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Daniel Knecht Virgile et ses modèles latins In: L'antiquité classique, Tome 32, fasc. 2, 1963. pp. 491-512. Résumé Un examen des emprunts textuels de Virgile aux poètes latins qui l'ont précédé révèle qu'il s'est imposé des normes et des limites très précises et en particulier que ses imitations mot à mot ne couvrent jamais un hexamètre dactylique complet. Ceci ôte toute probabilité à l'hypothèse qui fait de la Ciris — qui a jusqu'à des groupes de vers en commun avec les opera maiora de Virgile — l'œuvre d'un devancier de ce dernier dont il n'est pas exclu qu'elle constitue un inédit. Citer ce document / Cite this document : Knecht Daniel. Virgile et ses modèles latins. In: L'antiquité classique, Tome 32, fasc. 2, 1963. pp. 491-512. doi : 10.3406/antiq.1963.1381 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antiq_0770-2817_1963_num_32_2_1381

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Page 1: Virgile et ses modèles latins · 2014. 12. 8. · VIRGILE ET SES MODÈLES LATINS Dans les pages qui suivent nous nous proposons de préciser les limites des emprunts faits par Virgile

Daniel Knecht

Virgile et ses modèles latinsIn: L'antiquité classique, Tome 32, fasc. 2, 1963. pp. 491-512.

RésuméUn examen des emprunts textuels de Virgile aux poètes latins qui l'ont précédé révèle qu'il s'est imposé des normes et deslimites très précises et en particulier que ses imitations mot à mot ne couvrent jamais un hexamètre dactylique complet. Ceci ôtetoute probabilité à l'hypothèse qui fait de la Ciris — qui a jusqu'à des groupes de vers en commun avec les opera maiora deVirgile — l'œuvre d'un devancier de ce dernier dont il n'est pas exclu qu'elle constitue un inédit.

Citer ce document / Cite this document :

Knecht Daniel. Virgile et ses modèles latins. In: L'antiquité classique, Tome 32, fasc. 2, 1963. pp. 491-512.

doi : 10.3406/antiq.1963.1381

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antiq_0770-2817_1963_num_32_2_1381

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VIRGILE ET SES MODÈLES LATINS

Dans les pages qui suivent nous nous proposons de préciser les limites des emprunts faits par Virgile à ses devanciers latins. La recherche, sans doute, n'est pas neuve : il convient toutefois de rappeler que la plupart des latinistes qui se sont penchés sur Yimitatio telle que la pratique Virgile se sont bornés soit à noter les influences artistiques et spirituelles, soit à souligner sans plus certaines correspondances formelles.

Le problème ici traité a été soulevé il y a plus d'un demi- siècle en un débat souvent orageux sur la parenté de la Ciris, epyllium présentant avec les opera maioru de Virgile les analogies que l'on sait.

Les chercheurs partisans de la priorité de Virgile par rapport à la Ciris ont fait valoir que, le poète de Mantoue n'empruntant à ses modèles jamais plus d'un vers à la fois, il était exclu que le poème de Y Appendix, qui présente avec les Géorgiques un bloc de quatre vers en commun \ ait pu précéder l'œuvre virgilienne.

En réalité l'argument manque de poids, car il présuppose chez Virgile une attitude ne varietur à l'égard de ses modèles éventuels et lui impose du dehors une contrainte que le poète pouvait éventuellement rejeter au bénéfice de la Ciris. L'objet de la présente étude sera donc d'examiner si la technique de l'imitation chez Virgile a toujours été la même envers tous ses modèles latins et s'il apparaît probable qu'il ait changé ses habitudes en ce qui concerne Y epyllium en question.

Il est évident qu'on ne peut prétendre qu'à une certaine probabilité, Virgile ayant pu éprouver pour la Ciris une

dont les raisons doivent nous échapper, mais qui l'aurait poussé à faire à cette œuvre des emprunts plus consi-

1 C» m 538/541 = Giorg. 1,406/409. Dans la suite, nous userons.de C. pour la Ciris, de G. pour les Géorgiques, de B. pour les Bucoliques et de A. pour

Y Enéide.

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dérables qu'à ses autres modèles. Malheureusement fort peu de la poésie latine prévirgilienne nous est conservé et il n'y a que Lucrèce et Catulle dont l'œuvre nous soit parvenue à peu près en son entier. Quant à Ennius, les fragments sont assez nombreux et permettent, croyons-nous, de prononcer un

sûr en ce qui concerne son influence sur Virgile. Par conséquent notre étude s'occupera surtout de ces trois

Il est évident que nous ne pourrons citer chaque fois que quelques exemples de Vimitatio vergiliana.

Virgile et Ennius

Comme ce sera le cas pour les autres modèles de Virgile, nous découvrirons la plupart des parallèles au début et à la fin du vers, constatation qui ne surprendra personne puisque c'est aussi en ces endroits que tendent à se crystalliser les formules de l'hexamètre dactylîque (pensons aux multiples Ule quidem et Illa quidem, à gurgite vasto, etc.). Il est tout aussi naturel que les emprunts faits par Virgile à Ennius se lisent presque

dans Y Enéide qui, comme les Annales, est une

Considérons d'abord les emprunts textuels d'étendue modeste. On en trouve qui ne couvrent même pas un hémistiche complet, comme les fins de vers suivantes: A. 3, 12 (8, 679). — Ann. 201 2 (magnis dis) ; A. 8, 90. — Ann. 255 (rumore secundo). Il s'en trouve aussi de plus importants comprenant des hémistiches entiers, tels A. 8, 150. — Ann. 32 (Accipe daque fidem) au début de l'hexamètre dactylique et G. 4, 523. — Ann. 472 (caput a cervice revulsum), A. 1, 65. — Ann. 175 (divum pater atque hominum rex), A. 12, 552. — Ann. 412 (summa nituntur opum vï) à la fin du vers. Dans cette catégorie on pourrait à la rigueur ranger les cas où la construction a provoqué un léger changement, comme le second hémistiche de A. 3, 587 (nox intempesta tenebat), qui correspond à celui de Ann. 102 (nox intempesta teneret, après un cum).

Très exceptionnellement il arrive que les emprunts textuels couvrent plus d'un hémistiche, comme c'est le cas pour A. 2,

Nous citons d'après l'édition de Vahlen de 1903.

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250. — Ann. 211 (Vertitur interea caelum) et A. 11, 745. — Ann. 442 (Tollitur in caelum clamor).

On constate assez souvent l'imitation par Virgile de tout un vers d'Ennius, mais nulle part on ne se trouve devant la reprise textuelle d'un hexamètre dactylique complet : toujours quelques mots ont été changés et en plusieurs cas on s'aperçoit que, plutôt que le vocabulaire, ce sont l'allure et le rythme du vers qui ont été imités.

Ainsi Ann. 418 : Tune timido manat ex omni corpore sudor, devient chez Virgile (A. 3, 175) : Turn gelidus Mo manabat corpore sudor.

Des modifications plus considérables ont eu lieu dans A. 1, 530 : Est locus, Hesperiam Grai cognomine dicunt, inspiré sans aucun doute de Ann. 23 : Est locus, Hesperiam quam mortales perhibebant.

Comme dans le cas précédent, seul le premier hémistiche de A. 10, 396 correspond exactement à celui de Ann. 473, tandis que dans la suite les deux vers n'ont que le rythme en commun ; on notera en plus la différence des idées exprimées :

A. 10,396 : Semianimesque micant digiti ferrumque retractant, Ann. 473 : Semianimesque micant oculi lucemque requirunt.

Bien que dans le parallèle suivant les hexamètres n'aient que deux mots en commun, le rythme spondaïque qui de part et d'autre souligne le caractère solennel de la phrase en prouve clairement la parenté :

A. 12,18 : Olli sedato respondit corde Latinus, Ann. 33 : Olli respondit rex Albai Longai.

On peut faire une remarque analogue au sujet du célèbre vers de Y Enéide (8, 596) :

Cuadrupedante putrem sonitu quatit úngula campum,

où cette fois le rythme dactylique constitue une imitation savoir :

Ann. 277 : Consequitur, summo sonitu quatit úngula terram et Ann. 439 : It eques et plausu cava concutit úngula terram.

Ann. 527 : Turn tonuit laevum bene tempestate serena a inspiré à Virgile le vers suivant :

A. 9,630 sq. : Audiit et caeli genitor de parte serena Intonuit laevom...

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Encore Virgile a-t-il introduit des modifications, en combinant le vers des Annales avec un hexamètre de

Lucrèce (6, 99) : Nec fit enim sonitus caeli de parte serena. On a souvent prétendu et, à notre sens, avec une grande probabilité, que dans les parallèles suivants Virgile a vraiment voulu citer Ennius, alors même que les vers comportent des différences.

A. 6, 846 : Unus gui no bis cunctando restitues rem évoque la figure de Fabius Cunctator avec les mots d'Ennius {Ann. 370) :

Unus homo tiobis cunctando restituit rem.

L'appel aux Muses dans A. 9, 528 : Et mecum ingentis oras evolvite belli

est clairement un écho de Ann. 174: Quis potis ingentis oras evolvere belli.

Quand c'est le théâtre d'Ennius qui a fourni des exemples, les modifications seront plus importantes encore, ne fût-ce qu'à cause du mètre différent.

L'explication que donne Ennius dans Med. 250 sq. : Argo quia Argivi in ea delecti viri Vecti...

se retrouve sous forme de prédiction dans les Bucoliques (4, 34) : ...et altera quae vehat Argo Delectes heroas.

Ces deux vers de Y Alexandre (76/77) : Nam máximo saltu superabit gravidus armatis equus, Qui suo partu ardua perdat Pergama,

ont été repris dans le sixième chant de Γ Enéide (515/6) : Cum Jatalis equus saltu super ardua venit Pergama et armatum peditem gravis attulit alvo.

Le dernier exemple comportait déjà une imitation de plus d'un vers, genre de reprise qui sera maintenant examiné pour les Annales.

Ann. 457 sq. : Iuppiter hic risit tempestatesque serenae Riserunt omnes risu lovis omnipotentis,

ont leur écho dans ces vers de Y Enéide (1, 254 sq.) : Olli subridens hominum sator atque deorum Voltu quo caelum tempestatesque serenat.

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L'imitation par Virgile d'un hexamètre dactylique complet nous est apparue moins littérale que celle ne couvrant qu'une partie du vers : de même il semble que ses imitations de

vers d'affilée soient plus libres que celles s'étendant sur un seul hexamètre. Cette impression sera confirmée par l'examen de quelques autres exemples. Considérons d'abord deux cas de comparaison homérique : dans les vers A. 2, 416 sqq. nous lisons :

(invadunt) Adversi rupto ceu quondam turbine venti Confligunt, Zephyrusque Notusque et laetus eois Eurus equis; stridunt silvae, saevitque tridenti Spumeus atque imo Nereus ciet aequora fundo.

Sans doute faut-il rapprocher ces vers du passage suivant d'Ennius {Ann. 443 sqq.).

Concurrunt veluti venti cum Spiritus austri Imbricitorque aquiloque suo cum Jlamine contra Indu mari magno fluctus extollere certant.

C'est Homère (//. 6, 506 sqq.) qui a fourni le modèle de la comparaison suivante. Quoique l'on remarque chez Virgile quelques traits figurant dans VIliade mais absents de la

des Annales (tels le bain et la mention des troupeaux de chevaux), il est extrêmement improbable que les deux poètes latins aient indépendamment imité îiomère, vu les échos

qui les unissent. Voici le passage d'Ennius : Et turn sicut equus qui de praesepibus jartus Vincla suis magras animis abrupit et inde Fert sese campi per caerula laetaque prata, Celso pectore saepe iubam quassat simul altam, Spiritus ex anima calida spumas agit albas.

(= Ann. 514 sqq.).

Que l'on y compare ces vers de Virgile {A. 11, 492 sqq.) :

Qualis ubi abruptis fugit praesepia vinclis Tandem liber equus campoque potitus aperto Aut Ule in postas armentaque tendit equarum Aut adsuetus aquae perfundi flumine noto Emicat arrectisque frémit cervicibus alte LuxurianSy luduntque iubae per colla, per arms.

Examinons pour finir deux passages descriptifs de YÉnade qui sont dérivés des Annales. Le premier décrit un abattage

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d'arbres dans une dense forêt. Chez Virgile nous lisons (A. 6, 179 sqq.) :

Itur in antiquam silvam, stabula alta for arum, Procumbunt piceae, sonat icta securibus ilex Fraxineaeque trabes cunéis et fissile robur Scinditur, advolvont ingentis montibus ornos.

Nous trouvons un passage décrivant une scène analogue dans les Annales (187 sqq.). Encore apparaîtra-t-il que les rapports verbaux, bien que loin d'être inexistants, sont

beaucoup moins frappants que lorsqu'il s'agit de parallèles ne dépassant pas un vers entier. A noter également que Virgile a repris certains procédés de son modèle, comme les allitérations (dans A. 6, 180 et Ann. 190 avec la même lettre p) et des suites de spondées soulignant le caractère pénible du travail {A. 6, 182 et Ann. 188). Voici les vers d'Ennius :

Incedunt arbusta per alta, securibus caedunt, Percellunt magnas quercus, exciditur ilex, Fraxinus jrangilur atque abies consternitur alta, Pinus proceras pervortunt ; omne sonabat Arbustum fremitu silvai frondosai.

Voici enfin comment Ennius et Virgile décrivent chacun un héros cerné. De nouveau les rapports verbaux prouvent la filiation directe des deux poètes latins, encore que se lise chez Homère (II. 16, 102 sqq.) un passage analogue.

Dans le neuvième chant de Y Enéide, Turnus est en grand danger :

(806 sqq.) Ergo nec clipeo iuvenis subsistere tantum Nec dextra valet: iniectis sic undique telis Obruitur. Strepit adsiduo cava témpora circum Tinnitu galea, et saxis solida aera fatiscunt, Discussaeque iubae capiti, nec sufficit umbo Ictibus : ingeminant hastis et Troes et ipse Fulmineus Mnestheus. Turn toto copore sudor Liquitur et piceum (nec respirare potestas) Flumen agit; fossos quatit aeger anhelitus artus.

Voici la description analogue des Annales : (401 sqq.)

Undique conveniunt velut imber tela tribuno : Configunt parmam, tinnit hastilibus umbo, Aerato sonitu galeae, sed nec pote quisquam

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Undique nitendo corpus discerpere ferro. Semper abundantes hastas frangitque quatitque. Totum sudor habet corpus, multumque laboral Nec respirandi fit copia: praepete ferro Histri tela manu iacientes sollicitabant.

Ces exemples suffiront. Il en résulte que Virgile imite plutôt l'idée, la construction et l'allure de passages de plusieurs vers que leur vocabulaire, quoique l'on trouve aussi d'indéniables échos verbaux.

En résumant les conclusions de ce paragraphe consacré à l'attitude de Virgile à l'égard d'Ennius, nous constatons que ses emprunts textuels sans aucun changement comportent des expressions de quelques mots et des hémistiches et ne couvrent que très exceptionnellement une plus grande partie du vers ; en tout cas ne s'étendent-ils jamais à un hexamètre dactyuque complet. Là où Virgile imite un vers entier d'Ennius, il introduit des modifications tant dans l'ordre des mots que dans le

Enfin, quand Virgile a modelé tout un passage sur Ennius, on voit la parenté verbale décroître encore, de sorte que l'on peut dire que les rapports verbaux sont inversement

à l'ampleur de l'imitation.

Virgile et Lucrèce

Examinons à présent quel usage a fait Virgile du De rerum natura 3. Notre première constatation sera que la plupart des imitations et des échos se lisent dans les Géorgiques, uvre

comme celle de Lucrèce. Parmi les cas d'emprunt textuel total nous ne serons pas

de découvrir un grand nombre de formules de transition, typiques des poèmes didactiques. Ainsi pouvons-nous citer : G. 1, 187. L. 2, 1144 (Contemplator item resp. enim cum) ; G. 2, 9. L. 1, 271 {Principio) ; G. 2, 177. L. 2, 184 (Nunc

; G. 3, 103. ?. 2, 263 {Nonne vides) ; G. 4, 51. ?. 2, 39 {Quod superest).

8 Pour les matériaux consulter : Parallels and coincidences in Lucretius and Vergil, par W. A. Merrill (Univ. of California Press, 1918).

4 De ces formules qui abondent dans l'uvre de Lucrèce nous ne citons chaque fois qu'un exemple.

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Tous ces emprunts figurent au début de l'hexamètre. A la fin du vers on relève entre autres : de montibus altis (G. 4, 112. L. 4, 1020) ; redeuntibus annis (A. 8, 47. L. 1, 311). A une autre place métrique signalons : miseris mortalibus (G. 3, 66

L. 5, 944). On trouve aussi de nombreux hémistiches repris en entier.

Mentionnons comme exemples pour la première partie du vers :

B. 8, 87 - L. 2, 30 : Propter aquae rivum G. 3, 110 - L. 4, 227 : Nec mora nec requies A. 9, 794 - L. 5, 33 : Asper, acerba tuens.

Et pour la seconde moitié : G. 2, 140 - L. 5, 29 : spirantes naribus ignem A. 9, 414 - L. 2, 354 : calidum de pectore f lumen.

Quant aux emprunts textuels dépassant un hémistiche, ils sont, comme cela était le cas pour Ennius, extrêmement rares ; citons G. 1, 477 - L. 1, 123 : simulacra modis pallentia miris.

présent nos conclusions concordent parfaitement avec celles qui résultaient de notre examen d'Ennius. Cette

s'étendra aussi aux cas d'imitation de vers 5 que Virgile ne reprenait jamais d'Ennius sans introduire

quelques modifications. Voici quelques exemples : G. 2, 478 : Defectus solis varios lunaeque labores L. 5, 751 : Solis item quoque defectus lunaeque latebras. G. 4, 109 : Invitent croceis halantes floribus horti L. 2, 319 : Invitant herbae gemmantes rore recenti. G. 4, 366 : Omnia sub magna labentia flumina terra L. 6, 540 : Multaque sub tergo terrai flumina tecta.

Passons aux imitations plus larges. Dans les Géorgiques nous lisons (2, 500 sq.) :

Quos rami fructus, quos ipsa volentia rura Sponte tulere sua...

vers qui sont un écho de L. 5,937 sq. où Lucrèce parle de

Quod sol atque imbres dederant, quod terra crearat Sponte sua...

8 Pour le cas très douteux de Non, mihi si linguae centum sint oraque centum Aerea vox, voir le paragraphe Les autres précurseurs latins de Virgile.

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Dans le premier livre du De rerum natura, Lucrèce fait l'éloge d'Ennius en ces termes (117 sqq.) :

qui primus amoeno Detulit ex Helicone perenni fronde coronam Per gentes ítalas kominum quae clara clueret,

vers dont l'allure et les idées se retrouvent dans ce passage des Géorgiques où Virgile exprime ses ambitions poétiques (3, 10 sqq.) :

Primus ego in patriam mecum, modo vita supersit, Aonio rediens deducam vértice Musas; Primus Idumaeas refiram tibi, Mantua, palmas.

Plus loin dans le même chant, le poète de Mantoue exprime une idée analogue, tout en mettant plus en relief les difficultés qu'il éprouve (289 sqq.) :

Nec sum animi dubius, verbis ea vincere magnum Quam sit et angustis hune addere rebus honorem ; Sed me Parnasi deserta per ardua dulcís Raptat amor; iuvat ire iugis, qua nulla priorum Castaliam molli devertitur órbita divo.

Ces vers rappellent tout de suite le célèbre passage du premier chant de Lucrèce (1,922 sqq.). Toutefois, en examinant le vocabulaire de plus près, on doit constater que les rapports verbaux sont plutôt superficiels :

922 Nec me animi fallu quam sint obscura; sed... 924 ...incussit suavem mi in pectus amor em

Musarum... 926 Avia Pieridum peragro loca, nullius ante

Trita solo. Iuvat Íntegros accederé fontes 929 Insignemque meo capiti petere inde coronam

Unde prius nulli velarint témpora Musae.

Signalons finalement cet exemple où règne une autre idée :

Cl, 133 sq. : Ut varias usus meditando extunderet artes Paulatim et sulcis frumenti quaereret herbam.

Dans 5, 1448 Lucrèce parle de agriculturas; après la mention d'autres arts et métiers, nous lisons (1452 sq.) :

Usus et impigrae simul experientia mentis Paulatim docuit pedetemptim progredientis.

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La conclusion s'impose d'elle-même : lorsque Virgile imite tout un passage de Lucrèce, les rapports verbaux sont

moins grands que là où l'imitation se limite à un seul hexamètre ou hémistiche.

Il arrive même que ce ne soit pas un passage précis du De rerum natura que Virgile semble avoir eu en tête pendant qu'il écrivait et qu'il paraisse plutôt imprégné par sa lecture de Lucrèce en général. On en trouve un exemple bien connu dans les Bucoliques (6, 31 sqq.) :

Namque canebat uti magnum per inane coacta Semina terrarumque animaeque marisque fuissent Et liquidi simul ignis; ut his exordia primis Omnia et ipse tener mundi concreverit orbis; Turn durare solum et discludere Nerea ponto Coeperit et rerum paulatim sumere formas.

Pour illustrer ce que nous disions, il suffira de mentionner les parallèles que voici :

L. 1, 1018 magnum per inane 1, 714 : omnia rentur

Ex igni terra atque anima procrescere et imbri. 6, 205 : liquidi color aureus ignis. 1,61 : Corpora prima, quod ex Ulis sunt omnia primis. 5, 437 : Diffugere inde loci partes coepere ...

et discludere mundum.

Vu l'état fragmentaire de la tradition, il est impossible de relever des cas analogues au nombre des imitations d'Ennius, mais plusieurs philologues, dont le plus connu est évidemment E. Norden avec son commentaire sur le sixième chant de Y Enéide et son livre Ennius und Vergil, ont signalé apropos de maint passage des poèmes de Virgile la grande probabilité d'influence ennienne de ce genre en s'appuyant sur leur

archaïque. Résumons à présent nos conclusions concernant l'attitude

adoptée par Virgile vis-à-vis de Lucrèce : les emprunts textuels sans modifications se limitent, à de très rares exceptions près, à des hémistiches ; lorsque tout un vers est imité, Virgile

des changements tant dans l'ordre des mots que dans le vocabulaire proprement dit ; des passages de plus grande

Virgile imite plutôt la construction, l'idée et l'allure que les mots et expressions. Ces conclusions ne diffèrent aucunement de celles qui résultaient de notre examen des emprunts à Ennius.

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Virgile et Catulle

Il n'est pas surprenant si au nombre des quelque 2.300 vers que comporte l'uvre de Catulle, uvre écrite en mètres divers, il s'en retrouve relativement peu de traces dans les poèmes de Virgile. Néanmoins l'examen des parallèles existants permet de conclure que les normes que s'est imposées Virgile à l'égard d'Ennius et de Lucrèce se maintiennent dans son imitation de Catulle.

Ainsi Virgile emprunte-t-il à Catulle certaines expressions, telles A. 1, 376 - Cat. 101, 1 {per aequora vectos resp. vertus) ; A. 1, 374 - Cat. 62, 1 {Vesper Olympo) ; A. 10, 230 - Cat. 64, 1 {vértice pinus).

Quant aux hémistiches repris sans modifications, citons B. 2, 13 - Cat. 64, 354 {Sole sub ardenti) et B. 8, 107 - Cat. 80, 5 {Nescio quid certe est). Nous n'avons pas relevé de cas où la reprise textuelle dépassait cette limite, mais, le lecteur s'en souviendra, aussi à l'égard de Lucrèce et d'Ennius cette forme de Yimitatio était un phénomène très exceptionnel. Les

de vers entiers comportent toujours des changements plus ou moins importants. ,

Dans son carmen 64 Catulle dit d'Ariane : Prospicit et magnis cur arum fluctuât undis (v. 62),

mots auxquels on peut comparer ce vers de Virgile sur Énée : Cuneta videns magno curarum fluctuât aestu {A. 8, 19).

Le vers célèbre du sixième chant de Y Enéide (v. 460) : Invitus, regina, tuo de litore cessi

?. clairement été modelé sur le vers, bizarre à notre goût, de Catulle sur la boucle de Bérénice (66, 39) :

Invita, o regina, tuo de vértice cessi.

Catulle décrit la demeure de Pelée en ces termes (64, 46) : Tota domus gaudet regali splendida gaza,

ce qui a inspiré cette description du palais de Didon (A 1,637) : At domus interior regali splendida luxu.

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Les reproches d'Ariane (64, 141) : « Tu ne m'avais pas promis ces malheurs

Sed conubia laeta, sed opiatos hymenaeos,

sont devenus une adjuration dans la bouche de Didon {A. 4, 316) :

Per conubia nostra, per inceptos hymenaeos.

Le vers de Catulle (64, 224) : Canitiem terra atque infuso pulvere foedans

a un clair écho dans Y Enéide (12, 611) :

Canitiem immundo perfusam pulvere turpans.

Lorsque l'imitation concerne plusieurs vers d'affilée, les échos verbaux diminuent encore plus et plutôt sont imitées la structure et l'idée générale du passage. Ceci est évident pour la comparaison de la fleur coupée par la charrue que Catulle (11, 22 sqq.) applique à son amour et qui est transférée par Virgile à la mort prématurée d'Euryale {A. 9, 435 sqq.), compte tenu de la différence des mètres. Nous examinerons maintenant les cas où les poètes ont écrit tous les deux en

dactyliques. Dans l'épithalame de Pelée et de Thétis, Catulle nous

comment, au temps du mariage du héros thessalien Non humilis curvis purgatur vinea rastris Non glebam prono convellit vomere taurus Non faix atténuât frondatorum arboris umbram (64, 39 sqq.).

Ce qui est décrit dans ce passage comme des faits réels revient sous forme de prédictions dans la quatrième églogue (40 sqq.) :

Non rastros patietur humus, non vinea falcem, Robustus quoque iam tauris iuga solvet arator, Nec...

Que le lecteur veuille aussi comparer ces prières irréalisables d'Ariane (64, 171 sq.)

utinam ne tempore primo Gnosia Cecropiae tetigissent litora puppes

aux dernières paroles de Didon {A. 4, 657 sq.) : Felix, heu nimium felix, si litora tantum Numquam Dardaniae tetigissent nostra carinae.

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VIRGILE ET SES MODÈLES LATINS 503

En ce qui concerne Catulle, notre conclusion est que les reproductions textuelles sans changement ne dépassent pas l'hémistiche ; que les vers entiers sont toujours repris avec

modifications tandis que pour les passages de plusieurs vers c'est moins le vocabulaire que la construction, l'idée et le rythme qui ont été imités.

Conclusions générales

Les résultats de notre examen des techniques de l'imitation adoptées par Virgile vis-à-vis des trois devanciers traités dans les pages qui précèdent, permettent de conclure :

La reprise textuelle sans modification ne dépasse que très exceptionnellement l'hémistiche et ne couvre jamais un vers complet. Quand Virgile imite tout un hexamètre dactylique, il

des changements tant dans le vocabulaire que dans l'ordre des mots. S'il s'est laissé inspirer par un passage de plusieurs vers, Virgile imite plutôt la structure et les idées de son modèle que le vocabulaire.

Bien que notre étude soit consacrée au problème formel de l'ampleur des imitations littérales, nous estimons qu'il ne serait pas dépourvu d'intérêt de faire quelques remarques au sujet de la fidélité de Virgile au sens qu'avaient ses emprunts dans leur contexte original.

Vis-à-vis de Lucrèce le comportement de Virgile apparaît le plus libre. Souvent il lui arrive d'insérer les imitations dans un cadre où leur signification devient tout autre. Ainsi la fin de vers appliquée par Lucrèce à l'enfant adolevit viribus aetas (3, 449) a-t-elle été adaptée dans les Géorgiques à la vigne {G. 2, 362) : adolescit frondibus aetas. Voici, selon Lucrèce, une des caractéristiques de la divom natura (2, 650) :

Ipsa suis pollens opibus, nihil indiga nostri.

Que l'on y compare ce que dit Virgile à propos de certaines espèces d'arbres {G. 2, 428) :

Vi propria nituntur, opisque haut indiga nostrae.

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504 D. KNECHT

Le vers célèbre du prologue du deuxième chant de Lucrèce (v. 2) :

E terra magnum alterius spectare laborem

a servi de modèle à cet avertissement au laboureur paresseux : Heu magnum alterius frustra spectabis acervum [G. 1, 158).

Lorsqu'il imite Ennius ou Catulle, Virgile insère le plus souvent ses imitations dans un contexte où elles conservent à peu près le sens qu'elles avaient dans le modèle. Ainsi les échos de l'uvre d'Ennius se lisent-ils pour la plus grande partie dans Y Enéide, qui, comme les Annales, est une épopée, et surtout dans les scènes de guerre qui, à en juger sur les fragments conservés, doivent avoir abondé dans l'uvre d'Ennius. De même la plupart des emprunts à Catulle se trouvent dans le chant de Y Enéide consacré à l'amour de l'infortunée Didon qui a tant en commun avec l'Ariane du carmen 64. Le motif d'Ariane et de Thésée se rencontre par ailleurs à deux reprises dans Y Enéide (5, 588 sqq. et au début du sixième chant), chaque fois avec des réminiscences clairement catulliennes.

Les autres précurseurs latins de Virgile6

Dans l'étude mentionnée dans la note, G. Regel signale trois cas où, selon le témoignage d'auteurs antiques, Virgile aurait imité un hexamètre dactylique complet sans introduire des modifications. Les voici :

A propos de G. 2, 404 :

Frigidus et silvis aquilo decussit honorem,

Servius note ceci : Varronis hic versus est. Regel a déjà souligné combien il faut se garder de prendre ce genre de remarques à la lettre. En effet, lorsque Servius écrit « vers repris d'un tel », son annotation n'implique nullement une imitation mot à mot du modèle, mais indique seulement que Virgile s'en est inspiré.

6 Pour les matériaux voir : G. Regel, De Vergilio Poetarum Imitatore Testimonia, II : De Poetis Latinis (Göttingen, 1907).

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VIRGILE ET SES MODÈLES LATINS 505

En voici un exemple frappant 7. A propos de A. 5, 591 {Frangent indeprensus et inremeabilis error), où il est question du labyrinthe de Cnosse, Servius note : est autem versus Catulli, remarque qui se rapporte à Cat. 64, 115 {Tecti frustraretur inobservabais error), où les seules correspondances sont idées analogues, le même mot final et la césure trochaïque. Aussi croyons-nous qu'il ne faut pas faire grand cas de la remarque de Servius concernant G. 2, 404.

Tant dans les Géorgiques que dans Y Enéide (resp. 2, 43 sq. et 6, 625 sq.), Virgile s'exclame :

Non, mihi si linguae centum sint oraque centum, Férrea vox...

A propos de ce vers, Servius note dans son commentaire que cette formule, (dont l'idée et l'image se rencontrent déjà chez Homère et divers poètes latins) aurait été reprise de

chez qui se lisait cependant Aerea au lieu de Férrea. Les chercheurs (dont plusieurs éditeurs de Lucrèce) en ont déduit que pour le reste les deux parallèles correspondaient

et que partant Non, mihi si linguae centum sint oraque centum, hexamètre dactylique complet, se Usait chez les deux poètes. Après ce qui vient d'être démontré à propos des annotations de Servius, nous estimons qu'il y a tout lieu de mettre en doute cette opinion : une méthode scientifique ne permet de conclure qu'à une analogie des images et des idées. D'ailleurs même si l'on s'obstine à admettre la reprise par Virgile d'un vers complet de Lucrèce, il reste indéniable que la pensée exprimée s'étend jusqu'au début de l'hexamètre suivant où Virgile a en tout cas introduit une modification en substituant un Férrea à Y Aerea de Lucrèce 8.

7 Pour d'autres exemples, voir Regel, passim. 8 D'ailleurs, ce vers ne se lit pas dans notre tradition de Lucrèce. Aulu-Gelle

[N.A. 1, 21, 7) dit que Virgile a emprunté à Lucrèce : a) verba sola (nos « ») ; b) versus PROPE totos (nos « vers entiers reproduits avec quelques

; c) locos (nos «passages»). Cet auteur ne souffle mot de reprises d'un hexamètre dactylique complet. A noter aussi que Macrobe, qui pourtant traite à deux reprises de ces vers de Virgile (Sat. 5, 7, 16 et 6, 3, 6) y compare seulement un vers d'Hostius de ressemblance plutôt vague.

33

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506 D. KNECHT

Finalement, dans les Saturnales 9 Macrobe compare aux vers appliqués par Virgile à la vache en rut {B. 6, 86-88) six vers du De morte de Varius, où il est question d'un chien de chasse à la poursuite d'une biche et dont le dernier correspond mot à mot au vers 88 de Virgile {Perdita nec serae meminit decedere nocti). A part ces trois cas, dont il y a tout lieu de mettre en doute les deux premiers et dont le troisième est incertain, nous ne trouvons au nombre des fragments des devanciers de Virgile aucune trace de la reprise d'un vers entier : aussi nous croyons- nous autorisé à conclure que l'examen des fragments des poètes latins prévirgiliens aboutit à des conclusions identiques à celles faites pour l'imitation par Virgile d'Ennius, de Lucrèce et de Catulle.

Virgile et la «Ciris»

Retournons maintenant à l'hypothèse qui fait de la Ciris l'uvre d'un précurseur de Virgile, imitée par ce dernier. Nous estimons que les conclusions de notre étude la rendent pour le moins improbable. En effet, de ce petit epyllium qui ne comporte que 541 vers, Virgile aurait tiré entre autres trois hexamètres dactyliques entiers sans aucune modification {C. 403 - A. 2, 406 ; C. 430 - B. 8, 41 ; C. 474 - A. 3, 74) ; deux fois il lui aurait emprunté sans changements deux vers consécutifs (C. 59/60 - B. 6, 75/76 et C. 405/406 - B. 8, 19/20 ; d'ailleurs C.

9 Sa*. 6, 2, 20. Voici comment se présentent dans nos manuscrits les deux derniers vers du passage de Varius :

Non amnes illam (se. canem) medii, non ardua tardant Perdita nec serae meminit decedere nocti.

Dans son édition de 1963 pour la Bibliotheca Teubneriana J. Willis marque le perdita d'une crux et note à ce propos dans l'apparat : culmina vel taie aliquid libenter reponam, opinion à laquelle nous souscrivons pour les raisons suivantes : a) la

convient parfaitement au sens (pour ne pas dire qu'elle l'améliore) et qui en résulte est un procédé fréquent en poésie latine : voici d'ailleurs

un parallèle très proche : A. 6, 515/6 : ... super ardua venit/Pergama et; b) perdita se comprend de la génisse qui a recherché jusqu'à l'épuisement la compagnie du taureau, mais constitue une qualification quelque peu surprenante d'une chienne dont il est uniquement dit que rien ne saurait l'arrêter : une telle bête est tenax, mais non pas perdita ; c) l'erreur de la tradition s'explique aisément comme due à une réminiscence des vers de Péglogue de Virgile cités par Macrobe un peu plus haut.

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VIRGILE ET SES MODÈLES LATINS 507

61 et B. 6, 77 ne diffèrent qu'en un seul mot) et une fois il en aurait reproduit quatre vers d'affilée (C. 538/541 - G. 1, 406/ 409). Citons, pour souligner encore la façon incroyable dont Virgile aurait pillé ce petit poème somme toute assez médiocre, les parallèles suivants, où les vers de la Ciris et ceux des opera maiora y correspondant ne diffèrent qu'en un et tout au plus en deux mots : C. 51 - B. 6, 81 ; C. 61 - B. 6, 77 ; C. 125 - B. 4, 47 ; C. 267 - B. 8, 60 ; C. 280 - A. 6, 406 ; C. 302 - B. 8, 59 ; C. 395 - G. 4, 389 ; C. 398 - B. 4, 49 ; C. 402 - A. 2, 405.

A cette liste s'ajoutent toute une série d'hémistiches, de fins et de débuts de vers et d'expressions communs10. Dans notre introduction nous avions souligné que nous visions uniquement à établir une probabilité. Nous estimons que celle qui résulte de notre examen est considérable et complètement défavorable à l'hypothèse, abandonnée plutôt que réfutée après 1930, qui fait de la Ciris une œuvre écrite avant que Virgile eût commencé les Bucoliques, et ce par un poète qui, selon Fr. Skutsch et ceux qui le suivaient à l'époque, n'aurait été que Cornélius Gallus, imité par le poète de Maritoue soit par amitié, soit encore par admiration.

L'auto-imitation chez Virgile

Prétendre que jusqu'à présent nous avons négligé le modèle par excellence de Virgile, celui où il a puisé le plus, savoir ses propres œuvres, constitue bien plus qu'un simple trait d'esprit. En effet, maint chercheur a souscrit à l'hypothèse qui fait de la Ciris une œuvre de jeunesse du poète de Mantoue, dont celui-ci aurait usé plus tard dans les Bucoliques, les Géorgiques et Y Enéide. Pour soutenir cette théorie il faudrait démontrer que les parallèles entre la Ciris et les œuvres mentionnées sont bien de la même nature que ceux relevés au dedans de ces œuvres. Néanmoins la plupart des savants se sont bornés à des constatations vagues, rappelant uniquement que Virgile répète à mainte reprise ses propres vers et groupes de vers et qu'entre autres plusieurs descriptions des Géorgiques réapparaissent dans Y Enéide sous

10 Indiqués dans l'apparat de l'édition de Vollmer dans les P.L.M., Vol. I.

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forme de comparaisons homériques. Une confrontation à fond des rapports entre la Ciris et les opera maiora avec les cas d'auto- imitation virgilienne n'a pour ainsi dire pas eu lieu, exception faite des recherches de quelques rares philologues11 qui ont dénié à Yepyllium la paternité de Virgile en s'appuyant sur ce qu'ils considéraient être des différences. A la fin du paragraphe nous traiterons de ces prétendues différences, mais, d'abord, nous examinerons sans parti pris les parallèles entre la Ciris et les œuvres principales en vérifiant chaque fois s'il est possible d'en découvrir la réplique au nombre des exemples de l'auto- imitation virgilienne que l'on relève dans les opera maiora. Mis à part les cas où une parenté directe semble plutôt douteuse, les parallèles entre la Ciris et l'œuvre de Virgile se divisent à peu près comme suit :

1. Expressions communes occupant une même place métrique : a) En fin de vers : e.a. C. 211 - A. 3, 514 {aera captât) ; C. 229 -

A. 3, 354 {pocula Bacchï) ; C. 349 - A. 5, 64 (diem mortalibus almum). Ce genre de parallèles se rencontre aussi dans les opera maiora : G. 1, 37 - A. 6, 373 {tam dira cupido) ; B. 10,58 - G. 4, 364 {lucosque sonantis).

b) Au début de l'hexamètre dactylique : e.a. C. 220 - A. 4, 90 (Quam simul) ; C. 266 - A. 6, 722 (Dicam equidem) ; C. 268 - A. 6, 760 {lile, vides). De même nous lisons dans les œuvres principales : G. 1 , 335 - A. 1, 61 {Hoc metuens) ; G. 1, 327 - A. 2, 466 etc. {Cum sonitu) ; G. 2, 429 - A. 1, 633 etc. {Nec minus interea).

c) A d'autres places métriques : e.a. C. 185 - B. 2, 60 (a, démens) ; C. 247 -A. 9, 595 {digna atque indigna). En voici quelques exemples pour les opera maiora : B. 1, 29 (1, 67) - A. 6, 409 {longo post temporé) ; A. 1, 87 - A. 2, 313/11, 192 {clamor que virum).

2. Expressions modifiées mais occupant une même place dans le vers : Citons C. 301 - A. 6, 14 {fugiens Minois amores etfugiens Minoia

régna) ; C. 532 - A. 1, 361 {odium crudele parentis resp. tyranni).

11 Le chapitre final de la dissertation de F. Gladow, De Vergilio Ipsius Imitatore (Greifswald, 1921), constitue l'étude la plus importante à ce sujet.

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VIRGILE ET SES MODÈLES LATINS 509

Voici des parallèles analogues tirés des œuvres principales : B. 7, 23 - B. 8, 63 (aut si non possumus omnes et non omnia possumus omnes) ; A. 1, 12 - A. 2, 363 (Urbs antigua fuit resp. mit).

3. Plusieurs vers entiers de la Ciris rappellent moins le vocabulaire que Voilure et le rythme de leurs paralleles dans les œuvres principales :

En voici des exemples : C. 4 Florentis viridi sophiae complectitur umbra A. 1, 694 Floribus et dulci adspirans complectitur umbra. C. 126 Ergo omnis cano residebat cura capillo A. 1, 646 Omnis in Ascanio cari stat cura parentis. C. 161 Heu nimium terret, nimium Tirynthia visu! A. 11, 841 Heu nimium, virgo, nimium crudele luisti. De même nous avons trouvé dans les opera maiora :

B. \, 83 Maioresque cadunt altis de montibus umbrae B. 6, 38 Altis utque codant summotis nubibus imbres. G. 2, 288 Forsitan et scrobibus quae sint fastigio quaeras A. 2, 506 Forsitan et Priami fuerint quae fata requiras. A. Ac, 451 Mortem or at: taedet caeli convexa tuer i Α. 5, 617 Urbem orant: taedet pelagi perferre laborem.

4. Certains vers ne difßrent qu'en un seul mot : a) La modification a été causée par le contexte ou la

: C. 125 Concordes stabili firmarunt numine Par cae B. 4, 47 (dixerunt)

Concordes stabili fatorum numine Parcae.

Les œuvres principales révèlent : B. 8, 15 Cum ros in teñera pecori gratissimus herba G. 3, 326 Et ros in teñera pecori gratissimus herba (après un dum dans le

vers précédent). b) La modification n'a pas de raison apparente :

C. 51 Caeruleis sua tecta super volitaverit alis B. 6,81 Infelix sua tecta super volitaverit alis.

Voici un cas analogue dans Γ Enéide :

A. 7, 749 Convectare iuvat praedas et vivere rapto A. 9, 613 Comportare etc.

5. D'autres vers de la Ciris se retrouvent sans changements dans les œuvres principales :

C. 430 Ut vidi, ut périt, ut me malus abstulit error (= B. 8, 41)

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De même nous lisons dans les opera maiora : B. 3, 87 Iam cornu petat etpedibus qui spargat harenam (= A. 9, 629)

6. Groupes de vers correspondants :

a) Au moins un des vers comporte une différence : C. 402/3 Ad caelum infelix ardentía lumina tendens,

Lumina, nam teneros arcebant vincula palmas

Voici les vers correspondants de V Enéide :

A. 2, 405/6 Ad caelum tendens ardentía lumina frustra, Lumina, nam etc.

Le parallèle C. 59/61 - B. 6, 75/77 constitue un cas analogue : seul le dernier vers de chaque groupe comporte une différence.

Que l'on y compare ce cas relevé dans Y Enéide :

A. 4, 277/8 Mortalis visus medio sermone reliquit, Et procul in tenuem ex oculis evanuit auram.

A. 9, 657/8 Mortalis medio aspectus sermone reliquit, Et procul etc.

b) Sans modification aucune : C. 405/6 Dum queror et divos (quamquam nil testibus Ulis

Profeci) extrema moriens tarnen alloquor hora. (= B. 8, 19/20). C. 538/41 Quacunque illa levem fugiens secat aethera pinnis,

Ecce inimicus atrox magno stridore per auras Insequitur Nùus; qua se fert Nisus ad auras, Illa levem fugiens raptim secat aethera pinnis. (= G. 1, 406/409).

C'est surtout ce dernier genre de parallèles qui a fourni des arguments aux chercheurs prétendant que la parenté entre la Ciris et les œuvres principales comporte des cas qui s'écartent des normes de l'auto-imitation virgilienne. Ainsi, à propos du parallèle C. 405/6 - B. 8, 19/20, Gladow prétend que Virgile versus continuos in quitus formula quaedam non inest, ad verbum non repetit nisi variâtes12, et au sujet du parallèle C. 538/541 - G. 1, 406/9, il fait cette remarque : nusquam Vergilius ipsius imitator occurit ita, ut quattuor versus continuos quiformulam non prae se ferunt, omnibus ver bis expressis repetiveritlz. Le mot-fée de toutes ces

12 O.e., p. 81. 13 O.e., p. 84.

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VIRGILE ET SES MODÈLES LATINS 51 1

argumentations est formula. Par là M. Gladow et ses partisans entendent que dans l'œuvre de Virgile la répétition de plusieurs vers d'affilée serait limitée à certains cas bien définis, entre autres lorsque le poète insère des descriptions tirées des Géorgiques dans Y Enéide sous forme de comparaisons homériques ou encore quand il répète des prophéties et des serments (citons comme exemples du premier cas G. 3, 232/4 - A. 12, 104/6 et G. 4, 162 sqq. - A. 1, 431 sqq. ; quant au second mentionnons A. 3, 390 sqq. - A. 8, 43 sqq. et A. 9, 104 sqq. -A. 10, 113 sqq.). La Ciris au contraire présenterait des parallèles de la même étendue sans que l'on puisse parler de « formules ».

Commençons par le parallèle C. 538/541 - G. 1, 406/9 dont on a fait le plus grand bruit. Nous estimons qu'il constitue un cas parfaitement analogue à ceux où une description des·

se retrouve dans Γ Enéide comme simile : en effet, la de la poursuite de Scylla par Nisus qui termine Vepyl-

lium figure dans le premier livre des Géorgiques comme signe météorologique, c.à.d. elle n'y est plus but en elle-même, mais remplit une fonction illustrative, et c'est là une définition qui s'applique très bien aussi aux comparaisons homériques de Γ Enéide tirées des descriptions des Géorgiques.

Quant à C. 405/6 - B. 8, 19/20, il est inexact que chez Virgile la répétition de plusieurs vers d'affilée soit limitée aux seules «formules» : les vers A. 2, 792/4 p.ex. racontent les vains efforts d'Énée pour retenir le spectre fuyant de sa mère. Dans le sixième chant du même poème ces vers réapparaissent, décrivant cette fois-ci comment l'ombre d'Anchise s'échappe des mains d'Énée qui voudraient la toucher (zw. 700/2). Voilà un cas où l'on ne saurait parler de « formule », mais de situation analogue tout comme pour le parallèle C. 405/6 - B. 8, 19/20, où parlent chaque fois des personnages blessés mortellement par l'amour. D'ailleurs, même si l'on croit pouvoir démontrer que les

entre la Ciris et les opera maiora ne sont pas de la même nature que ceux présentés par ces œuvres entre elles, on n'est pour autant pas fondé à nier la paternité virgilienne de Vepyl- Hum. En effet, les philologues qui attribuent la Ciris à Virgile sont unanimes à la considérer comme une œuvre que le poète, pour des raisons qui nous échappent, destina à rester inédite et

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qui partant ne fut jamais connue du public de son vivant 14. Il pouvait donc en user bien plus librement que des œuvres publiées. Par ce même argument on explique aisément

on ne trouve dans les opera maiora aucun passage de la longueur de la Ciris présentant autant de parallèles que cet epyllium.

De ce dernier paragraphe nous concluons que le critère de l'auto-imitation virgilienne ne fournit aucun argument contre la théorie qui attribue au poète de Mantoue Yepyllium sur Nisus et Scylla15.

Columbiastraat, 179, Antwerpen-3. Daniel KNECHT.

14 Nous préférons ne pas attacher trop d'importance à cette argumentation, car, sans trop de mauvaise volonté, on pourrait soutenir que cette hypothèse ingénieuse n'est autre qu'un pis aller et que, au fond, on est obligé à y souscrire pour expliquer l'ignorance quasi totale de l'antiquité à l'égard de Yepyllium

16 A la rigueur on pourrait soutenir qu'il la supporte, mais il est évident qu'à lui seul il ne suffit pas à la prouver, puisque, pour résoudre l'épineuse question de l'authenticité de la Ciris, il faut tenir compte de plusieurs autres critères, dont la métrique, les témoignages de l'antiquité, l'examen des passages parallèles, etc..