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Première partie

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IUn écueil fuyant

L’année 1866 fut marquée par un évènement bizarre, un phénomèneinexpliqué et inexplicable que personne n’a sans doute oublié. Sans parlerdes rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l’espritpublic à l’intérieur des continents, les gens de mer furent particulièrementémus. Les négociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et mastersde l’Europe et de l’Amérique, officiers de marines militaires de tous pays,et, après eux, les gouvernements des divers États des deux continents, sepréoccupèrent de ce fait au plus haut point.

En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaient rencontréssur mer avec « une chose énorme », un objet long, fusiforme, parfoisphosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine.

Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux divers livres debord, s’accordaient assez exactement sur la structure de l’objet ou del’être en question, la vitesse incalculable de ses mouvements, la puissancesurprenante de sa locomotion, la vie particulière dont il semblait doué. Sic’était un cétacé, il surpassait en volume tous ceux que la science avaitclassés jusqu’alors. Ni Cuvier, ni Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. deQuatrefages, n’eussent admis l’existence d’un tel monstre, – à moins del’avoir vu, ce qui s’appelle vu, de leurs propres yeux de savants.

À prendre la moyenne des observations faites à diverses reprises, enrejetant les évaluations timides qui assignaient à cet objet une longueur dedeux cents pieds, et en repoussant les opinions exagérées qui le disaientlarge d’un mille et long de trois, on pouvait affirmer, cependant, que cet êtrephénoménal dépassait de beaucoup toutes les dimensions admises jusqu’àce jour par les ichtyologistes, – s’il existait toutefois.

Or il existait, le fait en lui-même n’était plus niable, et, avec ce penchantqui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l’émotionproduite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant à larejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.

En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcuttaand Burnach steam navigation Company, avait rencontré cette massemouvante à cinq milles dans l’est des côtes de l’Australie. Le capitaineBaker se crut, tout d’abord, en présence d’un écueil inconnu. Il se disposaitmême à en déterminer la situation exacte, quand deux colonnes d’eau,projetées par l’inexplicable objet, s’élancèrent en sifflant à cent cinquantepieds dans l’air. Donc, à moins que cet écueil ne fût soumis aux expansionsintermittentes d’un geyser, le Governor-Higginson avait affaire bel et bien à

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quelque mammifère aquatique, inconnu jusque-là, qui rejetait par ses éventsdes colonnes d’eau, mélangées d’air et de vapeur.

Pareil fait fut également observé, le 23 juillet de la même année, dans lesmers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, de West India and Pacific steamnavigation Company. Donc, ce cétacé extraordinaire pouvait se transporterd’un endroit à un autre avec une vélocité surprenante, puisque à trois joursd’intervalle le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon l’avaient observéen deux points de la carte séparés par une distance de plus de sept centslieues marines.

Quinze jours plus tard, à deux mille lieues de là, l’Helvetia, de laCompagnie nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant à contre-borddans cette portion de l’Atlantique comprise entre les États-Unis et l’Europe,se signalèrent respectivement le monstre par 42° 15’de latitude nord, et 60°35’de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich. Dans cette observationsimultanée, on crut pouvoir évaluer la longueur minimum du mammifère àplus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le Shannon et l’Helvetiaétaient de dimension inférieure à lui, bien qu’ils mesurassent cent mètresde l’étrave à l’étambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui fréquententles parages des îles Aléoutiennes, le Kulammok et l’Umgullil, n’ont jamaisdépassé la longueur de cinquante-six mètres, – si même elles l’atteignent.

Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvelles observations faitesà bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre l’Etna, de laligne Inman, et le monstre, un procès-verbal dressé par les officiers dela frégate française la Normandie, un très sérieux relèvement obtenu parl’état-major du commodore Fitz-James à bord du Lord-Clyde, émurentprofondément l’opinion publique. Dans les pays d’humeur légère, onplaisanta le phénomène, mais les pays graves et pratiques, l’Angleterre,l’Amérique, l’Allemagne, s’en préoccupèrent vivement.

Partout dans les grands centres, le monstre devint à la mode. On lechanta dans les cafés, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur lesthéâtres. Les canards eurent là une belle occasion de pondre des œufs detoutes couleurs. On vit réapparaître dans les journaux à court de copie– tous les êtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche,la terrible « Maby Dick » des régions hyperboréennes, jusqu’au Krakendémesuré, dont les tentacules peuvent enlacer un bâtiment de cinq centstonneaux et l’entraîner dans les abîmes de l’Océan. On reproduisit mêmeles procès-verbaux des temps anciens, les opinions d’Aristote et de Pline,qui admettaient l’existence de ces monstres, puis les récits norvégiens del’évêque Pontoppidan, les relations de Paul Eggede, et enfin les rapports deM. Harrington, dont la bonne foi ne peut être soupçonnée, quand il affirme

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avoir vu, étant à bord du Castillan, en 1857, cet énorme serpent qui n’avaitjamais fréquenté jusqu’alors que les mers de l’ancien Constitutionnel.

Alors éclata l’interminable polémique des crédules et des incrédules dansles sociétés savantes et les journaux scientifiques. La « question du monstre »enflamma les esprits. Les journalistes qui font profession de science, en lutteavec ceux qui font profession d’esprit, versèrent des flots d’encre pendantcette mémorable campagne ; quelques-uns même, deux ou trois gouttesde sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalités les plusoffensantes.

Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses.Aux articles de fond de l’Institut géographique du Brésil, de l’Académieroyale des sciences de Berlin, de l’Association britannique, de l’Institutionsmithsonienne de Washington, aux discussions du Indian Archipelago,du Cosmos de l’abbé Moigno, des Mittheilungen de Petermann, auxchroniques scientifiques des grands journaux de la France et de l’étranger,la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels écrivains,parodiant un mot de Linné, cité par les adversaires du monstre, soutinrenten effet que « la nature ne faisait pas de sots », et ils adjurèrent leurscontemporains de ne point donner un démenti à la nature en admettantl’existence des Krakens, des serpents de mer, des « Maby Dick » et autresélucubrations de marins en délire. Enfin, dans un article d’un journalsatirique très redouté, le plus aimé de ses rédacteurs, brochant sur le tout,poussa au monstre comme Hippolyte, lui porta un dernier coup, et l’achevaau milieu d’un éclat de rire universel. L’esprit avait vaincu la science.

Pendant les premiers mois de l’année 1867, la question parut êtreenterrée, et elle ne semblait pas devoir renaître, quand de nouveaux faitsfurent portés à la connaissance du public. Il ne s’agit plus alors d’unproblème scientifique à résoudre, mais bien d’un danger réel et sérieux àéviter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint îlot, rocher,écueil, mais écueil fuyant, indéterminable, insaisissable.

Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montreal Ocean Company, se trouvantpendant la nuit par 27° 30’de latitude et 72° 15’de longitude, heurta de sahanche de tribord un roc qu’aucune carte ne marquait dans ces parages. Sousl’effort combiné du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchaità la vitesse de treize nœuds. Nul doute que sans la qualité supérieure de sacoque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fût englouti avec les deux centtrente-sept passagers qu’il ramenait du Canada.

L’accident était arrivé vers cinq heures du matin, lorsque le jourcommençait à poindre. Les officiers de quart se précipitèrent à l’arrièredu bâtiment. Ils examinèrent l’Océan avec la plus scrupuleuse attention.Ils ne virent rien, si ce n’est un fort remous qui brisait à trois encablures,

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comme si les nappes liquides eussent été violemment battues. Le relèvementdu lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avariesapparentes. Avait-il heurté une roche sous-marine ou quelque énorme épaved’un naufrage ? on ne put le savoir. Mais, examen fait de sa carène dans lesbassins de radoub, il fut reconnu qu’une partie de la quille avait été brisée.

Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût peut-être été oublié commetant d’autres, si, trois semaines après, il ne se fût reproduit dans desconditions identiques. Seulement, grâce à la nationalité du navire victimede ce nouvel abordage, grâce à la réputation de la Compagnie à laquelle cenavire appartenait, l’évènement eut un retentissement immense.

Personne n’ignore le nom du célèbre armateur anglais Cunard. Cetintelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool etHalifax, avec trois navires en bois et à roues d’une force de quatre centschevaux, et d’une jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ansaprès, le matériel de la Compagnie s’accroissait de quatre navires de six centcinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard,de deux autres bâtiments supérieurs en puissance et en tonnage. En 1853, lacompagnie Cunard, dont le privilège pour le transport des dépêches venaitd’être renouvelé, ajouta successivement à son matériel l’Arabia, le Persia,le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de première marche, etles plus vastes qui, après le Great-Eastern, eussent jamais sillonné les mers.Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédait douze navires, dont huit àroues et quatre à hélices.

Si je donne ces détails très succincts, c’est afin que chacun sache bienquelle est l’importance de cette compagnie de transports maritimes, connuedu monde entier par son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigationtransocéanienne n’a été conduite avec plus d’habileté ; nulle affaire n’a étécouronnée de plus de succès. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard onttraversé deux mille fois l’Atlantique, et jamais un voyage n’a été manqué,jamais un retard n’a eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni unbâtiment n’ont été perdus. Aussi les passagers choisissent-ils encore, malgréla concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de préférenceà toute autre, ainsi qu’il appert d’un relevé fait sur les documents officielsdes dernières années. Ceci dit, personne ne s’étonnera du retentissement queprovoqua l’accident arrivé à l’un de ses plus beaux steamers.

Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise maniable, le Scotia se trouvaitpar 15° 12’de longitude et 45° 37’de latitude. Il marchait avec une vitesse detreize nœuds quarante-trois centièmes sous la poussée de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une régularité parfaite. Son tirantd’eau était alors de six mètres soixante-dix centimètres, et son déplacementde six mille six cent vingt-quatre mètres cubes.

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À quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagersréunis dans le grand salon, un choc, peu sensible en somme, se produisit surla coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arrière de la roue de bâbord.

Le Scotia n’avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôt par un instrumenttranchant ou perforant que contondant. L’abordage avait semblé si léger, quepersonne ne s’en fût inquiété à bord, sans le cri des soutiers qui remontèrentsur le pont en s’écriant : « Nous coulons ! nous coulons ! »

Tout d’abord, les passagers furent très effrayés ; mais le capitaineAnderson se hâta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait êtreimminent. Le Scotia, divisé en sept compartiments par des cloisons étanches,devait braver impunément une voie d’eau.

Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans la cale. Il reconnutque le cinquième compartiment avait été envahi par la mer, et la rapiditéde l’envahissement prouvait que la voie d’eau était considérable. Fortheureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudières, car lesfeux se fussent subitement éteints.

Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l’un des matelotsplongea pour reconnaître l’avarie. Quelques instants après, on constataitl’existence d’un trou large de deux mètres dans la carène du steamer. Unetelle voie d’eau ne pouvait être aveuglée, et le Scotia, ses roues à deminoyées, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors à trois centsmilles du cap Clear, et, après trois jours d’un retard qui inquiéta vivementLiverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.

Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du Scotia, qui fut mis encale sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. À deux mètres et demiau-dessous de la flottaison s’ouvrait une déchirure régulière, en forme detriangle isocèle. La cassure de la tôle était d’une netteté parfaite, et elle n’eûtpas été frappée plus sûrement à l’emporte-pièce. Il fallait donc que l’outilperforant qui l’avait produite fût d’une trempe peu commune, – et, aprèsavoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsi percé une tôle dequatre centimètres, il avait dû se retirer de lui-même par un mouvementrétrograde et vraiment inexplicable.

Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à nouveaul’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes quin’avaient pas de cause déterminée furent mis sur le compte du monstre. Cefantastique animal endossa la responsabilité de tous ces naufrages, dont lenombre est malheureusement considérable ; car sur trois mille navires dontla perte est annuellement relevée au Bureau Veritas, le chiffre des naviresà vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et biens par suite d’absence denouvelles, ne s’élève pas à moins de deux cents !

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Or ce fut le « monstre » que, justement ou injustement, on accusa de leurdisparition, et, grâce à lui, les communications entre les divers continentsdevenant de plus en plus dangereuses, le public se déclara et demandacatégoriquement que les mers fussent enfin débarrassées à tout prix de ceformidable cétacé.

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IILe pour et le contre

À l’époque où ces évènements se produisirent, je revenais d’uneexploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nébraska,aux États-Unis. En ma qualité de professeur suppléant au Muséum d’histoirenaturelle de Paris, le gouvernement français m’avait joint à cette expédition.Après six mois passés dans le Nébraska, chargé de précieuses collections,j’arrivai à New-York vers la fin de mars. Mon départ pour la France était fixéaux premiers jours de mai. Je m’occupais donc, en attendant, de classer mesrichesses minéralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l’incidentdu Scotia.

J’étais parfaitement au courant de la question à l’ordre du jour, etcomment ne l’aurais-je pas été ? J’avais lu et relu tous les journauxaméricains et européens sans être plus avancé. Ce mystère m’intriguait.Dans l’impossibilité de me former une opinion, je flottais d’un extrêmeà l’autre. Qu’il y eût quelque chose, cela ne pouvait être douteux, et lesincrédules étaient invités à mettre le doigt sur la plaie du Scotia.

À mon arrivée à New-York, la question brûlait. L’hypothèse del’îlot flottant, de l’écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peucompétents, était absolument abandonnée. Et, en effet, à moins que cet écueiln’eût une machine dans le ventre, comment pouvait-il se déplacer avec unerapidité si prodigieuse ?

De même fut repoussée l’existence d’une coque flottante, d’une énormeépave, et toujours à cause de la rapidité du déplacement.

Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui créaient deuxclans très distincts de partisans : d’un côté, ceux qui tenaient pour un monstred’une force colossale ; de l’autre, ceux qui tenaient pour un bateau « sous-marin » d’une extrême puissance motrice.

Or cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne put résister auxenquêtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu’un simpleparticulier eût à sa disposition un tel engin mécanique, c’était peu probable.Où et quand l’eût-il fait construire, et comment aurait-il tenu cetteconstruction secrète ?

Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareille machinedestructive, et, en ces temps désastreux où l’homme s’ingénie à multiplierla puissance des armes de guerre, il était possible qu’un État essayât à l’insudes autres ce formidable engin. Après les chassepots, les torpilles ; après lestorpilles, les béliers sous-marins ; puis – la réaction. Du moins, je l’espère.

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Mais l’hypothèse d’une machine de guerre tomba encore devant ladéclaration des gouvernements. Comme il s’agissait là d’un intérêt public,puisque les communications transocéaniennes en souffraient, la franchisedes gouvernements ne pouvait être mise en doute. D’ailleurs, commentadmettre que la construction de ce bateau sous-marin eût échappé aux yeuxdu public ? Garder le secret dans ces circonstances est très difficile pour unparticulier, et certainement impossible pour un État dont tous les actes sontobstinément surveillés par les puissances rivales.

Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, en Russie, enPrusse, en Espagne, en Italie, en Amérique, voire même en Turquie,l’hypothèse d’un Monitor sous-marin fut définitivement rejetée.

Le monstre revint donc à flot, en dépit des incessantes plaisanteries dontle lardait la petite presse, et, dans cette voie, les imaginations se laissèrentbientôt aller aux plus absurdes rêveries d’une ichtyologie fantastique.

À mon arrivée à New-York, plusieurs personnes m’avaient fait l’honneurde me consulter sur le phénomène en question. J’avais publié en France unouvrage in-quarto en deux volumes, intitulé les Mystères des grands fondssous-marins. Ce livre, particulièrement goûté du monde savant, faisait demoi un spécialiste dans cette partie assez obscure de l’histoire naturelle. Monavis me fut demandé. Tant que je pus nier la réalité du fait, je me renfermaidans une absolue négation. Mais bientôt, collé au mur, je dus m’expliquercatégoriquement. Et même « l’honorable Pierre Aronnax, professeur auMuséum de Paris », fut mis en demeure par le New-York Herald de formulerune opinion quelconque.

Je m’exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la questionsous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici laconclusion d’un article très nourri que je publiai dans le numéro du 30 avril :

« Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné une à une les diverseshypothèses, toute autre supposition étant rejetée, il faut nécessairementadmettre l’existence d’un animal marin d’une puissance excessive.

« Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalement inconnues.La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés ?Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze milles au-dessousde la surface des eaux ? Quel est l’organisme de ces animaux ? On sauraità peine le conjecturer.

« Cependant, la solution du problème qui m’est soumis peut affecter laforme du dilemme.

« Ou nous connaissons toutes les variétés d’êtres qui peuplent notreplanète, ou nous ne les connaissons pas.

« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore dessecrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d’admettre

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l’existence de poissons ou de cétacés, d’espèces ou même de genresnouveaux, d’une organisation essentiellement « fondrière », qui habitentles couches inaccessibles à la sonde, et qu’un évènement quelconque, unefantaisie, un caprice, si l’on veut, ramène à de longs intervalles vers le niveausupérieur de l’Océan.

« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espèces vivantes, il fautnécessairement chercher l’animal en question parmi les êtres marins déjàcatalogués, et, dans ce cas, je serais disposé à admettre l’existence d’unNarval géant.

« Le narval vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur desoixante pieds. Quintuplez, décuplez même cette dimension, donnez à cecétacé une force proportionnelle à sa taille, accroissez ses armes offensives,et vous obtenez l’animal voulu. Il aura les proportions déterminées par lesofficiers du Shannon, l’instrument exigé par la perforation du Scotia, et lapuissance nécessaire pour entamer la coque d’un steamer.

« En effet, le narval est armé d’une sorte d’épée d’ivoire, d’unehallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes. C’est une dentprincipale qui a la dureté de l’acier. On a trouvé quelques-unes de ces dentsimplantées dans le corps des baleines, que le narval attaque toujours avecsuccès. D’autres ont été arrachées non sans peine, de carènes de vaisseauxqu’elles avaient percées d’outre en outre, comme un foret perce un tonneau.Le musée de la Faculté de médecine de Paris possède une de ces défenseslongue de deux mètres vingt-cinq centimètres, et large de quarante-huitcentimètres à sa base !

« Eh bien, supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animal dix fois pluspuissant, lancez-le avec une vitesse de vingt milles à l’heure, multipliez samasse par le carré de sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produirela catastrophe demandée.

« Donc, jusqu’à plus amples informations, j’opinerais pour une licornede mer, de dimensions colossales, armée, non d’une hallebarde, mais d’unvéritable éperon, comme les frégates cuirassées ou les « rams » de guerre,dont elle aurait à la fois la masse et la puissance motrice.

« Ainsi s’expliquerait ce phénomène inexplicable, – à moins qu’il n’y aitrien, en dépit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti, ce qui est encorepossible ! »

Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part ; mais je voulais jusqu’àun certain point couvrir ma dignité de professeur, et ne pas trop prêter àrire aux Américains, qui rient bien, quand ils rient. Je me réservais uneéchappatoire. Au fond, j’admettais l’existence du « monstre ».

Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut un grandretentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu’il

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proposait, d’ailleurs, laissait libre carrière à l’imagination. L’esprit humainse plaît à ces conceptions grandioses d’êtres surnaturels. Or la mer estprécisément leur meilleur véhicule, le seul milieu où ces géants, prèsdesquels les animaux terrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que desnains, puissent se produire et se développer. Les masses liquides transportentles plus grandes espèces connues de mammifères, et peut-être recèlent-elles des mollusques d’une incomparable taille, des crustacés effrayants àcontempler, tels que seraient des homards de cent mètres ou des crabespesant deux-cents tonnes ! Pourquoi non ? Autrefois, les animaux terrestres,contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes, les quadrumanes,les reptiles, les oiseaux, étaient construits sur des gabarits gigantesques.Le Créateur les avait jetés dans un moule colossal que le temps a réduitpeu à peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorées, n’aurait-ellepas gardé ces vastes échantillons de la vie d’un autre âge, elle qui ne semodifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment ?Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernières variétés de cesespèces titanesques, dont les années sont des siècles, et les siècles desmillénaires ?

Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu’il ne m’appartient plusd’entretenir. Trêve à ces chimères que le temps a changées pour moien réalités terribles. Je le répète, l’opinion se fit alors sur la nature duphénomène, et le public admit sans conteste l’existence d’un être prodigieux,qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.

Mais si les uns ne virent là qu’un problème purement scientifique àrésoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amérique et en Angleterre,furent d’avis de purger l’Océan de ce redoutable monstre, afin de rassurer lescommunications transocéaniennes. Les journaux industriels et commerciauxtraitèrent la question principalement à ce point de vue. La Shipping andMercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale,toutes les feuilles dévouées aux Compagnies d’assurances qui menaçaientd’élever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point.

L’opinion publique s’étant prononcée, les États de l’Union se déclarèrentles premiers. On fit à New-York les préparatifs d’une expédition destinée àpoursuivre le narval. Une frégate à éperon, de grande marche, l’Abraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tôt. Les arsenaux furentouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l’armement de safrégate.

Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l’on se futdécidé à poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deuxmois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblaitque cette licorne eût connaissance des complots qui se tramaient contre

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elle. On en avait tant causé, et même par le câble transatlantique ! Aussiles plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche avait arrêté au passagequelque télégramme dont elle faisait maintenant son profit.

Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine et pourvue deformidables engins de pêche, on ne savait plus où la diriger. Et l’impatienceallait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit que le Tampico, steamer de laligne de San-Francisco de Californie à Shangaï, avait revu l’animal, troissemaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.

L’émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n’accorda pasvingt-quatre heures de répit, au commandant Farragut. Ses vivres étaientembarqués. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquaità son rôle d’équipage. Il n’avait qu’à allumer ses fourneaux, à chauffer, àdémarrer. On ne lui eût pas pardonné une demi-journée de retard. D’ailleurs,le commandant Farragut ne demandait qu’à partir.

Trois heures avant que l’Abraham-Lincoln ne quittât le pier de Brooklyn,je reçus une lettre libellée en ces termes :

« Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris,

« Fifth Avenue hotel. New-York.

Monsieur,Si vous voulez vous joindre à l’expédition de l’Abraham-Lincoln,le gouvernement de l’Union verra avec plaisir que la France soitreprésentée par vous dans cette entreprise. Le commandant Farraguttient une cabine à votre disposition.

Très cordialement votre J.-B.Hobson,

Secrétaire de la marine. »

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IIIComme il plaira à Monsieur

Trois secondes avant l’arrivée de la lettre de J.-B. Hobson, je ne songeaispas plus à poursuivre la licorne qu’à tenter le passage du Nord-Ouest. Troissecondes après avoir lu la lettre de l’honorable secrétaire de la marine, jecomprenais enfin que ma véritable vocation, l’unique but de ma vie, était dechasser ce monstre inquiétant et d’en purger le monde.

Cependant, je revenais d’un pénible voyage, fatigué, avide de repos. Jen’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement duJardin des Plantes, mes chères et précieuses collections ! Mais rien ne putme retenir. J’oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans plusde réflexions l’offre du gouvernement américain.

« D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et la licorne seraassez aimable pour m’entraîner vers les côtes de France. Ce digne animal selaissera prendre dans les mers d’Europe, – pour mon agrément personnel, –et je ne veux pas rapporter moins d’un demi-mètre de sa hallebarde d’ivoireau Muséum d’histoire naturelle. »

Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narval dans le nord de l’océanPacifique ; ce qui, pour revenir en France, était prendre le chemin desantipodes.

« Conseil ! » criai-je d’une voix impatiente.Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué qui m’accompagnait

dans tous mes voyages ; un brave Flamand que j’aimais et qui me le rendaitbien ; un être flegmatique par nature, régulier par principe, zélé par habitude,s’étonnant peu des surprises de la vie, très adroit de ses mains, apte à toutservice, et, en dépit de son nom, ne donnant jamais de conseils, – mêmequand on ne lui en demandait pas.

À se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes,Conseil en était venu à savoir quelque chose. J’avais en lui un spécialiste trèsferré sur les classifications d’histoire naturelle, parcourant avec une agilitéd’acrobate toute l’échelle des embranchements, des groupes, des classes,des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, desespèces et des variétés. Mais sa science s’arrêtait là. Classer, c’était sa vie,et il n’en savait pas davantage. Très versé dans la théorie de la classification,peu dans la pratique, il n’eût pas distingué, je crois, un cachalot d’unebaleine ! Et cependant, quel brave et digne garçon !

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Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait suivi partout où m’entraînaitla science. Jamais une réflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d’unvoyage. Nulle objection à boucler sa valise pour un pays quelconque, Chineou Congo, si éloigné qu’il fût. Il allait là comme ici, sans en demanderdavantage. D’ailleurs, d’une belle santé qui défiait toutes les maladies ; desmuscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfs, – au moral,s’entend.

Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de son maître commequinze est à vingt. Qu’on m’excuse de dire ainsi que j’avais quarante ans.

Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé, il ne me parlaitjamais qu’à la troisième personne, – au point d’en être agaçant.

« Conseil ! » répétai-je, tout en commençant d’une main fébrile mespréparatifs de départ.

Certainement, j’étais sûr de ce garçon si dévoué. D’ordinaire, je ne luidemandais jamais s’il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages ;mais, cette fois, il s’agissait d’une expédition qui pouvait indéfiniment seprolonger, d’une entreprise hasardeuse, à la poursuite d’un animal capablede couler une frégate comme une coque de noix. Il y avait là matière àréflexion, même pour l’homme le plus impassible du monde. Qu’allait direConseil ?

« Conseil ! » criai-je une troisième fois.Conseil parut.« Monsieur m’appelle ? dit-il en entrant.– Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi. Nous partons dans deux

heures.– Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillement Conseil.– Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de

voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plusque tu pourras, et hâte-toi !

– Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.– On s’en occupera plus tard.– Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oréodons, les

chéropotamus et autres carcasses de monsieur ?– On les gardera à l’hôtel.– Et le babiroussa de monsieur ?– On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, je donnerai l’ordre de

nous expédier en France toute notre ménagerie.– Nous ne retournons donc pas à Paris ? demanda Conseil.– Si… certainement… répondis-je évasivement, mais en faisant un

crochet.– Le crochet qui plaira à monsieur.

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– Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voilà tout.Nous prenons passage sur l’Abraham-Lincoln.

– Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblement Conseil.– Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre… du fameux narval…

Nous allons en purger les mers !… L’auteur d’un ouvrage in-quartoen deux volumes sur les Mystères des grands fonds sous-marins nepeut se dispenser de s’embarquer avec le commandant Farragut. Missionglorieuse… dangereuse aussi ! On ne sait pas où l’on va. Ces bêtes-làpeuvent être très capricieuses. Mais nous irons quand même. Nous avons uncommandant qui n’a pas froid aux yeux…

– Comme fera monsieur je ferai, répondit Conseil.– Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C’est là un de ces

voyages dont on ne revient pas toujours.– Comme il plaira à monsieur. »Un quart d’heure après, nos malles étaient prêtes. Conseil avait fait en un

tour de main, et j’étais sûr que rien ne manquait, car ce garçon classait leschemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifères.

L’ascenseur de l’hôtel nous déposa au grand vestibule de l’entresol.Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussée.Je réglai ma note à ce vaste comptoir toujours assiégé par une fouleconsidérable. Je donnai l’ordre d’expédier pour Paris (France) mes ballotsd’animaux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un créditsuffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.

Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jusqu’à Union-square, suivit Fourth-Avenue jusqu’à sa jonction avec Bowery-street, pritKatrin-street et s’arrêta au trente-quatrième pier. Là, le Katrin-ferry-boatnous transporta, hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, la grande annexede New-York, située sur la rive gauche de la rivière de l’Est, et en quelquesminutes nous arrivions au quai près duquel l’Abraham-Lincoln vomissaitpar ses deux cheminées des torrents de fumée noire.

Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pont de la frégate.Je me précipitai à bord. Je demandai le commandant Farragut. Un desmatelots me conduisit sur la dunette, où je me trouvai en présence d’unofficier de bonne mine qui me tendit la main.

« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.– Lui-même, répondis-je. Le commandant Farragut ?– En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine

vous attend. »

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Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je mefis conduire à la cabine qui m’était destinée.

L’Abraham-Lincoln avait été parfaitement choisi et aménagé poursa destination nouvelle. C’était une frégate de marche rapide, munied’appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter à sept atmosphère latension de sa vapeur.

Sous cette pression, l’Abraham-Lincoln atteignait une vitesse moyennede dix-huit milles et trois dixièmes à l’heure, vitesse considérable, maiscependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cétacé.

Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualitésnautiques. Je fus très satisfait de ma cabine, située à l’arrière, qui s’ouvraitsur le carré des officiers.

« Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.– Aussi bien, n’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, qu’un bernard-

l’hermite dans la coquille d’un buccin. »Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur

le pont afin de suivre les préparatifs de l’appareillage.

À ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernièresamarres qui retenaient l’Abraham-Lincoln au pied de Brooklyn. Ainsi donc,un quart d’heure de retard, moins même, et la frégate partait sans moi, etje manquais cette expédition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable,dont le récit véridique pourra bien trouver, cependant, quelques incrédules.

Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour ni une heurepour rallier les mers dans lesquelles l’animal venait d’être signalé. Il fit venirson ingénieur.

« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.– Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.– Go ahead ! » cria le commandant Farragut.À cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d’appareils à

air comprimé, les mécaniciens firent agir la roue de la mise en train. Lavapeur siffla en se précipitant dans les tiroirs entrouverts. Les longs pistonshorizontaux gémirent et poussèrent les bielles de l’arbre. Les branches del’hélice battirent les flots avec une rapidité croissante, et l’Abraham-Lincolns’avança majestueusement au milieu d’une centaine de ferry-boats et detenders chargés de spectateurs, qui lui faisaient cortège.

Les quais de Brooklyn et toute la partie de New-York qui borde la rivièrede l’Est étaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent millepoitrines, éclatèrent successivement. Des milliers de mouchoirs s’agitèrentau-dessus de la masse compacte et saluèrent l’Abraham-Lincoln jusqu’à son

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arrivée dans les eaux de l’Hudson, à la pointe de cette presqu’île allongéequi forme la ville de New-York.

Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jersey l’admirable rive droitedu fleuve toute chargée de villas, passa entre les forts qui la saluèrent de leursplus gros canons. L’Abraham-Lincoln répondit en amenant et en hissant troisfois le pavillon américain, dont les trente-neuf étoiles resplendissaient à sacorne d’artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balisé quis’arrondit dans la baie intérieure formée par la pointe de Sandy-Hook, il rasacette langue sablonneuse où quelques milliers de spectateurs l’acclamèrentencore une fois.

Le cortège des boats et des tenders suivait toujours la frégate, et il ne laquitta qu’à la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent l’entrée despasses de New-York.

Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, etrejoignit la petite goélette qui l’attendait sous le vent. Les feux furentpoussés ; l’hélice battit plus rapidement les flots ; la frégate longea la côtejaune et basse de Long-Island, et, à huit heures du soir, après avoir perdudans le nord-ouest les feux de Fire-Island, elle courut à toute vapeur sur lessombres eaux de l’Atlantique.

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IVNed Land

Le commandant Farragut était un bon marin, digne de la frégatecommandait. Son navire et lui ne faisaient qu’un. Il en était l’âme. Surla question du cétacé, aucun doute ne s’élevait dans son esprit, et il nepermettait pas que l’existence de l’animal fût discutée à son bord. Il y croyaitcomme certaines bonnes femmes croient au Léviathan, – par foi, non parraison. Le monstre existait, il en délivrerait les mers, il l’avait juré. C’étaitune sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon, marchant à larencontre du serpent qui désolait son île. Ou le commandant Farragut tueraitle narval, ou le narval tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu.

Les officiers du bord partageaient l’opinion de leur chef. Il fallait lesentendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d’unerencontre, et observer la vaste étendue de l’Océan. Plus d’un s’imposait unquart volontaire dans les barres de perroquet, qui eût maudit une telle corvéeen toute autre circonstance. Tant que le soleil décrivait son arc diurne, lamâture était peuplée de matelots auxquels les planches du pont brûlaient lespieds, et qui n’y pouvaient tenir en place. Et cependant, l’Abraham-Lincolnne tranchait pas encore de son étrave les eaux suspectes du Pacifique.

Quant à l’équipage, il ne demandait qu’à rencontrer la licorne, à laharponner, à la hisser à bord, à la dépecer. Il surveillait la mer avec unescrupuleuse attention. D’ailleurs, le commandant Farragut parlait d’unecertaine somme de deux mille dollars, réservée à quiconque, mousse oumatelot, marin ou officier, signalerait l’animal. Je laisse à penser si les yeuxs’exerçaient à bord de l’Abraham-Lincoln.

Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec les autres, et je ne laissaisà personne ma part d’observations quotidiennes. La frégate aurait eu centfois raison de s’appeler l’Argus. Seul entre tous, Conseil protestait parson indifférence touchant la question qui nous passionnait, et détonnait surl’enthousiasme général du bord.

J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu sonnavire d’appareils propres à pêcher le gigantesque cétacé. Un baleinier n’eûtpas été mieux armé. Nous possédions tous les engins connus, depuis leharpon qui se lance à la main, jusqu’aux flèches barbelées des espingoles etaux balles explosibles des canardières. Sur le gaillard d’avant s’allongeaitun canon perfectionné, se chargeant par la culasse, très épais de parois, trèsétroit d’âme, et dont le modèle doit figurer à l’Exposition universelle de

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1867. Ce précieux instrument, d’origine américaine, envoyait, sans se gêner,un projectile conique de quatre kilogrammes à une distance moyenne deseize kilomètres.

Donc, l’Abraham-Lincoln ne manquait d’aucun moyen de destruction.Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.

Ned Land était un Canadien, d’une habileté de main peu commune, etqui ne connaissait pas d’égal dans son périlleux métier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possédait ces qualités à un degré supérieur, et il fallaitêtre une baleine bien maligne ou un cachalot singulièrement astucieux pouréchapper à son coup de harpon.

Ned Land avait environ quarante ans. C’était un homme de grandetaille, – plus de six pieds anglais, – vigoureusement bâti, l’air grave, peucommunicatif, violent parfois, et très rageur quand on le contrariait. Sapersonne provoquait l’attention, et la puissance de son regard accentuaitsingulièrement sa physionomie.

Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d’engager cethomme à son bord. Il valait tout l’équipage, à lui seul, pour l’œil et le bras. Jene saurais mieux le comparer qu’à un télescope puissant qui serait en mêmetemps un canon toujours prêt à partir.

Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fût Ned Land,je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affection pour moi. Ma nationalitél’attirait sans doute. C’était une occasion pour lui de parler, et pour moid’entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dansquelques provinces canadiennes. La famille du harponneur était originairede Québec, et formait déjà une tribu de hardis pêcheurs à l’époque où cetteville appartenait à la France.

Peu à peu, Ned prit goût à causer, et j’aimais à entendre le récit de sesaventures dans les mers polaires. Il racontait ses pêches et ses combatsavec une grande poésie naturelle. Son récit prenait une forme épique, etje croyais écouter quelque Homère canadien, chantant l’Iliade des régionshyperboréennes.

Je dépeins ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. C’estque nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inaltérable amitié quinaît et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned !je ne demande qu’à vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtempsde toi !

Et maintenant, quelle était l’opinion de Ned Land sur la question dumonstre marin ? Je dois avouer qu’il ne croyait guère à la licorne, et que,seul à bord, il ne partageait pas la conviction générale. Il évitait même detraiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l’entreprendre un jour.

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Par une magnifique soirée du 30 juillet, c’est-à-dire trois semaines aprèsnotre départ, la frégate se trouvait à la hauteur du cap Blanc, à trente millessous le vent des côtes patagonnes. Nous avions dépassé le tropique duCapricorne, et le détroit de Magellan s’ouvrait à moins de sept cents millesdans le sud. Avant huit jours, l’Abraham-Lincoln sillonnerait les flots duPacifique.

Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses etd’autres, regardant cette mystérieuse mer dont les profondeurs sont restéesjusqu’ici inaccessibles aux regards de l’homme. J’amenai tout naturellementla conversation sur la licorne géante, et j’examinai les diverses chances desuccès ou d’insuccès de notre expédition. Puis, voyant que Ned me laissaitparler sans trop rien dire, je le poussai plus directement « Comment, Ned,lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas être convaincu de l’existencedu cétacé que nous poursuivons ? Avez-vous donc des raisons particulièresde vous montrer si incrédule ? »

Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de répondre,frappa de sa main son large front par un geste qui lui était habituel, fermales yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :

« Peut-être bien, monsieur Aronnax.– Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui êtes

familiarisé avec les grands mammifères marins, vous dont l’imaginationdoit aisément accepter l’hypothèse de cétacés énormes, vous devriez être ledernier à douter de pareilles circonstances !

– C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, répondit Ned. Quele vulgaire croie à des comètes extraordinaires qui traversent l’espace, ouà l’existence de monstres antédiluviens qui peuplent l’intérieur du globe,passe encore ; mais ni l’astronome, ni le géologue n’admettent de telleschimères. De même, le baleinier. J’ai poursuivi beaucoup de cétacés, j’en aiharponné un grand nombre, j’en ai tué plusieurs ; mais si puissants et si bienarmés qu’ils fussent, ni leurs queues ni leurs défenses n’auraient pu entamerles plaques de tôle d’un steamer.

– Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent du narval a traversésde part en part.

– Des navires en bois, c’est possible, répondit le Canadien, et encore jene les ai jamais vus. Donc, jusqu’à preuve contraire, je nie que baleines,cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.

– Écoutez-moi, Ned…– Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez, excepté

cela. Un poulpe gigantesque, peut-être ?…– Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un mollusque, et ce nom même

indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds de

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longueur, le poulpe, qui n’appartient point à l’embranchement des vertébrés,est tout à fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou l’Abraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Kraliens ouautres monstres de cette espèce.

– Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d’un ton assez narquois,vous persistez à admettre l’existence d’un énorme cétacé ?…

– Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction qui s’appuie surla logique des faits. Je crois à l’existence d’un mammifère, puissammentorganisé, appartenant à l’embranchement des vertébrés, comme les baleines,les cachalots ou les dauphins, et muni d’une défense cornée dont la force depénétration est extrême.

– Hum ! fit le harponneur, en secouant la tête de l’air d’un homme quine veut pas se laisser convaincre.

– Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe,s’il habite les profondeurs de l’Océan, s’il fréquente les couches liquidessituées à quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possèdenécessairement un organisme dont la solidité défie toute comparaison.

– Et pourquoi cet organisme ? demanda Ned.– Parce qu’il faut une force incalculable pour se maintenir dans des

couches profondes et résister à leur pression.– Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l’œil.– Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.– Oh ! les chiffres ! répliqua Ned. On fait ce qu’on veut avec des chiffres !– En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Écoutez-moi. Admettons

que la pression d’une atmosphère soit représentée par la pression d’unecolonne d’eau haute de trente-deux pieds. En réalité, la colonne d’eau seraitd’une moindre hauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer dont la densitéest supérieure à celle de l’eau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned,autant de fois trente-deux pieds d’eau au-dessus de vous, autant de fois votrecorps supporte une pression égale à celle de l’atmosphère, c’est-à-dire dekilogrammes par chaque centimètre carré de sa surface. Il suit de là qu’à troiscent vingt pieds cette pression est de dix atmosphères, de cent atmosphèresà trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphères à trente-deux millepieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui équivaut à dire que si vouspouviez atteindre cette profondeur dans l’Océan, chaque centimètre carréde la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes.Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimètres carrés ensurface ?

– Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax.– Environ dix-sept mille.– Tant que cela ?

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– Et comme en réalité la pression atmosphérique est un peu supérieure aupoids d’un kilogramme par centimètre carré, vos dix-sept mille centimètrescarrés supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq centsoixante-huit kilogrammes.

– Sans que je m’en aperçoive ?– Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n’êtes pas écrasé par une

telle pression, c’est que l’air pénètre à l’intérieur de votre corps avec unepression égale. De là un équilibre parfait entre la poussée intérieure et lapoussée extérieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supportersans peine. Mais dans l’eau, c’est autre chose.

– Oui, je comprends, répondit Ned, devenu plus attentif, parce que l’eaum’entoure et ne me pénètre pas.

– Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux pieds au-dessous de lasurface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq centsoixante-huit kilogrammes ; à trois cent vingt pieds, dix fois cette pression,soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingts kilogrammes ; à troismille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cents kilogrammes ; à trente-deux mille pieds, enfin, millefois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit millekilogrammes ; c’est-à-dire que vous seriez aplati comme si l’on vous retiraitdes plateaux d’une machine hydraulique !

– Diable ! fit Ned.– Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longs de plusieurs

centaines de mètres et gros à proportion, se maintiennent à de pareillesprofondeurs, eux dont la surface est représentée par des millions decentimètres carrés, c’est par milliards de kilogrammes qu’il faut estimer lapoussée qu’ils subissent. Calculez alors quelle doit être la résistance de leurcharpente osseuse et la puissance de leur organisme pour résister à de tellespressions !

– Il faut, répondit Ned Land, qu’ils soient fabriqués en plaques de tôle dehuit pouces, comme les frégates cuirassées.

– En effet, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire une pareillemasse lancée avec la vitesse d’un express contre la coque d’un navire.

– Oui… en effet… peut-être, répondit le Canadien, ébranlé par ceschiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.

– Eh bien, vous ai-je convaincu ?– Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur le naturaliste, c’est que

si de tels animaux existent au fond des mers, il faut nécessairement qu’ilssoient aussi forts que vous le dites.

– Mais s’ils n’existent pas, entêté harponneur, comment expliquez-vousl’accident arrivé au Scotia ?

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– C’est peut-être…, dit Ned hésitant.– Allez donc !– Parce que… ça n’est pas vrai ! » répondit le Canadien, en reproduisant

sans le savoir une célèbre réponse d’Arago.Mais cette réponse prouvait l’obstination du harponneur et pas autre

chose. Ce jour-là, je ne le poussai pas davantage. L’accident du Scotia n’étaitpas niable. Le trou existait si bien qu’il avait fallu le boucher, et je ne pensepas que l’existence d’un trou puisse se démontrer plus catégoriquement. Or,ce trou ne s’était pas fait tout seul, et puisqu’il n’avait pas été produit pardes roches sous-marines, il était nécessairement dû à l’outil perforant d’unanimal.

Or, suivant moi, et pour toutes les raisons précédemment déduites,cet animal appartenait à l’embranchement des vertébrés, à la classe desmammifères, au groupe des pisciformes, et finalement à l’ordre des cétacés.Quant à la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin,quant au genre dont il faisait partie, quant à l’espèce dans laquelle ilconvenait de le ranger, c’était une question à élucider ultérieurement. Pourla résoudre, il fallait disséquer ce monstre inconnu, pour le disséquer leprendre, pour le prendre le harponner, – ce qui était l’affaire de Ned Land,– pour le harponner le voir, – ce qui était l’affaire de l’équipage, – et pourle voir le rencontrer, – ce qui était l’affaire du hasard.

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VÀ l’aventure

Le voyage de l’Abraham-Lincoln, pendant quelque temps, ne fut marquépar aucun incident. Cependant une circonstance se présenta, qui mit en reliefla merveilleuse habileté de Ned Land, et montra quelle confiance on devaitavoir en lui.

Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate communiqua avecdes baleiniers américains, et nous apprîmes qu’ils n’avaient eu aucuneconnaissance du narval. Mais l’un d’eux, le capitaine du Monroe, sachantque Ned Land était embarqué à bord de l’Abraham-Lincoln, demanda sonaide pour chasser une baleine qui était en vue. Le commandant Farragut,désireux de voir Ned Land à l’œuvre, l’autorisa à se rendre à bord duMonroe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu’au lieu d’une baleine,il en harponna deux d’un coup double, frappant l’une droit au cœur, ets’emparant de l’autre après une poursuite de quelques minutes !

Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je neparierai pas pour le monstre.

La frégate prolongea la côte sud-est de l’Amérique avec une rapiditéprodigieuse. Le 3 juillet, nous étions à l’ouvert du détroit de Magellan, àla hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pasprendre ce sinueux passage, et manœuvra de manière à doubler le cap Horn.

L’équipage lui donna raison à l’unanimité. Et en effet, était-il probableque l’on pût rencontrer le narval dans ce détroit resserré ? Bon nombre dematelots affirmaient que le monstre n’y pouvait passer, « qu’il était trop grospour cela ! »

Le 6 juillet, vers trois heures du soir, l’Abraham-Lincoln, à quinze millesdans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce roc perdu à l’extrémité du continentaméricain, auquel des marins hollandais imposèrent le nom de leur villenatale, le cap Horn. La route fut donnée vers le nord-ouest, et le lendemain,l’hélice de la frégate battit enfin les eaux du Pacifique.

« Ouvre l’œil ! ouvre l’œil ! » répétaient les matelots de l’Abraham-Lincoln.

Et ils l’ouvraient démesurément. Les yeux et les lunettes, un peu éblouis,il est vrai, par la perspective des deux mille dollars, ne restèrent pas uninstant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l’Océan, et lesnyctalopes, dont la faculté de voir dans l’obscurité accroissait les chancesde cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime.

Moi, que l’appât de l’argent n’attirait guère, je n’étais pourtant pas lemoins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques

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heures au sommeil, indifférent au soleil ou à la pluie, je ne quittais plusle pont du navire. Tantôt penché sur les bastingages du gaillard d’avant,tantôt appuyé à la lisse de l’arrière, je dévorais d’un œil avide le cotonneuxsillage qui blanchissait la mer jusqu’à perte de vue. Et que de fois j’ai partagél’émotion de l’état-major, de l’équipage, lorsque quelque capricieuse baleineélevait son dos noirâtre au-dessus des flots ! Le pont de la frégate se peuplaiten un instant. Les capots vomissaient un flot de matelots et d’officiers.Chacun, la poitrine haletante, l’œil trouble, observait la marche du cétacé.Je regardais, je regardais à en user ma rétine, à en devenir aveugle, tandisque Conseil, toujours flegmatique, me répétait d’un ton calme :

« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller ses yeux,monsieur verrait bien davantage ! »

Mais, vaine émotion ! L’Abraham-Lincoln modifiait sa route, couraitsur l’animal signalé, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissaitbientôt au milieu d’un concert d’imprécations !

Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s’accomplissait dansles meilleures conditions. C’était alors la mauvaise saison australe, car lejuillet de cette zone correspond à notre janvier d’Europe ; mais la mer semaintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste périmètre.

Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité ; il affectait mêmede ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordée,– du moins quand aucune baleine n’était en vue. Et pourtant sa merveilleusepuissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures surdouze, cet entêté Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je luireprochai son indifférence.

« Bah ! répondait-il, il n’y a rien, monsieur Aronnax, et, y eût-il quelqueanimal, quelle chance avons-nous de l’apercevoir ? Est-ce que nous necourons pas à l’aventure ? On a revu, dit-on, cette bête introuvable dans leshautes mers du Pacifique, je veux bien l’admettre ; mais deux mois déjà sesont écoulés depuis cette rencontre, et à s’en rapporter au tempérament devotre narval, il n’aime point à moisir longtemps dans les mêmes parages ! Ilest doué d’une prodigieuse facilité de déplacement. Or, vous le savez mieuxque moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien à contresens, et ellene donnerait pas à un animal lent de sa nature la faculté de se mouvoirrapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir. Donc, si la bête existe, elleest déjà loin ! »

À cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nous marchions enaveugles. Mais le moyen de procéder autrement ? Aussi, nos chances étaient-elles fort limitées. Cependant, personne ne doutait encore du succès, etpas un matelot du bord n’eût parié contre le narval et contre sa prochaineapparition.

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Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 105° de longitude,et le 27 du même mois, nous franchissions l’équateur sur le cent dixièmeméridien. Ce relèvement fait, la frégate prit une direction plus décidée versl’ouest, et s’engagea dans les mers centrales du Pacifique. Le commandantFarragut pensait, avec raison, qu’il valait mieux fréquenter les eauxprofondes, et s’éloigner des continents ou des îles dont l’animal avaittoujours paru éviter l’approche, « sans doute parce qu’il n’y avait pas assezd’eau pour lui ! » disait le maître d’équipage. La frégate, après avoir refaitson charbon, passa au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich,coupa le tropique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers lesmers de Chine.

Nous étions enfin sur le théâtre des derniers ébats du monstre ! Et, pourtout dire, on ne vivait plus à bord. Les cœurs palpitaient effroyablement,et se préparaient pour l’avenir d’incurables anévrismes. L’équipage entiersubissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l’idée.On ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreurd’appréciation, une illusion d’optique de quelque matelot perché surles barres, causaient d’intolérables douleurs, et ces émotions, vingt foisrépétées, nous maintenaient dans un état d’éréthisme trop violent pour nepas amener une réaction prochaine.

Et, en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendant trois mois,trois mois dont chaque jour durait un siècle ! l’Abraham-Lincoln sillonnatoutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signalées,faisant de brusques écarts de route, virant subitement d’un bord sur l’autre,s’arrêtant soudain, forçant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risquede déniveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexploré des rivages duJapon à la côte américaine. Et rien ! rien que l’immensité des flots déserts !rien qui ressemblât à un narval gigantesque, ni à un îlot sous-marin, ni à uneépave de naufrage, ni à un écueil fuyant, ni à quoi que ce fût de surnaturel !

La réaction se fit donc. Le découragement s’empara d’abord des esprits,et ouvrit une brèche à l’incrédulité. Un nouveau sentiment se produisit àbord, qui se composait de trois dixièmes de honte contre sept dixièmes defureur. On était « tout bête » de s’être laissé prendre à une chimère, maisencore plus furieux ! Les montagnes d’arguments entassés depuis un ans’écroulèrent à la fois, et chacun ne songea plus qu’à se rattraper, aux heuresde repas ou de sommeil, du temps qu’il avait si sottement sacrifié.

Avec la mobilité naturelle à l’esprit humain, d’un excès on se jeta dansun autre. Les plus chauds partisans de l’entreprise devinrent fatalement sesplus ardents détracteurs. La réaction monta des fonds du navire, du poste dessoutiers jusqu’au carré de l’état-major, et certainement, sans un entêtement

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très particulier du commandant Farragut, la frégate eût définitivement remisle cap au sud.

Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger pluslongtemps. L’Abraham-Lincoln n’avait rien à se reprocher, ayant tout faitpour réussir. Jamais équipage d’un bâtiment de la marine américaine nemontra plus de patience et plus de zèle ; son insuccès ne saurait lui êtreimputé ; il ne restait plus qu’à revenir.

Une représentation dans ce sens fut faite au commandant. Lecommandant tint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mécontentement,et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu’il y eut révolte à bord,mais après une raisonnable période d’obstination, le commandant Farragut,comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le délaide trois jours le monstre n’avait pas paru, l’homme de barre donneraittrois tours de roue, et l’Abraham-Lincoln prendrait route vers les merseuropéennes.

Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d’abord pour résultatde ranimer les défaillances de l’équipage. L’Océan fut observé avec unenouvelle attention. Chacun voulait lui donner ce dernier coup d’œil danslequel se résume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnèrent avec uneactivité fiévreuse. C’était un suprême défi porté au narval géant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de répondre à cette sommation« à comparaître ».

Deux jours se passèrent. L’Abraham-Lincoln se tenait sous petite vapeur.On employait mille moyens pour éveiller l’attention ou stimuler l’apathie del’animal, au cas où il se fût rencontré dans ces parages. D’énormes quartiersde lard furent mis à la traîne, – pour la plus grande satisfaction des requins,je dois le dire.

Les embarcations rayonnèrent dans toutes les directions autour del’Abraham-Lincoln pendant qu’il mettait en panne, et ne laissèrent pas uncoin de mer inexploré. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se fûtdévoilé ce mystère sous-marin.

Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de rigueur. Aprèsle point, le commandant Farragut, fidèle à sa promesse, devait donner laroute au sud-est, et abandonner définitivement les régions septentrionalesdu Pacifique.

La frégate se trouvait alors par 31° 15’de latitude nord et par 136° 42’delongitude est. Les terres du Japon nous restaient à moins de deux cents millessous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De grosnuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La merondulait paisiblement sous l’étrave de la frégate.

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En ce moment, j’étais appuyé à l’avant, sur le bastingage de tribord.Conseil, posté près de moi, regardait devant lui. L’équipage, juché dansles haubans, examinait l’horizon qui se rétrécissait et s’obscurcissait peuà peu. Les officiers, armés de leur lorgnette de nuit, fouillaient l’obscuritécroissante. Parfois le sombre Océan étincelait sous un rayon que lalune dardait entre la frange de deux nuages. Puis toute trace lumineuses’évanouissait dans les ténèbres.

En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tantsoit peu l’influence générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-être, et pourla première fois, ses nerfs vibraient-ils sous l’action d’un sentiment decuriosité.

« Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière occasion d’empocherdeux mille dollars.

– Que monsieur me permette de le lui dire, répondit Conseil, je n’ai pascompté sur cette prime, et le gouvernement de l’Union pouvait promettrecent mille dollars, il n’en aurait pas été plus pauvre.

– Tu as raison, Conseil. C’est une sotte affaire, après tout, et danslaquelle nous nous sommes lancés trop légèrement. Que de temps perdu, qued’émotions inutiles ! Depuis six mois déjà, nous serions rentrés en France…

– Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil, dans leMuséum de monsieur ! Et j’aurais déjà classé les fossiles de monsieur ! Etle babiroussa de monsieur serait installé dans sa cage du Jardin des Plantes,et il attirerait tous les curieux de la capitale !

– Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j’imagine, que l’on se moquerade nous !

– Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je pense que l’on semoquera de monsieur. Et, faut-il le dire ?…

– Il faut le dire, Conseil.– Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mérite !– Vraiment !– Quand on a l’honneur d’être un savant comme monsieur, on ne s’expose

pas… »Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence général,

une voix venait de se faire entendre. C’était la voix de Ned Land, et NedLand criait :

« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous ! »

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VIÀ toute vapeur

À ce cri, l’équipage entier se précipita vers le harponneur, commandant,officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu’aux ingénieurs qui laissèrentleur machine, jusqu’aux chauffeurs qui abandonnèrent leurs fourneaux.L’ordre de stopper avait été donné, et la frégate ne courait plus que sur sonerre.

L’obscurité était profonde alors, et, quelque bons que fussent les yeux duCanadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu voir.Mon cœur battait à se rompre.

Mais Ned Land ne s’était pas trompé, et tous, nous aperçûmes l’objetqu’il indiquait de la main.

À deux encablures de l’Abraham-Lincoln et de sa hanche de tribord,la mer semblait être illuminée par-dessous. Ce n’était point un simplephénomène de phosphorescence, et l’on ne pouvait s’y tromper. Le monstre,immergé à quelques toises de la surface des eaux, projetait cet éclat trèsintense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurscapitaines. Cette magnifique irradiation devait être produite par un agentd’une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivait sur la merun immense ovale très allongé, au centre duquel se condensait un foyerardent dont l’insoutenable éclat s’éteignait par dégradations successives.

« Ce n’est qu’une agglomération de molécules phosphorescentes, s’écrial’un des officiers.

– Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais les pholades oules salpes n’émettent une si puissante lumière. Cet éclat est de natureessentiellement électrique… D’ailleurs, voyez, voyez ! il se déplace ! il semeut en avant, en arrière ! il s’élance sur nous ! »

Un cri général s’éleva de la frégate.« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machine

en arrière ! »Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leur machine.

La vapeur tut immédiatement renversée, et l’Abraham-Lincoln, abattant surbâbord, décrivit un demi-cercle.

« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Farragut.

Ces ordres furent exécutés, et la frégate s’éloigna rapidement du foyerlumineux.

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Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturel animal serapprocha avec une vitesse double de la sienne.

Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte, noustenait muets et immobiles. L’animal nous gagnait en se jouant. Il fit letour de la frégate, qui filait alors quatorze nœuds, et l’enveloppa de sesnappes électriques comme d’une poussière lumineuse. Puis il s’éloigna dedeux ou trois milles, laissant une traînée phosphorescente comparable auxtourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d’un express. Toutd’un coup, des obscures limites de l’horizon, où il alla prendre son élan,le monstre fonça subitement vers l’Abraham-Lincoln avec une effrayanterapidité, s’arrêta brusquement à vingt pieds de ses précintes, s’éteignit,– non pas en s’abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucunedégradation, – mais soudainement et comme si la source de son brillanteffluve se fut subitement tarie ! Puis il reparut de l’autre côté du navire, soitqu’il l’eût tourné, soit qu’il eût glissé sous sa coque. À chaque instant, unecollision pouvait se produire, qui nous eût été fatale.

Cependant, je m’étonnais des manœuvres de la frégate. Elle fuyait etn’attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j’en fisl’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si impassible,était empreinte d’un indéfinissable étonnement.

« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidablej’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieude cette obscurité. D’ailleurs, comment attaquer l’inconnu, comment s’endéfendre ? Attendons le jour, et les rôles changeront.

– Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal ?– Non, monsieur, c’est évidemment un narval gigantesque, mais aussi un

narval électrique.– Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher qu’un gymnote

ou une torpille !– En effet, répondit le commandant, et s’il possède en lui une puissance

foudroyante, c’est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de lamain du Créateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »

Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea àdormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré samarche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narval, imitant lafrégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne pointabandonner le théâtre de la lutte.

Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expressionplus juste, il « s’éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? il fallaitle craindre, non pas l’espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin,

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un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produitune colonne d’eau chassée avec une extrême violence.

Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur ladunette, jetant d’avides regards à travers les profondes ténèbres.

« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugirdes baleines !

– Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’aitrapporté deux mille dollars.

– En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n’est-ilpas celui que font les cétacés rejetant l’eau par leurs évents ?

– Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort.Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cétacé qui se tient là dans noseaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dironsdeux mots demain au lever du jour.

– S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d’un tonpeu convaincu.

– Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien,et il faudra bien qu’il m’écoute !

– Mais pour l’approcher, reprit le commandant, devrai-je mettre unebaleinière à votre disposition ?

– Sans doute, monsieur.– Ce sera jouer la vie de mes hommes ?– Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.Vers deux heures du matin, le foyer lumineux reparut, non moins intense,

à cinq milles au vent de l’Abraham-Lincoln. Malgré la distance, malgréle bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidablesbattements de queue de l’animal, et jusqu’à sa respiration haletante. Ilsemblait qu’au moment où l’énorme narval venait respirer à la surface del’Océan, l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dansles vastes cylindres d’une machine de deux mille chevaux.

« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d’un régiment decavalerie, ce serait une jolie baleine ! »

On resta sur le qui-vive jusqu’au jour, et l’on se prépara au combat.Les engins de pêche furent disposés le long des bastingages. Le second fitcharger ces espingoles qui lancent un harpon à une distance d’un mille, et delongues canardières à balles explosibles dont la blessure est mortelle, mêmeaux plus puissants animaux. Ned Land s’était contenté d’affûter son harpon,arme terrible dans sa main.

À six heures, l’aube commença à poindre, et avec les premières lueursde l’aurore disparut l’éclat électrique du narval. À sept heures, le jourétait suffisamment fait, mais une brume matinale très épaisse rétrécissait

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l’horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De là,désappointement et colère.

Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon. Quelques officiers s’étaient déjàperchés à la tête des mâts.

À huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grossesvolutes se levèrent peu à peu. L’horizon s’élargissait et se purifiait la fois.Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.

« La chose en question, par bâbord derrière ! » cria le harponneur.Tous les regards se portèrent vers le point indiqué.Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre émergeait

d’un mètre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitée, produisaitun remous considérable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec unetelle puissance. Un immense sillage, d’une blancheur éclatante, marquait lepassage de l’animal et décrivait une courbe allongée.

La frégate s’approcha du cétacé. Je l’examinai en toute liberté d’esprit.Les rapports du Shannon et de l’Helvetia avaient un peu exagéré sesdimensions, et j’estimai sa longueur à deux cent cinquante pieds seulement.Quant à sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l’apprécier ; mais, ensomme, l’animal me parut être admirablement proportionné dans ses troisdimensions.

Pendant que j’observais cet être phénoménal, deux jets de vapeur et d’eaus’élancèrent de ses évents, et montèrent à une hauteur de quarante mètres,ce qui me fixa sur son mode de respiration. J’en conclus définitivementqu’il appartenait à l’embranchement des vertébrés, classe des mammifères,sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cétacés,famille… Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L’ordre des cétacéscomprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins et c’estdans cette dernière que sont rangés les narvals. Chacune de ces famillesse divise en plusieurs genres, chaque genre en espèces, chaque espèce envariétés. Variété, espèce, genre et famille me manquaient encore, mais jene doutais pas de compléter ma classification avec l’aide du ciel et ducommandant Farragut.

L’équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci, aprèsavoir attentivement observé l’animal, fit appeler l’ingénieur. L’ingénieuraccourut.

« Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ?– Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.– Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur ! »Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L’heure de la lutte avait sonné.

Quelques instants après, les deux cheminées de la frégate vomissaient des

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torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement deschaudières.

L’Abraham-Lincoln, chassé en avant par sa puissante hélice, se dirigeadroit sur l’animal. Celui-ci le laissa indifféremment s’approcher à une demi-encablure ; puis, dédaignant de plonger, il prit une petite allure de fuite etse contenta de maintenir sa distance.

Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d’heure environ, sansque la frégate gagnât deux toises sur le cétacé. Il était donc évident qu’àmarcher ainsi, on ne l’atteindrait jamais.

Le commandant Farragut tordait avec rage l’épaisse touffe de poils quifoisonnait sous son menton.

« Ned Land ? » cria-t-il.Le Canadien vint à l’ordre.« Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me conseillez-vous

encore de mettre mes embarcations à la mer ?– Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là ne se laissera

prendre que si elle le veut bien.– Que faire alors ?– Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre

permission, s’entend, je vais m’installer sur les sous-barbes de beaupré, etsi nous arrivons à longueur de harpon, je harponne.

– Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur, cria-t-il, faitesmonter la pression. »

Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plus activement poussés ;l’hélice donna quarante-trois tours à la minute, et la vapeur fusa par lessoupapes. Le loch jeté, on constata que l’Abraham-Lincoln marchait à raisonde dix-huit milles cinq dixièmes à l’heure.

Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinqdixièmes.

Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cette allure, sansgagner une toise ! C’était humiliant pour l’un des plus rapides marcheursde la marine américaine. Une sourde colère courait parmi l’équipage. Lesmatelots injuriaient le monstre, qui, d’ailleurs, dédaignait de leur répondre.Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il lamordait.

L’ingénieur fut encore une fois appelé.« Vous avez atteint votre maximum de pression ? lui demanda le

commandant.– Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.– Et vos soupapes sont chargées ?…– À six atmosphères et demie.

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– Chargez-les à dix atmosphères. »Voilà un ordre américain s’il en fut. On n’eût pas mieux fait sur le

Mississipi pour distancer « une concurrence ».« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait près de moi, sais-

tu bien que nous allons probablement sauter !– Comme il plaira à monsieur ! » répondit Conseil.Eh bien ! je l’avouerai, cette chance, il ne me déplaisait pas de la risquer.Les soupapes furent chargées. Le charbon s’engouffra dans les

fourneaux. Les ventilateurs envoyèrent des torrents d’air sur les brasiers. Larapidité de l’Abraham-Lincoln s’accrut. Ses mâts tremblaient jusque dansleurs emplantures, et les tourbillons de fumée pouvaient à peine trouverpassage par les cheminées trop étroites.

On jeta le loch une seconde fois.« Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut.– Dix-neuf milles trois dixièmes, monsieur.– Forcez les feux. »L’ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix atmosphères. Mais le cétacé

« chauffa », lui aussi, sans doute, car, sans se gêner, il fila ses dix-neuf milleset trois dixièmes.

Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire l’émotion qui faisait vibrer toutmon être. Ned Land se tenait à son poste, le harpon à la main. Plusieurs fois,l’animal se laissa approcher.

« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s’écriait le Canadien.Puis, au moment où il se disposait à frapper, le cétacé se dérobait avec une

rapidité que je ne puis estimer à moins de trente milles à l’heure. Et même,pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la frégateen en faisant le tour ! Un cri de fureur s’échappa de toutes les poitrines.

À midi, nous n’étions pas plus avancés qu’à huit heures du matin.Le commandant Farragut se décida à employer des moyens plus directs.« Ah ! dit-il, cet animal-là va plus vite que l’Abraham-Lincoln ! Eh bien !

nous allons voir s’il distancera ses boulets coniques. Maître, des hommes àla pièce de l’avant ! »

Le canon du gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le coup partit,mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus du cétacé qui se tenait à undemi-mille.

« À un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars à quipercera cette infernale bête ! »

Un vieux canonnier à barbe grise, – que je vois encore, – l’œil calme,la physionomie froide, s’approcha de sa pièce, la mit en position et visalongtemps. Une forte détonation éclata, à laquelle se mêlèrent les hurrahsde l’équipage.

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Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal, mais non pas normalement,et, glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en mer.

« Ah çà ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là est donc blindé avecdes plaques de six pouces.

– Malédiction ! » s’écria le commandant Farragut.La chasse recommença, et le commandant Farragut, se penchant vers

moi, me dit :« Je poursuivrai jusqu’à ce que ma frégate éclate !– Oui, répondis-je, et vous aurez raison ! »On pouvait espérer que l’animal s’épuiserait, et qu’il ne serait pas

indifférent à la fatigue comme une machine à vapeur. Mais il n’en fut rien.Les heures s’écoulèrent, sans qu’il donnât aucun signe d’épuisement.

Cependant, il faut dire à la louange de l’Abraham-Lincoln que ce bravenavire lutta avec une infatigable ténacité. Je n’estime pas à moins de cinqcents kilomètres la distance qu’il parcourut pendant cette malencontreusejournée du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres lehouleux océan.

En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nousne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.

Vers dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut, àtrois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussi intense que la nuit dernière.

Le narval semblait immobile. Peut-être, fatigué de la journée, dormait-il, se laissant aller à l’ondulation des lames. Il y avait là une chance dont lecommandant Farragut résolut de profiter.

Il donna ses ordres. L’Abraham-Lincoln fut tenu sous petite vapeur, ets’avança prudemment pour ne pas éveiller son adversaire. Il n’est pas rarede rencontrer en plein Océan des baleines profondément endormies que l’onattaque alors avec succès, et Ned Land en avait harponné plus d’une pendantson sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes dubeaupré.

La frégate s’approcha sans bruit, stoppa à deux encablures de l’animal, etcourut sur son erre. On ne respirait plus à bord. Un silence profond régnaitsur le pont. Nous n’étions pas à cent pieds du foyer ardent, dont l’éclatgrandissait et éblouissait nos yeux.

En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d’avant, je voyais au-dessous de moi Ned Land, accroché d’une main à la martingale, de l’autrebrandissant son terrible harpon. Vingt pieds à peine le séparaient de l’animalimmobile.

Tout d’un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon fut lancé.J’entendis le choc sonore de l’arme, qui semblait avoir heurté un corps dur.

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La clarté électrique s’éteignit soudain, et deux énormes trombes d’eaus’abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de l’avant àl’arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.

Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans avoirle temps de me retenir, je fus précipité à la mer.

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VIIUne baleine d’espèce inconnue

Bien que j’eusse été surpris par cette chute inattendue, je n’en conservaipas moins une impression très nette de mes sensations.

Je fus d’abord entraîné à une profondeur de vingt pieds environ. Je suisbon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgar Poe, qui furent des maîtres,et ce plongeon ne me fit point perdre la tête. Deux vigoureux coups de talonme ramenèrent à la surface de la mer.

Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L’équipage s’était-il aperçu de ma disparition ? L’Abraham-Lincoln avait-il viré de bord ?Le commandant Farragut mettait-il une embarcation à la mer ? Devais-jeespérer d’être sauvé ?

Les ténèbres étaient profondes. J’entrevis une masse noire quidisparaissait vers l’est, et dont les feux de position s’éteignirent dansl’éloignement. C’était la frégate. Je me sentis perdu.

« À moi ! à moi ! » criai-je, en nageant vers l’Abraham-Lincoln d’un brasdésespéré.

Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les collait à mon corps. Ilsparalysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !…

« À moi ! »Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je me débattis,

entraîné dans l’abîme…Soudain mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis

violemment ramené à la surface de la mer, et j’entendis – oui, j’entendis cesparoles prononcées à mon oreille :

« Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance de s’appuyer sur monépaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. »

Je saisis d’une main le bras de mon fidèle Conseil.« Toi ! dis-je, toi !– Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.– Et ce choc t’a précipité en même temps que moi à la mer ?– Nullement. Mais étant au service de monsieur, j’ai suivi monsieur. »Le digne garçon trouvait cela tout naturel !« Et la frégate ? demandai-je.La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que

monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle !– Tu dis ?– Je dis qu’au moment où je me précipitai à la mer, j’entendis les hommes

de barre s’écrier : « L’hélice et le gouvernail sont brisés… »

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– Brisés ?– Oui ! brisés par la dent du monstre. C’est la seule avarie, je pense, que

l’Abraham-Lincoln ait éprouvée. Mais, circonstance fâcheuse pour nous, ilne gouverne plus.

– Alors, nous sommes perdus !– Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons

encore quelques heures devant nous, et en quelques heures on fait bien deschoses. »

L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plusvigoureusement ; mais, gêné par mes vêtements qui me serraient comme unechape de plomb, j’éprouvais une extrême difficulté à me soutenir. Conseils’en aperçut.

« Que monsieur me permette de lui faire une incision, » dit-il.Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas

d’un coup rapide. Puis, il m’en débarrassa lestement, tandis que je nageaispour tous deux.

À mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nous continuâmes de« naviguer » l’un près de l’autre.

Cependant, la situation n’en était pas moins terrible. Peut-être notredisparition n’avait-elle pas été remarquée, et, l’eût-elle été, la frégate nepouvait revenir sous le vent à nous, étant démontée de son gouvernail. Il nefallait donc compter que sur les embarcations.

Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse, et fit son plan enconséquence. Étonnante nature ! ce flegmatique garçon était là comme chezlui !

Il fut donc décidé que, notre seule chance de salut étant d’être recueillispar les embarcations de l’Abraham-Lincoln, nous devions nous organiserde manière à les attendre le plus longtemps possible. Je résolus alors dediviser nos forces afin de ne pas les épuiser simultanément, et voici ce qui futconvenu : Pendant que l’un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait immobile,les bras croisés, les jambes allongées, l’autre nagerait et le pousserait enavant. Ce rôle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et, nousrelayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-êtrejusqu’au lever du jour.

Faible chance ! mais l’espoir est si fortement enraciné au cœur del’homme ! Puis, nous étions deux. Enfin, je l’affirme, – bien que celaparaisse improbable, – si je cherchais à détruire en moi toute illusion, si jevoulais « désespérer », je ne le pouvais pas !

La collision de la frégate et du cétacé s’était produite vers onze heuresdu soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au leverdu soleil. Opération rigoureusement praticable, en se relayant. La mer,

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assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard cesépaisses ténèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par nosmouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma mainet dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût dit que nousétions plongés dans un bain de mercure.

Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrême fatigue. Mes membresse raidirent sous l’étreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, etle soin de notre conservation reposa sur lui seul. J’entendis bientôt haleterle pauvre garçon ; sa respiration devint courte et pressée. Je compris qu’ilne pouvait résister plus longtemps.

« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.– Abandonner monsieur ? jamais ! répondit-il. Je compte bien me noyer

avant lui ! »En ce moment la lune apparut à travers les franges d’un gros nuage que le

vent entraînait dans l’est. La surface de la mer étincela sous ses rayons. Cettebienfaisante lumière ranima nos forces. Ma tête se redressa. Mes regards seportèrent à tous les points de l’horizon. J’aperçus la frégate. Elle était à cinqmilles de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, à peine appréciable.Mais d’embarcations, point !

Je voulus crier. À quoi bon, à pareille distance ! Mes lèvres gonfléesne laissèrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et jel’entendis répéter à plusieurs reprises :

« À nous ! à nous ! »Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes. Et, fut-ce un

de ces bourdonnements dont le sang oppressé emplit l’oreille, mais il mesembla qu’un cri répondait au cri de Conseil.

« As-tu entendu ? murmurai-je.– Oui ! oui ! »Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel désespéré.Cette fois, pas d’erreur possible ! Une voix humaine répondait à la nôtre.

Était-ce la voix de quelque infortuné, abandonné au milieu de l’Océan,quelque autre victime du choc éprouvé par le navire ? Ou plutôt uneembarcation de la frégate ne nous hélait-elle pas dans l’ombre ?

Conseil fit un suprême effort, et, s’appuyant sur mon épaule, tandis queje résistais dans une dernière convulsion, il se dressa à demi hors de l’eauet retomba épuisé.

« Qu’as-tu vu ?– J’ai vu… murmura-t-il, j’ai vu… mais ne parlons pas… gardons toutes

nos forces !… »

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Qu’avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée du monstre me vintpour la première fois à l’esprit !… Mais cette voix cependant ?… Les tempsne sont plus où les Jonas se réfugient dans le ventre des baleines !

Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête,regardait devant lui, et jetait un cri auquel répondait une voix de plus en plusrapprochée. Je l’entendais à peine. Mes forces étaient à bout ; mes doigtss’écartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d’appui ; ma bouche,convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salée ; le froid m’envahissait. Jerelevai la tête une dernière fois, puis, je m’abîmai…

En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai. Puis, je sentisqu’on me retirait, qu’on me ramenait à la surface de l’eau, que ma poitrinese dégonflait, et je m’évanouis…

Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vigoureusesfrictions qui me sillonnèrent le corps. J’entrouvris les yeux…

« Conseil ! murmurai-je.– Monsieur m’a sonné ? » répondit Conseil.En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s’abaissait vers

l’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pas celle de Conseil, et que jereconnus aussitôt.

« Ned ! m’écriai-je.– En personne, monsieur, et qui court après sa prime ! répondit le

Canadien.– Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate ?– Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j’ai pu prendre

pied presque immédiatement sur un îlot flottant.– Un îlot ?– Ou, pour mieux dire, sur votre narval gigantesque.– Expliquez-vous, Ned.– Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harpon n’avait pu

l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.– Pourquoi, Ned, pourquoi ?– C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle

d’acier ! »Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que

je contrôle moi-même mes assertions.Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit

dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’être ou de l’objetà demi immergé qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’étaitévidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette substance mollequi forme la masse des grands mammifères marins.

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Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celledes animaux antédiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmiles reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.

Eh bien, non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, nonimbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable quecela fût, il semblait, que dis-je ? il était fait de plaques boulonnées.

Le doute n’était pas possible ! L’animal, le monstre, le phénomènenaturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé etfourvoyé l’imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien lereconnaître, c’était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène demain d’homme.

La découverte de l’existence de l’être le plus fabuleux, le plusmythologique, n’eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce qui estprodigieux vienne du Créateur, c’est tout simple. Mais trouver tout à coup,sous ses yeux, l’impossible mystérieusement et humainement réalisé, c’étaità confondre l’esprit !

Il n’y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur le dos d’unesorte de bateau sous-marin, qui présentait, autant que j’en pouvais juger, laforme d’un immense poisson d’acier. L’opinion de Ned Land était faite surce point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y ranger.

« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mécanisme delocomotion et un équipage pour le manœuvrer ?

– Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins, depuis trois heuresque j’habite cette île flottante, elle n’a pas donné signe de vie.

– Ce bateau n’a pas marché ?– Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré des lames, mais il

ne bouge pas.– Nous savons, à n’en pas douter, cependant, qu’il est doué d’une grande

vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et unmécanicien pour conduire cette machine, j’en conclus que nous sommessauvés.

– Hum ! » fit Ned Land d’un ton réservé.En ce moment, et comme pour donner raison à mon argumentation, un

bouillonnement se fit à l’arrière de cet étrange appareil, dont le propulseurétait évidemment une hélice, et il se mit en mouvement. Nous n’eûmesque le temps de nous accrocher à sa partie supérieure qui émergeait dequatre-vingts centimètres environ. Très heureusement sa vitesse n’était pasexcessive.

« Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n’ai rienà dire. Mais s’il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deuxdollars de ma peau ! »

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Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent decommuniquer avec les êtres quelconques renfermés dans les flancs de cettemachine. Je cherchai à sa surface une ouverture, un panneau, « un troud’homme », pour employer l’expression technique ; mais les lignes deboulons, solidement rabattues sur la jointure des tôles, étaient nettes etuniformes.

D’ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscuritéprofonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pénétrer àl’intérieur de ce bateau sous-marin.

Ainsi donc, notre salut dépendait uniquement du caprice des mystérieuxtimoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s’ils plongeaient, nous étionsperdus ! Ce cas excepté, je ne doutais pas de la possibilité d’entrer enrelations avec eux. Et, en effet, s’ils ne faisaient pas eux-mêmes leur air,il fallait nécessairement qu’ils revinssent de temps en temps à la surfacede l’Océan pour renouveler leur provision de molécules respiratoires.Donc, nécessité d’une ouverture qui mettrait l’intérieur du bateau encommunication avec l’atmosphère.

Quant à l’espoir d’être sauvés par le commandant Farragut, il fallaity renoncer complètement. Nous étions entraînés vers l’ouest, et j’estimaique notre vitesse, relativement modérée, atteignait douze milles à l’heure.L’hélice battait les flots avec une régularité mathématique, émergeantquelquefois et faisant jaillir l’eau phosphorescente à une grande hauteur.

Vers quatre heures du matin, la rapidité de l’appareil s’accrut. Nousrésistions difficilement à ce vertigineux entraînement, lorsque les lamesnous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main unlarge organeau fixé à la partie supérieure du dos de tôle, et nous parvînmesà nous y accrocher solidement.

Enfin cette longue nuit s’écoula. Mon souvenir incomplet ne me permetpas d’en retracer toutes les impressions. Un seul détail me revient à l’esprit.Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieursfois des sons vagues, une sorte d’harmonie fugitive produite par des accordslointains. Quel était donc le mystère de cette navigation sous-marine dont lemonde entier cherchait vainement l’explication ? Quels êtres vivaient danscet étrange bateau ? Quel agent mécanique lui permettait de se déplacer avecune si prodigieuse vitesse ?

Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles netardèrent pas à se déchirer. J’allais procéder à un examen attentif de la coquequi formait à sa partie supérieure une sorte de plate-forme horizontale, quandje la sentis s’enfoncer peu à peu.

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« Eh ! mille diables ! s’écria Ned Land, frappant du pied la tôle sonore,ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »

Mais il était difficile de se faire entendre au milieu des battementsassourdissants de l’hélice. Heureusement, le mouvement d’immersions’arrêta.

Soudain, un bruit de ferrures violemment poussées se produisit àl’intérieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cribizarre et disparut aussitôt.

Quelques instants après, huit solides gaillards, le visage voilé,apparaissaient silencieusement, et nous entraînaient dans leur formidablemachine.

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VIIIMobilis in mobili

Cet enlèvement, si brutalement exécuté, s’était accompli avec la rapiditéde l’éclair. Mes compagnons et moi, nous n’avions pas eu le temps de nousreconnaître. Je ne sais ce qu’ils éprouvèrent en se sentant introduits danscette prison flottante, mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaçal’épiderme. À qui avions-nous affaire ? Sans doute à quelques pirates d’unenouvelle espèce qui exploitaient la mer à leur façon.

À peine l’étroit panneau fut-il refermé sur moi, qu’une obscurité profondem’enveloppa. Mes yeux, imprégnés de la lumière extérieure, ne purent rienpercevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux échelons d’une échellede fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas del’échelle, une porte s’ouvrit et se referma immédiatement sur nous avec unretentissement sonore.

Nous étions seuls. Où ? je ne pouvais le dire, à peine l’imaginer. Toutétait noir, mais d’un noir si absolu, qu’après quelques minutes, mes yeuxn’avaient encore pu saisir une de ces lueurs indéterminées qui flottent dansles plus profondes nuits.

Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder, donnait un librecours à son indignation.

« Mille diables ! s’écriait-il, voilà des gens qui en remontreraientaux Calédoniens pour l’hospitalité ! Il ne leur manque plus que d’êtreanthropophages ! Je n’en serais pas surpris, mais je déclare que l’on ne memangera pas sans que je proteste ?

– Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, répondit tranquillement Conseil.Ne vous emportez pas avant l’heure. Nous ne sommes pas encore dans larôtissoire !

– Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, à coupsûr ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon « bowie-knife » ne m’a pasquitté, et j’y vois toujours assez clair pour m’en servir. Le premier de cesbandits qui met la main sur moi…

– Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nouscompromettez point par d’inutiles violences. Qui sait si on ne nous écoutepas ! Essayons plutôt de savoir où nous sommes ! »

Je marchai en tâtonnant. Après cinq pas, je rencontrai une muraille de fer,faite de tôles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois,près de laquelle étaient rangés plusieurs escabeaux. Le plancher de cette

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prison se dissimulait sous une épaisse natte de phormium qui assourdissait lebruit des pas. Les murs ne nous révélaient aucune trace de porte ni de fenêtre.Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revînmes aumilieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix piedsde large. Quant à sa hauteur, Ned Land, malgré sa grande taille, ne put lamesurer.

Une demi-heure s’était déjà écoulée sans que la situation se fût modifiée,quand, d’une extrême obscurité, mes yeux passèrent subitement à la plusviolente lumière. Notre prison s’éclaira soudain, c’est-à-dire qu’elle s’emplitd’une matière lumineuse tellement vive que je ne pus d’abord en supporterl’éclat. À sa blancheur, à son intensité, je reconnus cet éclairage électriquequi produisait autour du bateau sous-marin un magnifique phénomènede phosphorescence. Après avoir involontairement fermé les yeux, je lesrouvris, et je vis que l’agent lumineux s’échappait d’un demi-globe dépoliqui s’arrondissait à la partie supérieure de la cabine.

« Enfin ! on y voit clair ! s’écria Ned Land, qui, son couteau à la main,se tenait sur la défensive.

– Oui, répondis-je, risquant l’antithèse, mais la situation n’en est pasmoins obscure.

– Que monsieur prenne patience, » dit l’impassible Conseil.Le soudain éclairage de la cabine m’avait permis d’en examiner les

moindres détails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. Laporte invisible devait être hermétiquement fermée. Aucun bruit n’arrivait ànotre oreille. Tout semblait mort à l’intérieur de ce bateau. Marchait-il, semaintenait-il à la surface de l’Océan, s’enfonçait-il dans ses profondeurs ?Je ne pouvais le deviner.

Cependant, le globe lumineux ne s’était pas allumé sans raison. J’espéraisdonc que les hommes de l’équipage ne tarderaient pas à se montrer. Quandon veut oublier les gens, on n’éclaire pas les oubliettes.

Je ne me trompais pas. Un bruit de verrous se fit entendre, la portes’ouvrit, deux hommes parurent.

L’un était de petite taille, vigoureusement musclé, large d’épaules,robuste de membres, la tête forte, la chevelure abondante et noire, lamoustache épaisse, le regard vif et pénétrant, et toute sa personne empreintede cette vivacité méridionale qui caractérise en France les populationsprovençales. Diderot a très justement prétendu que le geste de l’homme estmétaphorique. Ce petit homme en était certainement la preuve vivante. Onsentait que, dans son langage habituel, il devait prodiguer les prosopopées,les métonymies et les hypallages. Ce que, d’ailleurs, je ne fus jamais àmême de vérifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier etabsolument incompréhensible.

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Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Un disciple deGratiolet ou d’Engel eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je reconnussans hésiter ses qualités dominantes : – la confiance en soi, car sa têtese dégageait noblement sur l’arc formé par la ligne de ses épaules, et sesyeux noirs regardaient avec une froide assurance ; – le calme, car sa peau,pâle plutôt que colorée, annonçait la tranquillité du sang ; – l’énergie, quedémontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; – le courageenfin, car sa vaste respiration dénotait une grande expansion vitale.

J’ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme etcalme semblait refléter de hautes pensées, et de tout cet ensemble, del’homogénéité des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivantl’observation des physionomistes, il résultait une indiscutable franchise.

Je me sentis « involontairement » rassuré en sa présence, et j’augurai biende notre entrevue.

Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu lepréciser. Sa taille était haute, son front large, son nez droit, sa bouchenettement dessinée, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongées,éminemment psychiques pour employer un mot de la chirognomonie,c’est-à-dire dignes de servir une âme passionnée. Cet homme formaitcertainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontré. Détailparticulier, ses yeux, un peu écartés l’un de l’autre, pouvaient embrassersimultanément près d’un quart de l’horizon. Cette faculté, je l’ai vérifié plustard, – se doublait d’une puissance de vision encore supérieure à celle de NedLand. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronçait,ses larges paupières se rapprochaient de manière à circonscrire la pupilledes yeux et à rétrécir ainsi l’étendue du champ visuel, et il regardait ! Quelregard ! comme il grossissait les objets rapetissés par l’éloignement ! commeil vous pénétrait jusqu’à l’âme ! comme il perçait ces nappes liquides, siopaques à nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers ! Lesdeux inconnus, coiffés de bérets laits d’une fourrure de loutre marine, etchaussés de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vêtements d’untissu particulier, qui dégageaient la taille et laissaient une parfaite liberté demouvements.

Le plus grand des deux, – évidemment le chef du bord, – nous examinaavec une extrême attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournantvers son compagnon, il s’entretint avec lui dans une langue que je nepus reconnaître. C’était un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont lesvoyelles semblaient soumises à une accentuation très variée.

L’autre répondit par un hochement de tête, et ajouta deux ou troismots parfaitement incompréhensibles. Puis du regard il parut m’interrogerdirectement.

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Je répondis, en bon français, que je n’entendais point son langage ; maisil ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante.

« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Cesmessieurs en saisiront peut-être quelques mots ! »

Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nettement toutes lessyllabes, et sans omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et qualités ;puis, je présentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestiqueConseil, et maître Ned Land, le harponneur.

L’homme aux yeux doux et calmes m’écouta tranquillement, polimentmême, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomien’indiqua qu’il eût compris mon histoire. Quand j’eus fini, il ne prononçapas un seul mot.

Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-être se ferait-onentendre dans cette langue qui est à peu près universelle. Je la connaissais,ainsi que la langue allemande, d’une manière suffisante pour la lirecouramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtoutse faire comprendre.

« Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. À vous, maître Land, tirez devotre sac le meilleur anglais qu’ait jamais parlé un Anglo-Saxon, et tâchezd’être plus heureux que moi. »

Ned ne se fit pas prier et recommença mon récit que je compris à peuprès. Le fond fut le même, mais la forme différa. Le Canadien, emporté parson caractère, y mit beaucoup d’animation. Il se plaignit violemment d’êtreemprisonné au mépris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi onle retenait ainsi, invoqua l’habeas corpus, menaça de poursuivre ceux quile séquestraient indûment, se démena, gesticula, cria, et, finalement, il fitcomprendre par un geste expressif que nous mourions de faim.

Ce qui était parfaitement vrai, mais nous l’avions à peu près oublié.À sa grande stupéfaction, le harponneur ne parut pas avoir été plus

intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillèrent pas. Il était évident qu’ilsne comprenaient ni la langue d’Arago ni celle de Faraday.

Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement nos ressourcesphilologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit :

« Si monsieur m’y autorise, je raconterai la chose en allemand.– Comment ! tu sais l’allemand ? m’écriai-je.– Comme un Flamand, n’en déplaise à monsieur.– Cela me plaît, au contraire. Va, mon garçon. »Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisième fois les

diverses péripéties de notre histoire. Mais, malgré les élégantes tournures etla belle accentuation du narrateur, la langue allemande n’eut aucun succès.

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Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premièresétudes, et j’entrepris de narrer nos aventures en latin. Cicéron se fût bouchéles oreilles et m’eût renvoyé à la cuisine. Cependant, je parvins à m’en tirer.Même résultat négatif.

Cette dernière tentative définitivement avortée, les deux inconnuséchangèrent quelques mots dans leur incompréhensible langage, et seretirèrent, sans même nous avoir adressé un de ces gestes rassurants, qui ontcours dans tous les pays du monde. La porte se referma.

« C’est une infamie ! s’écria Ned Land, qui éclata pour la vingtième fois.Comment ! On leur parle français, anglais, allemand, latin, à ces coquins-là,et il n’en est pas un qui ait la civilité de répondre !

– Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colère ne mèneraità rien.

– Mais, savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irasciblecompagnon, que l’on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer ?

– Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenirlongtemps !

– Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer. Nous nous sommestrouvés dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d’attendrepour vous former une opinion sur le commandant et l’équipage de ce bateau.

– Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins…– Bon ! et de quel pays ?– Du pays des coquins !– Mon brave Ned, ce pays-là n’est pas encore suffisamment indiqué sur la

mappemonde, et j’avoue que la nationalité de ces deux inconnus est difficileà déterminer ! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilà tout ce que l’onpeut affirmer. Cependant, je serais tenté d’admettre que ce commandantet son second sont nés sous de basses latitudes. Il y a du méridional eneux. Mais sont-ils Espagnols, Turcs, Arabes ou Indiens, c’est ce que leurtype physique ne me permet pas de décider. Quant à leur langage, il estabsolument incompréhensible.

– Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues, réponditConseil, ou le désavantage de ne pas avoir une langue unique !

– Ce qui ne servirait à rien ! répondit Ned Land. Ne voyez-vous pas queces gens-là ont un langage à eux, un langage inventé pour désespérer lesbraves gens qui demandent à dîner ! Mais, dans tous les pays de la terre,ouvrir la bouche, remuer les mâchoires, happer des dents et des lèvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas direà Québec comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes : J’ai faim !donnez-moi à manger ?

– Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes ! »

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Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un stewart entra. Il nousapportait des vêtements, vestes et culottes de mer, faites d’une étoffe dontje ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les revêtir, et mes compagnonsm’imitèrent.

Pendant ce temps, le stewart, – muet, sourd peut-être, – avait disposé latable et placé trois couverts.

« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et cela s’annonce bien.– Bah ! répondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu’on

mange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien demer !

– Nous verrons bien ! » dit Conseil.Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent symétriquement

posés sur la nappe, et nous primes place à table. Décidément, nous avionsaffaire à des gens civilisés, et, sans la lumière électrique qui nous inondait,je me serais cru dans la salle à manger de l’hôtel Adelphi, à Liverpool, ou duGrand-Hôtel, à Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaienttotalement. L’eau était fraîche et limpide, mais c’était de l’eau, – ce qui ne futpas du goût de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnusdivers poissons délicatement apprêtés ; mais, sur certains plats, excellentsd’ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n’aurais même su dire à quel règne,végétal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il étaitélégant et d’un goût parlait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau,assiette, portait une lettre entourée d’une devise en exergue, et dont voici lefacsimile exact :

Mobile dans l’élément mobile ! Cette devise s’appliquait justement à cetappareil sous-marin, à la condition de traduire la préposition in par dans etnon par sur. La lettre N formait sans doute l’initiale du nom de l’énigmatiquepersonnage qui commandait au fond des mers !

Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ils dévoraient, et jene tardai pas à les imiter. J’étais, d’ailleurs, rassuré sur notre sort, et ilme paraissait évident que nos hôtes ne voulaient pas nous laisser mourird’inanition.

Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même la faim de gens quin’ont pas mangé depuis quinze heures. Notre appétit satisfait, le besoinde sommeil se fit impérieusement sentir. Réaction bien naturelle, aprèsl’interminable nuit pendant laquelle nous avions lutté contre la mort.

« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.– Et moi, je dors dit Ned Land.

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Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine, et furentbientôt plongés dans un profond sommeil.

Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violent besoinde dormir. Trop de pensées s’accumulaient dans mon esprit, trop dequestions insolubles s’y pressaient, trop d’images tenaient mes paupièresentrouvertes ! Où étions-nous ? Quelle étrange puissance nous emportait ?Je sentais, – ou plutôt je croyais sentir, – l’appareil s’enfoncer vers lescouches les plus reculées de la mer. De violents cauchemars m’obsédaient.J’entrevoyais dans ces mystérieux asiles tout un monde d’animaux inconnus,dont ce bateau sous-marin semblait être le congénère, vivant, se mouvant,formidable comme eux !… Puis, mon cerveau se calma, mon imaginationse fondit en une vague somnolence, et je tombai bientôt dans un mornesommeil.

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IXLes colères de Ned Land

Quelle fut la durée de ce sommeil, je l’ignore ; mais il dut être long, car ilnous reposa complètement de nos fatigues. Je me réveillai le premier. Mescompagnons n’avaient pas encore bougé, et demeuraient étendus dans leurcoin comme des masses inertes.

À peine relevé de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveaudégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notrecellule.

Rien n’était changé à ses dispositions intérieures. La prison était restéeprison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitantde notre sommeil, avait desservi la table. Rien n’indiquait donc unemodification prochaine dans cette situation, et je me demandai sérieusementsi nous étions destinés à vivre indéfiniment dans cette cage.

Cette perspective me sembla d’autant plus pénible que, si mon cerveauétait libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrinesingulièrement oppressée. Ma respiration se faisait difficilement. L’air lourdne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fût vaste,il était évident que nous avions consommé en grande partie l’oxygènequ’elle contenait. En effet, chaque homme dépense, en une heure, l’oxygènerenfermé dans cent litres d’air, et cet air, chargé alors d’une quantité presqueégale d’acide carbonique, devient irrespirable.

Il était donc urgent de renouveler l’atmosphère de notre prison, et, sansdoute aussi, l’atmosphère du bateau sous-marin.

Là se posait une question à mon esprit. Comment procédait lecommandant de cette demeure flottante ? Obtenait-il de l’air par des moyenschimiques, en dégageant par la chaleur l’oxygène contenu dans du chloratede potasse, et en absorbant l’acide carbonique par la potasse caustique ?Dans ce cas, il devait avoir conservé quelques relations avec les continents,afin de se procurer les matières nécessaires à cette opération. Se bornait-ilseulement à emmagasiner l’air sous de hautes pressions dans des réservoirs,puis à le répandre suivant les besoins de son équipage ? Peut-être. Ou,procédé plus commode, plus économique, et par conséquent plus probable,se contentait-il de revenir respirer à la surface des eaux, comme un cétacé,et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d’atmosphère ? Quoiqu’il en soit, et quelle que fût la méthode, il me paraissait prudent del’employer sans retard.

En effet, j’étais déjà réduit à multiplier mes inspirations pour extrairede cette cellule le peu d’oxygène qu’elle renfermait, quand, soudain, je fus

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rafraîchi par un courant d’air pur et tout parfumé d’émanations salines.C’était bien la brise de mer, vivifiante, chargée d’iode ! J’ouvris largementla bouche, et mes poumons se saturèrent de fraîches molécules. En mêmetemps, je sentis un balancement, un roulis de médiocre amplitude, maisparfaitement déterminable. Le bateau, le monstre de tôle, venait évidemmentde remonter à la surface de l’Océan pour y respirer à la façon des baleines.Le mode de ventilation du navire était donc parfaitement reconnu.

Lorsque j’eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, je cherchai le conduit,« l’aérifère », si l’on veut, qui laissait arriver jusqu’à nous ce bienfaisanteffluve, et je ne tardai pas à le trouver. Au-dessus de la porte s’ouvrait untrou d’aérage laissant passer une fraîche colonne d’air, qui renouvelait ainsil’atmosphère appauvrie de la cellule.

J’en étais là de mes observations, quand Ned et Conseil s’éveillèrentpresque en même temps, sous l’influence de cette aération revivifiante. Ilsse frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et furent sur pied en un instant.

« Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa politessequotidienne.

– Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et vous, maître Ned Land ?– Profondément, monsieur le professeur. Mais je ne sais si je me trompe,

il me semble que je respire comme une brise de mer ? »Un marin ne pouvait s’y méprendre, et je racontai au Canadien ce qui

s’était passé pendant son sommeil.« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous

entendions, lorsque le prétendu narval se trouvait en vue de l’Abraham-Lincoln.

– Parfaitement, maître Land, c’était sa respiration !– Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est,

à moins que ce soit l’heure du dîner ?– L’heure du dîner, mon digne harponneur ? Dites, au moins, l’heure du

déjeuner, car nous sommes certainement au lendemain d’hier.– Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre

heures de sommeil.– C’est mon avis, répondis-je.– Je ne vous contredis point, répliqua Ned Land. Mais dîner ou déjeuner,

le stewart sera le bienvenu, qu’il apporte l’un ou l’autre.– L’un et l’autre, dit Conseil.– Juste, répondit le Canadien. Nous avons droit à deux repas, et, pour

mon compte, je ferai honneur à tous les deux.– Eh bien, Ned, attendons, répondis-je. Il est évident que ces inconnus

n’ont pas l’intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le dînerd’hier soir n’aurait aucun sens.

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– À moins qu’on ne nous engraisse ! riposta Ned.– Je proteste, répondis-je. Nous ne sommes point tombés entre les mains

de cannibales !– Une fois n’est pas coutume, répondit sérieusement le Canadien. Qui

sait si ces gens-là ne sont pas privés depuis longtemps de chair fraîche, etdans ce cas, trois particuliers sains et bien constitués comme monsieur leprofesseur, son domestique et moi…

– Chassez ces idées, maître Land, répondis-je au harponneur, et surtout,ne partez pas de là pour vous emporter contre nos hôtes, ce qui ne pourraitqu’aggraver la situation.

– En tout cas, dit le harponneur, j’ai une faim de tous les diables, et dînerou déjeuner, le repas n’arrive guère !

– Maître Land, répliquai-je, il faut se conformer au règlement du bord, etje suppose que notre estomac avance sur la cloche du maître-coq.

– Eh bien, on le mettra à l’heure, répondit tranquillement Conseil.– Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta l’impatient Canadien. Vous

usez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable dedire vos grâces avant votre bénédicité, et de mourir de faim plutôt que devous plaindre !

– À quoi cela servirait-il ? demanda Conseil.– Mais cela servirait à se plaindre ! C’est déjà quelque chose. Et si

ces pirates, – je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieurle professeur qui défend de les appeler des cannibales, – si ces pirates sefigurent qu’ils vont me garder dans cette cage où j’étouffe, sans apprendrede quels jurons j’assaisonne mes emportements, ils se trompent ! Croyez-vous qu’ils nous tiennent longtemps dans cette boite de fer ?

– À vrai dire, je n’en sais pas plus long que vous, ami Land.– Mais enfin, que supposez-vous ?– Je suppose que le hasard nous a rendus maîtres d’un secret important.

Or, si l’équipage de ce bateau sous-marin a intérêt à le garder, et si cetintérêt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence trèscompromise. Dans le cas contraire, à la première occasion, le monstre quinous a engloutis nous rendra au monde habité par nos semblables.

– À moins qu’il ne nous enrôle parmi son équipage, dit Conseil, et qu’ilnous garde ainsi…

– Jusqu’au moment, répliqua Ned Land, où quelque frégate, plus rapideou plus adroite que l’Abraham-Lincoln, s’emparera de ce nid de forbans, etenverra son équipage et nous respirer une dernière fois au bout de sa grand-vergue.

– Bien raisonné, maître Land, répliquai-je. Mais on ne nous a pas encorefait, que je sache, de proposition à cet égard. Inutile donc de discuter le

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parti que nous devons prendre, le cas échéant. Je vous le répète, attendons,prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a rien àfaire.

– Au contraire ! monsieur le professeur, répondit le harponneur, qui n’envoulait pas démordre, il faut faire quelque chose.

– Eh ! quoi donc, maître Land ?– Nous sauver.– Se sauver d’une prison « terrestre » est souvent difficile, mais d’une

prison sous-marine, cela me parait absolument impraticable.– Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondrez-vous à l’objection

de monsieur ? Je ne puis croire qu’un Américain soit jamais à bout deressources ! »

Le harponneur, visiblement embarrassé, se taisait. Une fuite dans lesconditions où le hasard nous avait jetés, était absolument impossible. Maisun Canadien est à demi Français, et maître Ned Land le fit bien voir par saréponse.

« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après quelques instants de réflexion,vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent s’échapperde leur prison ?

– Non, mon ami.– C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent de manière à y rester.– Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux être dedans que dessus ou

dessous !– Mais après avoir jeté dehors geôliers, porte-clefs et gardiens, ajouta

Ned Land.– Quoi, Ned ? vous songeriez sérieusement à vous emparer de ce

bâtiment ?– Très sérieusement, répondit le Canadien.– C’est impossible.– Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se présenter quelque chance

favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher d’en profiter. S’ilsne sont qu’une vingtaine d’hommes à bord de cette machine, ils ne ferontpas reculer deux Français et un Canadien, je suppose ! »

Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter.Aussi, me contentai-je de répondre :

« Laissons venir les circonstances, maître Land, et nous verrons. Mais,jusque-là, je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir quepar ruse, et ce n’est pas en vous emportant que vous ferez naître des chancesfavorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans tropde colère.

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– Je vous le promets, monsieur le professeur, répondit Ned Land d’unton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un gestebrutal ne me trahira, quand bien même le service de la table ne se ferait pasavec toute la régularité désirable.

– J’ai votre parole, Ned, » répondis-je au Canadien.Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit à réfléchir

à part soi. J’avouerai que, pour mon compte, et malgré l’assurance duharponneur, je ne conservais aucune illusion. Je n’admettais pas ces chancesfavorables dont Ned Land avait parlé. Pour être si sûrement manœuvré, lebateau sous-marin exigeait un nombreux équipage, et conséquemment, dansle cas d’une lutte, nous aurions affaire à trop forte partie. D’ailleurs, il fallait,avant tout, être libres, et nous ne l’étions pas. Je ne voyais même aucunmoyen de fuir cette cellule de tôle si hermétiquement fermée. Et pour peuque l’étrange commandant de ce bateau eût un secret à garder, – ce quiparaissait au moins probable, – il ne nous laisserait pas agir librement àson bord. Maintenant, se débarrasserait-il de nous par la violence, ou nousjetterait-il un jour sur quelque coin de terre ? C’était là l’inconnu. Toutesces hypothèses me semblaient extrêmement plausibles, et il fallait être unharponneur pour espérer de reconquérir sa liberté.

Je compris que les idées de Ned Land s’aigrissaient avec les réflexionsqui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu à peu les jurons gronderau fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaçants. Il selevait, tournait comme une bête fauve en cage, frappait les murs du pied etdu poing. D’ailleurs, le temps s’écoulait, la faim se faisait cruellement sentir,le stewart ne paraissait pas, et c’était oublier trop longtemps notre positionde naufragés, si l’on avait réellement de bonnes intentions à notre égard.

Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robuste estomac, semontait de plus en plus, et, malgré sa parole, je craignais véritablement uneexplosion, lorsqu’il se trouverait en présence de l’un des hommes du bord.

Pendant deux heures encore, la colère du Canadien s’exalta. Il appelait,il criait, mais en vain. Les murailles de tôle étaient sourdes. Je n’entendaismême aucun bruit à l’intérieur de ce bateau, qui semblait mort. Il nebougeait pas, car j’aurais évidemment senti les frémissements de la coquesous l’impulsion de l’hélice. Plongé sans doute dans l’abîme des eaux, iln’appartenait plus à la terre. Tout ce morne silence était effrayant.

Quant à notre abandon, à notre isolement au fond de notre cellule,je n’osais estimer ce qu’il pourrait durer. Les espérances que j’avaisconçues après notre entrevue avec le commandant du bord s’effaçaientpeu à peu. La douceur du regard de cet homme, l’expression généreusede sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de monsouvenir. Je revoyais cet énigmatique personnage tel qu’il devait être,

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nécessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l’humanité,inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemi de ses semblables,auxquels il avait dû vouer une impérissable haine.

Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser périr d’inanition, enfermésdans cette prison étroite, livrés à ces horribles tentations auxquelles poussela faim farouche ? Cette affreuse pensée prit dans mon esprit une intensitéterrible, et, l’imagination aidant, je me sentis envahir par une épouvanteinsensée. Conseil restait calme. Ned Land rugissait.

En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement. Des pasrésonnèrent sur la dalle de métal. Les serrures furent fouillées, la portes’ouvrit, le stewart parut.

Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empêcher, le Canadiens’était précipité sur ce malheureux ; il l’avait renversé ; il le tenait à la gorge.Le stewart étouffait sous sa main puissante.

Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneur sa victime àdemi suffoquée, et j’allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement,je fus cloué à ma place par ces mots prononcés en français :

« Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur le professeur, veuillezm’écouter. »

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XL’homme des eaux

C’était le commandant du bord qui parlait ainsi.À ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque étranglé,

sortit en chancelant sur un signe de son maître, et tel était l’empire ducommandant à son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cethomme devrait être animé contre le Canadien. Conseil, intéressé malgré lui,moi stupéfait, nous attendions en silence le dénouement de cette scène.

Le commandant, appuyé sur l’angle de la table, les bras croisés, nousobservait avec une profonde attention. Hésitait-il à parler ? Regrettait-il cesmots qu’il venait de prononcer en français ? On pouvait le croire.

Après quelques instants d’un silence qu’aucun de nous ne songea àinterrompre :

« Messieurs, dit-il d’une voix calme et pénétrante, je parle également lefrançais, l’anglais, l’allemand et le latin. J’aurais donc pu vous répondre dèsnotre première entrevue, mais je voulais vous connaître d’abord, réfléchirensuite. Votre quadruple récit, absolument semblable au fond, m’a affirmél’identité de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis enma présence monsieur Pierre Aronnax, professeur d’histoire naturelle auMuséum de Paris, chargé d’une mission scientifique à l’étranger, Conseil,son domestique, et Ned Land, d’origine canadienne, harponneur à bordde la frégate l’Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États-Unisd’Amérique. »

Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était pas une question que meposait le commandant. Donc, pas de réponse à faire. Cet homme s’exprimaitavec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase était nette, ses motsjustes, sa facilité d’élocution remarquable. Et cependant, je ne « sentais »pas en lui un compatriote.

Il reprit la conversation en ces termes :« Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j’ai longtemps tardé à vous

rendre cette seconde visite. C’est que, votre identité reconnue, je voulaispeser mûrement le parti à prendre envers vous. J’ai beaucoup hésité. Lesplus fâcheuses circonstances vous ont mis en présence d’un homme qui arompu avec l’humanité. Vous êtes venu troubler mon existence…

– Involontairement, dis-je.– Involontairement ? répondit l’inconnu, en forçant un peu sa voix. Est-

ce involontairement que l’Abraham-Lincoln me chasse sur toutes les mers ?

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Est-ce involontairement que vous avez pris passage à bord de cette frégate ?Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de monnavire ? Est-ce involontairement que maître Ned Land l’a frappé de sonharpon ? »

Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, à cesrécriminations j’avais une réponse toute naturelle à faire, et je la fis.

« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieuà votre sujet en Amérique et en Europe. Vous savez pas que divers accidents,provoqués par le choc de votre appareil sous-marin, ont ému l’opinionpublique dans les deux continents. Je vous fais grâce des hypothèses sansnombre par lesquelles on cherchait à expliquer l’inexplicable phénomènedont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous poursuivant jusquesur les hautes mers du Pacifique l’Abraham-Lincoln croyait chasser quelquepuissant monstre marin dont il fallait à tout prix délivrer l’Océan. »

Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant ; puis, d’un toncalme :

« Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frégaten’aurait pas poursuivi et canonné un bateau sous-marin aussi bien qu’unmonstre ? »

Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragutn’aurait pas hésité. Il eût cru de son devoir de détruire un appareil de cegenre tout comme un narval gigantesque.

« Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’aie le droit devous traiter en ennemis. »

Je ne répondis rien, et pour cause. À quoi bon discuter une propositionsemblable, quand la force peut détruire les meilleurs arguments ?

« J’ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien ne m’obligeait à vousdonner l’hospitalité. Si je devais me séparer de vous, je n’avais aucun intérêtà vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avaitservi de refuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais que vous aviezjamais existé. N’était-ce pas mon droit ?

– C’était peut-être le droit d’un sauvage, répondis-je, ce n’était pas celuid’un homme civilisé.

– Monsieur le professeur, répliqua vivement le commandant, je ne suispas ce que vous appelez un homme civilisé ! J’ai rompu avec la société toutentière pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprécier. Je n’obéis doncpoint à ses règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer devant moi. »

Ceci fut dit nettement. Un éclair de colère et de dédain avait alluméles yeux de l’inconnu, et, dans la vie de cet homme, j’entrevis un passéformidable. Non seulement il s’était mis en dehors des lois humaines, maisil s’était fait indépendant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot,

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hors d’atteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisqueà leur surface il déjouait les efforts tentés contre lui. Quel navire résisteraitau choc de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si épaisse qu’elle fût,supporterait les coups de son éperon ? Nul, entre les hommes, ne pouvait luidemander compte de ses œuvres. Dieu, s’il y croyait, sa conscience, s’il enavait une, étaient les seuls juges dont il pût dépendre.

Ces réflexions traversèrent rapidement mon esprit, pendant que l’étrangepersonnage se taisait, absorbé et comme retiré en lui-même. Je le considéraisavec un effroi mélangé d’intérêt, et, sans doute, ainsi qu’Œdipe considéraitle sphinx.

Après un assez long silence, le commandant reprit la parole.« J’ai donc hésité, dit-il, mais j’ai pensé que mon intérêt pouvait

s’accorder avec cette pitié naturelle à laquelle tout être humain a droit. Vousresterez à mon bord, puisque la fatalité vous y a jetés. Vous y serez libres,et en échange de cette liberté, toute relative d’ailleurs, je ne vous imposeraiqu’une seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira.

– Parlez, monsieur, répondis-je, je pense que cette condition est de cellesqu’un honnête homme peut accepter.

– Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains évènementsimprévus m’obligent à vous consigner dans vos cabines pour quelquesheures ou quelques jours. Désirant ne jamais employer la violence, j’attendsde vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obéissancepassive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilité, je vous dégageentièrement, car c’est à moi de vous mettre dans l’impossibilité de voir cequi ne doit pas être vu. Acceptez-vous cette condition ? »

Il se passait donc à bord des choses tout au moins singulières, et que nedevaient point voir des gens qui ne s’étaient pas mis hors des lois sociales !Entre les surprises que l’avenir me ménageait, celle-ci ne devait pas être lamoindre.

« Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur,la permission de vous adresser une question, une seule.

– Parlez, monsieur.– Vous avez dit que nous serions libres à votre bord ?– Entièrement.– Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette liberté.– Mais, la liberté d’aller, de venir, de voir, d’observer même tout ce qui

se passe ici, – sauf en quelques circonstances rares, – la liberté enfin dontnous jouissons nous-mêmes, mes compagnons et moi. »

Il était évident que nous ne nous entendions point.« Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberté, ce n’est que celle que

tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire.

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– Il faudra, cependant, qu’elle vous suffise !– Quoi, nous devons renoncer à revoir jamais notre patrie, nos amis, nos

parents !– Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cet insupportable joug de la

terre, que les hommes croient être la liberté, n’est peut-être pas aussi pénibleque vous le pensez !

– Par exemple, s’écria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de nepas chercher à me sauver !

– Je ne vous demande pas de parole, maître Land, répondit froidementle commandant.

– Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi, vous abusez de votresituation envers nous ! C’est de la cruauté !

– Non, monsieur, c’est de la clémence ! Vous êtes mes prisonniers aprèscombat ! Je vous garde, quand je pourrais d’un mot vous replonger dansles abîmes de l’Océan ! Vous m’avez attaqué ! Vous êtes venus surprendreun secret que nul homme au monde ne doit pénétrer, le secret de toute monexistence ! Et vous croyez que je vais vous renvoyer sur cette terre qui nedoit plus me connaître ! Jamais ! En vous retenant, ce n’est pas vous que jegarde, c’est moi-même ! »

Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contrelequel ne prévaudrait aucun argument.

« Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement à choisirentre la vie ou la mort ?

– Tout simplement.– Mes amis, dis-je, a une question ainsi posée, il n’y a rien à répondre.

Mais aucune parole ne nous lie au maître de ce bord.– Aucune, monsieur, » répondit l’inconnu.Puis, d’une voix plus douce, il reprit :« Maintenant, permettez-moi d’achever ce que j’ai à vous dire. Je vous

connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n’aurezpeut-être pas tant à vous plaindre du hasard qui vous lie à mon sort. Voustrouverez parmi les livres qui servent à mes études favorites cet ouvrage quevous avez publié sur les grands fonds de la mer. Je l’ai souvent lu. Vous avezpoussé votre œuvre aussi loin que vous le permettait la science terrestre.Mais vous ne savez pas tout, vous n’avez pas tout vu. Laissez-moi vousdire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passé àmon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L’étonnement,la stupéfaction seront probablement l’état habituel de votre esprit. Vous nevous blaserez pas facilement sur le spectacle incessant offert à vos yeux.Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin, – qui sait ? ledernier peut-être, – tout ce que j’ai pu étudier au fond de ces mers tant de

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fois parcourues, et vous serez mon compagnon d’études. À partir de ce jour,vous entrez dans un nouvel élément, vous verrez ce que n’a vu encore aucunhomme, – car moi et les miens nous ne comptons plus, – et notre planète,grâce à moi, va vous livrer ses derniers secrets. »

Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grandeffet. J’étais pris là par mon faible, et j’oubliai, pour un instant, que lacontemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la liberté perdue.D’ailleurs, je comptais sur l’avenir pour trancher cette grave question. Aussi,je me contentai de répondre :

« Monsieur, si vous avez brisé avec l’humanité, je veux croire quevous n’avez pas renié tout sentiment humain. Nous sommes des naufragéscharitablement recueillis à votre bord, nous ne l’oublierons pas. Quant à moi,je ne méconnais pas que, si l’intérêt de la science pouvait absorber jusqu’aubesoin de liberté, ce que me promet notre rencontre m’offrirait de grandescompensations. »

Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notretraité. Il n’en fit rien. Je le regrettai pour lui.

« Une dernière question, dis-je, au moment où cet être inexplicablesemblait vouloir se retirer.

– Parlez, monsieur le professeur.– De quel nom dois-je vous appeler ?– Monsieur, répondit le commandant, je ne suis pour vous que le capitaine

Nemo. Vos compagnons et vous, n’êtes pour moi que les passagers duNautilus. »

Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna sesordres dans cette langue étrangère que je ne pouvais reconnaître. Puis, setournant vers le Canadien et Conseil :

« Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre cethomme.

– Ce n’est pas de refus ! » répondit le harponneur.Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où ils étaient renfermés

depuis plus de trente heures.« Et maintenant, monsieur Aronnax, notre déjeuner est prêt. Permettez-

moi de vous précéder.– À vos ordres, capitaine. »Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j’eus franchi la porte, je pris une

sorte de couloir électriquement éclairé, semblable aux coursives d’un navire.Après un parcours d’une dizaine de mètres, une seconde porte s’ouvritdevant moi.

J’entrai alors dans une salle à manger, ornée et meublée avec ungoût sévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustés d’ornements d’ébène,

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s’élevaient aux deux extrémités de cette salle, et sur leurs rayons à ligneondulée étincelaient des faïences, des porcelaines, des verreries d’un prixinestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait unplafond lumineux dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient l’éclat.

Au centre de la salle était une table richement servie. Le capitaine Nemom’indiqua la place que je devais occuper.

« Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourirde faim. »

Le déjeuner se composait d’un certain nombre de plats dont la mer seuleavait fourni le contenu, et de quelques mets dont j’ignorais la nature etla provenance. J’avouerai que c’était bon, mais avec un goût particulierauquel je m’habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches enphosphore, et je pensai qu’ils devaient avoir une origine marine.

Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devinames pensées, et il répondit de lui-même aux questions que je brûlais de luiadresser.

« La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vouspouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis longtemps,j’ai renoncé aux aliments de la terre, et je ne m’en porte pas plus mal. Monéquipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi.

– Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer ?– Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes besoins. Tantôt,

je mets mes filets à la traine, et je les retire prêts à se rompre. Tantôt, je vaischasser au milieu de cet élément qui parait être inaccessible à l’homme, et jeforce le gibier qui gîte dans mes forêts sous-marines. Mes troupeaux, commeceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immensesprairies de l’Océan. J’ai là un vaste domaine que j’exploite moi-même et quiest toujours ensemencé par la main du Créateur de toutes choses. »

Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je luirépondis :

« Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissentd’excellents poissons à votre table ; je comprends moins que vouspoursuiviez le gibier aquatique dans vos forêts sous-marines ; mais je necomprends plus du tout qu’une parcelle de viande, si petite qu’elle soit,figure dans votre menu.

– Aussi, monsieur, répondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usagede la chair des animaux terrestres.

– Ceci, cependant ?… repris-je, en désignant un plat où restaient encorequelques tranches de filet.

– Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le professeur, n’estautre chose que du filet de tortue de mer. Voici également quelques foies de

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dauphin que vous prendriez pour un ragoût de porc. Mon cuisinier est unhabile préparateur, qui excelle à conserver ces produits variés de l’Océan.Goûtez à tous ces mets. Voici une conserve d’holoturies qu’un Malaisdéclarerait sans rivale au monde ; voilà une crème dont le lait a été fournipar la mamelle des cétacés, et le sucre par les grands fucus de la mer duNord ; enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d’anémones quivalent celles des fruits les plus savoureux. »

Et je goûtais, plutôt en curieux qu’en gourmet, tandis que le capitaineNemo m’enchantait par ses invraisemblables récits.

« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourriceprodigieuse, inépuisable, elle ne me nourrit pas seulement, elle me vêtencore. Ces étoffes qui vous couvrent sont tissées avec le byssus de certainscoquillages ; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancées decouleurs violettes que j’extrais des aplysis de la Méditerranée. Les parfumsque vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de ladistillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostère del’Océan. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur sécrétéepar la seiche ou l’encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme toutlui retournera un jour !

– Vous aimez la mer, capitaine.– Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes

du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense désert oùl’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n’estque le véhicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n’est quemouvement et amour ; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poètes.Et en effet, monsieur le professeur, la nature s’y manifeste par ses troisrègnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largement représenté parles quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulés, par cinqclasses des mollusques, par trois classes des vertébrés, les mammifères, lesreptiles et les innombrables légions de poissons, ordre infini d’animaux quicompte plus de treize mille espèces, dont un dixième seulement appartient àl’eau douce. La mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par la mer quele globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle !Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes. À sasurface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer,y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessousde son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissancedisparaît ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement estl’indépendance ! Là je ne reconnais pas de maîtres ! Là je suis libre ! »

Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme quidébordait de lui. S’était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve habituelle ?

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Avait-il trop parlé ? Pendant quelques instants, il se promena, très agité. Puis,ses nerfs se calmèrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumée, et, setournant vers moi :

« Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter leNautilus, je suis à vos ordres. »

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XILe Nautilus

Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée àl’arrière de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans une chambre de dimension égaleà celle que je venais de quitter.

C’était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustésde cuivre, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livresuniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaientà leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron,qui offraient les courbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles,en s’écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d’y poser le livreen lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures,entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumièreélectrique inondait tout cet harmonieux ensemble et tombait de quatre globesdépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais avec uneadmiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et je ne pouvaisen croire mes yeux.

« Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s’étendre sur un divan,voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d’un palais des continents,et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu’elle peut vous suivre auplus profond des mers.

– Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur leprofesseur ? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vousoffre-t-il un repos aussi complet ?

– Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre auprès du vôtre.Vous possédez là six ou sept mille volumes…

– Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui merattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautiluss’est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j’ai acheté mesderniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuislors, je veux croire que l’humanité n’a plus ni pensé ni écrit. Ces livres,monsieur le professeur, sont d’ailleurs à votre disposition, et vous pourrezen user librement. »

Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de labibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en toutelangue, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d’économiepolitique ; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail curieux,tous ces livres étaient indistinctement classés, en quelque langue qu’ils

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fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lirecouramment les volumes que sa main prenait au hasard.

Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre des maîtres ancienset modernes, c’est-à-dire tout ce que l’humanité a produit de plus beaudans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’àVictor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’àMme Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de cettebibliothèque ; les livres de mécanique, de balistique, d’hydrographie, demétéorologie, de géographie, de géologie, etc., y tenaient une place nonmoins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ilsformaient la principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, toutl’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles,de Milne Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot,de l’abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d’Agassis, etc.,les mémoires de l’Académie des sciences, les bulletins de diverses sociétésde géo graphie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-être valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi lesœuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé les Fondateurs de l’Astronomieme donna même une date certaine ; et comme je savais qu’il avait parudans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus neremontait pas à une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus,le capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine. J’espérai,d’ailleurs, que des ouvrages plus récents encore me permettraient de fixerexactement cette époque ; mais j’avais le temps de faire cette recherche, etje ne voulus pas retarder davantage notre promenade à travers les merveillesdu Nautilus.

« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cettebibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et j’enprofiterai.

– Cette salle n’est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine Nemo,c’est aussi un fumoir.

– Un fumoir ! m’écriai-je. On fume donc à bord ?– Sans doute.– Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avez conservé des

relations avec la Havane.– Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax,

et, bien qu’il ne vienne pas de la Havane, vous en serez content, si vous êtesconnaisseur. »

Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la forme rappelait celle dulondrès ; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d’or. Je l’allumai àun petit brasero que supportait un élégant pied de bronze, et j’aspirai ses

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premières bouffées avec la volupté d’un amateur qui n’a pas fumé depuisdeux jours.

« C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du tabac.– Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de la Havane ni de

l’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine, que la mer me fournit,non sans quelque parcimonie. Regretterez-vous les londrès, monsieur ?

– Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.– Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l’origine de ces cigares.

Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n’en sont pas moins bons, j’imagine.– Au contraire. »À ce moment, le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face à celle

par laquelle j’étais entré dans la bibliothèque, et je passai dans un salonimmense et splendidement éclairé.

C’était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dix mètres, largede six, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoré de légères arabesques,distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassées dans cemusée. Car c’était réellement un musée dans lequel une main intelligente etprodigue avait réuni tous les trésors de la nature et de l’art, avec ce pêle-mêle artiste qui distingue un atelier de peintre.

Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes, séparés pard’étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d’undessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute valeur, et que, pourla plupart, j’avais admirées dans les collections particulières de l’Europeet aux expositions de peinture. Les diverses écoles des maîtres anciensétaient représentées par une madone de Raphaël, une vierge de Léonardde Vinci, une nymphe du Corrége, une femme du Titien, une adoration deVéronèse, une assomption de Murillo, un portrait d’Holbein, un moine deVelasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysagesflamands de Teniers, trois petits tableaux de genre de Gérard Dow, deMestu, de Paul Potter, deux toiles de Géricault et de Prud’hon, quelquesmarines de Backuysen et de Vernet. Parmi les œuvres de la peinture moderneapparaissaient des tableaux signés Delacroix. Ingres, Decamp, Troyon,Meissonier, etc., et quelques admirables réductions de statues de marbreou de bronze, d’après les plus beaux modèles de l’antiquité, se dressaientsur leurs piédestaux dans les angles de ce magnifique musée. Cet état destupéfaction que m’avait prédit le commandant du Nautilus commençaitdéjà à s’emparer de mon esprit.

« Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange, vous excuserez lesans-gêne avec lequel je vous reçois, et le désordre qui règne dans ce salon.

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– Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vous êtes, m’est-ilpermis de reconnaître en vous un artiste ?

– Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois à collectionnerces belles œuvres créées par la main de l’homme. J’étais un chercheur avide,un fureteur infatigable, et j’ai pu réunir quelques objets de haute valeur. Cesont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. À mesyeux, vos artistes modernes ne sont déjà plus que des anciens ; ils ont deuxou trois mille ans d’existence, et je les confonds dans mon esprit. Les maîtresn’ont pas d’âge.

– Et ces musiciens ? dis-je en montrant des partitions de Weber, deRossini, de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, de Meyerbeer, d’Herold, deWagner, d’Auber, de Gounod, de Massé, et nombre d’autres, éparses sur unpiano-orgue de grand modèle qui occupait un des panneaux du salon.

– Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sont descontemporains d’Orphée, car les différences chronologiques s’effacent dansla mémoire des morts, – et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bienmort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre ! »

Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverie profonde. Jele considérais avec une vive émotion, analysant en silence les étrangetés desa physionomie. Accoudé sur l’angle d’une précieuse table de mosaïque, ilne me voyait plus, il oubliait ma présence.

Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue lescuriosités qui enrichissaient ce salon.

Auprès des œuvres de l’art, les raretés naturelles tenaient une place trèsimportante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles etautres productions de l’Océan, qui devaient être les trouvailles personnellesdu capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d’eau, électriquementéclairé, retombait dans une vasque faite d’une seule tridacne. Cette coquille,fournie par le plus grand des mollusques acéphales, mesurait sur ses bordsdélicatement festonnés une circonférence de six mètres environ ; elledépassait donc en grandeur ces belles tridacnes qui furent données à FrançoisIer par la république de Venise, et dont l’église Saint-Sulpice, à Paris, a faitdeux bénitiers gigantesques.

Autour de cette vasque, sous d’élégantes vitrines fixées par des armaturesde cuivre, étaient classés et étiquetés les plus précieux produits de la mer quieussent jamais été livrés aux regards d’un naturaliste. On conçoit ma joiede professeur.

L’embranchement des zoophytes offrait de très curieux spécimens de sesdeux groupes des polypes et des échinodermes. Dans le premier groupe, destubipores, des gorgones disposées en éventail, des éponges douces de Syrie,des isis des Moluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers

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de Norvège, des ombellulaires variées, des alcyonnaires, toute une série deces madrépores que mon maître Milne Edwards a si sagacement classés ensections, et parmi lesquels je remarquai d’adorables flabellines, des oculinesde l’île Bourbon, le « char de Neptune » des Antilles, de superbes variétés decoraux, enfin toutes les espèces de ces curieux polypiers dont l’assemblageforme des îles entières qui deviendront un jour des continents. Dans leséchinodermes, remarquables par leur enveloppe épineuse, les astéries, lesétoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astérophons, les oursins,les holoturies, etc., représentaient la collection complète des individus de cegroupe.

Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certainement devantd’autres vitrines plus nombreuses où étaient classés les échantillons del’embranchement des mollusques. Je vis là une collection d’une valeurinestimable, et que le temps me manquerait à décrire tout entière. Parmices produits, je citerai, pour mémoire seulement, l’élégant manteau royalde l’océan Indien, dont les régulières taches blanches ressortaient vivementsur un fond rouge et brun, un spondyle impérial, aux vives couleurs,tout hérissé d’épines, rare spécimen dans les muséums européens, et dontj’estimai la valeur à vingt mille francs, un marteau commun des mers de laNouvelle-Hollande, qu’on se procure difficilement, des bucardes exotiquesdu Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles valves, qu’un souffle eûtdissipées comme une bulle de savon, plusieurs variétés des arrosoirs deJava, sortes de tubes calcaires bordés de replis foliacés, et très disputés parles amateurs, toute une série de troques, les uns jaunes verdâtres, péchésdans les mers d’Amérique, les autres d’un brun roux, amis des eaux de laNouvelle-Hollande, ceux-ci venus du golfe du Mexique et remarquables parleur coquille imbriquée, ceux-là trouvés dans les mers australes, et enfin,le plus rare de tous, le magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande ; puisd’admirables tellines sulfurées, de précieuses espèces de cythérées et devénus, le cadran treillisé des côtes de Tranquebar, le sabot marbré à nacreresplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cône presqueinconnu du genre Cœnodulli, toutes les variétés de porcelaines qui servent demonnaie dans l’Inde et en Afrique, la « gloire de la mer », la plus précieusecoquille des Indes orientales ; enfin des littorines, des dauphinules, desturritelles, des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, descasques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, descérites, des fuseaux, des strombes, des ptérocères, des patelles, des hyales,des cléodores, coquillages délicats et fragiles, que la science a baptisés deses noms les plus charmants.

À part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des chapeletsde perles de la plus grande beauté, que la lumière électrique piquait de

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pointes de feu, des perles roses arrachées aux pinnes marines de la merRouge, des perles vertes de l’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues,noires, curieux produits des divers mollusques de tous les océans et decertaines moules des cours d’eau du Nord, enfin plusieurs échantillonsd’un prix inappréciable qui avaient été distillés par les pintadines les plusrares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un œuf depigeon : elles valaient, et au-delà, celle que le voyageur Tavernier vendittrois millions au schah de Perse, et primaient cette autre perle de l’iman deMascate, que je croyais sans rivale au monde.

Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi dire,impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour acquérirces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il puisait poursatisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu parces mots :

« Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, ellespeuvent intéresser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme deplus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n’est pas une mer duglobe qui ait échappé à mes recherches.

– Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener aumilieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui ont fait eux-mêmes leurtrésor. Aucun muséum d’Europe ne possède une semblable collection desproduits de l’Océan. Mais si j’épuise mon admiration pour elle, que merestera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne veux point pénétrer des secretsqui sont les vôtres ! Cependant, j’avoue que ce Nautilus, la force motricequ’il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manœuvrer, l’agent sipuissant qui l’anime, tout cela excite au plus haut point ma curiosité. Je voissuspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination m’estinconnue. Puis-je savoir ?…

– Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit quevous seriez libre à mon bord, et, par conséquent, aucune partie du Nautilusne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en détail, et je me ferai unplaisir d’être votre cicérone.

– Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n’abuserai pasde votre complaisance. Je vous demanderai seulement à quel usage sontdestinés ces instruments de physique.

– Monsieur le professeur, ces mêmes instruments se trouvent dans machambre, et c’est là que j’aurai l’honneur de vous expliquer leur emploi.Mais, auparavant, venez visiter la cabine qui vous est réservée. Il faut quevous sachiez comment vous serez installé à bord du Nautilus. »

Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque pancoupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit

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vers l’avant, et là je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre élégante,avec lit, toilette et divers autres meubles.

Je ne pus que remercier mon hôte.« Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il en ouvrant une porte,

et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. »J’entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sévère, presque

cénobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meublesde toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de confortable. Le strictnécessaire seulement.

Le capitaine Nemo me montra un siège.« Veuillez vous asseoir, » me dit-il.Je m’assis, et il prit la parole en ces termes :

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XIITout par l’électricité

« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instrumentssuspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigés par lanavigation du Nautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sousles yeux, et ils m’indiquent ma situation et ma direction exactes au milieude l’Océan. Les uns vous sont connus, tels que le thermomètre, qui donnela température intérieure du Nautilus ; le baromètre, qui pèse le poids del’air et prédit les changements de temps ; l’hygromètre, qui marque ledegré de sécheresse de l’atmosphère ; le storm-glass, dont le mélange, ense décomposant, annonce l’arrivée des tempêtes ; la boussole, qui dirigema route ; le sextant, qui par la hauteur du soleil m’apprend ma latitude ;les chronomètres, qui me permettent de calculer ma longitude, et enfindes lunettes de jour et de nuit, qui me servent à scruter tous les points del’horizon, quand le Nautilus est remonté à la surface des flots.

– Ce sont les instruments habituels au navigateur, répondis-je, et j’enconnais l’usage. Mais en voici d’autres qui répondent sans doute auxexigences particulières du Nautilus. Ce cadran que j’aperçois et que parcourtune aiguille mobile, n’est-ce pas un manomètre ?

– C’est un manomètre, en effet. Mis en communication avec l’eau dontil indique la pression extérieure, il me donne par là même la profondeur àlaquelle se maintient mon appareil.

– Et ces sondes d’une nouvelle espèce ?– Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent la température des

diverses couches d’eau.– Et ces autres instruments dont je ne devine pas l’emploi ?– Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications,

dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m’écouter. »Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit :« Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à tous les

usages et qui règne en maître à mon bord. Tout se fait par lui. Il m’éclaire,il m’échauffe, il est l’âme de mes appareils mécaniques. Cet agent, c’estl’électricité.

– L’électricité ! m’écriai-je assez surpris.– Oui, monsieur.– Cependant, capitaine, vous possédez une extrême rapidité de

mouvements qui s’accorde mal avec le pouvoir de l’électricité. Jusqu’icisa puissance dynamique est restée très restreinte et n’a pu produire que depetites forces !

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– Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mon électricitén’est pas celle de tout le monde, et c’est là tout ce que vous me permettrezde vous en dire.

– Je n’insisterai pas, monsieur, et je me contenterai d’être très étonnéd’un tel résultat. Une seule question, cependant, à laquelle vous ne répondrezpas si elle est indiscrète. Les éléments que vous employez pour produirece merveilleux agent doivent s’user vite. Le zinc, par exemple, comment leremplacez-vous, puisque vous n’avez plus aucune communication avec laterre ?

– Votre question aura sa réponse, répondit le capitaine Nemo. Je vousdirai, d’abord, qu’il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer,d’argent, d’or, dont l’exploitation serait très certainement praticable. Maisje n’ai rien emprunté à ces métaux de la terre, et j’ai voulu ne demander qu’àla mer elle-même les moyens de produire mon électricité.

– À la mer ?– Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas.

J’aurais pu, en effet, en établissant un circuit entre des fils plongés àdifférentes profondeurs, obtenir l’électricité par la diversité de températuresqu’ils éprouvaient ; mais j’ai préféré employer un système plus pratique.

– Et lequel ?– Vous connaissez la composition de l’eau de mer. Sur mille grammes on

trouve quatre-vingt-seize centièmes et demi d’eau, et deux centièmes deuxtiers environ de chlorure de sodium ; puis, en petite quantité, des chloruresde magnésium et de potassium, du bromure de magnésium, du sulfate demagnésie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que lechlorure de sodium s’y rencontre dans une proportion notable. Or, c’est cesodium que j’extrais de l’eau de mer et dont je compose mes éléments.

– Le sodium ?– Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme un amalgame qui

tient lieu du zinc dans les éléments Bunsen. Le mercure ne s’use jamais. Lesodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-même. Je vous dirai,en outre, que les piles au sodium doivent être considérées comme les plusénergiques, et que leur force électromotrice est double de celle des piles auzinc.

– Je comprends bien, capitaine, l’excellence du sodium dans lesconditions où vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il fautencore le fabriquer, l’extraire en un mot. Et comment faites-vous ? Vos pilespourraient évidemment servir à cette extraction ; mais, si je ne me trompe,la dépense du sodium nécessitée par les appareils électriques dépasseraitla quantité extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour leproduire plus que vous n’en produiriez !

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– Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais pas par la pile, et j’emploietout simplement la chaleur du charbon de terre.

– De terre ? dis-je en insistant.– Disons charbon de mer, si vous voulez, répondit le capitaine Nemo.– Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille ?– Monsieur Aronnax, vous me verrez à l’œuvre. Je ne vous demande

qu’un peu de patience, puisque vous avez le temps d’être patient. Rappelez-vous seulement ceci : Je dois tout à l’Océan ; il produit l’électricité, etl’électricité donne au Nautilus la chaleur, la lumière, le mouvement, la vieen un mot.

– Mais non pas l’air que vous respirez ?– Oh ! je pourrais fabriquer l’air nécessaire à ma consommation, mais

c’est inutile, puisque je remonte à la surface de la mer quand il me plaît.Cependant, si l’électricité ne me fournit pas l’air respirable, elle manœuvre,du moins, des pompes puissantes qui l’emmagasinent dans des réservoirsspéciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps queje le veux, mon séjour dans les couches profondes.

– Capitaine, répondis-je, je me contente d’admirer. Vous avezévidemment trouvé ce que les hommes trouveront sans doute un jour, lavéritable puissance dynamique de l’électricité.

– Je ne sais s’ils la trouveront, répondit froidement le capitaine Nemo.Quoi qu’il en soit, vous connaissez déjà la première application que j’aifaite de ce précieux agent. C’est lui qui nous éclaire avec une égalité,une continuité que n’a pas la lumière du soleil. Maintenant, regardez cettehorloge ; elle est électrique et marche avec une régularité qui défie celle desmeilleurs chronomètres. Je l’ai divisée en vingt-quatre heures, comme leshorloges italiennes, car pour moi il n’existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune,mais seulement cette lumière factice que j’entraîne jusqu’au fond des mers.Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin.

– Parfaitement.– Autre application de l’électricité. Ce cadran, suspendu devant nos

yeux, sert à indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil électrique le met encommunication avec l’hélice du loch, et son aiguille m’indique la marcheréelle de l’appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitessemodérée de quinze milles à l’heure.

– C’est merveilleux, répondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avezeu raison d’employer cet agent, qui est destiné à remplacer le vent, l’eau etla vapeur.

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– Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en selevant, et, si vous voulez me suivre, nous visiterons l’arrière du Nautilus. »

En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre à l’éperon : la salle àmanger de cinq mètres, séparée de la bibliothèque par une cloison étanche,c’est-à-dire ne pouvant être pénétrée par l’eau, – la bibliothèque de cinqmètres, – le grand salon de dix mètres, séparé de la chambre du capitaine parune seconde cloison étanche, – ladite chambre du capitaine de cinq mètres,– la mienne de deux mètres cinquante, – et enfin un réservoir d’air de septmètres cinquante, qui s’étendait jusqu’à l’étrave. Total, trente-cinq mètresde longueur. Les cloisons étanches étaient percées de portes qui se fermaienthermétiquement au moyen d’obturateurs en caoutchouc, et elles assuraienttoute sécurité à bord du Nautilus, au cas où une voie d’eau se fût déclarée.

Je suivis le capitaine Nemo à travers les coursives situées en abord, etj’arrivai au centre du navire. Là se trouvait une sorte de puits qui s’ouvraitentre deux cloisons étanches. Une échelle de fer, cramponnée à la paroi,conduisait à son extrémité supérieure. Je demandai au capitaine à quel usageservait cette échelle.

« Elle aboutit au canot, répondit-il.– Quoi ! vous avez un canot ? répliquai-je, assez étonné.– Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insubmersible, qui

sert à la promenade et à la pêche.Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes forcé de revenir

à la surface de la mer ?– Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la coque du

Nautilus et occupe une cavité disposée pour le recevoir. Il est entièrementponté, absolument étanche et retenu par de solides boulons. Cette échelleconduit à un trou d’homme percé dans la coque du Nautilus, qui correspondà un trou pareil percé dans le flanc du canot. C’est par cette double ouvertureque je m’introduis dans l’embarcation. On referme l’une, celle du Nautilus ;je referme l’autre, celle du canot, au moyen de vis de pression ; je largue lesboulons, et l’embarcation remonte avec une prodigieuse rapidité à la surfacede la mer. J’ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-là,je mâte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promène.

– Mais comment revenez-vous à bord ?–Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est le Nautilus qui revient.– À vos ordres ?– À mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je lance un

télégramme, et cela suffit.– En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n’est plus simple ! »

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Après avoir dépassé la cage de l’escalier qui aboutissait à la plate-forme,je vis une cabine, longue de deux mètres, dans laquelle Conseil et Ned Land,enchantés de leur repas, s’occupaient à le dévorer à belles dents. Puis, uneporte s’ouvrit sur la cuisine longue de trois mètres, située entre les vastescambuses du bord.

Là, l’électricité, plus énergique et plus obéissante que le gaz lui-même, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous lesfourneaux, communiquaient à des éponges de platine une chaleur quise distribuait et se maintenait régulièrement. Elle chauffait égalementdes appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient uneexcellente eau potable. Auprès de cette cuisine s’ouvrait une salle de bains,confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient l’eau froide oul’eau chaude, à volonté.

À la cuisine succédait le poste de l’équipage, long de cinq mètres. Maisla porte en était fermée, et je ne pus voir son aménagement, qui m’eût peut-être fixé sur le nombre d’hommes nécessité par la manœuvre du Nautilus.

Au fond s’élevait une quatrième cloison étanche, qui séparait ce postede la chambre des machines. Une porte s’ouvrit, et je me trouvai dans cecompartiment où le capitaine Nemo, – ingénieur de premier ordre, à coupsûr, – avait disposé ses appareils de locomotion.

Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesurait pas moinsde vingt mètres en longueur. Elle était naturellement divisée en deux parties :la première renfermait les éléments qui produisaient l’électricité, et laseconde, le mécanisme qui transmettait le mouvement à l’hélice.

Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis qui emplissait cecompartiment. Le capitaine Nemo s’aperçut de mon impression.

« Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de gaz produits par l’emploidu sodium ; mais ce n’est qu’un léger inconvénient. Tous les matins,d’ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant à grand air. »

Cependant, j’examinais avec un intérêt facile à concevoir la machine duNautilus.

« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, l’emploie des élémentsBunsen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été impuissants.Les éléments Bunsen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vautmieux, expérience faite. L’électricité produite se rend à l’arrière, où elle agitpar des électro-aimants de grande dimension sur un système particulier deleviers et d’engrenages qui transmettent le mouvement à l’arbre de l’hélice.Celle-ci, dont le diamètre est de six mètres et le pas de sept mètres cinquante,peut donner jusqu’à cent vingt tours par seconde.

– Et vous obtenez alors ?– Une vitesse de cinquante milles à l’heure. »

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Il y avait là un mystère, mais je n’insistai pas pour le connaître. Commentl’électricité pouvait-elle agir avec une telle puissance ? Où cette forcepresque illimitée prenait-elle son origine ? Était-ce dans sa tension excessiveobtenue par des bobines d’une nouvelle sorte ? Était-ce dans sa transmissionqu’un système de leviers inconnus pouvait accroître à l’infini ? C’est ce queje ne pouvais comprendre.

« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je ne cherche pasà les expliquer. J’ai vu le Nautilus manœuvrer devant l’Abraham-Lincoln,et je sais à quoi m’en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Ilfaut voir où l’on va ! Il faut pouvoir se diriger à droite, à gauche, en haut,en bas ! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, où vous trouvezune résistance croissante qui s’évalue par des centaines d’atmosphères ?Comment remontez-vous à la surface de l’Océan ? Enfin, comment vousmaintenez-vous dans le milieu qui vous convient ? Suis-je indiscret en vousle demandant ?

– Aucunement, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, aprèsune légère hésitation, puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C’est notre véritable cabinet de travail, et là,vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus ! »

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XIIIQuelques chiffres

Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare auxlèvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure qui donnait les plans, coupeet élévation du Nautilus. Puis il commença sa dissertation en ces termes :

« Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau quivous porte. C’est un cylindre très allongé, à bouts coniques. Il affectesensiblement la forme d’un cigare, forme déjà adoptée à Londres dansplusieurs constructions du même genre. La longueur de ce cylindre, de têteen tête, est exactement de soixante-dix mètres, et son bau, à sa plus grandelargeur, est de huit mètres. Il n’est donc pas construit tout à fait au dixièmecomme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisammentlongues et sa coulée assez prolongée pour que l’eau déplacée s’échappeaisément et n’oppose aucun obstacle à sa marche.

« Ces deux dimensions vous permettent d’obtenir par un simple calculla surface et le volume du Nautilus. Sa surface comprend mille onze mètrescarrés et quarante-cinq centièmes ; son volume quinze cents mètres cubes etdeux dixièmes, – ce qui revient à dire qu’entièrement immergé, il déplaceou pèse quinze cents mètres cubes ou tonneaux.

« Lorsque j’ai fait les plans de ce navire destiné à une navigation sous-marine, j’ai voulu qu’en équilibre dans l’eau, il plongeât des neuf dixièmes,et qu’il émergeât d’un dixième seulement. Par conséquent, il ne devaitdéplacer dans ces conditions que les neuf dixièmes de son volume, soit treizecent cinquante-six mètres cubes et quarante-huit centièmes, c’est-à-dire nepeser que ce nombre de tonneaux. J’ai donc dû ne pas dépasser ce poids enle construisant suivant les dimensions susdites.

« Le Nautilus se compose de deux coques, l’une intérieure, l’autreextérieure, réunies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigiditéextrême. En effet, grâce à cette disposition cellulaire, il résiste comme unbloc, comme s’il était plein. Son bordé ne peut céder ; il adhère par lui-même, non par le serrage des rivets, et l’homogénéité de sa construction,due au parfait assemblage des matériaux, lui permet de défier les mers lesplus violentes.

« Ces deux coques sont fabriquées en tôle d’acier dont la densité parrapport à l’eau est de sept huit dixièmes. La première n’a pas moins de cinqcentimètres d’épaisseur et pèse trois cent quatre-vingt-quatorze tonneauxquatre-vingt-seize centièmes. La seconde enveloppe, la quille, haute decinquante centimètres et large de vingt-cinq, pesant, à elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et aménagements,

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les cloisons et les étrésillons intérieurs ont un poids de neuf cent soixanteet un tonneaux soixante-deux centièmes, qui, ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centièmes, forment le totalexigé de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit centièmes. Est-ce entendu ?

– C’est entendu, répondis-je.– Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve à flot dans

ces conditions, il émerge d’un dixième. Or, si j’ai disposé des réservoirsd’une capacité égale à ce dixième, soit d’une contenance de cent cinquantetonneaux et soixante-douze centièmes, et si je les remplis d’eau, le bateaudéplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complètementimmergé. C’est ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces réservoirs existenten abord dans les parties inférieures du Nautilus. J’ouvre des robinets, ils seremplissent, et le bateau s’enfonçant vient affleurer la surface de l’eau.

– Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritable difficulté. Quevous puissiez affleurer la surface de l’Océan, je le comprends. Mais plusbas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin neva-t-il pas rencontrer une pression et par conséquent subir une poussée debas en haut qui doit être évaluée à une atmosphère par trente pieds d’eau,soit environ un kilogramme par centimètre carré ?

– Parfaitement, monsieur.– Donc, à moins que vous ne remplissiez le Nautilus en entier, je ne vois

pas comment vous pouvez l’entraîner au sein des masses liquides.– Monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, il ne faut pas

confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l’on s’expose à de graveserreurs. Il y a très peu de travail à dépenser pour atteindre les basses régionsde l’Océan, car les corps ont une tendance à devenir « fondriers ». Suivezmon raisonnement.

– Je vous écoute, capitaine.– Lorsque j’ai voulu déterminer l’accroissement de poids qu’il faut

donner au Nautilus pour l’immerger, je n’ai eu à me préoccuper que de laréduction du volume que l’eau de mer éprouve à mesure que ses couchesdeviennent de plus en plus profondes.

– C’est évident, répondis-je.– Or, si l’eau n’est pas absolument incompressible, elle est, du moins,

très peu compressible. En effet, d’après les calculs les plus récents,cette réduction n’est que de quatre cent trente-six dix-millionièmes paratmosphère, ou par chaque trente pieds de profondeur. S’agit-il d’aller àmille mètres, je tiens compte alors de la réduction du volume sous unepression équivalente à celle d’une colonne d’eau de mille mètres, c’est-à-dire sous une pression de cent atmosphères. Cette réduction sera alors de

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quatre cent trente-six cent-millièmes. Je devrai donc accroître le poids defaçon à peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centièmes aulieu de quinze cent sept tonneaux deux dixièmes. L’augmentation ne seraconséquemment que de six tonneaux cinquante-sept centièmes.

– Seulement ?– Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile à vérifier. Or,

j’ai des réservoirs supplémentaires capables d’embarquer cent tonneaux.Je puis donc descendre à des profondeurs considérables. Lorsque je veuxremonter à la surface et l’affleurer, il me suffit de chasser cette eau et devider entièrement tous les réservoirs, si je désire que le Nautilus émerge dudixième de sa capacité totale. »

À ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n’avais rien à objecter.« J’admets vos calculs, capitaine, répondis-je, et j’aurais mauvaise grâce

à les contester, puisque l’expérience leur donne raison chaque jour. Mais jepressens actuellement une difficulté réelle.

– Laquelle, monsieur ?– Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, les parois du Nautilus

supportent une pression de cent atmosphères. Si donc, à ce moment, vousvoulez vider les réservoirs supplémentaires pour alléger votre bateau etremonter à la surface, il faut que les pompes vainquent cette pression de centatmosphères, qui est de cent kilogrammes par centimètre carré. De là unepuissance…

– Que l’électricité seule pouvait me donner, se hâta de dire le capitaineNemo. Je vous répète, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machinesest à peu près infini. Les pompes du Nautilus ont une force prodigieuse, etvous avez dû le voir quand leurs colonnes d’eau se sont précipitées commeun torrent sur l’Abraham-Lincoln. D’ailleurs, je ne me sers des réservoirssupplémentaires que pour atteindre des profondeurs moyennes de quinzecents à deux mille mètres, et cela dans le but de ménager mes appareils.Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l’Océanà deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j’emploie des manœuvresplus longues, mais non moins infaillibles.

– Lesquelles, capitaine ? demandai-je.– Ceci m’amène naturellement à vous dire comment se manœuvre le

Nautilus.– Je suis impatient de l’apprendre.– Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bâbord, pour évoluer, en

un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d’un gouvernail ordinaire àlarge safran, fixé sur l’arrière de l’étambot, et qu’une roue et des palansfont agir. Mais je puis aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de hauten bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclinés, attachés

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à ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes à prendretoutes les positions, et qui se manœuvrent de l’intérieur au moyen de levierspuissants. Ces plans sont-ils maintenus parallèles au bateau, celui-ci se meuthorizontalement. Sont-ils inclinés, le Nautilus, selon cette inclinaison et sousla poussée de son hélice, ou s’enfonce suivant une diagonale aussi allongéequ’il me convient, ou remonte suivant cette diagonale. Et même, si je veuxrevenir plus rapidement à la surface, j’embraye l’hélice, et la pression deseaux fait remonter verticalement le Nautilus comme un ballon qui, gonfléd’hydrogène, s’élève rapidement dans les airs.

– Bravo ! capitaine, m’écriai-je. Mais comment le timonier peut-il suivrela route que vous lui donnez au milieu des eaux ?

– Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillie à la partiesupérieure de la coque du Nautilus, et que garnissent des verres lenticulaires.

– Des verres capables de résister à de telles pressions ?– Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une résistance

considérable. Dans des expériences de pêche à la lumière électrique faitesen 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette matière,sous une épaisseur de sept millimètres seulement, résister à une pression deseize atmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiquesqui lui répartissaient inégalement la chaleur. Or les verres dont je me sersn’ont pas moins de vingt et un centimètres à leur centre, c’est-à-dire trentefois cette épaisseur.

– Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la lumièrechasse les ténèbres, et je me demande comment au milieu de l’obscurité deseaux…

– En arrière de la cage du timonier est placé un puissant réflecteurélectrique, dont les rayons illuminent la mer à un demi-mille de distance.

– Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m’explique maintenant cettephosphorescence du prétendu narval, qui a tant intrigué les savants ! À cepropos, je vous demanderai si l’abordage du Nautilus et du Scotia, qui a euun si grand retentissement, a été le résultat d’une rencontre fortuite ?

– Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètres au-dessousde la surface des eaux, quand le choc s’est produit. J’ai d’ailleurs vu qu’iln’avait eu aucun résultat fâcheux.

– Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avec l’Abraham-Lincoln ?…

– Monsieur le professeur, j’en suis fâché pour l’un des meilleurs naviresde cette brave marine américaine, mais on m’attaquait et j’ai dû medéfendre ! Je me suis contenté, toutefois, de mettre la frégate hors d’étatde me nuire, et elle ne sera pas gênée de réparer ses avaries au port le plusprochain.

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– Ah ! commandant, m’écriai-je avec conviction, c’est vraiment unmerveilleux bateau que votre Nautilus !

– Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritable émotion lecapitaine Nemo, et je l’aime comme la chair de ma chair ! Si tout est dangersur un de vos navires soumis aux hasards de l’Océan, si sur cette mer lapremière impression est le sentiment de l’abîme, comme l’a si bien dit leHollandais Jansen, au-dessous et à bord du Nautilus, le cœur de l’hommen’a plus rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car la double coquede ce bateau a la rigidité du fer ; pas de gréement que le roulis ou le tangagefatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas de chaudières que la vapeurdéchire ; pas d’incendie possible, puisque cet appareil est fait de tôle et nonde bois ; pas de charbon qui s’épuise, puisque l’électricité est son agentmécanique ; pas de rencontre à prévenir, puisqu’il est seul à naviguer dansles eaux profondes ; pas de tempête à braver, puisqu’il trouve à quelquesmètres au-dessous des eaux l’absolue tranquillité ! Voilà, monsieur, voilà lenavire par excellence ! Et s’il est vrai que l’ingénieur ait plus de confiancedans le bâtiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitainelui-même, comprenez donc avec quel abandon je me fie à mon Nautilus,puisque j’en suis tout à la fois le capitaine, le constructeur et l’ingénieur ! »

Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante. Le feu de sonregard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui, il aimait son navirecomme un père aime son enfant !

Mais une question, indiscrète peut-être, se posait naturellement, et je nepus me retenir de la lui faire.

« Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo ?– Oui, monsieur le professeur, me répondit-il, j’ai étudié à Londres, à

Paris, à New-York, du temps que j’étais un habitant des continents de la terre.– Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable

Nautilus ?– Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m’est arrivé d’un point

différent du globe, et sous une destination déguisée. Sa quille a été forgéeau Creusot, en France, son arbre d’hélice chez Pen et C°, de Londres, lesplaques de tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez Scott,de Glasgow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Cie de Paris, samachine par Krüpp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, enSuède, ses instruments de précision chez Hart frères, de New-York, etc., etchacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers.

– Mais, repris-je, ces morceaux fabriqués, il a fallu les monter, les ajuster.– Monsieur le professeur, j’avais établi mes ateliers sur un îlot désert,

en plein Océan. Là, mes ouvriers, c’est-à-dire mes braves compagnons, quej’ai instruits et formés, et moi, nous avons achevé notre Nautilus. Puis,

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l’opération terminée, le feu a détruit toute trace de notre passage sur cet îlotque j’aurais fait sauter, si je l’avais pu.

– Alors, il m’est permis de croire que le prix de revient de ce bâtimentest excessif ?

– Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte onze cent vingt-cinq francspar tonneau. Or le Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc àseize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris sonaménagement, soit quatre ou cinq millions avec les œuvres d’art et lescollections qu’il renferme.

– Une dernière question, capitaine Nemo.– Faites, monsieur le professeur.– Vous êtes donc riche ?– Riche à l’infini, monsieur, et je pourrais, sans me gêner, payer les douze

milliards de dettes de la France ! »Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abusait-

il de ma crédulité ? L’avenir devait me l’apprendre.

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XIVLe fleuve-noir

La portion du globe terrestre occupée par les eaux est évaluée à troismillions huit cent trente-deux-mille cinq cent cinquante-huit myriamètrescarrés. – Cette masse liquide comprend deux milliards deux cent cinquantemillions de milles cubes, et formerait une sphère d’un diamètre de soixantelieues dont le poids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pourcomprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est au milliard ceque le milliard est à l’unité, c’est-à-dire qu’il y a autant de milliards dansun quintillion que d’unités dans un milliard. Or cette masse liquide, c’est àpeu près la quantité d’eau que verseraient tous les fleuves de la terre pendantquarante mille ans.

Durant les époques géologiques, à la période du feu succéda la périodede l’eau. L’Océan fut d’abord universel. Puis, peu à peu, dans les tempssiluriens, des sommets de montagnes apparurent, des îles émergèrent,disparurent sous des déluges partiels, se montrèrent à nouveau, se soudèrent,formèrent des continents, et enfin les terres se fixèrent géographiquementtelles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-septmillions six cent cinquante-sept milles carrés, soit douze mille neuf centseize millions d’hectares.

La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinqparties : l’océan Glacial arctique, l’océan Glacial antarctique, l’océan Indien,l’océan Atlantique, l’océan Pacifique.

L’océan Pacifique s’étend du nord au sud entre les deux cercles polaires,et de l’ouest à l’est entre l’Asie et l’Amérique sur une étendue de centquarante-cinq degrés en longitude. C’est la plus tranquille des mers ; sescourants sont larges et lents, ses marées médiocres, ses pluies abondantes.Tel était l’Océan que ma destinée m’appelait d’abord à parcourir dans lesplus étranges conditions.

« Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vousle voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de départde ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter à la surface deseaux. »

Le capitaine pressa trois fois un timbre électrique. Les pompescommencèrent à chasser l’eau des réservoirs ; l’aiguille du manomètremarqua par les différentes pressions le mouvement ascensionnel duNautilus, puis elle s’arrêta.

« Nous sommes arrivés, » dit le capitaine.

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Je me rendis à l’escalier central qui aboutissait à la plate-forme. Je gravisles marches de métal, et, par les panneaux ouverts, j’arrivai sur la partiesupérieure du Nautilus.

La plate-forme émergeait de quatre-vingts centimètres seulement.L’avant et l’arrière du Nautilus présentaient cette disposition fusiforme quile faisait justement comparer à un long cigare. Je remarquai que ses plaquesde tôle, imbriquées légèrement, ressemblaient aux écailles qui revêtent lecorps des grands reptiles terrestres. Je m’expliquai donc très naturellementque, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût toujours été pris pour unanimal marin.

Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi engagé dans la coque dunavire, formait une légère extumescence. En avant et en arrière s’élevaientdeux cages de hauteur médiocre, à parois inclinées, et en partie ferméespar d’épais verres lenticulaires : l’une destinée au timonier qui dirigeait leNautilus, l’autre où brillait le puissant fanal électrique qui éclairait sa route.

La mer était magnifique, le ciel pur, à peine si le long véhicule ressentaitles ondulations de l’Océan. Une légère brise de l’est ridait la surface deseaux. L’horizon, dégagé des brumes, se prêtait aux meilleures observations.

Nous n’avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. Plus d’Abraham-Lincoln. L’immensité déserte.

Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, quidevait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que l’astrevint affleurer le bord de l’horizon. Tandis qu’il observait, pas un de sesmuscles ne tressaillait, et l’instrument n’eût pas été plus immobile dans unemain de marbre.

« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?… »Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunâtre des atterrages

japonais, et je redescendis au grand salon.Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa longitude,

qu’il contrôla par de précédentes observations d’angles horaires. Puis il medit :

« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degrés et quinzeminutes de longitude à l’ouest.

– De quel méridien ? demandai-je vivement, espérant que la réponse ducapitaine m’indiquerait peut-être sa nationalité.

– Monsieur, me répondit-il, j’ai divers chronomètres réglés sur lesméridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur,je me servirai de celui de Paris. »

Cette réponse ne m’apprenait rien. Je m’inclinai, et le commandantreprit :

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« Cent trente-sept degrés et 15 minutes de longitude à l’ouest du méridiende Paris, et par trente degrés et sept minutes de latitude nord, c’est-à-dire àtrois cents milles environ des côtes du Japon. C’est aujourd’hui, 8 novembre,à midi, que commence notre voyage d’exploration sous les eaux.

– Dieu nous garde ! répondis-je.– Et, maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous

laisse à vos études. J’ai donné la route à l’est-nord-est par cinquante mètresde profondeur. Voici des cartes à grands points où vous pourrez la suivre.Le salon est à votre disposition, et je vous demande la permission de meretirer. »

Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dans mes pensées.Toutes se portaient sur ce commandant du Nautilus. Saurai-je jamais àquelle nation appartenait cet homme étrange qui se vantait de n’appartenir àaucune ? Cette haine qu’il avait vouée à l’humanité, cette haine qui cherchaitpeut-être des vengeances terribles, qui l’avait provoquée ? Était-il un de cessavants méconnus, un de ces génies « auxquels on a fait du chagrin », suivantl’expression de Conseil, un Galilée moderne, ou bien un de ces hommesde science comme l’Américain Maury, dont la carrière a été brisée par lesrévolutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venaitde jeter à son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il m’accueillaitfroidement, mais hospitalièrement. Seulement il n’avait jamais pris la mainque je lui tendais. Il ne m’avait jamais tendu la sienne.

Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions, cherchant àpercer ce mystère si intéressant pour moi. Puis mes regards se fixèrent surle vaste planisphère étalé sur la table, et je plaçai le doigt sur le point mêmeoù se croisaient la longitude et la latitude observées.

La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courantsspéciaux, reconnaissables à leur température, à leur couleur, et dont le plusremarquable est connu sous le nom de Gulf-Stream. La science a déterminé,sur le globe, la direction de cinq courants principaux : un dans l’Atlantiquenord, un second dans l’Atlantique sud, un troisième dans le Pacifique nord,un quatrième dans le Pacifique sud, et un cinquième dans l’océan Indiensud. Il est même probable qu’un sixième courant existait dans l’océan Indiennord, lorsque les mers Caspienne et d’Aral, réunies aux grands lacs de l’Asie,ne formaient qu’une seule et même étendue d’eau.

Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l’un de ces courants,le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du Bengaleoù le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropiques, traversele détroit de Malacca, prolonge la côte d’Asie, s’arrondit dans le Pacifiquenord jusqu’aux îles Aléoutiennes, charriant des troncs de camphrier et autresproduits indigènes, et tranchant par le pur indigo de ses eaux chaudes avec

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les flots de l’Océan. C’est ce courant que le Nautilus allait parcourir. Je lesuivais du regard, je le voyais se perdre dans l’immensité du Pacifique, etje me sentais entraîner avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent à laporte du salon.

Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vue des merveillesentassées devant leurs yeux,

« Où sommes-nous ? où sommes-nous ? s’écria le Canadien. Au muséumde Québec ?

– S’il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt à l’hôtel duSommerard !

– Mes amis, répondis-je, en leur faisant signe d’entrer, vous n’êtes ni auCanada ni en France, mais bien à bord du Nautilus, et à cinquante mètresau-dessous du niveau de la mer.

– Il faut croire monsieur, puisque monsieur l’affirme, répliqua Conseil ;mais franchement ce salon est fait pour étonner même un Flamand commemoi.

– Étonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour un classificateur de ta force,il y a de quoi travailler ici. »

Je n’avais pas besoin d’encourager Conseil. Le brave garçon, penché surles vitrines, murmurait déjà des mots de la langue des naturalistes : classedes Gastéropodes, famille des Buccinoïdes, genre des Porcelaines, espècesdes Cyprœa Madagascariensis, etc.

Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m’interrogeaitsur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je découvert qui il était,d’où il venait, où il allait, vers quelles profondeurs il nous entraînait ? enfinmille questions auxquelles je n’avais pas le temps de répondre.

Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt, tout ce que je ne savais pas,et je lui demandai ce qu’il avait entendu ou vu de son côté.

« Rien vu, rien entendu, répondit le Canadien. Je n’ai pas même aperçul’équipage de ce bateau. Est-ce que par hasard il serait électrique aussi, lui ?

– Électrique !– Par ma foi ! on serait tenté de le croire. Mais vous, monsieur Aronnax,

demanda Ned Land, qui avait toujours son idée, vous ne pouvez me direcombien d’hommes il y a à bord : dix, vingt, cinquante, cent ?

– Je ne saurais vous répondre, maître Land. D’ailleurs, croyez-moi,abandonnez, pour le moment, cette idée de vous emparer du Nautilus oude le fuir. Ce bateau est un des chefs-d’œuvre de l’industrie moderne, et jeregretterais de ne pas l’avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation quinous est faite, ne fût-ce que pour se promener à travers toutes ces merveilles.Ainsi, tenez-vous tranquille, et tâchons de voir ce qui se passe autour denous.

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– Voir ! s’écria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra jamaisrien hors de cette prison de tôle ! Nous marchons, nous naviguons enaveugles… »

Ned Land prononçait ces mots, quand l’obscurité se fit subitement, maisune obscurité absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, et si rapidementque mes yeux en ressentirent une sorte d’impression douloureuse, analogueà celle que produit le passage contraire des profondes ténèbres à la pluséclatante lumière.

Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surpriseagréable ou désagréable nous attendait. Mais un glissement se fit entendre.On eût dit que des panneaux se manœuvraient sur les flancs du Nautilus.

« C’est la fin de la fin, dit Ned Land.– Ordre des Hydroméduses ! » murmura Conseil.Soudain le jour se fit de chaque côté du salon à travers deux ouvertures

oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par leseffluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la mer. Jefrémis, d’abord, à la pensée que cette fragile paroi pouvait se briser ; maisde fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une résistancepresque infinie.

La mer était distinctement visible dans un rayon d’un mille autour duNautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui sauraitpeindre les effets de la lumière à travers ces masses transparentes, et ladouceur de ces dégradations successives jusqu’aux couches inférieures etsupérieures de l’Océan !

On connaît la diaphanéité de la mer. On sait que sa limpidité l’emporte surcelle de l’eau de roche. Les substances minérales et organiques qu’elle tienten suspension accroissent même sa transparence. Dans certaines parties del’Océan, aux Antilles, cent quarante-cinq mètres d’eau laissent apercevoirle lit de sable avec une surprenante netteté, et la force de pénétration desrayons solaires ne paraît s’arrêter qu’à une profondeur de trois cents mètres.Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus, l’éclat électrique seproduisait au sein même des ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, maisde la lumière liquide.

Si l’on admet l’hypothèse d’Erhemberg, qui croit à une illuminationphosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement réservépour les habitants de la mer l’un de ses plus prodigieux spectacles, et j’enpouvais juger ici par les mille jeux de cette lumière. De chaque côté, j’avaisune fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salon faisaitvaloir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eût étéla vitre d’un immense aquarium.

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Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points de repèremanquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, divisées par son éperon,filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.

Émerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, et nul de nousn’avait encore rompu ce silence de stupéfaction, quand Conseil dit :

« Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous voyez !– Curieux ! curieux ! faisait le Canadien, – qui oubliant ses colères et ses

projets d’évasion, subissait une attraction irrésistible, – et l’on viendrait deplus loin pour admirer ce spectacle !

– Ah ! m’écriai-je, je comprends la vie de cet homme ! il s’est fait unmonde à part, qui lui réserve ses plus étonnantes merveilles !

– Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons.– Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil, puisque vous ne les

connaissez pas.– Moi ! un pêcheur ! » s’écria Ned Land.Et sur ce sujet une discussion s’éleva entre les deux amis, car ils

connaissaient les poissons, mais chacun d’une façon très différente.Tout le monde sait que les poissons forment la quatrième et dernière

classe de l’embranchement des vertébrés. On les a très justement définis :« des vertébrés à circulation double et à sang froid, respirant par desbranchies et destinés à vivre dans l’eau ». Ils composent deux sériesdistinctes : la série des poissons osseux, c’est-à-dire ceux dont l’épinedorsale est faite de vertèbres osseuses, les poissons cartilagineux, c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbres cartilagineuses.

Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, mais Conseil ensavait bien davantage, et, maintenant, lié d’amitié avec Ned, il ne pouvaitadmettre qu’il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit-il.

« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habile pêcheur. Vousavez pris un grand nombre de ces intéressants animaux. Mais je gageraisque vous ne savez pas comment on les classe.

– Si, répondit sérieusement le harponneur. On les classe en poissons quise mangent et en poissons qui ne se mangent pas !

– Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil. Mais dites-moisi vous connaissez la différence qui existe entre les poissons osseux et lespoissons cartilagineux ?

– Peut-être bien, Conseil.– Et la subdivision de ces deux grandes classes ?– Je ne m’en doute pas, répondit le Canadien.– Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez ! Les poissons osseux se

subdivisent en six ordres : Primo, les Acanthoptérygiens, dont la mâchoiresupérieure est complète, mobile, et dont les branchies affectent la forme d’un

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peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c’est-à-dire les trois quarts despoissons connus. Type : la perche commune.

– Assez bonne à manger, répondit Ned Land.– Secundo, reprit Conseil, les Abdominaux, qui ont les nageoires

ventrales suspendues sous l’abdomen et en arrière des pectorales, sans êtreattachées aux os de l’épaule, – ordre qui se divise en cinq familles, et quicomprend la plus grande partie des poissons d’eau douce. Type : la carpe,le brochet.

– Peuh ! fit le Canadien avec un certain mépris, des poissons d’eau douce !– Tertio, dit Conseil, les Subbrachiens, dont les ventrales sont attachées

sous les pectorales et immédiatement suspendues aux os de l’épaule. Cetordre contient quatre familles. Types : plies, limandes, barbues, soles, etc.

– Excellent ! excellent ! s’écriait le harponneur, qui ne voulait considérerles poissons qu’au point de vue comestible.

– Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les Apodes, au corps allongé,dépourvus de nageoires ventrales, et revêtus d’une peau épaisse et souventgluante, – ordre qui ne comprend qu’une famille. Types : l’anguille, legymnote.

– Médiocre ! médiocre ! répondit Ned Land.– Quinto, dit Conseil, les Lophobranches, qui ont les mâchoires

complètes et libres, mais dont les branchies sont formées de petites houppes,disposées par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu’unefamille, Types : les hippocampes, les pégases-dragons.

– Mauvais ! mauvais ! répliqua le harponneur.– Sexto, enfin, dit Conseil, les Plectognathes, dont l’os maxillaire est

attaché fixement sur le côté de l’intermaxillaire qui forme la mâchoire, etdont l’arcade palatine s’engrène par suture avec le crâne, ce qui la rendimmobile, ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deuxfamilles. Types : les tétrodons, les poissons-lune.

– Bons à déshonorer une chaudière ! s’écria le Canadien.– Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil.– Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit le harponneur. Mais allez

toujours, car vous êtes très intéressant.– Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils

ne comprennent que trois ordres.– Tant mieux, fit Ned.– Primo, les Cyclostomes, dont les mâchoires sont soudées en un anneau

mobile, et dont les branchies s’ouvrent par des trous nombreux, – ordre necomprenant qu’une seule famille. Type : la lamproie.

– Faut l’aimer, répondit Ned Land.

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– Secundo, les Sélaciens, avec branchies semblables à celles desCyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile. Cet ordre, quiest le plus important de la classe, comprend deux familles. Types : la raieet les squales.

– Quoi ! s’écria Ned, des raies et des requins dans le même ordre ! Ehbien, ami Conseil, dans l’intérêt des raies, je ne vous conseille pas de lesmettre ensemble dans le même bocal !

– Tertio, répondit Conseil, les Sturioniens, dont les branchies sontouvertes, comme à l’ordinaire, par une seule fente garnie d’un opercule,– ordre qui comprend quatre genres. Type : l’esturgeon.

– Ah ! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la fin, – à mon avis,du moins. Et c’est tout ?

– Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez que quand on saitcela, on ne sait rien encore, car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres, en espèces, en variétés…

– Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre dupanneau, voici des « variétés » qui passent !

– Oui ! des poissons, s’écria Conseil, on se croirait devant un aquarium !– Non, répondis-je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et ces poissons-là

sont libres comme l’oiseau dans l’air.– Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc ! disait Ned

Land.– Moi, répondit Conseil, je n’en suis pas capable ! Cela regarde mon

maître ! »Et, en effet, le digne garçon, classificateur enragé, n’était point un

naturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distingué un thon d’une bonite. En unmot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hésiter.

« Un baliste, avais-je dit.– Et un baliste chinois ! répondait Ned Land.– Genre des balistes, famille des sclérodermes , ordre des Plectognathes, »

murmura Conseil.Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste

distingué.Le Canadien ne s’était pas trompé. Une troupe de balistes, à corps

comprimé, à peau grenue, armés d’un aiguillon sur leur dorsale, se jouaientautour du Nautilus, et agitaient les quatre rangées de piquants qui hérissentchaque côté de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe,grise dessus, blanche dessous, dont les taches d’or scintillaient dans lesombre remous des lames. Entre eux ondulaient les raies, comme une nappe

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abandonnée aux vents, et parmi elles j’aperçus, à ma grande joie, cette raiechinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose tendre sous le ventre, et muniede trois aiguillons en arrière de son œil ; espèce rare, et même douteuse autemps de Lacépède, qui ne l’avait jamais vue que dans un recueil de dessinsjaponais.

Pendant deux heures, toute une armée aquatique fit escorte au Nautilus.Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beauté,d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marquéd’une double raie noire, le gobie éléotre, à caudale arrondie, blanc de couleuret tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereaude ces mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillants azurors dontle nom seul emporte toute description, des spares rayés, aux nageoiresvariées de bleu et de jaune, des spares fascés, relevés d’une bande noiresur leur caudale, des spares zonéphores, élégamment corsetés dans leurssix ceintures, des aulostones, véritables bouches en flûte ou bécasses demer, dont quelques échantillons atteignent une longueur d’un mètre, dessalamandres du Japon, des murènes échidnées, longs serpents de six pieds,aux yeux vifs et petits, à la vaste bouche hérissée de dents.

Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nosinterjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil lesclassait ; moi, je m’extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beautéde leurs formes. Jamais il ne m’avait été donné de surprendre ces animaux,vivants et libres, dans leur élément naturel.

Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi devant nos yeuxéblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissonsaccouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, attirés sans doute parl’éclatant foyer de lumière électrique.

Subitement le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle serefermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps je rêvaiencore, jusqu’au moment où mes regards se fixèrent sur les instrumentssuspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction aunord-nord-est, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphèrescorrespondant à une profondeur de cinquante mètres, et le loch électriquedonnait une marche de quinze milles à l’heure.

J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horloge marquaitcinq heures.

Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, je regagnai machambre. Mon dîner s’y trouvait préparé. Il se composait d’une soupe à latortue faite des carets les plus délicats, d’un surmulet à chair blanche, un peufeuilletée, dont le foie, préparé à part, fit un manger délicieux, et de filets

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de cette viande de l’holocante-empereur, dont la saveur me parut supérieureà celle du saumon.

Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser. Puis, le sommeil me gagnant,je m’étendis sur ma couche de zostère, et je m’endormis profondément,pendant que le Nautilus se glissait à travers le rapide courant du Fleuve-Noir.

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XVUne invitation par lettre

Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu’après douze heures desommeil. Conseil vint, suivant son habitude, savoir « comment monsieuravait passé la nuit », et lui offrir ses services. Il avait laissé son ami leCanadien dormant comme un homme qui n’aurait fait que cela toute sa vie.

Je laissai ce brave garçon babiller à sa fantaisie, sans trop lui répondre.J’étais assez préoccupé de l’absence du capitaine Nemo qui n’avait pas parupendant notre séance de la veille, et j’espérais le revoir aujourd’hui.

Bientôt j’eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur nature provoqua plusd’une fois les réflexions de Conseil. Je lui appris qu’ils étaient fabriqués avecles filaments lustrés et soyeux qui rattachent aux rochers les « jambonneauxsortes de mollusques très abondants sur les bords de la Méditerranée.Autrefois on en faisait de belles étoffes, des bas, des gants, car ils étaient àla fois très moelleux et très chauds. L’équipage du Nautilus pouvait donc sevêtir à bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons,ni aux vers à soie de la terre.

Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand salon. Il était désert.Je me plongeai dans l’étude de ces trésors de conchyliologie, entassés

sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantesmarines les plus rares, et qui, quoique desséchées, conservaient leursadmirables couleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, je remarquaides cladostèphes verticillées, des padines-paon, des caulerpes à feuillesde vigne, des callithammes granifères, de délicates céramies à teintesécarlates, des agares disposées en éventails, des acétabules, semblables àdes champignons très déprimés, et qui furent longtemps classées parmi leszoophytes, enfin toute une série de varechs.

La journée entière se passa, sans que je fusse honoré de la visite ducapitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s’ouvrirent pas. Peut-être nevoulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.

La direction du Nautilus se maintint à l’est-nord-est, sa vitesse à douzemilles, sa profondeur entre cinquante et soixante mètres.

Le lendemain, 10 novembre, même abandon, même solitude. Je ne vispersonne de l’équipage. Ned et Conseil passèrent la plus grande partie dela journée avec moi. Ils s’étonnèrent de l’inexplicable absence du capitaine.Cet homme singulier était-il malade ? Voulait-il modifier ses projets à notreégard ?

Après tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions d’une entièreliberté, nous étions délicatement nourris. Notre hôte se tenait dans les termes

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de son traité. Nous ne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs la singularitémême de notre destinée nous réservait de si belles compensations, que nousn’avions pas encore le droit de l’accuser.

Ce jour-là, je commençai le journal de ces aventures, ce qui m’a permis deles raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, détail curieux, je l’écrivissur un papier fabriqué avec la zostère marine.

Le 11 novembre, de grand matin, l’air frais répandu à l’intérieur duNautilus m’apprit que nous étions revenus à la surface de l’Océan, afin derenouveler les provisions d’oxygène. Je me dirigeai vers l’escalier central,et je montai sur la plate-forme.

Il était six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. Àpeine de houle. Le capitaine Nemo, que j’espérais rencontrer là, viendrait-il ? Je n’aperçus que le timonier, emprisonné dans sa cage de verre. Assis surla saillie produite par la coque du canot, j’aspirai avec délices les émanationssalines.

Peu à peu la brume se dissipa sous l’action des rayons solaires. L’astreradieux débordait de l’horizon oriental. La mer s’enflamma sous son regardcomme une traînée de poudre. Les nuages, éparpillés dans les hauteurs, secolorèrent de tons vifs admirablement nuancés, et de nombreuses « languesde chat » annoncèrent du vent pour toute la journée.

Mais que faisait le vent à ce Nautilus que les tempêtes ne pouvaienteffrayer !

J’admirais donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsquej’entendis quelqu’un monter sur la plate-forme.

Je me préparais à saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son secondqui parut. Il s’avança sur la plate-forme et ne sembla pas s’apercevoir dema présence. Une puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points del’horizon avec une attention extrême. Puis, cet examen fait, il s’approcha dupanneau, et prononça une phrase dont voici exactement les termes. Je l’airetenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques.Elle était ainsi conçue :

« Nautron respoc lorni virch. »Ce qu’elle signifiait, je ne saurais le dire.Ces mots prononcés, le second redescendit. Je pensais que le Nautilus

allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau, etpar les coursives je revins à ma chambre.

Cinq jours s’écoulèrent ainsi sans que la situation se modifiât. Chaquematin, je montais sur la plate-forme, la même phrase était prononcée par lemême individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas.

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J’avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentrédans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet à monadresse.

Je l’ouvris d’une main impatiente. Il était écrit d’une écriture franche,nette, mais un peu gothique, et qui rappelait les types allemands.

Ce billet était libellé en ces termes :« Monsieur le professeur Aronnax,

à bord du Nautilus.16 novembre 1867.

Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax à une partiede chasse qui aura lieu demain matin dans ses forêts de l’île Crespo. Ilespère que rien ne l’empêchera d’y assister, et il verra avec plaisir sescompagnons se joindre à lui.

Le commandant du Nautilus,Capitaine Nemo. »

« Une chasse ! s’écria Ned.– Et dans ses forêts de l’île Crespo ! ajouta Conseil.– Mais il va donc à terre, ce particulier-là ? reprit Ned Land.– Cela me paraît clairement indiqué, dis-je en relisant la lettre.– Eh bien, il faut accepter, répliqua le Canadien. Une fois sur la terre

ferme, nous aviserons à prendre un parti. D’ailleurs, je ne serais pas fâchéde manger quelques morceaux de venaison fraîche. »

Sans chercher à concilier ce qu’il y avait de contradictoire entre l’horreurmanifeste du capitaine Nemo pour les continents et les îles, et son invitationde chasser en forêt, je me contentai de répondre :

« Voyons d’abord ce que c’est que l’île Crespo. »Je consultai le planisphère, et, par 32° 40’de latitude nord et 167° 50’de

longitude ouest, je trouvai un îlot qui fut reconnu en 1801 par le capitaineCrespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Roca de la Plata,c’est-à-dire « Roche d’Argent ». Nous étions donc à dix-huit cents millesenviron du point de départ, et la direction un peu modifiée du Nautilus leramenait vers le sud-est.

Je montrai à mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifiquenord.

« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis-je, il choisit dumoins des îles absolument désertes ! »

Ned Land hocha la tête sans répondre, puis Conseil et lui me quittèrent.Après un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, jem’endormis, non sans quelque préoccupation.

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Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je sentis que le Nautilus étaitabsolument immobile. Je m’habillai lestement, et j’entrai dans le grandsalon.

Le capitaine Nemo était là. Il m’attendait, se leva, salua, et me demandas’il nous convenait de l’accompagner.

Comme il ne fit aucune allusion à son absence pendant ces huit jours, jem’abstins de lui en parler, et je répondis simplement que mes compagnonset moi nous étions prêts à le suivre.

« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser unequestion.

– Adressez, monsieur Aronnax, et si je puis y répondre, j’y répondrai.– Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu toute

relation avec la terre, vous possédiez des forêts dans l’île Crespo ?– Monsieur le professeur, me répondit le capitaine, les forêts que je

possède ne demandent au soleil ni sa lumière ni sa chaleur. Ni les lions, niles tigres, ni les panthères, ni aucun quadrupède ne les fréquentent. Elles nesont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce nesont point des forêts terrestres, mais des forêts sous-marines.

– Des forêts sous-marines ! m’écriai-je.– Oui, monsieur le professeur.– Et vous m’offrez de m’y conduire ?– Précisément.– À pied ?– Et même à pied sec.– En chassant ?– En chassant.– Le fusil à la main ?– Le fusil à la main. »Je regardai le commandant du Nautilus d’un air qui n’avait rien de flatteur

pour sa personne.« Décidément, il a le cerveau malade, pensais-je. Il a eu un accès qui a

duré huit jours, et même qui dure encore. C’est dommage ! Je l’aimais mieuxétrange que fou ! »

Cette pensée se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemose contenta de m’inviter à le suivre, et je le suivis en homme résigné à tout.

Nous arrivâmes dans la salle à manger, où le déjeuner se trouvait servi.« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager mon

déjeuner sans façon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous ai promisune promenade en forêt, je ne me suis point engagé à vous y faire rencontrerun restaurant. Déjeunez donc en homme qui ne dînera probablement quefort tard. »

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Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranchesd’holoturies, excellents zoophytes, relevés d’algues très apéritives, telle quela Porphyria laciniata et la Laurentia primafetida. La boisson se composaitd’eau limpide à laquelle, à l’exemple du capitaine, j’ajoutai quelques gouttesd’une liqueur fermentée, extraite, suivant la méthode kamtschatkienne, del’algue connue sous le nom de « Rhodoménie palmée ».

Le capitaine Nemo mangea d’abord, sans prononcer une seule parole.Puis il me dit :

« Monsieur le professeur, quand je vous ai proposé de venir chasser dansmes forêts de Crespo, vous m’avez cru en contradiction avec moi-même.Quand je vous ai appris qu’il s’agissait de forêts sous-marines, vous m’avezcru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommes à lalégère.

– Mais, capitaine, croyez que…– Veuillez m’écouter, et vous verrez si vous devez m’accuser de folie ou

de contradiction.– Je vous écoute.– Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l’homme

peut vivre sous l’eau à la condition d’emporter avec lui sa provision d’airrespirable. Dans les travaux sous-marins, l’ouvrier, revêtu d’un vêtementimperméable et la tête emprisonnée dans une capsule de métal, reçoit l’air del’extérieur au moyen de pompes foulantes et de régulateurs d’écoulement.

– C’est l’appareil des scaphandres, dis-je.– En effet, mais dans ces conditions, l’homme n’est pas libre. Il est

rattaché à la pompe qui lui envoie l’air par un tuyau de caoutchouc, véritablechaîne qui le rive à la terre, et si nous étions ainsi retenus au Nautilus, nousne pourrions aller loin.

– Et le moyen d’être libre ? demandai-je.– C’est d’employer l’appareil Rouquayrol-Denayrouze, imaginé par deux

de vos compatriotes, mais que j’ai perfectionné pour mon usage, et qui vouspermettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologiques,sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se compose d’un réservoiren tôle épaisse, dans lequel j’emmagasine l’air sous une pression decinquante atmosphères. Ce réservoir se fixe sur le dos au moyen de bretelles,comme un sac de soldat. Sa partie supérieure forme une boîte dont l’air,maintenu par un mécanisme à soufflet, ne peut s’échapper qu’à sa tensionnormale. Dans l’appareil Rouquayrol, tel qu’il est employé, deux tuyaux encaoutchouc, partant de cette boite, viennent aboutir à une sorte de pavillonqui emprisonne le nez et la bouche de l’opérateur ; l’un sert à l’introductionde l’air inspiré, l’autre à l’issue de l’air expiré, et la langue ferme celui-ciou celui-là, suivant les besoins de la respiration. Mais moi qui affronte des

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pressions considérables au fond des mers, j’ai dû enfermer ma tête, commecelles des scaphandres, dans une sphère de cuivre, et c’est à cette sphèrequ’aboutissent les deux tuyaux inspirateurs et expirateurs.

– Parfaitement, capitaine Nemo. Cependant, l’air que vous emportez doits’user vite, et dès qu’il ne contient plus que quinze pour cent d’oxygène, ildevient irrespirable.

– Sans doute, mais je vous l’ai dit, monsieur Aronnax, les pompes duNautilus me permettent de l’emmagasiner sous une pression considérable,et, dans ces conditions, le réservoir de l’appareil peut fournir de l’airrespirable pendant neuf ou dix heures.

– Je n’ai plus d’objection à faire, répondis-je. Je vous demanderaiseulement comment vous éclairez votre route au fond de l’Océan.

– Avec l’appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se portesur le dos, le second s’attache à la ceinture. Il se compose d’une pile deBunsen que je mets en activité, non avec du bichromate de potasse queje ne pourrais me procurer, mais avec ce sodium dont la mer est saturée.Une bobine d’induction recueille l’électricité produite, et la dirige versune lanterne d’une disposition particulière. Dans cette lanterne se trouveun serpentin de verre qui contient seulement un résidu de gaz carbonique.Quand l’appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant unelumière blanchâtre et continue. Ainsi pourvu, je respire et je vois.

– Capitaine Nemo, à toutes mes objections, vous faites de si écrasantesréponses que je n’ose plus douter. Cependant, si je suis forcé d’admettre lesappareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande à faire des réserves pour lefusil dont vous voulez m’armer.

– Mais ce n’est point un fusil à poudre, répondit le capitaine.– C’est donc un fusil à vent ?– Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre à mon

bord, n’ayant ni salpêtre, ni soufre, ni charbon ?– D’ailleurs, dis-je, pour tirer utilement sous l’eau, dans ce milieu

huit cent cinquante-cinq fois plus dense que l’air, il faudrait vaincre unerésistance considérable.

– Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnés aprèsFulton par les Anglais Philippe Coles et Burley, par le Français Furcy, parl’Italien Landi et qui, munis d’un système particulier de fermeture, peuventtirer dans ces conditions. Mais, je vous le répète, n’ayant pas de poudre, jel’ai remplacée par de l’air à haute pression, que les pompes du Nautilus mefournissent abondamment.

– Cet air doit rapidement s’user.– Eh bien, n’ai-je pas mon réservoir Rouquayrol, qui peut, au besoin,

m’en fournir ? Il suffit pour cela d’un robinet ad hoc. D’ailleurs, monsieur

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Aronnax, vous verrez par vous-même que, pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande dépense d’air ni de balles.

– Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurité, et au milieu dece liquide très dense par rapport à l’atmosphère, les coups ne peuvent porterloin et sont difficilement mortels ?

– Monsieur, avec ce fusil, tous les coups sont mortels, au contraire, et dèsqu’un animal est touché, si légèrement que ce soit, il tombe foudroyé.

– Pourquoi ?– Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, mais

de petites capsules de verre inventées par le chimiste autrichien Leniebroek,et dont j’ai un approvisionnement considérable. Ces capsules de verre,recouvertes d’une armature d’acier et alourdies par un culot de plomb, sontde véritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles l’électricité estforcée à une très haute tension. Au plus léger choc, elles se déchargent,et l’animal, si puissant qu’il soit, tombe mort. J’ajouterai que ces capsulesne sont pas plus grosses que du numéro quatre, et que la charge d’un fusilordinaire pourrait en contenir dix.

– Je ne discute plus, répondis-je en me levant de table, et je n’ai plus qu’àprendre mon fusil. D’ailleurs, où vous irez, j’irai. »

Le capitaine me conduisit vers l’arrière du Nautilus, et, en passant devantla cabine de Ned et de Conseil, j’appelai mes deux compagnons, qui noussuivirent aussitôt.

Puis nous arrivâmes à une cellule située en abord, près de la chambredes machines, et dans laquelle nous devions revêtir nos vêtements depromenade.

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XVIPromenade en plaine

Cette cellule était, à proprement parler, l’arsenal et le vestiaire duNautilus. Une douzaine d’appareils de scaphandres, suspendus à la paroi,attendaient les promeneurs.

Ned Land, en les voyant, manifesta une répugnance évidente à s’enrevêtir.

« Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forêts de l’île Crespo ne sont quedes forêts sous-marines !

– Bon ! fit le harponneur désappointé, qui voyait s’évanouir ses rêves deviande fraîche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dansces habits-là ?

– Il le faut bien, maître Ned.– Libre à vous, monsieur, répondit le harponneur, haussant les épaules,

mais quant à moi, à moins qu’on ne m’y force, je n’entrerai jamais là-dedans.– On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le capitaine Nemo.– Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.– Je suis monsieur partout où va monsieur, » répondit Conseil.Sur un appel du capitaine, deux hommes de l’équipage vinrent nous

aider à revêtir ces lourds vêtements imperméables, faits en caoutchouc sanscouture, et préparés de manière à supporter des pressions considérables. Oneût dit une armure à la fois souple et résistante. Ces vêtements formaientpantalon et veste. Le pantalon se terminait par d’épaisses chaussures, garniesde lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste était maintenu pardes lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la défendaient contrela poussée des eaux, et laissaient les poumons fonctionner librement ;ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaientaucunement les mouvements de la main.

Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnés aux vêtementsinformes, tels que les cuirasses de liège, les soubrevestes, les habits de mer,les coffres, etc., qui furent inventés et prônés dans le XVIIIe siècle.

Le capitaine Nemo, un de ses compagnons, – sorte d’Hercule, qui devaitêtre d’une force prodigieuse, – Conseil et moi, nous eûmes bientôt revêtu ceshabits de scaphandres. Il ne s’agissait plus que d’emboîter notre tête dans sasphère métallique. Mais, avant de procéder à cette opération, je demandaiau capitaine la permission d’examiner les fusils qui nous étaient destinés.

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L’un des hommes du Nautilus me présenta un fusil simple dont la crosse,faite en tôle d’acier et creuse à l’intérieur, était d’assez grande dimension.Elle servait de réservoir à l’air comprimé, qu’une soupape, manœuvrée parune gâchette, laissait échapper dans le tube de métal. Une boite à projectiles,évidée dans l’épaisseur de la crosse, renfermait une vingtaine de ballesélectriques, qui, au moyen d’un ressort, se plaçaient automatiquement dansle canon du fusil. Dès qu’un coup était tiré, l’autre était prêt à partir.

« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d’un maniementfacile. Je ne demande plus qu’à l’essayer. Mais comment allons-nous gagnerle fond de la mer ?

– En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus est échoué par dixmètres d’eau, et nous n’aurons plus qu’à partir.

– Comment sortirons-nous ?– Vous l’allez voir. »Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la calotte sphérique. Conseil et

moi, nous en fîmes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous lancerun « bonne chasse » ironique. Le haut de notre vêtement était terminé parun collet de cuivre taraudé, sur lequel se vissait ce casque de métal. Troistrous, protégés par des verres épais, permettaient de voir dans toutes lesdirections, rien qu’en tournant la tête à l’intérieur de cette sphère. Dès qu’ellefut en place, les appareils Rouquayrol, placés sur notre dos, commencèrentà fonctionner, et, pour mon compte, je respirai à l’aise.

La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture, le fusil à la main, j’étaisprêt à partir. Mais, pour être franc, emprisonné dans ces lourds vêtements etcloué au tillac par mes semelles de plomb, il m’eût été impossible de faireun mouvement.

Mais ce cas était prévu, et je sentis que l’on me poussait dans une petitechambre contiguë au vestiaire. Mes compagnons, également remorqués, mesuivaient. J’entendis une porte, munie d’obturateurs, se refermer sur nous,et une profonde obscurité nous enveloppa.

Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à mon oreille. Jesentis une certaine impression de froid monter de mes pieds à ma poitrine.Évidemment, de l’intérieur du bateau, on avait, par un robinet, donné entréeà l’eau extérieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientôtremplie. Une seconde porte, percée dans le flanc du Nautilus, s’ouvrit alors.Un demi-jour nous éclaira. Un instant après, nos pieds foulaient le fond dela mer.

Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que m’alaissées cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants àraconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui-même est inhabile à

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rendre les effets particuliers à l’élément liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire ?

Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait àquelques pas en arrière. Conseil et moi, nous restions l’un près de l’autre,comme si un échange de paroles eût été possible à travers nos carapacesmétalliques. Je ne sentais déjà plus la lourdeur de mes vêtements, de meschaussures, de mon réservoir d’air, ni le poids de cette épaisse sphère, aumilieu de laquelle ma tête ballottait comme une amande dans sa coquille.Tous ces objets, plongés dans l’eau, perdaient une partie de leur poids égaleà celui du liquide déplacé, et je me trouvais très bien de cette loi physiquereconnue par Archimède. Je n’étais plus une masse inerte, et j’avais uneliberté de mouvement relativement grande.

La lumière, qui éclairait le sol jusqu’à trente pieds au-dessous dela surface de l’Océan, m’étonna par sa puissance. Les rayons solairestraversaient aisément cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration.Je distinguais nettement les objets à une distance de cent mètres. Au-delà, les fonds se nuançaient des fines dégradations de l’outremer, puisils bleuissaient dans les lointains, et s’effaçaient au milieu d’une vagueobscurité. Véritablement, cette eau qui m’entourait n’était qu’une sorte d’air,plus dense que l’atmosphère terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j’apercevais la calme surface de la mer.

Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé comme celui des plages quiconserve l’empreinte de la houle. Ce tapis éblouissant, véritable réflecteur,repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensité. De là, cetteimmense réverbération qui pénétrait toutes les molécules liquides. Serais-je cru si j’affirme qu’à cette profondeur de trente pieds, j’y voyais commeen plein jour ?

Pendant un quart d’heure, je foulai ce sable ardent, semé d’uneimpalpable poussière de coquillages. La coque du Nautilus, dessinée commeun long écueil, disparaissait peu à peu ; mais son fanal, lorsque la nuitse serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour à bord, enprojetant ses rayons avec une netteté parfaite. Effet difficile à comprendrepour qui n’a vu que sur terre ces nappes blanchâtres si vivement accusées.Là, la poussière dont l’air est saturé leur donne l’apparence d’un brouillardlumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces traits électriques setransmettent avec une incomparable pureté.

Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait êtresans bornes. J’écartais de la main les rideaux liquides qui se refermaientderrière moi, et la trace de mes pas s’effaçait soudain sous la pression deseaux.

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Bientôt quelques formes d’objets, à peine estompés dans l’éloignement,se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans derochers, tapissés de zoophytes du plus bel échantillon, et je fus tout d’abordfrappé d’un effet spécial à ce milieu.

Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient lasurface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumièredécomposée par la réfraction comme à travers un prisme, fleurs, rochers,plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des septcouleurs du spectre solaire. C’était une merveille, une fête des yeux, quecet enchevêtrement de tons colorés, une véritable kaléidoscopie de vert, dejaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, en un mot, toute la paletted’un coloriste enragé ! Que ne pouvais-je, communiquer à Conseil les vivessensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d’interjectionsadmiratives ! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon,échanger mes pensées au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux,je me parlais à moi-même, je criais dans la boîte de cuivre qui coiffait matête, dépensant peut-être en vaines paroles plus d’air qu’il ne convenait.

Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était arrêté comme moi.Évidemment, le digne garçon, en présence de ces échantillons de zoophyteset de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et échinodermesabondaient sur le sol. Les isis variées, les cornulaires qui vivent isolément,des touffes d’oculines vierges, désignées autrefois sous le nom de « corailblanc », les fongies hérissées en forme de champignons, les anémonesadhérant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, émailléde porpites parées de leur collerette de tentacules azurés, d’étoiles de merqui constellaient le sable, et d’astérophytons verruqueux, fines dentellesbrodées par la main des naïades, dont les festons se balançaient aux faiblesondulations provoquées par notre marche. C’était un véritable chagrin pourmoi d’écraser sous mes pas les brillants spécimens de mollusques quijonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, lesdonaces, véritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges,les strombes aile d’ange, les aphysies, et tant d’autres produits de cetinépuisable Océan. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendantque voguaient au-dessus de nos têtes des troupes de physalies, laissant leurstentacules d’outremer flotter à la traîne, des méduses dont l’ombrelle opalineou rose tendre, festonnée d’un liston d’azur, nous abritait des rayons solaires,et des pélagies panopyres, qui, dans l’obscurité, eussent semé notre cheminde lueurs phosphorescentes !

Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l’espace d’un quart de mille,m’arrêtant à peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d’un geste.Bientôt la nature du sol se modifia. À la plaine de sable succéda une couche

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de vase visqueuse que les Américains nomment « oaze », uniquementcomposée de coquilles siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourûmes uneprairie d’algues, plantes pélagiennes que les eaux n’avaient pas encorearrachées, et dont la végétation était fougueuse. Ces pelouses à tissu serré,douces au pied, eussent rivalisé avec les plus moelleux tapis tissés par lamain des hommes. Mais, en même temps que la verdure s’étalait sous nospas, elle n’abandonnait pas nos têtes. Un léger berceau de plantes marines,classées dans cette exubérante famille des algues dont on connaît plus dedeux mille espèces, se croisait à la surface des eaux. Je voyais flotter de longsrubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulés, des laurencies, descladostèphes, au feuillage si délié, des rhodymènes palmés, semblables à deséventails de cactus. J’observai que les plantes vertes se maintenaient plusprès de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeurmoyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former lesjardins et les parterres des couches reculées de l’Océan.

Ces algues sont véritablement un prodige de la création, une desmerveilles de la flore universelle. Cette famille produit à la fois les plus petitset les plus grands végétaux du globe. Car, de même qu’on a compté quarantemille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimètrescarrés, de même on a recueilli des fucus dont la longueur dépassait cinqcents mètres.

Nous avions quitté le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il étaitprès de midi. Je m’en aperçus à la perpendicularité des rayons solaires qui nese réfractaient plus. La magie des couleurs disparut peu à peu, et les nuancesde l’émeraude et du saphir s’effacèrent de notre firmament. Nous marchionsd’un pas régulier qui résonnait sur le sol avec une intensité étonnante. Lesmoindres bruits se transmettaient avec une vitesse à laquelle l’oreille n’estpas habituée sur la terre. En effet, l’eau est pour le son un meilleur véhiculeque l’air, et il s’y propage avec une rapidité quadruple.

En ce moment, le sol s’abaissa par une pente prononcée. La lumièreprit une teinte uniforme. Nous atteignîmes une profondeur de cent mètres,subissant alors une pression de dix atmosphères. Mais mon vêtementde scaphandre était établi dans des conditions telles, que je ne souffraisaucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gêne auxarticulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas à disparaître.Quant à la fatigue que devait amener cette promenade de deux heuressous un harnachement dont j’avais si peu l’habitude, elle était nulle. Mesmouvements, aidés par l’eau, se produisaient avec une surprenante facilité.

Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore lesrayons du soleil, mais faiblement. À leur éclat intense avait succédé uncrépuscule rougeâtre, moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous

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voyions suffisamment à nous conduire, et il n’était pas encore nécessaire demettre les appareils Ruhmkorff en activité.

En ce moment, le capitaine Nemo s’arrêta. Il attendit que je l’eusserejoint, et du doigt il me montra quelques masses obscures qui s’accusaientdans l’ombre à une petite distance.

« C’est la forêt de l’île Crespo, » pensai-je, et je ne me trompais pas.

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XVIIUne forêt sous-marine

Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt, sans doute l’unedes plus belles de l’immense domaine du capitaine Nemo. Il la considéraitcomme étant sienne, et s’attribuait sur elle les mêmes droits qu’avaientles premiers hommes aux premiers jours du monde. D’ailleurs, qui lui eûtdisputé la possession de cette propriété sous-marine ? Quel autre pionnierplus hardi serait venu, la hache à la main, en défricher les sombres taillis ?

Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dès quenous eûmes pénétré sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout d’abordfrappés d’une singulière disposition de leurs ramures, – disposition que jen’avais pas encore observée jusqu’alors.

Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches quihérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s’étendaitdans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l’Océan. Pas defilaments, pas de rubans, si minces qu’ils fussent, qui ne se tinssent droitscomme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se développaient suivant uneligne rigide et perpendiculaire, commandée par la densité de l’élément quiles avait produits. Immobiles, d’ailleurs, lorsque je les écartais de la main,ces plantes reprenaient aussitôt leur position première. C’était ici le règnede la verticalité.

Bientôt je m’habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu’à l’obscuritérelative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs aigus,difficiles à éviter. La flore sous-marine m’y parut être assez complète, plusriche même qu’elle ne l’eût été sous les zones arctiques ou tropicales, oùses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, jeconfondis involontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytes pourdes hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s’y fût pas trompé ?La faune et la flore se touchent de si près dans ce monde sous-marin !

J’observai que toutes ces productions du règne végétal ne tenaient au solque par un empattement superficiel. Dépourvues de racines, indifférentes aucorps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne luidemandent qu’un point d’appui, non la vitalité. Ces plantes ne procèdentque d’elles-mêmes, et le principe de leur existence est dans cette eau quiles soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient deslamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte decouleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l’olivâtre, le fauveet le brun. Je revis là, mais non plus desséchées comme les échantillonsdu Nautilus, des padines-paons déployées en éventails qui semblaient

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solliciter la brise, des céramies écarlates, des laminaires allongeant leursjeunes pousses comestibles, des néréocystées filiformes et fluxueuses, quis’épanouissaient à une hauteur de quinze mètres, des bouquets d’acétabules,dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre d’autres plantespélagiennes, toutes dépourvues de fleurs. « Curieuse anomalie, bizarreélément, a dit un spirituel naturaliste, où le règne animal fleurit, et où lerègne végétal ne fleurit pas ! »

Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zonestempérées, et sous leur ombre humide, se massaient de véritables buissonsà fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquelles s’épanouissaientdes méandrines zébrées de sillons tortueux, des caryophylles jaunâtres àtentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, – et pourcompléter l’illusion, – les poissons-mouches volaient de branches enbranches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lépissacanthes,à la mâchoire hérissée, aux écailles aiguës, des dactyloptères et desmonocentres, se levaient sous nos pas, semblables à une troupe debécassines.

Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J’en fusassez satisfait pour mon compte, et nous nous étendîmes sous un berceaud’alariées, dont les longues lanières amincies se dressaient comme desflèches.

Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne nous manquait que le charmede la conversation. Mais impossible de parler, impossible de répondre.J’approchai seulement ma grosse tête de cuivre de la tête de Conseil. Jevis les yeux de ce brave garçon briller de contentement, et en signe desatisfaction, il s’agita dans sa carapace de l’air le plus comique du monde.

Après quatre heures de cette promenade, je fus très étonné de ne pasressentir un violent besoin de manger. À quoi tenait cette dispositionde l’estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j’éprouvais uneinsurmontable envie de dormir, ainsi qu’il arrive à tous les plongeurs. Aussimes yeux se fermèrent-ils bientôt derrière leur épaisse vitre, et je tombaidans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche en avantavait seul pu combattre jusqu’alors. Le capitaine Nemo et son robustecompagnon, étendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l’exemple dusommeil.

Combien de temps restai-je ainsi plongé dans cet assoupissement, jene pus l’évaluer ; mais lorsque je me réveillai, il me sembla que le soleils’abaissait vers l’horizon. Le capitaine Nemo s’était déjà relevé, et jecommençais à me détirer les membres, quand une apparition inattendue meremit brusquement sur les pieds.

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À quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, haute d’un mètre, meregardait de ses yeux louches, prête à s’élancer sur moi. Quoique mon habitde scaphandre fût assez épais pour me défendre contre les morsures de cetanimal, je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Conseil et le matelotdu Nautilus s’éveillèrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra à soncompagnon le hideux crustacé, qu’un coup de crosse abattit aussitôt, et jevis les horribles pattes du montre se tordre dans des convulsions terribles.

Cette rencontre me fit penser que d’autres animaux, plus redoutables,devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me protégeraitpas contre leurs attaques. Je n’y avais pas songé jusqu’alors, et je résolus deme tenir sur mes gardes. Je supposais, d’ailleurs, que cette halte marquait leterme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu de retourner auNautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion.

Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s’accusant davantage, nousconduisit à de plus grandes profondeurs. Il devait être à peu près trois heures,quand nous atteignîmes une étroite vallée, creusée entre de hautes parois àpic, et située par cent cinquante mètres de fond. Grâce à la perfection denos appareils, nous dépassions ainsi de quatre-vingt-dix mètres la limite quela nature semblait avoir imposée jusqu’ici aux excursions sous-marines del’homme.

Je dis cent cinquante mètres, bien qu’aucun instrument ne me permîtd’évaluer cette distance. Mais je savais que, même dans les mers lesplus limpides, les rayons solaires ne peuvent pénétrer plus avant. Or,précisément, l’obscurité devint profonde. Aucun objet n’était visible à dixpas. Je marchais donc en tâtonnant, quand je vis briller subitement unelumière blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son appareilélectrique en activité. Son compagnon l’imita. Conseil et moi nous suivîmesleur exemple. J’établis, en tournant une vis, la communication entre labobine et le serpentin de verre, et la mer, éclairée par nos quatre lanternes,s’illumina dans un rayon de vingt-cinq mètres.

Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer dans les obscures profondeursde la forêt dont les arbrisseaux se raréfiaient de plus en plus. J’observaique la vie végétale disparaissait plus vite que la vie animale. Lesplantes pélagiennes abandonnaient déjà le sol devenu aride, qu’un nombreprodigieux d’animaux, zoophytes, articulés, mollusques et poissons, ypullulaient encore.

Tout en marchant, je pensais que la lumière de nos appareils Ruhmkorffdevait nécessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches.Mais s’ils nous approchèrent, ils se tinrent du moins à une distance

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regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemos’arrêter et mettre son fusil en joue ; puis, après quelques instantsd’observation, il le relevait et reprenait sa marche.

Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s’acheva.Un mur de rochers superbes et d’une masse imposante se dressa devantnous, entassement de blocs gigantesques, énorme falaise de granit, creuséede grottes obscures, mais qui ne présentait aucune rampe praticable.

C’étaient les accores de l’île Crespo. C’était la terre.Le capitaine Nemo s’arrêta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte,

et si désireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m’arrêter. Icifinissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dépasser.Au-delà, c’était cette portion du globe qu’il ne devait plus fouler du pied.

Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tête de sa petitetroupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne suivionspas le même chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, trèsraide et par conséquent très pénible, nous rapprocha sensiblement de lasurface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches supérieures nefut pas tellement subit que la décompression se fit trop rapidement, ce quiaurait pu amener dans notre organisme des désordres graves, et déterminerces lésions internes si fatales aux plongeurs. Très promptement, la lumièrereparut, grandit, et, le soleil étant déjà bas sur l’horizon, la réfraction bordade nouveau les divers objets d’un anneau spectral.

À dix mètres de profondeur, nous marchions au milieu d’un essaim depetits poissons de toute espèce, plus nombreux que les oiseaux dans l’air,plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d’un coup de fusil, nes’était encore offert à nos regards.

En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement épaulée, suivre entreles buissons un objet mobile. Le coup partit, j’entendis un faible sifflement,et un animal tomba foudroyé à quelques pas.

C’était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupèdequi soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d’un mètre cinquantecentimètres, devait être d’un très grand prix. Sa peau, d’un brun marronen dessus, argentée en dessous, faisait une de ces admirables fourrures sirecherchées sur les marchés russes et chinois. La finesse et le lustre de sonpoil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J’admirai fortce curieux mammifère à la tête arrondie et ornée d’oreilles courtes, aux yeuxronds, aux moustaches blanches et semblables à celles du chat, aux piedspalmés et unguiculés, à la queue touffue. Ce précieux carnassier, chassé ettraqué par les pêcheurs, devient extrêmement rare, et il s’est principalementréfugié dans les portions boréales du Pacifique, où vraisemblablement sonespèce ne tardera pas à s’éteindre.

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Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, la chargea sur sonépaule, et l’on se remit en route.

Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devant nos pas. Elleremontait souvent à moins de deux mètres de la surface des eaux. Jevoyais alors notre image, nettement reflétée, se dessiner en sens inverse,et au-dessus de nous apparaissait une troupe identique, reproduisant nosmouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, à cela prèsqu’elle marchait la tête en bas et les pieds en l’air.

Autre effet à noter. C’était le passage de nuages épais qui se formaientet s’évanouissaient rapidement ; mais, en réfléchissant, je compris que cesprétendus nuages n’étaient dus qu’à l’épaisseur variable des longues lamesde fond, et j’apercevais même les « moutons » écumeux que leur crête briséemultipliait sur les eaux. Il n’était pas jusqu’à l’ombre des grands oiseauxqui passaient sur nos têtes, dont je, ne surprisse le rapide effleurement à lasurface de la mer.

En cette occasion, je fus témoin de l’un des plus beaux coups de fusil quiaient jamais fait tressaillir les fibres d’un chasseur. Un grand oiseau, à largeenvergure, très nettement visible, s’approchait en planant. Le compagnondu capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu’il fut à quelquesmètres seulement au-dessus des flots. L’animal tomba foudroyé, et sa chutel’entraîna jusqu’à la portée de l’adroit chasseur qui s’en empara. C’était unalbatros de la plus belle espèce, admirable spécimen des oiseaux pélagiens.

Notre marche n’avait pas été interrompue par cet incident. Pendant deuxheures, nous suivîmes tantôt des plaines sableuses, tantôt des prairies devarechs, fort pénibles à traverser. Franchement, je n’en pouvais plus, quandj’aperçus une vague lueur qui rompait, à un demi-mille, l’obscurité des eaux.C’était le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devions être à bord, etlà, je respirerais à l’aise, car il me semblait que mon réservoir ne fournissaitplus qu’un air très pauvre en oxygène. Mais je comptais sans une rencontrequi retarda quelque peu notre arrivée.

J’étais resté d’une vingtaine de pas en arrière, lorsque je vis le capitaineNemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba àterre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout d’abord,je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai enobservant que le capitaine se couchait près de moi et demeurait immobile.

J’étais donc étendu sur le sol, précisément à l’abri d’un buissonde varechs, quand, relevant la tête, j’aperçus d’énormes masses passerbruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.

Mon sang se glaça dans mes veines ! J’avais reconnu les formidablessquales qui nous menaçaient. C’était un couple de tintoréas, requinsterribles, à la queue énorme, au regard terne et vitreux, qui distillent

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une matière phosphorescente par des trous percés autour de leur museau.Monstrueuses mouches à feu, qui broient un homme tout entier dans leursmâchoires de fer ! Je ne sais si Conseil s’occupait à les classer, maispour mon compte, j’observais leur ventre argenté, leur gueule formidable,hérissée de dents, à un point de vue peu scientifique, et plutôt en victimequ’en naturaliste.

Très heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passèrentsans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et nouséchappâmes, comme par miracle, à ce danger, plus grand, à coup sûr, que larencontre d’un tigre en pleine forêt.

Une demi-heure après, guidés par la traînée électrique, nous atteignionsle Nautilus. La porte extérieure était restée ouverte, et le capitaine Nemola referma dès que nous fûmes rentrés dans la première cellule. Puis, ilpressa un bouton. J’entendis manœuvrer les pompes au dedans du navire,je sentis l’eau baisser autour de moi, et, en quelques instants, la cellule futentièrement vidée. La porte intérieure s’ouvrit alors, et nous passâmes dansle vestiaire.

Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sans peine, et, trèsharassé, tombant d’inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, toutémerveillé de cette surprenante excursion au fond des mers.

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XVIIIQuatre mille lieuessous le Pacifique

Le lendemain, 18 novembre, j’étais parfaitement remis de mes fatiguesde la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment où le second duNautilus prononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors à l’esprit qu’ellese rapportait à l’état de la mer, ou plutôt qu’elle signifiait : « Nous n’avonsrien en vue. »

Et en effet, l’Océan était désert. Pas une voile à l’horizon. Les hauteurs del’île Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleursdu prisme, à l’exception des rayons bleus, réfléchissait ceux-ci dans toutesles directions et revêtait une admirable teinte d’indigo. Une moire, à largesraies, se dessinait régulièrement sur les flots onduleux.

J’admirais ce magnifique aspect de l’Océan, quand le capitaine Nemoapparut. Il ne sembla pas s’apercevoir de ma présence et commença unesérie d’observations astronomiques. Puis, son opération terminée, il allas’accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent à la surface del’Océan.

Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gens vigoureuxet bien constitués, étaient montés sur la plate-forme. Ils venaient retirer lesfilets qui avaient été mis à la traîne pendant la nuit. Ces marins appartenaientévidemment à des nations différentes, bien que le type européen fût indiquéchez tous. Je reconnus, à ne pas me tromper, des Irlandais, des Français,quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes étaientsobres de paroles, et n’employaient entre eux que ce bizarre idiome dontje ne pouvais pas même soupçonner l’origine. Aussi, je dus renoncer à lesinterroger.

Les filets furent halés à bord. C’étaient des espèces de chaluts, semblablesà ceux des côtes normandes, vastes poches qu’une vergue flottante etune chaîne transfilée dans les mailles inférieures tiennent entrouvertes.Ces poches, ainsi traînées sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond del’Océan et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-là, ilsramenèrent de curieux échantillons de ces parages poissonneux, des lophies,auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif d’histrions,des commersons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondulés,entourés de bandelettes rouges, des tétrodons-croissants, dont le veninest extrêmement subtil, quelques lamproies olivâtres, des macrorhinques,couverts d’écailles argentées, des trichiures, dont la puissance électrique est

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égale à celle du gymnote et de la torpille, des notoptères écailleux, à bandesbrunes et transversales, des gades verdâtres, plusieurs variétés de gobies,etc., enfin quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx à têteproéminente, long d’un mètre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarrésde couleurs bleues et argentées, et trois magnifiques thons que la rapidité deleur marche n’avait pu sauver du chalut.

J’estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poisson.C’était une belle pêche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent àla traîne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil toutun monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d’uneexcellente qualité, que la rapidité du Nautilus et l’attraction de sa lumièreélectrique pouvaient renouveler sans cesse.

Ces divers produits de la mer furent immédiatement affalés par lepanneau vers les cambuses, destinés, les uns à être mangés frais, les autresà être conservés.

La pêche finie, la provision d’air renouvelée, je pensais que le Nautilusallait reprendre son excursion sous-marine, et je me préparais à regagner machambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autrepréambule :

« Voyez cet Océan, monsieur le professeur, n’est-il pas doué d’une vieréelle ? N’a-t-il pas ses colères et ses tendresses ? Hier, il s’est endormicomme nous, et le voilà qui se réveille après une nuit paisible. »

Ni bonjour, ni bonsoir ! N’eût-on pas dit que cet étrange personnagecontinuait avec moi une conversation déjà commencée ?

« Regardez, reprit-il, il s’éveille sous les caresses du soleil ! Il va revivrede son existence diurne ! C’est une intéressante étude que de suivre le jeu deson organisme. Il possède un pouls, des artères, il a ses spasmes, et je donneraison à ce savant Maury, qui a découvert en lui une circulation aussi réelleque la circulation sanguine chez les animaux. »

Il est certain que le capitaine Nemo n’attendait de moi aucune réponse, etil me parut inutile de lui prodiguer les « Évidemment », les « À coup sûr »,et les « Vous avez raison ». Il se parlait plutôt à lui-même, prenant de longstemps entre chaque phrase. C’était une méditation à haute voix.

« Oui, dit-il, l’Océan possède une circulation véritable, et, pour laprovoquer, il a suffi au Créateur de toutes choses de multiplier en lui lecalorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crée des densitésdifférentes, qui amènent les courants et les contre-courants. L’évaporation,nulle aux régions hyperboréennes, très active dans les zones équatoriales,constitue un échange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. Enoutre, j’ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment lavraie respiration de l’Océan. J’ai vu la molécule d’eau de mer, échauffée à la

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surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densitéà deux degrés au-dessous de zéro, puis, se refroidissant encore, devenir pluslégère et remonter. Vous verrez au pôle les conséquences de ce phénomène,et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prévoyante nature, lacongélation ne peut jamais se produire qu’à la surface des eaux. »

Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : « Lepôle ! Est-ce que cet audacieux personnage prétend nous conduire jusque-là ! »

Cependant le capitaine s’était tu, et regardait cet élément sicomplètement, si incessamment étudié par lui. Puis reprenant :

« Les sels, dit-il, sont en quantité considérable dans la mer, monsieur leprofesseur, et si vous enleviez tous ceux qu’elle contient en dissolution, vousen feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, étalée surle globe, formerait une couche de plus de dix mètres de hauteur. Et ne croyezpas que la présence de ces sels ne soit due qu’à un caprice de la nature !Non. Ils rendent les eaux marines moins évaporables, et empêchent les ventsde leur enlever une trop grande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant,submergeraient les zones tempérées. Rôle immense, rôle de pondérateurdans l’économie générale du globe ! »

Le capitaine Nemo s’arrêta, se leva même, fit quelques pas sur la plate-forme et revint vers moi :

« Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces milliards d’animalcules quiexistent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pourpeser un milligramme, leur rôle n’est pas moins important. Ils absorbentles sels marins, ils s’assimilent les éléments solides de l’eau, et, véritablesfaiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des madrépores !Et alors la goutte d’eau, privée de son aliment minéral, s’allège, remonteà la surface, y absorbe les sels abandonnés par l’évaporation, s’alourdit,redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux éléments à absorber.De là, un double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement,toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les continents, plus exubérante,plus infinie, s’épanouissant dans toutes les parties de cet Océan, élément demort pour l’homme, a-t-on dit, élément de vie pour des myriades d’animaux,– et pour moi ! »

Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait enmoi une extraordinaire émotion.

« Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence ! Et je concevrais la fondationde villes nautiques, d’agglomérations de maisons sous-marines, qui, commele Nautilus, reviendraient respirer chaque matin à la surface des mers,villes libres, s’il en fut, cités indépendantes ! Et encore, qui sait si quelquedespote… »

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Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis s’adressantdirectement à moi, comme pour chasser une pensée funeste :

« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est laprofondeur de l’Océan ?

– Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ontappris.

– Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrôle au besoin ?– En voici quelques-uns, répondis-je, qui me reviennent à la mémoire.

Si je ne me trompe, on a trouvé une profondeur moyenne de huit milledeux cent mètres dans l’Atlantique nord, et de deux mille cinq cents mètresdans la Méditerranée. Les plus remarquables sondes ont été faites dansl’Atlantique sud, près du trente-cinquième degré, et elles ont donné douzemille mètres, quatorze mille quatre-vingt-onze mètres et quinze mille centquarante-neuf mètres. En somme, on estime que si le fond de la mer étaitnivelé, sa profondeur moyenne serait de sept kilomètres environ.

– Bien, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, nous vousmontrerons mieux que cela, je l’espère. Quant à la profondeur moyenne decette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu’elle est seulement de quatremille mètres. »

Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut parl’échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L’hélice se mit aussitôten mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles à l’heure.

Pendant les jours, pendant les semaines qui s’écoulèrent, le capitaineNemo fut très sobre de visites. Je ne le vis qu’à de rares intervalles. Sonsecond faisait régulièrement le point que je trouvais reporté sur la carte, detelle sorte que je pouvais relever exactement la route du Nautilus.

Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avaitraconté à son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadienregrettait de ne nous avoir point accompagnés. Mais j’espérais quel’occasion se représenterait de visiter les forêts océaniennes.

Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salons’ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pénétrer les mystères dumonde sous-marin.

La direction générale du Nautilus était sud-est, et il se maintenait entrecent mètres et cent cinquante mètres de profondeur. Un jour, cependant,par je ne sais quel caprice, entraîné diagonalement au moyen de ses plansinclinés, il atteignit les couches d’eau situées par deux mille mètres. Lethermomètre indiquait une température de 4°, 25 centigrades, températurequi, sous cette profondeur, paraît être commune à toutes les latitudes.

Le 26 novembre, à trois heures du matin, le Nautilus franchit le tropiquedu Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich,

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où l’illustre Cook trouva la mort, le 14 février 1779. Nous avions alorsfait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de départ. Lematin, lorsque j’arrivai sur la plate-forme, j’aperçus, à deux milles sous levent, Haouaï, la plus considérable des sept îles qui forment cet archipel. Jedistinguai nettement sa lisière cultivée, les diverses chaînes de montagnesqui courent parallèlement à la côte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, élevé de cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Entre autreséchantillons de ces parages, les filets rapportèrent des flabellaires pavonées,polypes comprimés de forme gracieuse, et qui sont particuliers à cette partiede l’Océan.

La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupa l’équateur, le 1erdécembre, par 142° de longitude, et le 4 du même mois, après une rapidetraversée que ne signala aucun incident, nous eûmes connaissance du groupedes Marquises. J’aperçus à trois milles, par 8° 57’de latitude sud et 139°32’de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de cegroupe qui appartient à la France. Je vis seulement les montagnes boiséesqui se dessinaient à l’horizon, car le capitaine Nemo n’aimait pas à rallierles terres. Là, les filets rapportèrent de beaux spécimens de poissons, deschoryphènes aux nageoires azurées et à la queue d’or, dont la chair estsans rivale au monde, des hologymnoses à peu près dépourvus d’écailles,mais d’un goût exquis, des ostorhinques à mâchoire osseuse, des thasardsjaunâtres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d’être classés à l’officedu bord.

Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par le pavillon français,du 4 au 11 décembre, le Nautilus parcourut environ deux mille milles.Cette navigation fut marquée par la rencontre d’une immense troupe decalmars, curieux mollusques, très voisins de la seiche. Les pêcheurs françaisles désignent sous le nom d’encornets, et ils appartiennent à la classe descéphalopodes et à la famille des dibranchiaux, qui comprend avec eux lesseiches et les argonautes. Ces animaux furent particulièrement étudiés parles naturalistes de l’antiquité, et ils fournissaient de nombreuses métaphoresaux orateurs de l’Agora, en même temps qu’un plat excellent à la table desriches citoyens, s’il faut en croire Athénée, médecin grec, qui vivait avantGallien.

Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre que le Nautilus rencontracette armée de mollusques qui sont particulièrement nocturnes. On pouvaitles compter par millions. Ils émigraient des zones tempérées vers les zonesplus chaudes, en suivant l’itinéraire des harengs et des sardines. Nous lesregardions à travers les épaisses vitres de cristal, nageant à reculons avec uneextrême rapidité, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivantles poissons et les mollusques, mangeant les petits, mangés des gros, et

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agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur aimplantés sur la tête, comme une chevelure de serpents pneumatiques. LeNautilus, malgré sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu decette troupe d’animaux, et ses filets en ramenèrent une innombrable quantité,où je reconnus les neuf espèces que d’Orbigny a classées pour l’océanPacifique.

On le voit, pendant cette traversée, la mer prodiguait incessamment sesplus merveilleux spectacles. Elle les variait à l’infini. Elle changeait sondécor et sa mise en scène pour le plaisir de nos yeux, et nous étions appelésnon seulement à contempler les œuvres du Créateur au milieu de l’élémentliquide, mais encore à pénétrer les plus redoutables mystères de l’Océan.

Pendant la journée du 11 décembre, j’étais occupé à lire dans le grandsalon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneauxentrouverts. Le Nautilus était immobile. Ses réservoirs remplis. Il se tenait àune profondeur de mille mètres, région peu habitée des océans, dans laquelleles gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.

Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé, les Serviteursde l’estomac, et j’en savourais les leçons ingénieuses, lorsque Conseilinterrompit ma lecture.

« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d’une voix singulière.– Qu’y a-t-il donc, Conseil ?– Que monsieur regarde. »Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre, et je regardai.En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre, immobile, se

tenait suspendue au milieu des eaux. Je l’observai attentivement, cherchantà reconnaître la nature de ce gigantesque cétacé. Mais une pensée traversasubitement mon esprit.

« Un navire ! m’écriai-je.– Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui a coulé à pic ! »Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présence d’un navire, dont

les haubans coupés pendaient encore à leurs cadènes. Sa coque paraissaitêtre en bon état, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Troistronçons de mâts, rasés à deux pieds au-dessus du pont, indiquaient quece navire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc,il s’était rempli, et il donnait encore la bande à bâbord. Triste spectacleque celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encorela vue de son pont où quelques cadavres, amarrés par des cordes, gisaientencore ! J’en comptai quatre, – quatre hommes, dont l’un se tenait debout augouvernail, – puis une femme à demi sortie par la claire-voie de la dunette, et

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tenant un enfant dans ses bras. Cette femme était jeune. Je pus reconnaître,vivement éclairés par les feux du Nautilus, ses traits que l’eau n’avait pasencore décomposés. Dans un suprême effort, elle avait élevé au-dessus desa tête son enfant, pauvre petit être dont les bras enlaçaient le cou de samère ! L’attitude des quatre marins me parut effrayante, tordus qu’ils étaientdans des mouvements convulsifs, et morts en faisant un dernier effort pours’arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face netteet grave, ses cheveux grisonnants collés à son front, la main crispée à laroue du gouvernail, le timonier semblait conduire son trois-mâts naufragé àtravers les profondeurs de l’Océan !

Quelle scène ! Nous étions muets, le cœur palpitant devant ce naufragepris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographié à sa dernière minute ! Et jevoyais déjà s’avancer, l’œil en feu, d’énormes squales, attirés par cet appâtde chair humaine !

Cependant le Nautilus, évoluant, tourna autour du navire submergé, et,un instant, je pus lire sur son tableau d’arrière :

Florida, Sunderland.

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XIXVanikoro

Ce terrible spectacle inaugurait la série des catastrophes maritimes que leNautilus devait rencontrer sur sa route. Depuis qu’il parcourait des mers plusfréquentées, nous apercevions souvent des coques de navires qui achevaientde pourrir entre deux eaux, et, plus profondément, sur le sol, des canons, desboulets, des ancres, des chaînes et mille autres objets de fer que la rouilledévorait.

Cependant, toujours entraînés par ce Nautilus, où nous vivions commeisolés, le 11 décembre, nous eûmes connaissance de l’archipel des Pomotou,ancien « Groupe Dangereux » de Bougainville, qui s’étend sur un espacede cinq cents lieues de l’est-sud-est à l’ouest-nord-ouest, entre 13° 30’et23° 50’de latitude sud, et 125° 30’et 151° 30’de longitude ouest, depuisl’île Ducie jusqu’à l’île Lazaref. Cet archipel couvre une superficie de troiscent soixante-dix lieues carrées, et il est formé d’une soixantaine de groupesd’îles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France aimposé son protectorat. Ces îles sont coralligènes. Un soulèvement lent,mais continu, provoqué par le travail des polypes, les reliera un jour entreelles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux archipels voisins, et uncinquième continent s’étendra depuis la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie jusqu’aux Marquises.

Le jour où je développai cette théorie devant le capitaine Nemo, il merépondit froidement :

« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut à la terre, mais denouveaux hommes ! »

Les hasards de sa navigation avaient précisément conduit le Nautilusvers l’île Clermont-Tonnerre, l’une des plus curieuses du groupe, qui futdécouverte en 1822 par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors étudierce système madréporique auquel sont dues les îles de cet Océan.

Les madrépores, qu’il faut se garder de confondre avec les coraux, ont untissu revêtu d’un encroûtement calcaire, et les modifications de sa structureont amené M. Milne Edwards, mon illustre maître, à les classer en cinqsections. Les petits animalcules qui sécrètent ce polypier vivent par milliardsau fond de leurs cellules. Ce sont leurs dépôts calcaires qui deviennentrochers, récifs, îlots, îles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant unlagon ou petit lac intérieur, que des brèches mettent en communication avecla mer. Là, ils figurent des barrières de récifs semblables à celles qui existentsur les côtes de la Nouvelle-Calédonie et de diverses îles des Pomotou. End’autres endroits, comme à la Réunion et à Maurice, ils élèvent des récifs

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frangés, hautes murailles droites, près desquelles les profondeurs de l’Océansont considérables.

En prolongeant à quelques encablures seulement les accores de l’îleClermont-Tonnerre, j’admirai l’ouvrage gigantesque accompli par cestravailleurs microscopiques. Ces murailles étaient spécialement l’œuvre desmadréporaires désignés par les noms de millepores, de porites, d’astréeset de méandrines. Ces polypes se développent particulièrement dans lescouches agitées de la surface de la mer, et, par conséquent, c’est parleur partie supérieure qu’ils commencent ces substructions, lesquelless’enfoncent peu à peu avec les débris de sécrétions qui les supportent. Telleest, du reste, la théorie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation desatolls, – théorie supérieure, selon moi, à celle qui donne pour base auxtravaux madréporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immergésà quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.

Je pus observer de très près ces curieuses murailles, car, à leur aplomb,la sonde accusait plus de trois cents mètres de profondeur, et nos nappesélectriques faisaient étinceler ce brillant calcaire.

Répondant à une question que me posa Conseil sur la duréed’accroissement de ces barrières colossales, je l’étonnai beaucoup en luidisant que les savants portaient cet accroissement à un huitième de poucepar siècle.

« Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?…– Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge

singulièrement les jours bibliques. D’ailleurs, la formation de la houille,c’est-à-dire la minéralisation des forêts enlisées par les déluges, et lerefroidissement des roches basaltiques ont exigé un temps beaucoup plusconsidérable. Mais j’ajouterai que les jours de la Bible ne sont que desépoques et non l’intervalle qui s’écoule entre deux levers de soleil, car,d’après la Bible elle-même, le soleil ne date pas du premier jour de lacréation. »

Lorsque le Nautilus revint à la surface de l’Océan, je pus embrasser danstout son développement cette île de Clermont-Tonnerre, basse et boisée.Ses roches madréporiques furent évidemment fertilisées par les trombeset les tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevée par l’ouragan aux terresvoisines, tomba sur ces couches calcaires, mêlées des détritus décomposésde poissons et de plantes marines qui formèrent l’humus végétal. Une noixde coco, poussée par les lames, arriva sur cette côte nouvelle. Le germe pritracine. L’arbre, grandissant, arrêta la vapeur d’eau. Le ruisseau naquit. Lavégétation gagna peu à peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes,abordèrent sur des troncs arrachés aux îles du vent. Les tortues vinrentpondre leurs œufs. Les oiseaux nichèrent dans les jeunes arbres. De cette

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façon, la vie animale se développa, et, attiré par la verdure et la fertilité,l’homme apparut. Ainsi se formèrent ces îles, œuvres immenses d’animauxmicroscopiques.

Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l’éloignement, et la routedu Nautilus se modifia d’une manière sensible. Après avoir touché letropique du Capricorne par le cent trente-cinquième degré de longitude, ilse dirigea vers l’ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale.Quoique le soleil de l’été fût prodigue de ses rayons, nous ne souffrionsaucunement de la chaleur, car à trente ou quarante mètres au-dessous del’eau, la température ne s’élevait pas au-dessus de dix à douze degrés.

Le 15 décembre, nous laissions dans l’est le séduisant archipel de laSociété et la gracieuse Tahiti, la reine du Pacifique. J’aperçus le matin,à quelques milles sous le vent, les sommets élevés de cette île. Ses eauxfournirent aux tables du bord d’excellents poissons, des maquereaux, desbonites, des albicores et quelques variétés d’un serpent de mer nommémurénophis.

Le Nautilus avait franchi huit cents milles. Neuf mille sept cent vingtmilles étaient relevés au loch, lorsqu’il passa entre l’archipel de Tonga-Tabou, où périrent les équipages de l’Argo, du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et l’archipel des Navigateurs, où fut tué le capitaine de Langle,l’ami de La Pérouse. Puis il eut connaissance de l’archipel Viti, où lessauvages massacrèrent les matelots de l’Union et le capitaine Bureau, deNantes, commandant l’Aimable-Joséphine.

Cet archipel, qui se prolonge sur une étendue de cent lieues du nord ausud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l’est à l’ouest, est compris entre 6° et2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose d’uncertain nombre d’îles, d’ilots et d’écueils, parmi lesquels on remarque lesîles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.

Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l’année même oùTorricelli inventait le baromètre, et où Louis XIV montait sur le trône.Je laisse à penser lequel de ces trois faits fut le plus utile à l’humanité.Vinrent ensuite Cook en 1714, d’Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumontd’Urville, en 1827, qui débrouilla tout le chaos géographique de cet archipel.Le Nautilus s’approcha de la baie de Wailea, théâtre des terribles aventuresde ce capitaine Dillon, qui, le premier, éclaira le mystère du naufrage de LaPérouse.

Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournit abondamment des huîtresexcellentes. Nous en mangeâmes immodérément, après les avoir ouvertessur notre table même, suivant le précepte de Sénèque. Ces mollusquesappartenaient à l’espèce connue sous le nom d’ostrea lamellosa, qui esttrès commune en Corse. Ce banc de Wailea devait être considérable, et,

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certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomérationsfiniraient par combler les baies, puisque l’on compte jusqu’à deux millionsd’œufs dans un seul individu.

Et si maître Ned Land n’eut pas à se repentir de sa gloutonnerie encette circonstance, c’est que l’huître est le seul mets qui ne provoquejamais d’indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines deces mollusques acéphales pour fournir les trois cent quinze grammes desubstance azotée nécessaires à la nourriture quotidienne d’un seul homme.

Le 25 décembre, le Nautilus naviguait au milieu de l’archipel desNouvelles-Hébrides que Quiros découvrit en 1606, que Bougainvilleexplora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupese compose principalement de neuf grandes îles, et forme une bande de centvingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° delatitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passâmes assez près del’île d’Aurou, qui, au moment des observations de midi, m’apparut commeune masse de bois verts, dominée par un pic d’une grande hauteur.

Ce jour-là, c’était Noël, et Ned Land me sembla regretter vivementla célébration du « Christmas », la véritable fête de la famille, dont lesprotestants sont fanatiques.

Je n’avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours,quand, le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l’air d’unhomme qui vous a quitté depuis cinq minutes.

J’étais occupé à reconnaître sur le planisphère la route du Nautilus. Lecapitaine s’approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononça ceseul mot :

« Vanikoro. »C’était le nom des îlots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La

Pérouse. Je me relevai subitement.« Le Nautilus nous porte à Vanikoro ? demandai-je.– Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.– Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent la Boussole et

l’Astrolabe ?– Si cela vous plaît, monsieur le professeur.– Quand serons-nous à Vanikoro ?– Nous y sommes, monsieur le professeur. »Suivi du capitaine Nemo, je montai sur la plate-forme, et, de là, mes

regards parcoururent avidement l’horizon.Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniques d’inégale grandeur,

entourées d’un récif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. Nousétions en présence de l’île de Vanikoro proprement dite, à laquelle Dumontd’Urville imposa le nom d’île de la Recherche, et précisément devant le

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petit havre de Vanou, situé par 16° 4’de latitude sud et 164° 32’de longitudeest. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusqu’auxsommets de l’intérieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre centsoixante-seize toises.

Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure de roches parune étroite passe, se trouva en dedans des brisants, où la mer avait uneprofondeur de trente à quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage despalétuviers, j’aperçus une douzaine de sauvages qui montrèrent une extrêmesurprise à notre approche. Dans ce long corps noirâtre, s’avançant à fleurd’eau, ne voyaient-ils pas quelque cétacé formidable dont ils devaient sedéfier ?

En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais dunaufrage de La Pérouse.

« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis-je.– Et pourriez-vous m’apprendre ce que tout le monde en sait ? ajouta-t-

il d’un ton un peu ironique.– Très facilement. »Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d’Urville avaient

fait connaître, travaux dont voici le résumé très succinct.La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyés par

Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ilsmontaient les corvettes la Boussole et l’Astrolabe, qui ne reparurent plus.

En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sort des deuxcorvettes, arma deux grandes flûtes, la Recherche et l’Espérance. Ces flûtesquittèrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d’Entrecasteaux.Deux mois après, on apprenait par la déposition d’un certain Bowen,commandant l’Albermale, que des débris de navires avaient été vus surles côtes de la Nouvelle-Géorgie. Mais d’Entrecasteaux, ignorant cettecommunication, – assez incertaine d’ailleurs, – se dirigea vers les îles del’Amirauté, désignées dans un rapport du capitaine Hunter comme étant lelieu du naufrage de La Pérouse.

Ses recherches furent vaines. L’Espérance et la Recherche passèrentmême devant Vanikoro sans s’y arrêter, et, en somme, ce voyage fut trèsmalheureux, car il coûta la vie à d’Entrecasteaux, à deux de ses seconds età plusieurs marins de son équipage.

Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier,retrouva les traces indiscutables des naufragés. Le 15 mai 1824, son navire,le Saint-Patrick, passa près de l’île de Tikopia, l’une des Nouvelles-Hébrides. Là, un lascar, l’ayant accosté dans une pirogue, lui vendit unepoignée d’épée en argent qui portait l’empreinte de caractères gravés auburin. Ce lascar prétendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un

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séjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens qui appartenaient à des navireséchoués depuis de longues années sur les récifs de l’île.

Dillon devina qu’il s’agissait des navires de La Pérouse, dont ladisparition avait ému le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, où, suivantle lascar, se trouvaient de nombreux débris du naufrage ; mais les vents etles courants l’en empêchèrent.

Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à sa découverte la Sociétéasiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nomde la Recherche, fut mis à sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827,accompagné d’un agent français.

La Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points du Pacifique,mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce même havre de Vanou,où le Nautilus flottait en ce moment.

Là, Dillon recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles defer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit,des débris d’instruments d’astronomie, un morceau de couronnement et unecloche en bronze portant cette inscription : « Bazin m’a fait », marque de lafonderie de l’arsenal de Brest vers 1785. Le doute n’était donc plus possible.

Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistrejusqu’au mois d’octobre. Puis il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta le 7 avril 1828, et revint en France, où il fut trèssympathiquement accueilli par Charles X.

Mais, à ce moment, Dumont d’Urville, sans avoir eu connaissance destravaux de Dillon, était déjà parti pour chercher ailleurs le théâtre dunaufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d’un baleinier quedes médailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains dessauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-Calédonie.

Dumont d’Urville, commandant l’Astrolabe, avait donc pris la mer, et,deux mois après que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devantHobart-Town. Là, il avait connaissance des résultats obtenus par Dillon,et de plus il apprenait qu’un certain James Hobbs, second de l’Union, deCalcutta, ayant pris terre sur une île située par 8° 18’de latitude sud et 156°30’de longitude est, avait remarqué des barres de fer et des étoffes rougesdont se servaient les naturels de ces parages.

Dumont d’Urville, assez perplexe, et ne sachant s’il devait ajouter foià ces récits rapportés par des journaux peu dignes de confiance, se décidacependant à se lancer sur les traces de Dillon.

Le 10 février 1828, l’Astrolabe se présenta devant Tikopia, prit pourguide et interprète un déserteur fixé sur cette île, fit route vers Vanikoro, eneut connaissance le 12 février, prolongea ses récifs jusqu’au 14, et, le 20seulement, il mouilla au dedans de la barrière, dans le havre de Vanou.

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Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l’île et rapportèrent quelquesdébris peu importants. Les naturels, adoptant un système de dénégations etde faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduitetrès louche laissa croire qu’ils avaient maltraité les naufragés, et, en effet, ilssemblaient craindre que Dumont d’Urville ne fût venu venger La Pérouseet ses infortunés compagnons.

Cependant, le 26, décidés par des présents, et comprenant qu’ils n’avaientà craindre aucune représaille, ils conduisirent le second, M. Jaquinot, sur lethéâtre du naufrage.

Là, par trois ou quatre brasses d’eau, entre les récifs Pacou et Vanou,gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empâtésdans les concrétions calcaires. La chaloupe et la baleinière de l’Astrolabefurent dirigées vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurséquipages parvinrent à retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, uncanon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.

Dumont d’Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La Pérouse,après avoir perdu ses deux navires sur les récifs de l’île, avait construit unbâtiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois… Où ? on ne savait.

Le commandant de l’Astrolabe fit alors élever, sous une touffe demangliers, un cénotaphe à la mémoire du célèbre navigateur et de sescompagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur unebase de coraux, et dans laquelle n’entra aucune ferrure qui pût tenter lacupidité des naturels.

Puis Dumont d’Urville voulut partir ; mais ses équipages étaient minéspar les fièvres de ces côtes malsaines, et très malade lui-même, il ne putappareiller que le 17 mars.

Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumont d’Urville nefût pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyé à Vanikoro la corvettela Bayonnaise, commandée par Legoarant de Tromelin, qui était en stationsur la côte ouest de l’Amérique. La Bayonnaise mouilla devant Vanikoro,quelques mois après le départ de l’Astrolabe, ne trouva aucun documentnouveau, mais constata que les sauvages avaient respecté le mausolée de LaPérouse.

Telle est la substance du récit que je fis au capitaine Nemo.« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé périr ce troisième navire

construit par les naufragés sur l’île de Vanikoro ?– On ne sait. »Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit signe de le suivre au grand

salon. Le Nautilus s’enfonça de quelques mètres au-dessous des flots, et lespanneaux s’ouvrirent.

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Je me précipitai vers la vitre et sous ces empâtements de coraux,revêtus de fongies, de syphonules, d’alcyons, de cariophyllées, à traversdes myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, despomphérides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains débris queles dragues n’avaient pu arracher, des étriers de fer, des ancres, des canons,des boulets, une garniture de cabestan, une étrave, tous objets provenant desnavires naufragés et maintenant tapissés de fleurs vivantes.

Et pendant que je regardais ces épaves désolées, le capitaine Nemo medit d’une voix grave :

« Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785 avec ses naviresla Boussole et l’Astrolabe. Il mouilla d’abord à Botany-Bay, visita l’archipeldes Amis, la Nouvelle-Calédonie, se dirigea vers Santa-Cruz et relâcha àNamouka, l’une des iles du groupe Hapaï. Puis, ses navires arrivèrent surles récifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant, touchasur la côte méridionale. L’Astrolabe vint à son secours et s’échoua de même.Le premier navire se détruisit presque immédiatement. Le second, engravésous le vent, résista quelques jours. Les naturels firent assez bon accueilaux naufragés. Ceux-ci s’installèrent dans l’île et construisirent un bâtimentplus petit avec les débris des deux grands. Quelques matelots restèrentvolontairement à Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec LaPérouse. Ils se dirigèrent vers les îles Salomon, et ils périrent, corps et biens,sur la côte occidentale de l’île principale du groupe, entre les caps Déceptionet Satisfaction.

– Et comment le savez-vous ? m’écriai-je.– Voici ce que j’ai trouvé sur le lieu même de ce dernier naufrage ! »Le capitaine Nemo me montra une boîte de fer-blanc, estampillée aux

armes de France, et toute corrodée par les eaux salines. Il l’ouvrit, et je visune liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles.

C’étaient les instructions mêmes du ministre de la marine au commandantLa Pérouse, annotées en marge de la main de Louis XVI !

« Ah ! c’est une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine Nemo.C’est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que,mes compagnons et moi, nous n’en ayons jamais d’autre ! »

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XXLe détroit de Torrès

Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le Nautilus, abandonna les paragesde Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction était sud-ouest, et, entrois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui séparent le groupede La Pérouse de la pointe sud-est de la Papouasie.

Le 1er janvier 1868, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plate-forme.

« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra-t-il de luisouhaiter une bonne année ?

– Comment donc, Conseil ! mais exactement comme si j’étais à Paris,dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J’accepte tes vœux et je t’enremercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par « une bonneannée », dans les circonstances où nous nous trouvons. Est-ce l’année quiamènera la fin de notre emprisonnement, ou l’année qui verra se continuercet étrange voyage ?

– Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que dire à monsieur. Il estcertain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois,nous n’avons pas eu le temps de nous ennuyer. La dernière merveille esttoujours la plus étonnante, et si cette progression se maintient, je ne saispas comment cela finira. M’est avis que nous ne retrouverons jamais uneoccasion semblable.

– Jamais, Conseil.– En outre, M. Nemo, qui justifie bien son nom latin, n’est pas plus gênant

que s’il n’existait pas.– Comme tu le dis, Conseil.– Je pense donc, n’en déplaise à monsieur, qu’une bonne année serait une

année qui nous permettrait de tout voir…– De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-être long. Mais qu’en pense Ned

Land ?– Ned Land pense exactement le contraire de moi, répondit Conseil. C’est

un esprit positif et un estomac impérieux. Regarder les poissons et toujoursen manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela neconvient pas à un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et quele brandy ou le gin, pris dans une proportion modérée, n’effrayent guère !

– Pour mon compte, Conseil, ce n’est point là ce qui me tourmente, et jem’accommode très bien du régime du bord.

– Moi de même, répondit Conseil. Aussi je pense autant à rester quemaître Land à prendre la fuite. Donc, si l’année qui commence n’est pas

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bonne pour moi, elle le sera pour lui, et réciproquement. De cette façon, ily aura toujours quelqu’un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite àmonsieur ce qui fera plaisir à monsieur.

– Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre à plus tard laquestion des étrennes, et de les remplacer provisoirement par une bonnepoignée de main. Je n’ai que cela sur moi.

– Monsieur n’a jamais été si généreux, » répondit Conseil.Et là-dessus le brave garçon s’en alla.Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit

cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de départ dansles mers du Japon. Devant l’éperon du Nautilus s’étendaient les dangereuxparages de la mer de Corail, sur la côte nord-est de l’Australie. Notre bateauprolongeait à une distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequelles navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le bâtiment quemontait Cook donna sur un roc, et s’il ne coula pas, ce fut grâce à cettecirconstance que le morceau de corail, détaché au choc, resta engagé dansla coque entrouverte.

J’aurais vivement souhaité de visiter ce récif long de trois cent soixantelieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensitéformidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce momentles plans inclinés du Nautilus nous entraînaient à une grande profondeur, etje ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligènes. Je dus me contenterdes divers échantillons de poissons rapportés par nos filets. Je remarquai,entre autres, des germons, espèces de scombres grands comme des thons,aux flancs bleuâtres et rayés de bandes transversales qui disparaissentavec la vie de l’animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupeset fournirent à notre table une chair excessivement délicate. On prit aussiun grand nombre de spares vertors, longs d’un demi-décimètre, ayant legoût de la dorade, et des pyrapèdes volants, véritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eauxde leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes,je trouvai dans les mailles du chalut diverses espèces d’alcyonaires, desoursins, des marteaux, des éperons, des cadrans, des cérites, des hyalles. Laflore était représentée par de belles algues flottantes, des laminaires et desmacrocystes, imprégnées du mucilage qui transsudait à travers leurs pores,et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma geliniaroïde, quifut classée parmi les curiosités naturelles du musée.

Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4 janvier, nous eûmesconnaissance des côtes de la Papouasie. À cette occasion, le capitaine Nemom’apprit que son intention était de gagner l’océan Indien par le détroit de

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Torrès. Sa communication se borna là. Ned vit avec plaisir que cette routele rapprochait des mers européennes.

Ce détroit de Torrès est regardé comme non moins dangereux par lesécueils dont il est hérissé que par les sauvages habitants qui fréquententses côtes. Il sépare de la Nouvelle-Hollande la grande île de la Papouasie,nommée aussi Nouvelle-Guinée.

La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large,et une superficie de quarante mille lieues géographiques. Elle est située, enlatitude, entre 0° 19’et 10° 2’sud, et en longitude, entre 128° 23’et 146°15’. À midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j’aperçusles sommets des monts Arfalxs, élevés par plans et terminés par des pitonsaigus.

Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, futvisitée successivement par don José de Menesès en 1526, par Grijalva en1527, par le général espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortezen 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruic en 1753, parTasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, Forrest,Mac Cluer, par d’Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et parDumont d’Urville en 1827. « C’est le foyer des noirs qui occupent toute laMalaisie », a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guère que les hasards decette navigation allaient me mettre en présence des redoutables Andamènes.

Le Nautilus se présenta donc à l’entrée du plus dangereux détroit duglobe, de celui que les plus hardis navigateurs osent à peine franchir, détroitque Louis Paz de Torrès affronta en revenant des mers du Sud dans laMélanésie, et dans lequel, en 1840, les corvettes échouées de Dumontd’Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautiluslui-même, supérieur à tous les dangers de la mer, allait cependant faireconnaissance avec les récifs coralliens.

Le détroit de Torrès a environ trente-quatre lieues de large, mais il estobstrué par une innombrable quantité d’îles, d’îlots, de brisants, de rochers,qui rendent sa navigation presque impraticable. En conséquence, le capitaineNemo prit toutes les précautions voulues pour le traverser. Le Nautilus,flottant à fleur d’eau, s’avançait à une allure modérée. Son hélice, commeune queue de cétacé, battait les flots avec lenteur.

Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi nous avions prisplace sur la plate-forme toujours déserte. Devant nous s’élevait la cage dutimonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait être là, dirigeantlui-même le Nautilus.

J’avais sous les yeux les excellentes cartes du détroit de Torrès levéeset dressées par l’ingénieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l’enseignede vaisseau Coupvent-Desbois, maintenant amiral, – qui faisaient partie

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de l’état-major de Dumont d’Urville pendant son dernier voyage decircumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleurescartes qui puissent servir à débrouiller l’imbroglio de cet étroit passage, etje les consultais avec une scrupuleuse attention.

Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courant des flots,qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et demi,se brisait sur les coraux dont la tête émergeait çà et là.

« Voilà une mauvaise mer ! me dit Ned Land.– Détestable, en effet, répondis-je, et qui ne convient guère à un bâtiment

tel que le Nautilus.– Il faut, reprit le Canadien, que ce damné capitaine soit certain de sa

route, car je vois là des pâtés de coraux qui mettraient sa coque en millepièces si elle les effleurait seulement ! »

En effet, la situation était périlleuse, mais le Nautilus semblait se glissercomme par enchantement au milieu de ces furieux écueils. Il ne suivait pasexactement la route de l’Astrolabe et de la Zélée qui fut fatale à Dumontd’Urville. Il prit plus au nord, rangea l’île Murray, et revint au sud-ouestvers le passage de Cumberland. Je croyais qu’il allait y donner franchement,quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, à travers une grandequantité d’îles et d’îlots peu connus, vers l’île Tound et le canal Mauvais.

Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudent jusqu’à la folie,voulait engager son navire dans cette passe où touchèrent les deux corvettesde Dumont d’Urville, quand modifiant une seconde fois sa direction etcoupant droit à l’ouest, il se dirigea vers File Gueboroar.

Il était alors trois heures après midi. Le flot se cassait, la marée étaitpresque pleine. Le Nautilus s’approcha de cette île, que je vois encore avecsa remarquable lisière de pendanus. Nous la rangions à moins de deux milles.

Soudain un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre unécueil, et il demeurait immobile, donnant une légère gîte sur bâbord.

Quand je me relevai, j’aperçus sur la plateforme le capitaine Nemo et sonsecond. Ils examinaient la situation du navire, échangeant quelques motsdans leur incompréhensible idiome.

Voici quelle était cette situation. À deux milles par tribord, apparaissaitl’île Gueboroar, dont la côte s’arrondissait du nord à l’ouest, comme unimmense bras. Vers le sud et l’est se montraient déjà quelques têtes de corauxque le jusant laissait à découvert. Nous nous étions échoués au plein et dansune de ces mers où les marées sont médiocres, circonstance fâcheuse pourle renflouage du Nautilus. Cependant le navire n’avait aucunement souffert,tant sa coque était solidement liée. Mais s’il ne pouvait ni couler ni s’ouvrir,il risquait fort d’être à jamais attaché sur ces écueils, et alors c’en était faitde l’appareil sous-marin du capitaine Nemo.

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Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maîtrede lui, ne paraissant ni ému ni contrarié, s’approcha :

« Un accident ? lui dis-je.– Non, un incident, me répondit-il.– Mais un incident, répliquai-je, qui vous obligera peut-être à redevenir

un habitant de ces terres que vous fuyez ! »Le capitaine Nemo me regarda d’un air singulier, et fit un geste négatif.

C’était me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais à remettreles pieds sur un continent. Puis il dit :

« D’ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus n’est pas en perdition. Il voustransportera encore au milieu des merveilles de l’Océan. Notre voyage nefait que commencer, et je ne désire pas me priver si vite de l’honneur devotre compagnie.

– Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure ironiquede cette phrase, le Nautilus s’est échoué au moment de la pleine mer. Or lesmarées ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez délesterle Nautilus, – ce qui me paraît impossible, – je ne vois pas comment il serarenfloué.

– Les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison,monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mais, au détroit deTorrès, on trouve encore une différence d’un mètre et demi entre le niveaudes hautes et des basses mers. C’est aujourd’hui le 4 janvier, et dans cinqjours la pleine lune. Or je serai bien étonné si ce complaisant satellite nesoulève pas suffisamment ces masses d’eau, et ne me rend pas un serviceque je ne veux devoir qu’à lui seul. »

Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit à l’intérieurdu Nautilus. Quant au bâtiment, il demeurait immobile comme si les polypescoraliens l’eussent déjà maçonné dans leur indestructible ciment.

« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint à moi après le départdu capitaine.

– Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marée du 9, car ilparaît que la lune aura la complaisance de nous remettre à flot.

– Tout simplement ?– Tout simplement.– Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine

sur ses chaînes, et tout faire pour se déhaler ?– Puisque la marée suffira, » répondit simplement Conseil.Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules. C’était le marin

qui parlait en lui.« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que

ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n’est

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bon qu’à vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de faussercompagnie au capitaine Nemo.

– Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas comme vous de ce vaillantNautilus, et dans quatre jours nous saurons à quoi nous en tenir sur lesmarées du Pacifique. D’ailleurs, le conseil de fuir pourrait être opportun sinous étions en vue des côtes de l’Angleterre ou de la Provence, mais dansles parages de la Papouasie c’est autre chose, et il sera toujours temps d’envenir à cette extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se relever ; ce que jeregarderais comme un évènement grave.

– Mais ne saurait-on tâter, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land. Voilàune île. Sur cette île il y a des arbres. Sous ces arbres, des animaux terrestres,des porteurs de côtelettes et de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiersquelques coups de dents.

– Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range à son avis. Monsieurne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter àterre, ne fût-ce que pour ne pas perdre l’habitude de fouler du pied les partiessolides de notre planète ?

– Je peux le lui demander, répondis-je, mais il refusera.– Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons à quoi nous en

tenir sur l’amabilité du capitaine. »À ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda la permission que je

lui demandais. Il le fit même avec beaucoup de grâce et d’empressement,sans avoir exigé de moi la promesse de revenir à bord. Mais une fuite àtravers les terres de la Nouvelle-Guinée eût été très périlleuse, et je n’auraispas conseillé à Ned Land de la tenter. Mieux valait être prisonnier à bord duNautilus que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie.

Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemain matin. Je necherchai pas à savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensaimême qu’aucun homme de l’équipage ne nous conduirait, et que Ned Landserait seul chargé de diriger l’embarcation. D’ailleurs, la terre se trouvait àdeux milles au plus, et ce n’était qu’un jeu pour le Canadien de mener celéger canot entre les lignes de récifs si fatales aux grands navires.

Le lendemain 5 janvier, le canot déponté fut arraché de son alvéole etlancé à la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent à cetteopération. Les avirons étaient dans l’embarcation, et nous n’avions plus qu’ày prendre place.

À huit heures, armés de fusils électriques et de haches, nous débordionsdu Nautilus. La mer était assez calme. Une petite brise soufflait de terre.Conseil et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Nedgouvernait dans les étroites passes que les brisants laissaient entre eux. Lecanot se maniait bien et filait rapidement.

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Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’était un prisonnier échappé desa prison, et il ne songeait guère qu’il lui faudrait y rentrer.

« De la viande ! répétait-il, nous allons donc manger de la viande, etquelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dispas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser,et un morceau de fraîche venaison, grillé sur des charbons ardents, varieraagréablement notre ordinaire.

– Gourmand ! répondait Conseil, il m’en fait venir l’eau à la bouche.– Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, et si le gibier n’y

est pas de telle taille qu’il ne puisse lui-même chasser le chasseur.– Bon ! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont les dents

semblaient être affutées comme un tranchant de hache, mais je mangerai dutigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pas d’autre quadrupède dans cette île.

– L’ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.– Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatre pattes sans plumes,

ou à deux pattes avec plumes, sera salué de mon premier coup de fusil.– Bon ! répondis-je, voilà les imprudences de maître Land qui vont

recommencer !– N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, et nagez

ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mot dema façon. »

À huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s’échouer doucementsur une grève de sable, après avoir heureusement franchi l’anneaucoralligène qui entourait l’île de Gueboroar.

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XXIQuelques jours à terre

Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. Ned Land essayaitle sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n’y avait pourtantque deux mois que nous étions, suivant l’expression du capitaine Nemo,les « passagers du Nautilus », c’est-à-dire, en réalité, les prisonniers de soncommandant.

En quelques minutes, nous fûmes à une portée de fusil de la côte. Lesol était presque entièrement madréporique, mais certains lits de torrentsdesséchés, semés de débris granitiques, démontraient que cette île était dueà une formation primordiale. Tout l’horizon se cachait derrière un rideaude forêts admirables. Des arbres énormes, dont la taille atteignait parfoisdeux cents pieds, se reliaient l’un à l’autre par des guirlandes de lianes, vraishamacs naturels que berçait une brise légère. C’étaient des mimosas, desficus, des casuarinas, des tecks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers,mélangés à profusion, et sous l’abri de leur voûte verdoyante, au pied deleur stipe gigantesque, croissaient des orchidées, des légumineuses et desfougères.

Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la florepapouasienne, le Canadien abandonna l’agréable pour l’utile. Il aperçut uncocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous bûmes leur lait,nous mangeâmes leur amande avec une satisfaction qui protestait contrel’ordinaire du Nautilus.

« Excellent ! disait Ned Land.– Exquis ! répondait Conseil.– Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre Nemo s’oppose à ce que

nous introduisions une cargaison de cocos à son bord ?– Je ne le crois pas, répondis-je, mais il n’y voudra pas goûter !– Tant pis pour lui ! dit Conseil.– Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage.– Un mot seulement, maître Land, dis-je au harponneur qui se disposait

à ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais, avant d’enremplir le canot, il me paraît sage de reconnaître si l’île ne produit pasquelque substance non moins utile. Des légumes frais seraient bien reçus àl’office du Nautilus.

– Monsieur a raison, répondit Conseil, et je propose de réserver troisplaces dans notre embarcation, l’une pour les fruits, l’autre pour les légumes,

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et la troisième pour la venaison, dont je n’ai pas encore entrevu le plus minceéchantillon.

– Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit le Canadien.– Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l’œil aux

aguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer cependantquelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature dugibier !

– Eh ! eh ! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoire très significatif.– Eh bien, Ned ! s’écria Conseil.– Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes

de l’anthropophagie !– Ned ! Ned ! que dites-vous là ? répliqua Conseil. Vous, anthropophage !

Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui partage votre cabine !Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré ?

– Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous mangersans nécessité.

– Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut absolumentabattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de cesmatins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pourle servir. »

Tandis que s’échangeaient ces divers propos, nous pénétrions sous lessombres voûtes de la forêt, et, pendant deux heures, nous la parcourûmesen tous sens.

Le hasard servit à souhait cette recherche de végétaux comestibles, et l’undes plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment précieuxqui manquait à bord.

Je veux parler de l’arbre à pain, très abondant dans l’île de Gueboroar, etj’y remarquai principalement cette variété dépourvue de graines, qui porteen malais le nom de « Rima ».

Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et hautde quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formée de grandesfeuilles multilobées, désignait suffisamment aux yeux d’un naturaliste cet« artocarpus » qui a été très heureusement naturalisé aux îles Mascareignes.De sa masse de verdure se détachaient de gros fruits globuleux, largesd’un décimètre, et pourvus extérieurement de rugosités qui prenaient unedisposition hexagonale. Utile végétal dont la nature a gratifié les régionsauxquelles le blé manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruitspendant huit mois de l’année.

Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjà mangé pendantses nombreux voyages, et il savait préparer leur substance comestible. Aussileur vue excita-t-elle ses désirs, et il n’y put tenir plus longtemps.

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« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goûte pas un peu de cette pâtede l’arbre à pain !

– Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes ici pour faire desexpériences, faisons-les.

– Ce ne sera pas long, » répondit le Canadien.Et, armé d’une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pétilla

joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions lesmeilleurs fruits de l’artocarpus. Quelques-uns n’avaient pas encore atteintun degré suffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait une pulpeblanche, mais peu fibreuse. D’autres en très grand nombre, jaunâtres etgélatineux, n’attendaient que le moment d’être cueillis.

Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaineà Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons, après les avoir coupés entranches épaisses, et ce faisant, il répétait toujours :

« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !– Surtout quand on en est privé depuis longtemps, dit Conseil.– Ce n’est même plus du pain, ajouta le Canadien. C’est une pâtisserie

délicate. Vous n’en avez jamais mangé, monsieur ?– Non, Ned.– Eh bien, préparez-vous à absorber une chose succulente. Si vous n’y

revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! »Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée au feu fut

complètement charbonnée. À l’intérieur apparaissait une pâte blanche, sortede mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l’artichaut.

Il faut l’avouer, ce pain était excellent, et j’en mangeai avec grand plaisir.« Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne peut se garder fraîche, et il

me paraît inutile d’en faire une provision pour le bord.– Par exemple, monsieur ! s’écria Ned Land. Vous parlez là comme un

naturaliste ; mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites unerécolte de ces fruits que nous reprendrons à notre retour.

– Et comment les préparerez-vous ? demandai-je au Canadien.– En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui se gardera

indéfiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l’employer, je la feraicuire à la cuisine du bord, et, malgré sa saveur un peu acide, vous la trouverezexcellente.

– Alors, maître Ned, je vois qu’il ne manque rien à ce pain ?…– Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il y manque quelques

fruits ou tout au moins quelques légumes !– Cherchons les fruits et les légumes. »Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes en route pour

compléter ce dîner « terrestre ».

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Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions faitune ample provision de bananes. Ces produits délicieux de la zone torridemûrissent pendant toute l’année, et les Malais, qui leur ont donné le nomde « pisang », les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes nousrecueillîmes des jaks énormes dont le goût est très accusé, des manguessavoureuses et des ananas d’une grosseur invraisemblable. Mais cette récolteprit une grande partie de notre temps, que, d’ailleurs, il n’y avait pas lieude regretter.

Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant,et, pendant sa promenade à travers la forêt, il glanait d’une main sûred’excellents fruits qui devaient compléter sa provision.

« Enfin, demanda Conseil, il ne nous manque plus rien, ami Ned ?– Hum ! fit le Canadien.– Quoi ! vous vous plaignez ?– Tous ces végétaux ne peuvent constituer un repas, répondit Ned. C’est

la fin d’un repas, c’est un dessert. Mais le potage ? mais le rôti ?– En effet, dis-je, Ned nous avait promis des côtelettes qui me semblent

fort problématiques.– Monsieur, répondit le Canadien, non seulement la chasse n’est pas finie,

mais elle n’est même pas commencée. Patience ! nous finirons bien parrencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n’est pas en cetendroit, ce sera dans un autre…

– Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il nefaut pas trop s’éloigner. Je propose même de revenir au canot.

– Quoi ! déjà ! s’écria Ned.– Nous devons être de retour avant la nuit, dis-je.– Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien.– Deux heures, au moins, répondit Conseil.– Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s’écrie maître Ned Land avec

un soupir de regret.– En route, » répondit Conseil.Nous revînmes à travers la forêt, et nous complétâmes notre récolte en

faisant une razzia de choux-palmistes qu’il fallut cueillir à la cime des arbres,de petits haricots que je reconnus pour être les « abrou » des Malais, etd’ignamos d’une qualité supérieure.

Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot. Cependant NedLand ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa.Au moment de s’embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq à trente pieds, qui appartenaient à l’espèce des palmiers. Ces arbres,aussi précieux que l’artocarpus, sont justement comptés parmi les plus utilesproduits de la Malaisie.

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C’étaient des sagoutiers, végétaux qui croissent sans culture, sereproduisant, comme les mûriers, par leurs rejetons et leurs graines.

Ned Land connaissait la manière de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et,la maniant avec une grande vigueur, il eut bientôt couché sur le sol deux outrois sagoutiers, dont la maturité se reconnaissait à la poussière blanche quisaupoudrait leurs palmes.

Je le regardai faire plutôt avec les yeux d’un naturaliste qu’avec lesyeux d’un homme affamé. Il commença par enlever à chaque tronc unebande d’écorce, épaisse d’un pouce, qui recouvrait un réseau de fibresallongées formant d’inextricables nœuds, que mastiquait une sorte de farinegommeuse. Cette farine, c’était le sagou, substance comestible qui sertprincipalement à l’alimentation des populations mélanésiennes.

Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs parmorceaux, comme il eût fait de bois à brûler, se réservant d’en extraire plustard la farine, de la passer dans une étoffe afin de la séparer de ses ligamentsfibreux, d’en faire évaporer l’humidité au soleil, et de la laisser durcir dansdes moules.

Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nos richesses, nousquittions le rivage de l’île, et, une demi-heure après, nous accostions leNautilus. Personne ne parut à notre arrivée. L’énorme cylindre de tôlesemblait désert. Les provisions embarquées, je descendis à ma chambre. J’ytrouvai mon souper prêt. Je mangeai, puis je m’endormis.

Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas un bruit à l’intérieur,pas un signe de vie. Le canot était resté le long du Nautilus, à la place mêmeoù nous l’avions laissé. Nous résolûmes de retourner à l’île de Gueboroar.Ned Land espérait être plus heureux que la veille au point de vue du chasseur,et désirait visiter une autre partie de la forêt.

Au lever du soleil nous étions en route. L’embarcation, enlevée par le flotqui portait à terre, atteignit l’île en peu d’instants.

Nous débarquâmes, et, pensant qu’il valait mieux s’en rapporter àl’instinct du Canadien, nous suivîmes Ned Land, dont les longues jambesmenaçaient de nous distancer.

Ned Land remonta la côte vers l’ouest, puis, passant à gué quelques lits detorrents, il gagna la haute plaine que bordaient d’admirables forêts. Quelquesmartins-pêcheurs rôdaient le long des cours d’eau, mais ils ne se laissèrentpas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient àquoi s’en tenir sur des bipèdes de notre espèce, et j’en conclus que, si l’îlen’était pas habitée, du moins des êtres humains la fréquentaient.

Après avoir traversé une assez grande prairie, nous arrivâmes à la lisièred’un petit bois qu’animaient le chant et le vol d’un grand nombre d’oiseaux.

« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.

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– Mais il y en a qui se mangent ! répondit le harponneur.– Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que de simples

perroquets.– Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux

qui n’ont pas autre chose à manger.– Et j’ajouterai, dis-je, que cet oiseau convenablement préparé, vaut son

coup de fourchette. »En effet, sous l’épais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets

voltigeait de branche en branche, n’attendant qu’une éducation plussoignée pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaienten compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, quisemblaient méditer quelque problème philosophique, tandis que des lorisd’un rouge éclatant passaient comme un morceau d’étamine emporté parla brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plusfines nuances de l’azur, et de toute une variété de volatiles charmants, maisgénéralement peu comestibles.

Cependant, un oiseau particulier à ces terres, et qui n’a jamais dépassé lalimite des îles d’Arrou et des îles des Papouas, manquait à cette collection.Mais le sort me réservait de l’admirer avant peu.

Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nous avionsretrouvé une plaine obstruée de buissons. Je vis alors s’enlever demagnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait àse diriger contre le vent. Leur vol ondulé, la grâce de leurs courbes aériennes,le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n’euspas de peine à les reconnaître.

« Des oiseaux de paradis ! m’écriai-je.– Ordre des passereaux, section des clystomores, répondit Conseil.– Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.– Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je compte sur votre adresse

pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale !On essayera, monsieur le professeur, quoique l’on soit plus habitué à

manier le harpon que le fusil. »Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois,

ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer. Tantôtils disposent des lacets au sommet des arbres élevés que les paradisiershabitent de préférence. Tantôt ils s’en emparent avec une glu tenacequi paralyse leurs mouvements. Ils vont même jusqu’à empoisonner lesfontaines où ces oiseaux ont l’habitude de boire. Quant à nous, nous étionsréduits à les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre.Et, en effet, nous épuisâmes vainement une partie de nos munitions.

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Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui formentle centre de l’île était franchi, et nous n’avions encore rien tué. La faimnous aiguillonnait. Les chasseurs s’étaient fiés au produit de leur chasse, etils avaient eu tort. Très heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fit uncoup double et assura le déjeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier,qui, lestement plumés et suspendus à une brochette, rôtirent devant un feuardent de bois mort. Pendant que ces intéressants animaux cuisaient, Nedprépara des fruits de l’artocarpus. Puis le pigeon et le ramier furent dévorésjusqu’aux os et déclarés excellents. La muscade, dont ils ont l’habitude dese gaver, parfume leur chair et en fait un manger délicieux.

– « C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.– Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien.– Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, répondit Ned Land. Tous

ces pigeons ne sont que des hors-d’œuvre et amusettes de la bouche. Aussi,tant que je n’aurai pas tué un animal à côtelettes, je ne serai pas content.

– Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier.– Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais en revenant vers la

mer. Nous sommes arrivés aux premières pentes des montagnes, et je pensequ’il vaut mieux regagner la région des forêts. »

C’était un avis sensé et il fut suivi. Après une heure de marche, nousavions atteint une véritable forêt de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifsfuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dérobaient à notre approche,et véritablement je désespérais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchaiten avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint à moi,rapportant un magnifique paradisier.

« Ah ! bravo ! Conseil, m’écriai-je.– Monsieur est bien bon, répondit Conseil.– Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup de maître. Prendre un de

ces oiseaux vivants, et le prendre à la main !– Si monsieur veut l’examiner de près, il verra que je n’ai pas eu grand

mérite.– Et pourquoi, Conseil ?– Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.– Ivre ?– Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dévorait sous le muscadier où

je l’ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l’intempérance !– Mille diables ! riposta le Canadien. Pour ce que j’ai bu de gin depuis

deux mois, ce n’est pas la peine de me le reprocher ! »Cependant, j’examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas.

Le paradisier, enivré par le suc capiteux, était réduit à l’impuissance. Il ne

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pouvait voler. Il marchait à peine. Mais cela m’inquiéta peu, et je le laissaicuver ses muscades.

Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces que l’on compte enPapouasie et dans les îles voisines. C’était le paradisier « grand-émeraude »,l’un des plus rares. Il mesurait trois décimètres de longueur. Sa tête étaitrelativement petite, ses yeux placés près de l’ouverture du bec et petits aussi.Mais il offrait une admirable réunion de nuances, étant jaune de bec, brun depieds et d’ongles, noisette aux ailes empourprées à leurs extrémités, jaunepâle à la tête et sur le derrière du cou, couleur d’émeraude à la gorge, brun-marron au ventre et à la poitrine. Deux filets cornés et duveteux s’élevaientau-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes très légères,d’une finesse admirable, et ils complétaient l’ensemble de ce merveilleuxoiseau, que les indigènes ont poétiquement appelé « l’oiseau du soleil ».

Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à Paris ce superbe spécimendes paradisiers, afin d’en faire don au Jardin des Plantes, qui n’en possèdepas un seul vivant.

« C’est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d’un chasseur quiestime fort peu le gibier au point de vue de l’art.

– Très rare, mon brave compagnon, et surtout très difficile à prendrevivant. Et même morts, ces oiseaux sont encore l’objet d’un important trafic.Aussi les naturels ont-ils imaginé d’en fabriquer comme on fabrique desperles ou des diamants.

– Quoi ! s’écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ?– Oui, Conseil.– Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes ?– Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d’est, perdent ces

magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ontappelées plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et qu’ils adaptent adroitement à quelque pauvreperruche préalablement mutilée. Puis ils teignent la suture, ils vernissentl’oiseau, et ils expédient aux muséums et aux amateurs d’Europe cesproduits de leur singulière industrie.

– Bon ! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce sont toujours ses plumes,et tant que l’objet n’est pas destiné à être mangé, je n’y vois pas grand mal ! »

Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ce paradisier,ceux du chasseur canadien ne l’étaient pas encore. Heureusement, versdeux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux queles naturels appellent « bari-outang ». L’animal venait à propos pour nousprocurer de la vraie viande de quadrupède, et il fut bien reçu. Ned Land se

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montra très glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touché par la balleélectrique, était tombé raide mort.

Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après en avoir retiré unedemi-douzaine de côtelettes destinées à fournir une grillade pour le repasdu soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore être marquée par lesexploits de Ned et de Conseil.

En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe dekanguroos, qui s’enfuirent en bondissant sur leurs pattes élastiques. Maisces animaux ne détalèrent pas si rapidement que la capsule électrique ne pûtles arrêter dans leur course.

« Ah ! monsieur le professeur, s’écria Ned Land, que la rage duchasseur enivrait, quel gibier excellent, cuit à l’étuvée surtout ! Quelapprovisionnement pour le Nautilus ! Deux ! trois ! cinq à terre ! Et quandje pense que nous dévorerons toute cette chair, et que ces imbéciles du bordn’en auront pas miette ! »

Je crois que, dans l’excès de sa joie, le Canadien, s’il n’avait pastant parlé, aurait massacré toute la bande ! Mais il se contenta d’unedouzaine de ces marsupiaux, « qui forment le premier ordre des mammifèresaplacentaires », dit Conseil. Ces animaux étaient de petite taille. C’était uneespèce de ces « kanguroos-lapins » qui gîtent habituellement dans le creuxdes arbres, et dont la vélocité est extrême ; mais, s’ils sont de médiocregrosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimée.

Nous étions très satisfaits des résultats de notre chasse. Le joyeux Nedse proposait de revenir le lendemain à cette île enchantée, qu’il voulaitdépeupler de tous quadrupèdes comestibles. Mais il comptait sans lesévènements. À six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notre canotétait échoué à sa place habituelle. Le Nautilus, semblable à un long écueil,émergeait des flots à deux milles du rivage.

Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la grande affaire du dîner. Ils’entendait admirablement à toute cette cuisine. Les côtelettes de « bari-outang », grillées sur des charbons, répandirent bientôt une délicieuse odeur,qui parfuma l’atmosphère !

Mais je m’aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voicien extase devant une grillade de porc frais ! Que l’on me pardonne, commej’ai pardonné à maître Land, et pour les mêmes motifs !

Enfin le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent ce menuextraordinaire. La pâte de sagou, le pain de l’artocarpus, quelques mangues,une demi-douzaine d’ananas et la liqueur fermentée de certaines noix decoco nous mirent en joie. Je crois même que les idées de mes dignescompagnons n’avaient pas toute la netteté désirable.

« Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ! dit Conseil.

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– Si nous n’y retournions jamais ? » ajouta Ned Land.En ce moment une pierre vint tomber à nos pieds et coupa court à la

proposition du harponneur.

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XXIILa foudre du Capitaine Nemo

Nous avions regardé du côté de la forêt, sans nous lever, ma mains’arrêtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevantson office.

« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle mérite le nomd’aérolithe. »

Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main deConseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids à sonobservation.

Levés tous les trois, le fusil à l’épaule, nous étions prêts à répondre àtoute attaque.

« Sont-ce des singes ? s’écria Ned Land.– À peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.– Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la mer.Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armés

d’arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisière d’un taillis, qui masquaitl’horizon de droite, à cent pas à peine.

Notre canot était échoué à dix toises de nous.Les sauvages s’approchaient sans courir ; mais ils prodiguaient les

démonstrations les plus hostiles. Les pierres et les flèches pleuvaient.Ned Land n’avait pas voulu abandonner les provisions, et, malgré

l’imminence du danger, son cochon d’un côté, ses kanguroos de l’autre, ildétalait avec une certaine rapidité.

En deux minutes nous étions sur la grève. Charger le canot des provisionset des armes, le pousser à la mer, armer les deux avirons, ce fut l’affaired’un instant. Nous n’avions pas gagné deux encablures, que cent sauvages,hurlant et gesticulant, entrèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Je regardai sileur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du Nautilus.Mais non. L’énorme engin, couché au large, demeurait absolument désert.

Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Les panneaux étaientouverts. Après avoir amarré le canot, nous rentrâmes à l’intérieur duNautilus.

Je descendis au salon d’où s’échappaient quelques accords. Le capitaineNemo était là, courbé sur son orgue et plongé dans une extase musicale.

« Capitaine ! » lui dis-je.Il ne m’entendit pas.« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main.Il frissonna, et se retournant :

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« Ah ! c’est vous, monsieur le professeur, me dit-il. Eh bien, avez-vousfait bonne chasse ? Avez-vous herborisé avec succès ?

– Oui, capitaine, répondis-je ; mais nous avons malheureusement ramenéune troupe de bipèdes dont le voisinage me paraît inquiétant.

– Quels bipèdes ?– Des sauvages.– Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo d’un ton ironique. Et vous

vous étonnez, monsieur le professeur, qu’ayant mis les pieds sur une desterres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, où n’y ena-t-il pas ? Et d’ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelezdes sauvages ?

– Mais, capitaine…– Pour mon compte, monsieur, j’en ai rencontré partout.– Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir à bord du

Nautilus, vous ferez bien de prendre quelques précautions.– Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n’y a pas là de quoi se

préoccuper.– Mais ces naturels sont nombreux.– Combien en avez-vous compté ?– Une centaine, au moins.– Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont les doigts

s’étaient replacés sur les touches de l’orgue, quand tous les indigènes de laPapouasie seraient réunis sur cette plage, le Nautilus n’aurait rien à craindrede leurs attaques ! »

Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l’instrument, etje remarquai qu’il n’en frappait que les touches noires, ce qui donnait à sesmélodies une couleur essentiellement écossaise. Bientôt il eut oublié maprésence, et fut plongé dans une rêverie que je ne cherchai plus à dissiper.

Je remontai sur la plate-forme. La nuit était déjà venue, car, sous cettebasse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crépuscule. Je n’aperçusplus que confusément l’île Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumés surla plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas à la quitter.

Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôt songeant à cesindigènes, – mais sans les redouter autrement, car l’imperturbable confiancedu capitaine me gagnait, – tantôt les oubliant pour admirer les splendeurs decette nuit des tropiques. Mon souvenir s’envolait vers la France, à la suitede ces étoiles zodiacales qui devaient l’éclairer dans quelques heures. Lalune resplendissait au milieu des constellations du zénith. Je pensai alorsque ce fidèle et complaisant satellite reviendrait après-demain à cette mêmeplace, pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus à son lit de coraux.Vers minuit, voyant que tout était tranquille sur les flots assombris aussi

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bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine et je m’endormispaisiblement.

La nuit s’écoula sans mésaventure. Les Papouas s’effrayaient, sans doute,à la seule vue du monstre échoué dans la baie, car les panneaux, restésouverts, leur eussent offert un accès facile à l’intérieur du Nautilus.

À six heures du matin, – 8 janvier, – je remontai sur la plate-forme.Les ombres du matin se levaient. L’île montra bientôt, à travers les brumesdissipées, ses plages d’abord, ses sommets ensuite.

Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille, – cinqou six cents peut-être. Quelques-uns, profitant de la marée basse, s’étaientavancés sur les têtes de coraux, à moins de deux encablures du Nautilus.Je les distinguai facilement. C’étaient bien de véritables Papouas, à tailleathlétique, hommes de belle race, au front large et élevé, au nez grosmais non épaté, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte enrouge, tranchait sur un corps noir et luisant comme celui des Nubiens.Au lobe de leur oreille, coupé et distendu, pendaient des chapelets en os.Ces sauvages étaient généralement nus. Parmi eux, je remarquai quelquesfemmes, habillées, des hanches au genou, d’une véritable crinoline d’herbesque soutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leur coud’un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous,armés d’arcs, de flèches et de boucliers, portaient à leur épaule une sorte defilet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.

Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus, l’examinait avec attention.Ce devait être un « mado » de haut rang, car il se drapait dans une natte enfeuilles de bananier, dentelée sur ses bords et relevée d’éclatantes couleurs.

J’aurais pu facilement abattre cet indigène, qui se trouvait à petite portée ;mais je crus qu’il valait mieux attendre des démonstrations véritablementhostiles. Entre Européens et sauvages, il convient que les Européensripostent et n’attaquent pas.

Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènes rôdèrent près duNautilus ; mais ils ne se montrèrent pas bruyants. Je les entendais répéterfréquemment le mot « assai », et à leurs gestes je compris qu’ils m’invitaientà aller à terre, invitation que je crus devoir décliner.

Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord, au grand déplaisir demaître Land, qui ne put compléter ses provisions. Cet adroit Canadienemploya son temps à préparer les viandes et les farines qu’il avait rapportéesde l’île Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnèrent la terre vers onzeheures du matin, dès que les têtes de corail commencèrent à disparaîtresous le flot de la marée montante. Mais je vis leur nombre s’accroîtreconsidérablement sur la plage. Il était probable qu’ils venaient des îles

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voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant je n’avais pasaperçu une seule pirogue indigène.

N’ayant rien de mieux à faire, je songeai à draguer ces belles eauxlimpides, qui laissaient voir à profusion des coquilles, des zoophytes et desplantes pélagiennes. C’était, d’ailleurs, la dernière journée que le Nautilusallait passer dans ces parages, si toutefois il flottait à la pleine mer dulendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo.

J’appelai donc Conseil, qui m’apporta une petite drague légère, à peu prèssemblable à celles qui servent à pêcher les huîtres.

« Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N’en déplaise à monsieur, ilsne me semblent pas très méchants !

– Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.– On peut être anthropophage et brave homme, répondit Conseil, comme

on peut être gourmand et honnête. L’un n’exclut pas l’autre.– Bon ! Conseil, je t’accorde que ce sont d’honnêtes anthropophages,

et qu’ils dévorent honnêtement leurs prisonniers. Cependant, comme je netiens pas à être dévoré, même honnêtement, je me tiendrai sur mes gardes,car le commandant du Nautilus ne paraît prendre aucune précaution. Etmaintenant à l’ouvrage. »

Pendant deux heures, notre pêche fut activement conduite, mais sansrapporter aucune rareté. La drague s’emplissait d’oreilles de Midas, deharpes, de mélanies et particulièrement des plus beaux marteaux que j’eussevus jusqu’à ce jour. Nous prîmes aussi quelques holothuries, des huîtresperlières et une douzaine de petites tortues qui furent réservées pour l’officedu bord.

Mais, au moment où je m’y attendais le moins, je mis la main sur unemerveille, je devrais dire sur une difformité naturelle, très rare à rencontrer.Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait chargéde diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d’un coup, il me vitplonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage et pousser uncri de conchyliologue, c’est-à-dire le cri le plus perçant que puisse produireun gosier humain.

« Eh ! qu’a donc monsieur ? demanda Conseil, très surpris. Monsieur a-t-il été mordu ?

– Non, mon garçon, et j’eusse volontiers payé d’un doigt ma découverte.– Quelle découverte ?– Cette coquille, dis-je en montrant l’objet de mon triomphe.– Mais c’est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des

pectinibranches, classe des gastéropodes, embranchement des mollusques…– Oui, Conseil. Mais au lieu d’être enroulée de droite à gauche, cette olive

tourne de gauche à droite !

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– Est-il possible ? s’écria Conseil.– Oui, mon garçon, c’est une coquille sénestre !– Une coquille sénestre ! répétait Conseil, le cœur palpitant.– Regarde sa spire.– Ah ! monsieur peut m’en croire, dit Conseil en prenant la précieuse

coquille d’une main tremblante, mais je n’ai jamais éprouvé une émotionpareille ! »

Et il y avait de quoi être ému ! On sait, en effet, comme l’ont fait observerles naturalistes, que la dextrosité est une loi de nature. Les astres et leurssatellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuventde droite à gauche. L’homme se sert plus souvent de sa main droite quede sa main gauche, et, conséquemment, ses instruments et ses appareils,escaliers, serrures, ressorts de montre, etc., sont combinés de manière à êtreemployés de droite à gauche. Or la nature a généralement suivi cette loipour l’enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, à de raresexceptions, et quand, par hasard, leur spire est sénestre, les amateurs lespayent au poids de l’or.

Conseil et moi, nous étions donc plongés dans la contemplation de notretrésor, et je me promettais bien d’en enrichir le Muséum, quand une pierre,malencontreusement lancée par un indigène, vint briser le précieux objetdans la main de Conseil.

Je poussai un cri de désespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil et visaun sauvage qui balançait sa fronde à dix mètres de lui. Je voulus l’arrêter,mais son coup partit et cassa le bracelet d’amulettes qui pendait au bras del’indigène.

« Conseil, m’écriai-je, Conseil !– Eh quoi ! Monsieur, ne voit-il pas que ce cannibale a commencé

l’attaque ?– Une coquille ne vaut pas la vie d’un homme ! lui dis-je.– Ah ! le gueux ! s’écria Conseil. J’aurais mieux aimé qu’il m’eût cassé

l’épaule ! »Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son avis. Cependant la situation

avait changé depuis quelques instants, et nous ne nous en étions pas aperçus.Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Nautilus. Ces pirogues,creusées dans des troncs d’arbres, longues, étroites, bien combinées pourla marche, s’équilibraient au moyen d’un double balancier en bambousqui flottait à la surface de l’eau. Elles étaient manœuvrées par d’adroitspagayeurs à demi nus, et je ne les vis pas s’avancer as inquiétude.

Il était évident que ces Papouas avaient eu déjà des relations avec lesEuropéens, et qu’ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de ferallongé dans la baie, sans mâts, sans cheminée, que devaient-ils en penser ?

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Rien de bon, car ils s’en étaient d’abord tenus à distance respectueuse.Cependant, le voyant immobile, ils reprenaient peu à peu confiance etcherchaient à se familiariser avec lui. Or c’était précisément cette familiaritéqu’il fallait empêcher. Nos armes, auxquelles la détonation manquait, nepouvaient produire qu’un effet médiocre sur ces indigènes, qui n’ont derespect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements dutonnerre, effrayerait peu les hommes, bien que le danger soit dans l’éclair,non dans le bruit.

En ce moment les pirogues s’approchèrent plus près du Nautilus, et unenuée de flèches s’abattit sur lui.

« Diable ! il grêle ! dit Conseil, et peut-être une grêle empoisonnée !– Il faut prévenir le capitaine Nemo », dis-je en rentrant par le panneau.Je descendis au salon. Je n’y trouvai personne. Je me hasardai à frapper

à la porte qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine.Un « entrez » me répondit. J’entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongé

dans un calcul ou les x et autres signes algébriques ne manquaient pas.« Je vous dérange ? dis-je par politesse.– En effet, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine ; mais je pense

que vous avez des raisons sérieuses de me voir ?– Très sérieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans

quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centainesde sauvages.

– Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurspirogues ?

– Oui, monsieur.– Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.– Précisément, et je venais vous dire…– Rien n’est plus facile », dit le capitaine Nemo.Et, pressant un bouton électrique, il transmit un ordre au poste de

l’équipage.« Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après quelques instants. Le canot

est en place et les panneaux sont fermés. Vous ne craignez pas, j’imagine,que ces messieurs défoncent les murailles que les boulets de votre frégaten’ont pu entamer ?

– Non, capitaine ; mais il existe encore un danger.– Lequel, monsieur ?– C’est que demain, quand il faudra rouvrir les panneaux pour renouveler

l’air du Nautilus…– Sans contredit, monsieur, puisque notre bâtiment respire à la manière

des cétacés.

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– Or, si, à ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pascomment vous pourrez les empêcher d’entrer.

– Alors, monsieur, vous supposez qu’ils monteront à bord ?– J’en suis certain.– Eh bien, monsieur, qu’ils montent. Je ne vois aucune raison pour les en

empêcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veux pasque ma visite à l’île Gueboroar coûte la vie à un seul de ces malheureux ! »

Cela dit, j’allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et m’invitaà m’asseoir près de lui. Il me questionna avec intérêt sur nos excursions àterre, sur nos chasses, et n’eut pas l’air de comprendre ce besoin de viandequi passionnait le Canadien. Puis la conversation effleura divers sujets, et,sans être plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable.

Entre autres choses, nous en vînmes à parler de la situation du Nautilus,précisément échoué dans ce détroit où Dumont d’Urville fut sur le point dese perdre. Puis, à ce propos :

« Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plusintelligents navigateurs que ce d’Urville ! C’est votre capitaine Cook, à vousautres Français. Infortuné savant ! Avoir bravé les banquises du pôle Sud, lescoraux de l’Océanie, les cannibales du Pacifique, pour périr misérablementdans un train de chemin de fer ! Si cet homme énergique a pu réfléchirpendant les dernières secondes de son existence, vous figurez-vous quellesont dû être ses suprêmes pensées ! »

En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait ému, et je porte cette émotionà son actif.

Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux du navigateur français,ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pôle Sud quiamena la découverte des terres Amélie et Louis-Philippe, enfin ses levéshydrographiques des principales îles de l’Océanie.

« Ce que votre d’Urville a fait à la surface des mers, me dit lecapitaine Nemo, je l’ai fait à l’intérieur de l’Océan, et plus facilement, pluscomplètement que lui. L’Astrolabe et la Zélée, incessamment ballottées parles ouragans, ne pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail,véritablement sédentaire au milieu des eaux !

– Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre lescorvettes de Dumont d’Urville et le Nautilus.

– Lequel, monsieur ?– C’est que le Nautilus s’est échoué comme elles !– Le Nautilus ne s’est pas échoué, monsieur, me répondit froidement le

capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et les

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pénibles travaux, les manœuvres qu’imposa à d’Urville le renflouage de sescorvettes, je ne les entreprendrai pas. L’Astrolabe et la Zélée ont failli périr,mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, à l’heure dite,la marée le soulèvera paisiblement, et il reprendra sa navigation à traversles mers.

– Capitaine, dis-je, je ne doute pas…– Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, à deux heures

quarante minutes du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie le détroitde Torrès. »

Ces paroles prononcées d’un ton très bref, le capitaine Nemo s’inclinalégèrement. C’était me donner congé, et je rentrai dans ma chambre.

Là je trouvai Conseil, qui désirait connaître le résultat de mon entrevueavec le capitaine.

« Mon garçon, répondis-je, lorsque j’ai eu l’air de croire que son Nautilusétait menacé par les naturels de la Papouasie, le capitaine m’a répondu trèsironiquement. Je n’ai donc qu’une chose à te dire : Aie confiance en lui, etva dormir en paix.

– Monsieur n’a pas besoin de mes services ?– Non, mon ami. Que fait Ned Land ?– Que monsieur m’excuse, répondit Conseil, mais l’ami Ned

confectionne un pâté de kanguroo qui sera une merveille ! »Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J’entendais le

bruit des sauvages qui piétinaient sur la plate-forme en poussant des crisassourdissants. La nuit se passa ainsi et sans que l’équipage sortît de soninertie habituelle. Il ne s’inquiétait pas plus de la présence de ces cannibalesque les soldats d’un fort blindé ne se préoccupent des fourmis qui courentsur son blindage.

À six heures du matin je me levai. Les panneaux n’avaient pas été ouverts.L’air ne fut donc pas renouvelé à l’intérieur, mais les réservoirs, chargés àtoute occurrence, fonctionnèrent à propos et lancèrent quelques mètres cubesd’oxygène dans l’atmosphère appauvrie du Nautilus.

Je travaillai dans ma chambre jusqu’à midi, sans avoir vu, même uninstant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire à bord aucun préparatif dedépart.

J’attendis quelque temps encore, puis je me rendis au grand salon. Lapendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devaitavoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n’avaitpoint fait une promesse téméraire, le Nautilus serait immédiatement dégagé.Sinon, bien des mois se passeraient avant qu’il pût quitter son lit de corail.

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Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientôtsentir dans la coque du bateau. J’entendis grincer sur son bordage lesaspérités calcaires du fond corallien.

À deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon.« Nous allons partir, dit-il.– Ah ! fis-je.– J’ai donné l’ordre d’ouvrir les panneaux.– Et les Papouas ?– Les Papouas ? répondit le capitaine Nemo, haussant légèrement les

épaules.– Ne vont-ils pas pénétrer à l’intérieur du Nautilus.– Et comment ?– En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.– Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaine Nemo, on

n’entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, même quand ils sontouverts. »

Je regardai le capitaine.« Vous ne comprenez pas ? me dit-il.– Aucunement.– Eh bien, venez et vous verrez. »Je me dirigeai vers l’escalier central. Là, Ned Land et Conseil, très

intrigués, regardaient quelques hommes de l’équipage qui ouvraient lespanneaux, tandis que des cris de rage et d’épouvantables vociférationsrésonnaient au dehors.

Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figures horriblesapparurent. Mais le premier de ces indigènes qui mit la main sur la rampede l’escalier, rejeté en arrière par je ne sais quelle force invisible, s’enfuitpoussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes.

Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le même sort.Conseil était dans l’extase. Ned Land, emporté par ses instincts violents,

s’élança sur l’escalier. Mais, dès qu’il eut saisi la rampe à deux mains, il futrenversé à son tour.

« Mille diables ! s’écria-t-il. Je suis foudroyé ? »Ce mot m’expliqua tout. Ce n’était plus une rampe, mais un câble de

métal, tout chargé de l’électricité du bord, qui aboutissait à la plateforme.Quiconque le touchait ressentait une formidable secousse, et cette secousseeût été mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans ce conducteur tout lecourant de ses appareils ! On peut réellement dire qu’entre ses assaillantset lui, il avait tendu un réseau électrique que nul ne pouvait impunémentfranchir.

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Cependant les Papouas avaient battu en retraite, affolés de terreur. Nous,moitié riant, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land, quijurait comme un possédé.

Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par les dernières ondulations duflot, quitta son lit de corail à cette quarantième minute exactement fixée parle capitaine. Son hélice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Puis savitesse s’accrut peu à peu, et, courant à la surface de l’Océan, il abandonnasain et sauf les dangereuses passes du détroit de Torrès.

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XXIIIÆgri somnia

Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entre deux eaux,avec une vitesse que je ne puis estimer à moins de trente-cinq milles àl’heure. La rapidité de son hélice était telle que je ne pouvais ni suivre sestours ni les compter.

Quand je songeais que ce merveilleux agent électrique, après avoir donnéle mouvement, la chaleur, la lumière au Nautilus, le protégeait encore contreles attaques extérieures, et le transformait en une arche sainte à laquelle nulprofanateur ne touchait sans être foudroyé, mon admiration n’avait plus debornes, et de l’appareil elle remontait aussitôt à l’ingénieur qui l’avait créé.

Nous marchions directement vers l’ouest, et, le 11 janvier, nousdoublâmes ce cap Wessel, situé par 135° de longitude et 10° de latitude nord,qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les récifs étaient encorenombreux, mais plus clairsemés et relevés sur la carte avec une extrêmeprécision. Le Nautilus évita facilement les brisants de Money à bâbord, etles récifs Victoria à tribord, placés par 130° de longitude, sur ce dixièmeparallèle que nous suivions rigoureusement.

Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivé dans la mer de Timor, avaitconnaissance de l’île de ce nom par 122° de longitude. Cette île, dont lasuperficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrées, est gouvernée par desradjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c’est-à-dire issus de la plushaute origine à laquelle un être humain puisse prétendre. Aussi, ces ancêtresécailleux foisonnent dans les rivières de l’île, et sont l’objet d’une vénérationparticulière. On les protège, on les gâte, on les adule, on les nourrit, on leuroffre des jeunes filles en pâture, et malheur à l’étranger qui porte la mainsur ces lézards sacrés.

Mais le Nautilus n’eut rien à démêler avec ces animaux. Timor ne futvisible qu’un instant, à midi, pendant que le second relevait sa position.Également, je ne fis qu’entrevoir cette petite île Rotti, qui fait partie dugroupe, et dont les femmes ont une réputation de beauté très établie sur lesmarchés malais.

À partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s’infléchit versle sud-ouest. Le cap fut mis sur l’océan Indien. Où la fantaisie du capitaineNemo allait-elle nous entraîner ? Remonterait-il vers les côtes de l’Asie ?Se rapprocherait-il des rivages de l’Europe ? Résolutions peu probables dela part d’un homme qui fuyait les continents habités. Descendrait-il doncvers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-Espérance, puis le cap Horn, etpousser au pôle antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ces mers du Pacifique,

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où son Nautilus trouvait une navigation facile et indépendante ? L’avenirdevait nous l’apprendre.

Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d’Hibernia, de Seringapatam,de Scott, derniers efforts de l’élément solide contre l’élément liquide, le14 janvier, nous étions au-delà de toutes terres. La vitesse du Nautilus futsingulièrement ralentie, et, très capricieux dans ses allures, tantôt il nageaitau milieu des eaux, et tantôt il flottait à leur surface.

Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fit d’intéressantesexpériences sur les diverses températures de la mer à des couchesdifférentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevés s’obtiennent aumoyen d’instruments assez compliqués, dont les rapports sont au moinsdouteux, que ce soient des sondes thermométriques, dont les verres se brisentsouvent sous la pression des eaux, ou des appareils basés sur la variation derésistance des métaux aux courants électriques. Ces résultats, ainsi obtenus,ne peuvent être suffisamment contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemoallait lui-même chercher cette température dans les profondeurs de la mer, etson thermomètre, mis en communication avec les diverses nappes liquides,lui donnait immédiatement et sûrement le degré recherché.

C’est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit en descendantobliquement au moyen de ses plans inclinés, le Nautilus atteignitsuccessivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix millemètres, et le résultat définitif de ces expériences fut que la mer présentaitune température permanente de quatre degrés et demi, à une profondeur demille mètres, sous toutes les latitudes.

Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Le capitaine Nemo yapportait une véritable passion. Souvent je me demandai dans quel but ilfaisait ces observations. Était-ce au profit de ces semblables ? Ce n’étaitpas probable ; car, un jour ou l’autre, ses travaux devaient périr avec luidans quelque mer ignorée ! À moins qu’il ne me destinât le résultat de sesexpériences. Mais c’était admettre que mon étrange voyage aurait un terme,et, ce terme, je ne l’apercevais pas encore.

Quoi qu’il en soit, le capitaine me fit également connaître divers chiffresobtenus par lui et qui établissaient le rapport des densités de l’eau dans lesprincipales mers du globe. De cette communication, je tirai un enseignementpersonnel qui n’avait rien de scientifique.

C’était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je mepromenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les différentesdensités que présentent les eaux de la mer. Je lui répondis négativement, etj’ajoutai que la science manquait d’observations rigoureuses à ce sujet.

« Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer lacertitude.

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– Bien, répondis-je ; mais le Nautilus est un monde à part, et les secretsde ses savants n’arrivent pas jusqu’à la terre.

– Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, après quelquesinstants de silence. C’est un monde à part. Il est aussi étranger à la terre queles planètes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l’on ne connaîtrajamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisquele hasard a lié nos deux existences, je puis vous communiquer le résultat demes observations.

– Je vous écoute, capitaine.– Vous savez, monsieur le professeur, que l’eau de mer est plus dense que

l’eau douce, mais cette densité n’est pas uniforme. En effet, si je représentepar un la densité de l’eau douce, je trouve un vingt-huit millièmes pour leseaux de l’Atlantique, un vingt-six millièmes pour les eaux du Pacifique, untrente millièmes pour les eaux de la Méditerranée…

– Ah ! pensai-je, il s’aventure dans la Méditerranée ?– Un dix-huit millièmes pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-

neuf millièmes pour les eaux de l’Adriatique. »Décidément, le Nautilus ne fuyait pas les mers fréquentées de l’Europe,

et j’en conclus qu’il nous ramènerait, – peut-être avant peu, – versdes continents plus civilisés. Je pensai que Ned Land apprendrait cetteparticularité avec une satisfaction très naturelle.

Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent en expériences detoutes sortes, qui portèrent sur les degrés de salure des eaux à différentesprofondeurs, sur leur électrisation, sur leur coloration, sur leur transparence,et, dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo déploya une ingéniositéqui ne fut égalée que par sa bonne grâce envers moi. Puis, pendant quelquesjours, je ne le revis plus, et je demeurai de nouveau comme isolé à son bord.

Le 16 janvier, le Nautilus parut s’endormir à quelques mètres seulementau-dessous de la surface des flots. Ses appareils électriques ne fonctionnaientpas, et son hélice immobile le laissait errer au gré des courants. Je supposaique l’équipage s’occupait de réparations intérieures, nécessitées par laviolence des mouvements mécaniques de la machine.

Mes compagnons et moi, nous fûmes alors témoins d’un curieuxspectacle. Les panneaux du salon étaient ouverts, et comme le fanal duNautilus n’était pas en activité, une vague obscurité régnait au milieu deseaux. Le ciel orageux et couvert d’épais nuages ne donnait aux premièrescouches de l’Océan qu’une insuffisante clarté.

J’observais l’état de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissonsne m’apparaissaient plus que comme des ombres à peine figurées, quand leNautilus se trouva subitement transporté en pleine lumière. Je crus d’abordque le fanal avait été rallumé et qu’il projetait son éclat électrique dans la

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masse liquide. Je me trompais, et, après une rapide observation, je reconnusmon erreur.

Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente, qui danscette obscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des myriadesd’animalcules lumineux, dont l’étincellement s’accroissait en glissant sur lacoque métallique de l’appareil. Je surprenais alors des éclairs au milieu deces nappes lumineuses, comme eussent été des coulées de plomb fondu dansune fournaise ardente, ou des masses métalliques portées au rouge blanc ; detelle sorte que, par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombredans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir être bannie. Non ! cen’était plus l’irradiation calme de notre éclairage habituel ! Il y avait là unevigueur et un mouvement insolites ! Cette lumière on la sentait vivante !

En effet, c’était une agglomération infinie d’infusoires pélagiens, denoctiluques miliaires, véritables globules de gelée diaphane, pourvus d’untentacule filiforme, et dont a compté jusqu’à vingt-cinq mille dans trentecentimètres cubes d’eau. Leur lumière était encore doublée par ces lueursparticulières aux méduses, aux astéries, aux aurélies, aux pholades-datteset autres zoophytes phosphorescents, imprégnés du graissin des matièresorganiques décomposées par la mer, et peut-être du mucus sécrété par lespoissons.

Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondes brillantes, etnotre admiration s’accrut à voir les gros animaux marins s’y jouer commedes salamandres. Je vis là, au milieu de ce feu qui ne brûle pas, des marsouinsélégants et rapides, infatigables clowns des mers, et des istiophores longsde trois mètres, intelligents précurseurs des ouragans, dont le formidableglaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent des poissons pluspetits, des balistes variés, des scombéroïdes-sauteurs, des nasons-loups, etcent autres qui zébraient dans leur course la lumineuse atmosphère.

Ce fut un enchantement que cet éblouissant spectacle ! Peut-êtrecertaines conditions atmosphériques augmentaient-elles l’intensité de cephénomène ? Peut-être un orage se déchaînait-il à la surface des flots ? Mais,à cette profondeur de quelques mètres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur,et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.

Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelque merveillenouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulés, sesmollusques, ses poissons. Les journées s’écoulaient rapidement, et je ne lescomptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait à varier l’ordinaire dubord. Véritables colimaçons, nous étions faits à notre coquille, et j’affirmequ’il est facile de devenir un parfait colimaçon.

Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nousn’imaginions plus qu’il existât une vie différente à la surface du globe

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terrestre, quand un évènement vint nous rappeler à l’étrangeté de notresituation.

Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° delatitude méridionale. Le temps était menaçant, la mer dure et houleuse. Levent soufflait de l’est en grande brise. Le baromètre, qui baissait depuisquelques jours, annonçait une prochaine lutte des éléments.

J’étais monté sur la plate-forme au moment où le second prenait sesmesures d’angles horaires. J’attendais, suivant la coutume, que la phrasequotidienne fût prononcée. Mais, ce jour-là, elle fut remplacée par uneautre phrase non moins incompréhensible. Presque aussitôt, je vis apparaîtrele capitaine Nemo, dont les yeux, munis d’une lunette, se dirigèrent versl’horizon.

Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter lepoint enfermé dans le champ de son objectif. Puis il abaissa sa lunette etéchangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait être enproie à une émotion qu’il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo,plus maître de lui, demeurait froid. Il paraissait, d’ailleurs, faire certainesobjections auxquelles le second répondait par des assurances formelles. Dumoins, je le compris ainsi à la différence de leur ton et de leurs gestes.

Quant à moi, j’avais soigneusement regardé dans la direction indiquéesans rien apercevoir. Le ciel et l’eau se confondaient sur une ligne d’horizond’une parfaite netteté.

Cependant, le capitaine Nemo se promenait d’une extrémité à l’autre dela plate-forme, sans me regarder, peut-être sans me voir. Son pas était assuré,mais moins régulier que d’habitude. Il s’arrêtait parfois, et, les bras croiséssur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immenseespace ? Le Nautilus se trouvait alors à quelques centaines de milles de lacôte la plus rapprochée !

Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinément l’horizon,allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son chef par son agitationnerveuse.

D’ailleurs, ce mystère allait nécessairement s’éclaircir, et avant peu,car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine accroissant sa puissancepropulsive, imprima à l’hélice une rotation plus rapide.

En ce moment, le second attira de nouveau l’attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiqué. Ilobserva longtemps. De mon côté, très sérieusement intrigué, je descendisau salon, et j’en rapportai une excellente longue-vue dont je me servaisordinairement ; puis, l’appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie àl’avant de la plate-forme, je me disposai à parcourir toute la ligne du cielet de la mer.

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Mais mon œil ne s’était pas encore appliqué à l’oculaire, que l’instrumentme fut vivement arraché des mains.

Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais je ne lereconnus pas. Sa physionomie était transformée. Son œil, brillant d’un feusombre, se dérobait sous son sourcil froncé. Ses dents se découvraient àdemi. Son corps raide, ses poings fermés, sa tête rentrée entre les épaules,témoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il nebougeait pas. Ma lunette, tombée de sa main, avait roulé à ses pieds.

Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colère ?S’imaginait-il, cet incompréhensible personnage, que j’avais surprisquelque secret interdit aux hôtes du Nautilus ?

Non ! cette haine, je n’en étais pas l’objet, car il ne me regardait pas, etson œil restait obstinément fixé sur l’impénétrable point de l’horizon.

Enfin le capitaine Nemo redevint maître de lui. Sa physionomie, siprofondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son secondquelques mots en langue étrangère ; puis il se retourna vers moi.

« Monsieur Aronnax, me dit-il d’un ton assez impérieux, je réclame devous l’observation de l’un des engagements qui vous lient à moi.

– De quoi s’agit-il, capitaine ?– Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu’au moment

où je jugerai convenable de vous rendre la liberté.Vous êtes le maître, lui répondis-je en le regardant fixement. Mais puis-

je vous adresser une question ?– Aucune, monsieur. »Sur ce mot, je n’avais pas à discuter, mais à obéir, puisque toute résistance

eût été impossible.Je descendis à la cabine qu’occupaient Ned Land et Conseil, et je leur

fis part de la détermination du capitaine. Je laisse à penser comment cettecommunication fut reçue par le Canadien. D’ailleurs, le temps manqua àtoute explication. Quatre hommes de l’équipage attendaient à la porte, et ilsnous conduisirent à cette cellule où nous avions passé notre première nuità bord du Nautilus.

Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur lui pour touteréponse.

« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demanda Conseil.Je racontai à mes compagnons ce qui s’était passé. Ils furent aussi étonnés

que moi, mais aussi peu avancés.Cependant j’étais plongé dans un abîme de réflexions, et cette étrange

appréhension du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensée. J’étais incapabled’accoupler deux idées logiques et je me perdais dans les plus absurdes

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hypothèses, quand je fus tiré de ma contention d’esprit par ces paroles deNed Land :

« Tiens ! le déjeuner est servi ! »En effet, la table était préparée. Il était évident que le capitaine Nemo

avait donné cet ordre en même temps qu’il faisait hâter la marche duNautilus.

« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? medemanda Conseil.

– Oui, mon garçon, répondis-je.– Eh bien, que monsieur déjeune ! C’est prudent, car nous ne savons ce

qui peut arriver.– Tu as raison, Conseil.– Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donné que le menu du

bord.– Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous donc si le déjeuner avait

manqué totalement ? »Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assez silencieusement. Je

mangeai peu. Conseil « se força », toujours par prudence, et Ned Land, quoiqu’il en eût, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le déjeuner terminé, chacunde nous s’accota dans un coin.

En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellule s’éteignit et nousrestâmes dans une obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à s’endormir,et, ce qui m’étonna, Conseil se laissa aller aussi à un lourd assoupissement…Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin desommeil, quand je sentis mon cerveau s’imprégner d’une épaisse torpeur.Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermèrent malgré moi. J’étaisen proie à une hallucination douloureuse. Évidemment, des substancessoporifiques avaient été mêlées aux aliments que nous venions de prendre.Ce n’était donc pas assez de la prison pour nous dérober les projets ducapitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !

J’entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer, quiprovoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautilus avait-ildonc quitté la surface de l’Océan ? Était-il rentré dans la couche immobiledes eaux ?

Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible, la respiration s’affaiblit.Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysés.Mes paupières, véritables calottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Je nepus les soulever. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations, s’empara detout mon être. Puis les visions disparurent et me laissèrent dans un completanéantissement.

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XXIVLe royaume de corail

Le lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée. À ma grandesurprise, j’étais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute, avaient étéréintégrés dans leur cabine, sans qu’ils s’en fussent aperçus plus que moi.Ce qui s’était passé pendant cette nuit, ils l’ignoraient comme je l’ignoraismoi-même, et pour dévoiler ce mystère, je ne comptais que sur les hasardsde l’avenir.

Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais-je encore une fois libre ouprisonnier ? Libre entièrement. J’ouvris la porte, je pris par les coursives,je montai l’escalier central. Les panneaux, fermés la veille, étaient ouverts.J’arrivai sur la plate-forme.

Ned Land et Conseil m’y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaientrien. Endormis d’un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ilsavaient été très surpris de se retrouver dans leur cabine.

Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieux comme toujours.Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. Rien ne semblaitchangé à bord.

Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle était déserte. LeCanadien ne signala rien de nouveau à l’horizon, ni voile, ni terre. Une brised’ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, échevelées par le vent,imprimaient à l’appareil un très sensible roulis.

Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se maintint à une profondeurmoyenne de quinze mètres, de manière à pouvoir revenir promptement à lasurface des flots : opération qui, contre l’habitude, fut pratiquée plusieursfois, pendant cette journée du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumée retentissait à l’intérieur du navire.

Quant au capitaine Nemo, il ne se montra pas. Des gens du bord, je ne visque l’impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutismeordinaires.

Vers deux heures, j’étais au salon, occupé à classer mes notes, lorsque lecapitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presqueimperceptible, sans m’adresser la parole. Je me remis à mon travail, espérantqu’il me donnerait peut-être des explications sur les évènements qui avaientmarqué la nuit précédente. Il n’en fit rien. Je le regardai. Sa figure me semblafatiguée ; ses yeux rougis n’avaient pas été rafraîchis par le sommeil ; saphysionomie exprimait une tristesse profonde, un réel chagrin. Il allait etvenait, s’asseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, l’abandonnait

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aussitôt, consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, etparaissait ne pouvoir tenir un instant en place.

Enfin il vint vers moi et me dit :« Êtes-vous médecin, monsieur Aronnax ? »Je m’attendais si peu à cette demande, que je le regardai quelque temps

sans répondre.« Êtes-vous médecin ? répéta-t-il. Plusieurs de vos collègues ont fait leurs

études de médecine. Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.– En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hôpitaux. J’ai pratiqué

pendant plusieurs années avant d’entrer au Muséum.– Bien, monsieur. »Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais, ne

sachant où il en voulait venir, j’attendis de nouvelles questions, me réservantde répondre suivant les circonstances.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous à donner vossoins à l’un de mes hommes ?

– Vous avez un malade ?– Oui.– Je suis prêt à vous suivre.– Venez. »J’avouerai que le cœur me battait. Je ne sais pourquoi je voyais une

certaine connexité entre cette maladie d’un homme de l’équipage et lesévènements de la veille, et ce mystère me préoccupait au moins autant quele malade.

Le capitaine Nemo me conduisit à l’arrière du Nautilus et me fit entrerdans une cabine située près du poste des matelots.

Là, sur un lit, reposait un homme d’une quarantaine d’années, à figureénergique, vrai type de l’Anglo-Saxon.

Je me penchai sur lui. Ce n’était pas seulement un malade, c’était unblessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants, reposait sur un doubleoreiller. Je détachai ces linges, et le blessé, regardant de ses grands yeuxfixes, me laissa faire, sans proférer une plainte.

La blessure était horrible. Le crâne, fracassé par un instrumentcontondant, montrait la cervelle à nu, et la substance cérébrale avait subiune attrition profonde. Des caillots sanguins s’étaient formés dans la massediffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu à la foiscontusion et commotion du cerveau. La respiration du malade était lente.Quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. Laphlegmasie cérébrale était complète et entraînait la paralysie du sentimentet du mouvement.

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Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Les extrémités du corps serefroidissaient déjà, et je vis que la mort s’approchait, sans qu’il me parûtpossible de l’enrayer. Après avoir pansé ce malheureux, je rajustai les lingesde sa tête, et je me retournai vers le capitaine Nemo.

« D’où vient cette blessure ? lui demandai-je.– Qu’importe ! répondit évasivement le capitaine. Un choc du Nautilus a

brisé un des leviers de la machine, qui a frappé cet homme. Le second étaità ses côtés. Il s’est jeté au-devant du choc… Un frère se faisant tuer pourson frère, un ami pour son ami, quoi de plus simple ! C’est la loi de tous àbord du Nautilus ! Mais votre avis sur son état ? »

J’hésitais à me prononcer.« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n’entend pas le

français. »Je regardai une dernière fois le blessé, puis je répondis :« Cet homme sera mort dans deux heures.– Rien ne peut le sauver ?– Rien. »La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissèrent de

ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.Pendant quelques instants, j’observai encore ce mourant, dont la vie se

retirait peu à peu. Sa pâleur s’accroissait encore sous l’éclat électrique quibaignait son lit de mort. Je regardais sa tête intelligente, sillonnée de ridesprématurées, que le malheur, la misère peut-être, avaient creusées depuislongtemps. Je cherchais à surprendre le secret de sa vie dans les dernièresparoles échappées de ses lèvres !

« Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax, » me dit le capitaineNemo.

Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai machambre, très ému de cette scène. Pendant toute la journée, je fus agitéde sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songesfréquemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et commeune psalmodie funèbre. Était-ce la prière des morts, murmurée dans cettelangue que je ne savais pas comprendre ?

Le lendemain matin, je remontai sur le pont. Le capitaine Nemo m’y avaitprécédé. Dès qu’il m’aperçut, il vint à moi.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faireaujourd’hui une excursion sous-marine ?

– Avec mes compagnons ? demandai-je.– Si cela leur plaît.– Nous sommes à vos ordres, capitaine.– Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres. »

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Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Landet Conseil. Je leur fis connaître la proposition du capitaine Nemo. Conseils’empressa d’accepter, et, cette fois, le Canadien se montra très disposé ànous suivre.

Il était huit heures du matin. À huit heures et demie, nous étions vêtuspour cette nouvelle promenade et munis des deux appareils d’éclairage et derespiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnés du capitaine Nemoque suivaient une douzaine d’hommes de l’équipage, nous prenions pied àune profondeur de dix mètres sur le sol ferme où reposait le Nautilus.

Une légère pente aboutissait à un fond accidenté, par quinze brasses deprofondeur environ. Ce fond différait complètement de celui que j’avaisvisité pendant ma première excursion sous les eaux de l’océan Pacifique.Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle forêt pélagienne.Je reconnus immédiatement cette région merveilleuse dont, ce jour-là, lecapitaine Nemo nous faisait les honneurs. C’était le royaume du Corail.

Dans l’embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires,on remarque l’ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes desgorgoniens, des isidiens et des coralliens. C’est à ce dernier qu’appartient lecorail, curieuse substance qui fut tour à tour classée dans les règnes minéral,végétal et animal. Remède chez les anciens, bijou chez les modernes, ce futseulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea définitivementdans le règne animal.

Le corail est un ensemble d’animalcules, réunis sur un polypier denature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique quiles a produits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence propre,tout en participant à la vie commune. C’est donc une sorte de socialismenaturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte,qui se minéralise tout en s’arborisant, suivant la très juste observation desnaturalistes, et rien ne pouvait être plus intéressant pour moi que de visiterl’une de ces forêts pétrifiées que la nature a plantées au fond des mers.

Les appareils Ruhmkorff furent mis en activité, et nous suivîmes un bancde corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cetteportion de l’océan Indien. La route était bordée d’inextricables buissonsformés par l’enchevêtrement d’arbrisseaux que couvraient de petites fleursétoilées à rayons blancs. Seulement, à l’inverse des plantes de la terre, cesarborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas.

La lumière produisait mille effets charmants en se jouant au milieu deces ramures si vivement colorées. Il me semblait voir ces tubes membraneuxet cylindriques trembler sous l’ondulation des eaux. J’étais tenté de cueillirleurs fraîches corolles ornées de délicats tentacules, les unes nouvellementépanouies, les autres naissant à peine, pendant que de légers poissons, aux

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rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volées d’oiseaux.Mais, si ma main s’approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitivesanimées, aussitôt l’alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanchesrentraient dans leurs étuis rouges, les fleurs s’évanouissaient sous mesregards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.

Le hasard m’avait mis là en présence des plus précieux échantillons dece zoophyte.

Ce corail valait celui qui se pêche dans la Méditerranée, sur les côtesde France, d’Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces nomspoétiques de fleur de sang et d’écume de sang que le commerce donneà ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu’à cinq cents francsle kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient lafortune de tout un monde de corailleurs. Cette précieuse matière, souventmélangée avec d’autres polypiers, formait alors des ensembles compacts etinextricables appelés « macciota » et sur lesquels je remarquai d’admirablesspécimens de corail rose.

Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisations grandirent. Devéritables taillis pétrifiés et de longues travées d’une architecture fantaisistes’ouvrirent devant nos pas.

Le capitaine Nemo s’engagea sous une obscure galerie dont la pentedouce nous conduisit à une profondeur de cent mètres. La lumière denos serpentins produisait parfois des effets magiques en s’accrochant auxrugueuses aspérités de ces arceaux naturels et aux pendentifs disposéscomme des lustres qu’elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseauxcoralliens, j’observai d’autres polypes non moins curieux, des mélites, desiris aux ramifications articulées, puis quelques touffes de corallines, lesunes vertes, les autres rouges, véritables algues encroûtées dans leurs selscalcaires, que les naturalistes, après longues discussions, ont définitivementrangées dans le règne végétal. Mais, suivant la remarque d’un penseur,« c’est peut-être là le point réel où la vie obscurément se soulève du sommeilde pierre sans se détacher encore de ce rude point de départ. »

Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteint une profondeurde trois cents mètres environ, c’est-à-dire la limite extrême sur laquellele corail commence à se former. Mais là, ce n’était plus le buisson isolé,ni le modeste taillis de basse futaie ; c’était la forêt immense, les grandesvégétations minérales, les énormes arbres pétrifiés, réunis par des guirlandesd’élégantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parées de nuances et dereflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans l’ombredes flots, tandis qu’à nos pieds, les tubipores, les méandrines, les astrées,les fongies, les cariophylles formaient un tapis de fleurs, semé de gemmeséblouissantes.

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Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nous communiquernos sensations ! Pourquoi étions-nous emprisonnés sous ce masque de métalet de verre. Pourquoi les paroles nous étaient-elles interdites de l’un àl’autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons quipeuplent le liquide élément, ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui,pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gré de leur caprice, ledouble domaine de la terre et des eaux !

Cependant le capitaine Nemo s’était arrêté. Mes compagnons et moi,nous suspendîmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommesformaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plusd’attention, j’observai que quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules unobjet de forme oblongue.

Nous occupions, en cet endroit, le centre d’une vaste clairière,entourée par les hautes arborisations de la forêt sous-marine. Nos lampesprojetaient dans cet espace une sorte de clarté crépusculaire qui allongeaitdémesurément les ombres sur le sol. À la limite de la clairière, l’obscuritéredevenait profonde et ne recueillait que de petites étincelles retenues parles vives arêtes du corail.

Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions, et il me vintà la pensée que j’allais assister à une scène étrange. En observant le sol, jevis qu’il était gonflé, en de certains points, par de légères extumescencesencroûtées de dépôts calcaires, et disposées avec une régularité qui trahissaitla main de l’homme.

Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocs grossièrement entassés,se dressait une croix de corail, qui étendait ses longs bras qu’on eût dit faitsd’un sang pétrifié.

Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s’avança, et àquelques pieds de la croix, il commença à creuser un trou avec une piochequ’il détacha de sa ceinture.

Je compris tout ! Cette clairière c’était un cimetière ; ce trou, une tombe ;cet objet oblong, le corps de l’homme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemoet les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune,au fond de cet inaccessible Océan.

Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point ! Jamais idées plusimpressionnantes n’envahirent mon cerveau ! Je ne voulais pas voir ce quevoyaient mes yeux !

Cependant la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient çà et làleur retraite troublée. J’entendais résonner, sur le sol calcaire, le fer du picqui étincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Letrou s’allongeait, s’élargissait, et bientôt il fut assez profond pour recevoirle corps.

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Alors les porteurs s’approchèrent. Le corps, enveloppé dans un tissu debyssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo, lesbras croisés sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimés,s’agenouillèrent dans l’attitude de la prière. Mes deux compagnons et moi,nous nous étions religieusement inclinés.

La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formèrentun léger renflement.

Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressèrent ; puis,se rapprochant de la tombe, tous fléchirent encore le genou, et tous étendirentleur main en signe de suprême adieu.

Alors la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous lesarceaux de la forêt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, ettoujours montant.

Enfin les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineuse nous guidajusqu’au Nautilus. À une heure, nous étions de retour.

Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur la plate-forme,et, en proie à une terrible obsession d’idées, j’allai m’asseoir près du fanal.

Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dans la nuit ?– Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.– Et il repose maintenant près de ses compagnons dans ce cimetière de

corail ?– Oui, oublié de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et des

polypes se chargent d’y sceller nos morts pour l’éternité ! »Et, cachant d’un geste brusque son visage dans ses mains crispées, le

capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta :« C’est là notre paisible cimetière, à quelques centaines de pieds au-

dessous de la surface des flots !– Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l’atteinte

des requins !– Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo, des requins et

des hommes ! »

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Deuxième partie

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CHAPITRE PREMIERL’océan Indien

Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La premières’est terminée sur cette émouvante scène du cimetière de corail qui a laissédans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette merimmense, la vie du capitaine Nemo se déroulait tout entière, et il n’étaitpas jusqu’à sa tombe qu’il n’eût préparée dans le plus impénétrable de sesabîmes. Là, pas un des monstres de l’Océan ne viendrait troubler le derniersommeil de ces hôtes du Nautilus, de ces amis rivés les uns aux autres, dansla mort aussi bien que dans la vie ! « Nul homme, non plus ! » avait ajoutéle capitaine.

Toujours cette même défiance farouche, implacable, des sociétéshumaines !

Pour moi, je ne me contentais plus des hypothèses qui satisfaisaientConseil. Ce digne garçon persistait à ne voir dans le commandant duNautilus qu’un de ces savants méconnus qui rendent à l’humanité méprispour indifférence. C’était encore pour lui un génie incompris qui, las desdéceptions de la terre, avait dû se réfugier dans cet inaccessible milieuoù ses instincts s’exerçaient librement. Mais, à mon avis, cette hypothèsen’expliquait qu’un des côtés du capitaine Nemo.

En effet, le mystère de cette dernière nuit pendant laquelle nous avionsété enchaînés dans la prison et le sommeil, la précaution si violemment prisepar le capitaine d’arracher de mes yeux la lunette prête à parcourir l’horizon,la blessure mortelle de cet homme due à un choc inexplicable du Nautilus,tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo nese contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareil servait, nonseulement ses instincts de liberté, mais peut-être aussi les intérêts de je nesais quelles terribles représailles.

En ce moment, rien n’est évident pour moi, je n’entrevois encore dansces ténèbres que des lueurs, et je dois me borner à écrire, pour ainsi dire,sous la dictée des évènements.

D’ailleurs, rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s’échapper duNautilus est impossible. Nous ne sommes pas même prisonniers sur parole.Aucun engagement d’honneur ne nous enchaîne. Nous ne sommes que descaptifs, que des prisonniers déguisés sous le nom d’hôtes par un semblantde courtoisie. Toutefois Ned Land n’a pas renoncé à l’espoir de recouvrer saliberté. Il est certain qu’il profitera de la première occasion que le hasard luioffrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans unesorte de regret que j’emporterai ce que la générosité du capitaine nous aura

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laissé pénétrer des mystères du Nautilus ! Car enfin, faut-il haïr cet hommeou l’admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour être franc, jevoudrais, avant de l’abandonner à jamais, je voudrais avoir accompli ce tourdu monde sous-marin dont les débuts sont si magnifiques. Je voudrais avoirobservé la complète série des merveilles entassées sous les mers du globe. Jevoudrais avoir vu ce que nul homme n’a vu encore, quand je devrais payerde ma vie cet insatiable besoin d’apprendre ! Qu’ai-je découvert jusqu’ici ?Rien, ou presque rien, puisque nous n’avons encore parcouru que six millelieues à travers le Pacifique !

Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitées, etque, si quelque chance de salut s’offre à nous, il serait cruel de sacrifiermes compagnons à ma passion pour l’inconnu. Il faudra les suivre, peut-êtremême les guider. Mais cette occasion se présentera-t-elle jamais ? L’hommeprivé par la force de son libre arbitre la désire, cette occasion ; mais le savant,le curieux, la redoute.

Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendre la hauteur dusoleil. Je montai sur la plateforme, j’allumai un cigare et je suivis l’opération.Il me parut évident que cet homme ne comprenait pas le français, carplusieurs fois je fis à voix haute des réflexions qui auraient dû lui arracherquelque signe involontaire d’attention, s’il les eût comprises, mais il restaimpassible et muet.

Pendant qu’il observait au moyen du sextant, un des matelots duNautilus, – cet homme vigoureux qui nous avait accompagnés lors de notrepremière excursion sous-marine à l’île Crespo, – vint nettoyer les vitres dufanal. J’examinai alors l’installation de cet appareil dont la puissance étaitcentuplée par des anneaux lenticulaires, disposés comme ceux des phares,qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampe électrique étaitcombinée de manière à donner tout son pouvoir éclairant. Sa lumière, eneffet, se produisait dans le vide, ce qui en assurait à la fois la régularité etl’intensité. Ce vide économisait aussi les pointes de graphyte entre lesquellesse développe l’arc lumineux. Économie importante pour le capitaine Nemo,qui n’aurait pu les renouveler aisément. Mais, dans ces conditions, leur usureétait presque insensible.

Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marche sous-marine, jeredescendis au salon. Les panneaux se refermèrent, et la route fut donnéedirectement à l’ouest.

Nous sillonnions alors les flots de l’océan Indien, vaste plaine liquided’une contenance de cinq cent cinquante millions d’hectares, et dont leseaux sont si transparentes qu’elles donnent le vertige à qui se penche à leursurface. Le Nautilus y flottait généralement entre cent et deux cents mètresde profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. À tout autre que moi, pris

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d’un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues etmonotones ; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme où je meretrempais dans l’air vivifiant de l’Océan, le spectacle de ces riches eaux àtravers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothèque, la rédactionde mes mémoires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas unmoment de lassitude ou d’ennui.

Notre santé à tous se maintenait dans un état très satisfaisant. Le régimedu bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bienpassé des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s’ingéniait à yapporter. De plus, dans cette température constante, il n’y avait pas mêmeun rhume à craindre. D’ailleurs, ce madréporaire Dendrophyllée, connu enProvence sous le nom de « Fenouil de mer », et dont il existait une certaineréserve à bord, eût fourni avec la chair fondante de ses polypes une pâteexcellente contre la toux.

Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantité d’oiseauxaquatiques, palmipèdes, mouettes ou goélands. Quelques-uns furentadroitement tués, et, préparés d’une certaine façon, ils fournirent un gibierd’eau très acceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à de longuesdistances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues duvol, j’aperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braimentd’âne, oiseaux qui appartiennent à la famille des longipennes. La familledes totipalmes était représentée par des frégates rapides qui pêchaientprestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaétons ou paille-en-queue, entre autres ce phaéton à brins rouges, gros comme un pigeon,et dont le plumage blanc est nuancé de tons roses qui font valoir la teintenoire de ses ailes.

Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs sortes de tortues marines, dugenre caret, à dos bombé, et dont l’écaille est très estimée. Ces reptiles, quiplongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l’eau en fermantla soupape charnue située à l’orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu’on les prit, dormaient encore dans leur carapace,à l’abri des animaux marins. La chair de ces tortues était généralementmédiocre, mais leurs œufs formaient un régal excellent.

Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quandnous surprenions à travers les panneaux ouverts les secrets de leur vieaquatique. Je remarquai plusieurs espèces qu’il ne m’avait pas été donnéd’observer jusqu’alors.

Je citerai principalement des ostracions particuliers à la mer Rouge,à la mer des Indes et à cette partie de l’Océan qui baigne les côtesde l’Amérique équinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous,les oursins, les crustacés, sont protégés par une cuirasse qui n’est ni

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crétacée ni pierreuse, mais véritablement osseuse. Tantôt elle affecte laforme d’un solide triangulaire, tantôt la forme d’un solide quadrangulaire.Parmi les triangulaires, j’en notai quelques-uns d’une longueur d’un demi-décimètre, d’une chair salubre, d’un goût exquis, bruns à la queue, jaunesaux nageoires, et dont je recommande l’acclimatation même dans leseaux douces, auxquelles d’ailleurs un certain nombre de poissons de mers’accoutument aisément. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires,surmontés sur le dos de quatre gros tubercules, des ostracions mouchetés depoints blancs sous la partie inférieure du corps, qui s’apprivoisent commedes oiseaux, des trigones pourvus d’aiguillons formés par la prolongation deleur croûte osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnomde « cochons de mer », puis des dromadaires à grosses bosses en forme decône, dont la chair est dure et coriace.

Je relève encore sur les notes quotidiennes tenues par maître Conseilcertains poissons du genre tétrodons, particuliers à ces mers, desspengleriens au dos rouge, à la poitrine blanche, qui se distinguent par troisrangées longitudinales de filaments, et des électriques, longs de sept pouces,parés des plus vives couleurs. Puis, comme échantillons d’autres genres,des ovoïdes semblables à un œuf d’un brun noir, sillonnés de bandelettesblanches et dépourvus de queue ; des diodons, véritables porcs-épics dela mer, munis d’aiguillons et pouvant se gonfler de manière à former unepelote hérissée de dards ; des hypocampes communs à tous les Océans ; despégases volants à museau allongé, auxquels leurs nageoires pectorales, trèsétendues et disposées en forme d’ailes, permettent sinon de voler, du moinsde s’élancer dans les airs ; des pigeons spatulés, dont la queue est couvertede nombreux anneaux écailleux ; des macrognathes à longues mâchoires,excellents poissons longs de vingt-cinq centimètres et brillant des plusagréables couleurs ; des calliomores livides, dont la tête est rugueuse ;des myriades de blennies-sauteurs, rayés de noir, aux longues nageoirespectorales, glissant à la surface des eaux avec une prodigieuse vélocité ;de délicieux vélifères, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant devoiles déployées aux courants favorables ; des kurtes splendides, auxquels lanature a prodigué le jaune, le bleu céleste, l’argent et l’or ; des trichoptères,dont les ailes sont formées de filaments ; des cottes, toujours maculées delimon, qui produisent un certain bruissement ; des trygles, dont le foie estconsidéré comme poison ; des bodians, qui portent sur les yeux une œillèremobile ; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, véritables gobe-mouches de l’Océan, armés d’un fusil que n’ont prévu ni les Chassepot niles Remington, et qui tuent les insectes en les frappant d’une simple goutted’eau.

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Dans le quatre-vingt-neuvième genre des poissons classés par Lacépède,qui appartient à la seconde sous-classe des osseux, caractérisée par unopercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpène, dont la têteest garnie d’aiguillons et qui ne possède qu’une seule nageoire dorsale ;ces animaux sont revêtus ou privés de petites écailles, suivant le sous-genreauquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des échantillonsde didactyles, longs de trois à quatre décimètres, rayés de jaune, mais dontla tête est d’un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournitplusieurs spécimens de ce poisson bizarre, justement surnommé « crapaudde mer », animal à tête grande, tantôt creusée de sinus profonds, tantôtboursouflée de protubérances ; hérissé d’aiguillons et parsemé de tubercules,il porte des cornes irrégulières et hideuses ; son corps et sa queue sont garnisde callosités ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est répugnantet horrible.

Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha à raison de deux cent cinquantelieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deuxmilles à l’heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses variétésde poissons, c’est que ceux-ci, attirés par l’éclat électrique, cherchaient ànous accompagner. La plupart, distancés par cette vitesse, restaient bientôten arrière. Quelques-uns cependant parvenaient à se maintenir pendant uncertain temps dans les eaux du Nautilus.

Le 24 au matin, par 12° 5’de latitude sud et 94° 33’de longitude, nouseûmes connaissance de l’île Keeling, soulèvement madréporique plantéde magnifiques cocos, qui fut visité par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea à peu de distance les accores de cette îledéserte. Ses dragues rapportèrent de nombreux échantillons de polypes etd’échinodermes, et des tests curieux de l’embranchement des mollusques.Quelques précieux produits de l’espèce des dauphinules accrurent les trésorsdu capitaine Nemo, auquel je joignis une astrée punctifère, sorte de polypierparasite souvent fixé sur une coquille.

Bientôt l’île Keeling disparut sous l’horizon et la route fut donnée aunord-ouest vers la pointe de la péninsule indienne.

« Des terres civilisées, me dit ce jour-là Ned Land, cela vaudra mieuxque ces îles de la Papouasie, où l’on rencontre plus de sauvages que dechevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a desroutes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues. On neferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que lemoment n’est pas venu de brûler la politesse au capitaine Nemo ?

– Non, Ned, non, répondis-je d’un ton très déterminé. Laissons courir,comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche descontinents habités. Il revient vers l’Europe, qu’il nous y conduise. Une fois

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arrivés dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera detenter. D’ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permetted’aller chasser sur les côtes du Malabar ou de Coromandel comme dans lesforêts de la Nouvelle-Guinée.

– Eh bien, monsieur, ne peut-on se passer de sa permission ? »Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond,

j’avais à cœur d’épuiser jusqu’au bout les hasards de la destinée qui m’avaitjeté à bord du Nautilus.

À partir de l’île Keeling, notre marche se ralentit généralement. Elle futaussi plus capricieuse et nous entraîna souvent à de grandes profondeurs. Onfit plusieurs fois usage des plans inclinés que des leviers intérieurs pouvaientplacer obliquement à la ligne de flottaison. Nous allâmes ainsi jusqu’à deuxet trois kilomètres, mais sans jamais avoir vérifié les grands fonds de cettemer indienne que des sondes de treize mille mètres n’ont pas pu atteindre.Quant à la température des basses couches, le thermomètre indiqua toujoursinvariablement quatre degrés au-dessus de zéro. J’observai seulement que,dans les nappes supérieures, l’eau était toujours plus froide sur les hautsfonds qu’en pleine mer.

Le 25 janvier, l’Océan était absolument désert. Le Nautilus passa lajournée à sa surface, battant les flots de sa puissante hélice et les faisantrejaillir à une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l’eût-on paspris pour un cétacé gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journéesur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien à l’horizon, si ce n’est, versquatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l’ouest à contre-bord.Sa mâture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus,trop ras sur l’eau. Je pensai que ce bateau à vapeur appartenait à la lignepéninsulaire et orientale qui fait le service de l’île de Ceyland à Sydney, entouchant à la pointe du Roi-George et à Melbourne.

À cinq heures du soir, avant ce rapide crépuscule qui lie le jour à la nuitdans les zones tropicales, Conseil et moi nous fûmes émerveillés par uncurieux spectacle.

Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, présageaitdes chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien, avaient étudié sesgoûts et épuisé à son égard toute la poétique des savants de la Grèce et del’Italie. Ils l’appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n’apas ratifié cette appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous lenom d’Argonaute.

Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave garçon quel’embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que la premièreclasse, celle des céphalopodes dont les sujets sont tantôt nus, tantôt testacés,comprend deux familles : celles des dibranchiaux et des tétrabranchiaux,

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qui se distinguent par le nombre de leurs branches ; que la famille desdibranchiaux renferme trois genres : l’argonaute, le calmar et la seiche, etque la famille des tétrabranchiaux n’en contient qu’un seul, le nautile. Si,après cette nomenclature, un esprit rebelle eût confondu l’argonaute, quiest acétabulifère, c’est-à-dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui esttentaculifère, c’est-à-dire porteur de tentacules, il aurait été sans excuse.

Or, c’était une troupe de ces argonautes qui voyageait alors à la surfacede l’Océan. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaientà l’espèce des argonautes tubercules qui est spéciale aux mers de l’Inde.

Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyen de leur tubelocomoteur en chassant par ce tube l’eau qu’ils avaient aspirée. De leurs huittentacules, six, allongés et amincis, flottaient sur l’eau, tandis que les deuxautres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile légère.Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que Cuviercompare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateau en effet, iltransporte l’animal qui l’a sécrété, sans que l’animal y adhère.

« L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je à Conseil, mais il nela quitte jamais.

– Ainsi fait le capitaine Nemo, répondit judicieusement Conseil. C’estpourquoi il eût mieux fait d’appeler son navire l’Argonaute. »

Pendant une heure environ, le Nautilus flotta au milieu de cette troupe demollusques. Puis je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un signal,les voiles furent subitement amenées ; les bras se replièrent, les corps secontractèrent, les coquilles se renversant changèrent leur centre de gravité,et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantané, et jamais naviresd’une escadre ne manœuvrèrent avec plus d’ensemble.

En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, à peine soulevéespar la brise, s’allongèrent paisiblement sous les préceintes du Nautilus.

Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l’équateur sur le quatre-vingt-deuxième méridien, et nous rendrions dans l’hémisphère boréal.

Pendant cette journée, une formidable troupe de squales nous fitcortège. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendentfort dangereuses. C’étaient des squales-philipps au dos brun et au ventreblanchâtre, armés de onze rangées de dents, des squales-œillés dont le couest marqué d’une grande tache noire cerclée de blanc qui ressemble à un œil,des squales-isabelle à museau arrondi et semé de points obscurs. Souvent cespuissants animaux se précipitaient contre la vitre du salon avec une violencepeu rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors. Il voulait remonterà la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales-émissoles dont la gueule est pavée de dents disposées comme une mosaïque,et de grands squales-tigrés, longs de cinq mètres, qui le provoquaient avec

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une insistance toute particulière. Mais bientôt le Nautilus, accroissant savitesse, laissa facilement en arrière les plus rapides de ces requins.

Le 27 janvier, à l’ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrâmes àplusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient à la surfacedes flots. C’étaient les morts des villes indiennes, charriés par le Gangejusqu’à la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays,n’avaient pas achevé de dévorer. Mais les squales ne manquaient pas pourles aider dans leur funèbre besogne.

Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi immergé navigua au milieud’une mer de lait. À perte de vue l’Océan semblait être lactifié. Était-cel’effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours à peine, étaitencore perdue au-dessous de l’horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel,quoique éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par contraste avecla blancheur des eaux.

Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m’interrogeait sur les causesde ce singulier phénomène. Heureusement j’étais en mesure de lui répondre.

« C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste étendue de flotsblancs qui se voit fréquemment sur les côtes d’Amboine et dans ces parages.

– Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m’apprendre quelle causeproduit un pareil effet, car cette eau ne s’est pas changée en lait, je suppose.

– Non, Conseil, et cette blancheur qui te surprend n’est due qu’à laprésence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux,d’un aspect gélatineux et incolore, de l’épaisseur d’un cheveu, et dont lalongueur ne dépasse pas un cinquième de millimètre. Quelques-unes de cesbestioles adhèrent entre elles pendant l’espace de plusieurs lieues.

– Plusieurs lieues ! s’écria Conseil.– Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombre de ces

infusoires ! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certainsnavigateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. »

Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parutse plonger dans des réflexions profondes, cherchant sans doute à évaluercombien quarante milles carrés renferment de cinquièmes de millimètres.Pour moi, je continuai d’observer le phénomène. Pendant plusieurs heures,le Nautilus trancha de son éperon ces flots blanchâtres, et je remarquai qu’ilglissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s’il eût flotté dans cesremous d’écume que les courants et les contre-courants des baies laissaientquelquefois entre eux.

Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derrièrenous, jusqu’aux limites de l’horizon, le ciel, réfléchissant la blancheur desflots, sembla longtemps imprégné des vagues lueurs d’une aurore boréale.

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CHAPITRE IIUne nouvelle proposition

du Capitaine NemoLe 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface de la

mer, par 9° 4’de latitude nord, il se trouvait en vue d’une terre qui luirestait à huit milles dans l’ouest. J’observai tout d’abord une agglomérationde montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes semodelaient très capricieusement. Le point terminé, je rentrai dans le salon,et lorsque le relèvement eut été reporté sur la carte, je reconnus que nousétions en présence de l’île de Ceyland, cette perle qui pend au lobe inférieurde la péninsule indienne.

J’allai chercher dans la bibliothèque quelque livre relatif à cette île, l’unedes plus fertiles du globe. Je trouvai précisément un volume de Sirr H.C.,intitulé Ceylan and the Cingalese. Rentré au salon, je notai d’abord lesrelèvements de Ceyland, à laquelle l’antiquité avait prodigué tant de nomsdivers. Sa situation était entre 5° 55’et 9° 49 de latitude nord, et entre 79°42’et 82° 4’de longitude à l’est du méridien de Greenwich ; sa longueur,deux cent soixante-quinze milles ; sa largeur maximum, cent cinquantemilles ; sa circonférence, neuf cents milles ; sa superficie, vingt-quatre millequatre cent quarante-huit milles, c’est-à-dire un peu inférieure à celle del’Irlande.

Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.Le capitaine jeta un coup d’œil sur la carte. Puis, se retournant vers moi :« L’île de Ceyland, dit-il, une terre célèbre par ses pêcheries de perles.

Vous serait-il agréable, monsieur Aronnax, de visiter l’une de ses pêcheries ?– Sans aucun doute, capitaine.– Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pêcheries,

nous ne verrons pas les pêcheurs. L’exploitation annuelle n’est pas encorecommencée N’importe. Je vais donner l’ordre de rallier le golfe de Manaar,où nous arriverons dans la nuit. »

Le capitaine dit quelques mots à son second qui sortit aussitôt. Bientôt leNautilus rentra dans son liquide élément, et le manomètre indiqua qu’il s’ytenait à une profondeur de trente pieds.

La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai,par le neuvième parallèle, sur la côte nord-ouest de Ceyland. Il était formépar une ligne allongée de la petite île Manaar. Pour l’atteindre, il fallaitremonter tout le rivage occidental de Ceyland.

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« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pêche desperles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers deChine et du Japon, dans les mers du sud de l’Amérique, au golfe de Panama,au golfe de Californie ; mais c’est à Ceyland que cette pêche obtient les plusbeaux résultats. Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Les pêcheurs ne serassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et là, pendanttrente jours, leurs trois cents bateaux se livrent à cette lucrative exploitationdes trésors de la mer. Chaque bateau est monté par dix rameurs et par dixpêcheurs. Ceux-ci, divisés en deux groupes, plongent alternativement etdescendent à une profondeur de douze mètres au moyen d’une lourde pierrequ’ils saisissent entre leurs pieds et qu’une corde rattache au bateau.

– Ainsi, dis-je, c’est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ?– Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que ces pêcheries

appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquelsle traité d’Amiens les a cédées en 1802.

– Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l’employez,rendrait de grands services dans une telle opération.

– Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurer longtemps sousl’eau. L’Anglais Perceval, dans son voyage à Ceyland, parle bien d’un Cafrequi restait cinq minutes sans remonter à la surface, mais le fait me paraîtpeu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu’à cinquante-septsecondes, et de très habiles jusqu’à quatre-vingt-sept. Toutefois ils sontrares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreillesde l’eau teintée de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pêcheurspeuvent passer sous les flots est de trente secondes, pendant lesquelles ilsse hâtent d’entasser dans un petit filet toutes les huîtres perlières qu’ilsarrachent. Mais, généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux ; leur vues’affaiblit ; des ulcérations se déclarent à leurs yeux ; des plaies se formentsur leur corps, et souvent même ils sont frappés d’apoplexie au fond de lamer.

– Oui, dis-je, c’est un triste métier, et qui ne sert qu’à la satisfaction dequelques caprices de la mode ! Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantitéd’huîtres peut pêcher un bateau dans sa journée ?

– Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu’en 1814, legouvernement anglais ayant fait pêcher pour son propre compte, sesplongeurs, dans vingt journées de travail, rapportèrent soixante-seizemillions d’huîtres.

– Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sont-ils suffisamment rétribués ?– À peine, monsieur le professeur. À Panama, ils ne gagnent qu’un dollar

par semaine. Le plus souvent ils ont un sou par huître qui renferme une perle,et combien en ramènent-ils qui n’en contiennent pas !

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– Un sou à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres ! C’est odieux !– Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos

compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasardquelque pêcheur hâtif s’y trouve déjà, eh bien, nous le verrons opérer.

– C’est convenu, capitaine.– À propos, monsieur Aronnax, vous n’avez pas peur des requins ?– Des requins ? » m’écriai-je.Cette question me parut, pour le moins, très oiseuse.« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.– Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore très familiarisé

avec ce genre de poissons.– Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capitaine Nemo, et,

avec le temps, vous vous y ferez. D’ailleurs, nous serons armés, et, cheminfaisant, nous pourrons peut-être chasser quelque squale. C’est une chasseintéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur le professeur, et de grandmatin. »

Cela dit d’un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.On vous inviterait à chasser l’ours dans les montagnes de la Suisse, que

vous diriez : « Très bien, demain nous irons chasser l’ours. » On vousinviterait à chasser le lion dans les plaines de l’Atlas, ou le tigre dans lesjungles de l’Inde, que vous diriez : « Ah ! ah ! il paraît que nous allonschasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous inviterait à chasser le requindans son élément naturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avantd’accepter cette invitation.

Pour moi, je passai ma main sur mon front, où perlaient quelques gouttesde sueur froide.

« Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutresdans les forêts sous-marines, comme nous l’avons fait dans les forêts del’île Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est àpeu près certain d’y rencontrer des squales, c’est autre chose ! Je sais bienque dans certains pays, aux îles Andamènes particulièrement, les nègresn’hésitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacetdans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent cesformidables animaux ne reviennent pas vivants. D’ailleurs, je ne suis pasun nègre, et quand je serais un nègre, je crois que, dans ce cas, une légèrehésitation de ma part ne serait pas déplacée. »

Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastes mâchoires armées demultiples rangées de dents, et capables de couper un homme en deux. Je mesentais déjà une certaine douleur autour des reins. Puis je ne pouvais digérerle sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette déplorable invitation.

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N’eût-on pas dit qu’il s’agissait d’aller traquer sous-bois quelque renardinoffensif ?

« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispenserad’accompagner le capitaine. »

Quant à Ned Land, j’avoue que je ne me sentais pas aussi sûr de sasagesse. Un péril, si grand qu’il fût, avait toujours un attrait pour sa naturebatailleuse.

Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement.Je voyais, entre les lignes, des mâchoires formidablement ouvertes.

En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l’air tranquille et mêmejoyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.

« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo, – que lediable emporte ! – vient de nous faire une très aimable proposition.

– Ah ! dis-je, vous savez ?…– N’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le commandant du Nautilus

nous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiquespêcheries de Ceyland. Il l’a fait en termes excellents et s’est conduit envéritable gentleman.

– Il ne vous a rien dit de plus ?– Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n’est qu’il vous avait parlé

de cette petite promenade.– En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur… ?– Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n’est-il pas

vrai ?– Moi… sans doute ! Je vois que vous y prenez goût, maître Land.– Oui ! c’est curieux, très curieux.– Dangereux peut-être ! ajoutai-je d’un ton insinuant.– Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur un banc

d’huîtres ! »Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d’éveiller l’idée de

requins dans l’esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d’un œiltroublé, et comme s’il leur manquait déjà quelque membre. Devais-je lesprévenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m’y prendre.

« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des détailssur la pêche des perles ?

– Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidents qui…– Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s’engager sur le terrain,

il est bon de le connaître.– Eh bien, asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que

l’Anglais Sirr vient de m’apprendre à moi-même. »Ned et Conseil prirent place sur un divan, et d’abord, le Canadien me dit :

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« Monsieur, qu’est-ce que c’est qu’une perle ?– Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète, la perle est une larme de

la mer ; pour les Orientaux, c’est une goutte de rosée solidifiée ; pour lesdames, c’est un bijou de forme oblongue, d’un éclat hyalin, d’une matièrenacrée, qu’elles portent au doigt, au cou ou à l’oreille ; pour le chimiste,c’est un mélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu degélatine, et enfin, pour les naturalistes, c’est une simple sécrétion maladivede l’organe qui produit la nacre chez certains bivalves.

– Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acéphales,ordre des testacés.

– Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés, l’oreille-de-meriris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux quisécrètent la nacre, c’est-à-dire cette substance bleue, bleuâtre, violette oublanche, qui tapisse l’intérieur de leurs valves, sont susceptibles de produiredes perles.

– Les moules aussi ? demanda le Canadien.– Oui, les moules de certains cours d’eau de l’Écosse, du pays de Galles,

de l’Irlande, de la Saxe, de la Bohême, de la France.– Bon ! on y fera attention désormais, répondit le Canadien.– Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c’est

l’huître perlière, la précieuse pintadine. La perle n’est qu’une concrétionnacrée qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhère à la coquillede l’huître, ou elle s’incruste dans les plis de l’animal. Sur les valves, laperle est adhérente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pournoyau un petit corps dur, soit un ovule stérile, soit un grain de sable, autourduquel la matière nacrée se dépose en plusieurs années, successivement etpar couches minces et concentriques.

– Trouve-t-on plusieurs perles dans une même huître ? demanda Conseil.– Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un véritable

écrin. On a même cité une huître, mais je me permets d’en douter, qui necontenait pas moins de cent cinquante requins.

– Cent cinquante requins ! s’écria Ned Land.– Ai-je dit requins ? m’écriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante

perles. Requins n’aurait aucun sens.– En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par

quels moyens on extrait ces perles ?– On procède de plusieurs façons, et souvent même, quand les perles

adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le pluscommunément, les pintadines sont étendues sur des nattes de sparterie quicouvrent le rivage. Elles meurent ainsi à l’air libre, et, au bout de dix jours,elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les plonge alors

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dans de vastes réservoirs d’eau de mer, puis on les ouvre et on les lave.C’est à ce moment que commence le double travail des rogueurs. D’abordils séparent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom defranche argentée, de bâtarde blanche et de bâtarde noire, qui sont livrées parcaisses de cent vingt-cinq à cent cinquante kilogrammes. Puis ils enlèvent leparenchyme de l’huître, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d’en extrairejusqu’aux plus petites perles.

– Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil.– Non seulement selon leur grosseur, répondis-je, mais aussi selon leur

forme, selon leur eau, c’est-à-dire leur couleur, et selon leur orient, c’est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré qui les rend si charmantes à l’œil. Les plusbelles perles sont appelées perles-vierges ou parangons ; elles se formentisolément dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques,mais quelquefois d’une transparence opaline, et le plus communémentsphérique ou pyriforme. Sphériques, elles forment les bracelets ; pyriformes,des pendeloques, et, étant les plus précieuses, elles se vendent à la pièce. Lesautres perles adhèrent à la coquille de l’huître, et, plus irrégulières, elles sevendent au poids. Enfin dans un ordre inférieur se classent les petites perles,connues sous le nom de semences ; elles se vendent à la mesure et serventplus particulièrement à exécuter des broderies sur les ornements d’église.

– Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leur grosseur,doit être long et difficile ? dit le Canadien.

– Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou criblespercés d’un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamisqui comptent de vingt à quatre-vingts trous sont de premier ordre. Cellesqui ne s’échappent pas des cribles percés de cent à huit cents trous sont desecond ordre. Enfin les perles pour lesquelles l’on emploie les tamis percésde neuf cents à mille trous forment la semence.

– C’est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classementdes perles s’opère mécaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce querapporte l’exploitation des bancs d’huîtres perlières ?

– À s’en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les pêcheries de Ceyland sontaffermées annuellement pour la somme de trois millions de squales.

– De francs ! reprit Conseil.– Oui, de francs. Trois millions de francs ! repris-je. Mais je crois que

ces pêcheries ne rapportent plus qu’elles rapportaient autrefois. Il en estde même des pêcheries américaines, qui, sous le règne de Charles-Quint,produisaient quatre millions de francs, présentement réduits aux deux tiers.En somme, on peut évaluer à neuf millions de francs le rendement généralde l’exploitation des perles.

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– Mais, demanda Conseil, est-ce que l’on ne cite pas quelques perlescélèbres qui ont été cotées à un très haut prix ?

– Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servillia une perle estiméecent vingt mille francs de notre monnaie.

– J’ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu’une certaine dameantique buvait des perles dans son vinaigre.

– Cléopâtre, riposta Conseil.– Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.– Détestable, ami Ned, répondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigre

qui coûte quinze cent mille francs, c’est d’un joli prix.– Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit le Canadien en

manœuvrant son bras d’un air peu rassurant.– Ned Land l’époux de Cléopâtre ! s’écria Conseil.– Mais j’ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement le Canadien,

et ce n’est pas ma faute si l’affaire n’a pas réussi. J’avais même acheté uncollier de perles à Kate Tender, ma fiancée, qui, d’ailleurs, en a épousé unautre. Eh bien, ce collier ne m’avait pas coûté plus d’un dollar et demi, etcependant, – monsieur le professeur voudra bien me croire, – les perles quile composaient n’auraient pas passé par le tamis de vingt trous.

– Mon brave Ned, répondis-je en riant, c’étaient des perles artificielles,de simples globules de verre enduits à l’intérieur d’essence d’Orient.

– Eh ! cette essence d’Orient, répondit le Canadien, cela doit coûter cher ?– Si peu que rien ! Ce n’est autre chose que la substance argentée de

l’écaille de l’ablette, recueillie dans l’eau et conservée dans l’ammoniaque.Elle n’a aucune valeur.

– C’est peut-être pour cela que Kate Tender en a épousé un autre, réponditphilosophiquement maître Land.

– Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne croispas que jamais souverain en ait possédé une supérieure à celle du capitaineNemo.

– Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermé sous savitrine.

– Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deuxmillions de…

– Francs ! dit vivement Conseil.– Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute, elle n’aura coûté au

capitaine que la peine de la ramasser.– Eh ! s’écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade,

nous ne rencontrerons passa pareille ?– Bah ! fit Conseil.– Et pourquoi pas ?

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– À quoi des millions nous serviraient-ils à bord du Nautilus ?– À bord, non, dit Ned Land, mais… ailleurs.– Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tête.– Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si nous rapportons jamais en

Europe ou en Amérique une perle de quelques millions, voilà du moins quidonnera une grande authenticité et, en même temps, un grand prix au récitde nos aventures.

– Je le crois, dit le Canadien.– Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructif des choses,

est-ce que cette pêche des perles est dangereuse ?– Non, répondis-je vivement, surtout si l’on prend certaines précautions.– Que risque-t-on dans ce métier ? dit Ned Land. D’avaler quelques

gorgées d’eau de mer ?– Comme vous dites, Ned. À propos, dis-je en essayant de prendre le ton

dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, braveNed ?

– Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession ! C’est monmétier de me moquer d’eux !

– Il ne s’agit pas, dis-je, de les pêcher avec un émerillon, de les hisser surle pont d’un navire, de leur couper la queue à coups de hache, de leur ouvrirle ventre, de leur arracher le cœur et de le jeter à la mer.

– Alors, il s’agit de… ?– Oui, précisément.– Dans l’eau ?– Dans l’eau.– Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont

des bêtes assez mal façonnées. Il faut qu’elles se retournent sur le ventrepour vous happer, et pendant ce temps… »

Ned Land avait une manière de prononcer le mot « happer » qui donnaitfroid.

« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ?– Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.– À la bonne heure, pensai-je.– Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi

son fidèle domestique ne les affronterait pas avec lui !

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CHAPITRE IIIUne perle de dix millions

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouèrentun rôle important dans mes rêves, et je trouvai très juste et très injuste à lafois cette étymologie qui fait venir le mot requin du mot « requiem ».

Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé par le stewartque le capitaine Nemo avait spécialement mis à mon service. Je me levairapidement, je m’habillai et je passai dans le salon.

Le capitaine Nemo m’y attendait.« Monsieur Aronnax, me dit-il, êtes-vous prêt à partir ?– Je suis prêt.– Veuillez me suivre.– Et mes compagnons, capitaine ?– Ils sont prévenus et nous attendent.– N’allons-nous pas revêtir nos scaphandres ? demandai-je.– Pas encore. Je n’ai pas laissé le Nautilus approcher de trop près cette

côte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar ; mais j’ai faitparer le canot qui nous conduira au point précis de débarquement et nousépargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, quenous revêtirons au moment où commencera cette exploration sous-marine. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central, dont les marchesaboutissaient à la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient là, enchantés de« la partie de plaisir » qui se préparait. Cinq matelots du Nautilus, les avironsarmés, nous attendaient dans le canot qui avait été bossé contre le bord.

La nuit était encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel etne laissaient apercevoir que de rares étoiles. Je portais mes yeux du côté dela terre ; mais je ne vis qu’une ligne trouble qui fermait les trois quarts del’horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remonté pendant lanuit la côte Occidentale de Ceylan, se trouvait à l’ouest de la baie, ou plutôtde ce golfe formé par cette terre et l’île de Manaar. Là, sous les sombreseaux, s’étendait le banc de pintadines, inépuisable champ de perles dont lalongueur dépasse vingt milles.

Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prîmes place àl’arrière du canot. Le patron de l’embarcation se mit à la barre ; ses quatrecompagnons appuyèrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguée et nousdébordâmes.

Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas.J’observai que leurs coups d’aviron vigoureusement engagés sous l’eau, nese succédaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la méthode

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généralement usitée dans les marines de guerre. Tandis que l’embarcationcourait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crépitant le fondnoir des flots comme des bavures de plomb fondu ; une petite houle, venuedu large, imprimait au canot un léger roulis, et quelques crêtes de lamesclapotaient à son avant.

Nous étions silencieux. À quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-être à cette terre dont il s’approchait, et qu’il trouvait trop près de lui,contrairement à l’opinion du Canadien, auquel elle semblait encore tropéloignée. Quant à Conseil, il était là en simple curieux.

Vers cinq heures et demie, les premières teintes de l’horizon accusèrentplus nettement la ligne supérieure de la côte. Assez plate dans l’est, elle serenflait un peu vers le sud. Cinq milles la séparaient encore, et son rivage seconfondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous la mer était déserte.Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vousdes pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me l’avait fait observer,nous arrivions un mois trop tôt dans ces parages.

À six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapidité particulière auxrégions tropicales, qui ne connaissent ni l’aurore ni le crépuscule. Les rayonssolaires percèrent le rideau de nuages amoncelés sur l’horizon oriental, etl’astre radieux s’éleva rapidement.

Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres épars çà et là.Le canot s’avança vers l’île de Manaar, qui s’arrondissait dans le sud. Le

capitaine Nemo s’était levé de son banc et observait la mer.Sur un signe de lui, l’ancre fut mouillée, et la chaîne courut à peine, car

le fond n’était pas à plus d’un mètre, et il formait en cet endroit l’un des plushauts points du banc de pintadines. Le canot évita aussitôt, sous la pousséedu jusant qui portait au large.

« Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo.Vous voyez cette baie resserrée. C’est ici même que dans un mois seréuniront les nombreux bateaux de pêche des exploitants, et ce sont ceseaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie estheureusement disposée pour ce genre de pêche. Elle est abritée des ventsles plus forts, et la mer n’y est jamais très houleuse, circonstance favorableau travail des plongeurs. Nous allons maintenant revêtir nos scaphandres, etnous commencerons notre promenade. »

Je ne répondis rien, et, tout en regardant ces flots suspects, aidé desmatelots de l’embarcation, je commençai à revêtir mon lourd vêtement demer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s’habillaient aussi. Aucundes hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette nouvelleexcursion.

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Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu’au cou dans vêtement decaoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dos les appareils à air. Quantaux appareils Ruhmkorff, il n’en était pas question. Avant d’introduire matête dans sa capsule de cuivre, j’en fis l’observation au capitaine.

« Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit le capitaine. Nousn’irons pas à de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront àéclairer notre marche. D’ailleurs, il n’est pas prudent d’emporter sous ceseaux une lanterne électrique. Son éclat pourrait attirer inopinément quelquedangereux habitant de ces parages. »

Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je me retournaivers Conseil et Ned Land ; mais ces deux amis avaient déjà emboîté leur têtedans la calotte métallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni répondre.

Une dernière question me restait à adresser au capitaine Nemo.« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ? – Des fusils ! à quoi bon ?

Vos montagnards n’attaquent-ils pas l’ours un poignard à la main, et l’aciern’est-il pas plus sûr que le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la à votreceinture et partons. » Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés commenous, et, de plus, Ned Land brandissait un énorme harpon qu’il avait déposédans le canot avant de quitter le Nautilus.

Puis, suivant l’exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesantesphère de cuivre, et nos réservoirs à air furent immédiatement mis enactivité.

Un instant après, les matelots de l’embarcation nous débarquaient les unsaprès les autres, et, par un mètre et demi d’eau, nous prenions pied sur unsable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main, nous le suivîmes,et par une pente douce nous disparûmes sous les flots.

Là, les idées qui obsédaient mon cerveau m’abandonnèrent. Je redevinsétonnamment calme. La facilité de mes mouvements accrut ma confiance,et l’étrangeté du spectacle captiva mon imagination.

Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante. Les moindresobjets restaient perceptibles. Après dix minutes de marche, nous étions parcinq mètres d’eau, et le terrain devenait à peu près plat.

Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans un marais, selevaient des volées de poissons curieux du genre des monoptères, dontles sujets n’ont d’autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus lejavanais, véritable serpent long de huit décimètres, au ventre livide, quel’on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d’or de ses flancs.Dans le genre des stromatées, dont le corps est très comprimé et ovale,j’observai des parus aux couleurs éclatantes portant comme une faux leurnageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés et marinés, forment unmets excellent connu sous le nom de karawade ; puis des tranquebars,

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appartenant au genre des apsiphoroïdes, dont le corps est recouvert d’unecuirasse écailleuse à huit pans longitudinaux.

Cependant l’élévation progressive du soleil éclairait de plus en plus lamasse des eaux. Le sol changeait peu à peu. Au sable fin succédait unevéritable chaussée de rochers arrondis, revêtus d’un tapis de mollusqueset de zoophytes. Parmi les échantillons de ces deux embranchements, jeremarquai des placènes à valves minces et inégales, sortes d’ostracéesparticulières à la mer Rouge et à l’océan Indien, des lucines orangées àcoquille orbi cul aire, des tarières subulées, quelques-unes de ces pourprespersiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rocherscornus, longs de onze centimètres, qui se dressaient sous les flots commedes mains prêtes à vous saisir, des turbinelles cornigères, toutes hérisséesd’épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles quialimentent les marchés de l’Hindoustan, des pélagies panopyres, légèrementlumineuses, et enfin d’admirables oculines flabelliformes, magnifiqueséventails qui forment l’une des plus riches arborisations de ces mers.

Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d’hydrophytescouraient de gauches légions d’articulés, particulièrement des raninesdentées, dont la carapace représente un triangle un peu arrondi, des birguesspéciales à ces parages, des parthénopes horribles, dont l’aspect répugnaitaux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois,ce fut ce crabe énorme observé par M. Darwin, auquel la nature a donnél’instinct et la force nécessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpeaux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et ill’ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe couraitavec une agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, de cetteespèce qui fréquente les côtes du Malabar, se déplaçaient lentement entreles roches ébranlées.

Vers sept heures nous arpentions enfin le banc de pintadines sur lequeldes huîtres perlières se reproduisent par millions.

Ces mollusques précieux adhéraient aux rocs et y étaient fortementattachés par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de bouger :en quoi ces huîtres sont inférieures aux moules elles-mêmes, auxquelles lanature n’a pas refusé toute faculté de locomotion.

La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valves sont à peu prèségales, se présente sous la forme d’une coquille arrondie, aux épaissesparois très rugueuses à l’extérieur. Quelques-unes de ces coquilles étaientfeuilletées et sillonnées de bandes verdâtres qui rayonnaient de leur sommet.Elles appartenaient aux jeunes huîtres.

Les autres, à surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraientjusqu’à quinze centimètres de largeur.

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Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieuxde pintadines, et je compris que cette mine était véritablement inépuisable :car la force créatrice de la nature l’emporte sur l’instinct destructif del’homme. Ned Land, fidèle à cet instinct de destruction, se hâtait d’emplirdes plus beaux mollusques un filet qu’il portait à son côté.

Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre le capitaine, quisemblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontaitsensiblement, et parfois mon bras, que j’élevais, dépassait la surface dela mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souventnous tournions de hauts rocs effilés en pyramidions. Dans leurs sombresanfractuosités, de gros crustacés, pointés sur leurs hautes pattes commedes machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nospieds rampaient des myrianes, des glycères, des aricies et des annélides, quiallongeaient démesurément leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires.

En ce moment s’ouvrit devant nous une vaste grotte, creusée dans unpittoresque entassement de rochers tapissés de toutes les hautes-lisses dela flore sous-marine. D’abord cette grotte me parut profondément obscure.Les rayons solaires semblaient s’y éteindre par dégradations successives. Savague transparence n’était plus que la lumière noyée.

Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui. Mes yeux s’accoutumèrentbientôt à ces ténèbres relatives. Je distinguai les retombées sicapricieusement contournées de la voûte que supportaient des piliersnaturels, largement assis sur base granitique, comme les lourdes colonnesde l’architecture toscane. Pourquoi notre incompréhensible guide nousentraînait-il au fond de cette crypte sous-marine ? J’allais le savoir avant peu.

Après avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulèrent le fondd’une sorte de puits circulaire. Là, le capitaine Nemo s’arrêta, et de la mainil nous indiqua un objet que je n’avais pas encore aperçu.

C’était une huître de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque,un bénitier qui eût contenu un lac d’eau sainte, une vasque dont la largeurdépassait deux mètres, et conséquemment plus grande que celle qui ornaitle salon du Nautilus.

Je m’approchai de ce mollusque phénoménal. Par son byssus il adhérait àune table de granit, et là il se développait isolément dans les eaux calmes dela grotte. J’estimai le poids de cette tridacne à trois cents kilogrammes. Orune telle huître contient quinze kilos de chair, et il faudrait l’estomac d’unGargantua pour en absorber quelques douzaines.

Le capitaine Nemo connaissait évidemment l’existence de ce bivalve. Cen’était pas la première fois qu’il le visitait, et je pensai qu’en nous conduisanten cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiosité naturelle. Je

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me trompais. Le capitaine Nemo avait un intérêt particulier à constater l’étatactuel de cette tridacne.

Les deux valves du mollusque étaient entrouvertes. Le capitaines’approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empêcherde se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangéesur ses bords qui formait le manteau de l’animal.

Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre dont la grosseur égalaitcelle d’une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidité parfaite, sonorient admirable, en faisaient un bijou d’un inestimable prix. Emporté parla curiosité, j’étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper !Mais le capitaine m’arrêta, fit un signe négatif, et, retirant son poignard parun mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement.

Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo. En laissant cetteperle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s’accroîtreinsensiblement. Avec chaque année la sécrétion du mollusque y ajoutaitde nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotteoù « mûrissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il relevait, pourainsi dire, afin de le transporter un jour dans son précieux musée. Peut-êtremême, suivant l’exemple des Chinois et des Indiens, avait-il déterminé laproduction de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelquemorceau de verre et de métal, qui s’était peu à peu recouvert de la matièrenacrée. En tout cas, comparant cette perle à celle que je connaissais déjà,à celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j’estimai sa valeur àdix millions de francs au moins. Superbe curiosité naturelle et non bijou deluxe, car je ne sais quelles oreilles féminines auraient pu la supporter.

La visite à l’opulente tridacne était terminée. Le capitaine Nemo quitta lagrotte, et nous remontâmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eauxclaires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs.

Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacun s’arrêtant ous’éloignant au gré de sa fantaisie. Pour mon compte, je n’avais plus aucunsouci des dangers que mon imagination avait exagérés si ridiculement. Lehaut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientôt, parun mètre d’eau, ma tête dépassa le niveau océanique. Conseil me rejoignit,et, collant sa grosse capsule à la mienne, il me fit des yeux un salut amical.Mais ce plateau élevé ne mesurait que quelques toises, et bientôt nous fûmesrentrés dans « notre élément. » Je crois avoir maintenant le droit de lequalifier ainsi.

Dix minutes après, le capitaine Nemo s’arrêtait soudain. Je crus qu’ilfaisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D’un geste, il nous ordonna denous blottir près de lui au fond d’une large anfractuosité. Sa main se dirigeavers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement.

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À cinq mètres de moi, une ombre apparut et s’abaissa jusqu’au sol.L’inquiétante idée des requins traversa mon esprit ; mais je me trompais, et,cette fois encore, nous n’avions pas affaire aux monstres de l’Océan.

C’était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pêcheur, unpauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la récolte. J’apercevais lesfonds de son canot mouillé à quelques pieds au-dessus de sa tête. Il plongeaitet remontait successivement. Une pierre taillée en pain de sucre et qu’ilserrait du pied, tandis qu’une corde la rattachait à son bateau, lui servait àdescendre plus rapidement au fond de la mer. C’était là tout son outillage.Arrivé au sol par cinq mètres de profondeur environ, il se précipitait àgenoux et remplissait son sac de pintadines ramassées au hasard. Puis ilremontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opération,qui ne durait que trente secondes.

Ce plongeur ne nous voyait pas. L’ombre du rocher nous dérobait à sesregards. Et d’ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposéque des hommes, des êtres semblables à lui, fussent là, sous les eaux, épiantses mouvements, ne perdant aucun détail de sa pêche ?

Plusieurs fois il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportait pasplus d’une dizaine de pintadines à chaque plongée : car il fallait les arracherdu banc auquel elles s’accrochaient par leur robuste byssus. Et combien deces huîtres étaient privées de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie !

Je l’observais avec une attention profonde. Sa manœuvre se faisaitrégulièrement, et pendant une demi-heure aucun danger ne parut le menacer.Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pêche intéressante, quandtout d’un coup, à un moment où l’Indien était agenouillé sur le sol, je luivis faire un geste d’effroi, se relever et prendre son élan pour remonter à lasurface des flots.

Je compris son épouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessusdu malheureux plongeur. C’était un requin de grande taille qui s’avançaitdiagonalement, l’œil en feu, les mâchoires ouvertes.

J’étais muet d’horreur, incapable de faire un mouvement.Le vorace animal, d’un vigoureux coup de nageoire, s’élança vers

l’Indien, qui se jeta de côté et évita la morsure du requin, mais non lebattement de sa queue : car cette queue, le frappant à la poitrine, l’étenditsur le sol.

Cette scène avait duré quelques secondes à peine. Le requin revint, et,se retournant sur le dos, il s’apprêtait à couper l’Indien en deux, quand jesentis le capitaine Nemo, posté près de moi, se lever subitement. Puis, sonpoignard à la main, il marcha droit au monstre, prêt à lutter corps à corpsavec lui.

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Le squale, au moment où il allait happer le malheureux pêcheur, aperçutson nouvel adversaire, et, se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidementvers lui.

Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, ilattendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine, se jetant de côté avec une prestesseprodigieuse, évita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Maistout n’était pas dit. Un combat terrible s’engagea.

Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait à flots de sa blessure.La mer se teignit de rouge, et, à travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien.

Plus rien jusqu’au moment où, dans une éclaircie, j’aperçus l’audacieuxcapitaine, cramponné à l’une des nageoires de l’animal, luttant corps à corpsavec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi,sans pouvoir toutefois porter le coup définitif, c’est-à-dire l’atteindre enplein cœur. Le squale, se débattant, agitait la masse des eaux avec furie, etleur remous menaçait de me renverser.

J’aurais voulu courir au secours du capitaine ; mais, cloué par l’horreur,je ne pouvais remuer.

Je regardais, l’œil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Lecapitaine tomba sur le sol, renversé par la masse énorme qui pesait sur lui.Puis les mâchoires du requin s’ouvrirent démesurément comme une cisailled’usine ; et c’en était fait du capitaine si, prompt comme la pensée, sonharpon à la main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l’eût frappéde sa terrible pointe.

Les flots s’imprégnèrent d’une masse de sang. Ils s’agitèrent sous lesmouvements du squale, qui les battait avec une indescriptible fureur. NedLand n’avait pas manqué son but. C’était le râle du monstre. Frappé au cœur,il se débattait dans des spasmes épouvantables, dont le contrecoup renversaConseil.

Cependant Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui-ci, relevé sansblessures, alla droit à l’Indien, coupa vivement la corde qui le liait à sa pierre,le prit dans ses bras et, d’un vigoureux coup de talon, il remonta à la surfacede la mer.

Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants miraculeusementsauvés, nous atteignions l’embarcation du pêcheur.

Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux à la vie.Je ne savais s’il réussirait. Je l’espérais, car l’immersion de ce pauvre diablen’avait pas été longue. Mais le coup de queue du requin pouvait l’avoirfrappé à mort.

Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine,peu à peu le noyé revint au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut être sa

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surprise, son épouvante même, à voir les quatre grosses têtes de cuivre quise penchaient sur lui !

Et surtout, que dut-il penser quand le capitaine Nemo, tirant d’une pochede son vêtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ? Cettemagnifique aumône de l’homme des eaux au pauvre Indien de Ceyland futacceptée par celui-ci d’une main tremblante. Ses yeux effarés indiquaient,du reste, qu’il ne savait à quels êtres surhumains il devait à la fois la fortuneet la vie.

Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le banc de pintadines, et,suivant la route déjà parcourue, après une demi-heure de marche nousrencontrions l’ancre qui rattachait au sol le canot du Nautilus.

Une fois embarqués, chacun de nous, avec l’aide des matelots, sedébarrassa de sa lourde carapace de cuivre.

La première parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.« Merci, maître Land, lui dit-il.C’est une revanche, capitaine, répondit Ned Land.Je vous devais cela. »Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce fut tout.« Au Nautilus, » dit-il.L’embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous

rencontrions le cadavre du requin qui flottait.À la couleur noire marquant l’extrémité de ses nageoires, je reconnus le

terrible mélanoptère de la mer des Indes, de l’espèce des requins proprementdits. Sa longueur dépassait vingt-cinq pieds ; sa bouche énorme occupaitle tiers de son corps. C’était un adulte, ce qui se voyait aux six rangées dedents, disposées en triangles isocèles sur la mâchoire supérieure.

Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et je suis sûrqu’il le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux, ordredes chondroptérygiens à branchies fixes, famille des sélaciens, genre dessquales.

Pendant que je considérais cette masse inerte, une douzaine de cesvoraces mélanoptères apparut tout d’un coup autour de l’embarcation ; maissans se préoccuper de nous, ils se jetèrent sur le cadavre et s’en disputèrentles lambeaux.

À huit heures et demie, nous étions de retour à bord du Nautilus.Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de notre excursion au banc de

Manaar. Deux observations s’en dégageaient inévitablement : l’une portantsur l’audace sans pareille du capitaine Nemo, l’autre sur son dévouementpour un être humain, l’un des représentants de cette race qu’il fuyait sousles mers. Quoi qu’il en dît, cet homme étrange n’était pas parvenu encoreà tuer son cœur tout entier.

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Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d’un ton légèrementému :

« Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un habitant du pays desopprimés, et je suis encore, et jusqu’à mon dernier souffle, je serai de cepays-là ! »

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CHAPITRE IVLa mer Rouge

Pendant la journée du 29 janvier, l’île de Ceyland disparut sous l’horizon,et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles à l’heure, se glissa dans celabyrinthe de canaux qui sépare les Maledives des Laquedives. Il rangeamême l’île Kittan, terre d’origine madréporique, découverte par Vasco deGama en 1499, et l’une des dix-neuf principales îles de cet archipel desLaquedives, situé entre 10° et 14°, 30’de latitude nord, et 69° et 50°, 72’delongitude est.

Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept millecinq cents lieues depuis notre point de départ dans les mers du Japon.

Le lendemain, – 30 janvier, – lorsque le Nautilus remonta à la surface del’Océan, il n’avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d’Oman, creusée entre l’Arabie et lapéninsule indienne, qui sert de débouché au golfe Persique.

C’était évidemment une impasse, sans issue possible. Où nous conduisaitdonc le capitaine Nemo ? Je n’aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas leCanadien, qui, ce jour-là, me demanda où nous allions.

« Nous allons, maître Ned, où nous conduit la fantaisie du capitaine.– Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe

Persique n’a pas d’issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guère àrevenir sur nos pas.

Eh bien, nous reviendrons, maître Land, et si après le golfe Persique leNautilus veut visiter la mer Rouge, le détroit de Bab-el-Mandeb est toujourslà pour lui livrer passage.

– Je ne vous apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land, que la merRouge est non moins fermée que le golfe, puisque l’isthme de Suez n’estpas encore percé, et, le fût-il, un bateau mystérieux comme le nôtre ne sehasarderait pas dans ses canaux coupés d’écluses. Donc la mer Rouge n’estpas encore le chemin qui nous ramènera en Europe.

– Aussi n’ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.– Que supposez-vous donc ?– Je suppose qu’après avoir visité ces curieux parages de l’Arabie et de

l’Égypte, le Nautilus redescendra l’océan Indien, peut-être à travers le canalde Mozambique, peut-être au large des Mascareignes, de manière à gagnerle cap de Bonne-Espérance.

– Et une fois au cap de Bonne-Espérance ? demanda le Canadien avecune insistance toute particulière.

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– Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nous ne connaissonspas encore. Ah çà ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sousles mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment varié desmerveilles sous-marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extrême dépitfinir ce voyage qu’il aura été donné à si peu d’hommes de faire.

– Mais savez-vous, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, que voilàbientôt trois mois que nous sommes emprisonnés à bord de ce Nautilus ?

– Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compteni les jours, ni les heures.

– Mais la conclusion ?– La conclusion viendra en son temps. D’ailleurs, nous n’y pouvons rien,

et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned : « Unechance d’évasion nous est offerte », je la discuterais avec vous. Mais teln’est pas le cas et, à vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaineNemo s’aventure jamais dans les mers européennes. »

Par ce court dialogue on verra que, fanatique du Nautilus, j’étais incarnédans la peau de son commandant.

Quant à Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme demonologue : « Tout cela est bel et bon, mais, à mon avis, où il y a de la gêne,il n’y a plus de plaisir. »

Pendant quatre jours, jusqu’au 3 février, le Nautilus visita la mer d’Oman,sous diverses vitesses et à diverses profondeurs. Il semblait marcher auhasard, comme s’il eût hésité sur la route à suivre ; mais il ne dépassa jamaisle tropique du Cancer.

En quittant cette mer, nous eûmes un instant connaissance de Mascate,la plus importante ville du pays d’Oman. J’admirai son aspect étrange, aumilieu des noirs rochers qui l’entourent et sur lesquels se détachent en blancses maisons et ses forts. J’aperçus le dôme arrondi de ses mosquées, la pointeélégante de ses minarets, ses fraîches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne futqu’une vision, et le Nautilus s’enfonça bientôt sous les flots de ces sombresparages.

Puis il prolongea à une distance de six milles les côtes arabiques duMahrah et de l’Hadramant, et sa ligne ondulée de montagnes, relevée dequelques ruines anciennes. Le 5 février, nous donnions enfin dans le golfed’Aden, véritable entonnoir introduit dans ce goulot de Bab-el-Mandeb, quientonne les eaux indiennes dans la mer Rouge.

Le 6 février, le Nautilus flottait en vue d’Aden, perché sur un promontoirequ’un isthme étroit réunit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dontles Anglais ont refait les fortifications, après s’en être emparés en 1839.J’entrevis les minarets octogones de cette ville, qui fut autrefois l’entrepôtle plus riche et le plus commerçant de la côte, au dire de l’historien Edrisi.

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Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point, allait reveniren arrière ; mais je me trompais, et, à ma grande surprise, il n’en fut rien.

Le lendemain, 7 février, nous embouquions le détroit de Bab-el-Mandeb,dont le nom veut dire en langue arabe : « la porte des Larmes. » Survingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilomètres de long,et pour le Nautilus, lancé à toute vitesse, le franchir fut l’affaire d’uneheure à peine ; mais je ne vis rien, pas même cette île de Périm, dont legouvernement britannique a fortifié la position d’Aden. Trop de steamersanglais ou français des lignes de Suez à Bombay, à Calcutta, à Melbourne,à Bourbon, à Maurice, sillonnaient cet étroit passage, pour que le Nautilustentât de s’y montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux.

Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.La mer Rouge, le lac célèbre des traditions bibliques, que les pluies ne

rafraîchissent guère, qu’aucun fleuve important n’arrose, qu’une excessiveévaporation pompe incessamment et qui perd chaque année une trancheliquide haute d’un mètre et demi ! Singulier golfe, qui, fermé et dans lesconditions d’un lac, serait peut-être entièrement desséché ; inférieur en cecià ses voisines la Caspienne ou l’Asphaltite, dont le niveau a seulement baisséjusqu’au point où leur évaporation a précisément égalé la somme des eauxreçues dans leur sein.

Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres de longueur sur unelargeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des Ptolémées et desempereurs romains, elle fut la grande artère commerciale du monde, et lepercement de l’isthme lui rendra cette antique importance que les railwaysde Suez ont déjà ramenée en partie.

Je ne voulus même pas chercher à comprendre ce caprice du capitaineNemo, qui pouvait le décider à nous entraîner dans ce golfe ; maisj’approuvai sans réserve le Nautilus d’y être entré. Il prit une alluremoyenne, tantôt se tenant à la surface, tantôt plongeant pour éviter quelquenavire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse.

Le 8 février, dès les premières heures du jour, Moka nous apparut, villemaintenant ruinée, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, etqu’abritent çà et là quelques dattiers verdoyants. Cité importante autrefois,qui renfermait six marchés publics, vingt-six mosquées, et à laquelle sesmurs, défendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilomètres.

Puis le Nautilus se rapprocha des rivages africains où la profondeur de lamer est plus considérable. Là, entre deux eaux d’une limpidité de cristal, parles panneaux ouverts, il nous permit de contempler d’admirables buissonsde coraux éclatants, et de vastes pans de rochers revêtus d’une splendidefourrure verte d’algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quellevariété de sites et de paysages à l’arasement de ces écueils et de ces îlots

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volcaniques qui confinent à la côte libyenne ! Mais où ces arborisationsapparurent dans toute leur beauté, ce fut vers les rives orientales que leNautilus ne tarda pas à rallier ; ce fut sur les côtes du Téhama : car alorsnon seulement ces étalages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveaude la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui sedéroulaient à dix brasses au-dessus ; ceux-ci plus capricieux, mais moinscolorés que ceux-là dont l’humide vitalité des eaux entretenait la fraîcheur.

Que d’heures charmantes je passai ainsi à la vitre du salon ! Qued’échantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marines j’admiraisous l’éclat de notre fanal électrique ! Des fongies agariciformes, des actiniesde couleurs ardoisées, entre autres le thalassianthus aster, des tubiporesdisposés comme des flûtes et n’attendant que le souffle du dieu Pan, descoquilles particulières à cette mer, qui s’établissent dans les excavationsmadréporiques et dont la base est contournée en courte spirale, et enfinmille spécimens d’un polypier que je n’avais pas observé encore, la vulgaireéponge.

La classe des spongiaires, première du groupe des polypes, a étéprécisément créée par ce curieux produit dont l’utilité est incontestable.L’éponge n’est point un végétal, comme l’admettent encore quelquesnaturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier inférieur à celuidu corail. Son animalité n’est pas douteuse, et on ne peut même adopterl’opinion des anciens, qui la regardaient comme un être intermédiaire entrela plante et l’animal. Je dois dire cependant que les naturalistes ne sontpas d’accord sur le mode d’organisation de l’éponge. Pour les uns, c’est unpolypier, et pour d’autres, tels que M. Milne Edwards, c’est un individu isoléet unique.

La classe des spongiaires contient environ trois cents espèces qui serencontrent dans un grand nombre de mers, et même dans certains coursd’eau, où elles ont reçu le nom de « fluviatiles ; » mais leurs eaux deprédilection sont celles de la Méditerranée, de l’archipel grec, de la côte deSyrie et de la mer Rouge. Là se reproduisent et se développent ces épongesfines-douces dont la valeur s’élève jusqu’à cent cinquante francs, l’épongeblonde de Syrie, l’éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvaisespérer d’étudier ces zoophytes dans les échelles du Levant, dont nous étionsséparés par l’infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observerdans les eaux de la mer Rouge.

J’appelai donc Conseil près de moi, pendant que le Nautilus, par uneprofondeur moyenne de huit à neuf mètres, rasait lentement tous ces beauxrochers de la côte orientale.

Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pédiculées,foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaient assez exactement ces noms

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de corbeille, de calice, de quenouille, de corne d’élan, de pied de lion, dequeue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribués les pêcheurs,plus poètes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d’une substancegélatineuse à demi fluide, s’échappaient incessamment de petits filets d’eau,qui, après avoir porté la vie dans chaque cellule, en étaient expulsés par unmouvement contractile. Cette substance disparaît après la mort du polype,et se putréfie en dégageant de l’ammoniaque. Il ne reste plus alors que cesfibres cornées ou gélatineuses dont se compose l’éponge domestique, quiprend une teinte roussâtre, et qui s’emploie à des usages divers, selon sondegré d’élasticité, de perméabilité ou de résistance à la macération.

Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux coquilles des mollusques etmême aux tiges d’hydrophyte. Ils garnissaient les plus petites anfractuosités,les uns s’étalant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissancescoralligènes. J’appris à Conseil que ces éponges se pêchaient de deuxmanières, soit à la drague, soit à la main. Cette dernière méthode, quinécessite l’emploi des plongeurs, est préférable, car en respectant le tissu dupolypier, elle lui laisse une valeur très supérieure.

Les autres zoophytes qui pullulaient auprès des spongiaires consistaientprincipalement en méduses d’une espèce très élégante ; les mollusquesétaient représentés par des variétés de calmars, qui, d’après d’Orbigny, sontspéciales à la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata, appartenantau genre des chélonées, qui fournissent à notre table un mets sain et délicat.

Quant aux poissons, ils étaient nombreux et souvent remarquables. Voiciceux que les filets du Nautilus rapportaient le plus fréquemment à bord : desraies, parmi lesquelles les limes de forme ovale, de couleur brique, au corpssemé d’inégales taches bleues et reconnaissables à leur double aiguillondentelé ; des arnacks au dos argenté, des pastenaques à la queue pointillée, etdes bockats, vastes manteaux longs de deux mètres qui ondulaient entre leseaux ; des aodons, absolument dépourvus de dents, sortes de cartilagineuxqui se rapprochent du squale ; des ostracions-dromadaires, dont la bosse setermine par un aiguillon recourbé, long d’un pied et demi ; des ophidies,véritables murènes à la queue argentée, au dos bleuâtre, aux pectoralesbrunes bordées d’un liséré gris ; des fiatoles, espèces de stromatées, zébrésd’étroites raies d’or et parés des trois couleurs de la France ; des blémies-garamits, longs de quatre décimètres ; de superbes caranx, décorés desept bandes transversales d’un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, etd’écailles d’or et d’argent ; des centropodes, des mulles auriflammes à têtejaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autrespoissons communs aux océans que nous avions déjà traversés.

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Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la merRouge, qui est comprise entre Souakin sur la côte ouest et Quonfodah sur lacôte est, sur un diamètre de cent quatre-vingt-dix milles.

Ce jour-là, à midi, après le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-forme, où je me trouvais. Je me promis de ne point le laisser redescendresans l’avoir au moins pressenti sur ses projets ultérieurs. Il vint à moi dèsqu’il m’aperçut, m’offrit gracieusement un cigare et me dit :

« Eh bien, monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaît-elle ? Avez-vous suffisamment observé les merveilles qu’elle recouvre, ses poissons etses zoophytes, ses parterres d’éponges et ses forêts de corail ? Avez-vousentrevu les villes jetées sur ses bords ?

– Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le Nautilus s’est merveilleusementprêté à toute cette étude. Ah ! c’est un intelligent bateau.

– Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnérable ! Il ne redoute niles terribles tempêtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses écueils.

– En effet, dis-je, cette mer est citée entre les plus mauvaises, et, si je neme trompe, au temps des anciens, sa renommée était détestable.

– Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n’enparlent pas à son avantage, et Strabon dit qu’elle est particulièrement dureà l’époque des vents étésiens et de la saison des pluies. L’Arabe Edrisi,qui la dépeint sous le nom de golfe de Colzoum, raconte que les navirespérissaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne sehasardait à y naviguer la nuit. C’est, prétend-il, une mer sujette à d’affreuxouragans, semée d’îles inhospitalières, et « qui n’offre rien de bon » ni dansses profondeurs ni à sa surface. En effet, telle est l’opinion qui se trouvedans Arrien, Agatharchide et Artémidore.

– On voit bien, répliquai-je, que ces historiens n’ont pas navigué à borddu Nautilus.

– Sans doute, répondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport lesmodernes ne sont pas plus avancés que les anciens. Il a fallu bien des sièclespour trouver la puissance mécanique de la vapeur ! Qui sait si dans cent anson verra un second Nautilus ! Les progrès sont lents, monsieur Aronnax.

– Certainement, répondis-je, votre navire avance d’un siècle, de plusieurspeut-être, sur son époque. Quel malheur qu’un secret pareil, doive mouriravec son inventeur ! »

Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après quelques minutes desilence :

« Vous me parliez, dit-il, de l’opinion des anciens historiens sur lesdangers qu’offre la navigation de la mer Rouge ?

– C’est vrai, répondis-je, mais leurs craintes n’étaient-elles pasexagérées ?

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– Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, qui meparut posséder à fond « sa mer Rouge. » Ce qui n’est plus dangereux pourun navire moderne, bien gréé, solidement construit, maître de sa directiongrâce à l’obéissante vapeur, offrait des périls de toutes sortes aux bâtimentsdes anciens. Il faut se représenter ses premiers navigateurs s’aventurant surdes barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier, calfatéesde résines pilées et enduites de graisse de chiens de mer. Ils n’avaient pasmême d’instruments pour relever leur direction, et ils marchaient à l’estimeau milieu de courants qu’ils connaissaient à peine. Dans ces conditions,les naufrages étaient et devaient être nombreux ; mais, de notre temps,les steamers qui font le service entre Suez et les mers du Sud n’ont plusrien à redouter des colères de ce golfe, en dépit des moussons contraires.Leurs capitaines et leurs passagers ne se préparent pas au départ par dessacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornés de guirlandeset de bandelettes dorées, remercier les dieux dans le temple voisin.

– J’en conviens, dis-je, et la vapeur me paraît avoir tué la reconnaissancedans le cœur des marins. Mais, capitaine, puisque vous semblez avoirspécialement étudié cette mer, pouvez-vous m’apprendre quelle est l’originede son nom ?

– Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications à ce sujet.Voulez-vous connaître l’opinion d’un chroniqueur du XIVe siècle ?

– Volontiers.– Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut donné après le passage des

Israélites, lorsque le pharaon eut péri dans les flots qui se refermèrent à lavoix de Moïse :

En signe de cette merveille,Devint la mer rouge et vermeille.Non puis ne surent la nommerAutrement que la rouge mer.

– Explication de poète, capitaine Nemo, répondis-je, mais je ne sauraism’en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle.

– La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cetteappellation de mer Rouge une traduction du mot hébreu « Edrom », et siles anciens lui donnèrent ce nom, ce fut à cause de la coloration particulièrede ses eaux.

– Jusqu’ici cependant je n’ai vu que des flots limpides et sans aucuneteinte particulière.

– Sans doute ; mais en avançant vers le fond du golfe vous remarquerezcette singulière apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor entièrementrouge, comme un lac de sang.

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– Et cette couleur, vous l’attribuez à la présence d’une alguemicroscopique.

– Oui, c’est une matière mucilagineuse pourpre produite par ces chétivesplantules connues sous le nom de trichodesmies, et dont il faut quarante millepour occuper l’espace d’un millimètre carré. Peut-être en rencontrerez-vousquand nous serons à Tor.

– Ainsi, capitaine Nemo, ce n’est pas la première fois que vous parcourezla mer Rouge à bord du Nautilus ?

– Non, monsieur.– Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des Israélites et de la

catastrophe des Égyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sousles eaux des traces de ce grand fait historique.

– Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison.– Laquelle ?– C’est que l’endroit même où Moïse a passé avec tout son peuple est

tellement ensablé maintenant, que les chameaux y peuvent à peine baignerleurs jambes. Vous comprenez que mon Nautilus n’aurait pas assez d’eaupour lui.

– Et cet endroit ?… demandai-je.– Cet endroit est situé un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait

autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s’étendait jusqu’auxlacs Amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non, les Israélitesn’en ont pas moins passé là pour gagner la Terre promise, et l’armée dePharaon a précisément péri en cet endroit. Je pense donc que des fouillespratiquées au milieu de ces sables mettraient à découvert une grande quantitéd’armes et d’instruments d’origine égyptienne.

– C’est évident, répondis-je, et il faut espérer pour les archéologues queces fouilles se feront tôt ou tard, lorsque des villes nouvelles s’établiront surcet isthme, après le percement du canal de Suez. Un canal bien inutile pourun navire tel que le Nautilus !

– D’accord, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Lesanciens avaient bien compris cette utilité pour leurs affaires commercialesd’établir une communication entre la mer Rouge et la Méditerranée ; maisils ne songèrent point à creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pourintermédiaire. Très probablement le canal qui réunissait le Nil à la merRouge fut commencé sous Sésostris, si l’on en croit la tradition. Ce qui estcertain, c’est que, 615 ans avant Jésus-Christ, Néchao entreprit les travauxd’un canal alimenté par les eaux du Nil, à travers la plaine d’Égypte quiregarde l’Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeur étaittelle que deux trirèmes pouvaient y passer de front. Il fut continué par Darius,fils d’Hystaspe, et probablement achevé par Ptolémée II. Strabon le vit

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employé à la navigation ; mais la faiblesse de sa pente entre son point dedépart, près de Bubaste, et la mer Rouge ne le rendait navigable que pendantquelques mois de l’année. Ce canal servit au commerce jusqu’au siècle desAntonins ; abandonné, ensablé, puis rétabli par les ordres du calife Omar,il fut définitivement comblé en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, quivoulut empêcher les vivres d’arriver à Mohammed-ben-Abdallah, révoltécontre lui. Pendant l’expédition d’Égypte, votre général Bonaparte retrouvales traces de ces travaux dans le désert de Suez, et, surpris par la marée, ilfaillit périr quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, là même où Moïseavait campé trois mille trois cents ans avant lui.

– Eh bien, capitaine, ce que les anciens n’avaient osé entreprendre, cettejonction entre les deux mers qui abrègera de neuf mille kilomètres la route deCadix aux Indes, M. de Lesseps l’a fait, et avant peu il aura changé l’Afriqueen une île immense.

– Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d’être fier de votrecompatriote. C’est un homme qui honore plus une nation que les plus grandscapitaines ! Il a commencé, comme tant d’autres, par les ennuis et les rebuts ;mais il a triomphé, car il a le génie de la volonté. Et il est triste de penserque cette œuvre, qui aurait dû être une œuvre internationale, qui aurait suffià illustrer un règne, n’aura réussi que par l’énergie d’un seul homme. Donc,honneur à M. de Lesseps !

– Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-je, tout surpris de l’accentavec lequel le capitaine Nemo venait de parler.

– Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire à travers ce canalde Suez ; mais vous pourrez apercevoir les longues jetées de Port-Saïd après-demain, quand nous serons dans la Méditerranée.

– Dans la Méditerranée ! m’écriai-je.– Oui, monsieur le professeur. Cela vous étonne ?– Ce qui m’étonne, c’est de penser que nous y serons après-demain.– Vraiment ?– Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à ne m’étonner de rien

depuis que je suis à votre bord !– Mais à quel propos cette surprise ?– À propos de l’effroyable vitesse que vous serez forcé d’imprimer au

Nautilus s’il doit se retrouver après-demain en pleine Méditerranée, ayantfait le tour de l’Afrique et doublé le cap de Bonne-Espérance !

– Et qui vous dit qu’il fera le tour de l’Afrique, monsieur le professeur ?Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Espérance ?

– Cependant, à moins que le Nautilus ne navigue enterre ferme et qu’ilne passe par-dessus l’isthme…

– Ou par-dessous, monsieur Aronnax.

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– Par-dessous ?– Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis

longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes fontaujourd’hui à sa surface.

– Quoi ! il existerait un passage ?– Oui, un passage souterrain que j’ai nommé Arabian-Tunnel. Il s’ouvre

au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Péluse.– Mais cet isthme n’est composé que de sables mouvants ?– Jusqu’à une certaine profondeur. Mais à cinquante mètres seulement se

rencontre une inébranlable assise de rocs.– Et c’est par hasard que vous avez découvert ce passage ? demandai-je,

de plus en plus surpris.– Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et même, raisonnement

plus que hasard.– Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à ce qu’elle entend.– Ah ! monsieur ! Aures habent et non audient est de tous les temps. Non

seulement ce passage existe, mais j’en ai profité plusieurs fois. Sans cela jene me serais pas aventuré aujourd’hui dans cette impasse de la mer Rouge.

– Est-il indiscret de vous demander comment vous avez découvert cetunnel ?

– Monsieur, me répondit le capitaine, il ne peut y avoir rien de secretentre gens qui ne doivent plus se quitter. »

Je ne relevai pas l’insinuation et j’attendis le récit du capitaine Nemo.« Monsieur le professeur, me dit-il, c’est un simple raisonnement de

naturaliste qui m’a conduit à découvrir ce passage, que je suis seul àconnaître. J’avais remarqué que dans la mer Rouge et dans la Méditerranéeil existait un certain nombre de poissons d’espèces absolument identiques,des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persègues, des joels, des exocets.Assuré de ce fait, je me demandai s’il n’existait pas de communication entreles deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcément aller dela mer Rouge à la Méditerranée, par le seul effet de la différence des niveaux.Je péchai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leurpassai à la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai à la mer. Quelquesmois plus tard, sur les côtes de Syrie, je reprenais quelques échantillons demes poissons ornés de leur anneau indicateur. La communication entre lesdeux mers m’était donc démontrée. Je la cherchai avec mon Nautilus, je ladécouvris, je m’y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussivous aurez franchi mon tunnel arabique ! »

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CHAPITRE VArabian-tunnel

Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned Land la partie de cetteconversation qui les intéressait directement. Lorsque je leur appris que, dansdeux jours, nous serions au milieu des eaux de la Méditerranée, Conseil battitdes mains, mais le Canadien haussa les épaules.

« Un tunnel sous-marin ! s’écria-t-il, une communication entre les deuxmers ! Qui a entendu parler de cela ?

– Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler duNautilus ? Non ! Il existe cependant. Donc, ne haussez pas les épaules silégèrement, et ne repoussez pas les choses sous prétexte que vous n’en avezjamais entendu parler.

– Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tête. Après tout,je ne demande pas mieux que de croire à son passage, à ce capitaine, et fassele ciel qu’il nous conduise, en effet, dans la Méditerranée. »

Le soir même, par 21° 30’de latitude nord, le Nautilus, flottant à la surfacede la mer, se rapprocha de la côte arabe. J’aperçus Djeddah, importantcomptoir de l’Égypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguaiassez nettement l’ensemble de ses constructions, les navires amarrés le longdes quais, et ceux que leur tirant d’eau obligeait à mouiller en rade. Le soleil,assez bas sur l’horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisaitressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseauxindiquaient le quartier habité par les Bédouins.

Bientôt Djeddah s’effaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentrasous les eaux, légèrement phosphorescentes.

Le lendemain, 10 février, plusieurs navires apparurent qui couraient àcontre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ; mais àmidi, au moment du point, la mer étant déserte, il remonta jusqu’à sa lignede flottaison.

Accompagné de Ned et de Conseil, je vins m’asseoir sur la plate-forme.La côte à l’est se montrait comme une masse à peine estompée dans unhumide brouillard.

Appuyé sur les flancs du canot, nous causions de choses et d’autres,quand Ned Land, tendant sa main vers un point de la mer, me dit :

« Voyez-vous là quelque chose, monsieur le professeur ?– Non, Ned, répondis-je, mais je n’ai pas vos yeux, vous le savez.– Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord devant à peu près à la hauteur

du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ?

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– En effet, dis-je, après une attentive observation, j’aperçois comme unlong corps noirâtre à la surface des eaux.

– Un autre Nautilus ? dit Conseil.– Non, répondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c’est là quelque

animal marin.– Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil.– Oui, mon garçon, répondis-je, on en rencontre quelquefois.– Ce n’est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeux

l’objet signalé. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances,et je ne me tromperais pas sur leur allure.

– Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce côté, et avant peu,nous saurons à quoi nous en tenir. »

En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt qu’à un mille de nous. Ilressemblait à un gros écueil échoué en pleine mer. Qu’était-ce ? Je nepouvais encore me prononcer.

« Ah ! il marche ! il plonge ! s’écria Ned Land. Mille diables ! quel peutêtre cet animal ? Il n’a pas la queue bifurquée comme les baleines ou lescachalots, et ses nageoires ressemblent à des membres tronqués.

– Mais alors…, fis-je.– Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos, et il dresse ses mamelles

en l’air !– C’est une sirène, s’écria Conseil, une véritable sirène, n’en déplaise à

monsieur. »Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je compris que cet animal

appartenait à cet ordre d’êtres marins dont la fable a fait les sirènes, moitiéfemmes et moitié poissons.

« Non, dis-je à Conseil, ce n’est point une sirène, mais un être curieuxdont il reste à peine quelques échantillons dans la mer Rouge. C’est undugong.

– Ordre des siréniens, groupe des pisciformes, sous-classe desmonodelphiens, classe des mammifères, embranchement des vertébrés, »répondit Conseil.

Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n’y avait plus rien à dire.Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise

à la vue de cet animal. Sa main semblait prête à le harponner. On eût dit qu’ilattendait le moment de se jeter à la mer pour l’attaquer dans son élément.

« Oh ! monsieur, me dit-il d’une voix tremblante d’émotion, je n’ai jamaistué de « cela. »

Tout le harponneur était dans le mot.En cet instant le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il aperçut le

dugong. Il comprit l’attitude du Canadien, et s’adressant directement à lui :

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« Si vous teniez un harpon, maître Land, est-ce qu’il ne vous brûleraitpas la main ?

– Comme vous dites, monsieur.– Et il ne vous déplairait pas de reprendre pour un jour votre métier de

pêcheur, et d’ajouter ce cétacé à la liste de ceux que vous avez déjà frappés ?– Cela ne me déplairait point.– Eh bien, vous pouvez essayer.– Merci, monsieur, répondit Ned Land dont les yeux s’enflammèrent.– Seulement, reprit le capitaine, je vous engage à ne pas manquer cet

animal, et cela dans votre intérêt.– Est-ce que ce dugong est dangereux à attaquer ? demandai-je, malgré

le haussement d’épaule du Canadien.– Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet animal revient sur ses

assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maître Land, ce dangern’est pas à craindre. Son coup d’œil est prompt, son bras est sûr. Si je luirecommande de ne pas manquer ce dugong, c’est qu’on le regarde justementcomme un fin gibier, et je sais que maître Land ne déteste pas les bonsmorceaux.

– Ah ! fit le Canadien, cette bête-là se donne aussi le luxe d’être bonneà manger ?

– Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, est extrêmementestimée, et on la réserve dans toute la Malaisie pour la table des princes.Aussi fait-on à cet excellent animal une chasse tellement acharnée que, demême que le lamantin, son congénère, il devient de plus en plus rare.

– Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil, si par hasardcelui-ci était le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l’épargner, – dansl’intérêt de la science ?

– Peut-être, répliqua le Canadien ; mais, dans l’intérêt de la cuisine, ilvaut mieux lui donner la chasse.

– Faites-donc, maître Land, » répondit le capitaine Nemo.En ce moment, sept hommes de l’équipage, muets et impassibles comme

toujours, montèrent sur la plateforme. L’un portait un harpon et une lignesemblable à celles qu’emploient les pêcheurs de baleines. Le canot futdéponté, arraché de son alvéole, lancé à la mer. Six rameurs prirent placesur leurs bancs et le patron se mit à la barre. Ned, Conseil et moi, nous nousassîmes à l’arrière.

« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.– Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »Le canot déborda, et, enlevé par ses six avirons, il se dirigea rapidement

vers le dugong, qui flottait alors à deux milles du Nautilus.

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Arrivé à quelques encablures du cétacé, il ralentit sa marche, et les ramesplongèrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon àla main, alla se placer debout sur l’avant du canot. Le harpon qui sert àfrapper la baleine est ordinairement attaché à une très longue corde qui sedévide rapidement lorsque l’animal blessé l’entraîne avec lui. Mais ici lacorde ne mesurait pas plus d’une dizaine de brasses, et son extrémité étaitseulement frappée sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marchedu dugong sous les eaux.

Je m’étais levé et j’observai distinctement l’adversaire du Canadien.Ce dugong, qui porte aussi le nom d’halicore, ressemblait beaucoup aulamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale très allongée, et sesnageoires latérales par de véritables doigts. Sa différence avec le lamantinconsistait en ce que sa mâchoire supérieure était armée de deux dentslongues et pointues qui formaient de chaque côté des défenses divergentes.

Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensionscolossales, et sa longueur dépassait au moins sept mètres. Il ne bougeait paset semblait dormir à la surface des flots, circonstance qui rendait sa captureplus facile.

Le canot s’avança prudemment à trois brasses de l’animal. Les avironsrestèrent suspendus sur leurs dames. Je me levai à demi. Ned Land, le corpsun peu rejeté en arrière, brandissait son harpon d’une main exercée.

Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon,lancé avec force, n’avait frappé que l’eau sans doute.

« Mille diables ! s’écria le Canadien furieux, je l’ai manqué !– Non, dis-je, l’animal est blessé, voici son sang, mais votre engin ne lui

est pas resté dans le corps.– Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.Les matelots se remirent à nager, et le patron dirigea l’embarcation vers

le baril flottant. Le harpon repêché, le canot se mit à la poursuite de l’animal.Celui-ci revenait de temps en temps à la surface de la mer pour respirer.

Sa blessure ne l’avait pas affaibli, car il filait avec une rapidité extrême.L’embarcation, manœuvrée par des bras vigoureux, volait sur ses traces.Plusieurs fois elle l’approcha à quelques brasses, et le Canadien se tenaitprêt à frapper ; mais le dugong se dérobait par un plongeon subit, et il étaitimpossible de l’atteindre.

On juge de la colère qui surexcitait l’impatient Ned Land. Il lançait aumalheureux animal les plus énergiques jurons de la langue anglaise. Pourmon compte, je n’en étais encore qu’au dépit de voir le dugong déjouertoutes nos ruses.

On le poursuivit sans relâche pendant une heure, et je commençais àcroire qu’il serait très difficile de s’en emparer, quand cet animal fut pris

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d’une malencontreuse idée de vengeance dont il eut à se repentir. Il revintsur le canot pour l’assaillir à son tour.

Cette manœuvre n’échappa point au Canadien.« Attention ! » dit-il.Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il

prévint ses hommes de se tenir sur leurs gardes.Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s’arrêta, huma brusquement l’air

avec ses vastes narines percées, non à l’extrémité, mais à la partie supérieurede son museau. Puis, prenant son élan, il se précipita sur nous.

Le canot ne put éviter le choc ; à demi renversé, il embarqua une ou deuxtonnes d’eau qu’il fallut vider ; mais, grâce à l’habileté du patron, abordéde biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponné à l’étrave,lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustéesdans le plat-bord, soulevait l’embarcation hors de l’eau comme un lion faitd’un chevreuil. Nous étions renversés les uns sur les autres, et je ne sais tropcomment aurait fini l’aventure, si le Canadien, toujours acharné contre labête, ne l’eût enfin frappée au cœur.

J’entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugong disparut,entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt le baril revint à la surface, et peud’instants après, apparut le corps de l’animal, retourné sur le dos. Le canotle rejoignit, le prit à la remorque et se dirigea vers le Nautilus.

Il fallut employer des palans d’une grande puissance pour hisser ledugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dépeçasous les yeux du Canadien, qui tenait à suivre tous les détails de l’opération.Le jour même, le steward me servit au dîner quelques tranches de cette chairhabilement apprêtée par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, etmême supérieure à celle du veau, sinon du bœuf.

Le lendemain 11 février, l’office du Nautilus s’enrichit encore d’un gibierdélicat. Une compagnie d’hirondelles de mer s’abattit sur le Nautilus. C’étaitune espèce de sterna nilotica, particulière à l’Égypte, dont le bec est noir, latête grise et pointillée, l’œil entouré de points blancs, le dos, les ailes et laqueue grisâtres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussiquelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages d’un haut goût, dontle cou et le dessus de la tête sont blancs et tachetés de noir.

La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il s’avançait en flânant pourainsi dire. J’observai que l’eau de la mer Rouge devenait de moins en moinssalée, à mesure que nous approchions de Suez.

Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. C’est ce cap qui forme l’extrémité de l’Arabie Pétrée, compriseentre le golfe de Suez et le golfe d’Acabah.

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Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal, qui conduit au golfe deSuez. J’aperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les deuxgolfes le Ras-Mohammed. C’était le mont Oreb, ce Sinaï au sommet duquelMoïse vit Dieu face à face, et que l’esprit se figure incessamment couronnéd’éclairs.

À six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt immergé, passait au largede Tor, assise au fond d’une baie dont les eaux paraissaient teintées de rouge,observation déjà faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit arriva, au milieud’un lourd silence que rompaient parfois le cri du pélican et de quelquesoiseaux de nuit, le bruit du ressac irrité par les rocs ou le gémissementlointain d’un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores.

De huit à neuf heures, le Nautilus demeura à quelques mètres sous leseaux. Suivant mon calcul, nous devions être très près de Suez. À travers lespanneaux du salon, j’apercevais des fonds de rochers vivement éclairés parnotre lumière électrique. Il me semblait que le détroit se rétrécissait de plusen plus.

À neuf heures un quart, le bateau était revenu à la surface. Je montai surla plate-forme. Très impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je nepouvais tenir en place, et je cherchais à respirer l’air frais de la nuit.

Bientôt, dans l’ombre, j’aperçus un feu pale, à demi décoloré par labrume, qui brillait à un mille de nous.

« Un phare flottant, » dit-on près de moi.Je me retournai et je reconnus le capitaine.« C’est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas à gagner

l’orifice du tunnel.– L’entrée n’en doit pas être facile ?– Non, monsieur. Aussi j’ai pour habitude de me tenir dans la cage du

timonier pour diriger moi-même la manœuvre. Et maintenant, si vous voulezdescendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s’enfoncer sous les flots, et ilne reviendra à leur surface qu’après avoir franchi l’Arabian-Tunnel. »

Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les réservoirs d’eaus’emplirent, et l’appareil s’immergea d’une dizaine de mètres.

Au moment où je me disposais à regagner ma chambre, le capitainem’arrêta.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m’accompagnerdans la cage du pilote ?

– Je n’osais vous le demander, répondis-je.– Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l’on peut voir de cette

navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »

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Le capitaine me conduisit vers l’escalier central. À mi-rampe, il ouvritune porte, suivit les coursives supérieures et arriva dans la cage du pilote,qui, on le sait, s’élevait à l’extrémité de la plate-forme.

C’était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, à peu prèssemblables à celles qu’occupent les timoniers des steamboats du Mississipiou de l’Hudson. Au milieu se manœuvrait une roue disposée verticalement,engrenée sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu’à l’arrière duNautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, évidés dans les parois dela cabine, permettaient à l’homme de barre de regarder dans toutes lesdirections.

Cette cabine était obscure ; mais bientôt mes yeux s’accoutumèrent àcette obscurité, et j’aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mainss’appuyaient sur les jantes de la roue : Au-dehors, la mer apparaissaitvivement éclairée par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine, à l’autreextrémité de la plateforme.

« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des

machines, et de là, le capitaine pouvait communiquer simultanément à sonNautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de métal, etaussitôt la vitesse de l’hélice fut très diminuée.

Je regardais en silence la haute muraille très accore que nous longionsen ce moment, inébranlable base du massif sableux de la côte. Nous lasuivîmes ainsi pendant une heure, à quelques mètres de distance seulement.Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans lacabine à ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timoniermodifiait à chaque instant la direction du Nautilus.

Je m’étais placé au hublot de bâbord, et j’apercevais de magnifiquessubstructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés agitantleurs pattes énormes, qui s’allongeaient hors des anfractuosités du roc.

À dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même la barre. Unelarge galerie, noire et profonde, s’ouvrait devant nous. Le Nautilus s’yengouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumé se fit entendre sur sesflancs. C’étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel précipitaitvers la Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme uneflèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les flotsà contre-hélice.

Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus que des raieséclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracés par la vitesse sousl’éclat de l’électricité. Mon cœur palpitait, et je le comprimais de la main.

À dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonnant la rouedu gouvernail, et se retournant vers moi :

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« La Méditerranée, » me dit-il.En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné par ce torrent, venait de

franchir l’isthme de Suez.

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CHAPITRE VIL’archipel grec

Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le Nautilus remonta à la surfacedes flots. Je me précipitai sur la plate-forme. À trois milles dans le sud sedessinait la vague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait porté d’unemer à l’autre. Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticable àremonter.

Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparablescompagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrementdes prouesses du Nautilus.

« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d’un tonlégèrement goguenard, et cette Méditerranée ?

– Nous flottons à sa surface, ami Ned.– Hein ! fit Conseil, cette nuit même ?…– Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avons franchi cet

isthme infranchissable.– Je n’en crois rien, répondit le Canadien.Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte basse qui s’arrondit

vers le sud est la côte égyptienne.– À d’autres, monsieur, répondit l’entêté Canadien.– Mais puisque monsieur l’affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur.– D’ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m’a fait les honneurs de son tunnel,

et j’étais près de lui, dans la cage du timonier, pendant qu’il dirigeait lui-même le Nautilus à travers cet étroit passage.

– Vous entendez, Ned ? dit Conseil.– Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned,

apercevoir les jetées de Port-Saïd qui s’allongent sur la mer. »Le Canadien regarda attentivement.« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre

capitaine est un maître homme. Nous sommes dans la Méditerranée. Bon.Causons donc, s’il vous plaît, de nos petites affaires, mais de façon quepersonne ne puisse nous entendre. »

Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu’ilvalait mieux causer, puisqu’il le désirait, et tous les trois nous allâmes nousasseoir près du fanal, où nous étions moins exposés à recevoir l’humideembrun des lames.

« Maintenant, Ned, nous vous écoutons, dis-je. Qu’avez-vous à nousapprendre ?

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– Ce que j’ai à vous apprendre est très simple, répondit le Canadien.Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo nousentraînent jusqu’au fond des mers polaires ou nous ramènent en Océanie, jedemande à quitter le Nautilus. »

J’avouerai que cette discussion avec le Canadien m’embarrassaittoujours. Je ne voulais en aucune façon entraver la liberté de mescompagnons, et cependant je n’éprouvais nul désir de quitter le capitaineNemo. Grâce à lui, grâce à son appareil, je complétais chaque jour mesétudes sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins aumilieu même de son élément. Retrouverai-je jamais une telle occasiond’observer les merveilles de l’Océan ? Non, certes ! Je ne pouvais donc mefaire à cette idée d’abandonner le Nautilus avant notre cycle d’investigationsaccompli.

« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous àbord ? Regrettez-vous que la destinée vous ait jeté entre les mains ducapitaine Nemo ? »

Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, se croisant lesbras :

« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je seraicontent de l’avoir fait ; mais pour l’avoir fait, il faut qu’il se termine. Voilàmon sentiment.

– Il se terminera, Ned.– Où et quand ?– Où ? je n’en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, où plutôt je suppose

qu’il s’achèvera lorsque ces mers n’auront plus rien à nous apprendre. Toutce qui a commencé a forcément une fin en ce monde.

– Je pense comme monsieur, répondit Conseil, et il est fort possiblequ’après avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nousdonne la volée à tous trois.

– La volée ! s’écria le Canadien. Une volée, voulez-vous dire ?– N’exagérons pas, maître Land, repris-je. Nous n’avons rien à craindre

du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idées de Conseil. Noussommes maîtres des secrets du Nautilus, et je n’espère pas que soncommandant, pour nous rendre notre liberté, se résigne à les voir courir lemonde avec nous.

– Mais alors, qu’espérez-vous donc ? demanda le Canadien.– Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous

devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant.– Ouais ! fit Ned Land. Et où serons-nous dans six mois, s’il vous plaît,

monsieur le naturaliste ?

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Peut-être ici, peut-être en Chine. Vous le savez, le Nautilus est un rapidemarcheur. Il traverse les océans comme une hirondelle traverse les airs, ouun express les continents. Il ne craint point les mers fréquentées. Qui nousdit qu’il ne va pas rallier les côtes de France, d’Angleterre ou d’Amérique,sur lesquelles une fuite pourra être aussi avantageusement tentée qu’ici ?

– Monsieur Aronnax, répondit le Canadien, vos arguments pèchent parla base. Vous parlez au futur : « Nous serons là ! Nous serons ici ! » Moi jeparle au présent : « Nous sommes ici, et il faut en profiter. »

J’étais serré de près par la logique de Ned Land, et je me sentais battu surce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur.

« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemovous offre aujourd’hui même la liberté. Accepterez-vous ?

– Je ne sais, répondis-je.– Et s’il ajoute que cette offre qu’il vous fait aujourd’hui, il ne la

renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? »Je ne répondis pas.« Et qu’en pense l’ami Conseil ? demanda Ned Land.– L’ami Conseil, répondit tranquillement le digne garçon, l’ami Conseil

n’a rien à dire. Il est absolument désintéressé dans la question. Ainsi que sonmaître, ainsi que son camarade Ned, il est célibataire. Ni femme, ni parents,ni enfants ne l’attendent au pays. Il est au service de monsieur, il pensecomme monsieur, il parle comme monsieur, et, à son grand regret, on nedoit pas compter sur lui pour faire une majorité. Deux personnes seulementsont en présence : monsieur d’un côté, Ned Land de l’autre. Cela dit, l’amiConseil écoute, et il est prêt à marquer les points. »

Je ne pus m’empêcher de sourire, à voir Conseil annihiler sicomplètement sa personnalité. Au fond, le Canadien devait être enchanté dene pas l’avoir contre lui.

« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n’existe pas, nediscutons qu’entre nous deux. J’ai parlé, vous m’avez entendu. Qu’avez-vous à répondre ? »

Il fallait évidemment conclure, et les faux-fuyants me répugnaient.« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez raison contre moi, et mes

arguments ne peuvent tenir devant les vôtres. Il ne faut pas compter sur labonne volonté du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui défendde nous mettre en liberté. Par contre, la prudence veut que nous profitionsde la première occasion de quitter le Nautilus.

– Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est sagement parlé.– Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que l’occasion soit

sérieuse. Il faut que notre première tentative de fuite réussisse ; car si elle

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avorte, nous ne retrouverons pas l’occasion de la reprendre et le capitaineNemo ne nous pardonnera pas.

– Tout cela est juste, répondit le Canadien. Mais votre observations’applique à toute tentative de fuite qu’elle ait lieu dans deux ans ou dansdeux jours. Donc, la question est toujours celle-ci : si une occasion favorablese présente, il faut la saisir.

– D’accord. Et maintenant, me direz-vous, Ned, ce que vous entendezpar une occasion favorable ?

– Ce serait celle qui, par une nuit sombre, amènerait le Nautilus à peu dedistance d’une côte européenne.

– Et vous tenteriez de vous sauver à la nage ?– Oui, si nous étions suffisamment rapprochés du rivage, et si le navire

flottait à la surface. Non, si nous étions éloignés, et si le navire naviguaitsous les eaux.

– Et dans ce cas ?– Dans ce cas, je chercherais à m’emparer du canot. Je sais comment il

se manœuvre. Nous nous introduirions à l’intérieur, et les boulons enlevés,nous remonterions à la surface, sans même que le timonier placé à l’avant,s’aperçût de notre fuite.

– Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais n’oubliez pas qu’un échecnous perdrait.

– Je ne l’oublierai pas, monsieur.Et maintenant, Ned, voulez-vous connaître toute ma pensée sur votre

projet ?– Volontiers, monsieur Aronnax.– Eh bien je pense, – je ne dis pas j’espère, – je pense que cette occasion

favorable ne se présentera pas.– Pourquoi cela ?– Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n’avons

aucunement renoncé à l’espoir de recouvrer notre liberté, et qu’il se tiendrasur ses gardes, surtout en vue des côtes européennes.

– Je suis de l’avis de monsieur, dit Conseil.– Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui secouait la tête d’un air

déterminé.– Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en là. Plus un mot sur

tout ceci. Le jour où vous serez prêt, vous nous préviendrez et nous voussuivrons. Je m’en rapporte complètement à vous. »

Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves conséquences,se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblèrent confirmermes prévisions, au grand désespoir du Canadien. Le capitaine Nemo sedéfiait-il de nous dans ces mers fréquentées, ou voulait-il seulement se

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dérober à la vue des nombreux navires de toutes les nations qui sillonnentla Méditerranée ? Je l’ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deuxeaux et au large des côtes. Ou le Nautilus émergeait, ne laissant passer quela cage du timonier, ou il s’en allait à de grandes profondeurs, car entrel’archipel grec et l’Asie Mineure nous ne trouvions pas le fond par deuxmille mètres.

Aussi, je n’eus connaissance de l’île de Carpathos, l’une des Sporades,que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son doigtsur un point du planisphère :

Est in Carpathio Neptuni gurgite vatesCœruleus Proteus…

C’était, en effet, l’antique séjour de Protée, le vieux pasteur des troupeauxde Neptune, maintenant l’île de Scarpanto, située entre Rhodes et la Crète.Je n’en vis que les soubassements granitiques à travers la vitre du salon.

Le lendemain, 14 février, je résolus d’employer quelques heures à étudierles poissons de l’archipel ; mais par un motif quelconque, les panneauxdemeurèrent hermétiquement fermés. En relevant la position du Nautilus, jeremarquai qu’il marchait vers Candie, l’ancienne île de Crète. Au momentoù je m’étais embarqué sur l’Abraham-Lincoln, cette île venait de s’insurgertout entière contre le despotisme turc. Mais ce qu’était devenue cetteinsurrection depuis cette époque, je l’ignorais absolument, et ce n’était pasle capitaine Nemo, privé de toute communication avec la terre, qui auraitpu me l’apprendre.

Je ne fis donc aucune allusion à cet évènement, lorsque, le soir, jeme trouvai seul avec lui dans le salon. D’ailleurs, il me sembla taciturne,préoccupé. Puis, contrairement à ses habitudes, il ordonna d’ouvrir les deuxpanneaux du salon, et, allant de l’un à l’autre, il observa attentivement lamasse des eaux. Dans quel but ? je ne pouvais le deviner, et, de mon côté,j’employais mon temps à étudier les poissons qui passaient devant mes yeux.

Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citées par Aristote etvulgairement connues sous le nom de « loches de mer, » que l’on rencontreparticulièrement dans les eaux salées avoisinant le delta du Nil. Près d’ellesse déroulaient des pagres à demi phosphorescents, sortes de spares queles Égyptiens rangeaient parmi les animaux sacrés, et dont l’arrivée dansles eaux du fleuve annonçait son fécond débordement, était fêtée par descérémonies religieuses. Je notai également des cheilines longues de troisdécimètres, poissons osseux à écailles transparentes, dont la couleur livideest mélangée de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de végétauxmarins, ce qui leur donne un goût exquis ; aussi ces cheilines étaient-

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elles très recherchées des gourmets de l’ancienne Rome, et leurs entrailles,accommodées avec des laites de murènes, des cervelles de paons et deslangues de phénicoptères, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius.

Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans monesprit tous les souvenirs de l’antiquité. Ce fut le rémora, qui voyage attachéau ventre des requins. Au dire des anciens, ce petit poisson, accroché à lacarène d’un navire, pouvait l’arrêter dans sa marche, et l’un d’eux, retenantle vaisseau d’Antoine pendant la bataille d’Actium, facilita ainsi la victoired’Auguste. À quoi tiennent les destinées des nations ! J’observai égalementd’admirables anthias qui appartiennent à l’ordre des lutjans, poissons sacréspour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser les monstres marinsdes eaux qu’ils fréquentaient ; leur nom signifie fleur, et ils le justifiaientpar leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises dans la gamme durouge depuis la pâleur du rose jusqu’à l’éclat du rubis, et les fugitifs refletsqui moiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient se détacher deces merveilles de la mer, quand ils furent frappés soudain par une apparitioninattendue.

Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant à sa ceintureune bourse de cuir. Ce n’était pas un corps abandonné aux flots. C’était unhomme vivant qui nageait d’une main vigoureuse, disparaissant parfois pouraller respirer à la surface et replongeant aussi tôt.

Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d’une voix émue :« Un homme ! un naufragé ! m’écriai-je. Il faut le sauver à tout prix ! »Le capitaine ne me répondit pas et vint s’appuyer à la vitre.L’homme s’était rapproché, et, la face collée au panneau, il nous

regardait.À ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le

plongeur lui répondit de la main, remonta immédiatement vers la surface dela mer, et ne reparut plus.

« Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C’est Nicolas, du capMatapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Unhardi plongeur ! L’eau est son élément, et il y vit plus que sur la terre, allantsans cesse d’une île à l’autre et jusqu’à la Crète.

– Vous le connaissez, capitaine ?– Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble placé près du

panneau gauche du salon. Près de ce meuble, je vis un coffre cerclé de fer,dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du Nautilus, avecsa devise Mobilis in mobile.

En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de ma présence, ouvrit lemeuble, sorte de coffre-fort qui renfermait un grand nombre de lingots.

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C’étaient des lingots d’or. D’où venait ce précieux métal qui représentaitune somme énorme ? Où le capitaine recueillait-il cet or, et qu’allait-il fairede celui-ci ?

Je ne prononçai pas un mot. Je regardais. Le capitaine Nemo prit un àun ces lingots et les rangea méthodiquement dans le coffre qu’il remplitentièrement. J’estimai qu’il contenait alors plus de mille kilogrammes d’or,c’est-à-dire près de cinq millions de francs.

Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit sur son couvercleune adresse en caractères qui devaient appartenir au grec moderne.

Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil correspondaitavec le poste de l’équipage. Quatre hommes parurent, et non sans peineils poussèrent le coffre hors du salon. Puis, j’entendis qu’ils le hissaient aumoyen de palans sur l’escalier de fer.

En ce moment le capitaine Nemo se tourna vers moi :« Et vous disiez, monsieur le professeur ? me demanda-t-il.– Je ne disais rien, capitaine.– Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. »Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.Je rentrai dans ma chambre très intrigué, on le conçoit. J’essayai

vainement de dormir. Je cherchais une relation entre l’apparition de ceplongeur et ce coffre rempli d’or. Bientôt, je sentis à certains mouvementsde roulis et de tangage, que le Nautilus, quittant les couches inférieures,revenait à la surface des eaux.

Puis, j’entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je compris que l’ondétachait le canot, qu’on le lançait à la mer. Il heurta un instant les flancsdu Nautilus, et tout bruit cessa.

Deux heures après, le même bruit, les mêmes allées venues sereproduisaient. L’embarcation, hissée à bord, était rajustée dans son alvéole,et le Nautilus se replongeait sous les flots.

Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leur adresse. Sur quelpoint du continent ? Quel était le correspondant du capitaine Nemo ?

Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les évènements decette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus haut point. Mes compagnonsne furent pas moins surpris que moi.

« Mais où prend-il ces millions ? » demanda Ned Land.À cela, pas de réponse possible. Je me rendis au salon après avoir déjeuné,

et je me mis au travail. Jusqu’à cinq heures du soir, je rédigeai mes notes.En ce moment, – devais-je l’attribuer à une disposition personnelle, – jesentis une chaleur extrême, et je dus enlever mon vêtement de byssus.Effet incompréhensible, car nous n’étions pas sous de hautes latitudes,et d’ailleurs le Nautilus, immergé, ne devait éprouver aucune élévation

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de température. Je regardai le manomètre. Il marquait une profondeur desoixante pieds, que la chaleur atmosphérique n’aurait pu atteindre.

Je continuai mon travail, mais la température s’éleva au point de devenirintolérable.

« Est-ce que le feu serait à bord ? » me demandai-je.J’allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il s’approcha du

thermomètre, le consulta, et se retournant vers moi :« Quarante-deux degrés, dit-il.– Je m’en aperçois, capitaine, répondis-je, et pour peu que cette chaleur

augmente, nous ne pourrons la supporter.– Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n’augmentera que si nous

le voulons bien.– Vous pouvez donc la modérer à votre gré ?– Non, je puis m’éloigner du foyer qui la produit.– Elle est extérieure ?– Sans doute. Nous flottons dans un courant d’eau bouillante.– Est-il possible ? m’écriai-je.– Regardez. »Les panneaux s’ouvrirent, et je vis la mer entièrement blanche autour du

Nautilus. Une fumée de vapeurs sulfureuses se déroulait au milieu des flotsqui bouillonnaient comme l’eau d’une chaudière. J’appuyai ma main sur unedes vitres, mais la chaleur était telle que je dus la retirer.

« Où sommes-nous ? demandai-je.– Près de l’île Santorin, monsieur le professeur, me répondit le capitaine,

et précisément dans ce canal qui sépare Néa-Kamenni de Paléa-Kamenni.J’ai voulu vous donner le curieux spectacle d’une éruption sous-marine.

– Je croyais, dis-je, que la formation de ces îles nouvelles était terminée.– Rien n’est jamais terminé dans les parages volcaniques, répondit le

capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillé par les feux souterrains.Déjà, en l’an dix-neuf de notre ère, suivant Cassiodore et Pline, une îlenouvelle, Théia la divine, apparut à la place même où se sont récemmentformés ces îlots. Puis, elle s’abîma sous les flots, pour se remontrer enl’an soixante-neuf et s’abîmer encore une fois. Depuis cette époque jusqu’ànos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 février 1866, unnouvel îlot, qu’on nomma l’îlot de George, émergea au milieu des vapeurssulfureuses, près de Néa-Kamenni, et s’y souda, le 6 du même mois. Septjours après, le 13 février, l’îlot Aphroessa parut, laissant entre Néa-Kamenniet lui un canal de dix mètres. J’étais dans ses mers quand le phénomènese produisit, et j’ai pu en observer toutes les phases. L’îlot Aphroessa, deforme arrondie, mesurait trois cents pieds de diamètre sur trente pieds dehauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses, mêlées de fragments

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feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un îlot plus petit, appelé Réka, se montraprès de Néa-Kamenni, et depuis lors, ces trois îlots, soudés ensemble, neforment plus qu’une seule et même île.

– Et le canal où nous sommes en ce moment ? demandai-je.– Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte de

l’Archipel. Vous voyez que j’y ai porté les nouveaux îlots.– Mais ce canal se comblera un jour ?– C’est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits îlots de

lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de Paléa-Kamenni. Il est doncévident que Néa et Paléa se réuniront dans un temps rapproché. Si, au milieudu Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sontles phénomènes éruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail qui s’accomplitsous ces flots. »

Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La chaleur devenaitintolérable. De blanche qu’elle était, la mer se faisait rouge, coloration dueà la présence d’un sel de fer. Malgré l’hermétique fermeture du salon, uneodeur sulfureuse insupportable se dégageait, et j’apercevais des flammesécarlates dont la vivacité tuait l’éclat de l’électricité.

J’étais en nage, j’étouffais, j’allais cuire. Oui, en vérité, je me sentaiscuire !

« On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je aucapitaine.

– Non, ce ne serait pas prudent, » répondit l’impassible Nemo.Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord et s’éloigna de cette

fournaise qu’il ne pouvait impunément braver. Un quart d’heure plus tard,nous respirions à la surface des flots.

La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages poureffectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.

Le lendemain, 16 février, nous quittions ce bassin qui, entre Rhodes etAlexandrie, compte des profondeurs de trois mille mètres, et le Nautilus,passant au large de Cerigo, abandonnait l’archipel grec, après avoir doubléle cap Matapan.

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CHAPITRE VIILa Méditerranée en

quarante-huit heuresLa Méditerranée, la mer bleue par excellence, « la grande mer » des

Hébreux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum » des Romains, bordéed’orangers, d’aloès, de cactus, de pins maritimes, embaumée du parfum desmyrtes, encadrée de rudes montagnes, saturée d’un air pur et transparent,mais incessamment travaillée par les feux de la terre, est un véritable champde bataille où Neptune et Pluton se disputent encore l’empire du monde.C’est là, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que l’homme seretrempe dans l’un des plus puissants climats du globe.

Mais si beau qu’il soit, je n’ai pu prendre qu’un aperçu rapide de cebassin, dont la superficie couvre deux millions de kilomètres carrés. Lesconnaissances personnelles du capitaine Nemo me firent même défaut, carl’énigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette traverséeà grande vitesse. J’estime à six cents lieues environ le chemin que le Nautilusparcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l’accomplit en deux foisvingt-quatre heures. Partis le matin du 16 février des parages de la Grèce, le18, au soleil levant, nous avions franchi le détroit de Gibraltar.

Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserrée au milieu de cesterres qu’il voulait fuir, déplaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses briseslui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n’avait plus icicette liberté d’allures, cette indépendance de manœuvres que lui laissaientles océans, et son Nautilus se sentait à l’étroit entre ces rivages rapprochésde l’Afrique et de l’Europe.

Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles à l’heure, soit douzelieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que Ned Land, à son grandennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canotentraîné à raison de douze à treize mètres par seconde. Quitter le Nautilusdans ces conditions, c’eût été sauter d’un train marchant avec cette rapidité,manœuvre imprudente s’il en fut. D’ailleurs, notre appareil ne remontait quela nuit à la surface des flots, afin de renouveler sa provision d’air, et il sedirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relèvementsdu loch.

Je ne vis donc de l’intérieur de cette Méditerranée que ce que le voyageurd’un express aperçoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c’est-à-direles horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme unéclair. Cependant, Conseil et moi, nous pûmes observer quelques-uns de

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ces poissons méditerranéens, que la puissance de leurs nageoires maintenaitquelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions à l’affût devantles vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques motsl’ichtyologie de cette mer.

Des divers poissons qui l’habitent, j’ai vu les uns, entrevu les autres, sansparler de ceux que la vitesse du Nautilus déroba à mes yeux. Qu’il me soitdonc permis de les classer d’après cette classification fantaisiste. Elle rendramieux mes rapides observations.

Au milieu de la masse des eaux vivement éclairées par les nappesélectriques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues d’unmètre, qui sont communes à presque tous les climats. Des oxyrhinques,sortes de raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendréet tacheté, se développaient comme de vastes châles emportés par lescourants. D’autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaître sielles méritaient ce nom d’aigles qui leur fut donné par les Grecs, ou cesqualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pêcheursmodernes les ont affublées. Des squales-milandres, longs de douze piedset particulièrement redoutés des plongeurs, luttaient de rapidité entre eux.Des renards marins, longs de huit pieds et doués d’une extrême finessed’odorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuâtres. Des dorades,du genre spare, dont quelques-unes mesuraient jusqu’à treize décimètres,se montraient dans leur vêtement d’argent et d’azur entouré de bandelettes,qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires ; poissons consacrés àVénus, et dont l’œil est enchâssé dans un sourcil d’or ; espèce précieuse,amie de toutes les eaux, douces ou salées, habitant les fleuves, les lacs et lesocéans, vivant sous tous les climats, supportant toutes les températures, etdont la race, qui remonte aux époques géologiques de la terre, a conservétoute sa beauté des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs deneuf à dix mètres, animaux de grande marche, heurtaient d’une queuepuissante la vitre des panneaux, montrant leur dos bleuâtre à petites tachesbrunes ; ils ressemblent aux squales dont ils n’égalent pas la force, etse rencontrent dans toutes les mers ; au printemps, ils aiment à remonterles grands fleuves, à lutter contre les courants du Volga, du Danube,du Pô, du Rhin, de la Loire, de l’Oder, et se nourrissent de harengs,de maquereaux, de saumons et de gades ; bien qu’ils appartiennent à laclasse des cartilagineux, ils sont délicats ; on les mange frais, séchés,marinés ou salés, et autrefois, on les portait triomphalement sur la table deLucullus. Mais de ces divers habitants de la Méditerranée, ceux que je pusobserver le plus utilement, lorsque le Nautilus se rapprochait de la surface,appartenaient au soixante-troisième genre des poissons osseux. C’étaientdes scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuirassé d’argent, et dont

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les rayons dorsaux jettent des lueurs d’or. Ils ont la réputation de suivrela marche des navires dont ils recherchent l’ombre fraîche sous les feuxdu ciel tropical, et ils ne la démentirent pas en accompagnant le Nautiluscomme ils accompagnèrent autrefois les vaisseaux de Lapérouse. Pendantde longues heures, ils luttèrent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvaisme lasser d’admirer ces animaux véritablement taillés pour la course, leurtête petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dépassait troismètres, leurs pectorales douées d’une remarquable vigueur et leurs caudalesfourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes d’oiseaux dontils égalaient la rapidité, ce qui faisait dire aux anciens que la géométrieet la stratégie leur étaient familières. Et cependant ils n’échappent pointaux poursuites des Provençaux, qui les estiment comme les estimaient leshabitants de la Propontide et de l’Italie, et c’est en aveugles, en étourdis, queces précieux animaux vont se jeter et périr par milliers dans les madraguesmarseillaises.

Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des poissons méditerranéensque Conseil ou moi nous ne fîmes qu’entrevoir. C’étaient des gymnotes-fierasfers blanchâtres qui passaient comme d’insaisissables vapeurs ; desmurènes-congres, serpents de trois à quatre mètres enjolivés de vert, de bleuet de jaune ; des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie forme unmorceau délicat ; des cœpoles-ténias qui flottaient comme de fines algues ;des trygles que les poètes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est orné de deux lames triangulaires et denteléesqui figurent l’instrument du vieil Homère ; des trygles-hirondelles, nageantavec la rapidité de l’oiseau dont ils ont pris le nom ; des holocentres-mérons,à tête rouge, dont la nageoire dorsale est garnie de filaments ; des alosesagrémentées de taches noires, grises, brunes, Lieues, jaunes, vertes, qui sontsensibles à la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, cesfaisans de la mer, sortes de losanges à nageoires jaunâtres, pointillés debrun, et dont le côté supérieur, le côté gauche, est généralement marbré debrun et de jaune ; enfin des troupes d’admirables mulles-rougets, véritablesparadisiers de l’Océan, que les Romains payaient jusqu’à dix mille sestercesla pièce, et qu’ils faisaient mourir sous leurs yeux, pour suivre d’un regardcruel leurs changements de couleur depuis le rouge cinabre de la vie jusqu’aublanc pâle de la mort.

Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tétrodons, nihippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres,ni éperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous cesprincipaux représentants de l’ordre des pleuronectes, les limandes, les fiez,les plies, les soles, les carrelets, communs à l’Atlantique et à la Méditerranée,

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il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le Nautilus à traversces eaux opulentes.

Quant aux mammifères marins, je crois avoir reconnu, en passant àl’ouvert de l’Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d’une nageoiredorsale, du genre des physétères, quelques dauphins du genre desglobicéphales, spéciaux à la Méditerranée et dont la partie antérieure de latête est zébrée de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoquesau ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ontabsolument l’air de Dominicains longs de trois mètres.

Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large de six pieds,ornée de trois arêtes saillantes dirigées longitudinalement. Je regrettai de nepas avoir vu ce reptile, car, à la description que m’en fit Conseil, je crusreconnaître le luth qui forme une espèce assez rare. Je ne remarquai, pourmon compte, que quelques cacouannes à carapace allongée.

Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant quelques instants, uneadmirable galéolaire orangée qui s’accrocha à la vitre du panneau de bâbord ;c’était un long filament ténu, s’arborisant en branches infinies et terminéespar la plus fine dentelle qu’eussent jamais filée les rivales d’Arachné. Jene pus, malheureusement, pêcher cet admirable échantillon, et aucun autrezoophyte méditerranéen ne se fût sans doute offert à mes regards, si leNautilus, dans la soirée du 16, n’eût singulièrement ralenti sa vitesse. Voicidans quelles circonstances.

Nous passions alors entre la Sicile et la côte de Tunis. Dans cet espaceresserré entre le cap Bon et le détroit de Messine, le fond de la mer remontepresque subitement. Là s’est formée une véritable crête sur laquelle il nereste que dix-sept mètres d’eau, tandis que de chaque côté la profondeur estde cent soixante-dix mètres. Le Nautilus dut donc manœuvrer prudemmentafin de ne pas se heurter contre cette barrière sous-marine.

Je montrai à Conseil, sur la carte de la Méditerranée, l’emplacementqu’occupait ce long récif.

« Mais n’en déplaise à monsieur, fit observer Conseil, c’est comme unisthme véritable qui réunit l’Europe à l’Afrique.

– Oui, mon garçon, répondis-je, il barre en entier le détroit de Libye, etles sondages de Smith ont prouvé que les continents étaient autrefois réunisentre le cap Bon et le cap Furina.

– Je le crois volontiers, dit Conseil.– J’ajouterai, repris-je, qu’une barrière semblable existe entre Gibraltar et

Cuenta, qui, aux temps géologiques, fermait complètement la Méditerranée.– Eh ! fit Conseil, si quelque poussée volcanique relevait un jour ces deux

barrières au-dessus des flots ?– Ce n’est guère probable, Conseil.

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– Enfin que monsieur me permette d’achever : si ce phénomène seproduisait, ce serait fâcheux pour M. de Lesseps, qui se donne tant de malpour percer son isthme !

– J’en conviens ; mais, je te le répète, Conseil, ce phénomène ne seproduira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant. Lesvolcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s’éteignent peu à peu ;la chaleur interne s’affaiblit, la température des couches inférieures du globebaisse d’une quantité appréciable par siècle, et au détriment de notre globe,car cette chaleur, c’est sa vie.

– Cependant, le soleil…– Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur à un cadavre ?– Non, que je sache.– Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle

deviendra inhabitable et sera inhabitée comme la lune, qui depuis longtempsa perdu sa chaleur vitale.

– Dans combien de siècles ? demanda Conseil.– Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.– Alors, répondit Conseil, nous avons le temps d’achever notre voyage,

si toutefois Ned Land ne s’en mêle pas ! »Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le haut-fond que le Nautilus rasait

de près avec une vitesse modérée.Là, sous un sol rocheux et volcanique, s’épanouissait toute une flore

vivante, des éponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornées decirrhes rougeâtres et qui émettaient une légère phosphorescence, des béroes,vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignés dans lesmiroitements d’un spectre solaire, des comatules ambulantes, larges d’unmètre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes dela plus grande beauté, des pavonacées à longues tiges, un grand nombred’oursins comestibles d’espèces variées, et des actinies vertes au troncgrisâtre, au disque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivâtre detentacules.

Conseil s’était occupé plus particulièrement d’observer les mollusques etles articulés, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veux pasfaire tort à ce brave garçon en omettant ses observations personnelles.

Dans l’embranchement des mollusques, il cite de nombreux pétonclespectiniformes, des spondyles pieds-d’âne qui s’entassaient les uns surles autres, des donaces triangulaires, des hyales tridentées, à nageoiresjaunes et à coquilles transparentes, des plenrobranches orangés, des œufspointillés ou semés de points verdâtres, des aplysies connues aussi sous lenom de lièvres de mer, des dolabelles, des acères charnus, des ombrellesspéciales à la Méditerranée, des oreilles de mer dont la coquille produit

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une nacre très recherchée, des pétoncles flammulés, des anomies queles Languedociens, dit-on, préfèrent aux huîtres des clovis si chers auxMarseillais, des praires doubles blanches et grasses, quelques-uns de cesclams qui abondent sur les côtes de l’Amérique du Nord et dont il se faitun débit si considérable à New-York, des peignes operculaires de couleursvariées, des lithodonces enfoncées dans leurs trous et dont je goûtais fortle goût poivré, des vénéricardes sillonnées dont la coquille à sommetbombé présente des côtes saillantes, des cynthies hérissées de tuberculesécarlates, des carniaires à pointe recourbée et semblables à de légèresgondoles, des féroles couronnées, des atlantes à coquilles spiraliformes, desthétys grises, tachetées de blanc et recouvertes de leur mantille frangée,des éolides semblables à de petites limaces, des cavolines rampant sur ledos, des auricules et entre autres l’auricule myosotis, à coquille ovale, desscalaires fauves, des littorines, des janthures, des cinéraires, des pétricoles,des lamellaires, des cabochons, des pandores, etc.

Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, très justement divisés ensix classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes descrustacés, des cyrrhopodes et des annélides.

Les crustacés se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordrescomprend les décapodes, c’est-à-dire les animaux dont la tête et le thoraxsont le plus généralement soudés entre eux, dont l’appareil buccal estcomposé de plusieurs paires de membres, et qui possèdent quatre, cinq ou sixpaires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la méthodede notre maître Milne Edwards, qui fait trois sections des décapodes : lesbrachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont légèrementbarbares, mais ils sont justes et précis. Parmi les macroures, Conseil citedes amathies dont le front est armé de deux grandes pointes divergentes,l’inachus scorpion, qui, je ne sais pourquoi, – symbolisait la sagesse chez lesGrecs, des lambres-masséna, des lambres-spinimanes, probablement égaréssur ce haut-fond, car d’ordinaire ils vivent à de grandes profondeurs, desxhantes, des pilumnes, des rhomboïdes, des calappiens granuleux, – trèsfaciles à digérer, fait observer Conseil, des corystes édentés, des ébalies,des cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivisésen cinq familles, les cuirassés, les fouisseurs, les astaciens, les salicoqueset les ochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est siestimée chez les femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gébiesriveraines, et toutes sortes d’espèces comestibles ; mais il ne dit rien de lasubdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustes sontles seuls homards de la Méditerranée. Enfin, parmi les anomoures, il vitdes drocines communes, abritées derrière cette coquille abandonnée dont

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elles s’emparent, des homoles à front épineux, des bernard l’hermite, desporcellanes, etc.

Là s’arrêtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manquépour compléter la classe des crustacés par l’examen des stomapodes,des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, desbranchiapodes, des ostracodes et des entomostracées. Et pour terminerl’étude des articulés marins, il aurait dû citer la classe des cyrrhopodesqui renferme les cyclopes et les argules, puis la classe des annélides qu’iln’eût pas manqué de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais leNautilus, ayant dépassé le haut-fond du détroit de Libye, reprit dans les eauxplus profondes sa vitesse accoutumée. Dès lors plus de mollusques, plusd’articulés, plus de zoophytes. À peine quelques gros poissons qui passaientcomme des ombres.

Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous étions entrés dans ce secondbassin méditerranéen, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par troismille mètres. Le Nautilus, sous l’impulsion de son hélice, glissant sur sesplans inclinés, s’enfonça jusqu’aux dernières couches de la mer.

Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit à mesregards bien des scènes émouvantes et terribles. En effet, nous traversionsalors toute cette partie de la Méditerranée si féconde en sinistres. De la côtealgérienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage,que de bâtiments ont disparu ! La Méditerranée n’est qu’un lac, comparéeaux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c’est un lac capricieux, auxflots changeants, aujourd’hui propice et caressant pour la frêle tartane quisemble flotter entre le double outremer des eaux et du ciel, demain rageur,tourmenté, démonté par les vents, brisant les plus forts navires de ses lamescourtes qui les frappent à coups précipités.

Ainsi, dans cette promenade rapide à travers les couches profondes, qued’épaves j’aperçus gisant sur le sol, les unes déjà empâtées par les coraux, lesautres revêtues seulement d’une couche de rouille, des ancres, des canons,des boulets, des garnitures de fer, des branches d’hélice, des morceaux demachines, des cylindres brisés, des chaudières défoncées, puis des coquesflottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-là renversées.

De ces navires naufragés, les uns avaient péri par collision, les autrespour avoir heurté quelque écueil de granit. J’en vis qui avaient coulé à pic,la mâture droite, le gréement raidi par l’eau. Ils avaient l’air d’être à l’ancredans une immense rade foraine et d’attendre le montent du départ. Lorsquele Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes électriques, ilsemblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leurnuméro d’ordre ! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ descatastrophes !

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J’observai que les fonds méditerranéens étaient plus encombrés de cessinistres épaves à mesure que le Nautilus se rapprochait du détroit deGibraltar. Les côtes d’Afrique et d’Europe se resserrent alors, et dans cetétroit espace les rencontres sont fréquentes. Je vis là de nombreuses carènesde fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchés, les autresdebout semblables à des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancsouverts, sa cheminée courbée, ses roues dont il ne restait plus que la monture,son gouvernail séparé de l’étambot et retenu encore par une chaîne de fer,son tableau d’arrière rongé par les sels marins, se présentait sous un aspectterrible ! Combien d’existences brisées dans son naufrage, combien devictimes entraînées sous les flots ! Quelque matelot du bord avait-il survécupour raconter ce terrible désastre ou les flots gardaient-ils encore le secret dece sinistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint à la pensée que ce bateau enfouisous la mer pouvait être l’Atlas, disparu corps et biens depuis une vingtained’années, et dont on n’a jamais entendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoireserait à faire que celle de ces fonds méditerranéens, de ce vaste ossuaire, oùtant de richesses se sont perdues, où tant de victimes ont trouvé la mort !

Cependant le Nautilus, indifférent et rapide, courait à toute hélice aumilieu de ces ruines. Le 18 février, vers trois heures du matin, il se présentaità l’entrée du détroit de Gibraltar.

Là existent deux courants : un courant supérieur, depuis longtempsreconnu, qui amène les eaux de l’Océan dans le bassin de la Méditerranée ;puis un contre-courant inférieur, dont le raisonnement a démontréaujourd’hui l’existence. En effet, la somme des eaux de la Méditerranée,incessamment accrue par les flots de l’Atlantique et par les fleuves quis’y jettent, devrait élever chaque année le niveau de cette mer, car sonévaporation est insuffisante pour rétablir l’équilibre. Or, il n’en est pas ainsi,et on a dû naturellement admettre l’existence d’un courant inférieur qui, parle détroit de Gibraltar, verse dans le bassin de l’Atlantique le trop-plein dela Méditerranée.

Fait exact, en effet. C’est de ce contre-courant que profita le Nautilus.Il s’avança rapidement par l’étroite passe. Un instant je pus entrevoir lesadmirables ruines du temple d’Hercule, enfoui, au dire de Pline et d’Avienus,avec l’île basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard, nous flottionssur les flots de l’Atlantique.

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CHAPITRE VIIILa baie de Vigo

L’Atlantique ! vaste étendue d’eau dont la superficie couvre vingt-cinqmillions de milles carrés, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorée des anciens,sauf peut-être des Carthaginois, ces Hollandais de l’antiquité, qui dans leurspérégrinations commerciales suivaient les côtes ouest de l’Europe et del’Afrique ! Océan dont les rivages aux sinuosités parallèles embrassentun périmètre immense, arrosé par les plus grands fleuves du monde, leSaint-Laurent, le Mississipi, l’Amazone, la Plata, l’Orénoque, le Niger,le Sénégal, l’Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des paysles plus civilisés et des contrées les plus sauvages ! Magnifique plaine,incessamment sillonnée par les navires de toutes les nations, abritée soustous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles,redoutées des navigateurs, le cap Horn et le cap des Tempêtes !

Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son éperon, après avoiraccompli près de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours supérieur àl’un des grands cercles de la terre. Où allions-nous maintenant, et que nousréservait l’avenir ?

Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint à lasurface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nousfurent ainsi rendues.

J’y montai aussitôt, accompagné de Ned Land et de Conseil. À unedistance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent, quiforme la pointe sud-ouest de la péninsule hispanique. Il ventait un assezfort coup de vent du sud. La mer était grosse, houleuse. Elle imprimait deviolentes secousses de roulis au Nautilus. Il était presque impossible dese maintenir sur la plate-forme, que d’énormes paquets de mer battaientà chaque instant. Nous redescendîmes donc après avoir humé quelquesbouffées d’air.

Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine ; mais le Canadien,l’air assez préoccupé, me suivit. Notre rapide passage à travers laMéditerranée ne lui avait pas permis de mettre ses projets à exécution, et ildissimulait peu son désappointement.

Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il s’assit et me regardasilencieusement.

« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n’avez rien à vousreprocher. Dans les conditions où naviguait le Nautilus, songer à le quittereût été de la folie ! »

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Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées, ses sourcils froncés,indiquaient chez lui la violente obsession d’une idée fixe.

« Voyons, repris-je, rien n’est désespéré encore. Nous remontons la côtedu Portugal. Non loin sont la France et l’Angleterre, où nous trouverionsfacilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avaitmis le cap au sud, s’il nous eût entraînés vers ces régions où les continentsmanquent, je partagerais vos inquiétudes. Mais, nous le savons maintenant,le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisées, et dans quelques jours, jecrois que vous pourrez agir avec sécurité. »

Ned Land me regarda plus fixement encore, et des serrant enfin leslèvres :

« C’est pour ce soir, » dit-il.Je me redressai subitement. J’étais, je l’avoue, peu préparé à cette

communication. J’aurais voulu répondre au Canadien, mais les mots ne mevinrent pas.

« Nous étions convenus d’attendre une circonstance, reprit Ned Land. Lacirconstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu’à quelques milles de lacôte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large J’ai votre parole,monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »

Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant demoi :

« Ce soir, à neuf heures, dit-il. J’ai prévenu Conseil. À ce moment-là, lecapitaine Nemo sera enfermé dans sa chambre et probablement couché. Niles mécaniciens ni les hommes de l’équipage ne peuvent nous voir. Conseilet moi nous gagnerons l’escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vousresterez dans la bibliothèque à deux pas de nous, attendant mon signal. Lesavirons, le mât et la voile sont dans le canot. Je suis même parvenu à y porterquelques provisions. Je me suis procuré une clef anglaise pour dévisser lesécrous qui attachent le canot à la coque du Nautilus. Ainsi tout est prêt. Àce soir.

– La mer est mauvaise, dis-je.– J’en conviens, répond le Canadien, mais il faut risquer cela. La liberté

vaut qu’on la paye. D’ailleurs, l’embarcation est solide, et quelques millesavec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous neserons pas à cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et,entre dix et onze heures, nous aurons débarqué sur quelque point de la terreferme ou nous serons morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce soir ! »

Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J’avaisimaginé que, le cas échéant, j’aurais eu le temps de réfléchir, de discuter.Mon opiniâtre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-jedit, après tout ? Ned Land avait cent fois raison. C’était presque une

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circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumercette responsabilité de compromettre dans un intérêt tout personnel l’avenirde mes compagnons ? Demain le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nousentraîner au large de toutes terres ?

En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que les réservoirs seremplissaient, et le Nautilus s’enfonça sous les flots de l’Atlantique.

Je demeurai dans ma chambre. Je voulais éviter le capitaine pour cacherà ses yeux l’émotion qui me dominait. Triste journée que je passai ainsi,entre le désir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regretd’abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevées mes études sous-marines ! Quitter ainsi cet Océan, « mon Atlantique, » comme je meplaisais à le nommer, sans en avoir observé les dernières couches, sanslui avoir dérobé ces secrets que m’avaient révélés les mers des Indes etdu Pacifique ! Mon roman me tombait des mains dès le premier volume,mon rêve s’interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaisess’écoulèrent ainsi, tantôt me voyant en sûreté, à terre, avec mes compagnons,tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que quelque circonstance imprévueempêchât la réalisation des projets de Ned Land !

Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voirsi la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous éloignait de lacôte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les eaux portugaises. Ilpointait au nord en prolongeant les rivages de l’Océan.

Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir. Mon bagage n’étaitpas lourd. Mes notes, rien de plus.

Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu’il penserait de notreévasion, quelles inquiétudes, quels torts peut-être elle lui causerait, et cequ’il ferait dans le double cas où elle serait révélée ou manquée ! Sans douteje n’avais pas à me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalité ne fut plusfranche que la sienne. En le quittant je ne pouvais être taxé d’ingratitude.Aucun serment ne nous liait à lui. C’était sur la force des choses seule qu’ilcomptait, et non sur notre parole pour nous fixer à jamais auprès de lui. Maiscette prétention hautement avouée de nous retenir éternellement prisonniersà son bord justifiait toutes nos tentatives.

Je n’avais pas revu le capitaine depuis notre visite à l’île de Santorin. Lehasard devait-il me mettre en sa présence avant notre départ ? Je le désiraiset je le craignais tout à la fois. J’écoutai si je ne l’entendrais pas marcherdans sa chambre contiguë à la mienne. Aucun bruit ne parvint à mon oreille.Cette chambre devait être déserte.

Alors j’en vins à me demander si cet étrange personnage était à bord.Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quitté le Nautilus pour unservice mystérieux, mes idées s’étaient, en ce qui le concernait, légèrement

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modifiées. Je pensais, bien qu’il eût pu dire, que le capitaine Nemo devaitavoir conservé avec la terre quelques relations d’une certaine espèce. Nequittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entières s’étaient souventécoulées sans que je l’eusse rencontré. Que faisait-il pendant ce temps, et,alors que je le croyais en proie à des accès de misanthropie, n’accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature m’échappait jusqu’ici ?

Toutes ces idées et mille autres m’assaillirent à la fois. Le champ desconjectures ne peut être qu’infini dans l’étrange situation où nous sommes.J’éprouvais un malaise insupportable. Cette journée d’attente me semblaitéternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gré de mon impatience.

Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeaimal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent vingtminutes – je les comptai – me séparaient encore du moment où je devaisrejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avecviolence. Je ne pouvais rester immobile. J’allais et venais, espérant calmerpar le mouvement le trouble de mon esprit. L’idée de succomber dans notretéméraire entreprise était le moins pénible de mes soucis ; mais à la penséede voir notre projet découvert avant d’avoir quitté le Nautilus, à la penséed’être ramené devant le capitaine Nemo irrité, ou, ce qui eût été pis, contristéde mon abandon, mon cœur palpitait.

Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par les coursives, etj’arrivai dans ce musée où j’avais passé tant d’heures agréables et utiles.Je regardais toutes ces richesses, tous ces trésors, comme un homme à laveille d’un éternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles dela nature, ces chefs-d’œuvre de l’art, entre lesquels depuis tant de joursse concentrait ma vie, j’allais les abandonner pour jamais. J’aurais vouluplonger mes regards par la vitre du salon à travers les eaux de l’Atlantique ;mais les panneaux étaient hermétiquement fermés, et un manteau de tôle meséparait de cet Océan que je ne connaissais pas encore.

En parcourant ainsi le salon, j’arrivai près de la porte, ménagée dansle pan coupé, qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine. À mon grandétonnement, cette porte était entrebâillée. Je reculai involontairement. Sile capitaine Nemo était dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant,n’entendant aucun bruit, je m’approchai. La chambre était déserte. Jepoussai la porte. Je fis quelques pas à l’intérieur. Toujours le même aspectsévère, cénobitique.

En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroi, et que jen’avais pas remarquées pendant ma première visite, frappèrent mes regards.C’étaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dontl’existence n’a été qu’un perpétuel dévouement à une grande idée humaine :Kosciusko, le héros tombé au cri de Finis Poloniæ ; Botzaris, le Léonidas

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de la Grèce moderne ; O’Connell, le défenseur de l’Irlande ; Washington, lefondateur de l’Union américaine ; Manin, le patriote italien ; Lincoln, mortsous la balle d’un esclavagiste, et enfin ce martyr de l’affranchissement dela race noire, John Brown, suspendu à son gibet, tel que l’a si terriblementdessiné le crayon de Victor Hugo.

Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques et l’âme du capitaineNemo ? Pouvais-je enfin de cette réunion de portraits dégager le mystèrede son existence ? Était-il le champion des peuples opprimés, le libérateurdes races esclaves ? Avait-il figuré dans les dernières commotions politiquesou sociales de ce siècle ? Avait-il été l’un des héros de la terrible guerreaméricaine, guerre lamentable et à jamais glorieuse ?…

Tout à coup l’horloge sonna huit heures. Le battement du premier coupde marteau sur le timbre m’arracha à mes rêves. Je tressaillis comme si unœil invisible eût pu plonger au plus secret de mes pensées, et je me précipitaihors de la chambre.

Là, mes regards s’arrêtèrent sur la boussole. Notre direction était toujoursau nord. Le loch indiquait une vitesse modérée ; le manomètre, uneprofondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient doncles projets du Canadien.

Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement : bottes de mer, bonnetde loutre, casaque de byssus doublée de peau de phoque. J’étais prêt.J’attendis. Les frémissements de l’hélice troublaient seuls le silence profondqui régnait à bord. J’écoutais, je tendais l’oreille. Quelque éclat de voixne m’apprendrait-il pas, tout à coup, que Ned Land venait d’être surprisdans ses projets d’évasion ? Une inquiétude mortelle m’envahit. J’essayaivainement de reprendre mon sang-froid.

À neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille près de laporte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon,qui était plongé dans une demi-obscurité, mais désert.

J’ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Même clartéinsuffisante, même solitude. J’allai me poster près de la porte qui donnaitsur la cage de l’escalier central. J’attendis le signal de Ned Land.

En ce moment, les frémissements de l’hélice diminuèrent sensiblement,puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi ce changement dans les allures duNautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gênait-elle les desseins de NedLand ? je n’aurais pu le dire.

Le silence n’était plus troublé que par les battements de mon cœur.Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait

de s’arrêter sur le fond de l’Océan. Mon inquiétude redoubla. Le signaldu Canadien ne m’arrivait pas. J’avais envie de rejoindre Ned Land pour

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l’engager à remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisaitplus dans les conditions ordinaires…

En ce moment, la porte du grand salon s’ouvrit, et le capitaine Nemoparut. Il m’aperçut, et, sans autre préambule :

« Ah ! monsieur le professeur, dit-il d’un ton aimable, je vous cherchais.Savez-vous l’histoire d’Espagne ? »

On saurait à fond l’histoire de son propre pays que, dans les conditions oùje me trouvais, l’esprit troublé, la tête perdue, on ne pourrait en citer un mot.

« Eh bien, reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ?Savez-vous l’histoire d’Espagne ?

– Très mal, répondis-je.– Voilà bien les savants, dit le capitaine, ils ne savent pas. Alors asseyez-

vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux épisode de cettehistoire. »

Le capitaine s’étendit sur un divan, et, machinalement, je pris placeauprès de lui, dans la pénombre.

« Monsieur le professeur, me dit-il, écoutez-moi bien. Cette histoire vousintéressera par un certain côté, car elle répondra à une question que sansdoute vous n’avez pu résoudre.

– Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant où mon interlocuteurvoulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait à nos projetsde fuite.

– Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien,nous remonterons à 1702. Vous n’ignorez pas qu’à cette époque, votre roiLouis XIV, croyant qu’il suffisait d’un geste de potentat pour faire rentrerles Pyrénées sous terre, avait imposé le duc d’Anjou, son petit-fils, auxEspagnols. Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom de PhilippeV, eut affaire, au-dehors, à forte partie.

« En effet, l’année précédente, les maisons royales de Hollande,d’Autriche et d’Angleterre avaient conclu à la Haye un traité d’alliance, dansle but d’arracher la couronne d’Espagne à Philippe V afin de la placer sur latête d’un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément le nom de CharlesIII.

« L’Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était à peu prèsdépourvue de soldats et de marins. Cependant l’argent ne lui manquait pas,à la condition toutefois que ses galions, chargés de l’or et de l’argent del’Amérique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendaitun riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-troisvaisseaux commandés par l’amiral de Château-Renaud, car les marinescoalisées couraient alors l’Atlantique.

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« Ce convoi devait se rendre à Cadix ; mais l’amiral, ayant appris que laflotte anglaise croisait dans ces parages, résolut de rallier un port de France.

« Les commandants espagnols du convoi protestèrent contre cettedécision. Ils voulurent être conduits dans un port espagnol, et, à défaut deCadix, dans la baie de Vigo, située sur la côte nord-ouest de l’Espagne, etqui n’était pas bloquée.

« L’amiral de Château-Renaud eut la faiblesse d’obéir à cette injonction,et les galions entrèrent dans la baie de Vigo.

« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut êtreaucunement défendue. Il fallait donc se hâter de décharger les galionsavant l’arrivée des flottes coalisées, et le temps n’eût pas manqué à cedébarquement, si une misérable question de rivalité n’eût surgi tout à coup.

« Vous suivez bien l’enchaînement des faits ? me demanda le capitaineNemo.

– Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à quel propos m’était faite cetteleçon d’histoire.

– Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaientun privilège d’après lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises quivenaient des Indes occidentales. Or débarquer les lingots des galions auport de Vigo, c’était aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc à Madrid,et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procéder à sondéchargement, resterait en séquestre dans la rade de Vigo, jusqu’au momentoù les flottes ennemies se seraient éloignées.

« Or, pendant que l’on prenait cette décision, le 22 octobre 1702, lesvaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo. L’amiral de Château-Renaud, malgré ses forces inférieures, se battit courageusement ; mais quandil vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis,il incendia et saborda les galions, qui s’engloutirent avec leurs immensestrésors. »

Le capitaine Nemo s’était arrêté. Je l’avoue, je ne voyais pas encore enquoi cette histoire pouvait m’intéresser.

« Eh bien ? lui demandai-je.– Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, nous

sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu’à vous d’en pénétrer lesmystères. »

Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J’avais eu le temps deme remettre. J’obéis. Le salon était obscur ; mais à travers les vitrestransparentes étincelaient les flots de la mer. Je regardai.

Autour du Nautilus, dans un rayon d’un demi-mille, les eauxapparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fond sableux était netet clair. Des hommes de l’équipage, revêtus de scaphandres, s’occupaient

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à déblayer des tonneaux à demi pourris, des caisses éventrées, au milieud’épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s’échappaient deslingots d’or et d’argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable enétait jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, ces hommes revenaient auNautilus, y déposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inépuisablepêche d’argent et d’or.

Je comprenais. C’était ici le théâtre de la bataille du 22 octobre 1702. Icimême avaient coulé les galions chargés pour le compte du gouvernementespagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, lesmillions dont il lestait son Nautilus. C’était pour lui, pour lui seul quel’Amérique avait livré ses précieux métaux. Il était l’héritier direct et sanspartage de ces trésors arrachés aux Incas, aux vaincus de Fernand Cortez !

« Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, quela mer contînt tant de richesses ?

– Je savais, répondis-je, que l’on évalue à deux millions de tonnes l’argentqui est tenu en suspension dans ses eaux.

– Sans doute ; mais, pour extraire cet argent, les dépenses l’emporteraientsur le profit. Ici, au contraire, je n’ai qu’à ramasser ce que les hommesont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur millethéâtres de naufrages dont ma carte sous-marine a noté la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche à milliards ?

– Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu’enexploitant précisément cette baie de Vigo, vous n’avez fait que devancer lestravaux d’une société rivale.

– Et laquelle ?– Une société qui a obtenu du gouvernement espagnol le privilège de

rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont alléchés par l’appâtd’un énorme bénéfice, car on évalue à cinq cents millions la valeur de cesrichesses naufragées.

– Cinq cents millions ! me répondit le capitaine Nemo. Ils y étaient, maisils n’y sont plus.

– En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces actionnaires serait-il acte decharité. Qui sait pourtant s’il serait bien reçu ? Ce que les joueurs regrettentpar-dessus tout, d’ordinaire, c’est moins la perte de leur argent que cellede leurs folles espérances. Je les plains moins, après tout, que ces milliersde malheureux auxquels tant de richesses bien réparties eussent pu profiter,tandis qu’elles seront à jamais stériles pour eux ! »

Je n’avais pas plus tôt exprimé ce regret que je sentis qu’il avait dû blesserle capitaine Nemo.

« Stériles ! répondit-il en s’animant. Croyez-vous donc, monsieur, queces richesses soient perdues, alors que c’est moi qui les ramasse ? Est-ce

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pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trésors ? Quivous dit que je n’en fais pas un bon usage ? Croyez-vous que j’ignore qu’ilexiste des êtres souffrants, des races opprimées sur cette terre, des misérablesà soulager, des victimes à venger ? Ne comprenez-vous pas ?… »

Le capitaine Nemo s’arrêta sur ces dernières paroles, regrettant peut-êtred’avoir trop parlé. Mais j’avais deviné. Quels que fussent les motifs quil’avaient forcé à chercher l’indépendance sous les mers, avant tout il étaitresté un homme ! Son cœur palpitait encore aux souffrances de l’humanité, etson immense charité s’adressait aux races asservies comme aux individus !

Et je compris alors à qui étaient destinés ces millions expédiés par lecapitaine Nemo, lorsque le Nautilus naviguait dans les eaux de la Crèteinsurgée !

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CHAPITRE IXUn continent disparu

Le lendemain matin, 19 février, je vis entrer le Canadien dans machambre. J’attendais sa visite. Il avait l’air très désappointé.

« Eh bien, monsieur ? me dit-il.– Eh bien, Ned, le hasard s’est mis contre nous hier.– Oui ! il a fallu que ce damné capitaine s’arrêtât précisément à l’heure

où nous allions fuir son bateau.– Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.– Son banquier !– Ou plutôt sa maison de banque. J’entends par là cet Océan où ses

richesses sont plus en sûreté qu’elles ne le seraient dans les caisses d’unÉtat. »

Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secretespoir de le ramener à l’idée de ne point abandonner le capitaine ; mais monrécit n’eut d’autre résultat que le regret énergiquement exprimé par Ned den’avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ de bataillede Vigo.

« Enfin, dit-il, tout n’est pas fini ! Ce n’est qu’un coup de harpon deperdu ! Une autre fois nous réussirons, et dès ce soir s’il le faut…

– Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je.– Je l’ignore, répondit Ned.– Eh bien, à midi, nous verrons le point. »Le Canadien retourna près de Conseil. Dès que je fus habillé, je passai

dans le salon. Le compas n’était pas rassurant. La route du Nautilus étaitsud-sud-ouest. Nous tournions le dos à l’Europe.

J’attendis avec une certaine impatience que le point fût reporté sur lacarte. Vers onze heures et demie, les réservoirs se vidèrent, et notre appareilremonta à la surface de l’Océan. Je m’élançai vers la plate-forme. Ned Landm’y avait précédé.

Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles àl’horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu’au cap San-Roqueles vents favorables pour doubler le cap de Bonne-Espérance. Le temps étaitcouvert. Un coup de vent se préparait.

Ned, rageant, essayait de percer l’horizon brumeux. Il espérait encoreque, derrière tout ce brouillard, s’étendait cette terre si désirée.

À midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cetteéclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nousredescendîmes, et le panneau fut refermé.

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Une heure après, lorsque je consultai la carte, je vis que la position duNautilus était indiquée par 16° 17’de longitude et 33° 22’de latitude, à centcinquante lieues de la côte la plus rapprochée. Il n’y avait pas moyen desonger à fuir, et je laisse à penser quelles furent les colères du Canadien,quand je lui fis connaître notre situation.

Pour mon compte, je ne me désolai pas outre mesure. Je me sentis commesoulagé du poids qui m’oppressait, et je pus reprendre avec une sorte decalme relatif mes travaux habituels.

Le soir, vers onze heures, je reçus la visite très inattendue du capitaineNemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatigué d’avoirveillé la nuit précédente. Je répondis négativement.

« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion.– Proposez, capitaine.– Vous n’avez encore visité les fonds sous-marins que le jour et sous la

clarté du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ?– Très volontiers.– Cette promenade sera fatigante, je vous en préviens. Il faudra marcher

longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas très bienentretenus.

– Ce que vous me dites-là, capitaine, redouble ma curiosité. Je suis prêtà vous suivre.

– Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revêtir nosscaphandres. »

Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme del’équipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine Nemone m’avait pas même proposé d’emmener Ned ou Conseil.

En quelques instants, nous eûmes revêtu nos appareils. On plaça sur notredos les réservoirs abondamment chargés d’air, mais les lampes électriquesn’étaient pas préparées. Je le fis observer au capitaine.

« Elles nous seraient inutiles, » répondit-il.Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer mon observation, car la

tête du capitaine avait déjà disparu dans son enveloppe métallique. J’achevaide me harnacher, je sentis qu’on me plaçait dans la main un bâton ferré,et quelques minutes plus tard, après la manœuvre habituelle, nous prenionspied sur le fond de l’Atlantique, à une profondeur de trois cents mètres.

Minuit approchait. Les eaux étaient profondément obscures, mais lecapitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeâtre, une sorte delarge lueur, qui brillait à deux milles environ du Nautilus. Ce qu’était ce feu,quelles matières l’alimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans lamasse liquide, je n’aurais pu le dire. En tout cas, il nous éclairait, vaguement

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il est vrai, mais je m’accoutumai bientôt à ces ténèbres particulières, et jecompris, dans cette circonstance, l’inutilité des appareils Ruhmkorff.

Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l’un près de l’autre,directement sur le feu signalé. Le sol plat montait insensiblement. Nousfaisions de larges enjambées, nous aidant du bâton ; mais notre marche étaitlente, en somme, car nos pieds s’enfonçaient souvent dans une sorte de vasepétrie avec des algues et semée de pierres plates.

Tout en avançant, j’entendais une sorte de grésillement au-dessus de matête. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pétillement continu.J’en compris bientôt la cause. C’était la pluie qui tombait violemment encrépitant à la surface des flots. Instinctivement, la pensée me vint que j’allaisêtre trempé ! Par l’eau, au milieu de l’eau ! Je ne pus m’empêcher de rire àcette idée baroque. Mais pour tout dire, sous l’épais habit du scaphandre, onne sent plus le liquide élément, et l’on se croit au milieu d’une atmosphèreun peu plus dense que l’atmosphère terrestre, voilà tout.

Après une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les méduses,les crustacés microscopiques, les pennatules l’éclairaient légèrement delueurs phosphorescentes. J’entrevoyais des monceaux de pierres quecouvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d’algues. Le piedme glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bâton ferré,je serais tombé plus d’une fois. En me retournant, je voyais toujours le fanalblanchâtre du Nautilus qui commençait à pâlir dans l’éloignement.

Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler étaient disposés surle fond océanique suivant une certaine régularité que je ne m’expliquaispas. J’apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l’obscuritélointaine et dont la longueur échappait à toute évaluation. D’autresparticularités se présentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblaitque mes lourdes semelles de plomb écrasaient une litière d’ossementsqui craquaient avec un bruit sec. Qu’était donc cette vaste plaine que jeparcourais ainsi ? J’aurais voulu interroger le capitaine, mais son langagepar signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu’ils lesuivaient dans ses excursions sous-marines, était encore incompréhensiblepour moi.

Cependant, la clarté rougeâtre qui nous guidait s’accroissait etenflammait l’horizon. La présence de ce foyer sous les eaux m’intriguait auplus haut degré. Était-ce quelque effluence électrique qui se manifestait ?Allais-je vers un phénomène naturel encore inconnu des savants de la terre ?Ou même, – car cette pensée traversa mon cerveau, – la main de l’hommeintervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet incendie ? Devais-je rencontrer, sous ces couches profondes, des compagnons, des amis ducapitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence étrange, et auxquels

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il allait rendre visite ? Rencontrerais-je là-bas toute une colonie d’exilés,qui, las des misères de la terre, avaient cherché et trouvé l’indépendanceau plus profond de l’Océan ? Toutes ces idées folles, inadmissibles, mepoursuivaient, et dans cette disposition d’esprit, surexcité sans cesse par lasérie de merveilles qui passait sous mes yeux, je n’aurais pas été surpris dedécouvrir, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que rêvaitle capitaine Nemo !

Notre route s’éclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnaitau sommet d’une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce quej’apercevais n’était qu’une simple réverbération développée par le cristaldes couches d’eau. Le foyer, source de cette inexplicable clarté, occupait leversant opposé de la montagne.

Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond de l’Atlantique, lecapitaine Nemo s’avançait sans hésitation. Il connaissait cette sombre route.Il l’avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s’y perdre. Je le suivaisavec une confiance inébranlable. Il m’apparaissait comme un des génies dela mer, et quand il marchait devant moi, j’admirais sa haute stature qui sedécoupait en noir sur le fond lumineux de l’horizon.

Il était une heure du matin. Nous étions arrivés aux premières rampesde la montagne. Mais pour les aborder, il fallut s’aventurer par les sentiersdifficiles d’un vaste taillis.

Oui ! un taillis d’arbres morts, sans feuilles, sans sève, arbres minéraliséssous l’action des eaux, et que dominaient çà et là des pins gigantesques.C’était comme une houillère encore debout, tenant par ses racines au soleffondré, et dont la ramure, à la manière des fines découpures de papier noir,se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l’on se figure une forêtdu Hartz, accrochée aux flancs d’une montagne, mais une forêt engloutie.Les sentiers étaient encombrés d’algues et de fucus, entre lesquels grouillaitun monde de crustacés. J’allais, gravissant les rocs, enjambant les troncsétendus, brisant les lianes de mer qui se balançaient d’un arbre à l’autre,effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. Entraîné, jene sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas.

Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l’aspect deces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombreset farouches, leurs dessus colorés de tons rouges sous cette clarté quedoublait la puissance réverbérante des eaux ? Nous gravissions des rocsqui s’éboulaient ensuite par pans énormes, avec un sourd grondementd’avalanche. À droite, à gauche, se creusaient de ténébreuses galeries où seperdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clairières, que la main de l’hommesemblait avoir dégagées, et je me demandais parfois si quelque habitant deces régions sous-marines n’allait pas tout à coup m’apparaître.

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Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester enarrière. Je le suivais hardiment. Mon bâton me prêtait un utile secours.Un faux pas eût été dangereux sur ces étroites passes évidées aux flancsdes gouffres ; mais j’y marchais d’un pied ferme et sans ressentir l’ivressedu vertige. Tantôt je sautais une crevasse dont la profondeur m’eût faitreculer au milieu des glaciers de la terre ; tantôt je m’aventurais sur le troncvacillant des arbres jetés d’un abîme à l’autre, sans regarder sous mes pieds,n’ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette région. Là,des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irrégulièrement découpées,semblaient défier les lois de l’équilibre. Entre leurs genoux de pierre, desarbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et soutenaientceux qui les soutenaient eux-mêmes. Puis, des tours naturelles, de largespans taillés à pic comme des courtines, s’inclinaient sous un angle que leslois de la gravitation n’eussent pas autorisé à la surface des régions terrestres.

Et moi-même ne sentais-je pas cette différence due à la puissante densitéde l’eau, quand, malgré mes lourds vêtements, ma tête de cuivre, messemelles de métal, je m’élevais sur des pentes d’une impraticable raideur,les franchissant pour ainsi dire avec la légèreté d’un isard ou d’un chamois !

Au récit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien queje ne pourrai être vraisemblable ! Je suis pourtant l’historien des chosesd’apparence impossible, mais qui sont réelles, incontestables. Je n’ai pointrêvé. J’ai vu et senti !

Deux heures après avoir quitté le Nautilus, nous avions franchi la lignedes arbres, et à cent pieds au-dessus de nos têtes se dressait le pic de lamontagne dont la projection faisait ombre sur l’éclatante irradiation duversant opposé. Quelques arbrisseaux pétrifiés couraient çà et là en zigzagsmenaçants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme desoiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse était creuséed’impénétrables anfractuosités, de grottes profondes, d’insondables trous,au fond desquels j’entendais remuer des choses formidables. Le sang merefluait jusqu’au cœur, quand j’apercevais une antenne énorme qui mebarrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dansl’ombre des cavités ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieudes ténèbres. C’étaient les yeux de crustacés gigantesques, tapis dansleur tanière, des homards géants se redressant comme des hallebardiers etremuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques,braqués comme des canons sur leurs affûts, et des poulpes effroyablesentrelaçant leurs tentacules, broussaille vivante de serpents.

Quel était ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? Àquel ordre appartenaient ces articulés auxquels le roc formait comme uneseconde carapace ? Où la nature avait-elle trouvé le secret de leur existence

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végétative, et depuis combien de siècles vivaient-ils ainsi dans les dernièrescouches de l’Océan ?

Mais je ne pouvais m’arrêter. Le capitaine Nemo, familiarisé avec cesterribles animaux, n’y prenait plus garde. Nous étions arrivés à un premierplateau, où d’autres surprises m’attendaient encore. Là se dessinaient depittoresques ruines, qui trahissaient la main de l’homme, et non plus celle duCréateur. C’étaient de vastes amoncellements de pierres où l’on distinguaitde vagues formes de châteaux, de temples, revêtus d’un monde de zoophytesen fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et les fucus faisaient unépais manteau végétal.

Mais qu’était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ?Qui avait disposé ces roches et ces pierres comme des dolmens des tempsantéhistoriques ? Où étais-je, où m’avait entraîné la fantaisie du capitaineNemo ?

J’aurais voulu l’interroger. Ne le pouvant, je l’arrêtai. Je saisis son bras.Mais lui, secouant la tête, et me montrant le dernier sommet de la montagne,sembla me dire :

« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »Je le suivis dans un dernier élan, et en quelques minutes, j’eus gravi le

pic qui dominait d’une dizaine de mètres toute cette masse rocheuse.Je regardai cette pente que nous venions de franchir. La montagne ne

s’élevait que de sept à huit cents pieds au-dessus de la plaine ; maisde son versant opposé, elle, dominait d’une hauteur double le fond encontrebas de cette portion de l’Atlantique. Mes regards s’étendaient au loinet embrassaient un vaste espace éclairé par une fulguration violente. En effet,c’était un volcan que cette montagne. À cinquante pieds au-dessous du pic,au milieu d’une pluie de pierres et de scories, un large cratère vomissait destorrents de lave, qui se dispersaient en cascades de feu au sein de la masseliquide. Ainsi posé, ce volcan, comme un immense flambeau, éclairait laplaine inférieure jusqu’aux dernières limites de l’horizon.

J’ai dit que le cratère sous-marin rejetait des laves, mais non des flammes.Il faut aux flammes l’oxygène de l’air, et elles ne sauraient se développersous les eaux ; mais des coulées de lave, qui ont en elles le principe deleur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusementcontre l’élément liquide et se vaporiser à son contact. De rapides courantsentraînaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques glissaientjusqu’au bas de la montagne, comme des déjections du Vésuve sur un autreTorre del Greco.

En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait uneville détruite, ses toits effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués, sescolonnes gisant à terre, où l’on sentait encore les solides proportions d’une

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sorte d’architecture toscane ; plus loin, quelques restes d’un gigantesqueaqueduc ; ici l’exhaussement empâté d’une acropole, avec les formesflottantes d’un Parthénon ; là, des vestiges de quai, comme si quelqueantique port eût abrité jadis sur les bords d’un océan disparu les vaisseauxmarchands et les trirèmes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes demurailles écroulées, de larges rues désertes, toute une Pompéi enfouie sousles eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait à mes regards !

Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à tout prix, je voulais parler,je voulais arracher la sphère de cuivre qui emprisonnait ma tête.

Mais le capitaine Nemo vint à moi et m’arrêta d’un geste. Puis, ramassantun morceau de pierre crayeuse, il s’avança vers un roc de basalte noire ettraça ce seul mot :

ATLANTIDE.

Quel éclair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienne Méropidede Théopompe ; l’Atlantide de Platon, ce continent nié par Origène,Porphyre, Jamblique, d’Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sadisparition au compte des récits légendaires, admis par Possidonius, Pline,Ammien Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d’Avezac,je l’avais là sous les yeux, portant encore les irrécusables témoignages desa catastrophe ! C’était donc cette région engloutie qui existait en dehors del’Europe, de l’Asie, de la Libye, au-delà des colonnes d’Hercule, où vivaitce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent les premières guerresde l’ancienne Grèce !

L’historien qui a consigné dans ses écrits les hauts faits de ces tempshéroïques, c’est Platon lui-même. Son dialogue de Timée et de Critias a été,pour ainsi dire, tracé sous l’inspiration de Solon, poète et législateur.

Un jour, Solon s’entretenait avec quelques sages vieillards de Saïs, villedéjà vieille de huit cents ans, ainsi que le témoignaient ses annales gravéessur le mur sacré de ses temples. L’un de ces vieillards raconta l’histoired’une autre ville plus ancienne de mille ans. Cette première cité athénienne,âgée de neuf cents siècles, avait été envahie et en partie détruite par lesAtlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense plusgrand que l’Afrique et l’Asie réunies, qui couvrait une surface comprise dudouzième degré de latitude au quarantième degré nord. Leur dominations’étendait même à l’Égypte. Ils voulurent l’imposer jusqu’en Grèce, mais ilsdurent se retirer devant l’indomptable résistance des Hellènes. Des siècless’écoulèrent. Un cataclysme se produisit, inondations, tremblements de

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terre. Une nuit et un jour suffirent à l’anéantissement de cette Atlantide, dontles plus hauts sommets, Madère, les Açores, les Canaries, les îles du capVert, émergent encore.

Tels étaient ces souvenirs historiques que l’inscription du capitaine Nemofaisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus étrangedestinée, je foulais du pied l’une des montagnes de ce continent ! Je touchaisde la main ces ruines mille fois séculaires et contemporaines des époquesgéologiques ! Je marchais là même où avaient marché les contemporainsdu premier homme ! J’écrasais sous mes lourdes semelles ces squelettesd’animaux des temps fabuleux, que ces arbres maintenant minéraliséscouvraient autrefois de leur ombre !

Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J’aurais voulu descendre lespentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent immensequi sans doute reliait l’Afrique à l’Amérique, et visiter ces grandes citésantédiluviennes. Là, peut-être, sous mes regards, s’étendaient Makhimos,la guerrière, Eusebès, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaientdes siècles envers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasserces blocs énormes qui résistaient encore à l’action des eaux. Un jourpeut-être, quelque phénomène éruptif les ramènera à la surface des flots,ces ruines englouties ! On a signalé de nombreux volcans sous-marinsdans cette portion de l’Océan, et bien des navires ont senti des secoussesextraordinaires en passant sur ces fonds tourmentés. Les uns ont entendudes bruits sourds qui annonçaient la lutte profonde des éléments ; les autresont recueilli des cendres volcaniques projetées hors de la mer. Tout ce soljusqu’à l’équateur est encore travaillé par les forces plutoniennes. Et quisait si, dans une époque éloignée, accrus par les déjections volcaniques etpar les couches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomesn’apparaîtront pas à la surface de l’Atlantique !

Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je cherchais à fixer dans monsouvenir tous les détails de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo,accoudé sur une stèle moussue, demeurait immobile et comme pétrifié dansune muette extase. Songeait-il à ces générations disparues et leur demandait-il le secret de la destinée humaine ? Était-ce à cette place que cet hommeétrange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire, et revivre decette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Que n’aurais-jedonné pour connaître ses pensées, pour les partager, pour les comprendre !

Nous restâmes à cette place pendant une heure entière, contemplantla vaste plaine sous l’éclat des laves qui prenaient parfois une intensitésurprenante. Les bouillonnements intérieurs faisaient courir de rapidesfrissonnements sur l’écorce de la montagne. Des bruits profonds, nettementtransmis par ce milieu liquide, se répercutaient avec une majestueuse

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ampleur. En ce moment, la lune apparut à travers la masse des eaux et jetaquelques pâles rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu’une lueur, maisd’un indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernier regard à cetteimmense plaine. Puis de la main il me fit signe de le suivre.

Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêt minérale une foisdépassée, j’aperçus le fanal du Nautilus qui brillait comme une étoile. Lecapitaine marcha droit à lui, et nous étions rentrés à bord au moment où lespremières teintes de l’aube blanchissaient la surface de l’Océan.

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CHAPITRE XLes houilles sous-marines

Le lendemain, 20 février, je me réveillai fort tard. Les fatigues de lanuit avaient prolongé mon sommeil jusqu’à onze heures. Je m’habillaipromptement. J’avais hâte de connaître la direction du Nautilus. Lesinstruments m’indiquèrent qu’il courait toujours vers le sud avec une vitessede vingt milles à l’heure par une profondeur de cent mètres.

Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneauxétant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submergé.

En effet, le Nautilus rasait à dix mètres du sol seulement la plainede l’Atlantide. Il filait comme un ballon emporté par le vent au-dessusdes prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire que nous étionsdans ce salon comme des voyageurs dans le wagon d’un train express.Les premiers plans qui passaient devant nos yeux, c’étaient des rocsdécoupés fantastiquement, des forêts d’arbres passés du règne végétalau règne minéral, et dont l’immobile silhouette grimaçait sous les flots.C’étaient aussi des masses pierreuses enfouies sous des tapis d’axidies etd’anémones, hérissées de longues hydrophytes verticales, puis des blocs delaves étrangement contournés qui attestaient toute la fureur des expansionsplutoniennes.

Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feux électriques, jeracontais à Conseil l’histoire de ces Atlantes, qui, au point de vue purementimaginaire, inspirèrent à Bailly tant de pages charmantes. Je lui disais lesguerres de ces peuples héroïques. Je discutais la question de l’Atlantide enhomme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m’écoutait peu, etson indifférence à traiter ce point historique me fut bientôt expliquée.

En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaientdes poissons, Conseil, emporté dans les abîmes de la classification, sortaitdu monde réel. Dans ce cas, je n’avais plus qu’à le suivre et à reprendre aveclui nos études ichthyologiques.

Du reste, ces poissons de l’Atlantique ne différaient pas sensiblementde ceux que nous avions observés jusqu’ici. C’étaient des raies d’unetaille gigantesque, longues de cinq mètres et douées d’une grande forcemusculaire qui leur permet de s’élancer au-dessus des flots, des squalesd’espèces diverses, entre autres un glauque de quinze pieds, à dentstriangulaires et aiguës, que sa transparence rendait presque invisible aumilieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismeset cuirassés d’une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables à leurscongénères de la Méditerranée, des syngnathes-trompettes, longs d’un pied

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et demi, jaunes-bruns, pourvus de petites nageoires grises, sans dents nilangue, et qui défilaient comme de fins et souples serpents.

Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makaïras noirâtres, longs detrois mètres et armés à leur mâchoire supérieure d’une épée perçante, desvives, aux couleurs animées, connues du temps d’Aristote sous le nom dedragons-marins, et que les aiguillons de leur dorsale rendent très dangereuxà saisir, puis des coryphèmes, au dos brun rayé de petites raies bleues etencadré dans une bordure d’or, de belles dorades, des chrysostoses-lunes,sorte de disques à reflets d’azur, qui, éclairés en dessus par les rayonssolaires, formaient comme des taches d’argent, enfin des xyphias-espadons,longs de huit mètres, marchant par troupes, portant des nageoires jaunâtrestaillées en faux et de longs glaives de six pieds, intrépides animaux, plutôtherbivores que piscivores, qui obéissaient au moindre signe de leurs femellescomme des maris bien stylés.

Mais tout en observant ces divers échantillons de la faune marine, jene laissais pas d’examiner les longues plaines de l’Atlantide. Parfois, decapricieux accidents du sol obligeaient le Nautilus à ralentir sa vitesse, etil se glissait alors avec l’adresse d’un cétacé dans d’étroits étranglementsde collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, l’appareil s’élevait alorscomme un ballon, et l’obstacle franchi, il reprenait sa course rapide àquelques mètres au-dessus du fond. Admirable et charmante navigation,qui rappelait les manœuvres d’une promenade aérostatique, avec cettedifférence toutefois que le Nautilus obéissait passivement à la main de sontimonier.

Vers quatre heures du soir, le terrain, généralement composé d’une vaseépaisse et entremêlée de branches minéralisées, se modifia peu à peu ; ildevint plus rocailleux et parut semé de conglomérats, de tufs basaltiques,avec quelques semis de laves et d’obsidiennes sulfureuses. Je pensai quela région des montagnes allait bientôt succéder aux longues plaines, et, eneffet, dans certaines évolutions du Nautilus, j’aperçus l’horizon méridionalbarré par une haute muraille qui semblait fermer toute issue. Son sommetdépassait évidemment le niveau de l’Océan. Ce devait être un continent, outout au moins une île, soit une des Canaries, soit une des îles du cap Vert. Lepoint n’ayant pas été fait, – à dessein peut-être, – j’ignorais notre position.En tout cas, une telle muraille me parut marquer la fin de cette Atlantide,dont nous n’avions parcouru, en somme, qu’une minime portion.

La nuit n’interrompit pas mes observations. J’étais resté seul. Conseilavait regagné sa cabine. Le Nautilus, ralentissant son allure, voltigeait au-dessus des masses confuses du sol, tantôt les effleurant comme s’il eûtvoulu s’y poser, tantôt remontant capricieusement à la surface des flots.J’entrevoyais alors quelques vives constellations à travers le cristal des eaux,

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et précisément cinq ou six de ces étoiles zodiacales qui traînent à la queued’Orion.

Longtemps encore, je serais resté à ma vitre, admirant les beautés de lamer et du ciel, quand les panneaux se refermèrent. À ce moment le Nautilusétait arrivé à l’aplomb de la haute muraille. Comment manœuvrerait-il, je nepouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le Nautilus ne bougeait plus.Je m’endormis avec la ferme intention de me réveiller après quelques heuresde sommeil.

Mais, le lendemain, il était huit heures, lorsque je revins au salon. Jeregardai le manomètre. Il m’apprit que le Nautilus flottait à la surface del’Océan. J’entendais, d’ailleurs, un bruit de pas sur la plate-forme.

Cependant aucun roulis ne trahissait l’ondulation des lames supérieures.Je montai jusqu’au panneau. Il était ouvert. Mais, au lieu du grand jour quej’attendais, je me vis environné d’une obscurité profonde. Où étions-nous ?M’étais-je trompé ? Faisait-il encore nuit ? Non ! Pas une étoile ne brillait,et la nuit n’a point de ces ténèbres absolues.

Je ne savais que penser, quand une voix me dit :« C’est vous, monsieur le professeur ?– Ah ! capitaine Nemo, répondis-je, où sommes-nous ?– Sous terre, monsieur le professeur.– Sous terre ! m’écriai-je ! Et le Nautilus flotte encore ?– Il flotte toujours.– Mais, je ne comprends pas ?– Attendez quelques instants. Notre fanal va s’allumer, et, si vous aimez

les situations claires, vous serez satisfait. »Je mis le pied sur la plate-forme et j’attendis. L’obscurité était si complète

que je n’apercevais même pas le capitaine Nemo. Cependant, en regardantau zénith, exactement au-dessus de ma tête, je crus saisir une lueur indécise,une sorte de demi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce moment, lefanal s’alluma soudain, et son vif éclat fit évanouir cette vague lumière.

Je regardai, après avoir un instant fermé mes yeux éblouis par le jetélectrique. Le Nautilus était stationnaire. Il flottait auprès d’une bergedisposée comme un quai. Cette mer qui le supportait en ce moment, c’étaitun lac emprisonné dans un cirque de murailles qui mesurait deux milles dediamètre, soit six milles de tour. Son niveau, – le manomètre l’indiquait,– ne pouvait être que le niveau extérieur, car une communication existaitnécessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinées sur leurbase, s’arrondissaient en voûte et figuraient un immense entonnoir retourné,dont la hauteur comptait cinq ou six cents mètres. Au sommet s’ouvrait unorifice circulaire par lequel j’avais surpris cette légère clarté, évidemmentdue au rayonnement diurne.

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Avant d’examiner plus attentivement les dispositions intérieures de cetteénorme caverne, avant de me demander si c’était là l’ouvrage de la natureou de l’homme, j’allai vers le capitaine Nemo.

« Où sommes-nous ? dis-je.– Au centre même d’un volcan éteint, me répondit le capitaine, un volcan

dont la mer a envahi l’intérieur à la suite de quelque convulsion du sol.Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le Nautilus a pénétrédans ce lagon par un canal naturel ouvert à dix mètres au-dessous de lasurface de l’Océan. C’est ici son port d’attache, un port sûr, commode,mystérieux, abrité de tous les rumbs du vent ! Trouvez-moi sur les côtes devos continents ou de vos îles une rade qui vaille ce refuge assuré contre lafureur des ouragans.

– En effet, répondis-je, ici vous êtes en sûreté, capitaine Nemo. Quipourrait vous atteindre au centre d’un volcan ? Mais, à son sommet, n’ai-je pas aperçu une ouverture ?

– Oui, son cratère, un cratère empli jadis de laves, de vapeurs et deflammes, et qui maintenant donne passage à cet air vivifiant que nousrespirons.

– Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai-je.– Elle appartient à un des nombreux îlots dont cette mer est semée. Simple

écueil pour les navires, pour nous caverne immense. Le hasard me l’a faitdécouvrir, et, en cela, le hasard m’a bien servi.

– Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme le cratère duvolcan ?

– Non, monsieur le professeur. Jusqu’à une centaine de pieds, la baseintérieure de cette montagne est praticable, mais au-dessus, les paroissurplombent, et leurs rampes ne pourraient être franchies.

– Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et toujours. Vous êtesen sûreté sur ce lac, et nul que vous n’en peut visiter les eaux. Mais, à quoibon ce refuge ? Le Nautilus n’a pas besoin de port.

– Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d’électricité pour semouvoir, d’éléments pour produire son électricité, de sodium pour alimenterses éléments, de charbon pour faire son sodium, et de houillères pour extraireson charbon. Or, précisément ici, la mer recouvre des forêts entières quifurent enlisées dans les temps géologiques ; minéralisées maintenant ettransformées en houille, elles sont pour moi une mine inépuisable.

– Vos hommes, capitaine, font donc ici le métier de mineurs ?– Précisément. Ces mines s’étendent sous les flots comme les houillères

de Newcastle. C’est ici que, revêtus du scaphandre, le pic et la pioche àla main, mes hommes vont extraire cette houille, que je n’ai pas mêmedemandée aux mines des continents. Lorsque je brûle ce combustible pour

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la fabrication du sodium, la fumée qui s’échappe par le cratère de cettemontagne lui donne encore l’apparence d’un volcan en activité.

– Et nous les verrons à l’œuvre, vos compagnons ?– Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressé de continuer notre

tour du monde sous-marin. Aussi, me contenterai-je de puiser aux réservesde sodium que je possède. Le temps de les embarquer, c’est-à-dire un jourseulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez parcourircette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journée, monsieurAronnax. »

Je remerciai le capitaine, et j’allai chercher mes deux compagnons, quin’avaient pas encore quitté leur cabine. Je les invitai à me suivre sans leurdire où ils se trouvaient.

Ils montèrent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s’étonnait de rien,regarda comme une chose très naturelle de se réveiller sous une montagneaprès s’être endormi sous les flots. Mais Ned Land n’eut d’autre idée que dechercher si la caverne présentait quelque issue.

Après déjeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge.« Nous voici donc encore une fois à terre, dit Conseil.– Je n’appelle pas cela « la terre », répondit le Canadien. Et d’ailleurs,

nous ne sommes pas dessus, mais dessous. »Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se développait

un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinq centspieds. Sur cette grève, on pouvait faire aisément le tour du lac. Mais labase des hautes parois formait un sol tourmenté, sur lequel gisaient, dans unpittoresque entassement, des blocs volcaniques et d’énormes pierres ponces.Toutes ces masses désagrégées, recouvertes d’un émail poli sous l’action desfeux souterrains, resplendissaient au contact des jets électriques du fanal.La poussière micacée du rivage, que soulevaient nos pas, s’envolait commeune nuée d’étincelles.

Le sol s’élevait sensiblement en s’éloignant du relais des flots, et nousfûmes bientôt arrivés à des rampes longues et sinueuses, véritables raidillonsqui permettaient de s’élever peu à peu ; mais il fallait marcher prudemmentau milieu de ces conglomérats, qu’aucun ciment ne reliait entre eux, et lepied glissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath et dequartz.

La nature volcanique de cette énorme excavation s’affirmait de toutesparts. Je le fis observer à mes compagnons.

« Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait être cet entonnoir,lorsqu’il s’emplissait de laves bouillantes, et que le niveau de ce liquideincandescent s’élevait jusqu’à l’orifice de la montagne, comme la fonte surles parois d’un fourneau ?

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– Je me le figure parfaitement, répondit Conseil. Mais monsieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspendu son opération, et comment il sefait que la fournaise soit remplacée par les eaux tranquilles d’un lac ?

– Très probablement, Conseil, parce que quelque convulsion a produitau-dessous de la surface de l’Océan cette ouverture qui a servi de passageau Nautilus. Alors les eaux de l’Atlantique se sont précipitées à l’intérieurde la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux éléments, lutte quis’est terminée à l’avantage de Neptune. Mais bien des siècles se sont écoulésdepuis lors, et le volcan submergé s’est changé en grotte paisible.

– Très bien, répliqua Ned Land. J’accepte l’explication, mais je regrette,dans notre intérêt, que cette ouverture dont parle monsieur le professeur nesoit pas produite au-dessus du niveau de la mer.

– Mais, ami Ned, répliqua Conseil, si ce passage n’eût pas été sous-marin,le Nautilus n’aurait pu y pénétrer.

– Et j’ajouterai, maître Land, que les eaux ne se seraient pas précipitéessous la montagne et que le volcan serait resté volcan. Donc vos regrets sontsuperflus. »

Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus raideset étroites. De profondes excavations les coupaient parfois, qu’il fallaitfranchir. Des masses surplombantes voulaient être tournées. On se glissaitsur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais l’adresse de Conseil et la forcedu Canadien aidant tous les obstacles furent surmontés.

À une hauteur de trente mètres environ, la nature du terrain se modifia,sans qu’il devînt plus praticable. Aux conglomérats et aux trachytessuccédèrent de noires basaltes ; ceux-ci étendus par nappes toutes grumeléesde soufflures ; ceux-là formant des prismes réguliers, disposés comme unecolonnade qui supportait les retombées de cette voûte immense, admirablespécimen de l’architecture naturelle. Puis entre ces basaltes serpentaient delongues coulées de laves refroidies, incrustées de raies bitumineuses, et, parplaces, s’étendaient de larges tapis de soufre. Un jour plus puissant, entrantpar le cratère supérieur, inondait d’une vague clarté toutes ces déjectionsvolcaniques, à jamais ensevelies au sein de la montagne éteinte.

Cependant notre marche ascensionnelle fut bientôt arrêtée, à une hauteurde deux cent cinquante pieds environ, par d’infranchissables obstacles. Lavoussure intérieure revenait en surplomb, et la montée dut se changer enpromenade circulaire. À ce dernier plan, le règne végétal commençait à lutteravec le règne minéral. Quelques arbustes et même certains arbres sortaientdes anfractuosités de la paroi. Je reconnus des euphorbes qui laissaientcouler leur suc caustique. Des héliotropes, très inhabiles à justifier leurnom, puisque les rayons solaires n’arrivaient jamais jusqu’à eux, penchaienttristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums à demi

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passés. Çà et là, quelques chrysanthèmes poussaient timidement au piedd’aloès à longues feuilles tristes et maladives. Mais entre les coulées delaves, j’aperçus de petites violettes, encore parfumées d’une légère odeur, etj’avoue que je les respirai avec délices. Le parfum, c’est l’âme de la fleur,et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n’ont pas d’âme !

Nous étions arrivés au pied d’un bouquet de dragonniers robustes, quiécartaient les roches sous l’effort de leurs musculeuses racines, quand NedLand s’écria :

« Ah ! monsieur, une ruche !– Une ruche ! répliquai-je, en faisant un geste de parfaite incrédulité.– Oui ! une ruche, répéta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent

autour. »Je m’approchai et je dus me rendre à l’évidence. Il y avait là, à l’orifice

d’un trou creusé dans le tronc d’un dragonnier, quelques milliers de cesingénieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les produitsy sont particulièrement estimés.

Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, etj’aurais eu mauvaise grâce à m’y opposer. Une certaine quantité de feuillessèches mélangées de soufre s’allumèrent sous l’étincelle de son briquet, et ilcommença à enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessèrent peu à peu,et la ruche éventrée livra plusieurs livres d’un miel parfumé. Ned Land enremplit son havresac.

« Quand j’aurai mélangé ce miel avec la pâte de l’artocarpus, nous dit-il,je serai en mesure de vous offrir un gâteau succulent.

– Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d’épice.– Va pour le pain d’épice, dis-je, mais reprenons cette intéressante

promenade. »À certains détours du sentier que nous suivions alors, le lac apparaissait

dans toute son étendue. Le fanal éclairait en entier sa surface paisible, qui neconnaissait ni les rides ni les ondulations. Le Nautilus gardait une immobilitéparfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge s’agitaient les hommes de sonéquipage, ombres noires nettement découpées au milieu de cette lumineuseatmosphère.

En ce moment, nous contournions la crête élevée de ces premiers plans deroches qui soutenaient la voûte. Je vis alors que les abeilles n’étaient pas lesseuls représentants du règne animal à l’intérieur de ce volcan. Des oiseauxde proie planaient et tournoyaient çà et là dans l’ombre, ou s’enfuyaient deleurs nids perchés sur des pointes de roc. C’étaient des éperviers au ventreblanc, et des crécelles criardes. Sur les pentes détalaient aussi, de toute larapidité de leurs échasses, de belles et grasses outardes. Je laisse à pensersi la convoitise du Canadien fut allumée à la vue de ce gibier savoureux, et

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s’il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacerle plomb par les pierres, et après plusieurs essais infructueux, il parvint àblesser une de ces magnifiques outardes. Dire qu’il risqua vingt fois sa viepour s’en emparer, ce n’est que vérité pure, mais il fit si bien que l’animalalla rejoindre dans son sac les gâteaux de miel.

Nous dûmes alors redescendre vers le rivage, car la crête devenaitimpraticable. Au-dessus de nous, le cratère béant apparaissait comme unelarge ouverture de puits. De cette place, le ciel se distinguait assez nettement,et je voyais courir des nuages échevelés par le vent d’ouest, qui laissaienttraîner jusqu’au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuvecertaine que ces nuages se tenaient à une hauteur médiocre, car le volcan nes’élevait pas à plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan.

Une demi-heure après le dernier exploit du Canadien, nous avionsregagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représentée par de larges tapis decette criste-marine, petite plante ombellifère très bonne à confire, qui porteaussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseilen récolta quelques bottes. Quant à la faune, elle comptait par milliersdes crustacés de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, despalémons, des mysis, des faucheurs, des galathées et un nombre prodigieuxde coquillages, porcelaines, rochers et patelles.

En cet endroit s’ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moinous prîmes plaisir à nous étendre sur son sable fin. Le feu avait poli sesparois émaillées et étincelantes, toutes saupoudrées de la poussière du mica.Ned Land en tâtait les murailles et cherchait à sonder leur épaisseur. Jene pus m’empêcher de sourire. La conversation porta alors sur ses éternelsprojets d’évasion, et je crus pouvoir, sans trop m’avancer, lui donner cetteespérance : c’est que le capitaine Nemo n’était descendu au sud que pourrenouveler sa provision du sodium. J’espérais donc que, maintenant, ilrallierait les côtes de l’Europe et de l’Amérique ; ce qui permettrait auCanadien de reprendre avec plus de succès sa tentative avortée.

Nous étions étendus depuis une heure dans cette grotte charmante. Laconversation, animée au début, languissait alors. Une certaine somnolences’emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de résister ausommeil, je me laissai aller à un assoupissement profond. Je rêvais, – onne choisit pas ses rêves, – je rêvais que mon existence se réduisait à la vievégétative d’un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formait ladouble valve de ma coquille.

Tout à coup, je fus réveillé par la voix de Conseil.« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.– Qu’y a-t-il ? demandai-je, me soulevant à demi.– L’eau nous gagne ! »

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Je me redressai. La mer se précipitait comme un torrent dans notreretraite, et, décidément, puisque nous n’étions pas des mollusques, il fallaitse sauver.

En quelques instants, nous fûmes en sûreté sur le sommet de la grottemême.

« Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelque nouveauphénomène ?

– Eh non ! mes amis, répondis-je, c’est la marée, ce n’est que la maréequi a failli nous surprendre comme le héros de Walter Scott ! L’Océan segonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle d’équilibre, le niveau du lacmonte également. Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nouschanger au Nautilus. »

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions achevé notre promenadecirculaire et nous rentrions à bord. Les hommes de l’équipage achevaienten ce moment d’embarquer les provisions de sodium, et le Nautilus auraitpu partir à l’instant.

Cependant le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendrela nuit et sortir secrètement par son passage sous-marin ? Peut-être.

Quoi qu’il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quitté son portd’attache, naviguait au large de toute terre, et à quelques mètres au-dessousdes flots de l’Atlantique.

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CHAPITRE XILa mer de Sargasses

La direction du Nautilus ne s’était pas modifiée. Tout espoir de revenirvers les mers européennes devait donc être momentanément rejeté. Lecapitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. Où nous entraînait-il ? Jen’osais l’imaginer.

Ce jour-là le Nautilus traversa une singulière portion de l’océanAtlantique. Personne n’ignore l’existence de ce grand courant d’eau chaudeconnu sous le nom de Gulf-Stream. Après être sorti des canaux de Floride, ilse dirige vers le Spitzberg. Mais avant de pénétrer dans le golfe du Mexique,vers le quarante-quatrième degré de latitude nord, ce courant se divise endeux bras ; le principal se porte vers les côtes d’Irlande et de Norvège, tandisque le second fléchit vers le sud à la hauteur des Açores, puis, frappant lesrivages africains et décrivant un ovale allongé, il revient vers les Antilles.

Or, ce second bras, – c’est plutôt un collier qu’un bras, – entoure de sesanneaux d’eau chaude cette portion de l’Océan froide, tranquille, immobile,que l’on appelle la mer de Sargasses, véritable lac en plein Atlantique. Leseaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans à en faire le tour.

La mer de Sargasses, à proprement parler, couvre toute la partie immergéede l’Atlantide. Certains auteurs ont même admis que les nombreuses herbesdont elle est semée sont arrachées aux prairies de cet ancien continent. Ilest plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevés auxrivages de l’Europe et de l’Amérique, sont entraînés jusqu’à cette zone parle Gulf-Stream. Ce fut là une des raisons qui amenèrent Colomb à supposerl’existence d’un nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheurarrivèrent à la mer de Sargasses, ils naviguèrent non sans peine au milieude ces herbes qui arrêtaient leur marche au grand effroi des équipages, et ilsperdirent trois longues semaines à les traverser.

Telle était cette région que le Nautilus visitait en ce moment, une prairievéritable, un tapis serré d’algues, de fucus-natans, de raisins du tropique,si épais, si compacte, que l’étrave d’un bâtiment ne l’eût pas déchiré sanspeine. Aussi le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son hélice dans cettemasse herbeuse, se tint-il à quelques mètres de profondeur au-dessous de lasurface des flots.

Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol « sargazzo, » qui signifievarech. Ce varech, varech-nageur ou porte-baie, forme principalement cebanc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, l’auteur dela Géographie physique du globe, ces hydrophytes se réunissent dans cepaisible bassin de l’Atlantique :

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« L’explication qu’on peut donner, dit-il, me semble résulter d’uneexpérience connue de tout le monde. Si l’on place dans un vase desfragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l’onimprime à l’eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les fragmentséparpillés se réunir en groupe au centre de la surface liquide, c’est-à-direau point le moins agité. Dans le phénomène qui nous occupe, le vasec’est l’Atlantique, le Gulf-Stream, c’est le courant circulaire, et la mer deSargasses, le point central où viennent se réunir les corps flottants. »

Je partage l’opinion de Maury, et j’ai pu étudier le phénomène dansce milieu spécial où les navires pénètrent rarement. Au-dessus de nousflottaient des corps de toute provenance, entassés au milieu de ces herbesbrunâtres, des troncs d’arbres arrachés aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses et flottés par l’Amazone ou le Mississipi, de nombreuses épaves,des restes de quilles ou de carènes, des bordages défoncés et tellementalourdis par les coquilles et les anatifes, qu’ils ne pouvaient remonter àla surface de l’Océan. Et le temps justifiera un jour cette autre opinionde Maury, que ces matières, ainsi accumulées pendant des siècles, seminéraliseront sous l’action des eaux et formeront alors d’inépuisableshouillères : réserve précieuse que prépare la prévoyante nature pour cemoment où les hommes auront épuisé les mines des continents.

Au milieu de cet inextricable tissu d’herbes et de fucus, je remarquaide charmants alcyons-stellés aux couleurs roses, des actinies qui laissaienttraîner leur longue chevelure de tentacules, des méduses vertes, rouges,bleues, et particulièrement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dontl’ombelle bleuâtre est bordée d’un feston violet.

Toute cette journée du 22 février se passa dans la mer de Sargasses,où les poissons, amateurs de plantes marines et de crustacés, trouventune abondante nourriture. Le lendemain, l’Océan avait repris son aspectaccoutumé.

Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 février au 12 mars, leNautilus, tenant le milieu de l’Atlantique, nous emporta avec une vitesseconstante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulaitévidemment accomplir son programme sous-marin, et je ne doutais pas qu’ilne songeât, après avoir doublé le cap Horn, à revenir vers les mers australesdu Pacifique.

Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privéesd’îles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plusde s’opposer aux volontés du capitaine Nemo. Le seul parti était de sesoumettre ; mais ce qu’on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse,j’aimais à penser qu’on pourrait l’obtenir par la persuasion. Ce voyageterminé, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas à nous rendre la liberté sous

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serment de ne jamais révéler son existence ? Serment d’honneur que nousaurions tenu. Mais il fallait traiter cette délicate question avec le capitaine.Or, serais-je bien venu à réclamer cette liberté ? Lui-même n’avait-il pasdéclaré, dès le début et d’une façon formelle, que le secret de sa vie exigeaitnotre emprisonnement perpétuel à bord du Nautilus ? Mon silence, depuisquatre mois, ne devait-il pas lui paraître une acceptation tacite de cettesituation ? Revenir sur ce sujet n’aurait-il pas pour résultat de donnerdes soupçons qui pourraient nuire à nos projets, si quelque circonstancefavorable se présentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons, jeles pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais à Conseil,qui n’était pas moins embarrassé que moi. En somme, bien que je ne fussepas facile à décourager, je comprenais que les chances de jamais revoir messemblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment où le capitaineNemo courait en téméraire vers le sud de l’Atlantique.

Pendant les dix-neuf jours que j’ai mentionnés plus haut, aucun incidentparticulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait.Dans la bibliothèque je trouvais souvent des livres qu’il laissait entrouverts,et surtout des livres d’histoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuilleté par lui, était couvert de notes marginales, qui contredisaientparfois mes théories et mes systèmes. Mais le capitaine se contentaitd’épurer ainsi mon travail, et il était rare qu’il discutât avec moi. Quelquefoisj’entendais résonner les sons mélancoliques de son orgue, dont il jouait avecbeaucoup d’expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrèteobscurité lorsque le Nautilus s’endormait dans les déserts de l’Océan.

Pendant cette partie du voyage, nous naviguâmes des journées entièresà la surface des flots. La mer était comme abandonnée. À peine quelquesnavires à voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap deBonne-Espérance. Un jour nous fûmes poursuivis par les embarcations d’unbaleinier qui nous prenait sans doute pour quelque énorme baleine d’un hautprix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre à ces braves gensleur temps et leur peine, et il termina la chasse en plongeant sous les eaux.Cet incident avait paru vivement intéresser Ned Land. Je ne crois pas metromper en disant que le Canadien avait dû regretter que notre cétacé de tôlene pût être frappé à mort par le harpon de ces pêcheurs.

Les poissons observés par Conseil et par moi, pendant cette période,différaient peu de ceux que nous avions déjà étudiés sous d’autreslatitudes. Les principaux furent quelques échantillons de ce terrible genrede cartilagineux, divisé en trois sous-genres qui ne comptent pas moinsde trente-deux espèces : des squales-galonnés, longs de cinq mètres, à têtedéprimée et plus large que le corps, à nageoire caudale arrondie, et dontle dos porte sept grandes bandes noires parallèles et longitudinales ; puis

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des squales-perlons, gris cendrés, percés de sept ouvertures branchiales etpourvus d’une seule nageoire dorsale placée à peu près vers le milieu ducorps.

Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s’il en fut.On a le droit de ne point croire au récit des pêcheurs, mais voici ce qu’ilsracontent : on a trouvé dans le corps de l’un de ces animaux une tête de buffleet un veau tout entier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ;dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin, un cheval avecson cavalier. Tout ceci, à vrai dire, n’est pas article de foi. Toujours est-ilqu’aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du Nautilus, et queje ne pus vérifier leur voracité.

Des troupes élégantes et folâtres de dauphins nous accompagnèrentpendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant enmeute comme les loups dans la campagne ; d’ailleurs non moins voracesque les chiens de mer, si j’en crois un professeur de Copenhague, qui retirade l’estomac d’un dauphin treize marsouins et quinze phoques. C’était,il est vrai, un épaulard, appartenant à la plus grande espèce connue, etdont la longueur dépasse quelquefois vingt-quatre pieds. Cette famille desdelphiniens compte dix genres, et ceux que j’aperçus tenaient du genre desdelphinorinques, remarquables par un museau excessivement étroit et quatrefois long comme le crâne. Leur corps, mesurant trois mètres, noir en dessus,était en dessous d’un blanc rosé semé de petites taches très rares.

Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux échantillons de ces poissonsde l’ordre des acanthoptérygiens et de la famille des sciénoïdes. Quelquesauteurs, –plus poètes que naturalistes, – prétendent que ces poissonschantent mélodieusement, et que leurs voix réunies forment un concertqu’un chœur de voix humaines ne saurait égaler. Je ne dis pas non, mais cessciènes ne nous donnèrent aucune sérénade à notre passage, et je le regrette.

Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantité de poissonsvolants. Rien n’était plus curieux que de voir les dauphins leur donner lachasse avec une précision merveilleuse. Quelle que fût la portée de son vol,quelque trajectoire qu’il décrivît, même au-dessus du Nautilus, l’infortunépoisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir.C’étaient ou des pirapèdes, ou des trigles-milans, à bouche lumineuse,qui pendant la nuit, après avoir tracé des raies de feu dans l’atmosphère,plongeaient sous les eaux sombres comme autant d’étoiles filantes.

Jusqu’au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions.Ce jour-là, le Nautilus fut employé à des expériences de sondages quim’intéressèrent vivement.

Nous avions fait alors près de treize mille lieues depuis notre départ dansles hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 45° 37’de latitude sud

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et 37° 53’de longitude ouest. C’étaient ces mêmes parages où le capitaineDenham de l’Hérald fila quatorze mille mètres de sonde sans trouver defond. Là aussi, le lieutenant Parcker, de la frégate américaine Congress,n’avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille cent quarante mètres.

Le capitaine Nemo résolut d’envoyer son Nautilus à la plus extrêmeprofondeur afin de contrôler ces différents sondages. Je me préparais ànoter tous les résultats de l’expérience. Les panneaux du salon furentouverts, et les manœuvres commencèrent pour atteindre ces couches siprodigieusement reculées.

On pense bien qu’il ne fut pas question de plonger en remplissant lesréservoirs. Peut-être n’eussent-ils pu accroître suffisamment la pesanteurspécifique du Nautilus. D’ailleurs, pour remonter, il aurait fallu chasser cettesurcharge d’eau, et les pompes n’auraient pas été assez puissantes pourvaincre la pression extérieure.

Le capitaine Nemo résolut d’aller chercher le fond océanique par unediagonale suffisamment allongée, au moyen de ses plans latéraux qui furentplacés sous un angle de quarante-cinq degrés avec les lignes d’eau duNautilus. Puis l’hélice fut porté à son maximum de vitesse, et sa quadruplebranche battit les flots avec une indescriptible violence.

Sous cette poussée puissante, la coque du Nautilus frémit comme unecorde sonore et s’enfonça régulièrement sous les eaux. Le capitaine etmoi, postés dans le salon, nous suivions l’aiguille du manomètre quidéviait rapidement. Bientôt fut dépassée cette zone habitable où résidentla plupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivrequ’à la surface des mers ou des fleuves, d’autres, moins nombreux, se netiennent qu’à des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j’observaisl’exanche, espèce de chien de mer muni de six fentes respiratoires, letélescope aux yeux énormes, le malarmat-cuirassé aux thoracines grises,aux pectorales noires, que protégeait son plastron de plaques osseuses d’unrouge pâle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mètres deprofondeur, supporte alors une pression de cent vingt atmosphères.

Je demandai au capitaine Nemo s’il avait observé des poissons à desprofondeurs plus considérables.

« Des poissons ? me répondit-il, rarement. Mais dans l’état actuel de lascience, que présume-t-on, que sait-on à ce sujet ?

– Le voici, capitaine. On sait que, en allant vers les basses couchesde l’Océan, la vie végétale disparaît plus vite que la vie animale. On saitque, là où se rencontrent encore des êtres animés, ne végète plus une seulehydrophyte. On sait que les pèlerines, les huîtres, vivent par deux millemètres d’eau, et que Mac Clintock, le héros des mers polaires, a retiré uneétoile vivante d’une profondeur de deux mille cinq cents mètres. On sait

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que l’équipage du Bull-Dog, de la Marine royale, a péché une astérie pardeux mille six cent vingt brasses, soit plus d’une lieue de profondeur. Mais,capitaine Nemo, peut-être me direz-vous qu’on ne sait rien ?

– Non, monsieur le professeur, répondit le capitaine, je n’aurai pas cetteimpolitesse. Toutefois je vous demanderai comment vous expliquez que desêtres puissent vivre à de telles profondeurs ?

– Je l’explique par deux raisons, répondis-je : d’abord, parce que lescourants verticaux, déterminés par les différences de salure et de densité deseaux, produisent un mouvement qui suffit à entretenir la vie rudimentairedes encrines et des astéries.

– Juste, fit le capitaine.– Ensuite, parce que, si l’oxygène est la base de la vie, on sait que la

quantité d’oxygène dissous dans l’eau de mer augmente avec la profondeurau lieu de diminuer, et que la pression des couches basses contribue à l’ycomprimer.

– Ah ! on sait cela ? répondit le capitaine Nemo, d’un ton légèrementsurpris. Eh bien, monsieur le professeur, on a raison de le savoir, car c’estla vérité. J’ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renfermeplus d’azote que d’oxygène, quand ces animaux sont pêchés à la surface deseaux, et plus d’oxygène que d’azote, au contraire, quand ils sont tirés desgrandes profondeurs. Ce qui donne raison à votre système. Mais continuonsnos observations. »

Mes regards se reportèrent sur le manomètre. L’instrument indiquait uneprofondeur de six mille mètres. Notre immersion durait depuis une heure.Le Nautilus glissant sur ses plans inclinés, s’enfonçait toujours. Les eauxdésertes étaient admirablement transparentes et d’une diaphanéité que rienne saurait peindre. Une heure plus tard, nous étions par treize mille mètres,– trois lieues et quart environ, – et le fond de l’Océan ne se laissait paspressentir.

Cependant, par quatorze mille mètres, j’aperçus des pics noirâtres quisurgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir àdes montagnes hautes comme l’Himalaya ou le Mont-Blanc, plus hautesmême, et la profondeur de ces abîmes demeurait inévaluable.

Le Nautilus descendit plus bas encore, malgré les puissantes pressionsqu’il subissait. Je sentais ses tôles trembler sous la jointure de leurs boulons ;ses barreaux s’arquaient ; ses cloisons gémissaient ; les vitres du salonsemblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide appareil eûtcédé sans doute, si, ainsi que l’avait dit son capitaine, il n’eût été capable derésister comme un bloc plein.

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En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux, j’apercevaisencore quelques coquilles, des serpula, des spinorbis vivantes et certainséchantillons d’astéries.

Mais bientôt ces derniers représentants de la vie animale disparurent,et, au-dessous de trois lieues, le Nautilus dépassa les limites l’existencesous-marine comme fait le ballon qui s’élève dans les airs au-dessus deszones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize mille mètres,– quatre lieues, – et les flancs du Nautilus supportaient alors une pressionde seize cents atmosphères, c’est-à-dire seize cents kilogrammes par chaquecentimètre carré de sa surface.

« Quelle situation ! m’écriai-je. Parcourir dans ces régions profondesoù l’homme n’est jamais parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocsmagnifiques, ces grottes inhabitées, ces derniers réceptacles du globe, où lavie n’est plus possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que noussoyons réduits à n’en conserver que le souvenir ?

– Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d’en rapporter mieuxque le souvenir ?

– Que voulez-vous dire par ces paroles ?– Je veux dire que rien n’est plus facile que de prendre une vue

photographique de cette région sous-marine. »Je n’avais pas eu le temps d’exprimer la surprise que me causait cette

nouvelle proposition, que, sur un appel du capitaine Nemo, un objectifétait apporté dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieuliquide éclairé électriquement se distribuait avec une clarté parfaite. Nulleombre, nulle dégradation de notre lumière factice. Le soleil n’eût pas étéplus favorable à une opération de cette nature. Le Nautilus, sous la pousséede son hélice, maîtrisée par l’inclinaison de ses plans, demeurait immobile.L’instrument fut braqué sur ces sites du fond océanique, et en quelquessecondes, nous avions obtenu un négatif d’une extrême pureté.

C’est l’épreuve positive que j’en donne ici. On y voit ces rochesprimordiales qui n’ont jamais connu la lumière des cieux, ces granitsinférieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondesévidées dans la masse pierreuse, ces profils d’une incomparable netteté etdont le trait terminal se détache en noir, comme s’il était dû au pinceaude certains artistes flamands ; puis, au-delà, un horizon de montagnes, uneadmirable ligne ondulée qui compose les arrière-plans du paysage. Je ne puisdécrire cet ensemble de roches lisses, noires, polies, sans une mousse, sansune tache, aux formes étrangement découpées et solidement établies sur cetapis de sable qui étincelait sous les jets de la lumière électrique.

Cependant le capitaine Nemo, après avoir terminé son opération, m’avaitdit :

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« Remontons, monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cettesituation, ni exposer trop longtemps le Nautilus à de pareilles pressions.

– Remontons, répondis-je.– Tenez-vous bien. »Je n’avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine

me faisait cette recommandation, quand je fus précipité sur le tapis.Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plans dressés

verticalement, le Nautilus, emporté comme un ballon dans les airs, s’enlevaitavec une rapidité foudroyante. Il coupait la masse des eaux avec unfrémissement sonore. Aucun détail n’était visible. En quatre minutes, il avaitfranchi les quatre lieues qui le séparaient de la surface de l’Océan, et, aprèsavoir émergé comme un poisson-volant, il retombait en faisant jaillir les flotsà une prodigieuse hauteur.

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CHAPITRE XIICachalots et baleines

Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sa direction vers lesud. Je pensais qu’à la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap à l’ouest afinde rallier les mers du Pacifique et d’achever son tour du monde. Il n’en fitrien et continua de remonter vers les régions australes. Où voulait-il doncaller ? Au pôle ? C’était insensé. Je commençai à croire que les témérités ducapitaine justifiaient suffisamment les appréhensions de Ned Land.

Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projetsde fuite. Il était devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyaiscombien cet emprisonnement prolongé lui pesait. Je sentais ce qui s’amassaitde colère en lui. Lorsqu’il rencontrait le capitaine, ses yeux s’allumaientd’un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portâtà quelque extrémité.

Ce jour-là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre.Je leur demandai la raison de leur visite.

« Une simple question à vous poser, monsieur, me répondit le Canadien.– Parlez, Ned.– Combien d’hommes croyez-vous qu’il y ait à bord du Nautilus ?– Je ne saurais le dire, mon ami.– Il me semble, reprit Ned Land, que sa manœuvre ne nécessite pas un

nombreux équipage.– En effet, répondis-je, dans les conditions où il se trouve, une dizaine

d’hommes au plus doivent suffire à le manœuvrer.– Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage ?– Pourquoi ? » répliquai-je.Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions étaient faciles à

deviner.« Parce que, dis-je, si j’en crois mes pressentiments, si j’ai bien compris

l’existence du capitaine, le Nautilus n’est pas seulement un navire ; ce doitêtre un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant, ont romputoute relation avec la terre.

– Peut-être, dit Conseil, mais enfin le Nautilus et peut contenir qu’uncertain nombre d’hommes, ne monsieur ne pourrait-il évaluer ce maximum ?

– Comment cela, Conseil ?– Par le calcul. Étant donnée la capacité du navire que monsieur connaît,

et, par conséquent, la quantité d’air qu’il renferme ; sachant d’autre part ceque chaque homme dépense dans l’acte de la respiration, et comparant ces

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résultats avec la nécessité où le Nautilus est de remonter toutes les vingt-quatre heures… »

La phrase de Conseil n’en finissait pas, mais je vis bien où il voulait envenir.

« Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-là, facile à établir d’ailleurs, nepeut donner qu’un chiffre très incertain.

– N’importe, reprit Ned Land, en insistant.– Voici le calcul, répondis-je. Chaque homme dépense en une heure

l’oxygène contenu dans cent litres d’air, soit en vingt-quatre heuresl’oxygène contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut donc cherchercombien de fois le Nautilus renferme deux mille quatre cents litres d’air.

– Précisément, dit Conseil.– Or, repris-je, la capacité du Nautilus étant de quinze cents tonneaux, et

celle du tonneau de mille litres, le Nautilus renferme quinze cent mille litresd’air, qui, divisés par deux mille quatre cents… »

Je calculai rapidement au crayon :« … donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient à dire que l’air

contenu dans le Nautilus pourrait rigoureusement suffire à six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures.

– Six cent vingt-cinq ! répéta Ned.– Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagers que marins ou

officiers, nous ne formons pas la dixième partie de ce chiffre.– C’est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil.– Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience.– Et même mieux que la patience, répondit Conseil, la résignation. »Conseil avait employé le mot juste.« Après tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours au

sud ! Il faudra bien qu’il s’arrête, ne fût-ce que devant la banquise, et qu’ilrevienne vers des mers plus civilisées ! Alors il sera temps de reprendre lesprojets de Ned Land. »

Le Canadien secoua la tête, passa la main sur son front, ne répondit pas,et se retira.

« Que monsieur me permette de lui faire une observation, me dit alorsConseil. Ce pauvre Ned pense à tout ce qu’il ne peut pas avoir. Tout luirevient de sa vie passée. Tout lui semble regrettable de ce qui nous estinterdit. Ses anciens souvenirs l’oppressent et il a le cœur gros. Il faut lecomprendre. Qu’est-ce qu’il a à faire ici ? Rien. Il n’est pas un savantcomme monsieur, et ne saurait prendre le même goût que nous aux chosesadmirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans une tavernede son pays ! »

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Il est certain que la monotonie du bord devait paraître insupportable auCanadien, habitué à une vie libre et active. Les évènements qui pouvaient lepassionner étaient rares. Cependant, ce jour-là, un incident vint lui rappelerses beaux jours de harponneur.

Vers onze heures du matin, étant à la surface de l’Océan, le Nautilustomba au milieu d’une troupe de baleines : rencontre qui ne me surprit pas,car je savais que ces animaux, chassés à outrance, se sont réfugiés dans lesbassins des hautes latitudes.

Le rôle joué par la baleine dans le monde marin et son influence sur lesdécouvertes géographiques ont été considérables. C’est elle qui, entraînant àsa suite les Basques d’abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais,les enhardit contre les dangers de l’Océan et les conduisit d’une extrémitéde la terre à l’autre. Les baleines aiment à fréquenter les mers australes etboréales. D’anciennes légendes prétendent même que ces cétacés amenèrentles pêcheurs jusqu’à sept lieues seulement du pôle Nord. Si le fait est fauxil sera vrai un jour, et c’est probablement ainsi, en chassant la baleine dansles régions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindront les deuxpoints inconnus du globe.

Nous étions assis sur la plate-forme par une mer tranquille ; mais le moisd’octobre de ces latitudes nous donnait de belles journées d’automne. Ce futle Canadien, – il ne pouvait s’y tromper, – qui signala une baleine à l’horizondans l’est. En regardant attentivement, on voyait un dos noirâtre s’élever ets’abaisser alternativement au-dessus des flots, à cinq milles du Nautilus.

« Ah ! s’écria Ned Land, si j’étais à bord d’un baleinier, voilà unerencontre qui me ferait plaisir ! C’est un animal de grande taille. Voyez avecquelle puissance ses évents rejettent des colonnes d’air et de vapeur ! Millediables ! pourquoi faut-il que je sois enchaîné sur ce morceau de tôle !

– Quoi ! Ned, répondis-je, vous n’êtes pas encore revenu de vos vieillesidées de pêche ?

– Est-ce qu’un pêcheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancienmétier ? Est-ce qu’on se lasse jamais des émotions d’une pareille chasse ?

– Vous n’avez jamais pêché dans ces mers, Ned ?– Jamais, monsieur. Dans les mers boréales seulement, et autant dans le

détroit de Behring que dans celui de Davis.– Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’est la baleine

franche que vous avez chassée jusqu’ici, et elle ne se hasarderait pas à passerles eaux chaudes de l’équateur.

– Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous là ? répliqua le Canadiend’un ton passablement incrédule.

– Je dis ce qui est.

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– Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilà deux ans etdemi, j’ai amariné près du Groenland une baleine qui portait encore dans sonflanc le harpon poinçonné d’un baleinier de Behring. Or je vous demandecomment, après avoir été frappé à l’ouest de l’Amérique, l’animal seraitvenu se faire tuer à l’est, s’il n’avait, après avoir doublé soit le cap Horn,soit le cap de Bonne-Espérance, franchi l’équateur !

– Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et j’attends ce que répondramonsieur.

– Monsieur vous répondra, mes amis, que les baleines sont localisées,suivant leurs espèces, dans certaines mers qu’elles ne quittent pas. Et si l’unde ces animaux est venu du détroit de Behring dans celui de Davis, c’esttout simplement parce qu’il existe un passage d’une mer à l’autre, soit surles côtes septentrionales de l’Amérique, soit sur celles de l’Asie.

– Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant un œil.– Il faut croire monsieur, répondit Conseil.– Dès lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai jamais pêché dans ces

parages, je ne connais point les baleines qui les fréquentent ?– Je vous l’ai dit, Ned.– Raison de plus pour faire leur connaissance, répliqua Conseil.– Voyez ! voyez ! s’écria le Canadien, la voix émue. Elle s’approche ! Elle

vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre elle ! »Ned frappait du pied. Sa main frémissait en brandissant un harpon

imaginaire.« Ces cétacés, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux des mers

boréales ?– À peu près, Ned.– C’est que j’ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines, qui

mesuraient jusqu’à cent pieds de longueur. Je me suis même laissé dire quele Hullamock et l’Umgallick des îles Aléoutiennes dépassaient quelquefoiscent cinquante pieds.

– Ceci me paraît exagéré, répondis-je. Ces animaux ne sont que desbaleinoptères, pourvus de nageoires dorsales, et, de même que les cachalots,ils sont généralement plus petits que la baleine franche.

– Ah ! s’écria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas l’Océan, ellese rapproche, elle vient dans les eaux du Nautilus. »

Puis, reprenant sa conversation :« Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d’une petite bête. On cite

cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cétacés intelligents.Quelques-uns, dit-on, se couvrent d’algues et de fucus. On les prend pourles îlots, on campe dessus, on s’y installe, on fait du feu…

– On y bâtit des maisons, dit Conseil.

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– Oui, farceur, répondit Ned Land. Puis, un beau jour, l’animal plonge etentraîne tous ses habitants au fond de l’abîme.

– Comme dans les voyages de Simbad le marin, répliquai-je en riant. Ah !maître Land, il paraît que vous aimez les histoires extraordinaires ! Quelscachalots que les vôtres ! J’espère que vous n’y croyez pas.

– Monsieur le naturaliste, répondit sérieusement le Canadien, il faut toutcroire de la part des baleines. – Comme elle marche, celle-ci ! Comme ellese dérobe ! – On prétend que ces animaux-là peuvent faire le tour du mondeen quinze jours.

– Je ne dis pas non.– Mais ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c’est

que, au commencement du monde, les baleines nageaient plus rapidementencore.

– Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ?– Parce qu’alors elles avaient la queue en travers, comme les poissons,

c’est-à-dire que cette queue, comprimée verticalement, frappait l’eau degauche à droite et de droite à gauche. Mais le Créateur, s’apercevant qu’ellesmarchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-là elles battentles flots de haut en bas, au détriment de leur rapidité.

– Bon, Ned, dis-je en reprenant une expression du Canadien, faut-il vouscroire ?

– Pas trop, répondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais qu’il existedes baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille livres.

– C’est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant il faut avouer que certainscétacés acquièrent un développement considérable, puisque, dit-on, ilsfournissent jusqu’à cent vingt tonnes d’huile.

– Pour ça, je l’ai vu, dit le Canadien.– Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleines

égalent en grosseur cent éléphants. Jugez des effets produits par une tellemasse lancée à toute vitesse.

– Est-il vrai, demanda Conseil, qu’elles peuvent couler des navires ?– Des navires, je ne le crois pas, répondis-je. On raconte cependant qu’en

1820, précisément dans ces mers du Sud, une baleine se précipita sur l’Essexet le fit reculer avec une vitesse de quatre mètres par seconde. Des lamespénétrèrent par l’arrière, et l’Essex sombra presque aussitôt. »

Ned me regarda d’un air narquois.« Pour mon compte, dit-il, j’ai reçu un coup de queue de baleine, – dans

mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons étélancés à une hauteur de six mètres. Mais auprès de la baleine de monsieurle professeur, la mienne n’était qu’un baleineau.

– Est-ce que ces animaux-là vivent longtemps ! demanda Conseil.

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– Mille ans, répondit le Canadien sans hésiter.– Et comment le savez-vous, Ned ?– Parce qu’on le dit.– Et pourquoi le dit-on ?– Parce qu’on le sait.– Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnement

sur lequel on s’appuie : Il y a quatre cents ans, lorsque les pêcheurschassèrent pour la première fois les baleines, ces animaux avaient une taillesupérieure à celle qu’ils acquièrent aujourd’hui. On suppose donc, assezlogiquement, que l’infériorité des baleines actuelles vient de ce qu’ellesn’ont pas eu le temps d’atteindre leur complet développement. C’est ce quia fait dire à Buffon que ces cétacés pouvaient et devaient même vivre milleans. Vous entendez ? »

Ned Land n’entendait pas. Il n’écoutait plus. La baleine s’approchaittoujours. Il la dévorait des yeux.

« Ah ! s’écria-t-il, ce n’est plus une baleine, c’est dix, c’est vingt, c’est untroupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire ! Être là pieds et poings liés !

– Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaineNemo la permission de chasser ?… »

Conseil n’avait pas achevé sa phrase, que Ned Land s’était affalé par lepanneau et courait à la recherche du capitaine. Quelques instants après, tousdeux reparaissaient sur la plate-forme.

Le capitaine Nemo observa le troupeau de cétacés qui s’ébattait sur leseaux à un mille du Nautilus.

« Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a là la fortune d’une flotte debaleiniers.

– Eh bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-je leur donner lachasse, ne fût-ce que pour ne pas oublier mon ancien métier de harponneur ?

– À quoi bon, répondit le capitaine Nemo, chasser uniquement pourdétruire ? Nous n’avons que faire d’huile de baleine à bord.

– Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge, vous nousavez autorisés à poursuivre un dugong.

Il s’agissait alors de procurer de la viande fraîche à mon équipage. Ici, ceserait tuer pour tuer. Je sais bien que c’est un privilège réservé à l’homme,mais je n’admets pas ces passe-temps meurtriers. En détruisant la baleineaustrale comme la baleine franche, êtres inoffensifs et bons, vos pareils,maître Land, commettent une action blâmable. C’est ainsi qu’ils ont déjàdépeuplé toute la baie de Baffin, et qu’ils anéantiront une classe d’animauxutiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cétacés. Ils ont bien assezde leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans quevous vous en mêliez. »

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Je laisse à imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce coursde morale. Donner de semblables raisons à un chasseur, c’était perdreses paroles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et ne comprenaitévidemment pas ce qu’il voulait lui dire. Cependant le capitaine avait raison :l’acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs fera disparaître un jourla dernière baleine de l’Océan.

Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra ses mains dansses poches et nous tourna le dos.

Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cétacés, ets’adressant à moi :

« J’avais raison de prétendre que, sans compter l’homme, les baleines ontassez d’autres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire à forte partieavant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, à huit milles sous le vent,ces points noirâtres qui sont en mouvement ?

– Oui, capitaine, répondis-je.– Ce sont des cachalots, animaux terribles, que j’ai quelquefois rencontrés

par troupes de deux à trois cents. Quant à ceux-là, bêtes cruelles etmalfaisantes, on a raison de les exterminer. »

Le Canadien se retourna vivement à ces derniers mots.« Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans l’intérêt même des

baleines…– Inutile de s’exposer, monsieur le professeur. Le Nautilus suffira à

disperser ces cachalots. Il est armé d’un éperon d’acier qui vaut bien leharpon de maître Land, j’imagine ? »

Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les épaules. Attaquer des cétacésà coups d’éperon ! Qui avait jamais entendu parler de cela ?

« Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vousmontrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitié pources féroces cétacés. Ils ne sont que bouche et dents ! »

Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocéphale,dont la taille dépasse quelquefois vingt-cinq mètres. La tête énorme de cecétacé occupe environ le tiers de son corps. Mieux armé que la baleine, dontla mâchoire supérieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimètres, cylindriques et coniques àleur sommet, et qui pèsent deux livres chacune. C’est à la partie supérieurede cette énorme tête et dans de grandes cavités séparées par des cartilages,que se trouvent trois à quatre cents kilogrammes de cette huile précieuse,dite « blanc de baleine ». Le cachalot est un animal disgracieux, plutôt têtardque poisson, suivant la remarque de Frédol. Il est mal construit, étant pourainsi dire « manqué » dans toute la partie gauche de sa charpente, et n’yvoyant guère que de l’œil droit.

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Cependant le monstrueux troupeau s’approchait toujours. Il avait aperçules baleines et se préparait à les attaquer. On pouvait préjuger d’avance lavictoire des cachalots, non seulement parce qu’ils sont mieux bâtis pourl’attaque que leurs inoffensifs adversaires, mais aussi parce qu’ils peuventrester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer à leur surface.

Il n’était que temps d’aller au secours des baleines. Le Nautilus se mitentre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous prîmes place devant les vitresdu salon. Le capitaine Nemo se rendit près du timonier pour manœuvrer sonappareil comme un engin de destruction. Bientôt je sentis les battements del’hélice se précipiter et notre vitesse s’accroître.

Le combat était déjà commencé entre les cachalots et les baleineslorsque le Nautilus arriva. Il manœuvra de manière à couper la troupe demacrocéphales. Ceux-ci, tout d’abord, se montrèrent peu émus à la vue dunouveau monstre qui se mêlait à la bataille. Mais bientôt ils durent se garerde ses coups.

Quelle lutte ! Ned Land lui-même, bientôt enthousiasmé, finit par battredes mains. Le Nautilus n’était plus qu’un harpon formidable, brandi parla main de son capitaine. Il se lançait contre ces masses charnues et lestraversait de part en part, laissant après son passage deux grouillantes moitiésd’animal. Les formidables coups de queue qui frappaient ses flancs, ilne les sentait pas. Les chocs qu’il produisait, pas davantage. Un cachalotexterminé, il courait à un autre, virant sur place pour ne pas manquer sa proie,allant de l’avant, de l’arrière, docile à son gouvernail, plongeant quand lecétacé s’enfonçait dans les couches profondes, remontant avec lui lorsqu’ilrevenait à la surface, le frappant de plein ou d’écharpe, le coupant ou ledéchirant, et dans toutes les directions et sous toutes les allures, le perçantde son terrible éperon.

Quel carnage ! quels bruits à la surface des flots ! quels sifflements aiguset quels ronflements particuliers à ces animaux épouvantés ! Au milieude ces couches ordinairement si paisibles, leur queue créait de véritableshoules.

Pendant une heure se prolongea cet homérique massacre, auquel lesmacrocéphales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douzeréunis essayèrent d’écraser le Nautilus sous leur masse. On voyait, à lavitre, leur gueule énorme pavée de dents, leur œil formidable. Ned Land,qui ne se possédait plus, les menaçait et les injuriait. On sentait qu’ils secramponnaient à notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sousles taillis. Mais le Nautilus, forçant son hélice, les emportait, les entraînaitou les ramenait vers le niveau supérieur des eaux, sans se soucier ni de leurpoids énorme ni de leurs puissantes étreintes.

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Enfin la masse des cachalots s’éclaircit, les flots redevinrent tranquilles.Je sentis que nous remontions à la surface de l’Océan. Le panneau fut ouvert,et nous nous précipitâmes sur la plate-forme.

La mer était couverte de cadavres mutilés. Une explosion formidablen’eût pas divisé, déchiré, déchiqueté avec plus de violence ces massescharnues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuâtres sur ledos, blanchâtres sous le ventre, et tout bossués d’énormes protubérances.Quelques cachalots épouvantés fuyaient à l’horizon. Les flots étaient teintsen rouge sur un espace de plusieurs milles, et le Nautilus nageait au milieud’une mer de sang.

Le capitaine Nemo nous rejoignit.« Eh bien, maître Land ? dit-il.– Eh bien, monsieur, répondit le Canadien, chez lequel l’enthousiasme

s’était calmé, c’est un spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas unboucher, je suis un chasseur, et ceci n’est qu’une boucherie.

– C’est un massacre d’animaux malfaisants, répondit le capitaine, et leNautilus n’est pas un couteau de boucher.

– J’aime mieux mon harpon, répliqua le Canadien.– Chacun son arme, » répondit le capitaine, en regardant fixement Ned

Land.Je craignais que celui-ci ne se laissât emporter à quelque violence qui

aurait eu des conséquences déplorables. Mais sa colère fut détournée par lavue d’une baleine que le Nautilus accostait en ce moment.

L’animal n’avait pu échapper à la dent des cachalots. Je reconnus labaleine australe, à tête déprimée, qui est entièrement noire. Anatomiquementelle se distingue de la baleine blanche et du Nord-Caper par la souduredes sept vertèbres cervicales, et elle compte deux côtes de plus que sescongénères. Le malheureux cétacé, couché sur le flanc, le ventre troué demorsures, était mort. Au bout de sa nageoire mutilée pendait encore un petitbaleineau qu’il n’avait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissaitcouler l’eau qui murmurait comme un ressac à travers ses fanons.

Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près du cadavre de l’animal.Deux de ses hommes montèrent sur le flanc de la baleine, et je vis, nonsans étonnement, qu’ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu’ellescontenaient, c’est-à-dire la valeur de deux à trois tonneaux.

Le capitaine m’offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pusm’empêcher de lui marquer ma répugnance pour ce breuvage. Il m’assuraque ce lait était excellent et qu’il ne se distinguait en aucune façon du laitde vache.

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Je le goûtai et je fus de son avis. C’était donc pour nous une réserve utile,car ce lait, sous la forme de beurre salé ou de fromage, devait apporter uneagréable variété à notre ordinaire.

De ce jour-là, je remarquai avec inquiétude que les dispositions de NedLand envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et jerésolus de surveiller de près les faits et gestes du Canadien.

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CHAPITRE XIIILa banquise

Le Nautilus avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il suivaitle cinquantième méridien avec une vitesse considérable. Voulait-il doncatteindre le pôle ? Je ne le pensais pas, car jusqu’ici toutes les tentatives pours’élever jusqu’à ce point du globe avaient échoué. La saison, d’ailleurs, étaitdéjà fort avancée, puisque le 13 mars des terres antarctiques correspond au13 septembre des régions boréales, qui commence la période équinoxiale.

Le 14 mars, j’aperçus des glaces flottantes par 55° de latitude, simplesdébris blafards de vingt à vingt-cinq pieds, formant des écueils sur lesquelsla mer déferlait. Le Nautilus se maintenait à la surface de l’Océan. Ned Land,ayant déjà pêché dans les mers arctiques, était familiarisé avec ce spectacledes icebergs. Conseil et moi, nous l’admirions pour la première fois.

Dans l’atmosphère, vers l’horizon du sud, s’étendait une bande blanched’un éblouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donné le nom de « ice-blinck. » Quelque épais que soient les nuages, ils ne peuvent l’obscurcir.Elle annonce la présence d’un pack ou banc de glace.

En effet, bientôt apparurent des blocs plus considérables dont l’éclat semodifiait suivant les caprices de la brume. Quelques-unes de ces massesmontraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eût tracé leslignes ondulées. D’autres, semblables à d’énormes améthystes, se laissaientpénétrer par la lumière. Celles-ci réverbéraient les rayons du jour sur lesmille facettes de leurs cristaux. Celles-là, nuancées des vifs reflets ducalcaire, auraient suffi à la construction de toute une ville de marbre.

Plus nous descendions au sud, plus ces îles flottantes gagnaient ennombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers.C’étaient des pétrels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient deleurs cris. Quelques-uns, prenant le Nautilus pour le cadavre d’une baleine,venaient s’y reposer et piquaient de coups de bec sa tôle sonore.

Pendant cette navigation au milieu des glaces le capitaine Nemo setint souvent sur la plate-forme. Il observait avec attention ces paragesabandonnés. Je voyais son calme regard s’animer parfois. Se disait-il quedans ces mers polaires interdites à l’homme, il était là chez lui, maîtrede ces infranchissables espaces ? Peut-être. Mais il ne parlait pas. Ilrestait immobile, ne revenant à lui que lorsque ses instincts de manœuvrierreprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avec une adresseconsommée, il évitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur quivariait de soixante-dix à quatre-vingts mètres. Souvent l’horizon paraissait

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entièrement fermé. À la hauteur du soixantième degré de latitude, toute passeavait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait bientôtquelque étroite ouverture par laquelle il se glissait audacieusement, sachantbien cependant, qu’elle se refermerait derrière lui.

Ce fut ainsi que le Nautilus, guidé par cette main habile, dépassa toutesces glaces, classées, suivant leur forme ou leur grandeur, avec une précisionqui enchantait Conseil : iceberg ou montagnes, icefields ou thamps unis etsans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brisés, nomméspalchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu’ils sont faits de morceauxallongés.

La température était assez basse. Le thermomètre, exposé à l’air extérieur,marquait deux ou trois degrés au-dessous de zéro. Mais nous étionschaudement habillés de fourrure, dont les phoques ou les ours marins avaientfait les frais. L’intérieur du Nautilus, régulièrement chauffé par ses appareilsélectriques, défiait les froids les plus intenses. D’ailleurs, il lui eût suffide s’enfoncer à quelques mètres au-dessous des flots pour y trouver unetempérature supportable.

Deux mois plus tôt, nous aurions joui sous cette latitude d’un jourperpétuel ; mais déjà la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et plustard elle devait jeter six mois d’ombre sur ces régions circum polaires.

Le 15 mars, la latitude des îles New-Sethland et des Orkney du Sudfut dépassée. Le capitaine m’apprit qu’autrefois de nombreuses tribus dephoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et américains, dansleur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, là oùexistait l’animation de la vie, avaient laissé après eux le silence de la mort.

Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivant le cinquante-cinquième méridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces nousentouraient de toutes parts et fermaient l’horizon. Cependant le capitaineNemo marchait de passe en passe et s’élevait toujours.

« Mais où va-t-il ? demandai-je.– Devant lui, répondait Conseil. Après tout, lorsqu’il ne pourra pas aller

plus loin, il s’arrêtera.– Je n’en jurerais pas ! » répondis-je.Et, pour être franc, j’avouerai que cette excursion aventureuse ne me

déplaisait point. À quel degré m’émerveillaient les beautés de ces régionsnouvelles, je ne saurais l’exprimer. Les glaces prenaient des attitudessuperbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets etses mosquées innombrables ; là, une cité écroulée, et comme jetée à terre parune convulsion du sol. Aspects incessamment variés par les obliques rayonsdu soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige.

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Puis, de toutes parts des détonations, des éboulements, de grandes culbutesd’icebergs, qui changeaient le décor comme le paysage d’un diorama.

Lorsque le Nautilus était immergé au moment où se rompaient ceséquilibres, le bruit se propageait sous les eaux avec une effrayante intensité,et la chute de ces masses créait de redoutables remous jusque dans lescouches profondes de l’Océan. Le Nautilus roulait et tanguait alors commeun navire abandonné à la furie des éléments.

Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous étionsdéfinitivement prisonniers ; mais, l’instinct le guidant, sur le plus légerindice, le capitaine Nemo découvrait des passes nouvelles. Il ne se trompaitjamais en observant les minces filets d’eau bleuâtre qui sillonnaient lesicefields. Aussi ne mettais-je pas en doute qu’il n’eût aventuré déjà leNautilus au milieu des mers antarctiques.

Cependant, dans la journée du 16 mars, les champs de glace nousbarraient absolument la route. Ce n’était pas encore la banquise, mais devastes icefields cimentés par le froid. Cet obstacle ne pouvait arrêter lecapitaine Nemo, et il se lança contre l’icefield avec une effroyable violence.Le Nautilus entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisaitavec des craquements terribles. C’était l’antique bélier poussé par unepuissance infinie. Les débris de glace, haut projetés, retombaient en grêleautour de nous. Par sa seule force d’impulsion, notre appareil se creusait unchenal. Quelquefois, emporté par son élan, il montait sur le champ de glace etl’écrasait de son poids, ou par instants, enfourné sous l’icefield, il le divisaitpar un simple mouvement de tangage qui produisait de larges déchirures.

Pendant ces journées, de violents grains nous assaillirent. Par certainesbrumes épaisses, on ne se fût pas vu d’une extrémité de la plate-forme àl’autre. Le vent sautait brusquement à tous les points du compas. La neiges’accumulait en couches si dures qu’il fallait la briser à coups de pic. Rienqu’à la température de cinq degrés au-dessous de zéro, toutes les partiesextérieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Un gréement n’aurait puse manœuvrer, car tous les garants eussent été engagés dans la gorge despoulies. Un bâtiment sans voiles et mû par un moteur électrique qui se passaitde charbon pouvait seul affronter d’aussi hautes latitudes.

Dans ces conditions, le baromètre se tint généralement très bas. Il tombamême à 73° 5’. Les indications de la boussole n’offraient plus aucunegarantie. Ses aiguilles affolées marquaient des directions contradictoires, ens’approchant du pôle magnétique méridional, qui ne se confond pas avecle sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pôle est situé à peu prèspar 70° de latitude et 130° de longitude, et d’après les observations deDuperré, par 135° de longitude et 70° 30’de latitude. Il fallait faire alors desobservations nombreuses sur les compas transportés à différentes parties du

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navire et prendre une moyenne. Mais souvent, on s’en rapportait à l’estimepour relever la route parcourue, méthode peu satisfaisante au milieu de cespasses sinueuses dont les points de repère changent incessamment.

Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le Nautilus se vitdéfinitivement enrayé. Ce n’était plus ni les streams, ni les palks, ni lesicefields, mais une interminable et immobile barrière formée de montagnessoudées entre elles.

« La banquise ! » me dit le Canadien.Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui

nous avaient précédés, c’était l’infranchissable obstacle. Le soleil ayantun instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assezexacte qui donnait à notre situation 51° 30’de longitude et 67° 39’de latitudeméridionale. C’était déjà un point avancé des régions antarctiques.

De mer, de surface liquide, il n’y avait plus apparence devant nosyeux. Sous l’éperon du Nautilus s’étendait une vaste plaine tourmentée,enchevêtrée de blocs confus, avec tout ce pêle-mêle capricieux quicaractérise la surface d’un fleuve quelque temps avant la débâcle des glaces,mais sur des proportions gigantesques. Çà et là, des pics aigus, des aiguillesdéliées s’élevant à une hauteur de deux cents pieds ; plus loin, une suitede falaises taillées à pic et revêtues de teintes grisâtres, vastes miroirs quireflétaient quelques rayons de soleil à demi noyés dans les brumes. Puis, surcette nature désolée, un silence farouche, à peine rompu par le battementd’ailes des pétrels ou des puffins. Tout était gelé alors, même le bruit.

Le Nautilus dut donc s’arrêter dans son aventureuse course au milieu deschamps de glace.

« Monsieur, me dit ce jour-là Ned Land, si votre capitaine va plus loin !…– Eh bien ?– Ce sera un maître homme.– Pourquoi, Ned ?– Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votre

capitaine ; mais, mille diables ! il n’est pas plus puissant que la nature, et làoù elle a mis des bornes, il faut que l’on s’arrête, bon gré, mal gré.

– En effet, Ned Land, et cependant j’aurais voulu savoir ce qu’il y aderrière cette banquise ! Un mur-voilà ce qui m’irrite le plus !

– Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n’ont été inventés que pouragacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part.

– Bon ! fit le Canadien. Derrière cette banquise, on sait bien ce qui setrouve.

– Quoi donc ? demandai-je.– De la glace, et toujours de la glace !

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– Vous êtes certain de ce fait, Ned, répliquai-je, mais moi je ne le suispas. Voilà pourquoi je voudrais aller voir.

– Eh bien, monsieur le professeur, répondit le Canadien, renoncez à cetteidée. Vous êtes arrivé à la banquise, ce qui est déjà suffisant, et vous n’irezpas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son Nautilus. Et qu’il le veuille ounon, nous reviendrons vers le nord, c’est-à-dire au pays des honnêtes gens. »

Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires neseront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront s’arrêterdevant la banquise.

En effet, malgré ses efforts, malgré les moyens puissants employés pourdisjoindre les glaces, le Nautilus fut réduit à l’immobilité. Ordinairement,qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici,revenir était aussi impossible qu’avancer, car les passes s’étaient referméesderrière nous, et pour peu que notre appareil demeurât stationnaire, il netarderait pas à être bloqué. Ce fut même ce qui arriva vers deux heures dusoir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec une étonnante rapidité. Jedus avouer que la conduite du capitaine Nemo était plus qu’imprudente.

J’étais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine, qui observait lasituation depuis quelques instants, me dit :

« Et bien, monsieur le professeur, qu’en pensez-vous ?– Je pense que nous sommes pris, capitaine.– Pris ! Et comment l’entendez-vous ?– J’entends que nous ne pouvons aller ni en avant, ni en arrière, ni d’aucun

côté. C’est, je crois, ce qui s’appelle « pris », du moins sur les continentshabités.

– Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus ne pourra passe dégager ?

– Difficilement, capitaine, car la saison est déjà trop avancée pour quevous comptiez sur une débâcle des glaces.

– Ah ! monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo d’unton ironique, vous serez donc toujours le même ! Vous ne voyezqu’empêchements et obstacles ! Moi, je vous affirme que non seulement leNautilus se dégagera, mais qu’il ira plus loin encore !

– Plus loin au sud ? demandai-je en regardant le capitaine.– Oui, monsieur, il ira au pôle.– Au pôle ! m’écriai-je, ne pouvant retenir un mouvement d’incrédulité.– Oui ! répondit froidement le capitaine, au pôle antarctique, à ce point

inconnu où se croisent tous les méridiens du globe. Vous savez si je fais duNautilus ce que je veux. »

Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu’à la témérité !Mais vaincre ces obstacles qui hérissent le pôle sud, plus inaccessible que

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ce pôle nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, n’était-cepas une entreprise absolument insensée, et que seul l’esprit d’un fou pouvaitconcevoir !

Il me vint alors à l’idée de demander au capitaine Nemo s’il avait déjàdécouvert ce pôle que n’avait jamais foulé le pied d’une créature humaine.

« Non, monsieur, me répondit-il, et nous le découvrirons ensemble. Làoù d’autres ont échoué, je n’échouerai pas. Jamais je n’ai promené monNautilus aussi loin sur les mers australes ; mais, je vous le répète, il ira plusloin encore.

– Je veux vous croire, capitaine, repris-je d’un ton un peu ironique. Jevous crois ! Allons en avant ! Il n’y a pas d’obstacles pour nous ! Brisonscette banquise ! Faisons-la sauter, et si elle résiste, donnons des ailes auNautilus, afin qu’il puisse passer par-dessus !

– Par-dessus ? monsieur le professeur, répondit tranquillement lecapitaine Nemo. Non point par-dessus, mais par-dessous.

– Par-dessous ! » m’écriai-je.Une subite révélation des projets du capitaine venait d’illuminer mon

esprit. J’avais compris. Les merveilleuses qualités du Nautilus allaient leservir encore dans cette surhumaine entreprise !

« Je vois que nous commençons à nous entendre, monsieur le professeur,me dit le capitaine, souriant à demi. Vous entrevoyez déjà la possibilité,– moi, je dirai le succès, – de cette tentative. Ce qui est impraticable avec unnavire ordinaire devient facile au Nautilus. Si un continent émerge au pôle,il s’arrêtera devant ce continent. Mais si, au contraire, c’est la mer libre quile baigne, il ira au pôle même !

– En effet, dis-je, entraîné par le raisonnement du capitaine, si la surfacede la mer est solidifiée par les glaces, ses couches inférieures sont libres,par cette raison providentielle qui a placé à un degré supérieur à celui de lacongélation le maximum de densité de l’eau de mer. Et, si je ne me trompe,la partie immergée de cette banquise est à la partie émergente comme quatreest à un ?

– À peu près, monsieur le professeur. Pour un pied que les icebergs ontau-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnesde glace ne dépassent pas une hauteur de cent mètres, elles ne s’enfoncentque de trois cents. Or, qu’est-ce que trois cents mètres pour le Nautilus ?

– Rien, monsieur.– Il pourra même aller chercher à une profondeur plus grande cette

température uniforme des eaux marines, et là nous braverons impunémentles trente ou quarante degrés de froid de la surface.

– Juste, monsieur, très juste, répondis-je en m’animant.

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– La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieursjours immergés sans renouveler notre provision d’air.

– N’est-ce que cela ? répliquai-je. Le Nautilus a de vastes réservoirs, nousles remplirons, et ils nous fourniront tout l’oxygène dont nous aurons besoin.

– Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit en souriant le capitaine.Mais ne voulant pas que vous puissiez m’accuser de témérité, je voussoumets d’avance toutes mes objections.

– En avez-vous encore à faire ?– Une seule. Il est possible, si la mer existe au pôle sud, que cette mer

soit entièrement prise, et, par conséquent, que nous ne puissions revenir àsa surface !

– Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est armé d’un redoutableéperon, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces champs deglace qui s’ouvriront au choc ?

– Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idées aujourd’hui !– D’ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m’enthousiasmant de plus belle,

pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pôle sud comme au pôlenord ? Les pôles du froid et les pôles de la terre ne se confondent nidans l’hémisphère austral ni dans l’hémisphère boréal, et jusqu’à preuvecontraire, on doit supposer ou un continent ou un océan dégagé de glaces àces deux points du globe.

– Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo. Jevous ferai seulement observer qu’après avoir émis tant d’objections contremon projet, maintenant vous m’écrasez d’arguments en sa faveur. »

Le capitaine Nemo disait vrai. J’en étais arrivé à la vaincre en audace !C’était moi qui l’entraînais au pôle ! Je le devançais, je le distançais… Maisnon ! pauvre fou ! Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et lecontre de la question, et il s’amusait à te voir emporté dans les rêveries del’impossible !

Cependant, il n’avait pas perdu un instant. À un signal le second parut.Ces deux hommes s’entretinrent rapidement dans leur incompréhensiblelangage, et soit que le second eût été antérieurement prévenu, soit qu’iltrouvât le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise.

Mais si impassible qu’il fût, il ne montra pas une plus complèteimpassibilité que Conseil, lorsque j’annonçai à ce digne garçon notreintention de pousser jusqu’au pôle sud. Un « comme il plaira à monsieur »accueillit ma communication, et je dus m’en contenter. Quant à Ned Land,si jamais épaules se levèrent haut, ce furent celles du Canadien.

« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vousme faites pitié !

– Mais nous irons au pôle, maître Ned.

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– Possible, mais vous n’en reviendrez pas ! »Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire un malheur, » dit-

il en me quittant.Cependant les préparatifs de cette audacieuse tentative venaient de

commencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient l’air dans lesréservoirs et l’emmagasinaient à une haute pression. Vers quatre heures, lecapitaine Nemo m’annonça que les panneaux de la plate-forme allaient êtrefermés. Je jetai un dernier regard sur l’épaisse banquise que nous allionsfranchir. Le temps était clair, l’atmosphère assez pure, le froid très vif, 12°au-dessous de zéro ; mais le vent s’étant calmé, cette température ne semblaitpas trop insupportable.

Une dizaine d’hommes montèrent sur les flancs du Nautilus et, armésde pics, ils cassèrent la glace autour de la carène qui fut bientôt dégagée.Opération rapidement pratiquée, car la jeune glace était mince encore. Tousnous rentrâmes à l’intérieur. Les réservoirs habituels se remplirent de cetteeau tenue libre à la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas à descendre.

J’avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nousregardions les couches inférieures de l’Océan austral. Le thermomètreremontait. L’aiguille du manomètre déviait sur le cadran.

À trois cents mètres environ, ainsi que l’avait prévu le capitaine Nemo,nous flottions sous la surface ondulée de la banquise. Mais le Nautiluss’immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents mètres.La température de l’eau, qui donnait douze degrés à la surface, n’en accusaitplus que onze. Deux degrés étaient déjà gagnés. Il va sans dire que latempérature du Nautilus, élevée par ses appareils de chauffage, se maintenaità un degré très supérieur. Toutes les manœuvres s’accomplissaient avec uneextraordinaire précision.

« On passera, n’en déplaise à monsieur, » me dit Conseil.– J’y compte bien ! » répondis-je avec le ton d’une profonde conviction.Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin du pôle,

sans s’écarter du cinquante-deuxième méridien. De 67° 30’à 90°, vingt-deuxdegrés et demi en latitude restaient à parcourir, c’est-à-dire un peu plus decinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-six milles àl’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait, quarante heures luisuffisaient pour atteindre le pôle.

Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de la situation nous retint,Conseil et moi, à la vitre du salon. La mer s’illuminait sous l’irradiationélectrique du fanal. Mais elle était déserte. Les poissons ne séjournaient pasdans ces eaux prisonnières. Ils ne trouvaient là qu’un passage pour aller del’Océan antarctique à la mer libre du pôle. Notre marche était rapide. On lasentait telle aux tressaillements de la longue coque d’acier.

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Vers deux heures du matin, j’allai prendre quelques heures de repos.Conseil m’imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai pas le capitaineNemo. Je supposai qu’il se tenait dans la cage du timonier.

Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je repris mon poste dansle salon. Le loch électrique m’indiqua que la vitesse du Nautilus avait étémodérée. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidantlentement ses réservoirs.

Mon cœur battait. Allions-nous émerger et retrouver l’atmosphère libredu pôle ?

Non. Un choc m’apprit que le Nautilus avait heurté la surface inférieurede la banquise, très épaisse encore, à en juger par la matité du bruit. Eneffet, nous avions « touché, » pour employer l’expression marine, mais ensens inverse et par trois mille pieds de profondeur. Ce qui donnait quatremille pieds de glace au-dessus de nous, dont mille émergeaient. La banquiseprésentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avions relevée surses bords. Circonstance peu rassurante.

Pendant cette journée, le Nautilus recommença plusieurs fois cette mêmeexpérience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. À de certains instants, il la rencontra par neuf cents mètres,ce qui accusait douze cents mètres d’épaisseur dont trois cents mètress’élevaient au-dessus de la surface de l’Océan. C’était le double de la hauteurque présentait la banquise, au moment où le Nautilus s’était enfoncé sousles flots.

Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtins ainsi le profilsous-marin de cette chaîne qui se développait sous les eaux.

Le soir ; aucun changement n’était survenu dans notre situation. Toujoursla glace entre quatre cents et cinq cents mètres de profondeur. Diminutionévidente, mais quelle épaisseur encore entre nous et la surface de l’Océan !

Il était huit heures alors. Depuis quatre heures déjà, l’air aurait dû êtrerenouvelé à l’intérieur du Nautilus, suivant l’habitude quotidienne du bord.Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n’eût pasencore demandé à ses réservoirs un supplément d’oxygène.

Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit. Espoir et craintem’assiégeaient tour à tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tâtonnements duNautilus continuaient. Vers trois heures du matin, j’observai que la surfaceinférieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mètres deprofondeur. Cent cinquante pieds nous séparaient alors de la surface deseaux. La banquise redevenait peu à peu icefield. La montagne se refaisaitplaine.

Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nous remontions toujours ensuivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui étincelait sous les

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rayons électriques. La banquise s’abaissait en dessus et en dessous par desrampes allongées. Elle s’amincissait de mille en mille.

Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19 mars, la porte dusalon s’ouvrit. Le capitaine Nemo parut.

« La mer libre ! » dit-il.

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CHAPITRE XIVLe Pôle Sud

Je me précipitai vers la plate-forme.Oui ! La mer libre. À peine quelques glaçons épars, les icebergs mobiles ;

au loin une mer étendue ; un monde d’oiseaux dans les airs, et des myriadesde poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intenseau vert-olive. Le thermomètre marquait trois degrés centigrades au-dessusde zéro. C’était comme un printemps relatif enfermé derrière cette banquise,dont les masses éloignées se profilaient sur l’horizon du nord.

« Sommes-nous au pôle ? demandai-je au capitaine, le cœur palpitant.– Je l’ignore, me répondit-il. À midi nous ferons le point.– Mais le soleil se montrera-t-il à travers ces brumes ? dis-je en regardant

le ciel grisâtre.– Si peu qu’il paraisse, il me suffira, » répondit le capitaine.À dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot solitaire s’élevait à une

hauteur de deux cents mètres. Nous marchions vers lui, mais prudemment,car cette mer pouvait être semée d’écueils.

Une heure après, nous avions atteint l’îlot. Deux heures plus tard, nousachevions d’en faire le tour. Il mesurait quatre à cinq milles de circonférence.Un étroit canal le séparait d’une terre considérable, un continent peut-être,dont nous ne pouvions apercevoir les limites. L’existence de cette terresemblait donner raison aux hypothèses de Maury. L’ingénieux Américain aremarqué, en effet, qu’entre le pôle Sud et le soixantième parallèle, la mer estcouverte de glaces flottantes, de dimensions énormes, qui ne se rencontrentjamais dans l’Atlantique nord. De ce fait, il a tiré cette conclusion que lecercle antarctique renferme des terres considérables, puisque les icebergs nepeuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des côtes. Suivant sescalculs, la masse des glaces qui enveloppent le pôle austral forme une vastecalotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilomètres.

Cependant, le Nautilus, par crainte d’échouer, s’était arrêté à troisencablures d’une grève que dominait un superbe amoncellement de roches.Le canot fut lancé à la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant lesinstruments, Conseil et moi, nous nous y embarquâmes. Il était dix heuresdu matin. Je n’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulaitpas se déjuger en présence du pôle Sud.

Quelques coups d’aviron amenèrent le canot sur le sable, où il s’échoua.Au moment où Conseil allait sauter à terre, je le retins.

« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous l’honneur de mettre piedle premier sur cette terre.

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– Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je n’hésite pas à fouler cesol du pôle, c’est que, jusqu’ici, aucun être humain n’y a laissé la trace deses pas. »

Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une vive émotion lui faisaitbattre le cœur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petitpromontoire, et là, les bras croisés, le regard ardent, immobile, muet, ilsembla prendre possession de ces régions australes. Après cinq minutespassées dans cette extase, il se retourna vers nous.

« Quand vous voudrez, monsieur, » me cria-t-il.Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot.Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleur rougeâtre, comme

s’il eût été fait de brique pilée. Des scories, des coulées de lave, despierres ponces le recouvraient. On ne pouvait méconnaître son originevolcanique. En de certains endroits, quelques légères fumeroles, dégageantune odeur sulfureuse, attestaient que les feux intérieurs conservaient encoreleur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, jene vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dansces contrées antarctiques, James Ross a trouvé les cratères de l’Erebus et duTerror en pleine activité sur le cent soixante-septième méridien et par 77°32’de latitude.

La végétation de ce continent désolé me parut extrêmement restreinte.Quelques lichens de l’espèce Usnea melanoxantha s’étalaient sur les rochesnoires. Certaines plantules microscopiques, des diatomées rudimentaires,sortes de cellules disposées entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucuspourpres et cramoisis, supportés sur de petites vessies natatoires et que leressac jetait à la côte, composaient toute la maigre flore de cette région.

Le rivage était parsemé de mollusques, de petites moules, de patelles,de bucardes lisses, en forme de cœurs, et particulièrement de clios au corpsoblong et membraneux, dont la tête est formée de deux lobes arrondis. Je visaussi des myriades de ces clios boréales, longues de trois centimètres, dontla baleine avale un monde à chaque bouchée. Ces charmants ptéropodes,véritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur la lisière durivage.

Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts fonds quelquesarborescences coralligènes, de celles qui, suivant James Ross, vivent dansles mers antarctiques jusqu’à mille mètres de profondeur ; puis, de petitsalcyons appartenant à l’espèce Procellaria pelagica, ainsi qu’un grandnombre d’astéries particulières à ces climats, et d’étoiles de mer quiconstellaient le sol.

Mais où la vie surabondait, c’était dans les airs. Là volaient et voletaientpar milliers des oiseaux d’espèces variées, qui nous assourdissaient de leurs

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cris. D’autres encombraient les roches, nous regardant passer sans crainte etse pressant familièrement sous nos pas. C’étaient des pingouins aussi agileset souples dans l’eau, où on les a confondus parfois avec de rapides bonites,qu’ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques etformaient des assemblées nombreuses, sobres de gestes, mais prodigues declameurs.

Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des échassiers,gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, l’œilencadré d’un cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles,convenablement préparés, forment un mets agréable. Dans les airs passaientdes albatros fuligineux d’une envergure de quatre mètres, justementappelés les vautours de l’Océan, des pétrels gigantesques, entre autres desquebrante-huesos, aux ailes arquées, qui sont grands mangeurs de phoques,des damiers, sortes de petits canards dont le dessus du corps est noir et blanc,enfin toute une série de pétrels, les uns blanchâtres, aux ailes bordées debrun, les autres bleus et spéciaux aux mers antarctiques, ceux-là « si huileux,dis-je à Conseil, que les habitants des îles Féroé se contentent d’y adapterune mèche avant de les allumer.

– Un peu plus, répondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites ! Aprèsça, on ne peut exiger que la nature les ait préalablement munis d’unemèche ! »

À un demi-mille, le sol se montra tout criblé de nids de manchots,sortes de terriers disposés pour la ponte, et dont s’échappaient de nombreuxoiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser plus tard quelques centaines, carleur chair noire est très mangeable. Ils poussaient des braiements d’âne. Cesanimaux, de la taille d’une oie, ardoisés sur le corps, blancs en dessous etcravatés d’un liséré citron, se laissaient tuer à coups de pierres sans chercherà s’enfuir.

Cependant, la brume ne se levait pas, et, à onze heures, le soleil n’avaitpoint encore paru. L’invisibilité de cet astre ne laissait pas de m’inquiéter.Sans lui, pas d’observations possibles. Comment déterminer alors si nousavions atteint le pôle ?

Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusementaccoudé sur un roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient, contrarié. Maisqu’y faire ? Cet homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleilcomme à la mer.

Midi arriva sans que l’astre du jour se fût montré un seul instant. On nepouvait même reconnaître la place qu’il occupait derrière le rideau de brume.Bientôt cette brume vint à se résoudre en neige.

« À demain, » me dit simplement le capitaine, et nous regagnâmes leNautilus au milieu des tourbillons de l’atmosphère.

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Pendant notre absence, les filets avaient été tendus, et j’observai avecintérêt les poissons que l’on venait de haler à bord. Les mers antarctiquesservent de refuge à un très grand nombre de migrateurs, qui fuient lestempêtes des zones moins élevées pour tomber, il est vrai, sous la dent desmarsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longues d’undécimètre, espèce de cartilagineux blanchâtres traversés de bandes livides etarmés d’aiguillons, puis des chimères antarctiques, longues de trois pieds, lecorps très allongé, la peau blanche, argentée et lisse, la tête arrondie, le dosmuni de trois nageoires, le museau terminé par une trompe qui se recourbevers la bouche. Je goûtai leur chair ; mais je la trouvai insipide, malgrél’opinion de Conseil qui s’en accommoda fort.

La tempête de neige dura jusqu’au lendemain. Il était impossible de setenir sur la plate-forme. Du salon où je notais les incidents de cette excursionau continent polaire, j’entendais les cris des pétrels et des albatros qui sejouaient au milieu de la tourmente. Le Nautilus ne resta pas immobile,et, prolongeant la côte, il s’avança encore d’une dizaine de milles au sud,au milieu de cette demi-clarté que laissait le soleil en rasant les bords del’horizon.

Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le froid était un peu plus vif.Le thermomètre marquait deux degrés au-dessous de zéro. Les brouillards selevèrent, et j’espérai que, ce jour-là, notre observation pourrait s’effectuer.

Le capitaine Nemo n’ayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil etmoi, et nous mit à terre. La nature du sol était la même, volcanique. Partoutdes traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j’aperçusse le cratère quiles avait vomis. Ici comme là-bas, des myriades d’oiseaux animaient cettepartie du continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors avecde vastes troupeaux de mammifères marins qui nous regardaient de leursdoux yeux. C’étaient des phoques d’espèces diverses, les uns étendus surle sol, les autres couchés sur des glaçons en dérive, plusieurs sortant de lamer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas à notre approche, n’ayant jamaiseu affaire à l’homme, et j’en comptai là de quoi approvisionner quelquescentaines de navires.

« Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pasaccompagnés !

– Pourquoi cela, Conseil ?– Parce que l’enragé chasseur aurait tout tué.– Tout, c’est beaucoup dire ; mais je crois, en effet, que nous n’aurions

pu empêcher notre ami le Canadien de harponner quelques-uns de cesmagnifiques cétacés. Ce qui eût désobligé le capitaine Nemo, car il ne versepas inutilement le sang des bêtes inoffensives.

– Il a raison.

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– Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n’as-tu pas déjà classé cessuperbes échantillons de la faune marine ?

– Monsieur sait bien, répondit Conseil, que je ne suis pas très ferré sur lapratique. Quand monsieur m’aura appris le nom de ces animaux…

– Ce sont des phoques et des morses.– Deux genres qui appartiennent à la famille des pinnipèdes, se hâta

de dire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguiculés,sous-classe des monodelphiens, classe des mammifères, embranchementdes vertébrés.

– Bien, Conseil, répondis-je ; mais ces deux genres, phoques et morses,se divisent en espèces, et si je ne me trompe, nous aurons ici l’occasion deles observer. Marchons. »

Il était huit heures du matin. Quatre heures nous restaient à employerjusqu’au moment où le soleil pourrait être utilement observé. Je dirigeai nospas vers une vaste baie qui s’échancrait dans la falaise granitique du rivage.

Là, je puis dire qu’à perte de vue autour de nous, les terres et les glaçonsétaient encombrés de mammifères marins, et je cherchais involontairementdu regard le vieux Protée, le mythologique pasteur qui gardait ces immensestroupeaux de Neptune. C’étaient particulièrement des phoques. Ils formaientdes groupes distincts, mâles et femelles, le père veillant sur sa famille, lamère allaitant ses petits, quelques jeunes, déjà forts, s’émancipant à quelquespas. Lorsque ces mammifères voulaient se déplacer, ils allaient par petitssauts dus à la contraction de leur corps, et ils s’aidaient assez gauchementde leur imparfaite nageoire, qui, chez le lamentin, leur congénère, formeun véritable avant-bras. Je dois dire, que dans l’eau, leur élément parexcellence, ces animaux à l’épine dorsale mobile, au bassin étroit, au poil raset serré, aux pieds palmés, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ilsprenaient des attitudes extrêmement gracieuses. Aussi les anciens, observantleur physionomie douce, leur regard expressif que ne saurait surpasser leplus beau regard de femme, leurs yeux veloutés et limpides, leurs posescharmantes, et les poétisant à leur manière, métamorphosèrent-ils les mâlesen tritons, et les femelles en sirènes.

Je fis remarquer à Conseil le développement considérable des lobescérébraux chez ces intelligents cétacés. Aucun mammifère, l’hommeexcepté, n’a la matière cérébrale plus riche. Aussi les phoques sont-ils susceptibles de recevoir une certaine éducation ; ils se domestiquentaisément, et je pense, avec certains naturalistes, que, convenablementdressés, ils pourraient rendre de grands services comme chiens de pêche.

La plupart de ces animaux dormaient sur les rochers ou sur le sable. Parmices phoques proprement dits qui n’ont point d’oreilles externes, – différanten cela des otaries dont l’oreille est saillante, – j’observai plusieurs variétés

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de sténorhynques, longs de trois mètres, blancs de poils, à têtes de bulldogs,armés de dix dents à chaque mâchoire, quatre incisives en haut et en baset deux grandes canines découpées en forme de fleur de lis. Entre euxse glissaient des éléphants marins, sortes de phoques à trompe courte etmobile, les géants de l’espèce, qui sur une circonférence de vingt piedsmesuraient une longueur de dix mètres. Ils ne faisaient aucun mouvementà notre approche.

« Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demanda Conseil.– Non, répondis-je, à moins qu’on ne les attaque. Lorsqu’un phoque

défend son petit, sa fureur est terrible, et il n’est pas rare qu’il mette en piècesl’embarcation des pêcheurs.

– Il est dans son droit, répliqua Conseil.– Je ne dis pas non. »Deux milles plus loin, nous étions arrêtés par le promontoire qui couvrait

la baie contre les vents du sud. Il tombait d’aplomb à la mer et écumaitsous le ressac. Au-delà éclataient de formidables rugissements, tels qu’untroupeau de ruminants en eût pu produire.

« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ?– Non, dis-je, un concert de morses.– Ils se battent ?– Ils se battent ou ils jouent.– N’en déplaise à monsieur, il faut voir cela.– Il faut le voir, Conseil. »Et nous voilà franchissant les roches noirâtres, au milieu d’éboulements

imprévus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus d’unefois, je roulai au détriment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plus solide,ne bronchait guère, et me relevait, disant :

« Si monsieur voulait avoir la bonté d’écarter les jambes, monsieurconserverait mieux son équilibre. »

Arrivé à l’arête supérieure du promontoire, j’aperçus une vaste plaineblanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. C’étaient deshurlements de joie, non de colère.

Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et parla disposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquentà leur mâchoire inférieure, et, quant aux canines supérieures, ce sont deuxdéfenses longues de quatre-vingts centimètres qui en mesurent trente-troisà la circonférence de leur alvéole. Ces dents, faites d’un ivoire compacte etsans stries, plus dur que celui des éléphants et moins prompt à jaunir, sonttrès recherchées. Aussi les morses sont-ils en butte à une chasse inconsidéréequi les détruira bientôt jusqu’au dernier, puisque les chasseurs, massacrant

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indistinctement les femelles pleines et les jeunes, en détruisent chaque annéeplus de quatre mille.

En passant auprès de ces curieux animaux, je pus les examiner à loisir,car ils ne se dérangeaient pas. Leur peau était épaisse et rugueuse, d’un tonfauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaientune longueur de quatre mètres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurscongénères du nord, ils ne confiaient point à des sentinelles choisies le soinde surveiller les abords de leur campement.

Après avoir examiné cette cité des morses, je songeai à revenir surmes pas. Il était onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans desconditions favorables pour observer, je voulais être présent à son opération.Cependant, je n’espérais pas que le soleil se montrât ce jour-là. Des nuagesécrasés sur l’horizon le dérobaient encore à nos yeux. Il semblait que cetastre jaloux ne voulût pas révéler à des êtres humains ce point inabordabledu globe.

Cependant, je songeai à revenir vers le Nautilus. Nous suivîmes un étroitraidillon qui courait sur le sommet de la falaise. À onze heures et demie, nousétions arrivés au point de débarquement. Le canot échoué avait déposé lecapitaine à terre. Je l’aperçus debout sur un bloc de basalte. Ses instrumentsétaient près de lui. Son regard se fixait sur l’horizon du nord, près duquel lesoleil décrivait alors sa courbe allongée.

Je pris place auprès de lui et j’attendis sans parler Midi arriva, et, ainsique la veille, le soleil ne se montra pas.

C’était une fatalité. L’observation manquait encore. Si demain elle nes’accomplissait pas, il faudrait renoncer définitivement à relever notresituation.

En effet, nous étions précisément au 20 mars. Demain, 21, jour del’équinoxe, réfraction non comptée le soleil disparaîtrait sous l’horizonpour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire.Depuis l’équinoxe de septembre, il avait émergé de l’horizon septentrional,s’élevant par des spirales allongées jusqu’au 21 décembre. À cette époque,solstice de ces contrées boréales, il avait commencé à redescendre, et lelendemain il devait lancer ses derniers rayons.

Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine Nemo.« Vous avez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain je n’obtiens la

hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre cette opération. Maisaussi, précisément parce que les hasards de ma navigation m’ont amené, le21 mars, dans ces mers, mon point sera facile à relever, si, à midi, le soleilse montre à nos yeux.

– Pourquoi, capitaine ?

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– Parce que, lorsque l’astre du jour décrit des spirales si allongées, ilest difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de l’horizon, et lesinstruments sont exposés à commettre de graves erreurs.

– Comment procéderez-vous donc ?– Je n’emploierai que mon chronomètre, me répondit le capitaine Nemo.

Si demain, 21 mars, à midi, le disque du soleil, en tenant compte de laréfraction, est coupé exactement par l’horizon du nord, c’est que je suis aupôle sud.

– En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n’est pas mathématiquementrigoureuse, parce que l’équinoxe ne tombe pas nécessairement à midi.

– Sans doute, monsieur ; mais l’erreur ne sera pas de cent mètres, et il nenous en faut pas davantage. À demain donc. »

Le capitaine Nemo retourna à bord. Conseil et moi, nous restâmes jusqu’àcinq heures à arpenter la plage, observant et étudiant. Je ne récoltai aucunobjet curieux, si ce n’est un œuf de pingouin, remarquable par sa grosseur,et qu’un amateur eût payé plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raieset les caractères qui l’ornaient comme autant d’hiéroglyphes, en faisaientun bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le prudent garçon,au pied sûr, le tenant comme une précieuse porcelaine de Chine, le rapportaintact au Nautilus.

Là je déposai cet œuf rare sous une des vitrines du musée. Je soupai avecappétit d’un excellent morceau de foie de phoque dont le goût rappelait celuide la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoqué, commeun Indou, les faveurs de l’astre radieux.

Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du matin, je montai sur la plate-forme. J’y trouvai le capitaine Nemo.

« Le temps se dégage un peu, me dit-il. J’ai bon espoir. Après déjeuner,nous nous rendrons à terre pour choisir un poste d’observation. »

Ce point convenu, j’allai trouver Ned Land. J’aurais voulu l’emmeneravec moi. L’obstiné Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnité commesa fâcheuse humeur s’accroissaient de jour en jour. Après tout, je ne regrettaipas son entêtement dans cette circonstance. Véritablement, il y avait trop dephoques à terre, et il ne fallait pas soumettre ce pêcheur irréfléchi à cettetentation.

Le déjeuner terminé, je me rendis à terre. Le Nautilus s’était encore élevéde quelques milles pendant la nuit. Il était au large, à une grande lieue d’unecôte que dominait un pic aigu de quatre à cinq cents mètres. Le canot portaitavec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l’équipage et les instruments,c’est-à-dire un chronomètre, une lunette et un baromètre.

Pendant notre traversée, je vis de nombreuses baleines qui appartenaientaux trois espèces particulières aux mers australes, la baleine franche ou

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« right-whale » des Anglais, qui n’a pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptère à ventre plissé, aux vastes nageoires blanchâtres qui,malgré son nom, ne forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brunjaunâtre, le plus vif des cétacés. Ce puissant animal se fait entendre deloin, lorsqu’il projette à une grande hauteur ses colonnes d’air et de vapeur,qui ressemblent à des tourbillons de fumée. Ces différents mammifèress’ébattaient par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassindu pôle antarctique servait maintenant de refuge aux cétacés trop vivementtraqués par les pêcheurs.

Je remarquai également de longs cordons blanchâtres de salpes, sortes demollusques agrégés, et des méduses de grande taille qui se balançaient entrele remous des lames.

À neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s’éclaircissait. Les nuagesfuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surface froide des eaux.Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire sonobservatoire. Ce fut une ascension pénible sur des laves aiguës et des pierresponces, au milieu d’une atmosphère souvent saturée par les émanationssulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un homme déshabitué defouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, uneagilité que je ne pouvais égaler, et qu’eût enviée un chasseur d’isards.

Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitiéporphyre, moitié basalte. De là, nos regards embrassaient une vaste mer qui,vers le nord, traçait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. À nospieds, des champs éblouissants de blancheur. Sur notre tête, un pâle azur,dégagé de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu déjàécornée par le tranchant de l’horizon. Du sein des eaux s’élevaient en gerbesmagnifiques des jets liquides par centaines. Au loin, le Nautilus, comme uncétacé endormi. Derrière nous, vers le sud et l’est, une terre immense, unamoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on n’apercevait pasla limite.

Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusementsa hauteur au moyen du baromètre, car il devait en tenir compte dans sonobservation.

À midi moins le quart, le soleil, vu alors par réfraction seulement, semontra comme un disque d’or et dispersa ses derniers rayons sur ce continentabandonné, à ces mers que l’homme n’a jamais sillonnées encore.

Le capitaine Nemo, muni d’une lunette à réticules, qui, au moyen d’unmiroir, corrigeait la réfraction observa l’astre qui s’enfonçait peu à peu au-dessous de l’horizon en suivant une diagonale très allongée. Je tenais lechronomètre. Mon cœur battait fort. Si la disparition du demi-disque dusoleil coïncidait avec le midi du chronomètre, nous étions au pôle même.

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« Midi ! « m’écriai-je.– Le pôle sud ! » répondit le capitaine Nemo d’une voix grave, en me

donnant la lunette qui montrait l’astre du jour, précisément coupé en deuxportions égales par l’horizon.

Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres monter peuà peu sur ses rampes.

En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur mon épaule, medit :

« Monsieur, en 1600, le Hollandais Ghéritk, entraîné par les courants etles tempêtes, atteignit le 64° de latitude sud et découvrit les New-Shetland.En 1773, le 17 janvier, l’illustre Cook, suivant le trente-huitième méridien,arriva par 67° 30’de latitude, et en 1774, le 30 janvier, sur le cent neuvièmeméridien, il atteignit 71° 15 de latitude. En 1819, le Russe Bellinghausense trouva sur le soixante-neuvième parallèle, et en 1821, sur le soixante-sixième par 111° de longitude ouest. En 1820, l’Anglais Brunsfield futarrêté sur le soixante-cinquième degré. La même année, l’Américain Morrel,dont les récits sont douteux, remontant sur le quarante-deuxième méridien,découvrait la mer libre par 70° 14’de latitude. En 1825, l’Anglais Powellne pouvait dépasser le soixante-deuxième degré. La même année, un simplepêcheur de phoques, l’Anglais Weddel s’élevait jusqu’à 72° 14’de latitudesur le trente-cinquième méridien, et jusqu’à 74° 15’sur le trente-sixième. En1829, l’Anglais Forster, commandant le Chanticleer, prenait possession ducontinent antarctique par 63° 26’de latitude et 66° 26’de longitude. En 1831,l’Anglais Biscoë, le 1er février, découvrait la terre d’Enderby par 68° 50’delatitude ; en 1832, le 5 février, la terre d’Adélaïde par 67° de latitude, et le21 février, la terre de Graham par 64° 45’de latitude. En 1838, le FrançaisDumont d’Urville, arrêté devant la banquise par 62° 57’de latitude, relevaitla terre Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud,il nommait par 66° 30’, le 21 janvier, la terre Adelie, et huit jours après,par 64° 40’, la côte Clarie. En 1838, l’Anglais Wilkes s’avançait jusqu’ausoixante-neuvième parallèle sur le centième méridien. En 1839, l’AnglaisBalleny découvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire. Enfin,en 1842, l’Anglais James Ross, montant l’Erebus et le Terror, le 12 janvier,par 76° 56’de latitude et 171° 7’de longitude est, trouvait la terre Victoria ;le 23 du même mois, il relevait le soixante-quatorzième parallèle, le plushaut point atteint jusqu’alors ; le 27, il était par 76° 8’, le 28, par 77° 32,le 2 février, par 78° 4 ´, et en 1842, il revenait au soixante-onzième degréqu’il ne put dépasser. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, j’aiatteint le pôle sud sur le quatre-vingt-dixième degré, et je prends possessionde cette partie du globe égale au sixième des continents reconnus.

– Au nom de qui, capitaine ?

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– Au mien, monsieur ! »Et ce disant, le capitaine Nemo déploya un pavillon noir, portant un N

d’or brodé sur son étamine. Puis, se retournant vers l’astre du jour dont lesderniers rayons léchaient l’horizon de la mer :

« Adieu, soleil, s’écria-t-il ! Disparais, astre radieux ! Couche-toi souscette mer libre, et laisse une nuit de six mois étendre ses ombres sur monnouveau domaine ! »

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CHAPITRE XVAccident ou incident ?

Le lendemain, 22 mars, à six heures du matin, les préparatifs de départfurent commencés. Les dernières lueurs du crépuscule se fondaient dansla nuit. Le froid était vif. Les constellations resplendissaient avec unesurprenante intensité. Au zénith brillait cette admirable Croix du Sud,l’étoile polaire des régions antarctiques.

Le thermomètre marquait douze degrés au-dessous de zéro, et, quandle vent fraîchissait, il causait de piquantes morsures. Les glaçons semultipliaient sur l’eau libre. La mer tendait à se prendre partout. Denombreuses plaques noirâtres, étalées à sa surface, annonçaient la prochaineformation de la jeune glace. Évidemment, le bassin austral, gelé pendantles six mois de l’hiver, était absolument inaccessible. Que devenaient lesbaleines pendant cette période ? Sans doute, elles allaient par-dessous labanquise chercher des mers plus praticables. Quant aux phoques et auxmorses, habitués à vivre sous les plus durs climats, ils restaient sur cesparages glacés. Ces animaux ont l’instinct de creuser des trous dans lesicefields et de les maintenir toujours ouverts. C’est par ces trous qu’ilsviennent respirer ; lorsque les oiseaux, chassés par le froid, ont émigré versle nord, ces mammifères marins demeurent les seuls maîtres du continentpolaire.

Cependant les réservoirs d’eau s’étaient remplis, et le Nautilus descendaitlentement. À une profondeur de mille pieds, il s’arrêta. Son hélice battit lesflots, et il s’avança droit au nord avec une vitesse de quinze milles à l’heure.Vers le soir, il flottait déjà sous l’immense carapace glacée de la banquise.

Les panneaux du salon avaient été fermés par prudence, car la coquedu Nautilus pouvait se heurter à quelque bloc immergé. Aussi je passaicette journée à mettre mes notes au net. Mon esprit était tout entier à sessouvenirs du pôle. Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues,sans danger, comme si notre wagon flottant eût glissé sur les rails d’unchemin de fer. Et maintenant, le retour commençait véritable ment. Meréserverait-il encore de pareilles surprises ? Je le pensais, tant la série desmerveilles sous-marines est inépuisable ! Cependant, depuis cinq mois etdemi que le hasard nous avait jetés à ce bord, nous avions franchi quatorzemille lieues, et sur ce parcours plus étendu que l’équateur terrestre, combiend’incidents ou curieux ou terribles avaient charmé notre voyage : la chassedans les forêts de Crespo, l’échouement du détroit de Torrès, le cimetièrede corail, les pêcheries de Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin,les millions de la baie du Vigo, l’Atlantide, le pôle Sud ! Pendant la nuit,

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tous ces souvenirs, passant de rêve en rêve, ne laissèrent pas mon cerveausommeiller un instant.

À trois heures du matin, je fus réveillé par un choc violent. Je m’étaisredressé sur mon lit et j’écoutais au milieu de l’obscurité, quand je fusprécipité brusquement au milieu de la chambre. Évidemment, le Nautilusdonnait une bande considérable après avoir touché.

Je m’accotai aux parois et je me traînai par les coursives jusqu’ausalon qu’éclairait le plafond lumineux. Les meubles étaient renversés.Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient résisté.Les tableaux de tribord, sous le déplacement de la verticale, se collaientaux tapisseries, tandis que ceux de bâbord s’en écartaient d’un pied par leurbordure inférieure. Le Nautilus était donc couché sur tribord, et, de plus,complètement immobile.

À l’intérieur j’entendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais lecapitaine Nemo ne parut point. Au moment où j’allais quitter le salon, NedLand et Conseil entrèrent.

« Qu’y a-t-il ? leur dis-je aussitôt.– Je venais le demander à monsieur, répondit Conseil.– Mille diables ! s’écria le Canadien, je le sais bien moi ! Le Nautilus a

touché, et, à en juger par la gite qu’il donne, je ne crois pas qu’il s’en tirecomme la première fois dans le détroit de Torrès.

– Mais au moins, demandai-je, est-il revenu à la surface de la mer ?– Nous l’ignorons, répondit Conseil.– Il est facile de s’en assurer, » répondis-je.Je consultai le manomètre. À ma grande surprise, il indiquait une

profondeur de trois cent soixante mètres.« Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je.– Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.– Mais où le trouver ? demanda Ned Land.– Suivez-moi, » dis-je à mes deux compagnons.Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque, personne. Je supposai que

le capitaine Nemo devait être posté dans la cage du timonier. Le mieux étaitd’attendre. Nous revînmes tous trois au salon.

Je passerai sous silence les récriminations du Canadien. Il avait beau jeupour s’emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout à son aise,sans lui répondre.

Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant à surprendre lesmoindres bruits qui se produisaient à l’intérieur du Nautilus, quand lecapitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie,habituellement si impassible, révélait une certaine inquiétude. Il observa

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silencieusement la boussole, le manomètre, et vint poser son doigt sur unpoint du planisphère, dans cette partie qui représentait les mers australes.

Je ne voulus pas l’interrompre. Seulement, quelques instants plus tard,lorsqu’il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expressiondont il s’était servi au détroit de Torrès :

« Un incident, capitaine ?– Non, monsieur, répondit-il, un accident cette fois.– Grave ?– Peut-être.– Le danger est-il immédiat ?– Non.– Le Nautilus s’est échoué ?– Oui.– Et cet échouement est venu ?…– D’un caprice de la nature, non de l’impéritie des hommes. Pas une faute

n’a été commise dans nos manœuvres. Toutefois on ne saurait empêcherl’équilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines, mais nonrésister aux lois naturelles. »

Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer à cetteréflexion philosophique. En somme, sa réponse ne m’apprenait rien.

« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cetaccident ?

– Un énorme bloc de glace, une montagne entière s’est retournée, merépondit-il. Lorsque les icebergs sont minés à leur base par des eaux pluschaudes ou par des chocs réitérés, leur centre de gravité remonte. Alors ils seretournent en grand, ils culbutent. C’est ce qui est arrivé. L’un de ces blocs,en se renversant, a heurté le Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis, glissantsous sa coque et le relevant avec une irrésistible force, il l’a ramené dans descouches moins denses, où il se trouve couché sur le flanc.

– Mais ne peut-on dégager le Nautilus en vidant ses réservoirs, de manièreà le remettre en équilibre ?

– C’est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendreles pompes fonctionner. Voyez l’aiguille du manomètre. Elle indique quele Nautilus remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et, jusqu’à cequ’un obstacle arrête son mouvement ascensionnel, notre position ne serapas changée. » En effet, le Nautilus donnait toujours la même bande surtribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s’arrêterait lui-même.Mais à ce moment, qui sait si nous n’aurions pas heurté la partie supérieurede la banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressés entre les deuxsurfaces glacées ?

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Je réfléchissais à toutes les conséquences de cette situation. Le capitaineNemo ne cessait d’observer le manomètre. Le Nautilus, depuis la chute del’iceberg, avait remonté de cent cinquante pieds environ ; mais il faisaittoujours le même angle avec la perpendiculaire.

Soudain un léger mouvement se fit sentir dans la coque. Évidemment, leNautilus se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon reprenaientsensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient de laverticalité. Personne de nous ne parlait. Le cœur ému, nous observions, noussentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds.Dix minutes s’écoulèrent.

« Enfin, nous sommes droits ! m’écriai-je.– Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon.– Mais flotterons-nous ? lui demandai-je.– Certainement, répondit-il. Dès que les réservoirs auront été vidés, le

Nautilus remontera à la surface de ta mer. »Le capitaine sortit, et je vis bientôt que, par ses ordres, on avait arrêté la

marche ascensionnelle du Nautilus. En effet, il aurait bientôt heurté la partieinférieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deux eaux.

« Nous l’avons échappé belle ! dit alors Conseil.– Oui. Nous pouvions être écrasés entre ces blocs de glace, ou tout au

moins emprisonnés. Et alors, faute de pouvoir renouveler l’air… Oui ! nousl’avons échappé belle !

– Si c’est fini ! » murmura Ned Land.Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilité, et

je ne répondis pas. D’ailleurs, les panneaux s’ouvrirent en ce moment, et lalumière extérieure fit irruption à travers la vitre dégagée.

Nous étions en pleine eau, ainsi que je l’ai dit ; mais, à une distance dedix mètres, sur chaque côté du Nautilus, s’élevait une éblouissante muraillede glace. Au-dessus et au-dessous, même muraille ; au-dessus, parce quela surface inférieure de la banquise se développait comme un plafondimmense ; au-dessous, parce que le bloc culbuté, ayant glissé peu à peu, avaittrouvé sur les murailles latérales deux points d’appui qui le maintenaientdans cette position. Le Nautilus était emprisonné dans un véritable tunnelde glace, d’une largeur de vingt mètres environ, rempli d’une eau tranquille.Il lui était donc facile d’en sortir en marchant soit en avant soit en arrière,et de reprendre ensuite, à quelques centaines de mètres plus bas, un librepassage sous la banquise.

Le plafond lumineux avait été éteint, et cependant le salon resplendissaitd’une lumière intense. C’est que la puissante réverbération des parois deglace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindrel’effet des rayons voltaïques sur ces grands blocs capricieusement découpés,

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dont chaque angle, chaque arête, chaque facette jetait une lueur différente,suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine éblouissante degemmes, et particulièrement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec lejet vert des émeraudes. Çà et là des nuances opalines d’une douceur infiniecouraient au milieu de points ardents, véritables diamants de feu dont l’œilne pouvait soutenir l’éclat. La puissance du fanal était centuplée, commecelle d’une lampe à travers les lames lenticulaires d’un phare de premierordre.

« Que c’est beau ! Que c’est beau ! s’écria Conseil.– Oui ! dis-je, c’est un admirable spectacle. N’est-ce pas, Ned ?– Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C’est superbe ! Je rage d’être

forcé d’en convenir. On n’a jamais rien vu de pareil. Mais ce spectacle-làpourra nous coûter cher. Et, s’il faut tout dire, je pense que nous voyons icides choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l’homme ! »

Ned avait raison. C’était trop beau. Tout à coup, un cri de Conseil mefit retourner.

« Qu’y a-t-il ? demandai-je.– Que monsieur ferme les yeux ! Que monsieur ne regarde pas ! »Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupières.« Mais qu’as-tu, mon garçon ?– Je suis ébloui, aveuglé ! »Mes regards se portèrent involontairement vers la vitre, mais je ne pus

supporter le feu qui la dévorait.Je compris ce qui s’était passé. Le Nautilus venait de se mettre en marche

à grande vitesse. Tous les éclats tranquilles des murailles de glace s’étaientalors changés en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamantsse confondaient. Le Nautilus, emporté par son hélice, voyageait dans unfourreau d’éclairs. Les panneaux du salon se refermèrent alors. Nous tenionsnos mains sur nos yeux tout imprégnés de ces lueurs concentriques quiflottent devant la rétine, lorsque les rayons solaires l’ont trop violemmentfrappée. Il fallut un certain temps pour calmer ce trouble de nos regards.

Enfin, nos mains s’abaissèrent.« Ma foi, je ne l’aurais jamais cru, dit Conseil.– Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien.– Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasés sur tant de

merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misérables continents etdes petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le monde habitén’est plus digne de nous ! »

De telles paroles dans la bouche d’un impassible Flamand montrent àquel degré d’ébullition était monté notre enthousiasme. Mais le Canadien nemanqua pas d’y jeter sa goutte d’eau froide.

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« Le monde habité ! dit-il en secouant la tête. Soyez tranquille, amiConseil, nous n’y reviendrons pas ! »

Il était alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit àl’avant du Nautilus. Je compris que son éperon venait de heurter un bloc deglace. Ce devait être une fausse manœuvre, car ce tunnel sous-marin, obstruéde blocs, n’offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaineNemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuositésdu tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait être absolumentenrayée. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit un mouvementrétrograde très prononcé.

« Nous revenons en arrière ? dit Conseil.– Oui, répondis-je. Il faut que, de ce côté, le tunnel soit sans issue.– Et alors ?…– Alors, dis-je, la manœuvre est bien simple. Nous retournerons sur nos

pas, et nous sortirons par l’orifice sud. Voilà tout. »En parlant ainsi, je voulais paraître plus rassuré que je ne l’étais

réellement. Cependant le mouvement rétrograde du Nautilus s’accélérait, et,marchant à contre-hélice, il nous entraînait avec une grande rapidité.

« Ce sera un retard, dit Ned.– Qu’importent quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu’on

sorte ! »Je me promenai pendant quelques instants du salon à la bibliothèque. Mes

compagnons, assis, se taisaient. Je me jetai bientôt sur un divan, et je prisun livre que mes yeux parcoururent machinalement.

Un quart d’heure après. Conseil, s’étant approché de moi, me dit :« Est-ce bien intéressant ce que lit monsieur ?– Très intéressant, répondis-je.– Je le crois. C’est le livre de monsieur que lit monsieur !– Mon livre ? »En effet, je tenais à la main l’ouvrage des Grands Fonds sous-marins. Je

ne m’en doutais même pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Nedet Conseil se levèrent pour se retirer.

« Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu’aumoment où nous sortirons de cette impasse.

– Comme il plaira à monsieur, » répondit Conseil.Quelques heures s’écoulèrent. J’observai souvent les instruments

suspendus à la paroi du salon. Le manomètre indiquait que le Nautilus semaintenait à une profondeur constante de trois cents mètres, la boussole,qu’il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu’il marchait avec une vitessede vingt milles à l’heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserré.

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Mais le capitaine Nemo savait qu’il ne pouvait trop se hâter, et qu’alors lesminutes valaient des siècles.

À huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu, à l’arrière cette fois.Je pâlis. Mes compagnons s’étaient rapprochés de moi. J’avais saisi la mainde Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si lesmots eussent interprété notre pensée.

En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J’allai à lui.« La route est barrée au sud ? lui demandai-je.– Oui, monsieur. L’iceberg en se retournant a fermé toute issue.– Nous sommes bloqués ?– Oui. »

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CHAPITRE XVIFaute d’air

Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un impénétrable murde glace. Nous étions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappéune table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine.Sa figure avait repris son impassibilité habituelle. Il s’était croisé les bras.Il réfléchissait. Le Nautilus ne bougeait plus.

Le capitaine prit alors la parole :« Messieurs, dit-il d’une voix calme, il y a deux manières de mourir dans

les conditions où nous sommes. »Cet inexplicable personnage avait l’air d’un professeur de mathématiques

qui fait une démonstration à ses élèves.« La première, reprit-il, c’est de mourir écrasés. La seconde, c’est de

mourir asphyxiés. Je ne parle pas de la possibilité de mourir de faim, carles approvisionnements du Nautilus dureront certainement plus que nous.Préoccupons-nous donc des chances d’écrasement ou d’asphyxie.

– Quant à l’asphyxie, capitaine, répondis-je, elle n’est pas à craindre, carnos réservoirs sont pleins.

– Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux joursd’air. Or, voilà trente-six heures que nous sommes enfouis sous les eaux,et déjà l’atmosphère alourdie du Nautilus devrait être renouvelée. Dansquarante-huit heures, notre réserve sera épuisée.

– Eh bien, capitaine, soyons délivrés avant quarante-huit heures !– Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille qui nous entoure.– De quel côté ? demandai-je.– C’est ce que la sonde nous apprendra. Je vais échouer le Nautilus sur le

banc inférieur, et mes hommes, revêtus de scaphandres, attaqueront l’icebergpar sa paroi la moins épaisse.

– Peut-on ouvrir les panneaux du salon ?– Sans inconvénient. Nous ne marchons plus. »Le capitaine Nemo sortit. Bientôt des sifflements m’apprirent que l’eau

s’introduisait dans les réservoirs. Le Nautilus s’abaissa lentement et reposasur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquante mètres,profondeur à laquelle était immergé le banc de glace inférieur.

« Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte sur votre courageet sur votre énergie.

– Monsieur, me répondit le Canadien, ce n’est pas en ce moment que jevous ennuierai de mes récriminations. Je suis prêt à tout faire pour le salutcommun.

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– Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.– J’ajouterai, reprit-il, qu’habile à manier le pic comme le harpon, si je

puis être utile au capitaine, il peut disposer de moi.– Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »Je conduisis le Canadien à la chambre où les hommes du Nautilus

revêtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition deNed, qui fut acceptée. Le Canadien endossa son costume de mer et futaussitôt prêt que ses compagnons de travail. Chacun d’eux portait sur sondos l’appareil Rouquayrol auquel les réservoirs avaient fourni un largecontingent d’air pur. Emprunt considérable, mais nécessaire, fait à la réservedu Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles aumilieu de ces eaux lumineuses et saturées de rayons électriques.

Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le salon dont les vitres étaientdécouvertes, et, posté près de Conseil, j’examinai les couches ambiantes quisupportaient le Nautilus.

Quelques instants après, nous voyions une douzaine d’hommes del’équipage prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land,reconnaissable à sa haute taille. Le capitaine Nemo les accompagnait.

Avant de procéder au creusement des murailles, il fit pratiquer dessondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longuessondes furent enfoncées dans les parois latérales ; mais après quinzemètres, elles étaient encore arrêtées par l’épaisse muraille. Il était inutile des’attaquer à la surface plafonnante, puisque c’était la banquise elle-même,qui mesurait plus de quatre cents mètres de hauteur. Le capitaine Nemo fitalors sonder la surface inférieure. Là, dix mètres de paroi nous séparaientde l’eau. Telle était l’épaisseur de cet icefield. Dès lors, il s’agissait d’endécouper un morceau égal en superficie à la ligne de flottaison du Nautilus.C’était environ six mille cinq cents mètres cubes à détacher, afin de creuserun trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace.

Le travail fut immédiatement commencé et conduit avec une infatigableopiniâtreté. Au lieu de creuser autour du Nautilus, ce qui eût entraîné deplus grandes difficultés, le capitaine Nemo fit dessiner l’immense fosseà huit mètres de sa hanche de bâbord. Puis, ses hommes la taraudèrentsimultanément sur plusieurs points de sa circonférence. Bientôt, le picattaqua vigoureusement cette matière compacte, et de gros blocs furentdétachés de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spécifique, ces blocs,moins lourds que l’eau, s’envolaient pour ainsi dire à la voûte du tunnel,qui s’épaississait par le haut de ce dont il diminuait par le bas. Mais peuimportait, du moment que la paroi inférieure s’amincissait d’autant.

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Après deux heures d’un travail énergique, Ned Land rentra épuisé. Sescompagnons et lui furent remplacés par de nouveaux travailleurs auxquelsnous nous joignîmes, Conseil et moi. Le second du Nautilus nous dirigeait.

L’eau me parut singulièrement froide, mais je me réchauffai promptementen maniant le pic. Mes mouvements étaient très libres, bien qu’ils seproduisissent sous une pression de trente atmosphères.

Quand je rentrai, après deux heures de travail, pour prendre quelquenourriture et quelque repos, je trouvai une notable différence entre le fluidepur que me fournissait l’appareil Rouquayrol et l’atmosphère du Nautilus,déjà chargée d’acide carbonique. L’air n’avait pas été renouvelé depuisquarante-huit heures, et ses qualités vivifiantes étaient considérablementaffaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n’avions enlevéqu’une tranche de glace épaisse d’un mètre sur la superficie dessinée,soit environ six cents mètres cubes. En admettant que le même travail fûtaccompli par douze heures, il fallait encore cinq nuits et quatre jours pourmener à bonne fin cette entreprise.

« Cinq nuits et quatre jours ! dis-je à mes compagnons, et nous n’avonsque pour deux jours d’air dans ces réservoirs.

– Sans compter, reprit Ned, qu’une fois sortis de cette damnée prison,nous serons encore emprisonnés sous la banquise et sans communicationpossible avec l’atmosphère ! »

Réflexion juste. Qui pouvait alors prévoir le minimum de tempsnécessaire à notre délivrance ? L’asphyxie ne nous aurait-elle pas étouffésavant que le Nautilus eût pu revenir à la surface des flots ? Était-il destiné àpérir dans ce tombeau de glace avec tous ceux qu’il renfermait ? La situationparaissait terrible. Mais chacun l’avait envisagée en face, et tous étaientdécidés à faire leur devoir jusqu’au bout.

Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d’un mètrefut enlevée à l’immense alvéole. Mais, le matin, quand, revêtu de monscaphandre, je parcourus la masse liquide par une température de six àsept degrés au-dessous de zéro, je remarquai que les murailles latéralesse rapprochaient peu à peu. Les couches d’eau éloignées de la fosse, quen’échauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaient unetendance à se solidifier. En présence de ce nouveau et imminent danger, quedevenaient nos chances de salut, et comment empêcher la solidification dece milieu liquide, qui eût fait éclater comme du verre les parois du Nautilus ?

Je ne fis point connaître ce nouveau danger à mes deux compagnons. Àquoi bon risquer d’abattre cette énergie qu’ils employaient au pénible travaildu sauvetage ? Mais, lorsque je fus revenu à bord, je fis observer au capitaineNemo cette grave complication.

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« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier lesplus terribles conjonctures. C’est un danger de plus, mais je ne vois aucunmoyen d’y parer. La seule chance de salut, c’est d’aller plus vite que lasolidification. Il s’agit d’arriver premiers. Voilà tout. »

Arriver premiers ! Enfin j’aurais dû être habitué à ces façons de parler !Cette journée, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniâtreté.

Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler, c’était quitter le Nautilus,c’était respirer directement cet air pur emprunté aux réservoirs et fourni parles appareils, c’était abandonner une atmosphère appauvrie et viciée.

Vers le soir, la fosse s’était encore creusée d’un mètre. Quand je rentraià bord, je faillis être asphyxié par l’acide carbonique dont l’air était saturé.Ah ! que n’avions-nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasserce gaz délétère ! L’oxygène ne nous manquait pas. Toute cette eau encontenait une quantité considérable, et en la décomposant par nos puissantespiles, elle nous eût restitué le fluide vivifiant. J’y avais bien songé, maisà quoi bon, puisque l’acide carbonique, produit de notre respiration, avaitenvahi toutes les parties du navire ? Pour l’absorber, il eût fallu remplir desrécipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matièremanquait à bord, et rien ne la pouvait remplacer.

Ce soir-là, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses réservoirset lancer quelques colonnes d’air pur à l’intérieur du Nautilus. Sans cetteprécaution, nous ne nous serions pas réveillés.

Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant lecinquième mètre. Les parois latérales et la surface inférieure de la banquises’épaississaient visiblement. Il était évident qu’elles se rejoindraient avantque le Nautilus fût parvenu à se dégager. Le désespoir me prit un instant.Mon pic fut près de s’échapper de mes mains. À quoi bon creuser, si jedevais périr étouffé, écrasé par cette eau qui se faisait pierre, un suppliceque la férocité des sauvages n’eût pas même inventé ? Il me semblait quej’étais entre les formidables mâchoires d’un monstre qui se rapprochaientirrésistiblement.

En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-même, passa près de moi. Je le touchai de la main et je lui montrai les paroisde notre prison. La muraille de tribord s’était avancée à moins de quatremètres de la coque du Nautilus.

Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrâmes àbord. Mon scaphandre ôté, je l’accompagnai dans le salon.

« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque héroïque moyen, ounous allons être scellés dans cette eau solidifiée comme dans du ciment.

– Oui, dis-je, mais que faire ?

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– Ah ! s’écria-t-il, si mon Nautilus était assez fort pour supporter cettepression sans en être écrasé ?

– Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas l’idée du capitaine.– Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congélation de l’eau nous

viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle feraitéclater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en segelant, éclater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas qu’elle seraitun agent de salut au lieu d’être un agent de destruction !

– Oui, capitaine, peut-être. Mais quelque résistance à l’écrasement quepossède le Nautilus, il ne pourrait supporter cette épouvantable pression ets’aplatirait comme une feuille de tôle.

– Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de lanature, mais sur nous-mêmes. Il faut s’opposer à cette solidification. Il fautl’enrayer. Non seulement, les parois latérales se resserrent, mais il ne restepas dix pieds d’eau à l’avant ou à l’arrière du Nautilus. La congélation nousgagne de tous les côtés.

– Combien de temps, demandai-je, l’air des réservoirs nous permettra-t-il de respirer à bord ? »

Le capitaine me regarda en face.« Après-demain, dit-il, les réservoirs seront vides ! »Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais-je m’étonner de cette

réponse ? Le 22 mars, le Nautilus s’était plongé sous les eaux libres du pôle.Nous étions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les réserves du bord !Et ce qui restait d’air respirable, il fallait de conserver aux travailleurs. Aumoment où j’écris ces choses, mon impression est tellement vive encore,qu’une terreur involontaire s’empare de tout mon être, et que l’air semblemanquer à mes poumons !

Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait, silencieux, immobile.Visiblement, une idée lui traversait l’esprit. Mais, il paraissait la repousser.Il se répondait négativement à lui-même. Enfin, ces mots s’échappèrent deses lèvres :

« L’eau bouillante ! murmura-t-il.– L’eau bouillante ? m’écriai-je.– Oui, monsieur. Nous sommes renfermés dans un espace relativement

restreint. Est-ce que des jets d’eau bouillante, constamment injectée par lespompes du Nautilus, n’élèveraient pas la température de ce milieu et neretarderaient pas sa congélation ?

– Il faut l’essayer, dis-je résolument.– Essayons, monsieur le professeur. »Le thermomètre marquait alors moins sept degrés à l’extérieur. Le

capitaine Nemo me conduisit aux cuisines où fonctionnaient de vastes

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appareils distillatoires qui fournissaient de l’eau potable par évaporation.Ils se chargèrent d’eau, et toute la chaleur électrique des piles fut lancée àtravers les serpentins baignés par le liquide. En quelques minutes, cette eauavait atteint cent degrés. Elle fut dirigée vers les pompes pendant qu’uneeau nouvelle la remplaçait au fur et à mesure. La chaleur développée parles piles était telle que l’eau froide, puisée à la mer, après avoir seulementtraverse les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe.

L’injection commença, et trois heures après, le thermomètre marquaitextérieurement six degrés au-dessous de zéro. C’était un degré de gagné.Deux heures plus tard, le thermomètre n’en marquait que quatre.

« Nous réussirons, dis-je au capitaine, après avoir suivi et contrôlé par denombreuses remarques les progrès de l’opération.

– Je le pense, me répondit-il. Nous ne serons pas écrasés. Nous n’avonsplus que l’asphyxie à craindre. »

Pendant la nuit, la température de l’eau remonta à un degré au-dessous dezéro. Les injections ne purent la porter à un point plus élevé. Mais commela congélation de l’eau de mer ne se produit qu’à moins deux degrés, je fusenfin rassuré contre les dangers de la solidification.

Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace avaient été arrachés del’alvéole. Quatre mètres seulement restaient à enlever. C’étaient encorequarante-huit heures de travail. L’air ne pouvait plus être renouvelé àl’intérieur du Nautilus. Aussi cette journée alla-t-elle toujours en empirant.

Une lourdeur intolérable m’accablait. Vers trois heures du soir, cesentiment d’angoisse fut porté en moi à un degré violent. Des bâillementsme disloquaient les mâchoires. Mes poumons haletaient en cherchant cefluide comburant, indispensable à la respiration, et qui se raréfiait de plusen plus. Une torpeur morale s’empara de moi. J’étais étendu sans force,presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mêmes symptômes,souffrant des mêmes souffrances, ne me quittait pas. Il me prenait la main,il m’encourageait, et je l’entendais encore murmurer :

« Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d’air à monsieur ! »Les larmes me venaient aux yeux de l’entendre parler ainsi.Si notre situation, à tous, était intolérable à l’intérieur, avec quelle hâte,

avec quel bonheur, nous revêtions nos scaphandres pour travailler à notretour ! Les pics résonnaient sur la couche glacée. Les bras se fatiguaient,les mains s’écorchaient, mais qu’étaient ces fatigues, qu’importaient cesblessures ! L’air vital arrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait !

Et cependant, personne ne prolongeait au-delà du temps voulu son travailsous les eaux. Sa tâche accomplie, chacun remettait à ses compagnonshaletants le réservoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnaitl’exemple et se soumettait le premier à cette sévère discipline. L’heure

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arrivée, il cédait son appareil à un autre et rentrait dans l’atmosphère viciéedu bord, toujours calme, sans une défaillance, sans un murmure.

Ce jour-là, le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore.Deux mètres seulement restaient à enlever sur toute la superficie. Deuxmètres seulement nous séparaient de la mer libre. Mais les réservoirs étaientpresque vides d’air. Le peu qu’ils contenaient devait être conservé auxtravailleurs. Pas un atome pour le Nautilus !

Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi suffoqué. Quelle nuit ! Jene saurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent être décrites. Lelendemain, ma respiration était horriblement oppressée. Aux douleurs detête se mêlaient d’étourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre.Mes compagnons éprouvaient les mêmes symptômes. Quelques hommes del’équipage râlaient.

Ce jour-là, le sixième de notre emprisonnement, le capitaine Nemo,trouvant trop lents la pioche et le pic, résolut d’écraser la couche de glacesqui nous séparait encore de la nappe liquide. Cet homme avait conservéson sang-froid et son énergie. Il domptait par sa force morale les douleursphysiques. Il pensait, il combinait, il agissait.

D’après son ordre, le bâtiment fut soulagé, c’est-à-dire soulevé de lacouche glacée par un changement de pesanteur spécifique. Lorsqu’il flotta,on le hala de manière à l’amener au-dessus de l’immense fosse dessinéesuivant sa ligne de flottaison. Puis, ses réservoirs d’eau s’emplissant, ildescendit et s’emboîta dans l’alvéole.

En ce moment, tout l’équipage rentra à bord, et la double porte decommunication fut fermée. Le Nautilus reposait alors sur la couche de glacequi ne mesurait pas un mètre d’épaisseur et que les sondes avaient trouéeen mille endroits.

Les robinets des réservoirs furent alors ouverts en grand, et cent mètrescubes d’eau s’y précipitèrent, accroissant de cent mille kilogrammes le poidsdu Nautilus.

Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos souffrances, espérantencore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup.

Malgré les bourdonnements qui emplissaient ma tête, j’entendis bientôtdes frémissements sous la coque du Nautilus. Un dénivellement se produisit.La glace craqua avec un fracas singulier, pareil à celui du papier qui sedéchire, et le Nautilus s’abaissa.

« Nous passons ! » murmura Conseil à mon oreille.Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convulsion

involontaire.

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Tout à coup, emporté par son effroyable surcharge, le Nautilus s’enfonçacomme un boulet sous les eaux, c’est-à-dire qu’il tomba comme il eût faitdans le vide !

Alors toute la force électrique fut mise sur les pompes qui aussitôtcommencèrent à chasser l’eau des réservoirs. Après quelques minutes, notrechute fut enrayée. Bientôt même le manomètre indiqua un mouvementascensionnel. L’hélice, marchant à toute vitesse, fit tressaillir la coque detôle jusque dans ses boulons, et nous entraîna vers le nord.

Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu’à la merlibre ? Un jour encore ? Je serais mort avant !

À demi étendu sur un divan de la bibliothèque, je suffoquais. Ma faceétait violette, mes lèvres bleues, mes facultés suspendues. Je ne voyais plus,je n’entendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mesmuscles ne pouvaient se contracter.

Les heures qui s’écoulèrent ainsi, je ne saurais les évaluer. Mais j’eus laconscience de mon agonie qui commençait. Je compris que j’allais mourir…

Soudain je revins à moi. Quelques bouffées d’air pénétraient dans mespoumons. Étions-nous remontés à la surface des flots ? Avions-nous franchila banquise ?

Non ! C’étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaientpour me sauver. Quelques atomes d’air restaient encore au fond d’unappareil. Au lieu de le respirer, ils l’avaient conservé pour moi, et, tandisqu’ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte à goutte. Je voulusrepousser l’appareil, ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants,je respirai avec volupté.

Mes regards se portèrent vers l’horloge. Il était onze heures du matin.Nous devions être au 28 mars. Le Nautilus marchait avec une vitesseeffrayante de quarante milles à l’heure. Il se tordait dans les eaux.

Où était le capitaine Nemo ? Avait-il succombé ? Ses compagnonsétaient-ils morts avec lui ?

En ce moment, le manomètre indiqua que nous n’étions plus qu’à vingtpieds de la surface. Un simple champ de glace nous séparait de l’atmosphère.Ne pouvait-on le briser ?

Peut-être ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis, en effet,qu’il prenait une position oblique, abaissant son arrière et relevant sonéperon. Une introduction d’eau avait suffi pour rompre son équilibre. Puis,poussé par sa puissante hélice, il attaqua l’icefield par en dessous comme unformidable bélier. Il le crevait peu à peu, se retirait, donnait à toute vitessecontre le champ qui se déchirait, et enfin, emporté par un élan suprême, ils’élança sur la surface glacée qu’il écrasa de son poids.

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Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l’air pur s’introduisità flots dans toutes les parties du Nautilus.

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CHAPITRE XVIIDu Cap Horn à L’Amazone

Comment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-être leCanadien m’y avait-il transporté. Mais je respirais, je humais l’air vivifiantde la mer. Mes deux compagnons s’enivraient près de moi de ses fraîchesmolécules. Les malheureux trop longtemps privés de nourriture ne peuventse jeter inconsidérément sur les premiers aliments qu’on leur présente. Nous,au contraire, nous n’avions pas à nous modérer, nous pouvions aspirer àpleins poumons les atomes de cette atmosphère, et c’était la brise, la briseelle-même qui nous versait cette voluptueuse ivresse !

« Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygène ! Que monsieur ne craignepas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »

Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mâchoires àeffrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien « tirait »comme un poêle en pleine combustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autourde moi, je vis que nous étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme del’équipage. Pas même le capitaine Nemo. Les étranges marins du Nautilus secontentaient de l’air qui circulait à l’intérieur. Aucun n’était venu se délecteren pleine atmosphère.

Les premières paroles que je prononçai furent des paroles deremerciement et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseilavaient prolongé mon existence pendant les dernières heures de cette longueagonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer un tel dévouement.

« Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, cela ne vaut pasla peine d’en parler ! Quel mérite avons-nous eu à cela ? Aucun. Ce n’étaitqu’une question d’arithmétique. Votre existence valait plus que la nôtre.Donc il fallait la conserver.

– Non, Ned, répondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n’est supérieurà un homme généreux et bon et vous l’êtes !

– C’est bien ! c’est bien ! répétait le Canadien embarrassé.– Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.– Pas trop. Pour tout dire à monsieur, il me manquait bien quelques

gorgées d’air, mais je crois que je m’y serais fait. D’ailleurs, je regardaismonsieur qui se pâmait, et cela ne me donnait pas la moindre envie derespirer. Cela me coupait, comme on dit le respire… »

Conseil, confus de s’être jeté dans la banalité, n’acheva pas.« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes liés les uns aux

autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits…

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– Dont j’abuserai, riposta le Canadien.– Hein ? fit Conseil.– Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi, quand je

quitterai cet infernal Nautilus.– Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté ?– Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil, et ici le soleil,

c’est le nord.– Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous rallions le

Pacifique ou l’Atlantique, c’est-à-dire les mers fréquentées ou désertes. »À cela je ne pouvais répondre, et je craignais que le capitaine Nemo

ne nous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui baigne à la fois les côtesde l’Asie et de l’Amérique. Il compléterait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers où le Nautilus trouvait la plus entièreindépendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terrehabitée, que devenaient les projets de Ned Land ?

Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important. Le Nautilusmarchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôt franchi, et le cap mis surle promontoire de Horn. Nous étions par le travers de la pointe américaine,le 31 mars, à sept heures du soir.

Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Le souvenir de cetemprisonnement dans les glaces s’effaçait peu à peu de notre esprit. Nousne songions qu’à l’avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans lesalon, ni sur la plate-forme. Le point reporté chaque jour sur le planisphèreet fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus.Or, ce soir-là, il devint évident, à ma grande satisfaction, que nous revenionsau nord par la route de l’Atlantique.

J’appris au Canadien et à Conseil le résultat de mes observations.« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va le Nautilus ?– Je ne saurais le dire, Ned.– Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud, affronter le pôle nord, et

revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ?– Il ne faudrait pas l’en défier, répondit Conseil.– Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.– En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maître homme que ce capitaine

Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.– Surtout quand nous l’aurons quitté ! » riposta Ned Land.Le lendemain, 1er avril, lorsque le Nautilus remonta à la surface des flots,

quelques minutes avant midi, nous eûmes connaissance d’une côte à l’ouest.C’était la Terre-du-Feu, à laquelle les premiers navigateurs donnèrent cenom en voyant les fumées nombreuses qui s’élevaient des huttes indigènes.Cette Terre-du-Feu forme une vaste agglomération d’îles qui s’étend sur

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trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53° et 56°de latitude australe, et 67° 50’et 77° 15’de longitude ouest. La côte meparut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus mêmeentrevoir le mont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-dix mètres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, à sommet très aigu,qui, suivant qu’il est voilé ou dégagé de vapeurs, « annonce le beau ou lemauvais temps, » me dit Ned Land.

– Un fameux baromètre, mon ami.– Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne m’a jamais trompé quand

je naviguais dans les passes du détroit de Magellan. »En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur le fond du ciel.

C’était un présage de beau temps, qui se réalisa.Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côte, qu’il prolongea

à quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes,et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pôlerenfermait quelques échantillons ; avec leurs filaments visqueux et polis,ils mesuraient jusqu’à trois cents mètres de longueur ; véritables câbles,plus gros que le pouce, très résistants, ils servent souvent d’amarres auxnavires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, à feuilles longuesde quatre pieds, empâtées dans les concrétions coralligènes, tapissait lesfonds. Elle servait de nid et de nourriture à des myriades de crustacés et demollusques, des crabes, des seiches. Là, les phoques et les loutres se livraientà de splendides repas, mélangeant la chair du poisson et les légumes de lamer, suivant la méthode anglaise.

Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrêmerapidité. Vers le soir, il se rapprocha de l’archipel des Malouines, dont je pus,le lendemain, reconnaître les âpres sommets. La profondeur de la mer étaitmédiocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux îles, entourées d’ungrand nombre d’îlots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques.Les Malouines furent probablement découvertes par le célèbre John Davis,qui leur imposa le nom de Davis-Southern-Islands. Plus tard, RichardHawkins les appela Maiden-Islands, îles de la Vierge. Elles furent ensuitenommées Malouines, au commencement du XVIIIe siècle, par des pêcheursde Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennentaujourd’hui.

Sur ces parages, nos filets rapportèrent de beaux spécimens d’algues, etparticulièrement un certain fucus dont les racines étaient chargées de moulesqui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s’abattirent pardouzaines sur la plate-forme et prirent place bientôt dans les offices du bord.En fait de poissons, j’observai spécialement des osseux appartenant au genre

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gobie, et surtout des boulerots, longs de deux décimètres, tout parsemés detaches blanchâtres et jaunes.

J’admirai également de nombreuses méduses, et les plus belles du genre,les chrysaores, particulières aux mers des Malouines. Tantôt elles figuraientune ombrelle demi-sphérique très lisse, rayée de lignes d’un rouge brunet terminée par douze festons réguliers ; tantôt c’était une corbeille d’oùs’échappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges.Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliacés et laissaient pendre àla dérive leur opulente chevelure de tentacules, J’aurais voulu conserverquelques échantillons de ces délicats zoophytes ; mais ce ne sont que desnuages, des ombres, des apparences, qui fondent et s’évaporent hors de leurélément natal.

Lorsque les dernières hauteurs des Malouines eurent disparu sousl’horizon, le Nautilus s’immergea entre vingt et vingt-cinq mètres et suivitla côte américaine, le capitaine Nemo ne se montrait pas.

Jusqu’au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de la Patagonie,tantôt sous l’Océan, tantôt à sa surface. Le Nautilus dépassa le large estuaireformé par l’embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers del’Uruguay, mais à cinquante milles au large. Sa direction se maintenait aunord, et il suivait les longues sinuosités de l’Amérique méridionale. Nousavions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mersdu Japon.

Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupé surle trente-septième méridien, et nous passâmes au large du cap Frio. Lecapitaine Nemo, au grand déplaisir de Ned Land, n’aimait pas le voisinagede ces côtes habitées du Brésil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse.Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaientnous suivre, et les curiosités naturelles de ces mers échappèrent à touteobservation.

Cette rapidité se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nousavions connaissance de la pointe la plus orientale de l’Amérique du Sud quiforme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus s’écarta de nouveau, et il allachercher à de plus grandes profondeurs une vallée sous-marine qui se creuseentre ce cap et Sierra-Leone sur la côte africaine. Cette vallée se bifurqueà la hauteur des Antilles et se termine au nord par une énorme dépressionde neuf mille mètres. En cet endroit, la coupe géologique de l’Océan figurejusqu’aux petites Antilles une falaise de six kilomètres, taillée à pic, et, à lahauteur des îles du cap Vert, une autre muraille non moins considérable, quienferment ainsi tout le continent immergé de l’Atlantide. Le fond de cetteimmense vallée est accidenté de quelques montagnes qui donnent un aspectpittoresque à ces fonds sous-marins. J’en parle surtout d’après les cartes

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manuscrites que contenait la bibliothèque du Nautilus, cartes évidemmentdues à la main du capitaine Nemo et levées sur ses observations personnelles.

Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent visitées aumoyen des plans inclinés. Le Nautilus fournissait de longues bordéesdiagonales qui le portaient à toutes les hauteurs. Mais, le 11 avril, il se relevasubitement, et la terre nous réapparut à l’ouvert du fleuve des Amazones,vaste estuaire dont le débit est si considérable qu’il dessale la mer sur unespace de plusieurs lieues.

L’équateur était coupé. À vingt milles dans l’ouest restaient les Guyanes,une terre française sur laquelle nous eussions trouvé un facile refuge. Maisle vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n’auraient pas permisà un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car ilne parla pas de fuir. De mon côté, je ne fis aucune allusion à ses projetsd’évasion, car je ne voulais pas le pousser à quelque tentative qui eûtinfailliblement avorté.

Je me dédommageai facilement de ce retard par d’intéressantes études.Pendant ces deux journées des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas lasurface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pêche miraculeuse enzoophytes, en poissons et en reptiles.

Quelques zoophytes avaient été dragués par la chaîne des chaluts.C’étaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant à la famille desactinidiens, et entre autres espèces, le phyctalis protexta, originaire de cettepartie de l’Océan, petit tronc cylindrique, agrémenté de lignes verticales ettacheté de points rouges que couronne un merveilleux épanouissement detentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j’avaisdéjà observés, des turritelles, des olives-porphyres, à lignes régulièremententrecroisées, dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fondde chair, des ptérocères fantaisistes, semblables à des scorpions pétrifiés,des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes à manger,et certaines espèces de calmars, que les naturalistes de l’antiquité classaientparmi les poissons volants, et qui servent principalement d’appât pour lapêche de la morue.

Des poissons de ces parages que je n’avais pas encore eu l’occasiond’étudier, je notai diverses espèces. Parmi les cartilagineux : desptéromizons-pricka, sortes d’anguilles, longues de quinze pouces, têteverdâtre, nageoires violettes, dos gris bleuâtre, ventre brun argenté semé detaches vives, iris des yeux cerclé d’or, curieux animaux que le courant del’Amazone avait dû entraîner jusqu’en mer, car ils habitent les eaux douces ;des raies tuberculées, à museau pointu, à queue longue et déliée, arméesd’un long aiguillon dentelé ; de petits squales d’un mètre, gris et blanchâtresde peau, dont les dents, disposées sur plusieurs rangs, se recourbent en

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arrière, et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantoufliers ; deslophies-vespertilions, sortes de triangles isocèles rougeâtres, d’un demi-mètre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues quileur donnent l’aspect de chauves-souris, mais que leur appendice corné, situéprès des narines, a fait surnommer licornes de mer ; enfin quelques espècesde balistes, le curassavien dont les flancs pointillés brillent d’une éclatantecouleur d’or, et le caprisque violet clair, à nuances chatoyantes comme lagorge d’un pigeon.

Je termine là cette nomenclature un peu sèche, mais très exacte, par lasérie des poissons osseux que j’observai : passants, appartenant au genredes aptéronotes, dont le museau est très obtus et blanc de neige, le corpspeint d’un beau noir, et qui sont munis d’une lanière charnue très longue ettrès déliée odontagnathes aiguillonnés, longues sardines de trois décimètres,resplendissant d’un vif éclat argenté ; scombres-guares, pourvus de deuxnageoires anales ; centronotes-nègres à teintes noires, que l’on pêche avecdes brandons, longs poissons de deux mètres, à chair grasse, blanche, ferme,qui, frais, ont le goût de l’anguille, et secs, le goût du saumon fumé ; labresdemi-rouges, revêtus d’écailles seulement à la base des nageoires dorsaleset anales ; chrysoptères, sur lesquels l’or et l’argent mêlent leur éclat à ceuxdu rubis et de la topaze ; spares-queues d’or, dont la chair est extrêmementdélicate, et que leurs propriétés phosphorescentes trahissent au milieu deseaux ; spares-pobs, à langue fine, à teintes oranges ; sciènes-coro à caudalesd’or, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc.

Cet « et cætera » ne saurait m’empêcher de citer encore un poisson dontConseil se souviendra longtemps et pour cause.

Un de nos filets avait rapporté une sorte de raie très aplatie qui, laqueue coupée, eût formé un disque parfait et qui pesait une vingtaine dekilogrammes. Elle était blanche en dessous, rougeâtre en dessus, avec degrandes taches rondes d’un bleu foncé et cerclées de noir, très lisse de peau,et elle se terminait par une nageoire bilobée. Étendue sur la plate-forme,elle se débattit, essaya de se retourner par des mouvements convulsifs, et fittant d’efforts qu’un dernier soubresaut allait la précipiter à la mer, lorsqueConseil, qui tenait à son poisson, se jeta sur lui, et, avant que je ne pussel’en empêcher, il le saisit à deux mains.

Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l’air, paralysé d’une moitié ducorps, et criant :

« Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à moi. »C’était la première fois que le pauvre garçon ne me parlait pas à la

« troisième personne. »

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Le Canadien et moi, nous l’avions relevé, nous le frictionnions à brasraccourcis, et quand il reprit ses sens, cet éternel classificateur murmurad’une voix entrecoupée :

« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchiesfixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! »

– Oui, mon ami, répondis-je, c’est une torpille qui t’a mis dans cedéplorable état.

– Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais je me vengeraide cet animal.

– Et comment ?– En le mangeant. »Ce qu’il fit le soir même, mais par pure représaille, car franchement,

c’était coriace.L’infortuné Conseil s’était attaqué à une torpille de la plus dangereuse

espèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel quel’eau, foudroie les poissons à plusieurs mètres de distance, tant est grandela puissance de son organe électrique, dont les deux surfaces principales nemesurent pas moins de vingt-sept pieds carrés.

Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautilus s’approcha dela côte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni. Là vivaient en familleplusieurs groupes de lamantins. C’étaient des manates qui, comme le dugonget le stellère, appartiennent à l’ordre des syréniens. Ces beaux animaux,paisibles et inoffensifs, longs de six à sept mètres, devaient peser aumoins quatre mille kilogrammes. J’appris à Ned Land et à Conseil quela prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un rôle important.Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paître les prairiessous-marines et détruire ainsi les agglomérations d’herbes qui obstruentl’embouchure des fleuves tropicaux.

« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis que les hommesont presque entièrement anéanti ces races utiles ? C’est que les herbesputréfiées ont empoisonné l’air, et l’air empoisonné, c’est la fièvre jaunequi désole ces admirables contrées. Les végétations vénéneuses se sontmultipliées sous ces mers torrides, et le mal s’est irrésistiblement développédepuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! »

Et s’il faut en croire Toussenel, ce fléau n’est rien encore auprès de celuiqui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dépeuplées de baleineset de phoques. Alors, encombrées de poulpes, de méduses, de calmars, ellesdeviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs flots ne posséderontplus ces « vastes estomacs, que Dieu avait chargés d’écumer la surface desmers. »

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Cependant, sans dédaigner ces théories, l’équipage du Nautilus s’emparad’une demi-douzaine de manates. Il s’agissait, en effet, d’approvisionnerles cambuses d’une chair excellente, supérieure à celle du bœuf et du veau.Cette chasse ne fut pas intéressante. Les manates se laissaient frapper sans sedéfendre. Plusieurs milliers de kilos de viande destinée à être séchée furentemmagasinés à bord.

Ce jour-là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encore accroîtreles réserves du Nautilus, tant ces mers étaient giboyeuses. Le chalut avaitrapporté dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tête seterminait par une plaque ovale à rebords charnus. C’étaient des échénéidesde la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leur disqueaplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entrelesquelles l’animal peut opérer le vide, ce qui lui permet d’adhérer aux objetsà la façon d’une ventouse.

Le remora que j’avais observé dans la Méditerranée appartient àcette espèce. Mais celui dont il s’agit ici, c’était l’échénéide ostéochère,particulier à cette mer. Nos marins, à mesure qu’ils les prenaient, lesdéposaient dans des bailles pleines d’eau.

La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de la côte. En cet endroit,un certain nombre de tortues marines dormaient à la surface des flots. Il eûtété difficile de s’emparer de ces précieux reptiles, car le moindre bruit leséveille, et leur solide carapace est à l’épreuve du harpon. Mais l’échénéidedevait opérer cette capture avec une sûreté et une précision extraordinaires.Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et la fortunedu naïf pêcheur à la ligne.

Les hommes du Nautilus attachèrent à la queue de ces poissons un anneauassez large pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau, une longuecorde amarrée à bord par l’autre bout.

Les échénéides, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leur rôle et allèrentse fixer au plastron des tortues. Leur ténacité était telle qu’ils se fussentdéchirés plutôt que de lâcher prise. On les halait à bord, et avec eux lestortues auxquelles ils adhéraient.

On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d’un mètre, qui pesaient deuxcents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornées grandes, minces,transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaienttrès précieuses. En outre, elles étaient excellentes au point de vue comestible,ainsi que les tortues franches qui sont d’un goût exquis.

Cette pêche termina notre séjour sur les parages de l’Amazone, et, la nuitvenue, le Nautilus regagna la haute mer.

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CHAPITRE XVIIILes poulpes

Pendant quelques jours, le Nautilus s’écarta constamment de la côteaméricaine. Il ne voulait pas, évidemment, fréquenter les flots du golfe duMexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l’eau n’eût pas manquésous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huitcents mètres ; mais, probablement, ces parages, semés d’îles et sillonnés desteamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.

Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la Martinique et de laGuadeloupe, à une distance de trente milles environ. J’aperçus un instantleurs pitons élevés.

Le Canadien, qui comptait mettre ses projets à exécution dans le golfe,soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux quifont le cabotage d’une île à l’autre, fut très décontenancé. La fuite eût étéfort praticable si Ned Land fût parvenu à s’emparer du canot à l’insu ducapitaine. Mais en plein Océan, il ne fallait plus y songer.

Le Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une assez longue conversationà ce sujet. Depuis six mois nous étions prisonniers à bord du Nautilus. Nousavions fait dix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n’y avaitpas de raison pour que cela finît. Il me fit donc une proposition à laquelleje ne m’attendais pas. Ce fut de poser catégoriquement cette question aucapitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garder indéfiniment à sonbord ?

Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi elle ne pouvaitaboutir. Il ne fallait rien espérer du commandant du Nautilus, mais toutde nous seuls. D’ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plussombre, plus retiré, moins sociable. Il paraissait m’éviter. Je ne le rencontraisqu’à de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait à m’expliquer les merveillessous-marines ; maintenant il m’abandonnait à mes études et ne venait plusau salon.

Quel changement s’était opéré en lui ? Pour quelle cause ? Je n’avais rienà me reprocher. Peut-être notre présence à bord lui pesait-elle ? Cependant,je ne devais pas espérer qu’il fût homme à nous rendre la liberté.

Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant d’agir. Si cette démarchen’obtenait aucun résultat, elle pouvait raviver ses soupçons, rendre notresituation pénible et nuire aux projets du Canadien. J’ajouterai que je nepouvais en aucune façon invoquer la question de santé. Si l’on exceptela rude épreuve de la banquise du pôle Sud, nous ne nous étions jamaismieux portés, Ned, Conseil et moi. Cette nourriture saine, cette atmosphère

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salubre, cette régularité d’existence, cette uniformité de température, nedonnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirsde la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chezlui, qui va où il veut, qui, par des voies mystérieuses pour les autres, nonpour lui-même, marche à son but, je comprenais une telle existence. Maisnous, nous n’avions pas rompu avec l’humanité. Pour mon compte, je nevoulais pas ensevelir avec moi mes études si curieuses et si nouvelles. J’avaismaintenant le droit d’écrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que,plus tôt que plus tard, il pût voir le jour.

Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix mètres au-dessous de lasurface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intéressants j’eusà signaler sur mes notes quotidiennes ! C’étaient, entre autres zoophytes,des galères connues sous le nom de physalies-pélagiques, sortes de grossesvessies oblongues, à reflets nacrés, tendant leur membrane au vent et laissantflotter leurs tentacules bleus comme des fils de soie ; méduses charmantesà l’œil, véritables orties au toucher qui distillent un liquide corrosif.C’étaient parmi les articulés, des annélides longs d’un mètre et demi, armésd’une trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, quiserpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du spectresolaire. C’étaient, dans l’embranchement des poissons des raies-molubars,énormes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres, lanageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombé, des yeuxfixés aux extrémités de la face antérieure de la tête et qui, flottant comme uneépave de navire, s’appliquaient parfois à la façon d’un opaque volet sur notrevitre. C’étaient des balistes-américains, pour lesquels la nature n’a broyé quedu blanc et du noir, des gobies-plumiers, allongés et charnus, aux nageoiresjaunes à la mâchoire proéminente, des scombres de seize décimètres, à dentscourtes et aiguës, couverts de petites écailles, appartenant à l’espèce desalbicores. Puis, par nuées, apparaissaient des surmulets, corsetés de raiesd’or de la tête à la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires ; véritableschefs-d’œuvre de bijouterie consacrés autrefois à Diane, particulièrementrecherchés des riches Romains, et dont le proverbe disait : « Ne lesmange pas qui les prend ! » Enfin, des pomacanthes dorés, ornés debandelettes émeraude, habillés de velours et de soie, passaient devant nosyeux comme des seigneurs de Véronèse ; des spares-éperonnés se dérobaientsous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze poucess’enveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient lamer de leur grosse queue charnue ; des corégones rouges semblaient faucherles flots avec leur pectorale tranchante, et des sélènes argentées, dignes deleur nom, se levaient sur l’horizon des eaux comme autant de lunes auxreflets blanchâtres.

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Que d’autres échantillons merveilleux et nouveaux j’eusse encoreobservés, si le Nautilus ne se fût peu à peu abaissé vers les couchesprofondes ! Ses plans inclinés l’entraînèrent jusqu’à des fonds de deux milleet trois mille cinq cents mètres. Alors la vie animale n’était plus représentéeque par des encrines, des étoiles de mer, de charmantes pentacrines têtede méduse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques,des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grandeespèce.

Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyenne de quinze centsmètres. La terre la plus rapprochée était alors cet archipel des îles Lucayes,disséminées comme un tas de pavés à la surface des eaux. Là s’élevaientde hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes,disposés par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs quenos rayons électriques n’éclairaient pas jusqu’au fond.

Ces roches étaient tapissées de grandes herbes, de laminaires géantes, defucus interminables, un véritable espalier d’hydrophytes dignes d’un mondede Titans.

De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil Ned et moi, nousfûmes naturellement amenés à citer les animaux gigantesques de la mer. Lesunes sont évidemment destinées à la nourriture des autres. Cependant, parles vitres du Nautilus presque immobile je n’apercevais encore sur ces longsfilaments que les principaux articulés de la division des brachyoures deslambres à longues pattes, des crabes violacés, des clios particuliers aux mersdes Antilles.

Il était environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur unformidable fourmillement qui se produisait à travers les grandes algues.

« Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes à poulpes, et je ne seraispas étonné d’y voir quelques-uns de ces monstres.

– Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe descéphalopodes ?

– Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l’ami Land s’esttrompé sans doute, car je n’aperçois rien.

– Je le regrette, répliqua Conseil. Je voudrais contempler face à face l’unde ces poulpes dont j’ai tant entendu parler et qui peuvent entraîner desnavires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là, ça se nomme des krak…

– Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.– Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la

plaisanterie de son compagnon.– Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.– Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons bien cru au narwal de

monsieur.

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– Nous avons eu tort, Conseil.– Sans doute ! mais il est probable que d’autres y croient encore.– C’est vraisemblable, répondis-je à Conseil, mais pour mon compte, je

suis bien décidé à n’admettre l’existence de ces monstres que lorsque je lesaurai disséqués de ma propre main.

– Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas à l’existence despoulpes gigantesques ?

– Eh ! qui diable y a jamais cru ? s’écria le Canadien.– Beaucoup de gens, ami Ned.– Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !– Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !– Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air le plus sérieux du monde,

je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraînée sousles flots par les bras d’un céphalopode.

– Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.– Oui, Ned.– De vos propres yeux ?– De mes propres yeux.– Où, s’il vous plaît ?– À Saint-Malo, répartit imperturbablement Conseil.– Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.– Non, dans une église, répondit Conseil.– Dans une église ! s’écria le Canadien.– Oui, ami Ned. C’était un tableau qui représentait le poulpe en question !– Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser !– Au fait, il a raison, dis-je. J’ai entendu parler de ce tableau ; mais le sujet

qu’il représente est tiré d’une légende, et vous savez ce qu’il faut penserdes légendes en matière d’histoire naturelle ! D’ailleurs, quand il s’agitde monstres, l’imagination ne demande qu’à s’égarer. Non seulement on aprétendu que ces poulpes pouvaient entraîner des navires, mais un certainOlaüs Magnus parle d’un céphalopode, long d’un mille, qui ressemblaitplutôt à une île qu’à un animal. On raconte aussi que l’évêque de Nidrosdressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher semit en marche et retourna à la mer. Le rocher était un poulpe.

– Et c’est tout ? demanda le Canadien.– Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidam de Berghem, parle

également d’un poulpe sur lequel pouvait manœuvrer un régiment decavalerie !

– Ils allaient bien, les évêques d’autrefois ! dit Ned Land.

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– Enfin, les naturalistes de l’antiquité citent des monstres dont la gueuleressemblait à un golfe, et qui étaient trop gros pour passer par le détroit deGibraltar.

– À la bonne heure ! fit le Canadien.– Mais dans tous ces récits, qu’y a-t-il de vrai ? demanda Conseil.– Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la

vraisemblance pour monter jusqu’à la fable ou à la légende. Toutefois, àl’imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prétexte. Onne peut nier qu’il existe des poulpes et des calmars de très grande espèce,mais inférieurs cependant aux cétacés. Aristote a constaté les dimensionsd’un calmar de cinq coudées, soit trois mètres dix. Nos pêcheurs en voientfréquemment dont la longueur dépasse un mètre quatre-vingts. Les muséesde Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes quimesurent deux mètres. D’ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un deces animaux, longs de six pieds seulement, aurait des tentacules longs devingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.

– En pêche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.– S’ils n’en pêchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis,

le capitaine Paul Bos, du Havre, m’a souvent affirmé qu’il avait rencontréun de ces monstres de taille colossale dans les mers de l’Inde. Mais le faitle plus étonnant, et qui ne permet plus de nier l’existence de ces animauxgigantesques, s’est passé il y a quelques années, en 1861.

– Quel est ce fait ? demanda Ned Land.– Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à peu près par la

latitude où nous sommes en ce moment, l’équipage de l’aviso l’Alectonaperçut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandantBouguer s’approcha de l’animal, et il l’attaqua à coups de harpon et àcoups de fusils, sans grand succès, car balles et harpons traversaient ceschairs molles comme une gelée sans consistance. Après plusieurs tentativesinfructueuses, l’équipage parvint à passer un nœud coulant autour du corpsdu mollusque. Ce nœud glissa jusqu’aux nageoires caudales et s’y arrêta. Onessaya alors de haler le monstre à bord, mais son poids était si considérablequ’il se sépara de sa queue sous la traction de la corde, et, privé de cetornement, il disparut sous les eaux.

– Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.– Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposé de nommer

ce poulpe « calmar de Bouguer. »– Et quelle était sa longueur ? demanda le Canadien.– Ne mesurait-il pas six mètres environ ? dit Conseil, qui, posté à la vitre,

examinait de nouveau les anfractuosités de la falaise.– Précisément, répondis-je.

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– Sa tête, reprit Conseil, n’était-elle pas couronnée de huit tentacules, quis’agitaient sur l’eau comme une nichée de serpents ?

– Précisément.– Ses yeux, placés à fleur de tête, n’avaient-ils pas un développement

considérable ?– Oui, Conseil.– Et sa bouche, n’était-ce pas un véritable bec de perroquet, mais un bec

formidable ?– En effet, Conseil.– Eh bien, n’en déplaise à monsieur, répondit tranquillement Conseil, si

ce n’est pas le calmar de Bouguer, voici du moins un de ses frères. »Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre.« L’épouvantable bête ! » s’écria-t-il.Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer un mouvement de répulsion.

Devant mes yeux s’agitait un monstre horrible, digne de figurer dans leslégendes tératologiques.

C’était un calmar de dimensions colossales, ayant huit mètres delongueur. Il marchait à reculons avec une extrême vélocité dans la directiondu Nautilus. Il regardait de ses énormes yeux fixes à teintes glauques.Ses huit bras, ou plutôt ses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ontvalu à ces animaux le nom de céphalopodes, avaient un développementdouble de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. Onvoyait distinctement les deux cent cinquante ventouses disposées sur la faceinterne des tentacules sous forme de capsules semi-sphériques. Parfois cesventouses s’appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouchede ce monstre, – un bec de corne fait comme le bec d’un perroquet, –s’ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornée, arméeelle-même de plusieurs rangées de dents aiguës, sortait en frémissant decette véritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d’oiseau à unmollusque ! Son corps, fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, formaitune masse charnue qui devait peser vingt à vingt-cinq mille kilogrammes. Sacouleur inconstante, changeant avec une extrême rapidité suivant l’irritationde l’animal, passait successivement du gris livide au brun rougeâtre.

De quoi s’irritait ce mollusque ? Sans doute de la présence de ce Nautilus,plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibulesn’avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quellevitalité le Créateur leur a départie, quelle vigueur dans leurs mouvements,puisqu’ils possèdent trois cœurs !

Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et je ne vouluspas laisser perdre l’occasion d’étudier soigneusement cet échantillon des

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céphalopodes. Je surmontai l’horreur que m’inspirait son aspect, et, prenantun crayon, je commençai à le dessiner.

« C’est peut-être le même que celui de l’Alecton, dit Conseil.Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l’autre a

perdu sa queue !– Ce ne serait pas une raison, répondis-je. Les bras et la queue de ces

animaux se reforment par rédintégration, et depuis sept ans, la queue ducalmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.

– D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui-ci, c’est peut-être un deceux-là ! »

En effet, d’autres poulpes apparaissaient à la vitre de tribord. J’en comptaisept. Ils faisaient cortège au Nautilus, et j’entendais les grincements de leurbec sur la coque de tôle. Nous étions servis à souhait.

Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eauxavec une telle précision qu’ils semblaient immobiles, et j’aurais pu lesdécalquer en raccourci sur la vitre. D’ailleurs, nous marchions sous uneallure modérée.

Tout à coup le Nautilus s’arrêta. Un choc le fit tressaillir dans toute samembrure.

« Est-ce que nous avons touché ? demandai-je.– En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjà dégagés, car nous

flottons. »Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches

de son hélice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaineNemo, suivi de son second, entra dans le salon.

Je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nousparler, sans nous voir peut-être, il alla au panneau, regarda les poulpes et ditquelques mots à son second.

Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se refermèrent. Le plafonds’illumina.

J’allai vers le capitaine.« Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton dégagé que

prendrait un amateur devant le cristal d’un aquarium.– En effet, monsieur le naturaliste, me répondit-il, et nous allons les

combattre corps à corps. »Je regardai le capitaine. Je croyais n’avoir pas bien entendu.« Corps à corps ? répétai-je.– Oui, monsieur. L’hélice est arrêtée. Je pense que les mandibules cornées

de l’un de ces calmars se sont engagées dans ses branches. Ce qui nousempêche de marcher.

– Et qu’allez-vous faire ?

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– Remonter à la surface et massacrer toute cette vermine.– Entreprise difficile.– En effet. Les balles électriques sont impuissantes contre ces chairs

molles où elles ne trouvent pas assez de résistance pour éclater. Mais nousles attaquerons à la hache.

– Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas monaide.

– Je l’accepte, maître Land.– Nous vous accompagnerons, dis-je, » et, suivant le capitaine Nemo,

nous nous dirigeâmes vers l’escalier central.Là, une dizaine d’hommes, armés de haches d’abordage, se tenaient prêts

à l’attaque. Conseil et moi, nous primes deux haches. Ned Land saisit unharpon.

Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un des marins, placésur les derniers échelons, dévissait les boulons du panneau. Mais les écrousétaient à peine dégagés, que le panneau se releva avec une violence extrême,évidemment tiré par la ventouse d’un bras de poulpe.

Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l’ouverture,et vingt autres s’agitèrent au-dessus. D’un coup de hache, le capitaine Nemocoupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les échelons en se tordant.

Au moment où nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindrela plate-forme, deux autres bras, cinglant l’air, s’abattirent sur le marin placédevant le capitaine Nemo et l’enlevèrent avec une violence irrésistible.

Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança au-dehors. Nous nous étionsprécipités à sa suite.

Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à sesventouses, était balancé dans l’air au caprice de cette énorme trompe. Ilrâlait, il étouffait, il criait : « À moi ! à moi ! » Ces mots, prononcés enfrançais, me causèrent une profonde stupeur ! j’avais donc un compatriote àbord, plusieurs peut-être ! Cet appel déchirant, je l’entendrai toute ma vie !

L’infortuné était perdu. Qui pouvait l’arracher à cette puissante étreinte ?Cependant le capitaine Nemo s’était précipité sur le poulpe, et, d’un coup dehache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contred’autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. L’équipage sebattait à coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncionsnos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pénétraitl’atmosphère. C’était horrible.

Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait arrachéà sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient été coupés. Un seul,brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l’air. Mais aumoment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient sur lui, l’animal

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lança une colonne d’un liquide noirâtre, sécrété par une bourse située dansson abdomen. Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se fut dissipé, lecalmar avait disparu, et avec lui mon infortuné compatriote !

Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possédaitplus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs duNautilus. Nous roulions pêle-mêle au milieu de ces tronçons de serpentsqui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d’encre noire.Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes del’hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans les yeuxglauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon futsoudain renversé par les tentacules d’un monstre qu’il n’avait pu éviter.

Ah ! comment mon cœur ne s’est-il pas brisé d’émotion et d’horreur ! Leformidable bec du calmar s’était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allaitêtre coupé en deux. Je me précipitai à son secours. Mais le capitaine Nemom’avait devancé. Sa hache disparut entre les deux énormes mandibules, etmiraculeusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea son harpon toutentier jusqu’au triple cœur du poulpe.

« Je me devais cette revanche ! » dit le capitaine Nemo au Canadien.Ned s’inclina sans lui répondre.Ce combat avait duré un quart d’heure. Les monstres vaincus, mutilés,

frappés à mort, nous laissèrent enfin la place et disparurent sous les flots.Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal, regardait

la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et de grosses larmescoulaient de ses yeux.

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CHAPITRE XIXLe Gulf-Stream

Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l’oublier.Je l’ai écrite sous l’impression d’une émotion violente. Depuis, j’en ai revule récit. Je l’ai lu à Conseil et au Canadien. Ils l’ont trouvé exact comme fait,mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait laplume du plus illustre de nos poètes, l’auteur des Travailleurs de la mer.

J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleurfut immense. C’était le second compagnon qu’il perdait depuis notre arrivéeà bord. Et quelle mort ! Cet ami, écrasé, étouffé, brisé par le formidable brasd’un poulpe, broyé sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avecses compagnons dans les paisibles eaux du cimetière de corail !

Pour moi, au milieu de cette lutte, c’était ce cri de désespoir poussé parl’infortuné qui m’avait déchiré le cœur. Ce pauvre Français, oubliant sonlangage de convention, s’était repris à parler la langue de son pays et de samère, pour jeter un suprême appel ! Parmi cet équipage du Nautilus, associéde corps et d’âme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact deshommes, j’avais donc un compatriote ! Était-il seul à représenter la Francedans cette mystérieuse association, évidemment composée d’individus denationalités diverses ? C’était encore un de ces insolubles problèmes qui sedressaient sans cesse devant mon esprit !

Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis pluspendant quelque temps. Mais qu’il devait être triste, désespéré, irrésolu,si j’en jugeais par ce navire dont il était l’âme et qui recevait toutes sesimpressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction déterminée. Il allait,venait, flottait comme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait étédégagée, et cependant il s’en servait à peine. Il naviguait au hasard. Il nepouvait s’arracher du théâtre de sa dernière lutte, de cette mer qui avaitdévoré l’un des siens !

Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilusreprit franchement sa route au nord, après avoir eu connaissance des Lucayesà l’ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grandfleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa température propres. J’ainommé le Gulf-Stream.

C’est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l’Atlantique,et dont les eaux ne se mélangent pas aux eaux océaniennes. C’est un fleuvesalé, plus salé que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois millepieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, soncourant marche avec une vitesse de quatre kilomètres à l’heure. L’invariable

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volume de ses eaux est plus considérable que celui de tous les fleuves duglobe.

La véritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury,son point de départ, si l’on veut, est situé dans le golfe de Gascogne. Là, seseaux, encore faibles de température et de couleur, commencent à se former.Il descend au sud, longe l’Afrique équatoriale, échauffe ses flots aux rayonsde la zone torride, traverse l’Atlantique, atteint le cap San Roque sur lacôte brésilienne, et se bifurque en deux branches dont l’une va se saturerencore des chaudes molécules de la mer des Antilles. Alors le Gulf-Stream,chargé de rétablir l’équilibre entre les températures et de mêler les eaux destropiques aux eaux boréales, commence son rôle de pondérateur. Chauffé àblanc dans le golfe du Mexique, il s’élève au nord sur les côtes américaines,s’avance jusqu’à Terre-Neuve, dévia sous la poussée du courant froid dudétroit de Davis, reprend la route de l’Océan en suivant sur un des grandscercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers lequarante-troisième degré, dont l’un, aidé par l’alizé du nord-est, revient augolfe de Gascogne et aux Açores, et dont l’autre, après avoir attiédi lesrivages de l’Irlande et de la Norvège, va jusqu’au-delà du Spitzberg, où satempérature tombe à quatre degrés, former la mer libre du pôle.

C’est sur ce fleuve de l’Océan que le Nautilus naviguait alors. À sa sortiedu canal de Bahama, sur quatorze lieues de large et sur trois cent cinquantemètres de profondeur, le Gulf-Stream marche à raison de huit kilomètres àl’heure. Cette rapidité décroît régulièrement à mesure qu’il s’avance vers lenord, et il faut souhaiter que cette régularité persiste, car, si, comme on a crule remarquer, sa vitesse et sa direction viennent à se modifier, les climatseuropéens seront soumis à des perturbations dont on ne saurait calculer lesconséquences.

Vers midi, j’étais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaîtreles particularités relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication futterminée, je l’invitai à plonger ses mains dans le courant.

Conseil obéit et fut très étonné de n’éprouver aucune sensation de chaudni de froid.

« Cela vient, lui dis-je, de ce que la température des eaux du Gulf-Stream,en sortant du golfe du Mexique, est peu différente de celle du sang. CeGulf-Stream est un vaste calorifère qui permet aux côtes d’Europe de separer d’une éternelle verdure. Et, s’il faut en croire Maury, la chaleur dece courant, totalement utilisée, fournirait assez de calorique pour tenir enfusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l’Amazone ou le Missouri. »

En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream était de deux mètres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante,que ses eaux comprimées font saillie sur l’Océan et qu’un dénivellement

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s’opère entre elles et les eaux froides. Sombres d’ailleurs et très riches enmatières salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui lesenvironnent. Telle est même la netteté de leur ligne de démarcation, que leNautilus, à la hauteur des Carolines, trancha de son éperon les flots du Gulf-Stream, tandis que son hélice battait encore ceux de l’Océan.

Ce courant entraînait avec lui tout un monde d’êtres vivants. Lesargonautes, si communs dans la Méditerranée, y voyageaient par troupesnombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables étaient des raiesdont la queue très déliée formait à peu près le tiers du corps, et qui figuraientde vastes losanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d’unmètre, à tête grande, à museau court et arrondi à dents pointues disposéessur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert d’écailles.

Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers à cesmers, des spares-synagres dont l’iris brillait comme un feu, des scièneslongues d’un mètre, à large gueule hérissée de petites dents, qui faisaiententendre un léger cri, des centronotes-nègres dont j’ai déjà parlé, descoriphènes bleus, relevés d’or et d’argent, des perroquets, vrais arcs-en-cielde l’Océan, qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux destropiques, des blémies-bosquiens à tête triangulaire, des rhombes bleuâtresdépourvus d’écailles, des batrachoïdes recouverts d’une bande jaune ettransversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gobies-bospointillés de taches brunes, des diptérodons à tête argentée et à queue jaune,divers échantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille, brillantd’un éclat doux, que Lacépède a consacrés à l’aimable compagne de sa vie,enfin un beau poisson, le chevalier américain, qui, décoré de tous les ordreset chamarré de tous les rubans, fréquente les rivages de cette grande nationoù les rubans et les ordres sont si médiocrement estimés.

J’ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec l’éclat électrique de notre fanal, surtout par cestemps orageux qui nous menaçaient fréquemment.

Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap Hatteras, à la hauteurde la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est là de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix mètres. Le Nautiluscontinuait d’errer à l’aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord.Je conviendrai que, dans ces conditions, une évasion pouvait réussir. Eneffet, les rivages habités offraient partout de faciles refuges. La mer étaitincessamment sillonnée de nombreux steamers qui font le service entreNew-York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue parces petites goélettes chargées du cabotage sur les divers points de la côteaméricaine. On pouvait espérer d’être recueilli. C’était donc une occasion

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favorable, malgré les trente milles qui séparaient le Nautilus des côtes del’Union.

Mais une circonstance fâcheuse contrariait absolument les projets duCanadien. Le temps était fort mauvais. Nous approchions de ces parages oùles tempêtes sont fréquentes, de cette patrie des trombes et des cyclones,précisément engendrés par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mersouvent démontée sur un frêle canot, c’était courir à une perte certaine. NedLand en convenait lui-même. Aussi rongeait-il son frein, pris d’une furieusenostalgie que la fuite seule eût pu guérir.

« Monsieur, me dit-il ce jour-là, il faut que cela finisse. Je veux en avoirle cœur net. Votre Nemo s’écarte des terres et remonte vers le nord. Mais jevous le déclare, j’ai assez du pôle Sud, et je ne le suivrai pas au pôle Nord.

– Que faire, Ned, puisqu’une évasion est impraticable en ce moment ?– J’en reviens à mon idée. Il faut parler au capitaine. Vous n’avez rien dit

quand nous étions dans les mers de votre pays. Je veux parler, maintenantque nous sommes dans les mers du mien. Quand je songe qu’avant quelquesjours, le Nautilus va se trouver à la hauteur de la Nouvelle-Écosse, et quelà, vers Terre-Neuve, s’ouvre une large baie, que dans cette baie se jette leSaint-Laurent, et que le Saint-Laurent, c’est mon fleuve à moi, le fleuve deQuébec, ma ville natale ; quand je songe à cela, la fureur me monte au visage,mes cheveux se hérissent. Tenez, monsieur, je me jetterai plutôt à la mer !Je ne resterai pas ici ! J’y étouffe ! »

Le Canadien était évidemment à bout de patience. Sa vigoureuse naturene pouvait s’accommoder de cet emprisonnement prolongé. Sa physionomies’altérait de jour en jour. Son caractère devenait de plus en plus sombre. Jesentais ce qu’il devait souffrir, car moi aussi, la nostalgie me prenait. Prèsde sept mois s’étaient écoulés sans que nous eussions eu aucune nouvellede la terre. De plus, l’isolement du capitaine Nemo, son humeur modifiée,surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnité, tout me faisait apparaîtreles choses sous un aspect différent. Je ne sentais plus l’enthousiasme despremiers jours. Il fallait être un Flamand comme Conseil pour accepter cettesituation, dans ce milieu réservé aux cétacés et autres habitants de la mer.Véritablement, si ce brave garçon au lieu de poumons avait eu des branchies,je crois qu’il aurait fait un poisson distingué ! « Eh bien, monsieur ? repritNed Land, voyant que je ne répondais pas.

– Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quellessont ses intentions à notre égard ?

– Oui, monsieur.– Et cela, quoiqu’il les ait déjà fait connaître ?– Oui. Je désire être fixé une dernière fois. Parlez pour moi seul, en mon

seul nom, si vous voulez.

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– Mais je le rencontre rarement. Il m’évite même.– C’est une raison de plus pour l’aller voir.– Je l’interrogerai, Ned.– Quand ? demanda le Canadien en insistant.– Quand je le rencontrerai.– Monsieur Aronnax, voulez-vous que j’aille le trouver, moi ?– Non, laissez-moi faire. Demain…– Aujourd’hui, dit Ned Land.– Soit. Aujourd’hui, je le verrai, » répondis-je au Canadien, qui, en

agissant lui-même, eût certainement tout compromis.Je restai seul. La demande décidée, je résolus d’en finir immédiatement.

J’aime mieux chose faite que chose à faire.Je rentrai dans ma chambre. De là j’entendis marcher dans celle du

capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser échapper cette occasion de lerencontrer. Je frappai à sa porte. Je n’obtins pas de réponse. Je frappai denouveau, puis je tournai le bouton. La porte s’ouvrit.

J’entrai. Le capitaine était là. Courbé sur sa table de travail, il ne m’avaitpas entendu. Résolu à ne pas sortir sans l’avoir interrogé, je m’approchai delui. Il releva la tête brusquement, fronça les sourcils, et me dit d’un ton assezrude : « Vous ici ! Que me voulez-vous ?

– Vous parler, capitaine.– Mais je suis occupé, monsieur, je travaille. Cette liberté que je vous

laisse de vous isoler, ne puis-je l’avoir pour moi ? »La réception était peu encourageante. Mais j’étais décidé à tout entendre

pour tout répondre.« Monsieur, dis-je froidement, j’ai à vous parler d’une affaire qu’il ne

m’est pas permis de retarder.– Laquelle, monsieur ? répondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque

découverte qui m’ait échappé ? La mer vous a-t-elle livré de nouveauxsecrets ? »

Nous étions loin de compte. Mais avant que j’eusse répondu, me montrantun manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d’un ton plus grave :

« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit écrit en plusieurs langues. Ilcontient le résumé de mes études sur la mer, et, s’il plaît à Dieu, il ne périrapas avec moi. Ce manuscrit, signé de mon nom, complété par l’histoire de mavie, sera renfermé dans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivantde nous tous à bord du Nautilus jettera cet appareil à la mer, et il ira où lesflots le porteront. »

Le nom de cet homme ! Son histoire écrite par lui-même ! Son mystèreserait donc un jour dévoilé ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cettecommunication qu’une entrée en matière.

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« Capitaine, répondis-je, je ne puis qu’approuver la pensée qui vous faitagir. Il ne faut pas que le fruit de vos études soit perdu. Mais le moyenque vous employez me paraît primitif. Qui sait où les vents pousseront cetappareil, en quelles mains il tombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux ?Vous, ou l’un des vôtres ne peut-il… ?

– Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en m’interrompant.– Mais moi, mes compagnons, nous sommes prêts à garder ce manuscrit

en réserve, et si vous nous rendez la liberté…– La liberté ! fit le capitaine Nemo se levant.– Oui, monsieur, et c’est à ce sujet que je voulais vous interroger. Depuis

sept mois, nous sommes à votre bord, et je vous demande aujourd’hui, aunom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous ygarder toujours.

– Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous répondraiaujourd’hui ce que je vous ai répondu il y a sept mois : Qui entre dans leNautilus ne doit plus le quitter.

– C’est l’esclavage même que vous nous imposez !– Donnez-lui le nom qu’il vous plaira.– Mais partout l’esclave garde le droit de recouvrer sa liberté ! Quels que

soient les moyens qui s’offrent à lui, il peut les croire bons !– Ce droit, répondit le capitaine Nemo, qui vous le dénie ? Ai-je jamais

pensé à vous enchaîner par un serment ? »Le capitaine me regardait en se croisant les bras.« Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni

de votre goût ni du mien. Mais puisque nous l’avons entamé, épuisons-le.Je vous le répète, ce n’est pas seulement de ma personne qu’il s’agit. Pourmoi l’étude est un secours, une diversion puissante, un entraînement, unepassion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme à vivreignoré, obscur, dans le fragile espoir de léguer un jour à l’avenir le résultatde mes travaux, au moyen d’un appareil hypothétique confié au hasard desflots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans déplaisirdans un rôle que je comprends sur certains points ; mais il est encore d’autresaspects de votre vie qui me la font entrevoir entourée de complications et demystères auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous n’avons aucunepart. Et même, quand notre cœur a pu battre pour vous, ému par quelques-unes de vos douleurs ou remué par vos actes de génie et de courage, nousavons dû refouler en nous jusqu’au plus petit témoignage de cette sympathieque fait naître la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne de l’ami oude l’ennemi. Eh bien, c’est ce sentiment, que nous sommes étrangers à toutce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose d’inacceptable,d’impossible, même pour moi, mais d’impossible pour Ned Land surtout.

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Tout homme, par cela seul qu’il est homme, vaut qu’on songe à lui. Vousêtes-vous demandé ce que l’amour de la liberté, la haine de l’esclavage,pouvaient faire naître de projets de vengeance dans une nature comme celledu Canadien, ce qu’il pouvait penser, tenter, essayer ?… »

Je m’étais tu. Le capitaine Nemo se leva.« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu’il voudra, que

m’importe ? Ce n’est pas moi qui l’ai été chercher ! Ce n’est pas pour monplaisir que je le garde à mon bord ! Quant à vous, monsieur Aronnax, vousêtes de ceux qui peuvent tout comprendre, même le silence. Je n’ai rien deplus à vous répondre. Que cette première fois où vous venez de traiter cesujet soit aussi la dernière, car une seconde fois, je ne pourrais même pasvous écouter. »

Je me retirai. À compter de ce jour, notre situation fut très tendue. Jerapportai ma conversation à mes deux compagnons.

« Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a rien à attendre de cethomme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel quesoit le temps. »

Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des symptômesd’ouragan se manifestaient. L’atmosphère se faisait blanchâtre et laiteuse.Aux cyrrhus à gerbes déliées succédaient à l’horizon des couches de nimbo-cumulus. D’autres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et segonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, à l’exception dessatanicles, amis des tempêtes. Le baromètre baissait notablement et indiquaitdans l’air une extrême tension de vapeurs. Le mélange du stormglass sedécomposait sous l’influence de l’électricité qui saturait l’atmosphère. Lalutte des éléments était prochaine.

La tempête éclata dans la journée du 18 mai, précisément lorsque leNautilus flottait à la hauteur de Long-Island, à quelques milles des passes deNew-York. Je puis décrire cette lutte des éléments, car au lieu de la fuir dansles profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice,voulut la braver à sa surface.

Le vent soufflait du sud-ouest, d’abord en grand frais, c’est-à-dire avecune vitesse de quinze mètres à la seconde, qui fut portée à vingt-cinq mètresvers trois heures du soir. C’est le chiffre des tempêtes.

Le capitaine Nemo, inébranlable sous les rafales, avait pris place surla plate-forme. Il s’était amarré à mi-corps pour résister aux vaguesmonstrueuses qui déferlaient. Je m’y étais hissé et attaché aussi, partageantmon admiration entre cette tempête et cet homme incomparable qui lui tenaittête.

La mer démontée était balayée par de grandes loques de nuages quitrempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames

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intermédiaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que delongues ondulations fuligineuses, dont la crête ne déferle pas, tant ellessont compactes. Leur hauteur s’accroissait. Elles s’excitaient entre elles. LeNautilus, tantôt couché sur le côté, tantôt dressé comme un mât, roulait ettanguait épouvantablement.

Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattit ni le vent nila mer. L’ouragan se déchaîna avec une vitesse de quarante-cinq mètres àla seconde, soit près de quarante lieues à l’heure. C’est dans ces conditionsqu’il renverse des maisons, qu’il enfonce des tuiles de toit dans des portes,qu’il rompt des grilles de fer, qu’il déplace des canons de vingt-quatre. Etpourtant le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole d’unsavant ingénieur. « Il n’y a pas de coque bien construite qui ne puisse défierla mer ! » Ce n’était pas un roc résistant, que ces lames eussent démoli,c’était un fuseau d’acier, obéissant et mobile, sans gréement, sans mâture,qui bravait impunément leur fureur.

Cependant j’examinais attentivement ces vagues déchaînées. Ellesmesuraient jusqu’à quinze mètres de hauteur sur une longueur de centcinquante à cent soixante-quinze mètres, et leur vitesse de propagation,moitié de celle du vent, était de quinze mètres à la seconde. Leur volume etleur puissance s’accroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alorsle rôle de ces lames qui emprisonnent l’air dans leurs flancs et le refoulentau fond des mers où elles portent la vie avec l’oxygène. Leur extrêmeforce de pression, – on l’a calculée, – peut s’élever jusqu’à trois millekilogrammes par pied carré de la surface qu’elles contrebattent. Ce sontde telles lames qui, aux Hébrides, ont déplacé un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempête du 23 décembre 1864,après avoir renversé une partie de la ville de Yédo, au Japon, faisant septcents kilomètres à l’heure, allèrent se briser le même jour sur les rivages del’Amérique.

L’intensité de la tempête s’accrut avec la nuit. Le baromètre, comme en1860, à la Réunion, pendant un cyclone, tomba à 710 millimètres. À la chutedu jour, je vis passer à l’horizon un grand navire qui luttait péniblement. Ilcapeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout à la lame. Ce devaitêtre un des steamers des lignes de New-York à Liverpool ou au Havre. Ildisparut bientôt dans l’ombre.

À dix heures du soir, le ciel était en feu. L’atmosphère fut zébrée d’éclairsviolents. Je ne pouvais en supporter l’éclat, tandis que le capitaine Nemo,les regardant en face, semblait aspirer en lui l’âme de la tempête. Un bruitterrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vaguesécrasées, des mugissements du vent, des éclats de tonnerre. Le vent sautaità tous les points de l’horizon, et le cyclone, partant de l’est, y revenait en

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passant par le nord, l’ouest et le sud, en sens inverse des tempêtes tournantesde l’hémisphère austral.

Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempêtes ! C’estlui qui crée ces formidables cyclones par la différence de température descouches d’air superposées à ses courants.

À la pluie avait succédé une averse de feu. Les gouttelettes d’eau sechangeaient en aigrettes fulminantes. On eût dit que le capitaine Nemo,voulant une mort digne de lui, cherchait à se faire foudroyer. Dans uneffroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en l’air son éperond’acier, comme la tige d’un paratonnerre, et j’en vis jaillir de nombreusesétincelles.

Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat ventre vers le panneau. Jel’ouvris et je redescendis au salon. L’orage atteignait alors son maximumd’intensité. Il était impossible de se tenir debout à l’intérieur du Nautilus.

Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis les réservoirs se remplirpeu à peu, et le Nautilus s’enfonça doucement au-dessous de la surface desflots.

Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarés quipassaient comme des fantômes dans les eaux en feu. Quelques-uns furentfoudroyés sous mes yeux !

Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu’il retrouverait le calme àune profondeur de quinze mètres. Non. Les couches supérieures étaient tropviolemment agitées. Il fallut aller chercher le repos jusqu’à cinquante mètresdans les entrailles de la mer.

Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel milieu paisible ! Qui eût ditqu’un ouragan terrible se déchaînait alors à la surface de cet Océan ?

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CHAPITRE XXPar 47° 24’ de latitudeet 17° 28’ de longitude

À la suite de cette tempête, nous avions été rejetés dans l’est. Toutespoir de s’évader sur les atterrages de New-York ou du Saint-Laurents’évanouissait. Le pauvre Ned, désespéré, s’isola comme le capitaine Nemo.Conseil et moi, nous ne nous quittions plus.

J’ai dit que le Nautilus s’était écarté dans l’est. J’aurais dû dire, plusexactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours, il erra tantôt à lasurface des flots, tantôt au-dessous, au milieu de ces brumes si redoutablesaux navigateurs. Elles sont principalement dues à la fonte des glaces, quientretient une extrême humidité dans l’atmosphère. Que de navires perdusdans ces parages, lorsqu’ils allaient reconnaître les feux incertains de lacôte ! Que de sinistres dus à ces brouillards opaques ! Que de chocs sur cesécueils dont le ressac est éteint par le bruit du vent ! Que de collisions entreles bâtiments, malgré leurs feux de position, malgré les avertissements deleurs sifflets et de leurs cloches d’alarme !

Aussi le fond de ces mers offrait-il l’aspect d’un champ de bataille,où gisaient tous ces vaincus de l’Océan : les uns vieux et empâtés déjà ;les autres jeunes et réfléchissant l’éclat de notre fanal sur leurs ferrures etleurs carènes de cuivre. Parmi eux, que de bâtiments perdus corps et biens,avec leurs équipages, leur monde d’émigrants, sur ces points dangereuxsignalés dans les statistiques, le cap Race, l’île Saint-Paul, le détroit deBelle-Île, l’estuaire du Saint-Laurent ! Et depuis quelques années seulement,que de victimes fournies à ces funèbres annales par les lignes du Royal-Mail, d’Inmann, de Montréal, le Solway, l’Isis, le Paramatta, l’Hungarian,le Canadian, l’Anglo-Saxon, le Humboldt, l’United-States, tous échoués ;l’Artic, le Lyonnais, coulés par abordage ; le Président, le Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des causes ignorées, sombres débris au milieudesquels naviguait le Nautilus, comme s’il eût passé une revue des morts !

Le 15 mai, nous étions sur l’extrémité méridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considérablede ces détritus organiques, amenés soit de l’équateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pôle boréal par ce contre-courant d’eau froide qui longela côte américaine. Là aussi s’amoncellent les blocs erratiques charriés parla débâcle des glaces. Là s’est formé un vaste ossuaire de poissons, demollusques ou de zoophytes qui y périssent par milliards.

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La profondeur de la mer n’est pas considérable au banc de Terre-Neuve.Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitementune dépression profonde, un trou de trois mille mètres. Là s’élargit le Gulf-Stream. C’est un épanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de satempérature, mais il devient une mer.

Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha à son passage, je citeraile cycloptère d’un mètre, à dos noirâtre, à ventre orange, qui donne à sescongénères un exemple peu suivi de fidélité conjugale, un unernack degrande taille, sorte de murène émeraude, d’un goût excellent, des karraksà gros yeux, dont la tête a quelque ressemblance avec celle du chien, desblennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujonsnoirs de deux décimètres, des macroures à longue queue, brillant d’un éclatargenté, poissons rapides, aventurés loin des mers hyperboréennes.

Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bienmusclé, armé de piquants à la tête et d’aiguillons aux nageoires, véritablescorpion de deux à trois mètres, ennemi acharné des blennies, des gades etdes saumons ; c’était le cotte des mers septentrionales, au corps tuberculeux,brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pêcheurs du Nautilus eurentquelque peine à s’emparer de cet animal, qui, grâce à la conformation deses opercules, préserve ses organes respiratoires du contact desséchant del’atmosphère et peut vivre quelque temps hors de l’eau.

Je cite maintenant, – pour mémoire, – des bosquiens, petits poissonsqui accompagnent longtemps les navires dans les mers boréales, des ables-oxyrhinques, spéciaux à l’Atlantique septentrional, des rascasses, et j’arriveaux gades, principalement à l’espèce morue, que je surpris dans ses eaux deprédilection, sur cet inépuisable banc de Terre-Neuve.

On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve n’est qu’une montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus s’ouvritun chemin à travers leurs phalanges pressées, Conseil ne put retenir cetteobservation :

« Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les morues étaient platescomme des limandes ou des soles ?

– Naïf ! m’écriai-je. Les morues ne sont plates que chez l’épicier, oùon les montre ouvertes et étalées. Mais dans l’eau, ce sont des poissonsfusiformes comme les mulets, et parfaitement conformés pour la marche.

– Je veux croire monsieur, répondit Conseil. Quelle nuée ! quellefourmilière !

– Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage sans leurs ennemis, lesrascasses et les hommes ! Sais-tu combien on a compté d’œufs dans uneseule femelle ?

– Faisons bien les choses, répondit Conseil. Cinq cent mille.

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– Onze millions, mon ami.– Onze millions. Voilà ce que je n’admettrai jamais, à moins de les

compter moi-même.– Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire.

D’ailleurs, c’est par milliers que les Français, les Anglais, les Américains,les Danois, les Norvégiens, pêchent les morues. On les consomme enquantités prodigieuses, et sans l’étonnante fécondité de ces poissons, lesmers en seraient bientôt dépeuplées. Ainsi, en Angleterre et en Amériqueseulement, cinq mille navires montés par soixante-quinze mille marins sontemployés à la pêche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante milleen moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les côtes de la Norvège,même résultat.

– Bien, répondit Conseil, je m’en rapporte à Monsieur. Je ne les compteraipas.

– Quoi donc ?– Les onze millions d’œufs. Mais je ferai une remarque.– Laquelle ?– C’est que si tous les œufs éclosaient, il suffirait de quatre morues pour

alimenter l’Angleterre, l’Amérique et la Norvège. »Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je

vis parfaitement ces longues lignes, armées de deux cents hameçons, quechaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne, entraînée par un bout aumoyen d’un petit grappin, était retenue à la surface par un crin fixé sur unebouée de liège. Le Nautilus dut manœuvrer adroitement au milieu de ceréseau sous-marin.

D’ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages fréquentés.Il s’éleva jusque vers le quarante-deuxième degré de latitude. C’était à lahauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de Heart’s Content, où aboutitl’extrémité du câble transatlantique.

Le Nautilus, au lieu de continuer à marcher au nord, prit direction versl’est, comme s’il voulait suivre ce plateau télégraphique sur lequel repose lecâble, et dont des sondages multipliés ont donné le relief avec une extrêmeexactitude.

Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ de Heart’s Content, par deuxmille huit cents mètres de profondeur, que j’aperçus le câble gisant sur lesol. Conseil, que je n’avais pas prévenu, le prit d’abord pour un gigantesqueserpent de mer et s’apprêtait à le classer suivant sa méthode ordinaire. Maisje désabusai le digne garçon, et pour le consoler de son déboire, je lui apprisdiverses particularités de la pose de ce câble.

Le premier câble fut établi pendant les années 1857 et 1858 ; mais, aprèsavoir transmis quatre cents télégrammes environ, il cessa de fonctionner. En

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1863, les ingénieurs construisirent un nouveau câble, mesurant trois millequatre cents kilomètres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui futembarqué sur le Great-Eastern. Cette tentative échoua encore.

Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois mille huit cent trente-sixmètres de profondeur, se trouvait précisément en cet endroit où se produisitla rupture qui ruina l’entreprise. C’était à six cent trente-huit milles de la côted’Irlande. On s’aperçut, à deux heures après-midi, que les communicationsavec l’Europe venaient de s’interrompre. Les électriciens du bord résolurentde couper le câble avant de le repêcher, et à onze heures du soir, ils avaientramené la partie avariée. On refit un joint et une épissure ; puis le câble futimmergé de nouveau. Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne putêtre ressaisi dans les profondeurs de l’Océan.

Les Américains ne se découragèrent pas. L’audacieux Cyrus Field, lepromoteur de l’entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua unenouvelle souscription. Elle fut immédiatement couverte. Un autre câble futétabli dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolésdans une enveloppe de gutta-percha était protégé par un matelas de matièrestextiles contenu dans une armature métallique. Le Great-Eastern reprit lamer le 13 juillet 1866.

L’opération marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois,en déroulant le câble, les électriciens observèrent que des clous y avaientété récemment enfoncés dans le but d’en détériorer l’âme. Le capitaineAnderson, ses officiers, ses ingénieurs, se réunirent, délibérèrent, et firentafficher que si le coupable était surpris à bord, il serait jeté à la mer sansautre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus.

Le 23 juillet, le Great-Eastern n’était plus qu’à huit cents kilomètres deTerre-Neuve, lorsqu’on lui télégraphia d’Irlande la nouvelle de l’armisticeconclu entre la Prusse et l’Autriche après Sadowa. Le 27, il relevait au milieudes brumes le port de Heart’s Content. L’entreprise était heureusementterminée, et par sa première dépêche, la jeune Amérique adressait à la vieilleEurope ces sages paroles si rarement comprises : « Gloire à Dieu dans leciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre. »

Je ne m’attendais pas à trouver le câble électrique dans son état primitif,tel qu’il était en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent, recouvertde débris de coquilles, hérissé de foraminifères, était encroûté dans unempâtement pierreux qui le protégeait contre les mollusques perforants. Ilreposait tranquillement, à l’abri des mouvements de la mer, et sous unepression favorable à la transmission de l’étincelle électrique qui passe del’Amérique à l’Europe en trente-deux centièmes de seconde. La durée dece câble sera infinie sans doute, car on a observé que l’enveloppe de gutta-percha s’améliore par son séjour dans l’eau de mer.

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D’ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le câble n’est jamaisimmergé à des profondeurs telles qu’il puisse se rompre. Le Nautilus le suivitjusqu’à son fond le plus bas, situé par quatre mille quatre cent trente et unmètres, et là, il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis nous nousrapprochâmes de l’endroit où avait eu lieu l’accident de 1863.

Le fond océanique formait alors une vallée large de cent vingt kilomètres,sur laquelle on eût pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet émergeâtde la surface des flots. Cette vallée est fermée à l’est par une muraille à picde deux mille mètres. Nous y arrivions le 28 mai, et le Nautilus n’était plusqu’à cent cinquante kilomètres de l’Irlande.

Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les Îles-Britanniques ? Non. À ma grande surprise, il redescendit au sud et revintvers les mers européennes. En contournant l’île d’Émeraude, j’aperçus uninstant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui éclaire les milliers de naviressortis de Glasgow ou de Liverpool.

Une importante question se posait alors à mon esprit. Le Nautilus oserait-il s’engager dans la Manche ? Ned Land, qui avait reparu depuis quenous ralliions la terre, ne cessait de m’interroger. Comment lui répondre ?Le capitaine Nemo demeurait invisible. Après avoir laissé entrevoir auCanadien les rivages d’Amérique, allait-il donc me montrer les côtes deFrance ?

Cependant le Nautilus s’abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, ilpassait en vue du Land’s End, entre la pointe extrême de l’Angleterre et lesSorlingues, qu’il laissa sur tribord.

S’il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement à l’est.Il ne le fit pas.

Pendant toute la journée du 31 mai, le Nautilus décrivit sur la merune série de cercles qui m’intriguèrent vivement. Il semblait chercher unendroit qu’il avait quelque peine à trouver. À midi, le capitaine Nemo vintfaire son point lui-même. Il ne m’adressa pas la parole. Il me parut plussombre que jamais. Qui pouvait l’attrister ainsi ? Était-ce sa proximité desrivages européens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonné ?Qu’éprouvait-il alors ? des remords ou des regrets ? Longtemps cette penséeoccupa mon esprit, et j’eus comme un pressentiment que le hasard trahiraitavant peu les secrets du capitaine.

Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva les mêmes allures. Il étaitévident qu’il cherchait à reconnaître un point précis de l’Océan. Le capitaineNemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu’il avait fait la veille. La merétait belle, le ciel pur. À huit milles dans l’est, un grand navire à vapeur sedessinait sur la ligne de l’horizon. Aucun pavillon ne battait à sa corne, etje ne pus reconnaître sa nationalité.

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Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passât auméridien, prit son sextant et observa avec une précision extrême. Le calmeabsolu des flots facilitait son opération. Le Nautilus immobile ne ressentaitni roulis ni tangage.

J’étais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relèvement futterminé, le capitaine prononça ces seuls mots :

« C’est ici ! »Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bâtiment qui modifiait sa

marche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire.Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j’entendis les sifflements

de l’eau dans les réservoirs. Le Nautilus commença de s’enfoncer, suivantune ligne verticale, car son hélice enrayée ne lui communiquait plus aucunmouvement.

Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait à une profondeur de huit centtrente-trois mètres et reposait sur le sol.

Le plafond lumineux du salon s’éteignit alors, les panneaux s’ouvrirent,et à travers les vitres, j’aperçus la mer vivement illuminée par les rayons dufanal dans un rayon d’un demi-mille.

Je regardai à bâbord et je ne vis rien que l’immensité des eaux tranquilles.Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira

mon attention. On eût dit des ruines ensevelies sous un empâtement decoquilles blanchâtres comme sous un manteau de neige. En examinantattentivement cette masse, je crus reconnaître les formes épaissies d’unnavire, rasé de ses mâts, qui devait avoir coulé par l’avant. Ce sinistre dataitcertainement d’une époque reculée. Cette épave, pour être ainsi encroûtéedans le calcaire des eaux, comptait déjà bien des années passées sur ce fondde l’Océan.

Quel était ce navire ? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter sa tombe ?N’était-ce donc pas un naufrage qui avait entraîné ce bâtiment sous les eaux ?

Je ne savais que penser, quand, près de moi, j’entendis le capitaine Nemodire d’une voix lente :

« Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portait soixante-quatorze canons et fut lancé en 1762. En 1778, le 13 août, commandé parLa Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le Preston. En 1779,le 4 juillet, il assistait avec l’escadre de l’amiral d’Estaing à la prise deGrenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte deGrasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la république française luichangeait son nom. Le 16 avril de la même année, il rejoignait à Brestl’escadre de Villaret-Joyeuse, chargée d’escorter un convoi de blé qui venaitd’Amérique sous le commandement de l’amiral Van Stabel. Le 11 et le12 prairial an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais.

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Monsieur, c’est aujourd’hui le 13 prairial, le 1er juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, à cette place même, par 47° 24’de latitude et17° 28’de longitude, ce navire, après un combat héroïque, démâté de sestrois mâts, l’eau dans ses soutes, le tiers de son équipage hors de combat,aima mieux s’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de serendre, et clouant son pavillon à sa poupe, il disparut sous les flots au cride Vive la République !

– Le Vengeur ! m’écriai-je.– Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmura le capitaine

Nemo en se croisant les bras.

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CHAPITRE XXIUne hécatombe

Cette façon de dire, l’imprévu de cette scène, cet historique du navirepatriote froidement raconté d’abord, puis l’émotion avec laquelle l’étrangepersonnage avait prononcé ses dernières paroles, ce nom de Vengeur dontla signification ne pouvait m’échapper, tout se réunissait pour frapperprofondément mon esprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui,les mains tendues vers la mer, considérait d’un œil ardent la glorieuse épave.Peut-être ne devais-je jamais savoir qui il était, d’où il venait, où il allait ;mais je voyais de plus en plus l’homme se dégager du savant. Ce n’était pasune misanthropie commune qui avait enfermé dans les flancs du Nautilus lecapitaine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublimeque le temps ne pouvait affaiblir.

Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? L’avenir devaitbientôt me l’apprendre.

Cependant le Nautilus remontait lentement vers la surface de la mer, et jevis disparaître peu à peu les formes confuses du Vengeur. Bientôt un légerroulis m’indiqua que nous flottions à l’air libre.

En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Je regardai lecapitaine. Le capitaine ne bougea pas.

« Capitaine ? » dis-je.Il ne répondit pas.Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Canadien m’y

avaient précédé.« D’où vient cette détonation ? » demandai-je.Je regardai dans la direction du navire que j’avais aperçu. Il s’était

rapproché du Nautilus et l’on voyait qu’il forçait de vapeur. Six milles leséparaient de nous.

« Un coup de canon, » répondit Ned Land.– Quel est ce bâtiment, Ned ?– À son gréement, à la hauteur de ses bas mâts, répondit le Canadien, je

parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, s’ille faut, ce damné Nautilus !

– Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut-il faire au Nautilus ? Ira-t-ill’attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ?

– Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaître la nationalitéde ce bâtiment ? »

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Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupières, plissantses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute lapuissance de son regard.

« Non, monsieur, répondit-il, je ne saurais reconnaître à quelle nation ilappartient. Son pavillon n’est pas hissé. Mais je puis affirmer que c’est unnavire de guerre, car une longue flamme se déroule à l’extrémité de songrand mât. »

Pendant un quart d’heure, nous continuâmes d’observer le bâtiment quise dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant, qu’il eût reconnule Nautilus à cette distance, encore moins qu’il sût ce qu’était cet engin sous-marin.

Bientôt le Canadien m’annonça que ce bâtiment était un grand vaisseaude guerre, à éperon, un deux-ponts cuirassé. Une épaisse fumée noires’échappait de ses deux cheminées. Ses voiles serrées se confondaientavec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distanceempêchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait commeun mince ruban.

Il s’avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, unechance de salut s’offrait à nous

« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment nous passe à un mille, jeme jette à la mer, et je vous engage à faire comme moi. »

Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et je continuai deregarder le navire, qui grandissait à vue d’œil. Qu’il fût anglais, français,américain ou russe, il était certain qu’il nous accueillerait si nous pouvionsgagner son bord. « Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, quenous avons quelque expérience de la natation. Il peut se reposer sur moi dusoin de le remorquer vers ce navire, s’il lui convient de suivre l’ami Ned. »

J’allais répondre, lorsqu’une vapeur blanche jaillit à l’avant du vaisseaude guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux, troublées par lachute d’un corps pesant, éclaboussèrent l’arrière du Nautilus. Peu après, unedétonation frappait mon oreille.

« Comment ? ils tirent sur nous ! m’écriai-je.– Braves gens ! murmura le Canadien.– Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragés accrochés à une

épave !– N’en déplaise à monsieur… – Bon, fit Conseil en secouant l’eau qu’un

nouveau boulet avait fait jaillir jusqu’à lui. – N’en déplaise à monsieur, ilsont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal.

– Mais ils doivent bien voir, m’écriai-je, qu’ils ont affaire à des hommes.– C’est peut-être pour cela ! » répondit Ned Land en me regardant.

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Toute une révélation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait à quois’en tenir maintenant sur l’existence du prétendu monstre. Sans doute, dansson abordage avec l’Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de sonharpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal était un bateausous-marin, plus dangereux qu’un cétacé surnaturel ?

Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, onpoursuivait maintenant ce terrible engin de destruction !

Terrible en effet, si, comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemoemployait le Nautilus à une œuvre de vengeance ! Pendant cette nuit,lorsqu’il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l’océan Indien, nes’était-il pas attaqué à quelque navire ? Cet homme, enterré maintenantdans le cimetière de corail, n’avait-il pas été victime du choc provoquépar le Nautilus ? Oui, je le répète. Il en devait être ainsi. Une partie dela mystérieuse existence du capitaine Nemo se dévoilait. Et si son identitén’était pas reconnue, du moins, les nations coalisées contre lui chassaientmaintenant, non plus un être chimérique, mais un homme qui leur avait vouéune haine implacable !

Tout ce passé formidable apparut à mes yeux. Au lieu de rencontrer desamis sur ce navire qui s’approchait, nous n’y pouvions trouver que desennemis sans pitié.

Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns,rencontrant la surface liquide, s’en allaient par ricochet se perdre à desdistances considérables. Mais aucun n’atteignit le Nautilus.

Le navire cuirassé n’était plus alors qu’à trois milles. Malgré sa violentecanonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Etcependant l’un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque duNautilus, lui eût été fatal.

Le Canadien me dit alors :« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas.

Faisons des signaux ! Mille diables ! on comprendra peut-être que noussommes d’honnêtes gens ! »

Ned Land prit son mouchoir pour l’agiter dans l’air. Mais il l’avait à peinedéployé, que, terrassé par une main de fer malgré sa force prodigieuse, iltombait sur le pont.

« Misérable ! s’écria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue surl’éperon du Nautilus avant qu’il ne se précipite contre ce navire ! »

Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était plus terrible encore à voir. Saface avait pâli sous les spasmes de son cœur, qui avait dû cesser de battre uninstant. Ses pupilles s’étaient contractées effroyablement. Sa voix ne parlaitplus, elle rugissait. Le corps penché en avant, il tordait sous sa main lesépaules du Canadien.

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Puis, l’abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont lesboulets pleuvaient autour de lui :

« Ah ! tu sais qui je suis, navire d’un pouvoir maudit ! s’écria-t-il de savoix puissante. Moi, je n’ai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaître !Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! »

Et le capitaine Nemo déploya à l’avant de la plateforme un pavillon noir,semblable à celui qu’il avait déjà planté au pôle sud.

À ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du Nautilus, sansl’entamer, et passant par ricochet près du capitaine, alla se perdre en mer.

Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis, s’adressant à moi :« Descendez, me dit-il d’un ton bref, descendez, vous et vos compagnons.– Monsieur, m’écriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire ?– Monsieur, je vais le couler.– Vous ne ferez pas cela !– Je le ferai, répondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas

de me juger, monsieur. La fatalité vous montre ce que vous ne deviez pasvoir. L’attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez.

– Ce navire, quel est-il ?– Vous ne le savez pas ? Eh bien, tant mieux ! Sa nationalité, du moins,

restera un secret pour vous. Descendez. »Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu’obéir. Une quinzaine

de marins du Nautilus entouraient le capitaine et regardaient avec unimplacable sentiment de haine ce navire qui s’avançait vers eux. On sentaitque le même souffle de vengeance animait toutes ces âmes.

Je descendis au moment où un nouveau projectile éraillait encore la coquedu Nautilus, et j’entendis le capitaine s’écrier :

« Frappe, navire insensé ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n’échapperaspas à l’éperon du Nautilus. Mais ce n’est pas à cette place que tu dois périr !Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines glorieusesdu Vengeur ! »

Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second étaient restés sur laplate-forme. L’hélice fut mise en mouvement. Le Nautilus, s’éloignant avecvitesse, se mit hors de la portée des boulets du vaisseau. Mais la poursuitecontinua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance.

Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l’impatience etl’inquiétude qui me dévoraient, je revins vers l’escalier central. Le panneauétait ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s’y promenaitencore d’un pas agité. Il regardait le navire qui restait sous le vent à cinqou six milles. Il tournait autour de lui comme une bête fauve, et, l’attirantvers l’est, il se laissait poursuivre. Cependant il n’attaquait pas. Peut-êtrehésitait-il encore.

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Je voulus intervenir une dernière fois. Mais j’avais à peine interpellé lecapitaine Nemo, que celui-ci m’imposant silence :

« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suis l’opprimé, et voilàl’oppresseur ! C’est par lui que ce que j’ai aimé, chéri, vénéré : patrie,femme, enfants, mon père, ma mère, tout a péri ! Tout ce que je hais est là !Taisez-vous ! »

Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forçait de vapeur.Puis je rejoignis Ned et Conseil.

« Nous fuirons ! m’écriai-je.– Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?– Je l’ignore ; mais, quel qu’il soit, il sera coulé avant la nuit. En tout cas,

mieux vaut périr avec lui que de se faire les complices de représailles donton ne peut pas mesurer l’équité.

– C’est mon avis, répondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. »La nuit arriva. Un profond silence régnait à bord. La boussole indiquait

que le Nautilus n’avait pas modifié sa direction. J’entendais le battement deson hélice qui frappait les flots avec une rapide régularité. Il se tenait à lasurface des eaux, et un léger roulis le portait tantôt sur un bord, tantôt surun autre.

Mes compagnons et moi, nous avions résolu de fuir au moment où levaisseau serait assez rapproché, soit pour nous faire entendre, soit pournous faire voir, car la lune, qui devait être pleine trois jours plus tard,resplendissait. Une fois à bord de ce navire, si nous ne pouvions prévenir lecoup qui le menaçait, du moins nous ferions tout ce que les circonstancesnous permettraient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus sedisposait pour l’attaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher sonadversaire, et, peu de temps après, il reprenait son allure de fuite.

Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l’occasiond’agir. Nous parlions peu, étant trop émus. Ned Land aurait voulu seprécipiter à la mer. Je le forçai d’attendre. Suivant moi, le Nautilus devaitattaquer le deux-ponts à la surface des flots, et alors il serait non seulementpossible, mais facile de s’enfuir.

À trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaineNemo ne l’avait pas quittée. Il était debout, à l’avant, près de son pavillon,qu’une légère brise déployait au-dessus de sa tête. Il ne quittait pas levaisseau des yeux. Son regard, d’une extraordinaire intensité, semblaitl’attirer, le fasciner, l’entraîner plus sûrement que s’il lui eût donné laremorque !

La lune passait alors au méridien. Jupiter se levait dans l’est. Au milieu decette paisible nature, le ciel et l’Océan rivalisaient de tranquillité, et la meroffrait à l’astre des nuits le plus beau miroir qui eût jamais reflété son image.

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Et quand je pensais à ce calme profond des éléments, comparé à toutes cescolères qui couvaient dans les flancs de l’imperceptible Nautilus, je sentaisfrissonner tout mon être.

Le vaisseau se tenait à deux milles de nous. Il s’était rapproché, marchanttoujours vers cet éclat phosphorescent qui signalait la présence du Nautilus.Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc suspendu augrand étai de misaine. Une vague réverbération éclairait son gréement etindiquait que les feux étaient poussés à outrance. Des gerbes d’étincelles,des scories de charbons enflammés, s’échappant de ses cheminées, étoilaientl’atmosphère.

Je demeurai ainsi jusqu’à six heures du matin, sans que le capitaine Nemoeût paru m’apercevoir. Le vaisseau nous restait à un mille et demi, et avec lespremières lueurs du jour, sa canonnade recommença. Le moment ne pouvaitêtre éloigné où, le Nautilus attaquant son adversaire, mes compagnons etmoi nous quitterions pour jamais cet homme que je n’osais juger.

Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsque le second montasur la plate-forme. Plusieurs marins l’accompagnaient. Le capitaine Nemone les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prisesqu’on aurait pu appeler « le branlebas de combat » du Nautilus. Elles étaienttrès simples. La filière qui formait balustrade autour de la plateforme futabaissée. De même, les cages du fanal et du timonier rentrèrent dans la coquede manière à l’affleurer seulement. La surface du long cigare de tôle if offraitplus une seule saillie qui pût gêner sa manœuvre.

Je revins au salon. Le Nautilus émergeait toujours. Quelques lueursmatinales s’infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulationsdes lames, les vitres s’animaient des rougeurs du soleil levant.

Ce terrible jour du 2 juin se levait.À cinq heures, le loch m’apprit que la vitesse du Nautilus se modérait.

Je compris qu’il se laissait approcher. D’ailleurs les détonations se faisaientplus violemment entendre. Les boulets labouraient l’eau ambiante et s’yvissaient avec un sifflement singulier.

« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignée de main, et queDieu nous garde ! »

Ned Land était résolu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant à peine.Nous passâmes dans la bibliothèque. Au moment où je poussais la porte

qui s’ouvrait sur la cage de l’escalier central, j’entendis le panneau supérieurse fermer brusquement.

Le Canadien s’élança sur les marches, mais je l’arrêtai. Un sifflementbien connu m’apprenait que l’eau pénétrait dans les réservoirs du bord.En effet, en peu d’instants, le Nautilus s’immergea à quelques mètres au-dessous de la surface des flots.

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Je compris sa manœuvre. Il était trop tard pour agir. Le Nautilus nesongeait pas à frapper le deux-ponts dans son impénétrable cuirasse, maisau-dessous de sa ligne de flottaison, là où la carapace métallique ne protègeplus le bordé.

Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés du sinistre dramequi se préparait. D’ailleurs, nous eûmes à peine le temps de réfléchir.Réfugiés dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer une parole.Une stupeur profonde s’était emparée de mon esprit. Le mouvement de lapensée s’arrêtait en moi. Je me trouvais dans cet état pénible qui précèdel’attente d’une détonation épouvantable. J’attendais, j’écoutais, je ne vivaisque par le sens de l’ouïe !

Cependant la vitesse du Nautilus s’accrut sensiblement. C’était son élanqu’il prenait ainsi. Toute sa coque frémissait.

Soudain je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement léger. Jesentis la force pénétrante de l’éperon d’acier. J’entendis des éraillements,des raclements. Mais le Nautilus, emporté par sa puissance de propulsion,passait au travers de la masse du vaisseau comme l’aiguille du voilier àtravers la toile !

Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m’élançai hors de ma chambre et meprécipitai dans le salon.

Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre, implacable, il regardait par lepanneau de bâbord.

Une masse énorme sombrait sous les eaux, et, pour ne rien perdre deson agonie, le Nautilus descendait dans l’abîme avec elle. À dix mètres demoi, je vis cette coque entrouverte, où l’eau s’enfonçait avec un bruit detonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont étaitcouvert d’ombres noires qui s’agitaient.

L’eau montait. Les malheureux s’élançaient dans les haubans,s’accrochaient aux mâts, se tordaient sous les eaux. C’était une fourmilièrehumaine surprise par l’envahissement d’une mer !

Paralysé, roidi par l’angoisse, les cheveux hérissés, l’œil démesurémentouvert, la respiration incomplète, sans souffle, sans voix, je regardais, moiaussi ! Une irrésistible attraction me collait à la vitre.

L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement. Le Nautilus, le suivant, épiaittous ses mouvements. Tout à coup une explosion se produisit. L’aircomprimé fit voler les ponts du bâtiment comme si le feu eût pris aux soutes.La poussée des eaux fut telle, que le Nautilus dévia.

Alors le malheureux navire s’enfonça plus rapide ment. Ses hunes,chargées de victimes, apparurent, ensuite ses barres, pliant sous des grappesd’hommes, enfin le sommet de son grand mât. Puis la masse sombre

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disparut, et avec elle cet équipage de cadavres entraînés par un formidableremous…

Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, véritablearchange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaineNemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l’ouvrit et entra. Je le suivisdes yeux.

Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses héros, jevis le portrait d’une femme jeune encore et de deux petits enfants. Lecapitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras,et, s’agenouillant, il fondit en sanglots.

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CHAPITRE XXIILes dernières parolesdu Capitaine Nemo

Les panneaux s’étaient refermés sur cette vision effrayante, mais lalumière n’avait pas été rendue au salon. À l’intérieur du Nautilus, ce n’étaitque ténèbres et silence. Il quittait ce lieu de désolation, à cent pieds sous leseaux, avec une rapidité prodigieuse. Où allait-il ? Au nord ou au sud ? Oùfuyait cet homme après cette horrible représaille ?

J’étais rentré dans ma chambre où Ned et Conseil se tenaientsilencieusement. J’éprouvais une insurmontable horreur pour le capitaineNemo. Quoi qu’il eût souffert de la part des hommes, il n’avait pas le droitde punir ainsi. Il m’avait fait, sinon le complice, du moins le témoin de sesvengeances ! C’était déjà trop.

À onze heures, la clarté électrique réapparut. Je passai dans le salon. Ilétait désert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans lenord avec une rapidité de vingt-cinq milles à l’heure, tantôt à la surface dela mer, tantôt à trente pieds au-dessous.

Relèvement fait sur la carte, je vis que nous passions à l’ouvert de laManche, et que notre direction nous portait vers les mers boréales avec uneincomparable vitesse.

À peine pouvais-je saisir à leur rapide passage des squales au long nez,des squales-marteaux, des roussettes qui fréquentent ces eaux, de grandsaigles de mer, des nuées d’hippocampes, semblables aux cavaliers du jeud’échecs, des anguilles s’agitant comme les serpenteaux d’un feu d’artifice,des armées de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces surleur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapidité avec leNautilus. Mais d’observer, d’étudier, de classer, il n’était plus question alors.

Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l’Atlantique. L’ombrese fit, et la mer fut envahie par les ténèbres jusqu’au lever de la lune.

Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J’étais assailli de cauchemars.L’horrible scène de destruction se répétait dans mon esprit.

Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’où nous entraîna le Nautilus dansce bassin de l’Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inappréciable !Toujours au milieu des brunes hyperboréennes ! Toucha-t-il aux pointesdu Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mersignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipelde Liarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je ne saurais ledire. Le temps qui s’écoulait, je ne pouvais plus l’évaluer. L’heure avait

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été suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour,comme dans les contrées polaires, ne suivaient plus leur cours régulier. Jeme sentais entraîné dans ce domaine de l’étrange où se mouvait à l’aisel’imagination surmenée d’Edgard Poë. À chaque instant, je m’attendais àvoir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cette figure humaine voilée, deproportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre, jetéeen travers de cette cataracte qui défend les abords du pôle ! »

J’estime, – mais je me trompe peut-être, – j’estime que cette courseaventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours,et je ne sais ce qu’elle aurait duré, sans la catastrophe qui termina cevoyage. Du capitaine Nemo, il n’était plus question. De son second, pasdavantage. Pas un homme de l’équipage ne fut visible un seul instant.Presque incessamment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand il remontaità leur surface afin de renouveler son air, les panneaux s’ouvraient ou serefermaient automatiquement. Plus de point reporté sur le planisphère. Je nesavais où nous étions.

Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces et de patience, ne paraissaitplus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans unaccès de délire et sous l’empire d’une nostalgie effrayante, il ne se tuât. Il lesurveillait donc avec un dévouement de tous les instants.

On comprend que, dans ces conditions, la situation n’était plus tenable.Un matin, – à quelle date, je ne saurais le dire, – je m’étais assoupi vers

les premières heures du jour, assoupissement pénible et maladif. Quand jem’éveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l’entendis me dire àvoix basse :

« Nous allons fuir ! »Je me redressai.« Quand fuyons-nous ? demandai-je.– La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du Nautilus.

On dirait que la stupeur règne à bord. Vous serez prêt, monsieur ?– Oui. Où sommes-nous ?– En vue de terres que je viens de relever ce malin au milieu des brumes,

à vingt milles dans l’est.– Quelles sont ces terres ?– Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous nous y réfugierons.– Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût la mer nous engloutir.– La mer est mauvaise, le vent violent ; mais vingt milles à faire dans

cette légère embarcation du Nautilus ne m’effrayent pas. J’ai pu y transporterquelques vivres et quelques bouteilles d’eau à l’insu de l’équipage.

– Je vous suivrai.

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– D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me défends, je mefais tuer.

– Nous mourrons ensemble, ami Ned. »J’étais décidé à tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-forme,

sur laquelle je pouvais à peine me maintenir contre le choc des lames. Leciel était menaçant, mais puisque la terre était là dans ces brumes épaisses,il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure.

Je revins au salon, craignant et désirant tout à la fois de rencontrer lecapitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ?Pouvais-je lui cacher l’involontaire horreur qu’il m’inspirait ? Non ! Mieuxvalait ne pas me trouver face à face avec lui ! Mieux valait l’oublier ! Etpourtant !

Combien fut longue cette journée, la dernière que je dusse passer à borddu Nautilus ! Je restais seul.

Ned Land et Conseil évitaient de me parler par crainte de se trahir.À six heures, je dînai, mais je n’avais pas faim. Je me forçai à manger,

malgré mes répugnances, ne voulant pas m’affaiblir.À six heures et demie, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit :« Nous ne nous reverrons pas avant notre départ. À dix heures, la lune

ne sera pas encore levée. Nous profiterons de l’obscurité. Venez au canot.Conseil et moi, nous vous y attendrons. »

Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donné le temps de lui répondre.Je voulus vérifier la direction du Nautilus. Je me rendis au salon. Nous

courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante, par cinquante mètres deprofondeur.

Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richessesde l’art entassées dans ce musée, sur cette collection sans rivale destinéeà périr un jour au fond des mers avec celui qui l’avait formée. Je voulusfixer dans mon esprit une impression suprême. Je restai une heure ainsi,baigné dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces trésorsresplendissant sous leurs vitrines. Puis je revins à ma chambre.

Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je rassemblai mes notes et lesserrai précieusement sur moi. Mon cœur battait avec force. Je ne pouvaisen comprimer les pulsations. Certainement mon trouble, mon agitationm’eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.

Que faisait-il en ce moment ? J’écoutai à la porte de sa chambre.J’entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo était là. Il ne s’était pascouché. À chaque mouvement, il me semblait qu’il allait m’apparaître et medemander pourquoi je voulais fuir ! J’éprouvais des alertes incessantes. Monimagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me

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demandai s’il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, levoir face à face, le braver du geste et du regard !

C’était une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je m’étendissur mon lit, pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs secalmèrent un peu, mais, le cerveau surexcité, je revis dans un rapide souvenirtoute mon existence à bord du Nautilus, tous les incidents heureux oumalheureux qui l’avaient traversée depuis ma disparition de l’Abraham-Lincoln, les chasses sous-marines, le détroit de Torrès, les sauvages de laPapouasie, l’échouement, le cimetière de corail, le passage de Suez, l’îlede Santorin, le plongeur crétois, la baie du Vigo, l’Atlantique, la banquise,le pôle sud, l’emprisonnement dans les glaces, le combat des poulpes, latempête du Gulf-Stream, le Vengeur, et cette horrible scène du vaisseau couléavec son équipage !… Tous ces évènements passèrent devant mes yeux,comme ces toiles de fond qui se déroulent à l’arrière-plan d’un théâtre. Alorsle capitaine Nemo grandissait démesurément dans ce milieu étrange. Sontype s’accentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce n’était plus monsemblable, c’était l’homme des eaux, le génie des mers.

Il était alors neuf heures et demie. Je tenais ma tête à deux mains pourl’empêcher d’éclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Unedemi-heure d’attente encore ! Une demi-heure d’un cauchemar qui pouvaitme rendre fou !

En ce moment, j’entendis les vagues accords de l’orgue, une harmonietriste sous un chant indéfinissable, véritables plaintes d’une âme qui veutbriser ses liens terrestres. J’écoutai par tous mes sens à la fois, respirantà peine, plongé comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales quil’entraînaient hors des limites de ce monde.

Puis une pensée soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quitté sachambre. Il était dans ce salon que je devais traverser pour fuir. Là, je lerencontrerais une dernière fois. Il me verrait, il me parlerait peut-être ! Ungeste de lui pouvait m’anéantir, un seul mot m’enchaîner à son bord !

Cependant dix heures allaient sonner. Le moment était venu de quitterma chambre et de rejoindre mes compagnons.

Il n’y avait pas à hésiter, dût le capitaine Nemo se dresser devant moi.J’ouvris ma porte avec précaution, et cependant il me sembla qu’en tournantsur ses gonds elle faisait un bruit effrayant. Peut-être ce bruit n’existait-ilque dans mon imagination !

Je m’avançai en rampant à travers les coursives obscures du Nautilus,m’arrêtant à chaque pas pour comprimer les battements de mon cœur.

J’arrivai à la porte angulaire du salon. Je l’ouvris doucement. Le salonétait plongé dans une obscurité profonde. Les accords de l’orgue résonnaientfaiblement. Le capitaine Nemo était là. Il ne me voyait pas. Je crois même

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qu’en pleine lumière il ne m’eût pas aperçu, tant son extase l’absorbait toutentier.

Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont le bruit eût putrahir ma présence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fond,qui donnait sur la bibliothèque.

J’allais l’ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place.Je compris qu’il se levait. Je l’entrevis même, car quelques rayons de labibliothèque éclairée filtraient jusqu’au salon. Il vint vers moi, les brascroisés, silencieux, glissant plutôt que marchant comme un spectre. Sapoitrine oppressée se gonflait de sanglots. Et je l’entendis murmurer cesparoles, – les dernières qui aient frappé mon oreille :

« Dieu tout-puissant ! assez ! assez ! »Était-ce l’aveu du remords qui s’échappait ainsi de la conscience de cet

homme ?…Éperdu, je me précipitai dans la bibliothèque. Je montai l’escalier central,

et, suivant la coursive supérieure, j’arrivai au canot. J’y pénétrai parl’ouverture qui avait déjà livré passage à mes deux compagnons. « Partons !Partons ! m’écriai-je.

– À l’instant ! » répondit le Canadien.L’orifice évidé dans la tôle du Nautilus fut préalablement fermé et

boulonné au moyen d’une clef anglaise dont Ned Land s’était muni.L’ouverture du canot se ferma également, et le Canadien commença àdévisser les écrous qui nous retenaient encore au bateau sous-marin.

Soudain un bruit intérieur se fit entendre. Des voix se répondaient avecvivacité. Qu’y avait-il ? S’était-on aperçu de notre fuite ? Je sentis que NedLand me glissait un poignard dans la main.

« Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! »Le Canadien s’était arrêté dans son travail. Mais un mot, vingt fois répété,

un mot terrible, me révéla la cause de cette agitation qui se propageait à borddu Nautilus. Ce n’était pas à nous que son équipage en voulait !

« Maelstrom ! Maelstrom ! » s’écriait-il.Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante

pouvait-il retentir à notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur cesdangereux parages de la côte norvégienne ? Le Nautilus était-il entraîné dansce gouffre, au moment où notre canot allait se détacher de ses flancs ?

On sait qu’au moment du flux, les eaux resserrées entre les îles Feroëet Loffoden sont précipitées avec une irrésistible violence. Elles formentun tourbillon dont aucun navire n’a jamais pu sortir. De tous les pointsde l’horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffrejustement appelé le « Nombril de l’Océan, » dont la puissance d’attractions’étend jusqu’à une distance de quinze kilomètres. Là sont aspirés non

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seulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs desrégions boréales.

C’est là que le Nautilus, – involontairement ou volontairement peut-être,– avait été engagé par son capitaine. Il décrivait une spirale dont le rayondiminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accroché à sonflanc, était emporté avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais. J’éprouvaisce tournoiement maladif qui succède à un mouvement de gyration tropprolongé. Nous étions dans l’épouvante, dans l’horreur portée à son comble,la circulation suspendue, l’influence nerveuse annihilée, traversés de sueursfroides comme les sueurs de l’agonie ! Et quel bruit autour de notre frêlecanot ! Quels mugissements que l’écho répétait à une distance de plusieursmilles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisées sur les roches aiguës dufond, là où les corps les plus durs se brisent, là où les troncs d’arbres s’usentet se font « une fourrure de poils, » selon l’expression norvégienne !

Quelle situation ! Nous étions ballottés affreusement. Le Nautilus sedéfendait comme un être humain. Ses muscles d’acier craquaient. Parfois ilse dressait, et nous avec lui !

« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous ! En restant attachés auNautilus, nous pouvons nous sauver encore !… »

Il n’avait pas achevé de parler, qu’un craquement se produisait. Lesécrous manquaient, et le canot, arraché de son alvéole, était lancé comme lapierre d’une fronde au milieu du tourbillon.

Ma tête porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdisconnaissance.

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CHAPITRE XXIIIConclusion

Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se passa pendantcette nuit, comment le canot échappa au formidable remous du Maelstrom,comment Ned Land, Conseil et moi, nous sortîmes du gouffre, je ne sauraisle dire. Mais quand je revins à moi, j’étais couché dans la cabane d’unpêcheur des îles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufs, étaient prèsde moi et me pressaient les mains. Nous nous embrassâmes avec effusion.

En ce moment, nous ne pouvons songer à regagner la France. Les moyensde communication entre la Norvège septentrionale et le sud sont rares. Jesuis donc forcé d’attendre le passage du bateau à vapeur qui fait le servicebimensuel du cap Nord.

C’est donc là, au milieu de ces braves gens qui nous ont recueillis, queje revois le récit de ces aventures. Il est exact. Pas un fait n’a été omis, pasun détail n’a été exagéré. C’est la narration fidèle de cette invraisemblableexpédition sous un élément inaccessible à l’homme et dont le progrès rendrales routes libres un jour.

Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, après tout. Ce que je puisaffirmer maintenant, c’est mon droit de parler de ces mers sous lesquelles,en moins de dix mois, j’ai franchi vingt mille lieues, de ce tour du mondesous-marin qui m’a révélé tant de merveilles à travers le Pacifique, l’océanIndien, la mer Rouge, la Méditerranée, l’Atlantique, les mers australes etboréales !

Mais qu’est devenu le Nautilus ? A-t-il résisté aux étreintes duMaelstrom ? Le capitaine Nemo vit-il encore ? Poursuit-il sous l’océan seseffrayantes représailles, ou s’est-il arrêté devant cette dernière hécatombe ?Les flots apporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toute l’histoirede sa vie ? Saurai-je enfin le nom de cet homme ? Le vaisseau disparu nousdira-t-il, par sa nationalité, la nationalité du capitaine Nemo ?

Je l’espère. J’espère également que son puissant appareil a vaincu la merdans son gouffre le plus terrible et que le Nautilus a survécu là où tantde navires ont péri ! S’il en est ainsi, si le capitaine Nemo habite toujourscet Océan, sa patrie d’adoption, puisse la haine s’apaiser dans ce cœurfarouche ! Que la contemplation de tant de merveilles éteigne en lui l’espritde vengeance ! Que le justicier s’efface, que le savant continue la paisible,exploration des mers ! Si sa destinée est étrange, elle est sublime aussi.Ne l’ai-je pas compris par moi-même ? N’ai-je pas vécu dix mois de cetteexistence extranaturelle ? Aussi, à cette demande posée, il y a six mille ans,par l’Ecclésiaste : « Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l’abîme ? »

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deux hommes entre tous les hommes ont le droit de répondre maintenant :le capitaine Nemo et moi.

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