevenirdessombresbords,maisrevoirlalumière, c’est un bonheur trop rare, c’est un triomphe plusqu’humain. Peu demortels favorisés de Jupiter, peu de héros

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enfants des dieux, et qu’une vertu suprême a placés dansl’Olympe, ont obtenu cette victoire. Des forêts profondesferment l’accès du ténébreux séjour ; et le Cocyte aux eauxdormantes l’entoure, en serpentant, de ses noirs circuits.Toutefoissitapluschèreenvie,tonvœuleplusardent,estdefranchirdeuxfoisleStyx,devoirdeuxfoisleslividesmanoirs;s’il te plaît de tenter des hasards non vulgaires ; apprends cequelecielprescritd’abordàtasagesse.Dansl’épaisseurd’unarbre touffu secacheun rameaumystérieux,dont la tiged’ors’incline sous le poids d’un feuillage d’or : c’est l’offrandeconsacréeà la Junondesenfers.Levasteombragedesbois lecache aux rayons du soleil, et l’obscurité d’un vallon tortueuxenécarte les regardsprofanes.Nulnepeutpercer lanuitdesvoûtes souterraines, qu’il n’ait détaché du tronc la brancheprécieuse. C’est le présent qu’on doit offrir à la belleProserpine : elle en exige le tribut. Au rameau d’or cueillisuccède un nouveau rameau d’or ; et l’immortelmétal renaîttoujoursparéde sabrillante chevelure.Coursdonc ; promèneaulointavueàtraverslesbocages.Dèsqu’ilaurafrappétesyeux, approche avec respect : souple et docile au moindreeffort,ilsuivratamainfortunée,silesdestinst’appellent;sont-ilscontraires,laforceestinutile,etlefermolliraitlui-mêmesurl’écorcerebelle.C’estpeu.Privédujourentonabsence,undetesserviteursgîtabandonnésurlaplage.Tul’ignores,hélas!etcependant ses restes sans sépulture souillent ta flotteconsternée, tandis qu’on te voit à nos portes, interrogeant lesdieux,attendreensuspensleursréponses.Avanttout,rendsunmort à son dernier asile ; et que ses cendres, par tes soins,reposent dans la tombe.Mène ensuite aux autels de lugubresvictimes:leursangdoitunsacrificeexpiatoireauxenfers.AlorsseulementtupourrasaffronterlesgouffresduStyx,etcespalesroyaumesinaccessiblesauxvivants.»Elledit,etsaboucheserefuseàdepluslongsdiscours.Triste, les yeux baissés, le héros s’éloigne à pas lents, et

déplore au fond de son cœur l’aveugle destinée des mortels.Son fidèle Achate l’accompagne, l’âme agitée des mêmesinquiétudes.Mille propos divers forment leur entretien. «Quel

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est cet ami malheureux dont la prêtresse leur annonce letrépas ? Quel est ce corps sans vie dont elle ordonne lesobsèques ? » Ils arrivent… ô douleur ! c’est Misène qu’ilsaperçoiventétendusur l’arène,victimed’unemortmisérable ;Misène, enfant d’Éole, et qui n’eut point d’égal dans l’artd’enflammer les courages aux accents de l’airain, d’échaufferlesfureursdeMarspardeschantsbelliqueux.Autrefois,ilsuivitle grand Hector dans les batailles ; à côté de ce héros, ilvoltigeait sans peur dans la mêlée, maniant avec gloire et leclaironetlalance.Aprèsqu’AchillevainqueureutmisHectoraucercueil, le généreuxMisène associa sa fortune à celle du filsd’Anchise,etnecrutpointdéchoirsousunchefsifameux.Maisunjourqu’ilfaisaitrésonnerlesmersdesesbruyantesfanfares,ilosa,l’imprudent!défieraucombatdelaconquelesdivinitésde l’humide empire. Alors Triton jaloux, si l’on peut croire detelles vengeances, saisit, à l’improviste, ce rival téméraire, etl’abîmaparmilesrocssouslesvaguesécumantes.Les Troyens, rassemblés en foule autour de son cadavre,

remplissaient l’air de leurs gémissements. Énée surtouts’abandonneauxplustouchantsregrets.Ilcommande,et,l’œilenpleurs,chacuns’empressed’obéirauxloisde laSibylle.Onpréparel’autelfunéraire;onveutquemilletroncsentassésenexhaussent jusqu’au ciel le superbe édifice. Bientôt l’antiqueforêtlivreaufersesépaistaillis,retraiteprofondedesanimauxsauvages.Lespinstombentavecfracas;et lefrêneetl’yeuseretentissentdescoupsredoublésde lahache; lechêneéclateetcriesouslecoindéchirant,etlesornesgigantesquesroulentdu haut des montagnes ; le prince lui-même, partageant cestravaux,animel’ardeurdesbûcherons,et,commeeux,s’armede la cognée. Aumilieu de ces soins amers, Énéemédite ensilence,et,contemplant l’immensitédesbois, ilseditavecunsoupir : «Oh ! si lemystérieux rameau s’offraitmaintenant àmavuesouscesvastesombrages!Tonsort,infortunéMisène,confirme,hélas!tropbienlesoraclesdelaprêtresse.»Pendantqu’il parlait encore, voici que deux colombes s’abattentlégèrement des nues, et se posent près de lui sur l’émail dugazon.Lehérosareconnulesoiseauxdesamère,etsonespoir

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sourit à ce présage. « Soyez mes guides, heureusesmessagères,sic’estlecielquivousenvoie!etquevotrecourseaérienne dirigemes pas vers le bocage où croît l’arbuste auxfeuilles d’or. Toi surtout, ne délaisse point ton fils en sesincertitudes, ô déesse dont je tiens le jour ! » À ces mots ils’arrête,observantquelssignesellesvontdonner,quellerouteelles vont choisir. D’abord, voltigeant d’espace en espace, et,becquetant l’herbe fleurie, elles s’éloignent, reviennent, puiss’éloignent encore, toujours à laportéedu regardqui les suit.Maisparvenuesauxgorgesinfectesdel’Averne,elless’élèventd’un rapide essor, et vont se reposer ensemble sur l’arbredésiré, d’où l’éclat de l’or étincelle à travers les sombresrameaux.Commeonvoitdans les forêts,durant la saisondesfrimas, le gui naissant orner d’une verdure étrangère le troncqui l’adopta, et jaillir en fleurs jaunissantes autour de sa tigeempruntée ; tel rayonnait l’or végétal sur un chêne touffu ;telles murmuraient ses lames frémissantes, agitées par leszéphyrs. Énée le saisit aussitôt, l’arrache avec transport, etcourtleporteràl’antredelaSibylle.Cependantsurlerivage,lesTroyensendeuilcontinuaientde

pleurer Misène, et rendaient les derniers honneurs à sadépouille insensible. Déjà, grossie d’ais résineux et d’aridesbranchages, l’immensepyramideamonté jusqu’auxcieux.L’ifau noir feuillage en borde les côtés ; au-devant s’inclinent delugubres cyprès, et le faîte resplendit d’un brillant trophéed’armes. Non loin, dans les vases brûlants dont l’airain lacaptive, l’eau bouillonne sur la flamme, tandis que desmainspieusesybaignentlecorpsglacéqu’ellesarrosentdeparfums.Bientôt les cris redoublent, le signal est donné. Les unsdéposent sur le lit funèbre les froides reliques trempées delarmes;ilsyplacentlesvêtementsdepourpre,parure,hélas!trop connue, du malheureux Misène. D’autres s’avancent,douloureuxministère!aupieddufatalmonument,et,latorchepenchée suivant l’usage antique, ils allument le bûcher, endétournant les yeux. Le feudévore à la fois et l’encenset lesentraillesdesvictimes,etl’huileonctueuseetlescoupesquilaversèrent. Quand la cendre s’est affaissée, quand la flamme

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s’est éteinte, on lave dans le vin ces restes desséchés, vainepoussière qui fume encore ; on en sépare les ossements, etCorynéelesenfermedansuneurnedebronze.Troisfoislesaintpontife promène une onde lustrale autour des assistants, ensecouant trois fois sureux le rameaud’olivier,et trois fois lesasperged’une rosée légère.La fouleainsipurifiée, ilprononcel’adieusuprême.Sur leshauteursvoisines,Énéeconsacreauxmânes de son ami un pompeux mausolée, que décorent lalance,etlatrompette,etlarameduguerrierquin’estplus.LemontsuperbeoùlatombereposeagardélenomdeMisène;etcenom,vivantd’âgeenâge,doittriompherdessiècles.Quitte envers l’amitié, le héros vole accomplir les derniers

ordresdelaSibylle.Ilestunecaverneprofonde,vasteetbéantabîme,creusésousd’énormesroches,etquedéfendentunlacnoirâtre et des bois ténébreux. Au-dessus de ces voûtessinistres, jamais l’oiseau léger ne fendit impunément la nue ;tant les vapeurs mortelles, exhalées de l’horrible gouffre,s’élèvent,etremplissentl’immensitédesairs!Celieufuneste,c’estl’Averne;ainsilaGrècel’appelleencore.Là,pourpremierhommage, Énée dévoue quatre taureaux noirs. La prêtresseépanche un vin pur entre leur double corne ; et, coupant lescrinséparssurleurtêtesauvage,samainprésenteaufeusacrécesprémicesdusacrifice,tandisquesavoixformidableinvoqueHécateàgrandscris,Hécate,quirègneaucieletquirègneauxenfers. Le couteau frappe les victimes, et leur sang tombe àgrosbouillonsdanslespatèresécumantes.Lui-même,marquantduglaiveunebrebisauxsombrescouleurs, l’immoleà laNuit,mèredesEuménides,àlaTerre,puissantesœurdelaNuit.Toi,Proserpine, il t’offre une génisse inféconde. Ensuite on dresseauxdieuxduStyxdenocturnesautels;onétendsurlaflammelecorpsentierdestaureaux,etl’huilecouleàflotsd’orsurleurschairsembrasées.Lejournaissantbrillaitàpeine:toutàcouplaterreamugi

sous leurs pieds, les forêts s’ébranlent au sommet desmontagnes ; et les chiens précurseurs d’Hécate hurlent dansl’ombre blanchissante. C’est la déesse qui s’approche. « Loin,loin d’ici, profanes ! fuyez ces religieux ombrages. Toi, fils

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d’Anchise,oseaffrontercesroutes,ettiredufourreautonépée.C’estmaintenantqu’ilfauts’armerd’audace,qu’ilfautuncœurmunid’untripleairain.»AinsitonnelaSibylle,et,furieuse,elles’élancedans l’affreuxsoupirail.Lehéross’yplongeavecelle,etlasuitd’unpasintrépide.Divinités, dont la puissance régit le peuple des Mânes ! et

vous, Ombres silencieuses ! morne Chaos ! noir Phlégéthon !lieux taciturnes, où règne au loin la nuit ! souffrez que jeraconte ce qu’il me fut permis d’entendre ; pardonnez, si jedécouvrelessecretsdevosabîmesetlesmystèresdelamort.Seulsaumilieude lanuit souterraine, ils s’avançaientdans

les ténèbres, à travers ces lividesmanoirs, empire du vide etséjourdesvains fantômes ;pareilsauvoyageur traversant lesbois solitaires, aux lueurs incertaines d’une lune avare ettrompeuse,quandleciels’estenveloppéd’uncrêpenébuleux,etqu’uneobscuritéjalousedérobeauxobjetsleurcouleur.Auseuildesenfers, sous lesportiquesdePluton,siègent le

Chagrin et les Remords vengeurs. Là, résident les pâlesMaladies, et la triste Vieillesse, et la Peur, et la Faim, sinistreconseillère,etl’Indigenceenlambeaux,spectreshideux.Àcôtésont laMortet laDouleur, leSommeil, frèrede laMort,et lesfausses Joies, enfants du Crime. Vis à vis on entend rugir laGuerreaffaméedemeurtres,et lesEuménidessurleurcouchede fer, et la Discorde insensée, dont la coiffure de vipèress’entrelacedefestonssanglants.Aucentre,unormeombreux,immense, élève ses rameaux et ses bras séculaires : c’est là,dit-on,qu’habitentlesSongesfantastiques,hôtesinnombrablesde son mouvant feuillage. Plus loin, sous mille aspectsdifformes,milleeffroyablesmonstresgardentl’entréefatale.Ony voit les Centaures et les Scylles, s’agitant sous leur doubleforme ; Briarée aux cent bras ; et l’hydre de Lerne, poussantd’affreuxsifflements;et laChimère,arméedeflammes:onyvoitet lesHarpies,et lesGorgones,et letripleGéryon, fierdesa triple masse. Frappé d’une subite horreur, Énée saisit songlaive, et présente la pointe acérée aux larves qui l’obsèdent.Mais sa docte compagne l’arrête : ces légers simulacres,voltigeant autour du héros, n’ont d’un corps que l’apparente

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image ; vainement il fondrait sur eux, le fer n’atteindrait quedesombres.De là s’étendvers leTartare la routequimèneà l’Achéron,

vastegouffre,dontleseauxtroublesetfangeusesbouillonnententournoyant,etquivomitdansleCocytelerebutdesavaseimmonde.Sévèrenautonierdecesbords,Caronveillesurleurssondes.Son frontsourcilleux inspire la terreur :sursapoitrinedescendàflotsblanchisunebarbeinculteetsauvage:sesyeuxbrillentd’unfeusombre;etsonmanteauqu’unnœudrattache,pend à replis grossiers de ses larges épaules. Lui-mêmeconduisantsabarque,ilplongel’aviron, ilgouvernelavoile,etd’une rive à l’autre, va, revient, voiturant les morts dans lanacelle enfumée. Il est vieux ; mais sa vieillesse est verte etrobuste : c’est lavieillessed’undieu.Vers lui seprécipitaitdetoutes parts la foule répandue sur la plage ; des mères, desépoux, de magnanimes guerriers, aujourd’hui vaines ombres,des enfants au berceau, de tendres vierges qu’attendaitl’hyménée,desfils,amourd’unpère,etquelebûcherconsumasous les yeux paternels. Moins nombreuses tombent dans lesforêts,auxpremiers froidsde l’automne, les feuillesarrachéespar les vents ; moins pressées, traversant les airs, vonts’abattre aux lointains rivages les colonies du peuple ailé,quand la saison glaciale les chasse au-delà des mers, et lespousse vers des climats qu’échauffe undoux soleil.Debout lelong du fleuve, ils s’agitaient pour le franchir, et, les mainsétendues, imploraient le bordopposé.Mais l’inflexible vieillardprendàsongrélesuns,laisseàsongrélesautres,etrefouleauloinsurl’arèneceuxqu’ontécartéssesrefus.Énéecontempleavecsurprisecesmouvementstumultueux.

Son cœur s’en est ému : « Parle, dit-il, ô Vierge sainte !pourquoi, près de ces eaux, ce concours empressé ? Quedemandentcesombresplaintives?Parquelsort inégalvoit-onlesunesexiléesdurivage,tandisquelesautres,emportéesparla rame, vont sillonnant ces livides abîmes ? » L’antiqueprêtresseluirépond:«Filsd’Anchise,pursangdesimmortels!soustesyeuxsontlesétangsprofondsduCocyte,etlesmaraisduStyx,duStyxparquilesdieuxnejurentqu’entremblant,et

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dont ilsn’osentattesterenvain lapuissance.Cenocher,c’estCaron.Cette fouleéploréequ’il repousseneputobtenir sur laterre la faveur d’un cercueil ; ceux que porte l’onde noire ontreçuleshonneursfunèbres.Caronnepassepointlesmortssurcesrauquestorrents,ilsnepeuventabordercesrivesdésolées,queleurcendrerecueillienereposedanslatombe.Leursâmesvagabondesvoltigentdurantvingtlustresautourdeceslandesarides:alors,admisesenfindanslabarque,ellestraversentlesflots désirés. » Immobile et pensif, le héros accusait en lui-même la rigueur de leurs destinées, quand s’offrent à sesregards les ombres mélancoliques de Leucaspe et d’Oronte,privés, hélas ! de sépulture. Généreux chefs des Lyciens, ilsvoguaient ensemble, par un ciel orageux, des ports de TroieversceuxduLatium:l’horribletempêtelesengloutitensemble,submergeantàlafoisetlenavireetlesguerriers.Au même instant s’avançait Palinure, l’infortuné pilote,

Palinure,quinaguère,quittant laSicile, tombadesapoupeenobservant les astres, et roula dans les mers. À l’aspect del’ombreaffligée,qu’ilreconnaîtàpeineàtraverslanuitépaisse,Énéeromptlesilence:«Queldieujaloux,ôPalinure,teravitànotreamour,etterminataviesouslesflotsécumants?Parle;Apollon, jadis trouvé fidèleen toutessespromesses,m’adoncflatté cette fois d’une vaine espérance ! Tu devais, disait-il,triompherdesfureursdel’onde,ettoucherlesbordsAusoniens.Est-ceainsiqu’ilaccomplitsesoracles!»« Non, le trépied de Phébus ne vous a point trompé,

magnanime fils d’Anchise ; un dieu n’a point terminé ma viesous les flots écumants. Rompu par une violente secousse, legouvernailquejenequittaispas,etd’oùjeréglaisvotrecourse,m’entraînatoutàcoupdanssachuteimprévue. J’enattestelecourrouxdeNeptune,sijecraignisdanscetaffreuxpéril,cenefutpaspourmoi:jetremblaisquevotrenef,désarméedesontimon,dépourvuedepilote,nepérît,fracassée,sousl’effortdestourmentes.Durant troisnuitssansétoiles, l’impétueuxAusterm’égara d’abîme en abîme sur l’immense étendue des eaux.Enfin, lequatrième jour, j’aperçus l’Italie,duhautd’unevagueénormeoù j’étais suspendu. Jegagnais lentement la terre ;et

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déjà,sauvédesondes, jemecroyaisauport.Maistandisque,surchargédupoidsdemeshumidesvêtements, jegravishorsd’haleine l’âpre sommet d’une roche escarpée, des barbaresfondent surmoi, le fer à lamain, dans l’espoir, bientôt déçu,d’unerichedépouille.Tristesjouetsdesflotsetdesvents,mesrestes battent aujourd’hui le rivage. Par la douce clarté descieuxque jeneverraiplus !aunomd’unpère,objetdevotreculte !aunomd’un fils, votre jeuneespérance !dérobez-moi,princeinvincible,àl’horreurdemesmaux.Vouslepouvez;unpeu de poussière suffit à mon cadavre : cherchez, pour l’encouvrir,lessablesdeVélie.Maisquedis-je?cesdemeuresvoussont ouvertes. Oui, Vénusmême, Vénus, votre auguste mère,vous en fraya la route : quel mortel, sans l’aveu du sort,songerait à braver ces redoutables torrents, à franchir lesmaraisduStyx?Ah!daignezmetendreunemainprotectrice;laissez-moi franchiravecvouscesmaraisténébreux;etqu’auséjour de l’éternelle paix, je trouve dumoins le repos dans lamort!»Tels étaient ses discours. L’austère Déiphobé le gourmande

alorsencesmots:«Téméraire!d’oùvientcevœusacrilège?Quoi,sansêtreinhumé,tuverraisleseauxduStyxetlefleuvesévèredesEuménides!Sansl’ordredesImmortels,tufouleraisdes bords qui te repoussent ! N’espère point fléchir par desprières les arrêts du Destin. Toutefois écoute, et que mesparoles,présentesàtapensée,teconsolentdanstonmalheur.Bientôtlespeuplesvoisins,frappésauloindeterreurauxsignesdelacolèrecéleste,s’empresserontd’apaisertesmânesetdet’éleveruntombeau.Lerepentirydéposera,chaqueannée,desolennelles offrandes, et les lieux où dormira ta cendre,s’ennobliront à jamais du nom de Palinure. » Ces promessescharmentsapeine,etcalmentunpeusesdouleurs:ilsouritàlaterrequidoitportersonnom.Cependant le héros et son guide poursuivent leur route

mystérieuse,ets’avancentverslelacabhorré.D’aussiloinquele nocher, debout sur l’onde qu’il domine, les a vus cheminerdanslaforêtsilencieuse,etsedirigerverslarive, il lesarrête,et leur crie d’un ton menaçant : « Qui que tu sois, couple

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audacieux, qui marches armé vers nos bords, parle, quecherches-tu?Recule,ou frémisd’approcher.C’est ici le séjourdesOmbres, l’empireduSommeil et de laNuit éternelle :mabarque ne reçoit point les vivants. Il m’en a trop coûté pouravoir aplani ces flots à Pirithoüs, à Thésée, au vaillant filsd’Alcmène,quoiqu’ils fussentdusangdesdieuxetd’uneforceindomptable. Alcide osa charger de chaînes le gardien desEnfers, et l’arracha tremblant du seuil même de Pluton :PirithoüsetThéséetentèrentderavirProserpineàlacouchedunoirmonarque.»«Loindenousdepareilscomplots,répondlavierge du dieu d’Amphryse ; tu peux te rassurer : ce glaiven’apportepointlaguerre.Que,dufonddesonantre,l’aboyantportier du Tartare continue d’épouvanter le pâle essaim desOmbres;quelachasteProserpinerègnesanscrainteauprèsdesonépoux.TuvoisceTroyenillustre,cetÉnée,fameuxparsesvertusautantqueparsesexploits :c’estpourvisitersonpèrequ’il ne craint pas de s’enfoncer dans les profondeurs del’Érèbe. Si l’effort de tant d’amour ne fléchit point ta rigueur,reconnais du moins ce rameau. » Elle dit, et découvre lefeuillaged’orqu’elleportaitcachésoussonvoile.Àcetaspect,tombeet s’éteint le bouillant courrouxduvieillard. Le rameaubrille, il suffit ; Caron s’incline devant la branche fatale, donvénérable,qu’il revoitaprèstantd’années;puisdétournant lasombrenef, il lapousseau rivage.Nombred’âmes,assises lelongdesbancs,s’ypressaientensilence:ilenécartelafoule;etsoudainlefrêleesquifareçulegrandÉnée:lanacellegémitsous le poids, et ses flancsmal unis boivent l’onde fangeuse.Enfin,parvenussansobstaclesàlariveopposée,laSibylleetlefilsd’Anchisedescendentsurunlimonimpur,couvertd’algueetdenoirsroseaux.C’est là que l’énorme Cerbère fait retentir de son triple

aboiement les livides royaumes ; Cerbère, hideux sentinelle,toujours veillant sous sa roche caverneuse.Déjà sedressaientlesserpentsquisifflentsursatête :mais laprêtresse lui jetteunepâteassoupissante,pétriedepavotsetdemiel.Lemonstrequelafaimdévore,ouvrantàlafoissestroisgueules,engloutitla proie qui les tente. Soudain appesanti, son vaste corps

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chancelle, tombe, et de son immense étendue remplit sonrepaire immense. Énée franchit le passage dont le gardiensommeille ; et plus prompt que l’éclair, il s’éloigne du fleuvequ’onpassesansretour.Toutàcoupilentenddesvoixplaintivesetdesvagissements

confus.C’estunpeupled’enfants,dontlesâmespleurentdanscette première enceinte ; malheureuses victimes, privées ennaissantdesdouceursde lavie,etqu’unsortbarbarearrachedu seinmaternel, pour lesplongerduberceaudans la tombe.Près d’eux sont ces infortunés que la justice des hommes afrappésd’unemort injuste.Mais,dans lesenfers, iln’estpointd’arrêtsiniques.Là,jugeincorruptible,Minosagitel’urnefatale:ilappelledevantlui lesmuettestribusdesombres;ildiscerneles justes, et confond les coupables. Plus loin gémissentconsternésceuxquelechagrin,nonlecrime,armacontreleurspropresjours,etqui,détestantlalumière,ontrejetécommeunfardeau le bienfait de la vie. Ô qu’ils voudraient, rendus à laclartédescieux,subirencoresurlaterreetl’indigenceettouslesmaux ! Vœux impuissants ! l’odieuxmarais du Cocyte lesretient sur ses bords lugubres ; et neuf fois replié sur eux, leStyxlesenfermeàjamais.Au-delàs’ouvrelechampdeslarmes;vasteetmélancolique

retraite,chèreauxvictimesdel’amour.C’estlàqu’ellesaimentà s’égarer dans des routes solitaires, sous l’épaisseur desmyrtesdont lesombragescouvrentces lieux : leurssoucis lespoursuivent,mêmeaprèsletrépas.OnyvoitPhèdre,etProcris,et la tristeÉriphyle,montrant lecoupparricidedont l’atteignitun autre Oreste. Évadné s’y promène en deuil près deLaodamie. Pasiphaé s’y cache ; etCénis, d’abord femme,puisguerrierredoutable,s’yplaintdelamortquil’enchaînesoussaformepremière.Sanglante encore de sa récente blessure, la reine de

Carthageerraitpensivedansceboisspacieux.Lehérostroyenla rencontre et s’arrête ; ses yeux l’ont aperçue à traversl’obscurcrépuscule,commeonvoit,oucommeoncroitvoir,auretourducroissant,l’astredesnuitspoindreauseindesnuages.Des pleurs ont mouillé sa paupière, et, d’une voix douce et

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tendre, il s’exprimeences termes :« InfortunéeDidon ! ilestdoncvrai!vousnevivezplus!lefer,conduitparvous-même,aputranchervosjours!Hélas!j’aicausévotrefintragique.Maisj’enjureparlesflambeauxduciel,parlesdivinitésdel’Olympe,j’enjureparcesnoirsabîmes,témoinsdemesserments,cefutcontremesvœux,ôReine,quejequittaivosrivages.Lesdieuxavaient parlé, ces dieux, dont la loi suprême entraîneaujourd’huimes pas sous ces voûtes profondes, à travers ceslieuxdeténèbresetd’horreur:euxseulsm’ontséparédevous.Quim’eûtditquemonfataldépartdûtporterdanslecœurdeDidoncetaffreuxdésespoir ?…Arrêtez !pourquoi rompreuneentrevuesichère?Quifuyez-vous?DéjàleDestinm’appelle,etje vous parle pour la dernière fois ! » Tel, au courroux del’Ombre indignée, au fier dédain de ses regards, le hérosopposait d’affectueux discours, et des excuses mêlées delarmes. Immobile,etgardantunmornesilence,elle tient fixéssur la terresesyeuxpleinsde fureur ;et sourde, inébranlableau plus touchant langage, elle semble un roc insensible, unmarbre inanimé. Enfin elle s’échappe, et s’enfonce d’un airfarouche sous de sombres bocages, où Sychée, son premierépoux,partagesesdouleurs,etrépondàsonamour.Émud’unsortqu’ellen’apasmérité, le filsd’Anchise la suitau loindesyeux,etl’accompagnedeseslarmes.De là, reprenant sa route, il arrive aux campagnes plus

reculéesdontlesguerriersfameuxhabitentlademeureécartée.Là,Tydéeseprésenteàlui;là,s’offrentàsavueetlefougueuxAdraste, et le vaillant Parthénopée. Là sont tant de valeureuxdéfenseursdeTroie,tombésdanslesbatailles,etdontletrépasfitcoulerjadistantdepleurs.Parmicettefouledevictimesquelamortétaleàsesyeux,ilcompteengémissantetGlaucus,etThersiloque, et Médon ; il compte les trois fils d’Anténor, etPolyphète, consacré jadis à Cérès, et le généreux Idée, quipousseencoredeschars,quitientencoredesarmes.Accouruesau-devantd’Énée, toutes cesOmbresamies l’environnentà lafois.C’estpeudel’avoirvu,ellesseplaisentà levoirencore;elles s’arrêtent, elles marchent avec lui ; elles veulentapprendre quelle cause lui fait visiter les enfers. Mais à

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l’approche du héros, à l’éclat de son glaive qui brille dans lesténèbres, l’épouvante a saisi les chefs de la Grèce et lesphalangesd’Agamemnon.Lesunsfuientéperdus,telsqu’onlesvitautrefoisregagnerleursvaisseaux;lesautresjettentuncrifaibleetdouteux,quiexpireaussitôtdansleurbouchebéante.Tout à coup paraît Déiphobe, misérable enfant des rois, et

dont le corps, affreux spectacle ! n’est plus qu’une horribleplaie.D’indignesblessuresontmutilésesmains,ontlacérésonvisage.Sestempesdépouilléesn’ontplusl’organedel’ouïe;etses lèvres déchirées, et ses narines sanglantes, attestent lesfureursquilesontoutragées.Lespectre,honteuxettremblant,cherchaitàcachersonopprobre,lorsqueÉnée,lereconnaissant,nonsanspeine,leconsoleencesmots:«Nobleguerrier,dignerejetondugrandTeucer,ôDéiphobe!quelbarbares’estfaitunjeu cruel de ces atroces vengeances ? quelle rage impie s’estacharnée sur toi ? La renommée publiait qu’en cette nuitdésastreuse où s’écroula Pergame, on t’avait vu, couvert dusangennemi,etfatiguéd’unlongcarnage,tomberexpirantsurunmonceaudeGrecs immoléspar tes coups.Alors je t’élevaimoi-même sur le rivage de Rhétée un tombeau qui attendencore ta cendre ! et trois fois, évoquant tes Mânes, jeprononçail’adieusuprême.Làjegravaitesarmes;làtonnomdoit revivre. Mais ta dépouille, ami, je n’ai pu la découvrir, jen’aipularendre,enpartant,àlaterredenosaïeux.»Le fils de Priam répond en soupirant : « Non, tu n’as rien

omis,princemagnanime!Toutcequ’ondoitauxmorts,tul’asfait pour Déiphobe et pour son ombre malheureuse. C’est larigueur de ma destinée, c’est le forfait d’Hélène, qui m’ontprécipité dans ce gouffre de maux : voilà les gages que satendresse m’a laissés. Tu te souviens, hélas !… et commentl’oublier jamais ?… tu te souviens quelles joies trompeusessignalèrent cette nuit d’effroi, dernière nuit d’Ilion, quand lefatal colosse franchit nos superbes remparts, et s’avança,portantunearméedanssesflancs.LaperfideHélène,simulantdesdansesetdesorgiessacrées,promenaitautourdesautelsunchœurinsensédeBacchantes;etsecouantaumilieud’ellesune torche allumée, elle appelait du haut des tours nos

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implacablesennemis.Moi,durantcettefolle ivresse,épuisédeveilles et succombant de lassitude, je m’étais étendu sur macouche funeste, et j’y dormais enseveli dans un profondsommeil,semblableaucalmedelamort.Cependantmadigneépouseécartedupalaistouteslesarmesqu’ilrecèle,etdérobeàmonchevetleglaivequiprotégeaitmonrepos.Elle-mêmeelleguide Ménélas jusqu’au seuil nuptial, elle-même ouvre lesportes, et me livre à mes bourreaux : espérant sans doutereconquérir, par ce brillant exploit, le cœur de son premierépoux, et racheter, par un plus grand crime, ses attentatspassés.Que te dirai-je ? les lâches fondent surmon lit ; aveceux est Ulysse, l’âme des noirs complots. Dieux, rendez auxGrecscequ’ilsm’ontfaitsouffrir!qu’ilspérissent,lesmonstres,simavengeanceest juste !Mais toi, parleà ton tour : quelleétrange aventure t’amène vivant chez lesmorts ? Y viens-tu,poussé par le caprice des mers, ou conduit par la faveur duciel?Quelle impérieusenécessité te forceàdescendreencesdemeures où le soleil ne luit jamais, où règne un éternelchaos?»Pendantcesentretiens, ledieudu joursursoncharvermeil

avaitdéjàfournidanslescieuxlamoitiédesacarrière;etpeut-être allaient se perdre en vains discours les moments dus àd’autressoins.MaislaSibylleinterromptdespropossuperflus:« Le temps fuit, Énée, s’écrie-t-elle ; nous cependant, nouspassonslesheuresàgémir.Icilaroutesepartage:àdroite,estlepalaisdumonarquedesEnfers,et,nonloin,l’heureuxÉlysée.Àgauche,c’estl’impitoyableTartare,lieudesupplices,etséjourdes méchants. » Alors Déiphobé : « Calmez-vous, viergesacrée!jepars,jerentredanslesténèbres;lanuitvaressaisirsaproie.Adieu,prince,honneurdePergame!adieu ;puissentte sourire demeilleures destinées ! » Il dit, et se replonge auseindesombres.Énéeregarde;etsousdesrocheslugubresquidominentsa

gauche, il découvre une vaste prison, qu’un triple murenvironnedesatripleépaisseur!Àl’entour,unfleuvedefeu,lerapidePhlégéthon, court en torrentde flammes, et rouleavecfracas des rocs déracinés. En face est la porte immense,

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l’inébranlableporte,quesoutiennentdescolonnesd’undiamantmassif, et dont tous les mortels ensemble, dont les dieuxmêmesetleurseffortsnepourraientbriserlabarrière.Derrières’élève une tour d’airain qui semble menacer les deux.Tisiphone y siége, couverte d’une robe ensanglantée : l’œilinaccessibleausommeil,ellegardenuitet jour l’entréedecesnoirscachots.Delàsefontentendredelongsgémissements;làrésonnentlesifflementdesfouets,etlecliquetisdeschaînes,etlebruitdesfersquetraînentlescoupables.Lehéross’arrête:ilécoute, il frémit :«Quels forfaits,ôchasteprêtresse,punit-ondansceslieux?Àquelstourmentsl’enferlivre-t-ilsesvictimes?D’oùpartent ces cris douloureuxdont les airs retentissent ? »«GénéreuxchefdesTroyens, répondDéiphobé, leciel interditau juste le seuil de ces demeures impies. Mais lorsque lapuissanteHécatem’ordonnadeveillersurlesboisdel’Averne,elle m’instruisit elle-même des vengeances des dieux, elle-mêmeconduisitmespassouscesvoûtessinistres.C’estlàqueRhadamanthe exerce son rigoureux empire ; là qu’armé detortures, il interroge lespervers ; làqu’ilarracheà leurmalicel’aveu des crimes de leur vie, de ces crimes cachés, dont ilss’applaudissaient en vain dans l’ombre, et qu’attendait lechâtimentà l’heuretardivede lamort.Aussitôt,déployantseslanièressanglantes,l’impitoyableTisiphonedéchired’unemainses victimesdont les souffrances font sa joie, et, secouant del’autreseshideusesvipères,elleappelleausecoursdesarageseseffroyablessœurs.»Tout à coup les portes redoutables tournent en criant sur

leurs gonds qui mugissent. « Tu vois quel affreux satelliteoccupe ce vestibule ? quel horrible spectre en défendl’approche?Au-delà,plus terribleencore,unehydre,auxcentgueules béantes, rugit dans un antre profond. Plus bas, leTartare lui-même, ouvrant ses larges gouffres, s’enfonce deuxfoisautantsouslanuitdel’Érèbe,ques’élèveau-dessusdelaterrelavoûteétoiléedescieux.Làcesvieuxenfantsd’Uranus,les Titans, terrassés par la foudre, roulent à jamais dans desabîmes sans fond. Là j’ai vu les deux fils d’Aloüs, géantsénormes,qui,deleursmains,tentèrentd’ébranlerl’Olympe,et

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de renverser Jupiter du trône de sa gloire. J’ai vu l’audacieuxSalmonéeexpier,danslessupplices,l’audacedecontrefairelesfeuxdumaîtredumondeet lebruitdescarreauxcélestes. Lesuperbe,montésuruncharpompeux,etbrandissantunetorcheallumée, parcourait en triomphe, aux yeux des peuples de laGrèce, les murs tremblants d’Élis, et disputait aux dieuxl’hommage et l’encens des mortels. Insensé, qui croyait, enpoussant sur un pont d’airain son char retentissant, imiter lefracas des orages et le tonnerre inimitable ! Mais le fils deSaturne, dumilieu des nues embrasées, lança contre ce dieud’un jour, non les vains éclairs, non les stériles fumées d’unbrandon pâlissant, mais la foudre véritable, et le précipita,couvert d’un tourbillon de flammes, dans le fond des enfers.Auxmêmes lieuxgît cecolosse,nourrissonde la terre,Tityus,dontlecorpsétenducouvreneufarpentstoutentiers.Immortelaliment d’un immortel vautour, son foie sanglant se reproduitsans cesse sous d’horribles morsures ; et ses entrailles sefécondent, pour éterniser ses douleurs. Au fond de sa vastepoitrine,l’insatiableoiseauhabitenuitetjour;etlesfibresqu’ilronge renaissentpourqu’il les rongeencore.Rappellerai-je lesfiers Lapithes, Ixion et Pirithoüs ? Sur eux pend une sombreroche, toujours prête à tomber, toujours menaçant leur tête.Peindrai-je ces riches voluptueux, couchés sur des litsmagnifiques, resplendissants de pourpre et d’or ? Sous leursyeuxsontserviesdestablessomptueuses,oùbrilleleluxedesrois :mais la cruelleMégèrey siègeà côtéd’eux ; et chaquefois que leurmain s’avance vers cesmets désirés, la Furie sedresse,et,levantsatorche,leseffraiedesavoixtonnante.Plusloin sont enfermés ces frères jadis armés contre leurs frères ;cesfilsdénaturés,dontunpèresubitlesoutrages;cesinfidèlespatrons,spoliateursdeleursclients;cesavares,couvantseulsautrefois leur trésor inutile, et qui refusèrent une obole àl’indigence:cenombreest infini.Làsontencoreetces lâchesadultères, tombéssousun fervengeur ;etces furieux,égaréssousdesdrapeaux impies ;etcesparjures,qui trahirent leursserments et leurs maîtres. Tous attendent, en frémissant, lesalaire de leurs crimes. Ne demande point quelle peine suit

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l’attentat : lamesure du délit fait celle du châtiment. Ceux-ciroulent un roc immense qui les repousse toujours. Ceux-là,cloués aux rayons d’une roue, tournent sans cesse avec elle.Assis sur la pierre immobile, l’infortuné Thésée doit y gémiréternellement assis ; et plus misérable encore, Phlégyas,épouvantableexemple,cried’unevoixlamentableaumilieudesténèbres:apprenezparmestourmentsàrespecterlajustice,àredouterlesdieux!Cetraîtreavendusapatrieaupoidsdel’or,et l’a soumise au joug d’un tyran : sa cupidité fit les lois, sacupiditélesdéfit.Cepèreincestueuxasouillélelitdesafille,etfait rougir la nature d’un infâme hyménée. Tous ont tramé denoirscomplots,etjouisansremordsdusuccèsdeleurstrames.Non,quandj’auraiscentbouches,centlangues,unevoixdefer,jenesuffiraispointàdénombrertantdeforfaits,àdécriretantde supplices. » Ainsi l’antique prêtresse instruisait le héros.«Maintenant,poursuit-elle,achèvetonouvrage;voicitaroute;le temps presse, hâtons-nous. Je découvre les murs d’airain,forgés dans l’antre des Cyclopes ; sous ces voûtes profondes,j’aperçoislesportessacrées:c’estlàquelecielnousordonnede déposer notre offrande. » À ces mots, ils s’avancentensembleàtraversd’épaisombrages ;etsuivant l’avenuequileséloigneduTartare, ilsarriventaupalaisdudieu.Bientôt lefilsd’Anchiseenatouchéleseuil;etdèsqu’uneondevivel’apurifié de ses souillures, il suspend au portique vénéré lerameauqu’attendProserpine.Cet hommage a rendu la déesse propice. Devant eux se

déploientenfinderiantescampagnes,desvergersdélicieux,defortunésbocages.C’estleséjourdelafélicité.Là,sousunplusbeauciel,circuleunairpluspur.Unelumièreinaltérableyrevêtd’azur et de pourpre les coteaux et les plaines. Cet heureuxmondeasonsoleiletsesétoiles.Lesunss’yplaisent,enleursaimablesjeux,àdisputeroudeforceoud’adresse,àluttertourà tour sur des pelouses fleuries, sur un sable doré. D’autres,formant des chœurs, frappent la terre d’unpiednombreux, etdansentaudouxbruitdesconcerts.Àleurtête,ledivinchantredelaThrace,enlongshabitsflottants,marielesaccordsdesavoixauxsept tonsdesa lyre ;et lescordes frémissent, tantôt

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soussesdoigtserrants,tantôtsoussonarchetd’ivoire.NonloinsontréunisaugrandTeucerlesnoblessoutiensdesarace,Ilus,Assaracus, Tros, et Dardanus, le fondateur de Troie ; brillantepostérité, magnanimes héros, nés dans des siècles plusprospères. Autour d’eux, on admire et des chars vides etd’éclatantes armures ; des lances reposent enfoncées dans laterre,etdescoursierssansfreinbondissentenliberté.Vivants,ils aimaient les chars et les armes, ils aimaient les coursierssuperbes:lemêmeattraitlescharmeencoreau-delàdutrépas.Ailleurs, des groupes de convives, mollement couchés sur

l’épaisseur des herbes, célèbrent au milieu des festins leslouanges des dieux. Une forêt de lauriers les couvre de sesombragesbalsamiques;etdescenduespardesroutessecrètes,lesbelleseauxdel’Éridans’ypromènentàtraversuneéternelleverdure.Souscesberceauxodorantssont lesguerriersfidèles,dont le sangversédans lesbatailles coulapour lapatrie ; lessaintspontifes,dontlaviefutchasteetsanstache;lespoètesreligieux, qui ne firent entendre que des chants dignesd’Apollon ; les inventeurs des arts chers à l’humanité ; ceuxenfin qui, par des bienfaits, ont mérité de vivre dans lamémoire.Tousrayonnent,lefrontceintd’unbandeauplusblancquelaneige.Aumilieudecesombresrépanduesautourd’elle,c’estàMuséesurtoutque laSibylles’adresse,àMusée,qu’uncerclenombreuxenvironne,etdontlataillemajestueusefrappeau loin les regards. « Dites-nous, âmes fortunées ; dis-nous,sublime enfant des Muses, quelle région, quels lieux habiteAnchise.C’estpourlevoirquenousavonsfranchilesténébreuxespaces, et traversé les fleuves immenses de l’Érèbe. » Lechantre aimédes dieux répond : «Nulle demeure fixe en nosheureusesretraites..Nousfréquentonsaugrédenotreenvielesdétoursdesbois toujours frais, lesbords fleuris des fontaines,les prairies arrosées par de limpides ruisseaux. Mais vous, sivous cherchez Anchise, venez ; du haut de ces collines, unepente aisée vous conduira vers lui. » À ces mots, il marchedevant eux, et d’un tertre élevé, leur montre des champsfertiles, d’agréables jardins, où le héros et sa compagnedescendentparunchemindefleurs.

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Anchise considérait alors, dans un vallon écarté, les âmesque rassemblait cette enceinte, et qui devaient remonter unjoursurlaterre.Ilparcouraitd’unœildecomplaisancelalonguesuitedesesdescendants ;peuplechéri,dont ilpesaitdanssapensée les fortunes diverses, et les vertus, et les hauts faits.ToutàcoupilaperçoitÉnée,quis’avanceàtravers l’émaildesgazons. La joie l’emporte ; il s’élance, les bras ouverts ; despleursontsillonnésesjoues,etcesmotsvolentsurseslèvres:«Tevoilàdoncenfin!Tonamour,fidèleauxvœuxd’unpère,atriomphéde l’Achéron!Anchisepeutcontemplersonfils,peutentendreencoresavoix,peut lui répondreencore! J’attendaistavenue:matendresse,ent’espérant,comptaitetlesjoursetles heures ; ma tendresse ne m’a point trompé. Sur quellesplages lointaines, sur quelles mers orageuses t’a promené lesort contraire ! Quels périls, ô mon fils, ont éprouvé taconstance ! Que j’ai redouté pour toi les caresses deCarthage !»—«C’estvotre image,ômonpère,votre imageaffligée,qui,souventprésenteàmavue,m’a faitaffronter lesenfers. Mes nefs reposent aux rivages de Tyrrhène. Souffrez,nobleauteurdemavie,souffrezquemamaintouchelavôtre;ne vous dérobez point, hélas ! à mes embrassements. » Ilparlait, et des torrents de larmes inondaient son visage. Troisfoissesbrass’étendentpourenlacer l’ombredivine : trois foisl’impalpableimageéchappeauxmainsqu’elleabuse,semblableauxventslégers,pareilleausongequis’envole.Cependant Énée, jetant au loin ses regards, voit dans

l’enfoncementduvallonunbocagesolitaire ; séjour tranquille,oùlezéphyrsejoueenmurmurantàtraverslefeuillage,etquebordeensoncourslepaisibleLéthé.Làvoltigeaient,lelongdesrives, des légions d’ombres légères. Telles dans les prairies,durant les beaux jours de l’été, d’innombrables abeillesassiègentlecalicedesfleurs,etserépandent,enbourdonnant,autour des lis argentés : la vaste plaine résonne au loin d’unbruit confus. Frappé de ce concours tumultueux, le prince encherchelacause:Quelestcefleuveauxeauxdormantes?Pourquoi cette foule empressée dont les flots couvrent cesrivages ?« Ces âmes, dit Anchise, sont destinées à régir de

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nouveaux corps ; elles boivent, aux ondes du Léthé, la doucequiétudeetl’éterneloubli.Combienjedésiraist’apprendreleurillustreavenir, te lesmontrerelles-mêmes,etdénombreravectoi, dans leur brillante élite, les héros futurs de mon sang !Viens;cetaspectterendrapluscherslesbordsdel’Ausonie.»—«Sepeut-il,ômonpère!quoi!desâmesvertueusesiraient,quittant ces beaux lieux, s’exiler parmi les humains, ets’enchaînerdenouveauàdescorpspérissables !Hélas !quelaveugle amour de la vie ! » — « Écoute ; je veux, mon fils,t’expliquer ces mystères. » Alors Anchise lui révèle en cestermeslessecretsdelanature:«D’abord,et leciel,et laterre,et lesplaines liquides,et le

flambeau lumineux des nuits, et l’astre étincelant du jour,recèlentunfeudivinquileursertd’aliment.Répanduedanslesveinesdumonde,uneâmeuniverselleimprimelemouvementàl’univers, et se mêle à ce grand corps. C’est par elle querespirent l’homme et les animaux, le peuple ailé qui fend lesnues,et lesmonstresquinagentdans legouffredesmers.Laflamme qui les anime vit sans jamais s’éteindre ; rien n’endément la céleste origine, tant qu’un limon grossier n’encorromptpasl’essence,qu’ellenelanguitpointenferméedansdes organes terrestres et des membres mortels. Funestealliance ! source de craintes et de désirs, de douleurs et dejoies!L’espritalors,captifdansuneobscureprison,nepeutenpercer les ténèbres et contempler les cieux. Même à l’heuresuprême, quand il échappe enfin à ses liens charnels, sesmisères, hélas ! ne sont point à leur terme. Il porte encorel’empreintedessouilluresducorps;lalèpreinvétéréeduvicelesuit dans les enfers. Alors commencent les jours d’épreuves ;alorss’expientdans lessouffrances lesfautesdupassé. Ici lesâmes, sus pendues dans le vide, sont le jouet des vents ; là,plongéesaufondd’unlacimmense,elless’ylaventdestachesqui les flétrissent ; ailleurs, elles se retrempent à l’ardeur desbrasiers. Chacune a son tourment. Lorsque les temps sontaccomplis, lors que le cours des âges les a purgées de leurfange étrangère, lorsque enfin est resté pur ce souffle éthéré,cette étincelle du feu céleste ; le spacieux Élysée les admet

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dans son sein. Mais peu d’élus en habitent pour toujours lescampagnes fortunées. La foule, après mille ans révolus, doitretourner au séjour des vivants. Un dieu rassemble ces âmesvoyageusesauborddu fleuvede l’oubli : làs’effacentde leurmémoireet leurspeineset leursplaisirs :ellesn’aspirentplusqu’àrevoirlalumière,qu’àrentrerdansdescorps.»Ainsi parlaitAnchise ; et conduisant aumilieudesbruyants

fantômes le héros et la prêtresse, il monte avec eux sur untertre fleuri, d’où sa vue peut embrasser le long essaim desombres circulant devant lui, et saisir leurs traits fugitifs.« Connais maintenant, poursuit-il, quelle gloire attend lapostéritédeDardanus,quelsrejetonsl’ItalieréserveàPergame,quelles âmes généreuses doivent ressusciter Ilion. Que tonoreille soit attentive ; je t’annonce, ômon fils, la grandeur detesdestinées.«Tuvoiscejeuneprincequis’appuiesurunsceptre?Lesort

leplaça lepremierauxportesde lavie ; lepremiersaluant lejour, ilnaîtradusangréunideLaurenteetdeTroie.Silviusestson nom ; Silvius, nom cher aux Albains. Fruit tardif de tesdernièresannées,ilcroîtradanslesbois,sousl’œilmaterneldeLavinie;etroi,pèredevingtrois, ilrégnerasurAlbe,héritagedenosneveux.« Près de lui contemple Procas, l’honneur de la race

troyenne;contempleetCapysetNumitor,etcetautreSilvius,portant comme toi le nom d’Énée, comme toi religieux etvaillant, si jamais il siége sur le trône de ses pères. Observequellemâleaudace,quelle forcetouscesguerriersdéploient !Ensuite viennent, la tête ombragée du feuillage civique, lesfondateursdescolonies.Ceux-cibâtirontNomente,etGabie,etlesmursdeFidènes;ceux-làconstruiront,ausommetdesrocs,les tours de Collatie, qu’ennoblira la mémoire d’une héroïquechasteté. Par eux s’élèveront encore et l’opulente Pométie, etlesfortsd’Inüus,etl’humbleBola,etCoralasuperbe;citésunjourcélèbres,aujourd’huilandesignorées.«Non loins’avanceRomulus, fils indomptéde .Mars,et fier

vengeur de Numitor. Une vierge issue d’Assaracus, Ilia,s’apprêteà ledonneraumonde.Vois-tucommesurcecasque

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étincelantsebalanceundoublepanache,commesurcestraitsaugustes lemaître du tonnerre imprime déjà samajesté ? Levoilà,monfils,levoilà,cehéros,souslesauspicesduquelcetteRomesifameuseétendrasonempirejusqu’auboutdelaterre,et sa renommée jusqu’auxcieux.Villeheureuse,villeenceinted’unpeupleroi,etseuleenfermantseptcollinesensesvastesremparts. Ainsi la déesse que Bérécynthe adore traverse enpompelesplainesdelaPhrygie,montéesursoncharsolennel,et le front couronné de tours : glorieusemère des dieux, ellesouritàsesnombreuxenfants,toushabitantsdel’Olympe,tousassissurleshauteursdel’empyrée.« Tourne à présent, tourne ici tes regards ; considère ces

tribusmagnanimes,cesRomainspromisàtonsang.ÀleurtêteestCésar,ettuvoissursespaslalonguesuitedesdescendantsd’Iule ; brillante lignée, dont l’univers doit un jour admirer lasplendeur.Enfinparaîtceluiquet’ontprésagétantd’oracles:levoici, c’est Auguste ; Auguste, fils d’un dieu ; Auguste, quiramènera l’âge d’or au sein du Latium, dans ces champsfortunés où régna Saturne autrefois. Fléau du Garamante etterreur de l’Indien, il portera ses aigles triomphantes jusqu’encesrégionslointaines,reculéesau-delàdesastres,au-delàdesroutes du soleil, conducteur de l’année ; jusqu’en ces lieuxinaccessiblesoù,colonneduciel,Atlassoutientsursesépauleslepoidsdelavoûteétoilée.Dansl’attenteduvainqueurpréditpar les destins, déjà frémissent d’épouvante et les mers deCaspie,etlesmaraisduScythe;déjàleNilauxseptbouchessetroubleensoncoursvagabond.JamaisAlcideneparcouruttantdecontrées,Alcide,quiperça labicheauxpiedsd’airain ;quipurgea les forêts d’Érymanthe, et dont l’arc redoutable glaçaLerned’effroi.Bacchusavisitémoinsdeclimats;Bacchus,dieuconquérant,dont le charobéitàdes rênesdepampre,etqui,deshauteursdeNysa,voletraînépardestigresdociles.Etnousreculerions devant des palmes immortelles ! et tu n’oseraissaisirlesceptredel’Ausonie!«Maisquelest,àl’écart,cevieillardvénérable?unebranche

d’olivier forme son diadème, et ses mains portent lesinstrumentssacrésduculte.Àsaflottantechevelure,àsabarbe

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blanchie, jereconnaiscemonarqueromain,premierlégislateurdelavilleéternelle,appelédeshumblestoitsdeCuresetdesonmodeste héritage au gouvernement d’un grand peuple.Successeurdeceprince,Tullusinterrompratoutàcouplelongrepos des nations : sa voix martiale réveillera les guerriersassoupisdans lapaix,et lesphalangesromainesoubliantdéjàla victoire. À côtémarche le fastueux Ancus, qu’enivre dès àprésent la faveur populaire. Regarde ; voici les Tarquins, roissuperbes, et l’âme fière de Brutus, vengeur de Rome, et lesfaisceaux arrachés aux tyrans. Investi le premier du pouvoirconsulaire, Brutus en arbore le premier la hache inexorable.Pèreinflexibled’enfantsrebelles,ilimmolecescherscoupablesàlalibertésainte.Infortuné!l’avenirpeut-êtreblâmeratantderigueur;maislanaturesetairadevantl’imagedelapatrieetlefantômedelagloire.« C’est peu : remarque, dans ces groupes lointains, les

Décius et les Drusus. Le sévère Torquatus les accompagne,précédédu ferdes licteurs ; etCamille ramèneennoscampsnos drapeaux reconquis. Tu vois ces deux ombres quiresplendissentsousunearmurepareille,etqu’unitmaintenantlaconcordeencesdemeuresdepaix?Hélas!quelleaffreuseguerredoitéclaterentreelles,sijamaisellesabordentleséjourdesvivants!Quelscombats,quelcarnage,quandlebeau-pèrefondra,commeuntorrent,dusommetdesAlpesetdesrochersd’Alcide ! quand le gendre accourra, soutenu de toutes lesforces de l’Orient ! Ô mes fils ! ô n’accoutumez pas voscouragesàceshorribles luttes !Ne tournezpascontre leseinde la patrie les mains faites pour la défendre ! Et toi, donnel’exemple ;arrête,enfantdesdieux !…ôCésar,ômonsang,jettecesarmesparricides!« Celui-ci, enchaînant Corinthe à son char de triomphe, ira

suspendre au Capitole les dépouilles de l’Achaïe. Cet autrerenversera Mycènes et l’orgueilleuse Argos, empired’Agamemnon:soussescoupss’éteindralaraced’Eacusetdel’impitoyable Achille. Ainsi la Grèce expiera les pleurs dePergame, et l’affront de Minerve, outragée dans ses temples.Qui pourrait t’oublier, magnanime Caton, et toi, valeureux

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Cossus ? Qui pourrait taire le nom fameux des Gracques ? etl’un et l’autre Scipion, ces deux foudres de guerre, ces deuxécueilsdelaLibye?Tepasserais-jesoussilence,toi,Fabricius,riche de ta pauvreté ? toi, Serranus, fécondant de tes mainsguerrières tes rustiques sillons ? Où m’entraînez-vous malgrémoi,noblefamilledesFabius?Jetesalue,ôleplusgrandd’euxtous, toi qui seul, heureux temporiseur, nous rends sanscombatslavictoire!«Qued’autres fassent respirer l’airainavecplusdesuccès,

etdonnentaumarbreinanimélaparoleetlavie;qu’ilsétalentavecplusdepompelestrésorsdel’éloquence;queleurdoctecompasexcelleàdécrirelemouvementdescieux,àmesurerlecours des astres. Toi, Rome, le sort t’appelle à régir l’univers.Subjugueetpacifielemonde;épargnelesnationssoumises,etconfondslessuperbes:voilàtesarts,voilàtagloire.»Tels étaient les discours d’Anchise ; et le couple charmé

l’écoutaitenextase.Anchiseajoute:«VoiciMarcellus.Commeil s’avance fièrement, chargé des dépouilles opimes ! Commeson front vainqueur se lève au-dessus des héros vulgaires !Appui deRome chancelante aumilieudes orages, sonbras laretientdanssachute.Ses rapidesescadronschâtient l’audacedeCarthage,domptent leGauloisrebelle,et,pour latroisièmefois,l’armuredesroisvaincusdécorelesautelsdenosdieux.»À côté de cette ombre altière marchait un jeune guerrier,

paré des grâces du bel âge, et couvert d’armes éclatantes ;mais son regard est triste, son air est abattu. « Quelle est, ômon père, dit Énée, quelle est cette ombre qui semble secomplaireauprèsdecegrandhomme?Est-cesonfils?est-cequelqu’un de ses illustres descendants ? De quel murmureflatteur la foule empressée l’environne ! Quelle ressemblanceentre ces deuxguerriers !Hélas ! un sombrenuage s’épaissitautour de sa tête, pareil à la nuit du trépas ! » À ces mots,l’auguste vieillard laisse échapper des larmes : «Ômou fils !pourquoisonderlaplaieprofondequidoitaffligertesneveux?Ce prince aimable, les destins ne feront que le montrer aumonde : il n’y brillera qu’unmatin. Rome vous eût paru troppuissante,dieuximmortels,s’ileûtassezvécupourlagrandeur

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romaine. Quels gémissements, quels sanglots suivront sesfunérailles,desmurssuperbesdeQuirinusauvastechampdeMars!queldeuiltuverrassurtesbords,dieuduTibre,quandtubaignerasdanstoncourssonrécentmausolée!-Jamaisenfantsortidubeausangd’Ilionneporteraplushaut lesespérancesdel’Italie;jamaislaterredeRomulusnes’applaudirad’unplusdignerejeton.Ôpiété!ôcandeurdespremiersâges!ôvaleurinvincibledanslescombats!Onn’eûtpasimpunémentaffrontéson glaive, soit qu’il fondît à pied sur les rangs ennemis, soitqu’ilpressâtdel’éperonuncoursierblanchissantd’écume.Ab!jeune infortuné!si tupeuxtriompherde larigueurdusort, tuserasMarcellus!…Donnezàpleinesmains,donnezetleslisetlesroses;quejecouvresatombed’unemoissondefleurs;quel’ombre de mon petit-fils me doive du moins ces légèresoffrandes ; et que ces vains honneurs, s’il se peut, laconsolent!»Ainsi parcourant l’Élysée, ils en admiraient les riantes

campagnesetlesmerveillesineffables:ainsidévoilantauhérosles mystères de l’avenir, Anchise allumait dans cette âmegénéreuse la noble soif de la gloire. Il lui raconte ensuite lesguerres qui vont éprouver son courage, lui fait connaître lespeuplesdeLaurente,lesforcesdeLatinus,etluimarque,aufortdestempêtes,lesécueilsqu’ildoitéviter,leportoùl’attendlerepos.Deux portes s’ouvrent pour les songes. L’une, où reluit la

corne transparente, sert de passage aux ombres véridiques.L’autre,forméed’unpurivoire,enal’éclatanteblancheur:c’estparlàqueMorphéeenvoiesurlaterrelesvisionsfantastiques.Anchise, durant ces doux entretiens, arrive avec son fils et laprêtresseprèsde ladouble issue,et les faitsortirpar laported’ivoire. Énée vole vers sa flotte, et rejoint ses guerriers.Bientôt,rasantlacôte,ilatteintlesbordsdeCaiette.L’ancreamordulaterre,etlespoupesserangentlelongdurivage.

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Livreseptième

SALUT, nourrice du grand Énée, ô Caïète ! tu dotas, enmourant, nos plages d’une éternelle renommée. Ta mémoireprotège encore les lieux où tu reposes, et l’Italiemontre avecorgueillatombeennobliepartonnom.Lefilsd’Anchiseasatisfaitauxmânesqu’ilhonore,etleura

dressé de sesmains un pieuxmonument. Sitôt que tesmerssont calmées, il rendauxzéphyrs lesvoilesvagabondes,et leports’enfuitderrièrelui.Lesventsdusoirpoussentmollementsesnavires,etlalune,audisqueargenté,favoriseleurcourse:lesflotsétincellentsoussalumièretremblante.Bientôtlaflotterase lesbordsnon lointains,oùCircé faitsademeure.C’est làque,durantlejour,labrillantefilleduSoleilfaitrésonnerdeseschantsassidussesinsidieuxbocages;làqu’ellebrûle,durantlanuit, le cèdre odorant dont la flamme éclaire ses lambrissuperbes, tandis que ses doigts font courir la navette légèreentrelesfilsd’untissudélicat.Deplusprèsonentendgronderlacolèredeslionscaptifs,sedébattantcontreleurschaînes,etrugissant dans l’épaisseur des ombres ; on entend d’affreuxsangliers, d’horribles ours, frémir de rage dans leurs obscuresprisons,etdesloupsénormesépouvanterlesairsdeleurslongshurlements.Autrefoishommes, la cruelledéesse lesavait,parses philtres magiques, transformés en monstres divers. PourdéroberlesTroyensqu’ilaimeauxnoirsenchantementsdontleport les menace, pour les sauver de ces bords funestes,Neptune enfle leurs voiles d’un souille officieux, accélère leurvol,etlesemporteau-delàdecesroulespérilleuses.Déjà les feuxdumatin rougissaient l’humideélément ;déjà

l’Aurore,sursoncharderose,rayonnaitdans lescieux.Toutàcouplesventssetaisent,leurhaleineexpire,etlaramefatiguevainementuneonde immobile. Leprincealors,dusommetdesapoupe,découvreuneforêtimmense.LeTibrelatraverse,fierdesesbelleseaux;etrapide,chargéd’unsabled’or,ilcourtse

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perdreauseindesmers.Àl’entour,milleoiseauxdivers,peupleailédecesrives,charmentlesairsparleurramage,etvoltigentà travers le feuillage. Énée parle ; on tourne vers ces riantsabris;l’airaindesprouescherchelaterre,etlanefs’abandonnegaîmentaucourantdufleuve.Maintenant,divineÉrato,disquelsmonarques,quelsintérêts,

quelles lois régissaient l’antique Latium, lorsqu’une flotteétrangère apporta pour la première fois ses guerriers sur lesrivages de l’Ausonie. Raconte l’origine de leurs premierscombats : c’est à toi, Muse, d’inspirer ton poète. Je chanteraid’horribles guerres ; je peindrai le choc des bataillons, et lecourroux précipitant les rois aumilieu du carnage, et l’Étrurievolant aux armes, et l’Hespérie toute entière embrasée desfureurs de Mars. Devant moi s’ouvre un plus grand théâtre :j’abordeunplusgrandsujet.Roi de ces champs fortunés, de ces tranquilles provinces,

Latinus,déjàblanchiparl’âge,lesgouvernaitdepuisdixlustresdans une paix profonde. Faune et la nymphe Marica luidonnèrent, dit-on, le jour dans les bois sacrés de Laurente.FauneeutPicuspourpère ;et c’estde toi,Saturne,quePicusreçut la naissance : c’est toi qui fus l’auteur de cette illustrerace.Latinusn’avaiteuqu’unfils,tendrefleurmoissonnéeparles dieux aumatin de la vie. Seul espoir de samaison, seulehéritièredesesvastesétats,unefilleluirestait,déjàdigned’unépoux, déjà mûre pour l’hyménée. Cent princes, honneur duLatiumetdelapuissanteAusonie,aspiraientàsonalliance.Detous ces fiers amans, Turnus est le plus beau ; Turnus,enorgueilli du longéclat de sesaïeux ; Turnus, qu’uneépousereinedésireavecardeurdes’associerpourgendre:maislecielopposeàcesnœudsdesinistresprésages.Aucentredupalais,dansuneenceintesolitaire,s’élevaitun

vieux laurier aux rameaux vénérables, et qu’une craintereligieuseavait conservéd’âgeenâge.Latinus le trouva, si lerécit en est fidèle, comme il posait les fondements de sesnouveauxremparts«Ilt’enconsacralefeuillage,ôPhébus!etc’estdecelauriercélèbrequeLaurenteempruntasonnom.Unjour,d’innombrablesabeilles,ôsurprise!traversanttoutàcoup

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lesairs tellesqu’unbruyantnuage,s’abattentenbourdonnantsurl’arbred’Apollon,et,suspenduesengrappesàsesbrancheslégères, s’y balancent au gré des zéphyrs. Aussitôt un prêtreinspiré : « Je vois un noble étranger, dit-il, s’avancer vers nosbords ; je vois un essaim de héros, parti desmêmes climats,descendre aux mêmes régions, et du haut de ces tourscommander à l’Hespérie. » Une autre fois, tandis que Latinusbrûlait en l’honneur de ses dieux les parfums de l’encens,Lavinie,auxpiedsdesautels,mêlaitsesvœuxàceuxd’unpère.Soudain, ô terreur ! le feu sacré saisit sa longue chevelure,dévoreenpétillanttoussesrichesatours,embrasesestressesroyales, embrase son diadème éclatant de rubis, et,l’enveloppanttouteentièredeflammeetdefumée,sepromèneautourd’elleenardenttourbillon.Signemerveilleux!s’écrie-t-on de toutes parts ; signe à la fois de colère et d’amour, quiprometà Lavinie lebonheuret lagloire,maisqui annonceauLatiumlaguerreetsesfureurs!Cependant alarmé de ces prodiges, le monarque a recours

auxoraclesdeFaune,àcesavisd’unpèrepourquil’avenirestsans voiles. Il s’enfonce sous lesbois religieuxqui couronnentl’antiqueAlbunée,dontlesondesmystérieusess’épanchentenmurmurant à travers la forêt profonde, et dont la source auxvertsombragesexhaledesvapeurssulfureuses.C’estlàquelesenfants d’Œnotrus, que tous les peuples de l’Italie, viennentchercherdesréponsesdansleursincertitudes.Là,durantlanuitsilencieuse,quandl’autelchargéd’offrandess’estrougidusangdes victimes, le pontife, étendu sur leurs dépouilles récentes,s’endortd’unsommeilprophétique.Alors,ilvoitmillefantômesvoltiger autour de lui sous mille formes étranges ; des voixinconnues résonnent à son oreille ; il jouit de l’entretien desdieux, interroge l’Averne, et converse avec l’Achéron. C’estaussilàqu’encemoment,Latinuslui-même,consultantlesort,immolait cent brebis intactes, et reposait couché sur leurstoisonsfumantes.Toutàcoup,dufonddesboissacrés,sortunevoix fatidique :«Garde-toid’associer ta filleau litd’unépouxLatin, ô mon fils ! Redoute l’hyménée dont les flambeauxs’apprêtent. Des gendres étrangers arrivent, dont le sang

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portera jusqu’auxastres lagloiredenotrenom.Un jour, leursfiers descendants verront, des rives où le Soleil se lèvejusqu’aux mers où finit sa course, tout fléchir, tout tremblersous leurs lois triomphantes. » Ces conseils d’un dieu, cesavertissements du ciel, donnés dans le silence des ombres,Latinus ne les couvre point des voiles dumystère ; et déjà laRenommée, au vol infatigable, les avait au loin publiés danstoutes lesvillesde l’Ausonie, lorsquelesenfantsdeLaomédonattachèrentleursnaviresauxbordsverdoyantsduTibre.Le fils d’Anchise et l’aimable Iule, entourés des chefs de la

flotte, vont s’asseoir sous le feuillage d’un chênemajestueux.Un repas frugal s’y prépare : Jupiter même en inspire lesapprêts.Étaléssurl’herbefleurie,d’amplesgâteauxserventdetables aux mets champêtres ; et les dons de Pomones’amoncellentsurlesplateauxlégersdeCérès.Bientôtlafaimadévorélesfruits;elleenattaqueàleurtourlesfrêlessupports,pétris d’un pur froment : d’unemain hardie, d’une dent sanspitié,onsapeàl’envilescontoursdelacroûtefatale,onenpilleleslargesquartiers.«Quoi!s’écrielejeuneIule,pointdegrâcepournostablesmêmes!»Ilsourit,etsetait.Cettesaillied’unenfant marqua la fin de tant de maux. Énée l’accueille avectransport,et,frappéd’untraitdelumière,laméditeensilence.Puistoutàcoup:« Jetesalue,ôterrequemeréservaient lesdestins ! et vous, dieux protecteurs de Troie, je vous salue, ôPénates sacrés ! C’est ici ma demeure, c’est ici ma patrie.Anchise, il m’en souvient, me révélait jadis ces secrets del’avenir. »«Mon fils,medisait-il, quandun jour l’indomptablefaim, sur des bords inconnus, t’aura forcé dans ta détresse àconsumer tes tables, espère alors un asile après tant defatigues,etsongeàbâtirencesce lieuxdenouveauxtoitsetdesrempartsnouveaux.»Oui,lavoilàcettefaimmerveilleuse,la voilà cette dernière épreuve, terme promis à nos misères.Courage donc, généreuse élite ! demain, aux premiers rayonsde l’aurore, visitons à loisir ces régions fortunées ; sachonsquelspeuplesleshabitent,quellescitésellesrenferment,etsurleurspointsdivers,exploronsauloincesrivages.Cesoir,offrezà Jupiter les libations accoutumées ; qu’Anchise imploré nous

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réponde, et qu’un vin choisi coule encore pour nos heureuxbanquets!»Ildit;etceignantsatêted’unebranchedeverdure,iladore

leGéniedecesrives,etlaTerre,antiqueaïeuledesdieux,etlesNymphesdecesbois,etcesFleuves,auxondesétrangères;ilinvoque la Nuit, et les astres dont la Nuit rayonne, et Jupitersous qui tremble l’Ida, et Cybèle que la Phrygie révère, etl’augustecoupledontiltientlanaissance,Vénusdansl’Olympe,Anchise dans l’Élysée. Alors, sous un ciel pur, trois fois lesouveraindumonde fait gronder son tonnerre, et, de samainpuissanteagitantunnuaged’or,troisfoisilresplenditlui-mêmeaumilieudeséclairs.Aussitôtunbruitflatteurcirculeparmilesrangs troyens : « Les temps prédits sont arrivés ; aujourd’huimême, Ilion se relève. » La joie ranime les festins : dansl’ivressedecegrandprésage,chacunressaisitl’urneauxlargesflancs,etlacoupevermeillesecouronnedefleurs.Lelendemain,dèsquel’aubematinaleablanchi lesairs,on

court,onsepartage;onreconnaîttouràtouretlavilleetsonterritoire,et lesports,et lescôtes,richedomainedelanation.Ici dorment les eaux stagnantes où le Numique prend sasource ; là c’est le Tibre qui serpente ; ces champs sontl’héritage des belliqueux Latins. Le prince, alors, choisit danstoute son armée cent messagers fidèles, leur ordonne de serendre aunoble séjour dumonarque, place lui-mêmeen leursmains le rameau de Pallas, et, les comblant pour Latinus deprésentsmagnifiques, leschargededemander lapaixaunomdes enfants de Teucer. Ils obéissent, ils partent ; et le chemindisparaîtsousleurmarcherapide.Cependantlehérosenfermed’unfossémodestel’enceintedelanouvelleTroie.Ilenébauchelesremparts;etlaciténaissante,assisesurlerivage,semunit,à l’instar des camps, d’une humble palissade et d’unmur degazon.Déjà près du terme de leur route, les envoyés dit fils

d’Anchisedécouvraient lestoursdeLaurente,etsestoitsdontlefaîteseperddans lesnues.Bientôt,voisinsdesportes, ilsycontemplent la fleurde la jeunesse latine, s’exerçantaux jeuxdes guerriers. Les uns accoutument au frein des chevaux

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rebelles, ou font rouler des chars à travers des flots depoussière ; les autres courbent avec effort des arcsretentissants, ou lancent d’un bras nerveux de pesantsjavelots :partouton lutteetdeforceetd’adresse.L’und’eux,aiguillonnant son coursier rapide, vole annoncer au vieux roique des étrangers d’un port majestueux, et sous des habitsinconnus,seprésententensuppliants.Latinus,àl’heuremême,leur faitouvrir sesdemeures,etmonte,environnédesacour,surletrônedesespères.Unédificeauguste,immense,dontcentcolonnesdécoraient

l’imposante structure, s’élevait sur les hauteurs quicommandaient la ville. Jadis habité par Picus, de pieuxombrages l’entouraientd’unereligieusehorreur,et lespeuplesn’en approchaient qu’avec un saint effroi. C’est là que lesprinces, cherchant d’heureux augures, allaient recevoir lesceptre,arboraient lespremiers faisceaux :c’était lepalaisdeThémis, c’était le temple des Dieux. Là régnait la salle desbanquetssacrés;là,quandl’offrandedubélierramenaitl’heuresolennelle, lesgrandsvenaientsiégerenpompeà latabledesfêtes. Rangés le long du vestibule, les anciens maîtres duLatium y revivaient dans leurs images, taillées d’un cèdreantique.OnyvoyaitetlesageItalus,etSabinusl’inventeurdelavigne,tenantencoresaserperecourbée;onyvoyaitlevieuxSaturne,etJanusaudoublevisage,ettantd’autresmonarques,glorieuxpèresde la patrie, ou son rempart dans les combats.Non loin flottaient, suspendus autour des portiques, denombreux trophées d’armes, des chars conquis, des fauxtranchantes, des casques ornés de leurs panaches, et desboucliers,etdeslances,etlesdébrisénormesdecentportesdebronze, et les éperons arrachés aux proues des vaincus. Lui-même, revêtu de la trabéedes rois, unemain appuyée sur lesceptre augural, l’autre armée du pavois d’airain, Picus yrayonnait de tout l’éclat du diadème. Jadis fier dompteur decoursiers,l’amoureusefilleduSoleilletouchadesaverged’or;et,métamorphoséparunmagiquebreuvage,ildéploya,brillantoiseau,sesailesémailléesdesplusrichescouleurs.Cefutsouscesvoûtesrévérées,sanctuairedesimmortelset

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séjour de ses aïeux, que Latinus appela les Troyens. À peineadmisensaprésence,satouchantebontéencourageainsileurespoir:«Parlez,enfantsdeDardanus;ni les lieuxquivousontvus

naître, ni le sang dont vous sortez, ne sont inconnus parminous ; et le bruit de votre nom vous devança dans nos pays.Quelssontvosvœux?quellecause,quelimpérieuxbesoinvousa conduits, à travers tant d’écueils, jusqu’aux parages del’Ausonie?Est-ceunastreinfidèlequivouségarasurcesrives?est-ce le souffle des tempêtes qui poussa vos nefs dans nosports?Tantd’aventuresattendentsurlesmerslesplusfermesnavigateurs ! Ne fuyez pas du moins la terre de l’hospitalité.Connaissez les Latins, ce peuple de Saturne, ce peuple justesans contrainte, vertueux par amour, et religieux observateurdesexemplesdesonanciendieu.Jemerappelleencore,malgrél’obscuritédestraditionsantiques, lerécitdesvieuxAurunces.Né, disaient-ils, dans nos contrées, Dardanus pénétra jadis enPhrygie, près des ombrages de l’Ida ; et Samos et la Thracefurenttémoinsdesescourses.PartideschampsdeCorytheetdes côtes de Tyrrhène, il siège maintenant sous les lambrisdorés du radieux Olympe, et, nouveau compagnon des dieux,voitmonterverssontrônel’encensdontfumentsesautels.»Ilsetait.Ilionéeromptalorsunmodestesilence:«Ôprince,

noblehéritierdeFaune!cen’estpoint lecourrouxdesondes,cen’estpointl’effortdestourmentes,quinousontjetéssurvosbords.Nilecourstrompeurdesétoiles,nil’aspectdouteuxdesrivages,n’ontabusélafoidenosgalères.Unchoixunanime,unvolontaire accord, nous ont amenés dans ces murs, nous,hélas.!exilésduplusvasteempirequ’aitjamaiséclairél’œildumonde. C’est à Jupiter que remonte l’origine de notre race :Jupiter est le premier aïeul dont se glorifient les neveux deDardanus.Ildescendlui-mêmedugrandJupiter,lemagnanimeÉnée, ce chef dont les Troyens sont fiers, ce héros qui nousenvoieversvous.Quinesaitquelépouvantableorage,vomiparlacruelleMycènes,vintrépandrel’horreurdanslescampagnesdel’Ida?Quineconnaîtl’issuefataledecessanglantsdiscords,où dix ans l’Europe et l’Asie s’entrechoquèrent dans leurs

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fureurs ? Ils ont appris nosdésastres, cespeuples, s’il en est,qu’enferment au bout de l’univers les glaces lointaines del’Océan. Elles ont redit nos malheurs, ces plages, inhabitéespeut-être, qu’embrase entre les doubles zones le charenflammédusoleil. Jetés,decetaffreuxdéluge,sur legouffreécumant des flots, nous implorons un refuge pour nos dieuxpaternels,uncoindeterreoùreposernostêtes,l’ondeetl’air,ces biens communs à tous les hommes. Non, Laurente n’aurapointàrougirdeseshôtesnouveaux.Assezdegloirepeut-êtresuivra votre bienfait ; l’éclat du service en éternisera lamémoire,etl’Ausonies’applaudirad’avoiraccueilliTroieJ’en jure par les destins d’Énée ; j’en jure par son bras

puissant,sonbrasfidèledanslestraitéscommeinvincibledansles combats. Ne méprisez point ceux qui vous présentent lerameau des suppliants et les prières de l’infortune. Vingtnations, vingt rois ont désiré notre alliance, ont voulu nousassocier à leurs honneurs. Mais le ciel nous imposa la loisuprême de chercher vos climats . Berceau de Dardanus, ceslieuxattendaientsonretour.Apollonmêmeetsesdivinsarrêtsle ramènent,avecsesenfants,auxrivesmaternellesduTibre,auxsourcesmystérieusesduNumique.Vous,agréezcesdons,faibles monuments d’une splendeur qui n’est plus, tristesrestes, échappés aux flammes d’Ilion. Dans cette coupe d’or,Anchise offrait aux Immortels de pieuses libations. Cesornements,Priamlesportaitdanslesjourssolennels,alorsqu’ilrendait la justice aux peuples assemblés. Voilà son sceptre ;voilà sa tiare sacrée. Ces tissus précieux sont l’ouvrage desTroyennes.»Ainsiparlait Ilionée.Cependant, immobileet rêveur, Latinus

méditeensilence;et,lefrontpenchéverslaterre,ilypromèneunœilpensif.Cen’estpointcettepourprerichementtravailléequitouchesoncœurroyal ;cen’estpointcesceptre,héritagedePriam,quiflatteensecretsonorgueil.L’hymendesafille,safêtenuptiale,occupentsonâmetouteentière;etsanscesseilrepasse en lui-même les prédictions du vieux Faunus. Le voilàsansdoute,celuiqu’annoncenttantd’oracles,cetépouxenvoyédes portes de l’Aurore, et que d’heureux auspices appellent à

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partagerletrône!Levoilàcehéros,dequidoitnaîtreuneraceféconde en vertus, en exploits, et reine un jour de l’universconquisparsavaillance.Enfinsonallégresseéclate;ils’écrie:« Puissent les dieux seconder nos desseins, et remplir leuraugure!Troyens,vousserezsatisfaits.Jenedédaignepointvosprésents.Ici,tantquerégneraLatinus,vousn’aurezàregretterni l’abondance d’un sol fertile, ni l’opulence de Troie. Qu’ilvienne, ce généreux Énée, si nos demeures ont pour lui descharmes, si saprésencenouspréparedesnœudshospitaliers,uneallianceéternelle ; qu’il vienne, qu’il affronte sans crainteles regards d’un ami. Pour premier gage de la paix, je veuxtoucherlamaindevotrechef.Vous,rendez-luicesparolesd’unmonarqueetd’unpère.Unefilleestmonespoir,unefille,dontle sang ne doit pas s’unir au sang du Latium, Ainsi leprononcèrent et les réponses du dieu dont j’ai reçu le jour, etcent prodiges, interprètes des volontés du ciel. Tous lesprésagespromettentàl’Italiedesgendresétrangers,partisdesrégions lointaines, et dont les successeurs illustres élèverontjusqu’auxastreslagloiredenotrenom.Oui,c’estÉnéequelesdieuxnoussignalent ; je lecrois ;etsimonamour lesdevine,j’accepteavecjoieleursdécrets.»À cesmots, l’auguste vieillard fait ouvrir ses nobles haras.

Troiscentsfiersétalonsenpeuplaientlesvastesenceintes:lescentplusbeauxsont,à l’heuremême,conduitsenpompeauxcent Troyens. Brillants de pourpre, rivaux des vents, ilsbondissent d’orgueil sous leur housse éclatante. Des colliersd’ordescendentsurleurpoitrail;l’orétincellesurleurharnois;leur bouche écumante ronge un frein doré. Le héros absentreçoituncharetdeuxbouillantscoursiers, issus l’unet l’autred’unecélesteorigine,l’unetl’autresoufflantlaflammedeleursnaseaux fumants. Jadis, pour en créer la race à l’insu de sonpère, l’artificieuse Circémêla furtivement une cavalemortelleauximmortelschevauxduSoleil.Ainsicomblésdesdonsetdescaresses de Latinus, les compagnons d’Énée s’en retournenttriomphants sur leurs coursiers superbes, et rapportent aveceuxl’espéranceetlapaix.Maisrevenantd’Argosetdesplainesd’Inachus.l’implacable

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épousede Jupiter fendaitencemoment lesnuessursonchardiaphane.Duhautdesairs,etdespicséloignésoùlePachynumcommandeàlaSicile,elleavulavictoiredufilsd’Anchise,etlaflotted’Ilionauport;elleavulesTroyensexhaussantdéjàleursmurailles, déjà se confiant à leur terre adoptive, oubliant déjàleurs navires. Soudain elle s’arrête, le cœur plein d’un dépitamer ;etsecouantsa têtealtière,elleexhaleainsisa fureur :« Ô race que j’abhorre ! ô destins de Troie, contraires àmesdestins ï Quoi ! les perfides n’auront pu trouver leur tombeaudansleschampsdeSigée!Vilscaptifs,ilssontlibres!Troieenfeu n’a pu les consumer ! Assaillie par le fer, investie par laflamme,leuraudaces’estfaitjouràtraverslaflammeetlefer!Sans doute, ma constance enfin s’est lassée ? ma haineassouvies’estéteinte?Quedis-je?chassésdeleurpatrie,malongue indignation les a suivis sur l’onde. J’ai soulevé contreleur fuite l’océantoutentier ; j’ai,pour lesperdre,épuisétousles fléauxetducieletdesmers.Quem’ontservi lesSyrtes?que m’ont servi les gouffres et de Charybde et de Scylla ?Tranquillespossesseursdesrivesdésirées,ilsbraventauxbordsdu Tibre et les mers et Junon ! Mars a bien pu détruirel’indomptablenationdesLapithes;lepèredesdieuxlui-mêmea livré Calydon aux vengeances de Diane. Quel forfaitcependantavaientcommislesLapithes,avaitcommisCalydon?Etmoi,puissanteépousedeJupiter,moidontl’effortatoutosé,moidont lesfiersressentimentsontremuélesairs,et laterre,et leseaux ;malheureuse ! je suis vaincueparÉnée !Ah ! simon pouvoir doit faillir, courons implorer ailleurs des divinitésquinesachentpointfléchir.LeCieltrahitmacause?j’armerailesEnfers.Riennepourra,jelesaistrop,arracherauxmainsdutransfugelesceptredesLatins;etl’immuablearrêtdesdestinsenchaîneàsonsortLavinie.Maisnepuis-je retarderaumoinsson bonheur, reculer d’un jour son triomphe ? Ne puis-je, audéfautdeleursrois,exterminerdeuxpeuplesquim’offensent?Oui,qu’àceprixs’unissent lebeau-pèreet legendre.LesangdeLaurenteetdeTroie,voilàtadot,viergefatale!queBelloneprésideàtesnoces.LafilledeCissén’aurapointseuleenfantéla torched’llion ;Vénusn’enviera rienà la couched’Hécube :

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ÉnéecacheunautrePâris,etPergamevas’embraserencoreàsonflambeaufuneste.»Elle dit, et, pareille aux sombres tempêtes, s’élance sur la

terre. Du séjour des cruelles Furies, du fond des ténébreuxabîmes,elleévoque labarbareAlecton,quiseplaîtauxtristesdiscordes, aux lâches complots, aux meurtres, à tous lescrimes : monstre odieux, que Pluton même abhorre,qu’abhorrent ses infernales sœurs ; tant sa laideur prend desformeshideuses,tantsonaspectesteffroyable,tantsifflentdenoirescouleuvressursonhorribletête!Junonl’irriteencore,etl’exciteences termes :«Viens, fillede laNuit, tupeuxservirma colère ; viens sauvermagloire etmonnomde l’opprobredes vaincus. Souffriras-tu qu’un infâme hyménée allie malgrémoiLatinusauxproscritsduScamandre,etlègueaurebutdesPhrygiens l’héritagede l’Ausonie?Tuparles ;et lespoignardssecroisententredes frèresqui s’embrassaient laveille,et lesfamilless’entre-déchirentdansleursconvulsions.intestines.Partoi,lefouetvengeurdesEuménidesetleursbrandonsfunèbresvontporterlaterreurjusquesousleslambrisdesrois.Touslesdésastres t’accompagnent, et la terre tremble en ta présence.Déploietarageféconde;rompslepactejuré;sèmeletroubleet la guerre.Auxarmes ! auxarmes !Que tout se lève ! quetoutvoleaucarnage!»À l’instant même, armée du poison des Gorgones, Alecton

précipitesonessorvers leschampsdeLaurenteet lesaltièresdemeuresdumonarque latin.Bientôt lespectre invisiblesiègeau chevet d’Amate. Là, détestant l’abord des Troyens, etpleurantl’affrontdeTurnus,Amate,femmeetreine,dévoraitsadouleur jalouse et son ardent courroux. L’affreuse déesse luilanceundesserpentsdesalividecoiffure,etledirigeaucœurdesavictime.Ainsi l’infortunée,quedéjà lemonstrepossède,va remplir elle-même son palais d’épouvante et d’horreur. Lereptile s’insinue sous les voiles qui la couvrent, glisselégèrementsursonsein,et, trompantses fureurs, luisouffleàson insu le venin des vipères. Tantôt, repliant ses anneauximmenses,illuicomposeuncollierd’or;tantôt,sedéroulantenlongues bandelettes, il s’entrelace dans ses cheveux, coule,

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retombe et l’embrasse, et circule autour de sa taille. Faibled’abord en ses ravages, le fiel brûlant qu’il distille n’a faitqu’effleurer les sens d’Amate. Tant qu’elle ne couve encorequ’un feu lent et secret ; tant qu’elle n’est point encoreembraséedetouteslesardeursdesFuries,saplainteestmoinssuperbe.Mère,ellegémitenmère,etserépandenlarmessursafille,enlarmessuruneindigneunion.«Est-ceàdesbannis,hélas ! est-ceauxparjuresdeTroie, qu’ondonne Laviniepourépouse?Pèrecruel !voyez-voussanspitiévotre filleetvous-même ? voyez-vous sans pitié sa mère, qu’au premier ventpeut-êtreun lâcheaventuriervafuir,entraînantau loinsur lesmers sa conquête éplorée ? N’est-ce pas sous de pareilsauspices qu’autrefois accueilli dans Sparte, le berger phrygienravitHélèneàLéda,etconduisitsaproiedanslesmursd’Ilion?Oùsontvossermentssolennels?oùsontcestendressoinsquevous inspirait jadis votre heureuse famille ? Qu’est devenuecettefoijuréesisouventàTurnus,àTurnus,dontlesangestlemien?»«IIfaut,dit-on,auLatiumdeshymensétrangers;ainsil’ordonnentlesdestins,etlesoraclesdeFaunesontpoursonfilsdes lois suprêmes.»«Ehbien, toutecontréenonsoumiseausceptre latin, et que des bords indépendants séparent de nosbords, jelaregardecommeétrangère.C’estdanscesensqu’ilfaut, sans doute, expliquer l’oracle. Turnus lui-même, si l’onremonte à l’origine de sa noble maison, n’a-t-il pas Inachus,Acrisius,pouraïeux?et leceberceaudesaracene fut-ilpasMycènes?»Vainsefforts !pleurs inutiles !Latinusreste inébranlable.Et

cependant, de veine en veine, l’horrible poison des enferspénètreAmate jusqu’au fonddesentrailles,etcourtdans toutsoncorpsen flammesdévorantes.Alors lamalheureuse, tristejouet des noires visions, parcourt, furieuse, égarée, Laurentetoute entière. A-t-on vu, sous le fouet qui siffle, rouler cebuisgrondant, que l’enfant parfois s’amuse à promener en cercleautour des spacieux portiques ? chassé par l’active lanière. ilfuit,revient,s’enfuitencourbessinueuses:lajeunetroupe,enextase, admire sans les comprendre les jeux du mobileinstrument ; c’estauxcoupsqu’ildoit savitesse.Telle,etnon

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moinsagitée,lareinevoledevilleenville,àtraversunpeupleindomptable. Que dis-je ? elle ose feindre, ô crime ! la sainteivressedeBacchus,et,couvrantsondélired’unmasquerévéré,elle s’enfonce dans l’épaisseur des bois ; elle y cache sa fillesouslesombragesténébreux,parmilesrocsinaccessibles,pourl’arracher aux Troyens, et rompre des nœuds qu’elle abhorre.«Évohé!viens,Bacchus,crie-t-elleen frémissant ; toiseulesdignedesacouchevirginale.C’estpourtoiqueLavinies’armedu thyrse léger, pour toi qu’elle se mêle aux chœurs desBacchantes,pourtoiqu’ellenourritsachastechevelure…»Aubruitdecestransports,unerageégaleenflammelesépousesetles mères : le même vertige les précipite en foule vers lesantres lointains ; Laurente et ses murs sont déserts. Ellescourent,Ménadesforcenées,leseinnu,lescheveuxépars;leurvoixtremblanteremplitlesairsdelongshurlements;surleursépaulesflotteladépouilledulynx,etdansleurmainsebalanceundardoùlepourpres’enlace.Amate,aumilieud’elles,Amate,en sonbouillant courroux, agiteune torcheardente, rouledesyeuxsanglants,etchante, l’insensée!etsa fille,etTurnus,etleurvainhyménée.Puis toutà coup,d’unevoixplus terrible :«Accourez,accoureztoutes,ôfemmesdesLatins!Sivotrepitiés’intéresseauxdouleursd’Amate,siledouxnomdemèreparleàvoscœurssensibles,livrezauxventsvostressesvagabondes,commençonslesorgiessacrées!…»Ainsi,à travers les forêts,à travers lessombres repairesde

leurs hôtes sauvages, Alecton soufflait à la reine la noirefrénésie des Bacchantes. Fière d’avoir allumé ces premièresfureurs, d’avoir jeté le trouble dans les conseils de Latinus etbouleversé sa cour, la fille de la Nuit déploie ses ailesténébreuses, et s’élancevers lesmursde l’audacieuxRutule ;murscélèbres,queDanaépeupla,dit-on,desesfidèlesArgiens,lorsque l’impétueux Autan l’eut poussée sur ces plages.Nommée jadis Ardée par ses vieux fondateurs, cette villeconserve encore le grand nom d’Ardée ; mais sa gloire n’estplus.Là,sousdeslambrismagnifiques,Turnus,àl’heuretardiveoù tout repose, goûtait les douceurs du sommeil. L’affreusedéessedépouillesonhorriblefigureetsestraitsdeFurie.Ellese

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transformeenvieille,courbéesouslepoidsdesans:desridesont sillonné sa facedécrépite : sa tête s’ombragede cheveuxblancs, et sur le bandeau qui les couvre l’olivier se tresse encouronne:c’estChalybé,l’antiqueprêtressedeJunon,l’austèregardienne de son temple. Telle se présente aux yeux Alectondéguisée.«Turnus!dit-elle,tantdetravauxseront-ilsdoncperdus?Ce

sceptrequit’appartient,souffriras-tuqu’ilpasseauxtransfugesdePergame?Unroiparjureterefuseuneépouse,terefuseunedot achetée par ton sang ; et c’est un étranger qu’il cherchepourhériterduLatium!Vamaintenant,va, jouetd’unperfide,affronterd’ingratspérils ! faismordreencore lapoussièreauxbataillons toscans ! sois encore l’appui des Latins ! Pendantqu’ici tu dors tranquille dans l’ombre de la nuit, la reine desdieuxelle-mêmem’envoie t’avertir dudanger.Qu’attends-tu ?lève-toi;coursarmertesphalanges;quetonaudaceleurouvrela licedes combats.De lâchesPhrygiens fouler les rivagesduTibre!ExterminecesnouveauxParis;embraseetleurscampset leurs flottes : voilà ce que le Ciel t’ordonne, le Ciel, quin’ordonnepasenvain.QueLatinuslui-même,s’ilreculeencoreton hymen, s’il fausse encore la foi jurée, connaisse enfinTurnus,etpâlisseàtescoups.»Leguerrier,narguant laprêtresse, insulteàsesconseilspar

lesarcasmeetl’ironie:«LeTibreavu,dites-vous,despoupesétrangères!Vraiment,jel’ignoraisencore.Toutefois,trêveàcescris d’alarmes : Junon, sans vous, protège assez Turnus. Allez,mamère ; lavieillesse,aucerveaumalade,aux follesvisions,vous forge des tourments inutiles, et, parmi les querelles desprinces, vous berce en vos extases de chimériques terreurs.Mêlez-vous du soin des autels, veillez au culte des dieux ;prêtresse, voilà votre office. Les rois sauront bien faire eux-mêmesetlaguerreetlapaix:laguerreestlemétierdesrois.»Ces mots ont allumé la colère d’Alecton. Turnus parlait

encore : un tremblement subit s’emparede sesmembres, sesyeux sont immobiles d’effroi ; tant l’Euménide fait sifflerd’horribles vipères, tant elle apparaît tout à coup hideuse etmenaçante!Alors,roulantdesregardsenflammés,sourdeaux

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prières qui la conjurent, elle repousse le téméraire, dressecontre lui sesdeuxplus fiers serpents, fait résonner son fouetvengeur,etluicried’unevoixtonnante:«Lavoilà,cettevieille,au cerveaumalade, aux folles visions, et que berce aumilieudesquerellesdesprincesdechimériques terreurs.Regarde,etconnais-moi:jesuislafilledesenfers,etlasœurdesFuries;jeporteenmesmainslaguerreetlamort.»Elledit,etluilanceune torche ardente. Le brandon, au feu sombre, s’attache ausein du héros, et le couvre d’un tourbillon de flamme et defumée. Turnus, épouvanté, s’éveille : de longs flots de sueurruissellentpartoutsoncorps.Éperdu,frémissant:«Mesarmes«!s’écrie-t-il;mesarmes!»etsursacouche,danssonpalais,partoutilcherchedesarmes.Ilnerespirequelefer,quelarageinsenséedescombats.Ainsi, lorsquelaflammequ’alimenteunboisaridemugitsous lesparoisd’airainoùbouillonneuneeaucaptive, le fluide embrasé gronde et bondit dans sa prisonbrûlante, et jusqu’aux bords fumeux s’enfle en torrentd’écume:enfinvictorieuse, l’ondes’échappedetoutesparts ;unenoirevapeurs’exhaledanslesairs.C’en est fait, tout pacte est rompu ; c’est contre l’ingrat

Latinus qu’il veut guider lui-même l’élite de ses phalanges.«Déployezvosétendards;courezdéfendrel’Italie;périsseoufuie un perfide étranger ! Pour punir à la fois et Troyens etLatins,c’estassezdeTurnus.»Ildit,etdesesvœuxfatiguelesImmortels.Sesguerriers,àl’envi,s’animentàlavengeance.Lesuns vantent sa beauté, sa jeunesse ; les autres, cette longuesuitederoisdontilestdescendu:tousadmirentsavaillanceetsesbrillantsexploits.TandisqueTurnus inspireauxRutulessa fougueuseaudace,

Alecton a tourné vers le camp troyen ses ailes infernales. Là,machinant de nouvelles trames, elle épie sur le rivage lemomentoù l’aimableAscagnetantôtpoursuivaitdesesdards,tantôtsurprenaitdanssespiègesleshôtesdesforêts.SoudainlafilleduCocytesouffleauxchienshaletantsuneaveuglerage,et,frappantd’unparfumconnuleursubtilodorat,précipiteleurardeursurlavoied’uncerféloigné.Fatalartifice,causedetantde maux, et par qui la guerre mit en feu ces agrestes

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peuplades!Superbe, et le front paréde sa ramurealtière, ce cerf était

l’orgueildesenfantsdeTyrrhée.Dérobé jadisàsamère, ilsseplaisaientà lenourrirsous letoitpaternel,prèsdeTyrrhée lui-même,àquilemonarqueavaitconfiél’empiredesestroupeauxetl’intendancedesesvastesdomaines.Sadocilité,sadouceur,charmaient surtout l’innocente Silvie. Souvent, elle ornait sonboisnaissantdeguirlandes légères,peignaitsonpoil sauvage,et le baignait dans l’eau pure des fontaines. Lui, sensible auxcaresses,etfamilierconvivedubanquetdomestique,ils’égaraitdurant le jour sous les lointains ombrages, et le soir, sanscrainte des ténèbres, revenait avec joie au seuil accoutumé.Cette fois,pendantqu’ilerraità l’écart,voicique lameuteenfurie le relance tout à coup, comme il sortait, humide encore,d’un limpide courant, et goûtait la fraîcheur le long de la riveémaillée.Brûlant lui-mêmedesignaler sonbras, Iuleacourbésonarcetfaitvolersestraits.Undieucruelendirigel’essor.Laflèche, fendant l’air à grand bruit, vient frapper au flanc savictime,etluidéchirelesentrailles.L’animalblesséchercheunrefugeverslacabanehospitalière,etsetraîneengémissantaufond de ses étables. Là, sanglant, les yeux gros de larmes, ilsemble implorer sesmaîtres, et remplit de ses plaintes l’asiletémoin de ses derniers abois. Silvie la première, Silvie,désespérée,invoqueàlafoistouslesdieux,etsoulèveparsescris l’essaim des pâtres d’alentour. Poussés par la noireEuménide, que recèle un antre complice, ils accourent entumulte. L’un saisit un tison fumant, l’autre une souche auxnœuds épais : tout ce qu’ils trouvent, la colère en fait desarmes.Tyrrhée,sousl’effortdesescoins,fendaitalorslesdurséclatsd’unchêne.Auxclameursqu’ilentend, ilvole, respirantlavengeance,etlahacheàlamain.Cependant la cruelleDéesse, qu’invite lemoment denuire,

s’élancede sou repaireau faîtede l’étable ; et, debout sur lecomble,embouchantl’airaindespasteurs, lemonstrefaitrugirdans la trompe recourbée son infernal organe. À ces horriblessons, lesboisémuss’ébranlent;et,commeaubruitd’unlongtonnerre,ontmugilesforêtsprofondes.Lefracasenretentitau

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loin jusqu’au lac de Diane, jusqu’au Nar sulfureux aux ondesblanchissantes : le Vélino suspend d’effroi sa coursevagabonde;etlesmères,pâlesdeterreur,pressentcontreleurseinleursnourrissonstremblants.Soudain, de tous les lieux où pénètrent ces accents

formidables, se précipite en armes le peuple effréné descampagnes. Non moins impétueux, les Troyens fondent, pourdéfendreIule,deleurcampdanslaplaine.Déjàlesrangssontformés.Cen’estplusuncombatrustique,où l’ons’attaqueendésordreavecdestroncs informesetdespieuxnoircisdans laflamme : c’est au tranchant duglaive que la rage en appelle.Desmilliers d’épées nues hérissent au loin les champs d’uneaffreusemoisson.L’airainétincelle, frappédusoleilqu’ildéfie,etlefeudeséclairsqu’ilrenvoierejaillitjusqu’auxnues.Telles,quand les flots commencent à blanchir aupremier souffle destempêtes, les vagues s’enflent par degrés ; par degréss’amoncellentde liquidesmontagnes ; etbientôt, du fonddesabîmes,lesmersbondissentjusqu’auciel.Au front des bandes latinesmarchait le jeuneAlmon, l’aîné

desenfantsdeTyrrhée.Undardsiffleet le renverse.Le fer luitraverse la gorge, et dans leur route humide arrête, sous desflotsdesang, l’air, lavoixet lavie.Lamortentasseautourdelui desmonceaux de victimes. Là succombe le vieuxGalésus,alors même qu’il s’avançait, l’olivier dans la main, entre lesdeux partis. De tous les habitants du Latium, Galésus était leplusopulent,commeilenétaitleplusjuste.Cinqtroupeauxdebrebis bêlantes, cinq troupeaux de bœufs mugissants,rentraientlesoirdanssesétables,etcentcharruesfertilisaientsonimmensehéritage.TandisqueMarsdans laplaineéchauffeainsi l’ardeurde la

mêlée, fière de son succès, et s’applaudissant de son barbareouvrage dans ces combats sanglants, Alecton savoure lesprémices du carnage qu’elle méditait. Tout à coup, laissantl’Hespérie,elles’élèved’unrapideessorvers lavoûtecéleste,et, proclamant sa victoire, tient à Junon ce langage superbe :«Ehbien!vousvoilàsatisfaite:laguerrecimenteladiscorde.,Maintenant, que la paix les rapproche ! que les traités les

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unissent!j’aicouvertlesTroyensdusangdel’Ausonie:jeferaiplus encore, si votre aveu m’est assuré. Par de sinistresrumeurs, j’armerai les cités voisines ; j’embraserai tous lescœursdesfureursimpiesdeBellone;vingtpeuples,liguéspournous, accourront àmavoix ; je frapperai la terre, il en sortiradesarmées.»Junon l’arrête : « C’est assez de fourbe et d’alarmes. La

guerreestallumée ; le feracroisé le fer ;et leglaive,que lehasard a fait tirer, fume encore du sang qu’il a bu. Qu’ainsipréludent aux pompes nuptiales, aux fêtes d’hyménée, lebrillant fils de Vénus et l’heureux père de Lavinie ! Toi, crainsd’affronterplus longtemps lesbarrièresde l’empyrée ;cedieusuprême, sous qui s’abaissent les hauteurs de l’Olympe,pourrait punir ton audace. Quitte les airs : Junon, s’il reste àvaincre d’autres obstacles, se charge d’en triompher. » À cesparoles de la déesse, la Furie secoue les serpents qui sifflentsous ses ailes, et, rabattant son vol vers les bords duCocyte,abandonnel’espaceéthéré.Auseindel’Italie,.entredesmontssourcilleux,ilestunlieu

célèbre,etdontlarenomméearemplil’univers:c’estlavalléed’Amsancte. D’immenses forêts épaississent autour de sesflancsleursténébreuxombrages.Aumilieurouleavecfracasuntorrent écumeux, dont les ondes s’engouffrent, en tournoyant,sousdesrochesmugissantes.Àcôtés’ouvreunantrehorrible,soupirailduredoutableÉrèbe;abîmesansfond,d’oùlesenfersbéantsexhalent lesvapeursde lamort.Là, se replongeantauTartare,l’odieuseÉrinnysdélivreenfindesaprésenceetlaterreetlescieux.Cependant la fille de Saturne poursuit le cours de ses

complots.DuchampdebataillerefluéedansLaurente, lafouledespasteursyrapportelecorpssansviedujeuneAlmon,etlesrestesdéfigurésdel’infortunéGalésus.Tousimplorentlesdieux,tous invoquent Latinus. Turnus arrive, et ses fureurs ontredoublé l’effroi. Sur ces cadavres sanglants, il jure de toutréduire en cendres. « Les voilà, ces Troyens qu’on appelle autrône!CeslâchesPhrygiens,onaspireàleuralliance;etTurnusest repoussé ! » À ses clameurs se réveillent ceux dont les

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mères,saisiesdestransportsdeBacchusetdudélired’Amate,promènent dans les bois écartés leurs vagabondes orgies.Accourus de toutes parts, ils se pressent, ils s’élancent, ilsdemandent des armes : « Guerre ! guerre implacable ! »s’écrient-ilsd’unevoix tonnante.Vœu fatal,que réprouventetlesprésagescontraires,etlesarrêtsdusort,etlacolèrecéleste.Déjà tout un peuple irrité assiège les portes du vieuxmonarque:ilrésisteàtouslesassauts.Ainsilerocimmobile,auseindesmers,seritdufracasdesorages,et,calmeaumilieudesflotscourroucés,sesoutientparsapropremasse.Envain,battus des ondes et blanchissants d’écume, ses écueilsretentissentd’affreuxmurmures:briséescontresesflancs, lesvaguesretombentets’enfuient.Maisenfinl’aveugletorrentmenacederenversersesdigues,

etlacruelleJunonmaîtriseàsongrélafortune.Alors,attestantmille fois et le ciel et les dieux, le bon roi dit en soupirant :« Cédons, hélas ! les destins l’emportent, et la tempête nousentraîne.ÔmalheureuxLatins!vouspaierezuntelattentatdevotre sang parjure. Toi, Turnus, le ciel réserve à ton forfait lesalairedesimpies;ettesprièrestardivesn’apaiserontpointlesdieux.Pourmoi,jetoucheàl’éternelrepos;latombeestleportoù j’aspire : je ne perds qu’un heureux trépas. » À cesmots,dévorantsapeine,ilseretireaufonddesesdemeures,etlaisseflotteràl’abandonlesrênesdel’empire.AuLatiumrégnaitunusageantiqueetsacré.LongtempsAlbe

le révéra jadis ; et la maîtresse du monde, Rome, le révèreencore de nos jours. Rome proclame encore avec pompe lesignal des batailles, soit qu’elle songe à porter la mort auxindomptables Gètes, à l’Hyrcanien sauvage, aux vagabondsArabes ; soit qu’elle prétendemarcher contre l’Indien brûlant,poursuivreauxbornesdel’universlespeupladesdel’Aurore,oureconquérir sur le Parthe nos aigles prisonnières. Il est deuxportesfatales,qu’onnommelesPortesdelaGuerre,objetd’unreligieuxeffroi,etconsacréespar laPeurà l’impitoyableMars.Centverrousd’airain, centcâblesde ferà l’épreuvedu tempslesfermentdurant lapaix;et Janus,qui lesgarde,n’enquittepoint le seuil redouté. Mais quand le sénat se prépare à

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déchaîner lesfoudresduCapitole, leConsul,décorédelarobeQuirinale, et ceint de l’écharpe Gabienne, les fait tourner lui-même sur leurs pivots grondants : lui-même appelle lescombats. La jeunesse lui répond par des cris belliqueux, et leclairon les seconde par ses bruyants accords. Ainsi Laurente,invoquant la guerre contre les compagnons d’Énée, pressaitLatinus d’obéir à cette loi solennelle et d’ouvrir les portessinistres. Le pacifique vieillard se refuse à les toucher ; ilrepousseavechorreurcetristeministère,etreste inaccessibledansl’ombredesonpalais.Alorslareinedesdieux,s’élançantde l’Olympe,poussede samainpuissante l’inflexiblebarrière,et,surleursgondsquimugissent,enfoncelesbattantsrebellesdontellearompulesbarreaux.Àl’instantl’Ausonies’embrase,l’Ausonie,calmeettranquille

auparavant.Déjà laplainesecouvredebataillonsépais ;déjàvolent, sous les rapides escadrons, des nuages de poudre.Partouts’apprête lecarnage.Tantôt l’huileonctueuserendauxboucliersleurpoli,rendauxjavelotsleuréclat;tantôtlapierreaiguiseletranchantdelahache.Onaimeàdéployerauxventsles bannières flottantes, on se plaît au bruit des trompettes.Cinq vastes cités, sur l’enclume retentissante, forgent à l’envide nouvelles armes : la florissante Atine, Tibur la superbe,Ardée,Crustumère,Antemnecouronnéedetours.Là,secreusel’armurequiprotègelefrontdesguerriers;ici,l’osierflexiblesefaçonne en large bouclier ; ailleurs, sur l’airain des cuirasses,sur les brillants cuissards, l’argent pur s’amincit en lameséblouissantes. Prèsdu soc sanshonneur,prèsde la faux sansgloire, la charrue languit dédaignée. Vulcain retrempe en sesfourneaux les glaives rouillés dans la paix. Enfin le claironsonne ; enfin court parmi les rangs le signal du départ. L’unsaisitàlahâtelecasquesuspendusoussatente;l’autreattelleà son char ses chevaux frémissants, charge son bras de sonécu,et, sous les triplesmaillesd’ordontsacuirasseétincelle,s’avance,leflancceintdesafidèleépée.Ouvrezmaintenant l’Hélicon, chastes filles, de Mnémosyne,

et soutenez nos chants. Dites quels rois se liguèrent ; quellesarmées, sur leurs pas, inondèrent l’Italie ; quelles races

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valeureuses enfantait déjà cette mère des héros ; quel vasteincendiesacolèrealluma.Vousengardezlesouvenir,ôMuses,etvouspouvezenretracerl’histoire:àpeineunbruitfaibleetconfusenest-ilarrivéjusqu’ànous.Le premier qu’arma la haine, c’est le faroucheMézence, le

contempteurdesdieux.Chassé jadis desbordsdeTyrrhène, ilconspireaujourd’hui contreunautre Ilion.À ses côtésmarchesonfilsLausus, leplusbeaudesguerriersAusoniens,siTurnusn’était pas ; Lausus, habile à dompter un coursier rebelle, àterrasser lesmonstresdes forêts.Mille soldats, pour le suivre,ontquittélesmursd’Agyllaqu’ilneverraplus.Infortuné!digned’unmeilleurmaître,etd’unautrepèrequeMézence.Après eux, sur un quadrige orné de palmes, un rejeton du

noble Alcide, le noble Aventinus, pousse avec orgueil, dansl’arène ses étalons triomphants. Son bouclier, symbole destrophées d’un père, porte une hydre à cent têtes, étoufféeparmi les serpents repliés autour d’elle. Ce fut sous lesombragesdel’AventinqueRhéamitaujourcegagefurtifdesatendresse ; Rhéa,mortelle et prêtresse fécondée par un dieu,quandlehérosdeTyrinthe,vainqueurdeGéryon,euttouchéleschamps de Laurente et baigné dans les flots du Tibre lestaureaux d’Ibérie. Ses guerriers, dans les batailles, tantôtbrandissent d’énormes lances ou de longs roseaux creux d’oùs’échappeunferhomicide,tantôtfrappentd’unpoignardsubtil,etdardent le javelotsabin.Lui-même,à leur tête, ilaffronteàpied les combats. Sur ses épaules flotte l’immense dépouilled’un lion rugissant, dont la crinière hérissée inspire encore laterreur, et dont le mufle, étalant l’ivoire de ses dentsmenaçantes, lui sert de casque et de cimier. Tel il aborde lademeure des rois, fier de sa pompe horrible, et couvert duvêtementd’Hercule.Ensuite arrivent deux illustres jumeaux, partis des remparts

de Tibur, ouvrage de Tiburte, leur frère : c’est Catillus et lebouillant Coras, couple intrépide, élevé dans Argos. Lespremiers au fort du péril, ils percent sans pâlir des forêts dedardsennemis.AinsiquanddeuxCentaures,enfantsdesnues,descendenttoutàcoupdusommetneigeuxdesmontagnes,et

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laissent dans leur course rapide les hauteurs d’Homole et lesfrimasd’Othrys;leboisépaiss’ouvreàgrandbruitsousl’effortde leur choc ; et les pins, cédant autour d’eux, crient et serompentavecfracas.OnvoitaussiparaîtrelefondateurdePréneste,Céculus,dont

Vulcain fut le père. Roi né parmi les pâtres, un foyer fut sonberceau,sil’onencroitlesvieuxâges.Soussesdrapeauxsontrassemblés, fouleagresteetnombreuse,ceuxquicultivent lescoteaux de Préneste, et les plaines de Gabie consacrées àJunon ;ceuxqui fréquententet lesbords fraisde l’Anio,et lesrochers Herniques, entrecoupés de sources jaillissantes ; ceuxenfinquenourrissenttescampagnes,opulenteAnagnie,etquetesflotspursdésaltèrent,ôlimpideAmasène!ilsn’ontpastouslesmêmesarmes;ilsn’ontpastousderichespavois,descharsretentissants. La plupart, balançant la fronde, font voler unplombmeurtrier;deuxtraitsaiguschargentlamaindesautres,etlapeaud’unloupcouvreleurtêted’unbonnetsauvage.Leurpied gauche foule à nu la terre : le droit chausse un cuirinforme.Cependant Messape, le dompteur des coursiers, l’invincible

fils deNeptune,Messape, qui se rit et du fer et des flammes,appelletoutàcoupauxalarmessespeuplesendormisdans lapaix,etfaitreluiresaflamboyanteépée.Àsavoixrépondentleséchos de Fescennes et du Falisque ami des lois, les cimes duSoracte et les vallons de Flavinie, l’altier Cimin et son lacpoissonneux, Capène et ses bosquets sacrés. Leurs troupesjoyeusesdéfilentencolonnes,etchantantleurmonarque.Tels,quittantleursvertspâturages,descygnes,auplumageargenté,glissent dans l’azur des cieux, et font retentir les airs demélodieuxaccents: leCaïstreapplaudità leursdouxconcerts,et l’Asia lesrépèteau loinàtraverssesroseaux.Oneûtdit,àles voir, non des phalanges d’airain cheminant aux combats,maisdeslégionsd’harmonieuxoiseauxvoyageantparlesnues,etpousséesdesmersauxrivagesenépaistourbillons.Tournez les yeux ; voici Clausus, généreux sang des vieux

Sabins. Sous luimarche une armée entière, et lui seul il vautunearmée.Tiged’unemaisoncélèbreetd’uneimmensetribu,

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ilrevitdanscesClodiusquifontlagloiredel’Italie,depuisqueRome triomphante associa Cures à ses honneurs. Autour deClaususserallientleslevéesd’AmiterneetlesanciensQuirites,toutes les forces d’Érétum et de Mutusca, fertile en oliviers ;ceuxquevirentnaîtreNomenteetCaspérie,Foruleetlesbordsde l’Himelle ; ceux qui séjournent et dans les prés fleurisqu’arrose le Vélino, et sur les flancs arides du Tétricum et duSévère ; ceuxqui boivent les eauxet du Fabaris et duTibre ;ceuxquefournirentetlafroideNursie,etlescantonsd’Orta,etlescitéslatines;ceuxenfinquesépareladoublerivedel’Allia,nom sinistre et fatal. Moins pressées roulent, sur lesmers deLibye, les vagues soulevées par les vents, lorsque l’orageuxOrion se plonge dans les ondes, au retour des hivers :moinsserrés sont les épis que dore le soleil des étés, soit dans leschamps de l’Hermus, soit dans les guérets jaunissants de lafécondeLycie.Lesboucliersrésonnent,etlaterretremblesouslepoidsmouvantdesguerriers.Plus loin, un fils d’Agamemnon, Halésus, qu’irrite encore le

nom de Troie, aiguillonne ses coursiers rapides, et mène ausecours de Turnus vingt nations belliqueuses. On y voitl’heureuxvendangeurduMassiquecheràBacchus,etl’Auruncedescendu de ses pics nébuleux, et l’errant Sidicin, dont lesplainesavoisinentlesmers;onyvoit l’ardenteélite,accouruedesfortsdeCalès,lerustiquehabitantdessablesquebaigneleVulturne, et l’âpre Saticule, et lamilice des Osques. Un fouetpliantchasseetramènelapiqueacéréedontilsblessent.Leurgauche se couvred’un léger pavois ; leur droite, à découvert,présenteunglaiverecourbé.Mesversne te laisserontpasdans l’oubli, vaillantŒbalus !

toi que le vieux Télon, si l’on en croit la renommée, dut auxamoursde lanympheSébéthis, lorsqu’il tenaitdansCaprée lesceptredesTéléboëns.Maispeucontentdupaterneldomaine,bientôt le fils eut au loin rangé sous ses lois la contrée desSarrastes, et les pays où le Sarnus promène ses eauxvagabondes, les laborieuxenfantsetdeBatuleetdeRufra, leterritoire de Célène, et les riches vergers que dominent lesrempartsd’Abelle.Àl’instardesTeutons,sessoldatslancentde

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pesants javelots. Sur leur front s’arrondit en casque l’écorcedétachéeduliège.Uncroissantd’airainbrillesurleurbouclier;àleurcôtébrilleuncimeterred’airain.Tu vins aussi des hauteurs de Nersa partager ces luttes

sanglantes, brave Ufens, fameux par tes exploits et par lebonheurdetesarmes.C’esttoiquicommandesàl’indomptableÉquicole, chasseur infatigable, et dur colon d’un sol avare. Ilmanielesocsansquitterlalance,neseplaîtqu’aupillage,et,courbésoussaproie,brûledepillerencore.Quelest ceguerrier-pontife, arrivédes champsdeMarruve,

etdont lecasqueestceintdupaisibleolivier? Jereconnais le.valeureuxUmbron,l’appuid’Archippe,sonroi.Invulnérableàladentdesvipères,ausouffleempestédesdragons, ilsavait lesendormirparseschantsmagiquesetsescharmespuissants;ilsavait, à songré, adoucir leur colèreetguérir leursmorsures.Maissonartfutsansvertucontrelecoupdudardtroyen:nilesparoles assoupissantes, ni les herbes cueillies sur lesmontagnes desMarses, ne purent soulager sa blessure. PieuxUmbron!c’esttoiqu’onttantpleurélesnymphesd’Angitie,toique pleure encore le Fucin aux ondes cristallines, toi que noslacsendeuilpleurentencore.À son port, à ses traits, on distinguait ailleurs l’aimable fils

d’Hippolyte et d’Aricie, Virbius, que sa mère envoyait à denobles hasards. Virbius, nourri par elle dans les bocagesd’Égérie,auborddecesfontainesoùs’élèvechargéd’offrandesl’autel de Diane exorable. Hippolyte avait péri, victime d’uneinjuste marâtre ; il avait, par son sang, satisfait au courrouxd’unpère,etgisaitmisenpiècesparseschevauxépouvantés.Rappelé,dit-on,desombresdelamort,ilrevitlalumièreparunmiracledePéon,etgrâceàl’amourdeDiane.Maislemaîtredumonde,indignéqu’unmortelremontâtdelanuitdesenfersàlaclartédescieux,foudroyal’inventeurd’unartquitriomphaitdutrépas,etprécipitalefilsd’Apollondanslesabîmesdel’Érèbe.Tremblante alors pour Hippolyte, la déesse des bois le cachasoussesprofondsabrisrdansl’épaisseurdecesretraitesoùlanympheÉgériesedérobeauxregardsprofanes.Làseul,auseindes forêts italiques, il coula dans d’obscurs loisirs ses jours

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mystérieux,etdutàsavienouvellelenouveaunomdeVirbius.Aujourd’huimêmeencore,Dianeécartedesontempleetdesasreligieux ombrages les coursiers dont elle craint la fougue,depuisqu’effrayésparunmonstredesmers,ilsjetèrentcontrele roc et leur guide et son char. Cependant le fils d’Hippolyten’en pressait pasmoins dans la plaine d’impétueux coursiers,n’envolaitpasmoinsauxcombatssuruncharpluspromptquel’éclair.Lui-même,glorieuxchefdeceschefsmagnanimes,Turnusles

efface en beauté sous sa brillante armure, et lève au-dessusd’euxtoussatêtemajestueuse.Surmontéd’untriplepanache,son casque, au cimier superbe, arbore la Chimère, dont lagueulebéantevomit, pareilleà l’Etna,des tourbillonsde feu :pluslecarnageredoublel’horreurdelamêlée,pluslemonstreaccroîtsesfureurs,et lanced’épouvantablesflammes.Sursonbouclier d’or, magnifique emblème d’une illustre origine, Iorespire,étonnéedesescornesnaissantes,déjàmarquéedesespoils jaunissants, déjà mugissante génisse : près d’elle, veilleArgusauxcentyeux ;etpenchésursonurne, Inachusgrossitde ses larmes les trésors de son onde. À la suite de Turnusmarchent, semblables à d’épaisses nuées, ses innombrablesbataillons:laplaineimmensedisparaîtsouslesrangsdeferquilacouvrent.Làs’avancentlesmâlesrejetonsd’Argos,etlafleurdesAusoniens,etl’audacieuxArdéate,etlesvieuxSicaniens.Icifrémissent les cohortes Sacranes, et les hordes Labiques, auxpavoisornésdepeintures.Ailleurssemontrentceuxdontlesocfertilise tes rivages, dieu du Tibre, et tes bords sacrés, ôNumique!ceuxencoredontlacharruesillonnelescollinesdesRutules et les monts de Circé. Plus loin sont les robustespasteurs des champs d’Anxur où Jupiter préside, et ceux desriantspaysagesoùseplaîtFéronie.Làsepressent,enfin,etlestribusvoisinesdesnoirsmaraisdeSatura,etl’hôtedesvalléesprofondes, d’où le fangeux Ufens, après de longs détours, seprécipiteauseindesmers.ÀtantderoissejointlareinedesVolsques,lafièreCamille,

guidantelle-même, intrépideAmazone, ses rapidesescadrons,resplendissants d’airain. On ne la vit point, jeune encore,

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accoutumer ses mains délicates aux fuseaux de son sexe, àl’aiguille de Minerve. Mais, précoce héroïne, elle apprit àsupporter les fatigues de Mars, à devancer les vents dans sacourse légère. Elle eût, rasant l’or desmoissons, volé sur leurcime ondoyante, sans courber sous ses pas les fragiles épis :elle eût, glissant sur les flotsdiaphanes, franchi l’humideazurdes eaux, sans marquer de ses pieds agiles la surface desondes. Les peuples, pour fêter son passage, se précipitent enfoule des hameaux et des villes : la jeunesse et les mèresl’admirentàl’envi:touslesregardslasuiventdanssamarcheimposante,etl’œilcharmés’étonneenlatrouvantsibelle.Tantlapourpreflotteavecdignitésursesépaulesd’albâtre!tantlenœud d’or qui retient ses-cheveux captifs les relève avecgrâce!tantsiéentàsonaudacelecarquoislycien,etlemyrtechampêtre,arméduferdescombats!

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Livrehuitième

À PEINE Turnus a-t-il déployé sur les tours de Laurentel’étendard de Bellone, et fait retentir dans les airs le sonéclatantdestrompettes;àpeinea-t-ilpoussédanslaplainesesardents coursiers, et brandi sa lance homicide… soudain lescourages s’enflamment ; dans le trouble qui l’agite, le Latiumentiervoleauxarmes,et labouillante jeunessenerespirequelescombats.Chefssuperbes,Ufens,etMessape,etMézence,lecontempteur des dieux, rassemblent de toutes parts denouveauxsoldats,etdépeuplentlesvastescampagnesdeleurscultivateurs. C’est peu ; député vers Arpos, Vénulus y courtimplorerl’appuidugrandDiomède,etluidénoncerlesTroyensfondantsurl’Italie:«Leurflottevientd’yjeterÉnée,vientd’yjeter sesdieuxvaincus.Lesdestins,à l’entendre, l’appellentàl’empire.Déjàvingtcitéss’intéressentaufilsdeDardanus;déjàle bruit de son nom remplit au loin l’Ausonie. Quels complotscouve son orgueil ? Que respectera, s’il triomphe, sonambitieuse audace ? Diomède en peut juger lui-même,mieuxqueleroidesRutules,mieuxqueleroidesLatins.»Ainsi le Latium s’émeut. Témoin de ces apprêts sinistres, le

noble enfant d’Assaracus rêve abîmé dans demortels ennuis.Son âme incertaine roule à la fois mille projets contraires,promènedel’unàl’autresavagueinquiétude,etflotteirrésoluesans pouvoir se fixer. Tels, en un vase d’airain, sur le miroird’uneeautremblante,sejouentlesrayonsdusoleiloulespâlesclartésde la lune : la lumière,au loin réfléchie,erreetvoltigedanstouslessens,touràtours’élèveets’abaisse,touràtourfrappeetlesplafondsetleslambris.Lanuitrégnait,ettoutcequirespiresurlaterre,auseinde

l’onde,auhautdesairs,goûtaitdansunsommeilprofondl’oublides travauxetdespeines.Assissur le rivage,seul,etn’ayantpour toit que la voûte des cieux, Énée lui-même, Énéequ’assiègenttantdesombres images, fermeenfin lapaupière,

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etcèdeensoupirantauxcharmesdurepos.Cependantledieude ces bords, le Tibre aux ondes fortunées, lève à travers lefeuillagedespeupliersvoisinssa têtemajestueuse,et,sous laformed’unvieillardvénérable,apparaîtensongeauhéros.Unlin diaphane l’entoure de ses plis azurés, et son humidechevelureestombragéed’unecouronnederoseaux.Ilparle;etsavoitconsolantecalmeainsidejustesalarmes.«Filsd’unedéesse!ôtoiquinousramènesIlionsortideses

ruines, et par qui Pergame ressuscite immortelle ! toiqu’attendaient Laurente et les champs de Saturne ! voici tademeure promise, voici la terre où se doivent fixer tes dieux.Remplis ta destinée. Que l’appareil menaçant de la guerren’étonnepointtongrandcœur:déjàleciels’apaise,sacolèreestprêteà s’éteindre.Unvain songe, crois-moi,n’abusepointtes esprits. Bientôt, sous les chênes de mes rives, tu verras,couchée sur la verdure et fièrede sa récenteportée, une laieblanche, pressant autour de ses mamelles trente nourrissonsaussiblancsqueleurmère.C’estlàcequ’estmarquéelaplacedesrempartsdeLavinie, làqu’unsortplusdouxteréserveunportsûraprèstantd’orages.Plusloin,fondésparIule,quandsixlustres seront accomplis, d’autres murs non moins fameuxdevrontleurgloireaunomd’Albe.Ceprésageestcertain.Maisquelle force, égaleaupéril, t’en fera triompher ?…Prêteuneoreilleattentive,etretiensmesderniersavis.Dansmesparageshabiteunpeupleissudel’Arcadie,etvaleureuxsangdePallas.Arrivésenceslieuxsouslaconduiteetlesdrapeauxd’Évandre,ilsybâtirentcePallantéesurlacimedesmontagnes,Pallantée,cedont lenom rappelle celui de leurantiquemonarque.Sanscesseunehainejalousearmecontreeuxlanationlatine.Ouvretescampsàleurscohortes,etqu’unpactecommunvousliguecontreuncommundanger.Moi-même,guidant tesnavires surmes eaux favorables, j’aiderai tes rameurs à remonter moncours.Lève-toi,filsdeVénus;etdèsquefuirontlesétoiles,paieàJunonletributcedetonculte,etpard’humblesprièresfléchissoncourrouxmenaçant.Vainqueur,unjourtum’adresserasdesvœux.JesuisleTibre,cefleuvebienfaiteurquetuvoisrouleràpleinsbordslestrésorsdesononde,etporterl’abondanceaux

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fertilescontréesqu’ilarrose;leTibreauxflotsd’azur,auxrivesaiméesdescieux.IciRome,citépompeuse,naîtrapourembellirmesplagesetcommanderaurmonde.»Àcesmots,ledieusereplongeaufonddesonliquidepalais;

la Nuit s’envole, et le héros s’éveille. Énée se lève ; il adorel’astre matinal qui déjà brille à l’orient ; puis, courbé vers lefleuve où ses mains se sont purifiées, il implore les divinitéstutélaires de ces lieux : « Nymphes, ô Nymphes de Laurente,dont le limpide cristal nourrit les lacs d’alentour ! toi surtout,dieuduTibre!etvous,ondessacréesdontleTibreestlepère!recevez le filsd’Anchise,etsauvez-nousenfindescoupsde laFortune.Quelsque soient les antreshumidesoù se cache tonberceau, quelle que soit la source ignorée d’où s’épand tanappe imposante ; oui, quand tu plains nos malheurs, Énéet’assureunéternelhommageetdesoffrandeséternelles,beaufleuve,augustesouveraindeseauxdel’Hespérie!ôseulementsois-nous propice ! et daigne, par un signe, confirmer tesoracles. » Il dit ; etparmi sesbirèmes, il choisit lesdeuxpluslégères, lesmunitd’ardentsmatelots,et leschargedesoldatsarmés.Tout à coup, ô surprise ! ô merveille ! sous les ombrages

écartés paraît la laiemystérieuse, étalant sa blancheur sur levertgazondurivage,etpressantautourd’ellesesnouveau-nés,d’uneégaleblancheur.C’estàtoi,puissanteJunon,àtoiquelepieux Énée la dévoue ; et sur le même autel, il t’immole ensacrificeetlamèreetlesnourrissons.Durantlanuitentière,leTibre a comprimé ses vagues ; et refoulant ses flots dont lemurmureexpire,ledieului-mêmeasuspenduleurcourse.Tellequ’unétangpaisibleouqu’untranquillemarais, l’ondeaplaniesembledormir,et l’agileavirons’ypromènesansefforts.Ainsiles Troyens poursuivent, sous d’heureux auspices, , leur routecommencée. L’onctueusecarène fendmollement leseaux : etles eaux et les bois admirent ces armures étrangères dontl’éclatdéfielesoleil,admirentetcespoupesflottantesetleursmâts ornés de peintures. Le jourmeurt, il renaît ; et, sous larame infatigable, le fleuve écume encore. On en remonte leslongsdétours;onvogueàl’ombredesberceauxdontsesrives

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sont couvertes ; et lanefaimeà sillonner, sur ce riantmiroir,l’image des forêts verdoyantes. Déjà, tout rayonnant deflammes, Phébus a fourni dans les airs lamoitié de son tour,lorsqu’apparaissentdansunobscurlointain,desmurs,unfort,.etquelquestoitsépars,quelamagnificenceromaineexhaussadepuis jusqu’aux cieux. C’était alors l’humble royaumed’Évandre.Àl’instantlesprouessedétournent,etglissentversleborddésiré.Ce jour même, aux portes de la ville, dans un bocage

religieux,leprinceArcadienrendaitauxImmortels,àtoisurtout,divin Hercule, des honneurs solennels. À ses côtés, son filsPallas, et la jeunesse de l’état, et son sénat champêtre,présentaient l’encens avec lui : le sang tiède encore desvictimesfumaitauxpiedsdesautels.Àpeineont-ilsaperçulesaltiers pavillons, et ces phalanges naviguant à travers l’épaisfeuillage, et ces doubles rangs de rameurs battant l’onde ensilence;unsubiteffrois’emparedesesprits; lafouleéperdueselève,etdésertelestablessacrées.Maisl’intrépidePallasleurdéfendd’interromprelafête;et,saisissantunjavelot,lui-mêmeilvoleaurivage;puis,deloinsuruntertre:«Guerriers,s’écrie-t-il, quel sujet vous force à tenter ces routes inconnues ? oùcourent vosnavires ?Quels cieux, quelles terres vousont vusnaître?Est-celapaixoulaguerrequevousnousapportez?»Alors,duhautdesapoupe,montrantl’olivierpacifiquedontil

balanceunrameau,lesageÉnéeparleencestermes:«VousvoyezlesenfantsdeTroie;cefern’enveutqu’auxLatinsdontl’orgueilbarbarenousrepousseetproscrit lemalheur.Évandreest notre espoir : allez, et portez-lui nos vœux. Dites-lui quel’élite des héros phrygiens a touché vos parages, et brûled’associer soncourageàvosarmes.»Àcegrandnom,Pallasétonnés’incline:«Ah!quiquevoussoyez,dit-il,descendez;nosportsvoussontouverts.Venezvous-mêmesentretenirmonpère;etpartagez,prèsdenosLares,nostoitshospitaliers.»Àces mots, il tend la main au fils d’Anchise, et, recevant lasienne, la presse avec respect. Le bois saint les accueilleensuite sous son antique ombrage, et le fleuve a fui derrièreeux.

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Bientôt Énée épanche ainsi son cœur dans le cœur dumonarque:«Ôleplusjuste,ôlemeilleurdesGrecs!laFortunem’ordonned’implorervotreappui ;etces rameauxsuppliants,et ledeuildecesbandelettes,vousdisentasseznosdouleurs.J’aivusanscrainte,dansÉvandre,undeschefsdelaGrèce,unrejetond’Arcas,unroiquelesliensdusangattachentauxdeuxAtrides.Mavertu,lesdivinsoracles,etnotrecommuneorigine,et votre renommée qui remplit l’univers, voilà les nœuds quinousengagentd’avance ;et j’obéis,quand jevouscherche,àmespenchants commeauxdestins.Dardanus, l’auteur demarace et le fondateur d’Ilion, Dardanus, au récit desGrecs, eutÉlectrepourmère.ÉlectredutlejouraupuissantAtlas,dontlesépaules soutiennent la voûte étoilée des cieux. Vous, prince,Mercurevousdonnalanaissance,Mercure,quelabelleMaïamitau monde sur le sommet glacé du Cyllène ; et Maïa, si latradition est fidèle, était fille dumême Atlas, de cet Atlas quisupporteetl’Olympeetlesastres.Ainsinosdeuxfamillessontdeuxbranchesfraternelles,sortiesdelamêmetige.Fondésurtantdetitres,jen’aichoisi,pourvoussonder,nila

voie des messages, ni les vains détours de la politique. Moi-même,oui,moi-même,aupérildematête,j’aipénétréjusqu’àvous, et, sans autre arme que la prière, j’ose affronter vosdemeures. Un peuple, fléau du vôtre, s’acharne aussi contremonpeuple : s’ilsnouschassent, les cruels,où s’arrêtera leurfurie ? Bientôt l’Hespérie toute entière aura ployé sous leurjoug,etladoublemerquilesbaigneleursoumettrasesondes.Qu’unsermentcommunnousunisse:j’aisousmesordresunejeunesse belliqueuse, j’ai des soldats sans peur et desphalangesinstruitesàlavictoire.»Ainsi parlait Énée. Cependant Évandre attentif se plaisait à

contemplerl’airnobleduhéros,sonregardimposant,etl’éclatet lesgrâcesde toute sapersonne. Enfin rompant le silence :«Qu’ilm’est doux, ô le plus vaillant des Troyens ! qu’ilm’estdoux de voir, de reconnaître le fils du grand Anchise ! Quej’aimeàretrouverenvouslestraitsdevotreillustrepère,lesondesavoixetsontouchantlangage!Jem’ensouviensencore;quand le fils de Laomédon, visitant les états de sa sœur

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Hésione, se rendit à Salamine, il honora de sa présence lesfroidescontréesdel’Arcadie.Alorsdanslafleurdubelâge,mesjouess’ombrageaientàpeinedeleurpremierduvet. J’admiraislesprincesdePergame,j’admiraisleurbrillantmonarque;maisdanssonportmajestueux,Anchiseleseffaçaittousetmarchaitsans égal. Mon jeune cœur, amoureux de la gloire, volait au-devantdufavoridesdieux;mamainbrûlaitdesejoindreàlasienne.J’approchai,pleind’espoir;etlehérosdaignamesuivredans lesmursdePhénée.Sesdonsmarquèrentnosadieux: ilm’offrit, enpartant,unprécieuxcarquoisdont la Lycie trempales flèches, une chlamyde, où l’or flexible s’entrelaçait à lapourpre,etdeuxfreinsd’or,quiparentmaintenantlescoursiersde mon fils. Déjà donc il est juré, ce pacte mutuel que nosinjurescommandent;etdemain,dèsquel’aubematinaleaurablanchi les airs, je vous renvoie contents de mes secours etsecondésdemapuissance.Aujourd’huitoutefois,puisquevousvenez commeamis, célébrezavecnous l’augusteanniversairequ’on ne peut différer sans crime ; et, partageant nos fêtes,accoutumez-vousdèsl’heuremêmeauxbanquetsd’unallié.»Il dit, et fait un signe : aussitôt lesmets et les coupes, un

momentdisparus,ontdenouveauchargélestables.Lui-même,il place les compagnons d’Énée sur des bancs de gazon,présenteàleurchefmagnanimeunsiéged’érable,oùs’étendladépouilled’un lionsauvage,et l’inviteàs’asseoir surce trônerustique. Alors, précédés du pontife, des jeunes gens choisiss’empressent de servir les chairs brûlantes des victimes, fontcirculerdansdescorbeilleslesprésentsdeCérès,etprodiguentàlarondeladouceliqueurdeBacchus.Devantlefilsd’Anchise,devant lesbravesd’Ilion, fume lapartdeshéros, ledosentierd’unbœuf,etsesentrailles,honneurdusacrifice.Lorsque,souriantauxconvives,l’abondanceachassélafaim,

levieuxmonarqueprendlaparole:«Cespompessolennelles,ce religieux festin, cet autel que l’encens parfume, nobleétranger, ce n’est point une vaine superstition, ce n’est pointl’oubli sacrilègedu cultedenospèresqui les établirentparminous. Sauvés de la mort par un dieu, nous révérons un dieulibérateur ; et chaque année se renouvellent nos hommages

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reconnaissants.Voyez-vousd’abord, sur ces rocs, ce roc suspendudans les

airs?Voyez-vouscesmassesauloingisantes,arrachéesdesesflancs, et cet antre désert qui fuit sous la montagne, et cesvastes ruines, amas de roches écroulées ? Là se creusait unecaverne, souterrain immense et sans fond, qu’habitait unmonstre à double forme, l’effroyable Cacus, et que n’éclairajamais un rayon du soleil. Sans cesse la terre y fumait d’unrécentcarnage ; sanscesse,auxporteshomicides,pendaient,hideux trophées, des têtes pâles et dégoutantes d’un sanglivide. Noir enfant de Vulcain, sa bouche en vomissait lesflammes:colosseénorme,ilmarchaitpareilauxCyclopes.Enfin brilla le jour, objet de tant de vœux, le jour de notre

délivrance :undieuparut.Levengeurde l’univers,Alcide, fierdesdépouillesdutripleGéryonexpirésoussescoups,traversaitvainqueur nos campagnes. Avec lui s’avançaient les richestroupeaux devenus sa conquête, et leurs nombreux essaimscouvraientlaplaineetlerivage.Cacuslesvoit:pousséparlesFuries,Cacus veut tenter tous les crimes, veut faire l’essai detouteslesperfidies;et,desgraspâturages,l’infâmedétourneàl’improviste quatre taureaux superbes, quatre génisses plusbellesencore.Maispourdéguiser leursvestiges, il s’attacheàleur queue, les traîne, en reculant, vers son réduit obscur, etdanssesrecoinslesplussombreslescacheàtouslesyeux.Oùchercher,oùsuivreleurstraces?rienn’accusel’antrecomplice.Cependantlefilsd’Alcmène,rassemblantdéjàsestroupeaux

rassasiés,songeaitàquitternospacages.Voilàqu’aumomentdudépartonentendlestaureauxmugir.Leboisentierrésonnede leursgémissements ;et lescoteauxqu’ilsabandonnent,serenvoient leursderniersadieux.Soudain répondàces longuesclameursunedesgénissescaptives:ellemugitàsontoursousces voûtes profondes ; et sa plainte, en vain prisonnière, atrompé l’espoir du brigand. Aussitôt, dans le cœur d’Alcide,s’allume un noir courroux ; Alcide saisit ses armes, saisit sanoueuse,sapesantemassue,etvole,pluspromptque l’éclair,au sommet du mont sourcilleux. Alors, pour la première fois,nous vîmes Cacus tremblant, et le trouble dans l’âme. Il fuit,

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pluslégerquelesvents,ets’élanceverssonindigneretraite:lapeurluidonnedesailes.Àpeineréfugiédanssonfort,ilromptles chaînes, ouvragedeVulcain, les tristes chaînesde fer, quitenaientsurleseuilunerocheénormesuspendue:elletombe,et,d’unrempartinexpugnable,fermel’immondeentrée.ToutàcouparriveenfureurlehérosdeTirynthe,cherchantpartoutunaccès, jetantçàet làde foudroyants regards,et frémissantderage.Trois fois, bouillantde colère, il tourne furieuxautourdel’Aventin : trois fois il tâche d’ébranler la porte inébranlable :troisfois,lasséd’unvaineffort,ilsereposedanslavallée.« Sur la croupe de la montagne s’élevait un pic solitaire,

foulantdesabaseélargie ledosde lacaverne,etdesacimeallongée frappant au loin la vue : sauvage asile des oiseauxsinistres.Inclinéeverslagauche,samassependantemenaçaitlerivage:Herculeappuiecontreladroitesesrobustesépaules,et, l’agitant d’une horrible secousse, l’arrache de ses vieuxfondements.Soudainprécipitée,elle rouleavec fracasAu longbruit de sa chute, les vastes cieux ont retenti ; la double rivetrembleets’affaisse,etlefleuvereculeépouvanté.Alorsparutàdécouvertl’antreimmensedutyran,etsoneffroyablepalais;alorss’ouvrirent,dans toutes leursprofondeurs, ses ténébreuxcachots.Tel,silaterre,paruncoupimprévu,sefendaitjusqu’enses abîmes, faisait voir aux vivants le séjour des enfers, etdévoilait à nos regards ce livide empire, abhorré des dieuxmêmes, l’œil plongerait avec effroi au fond du redoutablegouffre,etlesMânes,envoyantlejour,frémiraientéperdus.« Trahi par une clarté soudaine, et pris au piège dans son

repaire, Cacus, hors de lui-même, pousse d’affreuxrugissements. Et cependant, du haut du roc, Alcide l’accabled’unegrêledetraits;Alcide,audéfautd’autresarmes,lanceàlafois,pour l’écraser,etdestroncsgigantesques,etde lourdséclatsde rochers. L’impie,encedernierpéril, s’adresseà sondernier recours.À l’instant,ôprodige ! il exhaledesongosierbrillant des torrents de fumée, s’enveloppe, en son odieuxdédale, d’une nuit opaque, impénétrable à l’œil, et, dans cenouvelÉrèbe,mêleauxnoiresvapeursqu’ilamasse leséclairsde la flamme.Mais que n’ose un dieu courroucé ? D’un bond

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rapide,Hercules’élanceàtraverslesfeuxmenaçants,auxlieuxoùs’élèveondoyantunnuageplusépais,oùbouillonnentdanslavastecavernedeplussombrestourbillons.Là,malgrélevainincendie que le Titan nourrit dans l’ombre, Alcide le saisit,l’enlaceentresesbrasdenœudsindissolubles,et,vainqueurdumonstreétouffé, le jetteau loin sansvie, lesyeuxchassésdeleurorbite,etlagorgefumantedusangqu’elleavomi.Aussitôtcroulent enfoncées les portes de l’horrible demeure ; elles’ouvre;etlevoldesgénisses,ettouslescrimesduparjure,semanifestent à la lumière. On traîne par les pieds le cadavredifforme ; on contemple, dans une longue stupeur, ces yeuxfarouches,cefrontterrible,cesmembreshideux,quehérisseunpoilsauvage,etcettebouchebéantedontlevolcans’estéteintdanslamort.«De làcesdivinshonneurs,dontHerculeest l’objet ;de là

cespieuxtransportsdenospeuples,solennisantencorelejourde sa victoire. Potitius fut son premier pontife ; et la famillePinaria, dépositaire du nouveau culte, érigea dans ce bocagel’autel qui frappe vos regards, cet autel à jamais grand pournous,àjamaisgrandpournosneveux.Vousdoncaussi,jeunesguerriers,enmémoired’unpareilbienfait,couronnezvosfrontsdeguirlandes;vousaussi, lacoupeàlamain,saluantundieucommun,offrez-luilesflotsd’unvinpur.»Ildit :à l’instant le feuillageaiméd’Herculeombragedesa

double couleur les cheveux des convives, et s’y tresse enfestons de verdure. On saisit la coupe sacrée : tous à l’envi,dans une sainte ivresse, rougissent de libations la table dubanquet,etleursprièress’élèventensembleverslescieux.Cependant l’étoile du soir a lui vers l’occident. Déjà les

prêtres du dieu, conduits par Potitius même, arrivent dansl’ordre accoutumé, vêtus de peaux sauvages, et portant destorches ardentes. Le festin recommence : sur les tablesrenouvelées,Comusétaledenouveausesrianteslargesses;etlesbassinschargésd’offrandesvontcouvrirencorelesautels.Alors, parmi les chants d’allégresse, autour des brasiers où

fument les parfums, les Saliens s’approchent en cadence, latête ceinte de peuplier. Près du chœur des vieillards est le

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chœur des adolescents : ils célèbrent par des hymnes leslouangeset lestravauxd’Hercule;commentses jeunesmainsétouffèrent deux serpents, premiersmonstres que lui suscitaitsa marâtre ; comment tombèrent sous ses coups les citéspuissantes et d’Ilion et d’Œchalie ; comment, soumis au jougd’Eurysthéepar lahainede Junon, ilsortit,pleindegloire,desmille embûches du tyran. « Héros invincible ! c’est toi quitriomphasdePholusetd’Hylée,cesfiersCentaures,enfantsdesnues;c’esttoiquidomptasletaureaudelaCrète,etl’énormelion des repaires de Némée. Devant toi tremblèrent les noirsétangsduStyx;devanttoisetutlegardiendesenfers,couchédans son antre sanglant sur des ossements décharnés. Ni lesspectres du Tartare, ni l’épouvantable Typhée agitant sonimmensearmure,net’inspirèrentaucuneffroi.Tuvissanspâlir,danslesmaraisdeLerne,l’hydreauxcenttêtesdresserautourde toi cent gueulesmenaçantes. Salut, digne sang de Jupiter,nouvel ornement de l’Olympe ! Viens, propice à nos vœux,favoriserdetaprésencelafêtequenousteconsacrons.»Telsétaient leurscantiques.À toutescesmerveilles, ilsajoutentetla cavernedeCacus, etCacus lui-mêmeauxabois, vomissantles feux de l’Etna. Les forêts voisines résonnent d’un bruitharmonieux,etlescollinesleurrépondent.Cesdevoirsaccomplis,lafouleregagnesesremparts.Lebon

monarque la suivait appesanti par l’âge, s’appuyait dans samarche, sur son fils, sur Énée, et par d’aimables proposcharmait la longueur du chemin. Le prince troyen admire ceslieuxnouveauxpour lui :sonœilsatisfaits’ypromènesurdessites enchanteurs ; tout y plaît au héros ; et dans leursmonuments épars, il aime à chercher l’histoire des premiershabitants de ces contrées. Alors Évandre, le fondateur de lapuissance romaine : « Dans ces bois ont erré jadis, parmi lesFaunes et les Nymphes, enfants des mêmes bocages, desmortels agrestes, aussi durs que le tronc des chênes dont ilsétaient sortis. Sans police et sans arts, ils ne savaient niféconderlaglèbe,nirecueillirdansleprésent,niménagerpourl’avenir.Leglanddesforêts,lachairdeslionsetdesours,telleétait leur sauvage pâture. Enfin Saturne vint des demeures

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célestes,Saturne,déshéritéparJupiterdutrônedel’Olympe,etfuyant les foudres d’un fils. Il rassembla ces hordes indociles,éparsesausommetdesmontagnes, leurdonnadesloisetdesmœurs, et se plut à nommer Latium la plage hospitalièredevenuesonrefuge.Cefut,dit-on,àceroipaternelqu’ondutlerègnedel’âged’or;tantlespeuplesvivaientheureuxsoussonpaisible empire. Mais aux jours d’innocence succédèrent, pardegrés,desjoursmoinspurs,unsièclemoinsbrillant,etlaragede la guerre, et la soif des richesses. Bientôt parurent lesbandesausonienneset les fiersSicaniens : la terredeSaturnechangeavingt foisdenom.Des chefsétrangers l’asservirent :elle subit le joug de Thybris, tyran farouche, indomptablegéant ; et c’est de lui que ce fleuve dominateur de l’Italie futappelé le Tibre, et perdit ainsi sonantiquenomd’Albula. Pourmoi,chassédemapatrie,etcherchantdesmerséloignées, lafortunetoute-puissanteetl’irrésistibledestinm’ontpousséverscesbords.Icim’ontfixélesordresadorablesdelaNymphedontjetienslejour;icim’enchaînentlesoraclesd’Apollon.»Ildit;et,s’avançanttoujours,ilmontreauhérosetl’autelde

Carmente, et la porte que Rome appela depuis Carmentale ;pieux hommage rendu jadis à la mère d’Évandre, à cetteNympheinspirée,quiprophétisalapremièreleshautsfaitsdesneveuxd’AnchiseetlasplendeurfuturedesrempartsdePallas.Ensuite il arrête Énée devant ce bois immense où le grandRomulus ouvrit un asile : au pied du roc voisin est le froidLupercal, fameux par le culte de Pan, et cher au dieu del’Arcadie. Ailleurs se présente le bosquet sacré d’Argilète :Évandre en atteste les religieux abris, et raconte la morttragique de l’infidèle Argus. Enfin ils découvrent la rocheTarpéienne, et ce Capitole brillant d’or aujourd’hui,mais alorshérissé de buissons incultes.Déjà la sainte horreur du lieu enécartait les timides colons ; déjà sa forêt, sa montagne, lesfrappaient de terreur. Ce bois sombre, dit le monarque, cescimescouronnéesdemystérieuxombrages,onnesaitqueldieuleshabite,maisundieus’ycomplaît. Làcent foisnosbergerstremblantsontcruvoirJupiterlui-même,secouantsaformidableégide, et rassemblant les orages. Non loin, cesmurs en ruine

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qui frappent vos regards, ce sont les restes de deux cités,monuments des anciens rois. Le vieux Janus éleva l’une,Saturneabâtil’autre:icifutJanicule,etlàfutSaturnie.»Durantcesdiversentretiens,ilsapprochaientdel’humbletoit

du fils d’Arcas ; et sur leur route, des troupeaux éparsmugissaient, où tonne dans le Forum la voix des maîtres dumonde,oùbrilledanssapompe lamagnificencedesCarènes.Onarriveaumodesteséjour:«Voici leseuil,ditÉvandre,quefranchit le magnanime Alcide ; voici le palais qui le reçutvainqueur. Osez, prince, mépriser un vain faste ; et, nobleémule d’un dieu, daignez, comme lui, vous asseoir sous lechaumedel’indigence.»Àcesmots,il introduitlegrandÉnéedans l’étroite demeure, et l’invite à se reposer sur un lit defeuillage,couvertdeladépouilled’uneoursedeLibye.La nuit tombe, et de ses ailes ténébreuses enveloppe

l’univers. Cependant Vénus, dont le cœurmaternel frémit auxmoindresalarmes,Vénusn’apuvoirsanseffroilesoulèvementde l’Hespérie et ses apprêts tumultueux. Elle s’adresse àVulcain,et,surlacouched’orquilesreçoitensemble,luidit,decette voix dont le charme irrésistible réveille la tendresse dudieu son époux : « Tandis que les rois de la Grèce désolaientIlion, leur proie, et saccageaient ses tours dévouées aux feuxennemis, je n’implorai pour une ville malheureuse ni lesmerveillesdevotreart,nicestraitsredoutablesqueforgentvosmainsimmortelles. J’auraiscraint,cherépoux,d’imposeràvosveillesun labeur inutile.Etpourtant,quenedevais-jepasauxenfants de Priam ! que de pleurs me coûtait souvent le sortcruel d’Énée ! Maintenant, conduit par Jupiter, il a touché leschampsRutules.Jeviensdonc,enfinsuppliante,jeviens,ôdieuque je révère, vous demander des armes : c’est une mère,hélas ! qui les demande pour un fils. Près de vous la fille deNérée, près de vous l’épouse de Tithon, n’essayèrent pas envainleurslarmes.Voyezquellesliguesnousmenacent;quellescités, quels peuples, à l’ombre de leurs murailles, aiguisentleursdardscontremoi,etconspirentlapertedesmiens.»Elle dit ; et, pendant qu’il balance,Vénus, ouvrant ses bras

d’albâtre,ypressemollementsonépoux.AussitôtVulcainsent

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renaîtresaflammeaccoutumée:uneardeurconnueserallumeensesveines,etdanssessensémuscourtlefeududésir.Tel,quand la foudre étincelante fend les airs embrasés, l’éclairbrille,etfuitàtraverslesnuagesensillondelumière.L’aimableCythérée s’applaudit du succès de sa ruse et du triomphe deses charmes. Alors le dieu qu’enchaîne un éternel amour :« Pourquoi ces longs détours, déesse ? Vénus ne se fie-t-elleplusenVulcain?Sivouseussiezautrefoisformélemêmedésir,dès lors ilm’eûtété faciled’armer lesenfantsdeTeucer.Ni lemaîtredesdieux,nilesdestinseux-mêmesn’eussentempêchéTroie de rester debout plus longtemps ; et Priam, dix annéesencore, pouvait régner sur l’Asie. Mais puisque enfin vousméditez la guerre, puisqu’il vous plaît de tenter les combats ;tout ce que peut mon art enfanter de miracles, tout ce quepeuvent formerd’armeset le fer, et l’airain,et lesplus richesmétaux,toutcequ’ontdepuissanceetlaflammeetlesvents,jeleprometsàvosdouleurs.Cessezd’inutilesprières,etdoutezmoinsdevotreempire. »Enachevant cesmots, il prodigueàson épouse les baisers qu’elle attend, puis, sur le sein del’Immortelle,s’abandonneauxdouceursd’unpaisiblerepos.ÀpeinePhébé,dans lescieux,avait fourni lamoitiédeson

tour;àpeinecommençaientàsedissiperlespremièresvapeursdu sommeil. C’était l’heure où, devançant l’aube, l’activeménagère,quin’apoursoutenir saviequesonaiguilleet sesfuseaux, ranime en son foyer la flamme assoupie sous lacendre,jointlejouràlanuit,etpresse,àlalueurd’unelampe,lalonguetâchedesesfileuses.Heureusedepouvoir,àceprix,conserver chaste le lit de sonépoux, et suffire à sanaissantefamille !Teletnonmoinsdiligent ledieudu feuse lèveavantl’aurore, et de sa couche voluptueuse vole à ses brûlantsarsenaux.Non loin des rives Sicaniennes, et près desbords où Lipare

commandeàl’Éolie,s’élèveuneîle,dontlesrochersfumantsseperdentdanslanue.SousleursvoûtesminéesparlesfeuxdesCyclopes,d’immensescavernesetdesantressansfondtonnentsanscesseà l’instarde l’Etna;sanscesse,auxcoupspesantsdes marteaux, on entend gémir les enclumes ; le fer ardent

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étincellesousleferquiledompte,etlaflammerugitenfureurdans ses brasiers. Demeure de Vulcain, cette île s’honore dunom de Vulcanie…. C’est là que l’immortel forgeron descenddeshauteursdel’Olympe.AlorsbattaientleferdansleurantreleslaborieuxCyclopes,Brontès,Stérope,etPyracmonauxbrasnus. Entre leurs mains était un foudre ébauché, un de cesfoudresqueJupiterencourrouxlancedescieuxsurlaterre.Unepartest finie, l’autre imparfaiteencore. Ilsvenaientd’y fondretrois rayons d’une grêle épaisse, trois d’une pluie orageuse,troisd’uneflammeéblouissante,ettroisd’unventimpétueux:maintenant ilsmêlaientà l’œuvreterrible les livideséclairs,etle bruit, et la peur, et les carreaux inévitables de la colèrecéleste. Non loin se façonnaient pour Mars et ce char et cesroues rapides, dont le fracas réveille les guerriers, épouvanteles cités éperdues. Ailleurs, c’était l’horrible égide, armure dePallas irritée :unart industrieuxenpolissait lesmaillesd’or,ygravait,enaffreuxreplis,lesserpentsdeMéduse;etsurleseinde ladéesse, la têtesanglantede laGorgonemenaçaitmêmedanslamort.« Arrêtez, enfants de l’Etna ; laissez là, dit Vulcain, vos

travauxcommencés:untravailplusgrandvousappelle.Ils’agitd’armerunhéros :c’est icique j’attends toute la forcedevosbras,toutel’adressedevosmains,toutelapuissancedevotreart.Allons,Cyclopes !hâtez-vous.» Ilparle,onobéit ;chacunvole à l’ouvrage, chacun veut sa part du labeur. Déjà l’airain,déjà l’or, coulent en longs ruisseaux ; et l’homicide acierbouillonnedans lavaste fournaise.Sous leursmainss’arronditunimmensebouclier,faitpourrésisterseulàtouslestraitsdesLatins : sept fois le bronze sur le bronze en condense l’orbeimpénétrable. Les uns, dans d’énormes soufflets, pompent àgrandbruitlesvents,,etlesrefoulentàgrandbruit:d’autres,au sein des flots, trempent le fer frémissant. La caverneébranlée mugit sous les enclumes. Avec effort tour à toursoulevés, les lourdsmarteauxretombentencadence;et,sousleurs coups, la tenaille mordante tourne et retourne le métalembrasé.TandisqueledieudeLemnospresse,auxbordsÉoliens,ses

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ardents forgerons, Évandre, en son humble demeure, s’éveilleaux feux naissants du jour, au chant matinal des oiseauxhabituéssoussonchaume.Lebonvieillardselève:ilrevêtsatunique légère ; à ses pieds s’enlacent les liens d’or dubrodequin étrusque ; ses flancs ceignent le glaive qu’il portadansTégée,etsursesépaulesflotteenécharpelapeaud’unepanthère.Deuxchiens,sagardefidèle,sortentavecluidesonmodeste palais, et marchent à côté de leur maître. Tels’avançait lemonarquevers laretraitehospitalièreoùreposaitÉnée; ils’avançait,repassantdanssoncœurlesentretiensdela veille et ses récentes promesses.Nonmoins diligent, le filsd’Anchise, à la même heure, venait au-devant du vieux roi.Pallas accompagnait Évandre, Achate accompagnait Énée. Ilss’abordent, leurs mains s’unissent ; et sous le toit qui lesrassemble au milieu du palais, ils reprennent en liberté leursnoblesconférences.Ainsicommencelefilsd’Arcas:« Magnanime chef des Troyens ! non, puisque vous vivez,

Pergame n’est pas vaincue, et sa gloire doit renaître. Faibleappui de tant de grandeur, nos forces n’égalent pas vosbesoins. D’une part, le fleuve toscan resserre nos états ; del’autre,leRutulenouspresse,ettonneautourdenosmurailles.Mais je puis vous associer des nations formidables, et grossirvotre armée de leurs nombreuses phalanges. Un hasardinespérévousmontreleportdusalut:vousarrivezconduitparles destins propices. Non loin s’élèvent, au penchant descollines, les antiques remparts d’Agylla, fondée jadis par unetribuguerrière,qui,deschampsdeLydie,vint s’établir sur lesmontsétruriens.Longtempsheureuseetflorissante,Agyllasubitdanslasuitelejougsuperbed’untyran:Mézencel’accabladeson sceptre de fer. Vous peindrai-je les jeux sanglants de cebarbare ? vous dirai-je ses affreux forfaits ? Dieux ! qu’ilsretombent sur sa tête et sur sa race infâme ! Lemonstre ! ilaccouplait à des cadavres des malheureux pleins de vie, lesmainsappliquéessurlesmains,labouchecolléesurlabouche:tourmentdignedesenfers!etsurceslitsfétides,dansceceshorribles embrassements, il aimait à voir ses victimes expirerd’unlongtrépas.Lasenfindetantdefureurs,lepeupleindigné

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courtauxarmes;onassiège l’impiedansses forts,onégorgesesgardes,onfaitvoler la flammejusqu’aufaîtedesestours.Le cruel, échappé au carnage, s’est réfugié sur les terres desRutules ; et Turnus, qui l’accueille, jure encore de le venger.L’Étruriedonc,ensonjustecourroux,s’estlevéetouteentière;et ses légions, le glaive en main, demandent le sang del’oppresseur.«Voilà, prince, lesmilliers de soldats que je veux joindre à

vos drapeaux. Déjà frémissent d’impatience les poupesrassemblées au rivage ; déjà les braves ont dit, Partons ! Unsage aruspice les arrête, et sa voix inspirée leur crie : Nobleélite des Méoniens, fiers émules des anciens héros, vous queprécipiteauxcombatsunjusteressentiment,vousqueMézenceenflammed’unecolèreméritée!lecieldéfendqu’unAusoniencommande un peuple si puissant : choisissez des chefsétrangers. » Captive ainsi près du bord, leur valeur n’ose lefranchir contre l’avis des dieux. Tarchon lui-même, par sesambassadeurs,m’afaitoffrirlesceptreetlacouronne;ilamisàmespiedslesornementsdesrois;ilm’appelleensescamps,etm’inviteàm’asseoirsur le trônedeTyrrhène.Mais refroidiepar les glaces de l’âge, accablée du poids des hivers, mavieillesse renonce à l’empire, etmon bras engourdi refuse deservirmoncourage.Cebrillantdiadème,monfilsl’eûtacceptépeut-être, si le sang des Sabins que lui transmit sa mère nel’unissaitàl’Italie.Vous,dontlesortfavoriseetlajeunesseetlanaissance, vous que proclament les oracles,marchez, élu desdieux ! menez ensemble à la victoire Pergame et l’Ausonie.C’est peu : ce fils, l’espoir et la consolation d’Évandre, Pallas,voussuivra.Que,sousunsigrandmaître,ils’accoutumeaudurmétierdesarmes,auxrudestravauxdeMars;qu’ilcontemple,dès ses jeunes années, vos glorieux exploits, et qu’en lesadmirant,ils’instruiseàvousimiter.Jemettraisoussesordresdeux cents cavaliers arcadiens, la fleur de nosmilices : deuxcents autres, non moins vaillante escorte, vous seront offertsparlui-même.»Tels étaient ses discours. Cependant, l’œil pensif et le front

baissé, le fils d’Anchise et son fidèle Achate gardaient

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tristementlesilence,etpesaientdansleuramersoucitouslespérils de l’avenir. Mais, au signal de Cythérée, l’Olympe s’estouvert tout à coup. De longs éclairs ont sillonné les nues : lafoudre éclate, la terre au loin s’ébranle, et le bruit du claironétrusqueamugidans lesairs.On regarde : trois fois la voûteéthérée retentit d’un nouveau fracas : on voit sur l’or d’unnuage, dans la régiond’un ciel serein, des armes resplendir àtravers le céleste azur, et gronder dans leur choc à l’égal dutonnerre. Plus d’un cœur eût frémi de crainte :mais le hérostroyen reconnaît, aux sons qu’il devine, les promesses del’Immortelle dont il reçut le jour. Alors il s’écrie : « Non, non,généreuxÉvandre,necherchezpointdansdevainesalarmescequ’annonce un tel prodige ; c’est à moi que les dieuxs’adressent.Cesignefortuné,laDéessemamèrel’avaitprédità mon amour, si la guerre s’allumait. Vulcain a forgé cettearmure;etVénus,duhautdescieux,l’apporteàsonfilspoursadéfense. Ah ! malheureuse Laurente ! quel épouvantablecarnagemenacetesenfants!Quetumepaierascher,Turnus,tafolleaudace!Quelvasteamasdeboucliers,decasques,decorpssanglants,turoulerasdanstesflots,dieuduTibre!Qu’ilsseliguentmaintenant!qu’ilsrompentlestraités!»Àcesmots,Énéese lèvedusiègequ’iloccupait.D’abord, il

réveillelesfeuxassoupissurl’auteldomestique,etseprosterneavec joie devant les Lares hospitaliers, devant les modestesPénates qui l’accueillirent la veille. Son glaive religieux leurimmole deux brebis sans taches ; Évandre y joint ses dons,Achateyjointsesoffrandes.Ensuitelehérosvoleàsesgalères,et revoit ses guerriers. Dans leur nombre, il choisit les plusintrépides,ceuxquidoiventlesuivreaumilieudeshasards.Lesautres s’abandonnent sur l’onde à sa pente insensible, etdescendentmollement le fleuvedont lecours lesseconde : ilsvont apprendre au jeune Iule et le succès d’un père et sanouvellealliance.Bientôtsontprêts lescoursiersquiporterontaux champsétrusques l’élite de Pergame. Leplus fier bondirasous Énée. La dépouille d’un lion superbe couvre tout entierl’animal belliqueux, et sur ses larges flancs brille arméed’onglesd’or.

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. Tout à coup le bruit a couru dans l’humble Pallantée qu’àl’instantpartlerapideescadrondirigésurlesmurstoscans.Lesmères tremblantes redoublent leurs vœux : l’approche dudangeraugmenteleureffroi;etdéjàledémondumeurtreleurapparaît sous sa plus noire image. Aumoment de quitter sonfils,Évandreému leserre longtempscontresoncœur, l’arrosed’untorrentdelarmes,etditengémissant:Oh!siJupitermerendaitmespremières années ! si j’étais encore à cet âgeoùPréneste,aupieddeses tours,mevitcoucherdans lapoudresesplusorgueilleuxdéfenseurs,etlivrerauxflammes,aprèslavictoire, les monceaux de leurs boucliers ! Mon bras alorsprécipita leur roi, le farouche Hérilus, dans les abîmes duTartare. Trois âmes, affreux prodige ! trois âmes, donmerveilleuxdeFéronie,samère, faisaientmouvoircethorriblecolosse:unetriplearmureleprotégeaitdanslesbatailles:unetriplemortenpouvaitseuletrancherlavie.Etcependantcettemain, par trois fois triomphante, ravit au monstre étouffé satripleâmeetsestroisarmures.Non,siletempsjalouxnem’eûtenlevé ma vigueur, je ne me verrais point, hélas ! arrachémaintenantàtesdoucescaresses,ômonfils!etjamais,odieuxvoisin, Mézence, insultant à mes cheveux blanchis, n’eûtpromené sur tant de têtes le glaive du trépas, n’eût renduveuvedetantdecitoyenssavilleinfortunée.Ôvous,dieuxquej’implore!ettoi,puissantmaîtredesdieux,ôJupiter!ayez,degrâce,ayezpitiéd’unmonarqueetd’unpère;écoutezsavoixsuppliante.Si vosarrêts, si lesdestinsconserventPallasàmatendresse ; si je dois vivre pour le revoir, pour l’embrasserencore ; daignezprolongermes jours, j’accepteà ceprix touslesmaux.Mais si ta rigueur,ôFortune ! lemenaced’uncoupfuneste ; ah !plutôt, rompsà l’instant la tramedemacruelleexistence, tandis qu’au moins le doute balance mes terreurs,que l’avenir incertainme laisse un rayon d’espérance, que jepuis, ômonbien-aimé, toi le seul charmedemavieillesse, tepresserencoresurmonsein!Oui,quecentfoisj’expire,avantqu’undouloureuxmessagevienneblessermonoreille!»Ainsicepèredésoléexhalait sesderniersadieux ;et sesgardesenpleurslereportaient,faibleetmourant,aufonddesonpalais.

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Enfinlatroupevaleureuses’estélancéedesportes.Àlatêtemarchentleprinced’IlionetlefidèleAchate:ensuiteparaissentlesautreschefsde la jeunesse troyenne.Lui-même,aucentredes phalanges, Pallas éblouit les regards et par l’éclat de saparure,etparlapompedesesarmes.Tellerayonne,aumatin,l’étoile chère à Vénus, lorsque, humide encore des eaux del’Océan, elle se lève dans les cieux couronnée de lumière, etdissipe,àsesfeuxsacrés,lesténèbresdelanuit.Deboutsurlesremparts, lesmèrestroubléessoupirent,etsuiventau loindesyeuxlenuagedepoussière,quirouleétincelantdel’airaindesguerriers. Ils volent, abrégeant la route, à travers les taillisépais,àtraverslesétroitssentiers.Arrivésdanslaplaine,uncripart, les coursiers s’alignent ; et leurs fers, qui résonnent àgrandbruit,battentencadenceleschampspoudreux.Aux bords que le Cérite baigne de ses flots, toujours frais,

s’étendunbois immense, religieuseenceinte, vénéréedès lespremiersâges.Alentoursereplieunelonguechaînedecollines,dont les noirs sapins le couronnent en vaste amphithéâtre.AdorateursdeSilvain,jadislesvieuxPélasges,sil’onencroitlarenommée,consacrèrentcesombragesaudieudeschampsetdestroupeaux;etsafête,aprèstantdesiècles,raconteencoreau Latium la venue d’un peuple étranger. Non loin du fleuve,TarchonetsesvaillantsÉtrusquesavaientretranché leurcampsousleshauteursvoisines;et,dusommetdelamontagne,l’œilpouvait déjà découvrir leur armée toute entière, et sesnombreux pavillons couvrant la face des campagnes. C’est làque s’arrête le fils d’Anchise et sa bouillante cohorte, là querespirentenfinetlescoursiersetlessoldats.Cependant labrillantedéessedePaphos,Vénus, s’avançait,

portant surunnuageéclatant lesprésentsdestinésà son fils.Deloin,elleaperçoitÉnée,quiseul,audétourduvallon,goûtaitsous un saule écarté la fraîcheur du rivage. Alors elle semanifeste à ses yeux, et d’une voix pleine de douceur : Lesvoilà,cesdonspromis,ouvragedemonépoux,etchef-d’œuvred’un art divin. Cours maintenant, mon fils, cours défier sanscrainteet l’altierLaurentinet l’audacieuxTurnus.»Vénusdit ;ses lèvresde roseeffleurentmollement lehéros,etdevant lui

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samaindéposeaupiedd’unchêneleradieuxtrophée.Fierdesprésentsdel’Immortelle,etcomblédesfaveursdes

dieux, Énée tressaille d’une noble joie. Ses regards enchantésparcourentdanstouslessensl’armuremerveilleuse.Iladmire,iltouche, il essaie et ce casque au panache terrible, au cimiervomissant la flamme, et cette épée qui porte le destin descombats,etcetteépaissecuirasse, impénétrableairain,masseénorme, sanglante, pareille à la nue orageuse qui s’embrasetout à coupaux rayonsdu soleil, et renvoie au loin sonéclat.Vingt fois il prend, laisse et reprend vingt fois ces brillantscuissards, où l’argent se mêle à l’or pur, et balance d’un airmartialtantôtlaredoutablelance,tantôtlebouclierd’ineffablestructure.Surl’orbeimmenseVulcainavaittracél’histoiredel’Italieet

les triomphesdesRomains ;Vulcain,pourqui lesortn’apointd’arrêtscachés,pourquil’avenirestprésent.Làfiguraienttousces héros, future postérité d’Ascagne, et ces bataillesmémorablesquileurdevaientunjourasservirl’univers.D’abords’offrait l’antre deMars. Au fond, couchée sur la verdure, unelouveallaitaitdeuxenfantsjumeaux.Pendusàsesmamelles,ilss’y jouaient en souriant, et suçaient sans effroi leur sauvagenourrice. Inclinant vers eux sa têtematernelle, elle les flattaittouràtour,etdesalanguecaressantefaçonnaitleursmembresinformes. Non loin, c’était Rome naissante ; c’étaient lesSabines, enlevées (insigne audace !) au milieu d’un peuplenombreux, au sein même du Cirque en ses jeux solennels.Soudain éclatait la guerre entre les tribus de Romulus et lesaustèresSabins, conduits par le vieuxTatius. À côté, les deuxroisont cessédecombattre : armésencore,etdeboutdevantlesautels,ilsattestent,lacoupeenmain,JupiterStateur;etlesang d’une laie cimentait leur nouvelle alliance. Ailleurs, dansleur essor contraire, deux quadriges aux coursiers fougueuxs’arrachaient,vifencore,Métusenlambeaux.LâcheAlbain,quenegardais-tutesserments!Tullus,àtravers laforêtprofonde,traînaitlesentraillesduparjure;etlesronces,.auloinrougies,dégouttaient d’une rosée sanglante. Près de là, ramenantTarquin, Porsenna commandait à Rome d’accepter les fers du

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tyran. Mais quand les bandes conjurées insultaient déjà sesmurailles, Rome entière, courant aux armes, jurait de resterlibre. On voyait le monarque étrusque, l’air indigné, l’œilmenaçant, frémirà l’aspectdeCoclèsosantrompre lepontduTibre,àl’aspectdeClélieosantbriserseschaînesetfranchirlefleuve à la nage. Vers le bord supérieur dominait Manlius :gardien de la roche Tarpéienne, il veillait sur le temple, etcouvraitl’altierCapitole.D’uneparts’élevait,encorehérissédesonchaume,l’humblepalaisdeRomulus.Del’autre,voltigeantsous l’ordesportiques,uneoieauplumageargenté trahissaitpar ses cris l’approche furtive des Gaulois. Les Barbares seglissaient dans l’ombre, à travers les buissons ; et déjà leurtroupe impie escaladait l’auguste enceinte, à la faveur desténèbres dont l’épaisse nuit enveloppait les airs. On lesdistingue à l’or de leur chevelure, à l’or de leur barbeondoyante ; leurssaiesbrillantessont rayéesd’or,descolliersd’or s’enlacent à l’ivoire de leur cou. Dans leur main luisentdeux javelots des Alpes, et de longs boucliers protègent toutleurcorps.Au-dessous, leburin célesteavaitgravé lesSalienset leurs

danses,lesLuperquessansvoilesetleurscoursesvagabondes,et lesFlaminesdécorésde leurhouppede laine,et lesancilestombésdescieux.Aumilieudecesfêtes,noschastesmatrones,promenant par la ville les images des dieux, s’avançaientlentementsurdescharssuspendus.Plusbas,Vulcain,dansunlointainimmense,creusalesabîmesduTartare,profondmanoirde Pluton. Vous étiez là, pervers, portant la peine de voscrimes:ont’yvoyait,Catilina,clouésurtarochependante,ettremblantdevantlesFuries.Àl’écart,l’Elysées’ouvraitpourlesjustes, et Caton leur donnait des lois. Parmi tant de vivantstableaux, l’œil admirait surtout l’image d’une mer agitée,roulant sur un vaste fond d’or ses vagues blanchies d’écume.Alentour, des dauphins d’argent pur se jouaient en cerclefolâtre, battaient l’onde de leur queue, et fendaient les flotsbouillonnants.Aucentre,lechocdesprouesd’airainpeignaitlesconflitsd’Actium :Leucate,àces luttes formidables,paraissaittout en feu ; et lesplainesd’Amphitrite réfléchissaient au loin

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l’éclatdesarmesd’or.D’un côté, c’est Auguste entraînant l’Italie aux combats ;

Auguste, qu’accompagnent le sénat et le peuple, les dieuxdeRomeetlesdieuxdel’Olympe.Ilrayonne,deboutsursapoupeélevée:soncasqueestceintd’unebrillanteauréole,et l’astrepaternelresplenditsursatête.Àl’autreaile,secondéducieletdesvents,Agrippas’avance,terrible,et,delavoix,animantsescohortes. Noble trophée de sa valeur, la couronne rostraleétincellesursonfrontglorieux.Vis-à-vis,c’estAntoinesoutenude ses légions barbares, foule innombrable et bigarréed’armuresdifférentes.Vainqueurdescontréesdel’Auroreetdesrivagesde lamerRouge, ilmèneavec lui lesnoirsenfantsduNil,etlesforcesdel’Orient,etleshordesseméessurlesbordslointains de l’Oxus. Ô crime ! ô honte ! à sa suite vogue uneépouseégyptienne.Touts’élanceàlafois;etsousletranchantdesrames,sous

la triple dent des éperons, s’enfle, bondit, retombe un océand’écume. Le bord a fui, la charge sonne : on croit voir, sur legouffre humide, se heurter les Cyclades arrachées de leursfondements, ou les monts gigantesques courir contre lesmonts ; avec tant de fracas s’abordent les énormes galères,montées de tours et de soldats. De toutes parts volent et laflamme dévorante, et les traits, et le fer ailé : les champs deNeptune rougissentd’uncarnage inconnu.Cependant la reine,sur ses brillants navires, anime, aux sons d’un sistre d’or, sestroupesbasanées….Malheureuse ! ellen’aperçoitpasderrièreelledeuxserpentsquil’attendent.Centdivinitésmonstrueuses,àleurtêtel’aboyantAnubis,osentdéfierVénus,etMinerve,etNeptune : déjà se lève leur dard impie. Mars, hérissé de fer,rugit au sein de la mêlée. Les cruelles Euménides planentautour de lui, secouant leurs vipères. Hideuse, et sa robe enlambeaux, laDiscordeinsenséecourtentriomphederangsenrangs;etBellonelasuit,arméed’unfouetensanglanté.Maisledieuqu’adoreActium,Apollon,regardaitcescombats.

Iltendsonarcduhautdesairs;etsoudainfrappéesdeterreur,ontàlafoistournéledoslesbandesconfusesdel’Égypteetdel’Arabie, des champs de l’Inde et de Saba. On voyait la reine

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elle-même,implorantleszéphyrs,livrertoutessesvoilesàleursouffle,etdéployer tous lescordages.Ledivin forgeron l’avaitreprésentée, fuyantàtraversmillemorts, le frontdéjàcouvertdespâleursdutrépas,etpousséeverslebordparl’ondeetlesvents conjurés.Devant elle, colosse immense, leNil en pleursétendsesvastesbras,et,déroulantsarobehumide,ouvre,pourcacherlesvaincus,sonseind’azuretsesgrottesprofondes.EnfinCésar,troisfoisportédansRomesurunchartriomphal,

payaitauxdieuxdel’Italieletributdesagloire,etleurdressaitdans la ville éternelle trois cents templesmajestueux. Partoutlesparvisretentissentdubruitdesfêtes,deséclatsdelajoie,etdesapplaudissementsprodiguésauvainqueur.Chaque templea ses hymnes et ses danses, chaque autel ses fleurs, sonencens ; et lepavédes sanctuaires fumeau loindu sangdesgénisses. Lui-même, assis sous les portiques éblouissants dudieudujour,ilreçoitlesoffrandesdespeuples,etsuspendleurscouronnes à ces voûtes pompeuses. Devant lui s’avance lalongue file des nations vaincues : ainsi que de langage, ellesdiffèrentd’habitsetd’armures.Làrespirentsurl’airain,prèsduNomade errant, l’Africain vêtu de sa robe flottante ; près del’impétueux Lélège, le Care farouche, et le Gélon aux flèchesinévitables. L’Euphrate, ici moins fier, semble rouler plusmollementsesondes.Àcôtévainements’indignentetleMorintraînécaptifdesboutsdel’univers,etleRhinauxdeuxbouchesgrondantes, et l’Hyrcanien jusqu’alors invincible, et l’Araxemugissantsousunpontquil’outrage.Tellesétaient,surledivinbouclier,présentdeVénusmême,

les merveilles qui charmaient Énée. Sans connaître tant dehauts faits, ilenaimedéjà l’image,etchargeavecorgueil sursesépauleslesortdesesneveuxetleurgloireàvenir.

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Livreneuvième

TANDIS que ces soins guerriers occupent loin du Tibre lehéros troyen, la filledeSaturne,duhautdessphèresétoilées,envoie Iris vers l’audacieux Turnus. Assis alors dans un vallonsolitaire,souslesombragesconsacrésàl’auteurdesarace,audivin Pilumnus, Turnus y reposait sa fougue. La brillantemessagèrel’aborde,etdeseslèvresderose,«Turnus,dit-elle,cequen’eûtosépromettreàtesvœuxaucundesImmortels,lafortuneaujourd’hui vient te l’offrir d’elle-même.Énée,quittantsanouvelleTroie,délaisseetsonpeupleetsaflotte,pouraller,aumontdePallas,mendierlessecoursd’Évandre.Quedis-je?ilcourt, jusqu’auxplagesreculéesoùrégnaCorythus,armerunepoignéed’Étrusques, unvil ramasdepâtres.Qui t’arrête ? oùsont tescoursiers?oùsont teschars? Ilenest temps :pars,vole,etporte l’effroidanssescamps.»Àcesmots,déployantsesailes,Irisremonteversl’Olympe,ettrace,enfuyantsouslanue,unarcimmensedelumière.Le guerrier l’a reconnue. Les bras tendus vers elle, et la

suivantdesyeuxsouslavoûteazurée,ils’écrie:«Honneurdufirmament, Iris!queldieu,pourmoi,t’envoyadescieuxsur laterre?d’oùjaillissentcesclartéssoudaines?Jevoiss’ouvrirlesimmortelles demeures, je vois errer les astres au sein del’empyrée. Salut, présage de victoire ! quelle que ce soit tasourceineffable,tum’appellesauxarmes,et j’ycours.»Ildit,etmarche au rivage. Là sesmains, dans une eau limpide, sepurifientdeleurssouillures;etsavoix,implorantlesdieux,lesfatiguedevœuxredoublés.Déjàs’avançaitensilencetoutel’arméedesLatins,richeen

brillants coursiers, riche en guerriers éblouissants de pourpre,debroderiesetd’or.Messapecommandeauxpremiersrangs;lesderniersobéissentauxenfantsdeTyrrhée.Aucentre,paraîtTurnus : chef superbe, il rayonne d’éclat sous sa pompeusearmure,etdominedesatêtealtièrecesbelliqueuxessaims.Tel,

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grossidevingtfleuvestributaires,leGangefier,maistranquille,rouleavecmajesté:telpoursuitsoncours imposant leNilauxondeslimoneuses,quandsesflotsquidécroissentontrefluédesplaines dans son lit natal. Tout à coup les Troyens ont vu denoirstourbillonsdepoussières’amonceler,s’étendre,etcouvrirles champs de ténèbres. Du haut d’une tour opposée, Caïcusdonne le premier l’alarme : « Amis ! quel épais nuage roule,pareilàlasombretempête!Desjavelots!desdards!Courez,volez,bordezvosmurs!C’estleRutule;auxarmes!»Delongscrissoudainluirépondent;lesportesseferment,etlessoldatsen foule garnissent les remparts. Ainsi le grand Énée leprescrivit en s’éloignant. « Quels que soient, durant monabsence, les accidents de la fortune, que vos phalangestémérairesnetententpointlesortdesbatailles,nes’aventurentpoint dans la plaine. Retranchés dans vos camps, bravez, àl’abri de leurs forts, une impuissante attaque. » En vain doncl’honneur qui murmure leur montre ouvert le champ de lavengeance : leur audace, enchaînée par un ordre suprême,grondeoisiveàl’ombredesportes;et,cachésdansleurstours,ilsattendentsouslesarmesl’ennemiquis’approche.Turnus,précipitantsacourse,alaisséderrièreluiseslégions

tardives. Suivi d’un rapide escadron, Turnus paraît àl’improviste, Turnus est au pied des murailles. Il monte uncoursierThrace,auxcrinsd’ébène,marquésd’albâtre ;et,surson casque d’or, flotte un panache de pourpre. « Guerriers !qui., le premier, défiera Troie ? qui lancera le premier trait ?Moi,»dit-il;etbrandissantundard,samainlefaitsifflerdansl’air, pour signal des combats ; puis, superbe, il s’élancedansl’arène. Sabouillanteescorteapplaudit, et vole, annoncéepard’horribles clameurs. Le repos des Troyens l’étonne : « Leslâches!n’oserdescendredanslalice!n’oseropposerleglaiveau glaive ! mais languir, mais trembler dans un camp ! »Furieux, et poussant son coursier, Turnus va, vient, cent foistourne autour des clôtures, et cherche à pénétrer l’enceinteimpénétrable. Tel, rôdant par une nuit orageuse près d’unnombreuxbercail,unloupmordenfrémissantlesbarreauxquil’arrêtent;et,battudesvents,delagrêle,affronteetlagrêleet

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les vents. Tandis qu’à couvert du danger, les agneaux bêlentsousleursmères,farouche,etl’œilenfeu,ilbondit,ilhurlederage contre sa proie absente. Sa faim, qu’un long jeûneaiguillonne,s’irriteà l’appâtducarnage,etsagueulebrûlanteestaltéréedesang.AinsileRutule,àl’aspectducampceintdemurs,s’enflammedecolère ;ainsi,contre l’obstacle, rugitsoncourroux forcené. Comment s’ouvrir un passage ? commentarracherlesTroyensdeleurindigneretraite,et lesattirerdanslaplaine?Mouillée sous le flanc des remparts, leur flotte reposait,

défenduepar lesboulevardsqui l’entourentetpar leseauxdufleuve.Turnusfondsurlesnefs,Turnusappelleàl’incendiesesguerriers triomphants ; et le premier, dans ses transports, ilsaisit un pin embrasé. Sa fougue a passé dans leur âme ;chacundesessoldatssembleunnouveauTurnus,etmillebrasà l’envis’armentdenoirsbrandons.Detoutespartsvolent lesdébrisardentsdesfoyers;latorchefumantesillonneauloinlesairsdesesclartéslivides,etlaflammeondoiedanslescieuxentourbillonsétincelants.Ô Muses ! quel dieu détourna des Troyens cet horrible

incendie ? quel pouvoir sauva leurs vaisseaux de ces feuxdévorants?Parlez:antiqueestceprodige,maislafoidesvieuxâgesenaconsacrélamémoire.Lorsque autrefois, dans la Phrygie, Énée construisait ses

navires au pied du mont Ida, et se disposait à franchirl’immensitédel’Océan,l’augusteaïeuledesdieux,Cybèleelle-même, adressa, dit-on, ces paroles au puissant Jupiter :«Écoute,ômonfils,unemèrequit’implore;écoute,aunomdema tendresse ! au nom de l’Olympe où tu règnes ! Un boissacré,depuis longtempsmonséjour leplusdoux,étendait surl’Ida ses religieux ombrages. Lesmortels s’y plaisaient àmesfêtes, sous la sainte horreur de ses pins ténébreux et de sesvieuxérables.Cependantunnobleexilécherchaitoùbâtirsesgalères ; et cespins que j’aimais, j’en fis avec joie l’abandon.Maintenant, l’avenir tourmentemapensée. Calme les craintesqui m’obsèdent : que, dans leurs courses fortunées, ilstriomphent des flots et d’Éole ! Enfants de nos montagnes,

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qu’ilssoientcommeellesindestructibles!»Ainsirépondàladéesseledieumoteurdumonde:«Ôma

mère!osez-voustenterlesdestins?Oùs’égareunvœuquilesblesse ? Quoi ! l’ouvrage d’une main mortelle jouir d’uneimmortelledurée!Quoi!surl’ondepérilleuseÉnéeseflatteraitdecourirsanspéril!lecielfait-ildetelsmiracles?Non;maisqu’une fois au terme de leurs lointains voyages, vos poupeschéries atteignent les plages de l’Ausonie ; qu’elles puissent,échappéesàtantdefléaux,porterenfinlegrandÉnéedanslesplaines de Laurente : alors je les dépouille de leur formepérissable ; mon pouvoir les change en déités des mers ; etnouvellesNéréides,tellesqueDoto,queGalatée,ellesfendrontde leur sein d’albâtre les champs écumeux d’Amphitrite. » Ildit;etpourgarants, ilattestecesfleuvesquicoulentsousleslois de son frère ; ces fleuves aux noirs rivages, aux gouffresbouillonnantsdebitumeetdefeu.Satêteafaitunsigne;àcesigneredoutable,toutl’Olympeatremblé.Le jourpromisétaitvenu, lesParquesavaient filé lestemps

prescrits,lorsquel’attentatdeTurnusavertitlamèredesdieuxdesoustraireauxflammessesnaviresfavoris.Toutàcoupbrilleauxyeuxunelumièreinconnue:partidesportesdel’Aurore,unnuage immense a traversé les cieux ; et les chœurs de l’Idaretentissentdanslesairs.Bientôtunevoixtonnante,arrivantdela nue, remplit au loin les deux camps d’une égale stupeur :«Arrêtez,enfantsd’Ilion!Cybèleveillesursescarènes,etsansvous saura les défendre. Turnus embraserait l’humide abîmeplutôt que ces bois sacrés. Vous, nefs, soyez libres ; allez,Nymphesdeseaux,mêlez-vousàvossœurs:lamèredesdieuxl’ordonne.»Etlesnefs,deconcert,ont,àcesmots,rompulescâblesquilesenchaînaientaurivage;leurbecs’inclineverslesflots ; et, pareille aux légers dauphins, chacune s’est plongéesous les ondes. Puis, ô soudaine métamorphose ! autant deproues d’airain bordaient naguère la molle arène, autant dejeunesdivinitésremontentàl’humidesurface,etnagent,ensejouant,surlavagueargentée.Les Rutules ont pâli d’effroi ; frappé lui-même de terreur,

Messape contient mal ses coursiers éperdus ; et le Tibre,

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interrompantsoncours, rebrousseengrondantverssasource.Maisl’audacieuxTurnusn’arienperdudesaconfiance.Ilinsulteàlapeur,etranimeainsilescourages:«C’estauxPhrygiensàtrembler ; Jupitermême leur enlève leur refuge ordinaire ; ilsn’attendentni lestraits,ni les feuxdesRutules.Voilàdonc lesmersferméespoureux!Plusdefuite,plusd’espoir.L’ondeleuréchappe,et laterreestànous;tant l’ltalie,contreeux,vomitd’innombrablesarmées!Jenem’effraiepasdequelquesvainsoracles,dont leur jactancefaitparade. Ilsonttouchélesbordsde l’heureux Latium : leurs destins sont remplis, Vénus estsatisfaite.Turnusaussi,Turnusasesdestins;c’estd’exterminerparleglaiveuneraceinfâme,quim’osearrachermonépouse.Les Atrides sont-ils donc les seuls qu’indignent de pareilsoutrages ? et n’est-ce qu’àMycènes que la vengeance en estpermise?Maisquoi?Pergamedeuxfoispérir!…Oui;puisque,deuxfoisparjure,Pergamen’apointencoretouteslesfemmesenhorreur. Ilssefient, les lâches!auxretranchementsqui lescachent, aux fossés qu’ils nous opposent. Faibles barrièrescontre la mort ! N’ont-ils pas vu les murs de Troie, ces mursbâtis par Neptune, s’écrouler dans les flammes ? . Allons,vaillante élite ; qui de vous, le fer enmain, s’apprête à saperces remparts ? qui de vous, avec moi, fond sur ces campsépouvantés ? Je n’ai besoin, contre ces vils transfuges, ni desarmes de Vulcain, ni des mille vaisseaux de l’Aulide. Quel’Étrurie toute entière accoure se liguer ce avec eux : nousn’irons pas, brigands nocturnes, ravir, à l’heure des ténèbres,l’imagedePallas,etdans l’ombrecompliceégorger lesgardesd’untemple;nousn’ironspas, fabriquantunchevaltrompeur,nousenfouir,pourvaincre,danssesflancsténébreux.C’estàlaclarté du ciel, c’est à la face des dieuxmêmes, que je veux,moi,deleurrepairefaireunvastebûcher.Turnusleurapprendraqu’ilsn’ontpointaffaireàdesGrecs,àcette jeunessed’Argosqu’Hectorarrêtadixannées.Maisdéjàlesoleilpencheverssondéclin. Vous donc, soldats ! contents des travaux du jour,donnezlanuitaurepos;etdemain,prêtsauxcombats,espérezlavictoire.»Cependant Messape est chargé de placer aux portes une

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gardeassidue, et d’allumer autour des lignesdes feuxqui leséclairent.Quatorzeguerrierschoisisdoiventobserverlesforts;sous chacun d’eux marchent cent braves au panache depourpre, au casque brillant d’or. Déjà commence la rondevigilante ; tour à tour on se croise, on se relève tour à tour ;puis,surlamolleverdure,onnoiedanslevinlessoucis,onboità pleines coupes l’oubli des fatigues passées. La flamme luitdanslesténèbres;et lesjeux,trompantlesommeil,charmentlesveillesdelanuit.Duhautdeleursmurailles,lesTroyensontvucesapprêts,et

leurcœurn’estpassanseffroi.Lesuns,de leursrangsarmés,couronnent lescréneaux; lesautres,à l’envi,courentexplorerlespostes.Ceux-ci joignentpardespontset lesboulevardsetlestours;ceux-làfontdevastesamasetdelancesetd’épées.L’âme de ces travaux, c’est Mnesthée, c’est l’ardent Séreste,euxqu’unhérosabsentopposeà la tempête,euxquisauront,danslesalarmes,dirigersesphalangesetcommanderpourlui.Déployéeslelongdesremparts,leslégionsfidèlessepartagentle danger ; chacun veille et s’anime au devoir que le sort luiconfie.À l’une des portes se distinguait Nisus, intrépide guerrier

qu’Hyrtacusmitaujour.Jadisfierchasseurdel’Ida,maintenantcompagnon d’Énée, il excelle à lancer le javelot rapide et laflèche légère. À ses côtés est Euryale ; Euryale, jeune ami deNisus.Nul,parmi lesTroyens,ne l’effaceenbeauté ;nul,avecplusd’éclat,nebrillajamaissouslesarmes.Aimableenfant!àpeinecommenceàpoindre,sursesjouesvirginales,leduvetdel’adolescence. Toujoursunis, toujours on les voyait ensemble ;ensembleilsvolaientauxcombats;etdanscemomentmême,placés ensemble à la même porte, ils la gardaient ensemble.Tout à coup Nisus : « Est-ce un dieu qui m’enflamme, cherEuryale?ouchacunsefait-ilundieudufantômequ’ilaime?Jene sais ; mais la soif des hasards,mais le besoin d’un grandexploit,depuislongtempstourmententmoncourage:jesuislasenfin du repos qui m’enchaîne. Tu vois à quelle sécurités’abandonnent les Rutules. Ensevelis dans les vapeurs dusommeil et du vin, ils dorment ! … leurs feux mourants

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pâlissent,etdans leurcamprègneunvastesilence.Apprendsdonc quel projet roule enma pensée, quel espoirmon âme aconçu.Lepeuple, lesgrands, l’armée,tousredemandent lefilsd’Anchise. Heureux qui, perçant jusqu’à lui, le ramèneraittriomphant ! Ehbien ! qu’on t’assure, Euryale, leprixdemonaudace : l’honneurmesuffit, et jepars. J’espère trouver, sousces hauteurs, un chemin qui me conduise aux murs dePallantée.»À l’image de la gloire, Euryale étonné s’embrase d’une

héroïqueardeur ; etdéjàbrûlantde se joindreà sonbouillantami : « Est-ce donc moi, Nisus, que tu n’oses associer à teshardisprojets?Quoi!seul,seuletsansmoi,jeteverraisvoleràdesinoblespérils!Ah!cen’estpasainsiqu’unpère,quelevaillantOphelte,aumilieudesmenacesd’Argosetdesfatigueslaborieuses d’Ilion, instruisit jadismon enfance ; tel, avec toi,n’apointfaillitonEuryale,depuisquenoussuivonsensemblelemagnanimeÉnéeet sonerrante fortune. Là, oui, làpalpiteuncœurquimépriselamort;uncœurpourqui lavienepaieraitpastropchercebrillanthonneuroùtucours.»«Non,répliquaNisus, non, je ne craignais de toi ni terreurs ni faiblesse.Moi,t’accuser!jamais!Qu’ainsipuisselegrandJupitermerendreàl’amitiéceintdespalmesde lavictoire!qu’ainsipuissenttouslesdieuxnousregarderdansleuramour!Maisquederisquesàcourir dans ces périlleuses entreprises ! Ah ! si le destincontraire,siquelquedieu jalouxmeréservaituncoupfuneste,consens,degrâce,consensàmesurvivre:sijeune,est-ceàtoide mourir ? Qu’un ami, quand je ne serai plus, ravisse auvainqueur ma dépouille, ou la rachète au prix de l’or, et larecouvred’unpeudeterre!Qu’audéfautdemestristesrestes,il offre à mon ombre absente les libations funèbres, et luiconsacreaumoinslavaineimaged’untombeau!Quejenesoispas,pourtamèreinfortunée,lacaused’unaffreuxdésespoir!elle,hélas!ellequi,seuledetantdemères,osasuivreunfilssurlesflots,etdédaignapourtoilacourdugénéreuxAceste!»MaisEuryale:«Envaintum’opposesdefrivolesprétextes;lesort en est jeté : marchons. » Il dit, et réveille les gardes. Àl’instantdenouveauxguerriersremplacent lecouple intrépide,

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etveillentàleurtouraupostequ’iloccupait.Librealors,EuryalesejointàNisus;etverslepavillonroyaltousdeuxs’avancentàgrandspas.C’était l’heure où Morphée suspend au loin sur la terre les

soucisdesmortels,etversedanstous lescœurs ledouxoublidesmaux.Deboutcependant,lesprincesdupeupleetleschefsde l’armée balançaient au conseil les chances douteuses ducombat:«Quelpartiprendre?quelenvoyéfidèleadresserauhéros troyen ? » Tandis qu’ils délibèrent, appuyés sur leurslonguesjavelines,etcouvertsdeleursboucliers,lecamp,dansuncalmeguerrier, reposeet se tait autourd’eux.Toutà coupparaissentEuryaleetNisus:«Onnepeut,disent-ils,onnepeuttrop tôt les admettre ; un grand intérêt les amène, et lesmomentssontchers.»Ascagnesouritàleurimpatience,etleurpermetdes’expliquer.Alors le fils d’Hyrtacus : « Oh ! fasse le ciel, dignes

compagnonsd’Énée,quevotre faveurnousseconde !daignezpesernotreentreprise,etnonpasnosannées!Plongédansladouble ivresse du sommeil et du vin, l’ennemi ne se fait plusentendre:prèsde laportequ’avoisinent lesmers,non loindel’endroit où la route se partage, nous avons observé nous-mêmesunlieufavorableauxsurprises:partouts’éteignentlesfeuxinterrompus,etleurnoirefuméemonteseuledanslesairs.Parlez:nousbrusquonslafortune,nouscouronschercherÉnéejusqu’auxmursdePallas ; etbientôt vous le verrez lui-même,chargé d’immenses dépouilles, après un long carnage,reparaître ici plein de gloire. Ne craignez pas qu’un chemintrompeur nous égare : vingt fois, dansnos chasses lointaines,aufonddecesobscuresvallées,nousavonsaperçulesabordsde laville ; vingt foisnousavons reconnu tous lesdétoursdufleuve.»ÀcesmotsAlétès,dontl’âgeablanchilescheveuxetmûrila

sagesse:«Dieuxdemapatrie!Dieux,dontlaprovidenceveilleencoresurPergame!non,vousnevoulezpasqueTroiepérissetouteentière,puisquevoussuscitezparmisesenfantsdesâmessi hautes et de si mâles courages. » En s’exprimant ainsi, levieillard ému les serrait tous deux dans ses bras, les arrosait

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tousdeuxdelarmesdejoie.«Quelprix,ôcouplemagnanime,quelprixasseznoblepourraitpayertantd’héroïsme?Votreplusbelle récompense, vous la trouvez dès aujourd’hui dansl’affection des dieux et dans vos vertus mêmes. Bientôt lesfaveursd’Énéeviendrontvouschercheràleurtour;etcharméd’unteldévouement,sanscesselejeuneIuleenconserveralamémoire.»« Oui, oui, sans cesse, reprend Ascagne ; est-il pour moi

d’autresalutque leretourd’unpère?Ah! jevousenconjureparnosdivinsPénates,par lesLaresd’Assaracus,par les feuxéternelsdelachasteVesta;volez,volez,pieuxamis!toutmonbonheur,toutmonespoir,jelesconfieàvotreamour:ramenez-moi mon père, rendez-moi sa présence ; avec elle vous merendrez la vie ! Je vous promets, Nisus, deux coupes d’argentpur, ornées de figures saillantes, et d’un travail exquis : monpèrelessauvadupillagedansArisbeconquise.J’yveuxjoindreun double trépied, deux riches talents d’or, et ce cratèreantique, ouvrage de Tyr, que Didon m’a donné. Mais si lavictoire nous soumet l’Italie, et nous livre, avec le sceptre, ladépouille de ses rois : vous avez vu quel superbe coursiermontait le fier Turnus, sous quelle armure d’or rayonnait sonorgueil ; eh bien ! ce coursier, cette armure, et son brillantpavois, et sonpanachedepourpre, jene souffrirai pasque lesort en dispose : dès à présent, Nisus, ils sont à vous. À cesdons mérités mon père ajoutera douze belles captives déjàmères,douzecaptifschoisisetleursarmes,et,deplus,cesgraspâturages,royaldomainedeLatinus.Ettoi,dontl’âgedevanceà peine mon printemps, respectable jeune homme ! dès cemoment tout mon cœur t’appartient ; j’embrasse en toi pourtoujourslecompagnondemafortune.JamaisIule,sanstoi,n’irachercher lagloire ;dans lapaix,dans laguerre,tuseras, je leveux,monconseiletmonbouclier.»Euryale,àsontour:«Nulinstantdemavien’endémentira

les prémices ; dans les succès, dans les revers, l’honneurmetrouveralemême;j’enfaislesermentsolennel.Maisau-dessusde tous les dons, il est une grâce que j’implore. Le ciel meconserve une mère, du beau sang de Priam, une mère

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infortunée,quis’arracha,pourmesuivre,desrivagesd’Ilionetdu palais d’Aceste. Etmoi, sans l’avertir du péril où je cours,sans l’avoir saluée, peut-être, de mes derniers adieux, je lalaisse, et je pars ! Non, j’en atteste la Nuit, j’en atteste votremainsacrée,jenesoutiendraispasleslarmesd’unemère.Maisvous,aunomdesdieux ! consolezsesdouleurs, soulagezsontristeabandon.Quej’emportedevouscettedouceespérance!etjevole,avecplusd’audace,affrontertousleshasards.»LesTroyenss’attendrissent,etdespleurscoulentdeleursyeux.Lebel Iule, surtout, ne peut retenir ses larmes, tant son cœurs’émeutàl’imagedelapiétéfiliale!«Ah!compte,s’écrie-t-il,surdesbienfaitssansbornes,commetonserviceestsanségal.Oui,tamèreseralamienne,ilneluimanqueraquelenomdeCréuse :avoirmisaumondeun tel fils,quelplusbeau titreànos hommages ? Dût le sort tromper ta vaillance, Pergameacquitterasadette. J’en jureparmes jours,parqui juraitmonpère ; lesdonspromisà tonretour,promisà tavictoire, je lesassureàtamèrechérie,jelesassureàtanoblefamille.»AinsiparlaitAscagne,lesyeuxmouillésdelarmes:enmême

temps il détache, pour en ceindre Euryale, son épée où l’orétincelle,quefabriquadansGnossel’artmerveilleuxdeLycaon,etquis’ajusteavecgrâcedansun fourreaud’ivoire.MnesthéedonneàNisusunelargefourrure,dépouilled’unlionauxlongscrins ; le fidèle Alétès change avec lui de casque. À peinearmés, ils partent : rassemblée sur leurs pas, la foule desguerriers, chefs, soldats, et jeunes gens et vieillards, lesaccompagnedesesvœuxjusqu’auxportesducamp.L’aimableIule lui-même,portantdéjàdans l’âmed’unenfant la sagessed’un homme, les chargeait pour son père de mille avisimportants. Vain espoir ! les vents emportent ses discours ets’enjouentdanslesairs.Déjà, sortis desmurs, ils ont franchi les fossés : déjà, dans

l’ombredelanuit,ilss’avancentverscecampbientôtfunesteàleur audace ; mais qu’avant de périr, ils joncheront de millemorts. De toutes parts s’offrent à leurs yeux des soldatscouchés sur le gazon, ivres de vin et de sommeil ; des charsdételéslelongdurivage;leursguidesétendus,parmilesrênes

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abandonnéesetlesrouesimmobiles;desarmesdisperséessurl’arène;descoupesrenversées,confusémentéparses.Soudainlefilsd’Hyrtacusarompulesilence:«Euryale,c’estàprésentqu’il faut frapper ; l’instant propice nous appelle. Voici notrechemin.Toi,prendsgardequ’attachédansl’ombreànospas,unperfide ennemi ne nous attaque à l’improviste ; et, prudentsentinelle, promène au loin un regard vigilant. Moi, je vaiséclaircircesrangsplongésdanslesommeil,ett’ouvrirunlargepassage.»Ildit,setait,s’élance,et,d’unglaiveinattendu,percelefier

Rhamnès:couchésurdescarreauxsuperbes,Rhamnèsexhalaità grand bruit les vapeurs du sommeil : roi-pontife, et cher àTurnus,ilpossédaitl’artdesaugures;maissonartinutileneputle soustraire au trépas. Près de leur maître, trois serviteursfidèles dormaient sans défiance à côté de leurs armes : toustroissont immolés.Nisusfrapped’abordet l’écuyerdeRémus,et le conducteur de son char, qu’il surprend étendu sous sespropres coursiers : sa tête, penchée sur ses chevaux, tombeabattuesousletranchantduglaive.BientôtcelledeRémuslui-mêmerouleàsontourdanslapoussière;et,dutroncmutilé,lesangjaillitàgrosbouillons:sesflotsnoirsetfumantsarrosentauloinlaterreetlelitduguerrier.LàsubissentlemêmesortetLamus, et Lamyre, et l’aimable Serranus ; Serranus, dont onvantait la jeunesse et les grâces. Hélas ! cette nuit presqueentières’étaitécouléepour luidans les jeux :maisvaincuparundieuplusfort,l’infortunévenaitdesuccomberausommeil:heureux, s’il avait pu donner encore aux plaisirs les derniersinstantsde lanuit,etprolonger saveille jusqu’au retourde lalumière!Telunlionàjeunporteauseind’unnombreuxbercaille carnage et la mort : irritée par une faim cruelle, sa ragedéchire, dévore les tendres agneaux, que la crainte a rendusmuets:ilrugit,etlesangruisselledesaboucheécumante.Euryalene fait pasunmoindre carnage : ardent et l’œil en

feu, il s’abandonne à sa fureur, etmoissonne au hasardmilleguerriers sans nom : Herbésus, Abaris, et Fadus et Rhœtus,meurent frappés en dormant. Seul, Rhœtus veillait ; muettémoindecesmassacres,ilsecachaitd’effroiderrièreunlarge

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cratère :aumomentqu’ilse lève,Euryale luiplongesonépéetouteentièredans lesein,et l’enarracheavec lavie.Un longruisseaupourprérougitlaverdure,oùs’exhalelederniersoupirdu Rutule : il vomit, en expirant, des flots de sang et de vin.Cependant le bouillant Troyen poursuit dans l’ombre sesnocturnes exploits. Déjà il s’avançait vers les pavillons deMessape,dontilvoyaitlesfeuxmourantss’éteindre,etdontlescoursiersoisifspaissaientenlibertédanslaplaine.MaistoutàcoupNisus l’arrête ; Nisus a craint pour son ami les aveuglesécarts d’une imprudente ardeur : « Éloignons-nous, dit-il ;l’aurore nous menace de ses feux prêts à luire. Assez devictimessonttombéessousnoscoups;cesrangs,éclaircisparlamort,nouslivrentunpassage.»Ilsmarchent;l’oretl’argentépars de tous côtés, et les brillantes armures, et les vasesprécieux,etlesmagnifiquestapisneséduisentpointleursyeux.Mais Euryale a vu l’écharpe de Rhamnès et son baudrierparsemédeclousd’or,richeprésentqu’autrefoisRémulusavaitreçu dans Tibur de l’opulent Cédicus, quand Cédicus absentvoulut s’unir à lui par les liens de l’hospitalité : Rémulus, enmourant,léguacegageàsonfils,jeuneencore;aprèsletrépasdujeuneprince,lesRutulesvainqueursenfirentleurconquête.Euryale s’en saisit, et couvre, hélas ! en vain ses épaulesguerrièresdecenobleornement.Son frontsepareensuiteducasque de Messape, où, sur un cimier d’or, flotte un doublepanache. Ils sortent enfin du camp, et gagnent des lieux plussûrs.Cependant un rapide escadron était sorti des remparts de

Laurente:tandisquel’arméelatinesedéploiedanslaplaineenordre de bataille, il s’avançait chargé d’importants messagespour le roi desRutules : trois cents soldats le composent ; delongsboucliers lescouvrent,etVolscensest leurchef.Déjà ilsapprochaient du camp, et touchaient lesmurs qui le bordent,lorsque, dans le lointain, ils aperçoivent les deux guerrierss’éclipsantvers lagaucheparun sentier secret. Le casquedeMessapea réfléchi dans les ténèbres, où luit un jour douteux,les rayons naissants de l’aurore ; et cet éclat perfide trahitl’imprudent Euryale. « Non,mes yeux nem’ont point trompé,

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s’écrieVolscens,dumilieudesatroupe.Arrêtez,soldats!Queldesseinvousconduit?D’oùvenez-vousarmés?Oùportez-vousvospas?»Muetsàcesquestions,ilss’élancent,ilsfuientdanslestaillisvoisins,etconfientleursalutauxombresdelanuit.Al’instant, les Latins se partagent ; et, postés aux détoursconnus, leursgardes investissent toutes les issuesde la forêt.C’était un bois sauvage, hérissé au loin de buissons et dechênes ténébreux, embarrassé de toutes parts de roncesentrelacées:àpeinequelquessentiersobscursencoupaientlanoireépaisseur.Lanuitdecesombragesetlepoidsd’unrichebutin retardent les pas d’Euryale : la peur l’égare ; il se perddanscescheminstrompeurs.Nisusvole;etdéjàloind’Euryale,ilatrompéVolscens,etfranchiceslieuxqu’Albedepuisnommales champs Albains, mais où paissaient alors les richestroupeauxdeLatinus.Il s’arrête enfin, il regarde… Euryale, hélas ! est absent.

« Euryale ! s’écrie-t-il ; ô malheureux Euryale ! où t ’ai-jeperdu?oùtechercher?»Alors,s’enfonçantdenouveausousces épais feuillages, il en parcourt de nouveau le labyrintheobscur ; il interroge avec inquiétude la trace de son premierpassage,etseulerreauhasarddanslestaillissilencieux.Toutàcoup il entend hennir des coursiers ; il entend leur marchelointaine : un bruit confus annonce l’ennemi qui s’approche.Nisusécoute:bientôtuncrisubitafrappésesoreilles;c’estlecrid’Euryale:ilvoitl’infortunéquepressentdetoutespartslessoldatsdeVolscens;illevoitqui,trahiparleslieuxetlanuit,etpar le troubled’uneattaque imprévue,sedébatvainementaumilieudesbrasquil’enchaînent.Que résoudre ? quelle force, quelles armes emploiera son

audacepourdélivrerson jeuneami?S’élancera-t-il,pleind’unbeaudésespoir,àtraverscesrangsconjurés?cherchera-t-il,aumilieu du carnage, un glorieux trépas ? Soudain son brasnerveuxbalanceunjavelot;et,levantlesyeuxverslareinedesnuits,ill’imploreencestermes:«C’esttoi,divinitépuissante,toi,dontj’invoquelesecoursencepérilextrême.Honneurdesastres,ô filledeLatone,ôdéessedesbois,écoutemesvœuxsuppliants !Si jamaisHyrtacus,monpère,achargé tesautels

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d’offrandesenfaveurdesonfils;sitantdefoisj’yportaimoi-même le tribut sanglant du chasseur ; si ma main suspenditsouventàtesvoûtesladépouilledesforêts,endécorasouventtes portiques sacrés, permets que j’envoie la terreur à cettefoulehomicide,etconduismestraitsdanslesairs.»Il dit ; et rassemblant toutes ses forces, il lance le fer

meurtrier. Le trait fend dans son vol les ombres de la nuit,s’enfonce dans le dos dumalheureux Sulmon, s’y brise, et letronçon fumant lui traverse le cœur. Sulmon chancelle, iltombe : des flots de sang s’échappent à gros bouillons de salargeblessure;unfroidmortellesaisit,etdelongsbattementsfontpalpitersesflancs.Onsetourne,onregarde.Maisdéjàplusardent,Nisus,lebrasélevé,balançaitunnouveaudard.Pendantque la troupe s’agite, la pointe cruelle vient frapper Tagus ensifflant, lui déchire les tempes, et s’arrête sanglanteaumilieuducerveau.Volscens frémit de colère ; il ne voit ni la main d’où sont

partis ces coups, ni sur quelle victime doit tomber sa fureur.«Ehbien,tonsangimpiemepaieracesdeuxmorts,»dit-il;etsoudain, l’épée nue, il fond sur Euryale. Alors pâle, éperdu,Nisus pousse un cri d’effroi : il s’arrache aux ténèbres dont ils’environnait, il s’élance ; et, vaincu par sa douleur affreuse :«C’estmoi,moi;mevoici,j’aitoutfait:tournezcefercontremoiseul,ôRutules; jesuisleseulcoupable:cetenfantn’osarien,cetenfantn’arienpu;j’enattestelecieletcesastres,cesastres qui le savent : tout son crime, hélas ! est d’avoir tropaimé son malheureux ami. » Ainsi parlait Nisus ; mais déjà,poussé par la rage, le glaive impitoyable a percé les flancsd’Euryale,etdéchirésonseind’albâtre.Euryale tombe, frappéducoupmortel;unsangvermeilrougitsoncorpscharmant,etsabelletêteretombedéfaillantesursesépaules.Telleunefleurbrillante, si le soc en passant l’a blessée, languit, se fane etmeurt ; tel, sur sa tige affaissée, le pavot penche appesanti,quandlespluiesontbattusatête.Àl’instantNisusseprécipiteaumilieudelatroupe:Volscens

est le seul qu’il cherche entre tous ; Volscens est le seul surlequel il s’acharne. Frémissant autour du héros, la cohorte

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ennemielepressedetoutespartsd’uneforêtdelances:vainsefforts ! il l’enfonce, et fait luire partout à la fois son épéefoudroyante.LeRutulepousseuncri :soudainleferseplongetoutentierdanssaboucheentrouverte;etNisus,enmourant,faitmordre la poudre au barbare. Alors, percé de coups, il sejettesurlesrestesinanimésdesoncherEuryale,et,prèsdelui,s’endortpaisiblementdu sommeil éternel.Coupleheureux ! simes vers ont quelque puissance, vos noms, vainqueurs dutemps,vivrontdanslamémoire:ilsvivront,tantquelaracedufilsd’Anchisesiégerasur la roche immortelleduCapitole, tantquelesangdeRomulusaural’empiredel’univers.Les Rutules vainqueurs, et chargés des dépouilles dont la

mortfitleurproie,rapportaientaucampleurchefimmolé,qu’ilsbaignaient de larmes. Au camp régnait un deuil égal : on ypleurait et Rhamnés égorgé, et Sarranus, et Numa, et tantd’autresguerriersillustresenveloppésdanslemêmemassacre.Spectacleaffreuxpourlafouleassemblée!descorpssansvie,desmembres palpitants, la terre fumante encore du nocturnecarnage, et laplainearroséede longs ruisseauxde sang !Onreconnaît, dans le butin conquis, et le casque brillant deMessape,etcebaudrierd’orquicoûtatantàrecouvrer.Déjà la matinale Aurore, répandant sur la terre sa clarté

renaissante, avait quitté la couche vermeille du vieux Tithon :déjàlesoleillançaitdesfeuxplusvifs;etlanature,affranchiedesténèbres,avaitreprissesbrillantescouleurs.Turnusréveillesesguerriers:«Auxarmes!»s’écrie-t-il;etlui-mêmearevêtuses armes. A l’instant rassemblés, les bataillons étincelantsd’airainappellentlecarnage;etlavoixdeschefsaiguillonnelafureur des soldats. C’est peu : au bout de deux piquessanglantes(déplorabletrophée!)sontportéesentriomphe lestêtesd’EuryaleetdeNisus,etdescrisbarbaresapplaudissentàce hideux spectacle. Cependant, accourus en foule sur lagauche de leurs remparts, les infatigables Troyens y déploientunfrontmenaçant:leurdroiteestbordéeparlefleuve.Unmurdesoldatsprotègelereversdeslargesfossés;d’autres,deboutsur la cime des tours, y gémissent en silence : ils voyaientarborés sous leurs yeux les tristes restesde leursmalheureux

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compagnons ; ces restes, hélas ! trop connus, et dégoutantsd’unsanglivide.Aussitôt, prenant son vol à travers la ville alarmée, l’agile

messagèredesvéritésetdumensonge,laRenommées’élance,etvientépouvanterl’oreilledelamèred’Euryale.Malheureuse!unfroidsubitaglacétoutsonsang:lesfuseauxéchappentdesesdoigts,etlelindéroulétombedesamaindéfaillante.Elleselèveéperdue;et,poussantdescrislamentables,s’arrachantlescheveux,ellevole,horsd’elle-même,ausommetdesmurailles,àtraverslesrangsavancés:nil’aspectdessoldats,nilacraintedudanger,ni l’appareildesarmes,riennel’arrête:etsescrisredoublés font retentir les airs : « Te voilà donc, ô mon cherEuryale!tevoilà,toi,tardifappuiqu’espéraientmesvieuxans!As-tu bien pu délaisser ma faiblesse ? cruel ! as-tu bien pu,quand tu partais pour de si grands périls, te soustraire auxderniersadieuxd’unemère infortunée?Hélas,abandonnésuruneterre inconnue,enproieauxchiensaffamés,auxvautoursdévorants, tu gis sans sépulture ? Je n’ai point, ô mon fils,accompagné tes funérailles ? Je n’ai point fermé ta paupière,lavé tes blessures ? Je ne t’ai point couvert de ces tissusprécieux,quema tendresseempresséehâtait le jour,hâtait lanuit,etdontletravailcharmaitlesennuisdemavieillesse!Oùte chercher ? quels lieux recèlent ta dépouille sanglante, tesmembresdéchirés,etteslambeauxépars?C’estdonclà,monfils, ce qui me reste de toi ! c’est là ce que poursuivait monamour sur la terre et les eaux ! Percez, percez mon sein, siquelque pitié vous touche ; épuisez surmoi tous vos traits, ôRutules;quejeserveàvosglaivesdepremièrevictime!Outoi,puissant maître des dieux, exauce mon désespoir ! et, d’unéclat de ta foudre, précipite aux enfers le triste objet de tesvengeances,puisque ladouleurn’aputerminermadéplorablevie ! »Ces cris ont ému tous les cœurs ; dans tous les rangscircule un triste gémissement, et les courages amollisn’appellent plus les combats. Déjà l’abattement paralysaitl’armée, quand Idée, quand Actor, par les soins d’Ilionée, parceux d’Iule en pleurs, reçoivent dans leurs bras cette mèreéplorée,etlaportentmourantesoussontoitsolitaire.

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Mais l’airain bruyant des trompettes a fait entendre au loinsesaccentsformidables:delonguesclameursluirépondent,etlecielretentitd’affreuxmugissements.ToutàcouplesRutuless’avancent, retranchés sous le toit de la tortue guerrière, ets’apprêtent à combler les fossés, à rompre les palissades : ilsépient les abords faciles, et, l’échelle à la main, cherchent àgravir lesrempartsaux lieuxoù lesrangssontplus faibles,oùs’éclaircissent, moins serrées, les files des combattants. LesTroyens, à leur tour, tantôt lancent sur l’ennemi des traits detoute espèce, tantôt opposent à ses approches une forêt depieux aigus ; dix ans de guerre leur ont appris à soutenir unsiège. Parfois roulant des blocs d’un poids énorme, ilss’efforçaient d’enfoncer ces phalanges abritées d’une voûteépaisse : et cependant, inébranlables sous lemur d’airain quiles couvre, elles résistent à tous les chocs. Il faut pourtantqu’elles succombent. À l’endroit où s’acharne un essaim pluspressé, les Troyens roulent en haletant un roc épouvantable :poussé avec violence, il tombe, écrase au loin desmilliers deRutules,etdisperseenéclatlestoitsrompusdesboucliersunis.L’audacieux assaillant abandonne alors ces abris infidèles, et,pournettoyer les retranchements, y fait pleuvoir unegrêlededards. Plus loin, l’affreux Mézence secoue dans les airs unetorche enflammée, et menace les murs de ses brandonsfumants.AilleursMessape,cedompteurdecoursiers,cetenfantde Neptune, arrache les palis dont le camp se hérisse, et,plantantseséchelles,donnelesignaldel’assaut.Vous, ô Muses des héros ! je vous invoque ; inspirez votre

poète ; dites par quel sanglant carnage, par quelles horriblesfunérailles,Turnusencemomentsignalasonglaivehomicide;dites quels guerriers ces plaines virent alors descendre auTartare ;etdéployezsousmesyeux l’immensetableaudecescombatscélèbres:ilssontprésents,déesses,àvotresouvenir,etvouspouvezenretracerl’histoire.Une tour immense, exhaussée jusqu’auxnues, et garnie de

ponts élevés, commandait les lieux d’alentour. Réunies contreelle, toutes les forces des Latins la pressaient à la fois ; tous,conspirant d’audace, brûlaient de la renverser. Non moins

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ardents eux-mêmes, les Troyens, pour la défendre, faisaientvolerlespierres,et,parseslargesembrasures,obscurcissaientles airs d’un orage de traits. L’impatient Turnus y lance uneflèche embrasée : la flamme s’attache aux parois qu’elleatteint : sa fureur,accruepar lesvents, sedéploied’étageenétage,etdévore lestoitsquipétillentallumésdetoutesparts.L’effroi pénètre avec la flamme jusqu’aux abris cachés.Vainement les Troyens veulent fuir le fléau qui les poursuit.Pendantqu’ilssepressent,reculent,etseportentenfouleversl’étroitcôtéquelesfeuxépargnentencore,latour,succombantsous lepoids, s’écroule toutà coup ;et le ciel au loin retentitd’unhorriblefracas.Ilstombentexpirantaupieddesmurailles,ensevelissouslesvastesdécombres,oupercésdeleurspropreslances, ou déchirés par les débris des poutres en éclat. Seulsentre tous,Hélénoret Lycusonteu lebonheurd’échapper. LeplusâgédesdeuxétaitHélénor:nédesamoursfurtivesduroides Méoniens et de Licymnie jeune, esclave, sa mère l’avaitenvoyé,malgré la loidescamps,ausecoursdePergame:sonarmureest légère; l’orn’enrichitpassonglaive,etsonpavoissans images annonce un guerrier sans lustre. Dès qu’il se vitenveloppé des nombreux soldats de Turnus, qu’il aperçut detoutes parts les piques hérissées des phalanges latines, alors,telqu’unebêtefarouche,qui,cernéetoutàcoupparuncercleépais de chasseurs, s’irrite contre les dards, voit la mort, etl’affronte, et franchit dans ses bonds la haie meurtrière quil’entoure ; tel, sûr de périr, le guerrier furieux se précipite àtraverslesrangsennemis,etchercheletrépasaumilieud’uneforêtdelances.Mais,plusagileà lacourse,Lycusatrompépar lafuitetant

debataillonsettantd’armes;Lycusaregagnélesmurs.Déjà,de ses mains étendues, il atteignait le faîte des remparts, ils’attachait aux mains de ses compagnons. Non moins léger,Turnus le joint, le presse de sa lance, et, mêlant l’insulte àl’orgueildutriomphe:«Insensé!s’écrie-t-il,»espérais-tudonctesoustraireàmonbras?«Enmêmetemps,ilsaisitl’infortunésuspendudanslesairs,l’entraîne,etrenverseavecluiunvastepandelamuraille.Ainsi l’oiseauquiporteletonnerrefondsur

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un lièvre timideousuruncygneauplumageargenté, l’enlacedesesonglesretors,etseperdavecluidanslescieux:ainsileloupvorace,effroidesbergeries,arracheaubercailunagneauqueredemandentenvain les longsbêlementsdesamère.Detoutespartss’élèveuncride joie : touts’ébranle :oncombleles fossés, et les brandons fumants volent attacher la flammejusqu’au sommet des tours. Ilionée, s’armant d’une pierreénorme, immensedébrisdesmontagnes,écraseLucétius,qui,s’approchantd’unedesportes,ysecouait l’incendie.Emathionest renversépar Liger,CorynéeparÀsylas ;par Liger,dont lejavelotfrappedeprèssavictime;parAsylas,dontlaflècheauloinporteuncoup toujours sûr.Ortygius tombesous le ferdeCénée;Cénée,vainqueur,sousleferdeTurnus.TurnusimmoleensembleItysetClonius,DioxippeetPromulus,IdasetSagaris;Idas, qui combattait debout près des tours élevées. Priverneexpire,moissonnéparCapys:déjàTémille,d’undardmourant,avait effleuré le Rutule ; l’insensé, jetant son pavois, porte lamain sur sa blessure : soudain la flèche ailée fend les airs,attacheauflancmeurtrilesdoigtsdel’imprudent,et,pénétrantjusqu’aucœur,déchired’uneatteintemortellelestissuscachésoùrespirelavie.Sousunearmuredoréebrillaitlefilsd’Arcens,fierdesariche

chlamyde que l’aiguille a brodée, fier de la pourpre éclatantedontluifitprésentl’Ibérie,plusfierencoredesajeunesseetdeses grâces. Docile au vœu paternel, il avait quitté, pour lesdrapeauxdufilsd’Anchise,lesboissacrésdeMarsoùfutélevéesonenfance,etlesbordspieuxduSymèthe,oùs’élève,arrosédusangdesvictimes,l’autelpropicedePalicus.Mézencel’avudeloin:aussitôt,posantsajaveline,ils’armed’unefrondeauxlanièressifflantes,troisfoisenfaittournerdansl’airlesflexiblescourroies, et, du plomb brûlant qui s’échappe avec force,fracassantlatêteauguerrier,lefaitroulersansviesurl’arène.Cefutalors,dit-on,qu’Ascagnefitpourlapremièrefoisvoler

danslescombatsuneflècherapide,et,lasden’effrayerquelespaisibles habitants des bois, terrassa de sa main novicel’orgueilleux Numanus, qu’illustrait le surnom de Rémulus, etque Turnus venait d’unir à la plus jeune de ses sœurs par les

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liens de l’hyménée. À la tête des assaillants, superbe etvomissant l’outrage, le cœur enflé de ses récents honneurs, ils’avançait avec audace, et provoquait les Troyens pard’insolentesclameurs:»Ainsidonc,ôhonte!vousattendezunnouveau siège ; de nouveaux murs vous emprisonnent !Phrygiens, deux fois captifs, vous cacherez-vous toujours sousdelâchesremparts?Lesvoilà,cesguerriersquiviennent,leferà la main, nous disputer nos épouses ! Quel démon, quelvestige vous a jetés sur nos rivages ? Ici, croyez-moi, pointd’Atrides, point d’Ulysse fertile en beaux discours. Raceaguerrie,noussommesdignesdenosancêtres.Àpeinearrivésà lavie,onnousporteauborddes torrents,onnousendurcitauxfrimasdans laglaceet lesondes.L’enfant,déjàchasseur,épiesaproie,mêmeavantl’aube,etdesescoursesfatiguelesforêts :ses jeuxsontd’assujettiruncoursier,detendreunarcretentissant. La jeunesse, à son tour, infatigable dans lestravaux, et contente d’une vie frugale, tantôt déchire la terresous le tranchant du soc, tantôt, arméedu glaive, ébranle lescités. Jamais le fer n’abandonne nos mains ; et, même auxchamps, nos lances renversées aiguillonnent le flanc destaureaux. La pesante vieillesse ne ralentit point nos courages,n’énervepointnotrevigueur ; lecasquebelliqueuxpressenoscheveuxblanchis:chargésdedépouillesrécentes,nousbrûlonsd’entasserdesdépouillesnouvelles,ettousnosbienssontdesconquêtes. Pour vous, l’or et lapourpreétalent sur voshabitsleurs brillantes couleurs : la mollesse vous charme : vous nerespirezque lesdanses : le lindevos tuniquesvoile vosbrasefféminés,etdevainsnœudsdécorentvoscoiffures.Allez,vilsPhrygiens, ouplutôt Phrygiennes ! allez, sur le riantDindyme,danseraudoublesondevosflûteschéries.Lescymbalesetlesfifres de la mère des dieux vous appellent aux bosquets del’Ida : laissez le fer aux hommes, et quittez ces armures, troppesantespourvosbras.»À ces bravades injurieuses, à ces sanglants reproches,

Ascagnen’apucontenirsacolère:courbésursonarc,iltendlacordefrémissanteoùs’ajusteuntraitvengeur;etroidissantsesdeux bras écartés, d’abord les yeux au ciel, il implore Jupiter

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d’unevoixsuppliante:«Dieutout-puissant,s’écrie-t-il,favorisel’essaidemonaudace.Jeporteraimoi-mêmedanstestemplesde solennellesoffrandes ; j’immoleraimoi-mêmeauxpiedsdetesautelsunjeunetaureaublanc,aufrontdoré,atteignantdéjàdesatêtelatêtedesamère,déjàbattantl’airdesacorne,etfaisant jaillir l’arène sous ses pieds. » Le père des dieuxl’entend;ettoutàcoup,dansuncielsansnuage,safoudreagrondé vers la gauche. Au même instant résonne l’arc,instrumentdemort:laflèche,emportéedanslesairs,fuitavecunsifflementhorrible;etfrappantRémulusàlatête,leferaigului traverse lestempes.«Va,superbe; insulteaucouragepartesvainesjactances.LesPhrygiensdeuxfoiscaptifsenvoientlamortauxRutules ;cesont lànosréponses.» Iulen’enditpasdavantage: lesTroyensapplaudissentparuncridetriomphe;ils frémissent de joie, et portent jusqu’aux nues la valeur dujeunehéros.Cependant, au sein des plages éthérées, Apollon à la belle

chevelurecontemplait,assissurunnuage,lesphalangeslatineset la nouvelle Troie : du haut des airs, il applaudit au jeunevainqueur : « Courage, noble enfant, croîs toujours en vertu ;c’estainsiqu’ons’ouvrel’Olympe,filsdesdieux,dequinaîtrontdes dieux. Oui, la race d’Assaracus aura la gloire un jourd’éteindre toutes les guerres qu’auront allumées les destins :Pergame trop étroite ne peut te contenir. » En achevant cesmots,ildescenddelavoûtedescieux,écartesursonpassageles haleines des vents, et se dirige vers Ascagne. Alors,dépouillant ses traits divins, le dieu prend la figure du vieuxButès, jadis l’écuyer du grandAnchise, et le gardien fidèle deson palais : depuis, Énée lui confia la jeunesse d’Iule. Apollons’avance:oncroitvoirlevieillard;c’estsavoix,c’estsonteint,ce sont ses cheveux blancs, et son armure au son rauque etterrible. Il tempère par ce discours la fougue d’une valeurprécoce : « Qu’il vous suffise, fils d’Énée, d’avoir fait tomberimpunémentNumanussousvoscoups:lepuissantApollonvousaccordecettepremièrevictoire,etvoitenvousunrival,sansenêtre jaloux : mais désormais, enfant, n’affrontez plus laguerre. » Ainsi parle Apollon : tout à coup il se dérobe aux

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regardsdesmortels,et loindesyeuxs’évaporedans levaguedesairs.LesprincesTroyensontreconnuledieuetsesflèchesdivines ; ilsontentendu,danssa fuite, lebruit lointaindesoncarquois.Docilesauxvolontésduciel, ilsarrachentlebouillantAscagneauxhasardsdesbatailles : poureux, ils revolentauxcombats, et de nouveau courent prodiguer leur vie au milieudesdangers.Uncris’élèvedesremparts,etseprolongeauloinàl’entour

desmurailles. Soudain, les arcsmeurtriers sont tendus, et lesdards sifflent dans les airs : la plaine est jonchée de traits :l’airain des boucliers et les casques sonores retentissent demillecoups : lamortvoledans tous les rangs.Telle,vomieducouchantparleshumidesChevreaux,unepluieorageusebatlaterreinondée:telles,condenséesengrêleépaisse,lesnuesseprécipitentsurlesmers,quand,escortédesnoirsautans,Jupiteren courroux déchaîne la tempête, et tonne dans les cieux auseindelanuitprofonde.Dans le camp troyen combattaient Pandarus et Bitias, tous

deux nés sur l’Ida, tous deux fils d’Alcanor ; géants énormesqu’éleva dans les bois consacrés à Jupiter la sauvage Iéra, etdontlatailleégalaitlessapinsetlesmontsquilesavaientvusnaître.Ilsouvrenttoutàcouplaporteconfiéeàleurgardeparlasagessedeschefs,et,protégésdeleurseulearmure,défientlescohortes rutulesd’affronter lepassage.Deboutsur leseuilaupieddechaquetour,ilsbrandissentfièrementleurlance,etsur leur tête hautaine agitent un panache immense. Tels, roisaltiers des humides rivages, aux bords de l’Éridan ou du riantAdige, deux chênes superbes s’élèvent à la fois, portentjusqu’auxcieuxleurfrontqu’arespectélefer,etbalancentdanslanueleurcimeaérienne.À peine les Rutules ont-ils vu la barrière ouverte, qu’ils

s’élancent pour la franchir. Vains efforts ! et Quercens et lebrillant Aquicole, et le présomptueux Tmarus, et l’audacieuxHémon,oufuient,entraînantaveceuxdesbataillonsentiers,oumordent la poussière au pied de la porte homicide. Alorss’allumeavecplusdefureurlaragedescombattants:déjàlesTroyens plus nombreux se pressent autour des deux

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vainqueurs ; bientôt ils osent provoquer les assaillants eux-mêmes;et,plushardisenfin,ilss’abandonnentdanslaplaine.LefierTurnus,encemoment,échauffaitailleurs lecarnage,

etsemaitsurunautrepointl’épouvanteetlamort:toutàcouponl’informequel’ennemisebaignedanslesangdesRutules,etlaisse ses remparts insolemment ouverts. Il abandonne sonattaque ; et, bouillant d’un ardent courroux, il vole à la portefatale,etcherche lecoupleorgueilleux.Lepremiers’estoffertaux yeux du héros, Antiphate, né d’unemère thébaine et dugrandSarpédon:soudainTurnusluilanceunjavelotrapide:letraitmortel fend les airs, et, frappant au cœur le guerrier, seplongedanssalargepoitrine:dufonddelanoireblessuredesflots de sang jaillissent en écumant ; et le fer s’arrête fumantdanslepoumonqu’ildéchire.EnsuitesamainimmoleAphidnus,immole Érymante et Mérope. Il aperçoit enfin Bitias, les yeuxétincelants, et le cœur frémissant de rage. Ce n’est plus d’unjavelotques’armealorsTurnus:unjavelotn’eûtpointterrasséle colosse ; mais une lourde phalarique, chassée d’un brasnerveux, siffle horriblement dans les airs, et frappe le géantavecl’impétuositédelafoudre.Niletriplecuirdesonbouclier,niladoubleécailled’ordontsehérissesafidèlecuirasse,n’ontpu tenir contre le choc épouvantable : ce corps énormechancelle, il tombe : la terre au loin gémit, et les cieuxretentissentdubruitdesonarmure.AinsiparfoissurlesrivagesdeBaies, enfant d’Eubée, s’écroule un vaste amasdepierres,formé de ruines immenses, et quemille bras précipitent danslesmers : ainsi lamasse, dans sonhorrible chute, ébranle auloin laplage,etrouleavecfracasaufondde l’humideabîme:lesflotsagitéssetroublent,unnoirlimons’élèvesurlesondes:à ce bruit effroyable, Prochyte a tremblé jusqu’en sesfondements, et sur son lit de rochers Inarime en murmure ;Inarime, dont le courroux de Jupiter accable à jamaisl’audacieuxTyphée.AlorsledieudescombatssouffleauxLatinslecourageetla

force,etrallumedans leurcœur lasoifducarnage:enmêmetemps il jette parmi les Troyens l’esprit de vertige et la noireterreur.De toutesparts lesRutules se rassemblent : ils volent

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impatiensauseindelamêlée;ledémondelaguerredescendtoutentierdansleurâme.Dèsqu’ilavusonfrèreétendumortsur la poudre, la fortune devenue contraire, et le destinaccablant les Troyens ; Pandarus, déployant toutes ses forces,faittournerlaportesursesgondsmugissants,etlapousse,enappuyant contre elle le poids de ses larges épaules. Maispendant qu’il laisse hors des murs une partie de sescompagnons abandonnés aux périls d’un combat inégal, ilenferme avec lui tous ceux qui s’offrent en tumulte,confusément pressés. Imprudent ! il n’a pas vu le monarquerutule s’élancer menaçant, confondu dans la foule : aveugle,hélas ! il introduisaitdans laville sonplus redoutableennemi,commeuntigrefurieuxparmidefaiblestroupeaux.Toutàcoup,danssesyeux,unfeunouveaus’allume;sonarmurearésonnéd’unbruithorrible;sursoncasques’agiteunpanachesanglant,etdesonbouclierpartentd’affreuxéclairs.Àsonfrontterrible,à sa taille effrayante, les Troyens tremblants ont reconnuTurnus.AussitôtPandaruss’élance, lecourrouxdans lesyeux;etbrûlantdevengerletrépasdesonfrère,ils’écrie:«Cen’estpointicilepalaispromisparAmateàsongendre;cesmursquit’enferment ne sont point ceux d’Ardée, ton berceau. Cesremparts ennemis t’offrent partout la mort ; rien ne peut t’ysoustraire. » Turnus, sans s’émouvoir, répond avec un froidsourire :«Hébien,voyonscecouragesi fier !vienséprouvertes forces : tu pourras conter à Priam que l’Ausonie a sonAchille. » Il dit : l’autre, redoublant de vigueur, fait voler unjavelot noueux, hérissé de son épaisse écorce. Le coup s’estperdu dans les airs : la fille de Saturne en a détourné lablessure,etleboisacérés’enfoncedanslaporte.«Va;cefer,que balance mon bras puissant, tu ne l’éviteras pas ainsi :l’armeestplussûre,etlecouppluscertain.»AinsiparleTurnus;etlevantsoncimeterre,ilsedressed’un

air terrible : soudain le tranchant fatal partage le front ducolosse,etfendd’unehorribleplaiesesjouesencoreimberbes.Au bruit de sa chute, les airs ont retenti ; la terre tremble,ébranléesouslepoidsgigantesque:soncadavresansvie,sesarmes,quesouillesacervellesanglante,gisentétendusdansla

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poussière ; et sur chacune de ses épaules chaque part de satêteretombesuspendue.Saisis d’épouvante et d’horreur, les Troyens fuient et se

dispersent:etsi,danscemoment,levainqueurn’eûtmanquédeprudence;sisamaineûtrompulesbarrières,eûtouvertlesremparts aux Rutules, ce jour voyait finir la guerre, et Troieachevait d’expirer. Mais la fureur, mais la soif effrénée ducarnage, ont acharné le bouillant Turnus à la poursuite desvaincus. D’abord il perce Phaleris, il renverse Gygès sur sesgenouxsanglants ;et lesdardsqu’ilarrachede leursmains, ilenharcellelesfuyards:Junonleremplitdeforceetd’audace.Àces premières victimes il joint Halys, il joint Phégée, dont ilfracassel’humblepavois.Ensuite,surprisensemblelelongdesmurs, d’où ils repoussaient les assauts, périssent à la foisAlcandre et Noëmon, Halius et Prytanis. Lyncée s’avançaitmenaçant;ilappelaitsescompagnons:maisTurnus,lagaucheappuyée contre le rempart, lève à l’improviste son glaiveétincelant ;etd’unseulcoup, faitvolerau loinet la têteet lecasquedesonennemi.AilleursilimmoleAmycus,laterreurdesforêts, savant dans l’art d’empoisonner les flèches, et detremperleferdansdessucsmortels.LàsuccombentetClytius,enfant d’Éole, et Créthée, cher aux Muses ; Créthée, leursectateurfidèle,quiseplaisaitsanscesseàmariersavoixauxaccordsdesa lyre,à formerdenoblesconcerts ;sanscesse ilchantaitlescoursiers,etlesexploitsdeshéros,etlestriomphesdeMars.Enfin, au bruit de ces affreuxmassacres, les chefs troyens

accourent. C’est Mnesthée, c’est l’ardent Séreste : quelspectacle ! leurs guerriers fugitifs, et Turnus dans la ville !Mnesthée alors : « Où prétendez-vous fuir ? où courez-vous ?dit-il. Quel autre abri, quel autre asile vous reste ? Un seulhomme,ôcitoyens,unseul,etcaptifdansvosmurs,auradoncimpunément semé la mort au sein de vos remparts ?impunément il aura précipité dans les enfers l’élite de vosguerriers ? Quoi ! ni votre infortunée patrie, ni vos antiquesdieux, ni le grand Énée, ne peuvent vous émouvoir ? la pitié,l’honneur, sont-ilsdoncéteintsdansvosâmes?»Animéspar

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cediscours, ils rappellent leurvertupremière,et, ralliant leursdébrisépars,ilsfontfaceaupéril.Turnusreculepasàpas;pasàpasilregagnelefleuveet larive,dontleflancdesmursestbordé. L’ardeur des Troyens en redouble : ils s’élancentensembleavecdescrisaffreux,etleurfoulegrossitencourant.Tel,quandunehordeacharnéepressedesesdardsmenaçantsun lion furieux, l’animal effrayé, mais terrible et le regardfarouche,reculeenfrémissant:ilnepeutserésoudreàfuir,sacolère et son courage s’y refusent ; mais prêt à fondre surl’ennemi, l’aspect des dards et des chasseurs enchaîne soncourrouxetretientsavengeance.AinsiTurnusincertainseretirelentement ; et son cœurbrûle, enflamméde fureur.Deux foismêmeilrevientsursesfiersassaillants:deuxfoisilenfonceetdissipeleurtroupeépouvantée.Maisaccouruedetoutesparts, l’arméeentièreval’investir;

et contre tant d’efforts, la fille de Saturne elle-même n’oses’obstinerà ledéfendre :par l’ordrede Jupiter, labrillante Irisest descendue de l’Olympe, portant à Junon les menaces dusouveraindesdieux,siTurnusn’abandonnelesrempartsaltiersdes Troyens. Déjà le héros affaibli ne soutient plus qu’avecpeine le poids de son bouclier, déjà le glaive trahit sa mainlanguissante;tantsiffleavecfurie lagrêledetraitsdont ilestaccablé.Sanscesserésonne,autourdesestempes,soncasquebattusanscesse;etsouslespierresfléchitletripleairaindesacuirasse : son panache abattu n’ombrage plus sa tête, et sonlargepavoisnesuffitpointàtantdecoups:lefertoujourslevé,lesTroyensetMnesthée lui-même, le foudroyantMnesthée,nelui laissentaucun repos.Unesueurbrûlantecoulede tout soncorps, et le sillonne en longs ruisseaux, noircis de sang et depoussière :épuisé,haletant, ilnerespirequ’aveceffort ;etsabruyantehaleinefaitpalpitersesflancs.Alorsenfin,s’élançanttoutarmé, il seprécipitedans leTibre : le fleuve,ouvrant sesnappesd’or, reçoit lehérosdanssachute, leportemollementsur ses ondes paisibles, et le rend à ses compagnons,triomphantetpurifiédessouilluresducarnage.

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Livredixième

CEPENDANT s’ouvre, dans l’Olympe, le palais de la toute-puissance : le père des dieux, le souverain des hommes, yrassemblelesImmortelssousseslambrisétoilés;là,duhautdeson trône, abaissés sur la terre, ses regards embrassentl’immensitédumonde,etlecampdesTroyensetlespeuplesduLatium. Les dieux ont pris séance sous ces portiquesmajestueux. Jupiter s’exprime en ces termes : « Augusteshabitantsduciel,d’oùvientqu’unintérêtnouveauachangévosarrêts ? d’où vient que tant de fiel aigrit vos cœurs ? J’avaisdéfenduquel’ItalieopposâtleglaiveauxTroyens:queldémon,au mépris de mes lois, alluma la discorde ? Quelle terreurpoussa ces deux nations à courir mutuellement aux armes, àcroiser le fer homicide. Il viendra le temps (pourquoi leprévenir?),letempsdescombatslégitimes;quandl’implacableCarthage,unjour,déchaînerasurleCapitoleladésolationetlamort,ets’ouvriralesAlpesépouvantées.Alorspourrontéclaterles haines, alors seront permises les fureurs de la guerre.Maintenant,laissezdevainsdébats;etsouscrivezavecjoieàlapaixquej’ordonne.»AinsiparlaJupiterenpeudemots.MaislabelleVénusexhale

plus longuement ses plaintes : « Ô mon père, ô puissanceéternelle que redoutent les mortels et les dieux ; vous, seulrecours, hélas ! que je puisse encore implorer ! vous voyez àquelle audace s’emportent les Rutules ; comme le fier Turnuspousseàtraversnosbataillonssescoursierssuperbes;comme,enflé de sa fortune, il écrase les vaincus. Déjà les portes, lesremparts,sontd’unvainsecoursauxTroyens.Quedis-je?c’estjusquedans leursmurs, c’est au seinmêmede leurs derniersretranchements, que sa fureur les poursuit ; et leurs largesfossés regorgentde leur sang.Énéeabsent l’ignore. Lesavez-vous condamnés aux horreurs d’un siège éternel ! Troierenaissait à peine : et voilà qu’un nouvel ennemimenace ses

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murailles ;qu’unenouvellearmée fondsurelle ;que,du fondde l’Étolie, le fougueux Diomède apporte encore la mort auxenfantsdeTeucer.Moi-même,sansdoute, jedoism’attendreàde nouvelles blessures ; et la fille du souverain des dieux estréservéeauglaived’unmortel!Sic’estsansvotreaveu,contrevos volontés suprêmes, que les Troyens ont cherché l’Italie,punissez leur offense, retirez-leur votremain protectrice. Maiss’ilsn’ontfaitquesuivretantd’oraclesrendusparlesdieuxdel’Olympe, par les dieux des Enfers, quel téméraire ose bravervosdécrets,oseforgerdenouveauxdestins?Rappellerai-jeiciles flammes dévorant nos vaisseaux sur le rivage d’Éryx ?Redirai-jelesoutragesduroidestempêtes,etlesventsfurieuxdéchaînésenÉolie,et lesmessagesd’Iristantdefoisenvoyéedes nues ? Maintenant l’Enfer même, l’Enfer, seule puissanceque l’Envie n’eût point encore armée, on le soulève contrenous ;etvomietoutàcoupdesgouffresduTartare,Alectonaseméletroubleetl’horreurdanstouteslesvillesdel’Italie.Non,cen’estpoint l’empireque je regrette. : cetespoirnous flattadansdesjoursplusheureux:qu’ilstriomphent,ceuxquevotrefaveurappelleàtriompher.Maissilaterren’apointd’asilequene ferme aux Troyens votre épouse inexorable, je vous enconjure, ômonpère, par les ruines fumantesd’Ilion ; souffrezque je dérobe Ascagne au glaive des Rutules ; souffrez qu’ilresteun filsà l’amourdesamère.Qu’Énéesoitencore, s’il lefaut,lejouetdemersinconnues;qu’ilerreaugrédesflotsoùlesort le promène : mais pour Iule, qu’il me soit permis de lecacher,de le soustraireauxhorreursdescombats.Amathontem’est consacrée ; je possède Paphos et ses ombrages, etCythère,etlesretraitesd’Idalie:qu’Ascagnepuisseycoulersesjours sans gloire, hélas, mais loin des armes ! Ordonnez queCarthage asservisse à son joug superbe les peuples del’Ausonie : du fond de leur exil, les enfants de Pergamen’alarmeront point ceux de Tyr. Que sert aux Troyens d’avoiréchappéauxderniersmalheursdelaguerre,d’avoirpus’ouvrirun passage à travers les feux ennemis ? que leur sert d’avoirépuisé les périls et des mers en courroux et des rivesétrangères, pour chercher dans le Latium un nouvel Ilion qui

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doitpérirencore?Nevaudrait-ilpasmieuxqu’ilsfoulassentdumoins les tristes cendres de leur infortunée patrie, et leschampsoùfutTroie?Rendez, jevousenconjure,ômonpère,rendez le Xanthe et le Simoïs à de malheureux proscrits ; etpermettezauxTroyensd’essuyerdenouveautouslesdésastresd’Ilion.»Alors la reine des dieux, Junon, cédant au courroux qui

l’enflamme : « Pourquoi me forcez-vous de rompre un longsilence, de faire éclater des douleurs qu’étouffait ma fierté ?Quel mortel, quel dieu obligea votre Énée de chercher lescombats,deleverl’étendardcontrelemonarquedesLatins?Cesont les destins, dites-vous, qui l’ont poussé vers l’Italie. Lesdestins ! dites plutôt les fureurs de Cassandre. Je le veuxcependant. Mais l’avons-nous contraint d’abandonner sescamps, de remettre ses jours à la merci des tempêtes, deconfier aux soins d’un enfant la fortune de la guerre et ladéfense de ses murailles, de tenter la foi des Toscans, etd’appeler aux armes des nations paisibles ? Quel oracle d’undieu, quel coup fatal de ma puissance, l’a précipité dans cesécarts funestes ? Que fait ici Junon ? que fait Iris et sesmessages du haut des nues ? Eh quoi ! c’est un crime auxLatinsd’environnerdeflammesleberceaudelanouvelleTroie!c’estuncrimeàTurnusdedisputeràdesbrigandsl’héritagedeses pères, lui dont Pilumnus est l’aïeul, lui dont Vénilie fut lamère ! et les Troyens pourront, sans crime, porter la torcheincendiaire dans les domaines de l’Italie, appesantir leur jougsurdeschampsétrangers,ets’applaudird’uninjustebutin?Ilspourront,sanscrime,s’offrir,enmenaçant,pourgendres,ravirdesbrasmaternels lesépousespromises,et, l’oliveà lamain,sollicitantlapaix,arborerlaguerresurleursvaisseauxarmés?Vousavezpuvous-mêmesoustraireÉnéeauxmainsdesGrecs,etmettre à la place d’un guerrier un vain nuage, une ombrevaine;vousavezpuchangersesnefsvagabondesennymphesdelamer:etmoi,pouravoirprêtécontreluidelégerssecoursauxRutules, j’aicommisunnoirattentat?Énée l’ignore, ilestabsent ! Eh bien, qu’il soit absent, qu’il l’ignore. Vous avezPaphosetlesombragesd’ldalie;vousavezlesboisdeCythère:

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pourquoiprovoquez-vousunevillefécondeenguerriers,etdescœurs indomptables ?Moi, j’ai juréd’anéantir jusqu’aux frêlesdébrisdePergame?moi?N’est-cedoncpasplutôtquiconquelivralesmalheureuxTroyensàlavengeancedesGrecs?Quellecauseafaitcourirauxarmesetl’Europeetl’Asie?Quelinfâmea rompu le plus saint des traités ? Est-ce parmes ordres quel’adultèrePârisaviolélapaixdeSparte?Ai-jelapremièretiréleglaive?M’a-t-onvue,compliced’unlâcheamour,fomenterladiscorde ? C’est alors qu’il fallait craindre pour vos chersPhrygiens :maintenant vous venez trop tard nous fatiguer devos plaintes frivoles ; c’est vous épuiser en reprochessuperflus.»AinsiparlaitJunon;etlesImmortels,partagésensentiments

divers, font entendre un murmure confus. Tels, au premiersouffledesvents, lesboisfrémissentagités:unbruitsourdseprolongeetprésageauxnautonierslatempêteprochaine.Alorsle maître du monde, l’arbitre suprême de la nature, élève savoix auguste : il parle, et dans le vaste Olympe règne unprofondsilence;laterretrembleensesfondements;lesoragess’apaisentdanslesplainesdel’air;lesZéphyrsrespectueuxontsuspendu leur haleine, et la vague s’endort sur les mersaplanies. Écoutez tousmes décrets, et qu’ils ne cessent pointd’êtreprésentsàvospensées.Puisquelesnœudsd’unealliancene peuvent unir Pergame et l’Ausonie ; puisque vos longsdébats ne connaissent point de terme : quelle que soitaujourd’huilafortunedecesdeuxpeuples,quellesquedoiventêtreleursdestinéesfutures,etTroyensetRutules,tousàmesyeuxserontégaux.SoitquelemalheurdesLatinslesconsumesansfruitausiègedecesremparts,soitqu’unprestigefunesteetdesprésages trompeursy tiennentenfermés lesTroyens, jene prétends servir ni Troie ni l’Italie. Que chacun doive à sesconseilsousesreversousessuccès.Jupiterestleroidetous:lesdestinstrouverontleurcours.«IlenjureparlesgouffresduStyx, pâle domaine de son frère ; par ces rives désolées, oùroulent de noirs torrents de bitume et de feu. Son frontmajestueux s’incline, et ce signe redoutable fait trembler toutl’Olympe.

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Là finit le conseil des dieux : Jupiter se lève de son trôned’or ; et les Immortels, rangés autour de lui, l’accompagnentjusqu’auseuildesonpalais.Cependant les Rutules, pressant à la fois toutes les portes,

renversent à l’envi les Troyens sous une grêle de traits, etsecouent sur les murs les torches de l’incendie. Lescompagnons du fils d’Anchise, investis dans leurs forts,s’indignentenvaind’ylanguirprisonniers;l’espoirmêmedelafuite ne leur est pas permis. Malheureux ! ils s’épuisent enveilles inutiles au sommet des tours, et leurs files éclairciesbordentmallesremparts.ÀleurtêtesemontrentAsius,vaillantfilsd’Imbrasis,etThymète,quemitaujourlefierHicétaon,lesdeuxAssaracus,etCastoretlevieuxThymbris:aumêmerangparaissentdeuxfrèresdeSarpédon,etClarusetThémon,tousdeuxenfantsde labelliqueuseLycie.Ceguerrierquis’avance,haletant sous le poids d’un bloc énorme, vaste débris d’unrocher, c’est Acmon de Lyrnesse ; Acmon, noble émule deClytius son père, noble émule de son frère Ménesthée. L’uns’armed’unjavelotaigu,l’autred’uncailloumeurtrier;celui-cifaitvolerunbrandonfumant,celui-làtendsonarchomicide.AumilieudeschefsbrillelejeuneIule,IuledigneobjetdessoinsdeVénus,dignesangdesroisd’Ilion;ilbrille,latêtenueetparéede ses grâces naïves : tel un rubis, qu’entoure un cercle d’or,étincellesurunseind’albâtreousurunfrontvirginal;teléclatel’ivoire,enchâsséparunemainhabiledans lebuisou l’ébène.Sur les lisdesoncouflottesa longuechevelure,et lesnœudsd’un fil d’or en captivent mollement les ondes. Toi aussi,généreux Ismare, cesguerriersmagnanimes t’ont vu lancer lamort, et faire siffler tes flèchesabreuvéesde sucsvénéneux ;Ismare, toi l’honneur de la Méonie, de ces champs fortunésqu’un peuple industrieux féconde, et que le Pactole arrose deson or. On y voyait Mnesthée lui-même, qui la veille avaitchasséTurnusetsauvélesremparts;Mnesthée,toutfierencoredesesrécentstrophées:onyvoyaitCapys,dont lenomrevitdansCapoue.Tels étaient les bravesqui partageaient entre eux les périls

decettelutteinégale:etcependantÉnée,danslesilencedela

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nuit,fendaitlesflotsamers.Àpeinearrivédupalaisd’Évandreau camp des Étruriens, il aborde leur roi, lui fait connaître sanaissanceetsonrang, luiparleetdesservicesqu’ilespère,etde ceux qu’il peut offrir, l’instruit des ligues menaçantes queMézenceaformées,etdesfureursdeTurnus,l’inviteàsedéfierdescaressesdelafortune,etmêleauxconseilsdelaprudenceles prières d’un suppliant. Tarchon n’hésite pas : il unit sesforces à celles du fils d’Anchise, et scelle par un sacrifice sanouvelle alliance. Libres alors des chaînes du destin, lesguerriersdeLydies’élancentsurleursnavires,etvoguent,fiersdu chef étranger que les dieux leur envoient. Lanef duhérosphrygien s’avance la première : sur la proue sont gravés leslionsdeCybèle:l’Idalessurmonte;l’Ida,sidouxauxyeuxdesTroyens fugitifs. Là veille assis le grand Énée,méditant sur laguerreetsesvicissitudes:àsagaucheestPallas;ilconsultelehéros,tantôtsur lesastres,guidesetflambeaudesnautoniersdurantlanuitprofonde,tantôtsurlestraversesqu’ilessuyademersenmers,,derivageenrivage.Ouvrezmaintenant l’Hélicon,Muses ; inspirezmes chants :

ditesquelspeuplessontpartisdesrégionsétrusquesaveclefilsd’Anchise, quels guerriers l’accompagnent sur leurs vaisseauxarmés,etsillonnentàsasuitelesmersdeTyrrhène.Massique,à leur tête, fend les flotsdesaproued’airain,où

rugit un tigre en fureur : sous lui volent aux combats millesoldatsd’élite, sortisdesmursdeClusiumetdes rempartsdeCose:pourarmes,ilsontdesflèches;unlégercarquoisflottesur leurs épaules ; leurmain porte un arcmeurtrier. Après luis’avancelefierAbas:satrouperayonned’armesétincelantes;etsursapouperesplenditunApollondoré:Populonie,dontlesmurs l’ont vu naître, lui confia six cents jeunes guerriers,expertsdanslescombats:Ilvaleurenjoignittroiscents;Ilva,noblereinedesmersquil’environnent,etdontVulcainn’épuisajamais les métaux. Le troisième, c’est Asylas, l’interprète desmortelsetdesdieux ;Asylas,àqui répondentet lesentraillesdesvictimes,etlesastresduciel,etleschantsdesoiseaux,etles feux prophétiques de la foudre : mille soldats le suivent ;phalange épaisse, impénétrable, et que hérisse une forêt de

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lances:pourmarchersoussesordres,ilsontquittélesmursdePise, dont le berceau fut aux bords de l’Alphée, mais dontl’enceinte occupe le sol de la Toscane. Ensuite paraît le belAstur ; Astur fier, d’un coursier superbe et desmille couleursdontsonarmureestnuancée:soussesdrapeauxsontaccourustroiscentsguerriersfidèles,tousbrûlantsdelamêmeardeur;on y compte ceux qu’a nourris Céré, ceux qui labourent leschamps du Minio, et les antiques Pyrgiens, et la jeunesse deGravisqueauxmaraisempestés.Jenet’oublieraipas,généreuxchefdesLiguriens,ôCynire!

je ne t’oublierai pas, ô Cupavon, toi dont la suite est peunombreuse, mais qu’ennoblit ton casque où se déploie leplumage d’un cygne. L’amour fit lemalheur des tiens, et tonpanache rappelle encore l’oiseau dont Cycnus prit la forme.PrivédePhaëton,qu’ilavaittantaimé,Cycnus,dit-on,pleuraitinconsolable:seul,àl’ombredespeupliers,autrefoissœursdesonami,l’infortunévenaitgémiretcharmerparseschantssonamour affligé : blanchi par l’âge et les regrets, on le vit, ômerveille!secouvrirmollementd’unduvetargenté,quitterlesdemeures terrestres, et porter dans les airs sa plainteharmonieuse.Sonfils,embarquésurlesflotsavecdesguerriersde son âge, fait mouvoir à force de rames le gigantesqueCentaure:lemonstres’avancedominantlesflots,ilmenacelesondesd’unrocénormequ’ilsuspenddanslesairs;etsacarèneimmensesillonneauloinlesmersprofondes.LevaillantOcnusamèneaussi lespeuplesdescontréesqui

l’ontvunaître;Ocnus,qu’ontmisaujourladivineMantoetlefleuvedeToscane:c’estlui,Mantoue,quiteceignitdemursettenommadubeaunomdesamère ;Mantoue,nobleouvragedeplusd’unchefillustre,dontl’originen’estpaslamême.Troisnationspartagentsonterritoire;souschacuned’ellesontdeuxfoisdeuxtribus;Mantouecommandeàleursdouzecités:c’estdans le sang étrusque que réside sa force. Armés contreMézence, cinq cents guerriers en sont partis. Fils du vieuxBénacus,etlefrontcouronnéderoseauxverdoyants,leMinciopeint sur leur poupe frayait les ondes à leur nef menaçante.Enfin s’avance le pesant Aulestes : cent rameurs sous ses

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ordres battent péniblement les flots de leurs cent avirons : lavague blanchit au loin sur les mers bouillonnantes. Il montel’énorme Triton, dont la conque épouvante les champs azurésd’Amphitrite : la moitié de son corps nage plongée dans leseaux ; sa poitrine velue offre les traits d’un homme, et sonventreallongésetermineendauphin:l’ondeécumantesebriseenmurmurant contre les flancs dumonstre. Tant de guerrierschoisis voguaient au secours de Pergame sur trois fois dixvaisseaux, et fendaient de leurs proues d’airain les liquidescampagnes.Déjàlejouravaitquittélescieux,etlapaisiblePhébé,roulant

son char nocturne, atteignait dans l’Olympe la moitié de sontour. Énée, plein de ses grands projets, défend à ses yeux lesommeil : assis lui-même à la poupe, il dirige le timon, ilgouverne les voiles. Tout à coup, au milieu de sa course,viennents’offriràsarencontrelesfidèlescompagnesduhéros;cesNymphes,qu’unbienfaitdeCybèleavaitdotéesdel’empiredesondes,etqui,maintenantdivinitésdesmers,furentjadisdelégersnavires :ellesglissaientde frontsur l’humidecristal,etfendaient les flots à la nage, égales en nombre aux prouesd’airainqueleTibrenaguèreavaitvuesrangéessursesbords.Aulointainaspectd’Énée,ellesreconnaissentleurmonarque,etcourent l’environnerde leur joyeuxcortège.Lapluséloquente,Cymodocée,s’approchedeplusprès:appuyéed’unemainsurla poupe flottante, elle élève au-dessus des eaux ses épaulesd’albâtre, et de l’autre sillonne doucement les ondes. Alorss’adressantauprinceétonné:«Veilles-tu,filsdesdieux?Veille,etlivreauxventstoutl’essordetesvoiles.Tuvoisennouscespins sacrés, enfants des cimes de l’Ida, aujourd’hui Nymphesd’Amphitrite,autrefoistesgalères.LeperfideRutule,leferetlaflammeà lamain,allaitnousabîmerau fonddeseaux :nousavons malgré nous rompu les liens du rivage, et nous techerchons sur lesmers.Cybèle, touchéedenospérils, nousadonné cette forme nouvelle ; sa puissance nous change endéesses, et nos jours paisibles doivent s’écouler au sein desondes.CependantlejeuneAscagne,cernédanslesmursdetoncamp, lutte avec peine, au milieu des traits qui l’assiègent,

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contre les fureurs des Latins. Déjà sont rendus aux postesmarqués les escadrons d’Évandre, réunis aux belliqueuxToscans : Turnus a résolu de leur opposer ses phalanges ; iltremblequetesdeuxcampssejoignent,etbrûledel’empêcher.Lève-toi, préviens sa menace ; et dès que paraîtra l’Aurore,cours appeler tes bataillons aux armes ; saisis ce bouclier,invulnérableégide,queforgeapourtoiledieudufeului-même,etdontl’orbeimmenseétincelleentouréd’unorpur.Lejourquiva luire (tu peux en croire un présage certain) verra desmonceauxdeRutulesencombrerlechampducarnage.»Elledit;etsavanteencoredansl’artdenaviguer,laNymphe,

en reculant,poussed’unbras flexible lapoupeobéissante : levaisseau fuit sur les ondes, pareil au trait qui fend l’air, à laflèche ailée qui devance les vents, La flotte entière le suit, etvole à son exemple. Le fils d’Anchise admire, sans lescomprendre, cesmerveilles inconnues : sa confiance toutefoiss’exalte à ce présage. Élevant alors ses regards vers la voûtecéleste, il implore Cybèle en ces mots : « Auguste mère desdieux,reinedel’Ida,quichérissezleshauteursduDindyme,quiprotégea les villes couronnéesde tours, et soumettezau freinles lions dociles attelés à votre char ; c’est de vous quej’accepte aujourd’hui le signal des batailles.. Venez accomplirvos augures ; et que votre présence, ô déesse, donne auxPhrygiens lavictoire.» Il parlait ; et cependant, remontédansles cieux, le dieu du jour s’avançait brillant de nouvellesclartés:sesrayonstriomphantsavaientchassélanuit.Aussitôt,par l’ordre d’Énée, les étendards se déploient ; on s’arme decourage,ons’animeaucombat.Devant luidéjàsedécouvrentetlesTroyensetlanouvelleTroie:deboutsursapoupeélevée,lehérosen tressaille ;et,de lamaingauche, ilagitedans lesairssonbouclierresplendissant.Àcetaspect,uncrisubit,élevédu camp jusqu’aux nues, annonce la joie des Troyens : ungénéreuxespoirrallumeleurcourroux;leursbrasfontpleuvoirmilletraits.Tels,sousuncielquenoircitlatempête,lesoiseauxdu Strymon s’excitent au départ, et, fendant les airs à grandbruit,sedérobentauxoragesavecdescrisd’allégresse.Cette ardeur soudaine tenait encore étonnés le monarque

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RutuleetleschefsAusoniens,quandtoutàcoupilsaperçoiventles proues tournées vers le rivage, et la mer au loinblanchissante sous lesnaviresqui la sillonnent.Auxéclairsdeson casque, on reconnaît le fils d’Anchise ; de son panachealtier jaillitune flammeondoyante ;etsonbouclierd’orvomitdestorrentsdefeu.Telleparfois,danslanuitsereine,lacomètesanglante étincelle d’un pourpre lugubre ; tel encore l’ardentSirius,apportantauxmortelsconsternésl’aridesécheresseetlafièvre brûlante, se lève et contriste les cieux de ses clartéssinistres.MaislefierTurnusn’arienperdudesaconfiance;ilprétend,

lepremier,sesaisirdurivage,etdisputerlaterreauxToscans.Lui-même, par ses discours, il échauffe ses guerriers, ilaiguillonne leur courage. «Ceuxqu’attendaient vos vœux, lesvoici;Marslui-mêmeleslivreàvoscoups:lavictoireestentrevosmains.Compagnons!c’estencejourqu’ilfautsongeràvosépouses,àvosfoyers;c’estencejourqu’ilfautvousmontrerdignes des hauts faits et de la gloire de vos aïeux. Couronsborder lesondes,couronsfrapper l’ennemi,pendantqu’ilnouscherche en désordre et pose à peine sur la rive un pied malaffermi. La Fortune sourit à l’audace. » Il dit, et roule en sapenséequelsbraves il doit conduireaupérilleux rivage, quelsautresildoitlaisserenarmesautourdesrempartsassiégés.Cependant Énée commande ; et, du haut des poupes

escarpées,despontsmobilesdescendentsessoldats.Plusieursobservent l’instantpropiceoù le flot languissantabandonne larive ; et sur le sable aride, ils s’élancent d’un bond léger.D’autresseglissentlelongdesrames.Tarchon,l’œilfixésurlacôte, croit voir une anse pacifique, où l’onde ne cache pasd’écueils et ne se brise point en mugissant, mais où la mer,balancée mollement, s’enfle et décroît sans courroux : il ytourne à l’instant ses voiles, et, pressant la manœuvre :«Allons,bravesamis,courbez-voustoutentierssurvos lourdsavirons;enlevez,portezvosgalères:fendezdel’éperoncetteplage ennemie, et que la carène même s’y creuse un largesillon.Dûtmaprouefracasséevolerenéclatssurlarive,pourvuque j’aborde, il suffit. » À peine il a parlé, tous à l’envi se

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dressentsurleursrames,etpoussentleursvaisseauxécumantssurlariveavancée.Lebectranchantdesnefsdéchireauloinlaterre,et leurcarènesansdommagevients’asseoirsur l’arène.Tapoupeseule futmoinsheureuse,ôTarchon !engagéedansdessablesperfides,etpendantesurleurdosinégal,longtempselle chancelle, se relève et retombe, et fatigue vainement lesflots :enfinelles’entrouvre,et livreà lamercidesvagues lesmalheureuxquilamontaient.Àtraverslesdébrisdesramesetles bancsqui surnagent, ils cherchent péniblement le bord, etl’ondequirefluelesrepousseversl’abîme.Turnusprofitedumoment:impétueux,ilvole,ilentraîneau

combat ses nombreuses légions, et déploie sur le rivage leurfrontmenaçant.Lachargesonne:Énée(présageheureuxdelavictoire)fondlepremiersurcesbandesagrestes,etporteparmiles Latins l’épouvante et la mort. Déjà Theron a mordu lapoussière:fierdesataillegigantesque,ilosaitdéfierÉnée;leglaive atteint l’audacieux à travers le triple airain de sonarmure, à travers lesmailles d’or de sa riche tunique, et sorttout fumantdeson flancdéchiré.EnsuiteÉnée frappeLichas ;Lichas,tirévivantdesamèreexpirante,etconsacré,Phébus,àtonculte:envainletranchantduferrespectasonenfance.Nonloin le robuste Cissée et l’énorme Gyas écrasaient des rangsentiersde leur lourdemassue: ils tombenttous lesdeuxsousles coups du héros. Rien n’a pu les garantir ; ni les armesd’Hercule, ni la force de leurs bras, ni Mélampe, leur père ;Mélampecompagnond’Alcide, tantque la terreoffritaudemi-dieu des monstres à terrasser. À l’instant où Pharus exhaled’insolentes clameurs, le javelot qu’Énée lui lance se plongetoutentierdanssaboucheentrouverte.Et toi,qu’entraînesursespaslejeuneetblondClytius,nouvelobjetdetatendresse,ômalheureux Cydon ! ce bras terrible allait aussi t’abattre ; et,désormais insensible aux vains attraits du bel âge, Cydon eûtdormi dans la poudre, si les enfants de Phorcus, ces frèresmagnanimes, n’eussent prévenu le coup qui menaçait ta vie.Septégauxencourage, ils fontvolersur lefilsd’Anchise leursseptdardsà lafois: lesuns,repousséspar lecasque,amortisparlebouclier,expirentinutiles;Vénusattentiveadétournéles

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autres,et lecorpsduhérosenestàpeineeffleuré.AlorsÉnées’adresse à son fidèle Achate : « Mes traits s’écrie-t-il ! oui,donne-moices traitsqui tantde foisontbu lesangdesGrecsdansleschampsd’llion.Mamainn’enbalancerapasunquinesoit fatal aux Rutules. » À ces mots, il saisit une énormejaveline,etlafaitsifflerdanslesairs:ellevole,atteint,fracassel’orbed’airaindontMéons’estcouvert,etperceà lafoisetsacuirasse et sa poitrine. Alcanor accourt, et, d’une mainfraternelle, soutient son frère dans sa chute : à l’instant, unsecond trait parti traverse lebrasd’Alcanor, et, conservant savitesse, fuit au loin tout sanglant : la main de l’infortunéretombe, languissamment pendante à ses nerfs déchirés.Soudain Numitor, arrachant du corps de son frère l’homicidejaveline,lalancecontreÉnée;maisellen’eutpointlagloiredetoucher le héros, et le coup égaré effleure la cuisse du grandAchate.Dans ce moment Clausus, l’honneur de Cures, Clausus,

bouillant de jeunesse et d’audace, s’élance fièrement, et d’undardacéréfrappeauloinDryope:leferpénètreau-dessousdumenton,s’enfoncedanslagorgedesavictime,etluiravitàlafoislaparoleetlavie:lemalheureuxguerrierheurtedufrontlaterre, et sa bouche vomit un sang épais. Sous le même brassuccombent ici trois jeunes Thraces, noble sang de Borée ; làtrois enfants d’Idas, venus d’Ismare, qui les vit naître : leurtrépas est semblable, mais leurs blessures sont différentes.BientôtaccourtHalésus,etlafleurdesAuronces:bientôtparaîtlui-mêmelevaillant filsdeNeptune,Messape,à latêtedesesbrillantsescadrons.Onsemêle,onsepresse;chaquepartitouràtoursaisit,perdetreprendlerivage:leseuilmêmeduLatiumestlethéâtreducarnage.Tels,danslevastechampdesairs,lesventsopposésselivrentd’affreuxcombats,etmugissentégauxen forces comme égaux en fureurs : les courantss’entrechoquent, les nuages heurtent les nuages, les vaguesluttentcontrelesvagues:longtempslavictoireestdouteuse,etles orages se balancent. Tels s’attaquent, corps à corps, piedcontrepied,lesbataillonstroyensetlesphalangeslatines.Ailleurs,surunsolingrat,oùlestorrentsauloinroulèrentdes

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éclatsderocheetdestroncsfracassés.,vainsdébrisdurivage,lajeunessearcadiennesoutenaitmalàpieduncombatnouveaupourelle:l’âpreinégalitédeslieuxl’avaitcontraintedequitteralorssescoursiers ;etdéjà tournant ledos,elle fuyaitdevantles Latins ardents à la poursuivre. Pallas le voit ; et, seuleressourcequiluiresteencetteextrémitécruelle!touràtourilemploie,pour rallumer lescourages, laprière touchanteet lesreproches amers : « Où fuyez-vous, amis ? Par vous, par vosnobles exploits ! par le grand nom d’Évandre, votremaître etmon père ! par tant de guerres mémorables dont il sortitvainqueur ! par l’espoir d’un fils, ce jeune émule de la gloirepaternelle!ah!nevousfiezpointàl’agilitédevospieds!c’estle ferquidoitnousouvrirunpassageà travers l’ennemi ; cesrangsépaisquinouspressent,voilànotrechemin:c’estlàquenousappellentlapatrieetl’honneur;vousysuivrezPallas.Cene sont point des dieux qui nous poursuivent : mortels, nousn’avons à combattre qu’un ennemimortel : avons-nousmoinsdecœur?avons-nousmoinsdebras?D’uncôté, lamernousoppose l’immense barrière de ses ondes ; de l’autre, c’est laterrequimanqueànotrefuite:entrelesgouffresdel’OcéanetlesrempartsdeTroie,avons-nousàchoisir?»Ildit,ets’élanceencourrouxaufortdesdardsquilemenacent.Le premier qui s’offre à ses coups, c’est Lagus, poussé par

sonmauvaisdestin.Tandisquel’imprudentsoulèveunblocd’unpoidsénorme,Pallasleperced’unjavelotrapideàl’endroitoù,partageant ledos, l’épinesépare lesdeux flancs.Vainqueur, ilretirait avec effort le fer arrêté dans la plaie, quand soudainfondsurluil’impétueuxHisbon,quiseflattaitdelesurprendre.Vain espoir ! Pendant qu’Hisbon se précipite en aveugle pourvenger, dans sa fureur, le trépas sanglant de Lagus, le hérosprévientsonennemi,et luiplongesonépée jusqu’aufonddesentrailles.EnsuiteilattaqueSthénélus,ilrenverseAnchémole;Anchémole,reste incestueuxduvieuxsangdeRhétus,etdontl’infâme amour osa souiller la couche de samarâtre. Et vousaussi,voustombezdansleschampsrutules,vous,néslemêmejour, ô Laris, ô Thymber, aimables enfants de Daucus ! Votredouce ressemblance embarrassait vos parentsmêmes, et leur

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causaituneagréableerreur;maisencemoment,hélas!lefilsd’Évandremetentrevousunecruelledifférence.Toi,Thymber,le glaive de Pallas a fait rouler ta tête sur la poussière ; toi,Laris,tamaindroiteabattuetechercheenvaindanslapoudre;tesdoigtsmourantss’agitent,etpressentencoreleferquileuréchappe.Auxdiscoursde leurchef,àsesbrillantsexemples, les fiers

Arcadienss’enflamment:ladouleuretlahontelesramènentaucombat. Pallas vole à leur tête : il perce de loin Rhétée,qu’entraînaient près de lui ses coursiers fugitifs : fatalerencontre, qui, pour un instant, sauve Ilus ! C’était Ilus quecherchaitensifflantlalancemeurtrière,lorsqueRhétée,fuyantvos armes fraternelles, vaillant Teuthras, brave Tyrès, vients’offrir lui-mêmeaucoupquin’étaitpaspour lui.Renversédesonchar,iltombe,etbatd’unpiedmourantlaterrequ’ilvientdéfendre. Ainsi, quand, secondé des vents qu’il demande auxétés, le pasteur a dans les bois arides répandu l’incendie ;soudain la flamme se déploie de rameaux en rameaux, et,poussédesforêtsdanslaplaine,bientôtl’horribleembrasementcouvreauloinlesvastescampagnes:lui,cependant,assissurune rocheécartée, il contemple d’unœil satisfait les flammestriomphantes.Ainsil’ardeurdetesguerriers,ôPallas,dévoreencourantlesobstacles,ettoncœurentressailledejoie.Maisunredoutable adversaire, Halésus, ose affronter leur choc, et lesdéfie,ramassésoussesarmes.Touràtour il immoleetLadon,etPhérèsetDémodocus :desa fulminanteépée ilemporte lebrasmenaçantqueStrymoniuslevaitpourluipercerlagorge:d’unrocilfrappeThoasàlatête;etsoudainvoleéparse,avecses os brisés, sa cervelle sanglante. Trop sûr d’un avenirfuneste,lepèred’Halésusavaitcachédanslesforêtsl’enfancedesonfils :àpeine lamorteut fermélapaupièreblanchieduvieillard, les Parques jetèrent leursmains cruelles sur le jeuneinfortuné,et ledévouèrentauxarmesdu filsd’Évandre.Avantde semesurer contre lui, Pallas implore la divinité du rivage :«Donneencemoment,dieuduTibre,donneunheureuxessorau fer ailé que je balance, et fais qu’il traverse le cœur dupuissantHalésus : cettearmuresuperbe,ces richesdépouilles

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du vaincu, j’en ornerai le chêne de tes bords. » Le dieul’exauce : tandis qu’Halésus couvre Imaon désarmé, lemalheureuxlivrelui-mêmeautrait,mortelsonflancrestésansdéfense.À ce coup éclatant, les Rutules pâlissent ; mais un héros,

l’espoirdesonparti,Lausus,rassureleursbataillonstremblants.Pluspromptquel’éclair,ilétendàsespiedslefierAbas;Abas,lerempartdesÉtrusquesetl’écueildesLatins:ilterrasseetlesenfantsdel’Arcadie,etlesguerriersToscans:vousaussi,vousqu’épargnaleferdesGrecs,celuideLaususvousmoissonne,ôgénéreux Troyens ! Les phalanges rivales se chargent avecfurie;leschefssontégaux,lesforcessontpareilles:lesrangspèsent sur les rangs ; et, dans les files plus serrées, l’espacemanqueauvoldesjavelots,aumouvementdesbras.D’uncôté,Pallas combat et tonne ; de l’autre, tonne et combat Lausus :tous deux encore dans la fleur du jeune âge, tous deuxéclatantsdebeauté;maistousdeux,hélas!condamnésparlesort à ne plus revoir leur patrie. Dumoins ils ne périront passouslescoupsl’undel’autre;ainsil’aprononcélesouverainduvasteOlympe:bientôtleurchutedoitillustrerdeuxvainqueursplusfameux.Cependantlanymphe,sœurdeTurnus,courtavertirsonfrère

despérilsdeLausus.Turnusl’entend;et,sursoncharquivole,il fend lesbataillons. Il arrive, il s’écrie : « Soldats ! laissez lechamplibreàmescoups:seul jefondssurPallas,c’estàmoiseul que cette victime est due. Ah ! que son père n’est-il lui-mêmespectateurducombat!»Ilparle;etlesguerriersdocilesont fait place à leur maître. Ce prompt respect des Rutules,cettevoixaltièredumonarque,ontfrappédesurpriselejeunefilsd’Évandre:ilcontempleTurnusavecétonnement:ilmesuredes yeux sa taille gigantesque : puis, roulant sur toute sapersonne un regard de courroux, il repousse en ces motsl’insulte d’un roi superbe : « Dans peu ma gloire sera digned’envie:outesdépouillesorgueilleusesvontchargermonbrastrîomphant, ou j’aurai succombé,mais par un glorieux trépas.Quel que soit le sort qui m’attende,mon père n’aura point àrougir : épargne-toi d’inutiles menaces. » Les Arcadiens

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frémissent ; l’effroi dans leurs veines a glacé tout leur sang.DéjàTurnuss’estélancédesonchar:c’estàpied,c’estdeprèsqu’ilbrûled’envenirauxmains.Telqu’unlionqui,deshauteursoùveillesacolère,avudans lesprés lointainsunfier taureaudéfier les combats ; le roi des animaux, d’un bond rapide, seprécipite dans la plaine : tel est Turnus, telle est sa courseimpétueuse. Dès que Pallas le voit toucher au lieu d’où le ferpeutl’atteindre,Pallasbrusquel’attaque:heureuxsilafortunefavoriseaumoinsl’audace,quandlesforcessontinégales!Lesregards attachés sur la voûte céleste, il s’écrie : « Parl’hospitalité d’un père, par la table d’Évandre, où tu daignast’asseoir dans tes courses magnanimes ! entends ma voix,Alcide ; secondemespérilleux efforts.QueTurnus expirant sevoie arracher par moi son armure sanglante ; que ses yeuxmourants contemplent son vainqueur ! » Alcide a reconnu lavoix qui l’implore ; il renferme dans son cœur sa tristesseprofonde,etlaissecoulerdeslarmesinutiles.Lepèredesdieuxalorsadresseàsonfilscesparolesdebonté:«Chaquemortelsubitsonjourfatal;lavien’estqu’uncemoment;cemomentfuit irréparable : mais éterniser sa mémoire par des travauxillustres, tel est le droit de la vertu. Ilion, sous ses murssuperbes, a vu tomber plus d’un enfant des dieux : Sarpédonlui-même,Sarpédon,monfils,asuccombécommeeux.Turnusaurasontour;déjà lesParques l’appellent, il toucheautermeoùsesdestinsl’attendent.»AinsiparleJupiter;etsesregardssedétournentloindeschampsdesRutules.Cependant Pallas, recueillant toutes ses forces, lance son

javelot,et tiredu fourreauqui l’enfermesa flamboyanteépée.Letrait,fendantlesairs,tombeàl’endroitoùl’épaulesecachesous l’airain voûté qui la couvre ; et s’ouvrant un passage àtravers les bords du pavois, il effleure en glissant le corps dugrand Turnus. Turnus, alors, saisit une lourde javeline arméed’unferaigu,etlabalançantàloisir,lafaitsifflercontrePallas:«Tiens,dit-il,voissimestraitspercentmieuxquelestiens.»Ilparlait;et,malgrélestripleslamesetdeferetd’airain,malgréles cuirs durcis reployés l’un sur l’autre, la pointe meurtrièreperce d’un coup affreux le bouclier du fils d’Évandre, traverse

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l’épaisseur de sa cuirasse, et se plonge au fond de son cœur.L’intrépide Pallas arrache en vain le dard fumant de sesentrailles ; et son sang et sa vie s’échappent à la fois par lamêmeblessure.Iltombesursaplaie:sesarmesretentissentdesachute;et,desaboucheensanglantée,ilmordenexpirantlerivageennemi.Turnus, insultant à ces tristes restes : « Arcadiens, » dit-il,

retenezmes paroles, et portez-les à votremaître. Tel qu’il l’amérité,jeluirenvoiePallas.Qu’illuidresseuntombeau,qu’illuirende les honneurs de la sépulture, je lui permets ce vainsoulagement:ilaurapayécherlafoipromiseauxTroyens!»Ildit ; et foulant d’unpiedbarbare son rival qui n’est plus, il ledépouilledesonrichebaudrier, largeetsuperbeornement,oùrevitunnoirattentat ;où, frappés tousensembledans lanuitnuptiale, cinquante jeunes époux abreuvent de leur sang lacouchedespâlesDanaïdes.OuvragedeClonus,filsd’Eurytion,cemerveilleux travail était gravé sur l’or. Turnus separeavecorgueil de ce brillant trophée, et s’applaudit de sa conquête.Fatalaveuglementdeshommes,quileurdérobel’aveniretleursdestins futurs ! trompeuse ivresse de la prospérité, qui lesentraîneet leségare loindesbornesde lasagesse!LetempsapprocheoùTurnusvoudra,maisenvain,racheteraupoidsdel’or le trépas de Pallas, et maudira trop tard ces funestesdépouillesetcetriomphed’unmoment.Cependantrassemblésautour de Pallas, ses compagnons gémissants, et les yeuxbaignésdepleurs,l’emportenttristementétendusursesarmes.Ô deuil ! ô gloire pour Évandre ! Quel retour chez un père !Jeuneguerrier,cejourvittespremierscombats,cejourvittesderniers soupirs :maisdumoins,dans les champs rutules,devastesmonceauxdemortsontmarquétonpassage.Cen’estplusunvainbruit,c’estunmessagertropfidèlequi

vole instruire Énée d’un si grand malheur : « Les Troyens,ajoute-t-il, ne luttent qu’avec peine contre la mort qui lesassiège : l’heure presse ; s’il n’accourt, ils cèdent, ilspérissent.»AussitôtÉnéepart:ilmoissonne,leglaiveenmain,toutcequis’offreàsescoups;l’œilenfeu,ils’ouvreavecleferunlargepassageàtraverslesbataillons:c’esttoiqu’ilcherche,

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Turnus, toi dont l’orgueil s’enivre d’un sang qui fume encore.Pallas,Évandre, sontpartoutprésentsàsesyeux : cette tablehospitalière qui l’accueillit sans faste, cesmains amies que lasienne a pressées, tout irrite sa colère. Il saisit vivants quatreguerriers fils de Sulmon, quatre guerriers enfants d’Ufens ;victimesdévouéesauxmânesdePallas, ilsexpieront samort,ilsarroserontdeleursangcaptiflesflammesdesonbûcher.Au même instant, il fait voler contre Magus une lance

acérée : l’adroitMaguscourbe le front,et la lanceenfuyantasifflé sur sa tête.Soudain il embrasse lesgenouxduhéros,etl’implored’unevoixsuppliante:«Parlesmânesd’Anchise!parles jeunesannéesd’Iule,votredouceespérance!ah ! jevousenconjure,daignezmerendreauxvœuxd’unfilsetd’unpère!J’habiteunpalaissuperbe:j’ypossède,enfouissoussesvoûtesprofondes, de riches amas d’argent que l’art a façonnés ; devastes monceaux d’or travaillé, d’or brut, remplissent mestrésors. Ce n’est point de mon trépas que dépend votrevictoire :unguerrierdeplusest-ild’unsigrandpoidsdans labalancedudestin?» Ilparlait ;Énée lui répondencourroux :« Ces vains amas d’argent et d’or dont tu nous vantes larichesse,épargne-lespourtesenfants.Destraitésentrenous!Turnus les a proscrits, en égorgeant Pallas. Ainsi l’entendl’ombred’Anchise,ainsi l’entend le jeune Iule.»Àcesmots, ilsaisit d’unemain le casque de sa victime, et, lui courbant latête,enfoncedanscecœurpusillanimeunglaiveimpitoyable.Nonloincombattaitlevaillantfilsd’Hémon,guerrierpontife,

cher à Phébus, cher àDiane : son front ceignait la tiare et lebandeausacré ; toutresplendissantd’or, ilétalaitavecorgueilses vêtements pompeux et sa brillante armure. Mais devantÉnéequilepresse,ilfuit,chancelle,ettombe:Énéetriomphantl’immole, et le plonge dans l’ombre éternelle. Séreste arracheau vaincu sesmagnifiquesdépouilles, et, ployant sous le faix,t’en consacre, dieu de la guerre, le superbe trophée. Poursoutenir lesRutules, s’avancent réunisCéculus,noble sangdeVulcain, Umbron, sorti des montagnes des Marses. Le filsd’Anchise les dévoue l’un et l’autre à ses vengeances : soncimeterre fait voler du même coup le bras du téméraire

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Umbron,et l’orbeentierdesonbouclier.Vainement l’infortunécomptasur seschantsmagiques ; vainement, tropsûrdesonart, il se promit peut-être une gloire immortelle : et cettevieillessehonorable,etces longuesannéesdontsonespoirseberçait, il n’en jouit qu’en espérance. Fruit des amourschampêtresdudieuFauneetdelanympheDryope,lebouillantTarquitus, qu’enorgueillissent ses armes éblouissantes, ose seprésenterdevantlehérosenfurie.D’unejavelinebalancéeavecforce, Énée traverse à la fois la cuirasse de l’imprudent etl’épaisseurdeson lourdbouclier : enmême temps, sourdauxvainsdiscours,auxvainesprièresdumalheureux, il fait roulersa tête sur la poussière ; et, repoussant du pied le cadavrefumant, il exhale en cesmots sa haine qui vit encore : « Gismaintenant ici, guerrier terrible ! Jamais une tendre mère necouvriratesrestesd’uneterrepieuse,n’enfermeratescendresdans le sépulcre de tes pères. Tu serviras de pâture auxvautours dévorants : ton corps, jeté dans l’abîmedesmers, ysera le jouet des ondes ; et leurs monstres affamés sedisputerontteslambeaux.»Il dit, et seprécipite surAntée, sur Lycas, qui combattaient

auxpremiersrangs; ilpoursuitet lebraveNumas,et leblondCamertès, noble fils du belliqueux Volscens ; Camertès, dontl’Ausonie vantait les opulents domaines, et qui régna sur lasilencieuseAmyclée.Telqu’onpeintÉgéon,auxcentbras,auxcentmains,lorsque,vomissantparcinquantebouchesàlafoisles flammes recéléesdansses flancsgigantesques, ilopposaitauxfoudresdeJupiterl’airaintonnantdecinquanteboucliersetleséclairsdecinquanteépéesnues:telÉnéevainqueursèmeauloinlamortdanslaplaine,dèsquesonglaives’estunefoisabreuvé de sang. Dans sa fougue, il fond sur le quadrige ailédontlevolentraînaitNiphéedansl’arène.Duplusloinqu’ilsontvulehéross’avancerterribleetlefrontmenaçant,lescoursiers,saisisd’effroi,ontrebrousséd’horreur.Ilsrenversentleurguide,etlelongdurivageemportentsoncharfracassé.Cependantdeuxfrèresintrépides,LucagusetLiger,poussent

à leur tour dans la mêlée deux chevaux plus blancs que laneige:Ligertientlesrênes,etguidelescoursiers;lebouillant

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Lucaguspromènesur lafouleéperduesonferétincelant.Énées’indigneà tantd’audaceetde fureur : il s’élance,et,promptcomme la foudre, leur présente tout à coup la pointe de salance. « Non, non, lui crie Liger, ces coursiers que tu vois nesontpasceuxdeDiomède;cecharn’estpasceluid’Achille;tun’es plus ici dans les champs phrygiens : bientôt ces plainesauront vu le terme et de la guerre et de ta vie. » Telless’exhalaient dans les vents les bravades de l’insensé Liger ;mais ce n’est point par des bravades que répond le hérostroyen : il brandit sa lance sur le coupleennemi. PendantqueLucagus,inclinésurlesrênes,aiguillonne,ledardenmain,seschevauxhaletants,etqu’avançantunpiedsurletimonrapide,ils’apprête au combat ; le trait siffle, perce le bord inférieur dupavoisbrillantqu’ilatteint,etpénètretoutentierdans le flancdu Rutule. Renversé de son char, il roule et meurt sur lapoussière. Alors, le sage Énée, s’abaissant au sarcasme :«Lucagus,cenesontpointtescoursiersdontlafuitetroplenteatrahilevoldetonchar;unvainfantômenelesapointégarésloindesrangsennemis:toi-même,enteprécipitantdesroues,abandonnas les rênes. » Il dit, et s’empare à l’instant desguides. Tombé dumême char, lemalheureux Liger tendait aufilsd’Anchiseunemaindésarmée :«Ah!par toi,disait-il,parles auteurs de tes jours glorieux ! Troyenmagnanime, daigneme laisser vivre, et prends pitié d’un suppliant ! » Énéel’interrompt tout à coup : «Cen’était pasainsi que tuparlaistantôt.Meurs;et,frèreinséparable,varejoindretonfrère.»Leglaive, à ces mots, déchire le sein du lâche, et chasse pourjamaissonâmedesademeureténébreuse.Ainsi le héros phrygien couvrait les champs de funérailles,

nonmoinsterribleensafureurqu’untorrentdébordé,ouqu’unnoirtourbillon.Etcependant,vainqueurseux-mêmesdesfaiblesbandesquilesassiègent,lejeuneAscagneetsesguerriersontfranchi lesmurs de leur camp, et se déploient dans la plaine.TandisqueMarséchauffelamêlée,JupiteradresseàJunoncetteamèreironie:«Eh!bien,masœur,matendreépouse,vousnetous trompiez pas : Vénus seule, on n’en peut plus douter,soutient les enfants d’Ilion. Vous le voyez, leur bras est sans

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vaillance,leurâmeestsansvigueur,etlepérillesfaitpâlir»Lareinedesdieuxrépond,d’unairsoumis:«Pourquoi,divin

époux, aigrir mes chagrins, et m’accabler de votre humeursévère?Ah!sicommeautrefois,épousefortunée, Junonvousétait chère encore, elle ne craindrait pas les refus d’un épouxtout-puissant : je pourrais arracher Turnus aux horreurs ducombat, je pourrais le rendre vivant aux vœux paternels deDaunus. Mais sa tête est promise, et son sang généreux doitassouvirlesvengeancestroyennes.Pourtantsonillustreorigineremontejusqu’auxmaîtresdesdieux:Pilumnusestsonantiqueaïeul et ses pieusesmains ontmille fois chargé vos autels desplendidesoffrandes.»Elle dit ; le souverain du vaste Olympe réplique en peu de

mots : « S’il ne faut, pour vous satisfaire, que retarder ladernièreheured’unguerrierprèsdepérir;sitousvosvœuxsebornent au délai qu’ils ce implorent : arrachez Turnus aucarnage, dérobez-le par la fuite aux destins qui le pressent ;mon indulgence peut y souscrire. Mais si vos prières cachentl’espoir d’une faveur plus grande ; si vous pensez que Jupitersongeàtroublerl’ordredusort,àchangerl’issuedelaguerre,vousnourrissezdevainesespérances.»AlorsJunon,baignéedelarmes :«Ah!quandvotrebouchem’afflige,sivotrecœur ladésavouait!siTurnusavaitencoredelongsjoursàcompter!…Mais non ; l’infortuné court à son terme funeste, ou je lismaldans l’avenir. Que ne suis-je, hélas ! le jouet de faussesalarmes!etvous,arbitredesdestinées,ôpuissiez-vousadoucirlarigueurdevosdécrets!»Enachevantcesmots,elles’élancetoutàcoupdescélestes

demeures, s’enveloppe d’un nuage sombre, et, traversant lesairs, pareille à la tempête, vole aux champs où la mortmoissonne et les phalanges de Pergame et les bataillons deLaurente.Là,soudain,ladéesse,condensantunevapeurlégère,en forme un vain simulacre, trompeuse image d’Énée : lefantôme,ôprodige ! resplendit, parédesarmesphrygiennes ;c’est le bouclier d’or du fils d’Anchise, c’est l’aigrette de sonfront divin : sa voix, bruit mensonger, s’exhale en discoursfantastiques,éclateensonssansidées;etsafièrecontenance

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imitecelleduhérostroyen.Tellesonpeintlesombresvoltigeantautour des tombeaux ; tels encore les songes imposteurs sejouentdenossensassoupis.LefauxÉnée,d’unairaudacieux,vient affronter les premiers rangs ; ses traits ont provoquéTurnus,etsesmenacesledéfient.Turnusfondirritésurcerivalimaginaire, et lui lanceun javelot qui fend l’air en sifflant : lefantôme tourne le dos, et s’éloigne d’un pas rapide. À cetaspect, Turnus triomphe ; il croit qu’Énée tremblant reculedevantlui,etsonorgueils’enivred’unchimériqueespoir:«Oùfuis-tu, redoutable Énée ? Abandonnes-tu sitôt une épousepromise?Arrête !cebrasveut te livrer la terre tantcherchéepartoisurlesondes.»Ainsifrappantl’airdesescris,leRutuleabusépoursuit levainfantôme,etfaitbriller leséclairsdesonglaive : aveugle ! il ne voit pas que les vents emportent savictoireetsajoie.Unnavireseprésente:amarrécontreunrocsauvage,ilavait

naguèreamenédesparagesdeClusiumlepuissantOsinius;etses échelles dressées encore, ses ponts encore abattus,offraientunfacileabord.L’imagetremblanteduhérosfugitifs’yjette dans un recoin obscur : toujours impétueux, Turnus voleaprès elle ; rien ne l’arrête, il franchit les ponts escarpés. Àpeine a-t-il touché la proue, que la fille de Saturne rompt lescâbles, arrache la nef au rivage, et l’entraîne au loin sur lesmersécumantes.CependantÉnéeappelleenvainaucombatsonrivalabsent,

et précipite aux enfers tout ce qui s’offre à ses coups. Alorsl’ombre légère ne s’amuse plus à se cacher ; mais s’élevantdans les airs, elle s’évapore au sein de la nue ténébreuse, etlaisseerrerTurnusaugrédesventsetdeseaux. Il regarde,etne voit plus la rive. Indigné d’un bienfait dont il ignore lemystère, ilmaudit le bras qui le sauve ; et levant au ciel sesdeux mains frémissantes, il s’écrie furieux : « Jupiter tout-puissant!est-cemoiquevousflétrissezd’unpareilopprobre?meréserviez-vousàcetaffreuxdestin?Oùvais-je?d’oùviens-je ? où suis-je ?Quelle fuite, ô ciel ! et comment reparaître ?Pourrai-je revoirencoreLaurente,et sesmurs,etmoncamp?Quedironttouscesbravesdontlafouleasuivimespas,aservi

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mafortune,etquejelaisse,horribleidée!sousleglaivedelamort?Ah! jevoisd’ici le ferpoursuivre leurtroupeéperdue;j’entendslecridesvictimesquefaittomber lecoupfatal.Quedevenir ? où me cacher ? dans quel abîme assez profond, ôterre ! ensevelir ma honte ? Vous du moins, vous, ayez pitiéd’un malheureux. Vents cruels ! jetez, brisez ma nef sur lesrochers, sur les écueils ; Turnus lui-même vous en conjure !qu’ellepérisse,engloutiedansdessablessans fond,parmi lesSyrtesinaccessibles,partout,hélas!oùnepuissentpénétrernilenomdesRutules,nilebruitdemondéshonneur.»Tel son courroux s’exhale ; et son âme agitée roule cent

projetsdivers.Doit-il,pourexpierl’affrontquifaitsondésespoir,tourner contre lui-même la pointede songlaive, et la plongersanglante dans ses flancs déchirés ? Doit-il se précipiter aumilieudes flots, regagnerà lanage la terreau loinperdue,etcouriraffronterencorelefermeurtrierdesTroyens?Troisfoisiltente et l’une et l’autre voie : trois fois la puissante Junonl’arrête;etlapitiédeladéesseréprimelafougueduguerrier.Ilvogue, il fend lesmers, favorisé des zéphyrs et de l’onde, ettoucheenfinauxmursantiquesduvieuxDaunus,sonpère.Mais, poussé par Jupiter, le farouche Mézence ranime le

combat,et fondsur lesTroyens triomphants.Sur lui fondentàleur tour lesrangsserrésdesÉtrusques : tous lepressentà lafois;c’estluiseulquechercheleurhaine,luiseulqu’assiègelagrêledeleurstraits.Tellequ’unerochesourcilleusequipendsurl’humideabîme;enbutteàlafuriedesvents,etbattueparlesvagues, elle soutient les efforts conjurés, les menacestonnantesetducieletdesmers;sacime,écueildestempêtes,demeure inébranlable : tel résiste Mézence. Il renverse à sespieds Hébrus, fils de Dolichaon : il terrasse et Latagus qui lebrave,etPalmusquifuyait:Latagusexpire, lefrontbriséd’unblocénorme,vasteéclatd’un rocher ; le lâchePalmus, frappédanssesjarretssanglants,roulevivantsurlesable,ets’ydébatenvain:sonarmure,nobledépouille,varevêtirLausus;etsonpanache orne le front du jeune guerrier. Le même bras jettesansviesurlapoudreetlePhrygienÉvas,etMimasleTroyen;Mimas,égalenâgeaubrillantParis,etsonfidèlecompagnon;

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Mimas,filsd’Amycus,etqueThéanomitaumondeencettenuitfataleoùlafilledeCissée,reineetmèremalheureuse,enfantadansPâris la torched’Ilion :maisPârisdort,enseveliprèsdesmurs paternels ; Mimas, près de Laurente, reste étendu sansgloire sur des bords étrangers. Comme un vieux sanglier,qu’une meute ardente a lancé du haut des montagnes,s’arrache en grondant aux pins ténébreux du Vésule quilongtemps l’ont caché, aux joncs sauvages du marais deLaurente qui l’ont nourri longtemps : tout à coup, s’il voit lesretstendus,ils’arrête,ilfrémit,écumantdecolère;etsescrinsse dressent de fureur : l’audace des chasseurs hésite, nuld’entre eux n’ose l’approcher ; c’est de loin que leurs dardstimides,queleurscrisprudentsleharcellent.Ainsi,detouscesguerriersqu’irritecontreMézenceunjusteressentiment,aucunn’alecouragedel’affronterleglaiveenmain;c’estdeloinqueleurs traits ailés, que leurs longues clameurs l’insultent et lefatiguent : lui, sans effroi, il fait front de toutes parts, et,grinçant de rage, secoue de son bouclier les dards qui lehérissent.Là combattait Acron, venu des antiques frontières de

Corythe,maisnédanslaGrèce,etregrettantloindufoyernatalun hymen imparfait. Pendant qu’il porte parmi les Rutules letroubleetl’épouvante,sonéclatanteaigretteetsonécharpedepourpre, vains présents d’une amante, ont attiré de loin lesregardsdeMézence.Telqu’onvoitunlionàjeunpromener,enrugissant, dans les forêts profondes la faim cruelle qui letourmente : si lehasardoffreà savueunchevreuilauxpiedsagiles,uncerfauboisaltier,soudainbondissantdejoie,ilouvreune gueule immense, hérisse sa crinière, et, tombant sur saproie,s’yattacheetladéchire:sonmuflehorribledégouttedecarnage:tels’élanceaufortdesennemisleféroceMézence.Tutombes, malheureux Acron ! tes pieds mourants s’agitent surl’homicidearène,ettesarmesbriséessontrougiesdetonsang.Orode fuyait, emporté par la peur : le tyran dédaigne de lepercerparderrière,etveutquesavictimevoiearriverlamort.Ilcourt,l’atteint,l’arrête,etlepressantcorpsàcorps,leterrasseettriomphe,nonparlaruse,maisparlaforceetl’audace.Alors

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appuyant la lance et le pied sur son rival abattu : « Victoire,compagnons ! le grand, le formidable Oronte a mesuré laterre!»Ildit,etsessoldats,applaudissantenfoule,ontrépété«Victoire !»L’infortuné,d’unevoixprêteà s’éteindre :«Quiquetusois,superbe,tupaieraschermontrépas;etdanspeuton orgueil nem’insultera plus : le ciel te réserve à toi-mêmeunedestinéepareille;dansceschamps,àtontour,tumordrasbientôt la poussière. » À ce présage sinistre, Mézence répondavecunrireamer:«Meurs,meursenattendant ;etqu’àsongré le père des dieux, le souverain des hommes, disposeensuite de mon sort. » En achevant ces mots, il arrache desflancs du guerrier la lance meurtrière. Un affreux repos, unsommeildefers’appesantitsurlesyeuxduvaincu:sapaupièresecouvred’unenuitéternelle.CédicusimmoleAlcathoüs,SacratorfrappeHydaspes;Rapon

moissonne et Parthénius et le robuste Orsès. Sous Messapesuccombent et Clonius et le brave Éricète, fils de Lycaon :Cloniuspérit, renversétoutàcoupdesoncoursiersansfrein ;Éricèteexpire, en combattantàpied,ainsi que sonvainqueur.L’honneur des Lyciens, Agis, ose franchir les premiers rangs ;dignehéritierdelavaleurdesesancêtres,Valérusl’étendmortdans la poudre. Thronius tombe sous Salius, et Salius sousNéalcès ; Néalcès, habile à lancer le javelot, et dont la flècheporteauloinuntrépasimprévu.Ainsi le cruelMars balançait entre l’une et l’autre armée le

deuil et les funérailles : partout même furie ; vainqueur etvaincutouràtour,touràtourchacundonneetreçoitlamort;nul,danslesdeuxpartis,nesongeàreculer.Lesdieux,duhautdes célestes lambris, déplorent le vain acharnement de cesfougueuxrivaux,etlesortdesmortelscondamnésàdesidurstravaux. Agitées de vœux contraires, là Vénus, ici la fille deSaturne,ontlesyeuxattachéssurcescombatssanglants,etlapâle Tisiphone, aumilieu des bataillons, échauffe et presse lecarnage.CependantMézence,agitantsouénormejaveline,parcourtla

plaineenfrémissant:pareilaugéantOrion,lorsque,traversantà grands pas les vastes gouffres de Neptune, il sillonne

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profondément les mers, et domine de ses larges épaules lasurfacedes,ondes;ou,qu’appuyantd’unfrêneantiquesataillecolossale,ildescendduhautdesmontagnes,etmarche,foulantdupiedlaterreetcachantsonfrontdanslesnues.Tels’avance,couvert de son immense armure, l’audacieux Mézence. Àtravers les rangs prolongés, le fils d’Anchise l’aperçoit, etsoudain court à sa rencontre. Lui, sans terreur, il s’arrête, ilattendsonmagnanimeadversaire,etsembleunrocaffermiparsamasse. Puismesurant des yeux l’espace que peut franchirsondard : «Cebras, ce ferque jebalance, voilàmesdieux ;qu’ilsmesecondent!Jetedévoue,Lausus,lesarmesraviesaubrigand :parédesesdépouilles, tuseras levivant trophéedesahonteetdemavictoire.» Il dit ; et fait voler sa lance,quifendl’airensifflant.Letrait,danssonbruyantessor,effleurelebouclierdivin,et,poursuivantsacourse,vadéchirer les flancsdugénéreuxAntor.Antorfutautrefoislecompagnond’Hercule;associédepuisàlafortuned’Évandre,ilquittapourlesuivrelesrivagesd’Argos, et se fixa dans l’Ausonie. L’infortuné ! atteintducoupfataldestinépourunautre,iltombe,regardeencoreleciel ; et sa dernière pensée, en mourant, est pour sa chèreArgos.À son tour, le pieux Troyen lance son javelot. Le fer aigu

traverseletripleairaindupesantbouclier,traverselatripletoileet les trois cuirs épais dont l’orbe immense est recouvert, etpénètreencoredanslacuisseduguerrier:làseulementexpiresavigueuramortie.LesangduTyrrhénienatrahisablessure:Énée le voit, Énée triomphe ; et, tirant aussitôt le glaive dontsesflancssontarmés,ilfondcommelafoudresursonennemipâlissant.Àcetaspect,Laususpousseuncrid’effroi;toutsoncœurs’estémupourunpèrequ’ilchérit,etdespleurscoulentde ses yeux. Jeune héros !mes chants ne tairont point ici tachutedéplorable,tondévouementsublime;et,si lessièclesàvenir peuvent croire à tant de vertu, ta gloire vivra d’âge enâge,célébréedansmesvers.LefierMézence,reculantmalgrélui,s’éloignaitlentement;et

faible, embarrassé dans ses armes, traînait à son bouclier lepoidsdelalanceennemie.Lejeuneguerriers’élance;ilsejette

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entrelesdeuxrivaux:etlorsqueÉnée,levantdéjàlebras,allaitporter le coup mortel, il se présente lui-même au glaivehomicide ; et, détournant la tempête, oseen soutenir la furie.LesLatinsapplaudissentpardescrisredoublés:pendantquecefils généreux protège de son bouclier la retraite d’un père, ilsfont pleuvoir sur le vainqueur mille dards à la fois, et lefatiguentauloindeleurstraitsconjurés.Énéedévoresacolère,et se tient caché sous ses armes. Ainsi, quand déchirant lesnues, la grêle bat nos sillons à coups précipités : soudain leschamps sont déserts ; laboureurs, bergers, tout fuit, tout sedisperse : le voyageur, caché sous un abri paisible, à l’ombredesarbresquibordent lerivage,oudans lecreuxd’unerocheescarpée,laisseauloinlescieuxfondreenpluiesurlaterre,et,tranquille,attendquelesoleilvainqueurramènelestravauxdujour. Tel, assailli d’unnuagede flèches,Énéebrave, immobile,l’effort de l’orage ennemi : il attend que ce vain fracas cesseenfindetonner.EtcependantilgourmandeLausus,c’estLaususqu’ilmenace:«Arrête!tucoursautrépas.Mesuremieuxtesforces, et croismoins ta valeur. Jeune imprudent ! ton amourpourunpèretrompetoncourage.»Maisl’insensén’écoutequeson ardeur : déjà s’allume un affreux courroux dans l’âme duhéros Troyen, et les Parques filent les derniers moments deLausus.Énée luiportedans les flancssa foudroyanteépée,etl’yplongetouteentière.L’acierfatalperceenmêmetempsetlepavois,légèrearmuredujeuneaudacieux,etlatunique,dontsatendremère a tissu l’or flexible.Des flots de sang ont inondéson sein : sa vie s’exhale dans les airs ; et son âme affligée,abandonnantsoncorps,s’enfuit tristementchez lesombres.Àla vue du guerriermourant, à la vue de ce front si doux quedécolore lapâleur, le filsd’Anchiseattendripousseunprofondsoupir:iltendlamainàsavictime,etlatouchanteimagedelapiété filiale le fait souvenir qu’il est père. « Infortuné jeunehomme ! dit-il ; que peut aujourd’hui faire Énée pour honorertant de vertu ? De quel prix son âme sensible paiera-t-elle tanobletendresse?Cettearmurecharmaittavaleur:qu’ellepareencoretoncercueil.Reposeenpaixautombeaudetespères:sicettefaveurpeutconsolertesmânes, jel’accordeâtacendre.

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Dumoins,danstonmalheur,unjusteorgueiladouciratonsort:tumeursdesmainsdugrandÉnée.»Àcesmots,ilremetauxLatinsendeuilcetobjetdedouleur; lui-mêmeil lesoulève,etmouilled’une larmecesbeauxcheveuxsouillésdesangetdepoussière.Au milieu de ces tristes soins, Mézence, au bord du Tibre,

lavaitsablessuredanslecristald’uneeaulimpide,etrespiraitdumoins,appuyésuruntroncsauvage.Suspenduàl’écart,soncasqued’airain flotte aux rameauxd’un chêne ; et ses armespesantesreposentsurlaterre.Deboutautourdelui,veillel’élitedesesguerriers.Lui, faible,haletant, il soutientavecpeinesatêtelanguissante,etlaissetombersursapoitrinelesflotsdesabarbeendésordre.Sanscesseils’informedudestindesonfils;sans cesse il le rappelle par de nouveaux messages, et veutqu’ilserendeàl’instantauxordresd’unpèrealarmé.Maisdéjàs’avançaient les compagnons de Lausus : les yeux noyés depleurs,ilsportaientsursesarmesleurchefinanimé;leurchef,hélas!hérostombésouslescoupsd’unhéros.Aubruitlointainde leurs gémissements, un noir présage a trop instruitMézence : il souille ses cheveux blancs d’une horriblepoussière ; il lève au ciel ses deuxmains frémissantes ; il sejette,ilseroulesurcesrestesglacés:«Quelaveugleamourdelavie,cherLausus,égaramaraison?Ai-jebienpusouffrirqueleseulgagedemonhymens’offrîtpourmoiàl’homicideacier?Quoi ! ton père n’a racheté ses jours qu’au prix de tout tonsang ! je vis, parce que tu meurs ! Ah, c’est maintenant,malheureux !quemonexilenfinm’accable ; c’estmaintenantquemoncœursaigned’uneblessureprofonde.N’était-cepointassez,ômon fils !quemonopprobreeût souillé tonhonneur,que lahainealluméeparmescrimest’eûtchassédutrôneoùsiégeaient nos aïeux ? Sur moi seul auraient dû tonner lesfoudresdelapatrie:millefoisj’auraisdûmoi-même,melivrantaucourrouxdesmiens,expierpartouslesgenresdemortuneviedeforfaits.Etjerespireencore!etjenesorspasàl’instantd’un monde qui me déteste et que j’abhorre ! Oui, oui, j’ensortirai.»Àcesmots,ilsedressasursacuissesanglante;etmalgrésa

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faiblesse,malgrésaplaiecruelle,soutenuparsondésespoir, ildemandasoncoursier,cecoursiergénéreux,sagloiredanslescombats, sa consolationdans ses disgrâces, et qui toujours leramena vainqueur du milieu des hasards. À sa tristesse, ondirait qu’il partage les chagrins de son maître : Mézence leranime,etluiparleencestermes:«Rhébé,nousavonsassezlongtemps vécu, si rien peut sembler long sur cette terre oùtout passe. Un dernier triomphe nous appelle : il me fautaujourd’hui les dépouilles sanglantes et la tête d’Énée. Viensvenger avec moi le trépas de Lausus. Ou nous vaincronsensemble, ou nous périrons tous les deux : car ta fierté, sansdoute, ne voudra point fléchir sous un joug étranger, sous cedesmaîtresnouveaux.»Ildit;etsursesflancsdociles,l’animalbelliqueuxreçoitsonfaixaccoutumé.LesdeuxmainsduToscansontchargéesdejavelotsaigus:l’airaindesoncasqueétincellesur sa tête ;et les crinsd’uncoursier l’ombragentenaigretteondoyante:tel,perçantlesbataillons,ilvoleaussipromptquel’éclair.Aufonddesoncœurbouillonnentet lacolèreaveugle,etlafolledouleur,etl’amourulcéréd’unpère,etlamâlefureurdesguerriers.TroisfoisilappelleÉnéed’unevoixterrible.Énéelereconnaît,

et s’écrie plein de joie : « Fasse le père des dieux, fasse lepuissantApollon,quetarageosem’attaquer!»Àcesmots,ilmarche au tyran et le provoque de sa lance redoutable.« Barbare, dit Mézence, tu massacras mon fils ; que puis-jecraindreencore?Monfils!enlefrappant,tum’asfrappémoi-même.Va,jerisdelamort,etjebravetouslesdieux:cessedevainesmenaces : jeviensmourir ;mais,avantd’expirer,voicilesdonsquejet’envoie.»Ildit,etfaitsifflercontresonennemiun javelot rapide ; un second lui succède, un autre encore lesuit : leToscanvole, il tourne, il frappe ;mais lebouclierd’orparelescoupsdelatempête.TroisfoisMézencedécrituncerclemenaçantautourdesonfieradversaire,etl’accableencourantd’unegrêlede traits : trois fois lehéros troyen tourneavec laforêtdedardsdontsonpavoisestsurchargé.Maisimpatientdetousces longsdétours, lasd’arrachersans fin les traitsdont ilest assailli, et fatigué d’un combat inégal où sa vaillance est

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vaine, il songe au moyen de hâter sa victoire. Tout à coup ils’élance,et,frappantdesajavelinelefrontducoursiersuperbe,yfaituneblessureprofonde.L’animalirritésecabre; ilbatdeses pieds les airs, chancelle, tombe, et roule sur son maîtreabattu:embarrassédanssachute,leguerriersedébatenvainsouslepoidsquil’accable.Àcetaspect,uncrisubitaportédanslesnuesetlajoiedes

Troyensetl’effroidesRutules.Énéeaccourt,ettiredufourreausa redoutable épée ; puis d’une voix terrible : « Où donc estmaintenant le féroceMézence ? qu’est devenue cette audaceindomptée ? » Le Toscan alors, reprenant ses esprits, jette auciel un sombre regard, et répond d’un air farouche : « Cruelvainqueur, pourquoi m’insulter ? je ne crains pas la mort. Tupeux sans crime tranchermavie : cen’est point pour obtenirgrâce que j’affrontai tes coups ; et mon fils ne t’a point, enmourant, marchandé mon pardon. La seule faveur que jedemande (si les vaincus peuvent en attendre aucune), c’estqu’un peu de poussière couvre du moins mon corps. Je saisquelle implacable hainem’ont vouéemes sujets : défends deleur fureur ma dépouille mortelle, et consens qu’un pèrepartagelatombedesonfils.» Ildit,etreçoitdans lagorge lefer qu’il attendait : son sang ruisselle sur ses armes, sa vies’échappeavecsonsang.

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Livreonzième

CEPENDANT l’Aurore, sortant du sein des ondes, remontaitdanslescieux.QuelquejustedevoirquipresseÉnéederendreleshonneursfunèbresauxbravesqu’ilaperdus,quelqueaffligéquesoitsoncœurdu trépasdePallas ;son,premiersoin,auxfeuxnaissantsdu jour,estderemercier lesdieuxqui l’ont faitvaincre. À sa voix, l’énorme tronc d’un chêne, dégarni de sesrameaux,s’élèvesuruntertrequidominelaplaine:lehérosysuspendlabrillantearmure,dépouilledufierMézence;etc’estàtoi,puissantdieudelaguerre,qu’ilenconsacreletrophée.Ausommet brillent le casque du vaincu, et son panache humideencoredesang,etsesjavelotsbrisés,etsacuirassepercéedecoups:àgaucheestsuspendusonbouclierd’airain ;etsur leflanc du simulacre flotte son épée, enrichie d’une poignéed’ivoire.Alors,dumilieudel’épaiscortègequeformentautourdelui

les chefs de son armée, le fils d’Anchise, prenant la parole,harangueencesmotssesbouillanteslégions:«Nousavonsfaitbeaucoup, guerriers ; soyons sans crainte sur ce qui reste àfaire.Cesdépouillesd’untyransuperbesontlesprémicesd’untriomphe plus grand. Terrassé par ma main, cet orgueilleuxMézence,levoilà.Maintenantlescheminssontouvertsjusqu’auroi des Latins, jusqu’aux remparts de Laurente. Préparez voscourages à de nobles assauts, veillez dans l’espoir descombats:ainsi,dèsquelesdieuxaurontpermisàvosdrapeauxde se déployer dans la plaine, à vos phalanges d’abjurer lerepos des camps, rien n’enchaînera votre audace, et vousvolerezsanspâliràdeglorieuxpérils.Maisavanttout,songeonsaux restes sans sépulture de nos compagnons expirés :couvrons-les d’une terre pieuse, seul honneur qui console lesmorts dans le ténébreux séjour. Allez ; que ces âmesgénéreuses, dont le sang versé nous conquit une patrienouvelle,reçoiventvosderniersadieuxetvostributsfunèbres:

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jusqu’aux remparts désolés du malheureux Évandre,accompagnezPallas;Pallas,dontlavaleurn’apointfailli,maisqu’un sort cruel ravit à la lumière, et plongea dans l’ombreinfernale.»Ainsi parlait Énée, les yeux mouillés de larmes. En même

tempsiltournesespasversleseuilfunéraireoùlecorpsglacédujeuneprincereposaitsouslagardeduvieilAcétès;d’Acétès,autrefois écuyer d’Évandre, et devenu depuis, mais sous demoins heureux auspices, le Mentor du héros naissant. Là sepressaient,àl’entourdePallas,etlafouleéploréedesesfidèlesserviteurs r et des flots de Troyens en deuil, et les Troyennesplaintives, gémissant les cheveux épars. À peine le filsd’Anchiseapénétrésous lesvastesportiques,de toutespartséclatent les douleurs : les femmes, se meurtrissant le sein,poussent vers le ciel des cris lamentables ; et les voûtesmugissantes retentissent au loin de sanglots lugubres. Lui-même, en voyant sur le lit de mort ce front encore plein decharmes, en voyant ce sein d’albâtre ouvert d’une blessureprofondeparlalanceausonienne,ilnepeutretenirseslarmes,ils’écrieensoupirant:«Faut-il,infortunéjeunehomme!faut-ilquelesort,aumomentqu’ilmesourit,m’enlèveunamitelquetoi,qu’ilnet’aitpaspermisdevoircesbordssousmonempire,et de retourner en triomphe au palais de ton père ? Ce n’estpoint-là ce que j’avais promis à la tendresse d’Évandre, dansnos derniers adieux ; lorsque, me serrant sur son cœur àl’instantdudépart,ilmefrayaitlarouteàdeglorieuxdestins,etm’annonçait non sans quelque terreur, quels peuplesredoutableshabitentl’Italie,quelleracebelliqueusej’allaisavoirà combattre. En ce moment, hélas ! bercé d’un chimériqueespoir, peut-être il fait des vœux, et charge les autels de sesdonssuppliants:etnous,baignantdepleursunhérosquin’estplus, un prince quitte envers le ciel, nous entourons de vainshonneurssesrestesinsensibles!Malheureuxpère!tuverras,ôdouleur!lesfunéraillesdetonfils.Voilàdonccefortunéretouretcestriomphesattendus!voilàlafoid’Énée!Maisdumoins,magnanime Évandre, tu n’auras point vu Pallas atteint dehonteusesblessures, et le salutd’un filsne condamnerapoint

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son père à détester le jour. Dieux ! quel appui te manque,généreuseAusonie!ettoi,queldéfenseurtuperds,cherIule,ômonfils!»Tels ses regrets s’exhalent. Il ordonne enfin qu’on emporte

ces déplorables restes : choisis dans ses nombreusesphalanges, mille guerriers accompagneront par ses ordres lapompe funéraire, et mêleront leurs larmes aux larmespaternelles:faibleconsolationdansunmalheursigrand!maisbien due à l’affliction d’un père. À l’instant pour former unmodestecercueil,lechêneetl’arbousiers’empressentd’enlacerleursrameaux:surleurtissuflexibles’élèveunlitdefeuillage,qu’environnede son ombre un rideaude verdure. Là, sous cedaisagreste,desmainspieusesdéposentl’infortunéPallas.Telleon voit languir, cueillie par un doigt virginal, ou la tendrevioletteoulepâlehyacinthe:lafleurn’apointencoreperdusabeauté,sonéclat;maislesolmaterneln’alimenteplussatige,etlaviel’aquittée.Lehérosdéploiealorsdeuxvoilesprécieux,oùsemarientl’or

et la pourpre : industrieux ouvrages qu’autrefois Didon,charmée d’un doux labeur, travailla pour Énée, et dont elleembellitlatramed’unerichebroderie.Del’unilrevêt,tristeetdernierhonneur ! les froides reliquesdu jeuneprince ; il ceintdel’autrecesbeauxcheveuxqu’attendlaflammedubûcher.Àsavoix,onrassemblelesrichessesconquisesdansleschampsde Laurente ; et ces dépouilles triomphales suivent en longappareil lefunèbrecortège:lescoursiersetlesarmesenlevésaux Latins en relèvent la pompe.Non loin paraissent, chargésdechaînes,lescaptifsdévouésauxmânesdePallas,etdontlesangrépandudoitarroser lacendre:àcôtémarchel’élitedesvainqueurs,portantsurdestronçonsdelanceslestrophéesdeleur victoire, et le nom des vaincus inscrit sur leur armure.Conduitparmilesrangs,lemalheureuxAcétès,quelavieillesseet le chagrin accablent, tantôt se frappe la poitrine, tantôt semeurtrit le visage, tantôt se roule dans la poussière eninvoquantlamort.ViennentensuitelescharsteintsdusangdesRutules. Puis le fier coursier de Pallas, Éthon, affligé, sansparure,s’achemineenpleurant;etdesesyeuxgonfléscoulent

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degrosseslarmes.Derrièreluisontportéslalanceetlecasquedesongénéreuxmaître:lesautresarmesdufilsd’Évandresontaupouvoirdesonvainqueur.Enfins’avanceunderniergroupe,et de soldats Troyens, et de guerriers Toscans, et de fidèlesArcadiens, morne et silencieuse escorte, marchant les armesrenversées.Lorsque,allongéedanslaplaine,lafilegémissantea laissé le camp derrière elle, Énée s’arrête, et poussant unprofond soupir : « II faut nous séparer ; le sort affreux de laguerrenousappelleàd’autrespleurs.Salut,magnanimePallas!salut, adieu pour jamais ! » Il ne profère que ces mots ; etsuivantlechemindesremparts,ilregagneàpaslentsl’enceintedesoncamp.Déjà venaient de s’y rendre les envoyés de Latinus :

suppliants, et l’olive en main, c’est pour les morts qu’ilssollicitent:«Refuserait-ilauxLatinslescorpsdeleursguerriers,étendus sans vie sur le champ du carnage, et pourrait-il leurenvier la faveur d’un tombeau ? Laguerren’est paspour desvaincus,maintenantvainesombres:ildoitquelqueindulgenceau peuple où l’accueillirent naguère l’hymen et l’hospitalité. »Lehéroscompatissantaccèdeàleurjusteprière,etleurrépondavecbonté :«Quellece fortuneennemie,ôLatins,apuvousentraîner dans cette guerre désastreuse ? quelle fatale erreurvousfaitfuirnotrealliance?Vousimplorezlapaixpourceuxquinesontplus,pourceuxqu’amoissonnés lesortdesbatailles :ah ! combien je voudrais aussi l’accorder aux vivants ! Jen’auraispascherchévosbords,si ledestinn’eûtmarquédansces lieuxma dernière demeure ; et ce n’est point à Laurentequ’enveutmoncourroux légitime.Latinusa rompu lesnœudsqui m’unissaient à lui ; Latinus a compté davantage sur lesarmesdeTurnus : c’étaitdoncàTurnusd’affronter ici lamort.S’il voulait que leglaive terminâtnosquerelles, s’il prétendaitchasserTroiedel’Italie,quenevenait-il,seulàseul,mesurersalanceà lamienne?alorseûtvécusans rivalceluiqu’auraientfait vaincre les dieux ou sa vaillance.Vous, allezmaintenant ;livrez aux flammes du bûcher vos malheureux concitoyens. »Énée se tait : frappés d’un long étonnement, les Latinsimmobiles se regardaient en silence. Enfin le vieux Drancès,

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éternelennemi,accusateuréterneldujeuneroid’Ardée,prendainsilaparole:«Ôvous,sigrandparvotrenometplusgrandencoreparvosarmes,prince,l’honneurdesTroyens!enquelstermesasseznoblespourrais-jeexaltervotregloire?Quedois-jeadmirerleplus,oudevotrejusticeoudevotrevaleur?Oui,notre reconnaissancevapubliervotresagessedans lacitéquinous vit naître ; et, si le sort nous en offre un moyen, nousassocierons sous de meilleurs auspices le fils d’Anchise aumonarque du Latium : que Turnus cherche ailleurs des alliés.C’estpeu:cesmurspromisàvosdestins,nousvoulonsnous-mêmesenhâterlestravaux;nosbrasporterontavecjoielescepierresdunouvelIlion.»Ildit ;unmurmure favorableconfirmecediscours.La trêve

suspendlescombatsjusqu’àladouzièmeaurore;etréunisdumoinspar leurscommunsregrets, lesguerriersdeLaurenteetde Troie parcourent paisiblement ensemble les bois et lesmontagnes. Le frêne retentit sous les coups de la cognéetranchante ; les pins, au front voisin des nues, ontmesuré laterre;lechêneetlecèdreodorantcrientsouslescoinsquilesdéchirent,etlescharsgémissantsroulentdesormesentassés.Mais déjà, dans son vol précurseur du lugubre cortège, la

Renomméeremplitd’alarmesÉvandre,etletoitpaterneletlesremparts de Pallantée ; la Renommée, hélas ! qui racontaitnaguère au Latium les exploits de Pallas. Les Arcadienss’élancentdeleursmurs;et,fidèlesàleursmœursantiques,ilss’avancent portant des torches funéraires : la route brilleéclairéed’unlongcordondefeu,etlaplaineréfléchitauloinlalueurdesflambeaux.BientôtlesTroyensarrivent,etleurtroupeéplorée joint celle des Arcadiens en pleurs. À peine le fatalconvoiafranchilesremparts,soudainlesmèresfontretentirdeleurscris lavilledésolée.Maiscommentretenir lemalheureuxÉvandre?Ilcourt,ilfendlafoule;ilarrêtel’affreuxcercueil,seprécipitesursonfils, lepresseentresesbras,et, l’arrosantdelarmes,exhalesadouleurenlongsgémissements.Enfinsavoixs’ouvreunpassageàtraverslessanglots.«Est-cedonclà,cherPallas,cequetupromisàtonpère?Tu

voulais, disais-tu, n’affronter qu’avec prudence les fureurs de

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Mars.Jen’ignoraispascequepeuventsuruneâmegénéreuselesprémicesdelagloire,etcetorgueilsidouxqu’inspirentlespremiers combats. Funestes essais d’une valeur naissante !amerapprentissagedumétierdesarmes!vœuxinutiles,vainesprières,quelesdieuxn’ontpointentendus!Ettoi,ôvertueuseépouse,que tamort futheureuse î elle t’épargnadumoins letourmentquim’accable.Maismoi,pèreinfortuné,j’aivécutroplongtemps ; j’ai prolongémes tristes jours, pour voir trancherceux de mon fils ! Ah ! que ce n’ai-je suivi moi-même lesdrapeaux des Troyens ! j’aurais succombé seul sous les traitsdesRutules;monsangeûtsatisfaitleurrage;etcettepompefunèbrem’eût, au lieudePallas, ramenéaujourd’hui dans cesmurs. Troyens, ma douleur ne vous accuse pas ; elle nemurmurenidestraitésnidesnœudsquinousunirent:telétaitlesortdéplorableréservéàmavieillesse.Dumoins,puisqu’unemortprématuréedutmoissonnermonfils, ilesttombé,cefils,sur des monceaux d’ennemis qu’immola son courage ; il esttombé,enouvrantauxTroyens lesportesduLatium ;etcetteimage me console. Évandre pouvait-il lui-même, ô Pallas,souhaiteràtacendredeplusnoblesfunéraillesquecellesdontt’honorent aujourd’hui le pieux fils d’Anchise, et les hérosphrygiens, et les chefs de Tyrrhène, et leurs nombreuseslégions?Cestrophéesqueleursmainspromènent,cesontceuxdetagloire:tulesarrachasauxRutulesexpiréssoustescoups.Toi aussi, fier Turnus, ton simulacre, et tes armes captivesorneraientcedeuiltriomphal,sil’âgedemonfilseûtégalétonâge, si sa vigueur eût, comme la tienne, été mûrie par lesannées.Maishélas!pourquoicesplaintesinutiles?c’esttenirtrop longtemps oisive la valeur troyenne. Allez, et qu’un récitfidèleportecesmotsàvotreroi.Sijesupporteencorelavie,laviequejedétestelorsquePallasn’estplus,c’estquej’attends,Énée,unevictimedetonbras:oui,tonbrasdoitTurnusausangdu fils, aux pleurs du père ; c’est le seul bien qu’ils puissentespérerdésormaisetdelafortuneetdetoi.Desplaisirsdanslavie ! Évandre, hélas ! n’en cherche plus, ne peut plus enchercher:maisqueTurnuspérisse;etquej’enporteaumoinslanouvelleàmonfils,dansleséjourdesombres!»

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Cependant l’Aurore, en rendant aux misérables mortels lebienfaitde la lumière,a ramené leurs travauxet leurspeines.DéjàlesageÉnée,déjàlevigilantTarchon,avaientélevélelongdurivagelesbûchersdusauxmorts:là,suivantl’usagedesespères,chacunporteenpleurant les restes inanimésd’un frèreoud’unami:lesfeuxs’allument,etleurnoirefuméeenveloppeau loin les cieux de vapeurs ténébreuses. Trois fois lesphalanges plaintives, revêtues d’armes étincelantes, font engémissantletourdespilesembrasées:troisfoislesescadronsen deuil circulent tristement autour des brasiers funèbres, etpoussentdanslesairsdelugubresclameurs.Partoutleslarmescoulent ; ilsenbaignent la terre, ilsenbaignent leurarmure :dans la nue se confondent et les cris des guerriers et le bruitdes clairons. Les uns livrent aux flammes les dépouillesarrachées aux Latins qu’a frappés la victoire, des casques, derichesépées,desfreinsd’or,desrouesauvolbrûlant:d’autresy jettent des offrandes, hélas ! trop connues, le bouclier duvainqueurensevelidanssontriomphe,etsestraitsmalheureuxqu’a trahis la fortune. Des taureaux sans nombre expirent,alentour des bûchers, sous le couteau du sacrificateur : et leporc immonde, et la brebis bêlante, enlevés ensemble auxvastescampagnes,arrosentdeleursangconfondulesflammesfunéraires. Rangée sur l’immense rivage, l’armée contempleavecdouleurseshérosque le feuconsume;elleveilleauprèsdeleurscendresardentes;etriennepeutl’enarracher,jusqu’àl’heureoùlanuithumidevientparsemerl’Olympedebrillantesétoiles.Nonmoinsreligieux, les infortunésLatinsontdressédansla

plaine voisine d’innombrables bûchers. Parmi leurs morts lesplus illustres, les uns sont inhumés sur ces fatales rives ; lesautres sont portés dans les champs d’alentour, et rendus auxcitésprochaines:lereste,peupleconfusdevictimesobscures,estbrûlé sanspompeet sansgloire.De toutesparts, les feuxétincellent;etlescampagnesoffrentauloinl’imaged’unvasteembrasement.Quandlatroisièmeauroreachassédescieuxlesfroidesombresde lanuit, la foule, silencieuseetmorne, vientfouiller ces vains monceaux de cendres : elle y recueille les

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ossementséparsque la flammen’apudétruire,etcouvrecespieuxrestesd’uneterreencorefumante.Maisc’estdanslesmursdeLaurente,danslepalaisduriche

Latinus,querègneuntroubleplusaffreux,unedésolationpluscruelle.Làdesmèreséplorées,desveuvesinconsolables;làdetendres sœurs plongées dans l’affliction, de jeunes orphelinsredemandant leur père,maudissent et cetteguerre funesteetl’hymen de Turnus : « Qu’il coure lui-même tenter le sort desarmes;lui-même,leferenmain,qu’ilattaquesonrival:c’estàluidevaincre,puisqu’ilaspireautrôned’Italie,auxhonneursdurang suprême. » La haine de Drancès fomente ces discours :«Oui,leTroyenn’enveutcequ’auseulTurnus,c’estTurnusseulqu’ilappelleceaucombat.»Malgrétantdevoixquil’accusent,Turnus n’est pas sans défenseurs : le grand nom de la reineprotège leRutule,et les trophéesduhéros lui fontunrempartdesagloire.Au milieu de ces mouvements, au milieu du tumulte dont

fermentelaville,s’avancentd’unairconsternéceuxqu’envoyaLatinusauprèsdugrandDiomède: ilsapportent laréponsedufilsdeTydée.Tantdesoins,tantd’efforts,tantdepeinesn’ontproduit qu’un refus : ni les présents, ni l’or, ni les plus vivesprières, rien n’a pu le fléchir : il faut que les Latins cherchentd’autres alliés, ou demandent la paix au héros d’Ilion. À cettenouvelle,Latinusmêmepâlit;latristessel’accable.IlreconnaîtdansÉnéeceluiqu’appellentetlesdestinsetlafaveurduciel:le courroux des dieux, et ces tombeaux récents dont l’imagel’afflige, l’enavertissentassez.Aussitôt, ilconvoqueunconseilsolennel ; il mande autour de sa personne les princes del’empire, et leur ouvre ses vastes lambris. Ils accourent enfoule;etleursflotsinondentlesavenuesdelàroyaledemeure.Levieuxmonarques’assiedaumilieud’eux:danssamainestlesceptredesroismaissonfrontvénérableaperdusasérénité.On introduit enfin les guerriers revenus de la nouvelle Argos :Latinus leur ordonne d’exposer ce qu’ils ont à dire, et veutqu’un récit fidèle instruise l’assemblée du vain succès de leurmessage.Detoutespartsrègneunprofondsilence;etVénulus,pourobéirauroi,prendainsilaparole:

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«Nobles enfants du Latium ! nous avons vuDiomèdeet lecampdesArgiens :aprèsunpéniblevoyage,échappésà tousles hasards, nous avons touché la main sous qui tombaPergame.Dansleschampsd’Iapyx,aupieddumontGargan,cehéros fondait les remparts d’Argyripe, dont le nom lui retracel’heureuse Argos qui l’a vu naître. Introduits dans son palais,admisàsonaudience,nousétalonsnosprésents:nousfaisonsconnaîtreetnostitresetnotrepatrie:nousdisonsquelenneminous apporte la guerre, quelle espérance nous conduit dansArpos.Lui,cependant,ilnousécouted’unairpaisible,puisnousrépondavecdouceur :—Ônations fortunées !bonpeupledeSaturne ! race antique de l’Ausonie ! quelle jalouse fortunetrouble aujourd’hui vos innocents loisirs, et vous engage àprovoquer une lutte dont vous ignorez les périls ? Nous tous,dont le fer destructeur dévasta les champs d’Ilion, quel sortnousaccueillit ! sansparlerde tantdemauxessuyéssous lesmursdelasuperbeTroie;sansnommertantdevictimes,queleSimoïsrouleencoredanssesflots;l’universnousavustraînerde rivage en rivage nos épouvantables malheurs, et lessupplicesdusaucrimeontexpiénotregloire.Hélas!Priamlui-même serait touché de nos revers. J’en atteste et l’astreorageux de Minerve, et les roches eubéennes, et le montCapharée,et ses fanauxvengeurs.Aprèscesgrandscombats,contemplez nos débris errants sur desmers opposées. Le filsd’Atrée, Ménélas, est poussé par les vents jusqu’aux bordslointaines de Protée. Ulysse a vu les enfants de l’Etna, lesmonstrueuxCyclopes.Dirai-jeNéoptolème,égorgéparOreste;Idoménéeendeuil, repousséde laCrète ;et les fiersLocriensjetéssurlessablesdeLibye?Agamemnonlui-même,ceroidetantderois,cechefaugustedelaGrèce,expire,auseuildesonpalais, sous le poignard de son infâme épouse : un lâcheadultère a triomphé, dans l’ombre, du vainqueur de l’Asie. Etmoi,quen’ai-jepointsouffertducourrouxdesdieux!ilsm’ontenviéladouceurderevoirmeslarespaternels,deretrouveruneépousechérie,devisiterledouxséjourdeCalydon.Maintenantencore, des prodiges effrayants me poursuivent en ces lieuxmêmes :mes compagnons, hélas ! couverts tout à coup d’un

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plumage étranger, ont pris leur vol dans les airs : oiseauxplaintifs ô déplorable exemple des vengeances célestes !), ilserrentlelongdecesrivages,etremplissentdecrislugubreslesrochersd’alentour.Cesfléaux,jeduslesprévoir,depuisquemafureur osa tourner un glaive impie contre les Immortels, etsouillalamaindeVénusd’uneblessuresacrilège.Non,non,nem’entraînez point à de pareils combats. Quand Pergame estdétruite,jenefaispointlaguerreàsesresteserrants:j’oublieles désastres passés ; la victoire éteignitmahaine. Ces dons,que vous m’apportez de vos rives natales, offrez-les au filsd’Anchise.Nostraitssesontcroisésdansmaintchocpérilleux;plusd’unefoisnosbrasontmesuréleursforces:ah!croyez-enmonexpérience,dequelairterribleilprésentelebouclier!dequelle main foudroyante il fait voler un dard ! Si les champsphrygiens eussent encore enfanté deux héros tels que lui, lesdescendantsdeDardanusauraienteux-mêmesportélaflammeaux cités d’Inachus ; et l’on verrait la Grèce, aujourd’huitriomphante,pleurersursesruines.Lorsquel’indomptableTroienous consumait en vains efforts autour de ses remparts, c’estHector, c’est Énée, dont la vaillance arrêta si longtemps lavictoiredesGrecs,etretardadixansladernièrejournéed’Ilion.Tous deux illustres par leurs vertus, tous deux célèbres pard’éclatantsexploits,Énéel’emportaitencoreenrespectpourlesdieux.Renouvelez,s’ilestpossible,lesnœudsquivousunirent;maisquevosarmes,surtout,craignentd’affrontersesarmes.»« Vous venez d’entendre, ô le plus sage des rois, et la

réponsedeDiomède,etcequ’ilpensedecesgrandsdémêlés.»AinsiparlaVénulus.Lesénatémusedivise, letumulteet le

troubleagitentl’assemblée.Telle,quanddesrocsentraventlesrapides torrents, l’onde obstruée mugit dans ses gouffresprofonds, et les rives prochaines retentissent du bruit desvagues frémissantes.Mais les esprits enfin se calment, et cesbruyants murmures ont fait place au silence. Le monarqueinvoquealorslesdieux;puis,duhautdesontrône,ils’exprimeencestermes:«C’étaitsurtoutavantlaguerre,ôLatins,qu’ilconvenaitde

peser les intérêts de l’état : ce parti du moins m’eût souri

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davantage, et la prudence le conseillait peut-être : il est bientarddedélibérer,quandl’ennemitoucheànosportes.Citoyens,nous luttons sous de funestes auspices contre un peuple issudesdieux;contredesmortelsinvinciblesquenulscombatsnelassent, à qui la défaitemêmene peut arracher les armes. Sivous vous êtes flattés que l’Étolie, vaincue par mes prières,voleraitàvotresecours,abjurezcetteespérance:plusd’espoirpour nous qu’en nous-mêmes. Mais qu’elles sont faibles, nosressources ! vous le voyez, hélas ! Ce deuil universel et cesruines immenses, tout raconte aux yeux nos malheurs, et lamainpeuttouchernosplaies.Jen’accusepersonne:lavaleurafaittoutcequ’ellepouvaitfaire,l’Ausonieacombattudetoutesa puissance. Maintenant, aumilieu des pensées diverses quitiennentmonespritensuspens,voicicequejepropose:prêtezuneoreilleattentive,j’aipeudemotsàdire.Nonloindufleuvequi baigne l’Étrurie, est une plage immense, domaine antiquede mes pères, et prolongée vers le couchant jusqu’auxfrontièresdesSicaniens.L’AuronceetleRutuleontdéfrichéceschamps incultes ; le soc de la charrue en sillonne les âprescoteaux, et les troupeaux épars y paissent dans les bruyères.Toutcevastepays,toutecettechaînedemontagnesdontuneforêt de pins ombrage les hauteurs, achetons-en l’amitié desTroyens : offrons-leur une paix dont l’équité soit la base, etpartageons avec eux l’empire du Latium : si nos contrées ontpour eux tant de charmes, qu’ils y fixent leur sort, qu’ils yfondent leurs nouveaux remparts. Songent-ils, au contraire, àchercher d’autres climats et d’autres peuples ? aspirent-ils àquitternosbords?Quelechêneitaliquesefaçonneennavires:construisons-leur vingt galères, plus encore s’ils peuvent lesremplir ; les matériaux tout prêts attendent sur le rivage :qu’Énée règle lui-même et le nombre et la forme desvaisseaux ; nous, donnons, à l’envi, l’airain, les bras, et lesagrès. Enfin, qu’organes de mes sentiments, et négociateursamis, cent députés, la fleur de la noblesse latine, se rendentauprès du vainqueur, et lui présentent le rameau de la paix ;qu’ils luiportentmesdons, l’ivoireetl’or,présentsdesrois,etla chaise curule et l’antique trabée, symboles du souverain

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pouvoir. J’ai dit ; examinez ; et que votre sagesse trouve unremèdeauxmauxdelapatrie,»Drancèsalorsselève;Drancès,cetennemijalouxqu’afflige

la gloire de Turnus, et que tourmente en secret l’aiguillon del’envie ; Drancès, opulent citoyen et disert orateur, maisguerrier sans courage ; politique habile dans les conseils, etfactieuxredoutabledanslestroublescivils; fierdunoblesangd’où samère est sortie,mais néd’unpère sans renom : il selève ;et sahaine,qui s’exhaleen reproches,exaspèreencestermeslecourrouxdesLatins:«Votreprudence,ôroipleindebonté, ouvre un avis trop clair : que serviraient de longsdébats?Chacundenousconnaîtassezlesbesoinsdel’empire;maisoncraintdeparler.Qu’iln’enchaîneplusnoslangues,qu’ilrabatteenfindesonorgueil,celui(j’oseledire,malgréleferetla mort dont il menace ma franchise), celui dont l’ambitionfunesteceet legéniesinistreontentraînédans la tombetantdeguerriers illustres,ontplongénosvillesdans ledeuil ;celuidont la folle audace s’attaqua sans honneur aux muraillestroyennes, et quimême en fuyant bravait encore les cieux. Àces riches présents que vous destinez aux Troyens, ajoutez,princeauguste,ajoutezunprésentplusbeau :que les fureursd’uninsensén’intimidentpointlasagessed’unpère:donnezàvotre fille un époux digne d’elle ; qu’un noble hyménée lesunisse,etqu’uneéternellealliancecimenteunepaixéternelle.Sipourtant lacolèred’unseul inspireàtoustantd’épouvante,descendons à la prière, supplions ce guerrier terrible : qu’ilpermette au monarque d’user des droits du trône, qu’il cèdequelquechoseauxpleursde lapatrie.Voulez-vousdonc livrersans finaucarnagedemalheureuxcitoyens,ôvous, lasourceetlacausedesdésastresduLatium?Nulsalutpournousdansla guerre : nos vœux unanimes vous demandent la paix,Turnus ; et Lavinieest le seulgaged’unepaix inviolable.Moi-même lepremier,moiquivoushais,dites-vous(et jenem’endéfendspas,s’ilvousplaîtdelecroire),moi-mêmejetombeàvos genoux : prenez pitié de l’Ausonie ; que votre fiertéfléchisse;vaincu,retirez-vous:assezlongtempsnousavonsvula mort moissonner nos rangs éperdus ; assez longtemps le

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trouble et l’horreur ont désolé nos campagnes.Ou si la gloirevousenflamme,sivotreespoirs’élèveàdesihardisprojets,s’ilvousfautunecouronnepourdot;qu’attendez-vous?marchezsanspâlirau rivalquivousappelle.Ehquoi !pourqueTurnusobtienne une épouse royale, nous, vil peuple, rebut abject,privés de tombeaux et de larmes, nous joncherons l’arène denoscadavresmutilés!Allons,si l’honneurvousanime,sivousavezquelqueétincelledufeudontbrûlaientvosancêtres,osezregarderenfacelehérosquivousdéfie.»Àcesamèresinvectives,labiledeTurnuss’allume;ilfrémit,

ilsoupire;sondépitéclateencestermes:«Oui,j’enconviens,Drancès ; ton éloquence est toujours féconde en discours,lorsque la guerre veut des actions. S’agit-il de délibérer, lepremiertucoursauconseil.Quej’aimecesbravades,faitesauseind’un sénat paisible !Que j’aime cesgrandsmots débitéssanspérils,tantqu’unrempartofficieuxteséparedel’ennemi,etquelesangn’inondepointnostranchées!Tonneici,tonneàloisir ; un vain flux de paroles, voilà tes armes ordinaires :accuse-moi de lâcheté, toi, Drancès, toi dont lamain entassatantdefoissurl’homicidearènedesmonceauxdeTroyens,toidont les nombreux trophées décorent nos campagnes. Cebouillant courage si fertile en exploits, tu peux l’essayer surl’heure :marchons, l’ennemin’est pas loin ; il cerne, il pressenosmurailles.Ehbien ! tunevolespointàsa rencontre?quit’arrête ? N’auras-tu donc jamais d’audace qu’à parler,d’habileté qu’à fuir ?Moi, j’ai tourné le dos ! Est-ce à Turnus,infâme,ques’adresseunpareil reproche; lui,qu’onavufaireregorger le Tibre du sang des Troyens immolés ; lui, dont leglaiveexterminadansPallas ledernier rejetond’Évandre ; lui,vainqueurdes fiersArcadiens,etcouvertde leursdépouilles?Ah!telnem’ontpointvuBitias,etPandarus,cegéantterrible,etcesmilliersdemortsquemonbrastriomphantprécipitadansle Tartare, le jour où, seul, enfermédans leur ville et ceint deleursmurs ennemis, j’y semai le carnage et l’effroi. Nul salutpournousdanslaguerre,dis-tu.Perfide!vatenircelangageàteschersTroyens,à leurchef, ton idole.Continuederépandreen tous lieux de chimériques terreurs, d’exalter la puissance

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d’un peuple deux fois vaincu, de ravaler les exploits desgénéreux Latins.Maintenant, si l’on veut t’en croire, les hérosde la Grèce pâlissent devant les hordes phrygiennes !maintenant le fils de Tydée, maintenant l’invincible Achille,redoutent ces nouveaux Pâris ; et loin des flots adriatiques,l’Aufiderebrousseépouvanté!L’imposteur!avecquelartificeilfeint de craindre ma vengeance ! comme sa frayeur simuléechercheàmerendreodieux!lâche!cessedetrembler;jamaistonsangimpurnesouilleramesmains:quetoncorpsvilgardesonâmeplusvileencore:untelséjourestdigned’elle.Mais je reviens à vous, ô mon père ; parlons de vos

sollicitudes. Si vous n’osez plus asseoir d’espérance en nosarmes ;si toutnousabandonne;si,pourunseul revers,noussommesperdussans ressource ;si la fortunenousa fuissansretour, implorons la paix, et tendons au vainqueur des mainssuppliantes…Ah!pourtant,s’ilnousrestaitquelqueombredenotreanciennevaleur,combiennousparaîtraientheureusescesillustresvictimesqui,préférantletrépasàl’opprobre,ontmorduglorieusement lapoussière,etsontmortesau litd’honneur!…Mais si le sort nous laisse et des trésors et de nombreusesphalanges ; si les cités et les nations de l’Italie sont prêtes ànous aider de leurs puissants secours ; si les Troyens eux-mêmesn’ontacheté la victoirequepardes flotsde sang ; si,commenous, ils ont leursmortsàpleurer ; si lesdeuxpartis,enfin,ontégalementàgémirdes ravagesdeMars ;pourquoi,guerriers sans courage, reculer dès le premier pas ? Pourquoitrembler aux premiers accents du clairon ? Plus d’une fois letemps, le temps et ses vicissitudes, ont amené deschangementsheureux:plusd’unefois laFortune,passantdesvainqueursauxvaincus,sejouadestriomphateurs,etraffermitles états qu’elle avait ébranlés. Nous n’aurons pas l’appui del’Étolien ; Arpos ne se joint pas à nous : mais nous auronsMessape,etl’heureuxTolumnius,ettousceschefsfameux,sousqui marche l’élite de tant de peuples conjurés : la gloire nedédaignera pas de suivre les héros du Latium et les bravesqu’enfanta Laurente. N’avons-nous pas encore cette guerrièreintrépide,Camille,l’honneurdusangdesVolsques;Camille,et

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sabrillantecavalerie,etsesescadronsétincelantsd’airain?Sipourtantc’estmoiseulquelesTroyensappellentauxcombats;si Latinus l’approuve ; si je suis un tel obstacle au repos del’empire ;non, lavictoiren’apasété jusqu’àce jourtellementinfidèle àmon bras, que je ne sois prêt à tout oser pour unecausesiglorieuse,J’irai, j’iraisanseffroicherchercefierrival;fût-il plus grand qu’Achille, fût-il couvert comme lui d’armesforgéesparVulcain.Digneémuledeshérosmesaïeux,jecoursmedévouer pour vous, et pour le pèrede Lavinie. ÉnéedéfieTurnus!Ah!cedéfi,jel’accepteavecjoie.LelâcheDrancèsdumoins, si la colère des dieux me garde un sort funeste, nepartagera point mes périls : si leur faveur couronne mavaillance,ilnepartagerapointmagloire.»Ainsi les Latins, occupés des malheurs de l’empire, se

consumaient en longs débats : cependant Énée, las du reposdescamps,déployaitsesdrapeauxdans laplaine.Toutàcoupunavistropsûrenapporteaupalaisdumonarquel’effrayantenouvelle, et remplit Laurente des plus vives alarmes : «Déjà,dit-on,lesTroyenssoutenusdescohortesétrusquesdescendenten bataille des rivages du Tibre, et couvrent au loin lescampagnes. » À ce bruit imprévu, les esprits se troublent, lepeuple ému s’agite, et l’aiguillon de la colère a réveillé lescourages.Oncourt,onvoleauxarmes : la jeunesseen fureurappelle les combats ; les vieillards consternés gémissent etversentdespleurs :detoutespartss’élève jusqu’auciel lecritumultueuxdespassionscontraires.Tellesdeslégionsd’oiseauxremplissent de leurs voix confuses le bois profond qui lesrassemble ; tels, attroupés sur les rives du Pô, des cygnes auchant rauque font retentir les bords poissonneux du fleuve etses bruyants marais. Turnus saisit l’instant : « Courage,citoyens!discourezàloisir;vantez,àl’ombredecesmurs,lescharmes de la paix ; et laissez l’ennemi porter le fer et laflammedanslecœurdel’état.«Ildit,s’éclipse,et,plusrapideque l’éclair, il est déjà loin de l’auguste assemblée. « Vous,Volusus,s’écrie-t-il, faitesprendrelesarmesauxbataillonsdesVolsques, et commandez aux Rutules. Vous Messape, vousCoras et Catille, étendez dans la plaine vos nombreux

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escadrons.Qu’unevaillanteélitefermelesabordsdeLaurente,et veille à la défense des tours : que le reste de l’armées’apprêteàmarchercesousmesordres.»Soudain la foule en mouvement vole de tous côtés aux

remparts. Le sage Latinus lui-même a rompu l’assemblée. Ilabandonnesesgrandsdesseins,ilcèdeaumalheurdestemps,et n’espèreplusqu’en l’avenir.Combien il se reproched’avoirméconnu les destinées du fils d’Anchise ! qu’il voudraitaujourd’huil’avoiracceptépourépouxdesafilleetpourhéritierde son trône ! Cependant les uns creusent de larges fossés àl’entour de la ville ; les autres en hérissent les approches dedécombres et de palissades : la bruyante trompette donne lesignal sanglantducarnage.Onvoit les femmeset lesenfantsborder,de leursrangsconfondus, lesommetdesmurailles: lagrandeurdupérilarmelafaiblessemême.Plusloin,montéesurunchar,etsuiviedunombreuxcortège

desdamesdesacour,lareines’avanceversleslieuxélevésoùdomine le templedePallas :elles’avancechargéedepieusesoffrandes. À ses côtés est l’aimable Lavinie ; Lavinie, causeinnocente de tant de maux, et baissant ses yeux pleins decharmes. Lesmères,à leur suite,apportent leurshommages ;elles parfument le temple des vapeurs de l’encens ; et sur leseuil du sanctuaire, leur voix lamentable implore ainsi ladéesse : « Divinité guerrière, ô toi qui présides aux batailles,redoutable Pallas ! brise, de ta main puissante, la lance dubrigandphrygien;lui-même,étends-ledanslapoudre;etqu’ilexpiresoustescoups,auxpiedsdenosmurailles!»AilleursTurnus,appelant lescombats,s’estprécipitésurses

armes.Déjàcouvertdesafidèlecuirasse,ilenétaleavecfiertélesécaillesd’airain:bientôtilarevêtusesbrillantscuissards:latêteencorenue,maisleflancceintduglaive,ilaccourtdelacitadelle, tout resplendissant d’or : l’audace éclate dans sadémarche altière, et son bouillant courage déjà triomphe enespoir. Tel, brisant ses entraves, le coursier, libre enfin,s’arracheàl’ennuidesétables,etfranchitàsongrél’immensitédes plaines : tantôt il vole aux pâturages que cherchent sesamantes ; tantôt, se confiant au fleuve accoutumé, il court,

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plongeet se jouedans sesondes connues : sa tête sedresseavecorgueil, ses longshennissements font retentir lesairs,etses crins livrés aux zéphyrs battent son cou nerveux et seslargesépaules.EncemomentCamille, suiviedesVolsques sous lesarmes,

s’avançaitversleprincerutule.Àpeineparvenueauxportesdela ville, la reine s’élance légèrementdu coursier qui laporte :sesguerriersl’imitentàl’instant,et,descenduscommeelledeleurscoursiersdociles,tousontmispiedàterre.Alorsélevantlavoix:«Turnus,dit-elle,s’ilestpermisd’écouterl’instinctdesavaleur,mevoici;j’offred’affronterseulelacavalerietroyenne,d’arrêterseulelesescadronsétrusques.Souffrezquemonbrastente lespremiershasardsducombat :vous,à la têtedevosphalanges, restez sous les murs, et protégez les remparts. »TurnuscontempleavecrespectcettefièreAmazone:«Ôvous,répondit-il,vous,lagloiredel’Italie,magnanimeguerrière!quenevousdois-jepas?etquelsélogesseraientdignesdevous?Oui,puisquevotregrandcœurestau-dessusdetouslespérils,partagezavecmoilestravauxdecettejournée.Sij’encroisunbruit sourd et le rapport de mes coureurs, Énée se flatte denous surprendre : détachée par ses ordres, une troupe légèredoitbattrelaplainedevantnous,tandisqu’accourantlui-mêmedu sommer désert des montagnes, il songe à fondre surLaurente. Je lui prépare une embuscade dans les profondsravinsdecesbois,parmilesdéfilésdontmesnombreuxsoldatsinvestiront la double issue. Vous, cependant, marchez auxTyrrhéniens, et qu’ils fuient devant vos enseignes : avec vouscombattront et le vaillantMessape, et l’élitedes Latins, et lesforcesdeTibur.Glorieuxchefdecesguerriers,Camille,dirigezleurvaleur.» Ildit ;et s’adressantensuiteauxbravesprêtsàseconder l’héroïne, il les enflamme d’une belliqueuse ardeur ;puisils’élanceetvoleàl’ennemi.À travers les rocs tortueux s’étend un noir vallon favorable

auxsurprises,etpropreauxrusesmilitaires:uneforêtépaisseen couvre les flancs ténébreux : on n’y pénètre que par unsentier difficile, par une gorge étroite, obscur et dangereuxpassage.Au-dessusdecesmontssauvages,par-delàleurcime

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escarpée, règneuneplaine inaperçue, d’où l’œil plane au loinsansobstacle;postesûretcommode,.d’où leguerrierpeutàson choix ou surprendre l’ennemi par un choc imprévu, oul’écraser du haut des rocs sous leurs débris roulants. C’est làque Turnus va se rendre par des routes secrètes, dont lesdétours lui sont connus ; instruit de la nature des lieux, il ensaisitl’avantage,etveillecachésousleursabrisperfides.CependantlafilledeLatones’entretenaitdanslesdemeures

célestesavec la jeuneOpis, l’unedesNymphesdesacour,etl’ornement de sa troupe sacrée. Triste et plaintive, la déesseexprimait ainsi ses regrets : « Camille, chasteOpis,marche àdes combats funestes ; et c’est en vain qu’elle est armée demes traits homicides. Hélas ! nulle, parmi lesmortelles, n’estplus chère à Diane. Mais ce n’est pas de ce jour qu’elle acaptivé ma tendresse et touché mon cœur d’un intérêt sitendre. Jadis chassé de ses états, proscrit par ses sujetsrebelles,qu’indignaitson joug tyrannique,Métabusabandonnalesmursdel’antiquePriverne,ets’enfuitàtraversmilleglaiveslevés sur sa tête : il s’enfuit, emportant Camille au berceau ;Camille, innocentecompagnedel’exilpaternel,etdontlenomretraceceluideCasmilla,samère.Chargéd’unpoidssidoux,ilallait gravissant les roches inaccessibles, franchissant les boissolitaires;etlestraitsmeurtrierssifflaientsanscesseautourdelui ; et le courroux des Volsques murmurant sur ses pasl’épouvantait sans cesse. Tout à coup, dans sa fuite, il toucheauxbordscedel’Amasène,dontlesflotsdébordésbattaientlarive écumante : tant les eaux des orages avaient grossi soncours.Prêtàs’élancerà lanage, ilhésite : il regarde le jeuneobjetde sonamour, et tremblepourun fardeau si cher. Entremilleprojetsqu’il rouledanssapensée, ilembrasseenfin,nonsans peine, ce périlleux parti. La main robuste du guerrierportait une énorme javeline, tronc noueux et durci dans laflamme : il façonne en léger berceau l’écorce d’un siègesauvage,ydéposesafille,etl’attacheavecartautourdel’armedes combats : puis, balançant d’un bras nerveux le pesantjavelot,ils’écrie,lesyeuxauciel:—»Chastereinedesforêts,auguste fille de Latone ! tu vois cette enfant que j’adore : un

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père,encemoment,lavoueàtesautels.Déjàcouvertedetesarmes,elleimploretonsecours,etfuitdanslevaguedesairs,letrépasqui lapoursuit.Reçois, jet’enconjure,reçois,ôdéesse,ceprécieuxdépôt: je leconfie,hélas!auxcapricesdesventsdouteux.«—Ildit,et,rassemblanttoutessesforces,ilfaitvolerledardqui s’échappeàgrandbruit : le fleuvepousseun longmurmure;l’infortunéeCamillefuitsurl’onderapideavecletraitretentissant.L’ennemi s’approchait : Métabus, à l’instant, se précipite

danslesflots;et,maîtreenfindel’autrebord,ilenarrached’unbrastriomphantetsalanceetsafille,safilleconsacréedèslorsàmonculte.Nulle citén’offrit d’asileà ceprincemalheureux,nulle ne le reçut dans ses murs : lui-même, en ses chagrinsfarouches, eût détesté la demeure des villes. Sauvagecompagnondespâtres, ilpassa lerestedeses joursdans leuragrestesolitude.Là,parmilesroncesinhabitées,aumilieudesantres affreux, il exprimait, pour en nourrir sa fille, le laitgrossierd’unecavale,etprésentaitauxmamellesd’unanimalsuperbe les lèvres d’un enfant. À peine fut-elle instruite àformersespremierspas,undardaiguarmasesfaiblesmains;sur ses épaules délicates l’arc et le carquois flottèrentsuspendus ; au lieu de tresses d’or, au lieu d’une robeondoyante,ladépouilled’untigrejetéesansartàl’entourdesataille,telleétaitsaparure.Déjàsesjeunesmainslançaientdesflècheslégères;déjà,saisissantlafronde,elleenfaisaittournerau-dessusdesatêteleslanièressifflantes;ellefrappaitdanslanue et l’oiseau du Strymon et le cygne argenté. Plus d’unemère,danslesvillesdeTyrrhène,lasouhaitapourépouseàsonfils:vainsouhait!touteentièreàDiane,Camillevécutfidèleaugoûtdesarmes,auxloisdelapudeur,etdédaignatoujourslesdouceurs de l’hymen. Pourquoi faut-il qu’entraînée dans cesluttes sanglantes, elle coure provoquer les Troyens ? on laverraitencore,toujourschèreàmoncœur,grossirlenombredemes compagnes. Mais puisqu’un sort cruel s’obstine à lapoursuivre;descends,Nymphe,duhautdescieux,etvoleauxchampsduLatium,oùs’apprête sousdemalheureuxauspicesunfunestecombat.Voicimesarmes : tiredemoncarquoisun

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trait vengeur. Quiconque aura frappé d’un fer homicide cettechasteAmazone;Troyen,Toscan,n’importe,qu’ilpérisseàsontour ; que sa mort venge mes douleurs. Moi-même ensuite,j’enlèveraidansunépaisnuagelesrestesdel’infortunée,ceinteencoredesesarmes;jelatransporteraimoi-mêmeautombeaudesespères;etlarendraidumoinsàsapatrie.»AinsiparlaDiane.Àl’instantlaNympheagile,fendantl’azur

descieux,traverselesairsàgrandbruit,etvoleentouréed’unnoirtourbillon.Cependant lamilice troyenneapprochedes remparts ;avec

elle paraissent et les chefs étrusques, et leur nombreusecavalerie partagée en escadrons égaux : les coursiersfrémissants font retentir au loin la plaine sous leur marchebruyante, et luttent en bondissant contre le frein qui lesmaîtrise:lesvasteschampssehérissentd’unemoissondefer,etlescampagnesréfléchissentdetoutespartsl’éclatmenaçantdes armes. Vis-à-vis on aperçoit Messape et les bouillantsLatins, Coras et son valeureux frère, Camille et sa vaillanteescorte; ilss’avancentenbataillecontre leursfiersrivaux: lalance, prête à frapper, n’attend que le signal ; les dardsimpatiens s’agitent ; et plus près de l’ennemi, le coursiercommelesoldats’animed’unenouvelleardeur.Arrivésàpeineàlaportéedujavelot,lesdeuxpartiss’arrêtent:toutàcoupuncri part, on s’élance ; les coursiers volent écumants : pluspresséquelaneige,unnuagedetraitsobscurcit lesairs,et lecielsecouvred’unvoileténébreux.Àl’instant,lapiqueenarrêt,TyrrhèneetlefougueuxAcontée

seprécipitentl’unsurl’autre;lespremiers,ilsseheurtentavecunbruitépouvantable,et lecoursierchancellesouslechocducoursier.Arrachédesarçonsaveclacéléritédelafoudre,avecl’impétuositéduroclancéparlabaliste,Acontéevatomberaulointoutsanglant:sonderniersoupirs’estexhalédanslesairs.La frayeur saisit ses soldats : les Latins tournent le dos ; et,l’épaule abritée de leur léger pavois, ils poussent vers lesremparts leurs agiles coursiers. Le Troyen les poursuit, etl’ardent Asylas fond sur leur troupe éperdue. Déjà l’onapprochaitdesportes;quanddenouveaulesLatinsjettentun

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cri terrible,et ramènentaucombat leursescadronsépars.LesTroyensreculentàleurtour,et,d’unrapideessor,disparaissentdevant les vainqueurs. Telle, en son double mouvement, sebalancelamerincertaine:tantôtinondantlaplage,ellecouvreles rochers de ses flots écumants, et se déploie en lamessinueusessurlessableslointains;tantôtrevenanttoutàcoupsurelle-même,etramenantlesdébrisquesonfluxapporta,ellefuit, et déserte, en retombant, ses rivages.Deux fois, presséspar les Toscans, les Rutules en désordre se sont repliés sousleurs murs : deux fois, chassés par les Rutules, les Toscansfugitifssesontdispersésdanslaplaine.Maisuntroisièmechocmêleenfintouslesrangs,etleguerriers’attacheauguerrierquilebrave:alorsonn’entendplusquelescrisdesmourants;lesang coule à longs flots ; la terre est jonchée d’armes et decadavres;lescoursiersroulentexpirantssurleursmaîtressansvie:lecarnagedevientaffreux.Orsiloque,n’osantattaquerlepuissantRémulus,dardeàson

coursier un bruyant javelot : le fer pénètre au-dessous del’oreille, et reste enfoncé dans la plaie. L’animal blessé sedresseavecfureur;impatientduIrait,ilfrémit,ils’agite,etbatl’air de ses pieds : Rémulus tombe et roule sur la poussière.CatillerenverseIolas;ilrenverseHerminius,fierdesoncourageindomptable,fierdesatailleénormeetdeseslourdesarmes:l’airaind’uncasquenecouvrepointsesblondscheveux,l’airaind’unecuirassenedéfendpassesflancsrobustes;sanscrainteil s’expose aux blessures, tant l’effroi qu’il inspire le rassurecontreleuratteinte.Lalancequilefrappeensifflantseplongetouteentièredansseslargesépaules:legéanttranspercérugitet se torddedouleur.Denoirs ruisseauxdesang inondentauloinlaplaine:chacun,leglaiveenmain,donneàl’envilamort,oucherchedansunechutehonorableunglorieuxtrépas.Aumilieu du carnage, Camille, intrépide Amazone, combat,

triomphe et s’applaudit. Un sein nu, le carquois sur l’épaule,tantôtelledécoched’unemainsûreunegrêlededardsacérés,tantôt elle arme son bras infatigable d’une hache au doubletranchant.Sursondosretentissentetl’arcd’oretlesflèchesdeDiane.Lorsmêmequ’un reverspassager la forceà la retraite,

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ellemenace encore son vainqueur, et l’accable, en fuyant, deses traits inévitables. Autour d’elle sont rangées ses fidèlescompagnes : c’est la chaste Larine, c’est Tulla, c’est Tarpéeagitant sa hache d’airain : vierges, honneur de l’Italie, lagénéreuseCamilleseplutàleschoisirelle-mêmepourenfairel’ornement de sa cour, l’appui de sa valeur, et l’âme de sesconseils. Telles, aux champs de la Thrace, les belliqueusesAmazonesfoulentd’unpasguerrierlesrivesduThermodon,etchoquentàgrandbruit leursarmescolorées:tantôtà l’entourd’Hippolyte, tantôt suivant le char victorieux de l’audacieusePenthésilée,cesfièreshéroïneshurlentenchœurl’hymnedelavictoire, et secouent d’un air martial le croissant de leursboucliers.Quisentitlepremiertescoups,redoutableguerrière?quile

dernier périt sous l’effort de ton bras ? Dieux ! que demortsentasséspartesarmessurl’homicidearène!LefilsdeClytiusest tapremièrevictime;c’estEunée: ils’avançaitvers toi, lapoitrinedécouverte ; ta longue javeline lui traverse le cœur. Ilvomit en tombant des flots d’un sang épais, mord la terrefumante,etserouleenmourantsursablessure.CamillefrappeensuiteetLirisetPagasus:l’un,abattudesoncoursierblessé,ressaisissait lesrênes; l’autrevolaitausecoursdesonami,etlui présentait dans sa chute l’appui d’un bras désarmé : tousdeux succombent, percés en même temps. Avec eux, elleimmoleAmasterqu’Hippotasmitaujour.Ellepoursuit,duferdesa lance, Harpalyce, et Démophoon, et Chromis, et Térée :autantsamainterribleafaitvolerdedards,autantdeguerrierstroyens ont mesuré la terre. Paré d’une armure sauvage,Ornytus, ardent chasseur, accourt sur un coursier nourri dansles champs d’Iapix : un cuir énorme, dépouille d’un taureausuperbe, couvre ses larges épaules ; sur sa tête, un loupdifformeétaleetsagueulebéante,etsavastemâchoire,etsesdents effroyables ; un pieu rustique arme samain agreste : ils’agitefièrementaumilieudesescadrons,etsurpassedelatêteles combattants qui l’environnent. Camille fond sur eux, lesdisperse,et, le joignant lui-même, l’étendmortsur lapoudre ;puisd’untoncourroucé:«Croyais-tu,faroucheTyrrhénien,faire

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icilaguerreauxhôtesdesforêts?Ilestvenu,lejouroùlebrasd’une femme devait châtier tes insolentes menaces. Varejoindre à présent les mânes de tes pères : tu pourras leurvanter ta mort ; c’est le fer de Camille qui te plonge auxenfers.»Elledit,etseprécipitesurOrsiloqueetButès,deuxgéants,

l’orgueildesPhrygiens.Butèsosaitl’attendre:ilexpire,atteintdelalancefataleentrelacuirasseetlecasque,àl’endroitoùlecousansdéfenses’offreauferduvainqueur,etd’oùlebouclierdescendpourcouvrirleflancgauche.Orsiloqueàsontour,jouetd’unefuitesimulée,décrituncercleimmenseencourantaprèsla guerrière : tout à coup elle échappe dans un cercle moinsvaste, et poursuit à son tour celui qui la poursuivait. Alors sedressanttouteentière,etlevantsalourdehache,elleenfrappeàcoupsrépétésetlecasqueetlefrontduTroyen.Vainementilconjure, ilsupplie:terrible,elleredouble; ilmeurttoutsouillédesdébrisdesoncerveaufumant.Maisquelestceguerrierquesonmalheuramèneau-devant

d’elle,etquis’arrête,saisid’effroiauseulaspectdel’héroïne?C’estlefilsd’Aunus,hôterusé.. :de l’Apennin.NuldesLiguriensne l’effaçadans l’artdes

stratagèmes,tantquelesdestinsluipermirentdeprolongersesjours. Voyant qu’il tenterait en vain la fuite peur éviter lecombat et se dérober auxpoursuites de l’ardenteAmazone, ilappelle à son aide l’artifice et l’adresse. « Quelle merveille,s’écrie-t-il,qu’unefemmeaittantd’audace,quandellecomptesur la vitesse d’un coursier ? laisse-là cette ressource deslâches:osedescendreàterre,etcombattonsàpied;tuverrasbientôt qui de nous deux égare un fol orgueil. » Il dit ; labouillanteAmazone s’est enflamméed’ungénéreux courroux..Elle confie son coursier à l’une de ses compagnes, et seprésente au combat sous des armes égales : seule, à pied, leglaiveenmain,etcouvertedesonlégerpavois,Camilleattendsans pâlir son astucieux adversaire. Lui, triomphant déjà dusuccès de son stratagème, il tourne aussitôt la bride, et, plusprompt que l’éclair, il fuit, et fatigue de l’éperon son rapidecoursier. « Perfide Ligurien, voilà donc cette bravoure dont tu

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faisaisparade!Maisenvain ta fourbea recoursauxrusesdetonpays:tonlâcheartificeneterendrapointvivantàtonpère,le fallacieux Aunus. » Ainsi la guerrière s’indigne : la colèredonneàsespiedsdesailes;sonvoldevancelecoursierfugitif;elle saisit les rênes, et s’offrant face à face à son timideadversaire,lefaitroulersansviedanslesflotsdesonsang..Tel,dusommetd’unroc,l’oiseaudeMarsfond,lesailesdéployées,surlacolombequiplaneauseindesnues,lasaisit,etladéchirede ses griffes aiguës : le sang de sa victime et ses plumesarrachéespleuventduhautdesairs.Cependant le père des dieux et des hommes daignait

observercescombats;et,duhautdel’Olympeoùdominesontrône,sonœilensuivaitleshasards.Toutàcoupilallumedansl’âmedeTarchonlasoifdesvengeances, irritesoncourage,etle tourne en fureur. Soudain le héros toscan précipite soncoursieràtraverslecarnage,àtraverslesrangsendésordre;ilranimeparsescrislesbataillonsépars,appelleparleursnomslesguerriersquichancellent,etramèneàlachargelesbandesfugitives. « Quel vertige vous égare ? ô faibles Tyrrhéniens !cœurs lâches ! cœurs insensibles à l’honneur !Quelle indignetorpeur enchaîne votre audace ? Une femme vous fait peur !unefemmeenfonceetdispersevosbataillonsarmés!Pourquoice fer ? pourquoi ces dards impuissants dont vos mains sontchargées ? Ah ! ce n’est point avec cette indolence que vouscourezauxcombatsdeVénus,àsesluttesnocturnes:dèsquelaflûterecourbéedonnelesignaldesorgies,onvousvoitalors,courageux convives et buveurs intrépides, fêter en chœurBacchusetlesAmours.Voilàvosnoblesjeux,voilàvosglorieuxceplaisirs.Heureux,quandunaugurefavorablevous inviteaubanquet religieux, et qu’une victime choisie vous appelle aufonddesboissacrés!»Àcesmots,bravantlepremierlamort,ils’élanceaufortde

la mêlée, fond sur Vénulus avec l’impétuosité de la foudre,l’arrache à son coursier, et, le pressant d’un bras nerveux, lesoutient dans les airs et l’emporte en courante Un cri subits’élèvejusqu’auciel ;et,detoutesparts, lesLatinsonttournélavue:Tarchon, le feudans lesyeux,voleàtravers laplaine,

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emportantet l’hommeet l’armure : il rompt le ferde la lancequesonennemilèveencore,etchercheledéfautdelacuirasse,pour y porter le coup mortel : l’Ausonien se débat, écarte lapointemeurtrièresuspenduesursagorge,etrepousselaforcepar la force. Telle, en son vol, une aigle vigoureuse promènedanslanueleserpentqu’elleasaisi,l’enlacedanssesrobustesserres,etledéchiredesesonglestranchants:lereptileblesséseplieetsereplieentortueuxanneaux;ilhérissesesécaillessanglantes,poussed’horriblessifflements,etdresseunegueuleécumante : vains efforts ! l’oiseau de Jupiter redouble lesmorsuresde sonbec recourbé,bat lesairsde sesailes, et seperddanslescieux.Tel,auxyeuxmêmesdessoldatsdeTibur,Tarchon, chargé de sa proie, vole, et la porte en triomphe.Entraînés par l’exemple et l’exploit de leur chef, lesdescendants de Méonie retournent au combat avec unenouvelleardeur.En ce moment Arruns, que cette journée doit aux dieux

infernaux, voltigeait, armé d’un dard, autour de la légèreCamille ;et,plusruséqu’elle,épiaitpour l’immolerunpropicehasard. Voit-on l’ardente Amazone précipiter son courage aumilieudesbataillons ;Arrunsypénètreensecret,ets’attachesans bruit à ses pas. Revient-elle victorieuse, et fumante dusangennemi;Arrunslasuitencore,etpoussefurtivementverselle son rapide coursier. Tantôt de loin, tantôt de près, sanscesse l’opiniâtre guerrier tourne à l’entour de sa proie, etbalanced’unemaincruellesonjavelottropsûr.Tout à coup paraît Chlorée ; Chlorée, consacré à Cybèle, et

jadis prêtre de lamèredes dieux : il rayonnait au loin d’éclatsoussonarmurephrygienne.Soncoursierblanchissantd’écumebondissait dans la plaine, couvert d’un superbe harnois, où lebronze et l’or, façonnés en lames brillantes, imitaient leplumagedupeupleailédesairs. Lui-même,parédescouleursrembrunies d’une pourpre étrangère, il s’avançait, décochantd’un arc de Lycie des flèches aiguisées dans laCrète. Sur sesépaulesrésonneuncarquoisd’or:uncasqued’orombragesonfrontsacré.L’or,enagrafeéblouissante, soutientsachlamydelégère que le safran colore ; et les plis ondoyants de son

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manteaudelins’agitentaugrédesvents.L’aiguilleabrodésatunique flottante, a brodé ses longs cuissards, chefs-d’œuvredes pays lointains. L’Amazone l’aperçoit : soudain, soit qu’ellebrûle de suspendre aux temples de ses dieux une armuretroyenne, soit qu’elledestine cesdépouilles captivesà releversescharmesauseindesforêts,c’estChloréeseulqu’ellesuitenaveugleparmitantdeguerriers;femme,etsansprévoyanceaumilieu du carnage, elle dévore en espoir ce riche butin et cesatoursmagnifiques.Arruns, posté près d’elle, saisit enfin le moment favorable,

fait voler sa javeline, et, d’une voix inquiète, implore ainsi lesdieux:«Pèredujour,ôdivinApollon!protecteurduSoracteetde ses bois religieux ! toi, dont le culte a nos premiershommages;toi,pourquilespinsdenosmontagnesalimententles flammesd’unéternelbûcher ;pourqui,dans l’ardeurd’unsaintzèle,nousbravonscesfeuxdévorants,etfoulonsd’unpasferme leursbrasiersallumés :dieupuissant ! faisquecedardvengeurlavelahontedenosarmes.Cen’estpointladépouilled’unefemme,cen’estpassonarmureconquise,vainstrophéesd’un triomphe facile, qu’ambitionne ma valeur : d’autresexploits signaleront mon bras. Mais que cette furie tombe etmeuresousmescoups;jeconsensàretournersansgloireauxmursquim’ontvunaître.»Phébus entend sa prière ; Phébus exauce une part de son

vœu,et laisse l’autremoitiéseperdredans levaguedesairs.L’infortunée Camille périra, sous le fer d’Arruns, d’un trépasinattendu ; le dieu l’accorde au guerrier suppliant : mais sonantiquepatrieneleverrapointderetour;Apollons’yrefuse;etlesventsemportentunsouhait inutile,égarédans lesnues.Àpeine le javelot bruyant, échappéde lamaind’Arruns, a sifflédans lesairs ; lesrangsétonnéssuspendent leurscombats,etde toutes parts les Volsques ont jeté les yeux sur leur reine.Seule insensible au péril, elle ne voit, elle n’entend ni lefrémissementdesairs,nilebruit,nilevoldutraitmeurtrierquila cherche ; quand soudain la pointe cruelle vient frapper sonseinnu,ledéchire,et,s’yplongeanttouteentière,s’abreuvedeson sang virginal. Ses compagnes éplorées s’empressent

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d’accouriretsoutiennentdansleursbrasleurreinechancelante.Arrunsfuit,effrayélui-mêmeducoupqu’ilaporté;ilfuit,pâleàlafoisdejoieetdeterreur:lelâchen’osepluscomptersursalance ; il craint d’affronter sa victime expirante, et redouteencoresoncourroux.Tel,sansattendrelesdardsconjurésquilepoursuivent, court par des routes écartées se cacher au fonddesmontagnes,celoupvoracequivientd’immolerunpasteur,ou d’égorger un superbe taureau : épouvanté de son audace,honteux et repliant sous lui sa queue tremblante, il fuit, et lapeur l’accompagne à travers les forêts. Tel Arruns éperdu sedérobeàtouslesyeux;et,contentd’échapper,vaseconfondredanslafouledescombattants.Camillemouranteveutarracher le trait fatal ;maisenfoncé

parmi les os, le fer aigu demeure inébranlable dans lesprofondeursdelaplaie.Faibleetlanguissante,elles’affaissepardegrés ;pardegréssesyeuxs’éteignentsous lesglacesde lamort :sivermeillesnaguère, lesrosesdesonteintse fanent :ellen’aplusqu’unsouffledevie.AlorsappelantAcca,l’unedeses compagnes chéries, Acca, la plus fidèle confidente despenséesdeCamille,cellequipartageaitsesplaisirscommesespeines,elleluitientcelangage:«Jusqu’àprésent,ômasœur,maforceaservimoncourage;maintenantuneblessurecruellerend ma valeur inutile, et de noires ténèbres s’épaississentautourdemoi.Pars,vole,etporteàTurnusmesderniersavis….Qu’il accoure, qu’il remplace Camille au combat, qu’il sauveLaurentedesfureursduTroyen….Adieu,jemeurs.»Elledit;samain laisse échapper les rênes : son corps, entraîné vers laterre, glisse de son coursier : un long frisson court dans sesmembres défaillants : son cou délicat se penche, et sa têtequ’appesantitlamortretombesursonsein:elleabandonnesesarmes,etsonâmeindignéefuitengémissantchezlesombres.Soudain, s’élevant de toutes parts, un cri de rage frappel’Olympe radieux :Camille au tombeau ranime le carnage.Onsepresse,ons’élance ;et lesphalanges troyennes,et la fleurdes Étrusques, et les escadrons d’Évandre, tous marchent,combattent,expirentoutriomphentensemble.Cependant, docile aux ordres de Diane, Opis veillait depuis

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longtemps,assiseausommetdesmontagnes;etdelà,sonœilsans effroi contemplait la mêlée. Tout à coup, à travers lesclameurs des soldats furieux, elle aperçoit au loin Camilleétendue, victime d’un trépas funeste : elle en soupire, et sonâmeattristéeexhaleencesmotssadouleur:« Que tu paies cher, hélas, ô guerrière infortunée ! que tu

paiescher l’honneurd’avoircombattu lesTroyens !C’estdoncenvainque tonenfancesolitaire s’estvouéedans lesboisaucultedeDiane!c’estdoncenvainquetesjeunesépaulesontporténos flèches légères !Console-toi pourtant ;Dianea prissoindetagloireentesderniersmoments:tamortneserapassans lustre parmi les nations, et tu ne subiras point la honted’un trépas sans vengeance. Quel que soit l’impie dont le ferdéchiratesflancs,lamortserasonsalaire»Surlepenchantdeces hauteurs, s’élevait l’immense tombeau du vieux roiDercennus,antiquesouveraindeLaurente :unvasteamasdeterresencomposait lamasse,et l’yeusetouffue lecouvraitdeson ombre épaisse. C’est là que, d’un vol rapide, la belleNymphevients’abattre;et,decetteéminence,sonœilcherchelecruelArruns.Àpeinel’a-t-ellevu,fierdesesarmesbrillantes,etbouffid’unvainexploit:«Oùvas-tu?luicrie-t-elle.Pourquoicette fuite tortueuse ? Tourne ici tes pas ; viens chercher lamort ; viens recevoir le digne prix de ton noble triomphe.Lâche!était-ceàtoidemourirsouslestraitsdeDiane!»Elledit,etdéjàlaNympheencourrouxatirédesoncarquois

d’oruneflècherapide.Elletendsonarcvengeur,lecourbeavecforce, et les bouts qui s’approchent cèdent à l’effort de sesmainsimmortelles:tandisqu’elletouchedelagauchelapointadu fer ailé, la droite amène sur son sein la corde obéissante.Aussitôt le trait siffle, les airs au loin résonnent ; et dans lemême instant, Arruns, le bruit frappe ton oreille, et le fer seplongedanstoncœur.Lemalheureuxexpire,abandonnédesescompagnonsd’armes;nulsregretsnel’honorentàsonderniersoupir ; et ses restes gisent ignorés sur la poudre sanglante.Opis,d’unvolléger,remonteaucélesteséjour.Privédesavaillantereine,l’escadronlégerdeCamilleprend

lepremierlafuite:lesRutulesfuientendésordre:lebouillant

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Atinas fuit lui-même à son tour : chefs et soldats, dispersés,éperdus, cherchent des lieux plus sûrs, et, tournant le dos,poussent vers les remparts leurs rapides coursiers. Poursuivispar les Troyens, dont le fer leur porte la mort, aucun n’oseopposer le glaive, ni soutenir leur furie : les arcs détenduschargentenvainleurstimidesépaules,etleschampspoudreuxretentissentsouslespasbruyantsdescoursiers.Aveceuxroulevers lesmursunnoir tourbillondepoussière ;et,duhautdestours, les femmes éplorées, se frappant la poitrine, poussentverslecieldesclameurslamentables.Envainlespluspromptsàfuirsesontprécipitésverslesportesouvertes;lesvainqueurss’y précipitent en même temps, mêlés avec les vaincus : làmême, unemortmisérable atteint encore les fuyards ; sur leseuilpaternel,danslesmursquilesontvusnaître,etsousl’abrimêmedeleurstoitsdomestiques,ilstombentpercésdelalanceennemie. D’autres ferment les portes, en refusent l’entrée àleursconcitoyens,et,sourdsàleursprières,n’osentlesrecevoirdanslesmurs.Alorscommenceunhorriblecarnageetdeceuxqui,leferàlamain,défendentleseuilimpitoyable,etdeceuxqui se jettent en tumulte sur le fer meurtrier. Parmi lesmalheureuxexclusdel’enceintedésirée,lesuns,souslesyeuxmêmesdeleursparentsenlarmes,roulent,entraînésparleflotqui les pousse, dans les tranchées profondes : les autres,aveuglés par le désespoir, et s’abandonnant à la fougue deleurs coursiers rapides, frappent à coups redoublés les portesimmobiles et leurs barrières impénétrables. Dans cet affreuxpéril,lesmèreselles-mêmes(quenepeutl’ardentamourdelapatrie!),lesmères,dignesémulesdeCamille,fontpleuvoirduhautdes remparts lesarmesque la colèreoffreà leursmainstremblantes : au défaut du fer, elles saisissent au hasard destroncsnoueux,desbrandonsfumants,despieuxdurcisdanslaflamme, et brûlent demourir les premières pour sauver leursmurailles.Cependantune rumeursinistrea fait frémirTurnusdans les

défilés qu’il occupe. Acca vient apporter au héros cesaccablantesnouvelles:«LesVolsquessontdétruits:Camilleamordulapoussière:levainqueurs’avanceencourroux;et,fier

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desontriomphe,ilsèmeauloinl’horreuretlecarnage:déjàlaterreurvole jusqu’auxmursdeLaurente.»Àcesmots,Turnusenfureur(ainsil’ordonnel’arrêtsévèredusouveraindesdieux)descenddeshauteursoùcampaientsessoldats,etsortdesesâpres forêts. À peine, laissant les bois derrière lui, s’étend-ildans laplaine,qu’Énée,pénétrantàson tourdans, lesgorgesabandonnées,gravitlacollinedéserte,etfranchitl’épaisseurdelaforêt.Ainsicesdeuxfiersrivauxprécipitentleurmarcheversles remparts de Latinus : ils y courent suivis de leursnombreusescohortes,etnesontséparésqued’unlégerespace.Bientôt Énée a découvert au loin les champs inondés depoussière, a vu les bataillons de Laurente déployés dans laplaine:Turnus,enmêmetemps,areconnuleredoutableÉnéesoussabrillantearmure;detoutespartsontfrappésonoreillelepasaccélérédessoldatsetlesoufflebruyantdescoursiers.Àl’instantmême, ilssonnaient lachargeet tentaient lesortdescombats,siPhébusauteintderosen’eûtdéjàplongédanslesmersd’Ibériesescoursiershaletants,etfaitpâlirl’éclatdujourdevant les ombres de la nuit. Les deux armées s’arrêtent,postéessous lesmursde laville,etse retranchentdans leurscamps.

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Livredouzième

QUANDTurnus voit que les Latins, abattus par leurs revers,languissent sans forces et sans courage ; que toutes les voixl’appellent à remplir enfin ses promesses ; que tous les yeuxsontattachéssurlui:safougueirritées’emporteenbouillantesmenaces, et sa fierté n’en est que plus altière. Comme, auxchamps de la Numidie, un fier lion, atteint par les chasseursd’une blessure profonde, déploie soudain ses redoutablesarmes, secoue en bondissant les longs crins de son counerveux, rompt sanspeur ledardenfoncédans ses flancs, et,rugissant de rage, présente à ses vainqueurs une gueuleensanglantée : tel, enflammé de colère, éclate l’impétueuxTurnus.Il s’adresse au vieuxmonarque ; et, plein du transport qui

l’agite.«Turnusestprêt,s’écrie-t-il;pluscedeprétextespourles lâches Phrygiens de violer la foi promise, et de fouler auxpieds leursserments. Jedescendsdans l’arène.Dressez l’auteldu sacrifice, prince auguste, et dictez le pacte sacré. Que lesLatinsimmobilesrestentspectateursducombat:oumescoupsprécipiterontauxenfersl’infâmeTroyen,déserteurdel’Asie,etseul j’aurai vengé par le glaive la querelle commune ; ou lavictoireluisoumettralesvaincus,Lavinieserasaconquête.»Latinus plus calme lui répond avec bonté : « Héros

magnanime, plus votre grand cœur s’abandonne à ses noblesélans,plusmasagessedoitécouterpourvouslesconseilsdelaprudence, et balancer avec inquiétude les hasards de vosdestinées.FilsdeDaunus,sonempireestvotreapanage;vousavez pour domaines de nombreuses cités conquises par votrevaillance;Latinusvousaime,etsestrésorssontàvous:maisle Latium, mais Laurente et son territoire, possèdent d’autresbeautésdontl’hymenpeuttenterunroi,etdontl’illustreoriginen’est pas indigne de la vôtre. Souffrez un aveu quime coûte,maisquelavéritém’arrache.Lecielmedéfendaitd’uniràma

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filleaucundeceuxquilespremiersmedemandèrentsamain:ainsi l’annonçaient les oracles et des dieux et des hommes.Vaincu par ma tendresse pour vous, vaincu par les liens dusang, et par les larmes d’une épouse désolée, j’ai brisé lesnœuds les plus saints, j’ai rompu l’hyménée promis, j’ai levél’étendardd’uneguerresacrilège.Depuiscemomentfatal,vousvoyez,Turnus,quelsmalheursmepoursuivent,quellesguerrescruelles dévastentmes états, quels affreux périls vous courezvous-même tous les jours.Défaits dansdeuxgrands combats,nous soutenons à peine à l’ombre de ces murailles l’espoirdouteuxde l’Italie ; les eauxduTibre fumentencoredenotresang, et nos vastes campagnes sont blanchies des ossementsde nos guerriers. Quel vertige me fait changer sans cesse ?quellefolleinconstancesejouedemaraison?Si,Turnusexpiré,jepuisassocierun jourPergameà l’Ausonie ;nepuis-je, sansqu’ilpérisse,mettreuntermeàleursdiscords?QuediraientlesRutules,mesplusfidèlesalliés;quediraitl’Italieentière,simafaiblesse(puisselecieldétournerceprésage!)vouslivraitàlamort, pour prix d’avoir recherché ma fille et demandé monalliance?Songezausort incertaindesarmes :ayezpitiéd’unpère accablé de vieillesse, et qui, loin de vous dans Ardée,pleureencemomentvotreabsence.»Cesmotsnecalmentpoint laviolencedeTurnus:soncœur

ulcéré s’enflammedavantage,et le remèdemêmeenaigrit lablessure.Dèsqu’ilpeutparler,ilrépliqueencestermes:«Cestendres soins que vous inspiremon salut, daignez, prince, lesépargneràvotresollicitude;etsouffrezquejesauvemagloireauxdépensdemesjours.Monbrasaussisaitmanierlefer,saitlancerdestraitsvainqueurs;etlesang,plusd’unefois,asuivileurblessure.Cefilsd’unedéessen’aurapastoujoursVénusàses côtés, pour couvrir d’un nuage la honte de sa fuite, et secacherelle-mêmeauseind’uneombrevaine.»Cependant, effrayée des hasards du nouveau combat qui

s’apprête, la reine fondait en larmes, et, le désespoir dansl’âme,retenaitdesesmainstremblantesl’impétueuxguerrier:«Turnus,ah!simespleursvoustouchent,sil’honneurd’Amatevous est cher, arrêtez, je vous en conjure : arrêtez, ô vous

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l’uniqueespoirdemavieillesse,vousmaseuleconsolationdansmes peines, vous l’appui de Latinus, de son empire et de sagloire, vous, enfin, sur qui se fonde toute entière une illustremaison,prêteàtombersansvous.Aunomdetous lesdieux!n’allez pas mesurer vos armes contre les armes du Troyen.Quels que soient les périls que cette lutte vous réserve, cespérils sont lesmiens,Turnus :avecvous, j’abandonneunevieodieuse;etjeneverraipas,captived’unbrigand,mafilledanslesbrasd’Énée.»Ce discours d’unemère arrache des larmes à Lavinie : ses

jouesbrûlantesensontbaignées.Unfeusubitlescolored’unerougeur modeste, et court en traits de flamme sur son frontvirginal. Comme éclate l’ivoire, dont la pourpre a nuancél’albâtre;commerougitlablancheurdeslis,mêlésàl’incarnatdesroses:telbrillait,surlevisagedelajeuneprincesse,lefardaimabledelapudeur.Lehéros,transportéd’amour,chercheenvain sa raison. Il dévore des yeux tant de charmes. Sa fureurguerrière s’en accroît ; et s’adressant à la plaintive Amate :Cessez, de grâce, ô ma mère ! cessez de m’opposer voslarmes;etqu’unprésagesinistrenefermepointàmonaudacelechamppérilleuxducourage:non;dût-ilpérir,Turnusnepeutplus différer. Vole, Idmon, messager fidèle ; porte à l’insolentPhrygien ce cartel, qui rabattra son orgueil : demain, dès quel’Aurore,montéesursoncharvermeil,aurarougilescieux,qu’ils’abstienne demener ses bandes contremes bataillons ; queles Troyens et les Rutules laissent reposer leurs armes ; quemonsangoulesientermineenfinlaguerre;queleglaiveetlamortnommentl’épouxdeLavinie.»Il dit ; et plus prompt que l’éclair, il vole à son palais,

demande ses coursiers, et frémit dé plaisir en voyant leurardeur : ces coursiers généreux, Pilumnus les reçut jadis enprésentdelabelleOrithye;moinsblancheestlaneige,moinslégers sont les vents ; autour d’eux s’empressent leursconducteurs fidèles, dont la main caressante se promène surleurpoitrail,etpeigneleurscrinsflottants.Lui-mêmeilrevêtsesépaules d’une brillante cuirasse, où se marient l’or pur et lebronzeargenté:enmêmetemps,ilajusteetsonlargepavois,

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et son cimier qu’ombragent deux panaches de pourpre, et safoudroyante épée, cette épée héréditaire, que forgea pourDaunusledieudufeului-même,etqu’iltrempabouillantedansleseauxduStyx.Lelongd’unecolonneimmensependaitsousseslambrisuneénormejaveline,dépouilledufierActorleplusvaillant des Auronques : il la saisit d’une main robuste, labalanceavecforce,ets’écried’unevoixterrible:«Allons,ôtoiquinetrompejamaisl’appeldemavaleur,allons,ômalance!voicil’heuredesnoblesexploits.JadisportéeparlegrandActor,c’estlebrasdeTurnusquiteporteaujourd’hui.Faisquej’abattemon odieux rival ; que j’arrache à ce vil Phrygien sa cuirasseimpuissante, déchirée sousmes coups ; que je traîne dans lafange ses cheveux efféminés, dont un fer brûlant arrondit lesboucles légères, et dont la myrrhe odorante a parfumé lesnœuds.»AinsiTurnusexhalesesfureurs:sonvisageardent jettedes

étincelles;lefeupétilledanssesyeuxenflammés.Tel,appelantles combats, un taureau superbe pousse d’horriblesmugissements : ses cornes menaçantes essayent leur colèrecontre le troncd’unchêne : il frappe l’airdesescoups,et,dupied soulevant l’arène, prélude à des chocs plus affreux. Nonmoins terriblesous l’armurematernelle, le filsd’Anchiseàsontour aiguillonne son courage, s’excite à la vengeance, ets’applauditd’unaccordquimetfinàlaguerre.Pourrassurerseschefs, pour consoler Iule alarmé, il leur annonce les grandsdestinsquil’attendent;etdepromptscourriers,parsesordres,vont porter aux Latins sa réponse immuable, et proposer auvieuxmonarquelesconditionsdelapaix.Lelendemain,àpeinelejournaissantdoraitdesespremiers

rayons lacimedesmontagnes ;àpeine lescoursiersdusoleils’élançaientduseindesmersprofondes,etsoufflaientdeleurslargesnaseaux la flammeet la lumière :déjàmarquant la licesous les remparts de la ville, les chefs des deux partispréparaientlechampducombat.Aumilieusontplacéslesfeuxdusacrifice,etdesautelsdegazon,érigésauxdieuxcommunsde Laurente et de Troie : des prêtres, voilés de lin, et le frontcouronné de verveine, s’avancent portant l’eau sainte et la

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flammesacrée.Lesportess’ouvrent:leslégionslatinesdéfilentencolonnes,etleursbataillonshérissésdepiquessedéploientdans laplaine :vis-à-visaccourentde leurs retranchementsetles phalanges troyennes et les escadrons étrusques,reconnaissables à leurs armures diverses : tous marchentétincelantsdefer,commesiledieudesbatailleslesappelaitàsesluttessanglantes.Àlatêtedecesnombreusescohortes,onvoitvolerderangsenrangsleschefsdesdeuxarmées,brillantsd’or et de pourpre : c’est Mnesthée, généreux sangd’Assaracus ; c’est le vaillant Asylas ; c’est Messape, cedompteurdescoursiers;Messape,dontNeptuneestlepère.Ausigne de la trompette, un vaste espace a séparé les deuxcamps : les guerriers immobiles enfoncent dans la terre leurslongues javelines, et déposent leurs boucliers. Alors, pour voirce grand spectacle, de tous côtés se précipitent et lesmèrestremblantes, et la foule inhabile aux armes, et les vieillardscourbés sous le poids des ans : ils inondent les créneaux destours, ils assiègent le sommet des toits ; et, debout sur lesportes,ilsenhérissentauloinlefaîte.Mais, de ce mont qu’Albe illustra depuis, de ces hauteurs

jadissansnom,sanshonneuretsansgloire,lareinedesdieux,portant ses regards sur la plaine, contemplait le champ debataille,etlesdeuxarméesrivales,etlesrempartsdeLatinus.ToutàcoupladéesseabordelasœurdeTurnus,cetteNymphequi préside aux étangs paisibles, aux fleuves retentissants, etque lemaître de l’Olympedota de cet empire honorable pourprixdesfaveursqu’ilenavaitreçues:«Nymphe,ornementdesfleuves,etchèreàmatendresse!tulesais,detouteslesfillesduLatiumque Jupiter fitmonterdanssacoucheparjure,nullemoins que toi n’éprouva mon courroux ; et je me plus àt’appelermoi-mêmeaurangdesimmortelles.Ehbien!connaistonmalheur,Turne,etn’accusepoint Junon.Tantque lesortasemblélepermettre,tantquelesParquesontvusanscolèrelaprospérité des Latins, j’ai protégé Turnus et tes murs favoris.Aujourd’hui Turnus, hélas ! court affronter une lutte inégale :l’heuredesParquesapproche,etdéjàs’est levé lebrasde ferdudestin.Non,jenepuisvoir,sousmesyeux,cecombatcruel,

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cetaccord impie.Toi,si l’amourd’unfrère inspiretoncourage,quit’arrête?osetout:peut-êtrelehasardserviral’infortune.»Àcesmots,untorrentdelarmescouledesyeuxdeTurne:troisfois,desamaintremblante,ellemeurtritsonseindélicat.«Cen’estpaslemomentdespleurs,reprit lafilledeSaturne.Vole,et, s’il est possible, arrache un frère à lamort : vole, dis-je ;rallume les combats, romps un pacte odieux ; c’est Junon quit’enpresse.»Telsétaientsesconseils.Ladéesse,enfinissant,quitte la Nymphe incertaine, et l’abandonne au troubledouloureuxdontsoncœurestagité.Au même instant arrivent les monarques de l’Ausonie.

Latinus, dans tout l’éclat du trône, s’avance monté sur unpompeuxquadrige :autourdeson front radieuxbrillentdouzerayons d’or, symbole du Soleil, dont il est descendu. Ensuiteparaît Turnus, porté sur un char que traînent deux chevauxblancs, etbalançantdans sesmainsdeux javelotsarmésd’unlarge fer. Non loinmarche à son tour le père des Romains, latigedecetteraceillustre,Énée,resplendissantdefeuxsoussonbouclier flamboyantet sonarmurecéleste : à sescôtésest lejeuneIule,Iule,autreespérancedelasuperbeRome.Lecortèges’arrêteaumilieudesdeuxcamps:là,vêtud’unlinsanstache,legrand-prêtreaconduit lesvictimes,un jeuneporcauxsoiesnaissantes, une jeune brebis couverte encore de sa premièretoison:l’offrande,auxpiedsdesautels,attendlesflammesquidoivent laconsumer.Bientôt lesprinces, lesyeuxtournésversl’orientvermeil,présententd’unemainreligieuselefromentpurque le selassaisonne : ilspromènent le ferdesciseauxsur lefront velu des victimes, et vident sur les brasiers ardents lacoupedeslibations.AlorsÉnée, levantsonglaivenu,s’écried’unevoixpieuse :

« Soleil, entends mes vœux ! entends mes vœux, ô terre duLatium,pourquij’aipusupportertantdetravauxpénibles!Ettoi,Jupitertout-puissant;toi,filledeSaturne,ôJunon!déesseauguste, aujourd’hui moins contraire ; toi, redoutable Mars,suprême arbitre des combats : soyez témoins de messerments!Vousaussi,Fleuvessacrés,Fontainessaintes:vous,habitantsimmortelsduradieuxOlympe:vous,dieuxetdéesses

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qui peuplez les mers azurées : je vous atteste tous ! Si lafortuneet lavictoirecouronnent l’effortdeTurnus, lesvaincus,fidèles au traité, iront chercher un asile dans les rempartsd’Évandre : Iule quittera les champs de l’Italie ; et jamais lesTroyensparjures,yrapportantlaguerre,neviendront,leferàlamain,troublerlapaixdecetempire.MaissiMarsfavorablefaittriomphermonbras (etpuissent lesdieux,enqui j’espère,nepas tromper ce mon attente !), je ne prétends point asservirl’AusonieauxenfantsdePergame,jeneprétendspointusurperlesceptredesLatins.Quelesdeuxpeuples,soumisauxmêmeslois, et toujours invincibles, se jurent uneéternelle alliance. Jeleur donnerai mon culte et mes dieux : que Latinus, en medonnantsafille,ordonneseuletdelapaixetdelaguerre;qu’ilcommande seul en souverain. Bâti par les Troyens, un autreDion me recevra dans ses murs, et Lavinie leur donnera sonnom. » Énée se tait. Latinus, les yeux au ciel et les mainsétendues vers la plaine éthérée, s’exprime à son tour en cesmots:«J’enattestecommevous,Énée,j’enattestelaTerre,etlaMeretlesCieux;j’enattestelecoupleenfantdeLatone,etJanus au double visage, et les puissances de l’Enfer, et lesmanoirsde l’inexorablePluton.Que Jupiterm’entende, Jupiter,dontlafoudreestlegarantdestraités!Lamainsurlesautels,j’en jureetpar leurs feux inviolables,etpar lesdieuxqu’onyrévère : jamais,quoique lesortdécide, lesLatins, rompant lapaix, ne briseront les nœuds d’un pacte solennel ; jamaisLatinus,entraînéparlaforce,n’ypermettralamoindreatteinte.Queplutôt laterre.,engloutiepar lesondes,seconfondeavecelles dans un affreux déluge ! que plutôt l’Olympe écroulés’abîmeau fondduTartare !Maparoleest immuable.Ainsicesceptre, qui décoremesmains royales, ne verra plus renaîtresonfeuillageléger,nisamolleverdure,nisonmobileombrage,depuisqu’arrachédanslesboisautroncquileportait,ilaquittéla tige maternelle, et dépouillé sous le tranchant du fer sachevelureetsesrameaux.Jadisarbrisseauflexible,aujourd’huimonumentd’unart industrieux, il rayonneenchâssédans l’or,et, porté par les rois du Latium, il annonce leur pouvoirsuprême. » Tels étaient leurs traités, tels étaient leurs

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serments ; et les chefs des deux armées environnaient leursprinces. Soudain le fer sacré se lève : le sang des victimeségorgéesruissellesurlaflamme;onarracheencorevivesleursentrailles palpitantes ; de larges bassins les reçoivent, et lesautelsensontcouverts.Cependant les Rutules commencent à redouter une lutte

incertaine:lacrainteetl’espérancelesagitenttouràtour:plusils observent les deux rivaux, moins ils jugent leur vigueurégale. Leur inquiétude augmente, lorsqu’ils aperçoiventl’humblecontenancedeTurnus,etsadémarchesilencieuse,etson air suppliant aux pieds des autels qu’il implore : ilstremblent, en remarquant ses yeux baissés, ses joues livides,sonfrontoùlapâleuraternil’éclatdujeuneâge.DèsqueTurnevoitéclaterlemécontentementdessoldats,et

l’espritflottantdelamultitudeinclinerversd’autresprojets,elles’élancetoutaumilieudesbataillons,cachéesouslestraitsdeCamerte ;deCamerte,guerriercélèbrepar lanoblessedesesancêtres,filsrenomméd’unpèrequ’illustrasavaleur,etterriblelui-même en un jour de bataille. Ainsi mêlée parmi lescombattants, la Nymphe artificieuse y sème en courant milleadroites rumeurs, et stimule en ces mots les couragesébranlés :«Quellehonte,ôRutules!voussouffrezqu’unseulhommes’exposepourtouteunearmée!Quoidonc?sommes-nousmoinsnombreux,sommes-nousmoinsvaillants?Lesvoilàtousréunis,cesTroyenssibraves,etcesfiersArcadiens,etcesredoutablesToscans,arméscontreTurnussurlafoidesoracles:les voilà ; qu’ils nous affrontent corps à corps, et chacun denous à peine aura son adversaire. Ah ! sans doute, quandTurnus se dévoue pour son peuple, la gloire de ce héros vamonter jusqu’aux cieux, et sa mémoire vivra dans tous lesâges ; mais nous, sans patrie, sans honneur, il nous faudraramper sous desmaîtres superbes, nous qui, paisibles en cesmoments d’alarmes, reposons oisifs près de nos glaivesinutiles.»Elle parle ; tout s’enflamme d’une ardeur belliqueuse : le

tumulte s’accroît, un longmurmure circulede rangsen rangs.LesLaurentinsrougissentdeleurspremiersdesseins,lesLatins

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nesontpluslesmêmes:ilssoupiraientnaguèreaprèslafindescombats, après le terme de leurs maux ; maintenant ils nerespirentquelaguerre,ilsmenacentderompreunpactequ’ilsdétestent,etleurpitiégémitsurletristesortdeTurnus.Auprestigedesesdiscours,Turneajouteencoreunprestige

plus puissant : elle fait paraître dans les airs un prodigetrompeur, dont la merveille achève l d’égarer l’esprit desAusoniens et les repaît d’un fol espoir. Un aigle au vol rapidefendait lesplainesde l’éther,portait la terreurauxoiseauxdurivage,etpressaitlebruyantessaimdeslégionsailées:toutàcoups’abattantsurl’onde,leravisseurenlèvedanssesonglestranchants un cygne au plumage argenté. À cette vue, lesItaliens s’étonnent : soudain, ô surprise nouvelle ! les oiseauxfugitifs,ralliésàgrandscris,obscurcissentlecieldeleursailesdéployées, fondent comme un sombre nuage sur l’ennemicommun, et le poursuivent dans les airs : enfin cédant aunombre,etvaincuparlefardeauqu’ilporte,l’oiseaudeJupitersuccombe ; il ouvre malgré lui sa serre languissante, laissetomber sa proie dans les eaux, et s’enfuit au plus haut desnues.LesRutulesalorssaluentd’uncride joieceprésagequi les

flatte,etleuraudaceseprépareaucombat.Tolumniussurtout,Tolumnius,devinfameux,échauffeencoreleurardeur:«Ouilevoilà, s’écrie-t-il, voilà le signe favorable que mes vœux ontimplorécentfois.J’acceptel’augure,etreconnaislesdieux.Auxarmes!suivez-moi,suivezTolumnius:osezbraver,ôguerrierstrop timides, cet insolent étranger dont la menace vousépouvante commede faiblesoiseaux,etdont la rage impuniedésolevos rivages.Lebrigandva fuiràson tour,etsesvoilesdéployées l’emporteront au loin sur lesmers blanchissantes :vous,unissezvosefforts,serrezvosbataillons,etdéfendez, leglaiveenmain,lemonarquequ’onvousarrache.»Il dit, s’avance, et fait voler une flècheacérée sur l’ennemi

paisible ; le trait bruyant siffle, et fend les airs de son rapideessor : aussitôt s’élève un cri confus, les rangs troubléss’agitent,etlefeudeladiscordeembrasetouslescœurs.Àlatête du groupe où le fer ailé s’adresse, brillaient neuf frères

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éclatantsdejeunesseetdebeauté:Gylippeétaitleurpère,etcet illustreArcadien lesdutauxchastesamoursd’uneépouseTyrrhénienne : lecoupfatal frappe l’und’euxvers lemilieuducorps,àl’endroitoùlebaudrierflottesurlaceintureetjointsesdeuxbordscaptivésparune richeagrafe :ni lenobleportduguerrier, ni son éblouissante armure, nepeuvent le sauver dutrépas;ledard,luitraverselesflancs,etlecouchesansviesurl’arène.Soudain ses généreux frères, n’écoutant plus que leur

courageetleurdouleur,saisissentleursépées,brandissentleurjavelotsetcourentenaveuglesà lavengeance.L’arméelatines’ébranle pour les recevoir : au-devant d’elle se précipitent àleur tour les phalanges serrées des Troyens, et les bataillonsd’Agylla, et les Arcadiens aux armes colorées. Ainsi la mêmefureur entraîne les deux camps au carnage. Les autels sontrenversés : un nuage de traits s’élève dans les cieux, etretombeenpluiede fer :de toutespartsvolentet lescoupessacrées et les brandons fumants. Latinus fuit lui-même,emportantsesdieuxoutragés,vainsgarantsd’unpacterompu.L’unattellesonchar,l’autres’élancesursoncoursier;partoutleglaiveétincelle.Nonloirrayonnait,ceintdubandeauroyal,undesmonarques

de l’Étrurie, le vénérable Auleste : Messape, qu’indignait unepaix timide, pousse contre lui son coursier. Le malheureuxprince chancelle en reculant, et tombe à la renverse,embarrassé parmi les autels dont sa tête heurta les débris.Messapeaccourt, l’œilardent, la lanceenarrêt :vainement levieux roi supplie ; le vainqueur, du haut de son coursier, luiplongedanslagorgesalonguejavelineets’écrietriomphant:« Qu’il meure ; cette victime plus noble est plus digne desImmortels. » La fouledes Latinsarriveetdépouille le cadavreencorepalpitant.Ailleurs,Corynées’armed’untisonardentenlevésurl’autel;

etprévenantÉbuse,quis’avançaitpourlepercer,illuilanceauvisage le brandon allumé : la longue barbe du Rutule pétillesouslaflammebrillante,etl’odeurquis’enexhaleserépandauloin dans les airs. Le Troyen fond à l’instant sur son ennemi

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troublé, saisit de la main gauche sa blonde chevelure, et, lepressantd’ungenourobuste,letientappliquésurl’arène:alorsse lève le fer impitoyable ; Ébuse le reçoit dans ses flancs.Tandisqu’Alsus,pâtreguerrier,seprécipiteauxpremiersrangsàtraversmilletraits,Podalireseglissederrièrelui,et,leglaiveen main, épie l’instant de le frapper. Tout à coup Alsus seretourne,et,desahachequitombeàplomb,luipartagelatêteendeuxmoitiéségales:lacervelleauloinjaillissanteinondelesarmes du vaincu. Un affreux repos, un sommeil de fers’appesantissent sur ses yeux ; et ses paupières se couvrentd’unenuitéternelle.Cependantlepieuxfilsd’Anchisetendaitsesbrasdésarmés;

et, le front découvert, il rappelait à grands cris ses soldats :« Où courez-vous ? quel délire subit rallume ainsi la guerre ?Ah!modérezcestransports!Unsainttraiténouslie,etsesloissont irrévocables. Moi seul je dois combattre ; laissez-moil’honneur de la lutte, et calmez vos alarmes : mon glaiveratifiera la paix. Turnus me doit sa tête ; ces autels en sontgarants. » Il parlait encore ; soudain un dard ailé traverse lesairs en sifflant, et vient frapper le héros. Quelle main ledécocha ? quelle aveugle fureur en dirigea le vol ? est-ce uncaprice du hasard, est-ce la faveur d’un dieu, qui procura cetriompheinsigneauxRutules?onl’ignore.Lagloired’unsihautfaitrestacachéedansl’ombre,etnulnesevantadelablessuredugrandÉnée.DèsqueTurnusavusonrivals’éloignerdecechampfuneste,

et les chefs des Troyens pâlir déconcertés, l’espérance renaîtdans son âme, il reprend sa bouillante audace : « Mescoursiers!mesarmes!»s’écrie-t-il;etsuperbe,ils’élancesursonchar,lui-mêmeilensaisitlesrênes.Danssonrapideessor,il plonge aux Enfers nombre d’âmes généreuses, renverse surlesmorts desmilliers demourants, écrase les bataillons sousses roues enflammées ; et s’armant des dards mêmes qu’ilarracheauxvaincus, ilenaccableceuxque la terreur fait fuir.Tel, aux bords de l’Hèbre glacé, l’impitoyable Mars, altéré desang,agiteavecfracassesredoutablesarmes,et,déchaînantlaguerre,abandonnelesrênesàsescoursiersfurieux:ilsvolent,

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franchissant les plaines, plus prompts que la foudre et lesvents : la Thrace gémit au loin sous leur course bruyante :autourdudieu,l’Épouvanteaufrontpâle,etl’ardenteColère,etl’insidieux Stratagème, hideux cortège, précipitent leurs pas.Ainsi l’impétueux Turnus pousse à travers la mêlée son charfumant de carnage ; ainsi le cruel insulte à ses victimesexpirantes:souslesbondsdesescoursiersagiles,lesangjaillitenaffreuserosée;etl’arènequ’ilsfoulents’enabreuveàlongsflots.DéjàsonttombéssoussescoupsetSthénélusetThamyriset

Pholus : PholusetThamyrisontpéri par songlaive,Sthénélusparsestraits.SestraitsatteignentencoreetGlaucusetLadès,tousdeuxfilsd’Imbrasus,etqu’Imbrasusavaitnourrislui-mêmedans les champs lyciens ; que lui-même il avait parés d’unearmure semblable ; qu’il avait instruits lui-même, soit àcombattre de pied ferme, soit à devancer les zéphyrs sur uncoursiersansfrein.Plusloin,couraitderangsenrangsEumède,rejeton belliqueux de l’antique Dolon. Héritier du nom de sonaïeul,Eumèdealecœuretlebrasdesonpère.Jadispartidansl’ombrepourobserverlecampdesGrecs,Dolonosademanderen récompense le char du fils de Pélée :mais Diomède payatantd’audaced’unprixbiendifférent;etDolonneprétendplusauchard’Achille.Tandisque l’imprudentEumèdes’abandonnedanslaplaine,Turnus,quil’aperçoitdeloin,luilanced’abordunjavelot léger qui le frappe en fuyant ; il arrête ensuite sescoursiers, s’élance de son char, et fond sur le Troyen déjàcouché par terre, déjà baigné dans son sang : puis le foulantd’un pied superbe, il lui arrache des mains l’épée qu’il tientencore,etluiplongedanslagorgeleferétincelant.«Lesvoilà,s’écrie-t-il alors, les voilà, ces champs, cetteHespérie, dont ladémence méditait la conquête ! va maintenant, misérablePhrygien;quetoncadavre,gisantsurlapoussière,lesmesureàloisir.C’est ledigne loyerqu’obtiennent les témérairesdont leglaive ose provoquer Turnus : ainsi leurs mains bâtissent descités.»Ildit ;etsesdardspluspromptsque l’éclair joignentau fils

deDolon Asbutès et Chlorée, Sybaris etDarès, Thersiloque et

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Thymète ; Thymète, qu’entraîna dans sa chute son coursiertrébuchant.Telqu’échappédesantresédoniens,Boréedéploiesurlesmersdel’Attiquesesbruyanteshaleines;ausouffledesvents déchaînés, les flots tumultueux se précipitent vers lerivage, et les nuages amassés dans les creux s’enfuient et sedispersent:tel,auxapprochesdeTurnus,aubruitdesoncharvagabond, tout plie, tout se renverse ; et les phalangesdisperséescouvrent laplainede leursdébrisépars.Sa fougueemporte le héros ; et les vents, qu’il heurte en sa course,tourmententsursatêtesonpanacheflottant.Indignédetantd’audace,outrédetantdefureurs,Phégéese

jetteau-devantdescoursiers,saisit leurfreinblanchid’écume,et d’une main vigoureuse détourne leur essor. Tandis que lecharl’entraîne,suspenduautimon,lalanceaulargeferl’atteintau défaut du pavois, perce le double airain de sa cuirasse, etl’effleure d’une blessure légère. Lui, non moins intrépide, ilopposesonbouclier,sedressefièrementcontresonennemi,et,s’avançantleglaiveenmain,appellelessiensàlavengeance.Mais le vol de la roue, mais le choc du rapide essieu, leprécipitent à la renverse, et le font rouler sur l’arène. AlorsTurnus accourt, et, saisissant l’intervalle entre les bords ducasqueetceuxdelacuirasse,luifaittomberlatêted’uncoupdecimeterre,etlaisseletroncsanglantétendudanslapoudre.Ainsi Turnus triomphant sème en tous lieux les funérailles.

Cependant soutenu par Mnesthée, par le fidèle Achate et lejeuneIule,lefilsd’Anchise,toutcouvertdesonsang,regagnaitlentement sa tente, aidant de sa longue javeline ses pasmalassurés. Ils’irrite, ils’efforced’arracher lui-mêmeledardbrisédanslaplaie:lesecourslepluspromptestceluiqu’ilimplore;ilveutqu’un largeglaive fouilleà l’instantsablessure,qu’unemain rigoureuse sonde les profondeurs où le fer s’est caché,qu’onsehâteenfindelerenvoyerauxcombats.Déjà s’était rendu près d’Énée le fils d’Iasus, Iapis, cher au

dieudujour.AutrefoisApollon,quil’aimaittendrement,seplutàluioffrir sesdonset ses trésors, lasciencedesaugures,et salyre, et ses flèches rapides :mais Iapis, pour prolonger la vied’un père incliné vers la tombe, aima mieux connaître la

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puissancedesvégétauxetl’artdeguérir lesmortels:àl’éclatde la gloire il préféra les utiles secrets d’Épidaure. Debout,frémissantdecolère, lehéross’appuyaitsursa lanceterrible ;et ni le concours immense de ses compagnons éplorés, ni lessanglotsd’Iuleenlarmes,nepeuventébranlersaconstance.Ledocte vieillard, suivant l’usage antique des enfants de Péon,relèvelesplismouvantsdesarobeflottante,etdéploietoutsonart:maisc’estenvainqu’ilmultipliesesépreuvessavantes,etqu’ilapplique tourà tour lesherbessalutairesdontPhébus luimontralepouvoir;c’estenvainqu’ilsecoueledardd’unemainhabile,envainqu’ilensaisitlapointeavecunfermordant:nuleffortn’ouvreunerouteàlaflècherebelle,etlesleçonsdudieuservent mal son disciple. Cependant l’horreur du carnages’accroîtau loindans laplaine : lepérildevientpluspressant.Déjà de noirs tourbillons de poussière ont obscurci les cieux :«lescoursiersdesvainqueurstouchentauxportesdesvaincus;unoragedetraitsfondsurlecampdesTroyens:detoutespartss’élèvent dans les airs les cris funèbres des guerriers quis’égorgent, des malheureux qui tombent victimes des fureursdeMars.AlorsVénus,profondémentémuedeslonguessouffrancesde

sonfils,voledanslaCrète,etcueille,auxsommetsdel’Ida,ledictame sacré ; le dictame, cette plante aux feuillescotonneuses, aux bouquets de fleurs purpurines : le chevreuilblessé dans les bois connaît ces tiges bienfaisantes, lorsqu’ilemportedanssesflancsledardailéduchasseur.L’Immortelle,voilantsestraitsdivinssousunnuageobscur,apportelebaumeprécieux, l’infuse dans le vase brillant où tremble une eaulimpide;et,toujoursinvisible,elleymêleavecartlessucsdeladouce ambroisie, et l’odorante panacée. Le vieux fils d’Iasusdistillesurlablessurel’ondeenchantéedontilignorelavertu:soudainafuiladouleur;soudain,étanchédanslaplaie,lesangacesséd’en jaillir ; le trait suitdoucement lamainqui l’attiresans effort, il tombe ; et le fils de Vénus a senti tout à couprenaître sa première vigueur. » Des armes au héros ! desarmes!courez,volez,Troyens:qu’attendez-vous?«Telestlecridudoctevieillard;etlui-mêmeanimelecouraged’Énéeaux

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généreuxexploits :«Non,cen’estpasunpouvoirhumain,cen’est pas l’art d’unmortel qui vient d’opérer ce prodige ; tonsalut,princemagnanime,partd’uneautremainquelamienne:undieupluspuissanta tout fait,etc’est luiqui t’appelleàdeplusgrandsdestins.»Déjà, brûlant de vaincre, le héros a repris ses cuissards où

l’orétincelle:ils’indigned’unreposcontraireàsoncourroux,etfaitbrillerleséclairsdesalance.Bientôtilachargésonbrasdeson lourdbouclier ;bientôt l’airaindesacuirassearevêtusesflancs.Ainsi fieretterrible, ilpressetendrementAscagnedansses bras tout armés, lui donne au travers de son casque unbaiser paternel ; puis, d’une voix noble et touchante :« Apprends de moi, mon fils, la science des vertus et laconstancedans les revers :d’autrespourront t’offrir l’exempledu bonheur. Aujourd'hui ma valeur combat pour protéger tesjours :heureuxdepréparer l’empireà tes jeunesannées! toi,quand le temps bientôt aura mûri ton âge, souviens-toi destravauxd’unpère : songeà lagloire cede tesaïeux ; qu’elleenflamme ton ardeur ; et qu’on admire dans Iule le digne filsd’Énée,ledigneneveud’Hector.»Ildit; lesportess’ouvrent,et,pareilaudieudesbatailles,il

s’avance, brandissant de fureur son énorme javeline. Avec luis’élancent,àlatêtedeleursnombreusescohortes,etMnesthéeque rien n’arrête, et le fougueux Anthée : l’armée entière lessuit, et, loin du camp désert, se précipite dans la plaine : unnuagedepoudre s’élèvedes sillons, la terre trembleet gémitsous lepoidsmouvantdesphalanges.Deshauteursopposées,Turnus a vu la tempête qui s’approche en grondant, et sonaudace s’en étonne ; les Ausoniens l’ont vue, et leurs cœurssontglacésd’effroi:Turnelapremière,aubruitmenaçantquilafrappe,reconnaîtlehéros,etfuitépouvantée.Énéevole,entraînantsesnoirsbataillonsàtraverslesvastes,

campagnes. Tel, roulant vers la terre, le sombre nuage qu’uncielorageuxenfantafranchit l’étenduedesmers: le laboureurinfortuné, présageant de loin sa ruine, frissonne et pâlit deterreur : l’ouragan va, dans sa course, arracher les troncsfructueux, écraser l’or desmoissons, porter le ravage en tous

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lieux : les vents déchaînés le devancent, et leurs longssifflements font retentir les rivages. Ainsi le chef des Troyenspousse contre l’ennemi ses formidables légions : leurs flancsserrés s’épaississent en colonne impénétrable. Sous le fer deThymbréetombelepuissantOsiris;MnesthéeperceArchétius,Achate renverse Épulon, Gyas immole Ufens : frappé du coupmortel, Tolumniusexpire ;Tolumnius, ce téméraireaugure,quilançalepremiercontrelesTroyensuneflècheinsensée.Descrisconfuss’élèventjusqu’auxcieux;ettournantledosàleurtour,lesRutulesfuientdanslaplaineàtraversdesflotsdepoussière.Lehérosnedaignepasenvoyerlamortàcepeupleéperduquela frayeur emporte ; il épargne et ceux dont le glaive osel’affronter de près, et ceux dont les traits plus timides leharcèlentdeloin:aumilieudelanuitpoudreusequicouvrelamêlée,ilnecherche,ilnesuitqueTurnus,c’estTurnusseulqu’ilappelle au combat. Réveillée par le périlmême, la généreuseTurne court au char de son frère, en précipite Métiscus, sonfidèleécuyer, le fait roulerparmi les rênes,et le laisseétenduloin du timon abandonné : la Nymphe aussitôt le remplace,saisit entre sesmains les guides ondoyantes, et vole, cachéesous les traits deMétiscus : c’est sa voix, et son port, et sesarmes ; c’est Métiscus lui-même. Comme on voit la noirehirondelle voltiger autour des vastes demeures qu’habitel’opulence,en raserd’uneaile légère les immensesparvis, et,cherchant l’humblepâturequ’attend sonnidbabillard, frapperde son cri vagabond tantôt les portiques déserts, tantôt leshumidesétangs:telleTurne,pressantaumilieudesphalangesses rapides coursiers, fait voler de rangs en rangs son charimpétueux, tour à tour montre en mille endroits son frèretriomphant,et, l’arrachant toujoursaucombatqu’elle redoute,lefaiterrerdedétoursendétours.Nonmoinsardentàlepoursuivre,Énéedécrittouslescercles

qu’adécritssonrival;ilnequittepointsatrace;etsavoix,àtraverslesbataillonsrompus,appelleTurnusàgrandscris.Maischaque foisqu’il rencontresavue,etqu’ilestprèsd’atteindreensacourserapide levoldescoursiers fugitifs,chaquefois lechartourne,ets’échappeaussipromptquel’éclair.Quefaire?

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hélas!etquetenter?Lehérosflotteenvainentrelahonteetla colère ; en vain mille projets opposés roulent et secombattent dans son âme incertaine. Pendant qu’il délibère,Messapeaccourt,balançantdeuxjavelotslégersgarnisd’unferaigu. Un des deux est parti, lancé d’une main sûre : Énées’arrête,seramassesoussesarmesetfléchitlegenou:ledard,trompédanssonessor,effleurepourtantleshauteursducimier,etjetteauloinlepanachequilessurmonte.L’indignationalorss’empare de son âme, et tant de perfidies allument savengeance. Lasdepoursuivre sans le joindre le char insidieuxqu’emportentlescoursiers,ilprendmillefoisàtémoinetJupiteretlesautelsgarantsdutraitérompu;enfintombantcommelafoudresurlesrangsennemis,terrible,impitoyable,ilenveloppedansunvastecarnage toutcequi s’offreàsescoups ;et sesjustesfureursn’ontplusdefreinquilesarrête.Quel dieu me dévoilera tant de scènes d’horreur ? qui

retracera dans mes vers tant de sanglants exploits, tantd’illustresguerriers,aujourd’huivainesombres,moissonnésenceschampsfunestes,iciparleferdeTurnus,làparleferdufilsd’Anchise ? Avez-vous pu, grands dieux, livrer à ces affreuxconflitsdeuxpeuplesquedevaitunirunepaixéternelle!Énée fond tout à coup sur le robusteSucron : à ceprélude

menaçant, les Troyens, qu’entraînait trop loin leur ardeur,s’arrêtentetreformentleursfiles:l’épéerapideduhérosatteintleRutuledanslesflancs;ets’ouvrantunpassageversl’endroitoù les côtes servent de rempart à la poitrine, la pointemeurtrièreyporteunprompttrépas.Renversédesoncoursiersuperbe, Amycus implorait le secours de son frère Diorès ;Turnus saute de son char, et les immole tous les deux : l’un,prévenu dans sa course, meurt percé d’une longue javeline ;l’autreexpiresousletranchantduglaive:levainqueursuspendà son char leurs têtes séparées du tronc, et promène entriomphecesanglanttrophée.LeTroyenplongeauxenfersetTalon,etTanaïs,etl’intrépide

Céthégus,terrasséstoustroisdumêmechoc;ilyplongeaprèseuxlemalheureuxOnytès,descendantd’Échion,etdontPéridiefut la mère. À son tour, l’Ardéen envoie chez les morts deux

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frères venus de la Lycie, de ces champs heureux que chéritApollon;ilyprécipiteencorel’infortunéMénète,jeuneettimideArcadien, qu’aurait dû sauver du trépas son horreur pour laguerre. Simple pêcheur des bords de Lerne aux ondespoissonneuses, Ménète y vécut longtemps du travail de sesmains : contentdesonhumblecabane, il ignorait le fastedesgrandeurs;etsonvieuxpèrecultivaitpourautruilechampqu’ilhabitait.Pareilsaudoubleincendiequi,desboutsopposésd’uneforêt

épaisse,voleembrasantsursonpassageetleschênesaridesetlesbruyantslauriers;ousemblablesàdeuxtorrentsécumeux,dont les flots rapides roulent avec fracas du sommet desmontagnes,etcourents’abîmerdansleseindesmers,àtraversles champs qu’ils ravagent : tels, et non moins impétueux,Énée, Turnus, se précipitent à travers la mêlée ; c’estmaintenant qu’un noir courroux bouillonne dans leurs veines,que leur âme indomptablene sepossèdeplus, que tous leurscoups portent des blessures mortelles. Sous le fils d’AnchisesuccombelefierMurranus;Murranus,qu’enorgueillissaientsesaïeux,et lagloiredesa raceantique,etcette longuesuitederois latinsdont ilétaitdescendu:unblocénorme, lancéd’unemain puissante, le renverse de son char, et l’étend sur lapoussière:laroue,entournoyant,l’entraînesousletimonsansguide ; et ses ingrats coursiers, méconnaissant leur maître,foulent indignement son cadavre. Sur le fils de Daunuss’élançait, frémissant de rage, l’audacieuxHyllus : le bouillantmonarquefondlui-mêmesurletéméraire,etd’unlourdjavelotatteint son casque d’or : le trait vainqueur perce la brillantearmure,etdemeureenfoncédanslecerveausanglant.Tonbras,généreuxCrétée,tonbras,dontlaGrèceexaltaitlavaillance,nete garantit point des fureurs de Turnus. Et toi, infortunéCupence, tes dieux te laissent sans secours aux approchesd’Énée : le ferdesa javeline tedéchire lecœur,et l’airaindeton bouclier ne peut retarder ton trépas. Toi aussi, redoutableÉole, les campagnes du Latium virent ta chute déplorable, ettoncorpsgigantesqueétendudanslafange:tutombes,toiquen’avaient pu terrasser ni les hordes des Grecs, ni la lance

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d’Achille,d’Achillequirenversal’empiredePriam.Làt’attendaitlamort. Tu possédais un palais superbe au pied dumont Ida,dansLyrnesseunpalaissuperbe:c’estauxchampsdeLaurentequ’estcreusétoncercueil.Àl’exempledeschefs,lesdeuxarméess’ébranlentdetoutes

parts ; et Latins et Troyens, tout vole à de nouveaux périls.Mnesthée, l’ardent Séreste, le brave Asylas, et Messape ledompteur de coursiers, et les phalanges étrusques, et lesescadrons d’Évandre, tous animés d’une ardeur martiale,rivalisentàl’envideforceetdecourage:plusdetrêve,plusderepos : les vastes plaines retentissent du choc affreux desbataillons.Tout à coup la mère du héros troyen, l’immortelle Vénus,

vientinspirersonfils:elleveutqu’Énéemarcheàl’instantauxremparts de Laurente, qu’il y marche suivi de ses bouillantescohortes, et qu’un assaut inattendu fasse trembler les Latinspourleurspropresfoyers.Tandisquelehéros,cherchantTurnusàtraverslamêlée,promèneunœilimpatientsurlethéâtredescombats,ilaperçoitlavilledeLatinus,exemptedeshorreursdelaguerre,etseuleimpunémenttranquille.Aussitôtl’imaged’unplus noble triomphe enflamme son grand cœur. Il appelleMnesthée,ilappelleSergesteetSéreste,vaillantschefsdesessoldats:enmêmetempsilmontesuruneéminence;autourdelui se pressent ses nombreuses légions, hérissées dans leurreposmêmedelancesetdeboucliers:là,debout,etdominant,dutertreélevéqu’iloccupe, lesrangsserrésqui l’environnent.«Quemesordres,dit-il,s’exécutentsansdélai;Jupiterestpournous,et lahardiessedel’entreprisedoitplaireàvotreaudace.Vousvoyezcesmurs,lasourcedenosdiscordes,etcetempire,l’orgueildeLatinus:silevaincu,rebelleaujoug,nesubitlaloiduvainqueur,jelesrenverseaujourd’huimême,etj’enégaleauniveaudusol lesdébrisembrasés.Quoidonc! j’attendraiqu’ilplaiseàTurnusdes’offriràmescoups,qu’ildaigne,vaincudeuxfois,avouermavictoire!c’estdelà,compagnons,quepartuneguerre impie : c’est là qu’il faut l’éteindre dans le sang desparjures. Courez, armez-vous de torches ardentes ; et, laflammeàlamain,vengeonslafoidestraitésviolés.»

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Il parle : à l’instant ses guerriers, brûlant de l’ardeur quil’anime,seformentencolonnes,etfondentsurlesrempartsenépaisbataillons.Déjàleséchellessontdressées,déjàbrillentlesfeuxdestructeurs.Lesunsvolentauxportes,etmassacrentlesgardes avancés ; les autres lancent une grêle de dards, etnoircissentlesairsd’unnuagedetraits.Lui-mêmeauxpremiersrangs, Énée foudroie les murailles : les mains levées au ciel,d’une voix tonnante, il accuse Latinus, et prend les dieux àtémoindesapropreinnocence:«Onlecondamne,s’écrie-t-il,àreprendrelesarmes;deuxfoislesLatinsontallumélaguerre,deux fois ils ont violé lespactes lesplus saints. » Ladiscordeéclateparmilespâleshabitants:icilapeurveutqu’onlivrelesportes,qu’onouvreLaurenteauxTroyens;et la fouleéperdueentraîne aux remparts le monarque lui-même : ailleurs, ledésespoir court auxarmesetdisputeauvainqueurdes ruinesfumantes. Tel frémit, enfermé dans le creux d’une roche,l’essaim dont un pasteur a surpris la retraite, et rempli lesdemeures d’une fumée fétide : le peuple ailé, tremblant pourson salut, s’agite en ses remparts de cire, et par de longsbourdonnements s’excite à la vengeance : une vapeur infecteinonde leurs cellules ; la ruche ténébreuse retentit d’un bruitsourd ; et la fuméequi s’enexhalemonteen tourbillonsdanslesairs.Aux maux dont les Latins gémissent vient se joindre un

nouveau désastre, qui plonge la ville entière dans le deuil etl’effroi. La reine, du haut de son palais, a vu l’ennemis’avancer ; elle a vu Laurente investie, et lesbrandonsvolantsur6estoitsembrasés:mais,hélas!ni lesphalangesrutules,ni les bataillons de Turnus, ne paraissent pour la défendre.Infortunée!ellecroitquelehérosaperdulaviedansl’horreurducarnage;ettoutàcoup,égaréeparladouleur:«C’estmoi,s’écrie t-elle, c’est moi qui suis la cause des calamités del’empire ; le malheur public est mon crime ! » Dans la noirefureurquitroublesaraison,ellemauditcentfoisetlejouretlesdieux,déchired’unemainforcenéesesvêtementsdepourpre,et, nouant au plafond doré son écharpe en lambeaux, expiresuspendueàces lienshonteux.Aubruitdesafintragique, les

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dames latineséclatenten longssanglots :Lavinie lapremière,Lavinie, sa tendre fille,arrachesesbeauxcheveuxetmeurtritses joues de roses ; autour d’elle, ses fidèles compagnespartagent sesdouloureux transports : lepalais retentit au loinde plaintes lamentables. Bientôt la Renommée publie dansl’immense cité cette accablante nouvelle. Tous les cœurs sontbrisés : le vieux monarque déchire ses habits, et souille sescheveux blancs d’une indigne poussière ; épouvanté du sortfatal de son épouse, il tremble encore pour ses murschancelants.Combienilsereprochesacoupablefaiblesse!ah,quen’a-t-ilacceptéplustôtl’alliancedumagnanimeÉnée!quenel’a-t-iladmisplustôtàl’hymendeLavinie!CependantTurnus,égarantsoncourageauxextrémitésdela

plaine,poursuivait lesdébriséparsdequelques légions :maisson essor estmoins rapide, et sa fougue ralentie presse plusmollement le vol de ses coursiers. Tout à coup les vents ontapportéjusqu’àluilescristumultueuxd’uneaveugleterreur:ilécoute ; et son oreille attentive frémit au bruit confus, aulugubremurmurede lavilleenalarmes.«Dieux!qu’entends-je?PourquoicetroubleaffreuxdanslatristeLaurente?Quelleshorribles clameurs s’en élèvent de toutes parts ? » Il dit ; etpâle,ramenantàluilesguides,ilsuspendsacourselointaine.Turne, qui, toujours cachée sous les traits de Métiscus,

dirigeaitencoreetlechar,etlescoursiers,etlesrênes,Turneapressenti le dessein de son frère. « Par ici, Turnus ! s’écrie-t-elle :achevonsdecenettoyercesplaines,et suivons la routeque nous a tracée la victoire. Assez d’autres, le fer en main,saurontgarantirnos remparts.Énéepousseailleurs lesLatins,etdévoueleursrangsaucarnage:nous,d’unbrasimpitoyable,portons ici lamortauxbataillons troyens.Cecombatn’offreàTurnusnimoinsdevictimesàmoissonner,nimoinsdelauriersàcueillir. » Lehéros lui répond : «Ômasœur !mesyeux t’ontreconnue dès l’instant que ton adresse rompit un funesteaccord, et que tu vins te mêler toi-même à nos sanglantsdébats.Cessecedefeindre;cestraitsmortelsvoilentenvainla déesse.Mais quel dieu t’a fait quitter l’Olympe cepour ceschamps de massacre et d’horreur ? Y viens-tu contempler le

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trépas funestedetonmalheureuxfrère?Carenfinquepuis-jeencore?etquelespoirdesalutlesortcruelm’a-t-illaissé?J’aivumoi-même,j’aivulegrandMurranuségorgésousmesyeux,en demandant vengeance : cet ami cher à mon cœur, ceguerrier puissant, hélas ! un guerrier plus puissant encore l’acouchédans lapoudre.LedéplorableUfensapéri,pourn’êtrepastémoindemahonte:soncadavreetsesarmessontrestéslaproieduvainqueur.Souffrirai-je,ôcombled’ignominie!queleferetlaflammedétruisentàmesyeuxnosmurailles?etmonglaive oisif justifiera-t-il les clameurs de Drancès ? Quoi ! jefuirais !quoi ! cesplainesverraientTurnus reculerdevant sonrival!Ah!lamortest-elledoncunmalheursiterrible?Vous,ôdieuxdesenfers,soyez-moipropices,puisquelesdieuxducielme sont inexorables ? Mon âme descendra vers vousirréprochableetpure;et,dumoinsexemptd’infamie,Turnusneferapointrougirses illustresaïeux.»Commeilparlaitencore,tout à coup Sacès fend les rangs ennemis sur un coursierblanchi d’écume : blessé d’une flèche au visage, il accourtimplorantTurnusd’unevoixlamentable:«Turnus;tonbrasestnotre dernier espoir ; prends pitié de tes concitoyens. Énéetonnecontrenosremparts;ilmenacederenverserlestoursdelasuperbeLaurente,etdel’ensevelirelle-mêmesoussesdébrisfumants. Déjà les torches volent sur nos toits près des’écrou1er.C’esttoiseuldésormaisquelesLatinsappellent,toiseul que cherchent leurs regards inquiets : Latinus lui-même,Latinus,irrésolu,doutequelgendreildoitchoisir,quelleallianceil doit embrasser. C’est peu : la reine, ton plus fidèle appui, aterminédesespropresmainssesmisérablesjours:effrayéedenosdésastres,ellea fui la lumière.Seuls fermesànosportes,Messape et le brave Atinas y soutiennent encore un combatinégal:autourd’euxsepressentlesdeuxarméesrivales;etlesrangs,hérissésdedardsétincelants,présententauloinl’imaged’unemoisson de fer. Toi cependant, tu promènes inutilementtoncharsurcettearèneabandonnée!»Troublé par le récit lugubre de tant de malheurs divers,

Turnusestfrappédestupeur: immobileetlesyeuxenterre,ilgarde un morne silence : au fond de son cœur agité, se

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soulèvent et grondent la colère impétueuse, le désespoiraveugle, l’amour furieuxet l’honneur indigné.Sitôtque lanuitconfuse répandue dans son âme commence à s’éclaircir, etqu’un rayon de lumière vient éclairer sa raison, il tourne, enfrémissant, vers lesmursdeLaurente ses regardsenflammés,et contemple du haut de son char la cité reine du Latium. Àl’instantmême,un tourbillonde flammesondoyantes s’élevaitjusqu’aux cieux, roulant d’étage en étage le long d’une tourembrasée;d’unetour,mouvantédifice,dont ilavait lui-mêmeélevél’immenseassemblage,quelui-mêmeavaitassisesurdesorbes roulants, dont il avait dressé lui-même les pontssuspendus dans les airs. « Ah ! c’en est fait, ma sœur ; lesdestinsl’emportent:cessedemeretenir.Couronsoùlesdieuxm’appellent, où m’entraîne le sort impitoyable. Oui, je voleaffronterÉnée;oui,toutcequelamortad’affreux,jesuisprêtàlesubir:Turneneverrapointsonfrèresouilléd’unpluslongdéshonneur. Laisse, ah ! laisse, avant qu’il périsse, Turnuss’abandonneràtouslestransportsdesarage.»Ildit,etsauteen même temps de son char dans la plaine, se précipite aumilieudesennemis,aumilieudestraitsetdesfeux,laisseTurnedésolée à lamerci de ses douleurs, et dans sa course rapidefrappe,enfonceetdisperselesbataillonstremblants.Commeonvoits’écroulerdusommetdesmontagnesunroc

ébranlé par les vents, lorsque les pluies orageuses l’ont ruinédans sa base, ou que le temps rongeur en aminé les racinesprofondes : lamasseépouvantable,dont lepoidsaugmente lavitesse, roule avec fracasde sa cimeescarpée, bondit au loindansleschamps,etfoudroie,sursonpassage,forêts,troupeauxet pasteurs : tel, à travers les phalanges rompues, Turnuss’élance vers les forts assiégés, aux lieux où la terre fumeinondéed’unsangplusépais,où l’air siffleassaillid’unegrêlededardsplusaffreuse.Là,d’unsignedesamain, ilarrêtesesguerriers ; et sa voix fière leur commande en ces mots :«Cessez,Rutules;etvous,Latins,posezlefer.Quelquedoiveêtrelesortducombat, ilnepèseraquesurmoi:seul,ainsi leveutlajustice,seuljedoisacquitterpourtouslesengagementsdutraité;c’estàmonglaiveàvidermaquerelle.»Aussitôtles

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rangss’écartent;unlargeespaceséparelesdeuxarmées.Au seul nom de Turnus, le fils d’Anchise abandonne les

murailles,abandonnelestoursélevées:danssonimpatience,ils’arracheà tous lesobstacles, interrompt tous les travaux,et,tressaillant de joie, fait retentir son armure commeun affreuxtonnerre.Moinssuperbeestl’Athos;moinsgrandparaîtl’Éryx;moins majestueux se présente l’antique Apennin lui-même,lorsqu’ilagiteenfrémissantsesbruyantesforêts,ets’applauditde porter dans les nues son front couronné de frimas. DéjàRutules,Troyens,etLatins,tousàl’envionttournélesyeuxversla lice : et ceux qui, la lance en arrêt, bordent le faîte desremparts, et ceux dont le bélier terrible sapait le pied desmurailles, tous, attentifs au combat qui s’apprête, laissentreposer leursarmes inutiles.Latinus,étonné lui-même,admireparquelsortdeuxguerriersredoutables,nésauxdeuxboutsdel’univers,accourentsemesurersous, lesmursdeLaurente,etdisputer, le ferenmain, leprixde la valeur.Àpeineces fiersrivaux ont-ils vu le champ libre et la carrière ouverte ; ilspartent, aussi prompts que l’éclair, et font voler de loin leurénorme javeline. Bientôt s’attaquant de plus près, ils seheurtent à grand bruit de leurs lourds boucliers : l’airain crie,froisséparl’airain;etlaterretremble,ébranléesousleurchoc.Enfin croisant le glaive, ils se portent à la fois mille et millecoupsterribles:lehasardsemêleàl’adresse,etlessuccèsseconfondent.TelssurlevasteSila,telssurlehautTaburne,deuxtaureaux jaloux, baissant leur front sauvage, fondent soudainl’unsur l’autre,etse livrentuncombatàmort : lespâtresontfui consternés ; le troupeau, muet d’épouvante, reste au loinimmobile ; et les génisses inquiètes attendent, en frémissant,qui des deux aura l’empire des pâturages, qui des deuxmarcheraleroidutroupeau:cependantlecoupleirrités’entre-déchire avec fureur ; acharnés l’un sur l’autre, ils se percenttour à tour de leurs cornes meurtrières ; le sang ruisselle àgrandsflotsdeleurcounerveux,deleurslargesépaules;etlaforêt profonde répond en mugissant à leur affreux murmure.Ainsi lehérosTroyen,ainsi lehérosRutule, font retentir,ensechargeant, leurs boucliers : un long fracas remplit au loin les

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airs.Jupiter suspend alors lui-même ses balances immortelles,

dontlajusticeafixél’équilibre:ilpèsedansl’ordesbassinslesort divers des deux puissances, et considère qui les Destinscondamnent,dequel côtépenche lamort.Toutà coupTurnuss’élance,croyantsaisirlemomentfavorable:etlecorpsdressé,l’épéehaute,ilassèneuncoupterribleàsonrival.LesTroyenspoussent un cri d’effroi, les Latins un cri d’espérance ; et lesdeux armées dans l’attente osent à peine respirer. Mais leperfide acier se brise, et trahit la fureur qui comptait sur sescoups.Lehérostrompén’aquelafuitepourressource: il fuit,hélas ! plus léger que les vents ; et dans son désespoir, ilmaudit l’indigne tronçon qui lui reste, il maudit sa maindésarmée. On dit qu’en ses transports aveugles, quand il seprécipita sur son char pour courir au combat, l’impétueuxguerrier saisit imprudemment, au lieu du glaive de son père,l’épéedu vieuxMétiscus. Tant qu’elle n’eut à frapper quedeshordesfugitives,cetteépéesuffitauhéros:maislorsqu’ilfalluts’essayercontrel’armuredivineforgéeparVulcainmême,lefermortel se rompit aussitôt comme un cristal fragile : ses vainséclatsbrillentéparssurl’homicidearène.Turnusfuitdoncéperdu:égarédans laplaine, ilva, revient

encoresursespas ;etdanssacoursevagabonde, ildécritauhasardmille détours incertains.D’un côté, ses Troyens formésen cercle épais lui ferment le passage ; de l’autre, un vastemaraisl’arrête;plusloin,s’étendentdevantluilesbarrièresdeLaurente. Énée vole sur ses traces : faibles encore de sablessurerécente,parfoissesgenouxfléchissentetserventmalsonardeur;maissoncourageleranime;et,dansleurbouillantessor, sespieds touchent lespiedsduRutuleauxabois.Tel lechien du chasseur, s’il a surpris un cerf, arrêté par un fleuvesinueux,ousaisidefrayeuràl’aspectd’unfiletgarnideplumespourprées, il lepoursuitsans relâche, il lepressedeses longsaboiements:l’animaltimide,qu’épouvantenttouràtourlatoilecaptieuseetlariveescarpée,s’échappeendétourstortueux,etrefaitmillefoislecheminqu’ilafait:cependant,acharnésursaproie, l’ardent limier la suit gueule béante ; il la touche, il

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semblelasaisir,etl’onentendcriersesmâchoiresgrondantes:mais il n’amorduque le vent.Alorspartentdu seindesdeuxarmées des clameurs tumultueuses ; les échos du rivage, leslacsd’alentourenretentissentdetoutesparts;etlecieltonne,ébranlé de leurs bruyants éclats. Turnus, dans sa fuite,gourmandesesbataillonsoisifs ; ilappelle tourà tourparsonnomchacundesessoldats,etdemandeàgrandscrissonglaiveaccoutumé. Le fils d’Anchise, au contraire, jure de punir, deperceràl’instantquiconqueoseraitapprocher:iljettelaterreurdans les rangs éperdus, enmenaçant d’exterminer Laurente ;et,malgrésablessure,ilpoursuittoujourssonrival.Cinqfoisilsdécrivent, en courant, le tour de la fatale enceinte ; cinq fois,revenant sur leurs pas, ils en mesurent encore les détourscirculaires.Cen’estpointun laurier frivole,unprix imaginaire,quecette lutteprometauvainqueur :c’est lesangdeTurnus,c’estlamortd’unhéros,quidoiventscellerlavictoire.Là s’élevait naguère en l’honneur de Faune un olivier

sauvage,arbreantiqueaufeuillageamer,etrévéré longtempsdes nautoniers : sauvés des fureurs de l’onde, ils venaient ences lieux consacrer au dieu des Laurentins leurs pieusesoffrandes, et suspendre aux rameaux sacrés leurs humidesvêtements. Mais sans respect pour ce tronc religieux, lesTroyens l’avaientabattu,afinqu’aucunobstaclen’embarrassâtlalice.C’estlàqu’avaitportélalancedufilsd’Anchise,làque,pousséed’unbraspuissant,elles’étaitenfoncéedanslasouchenoueuse;etlefer,attachéauxracines,ytenaitimmobile.Énéese courbe ; sa main saisit l’arme captive, et s’efforce del’arracher:letraitrapideatteindramieuxceluiquelehérosnepeutatteindre.Acetaspect,Turnusglacéd’effrois’écriehorsdelui-même : « Faune, dieu protecteur, ah ! prends pitié deTurnus!ettoi,Terrebienfaisante,retienscedardhomicide!Jevousimplore,divinitéstutélaires,vousqu’onttoujourshonoréesmes pieux hommages, vous dont les Troyens ont profané leculteparuneguerresacrilège.»Ildit;etsesvœuxsuppliantsn’invoquèrentpassansfruitl’assistancedudieu.Envainlefilsde Vénus s’épuise en longs efforts ; en vain il lutte contre laracine obstinée : rebelle à toutes les secousses, le tronc

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n’abandonne point le fer qu’il a mordu. Tandis. qu’Énée,bouillant d’impatience, tourmente inutilement le javelotinébranlable, Turne, empruntant de nouveau la figure deMétiscus,seprécipitedansl’arène,etremetàsonfrèreleglaivedeDaunus.AlorsVénus, indignéedevoir laNymphetéméraireporter jusque-là son audace, Vénus approche elle-même, et,sous sa main divine, le trait tombe, arraché de la profonderacine. Ainsi, fiers de leurs armes, et brûlant d’une nouvelleardeur,l’uncomptantsursafidèleépée,l’autreagitantd’unairsuperbe sa lance redoutable, les deux rivaux se heurtent plusterribles,etlaviolenceduchocfaitpalpiterleursflancs.Cependant la reine des dieux, du haut d’un sombre nuage,

contemplait ces luttes funestes : le souverain du radieuxOlympe aborde en cesmots la Déesse : « Quel terme, chèreépouse, verrons-nous donc à ces affreux combats ? quemanque-t-il enfin à vos vengeances ? Le ciel, vous le savezvous-même, le ciel attend le fils d’Anchise ; et les Destinsdoivent l’élever un jour au rang des Immortels. Que méditeencorevotreéternelcourroux?etquelcharmesipuissantvousenchaîne au séjour glacé des orages ? Espériez-vous qu’unmorteltriompheraitd’undieu?Junondevait-elle,parlamaindeTurne,rendreàTurnusleglaivesoustraitàsesfureurs?devait-elleranimerl’audaceéteintedesvaincus?Calmezenfincelongressentiment, et que mes prières fléchissent une fois votrerigueur.Nourrirez-voustoujourslenoirchagrinquivousronge?et cette bouche gracieuse ne saura -t-elle quem’affliger sanscesse de ses plaintes amères ? L’instant fatal est arrivé. Vousavezpujusqu’àcejoursoulevercontrelesTroyensetlaterreetlesmers,embraserl’Italiedesfeuxdeladiscorde,plongerdansledeuiluneaugustefamille,ettremperdelarmeslesmyrtesdel’hyménée:làdoits’arrêtervotrehaine:jeleveux.»Ainsi parla Jupiter. Ainsi la fille de Saturne répond d’un air

soumis : « Maître du monde, dès que j’ai connu vos arrêtsimmuables, je me suis vaincue moi-même, j’ai quitté sur-le-champetTurnuset la terre.Épousemoinsdocile,vousnemeverriezpasàcetteheure,tristeetseuledanslarégiondesairs,endurertantd’outragesetdévorertantd’affronts :environnée

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de feux vengeurs, je tonnerais au milieu des batailles, j’ydévoueraisaucarnagelesdébrisdePergame.J’aipresséTurne,ilestvrai,devolerausecoursdesonmalheureuxfrère,et j’aipermisqu’elle fît toutpour lui sauver lavie.Mais jen’aipointarmé laNymphede traits homicides, jen’ai pasmisdans sesmainsl’arcmessagerdelamort:j’enjureparleseauxduStyx,par ce fleuve inexorable, seule puissance infernale queredoutentlespuissancescélestes.Oui,c’enestfait,jecède;etJunon, lasse de discordes, abjure aujourd’hui les combats. Jen’implore de vous qu’une grâce, une grâce indépendante desarrêtsdudestin;jel’imploreetpourlagloireduLatium,etpourlamajestédesroisissusdevotresang.Qu’unheureuxhyménéecimentebientôtlapaix,j’yconsens;quedesloiscommunes,untraitéfraternel,unissentlesdeuxnations,j’ysouscris:maisnecondamnezpaslesLatinsàperdreleuranciennom;lepeuplequecescontréesvirentnaître,ne lecontraignezpasàdevenirTroyen,àchangerdelangage,àprendreunhabitétranger.Quel’antique Latium subsiste à jamais ; qu’Albe et ses roistriomphentd’âgeenâge;queRomedoiveunjoursapuissanceàlavaleuritalienne:Troieapéri;souffrezquepérisseavecellejusqu’ausouvenirdesonnom.»Àcesmots,undouxsourirebrillesurlevisagedupèredela

nature:«Ehquoi!vous,sœurdeJupiter,vous,filledeSaturne,votreâmes’abandonneainsiauxtempêtesde lacolère!Maisapaisezdevainstransports,etmodérezcesfureursinutiles:jemerendsàvosvœux,etmacomplaisancevousaccordesanspeine un triomphe qui vous flatte. Les enfants de l’Ausonieconserveront leur langue maternelle et leurs mœursaccoutumées : lenomqu’ilsportent, ils leporteront toujours :mêlés à ce grand corps, les Troyens n’y domineront pas :j’établirai pour tous un même culte, un même ordre decérémoniesreligieuses;et,réunissousmesauspices,lesdeuxpeuples confondus formeront le peuple latin. De ce mélangefortunédusangd’AssaracusetdusangAusoniendoitsortirunerace illustre que vous verrez s’élever, à force de vertus, au-dessus des hommes, au-dessus des dieuxmêmes ; et jamaisaucun peuple n’ira porter à vos autels de plus pompeux

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hommages. » Ces promesses ont désarmé Junon, et son âmesatisfaite sent expirer son courroux. La déesse quitte aussitôtlesairs,etdelanueremontedansl’Olympe.Àpeineelleadisparu,ledieusuprêmerouledanssapensée

un autre projet : sa sagesse veut écarter Turne de la lice oùcombat son frère. Il est, dit-on, deux noires Furies : on lesappelleDiresdansleciel.LasombreNuitlesenfantaaumêmeinstant que l’infernale Mégère, les hérissa comme elle deserpents tortueux,et leurdonnadesailesaussipromptesqueles vents : près du trône de Jupiter, aux pieds de ce maîtreredoutable,ellesveillentattentivesàsesordres;etc’estdelàqu’ellesvontsemer l’effroichez les infortunéshumains,quandleroidesImmortelsdéchaînesurlaterrelamorthideuseetlespâlesmaladies,ouqu’ilsouffleauxcitéscoupablesleshorreursdelaguerre.Jupiterfaitdescendrelaplusagiledeshauteursdel’Olympe, et lui commande de porter à Turne un présagefuneste.Ellevole,etfranchitl’espaceéthérédansuntourbillon.Ainsi,quand la flècheduPartheouduCrétois fuit,chasséedel’archomicide,danslesairsnébuleux,etcourt,trempéedesucsmortels, ouvrir une blessure incurable, le trait siffle, et passeinvisibleàtraverslesombreslégères.Telles’élancelafilledelaNuit, tel son essor impétueux la précipite vers la terre. Sitôtqu’elle aperçoit les phalanges troyennes et les bataillons deTurnus,elleramassetoutàcoupsoncorpsgigantesquesouslaformeaminciedecetoiseaufunèbre,qui,perchédurantlanuitsur les tombeaux ou sur les toits déserts, prolonge dans lesténèbres ses lugubres accents ; déguisée sous ces traits, lacruelle messagère passe et repasse avec un bruit sinistrealentour de Turnus, et bat d’une aile importune le bouclier duhéros. Il frissonne : une torpeur inconnue s’empare de sesmembres ; ses cheveux sedressent d’horreur ; sa voix expiresurseslèvres.Aux sifflements lointains, au vol affreux du monstre,

l’infortunée Turne a reconnu la Furie. Dans son désespoir, laNymphearrachesesbeauxcheveuxépars,déchired’unonglebarbare son visage baigné de larmes, et meurtrit son seinvirginal : « Que peut maintenant pour toi, Turnus, ta

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malheureuse sœur ? et quelle espérance, hélas !me reste-t-ilencore ? Par quel heureux artifice prolonger désormais tesjours ? Est-il enma puissance de résister au spectre fatal quit’assiège?C’enestfait,c’enestfait,j’abandonnelechampducombat.Cessezd’accroîtremes terreurs, oiseaux funestes : jeconnaislebruitdevosailes,jeconnaisvoscrisdemort:ilsnem’apprennent que trop les superbes arrêts du maître del’univers. Voilà donc la récompense de ma pudeur ravie !Pourquoim’a-t-il fait part de l’immortalité ? Devait-il fermer àTurnelescheminsdutrépas?Mortelle,jepourraisdumoinsfiniraujourd’hui mes cruelles douleurs ; je pourrais accompagnermondéplorablefrèrechezlesombres.Tasœurestimmortelle!Ah ! ta sœur peut-elle, ô Turnus, goûter sans toi quelquesdouceurs ? Ciel ! que la terre n’ouvre-t-elle sousmes pas sesplus profonds abîmes ! que ne plonge-t-elle une déessemisérabledanslefonddesenfers!»Enachevantcesmots,laNymphe éplorée couvre sa tête de son voile verdâtre, et seprécipiteengémissantauseindesesflotsazurés.Cependant Énée presse vivement son adversaire, brandit

avec fureur sa lance énorme, épouvantable, et s’écrie d’unevoixtonnante:«Qu’attends-tudonc,Turnus?éluderas-tusanscessel’épreuvedelavaillance?Cen’estpointàlacourse,c’estcorps à corps, c’est armés du glaive homicide, qu’il s’agit decombattre. Prends à ton gré toutes les formes ; appelle à tonsecourstoutcequelecourageadeforce,toutcequelarusead’adresse;emprunte,situpeux,desailespourt’échapperdansles nues ; ensevelis-toi, si tu peux, dans les entrailles de laterre. » Turnus, secouant la tête : « Ce ne sont point tesinsolentesbravadesquim’effraient,barbare!cesontlesdieux,c’estJupiterirrité,dontjeredoutelecourroux.»Ildit;etjetantautour de lui les yeux, il aperçoit un bloc immense, un blocantique et monstrueux, dont la masse, partageant la terre,servait de voisins, et séparait leurs bords litigieux. À peinedouzemortelsdesplus robustes,douzemortelspareilsàceuxque notre siècle enfante, pourraient en soutenir la charge surleurs fortes épaules. Le héros le soulève d’une mainfrémissante,sedressedetoutesahauteur,et,fondantsurson

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ennemi,s’apprêteàl’écraser.Maiscen’estpluscetteagilitéquinaguères lui prêtait des ailes, ce n’est plus cette vigueur quen’eût point étonnée le poids d’un roc énorme : Turnus ne sereconnaît plus : ses genoux fléchissent, un froid subit a glacétoutsonsang;et lebloc, lancéd’unbrastropfaible, rouleenvaindans levide, sanspouvoir fournir sacarrière,niporter lecoupfatal.Telparfoisdansl’ombredesnuits,lorsqu’unprofondsommeil

appesantitsespaupières,l’hommeessaieensongeunecourseimpuissante, et, trompé dans ses vains efforts, succombe auxlangueursquil’accablent: ilveutparler,savoixexpiresurseslèvres ; sesmembres sans ressorts cherchent inutilement leurforceévanouie,et sa languemuetten’obéitplusà sapensée.AinsiTurnusrappelleeuvainsavaleur indignée : l’impitoyableFurie en arrête les élans. Il se trouble ; mille sentimentscontraires agitent son âme incertaine : ses regards implorenttouràtouretLaurenteetl’armée;lacrainteenchaînesespas;ilfrissonneàl’aspectduferquilemenace;ilnesaitcommentassaillir son rival ; son char, sa sœur, et son guide avec elle,toutadisparucommeunsonge.Pendant qu’il flotte irrésolu, Énée lève tout à coup le fatal

javelot, et, choisissant de l’œil où frapper sa victime, le faitvolerd’unbrasterrible.Avecmoinsdefracastonnentcontrelesremparts les rocs lancés par la baliste ; avec un bruit moinsaffreuxretentissentdanslanueleséclatsdelafoudre.Pareilaunoirtourbillon, ledardfendlesairs,portantaveclui ladouleuret la mort : il traverse les bords du bouclier aux sept lamesd’airain, perce du même essor l’extrémité de la cuirasse, ets’enfonce en sifflant dans la cuisse du Rutule. À ce coupfoudroyant,lefierTurnusploielesgenoux,etsonvastecorpsvamesurer la terre.Uncri lamentables’élèveparmi lesRutules :les montagnes d’alentour y répondent en mugissant, et lesforêts profondes retentissent au loin de ce lugubre murmure.Alorshumbleet soumis,Turnus lèveunœil languissantetdesmains suppliantes : « J’ai mérité mon sort, dit-il ; et je nedemande point la vie. use de ton bonheur. Mais si l’afflictiond’un père infortuné peut attendrir ton âme, aie pitié, je t’en

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conjure au nom d’Anchise… hélas ! ton père aussi fut courbésouslepoidsdesans…aiepitiédelavieillessedumalheureuxDaunus : rends un fils, ou du moins les restes d’un fils, auxdouleurs paternelles. Tum’as vaincu, et l’Ausonie a vu Turnustendreverssonvainqueurunemaindésarmée:Lavinieesttonépouse:n’étendspointtahaineau-delàdutombeau.»À cette voix plaintive, Énée,malgré son courroux, a retenu

sonbras:ilrouleunœilincertainsursonrival,etleglaiveprêtà frapper s’arrête suspendu. Déjà sa grande âme fléchies’ouvraitàlapitié,quandtoutàcoupilvoitbrillersurlesflancsduRutulecefatalbaudrier,cetteécharpeenrichied’ornementstropconnus,naguèreéclatantearmuredujeuneetmalheureuxPallas ; de Pallas, que Turnus massacra dans les champs ducarnage,etdontilporteencoreentriomphelasuperbeparure,À peine s’est offert aux regards du héros ce funeste trophée,monument d’une horrible victoire ; sa fureur se rallume, etfrémissantderage:«Quoi!couvertdesdépouillesdemespluschers amis, tu m’échapperais, barbare ! Tiens, tiens, voilà lecoup que te porte Pallas ; c’est Pallas qui t’immole, Pallas quivengesontrépasdanstonsangcriminel.»Ildit,et,bouillantdecolère, il luiplonge le ferdans lagorge.Soudain le froidde lamortaglacélesmembresdeTurnus,etsonâmeindignéefuit,engémissant,chezlesOmbres.

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QUELQUESRECHERCHESSURLETOMBEAUDE

VIRGILEAUMONTPAUSILIPEGabrielPeignot

(1840)ANNEXES

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Présentation

Quelque Recherches Sur Le Tombeau De Virgile Au MontPausilipeestunmémoiredeGabrielPeignot« luà l’AcadémiedesSciences,ArtsetBellesLettresdeDijon»,le17août1840etéditéchezVictorLagierlamêmeannéeNousenreproduisonsiciunepartie.

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«Messieurs,UnrameaudulaurierquiombrageletombeaudeVirgileprès

deNaples,m'étant dernièrement parvenu, j'ai cru devoir fairequelquesrecherchessurl'histoiredecetombeaudontonparlebeaucoup,maisqu'en réalité l’on connaîtpeu,parcequ'aucunécrivain, du moins que je sache, ne s’en est occupéspécialement.Commecesujetrappelle lesouvenirdel’undesplusbeauxgéniesdel'antiquité,ilm'asembléquelerésultatdeces recherches ne serait peut-être pas indigne de fixer uninstantvotreattention;jemehasardedonc,Messieurs,àvousfairepartdecefaibletravail,etàprierl'Académied'enagréerl'hommage.Dans cet opuscule, j'exposerai en premier lieu les opinions

des savants sur l'origine du tombeau de Virgile; je parleraiensuitedecertainspèlerinagesdontilaétél'objet,etdulauriermerveilleux qui le couvre ; enfin je terminerai par le récit dequelques honneurs particuliers rendus à la mémoire du divinpoète.Voyons d'abord si le vieuxmonument dont il existe encore

unepartieenruinesurlereversdumontPausilipe,àl'entréeduchemin souterrain qui conduit de Naples à Pouzzol, estréellement le tombeau de Virgile. Quoique la tradition lui aitconstamment donné ce nom, la chose n’en est pas moinsdouteuseetlaquestionassezdifficileàrésoudre,carsirienneprouveque ce soit véritablement le tombeaudupoète, il fautconveniraussiquerienneprouvelecontraire.Onpourraitpeut-être pencher pour l'affirmative, d'après les détails rapportésdansuneViedeVirgilequidateduIVesiècle,etoùilestditquecegrandhomme,revenantd'Athènes,mourutàBrindes,sousleconsulat de C. Sentius et de Q. Lucretius, le 10 des calendesd'octobre, c’est-à-dire le 22 septembre. de l'an 19 av. J.C.L'auteurnousapprendensuitequepeudejoursavantsamort,Virgileavaitexigépar l'unedesclausesdeson testamentquesoncorpsfuttransportédeBrindesàNaples;cequifutexécuté

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non seulement en vertu de cette clause, mais par un ordreexprèsd'Auguste;enfinlebiographeajoutequelescendresdupoète furent déposées sur le chemin de Pouzzol, près de laseconde pierre militaire, sepulta fuêre ossa in vid puteo lanâintràlapidemsecundum.Orcetemplacementdésignéparintralapidemsecundum, annonce une distance qui s'accorde assezbienaveccellequisépareNaplesduvieuxmonumentdontlesrestessubsistentencore.Voilàunepremièreinductionenfaveurdel'opinionquiplacelàlemausoléedeVirgile.Maisbienplus,ce monument dont l'intérieur annonce un véritable tombeau,est, ainsi qu'on le voit par ses débris, revêtu enmattoni, oubriquesenlosanges,sortedeconstructionromainequi,audirede tous les antiquaires, était en usage du temps d'Auguste.Ajoutons que Silius Italicus, poète du premier siècle de l'èrevulgaire,avait fûtacquisitiondu lieuoùreposaient lescendresdeVirgilesurlechemindePouzzol,qu'ilfitdesréparationsàcemausolée et qu'il s'y rendait comme à un temple. Rien nerépugnerait donc à penser que le vieux monument qui nousoccupe, remontant à des temps peu éloignés de la mort dupoète, pourrait bien être réellement son tombeau. Cependantquelques savantsmodernes, et entre autres Cluvier, dans sonItaliaantiqua,lib.IV,c.3,p.1153,prétendentquelesrestesdeVirgile n'ont point été déposés aumont Pausilipe, et qu'il fautchercher leur emplacement à l'orient de Naples dans levoisinageduVésuve;ilss'étaientdecepassagedeStace:...

Maroneisedensinmarginetempli,Sumoanimumacmagnitumulisaccantomagistri.

...FractasubiVesbiusegeritundas.

LepiedduVésuveauraitdoncétédépositairedescendresdenotre poète. Cette opinion a été partagée par Addison et parplusieurs autres écrivains. Il est encore un autre objet quipourraitfairedouterquelemonumentactuelfûtletombeaudeVirgile; c'est l'aspect de son intérieur. L'abbé Romanelli,antiquaire napolitain, mort en 1819, nous en a donné ladescription :Le tombeau,dit-il,estmaintenantdétérioré,mais

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l'intérieur est conservé; il consiste en une chambre carrée,surmontéed'unevoûteenmaçonneriegrecque;chaquecôtédecette chambre est d'environ 18 palmes de large, et elle porteprèsde15palmesdanssaplusgrandehauteur.Surlescôtés,onremarqueonzenichespropresàrecevoirdesurnessépulcrales.Autrefoisonenvoyaituneenmarbre,qui,placéeaumilieusurune base soutenue par neuf petites colonnes également enmarbre, renfermait,dit-on, lescendresdupoète.D'aprèscettedescriptiondel'abbéRomanelli,cesonzenichesannonceraientun lieudesépulture,nonpaspourunseulhomme,maispourune famille entière; c'est ce que les Romains appelaientcolumbarium ;orVirgileétaitdesenvironsdeMantoue,etsontombeauélevéprèsdeNaplesn'avaitbesoinqued'unenicheoud'unautelpourecevoirsonurne;donclemonumentavecsesonzenichesnepeutêtreletombeaudupoète.Ceraisonnementn'estpasrigoureusementconséquent,carVirgileapuavoirdesamis, des affranchis, des esclaves dévoués qui, en faisantconstruire son tombeau, auraient pris des précautions pourqu'unjourleurscendresyfussentdéposéesautourdecellesdugrandhommequ'ilsavaienttendrementchéri.Quoiqu'ilensoit,onpeutdirequemonumentduPausilipea

été,depuislestempsles,plusanciens,etestencoreaujourd'huien possession de l'honneur d'avoir renfermé les cendres deVirgile;aucunautrelieuspécialementdésignédanslesenvironsdeNaplesnele luiadisputé.Pétrarque,quiestmorten1374,dit qu'à la fin du sentier obscur, c’est-à-dire du cheminsouterrain qui conduit de Pouzzol à Naples, dès que l'oncommence à voir clair, on aperçoit sur une éminence letombeaudeVirgile,quiestd'untravailfortancien.OnnefaisaitdoncaucundoutedansleXIVesiècleetlongtempsauparavant,quelescendresdeVirgilenereposassentdanscetendroit.Il est fâcheuxque l'urnequi contenait lescendresdupoète

ait disparu, ainsi que sa base. On y voyait écrit à l'entour lefameuxdistique:

Mantuamegenuit,Calabrirapuêre,tenetnuncParthenope:cecinipascua,rora,duces.

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Selon l'auteurdu IVesiècle,déjàcité,c'estVirgile lui-mêmequi,surlepointdemourir,acomposécetteépitaphe:extremâvaletudine hocsibi epitaphium fecit, et peu après le biographeajoute que ce distique fut inscrit sur le tombeau du poète :suoque sepulcro id distichon quodfecerat, inscriptum est. Sicette inscriptionsubsistaitencore,onpourraitencomparer lescaractères avec ceux qui sont employés dans d’autresinscriptionsdutempsd'Auguste;maiselleadisparu.Lederniersavant italien qui prétend l'avoir vue, est Pietro de Stephano,quil'affirmedanssaDescrizionedelaoghipiùsacridellacitàdiNapoli ;1560, in-4°. Ilenestdemêmed'AlphonsedeHeredia,évêqued'Ariano,mentionnépar leCappacio,danssonHistoriaputeolana ; ilassure également l'avoir encore vue. Dès lorsl'intérieurdumonumentaétédépouillédel'urne,delabasequilasoutenaitetdesneufpetitescolonnes.CettedisparitiondatedoncduXVIesiècle.Quelques-unspensentquelesNapolitains,craignantqueles

ossementsdupoèteneleurfussentdérobés,lesontfaitmettresous terre dans le Château neuf ; Jean Villani, chroniqueurnapolitain, n'est point de cet avis ; il croit que l'urne a étéportée àMantoue; Alphonse deHeredia, que nous avons déjàcité, dit que c'est à Gènes ; d'autres prétendent que lesLombards l'ont enlevée. Mais ces diverses assertions sontdénuées de preuves. Il résulte de cette disparition que letombeaun'offreplus lemême intérêtqu'autrefois,ni lamêmemagnificence;l’intérieuraététotalementnégligé,etl'extérieurtombeenruine.Montfaucon,quiécrivaitaucommencementduXVIIIesiècle,dit:«Ontrouveencoreaujourd'huiducôtédelamontagne, vis-à-vis l'entrée du mausolée, un marbre à demidéterrésurlequelsontgravéscesdeuxvers:

Quicineres?tumulihaecvestigia?conditurolimIllehocquicecinitpascua,rura,duces.»

Unécrivainplusmoderneassurequecetteinscriptionportantladatede1504,asuccédéàl'ancienneMantuamegenuit,etc.,

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qui a été enlevée, dit-on, par un anglais; et cet enlèvementsuggèreàl'auteurcettejudicieuseréflexion:«Jenesaispasdequelprixpeutêtreunetelleantiquitélorsqu'elleestdéplacée,etsileplaisirdelapossessionpeutsefairepardonnerlacriminelledégradation d'unmonument sur lequel elle donnait sinon descertitudes,aumoinsdeprécieusesprobabilités.»Mais il est temps d'arriver à l'histoire des lauriers qui ont

constammentombragéletombeaudeVirgile,etque,parcetteraison, l’on a regardés comme merveilleux ; aussi les poètesnapolitains le sont-ils célébrésà l'envi,mais leurschantsnousinstruiraientpeusouslerapporthistorique;recouronsplutôtauxécrivains et aux voyageurs, qui dans leurs relations n'ont pasnégligé cet embellissement naturel du monument qui nousoccupe. Quoique leurs récits ne soient pas unanimes surl'histoiredeceslauriers,ilestbondelesconnaître.Montfaucondit,danssesAntiquités,tom.V,p.131,quel'on

regardecommeunemerveilleceslauriersnéssurlacoupoledumausolée de Virgile, et qui semblent couronner l'édifice.Quoiqu'on en ait coupé à la racine deux qui étaient les plusgrands, ajoute-t-il, ils renaissent et poussent des branches detouscôtés.L'édificeestcouvertdetoutespartsdemyrtesetdelierre, il semble que la nature ait voulu elle-même célébrer lamémoiredugrandpoète.L'auteurneditriendel’originedeceslauriers,ilsseraientdoncaussianciensqueletombeau.Misson, dans son Nouveau voyage d'Italie, tom. II, p. 87,

s'exprimeainsi:Quoiquelemausoléesoitbâtidegrosquartiersde pierre, il ne laisse pas d'être presque tout couvert debroussaillesetd'arbrisseauxquiyontprisracine.Onremarqueentreautresunlaurierquiestsur lacime,et,d'après l'opinioncommune,onabeaulecouperetl'arracher,ilrevienttoujours.Maisonn'aencoreriendécidésurlavertuoccultequicauseceteffetsurprenant,VirgilepassantchezlepeupledeNaplestantôtpourunmagicien, tantôtpourunsaint.Commesorcier,disentlesbonnesgensdupays,c'estluiqui,parartmagique,apercélemont Pausilipe ; et il a fait bien d'autres prodiges. Commesaint,dit le jardinier,propriétairedu lieuoùest lemausolée, ilallait tous les jours entendre la messe à une petite chapelle

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dont on voit encore les débris dans le voisinage :L'anachronismeestunpeufortdelapartdecebravejardinier.MaispassonscettepetitefacétieauprotestantMisson.Selon le président deBrosses, savant dijonnais, qui a visité

l'Italieen1739,«letombeaudeVirgileesttoutsolitairedansuncoin,aumilieud'unebroussailledelauriersdontlePausilipeestfarci, ce qui diminue un peu le prodige dont la nature avaithonoréleprincedespoètesenfaisantcroîtreunlauriersursontombeau.J'ytrouvai,continueplaisammentl'auteur,unevieillesorcièrequiramassaitduboisdanssontablier,etquiparaissaitavoir80siècles;iln'yapasdedoutequecenesoitl'ombredelasibylledeCumesquirevientautourdutombeau;cependantje ne jugeai pas à propos de lui montrer ramum qui vestelatebat.» Ilparaîtque leprésidentarapporté lapetitereliquedont tous lesvoyageurssont jalouxdesemunirenquittant letombeau.GrosleydeTroyes,danssesObservationssurl'Italie,adonné

plusdedétailssurleslauriersenquestion;ilnousapprendque«lasurfaceextérieuredelacoupolequiterminelemausoléedeVirgile,offreunprodigecélèbredans lepays ; c'estun laurierdont elle est exactement couronnée. Cet arbuste n'a denourriturequecellequesesracinescherchentdanslesjointuresdes pierres. Tous les voyageurs en détachent, ou plutôt enarrachentdesbranchesaumoyend'unecordeàl’extrémitédelaquelleonattacheunepierre. Le flancde lamontagneoùcetombeau est situé, loin d'avoir des arbustes de cette espèce,n’est couvert que d'ifs et de sapins. Cependant le laurier deVirgile, toujours vigoureux, toujours renaissant, seperpétueetrépare ses pertes journalières. Il n'avait dans le XVIe sièclequ'unetigeuniquequioccupaitlemilieudelacoupole,oùelleavaitsansdouteétéplantéeparquelquenapolitainadmirateurdeVirgile.VerslecommencementduXVIIesiècle,unsapindelapartiecollatéralede lamontagne, renversépar levent,donnadesacimesurcettetigequ'ilétouffa.[…]»

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BIOGRAPHIE

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Tabledesmatières

ViedeVirgileOeuvresdeVirgileLesBucoliquesLesGéorgiquesL’ÉnéideL’AppendixVergiliana

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ViedeVirgile

VirgilenaîtselonlatraditionàAndes(quiporteaujourd'huilenom de Virgilio en son honneur), près de Mantoue, en GauleCisalpine,sousleconsulatdeCrassusetdePompée,dansunefamillemodeste. Leshistoriensactuels considèrent plutôt qu'ilest issud'unefamillebourgeoise,samèrePollaMagioétant lafilled'unrichemarchandetsonpèreStimiconeVirgilioMaroneétant un petit propriétaire terrien de Mantoue vivant del'apiculture, de l'agriculture et de l'élevage et qui veillescrupuleusementàsesétudes.CrassusetPompéesontànouveauconsuls lorsque le jeune

hommerevêt latogevirile, le jourmêmeoùdisparaîtLucrèce.Toutunsymbole, sansdoute,bienque l’empreintede l’auteurdu De rerum natura sur l’œuvre de Virgile soit probablementmoinsfortequecelledeCatulle,sonvoisindeVérone,dontilya tout lieu de supposer qu’il le connut personnellement, ainsiqued’autrespoètesenvue,qu’ilsaluedanslesBucoliques,telsque Aemilius Macer (est-ce le Mélibée des Bucoliques ?), C.HelviusCinna,ducercledeCatulle,L.VariusRufus,futuréditeurdel’Enéide,etQ.HoratiusFlaccus(LycidasdanslaBuc.?).Maisc'estHoracequidevientsonamileplusintime,aupointquecedernier l'appelleraanimaedimidiummeae,« lamoitiédemonâme».Demême, il se lie très tôt amitié avec Quintilius Varus, le

futur grand critique, et Cornelius Gallus, le fondateur de lapoésieélégiaqueromaine. Il faitdesétudesapprofondiesdansles domaines les plus divers, lettres, philosophie, droit,médecine, mathématiques en particulier, d’abord à Crémone,puisàMilan,ensuiteàRome,etenfinàNaples,villedeculturegrecqueoù ilsuit lescoursdeprofesseursderhétoriqueetdephilosophiegrecque,notammentdemaîtresprestigieuxcommeSironetPhilodème,l’unetl’autredesensibilitéépicurienne.C’estsansdoutedurant laguerrecivile (elleéclataquand il

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avait vingt ans) qu’il entre en relation avec Asinius Pollion,homme de lettres qui appartient au cercle de Catulle et des«poètesnéotériques»,maisaussifigurepolitiqueimportanteetchef militaire qui prendra parti pour Marc Antoine dans larivalitéquiopposeracelui-ciàOctave,petit-neveuethéritierdeJules César. Pollion commande plusieurs légions en CisalpinelorsqueOctave,au lendemainde lavictoiredePhilippes (-42),entreprenddedéposséderenmasselespaysansitaliensafinderécompenser les légionnaires césariens. Laguerre fait ragedenouveau, mais le parti des spoliateurs prend le dessus, etPollion, en infériorité, doit se replier. Le domaine paternel deVirgileest,semble-t-il,confisqué,etses légitimespropriétairesmanquent même d'y laisser la vie. Cependant, lesinterprétationsdesBucoliquesvarient.Selon la tradition, après trois années passées à se

documenter en Asie Mineure et en Grèce pour composerl’Énéide, il est victime d'une insolation près de Mégare,interrompt son voyage de documentation et meurt peu aprèssonretouràBrindesen-198.BienqueVirgileaitdemandéàsesamisetexécuteurstestamentairesLuciusVariusRufusetPlotiusTuccadebrûleraprèssamortl’Énéideinachevé,doncimparfait,Augustes'yopposeetfaitpublierl'œuvreparL.VariusRufus.Incinéré, ses cendres sont conformément à son désir

transportées à Pouzzoles. C'est à l'entrée de la grotte dePouzzoles, appelée Crypta Neapolitana, qu'est située unegrande ruine que la tradition honore comme le tombeauprésumédeVirgile (en) sur lequel uneépitaphe rapelle sa vierésumée en un distique qu'il aurait composé à ses derniersmoments:«Mantuame genuit, Calabri rapuere, tenet nunc (Mantoue

m'adonnélavie,laCalabremel'aôtée,etmaintenant)Parthenope. Cecini pascua, rura, duces. (Naples gardemon

corps.J'aichantélespâturages,lescampagnes,leshéros.)»Ayant acquis l'immortalité littéraire grâce à son épopée,

Virgilevainfluencernombred'écrivainsduMoyenÂgeetdelaRenaissance, tel Ronsard, qui rédige La Franciade (inachevée)danslavolontédedonnerunéquivalentfrançaisetdel'époque

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moderne à l'Énéide. En littérature, il deviendra également unpersonnagederoman,d'aborddansLaDivineComédiedeDanteAlighieri,oùilguideDanteluimêmedansunvoyageàtraversl'Enfer, lepurgatoireet leParadis,maisaussinotammentdansLa Mort de Virgile de l'auteur autrichien Hermann Broch, quirelate(fictivement)ledernierjourdel'écrivainlatin.—ÉpitaphedeVirgile.

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OeuvresdeVirgile

LESBUCOLIQUESCetteœuvrevisaitàramener lesRomainsà l'agriculture.La

premièreéditionsecomposaitdesneufpremièresbucoliques10(du grec ancien βουκόλος/boukólos, le bouvier),harmonieusementdisposéesendeuxgroupesdequatreautourde la cinquième pièce, comme autant de planètes gravitantautourd’unastre.Cetastre,c’estDaphnis, souventassimiléàJules César fraîchement assassiné, ce qui sous-estimegravement la subtilité virgilienne. En fait, la cinquièmebucoliquepourrait biennousprésenter deux«Daphnis », l’unténébreux,celuideMopse(masqued’Octavien),etquifigureeneffet le feu dictateur, l’autre lumineux, celui de Ménalque(masquedeVirgile),quireprésenteCatulle,secrètementéliminéparlepremier.On ne peut qu’admirer les impeccables proportions de ce

petit«templepythagoricien»,pourreprendrelamétaphoredePaulMauryquifutlepremieràlesmettreenévidenceen1944.L’architecture la plus visible, qui donc équilibre les quatrepremièrespièces(83,73,111et63vers=330)parlesquatredernières (86,70,110,67vers=333)autourdupivotcentral(90vers),seredoubled’uneautre,plussecrète,qui lescoupleparcerclesconcentriques(I+IX;II+VIII;III+VII;IV+VI)11,lesquels correspondent à des thèmes (malheurs des paysansexpropriés;tourmentsdel’amour;joutespoétiques;élévationau niveau universel et cosmique) autant qu’à des formes(alternance de dialogues et de chants continus), et obéissentaux mêmes proportions numériques que dans la premièrearchitecture,soit:I+IX+II+VIII(333vers),faceàIII+VII+

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IV+VI(330vers).

LESGÉORGIQUESCepoèmedidactique,terminéen-2912,sediviseenquatre

livres (514, 542, 566, 566 vers), abordant successivement laculture des champs, l’arboriculture (spécialement la vigne),l’élevageetl’apiculture:LivreI-bléetsaisondulaboureur;LivreII-vigneetolivier;LivreIII-élevagedubétail;LivreIV-lerucher.S’inspirant surtout d’Hésiode, de Lucrèce et d’Aratos, mais

aussi de Théophraste, de Varron, de Caton l'Ancien, voired’Aristote, Virgile trace son chemin propre en infusant àl’intérieurdelamatièreproprementdidactique,souventarideetingrateensoi,cequel’onpourraitappeler«l’âmevirgilienne»,faited’uneextraordinaireempathieà l’égarddetous lesêtres,qui anime l’inanimé, comprend de l’intérieur végétaux etanimaux, participe activement au travail à la fois pénible etexaltantdupaysan.LesGéorgiques sont beaucoupmoinsun traitéd’agriculture

(aussi ne visent-elles pas à l’exhaustivité) qu’un poème surl’agriculture;elless’adressentaumoinsautantàl’hommedesvilles qu’à l’homme des champs. Elles offrent à l’amateur depoésie un plaisir sans cesse renouvelé, autant par leur sujetmêmequiressourcelesMusesdanslafraîcheuretl’authenticitédelanature,queparlesoufflequilessoulèvedeboutenbout,et par l’extraordinaire variété de leur style. Virgile saitagrémenter son sujet d’épisodes variés et de véritablesmorceauxdebravourequisontautantde«respirations«dansle poème. On peut citer les Pronostics de la guerre civile,l’Hymne au Printemps, l’Éloge de l’Italie, l’Éloge de la viechampêtre, l’Épizootie du Norique, le Vieillard de Tarente,Aristéeetsesabeilles,OrphéeetEurydice.

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L’ÉNÉIDEOffrir à Romeune épopée nationale capable de rivaliser en

prestige avec l'Iliade et l’Odyssée, tel est le premier défi queVirgile avait à relever en entreprenant l’Énéide au cours desonze dernières années de sa vie. Mission réussie, puisque,l’œuvre à peine publiée, son auteur fut communément saluécommeunalterHomerus,leseulcapablededisputeràHomèresaprééminenceauParnasse.Virgilenecached’ailleursnullementsonambition.Auniveau

architectural le plus visible (car l’Enéide fait jouersimultanémentplusieurs«géométries»),lepoèmesecomposed’uneOdyssée(chants IàVI : leserrancesd’Énée,rescapédeTroie,pouratteindreleLavinium)suivied’uneIliade(chantsVIIàXII:laguerremenéeparÉnéepours’établirauLavinium).Mais l’émulation avec Homère se manifeste surtout par le

nombreconsidérabledesimitationstextuelles,dontlescritiquess’employèrent très tôtàdresser la liste, celaquelquefoisdansuneintentionmaligne,etpouraccuserVirgiledeplagiat.Àquoicelui-cirépliquaitqu’ilétaitplusfacilededérobersamassueàHerculequed’emprunterunversàHomère[réf.incomplète].Etde fait, loin d'être servile ou arbitraire, l’imitation virgilienneobéittoujoursàuneintentionpréciseetpoursuitunprojetqu’ilappartient au lecteur de découvrir à travers l’écart, parfoisminime, qui la sépare de son modèle Homère ou l’un desnombreux autres écrivains, tant grecs que latins, auxquelsVirgile se mesure tout en leur rendant hommage. Ce jeuintertextuel presque illimité n’est pas lamoindre source de lafascinationqu’exerçatoujoursl’Énéidesurleslettrés.Leseconddéficonsistaitàfiltrerl’actualitédeRomeàtravers

le prisme de la légende. Deux fils s’entrelacent constammentpour former la tramede l’Énéide, celui desorigines troyennesdeRomeetceluidelaRomeaugustéenne.Plusd’unmillénairesépare ces deux fils. Pour franchir un tel abîme temporel, etannuler en quelque sorte le temps, le poète, outre l’usage

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systématique qu’il fait de l’allégorie, ne s’interdit pas derecouriréventuellementàlaprophétie,etpeutmême,aubeaucentre de l’œuvre, descendre jusqu’aux enfers afin d’enramenerunevisionpanoramique,subspecieaeternitatis,delagrandeurromainevuecommedevantencoreadvenir.Il fallait montrer comment, à partir de presque rien, Rome

s’étaitélevéejusqu’àl’empiredumonde.Ilfallaitfaireressortirle dessein providentiel qui avait présidé à cette irrésistibleascension. Surtout, il fallait montrer comment, à travers lapersonne sacrée d’Auguste, l’Histoire venait trouver sonachèvementetsoncouronnementdansunepaixetunbonheuruniversels.C’estdumoinscequ’Augusteattendait,ouplutôtcequ’ilexigeaitdelui.JacquesPerret,danssapréfacedel’Enéide,écrit«Lepoème

(…)devaitdirecelaprécisément : lanaissancede lapaix, (…)après d’horribles guerres (…) Ce résultat serait l’œuvre d’unhommesage,pieux(…)Mais(…)unesubstitutiondécisiveétaitintervenue. Le protagoniste du poème ne serait pas OctaveAuguste mais Énée. ». Le personnage d’Énée dissimule doncune seconde identité, celle du princeps. Dès lors, toutes lesdescriptions du fils de Vénus étaient censées être des odes àAuguste.Maispoursauvegardersa libertéd'expression,Virgileavaitrecoursàunsystèmededoubleécriture,cacozelialatens,dont,selonM.VipsaniusAgrippa,ilétaitl'inventeur.

L’APPENDIXVERGILIANALagloiredeVirgilereposefermementsurcestroispiliersque

sontlesBucoliques,lesGéorgiquesetl’Enéide.Dansl'Antiquité,onluiattribuaitégalementuncertainnombred'autrespoèmes,que Scaliger, dans son édition de 1573, réunit sous le titred'AppendixVergiliana.Cerecueilcomprend:leCulex («moucheron»ou«moustique») :cemoucheron

(oumoustique)alerteunbergerenlepiquant,luisauvelavie;

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l'insectemortsevoithonoréd'unetombeparleberger;les Dirae : ces « malédictions « sont prononcées par un

amant contre la terre qu'il a dû abandonner (chassé par desvétéransdel'arméeromaine),enabandonnantsabien-aimée;celle-ci, Lydia,esthonoréeparunpoèmed'amourportantsonnom(enannexeauxDirae),avecunélogedelacampagneoùellevit;l'Aetna,consacréauvolcanEtna;leCiris :évocationde lamétamorphoseenoiseau(Ciris)de

Scylla,filleduroideMégare;le Catalepton : recueil de poèmes courts, dont certains

semblentêtred'authentiquesœuvresdejeunessedeVirgile.Dans une phase postérieure, on a encore ajouté à la

collection:laCopa : poèmeportant le nomd'une cabaretière syrienne

qui invite un voyageur au plaisir en dansant devant sonétablissement;les Elegiae inMaecentatem : pièce nécrologique rapportant

les dernières paroles de Mécène, bienfaiteur de Virgile, àl'empereurAuguste;le Moretum : poème gastronomique décrivant en détail la

préparationd'unplatlocaldeCisalpine.

[1]Cf.0.Ribbeck,editiominor(1869),p.vni-xxxvi;B.Benoiat(1884),t.I,p.LXXXV-OXXII;Nettleship,AncientlivesofVergil,etc.(Oxford,1879).[2] La forme Vergilius, qui s'appuie sur le témoignage des inscriptions et desmanuscrits lesplusancienscommesur les transcriptionsgrecques«Bergilios»;et« Ouérgilios », est adoptée aujourd'hui par la plupart des éditeurs. L'orthographeVirgilius,quiaprévaluauMoyen-Âge,tientsansdouteauxétymologiesdefantaisiequirattachaientlenomdenotrepoèteàvirgaouàvirgo[3]Vergilius,sumptatoga,Mediolanumtransgreditur,etpostbrevetempusRomampergit(StJérôme,adEuseb,Chron.,Ol.181,4).[4]Cf.Servius,adAen.(p.1,8,éditionG.Thilo):scripsitetiamseptemvelocbolibreshos : Cirin, Aetnam, Culicem, Priapela, Catalepton (cf. Aristophanes, Ranae, 828),Epigrammata, Copam,Diras.— Parmi lesœuvres qui nous sont parvenues sous lenomdeVirgileouquelesanciensattribuentàlajeunessedupoète,ilestdifficilededéterminer celles qui lui appartiennent réellement : l'Aetna et lesDirae n'ont étécomposés qu'au siècle suivant ; le Culex, tel qu'il nous est parvenu, estvraisemblablementunessaidelamêmeépoque;laCiris(cf.Waltz,deCarminéCiris,

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1881) peut être contemporaine de Virgile sans être de lamain de notre poète. LaCopaetleMoretum,quelesmanuscritsnousonttransmissoussonnom,nesontpasindignesdelui;maislesqualitésdecespièces,quecaractérisentsurtoutlavivacitédustyleetuncertainréalismed'expression,nesontpascellesquifrappentdanslesœuvresauthentiquesdeVirgile.[5]Catal.,VII:Itehinoinancs,iterhetorumampullae...Nosadbeatosvelamittimusportus,MagnipetentesdoctadictaSironis...ItehinoCamenœ,vosquoque,itejam,saueDulcesCamenae;namfatebimurverum,Dulcesfuistis;ettamenmeascartasBevisitote,sedpudenteretraro.[6]etHor.,Epi.,II,3,01:PaupertasimpulitaudaxUtvertusfacerem.[7]Cedite,Romaniscripfcores,cediteGraii:NescioquidmajusnasciturIliade(u,84,65-66).[8]DeAeneaquidemmeo(écrivait-ilàAuguste),siherculejamdignumtuisauribushaberem,libentermitterem.Sedtantainchoataresestutpaenevitiomentistantumopusaggressusvidear(cf.Macrobe,Saturn.,I,24,11).[9]Cf.P.-F.Girard,Manuelélémentairededroitromain,p.800,n.1.[10] Les sympathies qui avaient entouré Virgile de son vivant continuèrent às'attacheràsonnomcommeàsesœuvres.Onenvintdèslesecondsiècledenotreère à attribuer à ses vers une sorte de vertu divinatoire ; l'usage de consulter lessortesVergilianaeétaitcourantàl'époquedeMarc-Aurèle.LeMoyen-Âgefitdupoèteunesortedemagicienoudethaumaturgedontlesexploitsmerveilleuxavaientpourthéâtre tantôt Naples, tantôt Rome. Son nom resta, avec les noms d'Aristote etd'Hippocrate,undeceuxqui représentèrentauxyeuxdes lettrésd'alors l'antiquitépaïenne ; et c'està ce titrequeDante lui a fait lagrandeplaceque l'on saitdanscetteDivine Comédie qui est comme un résumé des opinions et de la science denotretreizièmesiècle.Cf.Comparetti:Virgilionelmedioevo(2vol.,Livourne,1862);etlathèsedeFr.Michel:Quevices…Virgiliicarminapermediamaetatemexceperint(Paris,1846).