jules verne - 20000 lieues sous les mers (1870)

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8/8/2019 JULES VERNE - 20000 lieues sous les mers (1870) http://slidepdf.com/reader/full/jules-verne-20000-lieues-sous-les-mers-1870 1/543  Jules Verne  VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS (1870)     É     d     i    t     i    o    n     d    u    g    r    o    u    p    e   «    E     b    o    o     k    s     l     i     b    r    e    s    e    t    g    r    a    t    u     i    t    s   »

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Jules Verne

 VINGT MILLE LIEUESSOUS LES MERS

(1870)

    É    d    i   t    i   o   n

    d   u

   g   r   o   u   p   e

  «

   E    b   o   o    k   s    l    i    b   r   e

   s   e   t   g   r   a   t   u    i   t   s  »

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Table des matières

PREMIÈRE PARTIE.................................................................4 

I UN ÉCUEIL FUYANT ...............................................................5 II LE POUR ET LE CONTRE .................................................... 12 III COMME IL PLAIRA À MONSIEUR .................................... 19 IV NED LAND............................................................................26  V À L'AVENTURE ! ...................................................................35  VI À TOUTE VAPEUR...............................................................43  VII UNE BALEINE D'ESPÈCE INCONNUE ............................55  VIII MOBILIS IN MOBILE .......................................................65 IX LES COLÈRES DE NED LAND............................................ 75 X L'HOMME DES EAUX...........................................................84 XI LE NAUTILUS ......................................................................96 XII TOUT PAR L'ÉLECTRICITÉ ............................................106 XIII QUELQUES CHIFFRES ...................................................115 XIV LE FLEUVE-NOIR........................................................... 123 XV UNE INVITATION PAR LETTRE.....................................138 XVI PROMENADE EN PLAINE ............................................. 150 XVII UNE FORET SOUS-MARINE ........................................ 157 XVIII QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE ....... 166 XIX VANIKORO ...................................................................... 175

 XX LE DÉTROIT DE TORRÈS................................................ 187 XXI QUELQUES JOURS À TERRE........................................198 XXII LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO ...........................214 XXIII ÆGRI SOMNIA............................................................ 230 XXIV LE ROYAUME DU CORAIL.......................................... 241 

DEUXIÈME PARTIE............................................................253 I L'OCÉAN INDIEN.................................................................254 

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II UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO266 III UNE PERLE DE DIX MILLIONS ......................................279 IV LA MER ROUGE.................................................................294  V ARABIAN-TUNNEL.............................................................310  VI L'ARCHIPEL GREC............................................................322  VII LA MÉDITERRANÉE EN QUARANTE-HUIT HEURES 337  VIII LA BAIE DE VIGO ...........................................................349 IX UN CONTINENT DISPARU...............................................362 X LES HOUILLÈRES SOUS-MARINES.................................374 XI LA MER DE SARGASSES.................................................. 388 XII CACHALOTS ET BALEINES ............................................399 XIII LA BANQUISE................................................................. 415 XIV LE PÔLE SUD ................................................................. 430 XV ACCIDENT OU INCIDENT ?............................................446 XVI FAUTE D'AIR...................................................................457 XVII DU CAP HORN À L'AMAZONE.....................................470 XVIII LES POULPES.............................................................. 483 XIX LE GULF-STREAM..........................................................497 XX PAR 47°24' DE LATITUDE ET DE 17°28' DELONGITUDE .............................................................................511 XXI UNE HÉCATOMBE .........................................................520 XXII LES DERNIÈRES PAROLES DU CAPITAINE NEMO .532 XXIII CONCLUSION...............................................................542 

 À propos de cette édition électronique.................................544 

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PREMIÈRE PARTIE

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IUN ÉCUEIL FUYANT

L’année 1866 fut marquée par un événement bizarre, unphénomène inexpliqué et inexplicable que personne n’a sansdoute oublié. Sans parler des rumeurs qui agitaient lespopulations des ports et surexcitaient l’esprit public à l’intérieurdes continents les gens de mer furent particulièrement émus.Les négociants, armateurs, capitaines de navires, skippers etmasters de l’Europe et de l’Amérique, officiers des marinesmilitaires de tous pays, et, après eux, les gouvernements desdivers États des deux continents, se préoccupèrent de ce fait auplus haut point.

En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaientrencontrés sur mer avec « une chose énorme » un objet long,fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plusrapide qu’une baleine.

Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux diverslivres de bord, s’accordaient assez exactement sur la structurede l’objet ou de l’être en question, la vitesse inouïe de sesmouvements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vieparticulière dont il semblait doué. Si c’était un cétacé, ilsurpassait en volume tous ceux que la science avait classés  jusqu’alors. Ni Cuvier, ni Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. deQuatrefages n’eussent admis l’existence d’un tel monstre — à

moins de l’avoir vu, ce qui s’appelle vu de leurs propres yeux desavants.

  A prendre la moyenne des observations faites à diversesreprises — en rejetant les évaluations timides qui assignaient àcet objet une longueur de deux cents pieds et en repoussant lesopinions exagérées qui le disaient large d’un mille et long detrois — on pouvait affirmer, cependant, que cet être

phénoménal dépassait de beaucoup toutes les dimensions

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admises jusqu’à ce jour par les ichtyologistes — s’il existaittoutefois.

Or, il existait, le fait en lui-même n’était plus niable, et, avecce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, oncomprendra l’émotion produite dans le monde entier par cettesurnaturelle apparition. Quant à la rejeter au rang des fables, ilfallait y renoncer.

En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson,de Calcutta and Burnach steam navigation Company, avaitrencontré cette masse mouvante à cinq milles dans l’est descôtes de l’Australie. Le capitaine Baker se crut, tout d’abord, enprésence d’un écueil inconnu ; il se disposait même à endéterminer la situation exacte, quand deux colonnes d’eau,projetées par l’inexplicable objet, s’élancèrent en sifflant à centcinquante pieds dans l’air. Donc, à moins que cet écueil ne fûtsoumis aux expansions intermittentes d’un geyser, le Governor- Higginson avait affaire bel et bien à quelque mammifèreaquatique, inconnu jusque-là, qui rejetait par ses évents descolonnes d’eau, mélangées d’air et de vapeur.

Pareil fait fut également observé le 23 juillet de la mêmeannée, dans les mers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, de  West India and Pacific steam navigation Company. Donc, cecétacé extraordinaire pouvait se transporter d’un endroit à unautre avec une vélocité surprenante, puisque à trois joursd’intervalle, le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon l’avaient observé en deux points de la carte séparés par unedistance de plus de sept cents lieues marines. Quinze jours plustard, à deux mille lieues de là l’ Helvetia, de la CompagnieNationale, et le  Shannon, du Royal-Mail, marchant àcontrebord dans cette portion de l’Atlantique comprise entre lesÉtats-Unis et l’Europe, se signalèrent respectivement le monstrepar 42°15’de latitude nord, et 60°35’de longitude à l’ouest duméridien de Greenwich. Dans cette observation simultanée, on

crut pouvoir évaluer la longueur minimum du mammifère à

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plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le  Shannon et l’ Helvetia étaient de dimension inférieure à lui, bien qu’ilsmesurassent cent mètres de l’étrave à l’étambot. Or, les plus  vastes baleines, celles qui fréquentent les parages des îles

 Aléoutiennes, le Kulammak et l’Umgullick, n’ont jamais dépasséla longueur de cinquante-six mètres, — si même ellesl’atteignent.

Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvellesobservations faites à bord du transatlantique le  Pereire, unabordage entre l’ Etna, de la ligne Inman, et le monstre, unprocès-verbal dressé par les officiers de la frégate française la Normandie, un très sérieux relèvement obtenu par l’état-majordu commodore Fitz-James à bord du  Lord-Clyde, émurentprofondément l’opinion publique. Dans les pays d’humeurlégère, on plaisanta le phénomène, mais les pays graves etpratiques, l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, s’enpréoccupèrent vivement.

Partout dans les grands centres, le monstre devint à lamode ; on le chanta dans les cafés, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les théâtres. Les canards eurent là une  belle occasion de pondre des œufs de toute couleur. On vitréapparaître dans les journaux — à court de copie — tous lesêtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, leterrible « Moby Dick » des régions hyperboréennes, jusqu’auKraken démesuré, dont les tentacules peuvent enlacer un bâtiment de cinq cents tonneaux et l’entraîner dans les abîmes

de l’Océan. On reproduisit même les procès-verbaux des tempsanciens les opinions d’Aristote et de Pline, qui admettaientl’existence de ces monstres, puis les récits norvégiens del’évêque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin lesrapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut êtresoupçonnée, quand il affirme avoir vu, étant à bord duCastillan, en 1857, cet énorme serpent qui n’avait jamaisfréquenté jusqu’alors que les mers de l’ancien Constitutionnel .

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  Alors éclata l’interminable polémique des crédules et desincrédules dans les sociétés savantes et les journauxscientifiques. La « question du monstre » enflamma les esprits.Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec

ceux qui font profession d’esprit, versèrent des flots d’encrependant cette mémorable campagne ; quelques-uns même,deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalités les plus offensantes.

Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chancesdiverses. Aux articles de fond de l’Institut géographique duBrésil, de l’Académie royale des sciences de Berlin, del’Association Britannique, de l’Institution Smithsonnienne de  Washington, aux discussions du The Indian Archipelago, duCosmos de l’abbé Moigno, des  Mittheilungen de Petermann,aux chroniques scientifiques des grands journaux de la Franceet de l’étranger, la petite presse ripostait avec une verveintarissable. Ses spirituels écrivains parodiant un mot de Linné,cité par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que « lanature ne faisait pas de sots », et ils adjurèrent leurs

contemporains de ne point donner un démenti à la nature, enadmettant l’existence des Krakens, des serpents de mer, des« Moby Dick », et autres élucubrations de marins en délire.Enfin, dans un article d’un journal satirique très redouté, le plusaimé de ses rédacteurs, brochant sur le tout, poussa au monstre,comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et l’acheva aumilieu d’un éclat de rire universel. L’esprit avait vaincu lascience.

Pendant les premiers mois de l’année 1867, la questionparut être enterrée, et elle ne semblait pas devoir renaître,quand de nouveaux faits furent portés à la connaissance dupublic. Il ne s’agit plus alors d’un problème scientifique àrésoudre, mais bien d’un danger réel sérieux à éviter. Laquestion prit une tout autre face. Le monstre redevint îlot,rocher, écueil, mais écueil fuyant, indéterminable, insaisissable.

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Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montréal Océan Company,se trouvant pendant la nuit par 27°30’de latitude et 72°15’delongitude, heurta de sa hanche de tribord un roc qu’aucunecarte ne marquait dans ces parages. Sous l’effort combiné du

  vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchait à la  vitesse de treize nœuds. Nul doute que sans la qualitésupérieure de sa coque, le  Moravian, ouvert au choc, ne se fûtenglouti avec les deux cent trente-sept passagers qu’il ramenaitdu Canada.

L’accident était arrivé vers cinq heures du matin, lorsque le  jour commençait à poindre. Les officiers de quart seprécipitèrent à l’arrière du bâtiment. Ils examinèrent l’Océanavec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce n’estun fort remous qui brisait à trois encablures, comme si lesnappes liquides eussent été violemment battues. Le relèvementdu lieu fut exactement pris, et le  Moravian continua sa routesans avaries apparentes. Avait-il heurté une roche sous-marine,ou quelque énorme épave d’un naufrage ? On ne put le savoir ;mais, examen fait de sa carène dans les bassins de radoub, il fut

reconnu qu’une partie de la quille avait été brisée.

Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût peut-être étéoublié comme tant d’autres, si, trois semaines après, il ne se fûtreproduit dans des conditions identiques. Seulement, grâce à lanationalité du navire victime de ce nouvel abordage, grâce à laréputation de la Compagnie à laquelle ce navire appartenait,l’événement eut un retentissement immense.

Personne n’ignore le nom du célèbre armateur anglaisCunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un servicepostal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et àroues d’une force de quatre cents chevaux, et d’une jauge deonze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans après, le matérielde la Compagnie s’accroissait de quatre navires de six centcinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans

plus tard, de deux autres bâtiments supérieurs en puissance et

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en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilègepour le transport des dépêches venait d’être renouvelé, ajoutasuccessivement à son matériel l’ Arabia, le  Persia, le China, le Scotia, le  Java, le  Russia, tous navires de première marche, et

les plus vastes qui, après le Great-Eastern, eussent jamaissillonné les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédaitdouze navires, dont huit à roues et quatre à hélices.

Si je donne ces détails très succincts, c’est afin que chacunsache bien quelle est l’importance de cette compagnie detransports maritimes, connue du monde entier pour sonintelligente gestion. Nulle entreprise de navigationtransocéanienne n’a été conduite avec plus d’habileté ; nulleaffaire n’a été couronnée de plus de succès. Depuis vingt-sixans, les navires Cunard ont traversé deux mille fois l’Atlantique,et jamais un voyage n’a été manqué, jamais un retard n’a eulieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un bâtiment n’ont étéperdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgré laconcurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard depréférence à toute autre, ainsi qu’il appert d’un relevé fait sur

les documents officiels des dernières années. Ceci dit, personnene s’étonnera du retentissement que provoqua l’accident arrivéà l’un de ses plus beaux steamers.

Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise maniable, le Scotia se trouvait par 15°12’de longitude et 45°37’de latitude. Ilmarchait avec une vitesse de treize nœuds quarante-troiscentièmes sous la poussée de ses mille chevaux-vapeur. Ses

roues battaient la mer avec une régularité parfaite. Son tirantd’eau était alors de six mètres soixante-dix centimètres, et sondéplacement de six mille six cent vingt-quatre mètres cubes.

 A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunchdes passagers réunis dans le grand salon, un choc, peu sensible,en somme, se produisit sur la coque du Scotia, par sa hanche etun peu en arrière de la roue de bâbord.

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Le Scotia n’avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôt parun instrument tranchant ou perforant que contondant.L’abordage avait semblé si léger que personne ne s’en fûtinquiété à bord, sans le cri des caliers qui remontèrent sur le

pont en s’écriant :

« Nous coulons ! nous coulons ! »

Tout d’abord, les passagers furent très effrayés ; mais lecapitaine Anderson se hâta de les rassurer. En effet, le dangerne pouvait être imminent. Le  Scotia, divisé en septcompartiments par des cloisons étanches, devait braverimpunément une voie d’eau.

Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans lacale. Il reconnut que le cinquième compartiment avait étéenvahi par la mer, et la rapidité de l’envahissement prouvait quela voie d’eau était considérable. Fort heureusement, cecompartiment ne renfermait pas les chaudières, car les feux se

fussent subitement éteints.

Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l’undes matelots plongea pour reconnaître l’avarie. Quelquesinstants après, on constatait l’existence d’un trou large de deuxmètres dans la carène du steamer. Une telle voie d’eau nepouvait être aveuglée, et le  Scotia, ses roues à demi noyées, dutcontinuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors à trois cent mille

du cap Clear, et après trois jours d’un retard qui inquiéta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.

Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du  Scotia, quifut mis en cale sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deuxmètres et demi au-dessous de la flottaison s’ouvrait unedéchirure régulière, en forme de triangle isocèle. La cassure dela tôle était d’une netteté parfaite, et elle n’eût pas été frappée

plus sûrement à l’emporte-pièce. Il fallait donc que l’outilperforant qui l’avait produite fût d’une trempe peu commune —

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et après avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsiperce une tôle de quatre centimètres, il avait dû se retirer de lui-même par un mouvement rétrograde et vraiment inexplicable.

Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionnerà nouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, lessinistres maritimes qui n’avaient pas de cause déterminéefurent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animalendossa la responsabilité de tous ces naufrages, dont le nombreest malheureusement considérable ; car sur trois mille naviresdont la perte est annuellement relevée au Bureau-Veritas, lechiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés perdus corpset biens par suite d’absence de nouvelles, ne s’élève pas à moinsde deux cents !

Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou injustement, futaccusé de leur disparition, et, grâce à lui, les communicationsentre les divers continents devenant de plus en plusdangereuses, le public se déclara et demanda catégoriquementque les mers fussent enfin débarrassées et à tout prix de ceformidable cétacé.

IILE POUR ET LE CONTRE

  A l’époque où ces événements se produisirent, je revenaisd’une exploration scientifique entreprise dans les mauvaises

terres du Nebraska, aux États-Unis. En ma qualité deprofesseur-suppléant au Muséum d’histoire naturelle de Paris,le gouvernement français m’avait joint à cette expédition. Aprèssix mois passés dans le Nebraska, chargé de précieusescollections, j’arrivai à New York vers la fin de mars. Mon départpour la France était fixé aux premiers jours de mai. Jem’occupais donc, en attendant, de classer mes richessesminéralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva

l’incident du Scotia.

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J’étais parfaitement au courant de la question à l’ordre du jour, et comment ne l’aurais-je pas été ? J’avais lu et relu tousles journaux américains et européens sans être plus avancé. Cemystère m’intriguait. Dans l’impossibilité de me former une

opinion, je flottais d’un extrême à l’autre. Qu’il y eut quelquechose, cela ne pouvait être douteux, et les incrédules étaientinvités à mettre le doigt sur la plaie du Scotia.

 A mon arrivée à New York, la question brûlait. L’hypothèsede l’îlot flottant, de l’écueil insaisissable, soutenue par quelquesesprits peu compétents, était absolument abandonnée. Et, eneffet, à moins que cet écueil n’eût une machine dans le ventre,comment pouvait-il se déplacer avec une rapidité siprodigieuse ?

De même fut repoussée l’existence d’une coque flottante,d’une énorme épave, et toujours à cause de la rapidité dudéplacement.

Restaient donc deux solutions possibles de la question, quicréaient deux clans très distincts de partisans : d’un côté, ceuxqui tenaient pour un monstre d’une force colossale ; de l’autre,ceux qui tenaient pour un bateau « sous-marin » d’une extrêmepuissance motrice.

Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne putrésister aux enquêtes qui furent poursuivies dans les deux

mondes. Qu’un simple particulier eût à sa disposition un telengin mécanique, c’était peu probable. Où et quand l’eut-il faitconstruire, et comment aurait-il tenu cette constructionsecrète ?

Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareillemachine destructive, et, en ces temps désastreux où l’hommes’ingénie à multiplier la puissance des armes de guerre, il était

possible qu’un État essayât à l’insu des autres ce formidable

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engin. Après les chassepots, les torpilles, après les torpilles, les béliers sous-marins, puis la réaction. Du moins, je l’espère.

Mais l’hypothèse d’une machine de guerre tomba encoredevant la déclaration des gouvernements. Comme il s’agissait làd’un intérêt public, puisque les communicationstransocéaniennes en souffraient, la franchise desgouvernements ne pouvait être mise en doute. D’ailleurs,comment admettre que la construction de ce bateau sous-marineût échappé aux yeux du public ? Garder le secret dans cescirconstances est très difficile pour un particulier, etcertainement impossible pour un Etat dont tous les actes sontobstinément surveillés par les puissances rivales.

Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, enRussie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amérique, voiremême en Turquie, l’hypothèse d’un Monitor sous-marin futdéfinitivement rejetée.

 A mon arrivée à New York, plusieurs personnes m’avaientfait l’honneur de me consulter sur le phénomène en question.J’avais publié en France un ouvrage in-quarto en deux volumesintitulé :  Les Mystères des grands fonds sous-marins. Ce livre,particulièrement goûté du monde savant, faisait de moi unspécialiste dans cette partie assez obscure de l’histoire naturelle.Mon avis me fut demandé. Tant que je pus nier du fait, je merenfermai dans une absolue négation. Mais bientôt, collé aumur, je dus m’expliquer catégoriquement. Et même,« l’honorable Pierre Aronnax, professeur au Muséum de Paris »,fut mis en demeure par le  New York-Herald de formuler uneopinion quelconque.

Je m’exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Jediscutai la question sous toutes ses faces, politiquement etscientifiquement, et je donne ici un extrait d’un article trèsnourri que je publiai dans le numéro du 30 avril.

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« Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné une à une lesdiverses hypothèses, toute autre supposition étant rejetée, ilfaut nécessairement admettre l’existence d’un animal marind’une puissance excessive.

« Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalementinconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dansces abîmes reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter àdouze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ? Quelest l’organisme de ces animaux ? On saurait à peine leconjecturer.

« Cependant, la solution du problème qui m’est soumis peutaffecter la forme du dilemme.

« Ou nous connaissons toutes les variétés d’êtres quipeuplent notre planète, ou nous ne les connaissons pas.

« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore

des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable qued’admettre l’existence de poissons ou de cétacés, d’espèces oumême de genres nouveaux, d’une organisation essentiellement« fondrière », qui habitent les couches inaccessibles à la sonde,et qu’un événement quelconque, une fantaisie, un caprice, sil’on veut, ramène à de longs intervalles vers le niveau supérieurde l’Océan.

« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espèces  vivantes, il faut nécessairement chercher l’animal en questionparmi les êtres marins déjà catalogués, et dans ce cas, je seraidisposé à admettre l’existence d’un Narwal géant .

« Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent unelongueur de soixante pieds. Quintuplez, décuplez même cettedimension, donnez à ce cétacé une force proportionnelle à sa

taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l’animal voulu. Il aura les proportions déterminées par les Officiers du

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 Shannon, l’instrument exigé par la perforation du  Scotia, et lapuissance nécessaire pour entamer la coque d’un steamer.

« En effet, le narwal est armé d’une sorte d’épée d’ivoire,d’une hallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes.C’est une dent principale qui a la dureté de l’acier. On a trouvéquelques-unes de ces dents implantées dans le corps des  baleines que le narwal attaque toujours avec succès. D’autresont été arrachées, non sans peine, de carènes de vaisseauxqu’elles avaient percées d’outre en outre, comme un foret perceun tonneau. Le musée de la Faculté de médecine de Parispossède une de ces défenses longue de deux mètres vingt-cinqcentimètres, et large de quarante-huit centimètres à sa base !

« Eh bien ! supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animaldix fois plus puissant, lancez-le avec une rapidité de vingt millesà l’heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez unchoc capable de produire la catastrophe demandée.

« Donc, jusqu’à plus amples informations, j’opinerais pourune licorne de mer, de dimensions colossales, armée, non plusd’une hallebarde, mais d’un véritable éperon comme les frégatescuirassées ou les « rams » de guerre, dont elle aurait à la fois lamasse et la puissance motrice.

« Ainsi s’expliquerait ce phénomène inexplicable — à moinsqu’il n’y ait rien, en dépit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et

ressenti — ce qui est encore possible ! »

Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part ; mais je  voulais jusqu’à un certain point couvrir ma dignité deprofesseur, et ne pas trop prêter à rire aux Américains, qui rient bien, quand ils rient. Je me réservais une échappatoire. Au fond, j’admettais l’existence du « monstre ».

Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut ungrand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans.

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La solution qu’il proposait, d’ailleurs, laissait libre carrière àl’imagination. L’esprit humain se plaît à ces conceptionsgrandioses d’êtres surnaturels. Or la mer est précisément leurmeilleur véhicule, le seul milieu où ces géants près desquels les

animaux terrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que desnains — puissent se produire et se développer. Les massesliquides transportent les plus grandes espèces connues demammifères, et peut-être recèlent-elles des mollusques d’uneincomparable taille, des crustacés effrayants à contempler, telsque seraient des homards de cent mètres ou des crabes pesantdeux cents tonnes ! Pourquoi nous ? Autrefois, les animauxterrestres, contemporains des époques géologiques, les

quadrupèdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaientconstruits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur les avait  jetés dans un moule colossal que le temps a réduit peu à peu.Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorées, n’aurait-ellepas gardé ces vastes échantillons de la vie d’un autre âge, ellequi ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre changepresque incessamment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dansson sein les dernières variétés de ces espèces titanesques, dont

les années sont des siècles, et les siècles des millénaires ?

Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu’il nem’appartient plus d’entretenir ! Trêve à ces chimères que letemps a changées pour moi en réalités terribles. Je le répète,l’opinion se fit alors sur la nature du phénomène, et le publicadmit sans conteste l’existence d’un être prodigieux qui n’avaitrien de commun avec les fabuleux serpents de mer.

Mais si les uns ne virent là qu’un problème purementscientifique à résoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amérique et en Angleterre, furent d’avis de purger l’Océan de ceredoutable monstre, afin de rassurer les communicationstransocéaniennes. Les journaux industriels et commerciauxtraitèrent la question principalement à ce point de vue. La  Shipping and Mercantile Gazette, le  Lloyd , le  Paquebot , la

  Revue maritime et coloniale, toutes les feuilles dévouées aux

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Compagnies d’assurances qui menaçaient d’élever le taux deleurs primes, furent unanimes sur ce point.

L’opinion publique s’étant prononcée, les États de l’Unionse déclarèrent les premiers. On fit à New York les préparatifsd’une expédition destinée à poursuivre le narwal. Une frégate degrande marche l’ Abraham-Lincoln, se mit en mesure deprendre la mer au plus tôt. Les arsenaux furent ouverts aucommandant Farragut, qui pressa activement l’armement de safrégate.

Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du momentque l’on se fut décidé à poursuivre le monstre, le monstre nereparut plus. Pendant deux mois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne eûtconnaissance des complots qui se tramaient contre elle. On enavait tant causé, et même par le câble transatlantique ! Aussi lesplaisants prétendaient-ils que cette fine mouche avait arrêté aupassage quelque télégramme dont elle faisait maintenant sonprofit.

Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine etpourvue de formidables engins de pêche, on ne savait plus où ladiriger. Et l’impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, onapprit qu’un steamer de la ligne de San Francisco de Californie àShangaï avait revu l’animal, trois semaines auparavant, dans lesmers septentrionales du Pacifique.

L’émotion causée par cette nouvelle fut extrême. Onn’accorda pas vingt-quatre heures de répit au commandantFarragut. Ses vivres étaient embarques. Ses soutes regorgeaientde charbon. Pas un homme ne manquait à son rôle d’équipage.Il n’avait qu’à allumer ses fourneaux, à chauffer, à démarrer !On ne lui eût pas pardonné une demi-journée de retard !D’ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu’à partir.

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Trois heures avant que l’Abraham-Lincoln ne quittât la pier de Brooklyn, je reçus une lettre libellée en ces termes :

 Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris, Fifth Avenue hotel. 

 New York. 

« Monsieur, 

  Si vous voulez vous joindre à l’expédition de l’  Abraham-

Lincoln, le gouvernement de l’Union verra avec plaisir que la  France soit représentée par vous dans cette entreprise. Lecommandant Farragut tient une cabine à votre disposition. 

Très cordialement, votreJ. -B. HOBSON, Secrétaire de la marine. »

IIICOMME IL PLAIRA À MONSIEUR 

Trois secondes avant l’arrivée de la lettre de J. -B. Hobson,  je ne songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu’à tenter lepassage du nord-ouest. Trois secondes après avoir lu la lettre del’honorable secrétaire de la marine, je comprenais enfin que ma

  véritable vocation, l’unique but de ma vie, était de chasser cemonstre inquiétant et d’en purger le monde.

Cependant, je revenais d’un pénible voyage, fatigué, avidede repos. Je n’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis,mon petit logement du Jardin des Plantes, mes chères etprécieuses collections ! Mais rien ne put me retenir. J’oubliaitout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans plus de

réflexions l’offre du gouvernement américain.

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« D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et laLicorne sera assez aimable pour m’entraîner vers les côtes deFrance ! Ce digne animal se laissera prendre dans les mersd’Europe — pour mon agrément personnel — et je ne veux pas

rapporter moins d’un demi mètre de sa hallebarde d’ivoire auMuséum d’histoire naturelle. »

Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans lenord de l’océan Pacifique ; ce qui, pour revenir en France, étaitprendre le chemin des antipodes.

« Conseil ! » criai-je d’une voix impatiente.

Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué quim’accompagnait dans tous mes voyages ; un brave Flamand que  j’aimais et qui me le rendait bien, un être phlegmatique parnature, régulier par principe, zélé par habitude, s’étonnant peudes surprises de la vie, très adroit de ses mains, apte à toutservice, et, en dépit de son nom, ne donnant jamais de conseils

— même quand on ne lui en demandait pas.

 A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin desPlantes, Conseil en était venu à savoir quelque chose. J’avais enlui un spécialiste, très ferré sur la classification en histoirenaturelle, parcourant avec une agilité d’acrobate toute l’échelledes embranchements des groupes, des classes, des sous-classes,des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des

espèces et des variétés. Mais sa science s’arrêtait là. Classer,c’était sa vie, et il n’en savait pas davantage. Très versé dans lathéorie de la classification, peu dans la pratique, il n’eût pasdistingué, je crois, un cachalot d’une baleine ! Et cependant,quel brave et digne garçon !

Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait suivi partout oùm’entraînait la science. Jamais une réflexion de lui sur la

longueur ou la fatigue d’un voyage. Nulle objection à boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si éloigné qu’il

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fût. Il allait là comme ici, sans en demander davantage.D’ailleurs d’une belle santé qui défiait toutes les maladies ; desmuscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfs aumoral, s’entend.

Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de sonmaître comme quinze est à vingt. Qu’on m’excuse de dire ainsique j’avais quarante ans.

Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé il neme parlait jamais qu’à la troisième personne — au point d’enêtre agaçant.

« Conseil ! » répétai-je, tout en commençant d’une mainfébrile mes préparatifs de départ.

Certainement, j’étais sûr de ce garçon si dévoué.D’ordinaire, je ne lui demandais jamais s’il lui convenait ou nonde me suivre dans mes voyages, mais cette fois, il s’agissait

d’une expédition qui pouvait indéfiniment se prolonger, d’uneentreprise hasardeuse, à la poursuite d’un animal capable decouler une frégate comme une coque de noix ! Il y avait làmatière à réflexion, même pour l’homme le plus impassible dumonde ! Qu’allait dire Conseil ?

« Conseil ! » criai-je une troisième fois.

Conseil parut.

« Monsieur m’appelle ? dit-il en entrant.

— Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi. Nous partonsdans deux heures.

— Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillementConseil.

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— Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle tous mesustensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes,sans compter, mais le plus que tu pourras, et hâte-toi !

— Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.

— On s’en occupera plus tard.

— Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, lesoréodons, les chéropotamus et autres carcasses de monsieur ?

— On les gardera à l’hôtel.

— Et le babiroussa vivant de monsieur ?

— On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, jedonnerai l’ordre de nous expédier en France notre ménagerie.

— Nous ne retournons donc pas à Paris ? demanda Conseil.

— Si... certainement... répondis-je évasivement, mais enfaisant un crochet.

— Le crochet qui plaira à monsieur.

— Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moinsdirect, voilà tout. Nous prenons passage sur l’ Abraham- Lincoln...

— Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblementConseil.

— Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre... du fameuxnarwal... Nous allons en purger les mers ! ... L’auteur d’un

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ouvrage in-quarto en deux volumes sur les Mystères des grands fonds sous-marins ne peut se dispenser de s’embarquer avec lecommandant Farragut. Mission glorieuse, mais... dangereuseaussi ! On ne sait pas où l’on va ! Ces bêtes-là peuvent être très

capricieuses ! Mais nous irons quand même ! Nous avons uncommandant qui n’a pas froid aux yeux ! ...

— Comme fera monsieur, je ferai, répondit Conseil.

— Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C’est là unde ces voyages dont on ne revient pas toujours !

— Comme il plaira à monsieur. »

Un quart d’heure après, nos malles étaient prêtes. Conseilavait fait en un tour de main, et j’étais sûr que rien ne manquait,car ce garçon classait les chemises et les habits aussi bien queles oiseaux ou les mammifères.

L’ascenseur de l’hôtel nous déposa au grand vestibule del’entresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaientau rez-de-chaussée. Je réglai ma note à ce vaste comptoirtoujours assiégé par une foule considérable. Je donnai l’ordred’expédier pour Paris (France) mes ballots d’animaux empailléset de plantes desséchées. Je fis ouvrir un crédit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.

Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway  jusqu’à Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu’à sa jonctionavec Bowery-street, prit Katrin-street et s’arrêta à la trente-quatrième pier. Là, le Katrinferryboat nous transporta,hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, la grande annexe deNew York, située sur la rive gauche de la rivière de l’Est, et enquelques minutes, nous arrivions au quai près duquell’ Abraham-Lincoln vomissait par ses deux cheminées des

torrents de fumée noire.

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Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pontde la frégate. Je me précipitai à bord. Je demandai lecommandant Farragut. Un des matelots me conduisit sur ladunette, où je me trouvai en présence d’un officier de bonne

mine qui me tendit la main.

« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.

— Lui-même, répondis-je. Le commandant Farragut ?

— En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur.

 Votre cabine vous attend. »

Je saluai, et laissant le commandant aux soins de sonappareillage, je me fis conduire à la cabine qui m’était destinée.

L’ Abraham-Lincoln avait été parfaitement choisi etaménagé pour sa destination nouvelle. C’était une frégate degrande marche, munie d’appareils surchauffeurs, qui

permettaient de porter à sept atmosphères la tension de sa  vapeur. Sous cette pression, l’ Abraham-Lincoln atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixièmes à l’heure,  vitesse considérable, mais cependant insuffisante pour lutteravec le gigantesque cétacé.

Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient àses qualités nautiques. Je fus très satisfait de ma cabine, située à

l’arrière, qui s’ouvrait sur le carré des officiers.

« Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.

— Aussi bien, n’en déplaise à monsieur, répondit Conseil,qu’un bernard-l’ermite dans la coquille d’un buccin. »

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Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et jeremontai sur le pont afin de suivre les préparatifs del’appareillage.

  A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer lesdernières amarres qui retenaient l’ Abraham-Lincoln à la pier deBrooklyn. Ainsi donc, un quart d’heure de retard, moins même,et la frégate partait sans moi, et je manquais cette expéditionextraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le récit véridique pourra bien trouver cependant quelques incrédules.

Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour,ni une heure pour rallier les mers dans lesquelles l’animal venaitd’être signalé. Il fit venir son ingénieur.

« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.

— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.

— Go ahead », cria le commandant Farragut.

  A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyend’appareils à air comprimé, les mécaniciens firent agir la rouede la mise en train. La vapeur siffla en se précipitant dans lestiroirs entr’ouverts. Les longs pistons horizontaux gémirent etpoussèrent les bielles de l’arbre. Les branches de l’hélice  battirent les flots avec une rapidité croissante, et l’ Abraham-

lincoln s’avança majestueusement au milieu d’une centaine deferry-boats et de tenders chargés de spectateurs, qui luifaisaient cortège.

Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui  borde la rivière de l’Est étaient couverts de curieux. Troishurrahs, partis de cinq cent mille poitrines. éclatèrentsuccessivement. Des milliers de mouchoirs s’agitèrent au-dessus

de la masse compacte et saluèrent l’ Abraham-Lincoln jusqu’à

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son arrivée dans les eaux de l’Hudson, à la pointe de cettepresqu’île allongée qui forme la ville de New York.

 Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jersey l’admirablerive droite du fleuve toute chargée de villas, passa entre les fortsqui la saluèrent de leurs plus gros canons. L’ Abraham-Lincoln répondit en amenant et en hissant trois fois le pavillonaméricain, dont les trente-neuf étoiles resplendissaient à sacorne d’artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre lechenal balisé qui s’arrondit dans la baie intérieure formée par lapointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse oùquelques milliers de spectateurs l’acclamèrent encore une fois.

Le cortège des boats et des tenders suivait toujours lafrégate, et il ne la quitta qu’à la hauteur du light-boat dont lesdeux feux marquent l’entrée des passes de New York.

Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans soncanot, et rejoignit la petite goélette qui l’attendait sous le vent.

Les feux furent poussés ; l’hélice battit plus rapidement lesflots ; la frégate longea la côte jaune et basse de Long-lsland, et,à huit heures du soir, après avoir perdu dans le nord-ouest lesfeux de Fire-lsland, elle courut à toute vapeur sur les sombreseaux de l’Atlantique.

IV NED LAND

Le commandant Farragut était un bon marin, digne de lafrégate qu’il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu’un. Ilen était l’âme. Sur la question du cétacé, aucun doute nes’élevait dans son esprit, et il ne permettait pas que l’existencede l’animal fût discutée à son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Léviathan par foi, non par raison. Lemonstre existait, il en délivrerait les mers, il l’avait juré. C’était

une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon,marchant à la rencontre du serpent qui désolait son île. Ou le

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commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait lecommandant Farragut. Pas de milieu.

Les officiers du bord partageaient l’opinion de leur chef. Ilfallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer lesdiverses chances d’une rencontre, et observer la vaste étenduede l’Océan. Plus d’un s’imposait un quart volontaire dans les  barres de perroquet, qui eût maudit une telle corvée en touteautre circonstance. Tant que le soleil décrivait son arc diurne, lamâture était peuplée de matelots auxquels les planches du pont  brûlaient les pieds, et qui n’y pouvaient tenir en place ! Etcependant. L’ Abraham-Lincoln ne tranchait pas encore de sonétrave les eaux suspectes du Pacifique.

Quant à l’équipage, il ne demandait qu’à rencontrer lalicorne, à la harponner. et à la hisser à bord, à la dépecer. Ilsurveillait la mer avec une scrupuleuse attention. D’ailleurs, lecommandant Farragut parlait d’une certaine somme de deuxmille dollars, réservée à quiconque, mousse ou matelot, maîtreou officier, signalerait l’animal. Je laisse à penser si les yeuxs’exerçaient à bord de l’ Abraham-Lincoln.

Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec les autres, et  je ne laissais à personne ma part d’observations quotidiennes.La frégate aurait eu cent fois raison de s’appeler l’ Argus. Seulentre tous, Conseil protestait par son indifférence touchant laquestion qui nous passionnait, et détonnait sur l’enthousiasmegénéral du bord.

J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusementpourvu son navire d’appareils propres à pêcher le gigantesquecétacé. Un baleinier n’eût pas été mieux armé. Nous possédionstous les engins connus, depuis le harpon qui se lance à la main,  jusqu’aux flèches barbelées des espingoles et aux ballesexplosibles des canardières. Sur le gaillard d’avant s’allongeaitun canon perfectionné, se chargeant par la culasse, très épais deparois, très étroit d’âme, et dont le modèle doit figurer à

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l’Exposition universelle de 1867. Ce précieux instrument,d’origine américaine, envoyait sans se gêner, un projectileconique de quatre kilogrammes à une distance moyenne deseize kilomètres.

Donc, l’ Abraham-Lincoln ne manquait d’aucun moyen dedestruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roides harponneurs.

Ned Land était un Canadien, d’une habileté de main peucommune, et qui ne connaissait pas d’égal dans son périlleuxmétier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possédait cesqualités à un degré supérieur, et il fallait être une baleine bienmaligne, ou un cachalot singulièrement astucieux pouréchapper à son coup de harpon.

Ned Land avait environ quarante ans. C’était un homme degrande taille — plus de six pieds anglais — vigoureusement bâti,l’air grave, peu communicatif, violent parfois, et très rageur

quand on le contrariait. Sa personne provoquait l’attention, etsurtout la puissance de son regard qui accentuaitsingulièrement sa physionomie.

Je crois que le commandant Farragut avait sagement faitd’engager cet homme à son bord. Il valait tout l’équipage, à luiseul, pour l’œil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu’àun télescope puissant qui serait en même temps un canon

toujours prêt à partir.

Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif quefût Ned Land, je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affectionpour moi. Ma nationalité l’attirait sans doute. C’était uneoccasion pour lui de parler, et pour moi d’entendre cette vieillelangue de Rabelais qui est encore en usage dans quelquesprovinces canadiennes. La famille du harponneur était

originaire de Québec, et formait déjà un tribu de hardispêcheurs à l’époque où cette ville appartenait à la France.

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Peu à peu, Ned prit goût à causer. et j’aimais à entendre lerécit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait sespêches et ses combats avec une grande poésie naturelle. Sonrécit prenait une forme épique, et je croyais écouter quelqueHomère canadien, chantant l’ Iliade des régionshyperboréennes.

Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je leconnais actuellement. C’est que nous sommes devenus de vieuxamis, unis de cette inaltérable amitié qui naît et se cimente dansles plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned ! je nedemande qu’à vivre cent ans encore, pour me souvenir pluslongtemps de toi !

Et maintenant, quelle était l’opinion de Ned Land sur laquestion du monstre marin ? Je dois avouer qu’il ne croyaitguère à la licorne, et que, seul à bord, il ne partageait pas laconviction générale. Il évitait même de traiter ce sujet, surlequel je crus devoir l’entreprendre un jour.

Par une magnifique soirée du 30 juillet, c’est-à-dire troissemaines après notre départ, la frégate se trouvait à la hauteurdu cap Blanc, à trente milles sous le vent des côtes patagonnes.Nous avions dépassé le tropique du Capricorne, et le détroit deMagellan s’ouvrait à moins de sept cent milles dans le sud.  Avant huit jours, l’ Abraham-Lincoln sillonnerait les flots duPacifique.

  Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions dechoses et d’autres, regardant cette mystérieuse mer dont lesprofondeurs sont restées jusqu’ici inaccessibles aux regards del’homme. J’amenai tout naturellement la conversation sur lalicorne géante, et j’examinai les diverses chances de succès oud’insuccès de notre expédition. Puis, voyant que Ned me laissait

parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.

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« Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vousne pas être convaincu de l’existence du cétacé que nouspoursuivons ? Avez-vous donc des raisons particulières de vousmontrer si incrédule ? »

Le harponneur me regarda pendant quelques instants avantde répondre, frappa de sa main son large front par un geste quilui était habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et ditenfin :

« Peut-être bien, monsieur Aronnax.

— Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vousqui êtes familiarisé avec les grands mammifères marins, vousdont l’imagination doit aisément accepter l’hypothèse de cétacésénormes, vous devriez être le dernier à douter en de pareillescirconstances !

— C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur,

répondit Ned. Que le vulgaire croie à des comètesextraordinaires qui traversent l’espace, ou à l’existence demonstres antédiluviens qui peuplent l’intérieur du globe, passeencore, mais ni l’astronome, ni le géologue n’admettent de telleschimères. De même, le baleinier. J’ai poursuivi beaucoup decétacés, j’en ai harponné un grand nombre, j’en ai tué plusieurs,mais si puissants et si bien armés qu’ils fussent, ni leurs queues,ni leurs défenses n’auraient pu entamer les plaques de tôle d’un

steamer.

— Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent dunarwal a traversés de part en part.

— Des navires en bois, c’est possible, répondit le Canadien,et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu’à preuve contraire,  je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un

pareil effet.

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— Écoutez-moi, Ned...

— Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez excepté cela. Un poulpe gigantesque, peut-être ? ...

— Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un mollusque, etce nom même indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-ilcinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n’appartient point àl’embranchement des vertébrés, est tout à fait inoffensif pourdes navires tels que le Scotia ou l’ Abraham-Lincoln. Il faut doncrejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autresmonstres de cette espèce.

— Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d’un tonassez narquois, vous persistez à admettre l’existence d’unénorme cétacé... ?

— Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction quis’appuie sur la logique des faits. Je crois à l’existence d’un

mammifère, puissamment organisé, appartenant àl’embranchement des vertébrés, comme les baleines, lescachalots ou les dauphins, et muni d’une défense cornée dont laforce de pénétration est extrême.

— Hum ! fit le harponneur, en secouant la tête de l’air d’unhomme qui ne veut pas se laisser convaincre.

— Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un telanimal existe, s’il habite les profondeurs de l’Océan, s’ilfréquente les couches liquides situées à quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possède nécessairement unorganisme dont la solidité défie toute comparaison.

— Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned.

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— Parce qu’il faut une force incalculable pour se maintenirdans les couches profondes et résister à leur pression.

— Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l’œil.

— Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sanspeine.

— Oh ! les chiffres ! répliqua Ned. On fait ce qu’on veut avecles chiffres !

— En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Écoutez-moi. Admettons que la pression d’une atmosphère soitreprésentée par la pression d’une colonne d’eau haute de trente-deux pieds. En réalité, la colonne d’eau serait d’une moindrehauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer dont la densité estsupérieure à celle de l’eau douce. Eh bien, quand vous plongez,Ned, autant de fois trente-deux pieds d’eau au-dessus de vous,autant de fois votre corps supporte une pression égale à celle de

l’atmosphère, c’est-à-dire de kilogrammes par chaquecentimètre carré de sa surface. Il suit de là qu’à trois cent vingtpieds cette pression est de dix atmosphères, de centatmosphères à trois mille deux cents pieds, et de milleatmosphères à trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demieenviron. Ce qui équivaut à dire que si vous pouviez atteindrecette profondeur dans l’Océan, chaque centimètre carré de lasurface de votre corps subirait une pression de mille

kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avezde centimètres carrés en surface ?

— Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax.

— Environ dix-sept mille.

— Tant que cela ?

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— Et comme en réalité la pression atmosphérique est unpeu supérieure au poids d’un kilogramme par centimètre carré, vos dix-sept mille centimètres carrés supportent en ce momentune pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit

kilogrammes.

— Sans que je m’en aperçoive ?

— Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n’êtes pasécrasé par une telle pression, c’est que l’air pénètre à l’intérieurde votre corps avec une pression égale. De là un équilibre parfaitentre la poussée intérieure et la poussée extérieure, qui seneutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine.Mais dans l’eau, c’est autre chose.

— Oui, je comprends, répondit Ned, devenu plus attentif,parce que l’eau m’entoure et ne me pénètre pas.

— Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux pieds au-

dessous de la surface de la mer, vous subiriez une pression dedix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes ; à trois cent  vingt pieds, dix fois cette pression, soit cent soixante-quinzemille six cent quatre-vingt kilogrammes ; à trois mille deuxcents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept centcinquante-six mille huit cent kilogrammes ; à trente-deux millepieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions cinqcent soixante-huit mille kilogrammes ; c’est-à-dire que vous

seriez aplati comme si l’on vous retirait des plateaux d’unemachine hydraulique !

— Diable ! fit Ned.

— Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longsde plusieurs centaines de mètres et gros à proportion, semaintiennent à de pareilles profondeurs, eux dont la surface est

représentée par des millions de centimètres carrés, c’est parmilliards de kilogrammes qu’il faut estimer la poussée qu’ils

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subissent. Calculez alors quelle doit être la résistance de leurcharpente osseuse et la puissance de leur organisme pourrésister à de telles pressions !

— Il faut, répondit Ned Land, qu’ils soient fabriqués enplaques de tôle de huit pouces, comme les frégates cuirassées.

— Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages quepeut produire une pareille masse lancée avec la vitesse d’unexpress contre la coque d’un navire.

— Oui... en effet... peut-être, répondit le Canadien, ébranlépar ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.

— Eh bien, vous ai-je convaincu ?

— Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur lenaturaliste, c’est que si de tels animaux existent au fond desmers, il faut nécessairement qu’ils soient aussi forts que vous le

dites.

— Mais s’ils n’existent pas, entêté harponneur, commentexpliquez-vous l’accident arrivé au Scotia ?

— C’est peut-être..., dit Ned hésitant.

— Allez donc !

— Parce que... ça n’est pas vrai ! » répondit le Canadien, enreproduisant sans le savoir une célèbre réponse d’Arago.

Mais cette réponse prouvait l’obstination du harponneur etpas autre chose. Ce jour-là, je ne le poussai pas davantage.L’accident du  Scotia n’était pas niable. Le trou existait si bien

qu’il avait fallu le boucher, et je ne pense pas que l’existence dutrou puisse se démontrer plus catégoriquement. Or, ce trou ne

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s’était pas fait tout seul, et puisqu’il n’avait pas été produit pardes roches sous-marines ou des engins sous-marins, il étaitnécessairement dû à l’outil perforant d’un animal.

Or, suivant moi, et toutes les raisons précédemmentdéduites, cet animal appartenait à l’embranchement des  vertébrés, à la classe des mammifères, au groupe despisciformes, et finalement à l’ordre des cétacés. Quant à lafamille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot oudauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant à l’espècedans laquelle il convenait de le ranger, c’était une question àélucider ultérieurement. Pour la résoudre. il fallait disséquer cemonstre inconnu, pour le disséquer le prendre, pour le prendrele harponner — ce qui était l’affaire de Ned Land — pour leharponner le voir ce qui était l’affaire de l’équipage — et pour le voir le rencontrer — ce qui était l’affaire du hasard.

 V  À L'AVENTURE !

Le voyage de l’ Abraham-Lincoln, pendant quelque temps,ne fut marqué par aucun incident. Cependant une circonstancese présenta, qui mit en relief la merveilleuse habileté de NedLand, et montra quelle confiance on devait avoir en lui.

 Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate communiquaavec des baleiniers américains, et nous apprîmes qu’ils n’avaient

eu aucune connaissance du narwal. Mais l’un d’eux, le capitainedu  Monrœ, sachant que Ned Land était embarqué à bord del’ Abraham-Lincoln, demanda son aide pour chasser une baleinequi était en vue. Le commandant Farragut, désireux de voir NedLand à l’œuvre, l’autorisa à se rendre à bord du  Monrœ. Et lehasard servit si bien notre Canadien, qu’au lieu d’une baleine, ilen harponna deux d’un coup double, frappant l’une droit aucœur, et s’emparant de l’autre après une poursuite de quelques

minutes !

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cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu’à perte de vue !Et que de fois j’ai partagé l’émotion de l’état-major, del’équipage, lorsque quelque capricieuse baleine élevait son dosnoirâtre au-dessus des flots. Le pont de la frégate se peuplait en

un instant. Les capots vomissaient un torrent de matelots etd’officiers. Chacun, la poitrine haletante, l’œil trouble, observaitla marche du cétacé. Je regardais, je regardais à en user marétine, à en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujoursphlegmatique, me répétait d’un ton calme :

« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller ses yeux, monsieur verrait bien davantage ! »

Mais, vaine émotion ! L’ Abraham-Lincoln modifiait saroute, courait sur l’animal signalé, simple baleine ou cachalot  vulgaire, qui disparaissait bientôt au milieu d’un concertd’imprécations !

Cependant, le temps restait favorable. Le voyage

s’accomplissait dans les meilleures conditions. C’était alors lamauvaise saison australe, car le juillet de cette zone correspondà notre janvier d’Europe ; mais la mer se maintenait belle, et selaissait facilement observer dans un vaste périmètre.

Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité ; ilaffectait même de ne point examiner la surface des flots endehors de son temps de bordée — du moins quand aucune

 baleine n’était en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de  vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures surdouze, cet entêté Canadien lisait ou dormait dans sa cabine.Cent fois, je lui reprochai son indifférence.

« Bah ! répondait-il, il n’y a rien, monsieur Aronnax, et y eût-il quelque animal, quelle chance avons-nous del’apercevoir ? Est-ce que nous ne courons pas à l’aventure ? On

a revu, dit-on, cette bête introuvable dans les hautes mers duPacifique, je veux bien l’admettre, mais deux mois déjà se sont

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écoulés depuis cette rencontre, et à s’en rapporter autempérament de votre narwal, il n’aime point à moisirlongtemps dans les mêmes parages ! Il est doué d’uneprodigieuse facilité de déplacement. Or, vous le savez mieux que

moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien à contre sens,et elle ne donnerait pas à un animal lent de sa nature la facultéde se mouvoir rapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir.Donc, si la bête existe, elle est déjà loin ! »

  A cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nousmarchions en aveugles. Mais le moyen de procéder autrement ?  Aussi, nos chances étaient-elles fort limitées. Cependant,personne ne doutait encore du succès, et pas un matelot du bordn’eût parié contre le narwal et contre sa prochaine apparition.

Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 105°de longitude, et le 27 du même mois, nous franchissionsl’équateur sur le cent dixième méridien. Ce relèvement fait, lafrégate prit une direction plus décidée vers l’ouest, et s’engageadans les mers centrales du Pacifique.

Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu’il valaitmieux fréquenter les eaux profondes, et s’éloigner descontinents ou des îles dont l’animal avait toujours paru éviterl’approche, « sans doute parce qu’il n’y avait pas assez d’eaupour lui ! » disait le maître d’équipage. La frégate passa donc aularge des Pomotou, des Marquises, des Sandwich, coupa letropique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers lesmers de Chine.

Nous étions enfin sur le théâtre des derniers ébats dumonstre ! Et, pour tout dire, on ne vivait plus à bord. Les cœurspalpitaient effroyablement, et se préparaient pour l’avenird’incurables anévrismes. L’équipage entier subissait unesurexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l’idée. On nemangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, uneerreur d’appréciation, une illusion d’optique de quelque matelot

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perché sur les barres, causaient d’intolérables douleurs, et cesémotions, vingt fois répétées, nous maintenaient dans un étatd’éréthisme trop violent pour ne pas amener une réactionprochaine.

Et en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendanttrois mois, trois mois dont chaque jour durait un siècle !l’ Abraham-Lincoln sillonna toutes les mers septentrionales duPacifique, courant aux baleines signalées, faisant de brusquesécarts de route, virant subitement d’un bord sur l’autre,s’arrêtant soudain, forçant ou renversant sa vapeur, coup surcoup, au risque de déniveler sa machine, et il ne laissa pas unpoint inexploré des rivages du Japon à la côte américaine. Etrien ! rien que l’immensité des flots déserts ! Rien quiressemblât à un narwal gigantesque, ni à un îlot sous-marin, nià une épave de naufrage, ni à un écueil fuyant, ni à quoi que cefût de surnaturel !

La réaction se fit donc. Le découragement s’empara d’aborddes esprits, et ouvrit une brèche à l’incrédulité. Un nouveausentiment se produisit à bord, qui se composait de troisdixièmes de honte contre sept dixièmes de fureur. On était« tout bête » de s’être laissé prendre à une chimère, mais encoreplus furieux ! Les montagnes d’arguments entassés depuis unan s’écroulèrent à la fois, et chacun ne songea plus qu’à serattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps qu’ilavait si sottement sacrifié.

 Avec la mobilité naturelle à l’esprit humain, d’un excès on se  jeta dans un autre. Les plus chauds partisans de l’entreprisedevinrent fatalement ses plus ardents détracteurs. La réactionmonta des fonds du navire, du poste des soutiers jusqu’au carréde l’état-major, et certainement, sans un entêtement trèsparticulier du commandant Farragut, la frégate eûtdéfinitivement remis le cap au sud.

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Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolongerplus longtemps. L’ Abraham-Lincoln n’avait rien à se reprocher,ayant tout fait pour réussir. Jamais équipage d’un bâtiment dela marine américaine ne montra plus de patience et plus de

zèle ; son insuccès ne saurait lui être imputé ; il ne restait plusqu’à revenir.

Une représentation dans ce sens fut faite au commandant.Le commandant tint bon. Les matelots ne cachèrent point leurmécontentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas direqu’il y eut révolte à bord, mais après une raisonnable périoded’obstination, le commandant Farragut comme autrefoisColomb, demanda trois jours de patience. Si dans le délai detrois jours, le monstre n’avait pas paru, l’homme de barredonnerait trois tours de roue, et l’ Abraham-Lincoln ferait route vers les mers européennes.

Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d’abordpour résultat de ranimer les défaillances de l’équipage. L’Océanfut observé avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeterce dernier coup d’œil dans lequel se résume tout le souvenir. Leslunettes fonctionnèrent avec une activité fiévreuse. C’était unsuprême défi porté au narwal géant, et celui-ci ne pouvaitraisonnablement se dispenser de répondre à cette sommation« à comparaître ! »

Deux jours se passèrent. L’ Abraham-Lincoln se tenait souspetite vapeur. On employait mille moyens pour éveillerl’attention ou stimuler l’apathie de l’animal, au cas où il se fûtrencontré dans ces parages. D’énormes quartiers de lard furentmis à la traîne pour la plus grande satisfaction des requins, jedois le dire. Les embarcations rayonnèrent dans toutes lesdirections autour de l’ Abraham-Lincoln, pendant qu’il mettaiten panne, et ne laissèrent pas un point de mer inexploré. Mais lesoir du 4 novembre arriva sans que se fût dévoilé ce mystèresous-marin.

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de temps perdu, que d’émotions inutiles ! Depuis six mois déjà,nous serions rentrés en France...

— Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil,dans le Muséum de monsieur ! Et j’aurais déjà classé les fossilesde monsieur ! Et le babiroussa de monsieur serait installé danssa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les curieux dela capitale !

— Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j’imagine, quel’on se moquera de nous !

— Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je penseque l’on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire... ?

— Il faut le dire, Conseil.

— Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mérite !

— Vraiment !

— Quand on a l’honneur d’être un savant comme monsieur,on ne s’expose pas... »

Conseil ne put achever son compliment. Au milieu dusilence général, une voix venait de se faire entendre. C’était la voix de Ned Land, et Ned Land s’écriait :

« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers ànous ! »

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 VI À TOUTE VAPEUR 

  A ce cri, l’équipage entier se précipita vers le harponneur,

commandant, officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu’auxingénieurs qui quittèrent leur machine, jusqu’aux chauffeursqui abandonnèrent leurs fourneaux. L’ordre de stopper avait étédonné, et la frégate ne courait plus que sur son erre.

L’obscurité était profonde alors, et quelques bons quefussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu voir. Mon cœur battait à se rompre.

Mais Ned Land ne s’était pas trompé, et tous, nousaperçûmes l’objet qu’il indiquait de la main.

 A deux encablures de l’ Abraham-Lincoln et de sa hanche detribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Ce n’étaitpoint un simple phénomène de phosphorescence, et l’on nepouvait s’y tromper. Le monstre, immergé à quelques toises dela surface des eaux, projetait cet éclat très intense, maisinexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurscapitaines. Cette magnifique irradiation devait être produite parun agent d’une grande puissance éclairante. La partie lumineusedécrivait sur la mer un immense ovale très allongé, au centreduquel se condensait un foyer ardent dont l’insoutenable éclats’éteignait par dégradations successives.

« Ce n’est qu’une agglomération de moléculesphosphorescentes, s’écria l’un des officiers.

— Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais lespholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumière.Cet éclat est de nature essentiellement électrique... D’ailleurs, voyez, voyez ! il se déplace ! il se meut en avant, en arrière ! ils’élance sur nous ! »

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Un cri général s’éleva de la frégate.

« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent,toute ! Machine en arrière ! »

Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leurmachine. La vapeur fut immédiatement renversée etl’ Abraham-Lincoln, abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.

« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant

Farragut.

Ces ordres furent exécutés, et la frégate s’éloignarapidement du foyer lumineux.

Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturelanimal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne.

Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que lacrainte nous tenait muets et immobiles. L’animal nous gagnaiten se jouant. Il fit le tour de la frégate qui filait alors quatorzenœuds. et l’enveloppa de ses nappes électriques comme d’unepoussière lumineuse. Puis il s’éloigna de deux ou trois milles,laissant une traînée phosphorescente comparable auxtourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d’unexpress. Tout d’un coup. des obscures limites de l’horizon, où il

alla prendre son élan, le monstre fonça subitement versl’ Abraham-Lincoln avec une effrayante rapidité, s’arrêta brusquement à vingt pieds de ses précintes, s’éteignit non pasen s’abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucunedégradation mais soudainement et comme si la source de ce  brillant effluve se fût subitement tarie ! Puis, il reparut del’autre côté du navire, soit qu’il l’eût tourné, soit qu’il eût glissésous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se

produire, qui nous eût été fatale.

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Cependant, je m’étonnais des manœuvres de la frégate. Ellefuyait et n’attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devaitpoursuivre, et j’en fis l’observation au commandant Farragut. Safigure, d’ordinaire si impassible, était empreinte d’un

indéfinissable étonnement.

« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel êtreformidable j’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemmentma frégate au milieu de cette obscurité. D’ailleurs, commentattaquer l’inconnu, comment s’en défendre ? Attendons le jouret les rôles changeront.

— Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature del’animal ?

— Non, monsieur, c’est évidemment un narwal gigantesque,mais aussi un narwal électrique.

— Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher

qu’une gymnote ou une torpille !

— En effet, répondit le commandant, et s’il possède en luiune puissance foudroyante, c’est à coup sûr le plus terribleanimal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C’estpourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »

Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne

songea à dormir. L’ Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur.De son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer augré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner lethéâtre de la lutte.

 Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer uneexpression plus juste, il « s’éteignit » comme un gros ver

luisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l’espérer. Mais

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à une heure moins sept minutes du matin, un sifflementassourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit unecolonne d’eau, chassée avec une extrême violence.

Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étionsalors sur la dunette, jetant d’avides regards à travers lesprofondes ténèbres.

« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvententendu rugir des baleines ?

— Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleinesdont la vue m’ait rapporté deux mille dollars.

— En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce  bruit n’est-il pas celui que font les cétacés rejetant l’eau parleurs évents ?

— Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est

incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s’y tromper.C’est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votrepermission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dironsdeux mots demain au lever du jour.

— S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis- je d’un ton peu convaincu.

— Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, ripostale Canadien, et il faudra bien qu’il m’écoute !

— Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devraimettre une baleinière à votre disposition ?

— Sans doute, monsieur.

— Ce sera jouer la vie de mes hommes ?

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« Eh bien, maître Land, demanda le commandant, meconseillez-vous encore de mettre mes embarcations à la mer ?

— Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là nese laissera prendre que si elle le veut bien.

— Que faire alors ?

— Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi,avec votre permission, s’entend, je vais m’installer sous les sous- barbes de beaupré, et si nous arrivons à longueur de harpon, je

harponne.

— Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur,cria-t-il, faites monter la pression. »

Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plusactivement poussés ; l’hélice donna quarante-trois tours à laminute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jeté, on

constata que l’ Abraham-Lincoln marchait à raison de dix-huitmilles cinq dixièmes à l’heure.

Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixièmes.

Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cetteallure, sans gagner une toise ! C’était humiliant pour l’un des

plus rapides marcheurs de la marine américaine. Une sourdecolère courait parmi l’équipage. Les matelots injuriaient lemonstre, qui, d’ailleurs, dédaignait de leur répondre. Lecommandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait.

L’ingénieur fut encore une fois appelé.

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Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse,sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.

 VIIUNE BALEINE D'ESPÈCE INCONNUE

Bien que j’eusse été surpris par cette chute inattendue, jen’en conservai pas moins une impression très nette de messensations.

Je fus d’abord entraîné à une profondeur de vingt pieds

environ. Je suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron etEdgar Pœ, qui sont des maîtres, et ce plongeon ne me fit pointperdre la tête. Deux vigoureux coups de talons me ramenèrent àla surface de la mer.

Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate.L’équipage s’était-il aperçu de ma disparition ? L’ Abraham- Lincoln avait-il viré de bord ? Le commandant Farragut mettait-

il une embarcation à la mer ? Devais-je espérer d’être sauvé ?

Les ténèbres étaient profondes. J’entrevis une masse noirequi disparaissait vers l’est, et dont les feux de positions’éteignirent dans l’éloignement. C’était la frégate. Je me sentisperdu.

« A moi ! à moi ! » criai-je. en nageant vers l’ Abraham-

 Lincoln d’un bras désespéré.

Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les collait à moncorps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! jesuffoquais ! ...

« A moi ! »

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Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau.Je me débattis, entraîné dans l’abîme...

Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse,  je me sentis violemment ramené à la surface de lamer, et j’entendis, oui, j’entendis ces paroles prononcées à mon oreille :

« Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance de s’appuyersur mon épaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. »

Je saisis d’une main le bras de mon fidèle Conseil.

« Toi ! dis-je, toi !

— Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.

— Et ce choc t’a précipité en même temps que moi à la mer ?

— Nullement. Mais étant au service de monsieur, j’ai suivimonsieur ! »

Le digne garçon trouvait cela tout naturel !

« Et la frégate ? demandai-je.

— La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le dos,

 je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle !

— Tu dis ?

— Je dis qu’au moment où je me précipitai à la mer,  j’entendis les hommes de barre s’écrier : « L’hélice et legouvernail sont brisés... »

— Brisés ?

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— Oui ! brisés par la dent du monstre. C’est la seule avarie,  je pense, que l’ Abraham-Lincoln ait éprouvée. Mais,circonstance fâcheuse pour nous, il ne gouverne plus.

— Alors, nous sommes perdus !

— Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant,nous avons encore quelques heures devant nous, et en quelquesheures, on fait bien des choses ! »

L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Jenageai plus vigoureusement ; mais, gêné par mes vêtements quime serraient comme un chape de plomb, j’éprouvais uneextrême difficulté à me soutenir. Conseil s’en aperçut.

« Que monsieur me permette de lui faire une incision », dit-il.

Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fenditde haut en bas d’un coup rapide. Puis, il m’en débarrassalestement, tandis que je nageais pour tous deux.

  A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nouscontinuâmes de « naviguer » l’un près de l’autre.

Cependant, la situation n’en était pas moins terrible. Peut-être notre disparition n’avait-elle pas été remarquée, et l’eût-elleété, la frégate ne pouvait revenir sous le vent à nous, étantdémontée de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que surses embarcations.

Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit sonplan en conséquence. Étonnante nature ! Ce phlegmatiquegarçon était là comme chez lui !

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Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étantd’être recueillis par les embarcations de l’ Abraham-Lincoln,nous devions nous organiser de manière a les attendre le pluslongtemps possible. Je résolus alors de diviser nos forces afin de

ne pas les épuiser simultanément, et voici ce qui fut convenu :pendant que l’un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait,immobile, les bras croisés, les jambes allongées, l’autre nageraitet le pousserait en avant. Ce rôle de remorqueur ne devait pasdurer plus de dix minutes, et nous relayant ainsi, nous pouvionssurnager pendant quelques heures, et peut-être jusqu’au leverdu jour.

Faible chance ! mais l’espoir est si fortement enraciné aucœur de l’homme ! Puis, nous étions deux. Enfin je l’affirme bien que cela paraisse improbable -, si je cherchais à détruire enmoi toute illusion, si je voulais « désespérer », je ne le pouvaispas !

La collision de la frégate et du cétacé s’était produite versonze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heuresde nage jusqu’au lever du soleil. Opération rigoureusementpraticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguaitpeu. Parfois, je cherchais à percer du regard ces épaissesténèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée parnos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait deplaques livides. On eût dit que nous étions plongés dans un bainde mercure.

 Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrême fatigue.Mes membres se raidirent sous l’étreinte de crampes violentes.Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposasur lui seul. J’entendis bientôt haleter le pauvre garçon ; sarespiration devint courte et pressée. Je compris qu’il ne pouvaitrésister longtemps.

« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.

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Conseil fit un suprême effort, et, s’appuyant sur monépaule, tandis que je résistais dans une dernière convulsion, ilse dressa à demi hors de l’eau et retomba épuisé.

« Qu’as-tu vu ?

— J’ai vu... murmura-t-il, j’ai vu... mais ne parlons pas...gardons toutes nos forces ! ... »

Qu’avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée dumonstre me vint pour la première fois à l’esprit ! ... Mais cette

  voix cependant ? ... Les temps ne sont plus où les Jonas seréfugient dans le ventre des baleines !

Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfoisla tête, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissanceauquel répondait une voix de plus en plus rapprochée. Jel’entendais à peine. Mes forces étaient à bout ; mes doigtss’écartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d’appui ;

ma bouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salée ; lefroid m’envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis, jem’abîmai...

En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai.Puis, je sentis qu’on me retirait, qu’on me ramenait à la surfacede l’eau, que ma poitrine se dégonflait, et je m’évanouis...

Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vigoureuses frictions qui me sillonnèrent le corps. J’entr’ouvrisles yeux...

« Conseil ! murmurai-je.

— Monsieur m’a sonné ? » répondit Conseil.

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En ce moment, aux dernières clartés de la lune quis’abaissait vers l’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pascelle de Conseil, et que je reconnus aussitôt.

« Ned ! m’écriai-je

— En personne, monsieur, et qui court après sa prime !répondit le Canadien.

— Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate ?

— Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j’ai pu prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.

— Un îlot ?

— Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.

— Expliquez-vous, Ned.

— Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harponn’avait pu l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.

— Pourquoi, Ned, pourquoi ?

— C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite

en tôle d’acier ! »

Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie messouvenirs, que je contrôle moi-même mes assertions.

Les dernières paroles du Canadien avaient produit unrevirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement ausommet de l’être ou de l’objet à demi immergé qui nous servait

de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’était évidemment un corps

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dur, impénétrable, et non pas cette substance molle qui forme lamasse des grands mammifères marins.

Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse,semblable à celle des animaux antédiluviens, et j’en serais quittepour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels queles tortues ou les alligators.

Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse,poli, non imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique,et, si incroyable que cela fût, il semblait que, dis-je, il était faitde plaques boulonnées.

Le doute n’était pas possible ! L’animal, le monstre, lephénomène naturel qui avait intrigué le monde savant toutentier, bouleversé et fourvoyé l’imagination des marins des deuxhémisphères, il fallait bien le reconnaître, c’était un phénomèneplus étonnant encore, un phénomène de main d’homme.

La découverte de l’existence de l’être le plus fabuleux, leplus mythologique, n’eût pas, au même degré, surpris maraison. Que ce qui est prodigieux vienne du Créateur, c’est toutsimple. Mais trouver tout à coup, sous ses yeux, l’impossiblemystérieusement et humainement réalisé, c’était à confondrel’esprit !

Il n’y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur

le dos d’une sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autantque j’en pouvais juger, la forme d’un immense poisson d’acier.L’opinion de Ned Land était faite sur ce point. Conseil et moi,nous ne pûmes que nous y ranger.

« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui unmécanisme de locomotion et un équipage pour le manœuvrer ?

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— Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins,depuis trois heures que j’habite cette île flottante, elle n’a pasdonné signé de vie.

— Ce bateau n’a pas marché ?

— Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré deslames, mais il ne bouge pas.

— Nous savons, à n’en pas douter, cependant, qu’il est douéd’une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour

produire cette vitesse et un mécanicien pour conduire cettemachine, j’en conclus... que nous sommes sauvés.

— Hum ! » fit Ned Land d’un ton réservé.

En ce moment, et comme pour donner raison à monargumentation, un bouillonnement se fit à l’arrière de cetétrange appareil, dont le propulseur était évidemment une

hélice, et il se mit en mouvement. Nous n’eûmes que le tempsde nous accrocher à sa partie supérieure qui émergeait dequatre-vingts centimètres environ. Très heureusement sa vitesse n’était pas excessive.

« Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n’ai rien à dire. Mais s’il lui prend la fantaisie de plonger, jene donnerais pas deux dollars de ma peau ! »

Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait doncurgent de communiquer avec les êtres quelconques renfermésdans les flancs de cette machine. Je cherchai à sa surface uneouverture, un panneau, « un trou d’homme », pour employerl’expression technique ; mais les lignes de boulons, solidementrabattues sur la jointure des tôles, étaient nettes et uniformes.

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Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient,mais elles ne tardèrent pas à se déchirer. J’allais procéder à unexamen attentif de la coque qui formait à sa partie supérieureune sorte de plate-forme horizontale, quand je la sentiss’enfoncer peu à peu.

« Eh ! mille diables ! s’écria Ned Land, frappant du pied latôle sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »

Mais il était difficile de se faire entendre au milieu des

  battements assourdissants de l’hélice. Heureusement, lemouvement d’immersion s’arrêta.

Soudain, un bruit de ferrures violemment poussées seproduisit à l’intérieur du bateau. Une plaque se souleva, unhomme parut, jeta un cri bizarre et disparut

aussitôt.

Quelques instants après, huit solides gaillards, le visage voilé, apparaissaient silencieusement, et nous entraînaient dansleur formidable machine.

 VIIIMOBILIS IN MOBILE

Cet enlèvement, si brutalement exécuté, s’était accompliavec la rapidité de l’éclair. Mes compagnons et moi, nousn’avions pas eu le temps de nous reconnaître. Je ne sais ce qu’ilséprouvèrent en se sentant introduits dans cette prisonflottante ; mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaçal’épiderme. A qui avions-nous affaire ? Sans doute à quelquespirates d’une nouvelle espèce qui exploitaient la mer à leurfaçon.

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  A peine l’étroit panneau fut-il refermé sur moi, qu’uneobscurité profonde m’enveloppa. Mes yeux, imprégnés de lalumière extérieure, ne purent rien percevoir. Je sentis mes piedsnus se cramponner aux échelons d’une échelle de fer. Ned Land

et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas del’échelle, une porte s’ouvrit et se referma immédiatement surnous avec un retentissement sonore.

Nous étions seuls. Où ? Je ne pouvais le dire, à peinel’imaginer. Tout était noir, mais d’un noir si absolu, qu’aprèsquelques minutes, mes yeux n’avaient encore pu saisir une deces lueurs indéterminées qui flottent dans les plus profondesnuits.

Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder,donnait un libre cours à son indignation.

« Mille diables ! s’écriait-il, voilà des gens qui enremonteraient aux Calédoniens pour l’hospitalité ! Il ne leur

manque plus que d’être anthropophages ! Je n’en serais passurpris, mais je déclare que l’on ne me mangera pas sans que jeproteste !

— Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, répondittranquillement Conseil. Ne vous emportez pas avant l’heure.Nous ne sommes pas encore dans la rôtissoire !

— Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans lefour, à coup sûr ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon bowie-kniff ne m’a pas quitté, et j’y vois toujours assez clair pour m’enservir. Le premier de ces bandits qui met la main sur moi...

— Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et nenous compromettez point par d’inutiles violences. Qui sait si onne nous écoute pas ! Tâchons plutôt de savoir où nous

sommes ! »

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maintenait-il à la surface de l’Océan, s’enfonçait-il dans sesprofondeurs ? Je ne pouvais le deviner.

Cependant, le globe lumineux ne s’était pas allumé sansraison. j’espérais donc que les hommes de l’équipage netarderaient pas à se montrer. Quand on veut oublier les gens, onn’éclaire pas les oubliettes.

Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre, laporte s’ouvrit, deux hommes parurent.

L’un était de petite taille, vigoureusement musclé, larged’épaules, robuste de membres, la tête forte, la chevelureabondante et noire, la moustache épaisse, le regard vif etpénétrant, et toute sa personne empreinte de cette vivacitéméridionale qui caractérise en France les populationsprovençales. Diderot a très justement prétendu que le geste del’homme est métaphorique, et ce petit homme en étaitcertainement la preuve vivante. On sentait que dans son langage

habituel, il devait prodiguer les prosopopées, les métonymies etles hypallages. Ce que. d’ailleurs, je ne fus jamais à même de vérifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulieret absolument incompréhensible.

Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Undisciple de Gratiolet ou d’Engel eût lu sur sa physionomie à livreouvert. Je reconnus sans hésiter ses qualités dominantes – la

confiance en lui, car sa tête se dégageait noblement sur l’arcformé par la ligne de ses épaules, et ses yeux noirs regardaientavec une froide assurance : – le calme, car sa peau, pâle plutôtque colorée, annonçait la tranquillité du sang ; – l’énergie, quedémontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; lecourage enfin, car sa vaste respiration dénotait une grandeexpansion vitale.

J’ajouterai que cet homme était fier, que son regard fermeet calme semblait refléter de hautes pensées, et que de tout cet

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L’autre répondit par un hochement de tête, et ajouta deuxou trois mots parfaitement incompréhensibles. Puis du regard ilparut m’interroger directement.

Je répondis, en bon français, que je n’entendais point sonlangage ; mais il ne sembla pas me comprendre, et la situationdevint assez embarrassante.

« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me ditConseil. Ces messieurs en saisiront peut-être quelques mots ! »

Je recommençai le récit de nos aventures, articulantnettement toutes mes syllabes, et sans omettre un seul détail. Jedéclinai nos noms et qualités ; puis, je présentai dans les formesle professeur Aronnax, son domestique Conseil, et maître NedLand, le harponneur.

L’homme aux yeux doux et calmes m’écouta tranquillement,

poliment même, et avec une attention remarquable. Mais riendans sa physionomie n’indiqua qu’il eût compris mon histoire.Quand j’eus fini, il ne prononça pas un seul mot.

Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-être seferait-on entendre dans cette langue qui est à peu prèsuniverselle. Je la connaissais, ainsi que la langue allemande,d’une manière suffisante pour la lire couramment, mais non

pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout se fairecomprendre.

« Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. A vous, maîtreLand, tirez de votre sac le meilleur anglais qu’ait jamais parlé un Anglo-Saxon. et tâchez d’être plus heureux que moi. »

Ned ne se fit pas prier et recommença mon récit que je

compris à peu près. Le fond fut le même, mais la forme différa.

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Le Canadien, emporté par son caractère, y mit beaucoupd’animation. Il se plaignit violemment d’être emprisonné aumépris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi on leretenait ainsi, invoqua l’habeas corpus, menaça de poursuivre

ceux qui le séquestraient indûment, se démena, gesticula, cria,et finalement, il fit comprendre par un geste expressif que nousmourions de faim.

Ce qui était parfaitement vrai, mais nous l’avions à peu prèsoublié.

 A sa grande stupéfaction, le harponneur ne parut pas avoirété plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillèrent pas.Il était évident qu’ils ne comprenaient ni la langue d’Arago nicelle de Faraday.

Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement nosressources philologiques, je ne savais plus quel parti prendre,quand Conseil me dit :

« Si monsieur m’y autorise, je raconterai la chose enallemand.

— Comment ! tu sais l’allemand ? m’écriai-je.

— Comme un Flamand, n’en déplaise à monsieur.

— Cela me plaît, au contraire. Va, mon garçon. »

Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisièmefois les diverses péripéties de notre histoire. Mais, malgré lesélégantes tournures et la belle accentuation du narrateur, lalangue allemande n’eut aucun succès.

Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui me restait demes premières études, et j’entrepris de narrer nos aventures en

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latin. Cicéron se fût bouché les oreilles et m’eût renvoyé à lacuisine, mais cependant, je parvins à m’en tirer. Même résultatnégatif.

Cette dernière tentative définitivement avortée, les deuxinconnus échangèrent quelques mots dans leurincompréhensible langage, et se retirèrent, sans même nousavoir adresse un de ces gestes rassurants qui ont cours danstous les pays du monde. La porte se referma.

« C’est une infamie ! s’écria Ned Land, qui éclata pour la  vingtième fois. Comment ! on leur parle français, anglais,allemand, latin, à ces coquins-là, et il n’en est pas un qui ait lacivilité de répondre !

Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colèrene mènerait à rien.

— Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre

irascible compagnon, que l’on mourrait parfaitement de faimdans cette cage de fer ?

— Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encoretenir longtemps !

— Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer. Nous noussommes trouvés dans de plus mauvaises passes. Faites-moi

donc le plaisir d’attendre pour vous former une opinion sur lecommandant et l’équipage de ce bateau.

— Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sontdes coquins...

— Bon ! et de quel pays ?

— Du pays des coquins !

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— Mon brave Ned, ce pays-là n’est pas encore suffisammentindiqué sur la mappemonde, et j’avoue que la nationalité de cesdeux inconnus est difficile à déterminer ! Ni Anglais, niFrançais, ni Allemands, voilà tout ce que l’on peut affirmer.Cependant, je serais tenté d’admettre que ce commandant etson second sont nés sous de basses latitudes. Il y a duméridional en eux. Mais sont-ils espagnols, turcs, arabes ouindiens, c’est ce que leur type physique ne me permet pas dedécider. Quant à leur langage. il est absolumentincompréhensible.

  Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues,répondit Conseil, ou le désavantage de ne pas avoir une langueunique !

— Ce qui ne servirait à rien ! répondit Ned Land. Ne voyez-  vous pas que ces gens-là ont un langage à eux, un langageinventé pour désespérer les braves gens qui demandent à dîner !Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche, remuer lesmâchoires, happer des dents et des lèvres, est-ce que cela ne secomprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas dire àQuébec comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes :J’ai faim ! donnez-moi à manger ! ...

— Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes ! ... »

Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un stewartentra. Il nous apportait des vêtements, vestes et culottes de mer,faites d’une étoffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hâtaide les revêtir, et mes compagnons m’imitèrent.

Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut-être avaitdisposé la table et placé trois couverts.

« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et celas’annonce bien.

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satisfait, le besoin de sommeil se fit impérieusement sentir.Réaction bien naturelle, après l’interminable nuit pendantlaquelle nous avions lutté contre la mort.

« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.

— Et moi, je dors ! » répondit Ned Land.

Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine,et furent bientôt plongés dans un profond sommeil.

Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violent  besoin de dormir. Trop de pensées s’accumulaient dans monesprit, trop de questions insolubles s’y pressaient, trop d’imagestenaient mes paupières entr’ouvertes ! Où étions-nous ? Quelleétrange puissance nous emportait ? Je sentais – ou plutôt jecroyais sentir – l’appareil s’enfoncer vers les couches les plusreculées de la mer. De violents cauchemars m’obsédaient.J’entrevoyais dans ces mystérieux asiles tout un monde

d’animaux inconnus, dont ce bateau sous-marin semblait être lecongénère, vivant, se mouvant, formidable comme eux ! ... Puis,mon cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vaguesomnolence, et je tombai bientôt dans un morne sommeil.

IXLES COLÈRES DE NED LAND

Quelle fut la durée de ce sommeil, je l’ignore ; mais il dutêtre long, car il nous reposa complètement de nos fatigues. Jeme réveillai le premier. Mes compagnons n’avaient pas encore  bougé, et demeuraient étendus dans leur coin comme desmasses inertes.

 A peine relevé de cette couche passablement dure, je sentismon cerveau dégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un

examen attentif de notre cellule.

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Rien n’était changé à ses dispositions intérieures. La prisonétait restée prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant lestewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table. Rienn’indiquait donc une modification prochaine dans cettesituation, et je me demandai sérieusement si nous étionsdestinés à vivre indéfiniment dans cette cage.

Cette perspective me sembla d’autant plus pénible que, simon cerveau était libre de ses obsessions de la veille, je mesentais la poitrine singulièrement oppressée. Ma respiration sefaisait difficilement. L’air lourd ne suffisait plus au jeu de mespoumons. Bien que la cellule fût vaste, il était évident que nousavions consommé en grande partie l’oxygène qu’elle contenait.En effet, chaque homme dépense en une heure, l’oxygènerenfermé dans cent litres d’air et cet air, chargé alors d’unequantité presque égale d’acide carbonique, devient irrespirable.

Il était donc urgent de renouveler l’atmosphère de notreprison, et, sans doute aussi, L’atmosphère du bateau sous-marin.

Là se posait une question à mon esprit. Comment procédaitle commandant de cette demeure flottante ? Obtenait-il de l’airpar des moyens chimiques, en dégageant par la chaleurl’oxygène contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbantl’acide carbonique par la potasse caustique ? Dans ce cas, ildevait avoir conservé quelques relations avec les continents,afin de se procurer les matières nécessaires à cette opération. Se  bornait-il seulement à emmagasiner l’air sous de hautespressions dans des réservoirs, puis à le répandre suivant les  besoins de son équipage ? Peut-être. Ou, procédé pluscommode. plus économique, et par conséquent plus probable,se contentait-il de revenir respirer à la surface des eaux, commeun cétacé. et de renouveler pour vingt-quatre heures saprovision d’atmosphère ? Quoi qu’il en soit. et quelle que fût laméthode, il me paraissait prudent de l’employer sans retard.

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En effet, j’étais déjà réduit à multiplier mes inspirationspour extraire de cette cellule le peu d’oxygène qu’ellerenfermait, quand, soudain, je fus rafraîchi par un courant d’airpur et tout parfumé d’émanations salines. C’était bien la brisede mer, vivifiante et chargée d’iode ! J’ouvris largement la  bouche, et mes poumons se saturèrent de fraîches molécules.En même temps, je sentis un balancement, un roulis demédiocre amplitude, mais parfaitement déterminable. Le bateau, le monstre de tôle venait évidemment de remonter à lasurface de l’Océan pour y respirer à la façon des baleines. Lemode de ventilation du navire était donc parfaitement reconnu.

Lorsque j’eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, jecherchai le conduit, l’ » aérifère », si l’on veut, qui laissaitarriver jusqu’à nous ce bienfaisant effluve. et je ne tardai pas àle trouver. Au-dessus de la porte s’ouvrait un trou d’aéragelaissant passer une fraîche colonne d’air, qui renouvelait ainsil’atmosphère appauvrie de la cellule.

J’en étais là de mes observations, quand Ned et Conseils’éveillèrent presque en même temps, sous l’influence de cetteaération revivifiante. Ils se frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et furent sur pied en un instant.

« Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sapolitesse quotidienne.

— Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et, vous,maître Ned Land ?

— Profondément, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me trompe, il me semble que je respire comme une brise demer ? »

Un marin ne pouvait s’y méprendre, et je racontai auCanadien ce qui s’était passé pendant son sommeil.

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« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissementsque nous entendions, lorsque le prétendu narwal se trouvait en vue de l’ Abraham-Lincoln.

— Parfaitement, maître Land, c’était sa respiration !

— Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idée del’heure qu’il est, à moins que ce ne soit l’heure du dîner ?

— L’heure du dîner, mon digne harponneur ? Dites, au

moins, l’heure du déjeuner, car nous sommes certainement aulendemain d’hier.

— Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre heures de sommeil.

— C’est mon avis. répondis-je.

— Je ne vous contredis point, répliqua Ned Land. Maisdîner ou déjeuner, le stewart sera le bienvenu, qu’il apporte l’unou l’autre.

— L’un et l’autre, dit Conseil

— Juste, répondit le Canadien, nous avons droit à deux

repas, et pour mon compte, je ferai honneur à tous les deux.

— Eh bien ! Ned, attendons, répondis-je. Il est évident queces inconnus n’ont pas l’intention de nous laisser mourir defaim, car, dans ce cas, le dîner d’hier soir n’aurait aucun sens.

— A moins qu’on ne nous engraisse ! riposta Ned.

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monsieur Aronnax. parlez franchement. Croyez-vous qu’ils noustiennent longtemps dans cette boîte de fer ?

— A dire vrai, je n’en sais pas plus long que vous, ami Land.

— Mais enfin, que supposez-vous ?

— Je suppose que le hasard nous a rendus maîtres d’unsecret important. Or, l’équipage de ce bateau sous-marin aintérêt à le garder, et si cet intérêt est plus grave que la vie detrois hommes, je crois notre existence très compromise. Dans le

cas contraire, à la première occasion, le monstre qui nous aengloutis nous rendra au monde habité par nos semblables.

— A moins qu’il ne nous enrôle parmi son équipage, ditConseil, et qu’il nous garde ainsi...

— Jusqu’au moment, répliqua Ned Land, où quelquefrégate, plus rapide ou plus adroite que l’ Abraham-Lincoln,

s’emparera de ce nid de forbans, et enverra son équipage etnous respirer une dernière fois au bout de sa grand’vergue.

— Bien raisonné, maître Land, répliquai-je. Mais on ne nousa pas encore fait, que je sache, de proposition à cet égard.Inutile donc de discuter le parti que nous devrons prendre, lecas échéant. Je vous le répète, attendons, prenons conseil descirconstances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a rien à faire.

— Au contraire ! monsieur le professeur, répondit leharponneur, qui n’en voulait pas démordre, il faut faire quelquechose.

— Eh ! quoi donc, maître Land ?

— Nous sauver.

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— Se sauver d’une prison « terrestre » est souvent difficile,mais d’une prison sous-marine, cela me paraît absolumentimpraticable.

— Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondez-vous àl’objection de monsieur ? Je ne puis croire qu’un Américain soit jamais à bout de ressources ! »

Le harponneur. visiblement embarrassé, se taisait. Unefuite, dans les conditions où le hasard nous avait jetés, étaitabsolument impossible. Mais un Canadien est à demi français,et maître Ned Land le fit bien voir par sa réponse.

« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après quelques instantsde réflexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gensqui ne peuvent s’échapper de leur prison ?

— Non, mon ami.

— C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent de manière à y rester.

— Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux être dedans quedessus ou dessous !

— Mais après avoir jeté dehors geôliers, porte-clefs etgardiens, ajouta Ned Land.

— Quoi, Ned ? vous songeriez sérieusement à vous emparerde ce bâtiment ?

— Très sérieusement, répondit le Canadien.

— C’est impossible.

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— Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se présenter quelquechance favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nousempêcher d’en profiter. S’ils ne sont qu’une vingtaine d’hommesà bord de cette machine, ils ne feront pas reculer deux Français

et un Canadien, je suppose ! »

Mieux valait admettre la proposition du harponneur que dela discuter. Aussi, me contentai-je de répondre :

« Laissons venir les circonstances, maître Land, et nous  verrons. Mais, jusque-là, je vous en prie, contenez votreimpatience. On ne peut agir que par ruse, et ce n’est pas en vousemportant que vous ferez naître des chances favorables.Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans tropde colère.

— Je vous le promets, monsieur le professeur, répondit NedLand d’un ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira dema bouche, pas un geste brutal ne me trahira, quand bien même

le service de la table ne se ferait pas avec toute la régularitédésirable.

— J’ai votre parole, Ned », répondis-je au Canadien.

Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous semit à réfléchir à part soi. J’avouerai que, pour mon compte, etmalgré l’assurance du harponneur, je ne conservais aucune

illusion. Je n’admettais pas ces chances favorables dont NedLand avait parlé. Pour être si sûrement manœuvré, le bateausous-marin exigeait un nombreux équipage, et conséquemment,dans le cas d’une lutte, nous aurions affaire à trop forte partie.D’ailleurs, il fallait, avant tout, être libres, et nous ne l’étionspas. Je ne voyais même aucun moyen de fuir cette cellule de tôlesi hermétiquement fermée. Et pour peu que l’étrangecommandant de ce bateau eût un secret à garder — ce qui

paraissait au moins probable il ne nous laisserait pas agirlibrement à son bord. Maintenant, se débarrasserait-il de nous

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par la violence, ou nous jetterait-il un jour sur quelque coin deterre ? C’était là l’inconnu. Toutes ces hypothèses mesemblaient extrêmement plausibles, et il fallait être unharponneur pour espérer de reconquérir sa liberté.

Je compris d’ailleurs que les idées de Ned Lands’aigrissaient avec les réflexions qui s’emparaient de soncerveau. J’entendais peu à peu les jugements gronder au fondde son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaçants. Il selevait, tournait comme une bête fauve en cage, frappait les mursdu pied et du poing. D’ailleurs, le temps s’écoulait, la faim sefaisait cruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissaitpas. Et c’était oublier trop longtemps notre position denaufragés, si l’on avait réellement de bonnes intentions à notreégard.

Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robusteestomac, se montait de plus en plus, et, malgré sa parole, jecraignais véritablement une explosion, lorsqu’il se trouverait enprésence de l’un des hommes du bord.

Pendant deux heures encore, la colère de Ned Land s’exalta.Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles detôle étaient sourdes. Je n’entendais même aucun bruit àl’intérieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas,car j’aurais évidemment senti les frémissements de la coquesous l’impulsion de l’hélice. Plongé sans doute dans l’abîme deseaux, il n’appartenait plus à la terre. Tout ce morne silence étaiteffrayant.

Quant à notre abandon, notre isolement au fond de cettecellule, je n’osais estimer ce qu’il pourrait durer. Les espérancesque j’avais conçues après notre entrevue avec le commandantdu bord s’effaçaient peu à peu. La douceur du regard de cethomme, l’expression généreuse de sa physionomie, la noblessede son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je revoyaiscet énigmatique personnage tel qu’il devait être, nécessairement

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impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l’humanité,inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemi de sessemblables auxquels il avait dû vouer une impérissable haine !

Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser pérird’inanition, enfermés dans cette prison étroite livrés à ceshorribles tentations auxquelles pousse la faim farouche ? Cetteaffreuse pensée prit dans mon esprit une intensité terrible, etl’imagination aidant, je me sentis envahir par une épouvanteinsensée. Conseil restait calme, Ned Land rugissait.

En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement.

Des pas résonnèrent sur la dalle de métal. Les serruresfurent fouillées, la porte s’ouvrit, le stewart parut.

 Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empêcher, leCanadien s’était précipité sur ce malheureux ; il l’avaitrenversé ; il le tenait à la gorge. Le stewart étouffait sous sa

main puissante.

Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneur sa  victime à demi suffoquée, et j’allais joindre mes efforts auxsiens, quand, subitement, je fus cloué à ma place par ces motsprononcés en français :

« Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur le

professeur, veuillez m’écouter ! »

XL'HOMME DES EAUX

C’était le commandant du bord qui parlait ainsi.

  A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart,presque étranglé sortit en chancelant sur un signe de son

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maître ; mais tel était l’empire du commandant à son bord, quepas un geste ne trahit le ressentiment dont cet homme devaitêtre animé contre le Canadien. Conseil, intéressé malgré lui,moi stupéfait, nous attendions en silence le dénouement de

cette scène.

Le commandant, appuyé sur l’angle de la table, les brascroisés, nous observait avec une profonde attention. Hésitait-il àparler ? Regrettait-il ces mots qu’il venait de prononcer enfrançais ? On pouvait le croire.

  Après quelques instants d’un silence qu’aucun de nous nesongea à interrompre :

« Messieurs, dit-il d’une voix calme et pénétrante, je parleégalement le français, l’anglais, l’allemand et le latin. J’auraisdonc pu vous répondre dès notre première entrevue, mais je  voulais vous connaître d’abord, réfléchir ensuite. Votrequadruple récit, absolument semblable au fond, m’a affirmé

l’identité de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard amis en ma présence monsieur Pierre Aronnax, professeurd’histoire naturelle au Muséum de Paris, chargé d’une missionscientifique à l’étranger, Conseil son domestique, et Ned Land,d’origine canadienne, harponneur à bord de la frégatel’ Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États-Unisd’Amérique. »

Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était pas unequestion que me posait le commandant. Donc, pas de réponse àfaire. Cet homme s’exprimait avec une aisance parfaite, sansaucun accent. Sa phrase était nette, ses mots justes, sa facilitéd’élocution remarquable. Et cependant, je ne « sentais » pas enlui un compatriote.

Il reprit la conversation en ces termes :

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« Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j’ai longtempstardé à vous rendre cette seconde visite. C’est que, votre identitéreconnue, je voulais peser mûrement le parti à prendre envers  vous. J’ai beaucoup hésité. Les plus fâcheuses circonstances

  vous ont mis en présence d’un homme qui a rompu avecl’humanité. Vous êtes venu troubler mon existence...

— Involontairement, dis-je.

— Involontairement ? répondit l’inconnu, en forçant un peusa voix. Est-ce involontairement que l’ Abraham-Lincoln mechasse sur toutes les mers ? Est-ce involontairement que vousavez pris passage à bord de cette frégate ? Est-ceinvolontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque demon navire ? Est-ce involontairement que maître Ned Land m’afrappé de son harpon ? »

Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, àces récriminations j’avais une réponse toute naturelle à faire, et

 je la fis.

« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussionsqui ont eu lieu à votre sujet en Amérique et en Europe. Vous nesavez pas que divers accidents, provoqués par le choc de votreappareil sous-marin, ont ému l’opinion publique dans les deuxcontinents. Je vous fais grâce des hypothèses sans nombre parlesquelles on cherchait à expliquer l’inexplicable phénomène

dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vouspoursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique,l’ Abraham-Lincoln croyait chasser quelque puissant monstremarin dont il fallait à tout prix délivrer l’Océan. »

Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis,d’un ton plus calme :

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dans la plus rigoureuse acception du mot, hors de touteatteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers,puisque, à leur surface, il déjouait les efforts tentés contre lui ?Quel navire résisterait au choc de son monitor sous-marin ?

Quelle cuirasse, si épaisse qu’elle fût, supporterait les coups deson éperon ? Nul, entre les hommes, ne pouvait lui demandercompte de ses œuvres. Dieu, s’il y croyait, sa conscience, s’il enavait une, étaient les seuls juges dont il put dépendre.

Ces réflexions traversèrent rapidement mon esprit. pendantque l’étrange personnage se taisait, absorbé et comme retiré enlui-même. Je le considérais avec un effroi mélangé d’intérêt, etsans doute, ainsi qu’Œdipe considérait le Sphinx.

 Après un assez long silence, le commandant reprit la parole.

« J’ai donc hésité, dit-il, mais j’ai pensé que mon intérêtpouvait s’accorder avec cette pitié naturelle à laquelle tout êtrehumain a droit. Vous resterez à mon bord, puisque la fatalité

 vous y a jetés. Vous y serez libres, et, en échange de cette liberté,toute relative d’ailleurs, je ne vous imposerai qu’une seulecondition. Votre parole de vous y soumettre me suffira.

— Parlez, monsieur, répondis-je, je pense que cettecondition est de celles qu’un honnête homme peut accepter ?

— Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains

événements imprévus m’obligent à vous consigner dans voscabines pour quelques heures ou quelques jours, suivant le cas.Désirant ne jamais employer la violence, j’attends de vous, dansce cas, plus encore que dans tous les autres, une obéissancepassive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilité, je vousdégage entièrement, car c’est à moi de vous mettre dansl’impossibilité de voir ce qui ne doit pas être vu. Acceptez-vouscette condition ? »

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aux coursives d’un navire. Après un parcours d’une dizaine demètres. une seconde porte s’ouvrit devant moi.

J’entrai alors dans une salle à manger ornée et meubléeavec un goût sévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustésd’ornements d’ébène, s’élevaient aux deux extrémités de cettesalle, et sur leurs rayons à ligne ondulée étincelaient desfaïences, des porcelaines, des verreries d’un prix inestimable. La  vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait unplafond lumineux, dont de fines peintures tamisaient etadoucissaient l’éclat.

  Au centre de la salle était une table richement servie. Lecapitaine Nemo m’indiqua la place que je devais occuper.

« Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme quidoit mourir de faim. »

Le déjeuner se composait d’un certain nombre de plats dont

la mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j’ignorais la nature et la provenance. J’avouerai que c’était bon,mais avec un goût particulier auquel je m’habituai facilement.Ces divers aliments me parurent riches en phosphore, et jepensai qu’ils devaient avoir une origine marine.

Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien,mais il devina mes pensées, et il répondit de lui-même aux

questions que je brûlais de lui adresser.

« La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il.Cependant, vous pouvez en user sans crainte. Ils sont sains etnourrissants. Depuis longtemps, j’ai renoncé aux aliments de laterre, et je ne m’en porte pas plus mal. Mon équipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi.

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— Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de lamer ?

— Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes  besoins. Tantôt, je mets mes filets a la traîne, et je les retire,prêts à se rompre. Tantôt, je vais chasser au milieu de cetélément qui paraît être inaccessible à l’homme, et je force legibier qui gîte dans mes forêts sous-marines. Mes troupeaux,comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainteles immenses prairies de l’Océan. J’ai là une vaste propriété que j’exploite moi-même et qui est toujours ensemencée par la maindu Créateur de toutes choses. »

Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement,et je lui répondis :

« Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filetsfournissent d’excellents poissons à votre table ; je comprendsmoins que vous poursuiviez le gibier aquatique dans vos forêts

sous-marines ; mais je ne comprends plus du tout qu’uneparcelle de viande, si petite qu’elle soit, figure dans votre menu.

— Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais- je jamais usage de la chair des animaux terrestres.

— Ceci, cependant, repris-je, en désignant un plat oùrestaient encore quelques tranches de filet.

— Ce que vous croyez être de la viande, monsieur leprofesseur, n’est autre chose que du filet de tortue de mer. Voiciégalement quelques foies de dauphin que vous prendriez pourun ragoût de porc. Mon cuisinier est un habile préparateur, quiexcelle à conserver ces produits variés de l’Océan. Goûtez à tousces mets. Voici une conserve d’holoturies qu’un Malaisdéclarerait sans rivale au monde, voilà une crème dont le lait a

été fourni par la mamelle des cétacés, et le sucre par les grandsfucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir

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des confitures d’anémones qui valent celles des fruits les plussavoureux. »

Et je goûtais, plutôt en curieux qu’en gourmet, tandis que lecapitaine Nemo m’enchantait par ses invraisemblables récits.

« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cettenourrice prodigieuse, inépuisable, elle ne me nourrit passeulement ; elle me vêtit encore. Ces étoffes qui vous couvrentsont tissées avec le byssus de certains coquillages ; elles sontteintes avec la pourpre des anciens et nuancées de couleurs  violettes que j’extrais des aplysis de la Méditerranée. Lesparfums que vous trouverez sur la toilette de votre cabine sontle produit de la distillation des plantes marines. Votre lit est faitdu plus doux zostère de l’Océan. Votre plume sera un fanon de  baleine, votre encre la liqueur sécrétée par la seiche oul’encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout luiretournera un jour !

— Vous aimez la mer, capitaine.

— Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les septdixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’estl’immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent frémirla vie à ses côtés. La mer n’est que le véhicule d’une surnaturelleet prodigieuse existence ; elle n’est que mouvement et amour ;c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poètes. Et en effet,

monsieur le professeur, la nature s’y manifeste par ses troisrègnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largementreprésenté par les quatre groupes des zoophytes, par troisclasses des articulés, par cinq classes des mollusques, par troisclasses des vertébrés, les mammifères, les reptiles et cesinnombrables légions de poissons, ordre infini d’animaux quicompte plus de treize mille espèces, dont un dixième seulementappartient à l’eau douce. La mer est le vaste réservoir de lanature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi direcommencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle ! Là est la

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suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y  battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres.Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir

cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît ! Ah !monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement estl’indépendance ! Là je ne reconnais pas de maîtres ! Là je suislibre ! »

Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cetenthousiasme qui débordait de lui. S’était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve habituelle ? Avait-il trop parlé ? Pendantquelques instants, il se promena, très agité. Puis, ses nerfs secalmèrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumée, et, setournant vers moi :

« Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le Nautilus, je suis a vos ordres. »

XILE NAUTILUS

Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte,ménagée à l’arrière de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans unechambre de dimension égale à celle que je venais de quitter.

C’était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre

noir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayonsun grand nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient lecontour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure parde vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient lescourbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, ens’écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d’y poser lelivre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couvertede brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux

déjà vieux. La lumière électrique inondait tout cet harmonieuxensemble, et tombait de quatre globes dépolis à demi engagés

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a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et lascience, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à madame Sand. Mais lascience, plus particulièrement, faisait les frais de cette

  bibliothèque ; les livres de mécanique, de balistique.d’hydrographie, de météorologie, de géographie, de géologie,etc. , y tenaient une place non moins importante que lesouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ils formaient laprincipale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, toutl’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry Sainte-Claire Deville,de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, deFaraday, de Berthelot, de l’abbé Secchi, de Petermann, du

commandant Maury, d’Agassis etc. Les mémoires de l’Académiedes sciences, les bulletins des diverses sociétés de géographie,etc. , et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-être  valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo.Parmi les œuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé les  Fondateurs de l’Astronomie me donna même une datecertaine ; et comme je savais qu’il avait paru dans le courant de1865, je pus en conclure que l’installation du  Nautilus ne

remontait pas à une époque postérieure. Ainsi donc, depuistrois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencé sonexistence sous-marine. J’espérai, d’ailleurs, que des ouvragesplus récents encore me permettraient de fixer exactement cetteépoque ; mais j’avais le temps de faire cette recherche, et je ne  voulus pas retarder davantage notre promenade à travers lesmerveilles du Nautilus.

« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir miscette bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors descience, et j’en profiterai.

— Cette salle n’est pas seulement une bibliothèque, dit lecapitaine Nemo, c’est aussi un fumoir.

— Un fumoir ? m’écriai-je. On fume donc à bord ?

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— Sans doute.

— Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avezconservé des relations avec La Havane.

— Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare,monsieur Aronnax, et, bien qu’il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si vous êtes connaisseur. »

Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la forme rappelaitcelle du londrès ; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d’or.

Je l’allumai à un petit brasero que supportait un élégant pied de bronze, et j’aspirai ses premières bouffées avec la volupté d’unamateur qui n’a pas fumé depuis deux jours.

« C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du tabac.

— Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de LaHavane ni de l’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine,

que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez- vous les londrès, monsieur ?

— Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.

— Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l’origine deces cigares. Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n’en sontpas moins bons, j’imagine.

— Au contraire. »

 A ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisaitface à celle par laquelle j’étais entré dans la bibliothèque, et jepassai dans un salon immense et splendidement éclairé.

C’était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dixmètres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoré

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— Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois àcollectionner ces belles œuvres créées par la main de l’homme.J’étais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j’ai puréunir quelques objets d’un haut prix. Ce sont mes derniers

souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. A mes yeux, vosartistes modernes ne sont déjà plus que des anciens ; ils ontdeux ou trois mille ans d’existence, et je les confonds dans monesprit. Les maîtres n’ont pas d’âge.

— Et ces musiciens ? dis-je, en montrant des partitions de  Weber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, deMeyerbeer, d’Herold, de Wagner, d’Auber, de Gounod, etnombre d’autres, éparses sur un pianoorgue de grand modèlequi occupait un des panneaux du salon.

— Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sontdes contemporains d’Orphée, car les différences chronologiquess’effacent dans la mémoire des morts – et je suis mort,monsieur le professeur, aussi bien mort que ceux de vos amisqui reposent à six pieds sous terre ! »

Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverieprofonde. Je le considérais avec une vive émotion, analysant ensilence les étrangetés de sa physionomie. Accoudé sur l’angled’une précieuse table de mosaïque, il ne me voyait plus, iloubliait ma présence.

Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer enrevue les curiosités qui enrichissaient ce salon.

  Auprès des œuvres de l’art, les raretés naturelles tenaientune place très importante. Elles consistaient principalement enplantes, en coquilles et autres productions de l’Océan, quidevaient être les trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Aumilieu du salon, un jet d’eau, électriquement éclairé, retombait

dans une vasque faite d’un seul tridacne. Cette coquille, fourniepar le plus grand des mollusques acéphales, mesurait sur ses

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spondyle impérial, aux vives couleurs, tout hérissé d’épines,rare spécimen dans les muséums européens, et dont j’estimai la valeur à vingt mille francs, un marteau commun des mers de laNouvelle-Hollande, qu’on se procure difficilement, – des

  buccardes exotiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches àdoubles valves, qu’un souffle eût dissipées comme une bulle desavon, – plusieurs variétés des arrosoirs de Java, sortes de tubescalcaires bordés de replis foliacés, et très disputés par lesamateurs, – toute une série de troques, les uns jaune verdâtre,pêchés dans les mers d’Amérique, les autres d’un brun roux,amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfedu Mexique, et remarquables par leur coquille imbriquée, ceux-

là, des stellaires trouvés dans les mers australes, et enfin, le plusrare de tous, le magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande ; –puis, d’admirables tellines sulfurées, de précieuses espèces decythérées et de Vénus, le cadran treillissé des côtes deTranquebar, le sabot marbré à nacre resplendissante, lesperroquets verts des mers de Chine, le cône presque inconnu dugenre Cœnodulli, toutes les variétés de porcelaines qui serventde monnaie dans l’Inde et en Afrique, la « Gloire de la Mer », la

plus précieuse coquille des Indes orientales ; – enfin deslittorines, des dauphinules, des turritelles des janthines, desovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, despourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, descérites, des fuseaux, des strombes, des pterocères, des patelles,des hyales, des cléodores, coquillages délicats et fragiles, que lascience a baptisés de ses noms les plus charmants.

 A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaientdes chapelets de perles de la plus grande beauté, que la lumièreélectrique piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachéesaux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes del’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires. curieuxproduits des divers mollusques de tous les océans et decertaines moules des cours d’eau du Nord, enfin plusieurséchantillons d’un prix inappréciable qui avaient été distillés par

les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces perlessurpassaient en grosseur un œuf de pigeon ; elles valaient, et

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au-delà, celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions aushah de Perse, et primaient cette autre perle de l’iman deMascate, que je croyais sans rivale au monde.

 Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pourainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser desmillions pour acquérir ces échantillons divers, et je medemandais à quelle source il puisait pour satisfaire ainsi sesfantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par cesmots :

« Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. Eneffet, elles peuvent intéresser un naturaliste ; mais, pour moi,elles ont un charme de plus, car je les ai toutes recueillies de mamain, et il n’est pas une mer du globe qui ait échappé à mesrecherches.

— Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de sepromener au milieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui

ont fait eux-mêmes leur trésor. Aucun muséum de l’Europe nepossède une semblable collection des produits de l’Océan. Maissi j’épuise mon admiration pour elle, que me restera-t-il pour lenavire qui les porte ! Je ne veux point pénétrer des secrets quisont les vôtres ! Cependant, j’avoue que ce  Nautilus, la forcemotrice qu’il renferme en lui, les appareils qui permettent de lemanœuvrer, l’agent si puissant qui l’anime, tout cela excite auplus haut point ma curiosité. Je vois suspendus aux murs de cesalon des instruments dont la destination m’est inconnue. Puis- je savoir ? ...

— Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre à mon bord, et par conséquent,aucune partie du  Nautilus ne vous est interdite. Vous pouvezdonc le visiter en détail et je me ferai un plaisir d’être votrecicérone.

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XIITOUT PAR L'ÉLECTRICITÉ

« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les

instruments suspendus aux parois de sa chambre, voici lesappareils exigés par la navigation du  Nautilus. Ici comme dansle salon, je les ai toujours sous les yeux, et ils m’indiquent masituation et ma direction exacte au milieu de l’Océan. Les uns  vous sont connus, tels que le thermomètre qui donne latempérature intérieure du  Nautilus ; le baromètre, qui pèse lepoids de l’air et prédit les changements de temps ; l’hygromètre,qui marque le degré de sécheresse de l’atmosphère ; le storm-

glass, dont le mélange, en se décomposant, annonce l’arrivéedes tempêtes ; la boussole, qui dirige ma route ; le sextant, quipar la hauteur du soleil m’apprend ma latitude ; leschronomètres, qui me permettent de calculer ma longitude ; etenfin des lunettes de jour et de nuit, qui me servent à scrutertous les points de l’horizon, quand le  Nautilus est remonté à lasurface des flots.

— Ce sont les instruments habituels au navigateur,répondis-je, et j’en connais l’usage. Mais en voici d’autres quirépondent sans doute aux exigences particulières du  Nautilus.Ce cadran que j’aperçois et que parcourt une aiguille mobile,n’est-ce pas un manomètre ?

— C’est un manomètre, en effet. Mis en communicationavec l’eau dont il indique la pression extérieure, il me donne par

là même la profondeur à laquelle se maintient mon appareil.

— Et ces sondes d’une nouvelle espèce ?

— Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent latempérature des diverses couches d’eau.

— Et ces autres instruments dont je ne devine pas l’emploi ?

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— Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelquesexplications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m’écouter. »

Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit :

« Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui seplie à tous les usages et qui règne en maître à mon bord. Tout sefait par lui. Il m’éclaire, il m’échauffe, il est l’âme de mesappareils mécaniques. Cet agent, c’est l’électricité.

— L’électricité ! m’écriai-je assez surpris.

— Oui, monsieur.

— Cependant, capitaine, vous possédez une extrêmerapidité de mouvements qui s’accorde mal avec le pouvoir del’électricité. Jusqu’ici, sa puissance dynamique est restée trèsrestreinte et n’a pu produire que de petites forces !

— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, monélectricité n’est pas celle de tout le monde, et c’est là tout ce que vous me permettrez de vous en dire.

— Je n’insisterai pas. monsieur, et je me contenterai d’êtretrès étonné d’un tel résultat. Une seule question, cependant, àlaquelle vous ne répondrez pas si elle est indiscrète. Leséléments que vous employez pour produire ce merveilleux agent

doivent s’user vite. Le zinc, par exemple, comment leremplacez-vous, puisque vous n’avez plus aucunecommunication avec la terre ?

— Votre question aura sa réponse, répondit le capitaineNemo. Je vous dirai, d’abord, qu’il existe au fond des mers desmines de zinc, de fer, d’argent, d’or, dont l’exploitation seraittrès certainement praticable. Mais je n’ai rien emprunté à ces

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métaux de la terre, et j’ai voulu ne demander qu’à la mer elle-même les moyens de produire mon électricité.

— A la mer ?

— Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne memanquaient pas. J’aurais pu, en effet, en établissant un circuitentre des fils plongés à différentes profondeurs, obtenirl’électricité par la diversité de températures qu’ils éprouvaient ;mais j’ai préféré employer un système plus pratique.

— Et lequel ?

— Vous connaissez la composition de l’eau de mer. Sur millegrammes on trouve quatre-vingt-seize centièmes et demi d’eau,et deux centièmes deux tiers environ de chlorure de sodium ;puis. en petite quantité, des chlorures de magnésium et depotassium, du bromure de magnésium, du sulfate de magnésie,du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le

chlorure de sodium s’y rencontre dans une proportion notable.Or, c’est ce sodium que j’extrais de l’eau de mer et dont jecompose mes éléments.

— Le sodium ?

— Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme unamalgame qui tient lieu du zinc dans les éléments Bunzen. Le

mercure ne s’use jamais. Le sodium seul se consomme, et la merme le fournit elle-même. Je vous dirai, en outre, que les piles ausodium doivent être considérées comme les plus énergiques, etque leur force électromotrice est double de celle des piles auzinc.

— Je comprends bien, capitaine, l’excellence du sodiumdans les conditions où vous vous trouvez. La mer le contient.

Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l’extraire en un mot. Et

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comment faites-vous ? Vos piles pourraient évidemment servir àcette extraction ; mais, si je ne me trompe, la dépense dusodium nécessitée par les appareils électriques dépasserait laquantité extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez

pour le produire plus que vous n’en produiriez !

— Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais pas par lapile, et j’emploie tout simplement la chaleur du charbon deterre.

— De terre ? dis-je en insistant.

Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit lecapitaine Nemo.

— Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines dehouille ?

— Monsieur Aronnax, vous me verrez à l’œuvre. Je ne vous

demande qu’un peu de patience, puisque vous avez le tempsd’être patient. Rappelez-vous seulement ceci : je dois tout àl’Océan ; il produit l’électricité, et l’électricité donne au Nautilus la chaleur, la lumière, le mouvement, la vie en un mot.

— Mais non pas l’air que vous respirez ?

— Oh ! je pourrais fabriquer l’air nécessaire à ma

consommation, mais c’est inutile puisque je remonte à lasurface de la mer, quand il me plaît. Cependant, si l’électriciténe me fournit pas l’air respirable, elle manœuvre, du moins, despompes puissantes qui l’emmagasinent dans des réservoirsspéciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussilongtemps que je le veux, mon séjour dans les couchesprofondes.

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— Capitaine, répondis-je, je me contente d’admirer. Vousavez évidemment trouvé ce que les hommes trouveront sansdoute un jour, la véritable puissance dynamique de l’électricité.

— Je ne sais s’ils la trouveront, répondit froidement lecapitaine Nemo. Quoi qu’il en soit, vous connaissez déjà lapremière application que j’ai faite de ce précieux agent. C’est luiqui nous éclaire avec une égalité, une continuité que n’a pas lalumière du soleil. Maintenant, regardez cette horloge ; elle estélectrique, et marche avec une régularité qui défie celle desmeilleurs chronomètres. Je l’ai divisée en vingt-quatre heures,comme les horloges italiennes, car pour moi, il n’existe ni nuit,ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumière facticeque j’entraîne jusqu’au fond des mers ! Voyez, en ce moment, ilest dix heures du matin.

— Parfaitement.

— Autre application de l’électricité. Ce cadran, suspendu

devant nos yeux, sert à indiquer la vitesse du  Nautilus. Un filélectrique le met en communication avec l’hélice du loch, et sonaiguille m’indique la marche réelle de l’appareil. Et, tenez, en cemoment, nous filons avec une vitesse modérée de quinze millesà l’heure.

— C’est merveilleux, répondis-je, et je vois bien, capitaine,que vous avez eu raison d’employer cet agent, qui est destiné à

remplacer le vent, l’eau et la vapeur.

— Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaineNemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiteronsl’arrière du Nautilus. »

En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de ce  bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du

centre à l’éperon : la salle à manger de cinq mètres, séparée dela bibliothèque par une cloison étanche, c’est-à-dire ne pouvant

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être pénétrée par l’eau, la bibliothèque de cinq mètres, le grandsalon de dix mètres, séparé de la chambre du capitaine par uneseconde cloison étanche, ladite chambre du capitaine de cinqmètres, la mienne de deux mètres cinquante, et enfin un

réservoir d’air de sept mètres cinquante, qui s’étendait jusqu’àl’étrave. Total, trente-cinq mètres de longueur. Les cloisonsétanches étaient percées de portes qui se fermaienthermétiquement au moyen d’obturateurs en caoutchouc, et ellesassuraient toute sécurité à bord du Nautilus, au cas où une voied’eau se fût déclarée.

Je suivis le capitaine Nemo. à travers les coursives situéesen abord, et j’arrivai au centre du navire. Là, se trouvait unesorte de puits qui s’ouvrait entre deux cloisons étanches. Uneéchelle de fer, cramponnée à la paroi, conduisait à son extrémitésupérieure. Je demandai au capitaine à quel usage servait cetteéchelle.

« Elle aboutit au canot, répondit-il.

— Quoi ! vous avez un canot ? répliquai-je, assez étonné.

— Sans doute. Une excellente embarcation, légère etinsubmersible, qui sert à la promenade et à la pêche.

— Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtesforcé de revenir à la surface de la mer ?

— Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de lacoque du  Nautilus, et occupe une cavité disposée pour lerecevoir. Il est entièrement ponté, absolument étanche, etretenu par de solides boulons. Cette échelle conduit à un troud’homme percé dans la coque du Nautilus, qui correspond à untrou pareil percé dans le flanc du canot. C’est par cette doubleouverture que je m’introduis dans l’embarcation. On referme

l’une, celle du  Nautilus ; je referme l’autre, celle du canot, aumoyen de vis de pression ; je largue les boulons, et

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  A la cuisine succédait le poste de l’équipage, long de cinqmètres. Mais la porte en était fermée, et je ne pus voir sonaménagement, qui m’eût peut-être fixé sur le nombre d’hommesnécessité par la manœuvre du Nautilus.

 Au fond s’élevait une quatrième cloison étanche qui séparaitce poste de la chambre des machines. Une porte s’ouvrit, et jeme trouvai dans ce compartiment où le capitaine Nemo –ingénieur de premier ordre, à coup sûr – avait disposé sesappareils de locomotion.

Cette chambre des machines, nettement éclairée, nemesurait pas moins de vingt mètres en longueur. Elle étaitnaturellement divisée en deux parties ; la première renfermaitles éléments qui produisaient l’électricité. et la seconde, lemécanisme qui transmettait le mouvement à l’hélice.

Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis quiemplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s’aperçut de

mon impression.

« Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de gaz, produitspar l’emploi du sodium ; mais ce n’est qu’un léger inconvénient.Tous les matins, d’ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant à grand air. »

Cependant, j’examinais avec un intérêt facile à concevoir la

machine du Nautilus.

« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j’emploie deséléments Bunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-cieussent été impuissants. Les éléments Bunzen sont peunombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux, expériencefaite. L’électricité produite se rend à l’arrière, où elle agit pardes électro-aimants de glande dimension sur un système

particulier de leviers et d’engrenages qui transmettent lemouvement à l’arbre de l’hélice. Celle-ci. dont le diamètre est de

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six mètres et le pas de sept mètres cinquante, peut donner jusqu’à cent vingt tours par seconde.

— Et vous obtenez alors ?

— Une vitesse de cinquante milles à l’heure. »

Il y avait là un mystère, mais je n’insistai pas pour leconnaître. Comment l’électricité pouvait-elle agir avec une tellepuissance ? Où cette force presque illimitée prenait-elle sonorigine ? Etait-ce dans sa tension excessive obtenue par des

  bobines d’une nouvelle sorte ? Était-ce dans sa transmissionqu’un système de leviers inconnus pouvait accroître à l’infini ?C’est ce que je ne pouvais comprendre.

« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je necherche pas à les expliquer. J’ai vu le  Nautilus manœuvrerdevant l’ Abraham-Lincoln, et je sais à quoi m’en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir où l’on va ! Il faut

pouvoir se diriger à droite, à gauche, en haut, en bas ! Commentatteignez-vous les grandes profondeurs, où vous trouvez unerésistance croissante qui s’évalue par des centainesd’atmosphères ? Comment remontez-vous à la surface del’Océan ? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le milieuqui vous convient ? Suis-je indiscret en vous le demandant ?

— Aucunement, monsieur le professeur, me répondit le

capitaine, après une légère hésitation. puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C’estnotre véritable cabinet de travail, et là, vous apprendrez tout ceque vous devez savoir sur le Nautilus ! »

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XIIIQUELQUES CHIFFRES

Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le

cigare aux lèvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure quidonnait les plan, coupe et élévation du  Nautilus. Puis ilcommença sa description en ces termes :

« Voici. monsieur Aronnax, les diverses dimensions du  bateau qui vous porte. C’est un cylindre très allongé, à boutsconiques. Il affecte sensiblement la forme d’un cigare, formedéjà adoptée à Londres dans plusieurs constructions du même

genre. La longueur de ce cylindre. de tête en tête, estexactement de soixante-dix mètres, et son bau. à sa plus grandelargeur, est de huit mètres. Il n’est donc pas construit tout à faitau dixième comme vos steamers de grande marche, mais seslignes sont suffisamment longues et sa coulée assez prolongée,pour que l’eau déplacée s’échappe aisément et n’oppose aucunobstacle a sa marche.

« Ces deux dimensions vous permettent d’obtenir par unsimple calcul la surface et le volume du  Nautilus. Sa surfacecomprend mille onze mètres carrés et quarante-cinq centièmes ;son volume, quinze cents mètres cubes et deux dixièmes – cequi revient à dire qu’entièrement immergé, il déplace ou pèsequinze cents mètres cubes ou tonneaux.

« Lorsque j’ai fait les plans de ce navire destiné à une

navigation sous-marine, j’ai voulu, qu’en équilibre dans l’eau ilplongeât des neuf dixièmes, et qu’il émergeât d’un dixièmeseulement. Par conséquent, il ne devait déplacer dans cesconditions que les neuf dixièmes de son volume, soit treize centcinquante-six mètres cubes et quarante-huit centièmes, c’est-à-dire ne peser que ce même nombre de tonneaux. J’ai donc dû nepas dépasser ce poids en le construisant suivant les dimensionssus-dites.

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« Le  Nautilus se compose de deux coques, l’une intérieure,l’autre extérieure, réunies entre elles par des fers en T qui luidonnent une rigidité extrême. En effet, grâce à cette dispositioncellulaire, il résiste comme un bloc, comme s’il était plein. Son

  bordé ne peut céder ; il adhère par lui-même et non par leserrage des rivets, et l’homogénéité de sa construction, due auparfait assemblage des matériaux, lui permet de défier les mersles plus violentes.

« Ces deux coques sont fabriquées en tôle d’acier dont ladensité par rapport à l’eau est de sept, huit dixièmes. Lapremière n’a pas moins de cinq centimètres d’épaisseur, et pèsetrois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seizecentièmes. La seconde enveloppe, la quille, haute de cinquantecentimètres et large de vingt-cinq, pesant, à elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires etaménagements, les cloisons et les étrésillons intérieurs, ont unpoids de neuf cent soixante et un tonneaux soixante-deuxcentièmes, qui, ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorzetonneaux et quatre-vingt-seize centièmes, forment le total exigé

de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huitcentièmes. Est-ce entendu ?

— C’est entendu, répondis-je.

— Donc, reprit le capitaine, lorsque le  Nautilus se trouve àflot dans ces conditions, il émerge d’un dixième. Or, si j’aidisposé des réservoirs d’une capacité égale à ce dixième, soitd’une contenance de cent cinquante tonneaux et soixante-douzecentièmes, et si je les remplis d’eau, le bateau déplaçant alorsquinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complètementimmergé. C’est ce qui arrive, monsieur le professeur. Cesréservoirs existent en abord dans les parties inférieures du Nautilus.

J’ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateaus’enfonçant vient affleurer la surface de l’eau.

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— Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritabledifficulté. Que vous puissiez affleurer la surface de l’Océan, je lecomprends. Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cettesurface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas rencontrer unepression et par conséquent subir une poussée de bas en haut quidoit être évaluée à une atmosphère par trente pieds d’eau, soitenviron un kilogramme par centimètre carré ?

— Parfaitement, monsieur.

— Donc, à moins que vous ne remplissiez le  Nautilus enentier, je ne vois pas comment vous pouvez l’entraîner au seindes masses liquides.

— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il nefaut pas confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l’ons’expose à de graves erreurs. Il y a très peu de travail à dépenserpour atteindre les basses régions de l’Océan, car les corps ont

une tendance à devenir « fondriers ». Suivez monraisonnement.

— Je vous écoute, capitaine.

— Lorsque j’ai voulu déterminer l’accroissement de poidsqu’il faut donner au  Nautilus pour l’immerger, je n’ai eu à mepréoccuper que de la réduction du volume que l’eau de mer

éprouve à mesure que ses couches deviennent de plus en plusprofondes.

— C’est évident, répondis-je.

— Or, si l’eau n’est pas absolument incompressible, elle est,du moins, très peu compressible. En effet, d’après les calculs lesplus récents, cette réduction n’est que de quatre cent trente-six

dix millionièmes par atmosphère, ou par chaque trente pieds de

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profondeur. S’agit-il d’aller à mille mètres, je tiens compte alorsde la réduction du volume sous une pression équivalente à celled’une colonne d’eau de mille mètres, c’est-à-dire sous unepression de cent atmosphères. Cette réduction sera alors de

quatre cent trente-six cent millièmes. Je devrai donc accroître lepoids de façon à peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centièmes, au lieu de quinze cent sept tonneaux deuxdixièmes. L’augmentation ne sera conséquemment que de sixtonneaux cinquante-sept centièmes.

— Seulement ?

— Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile à  vérifier. Or, j’ai des réservoirs supplémentaires capablesd’embarquer cent tonneaux. Je puis donc descendre à desprofondeurs considérables. Lorsque je veux remonter à lasurface et l’affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et de viderentièrement tous les réservoirs, si je désire que le  Nautilus émerge du dixième de sa capacité totale. »

 A ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n’avais rienà objecter.

« J’admets vos calculs, capitaine, répondis-je, et j’auraismauvaise grâce à les contester, puisque l’expérience leur donneraison chaque jour. Mais je pressens actuellement en présenceune difficulté réelle.

— Laquelle, monsieur ?

— Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, lesparois du  Nautilus supportent une pression de centatmosphères. Si donc, à ce moment, vous voulez vider lesréservoirs supplémentaires pour alléger votre bateau etremonter à la surface, il faut que les pompes vainquent cette

pression de cent atmosphères, qui est de cent kilogrammes parcentimètre carré. De là une puissance...

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— Que l’électricité seule pouvait me donner, se hâta de direle capitaine Nemo. Je vous répète, monsieur, que le pouvoirdynamique de mes machines est à peu près infini. Les pompesdu  Nautilus ont une force prodigieuse, et vous avez dû le voir,quand leurs colonnes d’eau se sont précipitées comme untorrent sur l’ Abraham-Lincoln. D’ailleurs, je ne me sers desréservoirs supplémentaires que pour atteindre des profondeursmoyennes de quinze cent à deux mille mètres, et cela dans le butde ménager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prendde visiter les profondeurs de l’Océan à deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j’emploie des manœuvres plus longues,

mais non moins infaillibles.

— Lesquelles, capitaine ? demandai-je.

— Ceci m’amène naturellement à vous dire comment semanœuvre le Nautilus.

— Je suis impatient de l’apprendre.

— Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bâbord, pourévoluer, en un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d’ungouvernail ordinaire à large safran, fixé sur l’arrière del’étambot, et qu’une roue et des palans font agir. Mais je puisaussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de haut en bas, dansun plan vertical, au moyen de deux plans inclinés, attachés à ses

flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes àprendre toutes les positions, et qui se manœuvrent de l’intérieurau moyen de leviers puissants. Ces plans sont-ils maintenusparallèles au bateau, celui-ci se meut horizontalement. Sont-ilsinclinés, le  Nautilus, suivant la disposition de cette inclinaisonet sous la poussée de son hélice, ou s’enfonce suivant unediagonale aussi allongée qu’il me convient, ou remonte suivantcette diagonale. Et même, si je veux revenir plus rapidement à la

surface, j’embraye l’hélice, et la pression des eaux fait remonter

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  verticalement le Nautilus comme un ballon qui, gonfléd’hydrogène, s’élève rapidement dans les airs.

— Bravo ! capitaine, m’écriais-je. Mais comment le timonierpeut-il suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux ?

— Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillieà la partie supérieure de la coque du Nautilus, et que garnissentdes verres lenticulaires.

— Des verres capables de résister à de telles pressions ?

— Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependantune résistance considérable. Dans des expériences de pêche à lalumière électrique faites en 1864, au milieu des mers du Nord,on a vu des plaques de cette matière, sous une épaisseur de septmillimètres seulement, résister à une pression de seizeatmosphères, tout en laissant passer de puissants rayonscalorifiques qui lui répartissaient inégalement la chaleur. Or, les

  verres dont je me sers n’ont pas moins de vingt et uncentimètres à leur centre, c’est-à-dire trente fois cette épaisseur.

— Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut quela lumière chasse les ténèbres, et je me demande comment aumilieu de l’obscurité des eaux...

— En arrière de la cage du timonier est placé un puissant

réflecteur électrique, dont les rayons illuminent la mer à undemi-mille de distance.

— Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m’expliquemaintenant cette phosphorescence du prétendu narval, qui atant intrigué les savants ! A ce propos, je vous demanderai sil’abordage du  Nautilus et du Scotia, qui a eu un si grandretentissement, a été le résultat d’une rencontre fortuite ?

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— Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètresau-dessous de la surface des eaux, quand le choc s’est produit.J’ai d’ailleurs vu qu’il n’avait eu aucun résultat fâcheux.

— Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avecl’ Abraham-Lincoln ? ...

— Monsieur le professeur, j’en suis fâché pour l’un desmeilleurs navires de cette brave marine américaine mais onm’attaquait et j’ai dû me défendre ! Je me suis contenté,toutefois, de mettre la frégate hors d’état de me nuire – elle nesera pas gênée de réparer ses avaries au port le plus prochain.

— Ah ! commandant, m’écriai-je avec conviction, c’est vraiment un merveilleux bateau que votre Nautilus !

— Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritableémotion le capitaine Nemo, et je l’aime comme la chair de machair ! Si tout est danger sur un de vos navires soumis aux

hasards de l’Océan, si sur cette mer, la première impression estle sentiment de l’abîme, comme l’a si bien dit le HollandaisJansen, au-dessous et à bord du  Nautilus, le cœur de l’hommen’a plus rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car ladouble coque de ce bateau a la rigidité du fer ; pas de gréementque le roulis ou le tangage fatiguent ; pas de voiles que le ventemporte ; pas de chaudières que la vapeur déchire ; pasd’incendie à redouter, puisque cet appareil est fait de tôle et non

de bois ; pas de charbon qui s’épuise, puisque l’électricité estson agent mécanique ; pas de rencontre à redouter, puisqu’il estseul à naviguer dans les eaux profondes ; pas de tempête à braver, puisqu’il trouve à quelques mètres au-dessous des eauxl’absolue tranquillité ! Voilà, monsieur. Voilà le navire parexcellence ! Et s’il est vrai que l’ingénieur ait plus de confiancedans le bâtiment que le constructeur, et le constructeur plus quele capitaine lui-même, comprenez donc avec quel abandon jeme fie à mon  Nautilus, puisque j’en suis tout à la fois lecapitaine, le constructeur et l’ingénieur ! »

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Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante.Le feu de son regard, la passion de son geste, le transfiguraient.Oui ! il aimait son navire comme un père aime son enfant !

Mais une question, indiscrète peut-être, se posaitnaturellement, et je ne pus me retenir de la lui faire.

« Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo ?

— Oui, monsieur le professeur, me répondit-il, j’ai étudié à

Londres, à Paris, à New York, du temps que j’étais un habitantdes continents de la terre.

— Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cetadmirable Nautilus ?

— Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m’est arrivéd’un point différent du globe, et sous une destination déguisée.

Sa quille a été forgée au Creusot, son arbre d’hélice chez Pen etC°, de Londres, les plaques de tôle de sa coque chez Leard, deLiverpool, son hélice chez Scott, de Glasgow. Ses réservoirs ontété fabriqués par Cail et Co, de Paris, sa machine par Krupp, enPrusse, son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède, sesinstruments de précision chez Hart frères, de New York, etc. , etchacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des nomsdivers.

— Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallu lesmonter, les ajuster ?

— Monsieur le professeur, j’avais établi mes ateliers sur un  îlot désert, en plein Océan. Là, mes ouvriers c’est-à-dire mes  braves compagnons que j’ai instruits et formés, et moi, nousavons achevé notre Nautilus. Puis, l’opération terminée, le feu a

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détruit toute trace de notre passage sur cet îlot que j’aurais faitsauter, si je l’avais pu.

— Alors il m’est permis de croire que le prix de revient de ce bâtiment est excessif ?

— Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte onze cent vingt-cinq francs par tonneau. Or, le Nautilus en jauge quinzecents. Il revient donc à seize cent quatre-vingt-sept mille francs,soit deux millions y compris son aménagement, soit quatre oucinq millions avec les œuvres d’art et les collections qu’ilrenferme.

— Une dernière question, capitaine Nemo.

— Faites, monsieur le professeur.

— Vous êtes donc riche ?

— Riche à l’infini, monsieur, et je pourrais, sans me gêner,payer les dix milliards de dettes de la France ! »

Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlaitainsi. Abusait-il de ma crédulité ? L’avenir devait mel’apprendre.

XIV LE FLEUVE-NOIR 

La portion du globe terrestre occupée par les eaux estévaluée à trois millions huit cent trente-deux milles cinq centcinquante-huit myriamètres carrés, soit plus de trente-huitmillions d’hectares. Cette masse liquide comprend deuxmilliards deux cent cinquante millions de milles cubes, et

formerait une sphère d’un diamètre de soixante lieues dont lepoids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pour

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comprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est aumilliard ce que le milliard est à l’unité, c’est-à-dire qu’il y aautant de milliards dans un quintillion que d’unités dans unmilliard. Or, cette masse liquide, c’est à peu près la quantité

d’eau que verseraient tous les fleuves de la terre pendantquarante mille ans.

Durant les époques géologiques, à la période du feu succédala période de l’eau. L’Océan fut d’abord universel. Puis, peu àpeu, dans les temps siluriens, des sommets de montagnesapparurent, des îles émergèrent, disparurent sous des délugespartiels, se montrèrent à nouveau, se soudèrent. formèrent descontinents et enfin les terres se fixèrent géographiquementtelles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquidetrente-sept millions six cent cinquante-sept milles carrés, soitdouze mille neuf cent seize millions d’hectares.

La configuration des continents permet de diviser les eauxen cinq grandes parties : l’Océan glacial arctique, l’Océan glacialantarctique, l’Océan indien, l’Océan atlantique, l’Océanpacifique.

L’Océan pacifique s’étend du nord au sud entre les deuxcercles polaires, et de l’ouest a l’est entre l’Asie et l’Amérique surune étendue de cent quarante-cinq degrés en longitude. C’est laplus tranquille des mers ; ses courants sont larges et lents, sesmarées médiocres, ses pluies abondantes. Tel était l’Océan quema destinée m’appelait d’abord à parcourir dans les plusétranges conditions.

« Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nousallons, si vous le voulez bien, relever exactement notre position,et fixer le point de départ de ce voyage. Il est midi moins lequart. Je vais remonter à la surface des eaux. »

Le capitaine pressa trois fois un timbre électrique. Lespompes commencèrent à chasser l’eau des réservoirs ; l’aiguille

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du manomètre marqua par les différentes pressions lemouvement ascensionnel du Nautilus, puis elle s’arrêta.

« Nous sommes arrivés », dit le capitaine.

Je me rendis à l’escalier central qui aboutissait à la plate-forme. Je gravis les marches de métal, et, par les panneauxouverts, j’arrivai sur la partie supérieure du Nautilus.

La plate-forme émergeait de quatre-vingts centimètresseulement. L’avant et l’arrière du  Nautilus présentaient cette

disposition fusiforme qui le faisait justement comparer à unlong cigare. Je remarquai que ses plaques de tôles, imbriquéeslégèrement, ressemblaient aux écailles qui revêtent le corps desgrands reptiles terrestres. Je m’expliquai donc trèsnaturellement que, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eûttoujours été pris pour un animal marin.

  Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi-engagé

dans la coque du navire, formait une légère extumescence. Enavant et en arrière s’élevaient deux cages de hauteur médiocre, àparois inclinées, et en partie fermées par d’épais verreslenticulaires : l’une destinée au timonier qui dirigeait le Nautilus, l’autre où brillait le puissant fanal électrique quiéclairait sa route.

La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le long

 véhicule ressentait les larges ondulations de l’Océan. Une légère  brise de l’est ridait la surface des eaux. L’horizon, dégagé de brumes, se prêtait aux meilleures observations.

Nous n’avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. Plusd’ Abraham-Lincoln. L’immensité déserte.

Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du

soleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant

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— Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta lecapitaine, je vous laisse à vos études. J’ai donné la route à l’est-nord-est par cinquante mètres de profondeur. Voici des cartes àgrands points, où vous pourrez la suivre. Le salon est à votre

disposition, et je vous demande la permission de me retirer. »

Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dansmes pensées. Toutes se portaient sur ce commandant du Nautilus. Saurais-je jamais à quelle nation appartenait cethomme étrange qui se vantait de n’appartenir à aucune ? Cettehaine qu’il avait vouée à l’humanité, cette haine qui cherchaitpeut-être des vengeances terribles, qui l’avait provoquée ? Etait-il un de ces savants méconnus, un de ces génies « auxquels on afait du chagrin », suivant l’expression de Conseil, un Galiléemoderne, ou bien un de ces hommes de science commel’Américain Maury, dont la carrière a été brisée par desrévolutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que lehasard venait de jeter à son bord, moi dont il tenait la vie entreles mains, il m’accueillait froidement, mais hospitalièrement.Seulement, il n’avait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne

m’avait jamais tendu la sienne.

Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions,cherchant à percer ce mystère si intéressant pour moi. Puis mesregards se fixèrent sur le vaste planisphère étalé sur la table, et je plaçai le doigt sur le point même où se croisaient la longitudeet la latitude observées.

La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont descourants spéciaux, reconnaissables à leur température, à leurcouleur, et dont le plus remarquable est connu sous le nom decourant du Gulf Stream. La science a déterminé, sur le globe, ladirection de cinq courants principaux : un dans l’Atlantiquenord, un second dans l’Atlantique sud, un troisième dans lePacifique nord, un quatrième dans le Pacifique sud, et uncinquième dans l’Océan indien sud. Il est même probable qu’un

sixième courant existait autrefois dans l’Océan indien nord,

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lorsque les mers Caspienne et d’Aral, réunies aux grands lacs del’Asie, ne formaient qu’une seule et même étendue d’eau.

Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l’un deces courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui,sorti du golfe du Bengale où le chauffent les rayonsperpendiculaires du soleil des Tropiques, traverse le détroit deMalacca, prolonge la côte d’Asie, s’arrondit dans le Pacifiquenord jusqu’aux îles Aléoutiennes, charriant des troncs decamphriers et autres produits indigènes, et tranchant par le purindigo de ses eaux chaudes avec les flots de l’Océan. C’est cecourant que le Nautilus allait parcourir. Je le suivais du regard,  je le voyais se perdre dans l’immensité du Pacifique, et je mesentais entraîner avec lui, quand Ned Land et Conseilapparurent à la porte du salon.

Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vuedes merveilles entassées devant leurs yeux.

« Où sommes-nous ? où sommes-nous ? s’écria le Canadien. Au muséum de Québec ?

— S’il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt àl’hôtel du Sommerard !

— Mes amis, répondis-je en leur faisant signe d’entrer, vousn’êtes ni au Canada ni en France, mais bien à bord du  Nautilus,

et à cinquante mètres au-dessous du niveau de la mer.

— Il faut croire monsieur, puisque monsieur l’affirme.répliqua Conseil ; mais franchement, ce salon est fait pourétonner même un Flamand comme moi.

— Etonne-toi, mon ami. et regarde, car, pour unclassificateur de ta force. il y a de quoi travailler ici. »

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Je n’avais pas besoin d’encourager Conseil. Le brave garçon,penché sur les vitrines. murmurait déjà des mots de la languedes naturalistes : classe des Gastéropodes, famille desBuccinoïdes, genre des Porcelaines, espèces des Cypr÷a

Madagascariensis, etc.

Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue,m’interrogeait sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-  je découvert qui il était, d’où il venait, où il allait, vers quellesprofondeurs il nous entraînait ? Enfin mille questionsauxquelles je n’avais pas le temps de répondre.

Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt, tout ce que jene savais pas, et je lui demandai ce qu’il avait entendu ou vu deson côté.

« Rien vu, rien entendu ! répondit le Canadien. Je n’ai pasmême aperçu l’équipage de ce bateau. Est-ce que, par hasard, ilserait électrique aussi, lui ?

— Electrique !

— Par ma foi ! on serait tenté de le croire. Mais vous,monsieur Aronnax, demanda Ned Land, qui avait toujours sonidée, vous ne pouvez me dire combien d’hommes il y a à bord ?Dix, vingt, cinquante, cent ?

— Je ne saurais vous répondre, maître Land. D’ailleurs,croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idée de vousemparer du  Nautilus ou de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d’œuvre de l’industrie moderne, et je regretterais de ne pasl’avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation qui nous estfaite, ne fût-ce que pour se promener à travers ces merveilles. Ainsi. tenez-vous tranquille, et tâchons de voir ce qui se passeautour de nous.

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— Voir ! s’écria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne  verra rien de cette prison de tôle ! Nous marchons, nousnaviguons en aveugles... »

— Ned Land prononçait ces derniers mots, quandl’obscurité se fit subitement, mais une obscurité absolue. Leplafond lumineux s’éteignit, et si rapidement, que mes yeux enéprouvèrent une impression douloureuse, analogue à celle queproduit le passage contraire des profondes ténèbres à la pluséclatante lumière.

Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quellesurprise, agréable ou désagréable, nous attendait. Mais unglissement se fit entendre. On eût dit que des panneaux semanœuvraient sur les flancs du Nautilus.

« C’est la fin de la fin ! dit Ned Land.

— Ordre des Hydroméduses ! » murmura Conseil.

Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à traversdeux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les effluences électriques. Deux plaquesde cristal nous séparaient de la mer. Je frémis, d’abord, à lapensée que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortesarmatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient unerésistance presque infinie.

La mer était distinctement visible dans un rayon d’un milleautour du  Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourraitdécrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumière à travers cesnappes transparentes, et la douceur de ses dégradationssuccessives jusqu’aux couchés inférieures et supérieures del’Océan !

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On connaît la diaphanéité de la mer. On sait que salimpidité l’emporte sur celle de l’eau de roche. Les substancesminérales et organiques, qu’elle tient en suspension, accroissentmême sa transparence. Dans certaines parties de l’Océan, aux

 Antilles, cent quarante-cinq mètres d’eau laissent apercevoir lelit de sable avec une surprenante netteté, et la force depénétration des rayons solaires ne paraît s’arrêter qu’à uneprofondeur de trois cents mètres. Mais, dans ce milieu fluideque parcourait le  Nautilus, l’éclat électrique se produisait ausein même des ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, maisde la lumière liquide.

Si l’on admet l’hypothèse d’Erhemberg, qui croit à uneillumination phosphorescente des fonds sous-marins, la naturea certainement réservé pour les habitants de la mer l’un de sesplus prodigieux spectacles, et j’en pouvais juger ici par les mille  jeux de cette lumière. De chaque côté, j’avais une fenêtreouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce purcristal eût été la vitre d’un immense aquarium.

Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points derepère manquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, diviséespar son éperon, filaient devant nos regards avec une vitesseexcessive.

Emerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, et nulde nous n’avait encore rompu ce silence de stupéfaction, quandConseil dit :

« Vous vouliez voir. ami Ned, eh bien, vous voyez !

— Curieux ! curieux ! faisait le Canadien – qui oubliant sescolères et ses projets d’évasion, subissait une attractionirrésistible – et l’on viendrait de plus loin pour admirer ce

spectacle !

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— Ah ! m’écriai-je, je comprends la vie de cet homme ! Ils’est fait un monde à part qui lui réserve ses plus étonnantesmerveilles !

— Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne voispas de poissons !

— Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil, puisque vous ne les connaissez pas.

— Moi ! un pêcheur ! s’écria Ned Land.

Et sur ce sujet, une discussion s’éleva entre les deux amis,car ils connaissaient les poissons, mais chacun d’une façon trèsdifférente.

Tout le monde sait que les poissons forment la quatrième etdernière classe de l’embranchement des vertébrés. On les a très justement définis : « des vertébrés à circulation double et à sang

froid, respirant par des branchies et destinés à vivre dansl’eau ». Ils composent deux séries distinctes : la série despoissons osseux. c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est faitede vertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux. c’est-à-direceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbres cartilagineuses.

Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, maisConseil en savait bien davantage, et maintenant, lié d’amitié

avec Ned. il ne pouvait admettre qu’il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit-il :

« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habilepêcheur. Vous avez pris un grand nombre de ces intéressantsanimaux. Mais je gagerais que vous ne savez pas comment onles classe.

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— Si. répondit sérieusement le harponneur. On les classe enpoissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas !

— Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil.

Mais dites-moi si vous connaissez la différence qui existeentre les poissons osseux et les poissons cartilagineux ?

— Peut-être bien, Conseil.

— Et la subdivision de ces deux grandes classes ?

— Je ne m’en doute pas, répondit le Canadien.

— Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez ! Les poissonsosseux se subdivisent en six ordres : Primo. Lesacanthoptérygiens, dont la mâchoire supérieure est complète.mobile. et dont les branchies affectent la forme d’un peigne. Cetordre comprend quinze familles, c’est-à-dire les trois quarts des

poissons connus. Type : la perche commune.

— Assez bonne à manger, répondit Ned Land.

— Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont lesnageoires ventrales suspendues sous l’abdomen et en arrièredes pectorales, sans être attachées aux os de l’épaule – ordre quise divise en cinq familles, et qui comprend la plus grande partiedes poissons d’eau douce. Type : la carpe, le brochet.

— Peuh ! fit le Canadien avec un certain mépris, despoissons d’eau douce !

— Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventralessont attachées sous les pectorales et immédiatement

suspendues aux os de l’épaule. Cet ordre contient quatrefamilles. Type : plies, limandes, turbots, barbues, soles, etc.

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— Excellent ! excellent ! s’écriait le harponneur, qui ne voulait considérer les poissons qu’au point de vue comestible.

— Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les apodes, aucorps allongé, dépourvus de nageoires ventrales, et revêtusd’une peau épaisse et souvent gluante

ordre qui ne comprend qu’une famille. Type : l’anguille, legymnote.

— Médiocre ! médiocre ! répondit Ned Land.

— Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont lesmâchoires complètes et libres, mais dont les branchies sontformées de petites houppes. disposées par paires le long desarcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu’une famille. Type : leshippocampes, les pégases dragons.

— Mauvais ! mauvais ! répliqua le harponneur.

— Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l’osmaxillaire est attaché fixement sur le côte de l’intermaxillairequi forme la mâchoire, et dont l’arcade palatine s’engrène parsuture avec le crâne, ce qui la rend immobile ordre qui manquede vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types :les tétrodons, les poissons-lunes.

— Bons à déshonorer une chaudière ! s’écria le Canadien.

— Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savantConseil.

— Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit le

harponneur. Mais allez toujours, car vous êtes très intéressant.

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— Quant aux poissons cartilagineux, repritimperturbablement Conseil, ils ne comprennent que troisordres.

— Tant mieux, fit Ned.

— Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires sont soudéesen un anneau mobile, et dont les branchies s’ouvrent par destrous nombreux – ordre ne comprenant qu’une seule famille.Type : la lamproie.

— Faut l’aimer. répondit Ned Land.

— Secundo, les sélaciens, avec branchies semblables à cellesdes cyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile.Cet ordre, qui est le plus important de la classe, comprend deuxfamilles. Types : la raie et les squales.

— Quoi ! s’écria Ned, des raies et des requins dans le même

ordre ! Eh bien, ami Conseil, dans l’intérêt des raies, je ne vousconseille pas de les mettre ensemble dans le même bocal !

— Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont les  branchies sont ouvertes, comme à l’ordinaire, par une seulefente garnie d’un opercule ordre qui comprend quatre genres.Type : l’esturgeon.

— Ah ! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la fin àmon avis, du moins. Et c’est tout ?

— Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez quequand on sait cela, on ne sait rien encore. car les familles sesubdivisent en genres, en sous-genres. en espèces, en variétés...

— Eh bien. ami Conseil, dit le harponneur, se penchant surla vitre du panneau, voici des variétés qui passent !

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— Oui ! des poissons, s’écria Conseil. On se croirait devantun aquarium !

— Non, répondis-je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et cespoissons-là sont libres comme l’oiseau dans l’air.

— Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-lesdonc ! disait Ned Land.

— Moi, répondit Conseil, je n’en suis pas capable ! Cela

regarde mon maître ! »

Et en effet, le digne garçon. classificateur enragé, n’étaitpoint un naturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distingué unthon d’une bonite. En un mot, le contraire du Canadien, quinommait tous ces poissons sans hésiter.

— Un baliste, avais-je dit.

— Et un baliste chinois ! répondait Ned Land.

— Genre des balistes, famille des sclérodermes, ordre desplectognathes ». murmurait Conseil.

Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un

naturaliste distingué.

Le Canadien ne s’était pas trompé. Une troupe de balistes, àcorps comprimé. à peau grenue, armés d’un aiguillon sur leurdorsale, se jouaient autour du  Nautilus, et agitaient les quatrerangées de piquants qui hérissent chaque côté de leur queue.Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus,  blanche par-dessous dont les taches d’or scintillaient dans le

sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies,comme une nappe abandonnée aux vents. et parmi elles,

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  j’aperçus, à ma grande joie, cette raie chinoise, jaunâtre à sapartie supérieure, rose tendre sous le ventre et munie de troisaiguillons en arrière de son œil : espèce rare, et même douteuseau temps de Lacépède, qui ne l’avait jamais vue que dans un

recueil de dessins japonais.

Pendant deux heures toute une armée aquatique fit escorteau  Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandisqu’ils rivalisaient de beauté, d’éclat et de vitesse, je distinguai lelabre vert, le mulle barberin, marqué d’une double raie noire. Legobie éléotre, à caudale arrondie, blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau deces mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillants azurorsdont le nom seul emporte toute description des spares rayés,aux nageoires variées de bleu et de jaune, des spares fascés,relevés d’une bande noire sur leur caudale, des spareszonéphores élégamment corsetés dans leurs six ceintures, desaulostones, véritables bouches en flûte ou bécasses de mer, dontquelques échantillons atteignaient une longueur d’un mètre, dessalamandres du Japon, des murènes échidnées, longs serpents

de six pieds, aux yeux vifs et petits, et à la vaste bouche hérisséede dents, etc.

Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point.Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons,Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacité deleurs allures et la beauté de leurs formes. Jamais il ne m’avaitété donné de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur

élément naturel.

Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsidevant nos yeux éblouis, toute cette collection des mers duJapon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreuxque les oiseaux dans l’air, attirés sans doute par l’éclatant foyerde lumière électrique.

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Le lendemain, 10 novembre, même abandon, mêmesolitude. Je ne vis personne de l’équipage. Ned et Conseilpassèrent la plus grande partie de la journée avec moi. Ilss’étonnèrent de l’inexplicable absence du capitaine. Cet homme

singulier était-il malade ? Voulait-il modifier ses projets à notreégard ?

 Après tout, suivant la remarque de Conseil. nous jouissionsd’une entière liberté, nous étions délicatement et abondammentnourris. Notre hôte se tenait dans les termes de son traité. Nousne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs, la singularité même denotre destinée nous réservait de si belles compensations, quenous n’avions pas encore le droit de l’accuser.

Ce jour-là, je commençai le journal de ces aventures, ce quim’a permis de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude,et, détail curieux, je l’écrivis sur un papier fabriqué avec lazostère marine.

Le 11 novembre, de grand matin, l’air frais répandu àl’intérieur du  Nautilus m’apprit que nous étions revenus à lasurface de l’Océan, afin de renouveler les provisions d’oxygène.Je me dirigeai vers l’escalier central, et je montai sur la plate-forme.

Il était six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise,mais calme. A peine de houle. Le capitaine Nemo, que j’espérais

rencontrer là, viendrait-il ? Je n’aperçus que le timonier,emprisonné dans sa cage de verre. Assis sur la saillie produitepar la coque du canot, j’aspirai avec délices les émanationssalines.

Peu à peu, la brume se dissipa sous l’action des rayonssolaires. L’astre radieux débordait de l’horizon oriental. La mers’enflamma sous son regard comme une traînée de poudre. Les

nuages, éparpillés dans les hauteurs, se colorèrent de tons vifs

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Je l’ouvris d’une main impatiente. Il était écrit d’uneécriture franche et nette, mais un peu gothique et qui rappelaitles types allemands.

Ce billet était libellé en ces termes :

 Monsieur le professeur Aronnax, à bord du Nautilus.

16 novembre 1867. 

 Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax à une partie de chasse qui aura lieu demain matin dans ses forêts de l’île Crespo. Il espère que rien n’empêchera monsieurle professeur d’y assister, et il verra avec plaisir que sescompagnons se joignent à lui. 

 Le commandant du Nautilus,Capitaine NEMO. »

« Une chasse ! s’écria Ned.

— Et dans ses forêts de l’île Crespo ! ajouta Conseil.

— Mais il va donc à terre, ce particulier-là ? reprit Ned

Land.

— Cela me paraît clairement indiqué, dis-je en relisant lalettre.

— Eh bien ! il faut accepter, répliqua le Canadien. Une foissur la terre ferme, nous aviserons à prendre un parti. D’ailleurs, je ne serai pas fâché de manger quelques morceaux de venaison

fraîche. »

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Sans chercher à concilier ce qu’il y avait de contradictoireentre l’horreur manifeste du capitaine Nemo pour les continentset les îles, et son invitation de chasser en forêt, je me contentaide répondre :

« Voyons d’abord ce que c’est que l’île Crespo. »

Je consultai le planisphère, et, par 32°40’de latitude nord et167°50’de longitude ouest, je trouvai un îlot qui fut reconnu en1801 par le capitaine Crespo, et que les anciennes cartes

espagnoles nommaient Rocca de la Plata, c’est-à-dire « Roched’Argent ». Nous étions donc à dix-huit cents milles environ denotre point de départ, et la direction un peu modifiée du Nautilus le ramenait vers le sud-est.

Je montrai à mes compagnons ce petit roc perdu au milieudu Pacifique nord.

« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis-je, ilchoisit du moins des îles absolument désertes ! »

Ned Land hocha la tête sans répondre, puis Conseil et luime quittèrent. Après un souper qui me fut servi par le stewartmuet et impassible, je m’endormis, non sans quelquepréoccupation.

Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je sentis que le Nautilus était absolument immobile. Je m’habillai lestement, et j’entrai dans le grand salon.

Le capitaine Nemo était là. Il m’attendait, se leva, salua, etme demanda s’il me convenait de l’accompagner.

Comme il ne fit aucune allusion à son absence pendant ceshuit jours, je m’abstins de lui en parler, et je répondis

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simplement que mes compagnons et moi nous étions prêts à lesuivre.

« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vousadresser une question.

— Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y répondre, j’y répondrai.

— Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avezrompu toute relation avec la terre, vous possédiez des forêts

dans l’île Crespo ?

— Monsieur le professeur, me répondit le capitaine, lesforêts que je possède ne demandent au soleil ni sa lumière ni sachaleur. Ni les lions, ni les tigres, ni les panthères, ni aucunquadrupède ne les fréquentent. Elles ne sont connues que demoi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce ne sont pointdes forêts terrestres, mais bien des forêts sous-marines.

— Des forêts sous-marines ! m’écriai-je.

— Oui, monsieur le professeur.

— Et vous m’offrez de m’y conduire ?

— Précisément.

— A pied ?

— Et même à pied sec.

— En chassant ?

— En chassant.

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— Le fusil à la main ?

— Le fusil à la main. »

Je regardai le commandant du Nautilus d’un air qui n’avaitrien de flatteur pour sa personne.

« Décidément, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu unaccès qui a dure huit jours, et même qui dure encore. C’estdommage ! Je l’aimais mieux étrange que fou ! »

Cette pensée se lisait clairement sur mon visage, mais lecapitaine Nemo se contenta de m’inviter à le suivre, et je lesuivis en homme résigné à tout.

Nous arrivâmes dans la salle à manger, où le déjeuner setrouvait servi.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai departager mon déjeuner sans façon. Nous causerons enmangeant. Mais, si je vous ai promis une promenade en forêt, jene me suis point engagé à vous y faire rencontrer un restaurant.Déjeunez donc en homme qui ne dînera probablement que forttard. »

Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissonset de tranches d’holoturies, excellents zoophytes, relevésd’algues très apéritives, telles que la  Porphyria laciniata et la Laurentia primafetida. La boisson se composait d’eau limpide àlaquelle, à l’exemple du capitaine, j’ajoutai quelques gouttesd’une liqueur fermentée, extraite, suivant la modekamchatkienne, de l’algue connue sous le nom de« Rhodoménie palmée ».

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Le capitaine Nemo mangea, d’abord, sans prononcer uneseule parole. Puis, il me dit :

« Monsieur le professeur, quand je vous ai proposé de venirchasser dans mes forêts de Crespo, vous m’avez cru encontradiction avec moi-même. Quand je vous ai appris qu’ils’agissait de forêts sous-marines, vous m’avez cru fou. Monsieurle professeur, il ne faut jamais juger les hommes à la légère.

— Mais, capitaine, croyez que...

— Veuillez m’écouter, et vous verrez si vous devez m’accuserde folie ou de contradiction.

— Je vous écoute.

— Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi,l’homme peut vivre sous l’eau à la condition d’emporter avec luisa provision d’air respirable. Dans les travaux sous-marins,

l’ouvrier, revêtu d’un vêtement imperméable et la têteemprisonnée dans une capsule de métal, reçoit l’air del’extérieur au moyen de pompes foulantes et de régulateursd’écoulement.

— C’est l’appareil des scaphandres, dis-je.

— En effet, mais dans ces conditions, l’homme n’est pas

libre. Il est rattache à la pompe qui lui envoie l’air par un tuyaude caoutchouc, véritable chaîne qui le rive à la terre, et si nousdevions être ainsi retenus au  Nautilus, nous ne pourrions allerloin.

— Et le moyen d’être libre ? demandai-je.

— C’est d’employer l’appareil Rouquayrol-Denayrouze,imaginé par deux de vos compatriotes, mais que j’ai

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— Eh bien, n’ai-je pas mon réservoir Rouquayrol, qui peut,au besoin, m’en fournir. Il suffit pour cela d’un robinet ad hoc.D’ailleurs, monsieur Aronnax, vous verrez par vous-même que,pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande

dépense d’air ni de balles.

— Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurité,et au milieu de ce liquide très dense par rapport à l’atmosphère,les coups ne peuvent porter loin et sont difficilement mortels ?

— Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, aucontraire, et dès qu’un animal est touché, si légèrement que cesoit, il tombe foudroyé.

— Pourquoi ?

— Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusillance, mais de petites capsules de verre – inventées par lechimiste autrichien Leniebrœk – et dont j’ai un

approvisionnement considérable. Ces capsules de verre,recouvertes d’une armature d’acier, et alourdies par un culot deplomb, sont de véritables petites bouteilles de Leyde, danslesquelles l’électricité est forcée à une très haute tension. Auplus léger choc, elles se déchargent, et l’animal, si puissant qu’ilsoit, tombe mort. J’ajouterai que ces capsules ne sont pas plusgrosses que du numéro quatre, et que la charge d’un fusilordinaire pourrait en contenir dix.

— Je ne discute plus, répondis-je en me levant de table, et jen’ai plus qu’à prendre mon fusil. D’ailleurs, ou vous Irez, j’irai. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’arrière du  Nautilus,et, en passant devant la cabine de Ned et de Conseil, j’appelaimes deux compagnons qui nous suivirent aussitôt.

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Puis, nous arrivâmes à une cellule située en abord près de lachambre des machines, et dans laquelle nous devions revêtirnos vêtements de promenade.

XVIPROMENADE EN PLAINE

Cette cellule était, à proprement parler, l’arsenal et le vestiaire du Nautilus. Une douzaine d’appareils de scaphandres,suspendus à la paroi, attendaient les promeneurs.

Ned Land, en les voyant, manifesta une répugnanceévidente à s’en revêtir.

« Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forêts de l’île deCrespo ne sont que des forêts sous-marines !

— Bon ! fit le harponneur désappointé, qui voyait s’évanouirses rêves de viande fraîche. Et vous, monsieur Aronnax, vous

allez vous introduire dans ces habits-là ?

— Il le faut bien, maître Ned.

— Libre à vous, monsieur, répondit le harponneur, haussantles épaules, mais quant à moi, à moins qu’on ne m’y force, jen’entrerai jamais là-dedans.

— On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le capitaineNemo.

— Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.

— Je suis monsieur partout où va monsieur », réponditConseil.

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« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d’unmaniement facile. Je ne demande plus qu’à l’essayer. Maiscomment allons-nous gagner le fond de la mer ?

— En ce moment, monsieur le professeur, le  Nautilus estéchoué par dix mètres d’eau, et nous n’avons plus qu’à partir.

— Mais comment sortirons-nous ?

— Vous l’allez voir. »

Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la calottesphérique. Conseil et moi, nous en fîmes autant, non sans avoirentendu le Canadien nous lancer un « bonne chasse » ironique.Le haut de notre vêtement était terminé par un collet de cuivretaraudé, sur lequel se vissait ce casque de métal. Trois trous,protégés par des verres épais, permettaient de voir suivanttoutes les directions, rien qu’en tournant la tête à l’intérieur decette sphère. Dès qu’elle fut en place, les appareils Rouquayrol,

placés sur notre dos, commencèrent à fonctionner, et, pour moncompte, je respirai à l’aise.

La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture, le fusil à lamain, j’étais prêt à partir. Mais, pour être franc, emprisonnédans ces lourds vêtements et cloué au tillac par mes semelles deplomb, il m’eût été impossible de faire un pas.

Mais ce cas était prévu, car je sentis que l’on me poussaitdans une petite chambre contiguë au vestiaire. Mescompagnons, également remorqués, me suivaient. J’entendisune porte, munie d’obturateurs, se refermer sur nous, et uneprofonde obscurité nous enveloppa.

  Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à monoreille. Je sentis une certaine impression de froid monter de

mes pieds à ma poitrine. Évidemment, de l’intérieur du bateau

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on avait, par un robinet, donné entrée à l’eau extérieure quinous envahissait, et dont cette chambre fut bientôt remplie. Uneseconde porte, percée dans le flanc du  Nautilus, s’ouvrit alors.Un demi-jour nous éclaira. Un instant après, nos pieds foulaient

le fond de la mer.

Et maintenant. comment pourrais-je retracer lesimpressions que m’a laissées cette promenade sous les eaux ?Les mots sont impuissants à raconter de telles merveilles !Quand le pinceau lui-même est inhabile à rendre les effetsparticuliers à l’élément liquide, comment la plume saurait-elleles reproduire ?

Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnonnous suivait à quelques pas en arrière. Conseil et moi, nousrestions l’un près de l’autre, comme si un échange de paroles eûtété possible à travers nos carapaces métalliques. Je ne sentaisdéjà plus la lourdeur de mes vêtements, de mes chaussures, demon réservoir d’air, ni le poids de cette épaisse sphère, aumilieu de laquelle ma tête ballottait comme une amande dans sacoquille. Tous ces objets, plongés dans l’eau, perdaient unepartie de leur poids égale à celui du liquide déplacé. et je metrouvais très bien de cette loi physique reconnue par  Archimède. Je n’étais plus une masse inerte, et j’avais uneliberté de mouvement relativement grande.

La lumière, qui éclairait le sol jusqu’à trente pieds au-dessous de la surface de l’Océan, m’étonna par sa puissance. Lesrayons solaires traversaient aisément cette masse aqueuse et endissipaient la coloration. Je distinguais nettement les objets àune distance de cent mètres. Au-delà, les fonds se nuançaientdes fines dégradations de l’outremer, puis ils bleuissaient dansles lointains, et s’effaçaient au milieu d’une vague obscurité.  Véritablement, cette eau qui m’entourait n’était qu’une sorted’air, plus dense que l’atmosphère terrestre, mais presque aussidiaphane. Au-dessus de moi, j’apercevais la calme surface de la

mer.

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spectre solaire. C’était une merveille, une fête des yeux, que cetenchevêtrement de tons colorés, une véritable kaléidoscopie de vert, de jaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, en un mot,toute la palette d’un coloriste enragé ! Que ne pouvais-je

communiquer à Conseil les vives sensations qui me montaientau cerveau, et rivaliser avec lui d’interjections admiratives ! Quene savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon,échanger mes pensées au moyen de signes convenus ! Aussi,faute de mieux, je me parlais à moi-même. je criais dans la boîtede cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut-être en vainesparoles plus d’air qu’il ne convenait.

Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était arrête commemoi. Évidemment, le digne garçon. en présence de ceséchantillons de zoophytes et de mollusques, classait, classaittoujours. Polypes et échinodermes abondaient sur le sol. Les isis  variées, les cornulaires qui vivent isolément, des touffesd’oculines vierges, désignées autrefois sous le nom de « corail  blanc », les fongies hérissées en forme de champignons, lesanémones adhérant par leur disque musculaire, figuraient un

parterre de fleurs, émaillé de porpites parées de leur collerettede tentacules azurés. d’étoiles de mer qui constellaient le sable,et d’astérophytons verruqueux, fines dentelles brodées par lamain des naïades, dont les festons se balançaient aux faiblesondulations provoquées par notre marche. C’était un véritablechagrin pour moi d’écraser sous mes pas les brillants spécimensde mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignesconcentriques, les marteaux, les donaces, véritables coquilles

 bondissantes, les troques, les casques rouges, les strombes aile-d’ange, les aphysies, et tant d’autres produits de cet inépuisableOcéan. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendantque voguaient au-dessus de nos têtes des troupes de physalies,laissant leurs tentacules d’outre-mer flotter à la traîne, desméduses dont l’ombrelle opaline ou rose tendre, festonnée d’unliston d’azur, nous abritait des rayons solaires, et des pélagiespanopyres, qui, dans l’obscurité, eussent semé notre chemin de

lueurs phosphorescentes !

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Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l’espace d’unquart de mille, m’arrêtant à peine, et suivant le capitaine Nemo,qui me rappelait d’un geste. Bientôt, la nature du sol se modifia. A la plaine de sable succéda une couche de vase visqueuse que

les Américains nomment « oaze », uniquement composée decoquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourûmes uneprairie d’algues, plantes pélagiennes que les eaux n’avaient pasencore arrachées, et dont la végétation était fougueuse. Cespelouses à tissu serré, douces au pied, eussent rivalisé avec lesplus moelleux tapis tissés par la main des hommes. Mais, enmême temps que la verdure s’étalait sous nos pas, ellen’abandonnait pas nos têtes. Un léger berceau de plantes

marines, classées dans cette exubérante famille des algues, donton connaît plus de deux mille espèces, se croisait à la surfacedes eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les unsglobuleux, les autres tubulés, des laurencies, des cladostèphes,au feuillage si délié, des rhodymènes palmés, semblables à deséventails de cactus. J’observai que les plantes vertes semaintenaient plus près de la surface de la mer, tandis que lesrouges occupaient une profondeur moyenne, laissant aux

hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et lesparterres des couches reculées de l’Océan.

Ces algues sont véritablement un prodige de la création, unedes merveilles de la flore universelle. Cette famille produit à lafois les plus petits et les plus grands végétaux du globe. Car demême qu’on a compté quarante mille de ces imperceptiblesplantules dans un espace de cinq millimètres carrés, de même

on a recueilli des fucus dont la longueur dépassait cinq centsmètres.

Nous avions quitté le  Nautilus depuis une heure et demieenviron. Il était près de midi. Je m’en aperçus à laperpendicularité des rayons solaires qui ne se réfractaient plus.La magie des couleurs disparut peu à peu, et les nuances del’émeraude et du saphir s’effacèrent de notre firmament. Nous

marchions d’un pas régulier qui résonnait sur le sol avec uneintensité étonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec

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une vitesse à laquelle l’oreille n’est pas habituée sur la terre. Eneffet, l’eau est pour le son un meilleur véhicule que l’air, et il s’y propage avec une rapidité quadruple.

En ce moment, le sol s’abaissa par une pente prononcée. Lalumière prit une teinte uniforme. Nous atteignîmes uneprofondeur de cent mètres, subissant alors une pression de dixatmosphères. Mais mon vêtement de scaphandre était établidans des conditions telles que je ne souffrais aucunement decette pression. Je sentais seulement une certaine gêne auxarticulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas àdisparaître. Quant à la fatigue que devait amener cettepromenade de deux heures sous un harnachement dont j’avaissi peu l’habitude, elle était nulle. Mes mouvements, aidés parl’eau, se produisaient avec une surprenante facilité.

 Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevaisencore les rayons du soleil, mais faiblement. A leur éclat intenseavait succédé un crépuscule rougeâtre. moyen terme entre le  jour et la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment à nousconduire. et il n’était pas encore nécessaire de mettre lesappareils Ruhmkorff en activité.

En ce moment, le capitaine Nemo s’arrêta. Il attendit que jel’eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelques massesobscures qui s’accusaient dans l’ombre à une petite distance.

« C’est la forêt de l’île Crespo », pensai-je, et je ne metrompais pas.

XVIIUNE FORET SOUS-MARINE

Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt, sansdoute l’une des plus belles de l’immense domaine du capitaine

Nemo. Il la considérait comme étant sienne, et s’attribuait surelle les mêmes droits qu’avaient les premiers hommes aux

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premiers jours du monde. D’ailleurs, qui lui eût disputé lapossession de cette propriété sous-marine ? Quel autre pionnierplus hardi serait venu, la hache à la main, en défricher lessombres taillis ?

Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes,et, dès que nous eûmes pénétré sous ses vastes arceaux. mesregards furent tout d’abord frappés d’une singulière dispositionde leurs ramures – disposition que je n’avais pas encoreobservée jusqu’alors.

  Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des  branches qui hérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne secourbait, ni ne s’étendait dans un plan horizontal. Toutesmontaient vers la surface de l’Océan. Pas de filaments, pas derubans, si minces qu’ils fussent, qui ne se tinssent droit commedes tiges de fer. Les fucus et les lianes se développaient suivantune ligne rigide et perpendiculaire, commandée par la densitéde l’élément qui les avait produits. Immobiles, d’ailleurs,lorsque je les écartais de la main, ces plantes reprenaientaussitôt leur position première. C’était ici le règne de la verticalité.

Bientôt, je m’habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu’àl’obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt étaitsemé de blocs aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marine m’y parut être assez complète, plus riche même qu’elle ne l’eût étésous les zones arctiques ou tropicales, où ses produits sontmoins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondisinvolontairement les règnes entre eux, prenant des zoophytespour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui nes’y fût pas trompé ? La faune et la flore se touchent de si prèsdans ce monde sous-marin !

J’observai que toutes ces productions du règne végétal netenaient au sol que par un empâtement superficiel. Dépourvuesde racines, indifférentes au corps solide, sable, coquillage, test

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ou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent qu’un pointd’appui, non la vitalité. Ces plantes ne procèdent que d’elles-mêmes, et le principe de leur existence est dans cette eau qui lessoutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles,

poussaient des lamelles de formes capricieuses, circonscritesdans une gamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait quele rose, le carmin, le vert, l’olivâtre, le fauve et le brun. Je revislà, mais non plus desséchées comme les échantillons du Nautilus, des padines-paons, déployées en éventails quisemblaient solliciter la brise, des céramies écarlates, deslaminaires allongeant leurs jeunes pousses comestibles, desnéréocystées filiformes et fluxueuses, qui s’épanouissaient à une

hauteur de quinze mètres, des bouquets s’acétabules, dont lestiges grandissent par le sommet, et nombre d’autres plantespélagiennes, toutes dépourvues de fleurs. « Curieuse anomalie,  bizarre élément, a dit un spirituel naturaliste, où le règneanimal fleurit, et où le règne végétal ne fleurit pas ! »

Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres deszones tempérées, et sous leur ombre humide, se massaient de

 véritables buissons à fleurs vivantes, des haies de zoophytes, surlesquels s’épanouissaient des méandrines zébrées de sillonstortueux, des cariophylles jaunâtres à tentacules diaphanes, destouffes gazonnantes de zoanthaires, et pour compléter l’illusion-, les poissons-mouches volaient de branches en branches,comme un essaim de colibris, tandis que de jauneslépisacanthes, à la mâchoire hérissée, aux écailles aiguës, desdactyloptères et des monocentres, se levaient sous nos pas,

semblables à une troupe de bécassines.

  Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de lahalte. J’en fus assez satisfait pour mon compte, et nous nousétendîmes sous un berceau d’alariées, dont les longues lanièresamincies se dressaient comme des flèches.

Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne nous

manquait que le charme de la conversation. Mais impossible de

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parler, impossible de répondre. J’approchai seulement magrosse tête de cuivre de la tête de Conseil. Je vis les yeux de ce  brave garçon briller de contentement, et en signe desatisfaction. il s’agita dans sa carapace de l’air le plus comique

du monde.

 Après quatre heures de cette promenade, je fus très étonnéde ne pas ressentir un violent besoin de manger. A quoi tenaitcette disposition de l’estomac, je ne saurais le dire. Mais, enrevanche, j’éprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsiqu’il arrive à tous les plongeurs. Aussi mes yeux se fermèrent-ils  bientôt derrière leur épaisse vitre, et je tombai dans uneinvincible somnolence, que le mouvement de la marche avaitseul pu combattre jusqu’alors. Le capitaine Nemo et son robustecompagnon, étendus dans ce limpide cristal, nous donnaientl’exemple du sommeil.

Combien de temps restai-je ainsi plongé dans cetassoupissement, je ne pus l’évaluer ; mais lorsque je meréveillai, il me sembla que le soleil s’abaissait vers l’horizon. Lecapitaine Nemo s’était déjà relevé, et je commençais à medétirer les membres, quand une apparition inattendue me remit brusquement sur les pieds.

  A quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, hauted’un mètre, me regardait de ses yeux louches, prête à s’élancersur moi. Quoique mon habit de scaphandre fût assez épais pourme défendre contre les morsures de cet animal, je ne pus retenirun mouvement d’horreur. Conseil et le matelot du  Nautilus s’éveillèrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra à soncompagnon le hideux crustacé, qu’un coup de crosse abattitaussitôt, et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dansdes convulsions terribles.

Cette rencontre me fit penser que d’autres animaux, plusredoutables, devaient hanter ces fonds obscurs, et que monscaphandre ne me protégerait pas contre leurs attaques. Je n’y 

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avais pas songé jusqu’alors, et je résolus de me tenir sur mesgardes. Je supposais, d’ailleurs, que cette halte marquait leterme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu deretourner au  Nautilus, le capitaine Nemo continua son

audacieuse excursion.

Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s’accusantdavantage, nous conduisit à de plus grandes profondeurs. Ildevait être à peu près trois heures, quand nous atteignîmes uneétroite vallée, creusée entre de hautes parois à pic, et située parcent cinquante mètres de fond. Grâce à la perfection de nosappareils, nous dépassions ainsi de quatre-vingt-dix mètres lalimite que la nature semblait avoir imposée jusqu’ici auxexcursions sous-marines de l’homme.

Je dis cent cinquante mètres, bien qu’aucun instrument neme permît d’évaluer cette distance. Mais je savais que, mêmedans les mers les plus limpides, les rayons solaires ne pouvaientpénétrer plus avant. Or, précisément, l’obscurité devintprofonde. Aucun objet n’était visible à dix pas. Je marchais doncen tâtonnant, quand je vis briller subitement une lumière  blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre sonappareil électrique en activité. Son compagnon l’imita. Conseilet moi nous suivîmes leur exemple. J’établis, en tournant une vis, la communication entre la bobine et le serpentin de verre, etla mer, éclairée par nos quatre lanternes, s’illumina dans unrayon de vingt-cinq mètres.

Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer dans les obscuresprofondeurs de la forêt dont les arbrisseaux se raréfiaient deplus en plus. J’observai que la vie végétale disparaissait plus viteque la vie animale. Les plantes pélagiennes abandonnaient déjàle sol devenu aride, qu’un nombre prodigieux d’animaux,zoophytes, articulés, mollusques et poissons y pullulaientencore.

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Tout en marchant, je pensais que la lumière de nosappareils Ruhmkorff devait nécessairement attirer quelqueshabitants de ces sombres couches. Mais s’ils nous approchèrent,ils se tinrent du moins à une distance regrettable pour des

chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s’arrêter etmettre son fusil en joue ; puis, après quelques instantsd’observation, il se relevait et reprenait sa marche.

Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuseexcursion s’acheva. Un mur de rochers superbes et d’une masseimposante se dressa devant nous, entassement de blocsgigantesques, énorme falaise de granit, creusée de grottesobscures, mais qui ne présentait aucune rampe praticable.C’étaient les accores de l’île Crespo. C’était la terre.

Le capitaine Nemo s’arrêta soudain. Un geste de lui nous fitfaire halte, et si désireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m’arrêter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo.Il ne voulait pas les dépasser. Au-delà, c’était cette portion duglobe qu’il ne devait plus fouler du pied.

Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la têtede sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne suivions pas le même chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, très raide, et par conséquent trèspénible, nous rapprocha rapidement de la surface de la mer.Cependant, ce retour dans les couches supérieures ne fut pastellement subit que la décompression se fit trop rapidement, cequi aurait pu amener dans notre organisme des désordresgraves, et déterminer ces lésions internes si fatales auxplongeurs. Très promptement, la lumière reparut et grandit, et,le soleil étant déjà bas sur l’horizon, la réfraction borda denouveau les divers objets d’un anneau spectral.

 A dix mètres de profondeur, nous marchions au milieu d’unessaim de petits poissons de toute espèce, plus nombreux queles oiseaux dans l’air, plus agiles aussi, mais aucun gibier

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aquatique, digne d’un coup de fusil. ne s’était encore offert à nosregards.

En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement épaulée,suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j’entendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroyé àquelques pas.

C’était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seulquadrupède qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longued’un mètre cinquante centimètres, devait avoir un très grandprix. Sa peau, d’un brun marron en dessus, et argentée endessous, faisait une de ces admirables fourrures si recherchéessur les marchés russes et chinois ; la finesse et le lustre de sonpoil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs.J’admirai fort ce curieux mammifère à la tête arrondie et ornéed’oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches etsemblables à celles du chat, aux pieds palmés et unguiculés, à laqueue touffue. Ce précieux carnassier, chassé et traqué par lespêcheurs, devient extrêmement rare, et il s’est principalementréfugié dans les portions boréales du Pacifique, où vraisemblablement son espèce ne tardera pas à s’éteindre.

Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, lachargea sur son épaule, et l’on se remit en route.

Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devant

nos pas. Elle remontait souvent à moins de deux mètres de lasurface des eaux. Je voyais alors notre image, nettementreflétée, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous,apparaissait une troupe identique. reproduisant nosmouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot,à cela près qu’elle marchait la tête en bas et les pieds en l’air.

 Autre effet à noter. C’était le passage de nuages épais qui se

formaient et s’évanouissaient rapidement ; mais enréfléchissant, je compris que ces prétendus nuages n’étaient dus

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qu’à l’épaisseur variable des longues lames de fond, et  j’apercevais même les « moutons » écumeux que leur crête brisée multipliait sur les eaux. Il n’était pas jusqu’à l’ombre desgrands oiseaux qui passaient sur nos têtes, dont je ne surprisse

le rapide effleurement à la surface de la mer.

En cette occasion, je fus témoin de l’un des plus beauxcoups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d’unchasseur. Un grand oiseau, à large envergure, très nettement  visible, s’approchait en planant. Le compagnon du capitaineNemo le mit en joue et le tira, lorsqu’il fut à quelques mètresseulement au-dessus des flots. L’animal tomba foudroyé, et sachute l’entraîna jusqu’à la portée de l’adroit chasseur qui s’enempara. C’était un albatros de la plus belle espèce, admirablespécimen des oiseaux pélagiens.

Notre marche n’avait pas été interrompue par cet incident.Pendant deux heures, nous suivîmes tantôt des plainessableuses, tantôt des prairies de varechs, fort pénibles àtraverser. Franchement, je n’en pouvais plus, quand j’aperçusune vague lueur qui rompait, à un demi mille, l’obscurité deseaux. C’était le fanal du  Nautilus. Avant vingt minutes, nousdevions être à bord, et là, je respirerais à l’aise, car il mesemblait que mon réservoir ne fournissait plus qu’un air trèspauvre en oxygène. Mais je comptais sans une rencontre quiretarda quelque peu notre arrivée.

J’étais resté d’une vingtaine de pas en arrière, lorsque je visle capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba à terre, tandis que son compagnon enfaisait autant de Conseil. Tout d’abord, je ne sus trop que penserde cette brusque attaque, mais je me rassurai en observant quele capitaine se couchait près de moi et demeurait immobile.

J’étais donc étendu sur le sol, et précisément à l’abri d’un buisson de varechs, quand, relevant la tête, j’aperçus d’énormes

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masses passer bruyamment en jetant des lueursphosphorescentes.

Mon sang se glaça dans mes veines ! J’avais reconnu lesformidables squales qui nous menaçaient. C’était un couple detintoréas, requins terribles, à la queue énorme, au regard terneet vitreux, qui distillent une matière phosphorescente par destrous percés autour de leur museau. Monstrueuses mouches àfeu, qui broient un homme tout entier dans leurs mâchoires defer ! Je ne sais si Conseil s’occupait à les classer, mais pour moncompte, j’observais leur ventre argenté, leur gueule formidable,hérissée de dents, à un point de vue peu scientifique, et plutôten victime qu’en naturaliste.

Très heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ilspassèrent sans nous apercevoir, nous effleurant de leursnageoires brunâtres, et nous échappâmes, comme par miracle, àce danger plus grand, à coup sûr, que la rencontre d’un tigre enpleine forêt.

Une demi-heure après, guidés par la traînée électrique,nous atteignions le  Nautilus. La porte extérieure était restéeouverte, et le capitaine Nemo la referma, dès que nous fûmesrentrés dans la première cellule. Puis, il pressa un bouton.J’entendis manœuvrer les pompes au dedans du navire, je sentisl’eau baisser autour de moi et, en quelques instants, la cellulefut entièrement vidée. La porte intérieure s’ouvrit alors, et nouspassâmes dans le vestiaire.

Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sans peine,et, très harassé, tombant d’inanition et de sommeil, je regagnaima chambre, tout émerveillé de cette surprenante excursion aufond des mers.

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XVIIIQUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE

Le lendemain matin, 18 novembre, j’étais parfaitement

remis de mes fatigues de la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment ou le second du  Nautilus prononçait saphrase quotidienne. Il me vint alors à l’esprit qu’elle serapportait à l’état de la mer, ou plutôt qu’elle signifiait : « Nousn’avons rien en vue. »

Et en effet, l’Océan était désert. Pas une voile à l’horizon.Les hauteurs de l’île Crespo avaient disparu pendant la nuit. La

mer, absorbant les couleurs du prisme, à l’exception des rayons bleus, réfléchissait ceux-ci dans toutes les directions et revêtaitune admirable teinte d’indigo. Une moire, à larges raies, sedessinait régulièrement sur les flots onduleux.

J’admirais ce magnifique aspect de l’Océan, quand lecapitaine Nemo apparut. Il ne sembla pas s’apercevoir de maprésence, et commença une série d’observations astronomiques.

Puis, son opération terminée, il alla s’accouder sur la cage dufanal, et ses regards se perdirent à la surface de l’Océan.

Cependant, une vingtaine de matelots du  Nautilus, tousgens vigoureux et bien constitues, étaient montés sur la plate-forme. Ils venaient retirer les filets qui avaient été mis à latraîne pendant la nuit. Ces marins appartenaient évidemment àdes nations différentes, bien que le type européen fût indiqué

chez tous. Je reconnus, à ne pas me tromper, des Irlandais, desFrançais, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ceshommes étaient sobres de paroles, et n’employaient entre euxque ce bizarre idiome dont je ne pouvais pas même soupçonnerl’origine. Aussi, je dus renoncer à les interroger.

Les filets furent halés à bord. C’étaient des espèces dechaluts, semblables à ceux des côtes normandes, vastes poches

qu’une vergue flottante et une chaîne transfilée dans les mailles

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inférieures tiennent entr’ouvertes. Ces poches, ainsi traînées surleurs gantiers de fer, balayaient le fond de l’Océan etramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-là, ilsramenèrent de curieux échantillons de ces parages poissonneux,

des lophies, auxquels leurs mouvements comiques ont valu lequalificatif d’histrions, des commerçons noirs, munis de leursantennes, des balistes ondulés, entourés de bandelettes rouges,des tétrodons-croissants, dont le venin est extrêmement subtil,quelques lamproies olivâtres, des macrorhinques, couvertsd’écailles argentées, des trichiures, dont la puissance électriqueest égale à celle du gymnote et de la torpille, des notoptèresécailleux, à bandes brunes et transversales, des gades verdâtres,

plusieurs variétés de gobies, etc. , enfin, quelques poissons deproportions plus vastes, un caranx à tête proéminente, longd’un mètre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarrés decouleurs bleues et argentées, et trois magnifiques thons que larapidité de leur marche n’avait pu sauver du chalut.

J’estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livresde poissons. C’était une belle pêche, mais non surprenante. En

effet, ces filets restent à la traîne pendant plusieurs heures etenserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique. Nousne devions donc pas manquer de vivres d’une excellente qualité,que la rapidité du  Nautilus et l’attraction de sa lumièreélectrique pouvaient renouveler sans cesse.

Ces divers produits de la mer furent immédiatement affaléspar le panneau vers les cambuses, destinés, les uns à être

mangés frais, les autres à être conservés.

La pêche finie, la provision d’air renouvelée, je pensais quele Nautilus allait reprendre son excursion sous-marine, et je mepréparais à regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi,le capitaine Nemo me dit sans autre préambule :

« Voyez cet océan, monsieur le professeur, n’est-il pas douéd’une vie réelle ? N’a-t-il pas ses colères et ses tendresses ? Hier,

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il s’est endormi comme nous, et le voilà qui se réveille après unenuit paisible ! »

Ni bonjour, ni bonsoir ! N’eût-on pas dit que cet étrangepersonnage continuait avec moi une conversation déjàcommencée ?

« Regardez, reprit-il, il s’éveille sous les caresses du soleil !Il va revivre de son existence diurne ! C’est une intéressanteétude que de suivre le jeu de son organisme. Il possède unpouls, des artères, il a ses spasmes, et je donne raison à cesavant Maury, qui a découvert en lui une circulation aussi réelleque la circulation sanguine chez les animaux. »

Il est certain que le capitaine Nemo n’attendait de moiaucune réponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les« Evidemment », les « A coup sûr », et les « Vous avez raison ».Il se parlait plutôt à lui-même, prenant de longs temps entrechaque phrase. C’était une méditation à voix haute.

« Oui, dit-il, l’Océan possède une circulation véritable, et,pour la provoquer, il a suffi au Créateur de toutes choses demultiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Lecalorique, en effet, crée des densités différentes, qui amènent lescourants et les contre-courants. L’évaporation, nulle aux régionshyperboréennes, très active dans les zones équatoriales,constitue un échange permanent des eaux tropicales et des eaux

polaires. En outre, j’ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration de l’Océan. J’ai vula molécule d’eau de mer, échauffée à la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densité à deuxdegrés au-dessous de zéro, puis se refroidissant encore, devenirplus légère et remonter. Vous verrez, aux pôles, lesconséquences de ce phénomène, et vous comprendrez pourquoi,par cette loi de la prévoyante nature, la congélation ne peut jamais se produire qu’à la surface des eaux ! »

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Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je medisais : « Le pôle ! Est-ce que cet audacieux personnage prétendnous conduire jusque-là ! »

Cependant, le capitaine s’était tu, et regardait cet élément sicomplètement, si incessamment étudié par lui. Puis reprenant :

« Les sels, dit-il, sont en quantité considérable dans la mer,monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu’ellecontient en dissolution, vous en feriez une masse de quatremillions et demi de lieues cubes, qui, étalée sur le globe,formerait une couche de plus de dix mètres de hauteur. Et necroyez pas que la présence de ces sels ne soit due qu’à uncaprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moinsévaporables, et empêchent les vents de leur enlever une tropgrande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant,submergeraient les zones tempérées. Rôle immense, rôle depondérateur dans l’économie générale du globe ! »

Le capitaine Nemo s’arrêta, se leva même, fit quelques passur la plate-forme, et revint vers moi :

« Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces milliardsd’animalcules, qui existent par millions dans une gouttelette, etdont il faut huit cent mille pour peser un milligramme, leur rôlen’est pas moins important. Ils absorbent les sels marins, ilss’assimilent les éléments solides de l’eau, et, véritables faiseurs

de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et desmadrépores ! Et alors la goutte d’eau, privée de son alimentminéral, s’allège, remonte à la surface, y absorbe les selsabandonnés par l’évaporation, s’alourdit, redescend, et rapporteaux animalcules de nouveaux éléments à absorber. De là, undouble courant ascendant et descendant, et toujours lemouvement, toujours la vie ! La vie, plus intense que sur lescontinents, plus exubérante, plus infinie, s’épanouissant danstoutes les parties de cet océan, élément de mort pour l’homme,

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a-t-on dit, élément de vie pour des myriades d’animaux et pourmoi ! »

Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait etprovoquait en moi une extraordinaire émotion.

« Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence ! Et je concevraisla fondation de villes nautiques, d’agglomérations de maisonssous-marines, qui, comme le  Nautilus reviendraient respirerchaque matin à la surface des mers, villes libres, s’il en fut, citésindépendantes ! Et encore, qui sait si quelque despote... »

Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent.Puis, s’adressant directement à moi, comme pour chasser unepensée funeste :

« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelleest la profondeur de l’Océan ?

— Je sais, du moins, capitaine, ce que les principauxsondages nous ont appris.

— Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrôle au besoin ?

— En voici quelques-uns, répondis-je, qui me reviennent àla mémoire. Si je ne me trompe, on a trouvé une profondeur

moyenne de huit mille deux cents mètres dans l’Atlantiquenord, et de deux mille cinq cents mètres dans la Méditerranée.Les plus remarquables sondes ont été faites dans l’Atlantiquesud, près du trente-cinquième degré, et elles ont donné douzemille mètres, quatorze mille quatre-vingt-onze mètres, et quinzemille cent quarante-neuf mètres. En somme, on estime que si lefond de la mer était nivelé, sa profondeur moyenne serait desept kilomètres environ.

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— Bien, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo,nous vous montrerons mieux que cela, je l’espère. Quant à laprofondeur moyenne de cette partie du Pacifique, je vousapprendrai qu’elle est seulement de quatre mille mètres. »

Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau etdisparut par l’échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon.L’hélice se mit aussitôt en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles à l’heure.

Pendant les jours, pendant les semaines qui s’écoulèrent, lecapitaine Nemo fut très sobre de visites. Je ne le vis qu’à derares intervalles. Son second faisait régulièrement le point que  je trouvais reporté sur la carte, de telle sorte que je pouvaisrelever exactement la route du Nautilus.

Conseil et Land passaient de longues heures avec moi.Conseil avait raconté à son ami les merveilles de notrepromenade, et le Canadien regrettait de ne nous avoir point

accompagnés. Mais j’espérais que l’occasion se représenterait de visiter les forêts océaniennes.

Presque chaque jour, pendant quelques heures, lespanneaux du salon s’ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pasde pénétrer les mystères du monde sous-marin.

La direction générale du  Nautilus était sud-est, et il se

maintenait entre cent mètres et cent cinquante mètres deprofondeur. Un jour, cependant, par je ne sais quel caprice,entraîné diagonalement au moyen de ses plans inclinés, ilatteignit les couches d’eau situées par deux mille mètres. Lethermomètre indiquait une température de 4, 25 centigrades,température qui, sous cette profondeur, paraît être commune àtoutes les latitudes.

Le 26 novembre, à trois heures du matin le  Nautilus franchit le tropique du Cancer par 172° de longitude. Le 27, il

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passa en vue des Sandwich, où l’illustre Cook trouva la mort, le14 février 1779. Nous avions alors fait quatre mille huit centsoixante lieues depuis notre point de départ. Le matin, lorsque j’arrivai sur la plate-forme, j’aperçus, à deux milles sous le vent,

Haouaï, la plus considérable des sept îles qui forment cetarchipel. Je distinguai nettement sa lisière cultivée, les diverseschaînes de montagnes qui courent parallèlement à la côte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, élevé de cinq mille mètresau-dessus du niveau de la mer. Entre autres échantillons de cesparages, les filets rapportèrent des flabellaires pavonées,polypes comprimés de forme gracieuse, et qui sont particuliers àcette partie de l’Océan.

La direction du  Nautilus se maintint au sud-est. Il coupal’Équateur, le 1er décembre, par 142° de longitude, et le 4 dumême mois, après une rapide traversée que ne signala aucunincident, nous eûmes connaissance du groupe des Marquises.J’aperçus à trois milles, par 8°57’de latitude sud et 139°32’delongitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principalede ce groupe qui appartient à la France. Je vis seulement les

montagnes boisées qui se dessinaient à l’horizon, car lecapitaine Nemo n’aimait pas à rallier les terres. Là, les filetsrapportèrent de beaux spécimens de poissons, des choryphènesaux nageoires azurées et à la queue d’or, dont la chair est sansrivale au monde, des hologymnoses à peu près dépourvusd’écailles, mais d’un goût exquis, des ostorhinques à mâchoireosseuse, des thasards jaunâtres qui valaient la bonite, touspoissons dignes d’être classés à l’office du bord.

  Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par lepavillon français, du 4 au 11 décembre, le  Nautilus parcourutenviron deux mille milles. Cette navigation fut marquée par larencontre d’une immense troupe de calmars, curieuxmollusques, très voisins de la seiche. Les pêcheurs français lesdésignent sous le nom d’encornets, et ils appartiennent à laclasse des céphalopodes et à la famille des dibranchiaux, qui

comprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces animauxfurent particulièrement étudiés par les naturalistes de

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l’antiquité, et ils fournissaient de nombreuses métaphores auxorateurs de l’Agora, en même temps qu’un plat excellent à latable des riches citoyens, s’il faut en croire Athénée, médecingrec, qui vivait avant Gallien.

Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que le Nautilus rencontra cette armée de mollusques qui sont particulièrementnocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils émigraientdes zones tempérées vers les zones plus chaudes, en suivantl’itinéraire des harengs et des sardines. Nous les regardions àtravers les épaisses vitres de cristal, nageant à reculons avec uneextrême rapidité, se mouvant au moyen de leur tubelocomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques,mangeant les petits, mangés des gros, et agitant dans uneconfusion indescriptible les dix pieds que la nature leur aimplantés sur la tête, comme une chevelure de serpentspneumatiques. Le Nautilus, malgré sa vitesse, navigua pendantplusieurs heures au milieu de cette troupe d’animaux. et sesfilets en ramenèrent une innombrable quantité, où je reconnusles neuf espèces que d’Orbigny a classées pour l’océan Pacifique.

On le voit, pendant cette traversée, la mer prodiguaitincessamment ses plus merveilleux spectacles. Elle les variait àl’infini. Elle changeait son décor et sa mise en scène pour leplaisir de nos yeux, et nous étions appelés non seulement àcontempler les œuvres du Créateur au milieu de l’élémentliquide, mais encore à pénétrer les plus redoutables mystères del’Océan.

Pendant la journée du 11 décembre, j’étais occupé à liredans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient les eauxlumineuses par les panneaux entr’ouverts. Le  Nautilus étaitimmobile. Ses réservoirs remplis, il se tenait à une profondeurde mille mètres, région peut habitée des Océans, dans laquelleles gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.

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Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé, les Serviteurs de l’estomac, et j’en savourais les leçons ingénieuses,lorsque Conseil interrompit ma lecture.

« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d’une voixsingulière.

— Qu’y a-t-il donc, Conseil ?

— Que monsieur regarde. »

Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre, et je regardai.

En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre,immobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Je l’observaiattentivement, cherchant à reconnaître la nature de cegigantesque cétacé. Mais une pensée traversa subitement monesprit.

« Un navire ! m’écriai-je.

— Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui acoule a pic ! »

Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présence d’unnavire, dont les haubans coupés pendaient encore a leurscadènes. Sa coque paraissait être en bon état, et son naufragedatait au plus de quelques heures. Trois tronçons de mâts, rasésà deux pieds au-dessus du pont, indiquaient que ce navireengagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc, ils’était rempli, et il donnait encore la bande à bâbord. Tristespectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots, maisplus triste encore la vue de son pont où quelques cadavres,amarrés par des cordes, gisaient encore ! J’en comptai quatre –quatre hommes, dont l’un se tenait debout, au gouvernail – puisune femme, à demi-sortie par la claire-voie de la dunette, et

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tenant un enfant dans ses bras. Cette femme était jeune. Je pusreconnaître, vivement éclairés par les feux du  Nautilus, sestraits que l’eau n’avait pas encore décomposés. Dans unsuprême effort, elle avait élevé au-dessus de sa tête son enfant,

pauvre petit être dont les bras enlaçaient le cou de sa mère !L’attitude des quatre marins me parut effrayante, tordus qu’ilsétaient dans des mouvements convulsifs, et faisant un derniereffort pour s’arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul,plus calme, la face nette et grave, ses cheveux grisonnants collésà son front, la main crispée à la roue du gouvernail, le timoniersemblait encore conduire son trois-mâts naufragé à travers lesprofondeurs de l’Océan !

Quelle scène ! Nous étions muets, le cœur palpitant, devantce naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographié à sadernière minute ! Et je voyais déjà s’avancer, l’œil en feu,d’énormes squales, attirés par cet appât de chair humaine !

Cependant le  Nautilus, évoluant, tourna autour du naviresubmergé, et, un instant, je pus lire sur son tableau d’arrière :

 Florida, Sunderland. 

XIX VANIKORO

Ce terrible spectacle inaugurait la série des catastrophes

maritimes, que le Nautilus devait renconter sur sa route. Depuisqu’il suivait des mers plus fréquentées, nous apercevionssouvent des coques naufragées qui achevaient de pourrir entredeux eaux, et, plus profondément, des canons, des boulets, desancres, des chaînes, et mille autres objets de fer, que la rouilledévorait.

Cependant, toujours entraînés par ce  Nautilus, où nous

 vivions comme isolés, le 11 décembre, nous eûmes connaissancede l’archipel des Pomotou, ancien « groupe dangereux » de

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Bougainville, qui s’étend sur un espace de cinq cents lieues del’est-sud-est à l’ouest-nord-ouest. entre 13°30’et 23°50’delatitude sud, et 125°30’et 151°30’de longitude ouest, depuis l’îleDucie jusqu’à l’île Lazareff. Cet archipel couvre une superficie

de trois cent soixante-dix lieues carrées, et il est formé d’unesoixantaine de groupes d’îles, parmi lesquels on remarque legroupe Gambier, auquel la France a imposé son protectorat. Ces  îles sont coralligènes. Un soulèvement lent, mais continu,provoqué par le travail des polypes, les reliera un jour entreelles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux archipels voisins, et un cinquième continent s’étendra depuis la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie jusqu’aux Marquises.

Le jour où je développai cette théorie devant le capitaineNemo, il me répondit froidement :

« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut à la terre,mais de nouveaux hommes ! »

Les hasards de sa navigation avaient précisément conduit le Nautilus vers l’île Clermont-Tonnerre, l’une des plus curieusesdu groupe, qui fut découvert en 1822, par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors étudier ce système madréporique auquelsont dues les îles de cet Océan.

Les madrépores, qu’il faut se garder de confondre avec lescoraux, ont un tissu revêtu d’un encroûtement calcaire, et les

modifications de sa structure ont amené M. Milne-Edwards,mon illustre maître, à les classer en cinq sections. Les petitsanimalcules qui sécrètent ce polypier vivent par milliards aufond de leurs cellules. Ce sont leurs dépôts calcaires quideviennent rochers, récifs, îlots, îles. Ici, ils forment un anneaucirculaire, entourant un lagon ou un petit lac intérieur, que des brèches mettent en communication avec la mer. Là, ils figurentdes barrières de récifs semblables à celles qui existent sur lescôtes de la Nouvelle-Calédonie et de diverses îles des Pomotou.En d’autres endroits, comme à la Réunion et à Maurice, ils

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élèvent des récifs frangés, hautes murailles droites, prèsdesquelles les profondeurs de l’Océan sont considérables.

En prolongeant à quelques encablures seulement les accoresde l’île Clermont-Tonnerre, j’admirai l’ouvrage gigantesque,accompli par ces travailleurs microscopiques. Ces muraillesétaient spécialement l’œuvre des madréporaires désignés par lesnoms de millepores, de porites, d’astrées et de méandrines. Cespolypes se développent particulièrement dans les couchesagitées de la surface de la mer, et par conséquent, c’est par leurpartie supérieure qu’ils commencent ces substructions,lesquelles s’enfoncent peu à peu avec les débris de sécrétionsqui les supportent. Telle est, du moins, la théorie de M. Darwin,qui explique ainsi la formation des atolls – théorie supérieure,selon moi, à celle qui donne pour base aux travauxmadréporiques des sommets de montagnes ou de volcans,immergés à quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.

Je pus observer de très près ces curieuses murailles, car, àleur aplomb, la sonde accusait plus de trois cents mètres deprofondeur, et nos nappes électriques faisaient étinceler ce brillant calcaire.

Répondant à une question que me posa Conseil, sur ladurée d’accroissement de ces barrières colossales, je l’étonnai  beaucoup en lui disant que les savants portaient cetaccroissement à un huitième de pouce par siècle.

« Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il a fallu ? ...

— Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, cequi allonge singulièrement les jours bibliques. D’ailleurs, laformation de la houille, c’est-à-dire la minéralisation des forêtsenlisées par les déluges, a exigé un temps beaucoup plusconsidérable. Mais j’ajouterai que les jours de la Bible ne sont

que des époques et non l’intervalle qui s’écoule entre deux

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levers de soleil, car, d’après la Bible elle-même. Le soleil ne datepas du premier jour de la création. »

Lorsque le  Nautilus revint à la surface de l’Océan, je pusembrasser dans tout son développement cette île de Clermont-Tonnerre, basse et boisée. Ses roches madréporiques furentévidemment fertilisées par les trombes et les tempêtes. Un jour,quelque graine, enlevée par l’ouragan aux terres voisines, tombasur les couches calcaires, mêlées des détritus décomposés depoissons et de plantes marines qui formèrent l’humus végétal.Une noix de coco, poussée par les lames, arriva sur cette côtenouvelle. Le germe prit racine. L’arbre, grandissant, arrêta la  vapeur d’eau. Le ruisseau naquit. La végétation gagna peu àpeu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, abordèrentsur des troncs arrachés aux îles du vent. Les tortues vinrentpondre leurs œufs. Les oiseaux nichèrent dans les jeunes arbres.De cette façon, la vie animale se développa, et, attiré par la verdure et la fertilité, l’homme apparut. Ainsi se formèrent ces îles, œuvres immenses d’animaux microscopiques.

  Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dansl’éloignement, et la route du  Nautilus se modifia d’une manièresensible. Après avoir touché le tropique du Capricorne par lecent trente-cinquième degré de longitude, il se dirigea versl’ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale.Quoique le soleil de l’été fût prodigue de ses rayons, nous nesouffrions aucunement de la chaleur, car à trente ou quarantemètres au-dessous de l’eau, la température ne s’élevait pas au-

dessus de dix à douze degrés.

Le 15 décembre, nous laissions dans l’est le séduisantarchipel de la Société. et la gracieuse Taiti, la reine du Pacifique.J’aperçus le matin, quelques milles sous le vent, les sommetsélevés de cette île. Ses eaux fournirent aux tables du bordd’excellents poissons, des maquereaux, des bonites, desalbicores, et des variétés d’un serpent de mer nommé

munérophis.

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Le  Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neuf millesept cent vingt milles étaient relevés au loch, lorsqu’il passaentre l’archipel de Tonga-Tabou, où périrent les équipages del’ Argo, du  Port-au-Prince et du  Duke-of-Portland , et l’archipeldes Navigateurs, où fut tué le capitaine de Langle, l’ami de LaPérouse. Puis, il eut connaissance de l’archipel Viti, où lessauvages massacrèrent les matelots de l’Union et le capitaineBureau, de Nantes, commandant l’ Aimable-Josephine.

Cet archipel qui se prolonge sur une étendue de cent lieuesdu nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l’est à l’ouest,est compris entre 60 et 20 de latitude sud, et 174° et 179° delongitude ouest. Il se compose d’un certain nombre d’îles, d’îlotset d’écueils, parmi lesquels on remarque les îles de Viti-Levou,de Vanoua-Levou et de Kandubon.

Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l’annéemême où Toricelli inventait le baromètre, et où Louis XIV montait sur le trône. Je laisse à penser lequel de ces faits fut leplus utile à l’humanité. Vinrent ensuite Cook en 1714,d’Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d’Urville, en 1827,débrouilla tout le chaos géographique de cet archipel. Le Nautilus s’approcha de la baie de Wailea, théâtre des terriblesaventures de ce capitaine Dillon, qui, le premier, éclaira lemystère du naufrage de La Pérouse.

Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournitabondamment des huîtres excellentes. Nous en mangeâmesimmodérément, après les avoir ouvertes sur notre table même,suivant le précepte de Sénèque. Ces mollusques appartenaient àl’espèce connue sous le nom d’ostrea lamellosa, qui est trèscommune en Corse. Ce banc de Wailea devait être considérable,et certainement, sans des causes multiples de destruction, cesagglomérations finiraient par combler les baies, puisque l’oncompte jusqu’à deux millions d’œufs dans un seul individu.

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Et si maître Ned Land n’eut pas à se repentir de sagloutonnerie en cette circonstance, c’est que l’huître est le seulmets qui ne provoque jamais d’indigestion. En effet, il ne fautpas moins de seize douzaines de ces mollusques acéphales pour

fournir les trois cent quinze grammes de substance azotée,nécessaires à la nourriture quotidienne d’un seul homme.

Le 25 décembre, le  Nautilus naviguait au milieu del’archipel des Nouvelles-Hébrides, que Quiros découvrit en1606, que Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donnason nom actuel en 1773. Ce groupe se compose principalementde neuf grandes îles, et forme une bande de cent vingt lieues dunord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° delatitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passâmesassez près de l’île d’Aurou, qui, au moment des observations demidi, m’apparut comme une masse de bois verts, dominée parun pic d’une grande hauteur.

Ce jour-là, c’était Noël, et Ned Land me sembla regretter vivement la célébration du « Christmas », la véritable fête de lafamille, dont les protestants sont fanatiques.

Je n’avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitainede jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon,ayant toujours l’air d’un homme qui vous a quitté depuis cinqminutes. J’étais occupé à reconnaître sur le planisphère la routedu Nautilus. Le capitaine s’approcha, posa un doigt sur un pointde la carte, et prononça ce seul mot :

« Vanikoro. »

Ce nom fut magique. C’était le nom des îlots sur lesquels  vinrent se perdre les vaisseaux de La Pérouse. Je me relevaisubitement.

« Le Nautilus nous porte à Vanikoro ? demandai-je.

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— Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.

— Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent la Boussole et l’ Astrolabe ?

— Si cela vous plaît, monsieur le professeur.

— Quand serons-nous à Vanikoro ?

— Nous y sommes, monsieur le professeur. »

Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate-forme, etde là, mes regards parcoururent avidement l’horizon.

Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniquesd’inégale grandeur, entourées d’un récif de coraux qui mesuraitquarante milles de circuit. Nous étions en présence de l’île de Vanikoro proprement dite, à laquelle Dumont d’Urville imposale nom d’île de la  Recherche, et précisément devant le petit

havre de Vanou, situé par 16°4’de latitude sud, et 164°32’delongitude est. Les terres semblaient recouvertes de verduredepuis la plage jusqu’aux sommets de l’intérieur, que dominaitle mont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises.

Le  Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure deroches par une étroite passe, se trouva en dedans des brisants,où la mer avait une profondeur de trente à quarante brasses.

Sous le verdoyant ombrage des palétuviers, j’aperçus quelquessauvages qui montrèrent une extrême surprise à notreapproche. Dans ce long corps noirâtre, s’avançant à fleur d’eau,ne voyaient-ils pas quelque cétacé formidable dont ils devaientse défier ?

En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que jesavais du naufrage de La Pérouse.

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« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis-je.

— Et pourriez-vous m’apprendre ce que tout le monde ensait ? me demanda-t-il d’un ton un peu ironique.

— Très facilement. »

Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumontd’Urville avaient fait connaître, travaux dont voici le résumé trèssuccinct.

La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furentenvoyés par Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage decircumnavigation. Ils montaient les corvettes la  Boussole etl’ Astrolabe, qui ne reparurent plus.

En 1791, le gouvernement français, justement inquiet dusort des deux corvettes. arma deux grandes flûtes, la  Recherche et l’ Espérance, qui quittèrent Brest, le 28 septembre, sous les

ordres de Bruni d’Entrecasteaux. Deux mois après, on apprenaitpar la déposition d’un certain Bowen, commandant l’ Albermale,que des débris de navires naufragés avaient été vus sur les côtesde la Nouvelle-Géorgie. Mais d’Entrecasteaux, ignorant cettecommunication, – assez incertaine, d’ailleurs – se dirigea versles îles de l’Amirauté, désignées dans un rapport du capitaineHunter comme étant le lieu du naufrage de La Pérouse.

Ses recherches furent vaines. L’ Espérance et la  Recherche passèrent même devant Vanikoro sans s’y arrêter, et, en somme,ce voyage fut très malheureux, car il coûta la vie àd’Entrecasteaux, à deux de ses seconds et à plusieurs marins deson équipage.

Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui,le premier, retrouva des traces indiscutables des naufragés. Le

15 mai 1824, son navire, le  Saint-Patrick, passa près de l’île de

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Tikopia, l’une des Nouvelles-Hébrides. Là, un lascar, l’ayantaccosté dans une pirogue, lui vendit une poignée d’épée enargent qui portait l’empreinte de caractères gravés au burin. Celascar prétendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un

séjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens qui appartenaientà des navires échoués depuis de longues années sur les récifs del’île.

Dillon devina qu’il s’agissait des navires de La Pérouse, dontla disparition avait ému le monde entier. Il voulut gagner  Vanikoro, où, suivant le lascar, se trouvaient de nombreuxdébris du naufrage ; mais les vents et les courants l’enempêchèrent.

Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à sa découvertela Société Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire,auquel on donna le nom de la  Recherche, fut mis à sadisposition, et il partit, le 23 janvier 1827, accompagné d’unagent français.

La  Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points duPacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans cemême havre de Vanou, où le Nautilus flottait en ce moment.

Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, desustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, despierriers, un boulet de dix-huit, des débris d’instruments

d’astronomie, un morceau de couronnement, et une cloche en bronze portant cette inscription : « Bazin m’a fait », marque dela fonderie de l’Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n’était doncplus possible.

Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu dusinistre jusqu’au mois d’octobre. Puis, il quitta Vanikoro, sedirigea vers la Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril

1828, et revint en France, où il fut très sympathiquementaccueilli par Charles X.

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Mais, à ce moment, Dumont d’Urville, sans avoir euconnaissance des travaux de Dillon, était déjà parti pourchercher ailleurs le théâtre du naufrage. Et, en effet, on avaitappris par les rapports d’un baleinier que des médailles et unecroix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains des sauvagesde la Louisiade et de la Nouvelle-Calédonie.

Dumont d’Urville, commandant l’ Astrolabe, avait donc prisla mer, et, deux mois après que Dillon venait de quitter  Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. Là, il avaitconnaissance des résultats obtenus par Dillon, et, de plus, ilapprenait qu’un certain James Hobbs, second de l’Union, deCalcutta, ayant pris terre sur une île située par 8°18’de latitudesud et 156°30’de longitude est, avait remarqué des barres de feret des étoffes rouges dont se servaient les naturels de cesparages.

Dumont d’Urville, assez perplexe, et ne sachant s’il devaitajouter foi à ces récits rapportés par des journaux peu dignes deconfiance, se décida cependant à se lancer sur les traces deDillon.

Le 10 février 1828, I’ Astrolabe se présenta devant Tikopia,prit pour guide et interprète un déserteur fixé sur cette île, fitroute vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 février,prolongea ses récifs jusqu’au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barrière, dans le havre de Vanou.

Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l’île, etrapportèrent quelques débris peu importants. Les naturels,adoptant un système de dénégations et de faux-fuyants,refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite,très louche, laissa croire qu’ils avaient maltraité les naufragés,et, en effet, ils semblaient craindre que Dumont d’Urville ne fût

 venu venger La Pérouse et ses infortunés compagnons.

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« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé périr cetroisième navire construit par les naufragés sur l’île de Vanikoro ?

— On ne sait. »

Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit signe de lesuivre au grand salon. Le Nautilus s’enfonça de quelques mètresau-dessous des flots, et les panneaux s’ouvrirent.

Je me précipitai vers la vitre, et sous les empâtements decoraux, revêtus de fongies, de syphonules, d’alcyons, decariophyllées, à travers des myriades de poissons charmants,des girelles, des glyphisidons, des pomphérides, des diacopes,des holocentres, je reconnus certains débris que les draguesn’avaient pu arracher, des étriers de fer, des ancres, des canons,des boulets, une garniture de cabestan, une étrave, tous objetsprovenant des navires naufragés et maintenant tapissés de

fleurs vivantes.

Et pendant que je regardais ces épaves désolées, le capitaineNemo me dit d’une voix grave :

« Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785avec ses navires la  Boussole et l’ Astrolabe. Il mouilla d’abord àBotany-Bay, visita l’archipel des Amis, la Nouvelle-Calédonie, se

dirigea vers Santa-Cruz et relâcha à Namouka, l’une des îles dugroupe Hapaï. Puis, ses navires arrivèrent sur les récifsinconnus de Vanikoro. La  Boussole, qui marchait en avant,s’engagea sur la côte méridionale. L’ Astrolabe vint à son secourset s’échoua de même. Le premier navire se détruisit presqueimmédiatement. Le second, engravé sous le vent, résistaquelques jours. Les naturels firent assez bon accueil auxnaufragés. Ceux-ci s’installèrent dans l’île, et construisirent un

  bâtiment plus petit avec les débris des deux grands. Quelquesmatelots restèrent volontairement à Vanikoro.

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Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Pérouse. Ilsse dirigèrent vers les îles Salomon, et ils périrent, corps et biens,sur la côte occidentale de l’île principale du groupe, entre lescaps Déception et Satisfaction !

— Et comment le savez-vous ? m’écriai-je.

— Voici ce que j’ai trouvé sur le lieu même de ce derniernaufrage ! »

Le capitaine Nemo me montra une boîte de ferblanc,estampillée aux armes de France, et toute corrodée par les eauxsalines. Il l’ouvrit, et je vis une liasse de papiers jaunis, maisencore lisibles.

C’étaient les instructions même du ministre de la Marine aucommandant La Pérouse, annotées en marge de la main deLouis XVI !

« Ah ! c’est une belle mort pour un marin ! dit alors lecapitaine Nemo. C’est une tranquille tombe que cette tombe decorail, et fasse le ciel que, mes compagnons et moi, nous n’enayons jamais d’autre ! »

XX

LE DÉTROIT DE TORRÈSPendant la nuit du 27 au 28 décembre, le  Nautilus 

abandonna les parages de Vanikoro avec une vitesse excessive.Sa direction était sud-ouest, et, en trois jours, il franchit les septcent cinquante lieues qui séparent le groupe de La Pérouse de lapointe sud-est de la Papouasie.

Le ler janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit surla plate-forme.

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« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur mepermettra-t-il de lui souhaiter une bonne année ?

— Comment donc, Conseil, mais exactement comme si  j’étais à Paris, dans mon cabinet du Jardin des Plantes.J’accepte tes vœux et je t’en remercie. Seulement, je tedemanderai ce que tu entends par « une bonne année », dansles circonstances où nous nous trouvons. Est-ce l’année quiamènera la fin de notre emprisonnement, ou l’année qui verrase continuer cet étrange voyage ?

— Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que dire àmonsieur. Il est certain que nous voyons de curieuses choses, etque, depuis deux mois, nous n’avons pas eu le temps de nousennuyer. La dernière merveille est toujours la plus étonnante, etsi cette progression se maintient, je ne sais pas comment celafinira. M’est avis que nous ne retrouverons jamais une occasionsemblable.

— Jamais, Conseil.

— En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin,n’est pas plus gênant que s’il n’existait pas.

— Comme tu le dis, Conseil.

— Je pense donc, n’en déplaise à monsieur, qu’une bonneannée serait une année qui nous permettrait de tout voir...

— De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-être long. Maisqu’en pense Ned Land ?

— Ned Land pense exactement le contraire de moi, réponditConseil. C’est un esprit positif et un estomac impérieux.Regarder les poissons et toujours en manger ne lui suffit pas. Le

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manque de vin, de pain, de viande, cela ne convient guère à undigne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une proportion modérée, n’effrayentguère !

— Pour mon compte, Conseil, ce n’est point là ce qui metourmente, et je m’accommode très bien du régime du bord.

— Moi de même, répondit Conseil. Aussi je pense autant àrester que maître Land à prendre la fuite. Donc, si l’année quicommence n’est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, etréciproquement. De cette façon, il y aura toujours quelqu’un desatisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite à monsieur ce quifera plaisir à monsieur.

— Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre àplus tard la question des étrennes, et de les remplacerprovisoirement par une bonne poignée de main. Je n’ai que celasur moi.

— Monsieur n’a jamais été si généreux », répondit Conseil.

Et là-dessus, le brave garçon s’en alla.

Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarantemilles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notrepoint de départ dans les mers du Japon. Devant l’éperon du

 Nautilus s’étendaient les dangereux parages de la mer de corail,sur la côte nord-est de l’Australie. Notre bateau prolongeait àune distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequelles navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le  bâtiment que montait Cook donna sur un roc, et s’il ne coulapas, ce fut grâce à cette circonstance que le morceau de corail,détaché au choc, resta engagé dans la coque entr’ouverte.

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J’aurais vivement souhaité de visiter ce récif long de troiscent soixante lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se  brisait avec une intensité formidable et comparable auxroulements du tonnerre. Mais en ce moment, les plans inclinés

du Nautilus nous entraînaient à une grande profondeur, et je nepus rien voir de ces hautes murailles coralligènes. Je dus mecontenter des divers échantillons de poissons rapportés par nosfilets. Je remarquai, entre autres, des germons, espèces descombres grands comme des thons. aux flancs bleuâtres et rayésde bandes transversales qui disparaissent avec la vie del’animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes etfournirent à notre table une chair excessivement délicate. On

prit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d’un demi-décimètre, ayant le goût de la dorade, et des pyrapèdes volants, véritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures,rayent alternativement les airs et les eaux de leurs lueursphosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes, jetrouvai dans les mailles du chalut diverses espècesd’alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des éperons, des.cadrans, des cérites, des hyalles. La flore était représentée par

de belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes,imprégnées du mucilage qui transsudait à travers leurs pores, etparmi lesquelles je recueillis une admirable  NemastomaGeliniaroide, qui fut classée parmi les curiosités naturelles dumusée.

Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4 janvier, nous eûmes connaissance des côtes de la Papouasie. A 

cette occasion, le capitaine Nemo m’apprit que son intentionétait de gagner l’océan Indien par le détroit de Torrès. Sacommunication se borna là. Ned vit avec plaisir que cette routele rapprochait des mers européennes.

Ce détroit de Torrès est regardé comme non moinsdangereux par les écueils qui le hérissent que par les sauvageshabitants qui fréquentent ses côtes. Il sépare de la Nouvelle-

Hollande la grande île de la Papouasie, nommée aussi Nouvelle-Guinée.

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La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trentelieues de large, et une superficie de quarante mille lieuesgéographiques. Elle est située, en latitude, entre 0°l9’et10°2’sud, et en longitude, entre 128°23’et 146°15’. A midi,pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j’aperçus lessommets des monts Arfalxs, élevés par plans et terminés par despitons aigus.

Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais FranciscoSerrano, fut visitée successivement par don José de Menesès en1526, par Grijalva en 1527, par le général espagnol Alvar deSaavedra en 1528, par Juigo Ortez en 1545, par le HollandaisShouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753, par Tasman,Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook,Forrest, Mac Cluer, par d’Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et par Dumont d’Urville en 1827. « C’est le foyer desnoirs qui occupent toute la Malaisie ». a dit M. de Rienzi, et jene me doutais guère que les hasards de cette navigation allaientme mettre en présence des redoutables Andamenes.

Le  Nautilus se présenta donc à l’entrée du plus dangereuxdétroit du globe, de celui que les plus hardis navigateurs osent àpeine franchir, détroit que Louis Paz de Torrès affronta enrevenant des mers du Sud dans la Mélanésie, et dans lequel, en1840, les corvettes échouées de Dumont d’Urville furent sur lepoint de se perdre corps et biens. Le Nautilus lui-même,supérieur à tous les dangers de la mer, allait, cependant, faireconnaissance avec les récifs coralliens.

Le détroit de Torrès a environ trente-quatre lieues de large,mais il est obstrué par une innombrable quantité d’îles, d’îlots,de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presqueimpraticable. En conséquence, le capitaine Nemo prit toutes lesprécautions voulues pour le traverser. Le  Nautilus, flottant àfleur d’eau, s’avançait sous une allure modérée. Son hélice,comme une queue de cétacé, battait les flots avec lenteur.

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franchement, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta,à travers une grande quantité d’îles et d’îlots peu connus, versl’île Tound et le canal Mauvais.

Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudent jusqu’à la folie, voulait engager son navire dans cette passe oùtouchèrent les deux corvettes de Dumont d’Urville, quand,modifiant une seconde fois sa direction et coupant droit àl’ouest, il se dirigea vers l’île Gueboroar.

Il était alors trois heures après-midi. Le flot se cassait, lamarée étant presque pleine. Le  Nautilus s’approcha de cette îleque je vois encore avec sa remarquable lisière de pendanus.Nous la rangions à moins de deux milles.

Soudain, un choc me renversa. Le  Nautilus venait detoucher contre un écueil, et il demeura immobile, donnant unelégère gîte sur bâbord.

Quand je me relevai, j’aperçus sur la plate-forme lecapitaine Nemo et son second. Ils examinaient la situation dunavire, échangeant quelques mots dans leur incompréhensibleidiome.

 Voici quelle était cette situation. A deux milles, par tribord,apparaissait l’île Gueboroar dont la côte s’arrondissait du nord àl’ouest, comme un immense bras. Vers le sud et l’est se

montraient déjà quelques têtes de coraux que le jusant laissait àdécouvert. Nous nous étions échoués au plein. et dans une deces mers où les marées sont médiocres, circonstance fâcheusepour le renflouage du  Nautilus. Cependant. Le navire n’avaitaucunement souffert, tant sa coque était solidement liée. Maiss’il ne pouvait ni couler, ni s’ouvrir, il risquait fort d’être à jamais attaché sur ces écueils, et alors c’en était fait de l’appareilsous-marin du capitaine Nemo.

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Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme,toujours maître de lui, ne paraissant ni ému ni contrarié,s’approcha :

« Un accident ? lui dis-je.

— Non, un incident, me répondit-il.

— Mais un incident, répliquai-je, qui vous obligera peut-êtreà redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez ! »

Le capitaine Nemo me regarda d’un air singulier. et fit ungeste négatif. C’était me dire assez clairement que rien ne leforcerait jamais à remettre les pieds sur un continent. Puis ildit :

« D’ailleurs, monsieur Aronnax, le  Nautilus n’est pas enperdition. Il vous transportera encore au milieu des merveillesde l’Océan. Notre voyage ne fait que commencer, et je ne désire

pas me priver si vite de l’honneur de votre compagnie.

— Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever latournure ironique de cette phrase, le  Nautilus s’est échoué aumoment de la pleine mer. Or, les marées ne sont pas fortes dansle Pacifique, et, si vous ne pouvez délester le Nautilus – ce quime paraît impossible je ne vois pas comment il sera renfloué.

— Les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avezraison, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo,mais, au détroit de Torrès, on trouve encore une différence d’unmètre et demi entre le niveau des hautes et basses mers. C’estaujourd’hui le 4 janvier, et dans cinq jours la pleine lune. Or, jeserai bien étonné si ce complaisant satellite ne soulève passuffisamment ces masses d’eau, et ne me rend pas un serviceque je ne veux devoir qu’à lui seul. »

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Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendità l’intérieur du Nautilus. Quant au bâtiment, il ne bougeait pluset demeurait immobile. comme si les polypes coralliensl’eussent déjà maçonné dans leur indestructible ciment.

« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint à moi aprèsle départ du capitaine.

Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la maréedu 9, car il paraît que la lune aura la complaisance de nousremettre à flot.

— Tout simplement ?

— Tout simplement.

— Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large,mettre sa machine sur ses chaînes, et tout faire pour sedéhaler ?

Puisque la marée suffira ! » répondit simplement Conseil.

Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules.C’était le marin qui parlait en lui.

« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni surni sous les mers. Il n’est bon qu’à vendre au poids. Je pensedonc que le moment est venu de fausser compagnie au capitaineNemo.

— Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas comme vous dece vaillant  Nautilus, et dans quatre jours nous saurons à quoinous en tenir sur les marées du Pacifique. D’ailleurs, le conseil

de fuir pourrait être opportun si nous étions en vue des côtes del’Angleterre ou de la Provence, mais dans les parages de la

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Papouasie, c’est autre chose, et il sera toujours temps d’en venirà cette extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se relever, ceque je regarderais comme un événement grave.

— Mais ne saurait-on tâter, au moins, de ce terrain ? repritNed Land. Voilà une île. Sur cette île, il y a des arbres. Sous cesarbres. des animaux terrestres, des porteurs de côtelettes et deroastbeefs, auxquels je donnerais volontiers quelques coups dedents.

— Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range à sonavis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaineNemo de nous transporter à terre, ne fût-ce que pour ne pasperdre l’habitude de fouler du pied les parties solides de notreplanète ?

— Je peux le lui demander, répondis-je, mais il refusera.

— Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons à

quoi nous en tenir sur l’amabilité du capitaine. »

  A ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda lapermission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoup degrâce et d’empressement, sans même avoir exigé de moi lapromesse de revenir à bord. Mais une fuite à travers les terresde la Nouvelle-Guinée eût été très périlleuse, et je n’aurais pasconseillé à Ned Land de la tenter. Mieux valait être prisonnier à

 bord du Nautilus, que de tomber entre les mains des naturels dela Papouasie.

Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemainmatin. Je ne cherchai pas à savoir si le capitaine Nemo nousaccompagnerait. Je pensai même qu’aucun homme del’équipage ne nous serait donné, et que Ned Land serait seulchargé de diriger l’embarcation. D’ailleurs, la terre se trouvait à

deux milles au plus, et ce n’était qu’un jeu pour le Canadien de

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conduire ce léger canot entre les lignes de récifs si fatales auxgrands navires.

Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché deson alvéole et lancé à la mer du haut de la plate-forme. Deuxhommes suffirent à cette opération. Les avirons étaient dansl’embarcation, et nous n’avions plus qu’à y prendre place.

 A huit heures, armés de fusils et de haches, nous débordionsdu Nautilus. La mer était assez calme. Une petite brise soufflaitde terre. Conseil et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les étroites passes queles brisants laissaient entre eux. Le canot se maniait bien etfilait rapidement.

Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’était un prisonnieréchappé de sa prison, et il ne songeait guère qu’il lui faudrait y rentrer.

« De la viande ! répétait-il, nous allons donc manger de la viande, et quelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, parexemple ! Je ne dis pas que le poisson ne soit une bonne chose,mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraîche venaison, grillé sur des charbons ardents, variera agréablementnotre ordinaire.

— Gourmand ! répondait Conseil, il m’en fait venir l’eau à la

 bouche.

— Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, et sile gibier n’y est pas de telle taille qu’il puisse lui-même chasserle chasseur.

— Bon ! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont lesdents semblaient être affûtées comme un tranchant de hache,

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mais je mangerai du tigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pasd’autre quadrupède dans cette île.

— L’ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.

— Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatrepattes sans plumes, ou à deux pattes avec plumes, sera salué demon premier coup de fusil.

— Bon ! répondis-je, voilà les imprudences de maître Landqui vont recommencer !

— N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit leCanadien, et nagez ferme ! Je ne demande pas vingt-cinqminutes pour vous offrir un mets de ma façon. »

  A huit heures et demie, le canot du  Nautilus venaits’échouer doucement sur une grève de sable, après avoirheureusement franchi l’anneau coralligène qui entourait l’île de

Gueboroar.

XXIQUELQUES JOURS À TERRE

Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. NedLand essayait le sol du pied, comme pour en prendrepossession. Il n’y avait pourtant que deux mois que nous étions,suivant l’expression du capitaine Nemo, les « passagers du Nautilus ». c’est-à-dire. en réalité, les prisonniers de soncommandant.

En quelques minutes. nous fûmes à une portée de fusil de lacôte. Le sol était presque entièrement madréporique, maiscertains lits de torrents desséchés. semés de débris granitiques,démontraient que cette île était due à une formationprimordiale. Tout l’horizon se cachait derrière un rideau de

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forêts admirables. Des arbres énormes, dont la taille atteignaitparfois deux cents pieds, se reliaient l’un à l’autre par desguirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que berçait une  brise légère. C’étaient des mimosas, des ficus, des casuarinas,

des teks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers, mélangés àprofusion, et sous l’abri de leur voûte verdoyante, au pied deleur stype gigantesque, croissaient des orchidées deslégumineuses et des fougères.

Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la florepapouasienne, le Canadien abandonna l’agréable pour l’utile. Ilaperçut un cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa,et nous bûmes leur lait, nous mangeâmes leur amande, avec unesatisfaction qui protestait contre l’ordinaire du Nautilus.

« Excellent ! disait Ned Land.

— Exquis ! répondait Conseil.

— Et je ne pense pas, dit le Canadien. que votre Nemos’oppose à ce que nous introduisions une cargaison de cocos àson bord ?

— Je ne le crois pas, répondis-je, mais il n’y voudra pasgoûter !

— Tant pis pour lui ! dit Conseil.

— Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en resteradavantage.

— Un mot seulement, maître Land, dis-je au harponneurqui se disposait à ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant d’en remplir le canot, il me paraît sagede reconnaître si l’île ne produit pas quelque substance non

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moins utile. Des légumes frais seraient bien reçus à l’office du Nautilus.

— Monsieur a raison, répondit Conseil, et je propose deréserver trois places dans notre embarcation, l’une pour lesfruits, l’autre pour les légumes, et la troisième pour la venaison,dont je n’ai pas encore entrevu le plus mince échantillon.

— Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit leCanadien.

— Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayonsl’œil aux aguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourraitrenfermer, cependant, quelques individus qui seraient moinsdifficiles que nous sur la nature du gibier !

— Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoiretrès significatif.

— Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil.

— Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendreles charmes de l’anthropophagie !

— Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua Conseil. Vous,anthropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous,moi qui partage votre cabine ! Devrai-je donc me réveiller un

 jour à demi dévoré ?

— Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans nécessité.

— Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il fautabsolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale,

ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que desmorceaux de domestique pour le servir. »

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Tandis que s’échangeaient ces divers propos, nouspénétrions sous les sombres voûtes de la forêt, et pendant deuxheures, nous la parcourûmes en tous sens.

Le hasard servit à souhait cette recherche de végétauxcomestibles, et l’un des plus utiles produits des zones tropicalesnous fournit un aliment précieux qui manquait à bord.

Je veux parler de l’arbre à pain, très abondant dans l’îleGueboroar, et j’y remarquai principalement cette variété

dépourvue de graines, qui porte en malais le nom de « Rima ».

Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droitet haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie etformée de grandes feuilles multilobées, désignait suffisammentaux yeux d’un naturaliste cet « artocarpus » qui a été trèsheureusement naturalisé aux îles Mascareignes. De sa masse de  verdure se détachaient de gros fruits globuleux, larges d’un

décimètre, et pourvus extérieurement de rugosités qui prenaientune disposition hexagonale. Utile végétal dont la nature agratifie les régions auxquelles le blé manque, et qui, sans exigeraucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l’année.

Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjàmangé pendant ses nombreux voyages, et il savait préparer leursubstance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses désirs, et il

n’y put tenir plus longtemps.

« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goûte pas unpeu de cette pâte de l’arbre à pain !

— Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes icipour faire des expériences, faisons-les.

— Ce ne sera pas long », répondit le Canadien.

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Et, armé d’une lentille, il alluma un feu de bois mort quipétilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nouschoisissions les meilleurs fruits de l’artocarpus. Quelques-unsn’avaient pas encore atteint un degré suffisant de maturité, etleur peau épaisse recouvrait une pulpe blanche, mais peufibreuse. D’autres, en très grand nombre, jaunâtres etgélatineux, n’attendaient que le moment d’être cueillis.

Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apportaune douzaine à Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons,après les avoir coupés en tranches épaisses, et ce faisant, ilrépétait toujours :

« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !

— Surtout quand on en est privé depuis longtemps, ditConseil.

— Ce n’est même plus du pain, ajouta le Canadien. C’est unepâtisserie délicate. Vous n’en avez jamais mange, monsieur ?

— Non, Ned.

— Eh bien, préparez-vous à absorber une chose succulente.Si vous n’y revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! »

 Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée aufeu fut complètement charbonnée. A l’intérieur apparaissait unepâte blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait cellede l’artichaut.

Il faut l’avouer, ce pain était excellent, et j’en mangeai avecgrand plaisir.

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« Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne peut se garderfraîche, et il me paraît inutile d’en faire une provision pour le bord.

— Par exemple, monsieur ! s’écria Ned Land. Vous parlez làcomme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme un  boulanger. Conseil, faites une récolte de ces fruits que nousreprendrons à notre retour.

— Et comment les préparerez-vous ? demandai-je auCanadien.

— En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui segardera indéfiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrail’employer, je la ferai cuire à la cuisine du bord, et malgré sasaveur un peu acide, vous la trouverez excellente.

— Alors, maître Ned, je vois qu’il ne manque rien à ce pain...

— Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il y manque quelques fruits ou tout ou moins quelques légumes !

Cherchons les fruits et les légumes. »

Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes enroute pour compléter ce dîner « terrestre ».

Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nousavions fait une ample provision de bananes. Ces produitsdélicieux de la zone torride mûrissent pendant toute l’année, etles Malais, qui leur ont donné le nom de « pisang », les mangentsans les faire cuire. Avec ces bananes, nous recueillîmes des jaksénormes dont le goût est très accusé, des mangues savoureuses,et des ananas d’un grosseur invraisemblable. Mais cette récolteprit une grande partie de notre temps, que, d’ailleurs, il n’y avaitpas lieu de regretter.

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Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait enavant, et, pendant sa promenade à travers la forêt, il glanaitd’une main sûre d’excellents fruits qui devaient compléter saprovision.

« Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, amiNed ?

— Hum ! fit le Canadien.

— Quoi ! vous vous plaignez ?

— Tous ces végétaux ne peuvent constituer un repas,répondit Ned. C’est la fin d’un repas, c’est un dessert. Mais lepotage ? mais le rôti ?

— En effet, dis-je, Ned nous avait promis des côtelettes quime semblent fort problématiques.

— Monsieur, répondit le Canadien, non seulement la chassen’est pas finie, mais elle n’est même pas commencée. Patience !Nous finirons bien par rencontrer quelque animal de plume oude poil, et, si ce n’est pas en cet endroit, ce sera dans un autre...

— Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ajoutaConseil, car il ne faut pas trop s’éloigner. Je propose même derevenir au canot.

— Quoi ! déjà ! s’écria Ned.

— Nous devons être de retour avant la nuit, dis-je.

— Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien.

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— Deux heures, au moins, répondit Conseil.

— Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s’écria maîtreNed Land avec un soupir de regret.

— En route », répondit Conseil.

Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous complétâmesnotre récolte en faisant une razzia de chouxpalmistes qu’il fallutcueillir à la cime des arbres, de petits haricots que je reconnuspour être les « abrou » des Malais, et d’ignames d’une qualité

supérieure.

Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot.Cependant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provisionsuffisante. Mais le sort le favorisa. Au moment de s’embarquer,il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq à trente pieds,qui appartenaient à l’espèce des palmiers. Ces arbres, aussiprécieux que l’artocarpus, sont justement comptés parmi les

plus utiles produits de la Malaisie.

C’étaient des sagoutiers, végétaux qui croissent sans culture,se reproduisant, comme les mûriers, par leurs rejetons et leursgraines.

Ned Land connaissait la manière de traiter ces arbres. Il pritsa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientôt

couché sur le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturité sereconnaissait à la poussière blanche qui saupoudrait leurspalmes.

Je le regardai faire plutôt avec les yeux d’un naturalistequ’avec les yeux d’un homme affamé. Il commença par enlever àchaque tronc une bande d’écorce, épaisse d’un pouce, quirecouvrait un réseau de fibres allongées formant d’inextricables

nœuds, que mastiquait une sorte de farine gommeuse. Cette

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farine, c’était le sagou, substance comestible qui sertprincipalement à l’alimentation des populations mélanésiennes.

Ned Land se contenta, pour le moment, de couper cestroncs par morceaux, comme il eût fait de bois à brûler, seréservant d’en extraire plus tard la farine, de la passer dans uneétoffe afin de la séparer de ses ligaments fibreux, d’en faireévaporer l’humidité au soleil, et de la laisser durcir dans desmoules.

Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nosrichesses, nous quittions le rivage de l’île, et, une demi-heureaprès, nous accostions le  Nautilus. Personne ne parut à notrearrivée. L’énorme cylindre de tôle semblait désert. Lesprovisions embarquées, je descendis à ma chambre. J’y trouvaimon souper prêt. Je mangeai, puis je m’endormis.

Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas un  bruit à l’intérieur, pas un signe de vie. Le canot était resté le

long du bord, à la place même où nous l’avions laissé. Nousrésolûmes de retourner à l’île Gueboroar. Ned Land espéraitêtre plus heureux que la veille au point de vue du chasseur, etdésirait visiter une autre partie de la forêt.

  Au lever du soleil, nous étions en route. L’embarcation,enlevée par le flot qui portait à terre, atteignit l’île en peud’instants.

Nous débarquâmes, et, pensant qu’il valait mieux s’enrapporter à l’instinct du Canadien, nous suivîmes Ned Landdont les longues jambes menaçaient de nous distancer.

Ned Land remonta la côte vers l’ouest, puis, passant à guéquelques lits de torrents, il gagna la haute plaine que bordaientd’admirables forêts. Quelques martins-pêcheurs rôdaient le

long des cours d’eau, mais ils ne se laissaient pas approcher.Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient à quoi

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s’en tenir sur des bipèdes de notre espèce, et j’en conclus que, sil’île n’était pas habitée, du moins, des êtres humains lafréquentaient.

  Après avoir traversé une assez grasse prairie, nousarrivâmes à la lisière d’un petit bois qu’animaient le chant et le vol d’un grand nombre d’oiseaux.

« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.

— Mais il y en a qui se mangent ! répondit le harponneur.

— Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que desimples perroquets.

— Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet est lefaisan de ceux qui n’ont pas autre chose à manger.

— Et j’ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement

préparé, vaut son coup de fourchette. »

En effet, sous l’épais feuillage de ce bois, tout un monde deperroquets voltigeait de branche en branche, n’attendant qu’uneéducation plus soignée pour parler la langue humaine. Pour lemoment, ils caquetaient en compagnie de perruches de toutescouleurs, de graves kakatouas, qui semblaient méditer quelqueproblème philosophique, tandis que des loris d’un rouge

éclatant passaient comme un morceau d’étamine emporté par la brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints desplus fines nuances de l’azur, et de toute une variété de volatilescharmants, mais généralement peu comestibles.

Cependant, un oiseau particulier à ces terres, et qui n’a jamais dépassé la limite des îles d’Arrou et des îles des Papouas,manquait à cette collection. Mais le sort me réservait del’admirer avant peu.

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 Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nousavions retrouvé une plaine obstruée de buissons. Je vis alorss’enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurslongues plumes obligeait à se diriger contre le vent. Leur volondulé, la grâce de leurs courbes aériennes, le chatoiement deleurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n’eus pasde peine à les reconnaître.

« Des oiseaux de paradis ! m’écriai-je.

— Ordre des passereaux, section des clystomores, réponditConseil.

— Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.

— Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je compte sur votre adresse pour attraper un de ces charmants produits de lanature tropicale !

— On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plushabitué à manier le harpon que le fusil. »

Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avecles Chinois, ont, pour les prendre, divers moyens que nous nepouvions employer. Tantôt ils disposent des lacets au sommetdes arbres élevés que les paradisiers habitent de préférence.

Tantôt ils s’en emparent avec une glu tenace qui paralyse leursmouvements. Ils vont même jusqu’à empoisonner les fontainesoù ces oiseaux ont l’habitude de boire. Quant à nous, nousétions réduits à les tirer au vol, ce qui nous laissait peu dechances de les atteindre. Et en effet, nous épuisâmes vainementune partie de nos munitions.

 Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes

qui forment le centre de l’île était franchi, et nous n’avions

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encore rien tué. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurss’étaient fiés au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort.Très heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fit un coupdouble et assura le déjeuner. Il abattit un pigeon blanc et un

ramier, qui, lestement plumés et suspendus à une brochette,rôtirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que cesintéressants animaux cuisaient, Ned prépara des fruits del’artocarpus. Puis, le pigeon et le ramier furent dévorés  jusqu’aux os et déclarés excellents. La muscade, dont ils ontl’habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un mangerdélicieux.

« C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes,dit Conseil.

— Et maintenant, Ned. que vous manque-t-il ? demandai-jeau Canadien.

— Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, répondit

Ned Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d’œuvre etamusettes de la bouche. Aussi, tant que je n’aurai pas tué unanimal à côtelettes, je ne serai pas content !

— Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier.

— Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais enrevenant vers la mer. Nous sommes arrivés aux premières

pentes des montagnes, et je pense qu’il vaut mieux regagner larégion des forêts. »

C’était un avis sensé, et il fut suivi. Après une heure demarche, nous avions atteint une véritable forêt de sagoutiers.Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseauxde paradis se dérobaient à notre approche, et véritablement, jedésespérais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchait en

avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint àmoi, rapportant un magnifique paradisier.

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« Ah ! bravo ! Conseil, m’écriai-je.

— Monsieur est bien bon, répondit Conseil.

— Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup de maître.Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre à la main !

— Si monsieur veut l’examiner de près, il verra que je n’aipas eu grand mérite.

— Et pourquoi, Conseil ?

— Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.

— Ivre ?

— Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dévorait sous le

muscadier où je l’ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueuxeffets de l’intempérance !

— Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j’ai bu degin depuis deux mois, ce n’est pas la peine de me lereprocher ! »

Cependant, j’examinais le curieux oiseau. Conseil ne se

trompait pas. Le paradisier, enivré par le suc capiteux, étaitréduit à l’impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait à peine.Mais cela m’inquiéta peu, et je le laissai cuver ses muscades.

Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces quel’on compte en Papouasie et dans les îles voisines. C’était leparadisier « grand-émeraude », l’un des plus rares. Il mesuraittrois décimètres de longueur. Sa tête était relativement petite,

ses yeux placés près de l’ouverture du bec, et petits aussi. Mais iloffrait une admirable réunion de nuances. étant jaune de bec,

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 brun de pieds et d’ongles, noisette aux ailes empourprées à leursextrémités, jaune pâle à la tête et sur le derrière du cou, couleurd’émeraude à la gorge, brun marron au ventre et à la poitrine.Deux filets cornés et duveteux s’élevaient au-dessus de sa

queue, que prolongeaient de longues plumes très légères, d’unefinesse admirable, et ils complétaient l’ensemble de cemerveilleux oiseau que les indigènes ont poétiquement appelé1’ » oiseau du soleil ».

Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à Paris cesuperbe spécimen des paradisiers, afin d’en faire don au Jardindes Plantes, qui n’en possède pas un seul vivant.

« C’est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d’unchasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue de l’art.

— Très rare, mon brave compagnon, et surtout très difficileà prendre vivant. Et même morts, ces oiseaux sont encore l’objetd’un important trafic. Aussi, les naturels ont-ils imaginé d’en

fabriquer comme on fabrique des perles ou des diamants.

— Quoi ! s’écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ?

— Oui, Conseil.

— Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes ?

— Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d’est,perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, etque les naturalistes ont appelées plumes subalaires. Ce sont cesplumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, etqu’ils adaptent adroitement à quelque pauvre perruchepréalablement mutilée. Puis ils teignent la suture, ils vernissentl’oiseau, et ils expédient aux muséums et aux amateursd’Europe ces produits de leur singulière industrie.

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— Bon ! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce sonttoujours ses plumes, et tant que l’objet n’est pas destiné à êtremangé. je n’y vois pas grand mal ! »

Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ceparadisier, ceux du chasseur canadien ne l’étaient pas encore.Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit unmagnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent« bari-outang ». L’animal venait à propos pour nous procurerde la vraie viande de quadrupède, et il fut bien reçu. Ned Landse montra très glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touchépar la balle électrique, était tombé raide mort.

Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après enavoir retiré une demi-douzaine de côtelettes destinées à fournirune grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise,qui devait encore être marquée par les exploits de Ned et deConseil.

En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever unetroupe de kangaroos, qui s’enfuirent en bondissant sur leurspattes élastiques. Mais ces animaux ne s’enfuirent pas sirapidement que la capsule électrique ne put les arrêter dans leurcourse.

« Ah ! monsieur le professeur, s’écria Ned Land que la ragedu chasseur prenait à la tête, quel gibier excellent, cuit à l’étuvée

surtout ! Quel approvisionnement pour le  Nautilus ! Deux !trois ! cinq à terre ! Et quand je pense que nous dévoreronstoute cette chair, et que ces imbéciles du bord n’en auront pasmiette ! »

Je crois que, dans l’excès de sa joie, le Canadien, s’il n’avaitpas tant parlé, aurait massacré toute la bande ! Mais il secontenta d’une douzaine de ces intéressants marsupiaux, qui

forment le premier ordre des mammifères aplacentaires – nousdit Conseil.

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Ces animaux étaient de petite taille. C’était une espèce deces « kangaroos-lapins », qui gîtent habituellement dans lecreux des arbres, et dont la vélocité est extrême ; mais s’ils sontde médiocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plusestimée.

Nous étions très satisfaits des résultats de notre chasse. Le  joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain à cette îleenchantée, qu’il voulait dépeupler de tous ses quadrupèdescomestibles. Mais il comptait sans les événements.

  A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notrecanot était échoué à sa place habituelle. Le  Nautilus, semblableà un long écueil, émergeait des flots à deux milles du rivage.

Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la grande affaire dudîner. Il s’entendait admirablement à toute cette cuisine. Lescôtelettes de « bari-outang », grillées sur des charbons,

répandirent bientôt une délicieuse odeur qui parfumal’atmosphère ! ...

Mais je m’aperçois que je marche sur les traces duCanadien. Me voici en extase devant une grillade de porc frais !Que l’on me pardonne, comme j’ai pardonné à maître Land, etpour les mêmes motifs !

Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent cemenu extraordinaire. La pâte de sagou, le pain de l’artocarpus,quelques mangues, une demi-douzaine d’ananas, et la liqueurfermentée de certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Jecrois même que les idées de mes dignes compagnons n’avaientpas toute la netteté désirable.

« Si nous ne retournions pas ce soir au  Nautilus ? dit

Conseil.

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Si nous n’y retournions jamais ? » ajouta Ned Land.

En ce moment une pierre vint tomber à nos pieds, et coupacourt à la proposition du harponneur.

XXIILA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO

Nous avions regardé du côté de la forêt, sans nous lever, mamain s’arrêtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de

Ned Land achevant son office.

« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien ellemérite le nom d’aérolithe. »

Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva dela main de Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donnaencore plus de poids à son observation.

Levés tous les trois, le fusil à l’épaule, nous étions prêts àrépondre à toute attaque.

« Sont-ce des singes ? s’écria Ned Land.

— A peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.

— Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la mer.

Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine denaturels, armés d’arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisièred’un taillis, qui masquait l’horizon de droite, à cent pas à peine.

Notre canot était échoué à dix toises de nous.

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Les sauvages s’approchaient, sans courir, mais ilsprodiguaient les démonstrations les plus hostiles. Les pierres etles flèches pleuvaient.

Ned Land n’avait pas voulu abandonner ses provisions, etmalgré l’imminence du danger, son cochon d’un côté, seskangaroos de l’autre, il détalait avec une certaine rapidité.

En deux minutes, nous étions sur la grève. Charger le canotdes provisions et des armes, le pousser à la mer, armer les deuxavirons, ce fut l’affaire d’un instant. Nous n’avions pas gagnédeux encablures, que cent sauvages, hurlant et gesticulant,entrèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Je regardais si leurapparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du Nautilus. Mais non. L’énorme engin, couché au large, demeuraitabsolument désert.

  Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Lespanneaux étaient ouverts. Après avoir amarré le canot, nous

rentrâmes à l’intérieur du Nautilus.

Je descendis au salon, d’où s’échappaient quelques accords.Le capitaine Nemo était là, courbé sur son orgue et plongé dansune extase musicale.

« Capitaine ! » lui dis-je.

Il ne m’entendit pas.

« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main.

Il frissonna, et se retournant :

« Ah ! c’est vous, monsieur le professeur ? me dit-il. Eh

  bien ! avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborisé avecsuccès ?

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— Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avonsmalheureusement ramené une troupe de bipèdes dont le voisinage me paraît inquiétant.

— Quels bipèdes ?

— Des sauvages.

— Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo d’un tonironique. Et vous vous étonnez, monsieur le professeur,

qu’ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, où n’y en a-t-il pas ? Etd’ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelezdes sauvages ?

— Mais, capitaine...

— Pour mon compte, monsieur, j’en ai rencontré partout.

— Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir à  bord du Nautilus, vous ferez bien de prendre quelquesprécautions.

— Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n’y a pas làde quoi se préoccuper.

— Mais ces naturels sont nombreux.

— Combien en avez-vous compté ?

— Une centaine, au moins.

— Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont les

doigts s’étaient replacés sur les touches de l’orgue, quand tous

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les indigènes de la Papouasie seraient réunis sur cette plage, le Nautilus n’aurait rien à craindre de leurs attaques ! »

Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier del’instrument, et je remarquai qu’il n’en frappait que les touchesnoires, ce qui donnait à ses mélodies une couleuressentiellement écossaise. Bientôt, il eut oublié ma présence, etfut plongé dans une rêverie que je ne cherchai plus à dissiper.

Je remontai sur la plate-forme. La nuit était déjà venue, car,sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sanscrépuscule. Je n’aperçus plus que confusément l’Ile Gueboroar.Mais des feux nombreux, allumés sur la plage, attestaient queles naturels ne songeaient pas à la quitter.

Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôtsongeant ces indigènes mais sans les redouter autrement, carl’imperturbable confiance du capitaine me gagnait – tantôt lesoubliant, pour admirer les splendeurs de cette nuit des

tropiques. Mon souvenir s’envolait vers la France, à la suite deces étoiles zodiacales qui devaient l’éclairer dans quelquesheures. La lune resplendissait au milieu des constellations duzénith. Je pensai alors que ce fidèle et complaisant satellitereviendrait après-demain, à cette même place, pour soulever cesondes et arracher le  Nautilus à son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout était tranquille sur les flots assombris aussi bienque sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et jem’endormis paisiblement.

La nuit s’écoula sans mésaventure. Les Papouass’effrayaient, sans doute, à la seule vue du monstre échoué dansla baie, car, les panneaux, restés ouverts, leur eussent offert unaccès facile à l’intérieur du Nautilus.

 A six heures du matin – 8 janvier je remontai sur la plate-

forme. Les ombres du matin se levaient. L’île montra bientôt, à

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travers les brumes dissipées, ses plages d’abord, ses sommetsensuite.

Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille – cinq ou six cents peut-être. Quelques-uns, profitant dela marée basse, s’étaient avancés sur les têtes de coraux, à moinsde deux encablures du  Nautilus. Je les distinguai facilement.C’étaient bien de véritables Papouas, à taille athlétique,hommes de belle race, au front large et élevé, au nez gros maisnon épaté, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinteen rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui desNubiens. Au lobe de leur oreille, coupé et distendu, pendaientdes chapelets en os. Ces sauvages étaient généralement nus.Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillées, deshanches au genou, d’une véritable crinoline d’herbes quesoutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leurcou d’un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous, armés d’arcs, de flèches et de boucliers,portaient à leur épaule une sorte de filet contenant ces pierresarrondies que leur fronde lance avec adresse.

Un de ces chefs, assez rapproché du  Nautilus, l’examinaitavec attention. Ce devait être un « mado » de haut rang, car il sedrapait dans une natte en feuilles de bananiers, dentelée sur ses bords et relevée d’éclatantes couleurs.

J’aurais pu facilement abattre cet indigène, qui se trouvait àpetite portée ; mais je crus qu’il valait mieux attendre desdémonstrations véritablement hostiles. Entre Européens etsauvages, il convient que les Européens ripostent et n’attaquentpas.

Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènesrôdèrent près du  Nautilus, mais ils ne se montrèrent pas  bruyants. Je les entendais répéter fréquemment le mot« assai », et à leurs gestes je compris qu’ils m’invitaient à aller àterre, invitation que je crus devoir décliner.

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Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord, au granddéplaisir de maître Land qui ne put compléter ses provisions.Cet adroit Canadien employa son temps à préparer les viandeset farines qu’il avait rapportées de l’île Gueboroar. Quant auxsauvages, ils regagnèrent la terre vers onze heures du matin, dèsque les têtes de corail commencèrent à disparaître sous le flot dela marée montante. Mais je vis leur nombre s’accroîtreconsidérablement sur la plage. Il était probable qu’ils venaientdes îles voisines ou de la Papouasie proprement dite.Cependant, je n’avais pas aperçu une seule pirogue indigène.

N’ayant rien de mieux à faire, je songeai à draguer ces belleseaux limpides, qui laissaient voir à profusion des coquilles, deszoophytes et des plantes pélagiennes. C’était, d’ailleurs, ladernière journée que le  Nautilus allait passer dans ces parages,si, toutefois, il flottait à la pleine mer du lendemain, suivant lapromesse du capitaine Nemo.

J’appelai donc Conseil qui m’apporta une petite drague legère, à peu près semblable à celles qui servent à pêcher leshuîtres.

« Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N’en déplaise àmonsieur, ils ne me semblent pas très méchants !

— Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.

— On peut être anthropophage et brave homme, réponditConseil, comme on peut être gourmand et honnête. L’unn’exclut pas l’autre.

— Bon ! Conseil, je t’accorde que ce sont d’honnêtesanthropophages, et qu’ils dévorent honnêtement leursprisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas à être dévoré,

même honnêtement, je me tiendrai sur mes gardes, car le

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commandant du Nautilus ne paraît prendre aucune précaution.Et maintenant à l’ouvrage. »

Pendant deux heures, notre pêche fut activement conduite,mais sans rapporter aucune rareté. La drague s’emplissaitd’oreilles de Midas, de harpes, de mélanies, et particulièrementdes plus beaux marteaux que j’eusse vu jusqu’à ce jour. Nousprîmes aussi quelques holoturies, des huîtres perlières, et unedouzaine de petites tortues qui furent réservées pour l’office du bord.

Mais, au moment où je m’y attendais le moins, je mis lamain sur une merveille, je devrais dire sur une difformiténaturelle, très rare à rencontrer. Conseil venait de donner uncoup de drague, et son appareil remontait chargé de diversescoquilles assez ordinaires, quand, tout d’un coup, il me vitplonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage,et pousser un cri de conchyliologue, c’est-à-dire le cri le plusperçant que puisse produire un gosier humain.

« Eh ! qu’a donc monsieur ? demanda Conseil, très surpris.Monsieur a-t-il été mordu ?

— Non, mon garçon, et cependant, j’eusse volontiers payéd’un doigt ma découverte !

— Quelle découverte ?

— Cette coquille, dis-je en montrant l’objet de montriomphe.

— Mais c’est tout simplement une olive porphyre, genreolive, ordre des pectinibranches, classe des gastéropodes,embranchement des mollusques...

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— Oui, Conseil, mais au lieu d’être enroulée de droite àgauche, cette olive tourne de gauche à droite !

— Est-il possible ! s’écria Conseil.

— Oui, mon garçon, c’est une coquille sénestre !

— Une coquille sénestre ! répétait Conseil, le cœurpalpitant.

— Regarde sa spire !

— Ah ! monsieur peut m’en croire, dit Conseil en prenant laprécieuse coquille d’une main tremblante, mais je n’ai jamaiséprouvé une émotion pareille ! »

Et il y avait de quoi être ému ! On sait, en effet, comme l’ontfait observer les naturalistes, que la dextrosité est une loi denature. Les astres et leurs satellites, dans leur mouvement de

translation et de rotation, se meuvent de droite à gauche.L’homme se sert plus souvent de sa main droite que de sa maingauche, et, conséquemment, ses instruments et ses appareils,escaliers, serrures, ressorts de montres, etc. , sont combinés demanière a être employés de droite à gauche. Or, la nature agénéralement suivi cette loi pour l’enroulement de ses coquilles.Elles sont toutes dextres, à de rares exceptions, et quand, parhasard, leur spire est sénestre, les amateurs les payent au poids

de l’or.

Conseil et moi, nous étions donc plongés dans lacontemplation de notre trésor, et je me promettais bien d’enenrichir le Muséum, quand une pierre, malencontreusementlancée par un indigène, vint briser le précieux objet dans lamain de Conseil.

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Je poussai un cri de désespoir ! Conseil se jeta sur monfusil, et visa un sauvage qui balançait sa fronde à dix mètres delui. Je voulus l’arrêter, mais son coup partit et brisa le braceletd’amulettes qui pendait au bras de l’indigène.

« Conseil, m’écriai-je, Conseil !

— Eh quoi ! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale acommencé l’attaque ?

— Une coquille ne vaut pas la vie d’un homme ! lui dis-je.

— Ah ! le gueux ! s’écria Conseil, j’aurais mieux aimé qu’ilm’eût cassé l’épaule ! »

Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son avis.Cependant, la situation avait changé depuis quelques instants,et nous ne nous en étions pas aperçus. Une vingtaine depirogues entouraient alors le Naulilus. Ces pirogues, creusées

dans des troncs d’arbre, longues, étroites, bien combinées pourla marche, s’équilibraient au moyen d’un double balancier en  bambous qui flottait à la surface de l’eau. Elles étaientmanœuvrées par d’adroits pagayeurs à demi nus, et je ne les vispas s’avancer sans inquiétude.

C’était évident que ces Papouas avaient eu déjà des relationsavec les Européens, et qu’ils connaissaient leurs navires. Mais ce

long cylindre de fer allongé dans la baie, sans mâts, sanscheminée, que devaient-ils en penser ? Rien de bon, car ils s’enétaient d’abord tenus à distance respectueuse. Cependant. Le  voyant immobile, ils reprenaient peu à peu confiance, etcherchaient à se familiariser avec lui. Or, c’était précisémentcette familiarité qu’il fallait empêcher. Nos armes, auxquelles ladétonation manquait, ne pouvaient produire qu’un effetmédiocre sur ces indigènes. qui n’ont de respect que pour les

engins bruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre,

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effraierait peu les hommes, bien que le danger soit dans l’éclair,non dans le bruit.

En ce moment, les pirogues s’approchèrent plus près du Nautilus, et une nuée de flèches s’abattit sur lui.

« Diable ! il grêle ! dit Conseil, et peut-être une grêleempoisonnée !

— Il faut prévenir le capitaine Nemo », dis-je en rentrantpar le panneau.

Je descendis au salon. Je n’y trouvai personne. Je mehasardai à frapper à la porte qui s’ouvrait sur la chambre ducapitaine.

Un « entrez » me répondit. J’entrai, et je trouvai le capitaineNemo plongé dans un calcul où les x et autres signesalgébriques ne manquaient pas.

« Je vous dérange ? dis-je par politesse.

— En effet, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine,mais je pense que vous avez eu des raisons sérieuses de me voir ?

— Très sérieuses. Les pirogues des naturels nous entourent,et, dans quelques minutes, nous serons certainement assaillispar plusieurs centaines de sauvages.

— Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venusavec leurs pirogues ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.

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— Précisément, et je venais vous dire...

— Rien n’est plus facile », dit le capitaine Nemo.

Et, pressant un bouton électrique, il transmit un ordre auposte de l’équipage.

« Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après quelquesinstants. Le canot est en place, et les panneaux sont fermés.  Vous ne craignez pas, j’imagine, que ces messieurs défoncent

des murailles que les boulets de votre frégate n’ont pu entamer ?

— Non, capitaine, mais il existe encore un danger.

— Lequel, monsieur ?

— C’est que demain, à pareille heure, il faudra rouvrir lespanneaux pour renouveler l’air du Nautilus...

— Sans contredit, monsieur, puisque notre bâtiment respireà la manière des cétacés.

— Or, si à ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pas comment vous pourrez les empêcher d’entrer.

— Alors, monsieur, vous supposez qu’ils monteront à bord ?

— J’en suis certain.

— Eh bien, monsieur, qu’ils montent. Je ne vois aucuneraison pour les en empêcher. Au fond, ce sont de pauvresdiables, ces Papouas, et je ne veux pas que ma visite à l’îleGueboroar coûte la vie à un seul de ces malheureux ! »

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Cela dit, j’allais me retirer ; mais le capitaine Nemo meretint et m’invita à m’asseoir près de lui. Il me questionna avecintérêt sur nos excursions à terre, sur nos chasses, et n’eut pasl’air de comprendre ce besoin de viande qui passionnait le

Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et, sansêtre plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plusaimable.

Entre autres choses, nous en vînmes à parler de la situationdu  Nautilus, précisément échoué dans ce détroit, où Dumontd’Urville fut sur le point de se perdre. Puis à ce propos :

« Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de  vos plus intelligents navigateurs que ce d’Urville ! C’est votrecapitaine Cook, à vous autres, Français. Infortuné savant ! Avoir  bravé les banquises du pôle Sud, les coraux de l’Océanie, lescannibales du Pacifique, pour périr misérablement dans untrain de chemin de fer ! Si cet homme énergique a pu réfléchirpendant les dernières secondes de son existence, vous figurez- vous quelles ont dû être ses suprêmes pensées ! »

En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait ému, et jeporte cette émotion à son actif.

Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux dunavigateur français, ses voyages de circumnavigation, sa doubletentative au pôle Sud qui amena la découverte des terres Adélie

et Louis-Philippe, enfin ses levés hydrographiques desprincipales îles de l’Océanie.

« Ce que votre d’Urville a fait à la surface des mers, me dit lecapitaine Nemo, je l’ai fait à l’intérieur de l’Océan, et plusfacilement, plus complètement que lui. L’ Astrolabe et la  Zélée,incessamment ballottées par les ouragans, ne pouvaient valoirle  Nautilus, tranquille cabinet de travail, et véritablement

sédentaire au milieu des eaux !

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— Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point deressemblance entre les corvettes de Dumont d’Urville et le Nautilus.

— Lequel, monsieur ?

— C’est que le Nautilus s’est échoué comme elles !

— Le  Nautilus ne s’est pas échoué, monsieur, me réponditfroidement le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposersur le lit des mers, et les pénibles travaux, les manœuvres

qu’imposa à d’Urville le renflouage de ses corvettes, je ne lesentreprendrai pas. L’ Astrolabe et la  Zélée ont failli périr, maismon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, àl’heure dite, la marée le soulèvera paisiblement, et il reprendrasa navigation à travers les mers.

— Capitaine, dis-je, je ne doute pas....

— Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, àdeux heures quarante minutes du soir, le  Nautilus flottera etquittera sans avarie le détroit de Torrès. »

Ces paroles prononcées d’un ton très bref, le capitaineNemo s’inclina légèrement. C’était me donner congé, et jerentrai dans ma chambre.

Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître le résultat demon entrevue avec le capitaine.

« Mon garçon, répondis-je, lorsque j’ai eu l’air de croire queson  Nautilus était menace par les naturels de la Papouasie, lecapitaine m’a répondu très ironiquement. Je n’ai donc qu’unechose à dire : Aie confiance en lui, et va dormir en paix.

— Monsieur n’a pas besoin de mes services ?

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— Non, mon ami. Que fait Ned Land ?

— Que monsieur m’excuse, répondit Conseil, mais l’ami Nedconfectionne un pâté de kangaroo qui sera une merveille ! »

Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal.J’entendais le bruit des sauvages qui piétinaient sur la plate-forme en poussant des cris assourdissants. La nuit se passaainsi, et sans que l’équipage sortît de son inertie habituelle. Il nes’inquiétait pas plus de la présence de ces cannibales que les

soldats d’un fort blindé ne se préoccupent des fourmis quicourent sur son blindage.

 A six heures du matin, je me levai... Les panneaux n’avaientpas été ouverts. L’air ne fut donc pas renouvelé à l’intérieur,mais les réservoirs, chargés à toute occurrence, fonctionnèrent àpropos et lancèrent quelques mètres cubes d’oxygène dansl’atmosphère appauvrie du Nautilus.

Je travaillai dans ma chambre jusqu’à midi, sans avoir vu,même un instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire à bord aucun préparatif de départ.

J’attendis quelque temps encore, puis, je me rendis augrand salon. La pendule marquait deux heures et demie. Dansdix minutes, le flot devait avoir atteint son maximum de

hauteur, et, si le capitaine Nemo n’avait point fait une promessetéméraire, le  Nautilus serait immédiatement dégagé. Sinon,  bien des mois se passeraient avant qu’il pût quitter son lit decorail.

Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs sefirent bientôt sentir dans la coque du bateau. J’entendis grincersur son bordage les aspérités calcaires du fond corallien.

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 A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parutdans le salon.

« Nous allons partir, dit-il.

— Ah ! fis-je.

— J’ai donné l’ordre d’ouvrir les panneaux.

— Et les Papouas ?

— Les Papouas ? répondit le capitaine Nemo, haussantlégèrement les épaules.

— Ne vont-ils pas pénétrer à l’intérieur du Nautilus ?

— Et comment ?

— En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.

— Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaineNemo, on n’entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, mêmequand ils sont ouverts. »

Je regardai le capitaine.

« Vous ne comprenez pas ? me dit-il.

— Aucunement.

— Eh bien ! venez et vous verrez. »

Je me dirigeai vers l’escalier central. Là, Ned Land et

Conseil, très intrigués, regardaient quelques hommes de

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l’équipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris derage et d’épouvantables vociférations résonnaient au-dehors.

Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figureshorribles apparurent. Mais le premier de ces indigènes qui mitla main sur la rampe de l’escalier, rejeté en arrière par je ne saisquelle force invisible, s’enfuit, poussant des cris affreux etfaisant des gambades exorbitantes.

Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le mêmesort.

Conseil était dans l’extase. Ned Land, emporté par sesinstincts violents, s’élança sur l’escalier. Mais, dès qu’il eut saisila rampe à deux mains, il fut renversé à son tour.

« Mille diables ! s’écria-t-il. Je suis foudroyé ! »

Ce mot m’expliqua tout. Ce n’était plus une rampe, mais un

câble de métal, tout chargé de l’électricité du bord, quiaboutissait à la plate-forme. Quiconque la touchait ressentaitune formidable secousse, et cette secousse eût été mortelle, si lecapitaine Nemo eût lancé dans ce conducteur tout le courant deses appareils ! On peut réellement dire, qu’entre ses assaillantset lui, il avait tendu un réseau électrique que nul ne pouvaitimpunément franchir.

Cependant, les Papouas épouvantés avaient battu enretraite, affolés de terreur. Nous, moitié riants, nous consolionset frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme unpossédé.

Mais, en ce moment, le  Nautilus, soulevé par les dernièresondulations du flot, quitta son lit de corail à cette quarantièmeminute exactement fixée par le capitaine. Son hélice battit les

eaux avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s’accrut peu à

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peu, et, naviguant à la surface de l’Océan, il abandonna sain etsauf les dangereuses passes du détroit de Torrès.

XXIII ÆGRI SOMNIA 

Le jour suivant, 10 janvier, le  Nautilus reprit sa marcheentre deux eaux, mais avec une vitesse remarquable que je nepuis estimer à moins de trente-cinq milles à l’heure. La rapiditéde son hélice était telle que je ne pouvais ni suivre ses tours niles compter.

Quand je songeais que ce merveilleux agent électrique,après avoir donné le mouvement, la chaleur, la lumière au Nautilus, le protégeait encore contre les attaques extérieures, etle transformait en une arche sainte à laquelle nul profanateur netouchait sans être foudroyé, mon admiration n’avait plus de bornes, et de l’appareil, elle remontait aussitôt à l’ingénieur quil’avait créé.

Nous marchions directement vers l’ouest, et, le 11 janvier,nous doublâmes ce cap Wessel, situé par 135° de longitude etl0° de latitude nord, qui forme la pointe est du golfe deCarpentarie. Les récifs étaient encore nombreux, mais plusclairsemés, et relevés sur la carte avec une extrême précision. Le Nautilus évita facilement les brisants de Money à bâbord, et lesrécifs Victoria à tribord, placés par 1300 de longitude, et sur ce

dixième parallèle que nous suivions rigoureusement.

Le 13 janvier, le capitaine Nemo. arrivé dans la mer deTimor, avait connaissance de l’île de ce nom par 1220 delongitude. Cette île dont la superficie est de seize cent vingt-cinqlieues carrées est gouvernée par des radjahs. Ces princes sedisent fils de crocodiles, c’est-à-dire issus de la plus hauteorigine à laquelle un être humain puisse prétendre. Aussi, ces

ancêtres écailleux foisonnent dans les rivières de l’île, et sontl’objet d’une vénération particulière. On les protège, on les gâte,

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on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles enpâture, et malheur à l’étranger qui porte la main sur ces lézardssacrés.

Mais le  Nautilus n’eut rien à démêler avec ces vilainsanimaux. Timor ne fut visible qu’un instant, à midi, pendantque le second relevait sa position. Également, je ne fisqu’entrevoir cette petite île Rotti, qui fait partie du groupe, etdont les femmes ont une réputation de beauté très établie surles marchés malais.

  A partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude,s’infléchit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l’océan Indien.Où la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entraîner ?Remontrait-il vers les côtes de l’Asie ? Se rapprocherait-il desrivages de l’Europe ? Résolutions peu probables de la part d’unhomme qui fuyait les continents habités ? Descendrait-il donc vers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-Espérance, puis lecap Horn, et pousser au pôle antarctique ? Reviendrait-il enfin  vers ses mers du Pacifique, où son Nautilus trouvait unenavigation facile et indépendante ? L’avenir devait nousl’apprendre.

  Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d’Hibernia, deSeringapatam, de Scott, derniers efforts de l’élément solidecontre l’élément liquide, le 14 janvier, nous étions au-delà detoutes terres. La vitesse du Nautilus fut singulièrement ralentie,et, très capricieux dans ses allures, tantôt il nageait au milieudes eaux, et tantôt il flottait à leur surface.

Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fitd’intéressantes expériences sur les diverses températures de lamer à des couches différentes. Dans les conditions ordinaires,ces relevés s’obtiennent au moyen d’instruments assezcompliqués. dont les rapports sont au moins douteux, que cesoient des sondes thermométriques, dont les verres se brisentsouvent sous la pression des eaux, ou des appareils basés sur la

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 variation de résistance de métaux aux courants électriques. Cesrésultats ainsi obtenus ne peuvent être suffisamment contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-même chercher cettetempérature dans les profondeurs de la mer, et son

thermomètre, mis en communication avec les diverses nappesliquides, lui donnait immédiatement et sûrement le degrérecherché.

C’est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit endescendant obliquement au moyen de ses plans inclinés, le Nautilus atteignit successivement des profondeurs de trois,quatre, cinq, sept, neuf et dix mille mètres, et le résultat définitif de ces expériences fut que la mer présentait une températurepermanente de quatre degrés et demi, à une profondeur demille mètres, sous toutes les latitudes.

Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Lecapitaine Nemo y apportait une véritable passion. Souvent, jeme demandai dans quel but il faisait ces observations. Était-ceau profit de ces semblables ? Ce n’était pas probable, car, un jour ou l’autre, ses travaux devaient périr avec lui dans quelquemer ignorée ! A moins qu’il ne me destinât le résultat de sesexpériences. Mais c’était admettre que mon étrange voyageaurait un terme, et ce terme, je ne l’apercevais pas encore.

Quoi qu’il en soit, le capitaine Nemo me fit égalementconnaître divers chiffres obtenus par lui et qui établissaient lerapport des densités de l’eau dans les principales mers du globe.De cette communication, je tirai un enseignement personnel quin’avait rien de scientifique.

C’était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine, aveclequel je me promenais sur la plate-forme, me demanda si jeconnaissais les différentes densités que présentent les eaux de lamer. Je lui répondis négativement, et j’ajoutai que la sciencemanquait d’observations rigoureuses à ce sujet.

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« Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis enaffirmer la certitude.

— Bien, répondis-je, mais le  Nautilus est un monde à part,et les secrets de ses savants n’arrivent pas jusqu’à la terre.

— Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, aprèsquelques instants de silence. C’est un monde à part. Il est aussiétranger à la terre que les planètes qui accompagnent ce globeautour du soleil, et l’on ne connaîtra jamais les travaux dessavants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasarda lié nos deux existences, je puis vous communiquer le résultatde mes observations.

— Je vous écoute, capitaine.

— Vous savez, monsieur le professeur, que l’eau de mer estplus dense que l’eau douce, mais cette densité n’est pasuniforme. En effet, si je représente par un la densité de l’eau

douce, je trouve un vingt-huit millième pour les eaux del’Atlantique, un vingt-six millième pour les eaux du Pacifique,un trente-millième pour les eaux de la Méditerranée...

— Ah ! pensai-je, il s’aventure dans la Méditerranée ?

— Un dix-huit millième pour les eaux de la mer Ionienne, etun vingt-neuf millième pour les eaux de l’Adriatique. »

Décidément, le  Nautilus ne fuyait pas les mers fréquentéesde l’Europe, et j’en conclus qu’il nous ramènerait – peut-êtreavant peu vers des continents plus civilisés. Je pensai que NedLand apprendrait cette particularité avec une satisfaction trèsnaturelle.

Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent enexpériences de toutes sortes, qui portèrent sur les degrés de

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salure des eaux à différentes profondeurs, sur leur électrisation,sur leur coloration, sur leur transparence, et dans toutes cescirconstances, le capitaine Nemo déploya une ingéniosité qui nefut égalée que par sa bonne grâce envers moi. Puis, pendant

quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveaucomme isolé à son bord.

Le 16 janvier, le  Nautilus parut s’endormir à quelquesmètres seulement au-dessous de la surface des flots. Sesappareils électriques ne fonctionnaient pas, et son héliceimmobile le laissait errer au gré des courants. Je supposai quel’équipage s’occupait de réparations intérieures, nécessitées parla violence des mouvements mécaniques de la machine.

Mes compagnons et moi, nous fûmes alors témoins d’uncurieux spectacle. Les panneaux du salon étaient ouverts, etcomme le fanal du  Nautilus n’était pas en activité, une vagueobscurité régnait au milieu des eaux.

Le ciel orageux et couvert d’épais nuages ne donnait auxpremières couches de l’Océan qu’une insuffisante clarté.

J’observais l’état de la mer dans ces conditions, et les plusgros poissons ne m’apparaissaient plus que comme des ombresà peine figurées, quand le  Nautilus se trouva subitementtransporté en pleine lumière. Je crus d’abord que le fanal avaitété rallumé, et qu’il projetait son éclat électrique dans la masse

liquide. Je me trompais, et après une rapide observation, jereconnus mon erreur.

Le  Nautilus flottait au milieu d’une couchephosphorescente, qui dans cette obscurité devenaitéblouissante. Elle était produite par des myriades d’animalculeslumineux, dont l’étincellement s’accroissait en glissant sur lacoque métallique de l’appareil. Je surprenais alors des éclairs au

milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent été descoulées de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des

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masses métalliques portées au rouge blanc ; de telle sorte quepar opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombredans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir être  bannie. Non ! ce n’était plus l’irradiation calme de notre

éclairage habituel ! Il y avait là une vigueur et un mouvementinsolites ! Cette lumière, on la sentait vivante !

En effet, c’était une agglomération infinie d’infusoirespélagiens, de noctiluques miliaires, véritables globules de geléediaphane, pourvus d’un tentacule filiforme, et dont on a compté jusqu’à vingt-cinq mille dans trente centimètres cubes d’eau. Etleur lumière était encore doublée par ces lueurs particulièresaux méduses, aux astéries, aux aurélies, aux pholadesdattes, etautres zoophytes phosphorescents, imprégnés du graissin desmatières organiques décomposées par la mer, et peut-être dumucus secrète par les poissons.

Pendant plusieurs heures, le  Nautilus flotta dans ces ondes brillantes, et notre admiration s’accrut à voir les gros animauxmarins s’y jouer comme des salamandres. Je vis là, au milieu dece feu qui ne brûle pas, des marsouins élégants et rapides,infatigables clowns des mers, et des istiophores longs de troismètres, intelligents précurseurs des ouragans, dont leformidable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puisapparurent des poissons plus petits, des balistes variés, desscomberoïdes-sauteurs, des nasons-loups, et cent autres quizébraient dans leur course la lumineuse atmosphère.

Ce fut un enchantement que cet éblouissant spectacle !Peut-être quelque condition atmosphérique augmentait-ellel’intensité de ce phénomène ? Peut-être quelque orage sedéchaînait-il à la surface des flots ? Mais, à cette profondeur dequelques mètres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur, et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.

 Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelquemerveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes,

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ses articulés, ses mollusques, ses poissons. Les journéess’écoulaient rapidement, et je ne les comptais plus. Ned, suivantson habitude, cherchait à varier l’ordinaire du bord. Véritablescolimaçons, nous étions faits à notre coquille, et j’affirme qu’il

est facile de devenir un parfait colimaçon.

Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, etnous n’imaginions plus qu’il existât une vie différente à lasurface du globe terrestre, quand un événement vint nousrappeler à l’étrangeté de notre situation.

Le 18 janvier, le  Nautilus se trouvait par 105° de longitudeet 15° de latitude méridionale. Le temps était menaçant, la merdure et houleuse. Le vent soufflait de l’est en grande brise. Le  baromètre, qui baissait depuis quelques jours, annonçait uneprochaine lutte des éléments.

J’étais monté sur la plate-forme au moment où le secondprenait ses mesures d’angles horaires. J’attendais, suivant la

coutume, que la phrase quotidienne fût prononcée. Mais, ce  jour-là, elle fut remplacée par une autre phrase non moinsincompréhensible. Presque aussitôt, je vis apparaître lecapitaine Nemo, dont les yeux, munis d’une lunette, sedirigèrent vers l’horizon.

Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile,sans quitter le point enfermé dans le champ de son objectif.

Puis, il abaissa sa lunette, et échangea une dizaine de parolesavec son second. Celui-ci semblait être en proie à une émotionqu’il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plusmaître de lui, demeurait froid.

Il paraissait, d’ailleurs, faire certaines objections auxquellesle second répondait par des assurances formelles. Du moins, jele compris ainsi, à la différence de leur ton et de leurs gestes.

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Quant à moi, j’avais soigneusement regardé dans ladirection observée, sans rien apercevoir. Le ciel et l’eau seconfondaient sur une ligne d’horizon d’une parfaite netteté.

Cependant, le capitaine Nemo se promenait d’une extrémitéà l’autre de la plate-forme, sans me regarder, peut-être sans me voir. Son pas était assuré, mais moins régulier que d’habitude.11 s’arrêtait parfois, et les bras croisés sur la poitrine, ilobservait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immenseespace ? Le  Nautilus se trouvait alors à quelques centaines demilles de la côte la plus rapprochée.

Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinémentl’horizon, allant et venant, frappant du pied. contrastant avecson chef par son agitation nerveuse.

D’ailleurs, ce mystère allait nécessairement s’éclaircir, etavant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine,accroissant sa puissance propulsive, imprima à l’hélice une

rotation plus rapide.

En ce moment, le second attira de nouveau l’attention ducapitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiqué. Il l’observa longtemps. De mon côté, trèssérieusement intrigué, je descendis au salon, et j’en rapportaiune excellente longue-vue dont je me servais ordinairement.Puis, l’appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie à l’avant

de la plate-forme, je me disposai à parcourir toute la ligne duciel et de la mer.

Mais, mon œil ne s’était pas encore appliqué à l’oculaire,que l’instrument me fut vivement arraché des mains.

Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais  je ne le reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son

œil, brillant d’un feu sombre, se dérobait sous son sourcilfroncé. Ses dents se découvraient à demi. Son corps raide, ses

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poings fermés, sa tête retirée entre les épaules, témoignaient dela haine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeaitpas. Ma lunette tombée de sa main, avait roulé à ses pieds.

 Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitudede colère ? S’imaginait-il, cet incompréhensible personnage, que j’avais surpris quelque secret interdit aux hôtes du Nautilus ?

Non ! cette haine, je n’en étais pas l’objet, car il ne meregardait pas, et son œil restait obstinément fixé surl’impénétrable point de l’horizon.

Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de lui. Saphysionomie, si profondément altérée, reprit son calmehabituel. Il adressa à son second quelques mots en langueétrangère, puis il se retourna vers moi.

« Monsieur Aronnax, me dit-il d’un ton assez impérieux, jeréclame de vous l’observation de l’un des engagements qui vous

lient à moi.

— De quoi s’agit-il, capitaine ?

— Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous,  jusqu’au moment où je jugerai convenable de vous rendre laliberté.

— Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le regardantfixement. Mais puis-je vous adresser une question ?

— Aucune, monsieur. »

Sur ce mot, je n’avais pas à discuter, mais à obéir, puisquetoute résistance eût été impossible.

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Je descendis à la cabine qu’occupaient Ned Land et Conseil,et je leur fis part de la détermination du capitaine. Je laisse àpenser comment cette communication fut reçue par leCanadien. D’ailleurs, le temps manqua à toute explication.

Quatre hommes de l’équipage attendaient à la porte, et ils nousconduisirent à cette cellule où nous avions passé notre premièrenuit à bord du Nautilus.

Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur luipour toute réponse.

« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demandaConseil.

Je racontai à mes compagnons ce qui s’était passé. Ils furentaussi étonnés que moi, mais aussi peu avancés.

Cependant, j’étais plongé dans un abîme de réflexions, etl’étrange appréhension de la physionomie du capitaine Nemo ne

quittait pas ma pensée. J’étais incapable d’accoupler deux idéeslogiques, et je me perdais dans les plus absurdes hypothèses,quand je fus tiré de ma contention d’esprit par ces paroles deNed Land :

« Tiens ! le déjeuner est servi ! »

En effet, la table était préparée. Il était évident que le

capitaine Nemo avait donné cet ordre en même temps qu’ilfaisait hâter la marche du Nautilus.

« Monsieur me permettra-t-il de lui faire unerecommandation ? me demanda Conseil.

— Oui, mon garçon, répondis-je.

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— Eh bien ! que monsieur déjeune. C’est prudent, car nousne savons ce qui peut arriver.

— Tu as raison, Conseil.

— Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donné quele menu du bord.

— Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous donc, si ledéjeuner avait manqué totalement ! »

Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.

Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assezsilencieusement. Je mangeai peu. Conseil « se força », toujourspar prudence, et Ned Land, quoi qu’il en eût, ne perdit pas uncoup de dent. Puis, le déjeuner terminé, chacun de nous s’accotadans son coin.

En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellules’éteignit et nous laissa dans une obscurité profonde. Ned Landne tarda pas à s’endormir, et, ce qui m’étonna, Conseil se laissaaller aussi à un lourd assoupissement. Je me demandais ce quiavait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin de sommeil,quand je sentis mon cerveau s’imprégner d’une épaisse torpeur.Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermèrent malgré moi.J’étais en proie à une hallucination douloureuse. Évidemment,

des substances soporifiques avaient été mêlées aux aliments quenous venions de prendre ! Ce n’était donc pas assez de la prisonpour nous dérober les projets du capitaine Nemo, il fallaitencore le sommeil !

J’entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulationsde la mer qui provoquaient un léger mouvement de roulis,cessèrent. Le  Nautilus avait-il donc quitté la surface de

l’Océan ? Était-il rentré dans la couche immobile des eaux ?

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Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Marespiration s’affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mesmembres alourdis et comme paralysés. Mes paupières, véritables calottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Je ne pusles soulever. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations,s’empara de tout mon être. Puis, les visions disparurent, et melaissèrent dans un complet anéantissement.

XXIV LE ROYAUME DU CORAIL

Le lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée.  A ma grande surprise, j’étais dans ma chambre. Mescompagnons. sans doute, avaient été réintégrés dans leurcabine, sans qu’ils s’en fussent aperçus plus que moi. Ce quis’était passé pendant cette nuit, ils l’ignoraient comme jel’ignorais moi-même, et pour dévoiler ce mystère, je necomptais que sur les hasards de l’avenir.

Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais-je encore unefois libre ou prisonnier ? Libre entièrement. J’ouvris la porte, jepris par les coursives, je montai l’escalier central. Les panneaux,fermés la veille, étaient ouverts. J’arrivai sur la plate-forme.

Ned Land et Conseil m’y attendaient. Je les interrogeai. Ilsne savaient rien. Endormis d’un sommeil pesant qui ne leur

laissait aucun souvenir, ils avaient été très surpris de seretrouver dans leur cabine.

Quant au  Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieuxcomme toujours. Il flottait à la surface des flots sous une alluremodérée. Rien ne semblait changé à bord.

Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle était

déserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau à l’horizon, ni

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  voile, ni terre. Une brise d’ouest soufflait bruyamment, et delongues lames, échevelées par le vent, imprimaient à l’appareilun très sensible roulis.

Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se maintint à uneprofondeur moyenne de quinze mètres, de manière à pouvoirrevenir promptement à la surface des flots. Opération qui,contre l’habitude, fut pratiquée plusieurs fois, pendant cette  journée du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumée retentissait à l’intérieur dunavire.

Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord,  je ne vis que l’impassible stewart, qui me servit avec sonexactitude et son mutisme ordinaires.

  Vers deux heures, j’étais au salon. occupé à classer mesnotes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Ilme rendit un salut presque imperceptible, sans m’adresser la

parole. Je me remis à mon travail, espérant qu’il me donneraitpeut-être des explications sur les événements qui avaientmarqué la nuit précédente. Il n’en fit rien. Je le regardai. Safigure me parut fatiguée ; ses yeux rougis n’avaient pas étérafraîchis par le sommeil ; sa physionomie exprimait unetristesse profonde, un réel chagrin. Il allait et venait, s’asseyaitet se relevait, prenait un livre au hasard, l’abandonnait aussitôt.consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, etsemblait ne pouvoir tenir un instant en place.

Enfin, il vint vers moi et me dit :

« Etes-vous médecin, monsieur Aronnax ? »

Je m’attendais si peu à cette demande, que je le regardaiquelque temps sans répondre.

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« Etes-vous médecin ? répéta-t-il. Plusieurs de vos collèguesont fait leurs études de médecine, Gratiolet, Moquin-Tandon etautres.

— En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hôpitaux.J’ai pratiqué pendant plusieurs années avant d’entrer auMuséum.

— Bien, monsieur. »

Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo.

Mais ne sachant où il en voulait venir, j’attendis de nouvellesquestions, me réservant de répondre suivant les circonstances.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vousà donner vos soins à l’un de mes hommes ?

— Vous avez un malade ?

— Oui.

— Je suis prêt à vous suivre.

— Venez. »

J’avouerai que mon cœur battait. Je ne sais pourquoi je

 voyais une certaine connexité entre cette maladie d’un hommede l’équipage et les événements de la veille, et ce mystère mepréoccupait au moins autant que le malade.

Le capitaine Nemo me conduisit à l’arrière du  Nautilus, etme fit entrer dans une cabine située près du poste des matelots.

Là, sur un lit, reposait un homme d’une quarantaine

d’années, à figure énergique, vrai type de l’Anglo-Saxon.

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Je me penchai sur lui. Ce n’était pas seulement un malade,c’était un blessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants,reposait sur un double oreiller. Je détachai ces linges, et le blessé, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sansproférer une seule plainte.

La blessure était horrible. Le crâne, fracassé par uninstrument contondant, montrait la cervelle à nu, et lasubstance cérébrale avait subi une attrition profonde. Descaillots sanguins s’étaient formés dans la masse diffluente, quiaffectait une couleur lie de vin. Il y avait eu à la fois contusion etcommotion du cerveau. La respiration du malade était lente, etquelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient saface. La phlegmasie cérébrale était complète et entraînait laparalysie du sentiment et du mouvement.

Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Lesextrémités du corps se refroidissaient déjà, et je vis que la morts’approchait, sans qu’il me parût possible de l’enrayer. Aprèsavoir pansé ce malheureux, je rajustai les linges de sa tête, et jeme retournai vers le capitaine Nemo.

« D’où vient cette blessure ? Lui demandai-je.

— Qu’importe ! répondit évasivement le capitaine. Un chocdu Nautilus a brisé un des leviers de la machine, qui a frappé cet

homme. Mais votre avis sur son état ? »

J’hésitais à me prononcer.

« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet hommen’entend pas le français. »

Je regardai une dernière fois le blessé, puis je répondis :

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« Cet homme sera mort dans deux heures.

— Rien ne peut le sauver ?

— Rien. »

La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmesglissèrent de ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.

Pendant quelques instants, j’observai encore ce mourantdont la vie se retirait peu à peu. Sa pâleur s’accroissait encore

sous l’éclat électrique qui baignait son lit de mort. Je regardaissa tête intelligente. sillonnée de rides prématurées, que lemalheur, la misère peut-être. avaient creusées depuislongtemps. Je cherchais à surprendre le secret de sa vie dans lesdernières paroles échappées à ses lèvres !

« Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax », me dit lecapitaine Nemo.

Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et jeregagnai ma chambre. très ému de cette scène. Pendant toute la  journée, je fus agité de sinistres pressentiments. La nuit, jedormis mal, et, entre mes songes fréquemment interrompus, jecrus entendre des soupirs lointains et comme une psalmodiefunèbre. Était-ce la prière des morts, murmurée dans cettelangue que je ne savais comprendre ?

Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaineNemo m’y avait précédé. Dès qu’il m’aperçut. il vint à moi.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il defaire aujourd’hui une excursion sous-marine ?

— Avec mes compagnons ? demandai-je.

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— Si cela leur plaît.

— Nous sommes à vos ordres, capitaine.

— Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres. »

Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignisNed Land et Conseil. Je leur fis connaître la proposition ducapitaine Nemo. Conseil s’empressa d’accepter, et, cette fois, leCanadien se montra très disposé à nous suivre.

Il était huit heures du matin. A huit heures et demie, nousétions vêtus pour cette nouvelle promenade, et munis des deuxappareils d’éclairage et de respiration. La double porte futouverte, et, accompagnés du capitaine Nemo que suivaient unedouzaine d’hommes de l’équipage, nous prenions pied à uneprofondeur de dix mètres sur le sol ferme où reposait le Nautilus.

Une légère pente aboutissait à un fond accidenté. par quinze brasses de profondeur environ. Ce fond différait complètementde celui que j’avais visité pendant ma première excursion sousles eaux de l’Océan Pacifique. Ici, point de sable fin, point deprairies sous-marines, nulle forêt pélagienne. Je reconnusimmédiatement cette région merveilleuse dont, ce jour-là, lecapitaine Nemo nous faisait les honneurs. C’était le royaume ducorail.

Dans l’embranchement des zoophytes et dans la classe desalcyonnaires, on remarque l’ordre des gorgonaires qui renfermeles trois groupes des gorgoniens, des isidiens et des coralliens.C’est à ce dernier qu’appartient le corail, curieuse substance quifut tour à tour classée dans les règnes minéral, végétal etanimal. Remède chez les anciens, bijou chez les modernes, cefut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea

définitivement dans le règne animal.

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Le corail est un ensemble d’animalcules, réunis sur unpolypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont ungénérateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ilspossèdent une existence propre, tout en participant à la vie

commune. C’est donc une sorte de socialisme naturel. Jeconnaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte,qui se minéralise tout en s’arborisant, suivant la très justeobservation des naturalistes, et rien ne pouvait être plusintéressant pour moi que de visiter l’une de ces forêts pétrifiéesque la nature a plantées au fond des mers.

Les appareils Rumhkorff furent mis en activité, et noussuivîmes un banc de corail en voie de formation, qui, le tempsaidant, fermera un jour cette portion de l’océan indien. La routeétait bordée d’inextricables buissons formés parl’enchevêtrement d’arbrisseaux que couvraient de petites fleursétoilées à rayons blancs. Seulement, à l’inverse des plantes de laterre, ces arborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaienttoutes de haut en bas.

La lumière produisait mille effets charmants en se jouant aumilieu de ces ramures si vivement colorées. Il me semblait voirces tubes membraneux et cylindriques trembler sousl’ondulation des eaux. J’étais tenté de cueillir leurs fraîchescorolles ornées de délicats tentacules, les unes nouvellementépanouies, les autres naissant à peine, pendant que de légerspoissons, aux rapides nageoires, les effleuraient en passantcomme des volées d’oiseaux. Mais, si ma main s’approchait de

ces fleurs vivantes, de ces sensitives animées, aussitôt l’alerte semettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraient dansleurs étuis rouges, les fleurs s’évanouissaient sous mes regards,et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.

Le hasard m’avait mis là en présence des plus précieuxéchantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se pêchedans la Méditerranée, sur les côtes de France, d’Italie et de

Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces noms poétiques de

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 fleur de sang et d’écume de sang que le commerce donne à sesplus beaux produits. Le corail se vend jusqu’à cinq cents francsle kilogramme, et en cet endroit, les couches liquidesrecouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette

précieuse matière, souvent mélangée avec d’autres polypiers,formait alors des ensembles compacts et inextricables appelés« macciota », et sur lesquels je remarquai d’admirablesspécimens de corail rose.

Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisationsgrandirent. De véritables taillis pétrifiés et de longues travéesd’une architecture fantaisiste s’ouvrirent devant nos pas. Lecapitaine Nemo s’engagea sous une obscure galerie dont lapente douce nous conduisit à une profondeur de cent mètres. Lalumière de nos serpentins produisait parfois des effetsmagiques, en s’accrochant aux rugueuses aspérités de cesarceaux naturels et aux pendentifs disposés comme des lustres,qu’elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseauxcoralliens, j’observai d’autres polypes non moins curieux, desmélites, des iris aux ramifications articulées, puis quelques

touffes de corallines, les unes vertes, les autres rouges,  véritables algues encroûtées dans leurs sels calcaires, que lesnaturalistes, après longues discussions, ont définitivementrangées dans le règne végétal. Mais, suivant la remarque d’unpenseur, « c’est peut-être là le point réel où la vie obscurémentse soulève du sommeil de pierre, sans se détacher encore de cerude point de départ ».

Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteintune profondeur de trois cents mètres environ, c’est-à-dire lalimite extrême sur laquelle le corail commence à se former.Mais là, ce n’était plus le buisson isolé, ni le modeste taillis de  basse futaie. C’était la forêt immense, les grandes végétationsminérales, les énormes arbres pétrifiés, réunis par desguirlandes d’élégantes plumarias, ces lianes de la mer, toutesparées de nuances et de reflets. Nous passions librement sous

leur haute ramure perdue dans l’ombre des flots, tandis qu’ànos pieds, les tubipores, les méandrines, les astrées, les fongies,

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les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, semé de gemmeséblouissantes.

Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nouscommuniquer nos sensations ! Pourquoi étions-nousemprisonnés sous ce masque de métal et de verre ! Pourquoi lesparoles nous étaient-elles interdites de l’un à l’autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peuplent leliquide élément, ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui,pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gré de leurcaprice, le double domaine de la terre et des eaux !

Cependant, le capitaine Nemo s’était arrêté. Mescompagnons et mol nous suspendîmes notre marche, et, meretournant, je vis que ses hommes formaient un demi-cercleautour de leur chef. En regardant avec plus d’attention, j’observai que quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules unobjet de forme oblongue.

Nous occupions, en cet endroit. Le centre d’une vasteclairière, entourée par les hautes arborisations de la forêt sous-marine. Nos lampes projetaient sur cet espace une sorte declarté crépusculaire qui allongeait démesurément les ombressur le sol. A la limite de la clairière, l’obscurité redevenaitprofonde, et ne recueillait que de petites étincelles retenues parles vives arêtes du corail.

Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions,et il me vint à la pensée que j’allais assister a une scène étrange.En observant le sol, je vis qu’il était gonflé, en de certainspoints, par de légères extumescences encroûtées de dépôtscalcaires, et disposées avec une régularité qui trahissait la mainde l’homme.

  Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocs

grossièrement entassés, se dressait une croix de corail, quiétendait ses longs bras qu’on eût dit faits d’un sang pétrifié.

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Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommess’avança, et à quelques pieds de la croix, il commença à creuserun trou avec une pioche qu’il détacha de sa ceinture.

Je compris tout ! Cette clairière c’était un cimetière, ce trou,une tombe, cet objet oblong, le corps de l’homme mort dans lanuit ! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leurcompagnon dans cette demeure commune, au fond de cetinaccessible Océan !

Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point ! Jamaisidées plus impressionnantes n’envahirent mon cerceau ! Je ne voulais pas voir ce que voyait mes yeux !

Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissonsfuyaient çà et là leur retraite troublée. J’entendais résonner, surle sol calcaire, le fer du pic qui étincelait parfois en heurtantquelque silex perdu au fond des eaux. Le trou s’allongeait,

s’élargissait, et bientôt il fut assez profond pour recevoir lecorps.

 Alors, les porteurs s’approchèrent. Le corps, enveloppé dansun tissu de byssus blanc, descendit dans sa humide tombe. Lecapitaine Nemo, les bras croisés sur la poitrine, et tous les amisde celui qui les avait aimés s’agenouillèrent dans l’attitude de laprière... Mes deux compagnons et moi, nous nous étions

religieusement inclinés.

La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, quiformèrent un léger renflement.

Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes seredressèrent ; puis, se rapprochant de la tombe, tous fléchirentencore le genou, et tous étendirent leur main en signe de

suprême adieu...

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  Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus,repassant sous les arceaux de la forêt, au milieu des taillis, lelong des buissons de corail, et toujours montant.

Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineusenous guida jusqu’au  Nautilus. A une heure, nous étions deretour.

Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur laplate-forme, et, en proie à une terrible obsession d’idées, j’allai

m’asseoir près du fanal.

Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :

« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dans lanuit ?

— Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.

— Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans cecimetière de corail ?

— Oui, oubliés de tous, mais non de nous ! Nous creusons latombe, et les polypes se chargent d’y sceller nos morts pourl’éternité ! »

Et cachant d’un geste brusque son visage dans ses mainscrispées, le capitaine essaya vainement de comprimer unsanglot. Puis il ajouta :

« C’est là notre paisible cimetière, à quelques centaines depieds au-dessous de la surface des flots !

— Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine,hors de l’atteinte des requins !

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— Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo,des requins et des hommes ! »

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DEUXIÈME PARTIE

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IL'OCÉAN INDIEN

Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers.La première s’est terminée sur cette émouvante scène ducimetière de corail qui a laissé dans mon esprit une impressionprofonde. Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie ducapitaine Nemo se déroulait tout entière, et il n’était pas jusqu’àsa tombe qu’il n’eût préparée dans le plus impénétrable de sesabîmes. Là, pas un des monstres de l’Océan ne viendraittroubler le dernier sommeil de ces hôtes du  Nautilus, de cesamis, rivés les uns aux autres, dans la mort aussi bien que dansla vie ! « Nul homme, non plus ! » avait ajouté le capitaine.

Toujours cette même défiance, farouche, implacable, enversles sociétés humaines !

Pour moi, je ne me contentais plus des hypothèses quisatisfaisaient Conseil. Ce digne garçon persistait à ne voir dans

le commandant du Nautilus qu’un de ces savants méconnus quirendent à l’humanité mépris pour indifférence. C’était encorepour lui un génie incompris qui, las des déceptions de la terre,avait dû se réfugier dans cet inaccessible milieu où ses instinctss’exerçaient librement. Mais, à mon avis, cette hypothèsen’expliquait qu’un des cotes du capitaine Nemo.

En effet, le mystère de cette dernière nuit pendant laquelle

nous avions été enchaînés dans la prison et le sommeil, laprécaution si violemment prise par le capitaine d’arracher demes yeux la lunette prête à parcourir l’horizon, la blessuremortelle de cet homme due à un choc inexplicable du  Nautilus,tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaineNemo ne se contentait pas de fuir les hommes ! Son formidableappareil servait non seulement ses instincts de liberté, maispeut-être aussi les intérêts de je ne sais quelles terribles

représailles.

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En ce moment, rien n’est évident pour moi, je n’entrevoisencore dans ces ténèbres que des lueurs, et je dois me borner àécrire, pour ainsi dire, sous la dictée des événements.

D’ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait ques’échapper du  Nautilus est impossible. Nous ne sommes pasmême prisonniers sur parole. Aucun engagement d’honneur nenous enchaîne. Nous ne sommes que des captifs, que desprisonniers déguisés sous le nom d’hôtes par un semblant decourtoisie. Toutefois, Ned Land n’a pas renoncé à l’espoir derecouvrer sa liberté. Il est certain qu’il profitera de la premièreoccasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans doute.Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regret que j’emporterai ce que la générosité du capitaine nous aura laissépénétrer des mystères du Nautilus ! Car enfin, faut-il haïr cethomme ou l’admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Etpuis, pour être franc, je voudrais. avant de l’abandonner à jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marindont les débuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observé lacomplète série des merveilles entassées sous les mers du globe.

Je voudrais avoir vu ce que nul homme n’a vu encore, quand jedevrais payer de ma vie cet insatiable besoin d’apprendre !Qu’ai-je découvert jusqu’ici ? Rien, ou presque rien, puisquenous n’avons encore parcouru que six mille lieues à travers lePacifique !

Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terreshabitées, et que, si quelque chance de salut s’offre à nous, il

serait cruel de sacrifier mes compagnons à ma passion pourl’inconnu. Il faudra les suivre, peut-être même les guider. Maiscette occasion se présentera-t-elle jamais ? L’homme privé parla force de son libre arbitre la désire, cette occasion, mais lesavant, le curieux, la redoute.

Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendre lahauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j’allumai un

cigare, et je suivis l’opération. Il me parut évident que cet

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homme ne comprenait pas le français, car plusieurs fois je fis à voix haute des réflexions qui auraient dû lui arracher quelquesigne involontaire d’attention, s’il les eût comprises, mais ilresta impassible et muet.

Pendant qu’il observait au moyen du sextant. un desmatelots du  Nautilus cet homme vigoureux qui nous avaitaccompagnés lors de notre première excursion sous-marine àl’île Crespo vint nettoyer les vitres du fanal. J’examinai alorsl’installation de cet appareil dont la puissance était centupléepar des anneaux lenticulaires disposés comme ceux des phares,et qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampeélectrique était combinée de manière à donner tout son pouvoiréclairant. Sa lumière, en effet, se produisait dans le vide, ce quiassurait à la fois sa régularité et son intensité. Ce videéconomisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles sedéveloppe l’arc lumineux. Économie importante pour lecapitaine Nemo, qui n’aurait pu les renouveler aisément. Mais,dans ces conditions, leur usure était presque insensible.

Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marche sous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux se refermèrent,et la route fut donnée directement à l’ouest.

Nous sillonnions alors les flots de l’océan Indien, vasteplaine liquide d’une contenance de cinq cent cinquante millionsd’hectares, et dont les eaux sont si transparentes qu’ellesdonnent le vertige à qui se penche à leur surface. Le  Nautilus y flottait généralement entre cent et deux cents mètres deprofondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A tout autreque moi, pris d’un immense amour de la mer, les heures eussentsans doute paru longues et monotones ; mais ces promenadesquotidiennes sur la plate-forme où je me retrempais dans l’air vivifiant de l’Océan, le spectacle de ces riches eaux à travers les  vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothèque, larédaction de mes mémoires, employaient tout mon temps et ne

me laissaient pas un moment de lassitude ou d’ennui.

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Notre santé à tous se maintenait dans un état trèssatisfaisant. Le régime du bord nous convenait parfaitement, etpour mon compte, je me serais bien passé des variantes que NedLand, par esprit de protestation, s’ingéniait à y apporter. Deplus, dans cette température constante, il n’y avait pas même unrhume à craindre. D’ailleurs, ce madréporaire Dendrophyllée,connu en Provence sous le nom de « Fenouil de mer », et dont ilexistait une certaine réserve à bord, eût fourni avec la chairfondante de ses polypes une pâte excellente contre la toux.

Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantitéd’oiseaux aquatiques, palmipèdes, mouettes ou goélands.Quelques-uns furent adroitement tués, et, préparés d’unecertaine façon, ils fournirent un gibier d’eau très acceptable.Parmi les grands voiliers, emportés à de longues distances detoutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du vol,  j’aperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme un  braiement d’âne, oiseaux qui appartiennent à la famille deslongipennes. La famille des totipalmes était représentée par des

frégates rapides qui pêchaient prestement les poissons de lasurface, et par de nombreux phaétons ou paille-en-queue, entreautres, ce phaéton à brins rouges, gros comme un pigeon, etdont le plumage blanc est nuancé de tons roses qui font valoir lateinte noire des ailes.

Les filets du  Nautilus rapportèrent plusieurs sortes detortues marines, du genre caret, à dos bombé, et dont l’écailleest très estimée. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuventse maintenir longtemps sous l’eau en fermant la soupapecharnue située à l’orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu’on les prit, dormaient encore dans leurcarapace, à l’abri des animaux marins. La chair de ces tortuesétait généralement médiocre, mais leurs œufs formaient unrégal excellent.

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Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notreadmiration, quand nous surprenions à travers les panneauxouverts les secrets de leur vie aquatique. Je remarquai plusieursespèces qu’il ne m’avait pas été donné d’observer jusqu’alors.

Je citerai principalement des ostracions particuliers à lamer Rouge, à la mer des Indes et à cette partie de l’Océan qui  baigne les côtes de l’Amérique équinoxiale. Ces poissons,comme les tortues, les tatous, les oursins, les crustacés, sontprotégés par une cuirasse qui n’est ni crétacée, ni pierreuse,mais véritablement osseuse. Tantôt, elle affecte la forme d’unsolide triangulaire, tantôt la forme d’un solide quadrangulaire.Parmi les triangulaires, j’en notai quelques-uns d’une longueurd’un demi-décimètre, d’une chair salubre, d’un goût exquis, bruns à la queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommandel’acclimatation même dans les eaux douces, auxquellesd’ailleurs un certain nombre de poissons de mer s’accoutumentaisément. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires.surmontés sur le dos de quatre gros tubercules : des ostracionsmouchetés de points blancs sous la partie inférieure du corps,

qui s’apprivoisent comme des oiseaux ; des trigones, pourvusd’aiguillons formés par la prolongation de leur croûte osseuse,et auxquels leur singulier grognement a valu le surnom de« cochons de mer » ; puis des dromadaires à grosses bosses enforme de cône, dont la chair est dure et coriace.

Je relève encore sur les notes quotidiennes tenues parmaître Conseil certains poissons du genre tétrodons,

particuliers à ces mers, des spenglériens au dos rouge, à lapoitrine blanche, qui se distinguent par trois rangéeslongitudinales de filaments, et des électriques, longs de septpouces, parés des plus vives couleurs. Puis, comme échantillonsd’autres genres, des ovoïdes semblables à un œuf d’un brunnoir, sillonnés de bandelettes blanches et dépourvus de queue ;des diodons. véritables porcs-épics de la mer, munis d’aiguillonset pouvant se gonfler de manière à former une pelote hérissée

de dards ; des hippocampes communs à tous les océans ; despégases volants, à museau allongé, auxquels leurs nageoires

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pectorales, très étendues et disposées en forme d’ailes,permettent sinon de voler, du moins de s’élancer dans les airs ;des pigeons spatulés, dont la queue est couverte de nombreuxanneaux écailleux ; des macrognathes à longue mâchoire,

excellents poissons longs de vingt-cinq centimètres et brillantsdes plus agréables couleurs ; des calliomores livides, dont la têteest rugueuse ; des myriades de blennies-sauteurs, rayés de noir,aux longues nageoires pectorales, glissant à la surface des eauxavec une prodigieuse vélocité ; de délicieux vélifères, quipeuvent hisser leurs nageoires comme autant de voilesdéployées aux courants favorables ; des kurtes splendides,auxquels la nature a prodigué le jaune, le bleu céleste, l’argent et

l’or ; des trichoptères, dont les ailes sont formées de filaments ;des cottes, toujours maculées de limon, qui produisent uncertain bruissement ; des trygles, dont le foie est considérécomme poison ; des bodians, qui portent sur les yeux uneœillère mobile ; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, véritables gobe-mouches de l’Océan, armés d’un fusil que n’ontprévu ni les Chassepot ni les Remington, et qui tuent lesinsectes en les frappant d’une simple goutte d’eau.

Dans le quatre-vingt-neuvième genre des poissons classéspar Lacépède, qui appartient à la seconde sous-classe desosseux, caractérisés par un opercule et une membrane  bronchiale, je remarquai la scorpène, dont la tête est garnied’aiguillons et qui ne possède qu’une seule nageoire dorsale ;ces animaux sont revêtus ou privés de petites écailles, suivant lesous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous

donna des échantillons de dydactyles longs de trois à quatredécimètres, rayés de jaune, mais dont la tête est d’un aspectfantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plusieursspécimens de ce poisson bizarre justement surnommé« crapaud de mer », poisson à tête grande, tantôt creusée desinus profonds, tantôt boursouflée de protubérances ; hérisséd’aiguillons et parsemé de tubercules, il porte des cornesirrégulières et hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de

callosités ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il estrépugnant et horrible.

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Du 21 au 23 janvier, le  Nautilus marcha à raison de deuxcent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinq centquarante milles, ou vingt-deux milles à l’heure.

Si nous reconnaissions au passage les diverses variétés depoissons, c’est que ceux-ci, attirés par l’éclat électrique,cherchaient à nous accompagner ; la plupart, distancés par cette  vitesse, restaient bientôt en arrière ; quelques-uns cependantparvenaient à se maintenir pendant un certain temps dans leseaux du Nautilus.

Le 24 au matin, par 12°5’de latitude sud et 94°33’delongitude, nous eûmes connaissance de l’île Keeling,soulèvement madréporique planté de magnifiques cocos, et quifut visitée par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le  Nautilus prolongea à peu de distance les accores de cette île déserte. Sesdragues rapportèrent de nombreux échantillons de polypes etd’échinodermes, et des tests curieux de l’embranchement desmollusques. Quelques précieux produits de l’espèce desdauphinules accrurent les trésors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astrée punctifère, sorte de polypier parasite souventfixé sur une coquille.

Bientôt l’île Keeling disparut sous l’horizon, et la route futdonnée au nord-ouest vers la pointe de la péninsule indienne.

« Des terres civilisées, me dit ce jour-là Ned Land. Cela  vaudra mieux que ces îles de la Papouasie, où l’on rencontreplus de sauvages que de chevreuils ! Sur cette terre indienne,monsieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des  villes anglaises, françaises et indoues. On ne ferait pas cinqmilles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que lemoment n’est pas venu de brûler la politesse au capitaineNemo ?

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— Non. Ned, non, répondis-je d’un ton très déterminé.Laissons courir, comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche des continents habités. Il revient versl’Europe, qu’il nous y conduise. Une fois arrivés dans nos mers,

nous verrons ce que la prudence nous conseillera de tenter.D’ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nouspermette d’aller chasser sur les côtes du Malabar ou deCoromandel comme dans les forêts de la Nouvelle-Guinée.

— Eh bien ! monsieur, ne peut-on se passer de sapermission ? »

Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j’avais à cœur d’épuiser jusqu’au bout les hasards de ladestinée qui m’avait jeté à bord du Nautilus.

  A partir de l’île Keeling, notre marche se ralentitgénéralement. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraînasouvent à de grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage

des plans inclinés que des leviers intérieurs pouvaient placerobliquement à la ligne de flottaison. Nous allâmes ainsi jusqu’àdeux et trois kilomètres, mais sans jamais avoir vérifié lesgrands fonds de cette mer indienne que des sondes de treizemille mètres n’ont pas pu atteindre. Quant à la température des  basses couches, le thermomètre indiqua toujoursinvariablement quatre degrés au-dessus de zéro. J’observaiseulement que, dans les nappes supérieures, l’eau était toujoursplus froide sur les hauts fonds qu’en pleine mer.

Le 25 janvier, l’Océan étant absolument désert, le  Nautilus passa la journée à sa surface, battant les flots de sa puissantehélice et les faisant rejaillir à une grande hauteur. Comment,dans ces conditions, ne l’eût-on pas pris pour un cétacégigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journée sur laplate-forme. Je regardais la mer. Rien à l’horizon, si ce n’est,  vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dansl’ouest à contrebord. Sa mâture fut visible un instant, mais il ne

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pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l’eau. Je pensai quece bateau à vapeur appartenait à la ligne péninsulaire etorientale qui fait le service de l’île de Ceyland à Sydney, entouchant à la pointe du roi George et à Melbourne.

 A cinq heures du soir. avant ce rapide crépuscule qui lie le  jour à la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nousfûmes émerveillés par un curieux spectacle.

Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant lesanciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée,Pline, Oppien, avaient étudié ses goûts et épuisé à son égardtoute la poétique des savants de la Grèce et de l’Italie. Ilsl’appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n’apas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenantconnu sous le nom d’Argonaute.

Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave garçon quel’embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que

la première classe, celle des céphalopodes dont les sujets sonttantôt nus, tantôt testacés, comprend deux familles, celles desdibranchiaux et des tétrabranchiaux, qui se distinguent par lenombre de leurs branches : que la famille des dibranchiauxrenferme trois genres, l’argonaute, le calmar et la seiche, et quela famille des tétrabranchiaux n’en contient qu’un seul, lenautile. Si après cette nomenclature. un esprit rebelle eûtconfondu l’argonaute, qui est acétabulifère, c’est-à-dire porteurde ventouses, avec le nautile, qui est tentaculifère, c’est-à-direporteur de tentacules, il aurait été sans excuse.

Or, c’était une troupe de ces argonautes qui voyageait alorsà la surface de l’Océan. Nous pouvions en compter plusieurscentaines. Ils appartenaient à l’espèce des argonautes tuberculésqui est spéciale aux mers de l’Inde.

Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyende leur tube locomoteur en chassant par ce tube l’eau qu’ils

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avaient aspirée. De leurs huit tentacules. six. allongés etamincis. flottaient sur l’eau, tandis que les deux autres. arrondisen palmes, se tendaient au vent comme une voile légère. Je  voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que

Cuvier compare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateau en effet. Il transporte l’animal qui l’a sécrété, sans quel’animal y adhère.

« L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je àConseil, mais il ne la quitte jamais.

— Ainsi fait le capitaine Nemo. répondit judicieusementConseil. C’est pourquoi il eût mieux fait d’appeler son navirel’Argonaute. »

Pendant une heure environ. Le  Nautilus flotta au milieu decette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les pritsoudain. Comme à un signal, toutes les voiles furent subitementamenées ; les bras se replièrent, les corps se contractèrent. Les

coquilles se renversant changèrent leur centre de gravité, ettoute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantané, et  jamais navires d’une escadre ne manœuvrèrent avec plusd’ensemble.

En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, àpeine soulevées par la brise, s’allongèrent paisiblement sous lesprécintes du Nautilus.

Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l’Équateur sur lequatre-vingt-deuxième méridien, et nous rentrions dansl’hémisphère boréal.

Pendant cette journée, une formidable troupe de squalesnous fit cortège. Terribles animaux qui pullulent dans ces merset les rendent fort dangereuses. C’étaient des squales philipps

au dos brun et au ventre blanchâtre armés de onze rangées dedents, des squales œillés dont le cou est marqué d’une grande

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tache noire cerclée de blanc qui ressemble à un œil. des squalesisabelle à museau arrondi et semé de points obscurs. Souvent,ces puissants animaux se précipitaient contre la vitre du salonavec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possédait plus

alors. Il voulait remonter à la surface des flots et harponner cesmonstres, surtout certains squales émissoles dont la gueule estpavée de dents disposées comme une mosaïque, et de grandssquales tigrés, longs de cinq mètres, qui le provoquaient avecune insistance toute particulière. Mais bientôt le  Nautilus,accroissant sa vitesse, laissa facilement en arrière les plusrapides de ces requins.

Le 27 janvier, à l’ouvert du vaste golfe du Bengale, nousrencontrâmes à plusieurs reprises, spectacle sinistre ! descadavres qui flottaient à la surface des flots. C’étaient les mortsdes villes indiennes. charriés par le Gange jusqu’à la haute mer,et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n’avaientpas achevé de dévorer. Mais les squales ne manquaient pas pourles aider dans leur funèbre besogne.

  Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi immergénavigua au milieu d’une mer de lait. A perte de vue l’Océansemblait être lactifié. Était-ce l’effet des rayons lunaires ? Non,car la lune, ayant deux jours à peine, était encore perdue au-dessous de l’horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel,quoique éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir parcontraste avec la blancheur des eaux.

Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m’interrogeait surles causes de ce singulier phénomène. Heureusement, j’étais enmesure de lui répondre.

« C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui dis-je, vasteétendue de flots blancs qui se voit fréquemment sur les côtesd’Amboine et dans ces parages.

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— Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m’apprendrequelle cause produit un pareil effet. car cette eau ne s’est paschangée en lait, je suppose !

— Non, mon garçon, et cette blancheur qui te surprend n’estdue qu’à la présence de myriades de bestioles infusoires, sortesde petits vers lumineux, d’un aspect gélatineux et incolore, del’épaisseur d’un cheveu, et dont la longueur ne dépasse pas uncinquième de millimètre. Quelques-unes de ces bestiolesadhèrent entre elles pendant l’espace de plusieurs lieues.

— Plusieurs lieues ! s’écria Conseil.

— Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombrede ces infusoires ! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne metrompe, certains navigateurs ont flotté sur ces mers de laitpendant plus de quarante milles. »

Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation,

mais il parut se plonger dans des réflexions profondes,cherchant sans doute à évaluer combien quarante milles carréscontiennent de cinquièmes de millimètres. Pour moi, jecontinuai d’observer le phénomène. Pendant plusieurs heures,le  Nautilus trancha de son éperon ces flots blanchâtres, et jeremarquai qu’il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse,comme s’il eût flotté dans ces remous d’écume que les courantset les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre eux.

  Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire,mais derrière nous. jusqu’aux limites de l’horizon. Le ciel.réfléchissant la blancheur des flots. sembla longtemps imprégnédes vagues lueurs d’une aurore boréale.

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IIUNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE

NEMO

Le 28 février, lorsque le  Nautilus revint à midi à la surfacede la mer, par 9°4’de latitude nord, il se trouvait en vue d’uneterre qui lui restait à huit milles dans l’ouest. J’observai toutd’abord une agglomération de montagnes, hautes de deux millepieds environ, dont les formes se modelaient trèscapricieusement. Le point terminé, je rentrai dans le salon, etlorsque le relèvement eut été reporté sur la carte, je reconnusque nous étions en présence de l’île de Ceylan, cette perle qui

pend au lobe inférieur de la péninsule indienne.

J’allai chercher dans la bibliothèque quelque livre relatif àcette île, l’une des plus fertiles du globe. Je trouvai précisémentun volume de Sirr H. C. , esq. , intitulé Ceylan and theCingalese. Rentré au salon, je notai d’abord les relèvements deCeyland, à laquelle l’antiquité avait prodigué tant de nomsdivers. Sa situation était entre 5°55’et 9°49’de latitude nord, et

entre 79°42’et 82°4’de longitude à l’est du méridien deGreenwich ; sa longueur, deux cent soixante-quinze milles ; salargeur maximum, cent cinquante milles ; sa circonférence. neuf cents milles ; sa superficie, vingt-quatre mille quatre centquarante-huit milles, c’est-à-dire un peu inférieure à celle del’Irlande.

Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.

Le capitaine jeta un coup d’œil sur la carte. Puis, seretournant vers moi :

« L’île de Ceylan, dit-il, une terre célèbre par ses pêcheriesde perles. Vous serait-il agréable, monsieur Aronnax, de visiterl’une de ses pêcheries ?

— Sans aucun doute, capitaine.

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— Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons lespêcheries, nous ne verrons pas les pêcheurs. L’exploitationannuelle n’est pas encore commencée. N’importe. Je vaisdonner l’ordre de rallier le golfe de Manaar, où nous arriveronsdans la nuit. »

Le capitaine dit quelques mots à son second qui sortitaussitôt. Bientôt le Nautilus rentra dans son liquide élément, etle manomètre indiqua qu’il s’y tenait à une profondeur de trentepieds.

La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar.Je le trouvai par le neuvième parallèle, sur la côte nord-ouest deCeylan. Il était formé par une ligne allongée de la petite îleManaar. Pour l’atteindre, il fallait remonter tout le rivageoccidental de Ceylan.

« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on

pêche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer desIndes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers du sudde l’Amérique, au golfe de Panama, au golfe de Californie ; maisc’est à Ceylan que cette pêche obtient les plus beaux résultats.Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Les pêcheurs ne serassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar,et là, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent àcette lucrative exploitation des trésors de la mer. Chaque bateauest monté par dix rameurs et par dix pêcheurs. Ceux-ci, divisésen deux groupes, plongent alternativement et descendent à uneprofondeur de douze mètres au moyen d’une lourde pierre qu’ilssaisissent entre leurs pieds et qu’une corde rattache au bateau.

— Ainsi, dis-je, c’est toujours ce moyen primitif qui estencore en usage ?

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— Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que cespêcheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe,aux Anglais, auxquels le traité d’Amiens les a cédées en 1802.

— Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vousl’employez, rendrait de grands services dans une telle opération.

— Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurerlongtemps sous l’eau. L’Anglais Perceval, dans son voyage àCeylan, parle bien d’un Cafre qui restait cinq minutes sansremonter à la surface, mais le fait me paraît peu croyable. Jesais que quelques plongeurs vont jusqu’à cinquante-septsecondes, et de très habiles jusqu’à quatre-vingt-sept ; toutefoisils sont rares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par lenez et les oreilles de l’eau teintée de sang. Je crois que lamoyenne de temps que les pêcheurs peuvent supporter est detrente secondes, pendant lesquelles ils se hâtent d’entasser dansun petit filet toutes les huîtres perlières qu’ils arrachent ; mais,généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux ; leur vues’affaiblit ; des ulcérations se déclarent à leurs yeux ; des plaiesse forment sur leur corps, et souvent même ils sont frappésd’apoplexie au fond de la mer.

— Oui, dis-je, c’est un triste métier, et qui ne sert qu’à lasatisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine,quelle quantité d’huîtres peut pêcher un bateau dans saJournée ?

— Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu’en1814, le gouvernement anglais ayant fait pêcher pour son proprecompte, ses plongeurs, dans vingt journées de travail,rapportèrent soixante-seize millions d’huîtres.

— Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sont-ilssuffisamment rétribués ?

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— A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils negagnent qu’un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un solpar huître qui renferme une perle, et combien en ramènent-ilsqui n’en contiennent pas !

— Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres !C’est odieux.

— Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et sipar hasard quelque pêcheur hâtif s’y trouve déjà, eh bien, nousle verrons opérer.

— C’est convenu, capitaine.

— A propos, monsieur Aronnax, vous n’avez pas peur desrequins ?

— Des requins ? » m’écriai-je.

Cette question me parut, pour le moins, très oiseuse.

« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.

— Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore trèsfamiliarisé avec ce genre de poissons.

— Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua lecapitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D’ailleurs,nous serons armés, et, chemin faisant, nous pourrons peut-êtrechasser quelque squale. C’est une chasse intéressante. Ainsidonc, à demain, monsieur le professeur, et de grand matin. »

Cela dit d’un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.

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On vous inviterait à chasser l’ours dans les montagnes de laSuisse, que vous diriez : « Très bien ! demain nous irons chasserl’ours. » On vous inviterait à chasser le lion dans les plaines del’Atlas, ou le tigre dans les jungles de l’Inde, que vous diriez :

« Ah ! ah ! il paraît que nous allons chasser le tigre ou le lion ! »Mais on vous inviterait à chasser le requin dans son élémentnaturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avantd’accepter cette invitation.

Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaientquelques gouttes de sueur froide.

« Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasserdes loutres dans les forêts sous-marines, comme nous l’avonsfait dans les forêts de l’île Crespo, passe encore. Mais courir lefond des mers, quand on est à peu près certain d’y rencontrerdes squales, c’est autre chose ! Je sais bien que dans certainspays, aux îles Andamènes particulièrement, les nègresn’hésitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une mainet un lacet dans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceuxqui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants ! D’ailleurs, je ne suis pas un nègre, et quand je serais unnègre, je crois que, dans ce cas, une légère hésitation de ma partne serait pas déplacée. »

Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastesmâchoires armées de multiples rangées de dents, et capables decouper un homme en deux. Je me sentais déjà une certainedouleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digérer le sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette déplorableinvitation ! N’eût-on pas dit qu’il s’agissait d’aller traquer sous bois quelque renard inoffensif ?

« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela medispensera d’accompagner le capitaine. »

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Quant à Ned Land, j’avoue que je ne me sentais pas aussisûr de sa sagesse. Un péril, si grand qu’il fût, avait toujours unattrait pour sa nature batailleuse.

Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletaimachinalement. Je voyais, entre les lignes, des mâchoiresformidablement ouvertes.

En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l’airtranquille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui lesattendait.

« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemoque le diable emporte ! – vient de nous faire une très aimableproposition.

— Ah ! dis-je, vous savez...

— N’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le

commandant du  Nautilus nous a invités à visiter demain, encompagnie de monsieur, les magnifiques pêcheries de Ceyland.Il l’a fait en termes excellents et s’est conduit en véritablegentleman.

— Il ne vous a rien dit de plus ?

— Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n’est qu’il

 vous avait parlé de cette petite promenade.

— En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur...

— Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nousaccompagnerez, n’est-il pas vrai ?

— Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez goût, maîtreLand.

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— Oui ! c’est curieux, très curieux.

— Dangereux peut-être ! ajoutai-je d’un ton insinuant.

— Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion surun banc d’huîtres ! »

Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d’éveillerl’idée de requins dans l’esprit de mes compagnons. Moi, je lesregardais d’un œil troublé, et comme s’il leur manquait déjà

quelque membre. Devais-je les prévenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m’y prendre.

« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nousdonner des détails sur la pêche des perles ?

— Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidentsqui...

— Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s’engagersur le terrain, il est bon de le connaître.

— Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vousapprendre tout ce que l’Anglais Sirr vient de m’apprendre àmoi-même. »

Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d’abord leCanadien me dit :

« Monsieur, qu’est-ce que c’est qu’une perle ?

— Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète, la perle estune larme de la mer ; pour les Orientaux, c’est une goutte de

rosée solidifiée ; pour les dames, c’est un bijou de formeoblongue, d’un éclat hyalin, d’une matière nacrée, qu’elles

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portent au doigt, au cou ou à l’oreille ; pour le chimiste, c’est unmélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu degélatine, et enfin, pour les naturalistes, c’est une simplesécrétion maladive de l’organe qui produit la nacre chez certains

 bivalves.

— Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe desacéphales, ordre des testacés.

— Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés,l’oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, lespinnesmarines, en un mot tous ceux qui sécrètent la nacre c’est-à-dire cette substance bleue, bleuâtre, violette ou blanche, quitapisse l’intérieur de leurs valves, sont susceptibles de produiredes perles.

— Les moules aussi ? demanda le Canadien.

— Oui ! les moules de certains cours d’eau de l’Ecosse, du

pays de Galles, de l’Irlande, de la Saxe, de la Bohème, de laFrance.

— Bon ! on y fera attention, désormais, répondit leCanadien.

— Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille laperle, c’est l’huître perlière, la méléagrina-Margaritifera la

précieuse pintadine. La perle n’est qu’une concrétion nacrée quise dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhère à lacoquille de l’huître, ou elle s’incruste dans les plis de l’animal.Sur les valves, la perle est adhérente ; sur les chairs, elle estlibre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit unovule stérile, soit un grain de sable, autour duquel la matièrenacrée se dépose en plusieurs années, successivement et parcouches minces et concentriques.

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— Trouve-t-on plusieurs perles dans une même huître ?demanda Conseil.

— Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines quiforment un véritable écrin. On a même cité une huître, mais jeme permets d’en douter, qui ne contenait pas moins de centcinquante requins.

— Cent cinquante requins ! s’écria Ned Land.

— Ai-je dit requins ? m’écriai-je vivement. Je veux dire cent

cinquante perles. Requins n’aurait aucun sens.

— En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-ilmaintenant par quels moyens on extrait ces perles ?

— On procède de plusieurs façons, et souvent même, quandles perles adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avecdes pinces. Mais, le plus communément, les pintadines sont

étendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Ellesmeurent ainsi à l’air libre, et, au bout de dix jours, elles setrouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les plongealors dans de vastes réservoirs d’eau de mer, puis on les ouvre eton les lave. C’est à ce moment que commence le double travaildes rogueurs. D’abord, ils séparent les plaques de nacre connuesdans le commerce sous le nom de  franche argentée, de bâtardeblanche et de batarde noire, qui sont livrées par caisses de cent

  vingt-cinq à cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlèvent leparenchyme de l’huître, ils le font bouillir, et ils le tamisent afind’en extraire jusqu’aux plus petites perles.

— Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ?demanda Conseil.

— Non seulement selon leur grosseur, répondis-je, mais

aussi selon leur forme, selon leur eau, c’est-à-dire leur couleur,

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et selon leur orient , c’est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré quiles rend si charmantes a l’œil. Les plus belles perles sontappelées perles vierges ou paragons ; elles se forment isolémentdans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent

opaques, mais quelquefois d’une transparence opaline, et le pluscommunément sphériques ou piriformes. Sphériques, ellesforment les bracelets ; piriformes, des pendeloques, et, étant lesplus précieuses, elles se vendent à la pièce. Les autres perlesadhèrent à la coquille de l’huître, et, plus irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inférieur se classent lespetites perles, connues sous le nom de semences ; elles se vendent à la mesure et servent plus particulièrement à exécuter

des broderies sur les ornements d’église.

— Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leurgrosseur, doit être long et difficile, dit le Canadien.

— Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamisou cribles percés d’un nombre variable de trous. Les perles quirestent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingtstrous, sont de premier ordre. Celles qui ne s’échappent pas describles percés de cent à huit cents trous sont de second ordre.Enfin, les perles pour lesquelles l’on emploie les tamis percés deneuf cents à mille trous forment la semence.

— C’est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, leclassement des perles, s’opère mécaniquement. Et monsieurpourra-t-il nous dire ce que rapporte l’exploitation des bancsd’huîtres perlières ?

— A s’en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les pêcheries deCeylan sont affermées annuellement pour la somme de troismillions de squales.

— De francs ! reprit Conseil.

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— Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais jecrois que ces pêcheries ne rapportent plus ce qu’ellesrapportaient autrefois. Il en est de même des pêcheriesaméricaines, qui, sous le règne de Charles Quint, produisaient

quatre millions de francs, présentement réduits aux deux tiers.En somme, on peut évaluer à neuf millions de francs lerendement général de l’exploitation des perles.

— Mais, demanda Conseil, est-ce que l’on ne cite pasquelques perles célèbres qui ont été cotées à un très haut prix ?

— Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servillia uneperle estimée cent vingt mille francs de notre monnaie.

— J’ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu’unecertaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre.

— Cléopâtre, riposta Conseil.

— Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.

— Détestable, ami Ned, répondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigre qui coûte quinze cents mille francs, c’est d’un joli prix.

— Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit leCanadien en manœuvrant son bras d’un air peu rassurant.

— Ned Land l’époux de Cléopâtre ! s’écria Conseil.

— Mais j’ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement leCanadien, et ce n’est pas ma faute si l’affaire n’a pas réussi.J’avais même acheté un collier de perles à Kat Tender, mafiancée, qui, d’ailleurs, en a épousé un autre. Eh bien, ce collier

ne m’avait pas coûté plus d’un dollar et demi, et cependant –

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— A quoi des millions nous serviraient-ils à bord du Nautilus ?

— A bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs.

— Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tête.

— Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si nousrapportons jamais en Europe ou en Amérique une perle dequelques millions, voilà du moins qui donnera une grande

authenticité, et, en même temps, un grand prix au récit de nosaventures.

— Je le crois, dit le Canadien.

— Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructif des choses, est-ce que cette pêche des perles est dangereuse ?

— Non, répondis-je vivement, surtout si l’on prend certainesprécautions.

— Que risque-t-on dans ce métier ? dit Ned Land : d’avalerquelques gorgées d’eau de mer !

— Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant de

prendre le ton dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avezpeur des requins, brave Ned ?

— Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession !C’est mon métier de me moquer d’eux !

— Il ne s’agit pas, dis-je, de les pêcher avec un émerillon, deles hisser sur le pont d’un navire, de leur couper la queue à

coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher lecœur et de le jeter à la mer !

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— Alors, il s’agit de... ?

— Oui, précisément.

— Dans l’eau ?

— Dans l’eau.

— Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, cesrequins, ce sont des bêtes assez mal façonnées. Il faut qu’elles se

retournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant cetemps... »

Ned Land avait une manière de prononcer le mot« happer » qui donnait froid dans le dos.

« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ?

— Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.

— A la bonne heure, pensai-je.

— Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne voispas pourquoi son fidèle domestique ne les affronterait pas aveclui ! »

IIIUNE PERLE DE DIX MILLIONS

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Lessquales jouèrent un rôle important dans mes rêves, et je trouvaitrès juste et très injuste à la fois cette étymologie qui fait venir lemot requin du mot « requiem ».

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Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé parle stewart que le capitaine Nemo avait spécialement mis à monservice. Je me levai rapidement, je m’habillai et je passai dans lesalon.

Le capitaine Nemo m’y attendait.

« Monsieur Aronnax, me dit-il, êtes-vous prêt à partir ?

— Je suis prêt.

— Veuillez me suivre.

— Et mes compagnons, capitaine ?

— Ils sont prévenus et nous attendent.

— N’allons-nous pas revêtir nos scaphandres ? demandai-je.

— Pas encore. Je n’ai pas laissé le  Nautilus approcher detrop près cette côte, et nous sommes assez au large du banc deManaar ; mais j’ai fait parer le canot qui nous conduira au pointprécis de débarquement et nous épargnera un assez long trajet.Il emporte nos appareils de plongeurs, que nous revêtirons aumoment où commencera cette exploration sous-marine. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central, dontles marches aboutissaient à la plate-forme. Ned et Conseil setrouvaient là, enchantés de la « partie de plaisir « qui sepréparait. Cinq matelots du  Nautilus, les avirons armés, nousattendaient dans le canot qui avait été bossé contre le bord.

La nuit était encore obscure. Des plaques de nuagescouvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares étoiles.

Je portai mes yeux du côté de la terre, mais je ne vis qu’uneligne trouble qui fermait les trois quarts de l’horizon du sud-

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ouest au nord-ouest. Le  Nautilus, ayant remonté pendant lanuit la côte occidentale de Ceylan, se trouvait à l’ouest de la  baie, ou plutôt de ce golfe formé par cette terre et l’île deManaar. Là, sous les sombres eaux, s’étendait le banc de

pintadines, inépuisable champ de perles dont la longueurdépasse vingt milles.

Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi. nous prîmesplace à l’arrière du canot. Le patron de l’embarcation se mit à la barre ; ses quatre compagnons appuyèrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguée et nous débordâmes.

Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaientpas. J’observai que leurs coups d’aviron, vigoureusementengagés sous l’eau, ne se succédaient que de dix secondes en dixsecondes, suivant la méthode généralement usitée dans lesmarines de guerre. Tandis que l’embarcation courait sur sonerre, les gouttelettes liquides frappaient en crépitant le fondnoir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petitehoule, venue du large, imprimait au canot un léger roulis, etquelques crêtes de lames clapotaient à son avant.

Nous étions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo ?Peut-être à cette terre dont il s’approchait. et qu’il trouvait tropprès de lui, contrairement a l’opinion du Canadien, auquel ellesemblait encore trop éloignée. Quant à Conseil, il était là ensimple curieux.

 Vers cinq heures et demie, les premières teintes de l’horizonaccusèrent plus nettement la ligne supérieure de la côte. Assezplate dans l’est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles laséparaient encore, et son rivage se confondait avec les eaux  brumeuses. Entre elle et nous, la mer était déserte. Pas un  bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu derendez-vous des pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaineNemo me l’avait fait observer, nous arrivions un mois trop tôtdans ces parages.

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  A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapiditéparticulière aux régions tropicales, qui ne connaissent nil’aurore ni le crépuscule. Les rayons solaires percèrent le rideaude nuages amoncelés sur l’horizon oriental, et l’astre radieuxs’éleva rapidement.

Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres épars çàet là.

Le canot s’avança vers l’île de Manaar, qui s’arrondissait

dans le sud. Le capitaine Nemo s’était levé de son banc etobservait la mer.

Sur un signe de lui, l’ancre fut mouillée, et la chaîne courutà peine, car le fond n’était pas à plus d’un mètre, et il formait encet endroit l’un des plus hauts points du banc de pintadines. Lecanot évita aussitôt sous la poussée du jusant qui portait aularge.

« Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit alors lecapitaine Nemo. Vous voyez cette baie resserrée. C’est ici mêmeque dans un mois se réuniront les nombreux bateaux de pêchedes exploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs irontaudacieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposéepour ce genre de pêche. Elle est abritée des vents les plus forts,et la mer n’y est jamais très houleuse, circonstance très

favorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenantrevêtir nos scaphandres, et nous commencerons notrepromenade. »

Je ne répondis rien, et tout en regardant ces flots suspects,aidé des matelots de l’embarcation, je commençai à revêtir monlourd vêtement de mer. Le capitaine Nemo et mes deuxcompagnons s’habillaient aussi. Aucun des hommes du Nautilus 

ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion.

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Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu’au cou dans le vêtement de caoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dosles appareils à air. Quant aux appareils Ruhmkorff, il n’en étaitpas question. Avant d’introduire ma tête dans sa capsule de

cuivre, j’en fis l’observation au capitaine.

« Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit lecapitaine. Nous n’irons pas à de grandes profondeurs, et lesrayons solaires suffiront à éclairer notre marche. D’ailleurs, iln’est pas prudent d’emporter sous ces eaux une lanterneélectrique. Son éclat pourrait attirer inopinément quelquedangereux habitant de ces parages. »

Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, jeme retournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amisavaient déjà emboîté leur tête dans la calotte métallique, et ilsne pouvaient ni entendre ni répondre.

Une dernière question me restait à adresser au capitaine

Nemo :

« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ?

— Des fusils ! à quoi bon ? Vos montagnards n’attaquent-ilspas l’ours un poignard à la main, et l’acier n’est-il pas plus sûrque le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la à votre ceintureet partons. »

Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés commenous, et, de plus, Ned Land brandissait un énorme harpon qu’ilavait déposé dans le canot avant de quitter le Nautilus.

Puis, suivant l’exemple du capitaine, je me laissai coiffer dela pesante sphère de cuivre, et nos réservoirs a air furentimmédiatement mis en activité.

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Un instant après, les matelots de l’embarcation nousdébarquaient les uns après les autres, et, par un mètre et demid’eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemonous fit un signe de la main. Nous le suivîmes, et par une pente

douce nous disparûmes sous les flots.

Là, les idées qui obsédaient mon cerveau m’abandonnèrent.Je redevins étonnamment calme. La facilité de mesmouvements accrut ma confiance, et l’étrangeté du spectaclecaptiva mon imagination.

Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante.Les moindres objets restaient perceptibles. Après dix minutesde marche, nous étions par cinq mètres d’eau, et le terraindevenait à peu près plat.

Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans unmarais, se levaient des volées de poissons curieux du genre desmonoptères, dont les sujets n’ont d’autre nageoire que celle de

la queue. Je reconnus le javanais, véritable serpent long de huitdécimètres, au ventre livide, que l’on confondrait facilementavec le congre sans les lignes d’or de ses flancs. Dans le genredes stromatées, dont le corps est très comprimé et ovale, j’observai des parus aux couleurs éclatantes portant comme unefaux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, séchés etmarinés, forment un mets excellent connu sous le nom dekarawade puis des tranquebars, appartenant au genre desapsiphoroïdes, dont le corps est recouvert d’une cuirasseécailleuse à huit pans longitudinaux.

Cependant l’élévation progressive du soleil éclairait de plusen plus la masse des eaux. Le sol changeait peu à peu. Au sablefin succédait une véritable chaussée de rochers arrondis, revêtusd’un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi les échantillonsde ces deux embranchements, je remarquai des placènes à  valves minces et inégales, sortes d’ostracées particulières à lamer Rouge et à l’océan Indien, des lucines orangées à coquille

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orbiculaire, des tarières subulées, quelques-unes de cespourpres persiques qui fournissaient au  Nautilus une teintureadmirable, des rochers cornus, longs de quinze centimètres, quise dressaient sous les flots comme des mains prêtes à vous

saisir, des turbinelles cornigères, toutes hérissées d’épines, deslingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles quialimentent les marchés de l’Hindoustan, des pélagiespanopyres, légèrement lumineuses, et enfin d’admirablesoculines flabelliformes, magnifiques éventails qui forment l’unedes plus riches arborisations de ces mers.

  Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceauxd’hydrophytes couraient de gauches légions d’articulés,particulièrement des ranines dentées, dont la carapacereprésente un triangle un peu arrondi, des birgues spéciales àces parages, des parthenopes horribles, dont l’aspect répugnaitaux regards. Un animal non moins hideux que je rencontraiplusieurs fois, ce fut ce crabe énorme observé par M. Darwin,auquel la nature a donné l’instinct et la force nécessaires pour senourrir de noix de coco ; il grimpe aux arbres du rivage, il fait

tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il l’ouvre avec sespuissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avecune agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, decette espèce qui fréquente les côtes du Malabar, se déplaçaientlentement entre les roches ébranlées.

  Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc depintadines, sur lequel les huîtres perlières se reproduisent par

millions. Ces mollusques précieux adhéraient aux rocs et y étaient fortement attachés par ce byssus de couleur brune quine leur permet pas de se déplacer. En quoi ces huîtres sontinférieures aux moules elles-mêmes auxquelles la nature n’a pasrefusé toute faculté de locomotion.

La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valves sontà peu près égales, se présente sous la forme d’une coquille

arrondie, aux épaisses parois, très rugueuses à l’extérieur.

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Quelques-unes de ces coquilles étaient feuilletées et sillonnéesde bandes verdâtres qui rayonnaient de leur sommet. Ellesappartenaient aux jeunes huîtres. Les autres, à surface rude etnoire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu’à quinze

centimètres de largeur.

Le capitaine Nemo me montra de la main cetamoncellement prodigieux de pintadines, et je compris quecette mine était véritablement inépuisable, car la force créatricede la nature l’emporte sur l’instinct destructif de l’homme. NedLand, fidèle a cet instinct, se hâtait d’emplir des plus beauxmollusques un filet qu’il portait à son côté.

Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre lecapitaine qui semblait se diriger par des sentiers connus de luiseul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, que j’élevais, dépassait la surface de la mer. Puis le niveau du bancse rabaissait capricieusement. Souvent nous tournions de hautsrocs effilés en pyramidions. Dans leurs sombres anfractuositésde gros crustacés, pointés sur leurs hautes pattes comme desmachines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, etsous nos pieds rampaient des myrianes, des glycères, des aricieset des annélides, qui allongeaient démesurément leurs antenneset leurs cyrrhes tentaculaires.

En ce moment s’ouvrit devant nos pas une vaste grotte,creusée dans un pittoresque entassement de rochers tapissés detoutes les hautes-lisses de la flore sous-marine. D’abord, cettegrotte me parut profondément obscure. Les rayons solairessemblaient s’y éteindre par dégradations successives. Sa vaguetransparence n’était plus que de la lumière noyée.

Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui. Mes yeuxs’accoutumèrent bientôt à ces ténèbres relatives. Je distinguailes retombées si capricieusement contournées de la voûte quesupportaient des piliers naturels, largement assis sur leur basegranitique, comme les lourdes colonnes de l’architecture

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toscane. Pourquoi notre incompréhensible guide nousentraînait-il au fond de cette crypte sous-marine ? J’allais lesavoir avant peu.

  Après avoir descendu une pente assez raide, nos piedsfoulèrent le fond d’une sorte de puits circulaire. Là, le capitaineNemo s’arrêta, et de la main il nous indiqua un objet que jen’avais pas encore aperçu.

C’était une huître de dimension extraordinaire, une tridacnegigantesque, un bénitier qui eût contenu un lac d’eau sainte, une  vasque dont la largeur dépassait deux mètres, etconséquemment plus grande que celle qui ornait le salon du Nautilus.

Je m’approchai de ce mollusque phénoménal. Par son byssus il adhérait à une table de granit, et là il se développaitisolément dans les eaux calmes de la grotte. J’estimai le poidsde cette tridacne à trois cents kilogrammes. Or, une telle huître

contient quinze kilos de chair, et il faudrait l’estomac d’unGargantua pour en absorber quelques douzaines.

Le capitaine Nemo connaissait évidemment l’existence de ce  bivalve. Ce n’était pas la première fois qu’il le visitait, et jepensais qu’en nous conduisant en cet endroit il voulaitseulement nous montrer une curiosité naturelle. Je metrompais. Le capitaine Nemo avait un intérêt particulier à

constater l’état actuel de cette tridacne.

Les deux valves du mollusque étaient entr’ouvertes. Lecapitaine s’approcha et introduisit son poignard entre lescoquilles pour les empêcher de se rabattre ; puis, de la main, ilsouleva la tunique membraneuse et frangée sur ses bords quiformait le manteau de l’animal.

Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre dont lagrosseur égalait celle d’une noix de cocotier. Sa forme

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globuleuse, sa limpidité parfaite, son orient admirable enfaisaient un bijou d’un inestimable prix. Emporté par lacuriosité, j’étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour lapalper ! Mais le capitaine m’arrêta, fit un signe négatif, et,

retirant son poignard par un mouvement rapide, il laissa lesdeux valves se refermer subitement.

Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo. Enlaissant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, il luipermettait de s’accroître insensiblement. Avec chaque année lasécrétion du mollusque y ajoutait de nouvelles couchesconcentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte où« mûrissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il l’élevait,pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son précieuxmusée. Peut-être même, suivant l’exemple des Chinois et desIndiens, avait-il déterminé la production de cette perle enintroduisant sous les plis du mollusque quelque morceau de verre et de métal, qui s’était peu à peu recouvert de la matièrenacrée. En tout cas, comparant cette perle à celles que jeconnaissais déjà, à celles qui brillaient dans la collection du

capitaine, j’estimai sa valeur à dix millions de francs au moins.Superbe curiosité naturelle et non bijou de luxe, car je ne saisquelles oreilles féminines auraient pu la supporter.

La visite à l’opulente tridacne était terminée. Le capitaineNemo quitta la grotte, et nous remontâmes sur le banc depintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pasencore le travail des plongeurs.

Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacuns’arrêtant ou s’éloignant au gré de sa fantaisie. Pour moncompte, je n’avais plus aucun souci des dangers que monimagination avait exagérés si ridiculement. Le haut-fond serapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientôt parun mètre d’eau ma tête dépassa le niveau océanique. Conseil merejoignit, et collant sa grosse capsule à la mienne, il me fit des

  yeux un salut amical. Mais ce plateau élevé ne mesurait que

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quelques toises, et bientôt nous fûmes rentrés dans notreélément. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi.

Dix minutes après, le capitaine Nemo s’arrêtait soudain. Jecrus qu’il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D’ungeste, il nous ordonna de nous blottir près de lui au fond d’unelarge anfractuosité. Sa main se dirigea vers un point de la masseliquide, et je regardai attentivement.

  A cinq mètres de moi, une ombre apparut et s’abaissa jusqu’au sol. L’inquiétante idée des requins traversa mon esprit.Mais je me trompais, et, cette fois encore, nous n’avions pasaffaire aux monstres de l’Océan.

C’était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, unpêcheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant larécolte. J’apercevais les fonds de son canot mouillé à quelquespieds au-dessus de sa tête. Il plongeait, et remontaitsuccessivement. Une pierre taillée en pain de sucre et qu’il

serrait du pied, tandis qu’une corde la rattachait à son bateau,lui servait à descendre plus rapidement au fond de la mer.C’était là tout son outillage. Arrivé au sol, par cinq mètres deprofondeur environ, il se précipitait à genoux et remplissait sonsac de pintadines ramassées au hasard. Puis, il remontait, vidaitson sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opération quine durait que trente secondes.

Ce plongeur ne nous voyait pas. L’ombre du rocher nousdérobait a ses regards. Et d’ailleurs, comment ce pauvre Indienaurait-il jamais supposé que des hommes, des êtres semblablesà lui, fussent là, sous les eaux, épiant ses mouvements. neperdant aucun détail de sa pêche !

Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il nerapportai pas plus d’une dizaine de pintadines à chaque

plongée, car il fallait les arracher du banc auquel elless’accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ces

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huîtres étaient privées de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie !

Je l’observais avec une attention profonde. Sa manœuvre sefaisait régulièrement, et pendant une demi-heure, aucun dangerne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spectaclede cette pêche intéressante, quand, tout d’un coup, à unmoment où l’Indien était agenouillé sur le sol, je lui vis faire ungeste d’effroi ? se relever et prendre son élan pour remonter à lasurface des flots.

Je compris son épouvante. Une ombre gigantesqueapparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C’était unrequin de grande taille qui s’avançait diagonalement, l’œil enfeu, les mâchoires ouvertes !

J’étais muet d’horreur, incapable de faire un mouvement.

Le vorace animal, d’un vigoureux coup de nageoire, s’élança

 vers l’Indien, qui se jeta de côté et évita la morsure du requin,mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frappantà la poitrine, I étendit sur le sol.

Cette scène avait duré quelques secondes à peine. Le requinrevint, et, se retournant sur le dos, il s’apprêtait à couperl’Indien en deux, quand je sentis le capitaine Nemo, posté prèsde moi, se lever subitement. Puis, son poignard à la main, il

marcha droit au monstre, prêt à lutter corps à corps avec lui.

Le squale, au moment où il allait happer le malheureuxpêcheur, aperçut son nouvel adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidement vers lui.

Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable

squale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine, se

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 jetant de côté avec une prestesse prodigieuse, évita le choc et luienfonça son poignard dans le ventre. Mais, tout n’était pas dit.Un combat terrible s’engagea.

Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait à flotsde ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, à travers celiquide opaque, je ne vis plus rien.

Plus rien, jusqu’au moment où, dans une éclaircie, j’aperçusl’audacieux capitaine, cramponné à l’une des nageoires del’animal, luttant corps à corps avec le monstre, labourant decoups de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoirtoutefois porter le coup définitif, c’est-à-dire l’atteindre en pleincœur. Le squale, se débattant, agitait la masse des eaux avecfurie, et leur remous menaçait de me renverser.

J’aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, clouépar l’horreur, je ne pouvais remuer.

Je regardais, l’œil hagard. Je voyais les phases de la lutte semodifier. Le capitaine tomba sur le sol, renversé par la masseénorme qui pesait sur lui. Puis, les mâchoires du requins’ouvrirent démesurément comme une cisaille d’usine, et c’enétait fait du capitaine si, prompt comme la pensée, son harpon àla main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l’eût frappede sa terrible pointe.

Les flots s’imprégnèrent d’une masse de sang. Ils s’agitèrentsous les mouvements du squale qui les battait avec uneindescriptible fureur. Ned Land n’avait pas manqué son but.C’était le râle du monstre. Frappé au cœur, il se débattait dansdes spasmes épouvantables, dont le contrecoup renversaConseil.

Cependant, Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui-ci,

relevé sans blessures, alla droit à l’indien, coupa vivement la

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corde qui le liait à sa pierre, le prit dans ses bras et, d’un vigoureux coup de talon, il remonta à la surface de la mer.

Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants,miraculeusement sauvés, nous atteignions l’embarcation dupêcheur.

Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler cemalheureux à la vie. Je ne savais s’il réussirait. Je l’espérais, carl’immersion de ce pauvre diable n’avait pas été longue. Mais lecoup de queue du requin pouvait l’avoir frappé à mort.

Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil etdu capitaine, je vis, peu à peu, le noyé revenir au sentiment. Ilouvrit les yeux. Quelle dut être sa surpris-je son épouvantemême, à voir les quatre grosses têtes de cuivre qui se penchaientsur lui !

Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo,

tirant d’une poche de son vêtement un sachet de perles, le luieut mis dans la main ? Cette magnifique aumône de l’hommedes eaux au pauvre Indien de Ceylan fut acceptée par celui-cid’une main tremblante.

Ses yeux effarés indiquaient du reste qu’il ne savait à quelsêtres surhumains il devait à la fois la fortune et la vie.

Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le banc depintadines, et, suivant la route déjà parcourue, après une demi-heure de marche nous rencontrions l’ancre qui rattachait au solle canot du Nautilus.

Une fois embarqués, chacun de nous, avec l’aide desmatelots, se débarrassa de sa lourde carapace de cuivre.

La première parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.

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« Merci, maître Land, lui dit-il.

— C’est une revanche, capitaine, répondit Ned Land. Je vous devais cela. »

Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce futtout.

« Au Nautilus », dit-il.

L’embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plustard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait.

 A la couleur noire marquant l’extrémité de ses nageoires, jereconnus le terrible mélanoptère de la mer des Indes, del’espèce des requins proprement dits. Sa longueur dépassait  vingt-cinq pieds ; sa bouche énorme occupait le tiers de soncorps. C’était un adulte, ce qui se voyait aux six rangées de

dents, disposées en triangles isocèles sur la mâchoiresupérieure.

Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et jesuis sûr qu’il le rangeait, non sans raison, dans la classe descartilagineux. ordre des chondroptérygiens à branchies fixes,famille des sélaciens, genre des squales.

Pendant que je considérais cette masse inerte, une douzainede ces voraces mélanoptères apparut tout d’un coup autour del’embarcation ; mais, sans se préoccuper de nous, ils se jetèrentsur le cadavre et s’en disputèrent les lambeaux.

  A huit heures et demie, nous étions de retour à bord du Nautilus.

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Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de notre excursionau banc de Manaar. Deux observations s’en dégageaientinévitablement. L’une, portant sur l’audace sans pareille ducapitaine Nemo, l’autre sur son dévouement pour un être

humain, l’un des représentants de cette race qu’il fuyait sous lesmers. Quoi qu’il en dît, cet homme étrange n’était pas parvenuencore à tuer son cœur tout entier.

Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d’un tonlégèrement ému :

« Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un habitant dupays des opprimés, et je suis encore, et, jusqu’à mon derniersouffle, je serai de ce pays-là ! »

IV LA MER ROUGE

Pendant la journée du 29 janvier, l’île de Ceylan disparut

sous l’horizon, et le  Nautilus, avec une vitesse de vingt milles àl’heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux qui séparent lesMaledives des Laquedives. Il rangea même l’île Kittan, terred’origine madréporique, découverte par Vasco de Gama en1499, et l’une des dix-neuf principales îles de cet archipel desLaquedives, situé entre 10° et 14°30’de latitude nord, et 69° et50°72’de longitude est.

Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ousept mille cinq cents lieues depuis notre point de départ dansles mers du Japon.

Le lendemain 30 janvier – lorsque le Nautilus remonta à lasurface de l’Océan, il n’avait plus aucune terre en vue. Il faisaitroute au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d’Oman,creusée entre l’Arabie et la péninsule indienne, qui sert de

débouché au golfe Persique.

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C’était évidemment une impasse, sans issue possible. Oùnous conduisait donc le capitaine Nemo ? Je n’aurais pu le dire.Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-là, me demandaoù nous allions.

« Nous allons, maître Ned, où nous conduit la fantaisie ducapitaine.

— Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne peut nous menerloin. Le golfe Persique n’a pas d’issue, et si nous y entrons, nous

ne tarderons guère à revenir sur nos pas.

— Eh bien ! nous reviendrons, maître Land, et si après legolfe Persique, le  Nautilus veut visiter la mer Rouge, le détroitde Babel-Mandeb est toujours là pour lui livrer passage.

— Je ne vous apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land,que la mer Rouge est non moins fermée que le golfe, puisque

l’isthme de Suez n’est pas encore percé, et, le fût-il, un bateaumystérieux comme le nôtre ne se hasarderait pas dans sescanaux coupés d’écluses. Donc, la mer Rouge n’est pas encore lechemin qui nous ramènera en Europe.

— Aussi, n’ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.

— Que supposez-vous donc ?

— Je suppose qu’après avoir visité ces curieux parages del’Arabie et de l’Égypte, le  Nautilus redescendra l’Océan indien,peut-être à travers le canal de Mozambique, peut-être au largedes Mascareignes, de manière à gagner le cap de Bonne-Espérance.

Et une fois au cap de Bonne-Espérance ? demanda leCanadien avec une insistance toute particulière.

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— Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nousne connaissons pas encore. Ah ça ! ami Ned, vous vous fatiguezdonc de ce voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc sur lespectacle incessamment varié des merveilles sous-marines ?Pour mon compte, je verrai avec un extrême dépit finir ce voyage qu’il aura été donné à si peu d’hommes de faire.

— Mais savez-vous, monsieur Aronnax, répondit leCanadien, que voilà bientôt trois mois que nous sommesemprisonnés à bord de ce Nautilus ?

— Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et jene compte ni les jours, ni les heures.

— Mais la conclusion ?

— La conclusion viendra en son temps. D’ailleurs, nous n’y pouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez me

dire, mon brave Ned : « Une chance d’évasion nous est offerte »,  je la discuterais avec vous. Mais tel n’est pas le cas et, à vousparler franchement, je ne crois pas que le capitaine Nemos’aventure jamais dans les mers européennes. »

Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du  Nautilus, j’étais incarné dans la peau de son commandant.

Quant à Ned Land, il termina la conversation par ces mots,en forme de monologue : « Tout cela est bel et bon, mais, à monavis, où il y a de la gêne, il n’y a plus de plaisir. »

Pendant quatre jours, jusqu’au 3 février, le Nautilus visita lamer d’Oman, sous diverses vitesses et à diverses profondeurs. Ilsemblait marcher au hasard, comme s’il eût hésité sur la route àsuivre, mais il ne dépassa jamais le tropique du Cancer.

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En quittant cette mer, nous eûmes un instant connaissancede Mascate, la plus importante ville du pays d’Oman. J’admiraison aspect étrange, au milieu des noirs rochers qui l’entourentet sur lesquels se détachent en blanc ses maisons et ses forts.

J’aperçus le dôme arrondi de ses mosquées, la pointe élégantede ses minarets, ses fraîches et verdoyantes terrasses. Mais cene fut qu’une vision, et le  Nautilus s’enfonça bientôt sous lesflots sombres de ces parages.

Puis, il prolongea à une distance de six milles les côtesarabiques du Mahrah et de l’Hadramant, et sa ligne ondulée demontagnes, relevée de quelques ruines anciennes. Le 5 février,nous donnions enfin dans le golfe d’Aden, véritable entonnoirintroduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne les eauxindiennes dans la mer Rouge.

Le 6 février, le  Nautilus flottait en vue d’Aden, perché surun promontoire qu’un isthme étroit réunit au continent, sortede Gibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refait lesfortifications, après s’en être emparés en 1839. J’entrevis lesminarets octogones de cette ville qui fut autrefois l’entrepôt leplus riche et le plus commerçant de la côte, au dire de l’historienEdrisi.

Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point,allait revenir en arrière ; mais je me trompais, et, à ma grandesurprise, il n’en fut rien.

Le lendemain, 7 février, nous embouquions le détroit deBabel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe : « laporte des Larmes ». Sur vingt milles de large, il ne compte quecinquante-deux kilomètres de long, et pour le  Nautilus lancé àtoute vitesse, le franchir fut l’affaire d’une heure à peine. Mais jene vis rien, pas même cette île de Périm, dont le gouvernement  britannique a fortifié la position d’Aden. Trop de steamersanglais ou français des lignes de Suze à Bombay, à Calcutta, àMelbourne, à Bourbon, à Maurice, sillonnaient cet étroit

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passage, pour que le Nautilus tentât de s’y montrer. Aussi setint-il prudemment entre deux eaux.

Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.

La mer Rouge, lac célèbre des traditions bibliques, que lespluies ne rafraîchissent guère, qu’aucun fleuve importantn’arrose, qu’une excessive évaporation pompe incessamment etqui perd chaque année une tranche liquide haute d’un mètre etdemi ! Singulier golfe, qui, fermé et dans les conditions d’un lac,serait peut-être entièrement desséché ; inférieur en ceci à ses voisines la Caspienne ou l’Asphaltite, dont le niveau a seulement baissé jusqu’au point où leur évaporation a précisément égalé lasomme des eaux reçues dans leur sein.

Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres delongueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante. Autemps des Ptolémées et des empereurs romains, elle fut lagrande artère commerciale du monde, et le percement de

l’isthme lui rendra cette antique importance que les railways deSuez ont déjà ramenée en partie.

Je ne voulus même pas chercher à comprendre ce capricedu capitaine Nemo qui pouvait le décider à nous entraîner dansce golfe. Mais j’approuvai sans réserve le Nautilus d’y être entré.Il prit une allure moyenne, tantôt se tenant à la surface, tantôtplongeant pour éviter quelque navire, et je pus observer ainsi le

dedans et le dessus de cette mer si curieuse.

Le 8 février, dès les premières heures du jour, Moka nousapparut, ville maintenant ruinée, dont les murailles tombent auseul bruit du canon, et qu’abritent çà et là quelques dattiers  verdoyants. Cité importante, autrefois, qui renfermait sixmarchés publics, vingt-six mosquées, et à laquelle ses murs,défendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois

kilomètres.

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Puis, le  Nautilus se rapprocha des rivages africains où laprofondeur de la mer est plus considérable. Là, entre deux eauxd’une limpidité de cristal, par les panneaux ouverts, il nouspermit de contempler d’admirables buissons de coraux

éclatants, et de vastes pans de rochers revêtus d’une splendidefourrure verte d’algues et de fucus. Quel indescriptiblespectacle, et quelle variété de sites et de paysages à l’arasementde ces écueils et de ces îlots volcaniques qui confinent à la côteIybienne ! Mais où ces arborisations apparurent dans toute leur beauté, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne tardapas à rallier. Ce fut sur les côtes du Téhama, car alors nonseulement ces étalages de zoophytes fleurissaient au-dessous du

niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrelacementspittoresques qui se déroulaient à dix brasses au-dessus ; ceux-ciplus capricieux, mais moins colorés que ceux-là dont l’humide vitalité des eaux entretenait la fraîcheur.

Que d’heures charmantes je passai ainsi à la vitre du salon !Que d’échantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marine j’admirai sous l’éclat de notre fanal électrique ! Des

fongies agariciformes, des actinies de couleur ardoisée, entreautres le thalassianthus aster des tubipores disposés comme desflûtes et n’attendant que le souffle du dieu Pan, des coquillesparticulières à cette mer, qui s’établissent dans les excavationsmadréporiques et dont la base est contournée en courte spirale,et enfin mille spécimens d’un polypier que je n’avais pas observéencore, la vulgaire éponge.

La classe des spongiaires, première du groupe des polypes, aété précisément créée par ce curieux produit dont l’utilité estincontestable. L’éponge n’est point un végétal commel’admettent encore quelques naturalistes, mais un animal dudernier ordre, un polypier inférieur à celui du corail. Sonanimalité n’est pas douteuse, et on ne peut même adopterl’opinion des anciens qui la regardaient comme un êtreintermédiaire entre la plante et l’animal. Je dois dire cependant,

que les naturalistes ne sont pas d’accord sur le moded’organisation de l’éponge. Pour les uns, c’est un polypier, et

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pour d’autres tels que M. Milne Edwards, c’est un individu isoléet unique.

La classe des spongiaires contient environ trois centsespèces qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, etmême dans certains cours d’eau où elles ont reçu le nom de« fluviatiles ». Mais leurs eaux de prédilection sont celles de laMéditerranée, de l’archipel grec, de la côte de Syrie et de la merRouge. Là se reproduisent et se développent ces éponges fines-douces dont la valeur s’élève jusqu’à cent cinquante francs,l’éponge blonde de Syrie, l’éponge dure de Barbarie, etc. Maispuisque je ne pouvais espérer d’étudier ces zoophytes dans leséchelles du Levant, dont nous étions séparés parl’infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observerdans les eaux de la mer Rouge.

J’appelai donc Conseil près de moi, pendant que le Nautilus, par une profondeur moyenne de huit à neuf mètres,rasait lentement tous ces beaux rochers de la côte orientale.

Là croissaient des éponges de toutes formes, des épongespédiculées, foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaientassez exactement ces noms de corbeilles, de calices, dequenouilles, de cornes d’élan, de pied de lion, de queue de paon,de gant de Neptune, que leur ont attribués les pêcheurs, pluspoètes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d’unesubstance gélatineuse a demi fluide, s’échappaientincessamment de petits filets d’eau, qui après avoir porté la viedans chaque cellule, en étaient expulsés par un mouvementcontractile. Cette substance disparaît après la mort du polype, etse putréfie en dégageant de l’ammoniaque. Il ne reste plus alorsque ces fibres cornées ou gélatineuses dont se compose l’épongedomestique, qui prend une teinte roussâtre, et qui s’emploie àdes usages divers, selon son degré d’élasticité, de perméabilitéou de résistance à la macération.

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Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux coquilles desmollusques et même aux tiges d’hydrophytes. Ils garnissaientles plus petites anfractuosités, les uns s’étalant, les autres sedressant ou pendant comme des excroissances coralligènes.

J’appris à Conseil que ces éponges se pêchaient de deuxmanières, soit à la drague, soit à la main. Cette dernièreméthode qui nécessite l’emploi des plongeurs, est préférable,car en respectant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeurtrès supérieure.

Les autres zoophytes qui pullulaient auprès des spongiaires,consistaient principalement en méduses d’une espèce trèsélégante ; les mollusques étaient représentés par des variétés decalmars, qui, d’après d’Orbigny, sont spéciales à la mer Rouge,et les reptiles par des tortues virgata, appartenant au genre deschélonées, qui fournirent à notre table un mets sain et délicat.

Quant aux poissons, ils étaient nombreux et souventremarquables. Voici ceux que les filets du  Nautilus rapportaientplus fréquemment à bord : des raies, parmi lesquelles leslimmes de forme ovale, de couleur brique, au corps seméd’inégales taches bleues et reconnaissables à leur doubleaiguillon dentelé, des arnacks au dos argenté, des pastenaques àla queue pointillée, et des bockats, vastes manteaux longs dedeux mètres qui ondulaient entre les eaux, des aodons,absolument dépourvus de dents, sortes de cartilagineux qui serapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dont la  bosse se termine par un aiguillon recourbé, long d’un pied et

demi, des ophidies, véritables murènes à la queue argentée, audos bleuâtre, aux pectorales brunes bordées d’un liséré gris, desfiatoles, espèces de stromatées, zébrés d’étroites raies d’or etparés des trois couleurs de la France, des blémies-garamits,longs de quatre décimètres, de superbes caranx, décorés de sept  bandes transversales d’un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d’écailles d’or et d’argent, des centropodes, des mullesauriflammes à tête jaune, des scares, des labres, des balistes,

des gobies, etc. , et mille autres poissons communs aux Océansque nous avions déjà traversés.

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Le 9 février, le  Nautilus flottait dans cette partie la pluslarge de la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin sur lacôte ouest et Quonfodah sur la côte est, sur un diamètre de centquatre-vingt-dix milles.

Ce jour-là à midi, après le point, le capitaine Nemo montasur la plate-forme où je me trouvai. Je me promis de ne point lelaisser redescendre sans l’avoir au moins pressenti sur sesprojets ultérieurs. Il vint à moi dès qu’il m’aperçut, m’offritgracieusement un cigare et me dit :

« Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer Rouge vousplaît-elle ? Avez-vous suffisamment observé les merveillesqu’elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterresd’éponges et ses forêts de corail ? Avez-vous entrevu les villes jetées sur ses bords ?

— Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le  Nautilus s’est

merveilleusement prêté à toute cette étude. Ah ! c’est unintelligent bateau !

— Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnérable ! Ilne redoute ni les terribles tempêtes de la mer Rouge, ni sescourants, ni ses écueils.

— En effet, dis-je, cette mer est citée entre les plus

mauvaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens, sarenommée était détestable.

— Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs etlatins n’en parlent pas à son avantage, et Strabon dit qu’elle estparticulièrement dure à l’époque des vents Etésiens et de lasaison des pluies. L’Arabe Edrisi qui la dépeint sous le nom degolfe de Colzoum raconte que les navires périssaient en grand

nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne se hasardaità y naviguer la nuit. C’est, prétend-il, une mer sujette à d’affreux

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ouragans, semée d’îles inhospitalières, et « qui n’offre rien de bon » ni dans ses profondeurs, ni à sa surface. En effet, telle estl’opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artémidore.

— On voit bien, répliquai-je, que ces historiens n’ont pasnavigué à bord du Nautilus.

— En effet, répondit en souriant le capitaine, et sous cerapport, les modernes ne sont pas plus avancés que les anciens.Il a fallu bien des siècles pour trouver la puissance mécaniquede la vapeur ! Qui sait si dans cent ans, on verra un second Nautilus ! Les progrès sont lents, monsieur Aronnax.

— C’est vrai, répondis-je, votre navire avance d’un siècle, deplusieurs peut-être, sur son époque. Quel malheur qu’un secretpareil doive mourir avec son inventeur ! »

Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après quelques

minutes de silence :

« Vous me parliez, dit-il, de l’opinion des anciens historienssur les dangers qu’offre la navigation de la mer Rouge ?

— C’est vrai, répondis-je, mais leurs craintes n’étaient-ellespas exagérées ?

— Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit le capitaineNemo, qui me parut posséder à fond « sa mer Rouge ». Ce quin’est plus dangereux pour un navire moderne, bien gréé,solidement construit, maître de sa direction grâce à l’obéissante  vapeur, offrait des périls de toutes sortes aux bâtiments desanciens. Il faut se représenter ces premiers navigateurss’aventurant sur des barques faites de planches cousues avecdes cordes de palmier, calfatées de résine pilée et enduites de

graisse de chiens de mer. Ils n’avaient pas même d’instruments

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pour relever leur direction, et ils marchaient à l’estime au milieude courants qu’ils connaissaient à peine. Dans ces conditions,les naufrages étaient et devaient être nombreux. Mais de notretemps, les steamers qui font le service entre Suez et les mers du

Sud n’ont plus rien à redouter des colères de ce golfe, en dépitdes moussons contraires. Leurs capitaines et leurs passagers nese préparent pas au départ par des sacrifices propitiatoires, et,au retour, ils ne vont plus, ornés de guirlandes et de bandelettesdorées, remercier les dieux dans le temple voisin.

— J’en conviens, dis-je, et la vapeur me paraît avoir tué lareconnaissance dans le cœur des marins. Mais capitaine,puisque vous semblez avoir spécialement étudié cette mer,pouvez-vous m’apprendre quelle est l’origine de son nom ?

— Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explicationsà ce sujet. Voulez-vous connaître l’opinion d’un chroniqueur duXIVe siècle ?

— Volontiers.

— Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut donné après lepassage des Israélites, lorsque le Pharaon eut péri dans les flotsqui se refermèrent à la voix de Moïse :

En signe de cette merveille,Devint la mer rouge et vermeille.

Non puis ne surent la nommer Autrement que la rouge mer.

— Explication de poète, capitaine Nemo, répondis-je, mais  je ne saurais m’en contenter. Je vous demanderai donc votreopinion personnelle.

— La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir danscette appellation de mer Rouge une traduction du mot hébreu

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« Edrom », et si les anciens lui donnèrent ce nom, ce fut à causede la coloration particulière de ses eaux.

— Jusqu’ici cependant je n’ai vu que des flots limpides etsans aucune teinte particulière.

— Sans doute, mais en avançant vers le fond du golfe, vousremarquerez cette singulière apparence. Je me rappelle avoir vula baie de Tor entièrement rouge, comme un lac de sang.

— Et cette couleur, vous l’attribuez à la présence d’une algue

microscopique ?

— Oui. C’est une matière mucilagineuse pourpre produitepar ces chétives plantules connues sous le nom detrichodesmies, et dont il faut quarante mille pour occuperl’espace d’un millimètre carré. Peut-être en rencontrerez-vous.quand nous serons à Tor.

— Ainsi. capitaine Nemo, ce n’est pas la première fois que vous parcourez la mer Rouge à bord du Nautilus ?

— Non, monsieur.

— Alors, puisque vous parliez plus haut du passage desIsraélites et de la catastrophe des Égyptiens, je vous demanderaisi vous avez reconnu sous les eaux des traces de ce grand fait

historique ?

— Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellenteraison.

— Laquelle ?

— C’est que l’endroit même où Moïse a passé avec tout sonpeuple est tellement ensablé maintenant que les chameaux y 

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peuvent à peine baigner leurs jambes. Vous comprenez que mon Nautilus n’aurait pas assez d’eau pour lui.

— Et cet endroit ? ... demandai-je.

— Cet endroit est situé un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait autrefois un profond estuaire, alors que la merRouge s’étendait jusqu’aux lacs amers. Maintenant, que cepassage soit miraculeux ou non, les Israélites n’en ont pasmoins passé là pour gagner la Terre promise, et l’armée dePharaon a précisément péri en cet endroit. Je pense donc quedes fouilles pratiquées au milieu de ces sables mettraient àdécouvert une grande quantité d’armes et d’instrumentsd’origine égyptienne.

— C’est évident, répondis-je, et il faut espérer pour lesarchéologues que ces fouilles se feront tôt ou tard, lorsque des villes nouvelles s’établiront sur cet isthme, après le percementdu canal de Suez. Un canal bien inutile pour un navire tel que le

 Nautilus !

— Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaineNemo. Les anciens avaient bien compris cette utilité pour leursaffaires commerciales d’établir une communication entre la merRouge et la Méditerranée ; mais ils ne songèrent point à creuserun canal direct, et ils prirent le Nil pour intermédiaire. Trèsprobablement, le canal qui réunissait le Nil à la mer Rouge fut

commencé sous Sésostris, si l’on en croit la tradition. Ce qui estcertain, c’est que, six cent quinze ans avant Jésus-Christ, Necosentreprit les travaux d’un canal alimenté par les eaux du Nil, àtravers la plaine d’Égypte qui regarde l’Arabie. Ce canal seremontait en quatre jours, et sa largeur était telle que deuxtrirèmes pouvaient y passer de front. Il fut continué par Darius,fils d’Hytaspe. et probablement achevé par Ptolémée II. Strabonle vit employé à la navigation ; mais la faiblesse de sa penteentre son point de départ, près de Bubaste, et la mer Rouge, nele rendait navigable que pendant quelques mois de l’année. Ce

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canal servit au commerce jusqu’au siècle des Antonins ;abandonné, ensablé, puis rétabli par les ordres du calife Omar,il fut définitivement comblé en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empêcher les vivres d’arriver à Mohammed-

  ben-Abdoallah, révolté contre lui. Pendant l’expéditiond’Égypte, votre général Bonaparte retrouva les traces de cestravaux dans le désert de Suez, et, surpris par la marée. il faillitpérir quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, là même oùMoïse avait campé trois mille trois cents ans avant

lui.

— Eh bien, capitaine, ce que les anciens n’avaient oséentreprendre, cette jonction entre les deux mers qui abrégera deneuf mille kilomètres la route de Cadix aux Indes, M. de Lessepsl’a fait, et avant peu, il aura changé l’Afrique en une îleimmense.

— Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d’être fier de

 votre compatriote. C’est un homme qui honore plus une nationque les plus grands capitaines ! Il a commencé comme tantd’autres par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphé, car il ale génie de la volonté. Et il est triste de penser que cette œuvre,qui aurait dû être une œuvre internationale, qui aurait suffi àillustrer un règne, n’aura réussi que par l’énergie d’un seulhomme. Donc, honneur à M. de Lesseps !

— Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-je, tout surprisde l’accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler.

— Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire àtravers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir leslongues jetées de Port-Saïd après-demain, quand nous seronsdans la Méditerranée.

— Dans la Méditerranée ! m’écriai-je.

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— Oui. monsieur le professeur. Cela vous étonne ?

— Ce qui m’étonne, c’est de penser que nous y serons après-demain.

— Vraiment ?

— Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à nem’étonner de rien depuis que je suis à votre bord !

— Mais à quel propos cette surprise ?

— A propos de l’effroyable vitesse que vous serez forcéd’imprimer au  Nautilus s’il doit se retrouver après-demain enpleine Méditerranée, ayant fait le tour de l’Afrique et doublé lecap de Bonne-Espérance !

— Et qui vous dit qu’il fera le tour de l’Afrique, monsieur leprofesseur ? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-

Espérance !

— Cependant, à moins que le  Nautilus ne navigue en terreferme et qu’il ne passe par-dessus l’isthme...

— Ou par-dessous, monsieur Aronnax.

— Par-dessous ?

— Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo.Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ceque les hommes font aujourd’hui à sa surface.

— Quoi ! il existerait un passage !

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— Oui, un passage souterrain que j’ai nommé Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe dePéluse.

— Mais cet isthme n’est composé que de sables mouvants ?

— Jusqu’à une certaine profondeur. Mais à cinquantemètres seulement se rencontre une inébranlable assise de roc.

— Et c’est par hasard que vous avez découvert ce passage ?demandai-je de plus en plus surpris.

— Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, etmême, raisonnement plus que hasard.

— Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille résiste à cequ’elle entend.

— Ah monsieur !  Aures habent et non audient est de tous

les temps. Non seulement ce passage existe, mais j’en ai profitéplusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventuréaujourd’hui dans cette impasse de la mer Rouge.

— Est-il indiscret de vous demander comment vous avezdécouvert ce tunnel ?

— Monsieur, me répondit le capitaine, il n’y peut y avoirrien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. »

Je ne relevai pas l’insinuation et j’attendis le récit ducapitaine Nemo.

« Monsieur le professeur, me dit-il, c’est un simpleraisonnement de naturaliste qui m’a conduit a découvrir ce

passage que je suis seul à connaître. J’avais remarqué que dansla mer Rouge et dans la Méditerranée, il existait un certain

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nombre de poissons d’espèces absolument identiques, desophidies, des fiatoles, des girelles, des persègues, des jœls, desexocets. Certain de ce fait je me demandai s’il n’existait pas decommunication entre les deux mers. Si elle existait, le courant

souterrain devait forcément aller de la mer Rouge à laMéditerranée par le seul effet de la différence des niveaux. Jepêchai donc un grand nombre de poissons aux environs deSuez. Je leur passai à la queue un anneau de cuivre, et je lesrejetai à la mer. Quelques mois plus tard, sur les côtes de Syrie,  je reprenais quelques échantillons de mes poissons ornés deleur anneau indicateur. La communication entre les deuxm’était donc démontrée. Je la cherchai avec mon  Nautilus, je la

découvris, je m’y aventurai, et avant peu, monsieur leprofesseur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnelarabique ! »

 V  ARABIAN-TUNNEL

Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned Land la partiede cette conversation qui les intéressait directement. Lorsque jeleur appris que, dans deux jours, nous serions au milieu deseaux de la Méditerranée, Conseil battit des mains, mais leCanadien haussa les épaules.

« Un tunnel sous-marin ! s’écria-t-il, une communicationentre les deux mers ! Qui a jamais entendu parler de cela ?

— Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous jamais entenduparler du Nautilus ? Non ! il existe cependant. Donc, ne haussezpas les épaules si légèrement, et ne repoussez pas les chosessous prétexte que vous n’en avez Jamais entendu parler.

— Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant latête. Après tout, je ne demande pas mieux que de croire à son

passage, à ce capitaine, et fasse le ciel qu’il nous conduise, eneffet, dans la Méditerranée. »

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Le soir même, par 21°30’de latitude nord, le  Nautilus,flottant à la surface de la mer, se rapprocha de la côte arabe.J’aperçus Djeddah, important comptoir de l’Égypte, de la Syrie,de la Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettementl’ensemble de ses constructions, les navires amarrés le long desquais, et ceux que leur tirant d’eau obligeait à mouiller en rade.Le soleil, assez bas sur l’horizon, frappait en plein les maisonsde la ville et faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelquescabanes de bois ou de roseaux indiquaient le quartier habité parles Bédouins.

Bientôt Djeddah s’effaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentra sous les eaux légèrement phosphorescentes.

Le lendemain, 10 février, plusieurs navires apparurent quicouraient à contre-bord de nous. Le  Nautilus reprit sanavigation sous-marine ; mais à midi, au moment du point, lamer étant déserte, il remonta jusqu’à sa ligne de flottaison.

 Accompagné de Ned et de Conseil, je vins m’asseoir sur laplate-forme. La côte à l’est se montrait comme une masse àpeine estompée dans un humide brouillard.

 Appuyés sur les flancs du canot, nous causions de choses etd’autres, quand Ned Land tendant sa main vers un point de lamer, me dit :

« Voyez-vous là quelque chose, monsieur le professeur ?

— Non, Ned, répondis-je, mais je n’ai pas vos yeux, vous lesavez.

— Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord devant, à peuprès à la hauteur du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui

semble remuer ?

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— En effet, dis-je, après une attentive observation, j’aperçois comme un long corps noirâtre à la surface des eaux.

— Un autre Nautilus ? dit Conseil.

— Non, répondit le Canadien, mais je me trompe fort, ouc’est là quelque animal marin.

— Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demandaConseil.

— Oui, mon garçon, répondis-je, on en rencontrequelquefois.

— Ce n’est point une baleine, reprit Ned Land, qui neperdait pas des yeux l’objet signalé. Les baleines et moi, noussommes de vieilles connaissances, et je ne me tromperais pas àleur allure.

— Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce côté, etavant peu nous saurons à quoi nous en tenir. »

En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt qu’à un mille denous. Il ressemblait à un gros écueil échoué en pleine mer.Qu’était-ce ? Je ne pouvais encore me prononcer.

« Ah ! il marche ! il plonge ! s’écria Ned Land. Mille diables !Quel peut être cet animal ? Il n’a pas la queue bifurquée commeles baleines ou les cachalots, et ses nageoires ressemblent à desmembres tronqués.

— Mais alors.... , fis-je.

— Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos, et il dresse sesmamelles en l’air !

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— C’est une sirène, s’écria Conseil, une véritable sirène, n’endéplaise à monsieur. »

Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je compris que cetanimal appartenait à cet ordre d’êtres marins, dont la fable a faitles sirènes, moitié femmes et moitié poissons.

« Non, dis-je à Conseil, ce n’est point une sirène, mais unêtre curieux dont il reste à peine quelques échantillons dans lamer Rouge. C’est un dugong.

— Ordre des syréniens, groupe des pisciformes, sous-classedes monodelphiens, classe des mammifères, embranchementdes vertébrés », répondit Conseil.

Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n’y avait plus rien àdire.

Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaientde convoitise à la vue de cet animal. Sa main semblait prête à leharponner. On eût dit qu’il attendait le moment de se jeter à lamer pour l’attaquer dans son élément.

« Oh ! monsieur, me dit-il d’une voix tremblante d’émotion, je n’ai jamais tué de » cela ». »

Tout le harponneur était dans ce mot.

En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Ilaperçut le dugong. Il comprit l’attitude du Canadien, ets’adressant directement à lui :

« Si vous teniez un harpon, maître Land, est-ce qu’il ne vous

 brûlerait pas la main ?

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— Comme vous dites, monsieur.

— Et il ne vous déplairait pas de reprendre pour un jour votre métier de pêcheur, et d’ajouter ce cétacé à la liste de ceuxque vous avez déjà frappés ?

— Cela ne me déplairait point.

— Eh bien, vous pouvez essayer.

— Merci, monsieur, répondit Ned Land dont les yeux

s’enflammèrent.

— Seulement, reprit le capitaine, je vous engage à ne pasmanquer cet animal, et cela dans votre intérêt.

— Est-ce que ce dugong est dangereux à attaquer ?demandai-je malgré le haussement d’épaule du Canadien.

— Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet animal revientsur ses assaillants et chavire leur embarcation. Mais pourmaître Land, ce danger n’est pas à craindre. Son coup d’œil estprompt, son bras est sûr. Si je lui recommande de ne pasmanquer ce dugong, c’est qu’on le regarde justement comme unfin gibier, et je sais que maître Land ne déteste pas les bonsmorceaux.

— Ah ! fit le Canadien, cette bête-la se donne aussi le luxed’être bonne à manger ?

— Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, estextrêmement estimée, et on la réserve dans toute la Malaisiepour la table des princes. Aussi fait-on à cet excellent animalune chasse tellement acharnée que, de même que le lamantin,

son congénère, il devient de plus en plus rare.

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— Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil, sipar hasard celui-ci était le dernier de sa race, ne conviendrait-ilpas de l’épargner dans l’intérêt de la science ?

— Peut-être, répliqua le Canadien ; mais, dans l’intérêt de lacuisine, il vaut mieux lui donner la chasse.

— Faites donc, maître Land », répondit le capitaine Nemo.

En ce moment sept hommes de l’équipage, muets etimpassibles comme toujours, montèrent sur la plate-forme.

L’un portait un harpon et une ligne semblable à cellesqu’emploient les pêcheurs de baleines. Le canot fut déponté,arraché de son alvéole, lancé à la mer. Six rameurs prirent placesur leurs bancs et le patron se mit à la barre. Ned, Conseil etmoi, nous nous assîmes à l’arrière.

« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.

— Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonnechasse. »

Le canot déborda, et, enlevé par ses six avirons, il se dirigearapidement vers le dugong, qui flottait alors à deux milles du Nautilus.

  Arrivé à quelques encablures du cétacé, il ralentit sa

marche, et les rames plongèrent sans bruit dans les eauxtranquilles. Ned Land, son harpon à la main, alla se placerdebout sur l’avant du canot. Le harpon qui sert à frapper la baleine est ordinairement attaché à une très longue corde qui sedévide rapidement lorsque l’animal blessé l’entraîne avec lui.Mais ici la corde ne mesurait pas plus d’une dizaine de brasses,et son extrémité était seulement frappée sur un petit baril qui,en flottant, devait indiquer la marche du dugong sous les eaux.

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Je m’étais levé et j’observais distinctement l’adversaire duCanadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d’halicore,ressemblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong seterminait par une caudale très allongée et ses nageoires latérales

par de véritables doigts. Sa différence avec le lamantinconsistait en ce que sa mâchoire supérieure était armée de deuxdents longues et pointues, qui formaient de chaque côté desdéfenses divergentes.

Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait desdimensions colossales, et sa longueur dépassait au moins septmètres. Il ne bougeait pas et semblait dormir à la surface desflots, circonstance qui rendait sa capture plus facile.

Le canot s’approcha prudemment à trois brasses del’animal. Les avirons restèrent suspendus sur leurs dames. Jeme levai à demi. Ned Land, le corps un peu rejeté en arrière, brandissait son harpon d’une main exercée.

Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugongdisparut. Le harpon, lancé avec force, n’avait frappé que l’eausans doute.

« Mille diables ! s’écria le Canadien furieux, je l’ai manqué !

— Non, dis-je, l’animal est blessé, voici son sang, mais votreengin ne lui est pas resté dans le corps.

— Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.

Les matelots se remirent à nager, et le patron dirigeal’embarcation vers le baril flottant. Le harpon repêché, le canotse mit à la poursuite de l’animal.

Celui-ci revenait de temps en temps à la surface de la merpour respirer. Sa blessure ne l’avait pas affaibli, car il filait avec

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une rapidité extrême. L’embarcation, manœuvrée par des bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle l’approcha àquelques brasses, et le Canadien se tenait prêt à frapper ; maisle dugong se dérobait par un plongeon subit, et il était

impossible de l’atteindre.

On juge de la colère qui surexcitait l’impatient Ned Land. Illançait au malheureux animal les plus énergiques jurons de lalangue anglaise. Pour mon compte, je n’en étais encore qu’audépit de voir le dugong déjouer toutes nos ruses.

On le poursuivit sans relâche pendant une heure, et jecommençais à croire qu’il serait très difficile de s’en emparer,quand cet animal fut pris d’une malencontreuse idée de vengeance dont il eut à se repentir. Il revint sur le canot pourl’assaillir à son tour.

Cette manœuvre n’échappa point au Canadien.

« Attention ! » dit-il.

Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, etsans doute il prévint ses hommes de se tenir sur leurs gardes.

Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s’arrêta, huma  brusquement l’air avec ses vastes narines percées non àl’extrémité, mais à la partie supérieure de son museau. Puis.

prenant son élan, il se précipita sur nous.

Le canot ne put éviter son choc ; à demi renversé, ilembarqua une ou deux tonnes d’eau qu’il fallut vider ; mais,grâce à l’habileté du patron, abordé de biais et non de plein, ilne chavira pas. Ned Land, cramponné à l’étrave, lardait decoups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dentsincrustées dans le plat-bord, soulevait l’embarcation hors de

l’eau comme un lion fait d’un chevreuil. Nous étions renversés

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les uns sur les autres, et je ne sais trop comment aurait finil’aventure, si le Canadien, toujours acharné contre la bête, nel’eût enfin frappée au cœur.

J’entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugongdisparut, entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt le barilrevint à la surface, et peu d’instants après, apparut le corps del’animal, retourné sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit à laremorque et se dirigea vers le Nautilus.

Il fallut employer des palans d’une grande puissance pourhisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq millekilogrammes. On le dépeça sous les yeux du Canadien, quitenait à suivre tous les détails de l’opération. Le jour même, lestewart me servit au dîner quelques tranches de cette chairhabilement apprêtée par le cuisinier du bord. Je la trouvaiexcellente, et même supérieure à celle du veau, sinon du bœuf.

Le lendemain 11 février, l’office du  Nautilus s’enrichit

encore d’un gibier délicat. Une compagnie d’hirondelles de mers’abattit sur le Nautilus. C’était une espèce de sterna nilotica,particulière à l’Égypte, dont le bec est noir, la tête grise etpointillée, l’œil entouré de points blancs, le dos, les ailes et laqueue grisâtres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges.On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseauxsauvages d’un haut goût, dont le cou et le dessus de la tête sont blancs et tachetés de noir.

La vitesse du  Nautilus était alors modérée. Il s’avançait enflânant, pour ainsi dire. J’observai que l’eau de la mer Rougedevenait de moins en moins salée, a mesure que nousapprochions de Suez.

 Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap deRas-Mohammed. C’est ce cap qui forme l’extrémité de l’Arabie

Pétrée, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d’Acabah.

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Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal, qui conduit augolfe de Suez. J’aperçus distinctement une haute montagne,dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C’était lemont Oreb, ce Sinaï, au sommet duquel Moïse vit Dieu face à

face, et que l’esprit se figure incessamment couronné d’éclairs.

  A six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt immergé,passait au large de Tor, assise au fond d’une baie dont les eauxparaissaient teintées de rouge, observation déjà faite par lecapitaine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d’un lourd silenceque rompaient parfois le cri du pélican et de quelques oiseauxde nuit, le bruit du ressac irrité par les rocs ou le gémissementlointain d’un steamer battant les eaux du golfe de ses palessonores.

De huit à neuf heures, le  Nautilus demeura à quelquesmètres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devions être trèsprès de Suez. A travers les panneaux du salon, j’apercevais desfonds de rochers vivement éclairés par notre lumière électrique.Il me semblait que le détroit se rétrécissait de plus en plus.

 A neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la surface,  je montai sur la plate-forme. Très impatient de franchir letunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et jecherchais à respirer l’air frais de la nuit.

Bientôt, dans l’ombre, j’aperçus un feu pâle, à demi décoloré

par la brume, qui brillait à un mille de nous.

« Un phare flottant », dit-on près de moi.

Je me retournai et je reconnus le capitaine.

« C’est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderonspas à gagner l’orifice du tunnel.

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— L’entrée n’en doit pas être facile ?

— Non, monsieur. Aussi j’ai pour habitude de me tenir dansla cage du timonier pour diriger moi-même la manœuvre. Etmaintenant, si vous voulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s’enfoncer sous les flots, et il ne reviendra à leursurface qu’après avoir franchi l’Arabian-Tunnel. »

Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, lesréservoirs d’eau s’emplirent, et l’appareil s’immergea d’unedizaine de mètres.

  Au moment où me disposais à regagner ma chambre, lecapitaine m’arrêta.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il dem’accompagner dans la cage du pilote ?

— Je n’osais vous le demander, répondis-je.

— Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l’on peut voirde cette navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central. A mi-rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives supérieures etarriva dans la cage du pilote, qui, on le sait, s’élevait àl’extrémité de la plate-forme.

C’était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, à peuprès semblable à celles qu’occupent les timoniers dessteamboats du Mississipi ou de l’Hudson. Au milieu semanœuvrait une roue disposée verticalement, engrenée sur lesdrosses du gouvernail qui couraient jusqu’à l’arrière du Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, évidés dans lesparois de la cabine, permettaient à l’homme de barre deregarder dans toutes les directions.

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Cette cabine était obscure ; mais bientôt mes yeuxs’accoutumèrent à cette obscurité, et j’aperçus le pilote, unhomme vigoureux, dont les mains s’appuyaient sur les jantes dela roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivement éclairée par lefanal qui rayonnait en arrière de la cabine, à l’autre extrémité dela plate-forme.

« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notrepassage. »

Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec lachambre des machines, et de là, le capitaine pouvaitcommuniquer simultanément à son  Nautilus la direction et lemouvement. Il pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitessede l’hélice fut très diminuée.

Je regardais en silence la haute muraille très accore quenous longions en ce moment, inébranlable base du massif 

sableux de la côte. Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, àquelques mètres de distance seulement. Le capitaine Nemo nequittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine àses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timoniermodifiait à chaque instant la direction du Nautilus.

Je m’étais placé au hublot de bâbord, et j’apercevais demagnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues

et des crustacés agitant leurs pattes énormes, qui s’allongeaienthors des anfractuosités du roc.

 A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même la  barre. Une large galerie, noire et profonde, s’ouvrait devantnous. Le  Nautilus s’y engouffra hardiment. Un bruissementinaccoutumé se fit entendre sur ses flancs. C’étaient les eaux dela mer Rouge que la pente du tunnel précipitait vers la

Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une

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flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les flots à contre-hélice.

Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus quedes raies éclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracéspar la vitesse sous l’éclat de l’électricité. Mon cœur palpitait, et je le comprimais de la main.

  A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemoabandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi :

« La Méditerranée », me dit-il.

En moins de vingt minutes, le  Nautilus, entraîné par cetorrent, venait de franchir l’isthme de Suez.

 VIL'ARCHIPEL GREC

Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le  Nautilus remonta à la surface des flots. Je me précipitai sur la plate-forme. A trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouettede Péluse. Un torrent nous avait portés d’une mer à l’autre.Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticable àremonter.

 Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deuxinséparables compagnons avaient tranquillement dormi, sans sepréoccuper autrement des prouesses du Nautilus.

« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadiend’un ton légèrement goguenard, et cette Méditerranée ?

— Nous flottons à sa surface, ami Ned.

— Hein ! fit Conseil, cette nuit même ? ...

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— Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avonsfranchi cet isthme infranchissable.

— Je n’en crois rien, répondit le Canadien.

— Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte bassequi s’arrondit vers le sud est la côte égyptienne.

— A d’autres, monsieur, répliqua l’entêté Canadien.

— Mais puisque monsieur l’affirme, lui dit Conseil, il fautcroire monsieur.

— D’ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m’a fait les honneursde son tunnel, et j’étais près de lui, dans la cage du timonier,pendant qu’il dirigeait lui-même le  Nautilus à travers cet étroitpassage.

— Vous entendez, Ned ? dit Conseil.

— Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez,Ned, apercevoir les jetées de Port-Saïd qui s’allongent dans lamer. »

Le Canadien regarda attentivement.

« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur,et votre capitaine est un maître homme. Nous sommes dans laMéditerranée. Bon. Causons donc, s’il vous plaît, de nos petitesaffaires, mais de façon à ce que personne ne puisse nousentendre. »

Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, je

pensai qu’il valait mieux causer, puisqu’il le désirait, et tous les

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trois nous allâmes nous asseoir près du fanal, où nous étionsmoins exposés à recevoir l’humide embrun des lames.

« Maintenant, Ned, nous vous écoutons, dis-je. Qu’avez- vous à nous apprendre ?

— Ce que j’ai à vous apprendre est très simple, répondit leCanadien. Nous sommes en Europe, et avant que les caprices ducapitaine Nemo nous entraînent jusqu’au fond des merspolaires ou nous ramènent en Océanie, je demande à quitter le Nautilus. »

J’avouerai que cette discussion avec le Canadienm’embarrassait toujours. Je ne voulais en aucune façonentraver la liberté de mes compagnons, et cependant jen’éprouvais nul désir de quitter le capitaine Nemo. Grâce à lui,grâce à son appareil, je complétais chaque jour mes études sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins aumilieu même de son élément. Retrouverais-je jamais une telle

occasion d’observer les merveilles de l’Océan ? Non, certes ! Jene pouvais donc me faire à cette idée d’abandonner le  Nautilus avant notre cycle d’investigations accompli.

« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vousennuyez-vous à bord ? Regrettez-vous que la destinée vous ait jeté entre les mains du capitaine Nemo ? »

Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, secroisant les bras :

« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous lesmers. Je serai content de l’avoir fait ; mais pour l’avoir fait, ilfaut qu’il se termine. Voilà mon sentiment.

— Il se terminera, Ned.

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— Où et quand ?

— Où ? je n’en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, ouplutôt je suppose qu’il s’achèvera, lorsque ces mers n’aurontplus rien à nous apprendre. Tout ce qui a commencé aforcément une fin en ce monde.

— Je pense comme monsieur, répondit Conseil, et il est fortpossible qu’après avoir parcouru toutes les mers du globe, lecapitaine Nemo nous donne la volée à tous trois.

— La volée ! s’écria le Canadien. Une volée, voulez-vousdire ?

— N’exagérons pas, maître Land, repris-je. Nous n’avonsrien à craindre du capitaine, mais je ne partage pas non plus lesidées de Conseil. Nous sommes maîtres des secrets du  Nautilus,et je n’espère pas que son commandant, pour nous rendre notreliberté, se résigne à les voir courir le monde avec nous.

— Mais alors, qu’espérez-vous donc ? demanda le Canadien.

— Que des circonstances se rencontreront dont nouspourrons, dont nous devrons profiter, aussi bien dans six moisque maintenant.

— Ouais ! fit Ned Land. Et où serons-nous dans six mois, s’il

 vous plaît, monsieur le naturaliste ?

— Peut-être ici, peut-être en Chine. Vous le savez, le Nautilus est un rapide marcheur. Il traverse les océans commeune hirondelle traverse les airs, ou un express les continents. Ilne craint point les mers fréquentées. Qui nous dit qu’il ne va pasrallier les côtes de France, d’Angleterre ou d’Amérique, surlesquelles une fuite pourra être aussi avantageusement tentéequ’ici ?

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— Monsieur Aronnax, répondit le Canadien, vos argumentspèchent par la base. Vous parlez au futur : « Nous serons là !Nous serons ici ! » Moi je parle au présent : « Nous sommes ici,et il faut en profiter. » »

J’étais pressé de près par la logique de Ned Land, et je mesentais battu sur ce terrain. Je ne savais plus quels argumentsfaire valoir en ma faveur.

« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le

capitaine Nemo vous offre aujourd’hui même la liberté. Accepterez-vous ?

— Je ne sais, répondis-je.

— Et s’il ajoute que cette offre qu’il vous fait aujourd’hui, ilne la renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? »

Je ne répondis pas.

« Et qu’en pense l’ami Conseil ? demanda Ned Land.

— L’ami Conseil, répondit tranquillement ce digne garçon,l’ami Conseil n’a rien à dire. Il est absolument désintéressé dansla question. Ainsi que son maître, ainsi que son camarade Ned,il est célibataire. Ni femme, ni parents, ni enfants ne l’attendentau pays. Il est au service de monsieur, il pense commemonsieur, il parle comme monsieur, et, à son grand regret, onne doit pas compter sur lui pour faire une majorité. Deuxpersonnes seulement sont en présence : monsieur d’un côté,Ned Land de l’autre. Cela dit, l’ami Conseil écoute, et il est prêtà marquer les points. »

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Je ne pus m’empêcher de sourire, à voir Conseil annihiler sicomplètement sa personnalité. Au fond, le Canadien devait êtreenchanté de ne pas l’avoir contre lui.

« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n’existepas, ne discutons qu’entre nous deux. J’ai parlé, vous m’avezentendu. Qu’avez-vous à répondre ? »

Il fallait évidemment conclure, et les faux-fuyants merépugnaient.

« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez raisoncontre moi, et mes arguments ne peuvent tenir devant les vôtres. Il ne faut pas compter sur la bonne volonté du capitaineNemo. La prudence la plus vulgaire lui défend de nous mettreen liberté. Par contre, la prudence veut que nous profitions de lapremière occasion de quitter le Nautilus.

— Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est sagement parlé.

— Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut quel’occasion soit sérieuse. Il faut que notre première tentative defuite réussisse ; car si elle avorte, nous ne retrouverons pasl’occasion de la reprendre, et le capitaine Nemo ne nouspardonnera pas.

— Tout cela est juste, répondit le Canadien. Mais votre

observation s’applique à toute tentative de fuite, qu’elle ait lieudans deux ans ou dans deux jours. Donc, la question esttoujours celle-ci : si une occasion favorable se présente, il faut lasaisir.

— D’accord. Et maintenant, me direz-vous. Ned, ce que vousentendez par une occasion favorable ?

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— Ce serait celle qui. par une nuit sombre, amènerait le Nautilus à peu de distance d’une côte européenne.

€ » Et vous tenteriez de vous sauver à la nage ?

Oui, si nous étions suffisamment rapprochés d’un rivage, etsi le navire flottait à la surface. Non, si nous étions éloignés, et sile navire naviguait sous les eaux.

— Et dans ce cas ?

— Dans ce cas, je chercherais à m’emparer du canot. Je saiscomment il se manœuvre. Nous nous introduirions à l’intérieur,et les boulons enlevés, nous remonterions à la surface, sansmême que le timonier, placé à l’avant, s’aperçût de notre fuite.

— Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais n’oubliez pasqu’un échec nous perdrait.

— Je ne l’oublierai pas, monsieur.

— Et maintenant, Ned, voulez-vous connaître toute mapensée sur votre projet ?

— Volontiers, monsieur Aronnax.

— Eh bien, je pense — je ne dis pas j’espère — je pense quecette occasion favorable ne se présentera pas.

— Pourquoi cela ?

— Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler quenous n’avons pas renoncé à l’espoir de recouvrer notre liberté,et qu’il se tiendra sur ses gardes, surtout dans les mers et en vue

des côtes européennes.

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— Je suis de l’avis de monsieur, dit Conseil.

— Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui secouait latête d’un air déterminé.

— Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en là. Plusun mot sur tout ceci. Le jour où vous serez prêt, vous nouspréviendrez et nous vous suivrons. Je m’en rapportecomplètement à vous. »

Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si gravesconséquences, se termina ainsi. Je dois dire maintenant que lesfaits semblèrent confirmer mes prévisions au grand désespoirdu Canadien. Le capitaine Nemo se défiait-il de nous dans cesmers fréquentées, ou voulait-il seulement se dérober à la vuedes nombreux navires de toutes nations qui sillonnent laMéditerranée ? Je l’ignore, mais il se maintint le plus souvententre deux eaux et au large des côtes. Ou le Nautilus émergeait,

ne laissant passer que la cage du timonier, ou il s’en allait à degrandes profondeurs, car entre l’archipel grec et l’Asie Mineurenous ne trouvions pas le fond par deux mille mètres.

 Aussi, je n’eus connaissance de l’île de Carpathos, l’une desSporades, que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo mecita, en posant son doigt sur un point du planisphère :

Est in Carpathio Neptuni gurgite vatesCœruleus Proteus...

C’était, en effet, l’antique séjour de Protée, le vieux pasteurdes troupeaux de Neptune, maintenant l’île de Scarpanto, situéeentre Rhodes et la Crète. Je n’en vis que les soubassementsgranitiques à travers la vitre du salon.

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Le lendemain, 14 février, je résolus d’employer quelquesheures à étudier les poissons de l’Archipel ; mais par un motif quelconque, les panneaux demeurèrent hermétiquementfermés. En relevant la direction du Nautilus, je remarquai qu’il

marchait vers Candie, l’ancienne île de Crète. Au moment où jem’étais embarqué sur I’ Abraham-Lincoln, cette île venait des’insurger tout entière contre le despotisme turc. Mais cequ’était devenue cette insurrection depuis cette époque, jel’ignorais absolument, et ce n’était pas le capitaine Nemo, privéde toute communication avec la terre, qui aurait pu mel’apprendre.

Je ne fis donc aucune allusion à cet événement, lorsque, lesoir, je me trouvai seul avec lui dans le salon. D’ailleurs, il mesembla taciturne, préoccupé. Puis, contrairement à seshabitudes, il ordonna d’ouvrir les deux panneaux du salon, et,allant de l’un à l’autre, il observa attentivement la masse deseaux. Dans quel but ? Je ne pouvais le deviner, et, de mon côté.  j’employai mon temps à étudier les poissons qui passaientdevant mes yeux.

Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citées par  Aristote et vulgairement connues sous le nom de « loches demer », que l’on rencontre particulièrement dans les eaux saléesavoisinant le delta du Nil. Près d’elles se déroulaient des pagresà demi phosphorescents, sortes de spares que les Égyptiensrangeaient parmi les animaux sacrés, et dont l’arrivée dans leseaux du Reuve, dont elles annonçaient le fécond débordement,

était fêtée par des cérémonies religieuses. Je notai égalementdes cheilines longues de trois décimètres, poissons osseux àécailles transparentes, dont la couleur livide est mélangée detaches rouges ; ce sont de grands mangeurs de végétaux marins,ce qui leur donne un goût exquis ; aussi ces cheilines étaient-elles très recherchées des gourmets de l’ancienne Rome, et leursentrailles, accommodées avec des laites de murènes, descervelles de paons et des langues de phénicoptères, composaient

ce plat divin qui ravissait Vitellius.

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Un autre habitant de ces mers attira mon attention etramena dans mon esprit tous les souvenirs de l’antiquité. Ce futle rémora qui voyage attaché au ventre des requins ; au dire desanciens, ce petit poisson, accroché à la carène d’un navire,pouvait l’arrêter dans sa marche, et l’un d’eux, retenant le vaisseau d’Antoine pendant la bataille d’Actium, facilita ainsi la  victoire d’Auguste. A quoi tiennent les destinées des nations !J’observai également d’admirables anthias qui appartiennent àl’ordre des lutjans, poissons sacrés pour les Grecs qui leurattribuaient le pouvoir de chasser les monstres marins des eauxqu’ils fréquentaient ; leur nom signifie, fleur, et ils le justifiaient

par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises dans lagamme du rouge depuis la pâleur du rose jusqu’à l’éclat durubis, et les fugitifs reflets qui moiraient leur nageoire dorsale.Mes yeux ne pouvaient se détacher de ces merveilles de la mer,quand ils furent frappés soudain par une apparition inattendue.

  Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeurportant à sa ceinture une bourse de cuir. Ce n’était pas un corps

abandonné aux flots. C’était un homme vivant qui nageait d’unemain vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer à lasurface et replongeant aussitôt.

Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d’une voixémue :

« Un homme ! un naufragé ! m’écriai-je. Il faut le sauver àtout prix ! »

Le capitaine ne me répondit pas et vint s’appuyer à la vitre.

L’homme s’était rapproché, et, la face collée au panneau, ilnous regardait.

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  A ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit unsigne. Le plongeur lui répondit de la main, remontaimmédiatement vers la surface de la mer, et ne reparut plus.

« Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine. C’est Nicolas,du cap Matapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu danstoutes les Cyclades. Un hardi plongeur ! L’eau est son élément,et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d’une île à l’autreet jusqu’à la Crète.

— Vous le connaissez, capitaine ?

— Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »

Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble placéprès du panneau gauche du salon. Près de ce meuble, je vis uncoffre cerclé de fer, dont le couvercle portait sur une plaque decuivre le chiffre du Nautilus, avec sa devise Mobilis in mobile.

En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de maprésence, ouvrit le meuble, sorte de coffre-fort qui renfermaitun grand nombre de lingots.

C’étaient des lingots d’or. D’où venait ce précieux métal quireprésentait une somme énorme ? Où le capitaine recueillait-ilcet or, et qu’allait-il faire de celui-ci ?

Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemoprit un à un ces lingots et les rangea méthodiquement dans lecoffre qu’il remplit entièrement. J’estimai qu’il contenait alorsplus de mille kilogrammes d’or, c’est-à-dire près de cinqmillions de francs.

Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit sur soncouvercle une adresse en caractères qui devaient appartenir augrec moderne.

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Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le filcorrespondait avec le poste de l’équipage. Quatre hommeparurent, et non sans peine ils poussèrent le coffre hors dusalon. Puis, j’entendis qu’ils le hissaient au moyen de palans surl’escalier de fer.

En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi :

« Et vous disiez. monsieur le professeur ? me demanda-t-il.

— Je ne disais rien, capitaine.

— Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. »

Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.

Je rentrai dans ma chambre très intrigué, on le conçoit.J’essayai vainement de dormir. Je cherchais une relation entrel’apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d’or. Bientôt, jesentis à certains mouvements de roulis et de tangage, que le Nautilus quittant les couches inférieures revenait à la surfacedes eaux.

Puis, j’entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Jecompris que l’on détachait le canot, qu’on le lançait à la mer. Ilheurta un instant les flancs du Nautilus, et tout bruit cessa.

Deux heures après, le même bruit, les mêmes allées et  venues se reproduisaient. L’embarcation, hissée à bord, étaitrajustée dans son alvéole, et le  Nautilus se replongeait sous lesflots.

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  Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leuradresse. Sur quel point du continent ? Quel était lecorrespondant du capitaine Nemo ?

Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien lesévénements de cette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plushaut point. Mes compagnons ne furent pas moins surpris quemoi.

« Mais où prend-il ces millions ? » demanda Ned Land.

 A cela, pas de réponse possible. Je me rendis au salon aprèsavoir déjeuné, et je me mis au travail. Jusqu’à cinq heures dusoir, je rédigeai mes notes. En ce moment — devais-je l’attribuerà une disposition personnelle — je sentis une chaleur extrême,et je dus enlever mon vêtement de byssus. Effetincompréhensible, car nous n’étions pas sous de hauteslatitudes, et d’ailleurs le  Nautilus, immergé, ne devait éprouveraucune élévation de température. Je regardai le manomètre. Il

marquait une profondeur de soixante pieds, à laquelle la chaleuratmosphérique n’aurait pu atteindre.

Je continuai mon travail. mais la température s’éleva aupoint de devenir intolérable.

« Est-ce que le feu serait à bord ? » me demandai-je.

J’allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Ils’approcha du thermomètre, le consulta, et se retournant versmoi :

« Quarante-deux degrés, dit-il.

— Je m’en aperçois, capitaine, répondis-je, et pour peu quecette chaleur augmente, nous ne pourrons la supporter.

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— Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n’augmenteraque si nous le voulons bien.

— Vous pouvez donc la modérer à votre gré ?

— Non, mais je puis m’éloigner du foyer qui la produit.

— Elle est donc extérieure ?

— Sans doute. Nous flottons dans un courant d’eau bouillante.

— Est-il possible ? m’écriai-je.

— Regardez. »

Les panneaux s’ouvrirent, et je vis la mer entièrement blanche autour du Nautilus. Une fumée de vapeurs sulfureusesse déroulait au milieu des flots qui bouillonnaient comme l’eaud’une chaudière. J’appuyai ma main sur une des vitres, mais lachaleur était telle que je dus la retirer.

« Où sommes-nous ? demandai-je.

— Près de l’île Santorin, monsieur le professeur, merépondit le capitaine, et précisément dans ce canal qui sépare

Néa-Kamenni de Paléa-Kamenni. J’ai voulu vous donner lecurieux spectacle d’une éruption sous-marine.

Je croyais, dis-je, que la formation de ces îles nouvelles étaitterminée.

— Rien n’est jamais terminé dans les parages volcaniques,répondit le capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillé

par les feux souterrains. Déjà, en l’an dix-neuf de notre ère,suivant Cassiodore et Pline, une île nouvelle, Théia la divine,

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apparut à la place même où se sont récemment formés ces îlots.Puis, elle s’abîma sous les flots, pour se remontrer en l’ansoixante-neuf et s’abîmer encore une fois. Depuis cette époque  jusqu’à nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3

février 1866, un nouvel îlot, qu’on nomma l’îlot de George,émergea au milieu des vapeurs sulfureuses, près de Néa-Kamenni, et s’y souda, le 6 du même mois. Sept jours après, le13 février, l’îlot Aphrœssa parut, laissant entre Néa-Kamenni etlui un canal de dix mètres. J’étais dans ces mers quand lephénomène se produisit, et j’ai pu en observer toutes les phases.L’îlot Aphrœssa, de forme arrondie, mesurait trois cents piedsde diamètre sur trente pieds de hauteur. Il se composait de laves

noires et vitreuses, mêlées de fragments feldspathiques. Enfin,le 10 mars, un îlot plus petit, appelé Réka, se montra près deNéa-Kamenni, et depuis lors, ces trois îlots, soudés ensemble,ne forment plus qu’une seule et même île.

— Et le canal où nous sommes en ce moment ? demandai-je.

— Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me montrant unecarte de l’Archipel. Vous voyez que j’y ai porté les nouveaux îlots.

— Mais ce canal se comblera un jour ?

— C’est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huitpetits îlots de lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de

Paléa-Kamenni. Il est donc évident que Néa et Paléa seréuniront dans un temps rapproché. Si, au milieu du Pacifique,ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sont lesphénomènes éruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail quis’accomplit sous ces flots. »

Je revins vers la vitre. Le  Nautilus ne marchait plus. Lachaleur devenait intolérable. De blanche qu’elle était. la mer se

faisait rouge, coloration due à la présence d’un sel de fer. Malgrél’hermétique fermeture du salon, une odeur sulfureuse

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insupportable se dégageait, et j’apercevais des flammesécarlates dont la vivacité tuait l’éclat de l’électricité.

J’étais en nage, j’étouffais, j’allais cuire. Oui, en vérité, je mesentais cuire !

« On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je au capitaine.

— Non, ce ne serait pas prudent », répondit l’impassibleNemo.

Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord et s’éloigna decette fournaise qu’il ne pouvait impunément braver. Un quartd’heure plus tard, nous respirions à la surface des flots.

La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi cesparages pour effectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.

Le lendemain, 16 février, nous quittions ce bassin qui. entreRhodes et Alexandrie, compte des profondeurs de trois millemètres, et le  Nautilus passant au large de Cerigo, abandonnaitl’archipel grec, après avoir doublé le cap Matapan.

 VII

LA MÉDITERRANÉE EN QUARANTE-HUITHEURES

La Méditerranée, la mer bleue par excellence, la « grandemer » des Hébreux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum »des Romains, bordée d’orangers, d’aloès, de cactus, de pinsmaritimes, embaumée du parfum des myrtes, encadrée de rudesmontagnes, saturée d’un air pur et transparent, maisincessamment travaillée par les feux de la terre, est un véritablemonde. C’est là, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que

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l’homme se retrempe dans l’un des plus puissants climats duglobe.

Mais si beau qu’il soit, je n’ai pu prendre qu’un aperçurapide de ce bassin, dont la superficie couvre deux millions dekilomètres carrés. Les connaissances personnelles du capitaineNemo me firent même défaut, car l’énigmatique personnage neparut pas une seule fois pendant cette traversée à grande  vitesse. J’estime à six cents lieues environ le chemin que le Nautilus parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, ill’accomplit en deux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du16 février des parages de la Grèce, le 18, au soleil levant, nousavions franchi le détroit de Gibraltar.

— Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserréeau milieu de ces terres qu’il voulait fuir, déplaisait au capitaineNemo. Ses flots et ses brises lui rapportaient trop de souvenirs,sinon trop de regrets. Il n’avait plus ici cette liberté d’allures,cette indépendance de manœuvres que lui laissaient les océans,et son Nautilus se sentait à l’étroit entre ces rivages rapprochésde l’Afrique et de l’Europe.

  Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles à l’heure,soit douze lieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que NedLand, à son grand ennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Ilne pouvait se servir du canot entraîné à raison de douze à treizemètres par seconde. Quitter le  Nautilus dans ces conditions,c’eût été sauter d’un train marchant avec cette rapidité,manœuvre imprudente s’il en fut. D’ailleurs, notre appareil neremontait que la nuit à la surface des flots, afin de renouveler saprovision d’air, et il se dirigeait seulement suivant lesindications de la boussole et les relèvements du loch.

Je ne vis donc de l’intérieur de cette Méditerranée que ceque le voyageur d’un express aperçoit du paysage qui fuit devantses yeux, c’est-à-dire les horizons lointains, et non les premiersplans qui passent comme un éclair. Cependant, Conseil et moi,

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nous pûmes observer quelques-uns de ces poissonsméditerranéens, que la puissance de leurs nageoires maintenaitquelques instants dans les eaux du  Nautilus. Nous restions àl’affût devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de

refaire en quelques mots l’ichtyologie de cette mer.

Des divers poissons qui l’habitent, j’ai vu les uns, entrevu lesautres, sans parler de ceux que la vitesse du  Nautilus déroba àmes yeux. Qu’il me soit donc permis de les classer d’après cetteclassification fantaisiste. Elle rendra mieux mes rapidesobservations.

 Au milieu de la masse des eaux vivement éclairées par lesnappes électriques, serpentaient quelques-unes de ceslamproies longues d’un mètre, qui sont communes à presquetous les climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges de cinqpieds, au ventre blanc, au dos gris cendré et tacheté, sedéveloppaient comme de vastes châles emportés par lescourants. D’autres raies passaient si vite que je ne pouvaisreconnaître si elles méritaient ce nom d’aigles qui leur fut donnépar les Grecs, ou ces qualifications de rat, de crapaud et dechauve-souris, dont les pêcheurs modernes les ont affublées.Des squales-milandres, longs de douze pieds et particulièrementredoutés des plongeurs, luttaient de rapidité entre eux. Desrenards marins, longs de huit pieds et doués d’une extrêmefinesse d’odorat, apparaissaient comme de grandes ombres  bleuâtres. Des dorades, du genre spare, dont quelques-unesmesuraient jusqu’à treize décimètres. se montraient dans leur

  vêtement d’argent et d’azur entouré de bandelettes, quitranchait sur le ton sombre de leurs nageoires, poissonsconsacrés à Vénus, et dont l’œil est enchâssé dans un sourcild’or ; espèce précieuse, amie de toutes les eaux, douces ousalées, habitant les fleuves, les lacs et les océans, vivant soustous les climats, supportant toutes les températures, et dont larace, qui remonte aux époques géologiques de la terre, aconserve toute sa beauté des premiers jours. Des esturgeons

magnifiques, longs de neuf à dix mètres, animaux de grandemarche, heurtaient d’une queue puissante la vitre des

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panneaux. montrant leur dos bleuâtre à petites taches brunes :ils ressemblent aux squales dont ils n’égalent pas la force, et serencontrent dans toutes les mers ; au printemps, ils aiment àremonter les grands fleuves, à lutter contre les courants du

 Volga, du Danube, du Pô, du Rhin, de la Loire, de l’Oder, et senourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons et degades ; bien qu’ils appartiennent à la classe des cartilagineux. ilssont délicats ; on les mange frais, séchés, marinés ou salés, et,autrefois, on les portait triomphalement sur la table desLucullus. Mais de ces divers habitants de la Méditerranée, ceuxque je pus observer le plus utilement, lorsque le  Nautilus serapprochait de la surface, appartenaient au soixante-troisième

genre des poissons osseux. C’étaient des scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuiras d’argent, et dont les rayons dorsaux jettent des lueurs d’or. Ils ont la réputation de suivre la marchedes navires dont ils recherchent l’ombre fraîche sous les feux duciel tropical, et ils ne la démentirent pas en accompagnant leNautilus comme ils accompagnèrent autrefois les vaisseaux deLapérouse. Pendant de longues heures, ils luttèrent de vitesseavec notre appareil. Je ne pouvais me lasser d’admirer ces

animaux véritablement taillés pour la course, leur tête petite,leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dépassaittrois mètres, leurs pectorales douées d’une remarquable vigueuret leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle, commecertaines troupes d’oiseaux dont ils égalaient la rapidité, ce quifaisait dire aux anciens que la géométrie et la stratégie leurétaient familières. Et cependant ils n’échappent point auxpoursuites des Provençaux, qui les estiment comme les

estimaient les habitants de la Propontide et de l’Italie, et c’est enaveugles, en étourdis, que ces pré marseillaises.

Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des poissonsméditerranéens que Conseil ou moi nous ne fîmes qu’entrevoir.C’étaient des gymontes-fierasfers blanchâtres qui passaientcomme d’insaisissables vapeurs, des murènes-congres, serpentsde trois à quatre mètres enjolivés de vert, de bleu et de jaune,

des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie formait unmorceau délicat, des cœpoles-ténias qui flottaient comme de

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fines algues, des trygles que les poètes appellent poissons-lyreset les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est orné dedeux lames triangulaires et dentelées qui figurent l’instrumentdu vieil Homère, des trygles-hirondelles, nageant avec la

rapidité de l’oiseau dont ils ont pris le nom, des holocentres-mérons, à tête rouge, dont la nageoire dorsale est garnie defilaments, des aloses agrémentées de taches noires, grises,  brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensibles à la voixargentine des clochettes, et de splendides turbots, ces faisans dela mer, sortes de losanges à nageoires jaunâtres, pointillés de brun, et dont le coté supérieur, le côté gauche, est généralementmarbré de brun et de jaune, enfin des troupes d’admirables

mulles rougets, véritables paradisiers de l’Océan, que lesRomains payaient jusqu’à dix mille sesterces la pièce, et qu’ilsfaisaient mourir sur leur table, pour suivre d’un œil cruel leurschangements de couleurs depuis le rouge cinabre de la vie jusqu’au blanc pâle de la mort.

Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tétrodons,ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni

surmulets, ni labres, ni éperlans, ni exocets, ni anchois, nipagels, ni bogues, ni orphes, ni tous ces principauxreprésentants de l’ordre des pleuronectes, les limandes, les flez,les plies, les soles, les carrelets, communs à l’Atlantique et à laMéditerranée, il faut en accuser la vertigineuse vitesse quiemportait le Nautilus à travers ces eaux opulentes.

Quant aux mammifères marins, je crois avoir reconnu en

passant à l’ouvert de l’Adriatique, deux ou trois cachalots,munis d’une nageoire dorsale du genre des physétères, quelquesdauphins du genre des globicéphales, spéciaux à laMéditerranée et dont la partie antérieure de la tête est zébrée depetites lignes claires, et aussi une douzaine de phoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines etqui ont absolument l’air de Dominicains longs de trois mètres.

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Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large desix pieds, ornée de trois arêtes saillantes dirigéeslongitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car,à la description que m’en fit Conseil, je crus reconnaître le luth

qui forme une espèce assez rare. Je ne remarquai, pour moncompte, que quelques cacouannes a carapace allongée.

Quant aux zoophytes. je pus admirer. pendant quelquesinstants. une admirable galéolaire orangée qui s’accrocha à la  vitre du panneau de bâbord ; c’était un long filament ténu.s’arborisant en branches infinies et terminées par la plus finedentelle qu’eussent jamais filée les rivales d’Arachné. Je ne pus,malheureusement, pêcher cet admirable échantillon, et aucunautre zoophyte méditerranéen ne se fût sans doute offert à mesregards, si le  Nautilus, dans la soirée du 16, n’eûtsingulièrement ralenti sa vitesse. Voici dans quellescirconstances.

Nous passions alors entre la Sicile et la côte de Tunis. Danscet espace resserré entre le cap Bon et le détroit de Messine, lefond de la mer remonte presque subitement. Là s’est forméeune véritable crête sur laquelle il ne reste que dix-sept mètresd’eau, tandis que de chaque côté la profondeur est de centsoixante-dix mètres. Le  Nautilus dut donc manœuvrerprudemment afin de ne pas se heurter contre cette barrièresous-marine.

Je montrai à Conseil, sur la carte de la Méditerranée,l’emplacement qu’occupait ce long récif.

« Mais, n’en déplaise à monsieur, fit observer Conseil, c’estcomme un isthme véritable qui réunit l’Europe à l’Afrique.

— Oui, mon garçon, répondis-je, il barre en entier le détroitde Libye, et les sondages de Smith ont prouvé que les continents

étaient autrefois réunis entre le cap Boco et le cap Furina.

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— Je le crois volontiers, dit Conseil.

— J’ajouterai, repris-je, qu’une barrière semblable existeentre Gibraltar et Ceuta, qui, aux temps géologiques, fermaitcomplètement la Méditerranée.

— Eh ! fit Conseil, si quelque poussée volcanique relevait un jour ces deux barrières au-dessus des flots !

— Ce n’est guère probable, Conseil.

— Enfin, que monsieur me permette d’achever, si cephénomène se produisait, ce serait fâcheux pour monsieur deLesseps, qui se donne tant de mal pour percer son isthme !

— J’en conviens, mais, je te le répète, Conseil, cephénomène ne se produira pas. La violence des forcessouterraines va toujours diminuant. Les volcans, si nombreuxaux premiers jours du monde, s’éteignent peu à peu, la chaleur

interne s’affaiblit, la température des couches inférieures duglobe baisse d’une quantité appréciable par siècle, et audétriment de notre globe, car cette chaleur, c’est sa vie.

— Cependant, le soleil...

— Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleurà un cadavre ?

— Non, que je sache.

— Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavrerefroidi. Elle deviendra inhabitable et sera inhabitée comme lalune, qui depuis longtemps a perdu sa chaleur vitale.

— Dans combien de siècles ? demanda Conseil.

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— Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.

— Alors, répondit Conseil, nous avons le temps d’achevernotre voyage, si toutefois Ned Land ne s’en mêle pas ! »

Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le haut-fond que le Nautilus rasait de près avec une vitesse modérée.

Là, sous un sol rocheux et volcanique, s’épanouissait touteune flore vivante, des éponges, des holoturies, des cydippeshyalines ornées de cyrrhes rougeâtres et qui émettaient une

légère phosphorescence, des beroës, vulgairement connus sousle nom de concombres de mer et baignés dans les miroitementsd’un spectre solaire, des comatules ambulantes, larges d’unmètre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryalesarborescentes de la plus grande beauté, des pavonacées àlongues tiges, un grand nombre d’oursins comestibles d’espèces variées, et des actinies vertes au tronc grisâtre, au disque brun,qui se perdaient dans leur chevelure olivâtre de tentacules.

Conseil s’était occupé plus particulièrement d’observer lesmollusques et les articulés, et bien que la nomenclature en soitun peu aride, je ne veux pas faire tort à ce brave garçon enomettant ses observations personnelles.

Dans l’embranchement des mollusques, il cite de nombreuxpétoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d’âne qui

s’entassaient les uns sur les autres, des donaces triangulaires,des hyalles tridentées, à nageoires jaunes et à coquillestransparentes, des pleurobranches orangés, des œufs pointillésou semés de points verdâtres, des aplysies connues aussi sous lenom de lièvres de mer, des dolabelles, des acères charnus, desombrelles spéciales à la Méditerranée, des oreilles de mer dontla coquille produit une nacre très recherchée, des pétonclesflammulés, des anomies que les Languedociens, dit-on,

préfèrent aux huîtres, des clovis si chers aux Marseillais, despraires doubles, blanches et grasses, quelques-uns de ces clams

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qui abondent sur les côtes de l’Amérique du Nord et dont il sefait un débit si considérable à New York, des peignesoperculaires de couleurs variées, des lithodonces enfoncéesdans leurs trous et dont je goûtais fort le goût poivré, des

  vénéricardes sillonnées dont la coquille à sommet bombéprésentait des côtes saillantes, des cynthies hérissées detubercules écarlates, des carniaires à pointe recourbées etsemblables à de légères gondoles, des féroles couronnées, desatlantes à coquilles spiraliformes, des thétys grises, tachetées de  blanc et recouvertes de leur mantille frangée, des éolidessemblables à de petites limaces, des cavolines rampant sur ledos, des auricules et entre autres l’auricule myosotis, à coquille

ovale, des scalaires fauves, des littorines, des janthures, descinéraires, des pétricoles, des lamellaires, des cabochons, despandores, etc.

Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, très  justement divisés en six classes, dont trois appartiennent aumonde marin. Ce sont les classes des crustacés, des cirrhopodeset des annélides.

Les crustacés se subdivisent en neuf ordres, et le premier deces ordres comprend les décapodes, c’est-à-dire les animauxdont la tête et le thorax sont le plus généralement soudés entreeux, dont l’appareil buccal est composé de plusieurs paires demembres, et qui possèdent quatre, cinq ou six paires de pattesthoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la méthode denotre maître Milne Edwards, qui fait trois sections des

décapodes : les brachyoures, les macroures et les anomoures.Ces noms sont légèrement barbares, mais ils sont justes etprécis. Parmi les macroures, Conseil cite des amathies dont lefront est armé de deux grandes pointes divergentes, l’inachusscorpion, qui — je ne sais pourquoi — symbolisait la sagessechez les Grecs, des lambres-masséna, des lambres-spinimanes,probablement égarés sur ce haut-fond, car d’ordinaire ils viventà de grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes, des

rhomboldes, des calappiens granuleux — très faciles à digérer,fait observer Conseil — des corystes édentés, des ébalies, des

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cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures,subdivisés en cinq familles, les cuirassés, les fouisseurs, lesastaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il cite deslangoustes communes, dont la chair est si estimée chez les

femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gébiesriveraines, et toutes sortes d’espèces comestibles, mais il ne ditrien de la subdivision des astaciens qui comprend les homards,car les langoustes sont les seuls homards de la Méditerranée.Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes,abritées derrière cette coquille abandonnée dont elless’emparent, des homoles à front épineux, des bernard-l’ermite,des porcellanes, etc.

Là s’arrêtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manquépour compléter la classe des crustacés par l’examen desstomapodes, des amphipodes, des homopodes, des isopodes,des trilobites, des branchiapodes, des ostracodes et desentomostracées. Et pour terminer l’étude des articulés marins, ilaurait dû citer la classe des cyrrhopodes qui renferme lescyclopes, les argules, et la classe des annélides qu’il n’eût pas

manqué de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le Nautilus, ayant dépassé le haut-fond du détroit de Libye, repritdans les eaux plus profondes sa vitesse accoutumée. Dès lorsplus de mollusques, plus d’articulés, plus de zoophytes. A peinequelques gros poissons qui passaient comme des ombres.

Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous étions entrés dansce second bassin méditerranéen, dont les plus grandes

profondeurs se trouvent par trois mille mètres. Le  Nautilus,sous l’impulsion de son hélice, glissant sur ses plans inclinés,s’enfonça jusqu’aux dernières couches de la mer.

Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse des eauxoffrit à mes regards bien des scènes émouvantes et terribles. Eneffet, nous traversions alors toute cette partie de laMéditerranée si féconde en sinistres. De la côte algérienne aux

rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage, que de

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  bâtiments ont disparu ! La Méditerranée n’est qu’un lac,comparée aux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c’est unlac capricieux, aux flots changeants, aujourd’hui propice etcaressant pour la frêle tartane qui semble flotter entre le double

outre-mer des eaux et du ciel, demain, rageur tourmenté,démonté par les vents, brisant les plus forts navires de ses lamescourtes qui les frappent à coups précipités.

  Ainsi, dans cette promenade rapide à travers les couchesprofondes, que d’épaves j’aperçus gisant sur le sol, les unes déjàempâtées par les coraux, les autres revêtues seulement d’unecouche de rouille, des ancres, des canons, des boulets, desgarnitures de fer, des branches d’hélice, des morceaux demachines, des cylindres brisés, des chaudières défoncées, puisdes coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-làrenversées.

De ces navires naufragés, les uns avaient péri par collision,les autres pour avoir heurté quelque écueil de granit. J’en visqui avaient coulé à pic, la mâture droite, le gréement raidi parl’eau. Ils avaient l’air d’être à l’ancre dans une immense radeforaine et d’attendre le moment du départ. Lorsque le  Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes électriques, ilsemblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et luienvoyer leur numéro d’ordre ! Mais non, rien que le silence et lamort sur ce champ des catastrophes !

J’observai que les fonds méditerranéens étaient plusencombrés de ces sinistres épaves à mesure que le  Nautilus serapprochait du détroit de Gibraltar. Les côtes d’Afrique etd’Europe se resserrent alors, et dans cet étroit espace, lesrencontres sont fréquentes. Je vis là de nombreuses carènes defer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchés, lesautres debout, semblables à des animaux formidables. Un deces bateaux aux flancs ouverts, sa cheminée courbée, ses rouesdont il ne restait plus que la monture, son gouvernail séparé de

l’étambot et retenu encore par une chaîne de fer, son tableau

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d’arrière rongé par les sels marins, se présentait sous un aspectterrible ! Combien d’existences brisées dans son naufrage !Combien de victimes entraînées sous les flots ! Quelque matelotdu bord avait-il survécu pour raconter ce terrible désastre, ou

les flots gardaient-ils encore le secret de ce sinistre ? Je ne saispourquoi, il me vint à la pensée que ce bateau enfoui sous lamer pouvait être l’ Atlas, disparu corps et biens depuis une vingtaine d’années, et dont on n’a jamais entendu parler ! Ah !quelle sinistre histoire serait à faire que celle de ces fondsméditerranéens, de ce vaste ossuaire, où tant de richesses sesont perdues, où tant de victimes ont trouvé la mort !

Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide, courait à toutehélice au milieu de ces ruines. Le 18 février, vers trois heures dumatin, il se présentait à l’entrée du détroit de Gibraltar.

Là existent deux courants : un courant supérieur, depuislongtemps reconnu, qui amène les eaux de l’Océan dans le  bassin de la Méditerranée ; puis un contre-courant inférieur,dont le raisonnement a démontré aujourd’hui l’existence. Eneffet, la somme des eaux de la Méditerranée, incessammentaccrue par les flots de l’Atlantique et par les fleuves qui s’y  jettent, devrait élever chaque année le niveau de cette mer, carson évaporation est insuffisante pour rétablir l’équilibre. Or, iln’en est pas ainsi, et on a dû naturellement admettre l’existenced’un courant inférieur qui par le détroit de Gibraltar verse dansle bassin de l’Atlantique le trop-plein de la Méditerranée.

Fait exact, en effet. C’est de ce contre-courant que profita le Nautilus. Il s’avança rapidement par l’étroite passe. Un instant  je pus entrevoir les admirables ruines du temple d’Herculeenfoui, au dire de Pline et d’Avienus, avec l’île basse qui lesupportait, et quelques minutes plus tard nous flottions sur lesflots de l’Atlantique.

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 VIIILA BAIE DE VIGO

L’Atlantique ! Vaste étendue d’eau dont la superficie couvre

 vingt-cinq millions de milles carrés, longue de neuf mille millessur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importantemer presque ignorée des anciens, sauf peut-être desCarthaginois, ces Hollandais de l’antiquité, qui dans leurspérégrinations commerciales suivaient les côtes ouest del’Europe et de l’Afrique ! Océan dont les rivages aux sinuositésparallèles embrassent un périmètre immense, arrosé par lesplus grands fleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi,

l’Amazone, la Plata, l’Orénoque, le Niger, le Sénégal, l’Elbe, laLoire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des pays les pluscivilisés et des contrées les plus sauvages ! Magnifique plaine,incessamment sillonnée par les navires de toutes les nations,abritée sous tous les pavillons du monde, et que terminent cesdeux pointes terribles, redoutées des navigateurs, le cap Horn etle cap des Tempêtes !

Le  Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de sonéperon, après avoir accompli près de dix mille lieues en troismois et demi, parcours supérieur à l’un des grands cercles de laterre. Où allions-nous maintenant, et que nous réservaitl’avenir ?

Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large.Il revint à la surface des flots, et nos promenades quotidiennes

sur la plate-forme nous furent ainsi rendues.

J’y montai aussitôt accompagné de Ned Land et de Conseil.  A une distance de douze milles apparaissait vaguement le capSaint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la péninsulehispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La merétait grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses deroulis au  Nautilus. Il était presque impossible de se maintenir

sur la plate-forme que d’énormes paquets de mer battaient à

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chaque instant. Nous redescendîmes donc après avoir huméquelques bouffées d’air.

Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine mais leCanadien, l’air assez préoccupé, me suivit. Notre rapide passageà travers la Méditerranée ne lui avait pas permis de mettre sesprojets à exécution, et il dissimulait peu son désappointement.

Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il s’assit et meregarda silencieusement.

« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n’avezrien à vous reprocher. Dans les conditions ou naviguait le Nautilus, songer à le quitter eût été de la folie ! »

Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées, ses sourcilsfroncés, indiquaient chez lui la violente obsession d’une idéefixe.

« Voyons, repris-je, rien n’est désespéré encore. Nousremontons la côte du Portugal. Non loin sont la France,l’Angleterre, où nous trouverions facilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait mis le cap au sud,s’il nous eût entraînés vers ces régions à les continentsmanquent, je partagerais vos inquiétudes. Mais, nous le savonsmaintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisées, etdans quelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque

sécurité. »

Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrantenfin les lèvres :

« C’est pour ce soir », dit-il.

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Je me redressai subitement. J’étais, je l’avoue, peu préparéà cette communication. J’aurais voulu répondre au Canadien,mais les mots ne me vinrent pas.

« Nous étions convenus d’attendre une circonstance repritNed Land. La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous ne seronsqu’à quelques milles de la côte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large. J’ai votre parole, monsieur Aronnax, et jecompte sur vous. »

Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et serapprochant de moi :

« Ce soir, à neuf heures, dit-il. J’ai prévenu Conseil. A cemoment-là, le capitaine Nemo sera enfermé dans sa chambre etprobablement couché. Ni les mécaniciens, ni les hommes del’équipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagneronsl’escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la  bibliothèque à deux pas de nous, attendant mon signal. Les

avirons, le mât et la voile sont dans le canot. Je suis mêmeparvenu à y porter quelques provisions. Je me suis procuré uneclef anglaise pour dévisser les écrous qui attachent le canot à lacoque du Nautilus. Ainsi tout est prêt. A ce soir.

— La mer est mauvaise, dis-je.

— J’en conviens, répond le Canadien, mais il faut risquer

cela. La liberté vaut qu’on la paye. D’ailleurs, l’embarcation estsolide, et quelques milles avec un vent qui porte ne sont pas uneaffaire. Qui sait si demain nous ne serons pas à cent lieues aularge ? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix etonze heures, nous serons débarqués sur quelque point de laterre ferme ou morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce soir ! »

Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque

abasourdi. J’avais imaginé que, le cas échéant, j’aurais eu letemps de réfléchir, de discuter. Mon opiniâtre compagnon ne

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me le permettait pas. Que lui aurais-je dit, après tout ? NedLand avait cent fois raison. C’était presque une circonstance, ilen profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer cetteresponsabilité de compromettre dans un intérêt tout personnel

l’avenir de mes compagnons ? Demain, le capitaine Nemo nepouvait-il pas nous entraîner au large de toutes terres ?

En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que lesréservoirs se remplissaient, et le  Nautilus s’enfonça sous lesflots de l’Atlantique.

Je demeurai dans ma chambre. Je voulais éviter le capitainepour cacher à ses yeux l’émotion qui me dominait. TristeJournée que je passai ainsi, entre le désir de rentrer enpossession de mon libre arbitre et le regret d’abandonner cemerveilleux  Nautilus, laissant inachevées mes études sous-marines ! Quitter ainsi cet océan, « mon Atlantique », comme jeme plaisais à le nommer, sans en avoir observé les dernièrescouches, sans lui avoir dérobé ces secrets que m’avaient révélésles mers des Indes et du Pacifique ! Mon roman me tombait desmains dès le premier volume, mon rêve s’interrompait au plus  beau moment ! Quelles heures mauvaises s’écoulèrent ainsi,tantôt me voyant en sûreté, à terre, avec mes compagnons,tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que quelquecirconstance imprévue empêchât la réalisation des projets deNed Land.

Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je  voulais voir si la direction du Nautilus nous rapprochait, eneffet, ou nous éloignait de la côte. Mais non. Le  Nautilus setenait toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au nord enprolongeant les rivages de l’Océan.

Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir. Mon bagage n’était pas lourd. Mes notes, rien de plus.

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Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre.Je mangeai mal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à septheures. Cent vingt minutes — je les comptais — me séparaientencore du moment où je devais rejoindre Ned Land. Mon

agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je nepouvais rester immobile. J’allais et venais, espérant calmer parle mouvement le trouble de mon esprit. L’idée de succomberdans notre téméraire entreprise était le moins pénible de messoucis ; mais à la pensée de voir notre projet découvert avantd’avoir quitté le  Nautilus, à la pensée d’être ramené devant lecapitaine Nemo irrité, ou, ce qui eût été pis, contristé de monabandon, mon cœur palpitait.

Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par lescoursives, et j’arrivai dans ce musée où j’avais passé tantd’heures agréables et utiles. Je regardai toutes ces richesses,tous ces trésors, comme un homme à la veille d’un éternel exil etqui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature, ceschefs-d’œuvre de l’art, entre lesquels depuis tant de jours seconcentrait ma vie, j’allais les abandonner pour jamais. J’aurais

  voulu plonger mes regards par la vitre du salon à travers leseaux de l’Atlantique ; mais les panneaux étaienthermétiquement fermés et un manteau de tôle me séparait decet Océan que je ne connaissais pas encore.

En parcourant ainsi le salon, j’arrivai près de la porte,ménagée dans le pan coupé, qui s’ouvrait sur la chambre ducapitaine. A mon grand étonnement, cette porte était

entrebâillée. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemoétait dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant,n’entendant aucun bruit, je m’approchai. La chambre étaitdéserte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas à l’intérieur.Toujours le même aspect sévère, cénobitique.

En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroiet que je n’avais pas remarquées pendant ma première visite,

frappèrent mes regards. C’étaient des portraits, des portraits de

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ces grands hommes historiques dont l’existence n’a été qu’unperpétuel dévouement à une grande idée humaine, Kosciusko,le héros tombé au cri de Finis Poloniœ, Botzaris, le Léonidas dela Grèce moderne, O’Connell, le défenseur de l’Irlande,

  Washington, le fondateur de l’Union américaine, Manin, lepatriote italien, Lincoln, tombé sous la balle d’un esclavagiste, etenfin, ce martyr de l’affranchissement de la race noire, JohnBrown, suspendu à son gibet, tel que l’a si terriblement dessinéle crayon de Victor Hugo.

Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques et l’âme ducapitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de cette réunion de portraits,dégager le mystère de son existence ? Était-il le champion despeuples opprimés, le libérateur des races esclaves ? Avait-ilfiguré dans les dernières commotions politiques ou sociales dece siècle. Avait-il été l’un des héros de la terrible guerreaméricaine, guerre lamentable et à jamais glorieuse ? ...

Tout à coup l’horloge sonna huit heures. Le battement dupremier coup de marteau sur le timbre m’arracha à mes rêves.Je tressaillis comme si un œil invisible eût pu plonger au plussecret de mes pensées, et je me précipitai hors de la chambre.

Là, mes regards s’arrêtèrent sur la boussole. Notre directionétait toujours au nord. Le loch indiquait une vitesse modérée, lemanomètre, une profondeur de soixante pieds environ. Lescirconstances favorisaient donc les projets du Canadien.

Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottes demer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublée de peau dephoque. J’étais prêt. J’attendis. Les frémissements de l’hélicetroublaient seuls le silence profond qui régnait à bord.J’écoutais, je tendais l’oreille. Quelque éclat de voix nem’apprendrait-il pas, tout à coup, que Ned Land venait d’êtresurpris dans ses projets d’évasion ? Une inquiétude mortellem’envahit. J’essayai vainement de reprendre mon sang-froid.

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 A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreilleprès de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre,et je revins au salon qui était plongé dans une demi-obscurité,mais désert.

J’ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Mêmeclarté insuffisante, même solitude. J’allai me poster près de laporte qui donnait sur la cage de l’escalier central. J’attendis lesignal de Ned Land.

En ce moment, les frémissements de l’hélice diminuèrentsensiblement, puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi cechangement dans les allures du  Nautilus ? Cette haltefavorisait-elle ou gênait-elle les desseins de Ned Land, jen’aurais pu le dire.

Le silence n’était plus troublé que par les battements demon cœur.

Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait de s’arrêter sur le fond de l’océan. Moninquiétude redoubla. Le signal du Canadien ne m’arrivait pas.J’avais envie de rejoindre Ned Land pour l’engager à remettre satentative. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dansles conditions ordinaires...

En ce moment, la porte du grand salon s’ouvrit, et le

capitaine Nemo parut. Il m’aperçut, et, sans autre préambule :

« Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d’un ton aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre histoire d’Espagne ? »

On saurait à fond l’histoire de son propre pays que, dans lesconditions où je me trouvais, l’esprit troublé, la tête perdue, onne pourrait en citer un mot.

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« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu maquestion ? Savez-vous l’histoire d’Espagne ?

— Très mal, répondis-je.

— Voilà bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas.  Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter uncurieux épisode de cette histoire. »

Le capitaine s’étendit sur un divan, et, machinalement, jepris place auprès de lui, dans la pénombre.

« Monsieur le professeur, me dit-il, écoutez-moi bien. Cettehistoire vous intéressera par un certain côté, car elle répondra àune question que sans doute vous n’avez pu résoudre.

— Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant où moninterlocuteur voulait en venir, et me demandant si cet incidentse rapportait à nos projets de fuite.

— Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vousle voulez bien, nous remonterons à 1702. Vous n’ignorez pasqu’à cette époque, votre roi Louis XIV, croyant qu’il suffisaitd’un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénées sous terre,avait imposé le duc d’Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ceprince, qui régna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V,eut affaire, au-dehors, à forte partie.

« En effet, l’année précédente, les maisons royales deHollande, d’Autriche et d’Angleterre, avaient conclu à la Hayeun traité d’alliance, dans le but d’arracher la couronned’Espagne à Philippe V, pour la placer sur la tête d’un archiduc,auquel elles donnèrent prématurément le nom de Charles III.

« L’Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était àpeu près dépourvue de soldats et de marins. Cependant, l’argent

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ne lui manquait pas, à la condition toutefois que ses galions,chargés de l’or et de l’argent de l’Amérique, entrassent dans sesports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi quela France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux

commandés par l’amiral de Château-Renaud, car les marinescoalisées couraient alors l’Atlantique.

« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais l’amiral, ayantappris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, résolut derallier un port de France.

« Les commandants espagnols du convoi protestèrentcontre cette décision. Ils voulurent être conduits dans un portespagnol, et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigo, située surla côte nord-ouest de l’Espagne, et qui n’était pas bloquée.

« L’amiral de Château-Renaud eut la faiblesse d’obéir àcette injonction, et les galions entrèrent dans la baie de Vigo.

« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte quine peut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâter dedécharger les galions avant l’arrivée des flottes coalisées, et letemps n’eût pas manqué à ce débarquement, si une misérablequestion de rivalité n’eût surgi tout à coup.

« Vous suivez bien l’enchaînement des faits ? me demandale capitaine Nemo.

— Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à quel proposm’était faite cette leçon d’histoire.

— Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants deCadix avaient un privilège d’après lequel ils devaient recevoirtoutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or,débarquer les lingots des galions au port de Vigo, c’était aller

contre leur droit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils

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obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procéder à sondéchargement, resterait en séquestre dans la rade de Vigo jusqu’au moment où les flottes ennemies se seraient éloignées.

« Or, pendant que l’on prenait cette décision, le 22 octobre1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo.L’amiral de Château-Renaud, malgré ses forces inférieures, se  battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses duconvoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendiaet saborda les galions qui s’engloutirent avec leurs immensestrésors. »

Le capitaine Nemo s’était arrêté. Je l’avoue, je ne voyais pasencore en quoi cette histoire pouvait m’intéresser.

« Eh bien ? Lui demandai-je.

— Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaineNemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu’à

 vous d’en pénétrer les mystères. »

Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J’avais eu letemps de me remettre. J’obéis. Le salon était obscur, mais àtravers les vitres transparentes étincelaient les flots de la mer.Je regardai.

  Autour du Nautilus, dans un rayon d’une demi-mille, les

eaux apparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fondsableux était net et clair. Des hommes de l’équipage, revêtus descaphandres, s’occupaient à déblayer des tonneaux à demipourris, des caisses éventrées, au milieu d’épaves encorenoircies. De ces caisses, de ces barils, s’échappaient des lingotsd’or et d’argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sableen était jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, ces hommesrevenaient au  Nautilus, y déposaient leur fardeau et allaient

reprendre cette inépuisable pêche d’argent et d’or.

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Je comprenais. C’était ici le théâtre de la bataille du 22octobre 1702. Ici même avaient coulé les galions chargés pour lecompte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venaitencaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestait son

 Nautilus. C’était pour lui, pour lui seul que l’Amérique avaitlivré ses précieux métaux. Il était l’héritier direct et sans partagede ces trésors arrachés aux Incas et aux vaincus de FernandCortez !

« Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il ensouriant, que la mer contînt tant de richesse ?

— Je savais, répondis-je, que l’on évalue à deux millions detonnes l’argent qui est tenu en suspension dans ses eaux.

— Sans doute, mais pour extraire cet argent, les dépensesl’emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n’ai qu’àramasser ce que les hommes ont perdu, et non seulement danscette baie de Vigo, mais encore sur mille théâtres de naufrages

dont ma carte sous-marine a noté la place. Comprenez-vousmaintenant que je sois riche à milliards ?

— Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu’en exploitant précisément cette baie de Vigo, vousn’avez fait que devancer les travaux d’une société rivale.

— Et laquelle ?

— Une société qui a reçu du gouvernement espagnol leprivilège de rechercher les galions engloutis. Les actionnairessont alléchés par l’appât d’un énorme bénéfice, car on évalue àcinq cents millions la valeur de ces richesses naufragées.

— Cinq cents millions ! me répondit le capitaine Nemo. Ils y étaient, mais ils n’y sont plus.

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— En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces actionnairesserait-il acte de charité. Qui sait pourtant s’il serait bien reçu. Ceque les joueurs regrettent par-dessus tout, d’ordinaire, c’estmoins la perte de leur argent que celle de leurs folles

espérances. Je les plains moins après tout que ces milliers demalheureux auxquels tant de richesses bien réparties eussent puprofiter, tandis qu’elles seront à jamais stériles pour eux ! »

Je n’avais pas plutôt exprimé ce regret que je sentis qu’ilavait dû blesser le capitaine Nemo.

« Stériles ! répondit-il en s’animant. Croyez-vous donc,monsieur, que ces richesses soient perdues, alors que c’est moiqui les ramasse ? Est-ce pour moi, selon vous, que je me donnela peine de recueillir ces trésors ? Qui vous dit que je n’en faispas un bon usage ? Croyez-vous que j’ignore qu’il existe desêtres souffrants, des races opprimées sur cette terre, desmisérables à soulager, des victimes à venger ? Ne comprenez- vous pas ? ... »

Le capitaine Nemo s’arrêta sur ces dernières paroles,regrettant peut-être d’avoir trop parlé. Mais j’avais deviné.Quels que fussent les motifs qui l’avaient forcé à chercherl’indépendance sous les mers, avant tout il était resté unhomme ! Son cœur palpitait encore aux souffrances del’humanité, et son immense charité s’adressait aux racesasservies comme aux individus !

Et je compris alors à qui étaient destinés ces millionsexpédiés par le capitaine Nemo, lorsque le  Nautilus naviguaitdans les eaux de la Crète insurgée !

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IXUN CONTINENT DISPARU

Le lendemain matin, 19 février, je vis entrer le Canadien

dans ma chambre. J’attendais sa visite. Il avait l’air trèsdésappointé.

« Eh bien, monsieur ? me dit-il.

— Oui ! il a fallu que ce damné capitaine s’arrêtâtprécisément à l’heure ou nous allions fuir son bateau.

— Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.

— Son banquier !

— Ou plutôt sa maison de banque. J’entends par là cetOcéan où ses richesses sont plus en sûreté qu’elles ne le seraientdans les caisses d’un État. »

Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dansle secret espoir de le ramener à l’idée de ne point abandonner lecapitaine ; mais mon récit n’eut d’autre résultat que le regreténergiquement exprimé par Ned de n’avoir pu faire pour soncompte une promenade sur le champ de bataille de Vigo.

« Enfin, dit-il, tout n’est pas fini ! Ce n’est qu’un coup de

harpon perdu ! Une autre fois nous réussirons, et dès ce soir s’ille faut...

— Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je.

— Je l’ignore, répondit Ned.

— Eh bien ! à midi, nous verrons le point. »

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Le Canadien retourna près de Conseil. Dès que je fushabillé, je passai dans le salon. Le compas n’était pas rassurant.La route du Nautilus était sud-sud-ouest. Nous tournions le dosà l’Europe.

J’attendis avec une certaine impatience que le point futreporté sur la carte. Vers onze heures et demie, les réservoirs se vidèrent, et notre appareil remonta à la surface de l’Océan. Jem’élançai vers la plate-forme. Ned Land m’y avait précédé.

Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques  voiles à l’horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu’au cap San-Roque les vents favorables pour doubler le capde Bonne-Espérance. Le temps était couvert. Un coup de vent sepréparait.

Ned rageant, essayait de percer l’horizon brumeux. Ilespérait encore que, derrière tout ce brouillard, s’étendait cetteterre si désirée.

 A midi, le soleil se montra un instant. Le second profita decette éclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenantplus houleuse, nous redescendîmes, et le panneau fut refermé.

Une heure après, lorsque je consultai la carte, je vis que laposition du  Nautilus était indiquée par 16°17’de longitude et33°22’de latitude, à cent cinquante lieues de la côte la plus

rapprochée. Il n’y avait pas moyen de songer à fuir, et je laisse àpenser quelles furent les colères du Canadien, quand je lui fisconnaître notre situation.

Pour mon compte, je ne me désolai pas outre mesure. Je mesentis comme soulagé du poids qui m’oppressait, et je pusreprendre avec une sorte de calme relatif mes travaux habituels.

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Le soir, vers onze heures, je reçus la visite très inattenduedu capitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je mesentais fatigué d’avoir veillé la nuit précédente. Je répondisnégativement.

« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuseexcursion.

— Proposez, capitaine.

— Vous n’avez encore visité les fonds sous-marins que le

  jour et sous la clarté du soleil. Vous conviendrait-il de les voirpar une nuit obscure ?

— Très volontiers.

— Cette promenade sera fatigante, je vous en préviens. Ilfaudra marcher longtemps et gravir une montagne. Les cheminsne sont pas très bien entretenus.

— Ce que vous me dites là, capitaine, redouble ma curiosité.Je suis prêt à vous suivre.

— Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revêtirnos scaphandres. »

 Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucunhomme de l’équipage ne devait nous suivre pendant cetteexcursion. Le capitaine Nemo ne m’avait pas même proposéd’emmener Ned ou Conseil.

En quelques instants, nous eûmes revêtu nos appareils. Onplaça sur notre dos les réservoirs abondamment chargés d’air,mais les lampes électriques n’étaient pas préparées. Je le fis

observer au capitaine.

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« Elles nous seraient inutiles », répondit-il.

Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer monobservation, car la tête du capitaine avait déjà disparu dans sonenveloppe métallique. J’achevai de me harnacher, je sentisqu’on me plaçait dans la main un bâton ferré, et quelquesminutes plus tard, après la manœuvre habituelle, nous prenionspied sur le fond de l’Atlantique, à une profondeur de trois centsmètres.

Minuit approchait. Les eaux étaient profondémentobscures, mais le capitaine Nemo me montra dans le lointain unpoint rougeâtre, une sorte de large lueur, qui brillait à deuxmilles environ du  Nautilus. Ce qu’était ce feu, quelles matièresl’alimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans lamasse liquide, je n’aurais pu le dire. En tout cas, il nouséclairait, vaguement il est vrai, mais je m’accoutumai bientôt àces ténèbres particulières, et je compris, dans cettecirconstance, l’inutilité des appareils Ruhmkorff.

Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l’un près del’autre, directement sur le feu signalé. Le sol plat montaitinsensiblement. Nous faisions de larges enjambées, nous aidantdu bâton ; mais notre marche était lente, en somme, car nospieds s’enfonçaient souvent dans une sorte de vase pétrie avecdes algues et semée de pierres plates.

Tout en avançant, j’entendais une sorte de grésillement au-dessus de ma tête. Ce bruit redoublait parfois et produisaitcomme un pétillement continu. J’en compris bientôt la cause.C’était la pluie qui tombait violemment en crépitant à la surfacedes flots. Instinctivement, la pensée me vint que j’allais êtretrempé ! Par l’eau, au milieu de l’eau ! Je ne pus m’empêcher derire à cette idée baroque. Mais pour tout dire, sous l’épais habitdu scaphandre, on ne sent plus le liquide élément, et l’on secroit au milieu d’une atmosphère un peu plus dense quel’atmosphère terrestre, voilà tout.

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  Après une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux.Les méduses, les crustacés microscopiques, les pennatulesl’éclairaient légèrement de lueurs phosphorescentes.J’entrevoyais des monceaux de pierres que couvraient quelquesmillions de zoophytes et des fouillis d’algues. Le pied me glissaitsouvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bâtonferré, je serais tombé plus d’une fois. En me retournant, je voyais toujours le fanal blanchâtre du Nautilus qui commençaità pâlir dans l’éloignement.

Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler étaientdisposés sur le fond océanique suivant une certaine régularitéque je ne m’expliquais pas. J’apercevais de gigantesques sillonsqui se perdaient dans l’obscurité lointaine et dont la longueuréchappait à toute évaluation. D’autres particularités seprésentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblait quemes lourdes semelles de plomb écrasaient une litièred’ossements qui craquaient avec un bruit sec. Qu’était donccette vaste plaine que je parcourais ainsi ? J’aurais voulu

interroger le capitaine, mais son langage par signes, qui luipermettait de causer avec ses compagnons, lorsqu’ils lesuivaient dans ses excursions sous-marines, était encoreincompréhensible pour moi.

Cependant, la clarté rougeâtre qui nous guidait, s’accroissaitet enflammait l’horizon. La présence de ce foyer sous les eauxm’intriguait au plus haut degré. Était-ce quelque effluenceélectrique qui se manifestait ? Allais-je vers un phénomènenaturel encore inconnu des savants de la terre ? Ou même — carcette pensée traversa mon cerveau — la main de l’hommeintervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cetincendie ? Devais-je rencontrer sous ces couches profondes, descompagnons, des amis du capitaine Nemo, vivant comme lui decette existence étrange, et auxquels il allait rendre visite ?Trouverais-je là-bas toute une colonie d’exilés, qui, las des

misères de la terre, avaient cherché et trouvé l’indépendance au

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plus profond de l’Océan ? Toutes ces idées folles, inadmissibles,me poursuivaient, et dans cette disposition d’esprit, surexcitésans cesse par la série de merveilles qui passaient sous mes yeux, je n’aurais pas été surpris de rencontrer, au fond de cette

mer, une de ces villes sous-marines que rêvait le capitaineNemo !

Notre route s’éclairait de plus en plus. La lueur  blanchissante rayonnait au sommet d’une montagne haute dehuit cents pieds environ. Mais ce que j’apercevais n’était qu’unesimple réverbération développée par le cristal des couchesd’eau. Le foyer, source de cette inexplicable darté, occupait le versant opposé de la montagne.

 Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond del’Atlantique, le capitaine Nemo s’avançait sans hésitation. Ilconnaissait cette sombre route. Il l’avait souvent parcourue,sans doute, et ne pouvait s’y perdre. Je le suivais avec uneconfiance inébranlable. Il m’apparaissait comme un des géniesde la mer, et quand il marchait devant moi, j’admirais sa hautestature qui se découpait en noir sur le fond lumineux del’horizon.

Il était une heure du matin. Nous étions arrivés auxpremières rampes de la montagne. Mais pour les aborder, ilfallut s’aventurer par les sentiers difficiles d’un vaste taillis.

Oui ! un taillis d’arbres morts, sans feuilles, sans sève,arbres minéralisés sous l’action des eaux, et que dominaient çàet là des pins gigantesques. C’était comme une houillère encoredebout, tenant par ses racines au sol effondré, et dont laramure, à la manière des fines découpures de papier noir, sedessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l’on se figureune forêt du Hartz, accrochée aux flancs d’une montagne, maisune forêt engloutie. Les sentiers étaient encombrés d’algues etde fucus, entre lesquels grouillait un monde de crustacés.J’allais, gravissant les rocs, enjambant les troncs étendus,

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 brisant les lianes de mer qui se balançaient d’un arbre à l’autre,effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche.Entraîné, je ne sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide quine se fatiguait pas.

Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindrel’aspect de ces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide,leurs dessous sombres et farouches, leurs dessus colorés de tonsrouges sous cette clarté que doublait la puissance réverbérantedes eaux ? Nous gravissions des rocs qui s’éboulaient ensuitepar pans énormes avec un sourd grondement d’avalanche. A droite, à gauche, se creusaient de ténébreuses galeries où seperdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clairières, que la mainde l’homme semblait avoir dégagées, et je me demandais parfoissi quelque habitant de ces régions sous-marines n’allait pas toutà coup m’apparaître.

Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pasrester en arrière. Je le suivais hardiment. Mon bâton me prêtaitun utile secours. Un faux pas eût été dangereux sur ces étroitespasses évidées aux flancs des gouffres ; mais j’y marchais d’unpied ferme et sans ressentir l’ivresse du vertige. Tantôt jesautais une crevasse dont la profondeur m’eût fait reculer aumilieu des glaciers de la terre ; tantôt je m’aventurais sur letronc vacillant des arbres jetés d’un abîme à l’autre, sansregarder sous mes pieds, n’ayant des yeux que pour admirer lessites sauvages de cette région. Là, des rocs monumentaux,penchant sur leurs bases irrégulièrement découpées, semblaient

défier les lois de l’équilibre. Entre leurs genoux de pierre, desarbres poussaient comme un jet sous une pression formidable,et soutenaient ceux qui les soutenaient eux-mêmes. Puis, destours naturelles, de larges pans taillés à pic comme descourtines, s’inclinaient sous un angle que les lois de lagravitation n’eussent pas autorisé à la surface des régionsterrestres.

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Et moi-même ne sentais-je pas cette différence due à lapuissante densité de l’eau, quand, malgré mes lourds vêtements,ma tête de cuivre, mes semelles de métal, je m’élevais sur despentes d’une impraticable raideur, les franchissant pour ainsi

dire avec la légèreté d’un isard ou d’un chamois !

 Au récit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien que je ne pourrai être vraisemblable ! Je suis l’historien deschoses d’apparence impossible qui sont pourtant réelles,incontestables. Je n’ai point rêvé. J’ai vu et senti !

Deux heures après avoir quitté le  Nautilus, nous avionsfranchi la ligne des arbres, et à cent pieds au-dessus de nos têtesse dressait le pic de la montagne dont la projection faisait ombresur l’éclatante irradiation du versant opposé. Quelquesarbrisseaux pétrifiés couraient çà et là en zigzags grimaçants.Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme desoiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse étaitcreusée d’impénétrables anfractuosités, de grottes profondes,d’insondables trous, au fond desquels j’entendais remuer deschoses formidables. Le sang me refluait jusqu’au cœur, quand  j’apercevais une antenne énorme qui me barrait la route, ouquelque pince effrayante se refermant avec bruit dans l’ombredes cavités ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieudes ténèbres. C’étaient les yeux de crustacés gigantesques, tapisdans leur tanière, des homards géants se redressant comme deshallebardiers et remuant leurs pattes avec un cliquetis deferraille, des crabes titanesques, braqués comme des canons sur

leurs affûts, et des poulpes effroyables entrelaçant leurstentacules comme une broussaille vivante de serpents.

Quel était ce monde exorbitant que je ne connaissais pasencore ? A quel ordre appartenaient ces articulés auxquels le rocformait comme une seconde carapace ? Où la nature avait-elletrouvé le secret de leur existence végétative, et depuis combiende siècles vivaient-ils ainsi dans les dernières couches de

l’Océan ?

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Mais je ne pouvais m’arrêter. Le capitaine Nemo, familiariséavec ces terribles animaux, n’y prenait plus garde. Nous étionsarrivés à un premier plateau, ou d’autres surprisesm’attendaient encore. Là se dessinaient de pittoresques ruines,qui trahissaient la main de l’homme, et non plus celle duCréateur. C’étaient de vastes amoncellements de pierres où l’ondistinguait de vagues formes de châteaux, de temples, revêtusd’un monde de zoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu delierre, les algues et les fucus faisaient un épais manteau végétal.

Mais qu’était donc cette portion du globe engloutie par lescataclysmes ? Qui avait disposé ces roches et ces pierres commedes dolmens des temps anté-historiques ? Où étais-je, oùm’avait entraîné la fantaisie du capitaine Nemo ?

J’aurais voulu l’interroger. Ne le pouvant, je l’arrêtai. Jesaisis son bras. Mais lui, secouant la tête, et me montrant ledernier sommet de la montagne, sembla me dire :

« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »

Je le suivis dans un dernier élan, et en quelques minutes,  j’eus gravi le pic qui dominait d’une dizaine de mètres toutecette masse rocheuse.

Je regardai ce côté que nous venions de franchir. La

montagne ne s’élevait que de sept à huit cents pieds au-dessusde la plaine ; mais de son versant opposé, elle dominait d’unehauteur double le fond en contre bas de cette portion del’Atlantique. Mes regards s’étendaient au loin et embrassaientun vaste espace éclairé par une fulguration violente. En effet,c’était un volcan que cette montagne. A cinquante pieds au-dessous du pic, au milieu d’une pluie de pierres et de scories, unlarge cratère vomissait des torrents de lave, qui se dispersaient

en cascade de feu au sein de la masse liquide. Ainsi posé, ce

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  volcan, comme un immense flambeau, éclairait la plaineinférieure jusqu’aux dernières limites de l’horizon.

J’ai dit que le cratère sous-marin rejetait des laves, maisnon des flammes. Il faut aux flammes l’oxygène de l’air, et ellesne sauraient se développer sous les eaux ; mais des coulées delave, qui ont en elles le principe de leur incandescence, peuventse porter au rouge blanc, lutter victorieusement contre l’élémentliquide et se vaporiser à son contact. De rapides courantsentraînaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviquesglissaient jusqu’au bas de la montagne, comme les déjections du Vésuve sur un autre Torre del Greco.

En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas,apparaissait une ville détruite, ses toits effondrés, ses templesabattus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant à terre, où l’onsentait encore les solides proportions d’une sorte d’architecturetoscane ; plus loin, quelques restes d’un gigantesque aqueduc ;ici l’exhaussement empâté d’une acropole, avec les formesflottantes d’un Parthénon ; là, des vestiges de quai, comme siquelque antique port eût abrité jadis sur les bords d’un océandisparu les vaisseaux marchands et les trirèmes de guerre ; plusloin encore, de longues lignes de murailles écroulées, de largesrues désertes, toute une Pompéi enfouie sous les eaux, que lecapitaine Nemo ressuscitait à mes regards !

Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à tout prix, je  voulais parler, je voulais arracher la sphère de cuivre quiemprisonnait ma tête.

Mais le capitaine Nemo vint à moi et m’arrêta d’un geste.Puis, ramassant un morceau de pierre crayeuse, il s’avança versun roc de basalte noire et traça ce seul mot :

 ATLANTIDE

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Quel éclair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienneMéropide de Théopompe, l’Atlantide de Platon, ce continent niépar Origène, Porphyre, Jamblique, D’Anville, Malte-Brun,Humboldt, qui mettaient sa disparition au compte des récits

légendaires, admis par Possidonius, Pline, Ammien-Marcellin,Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d’Avezac, je l’avaislà sous les yeux, portant encore les irrécusables témoignages desa catastrophe ! C’était donc cette région engloutie qui existaiten dehors de l’Europe, de l’Asie, de la Libye, au-delà descolonnes d’Hercule, où vivait ce peuple puissant des Atlantes,contre lequel se firent les premières guerres de l’ancienneGrèce !

L’historien qui a consigné dans ses écrits les hauts faits deces temps héroïques, c’est Platon lui-même. Son dialogue deTimée et de Critias a été, pour ainsi dire, tracé sous l’inspirationde Solon, poète et législateur.

Un jour, Solon s’entretenait avec quelques sages vieillardsde Saïs, ville déjà vieille de huit cents ans, ainsi que letémoignaient ses annales gravées sur le mur sacré de sestemples. L’un de ces vieillards raconta l’histoire d’une autre villeplus ancienne de mille ans. Cette première cité athénienne, âgéede neuf cents siècles, avait été envahie et en partie détruite parles Atlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continentimmense plus grand que l’Afrique et l’Asie réunies, qui couvraitune surface comprise du douzième degré de latitude auquarantième degré nord. Leur domination s’étendait même à

l’Égypte. Ils voulurent l’imposer jusqu’en Grèce, mais ils durentse retirer devant l’indomptable résistance des Hellènes. Dessiècles s’écoulèrent. Un cataclysme se produisit, inondations,tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent àl’anéantissement de cette Atlantide dont les plus hautssommets, Madère, les Açores, les Canaries, les îles du cap Vert,émergent encore.

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Tels étaient ces souvenirs historiques que l’inscription ducapitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc,conduit par la plus étrange destinée, je foulais du pied l’une desmontagnes de ce continent ! Je touchais de la main ces ruines

mille fois séculaires et contemporaines des époquesgéologiques ! Je marchais là même où avaient marché lescontemporains du premier homme ! J’écrasais sous mes lourdessemelles ces squelettes d’animaux des temps fabuleux, que cesarbres, maintenant minéralisés, couvraient autrefois de leurombre !

  Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J’aurais vouludescendre les pentes abruptes de cette montagne, parcourir enentier ce continent immense qui sans doute reliait l’Afrique àl’Amérique, et visiter ces grandes cités antédiluviennes. Là,peut-être, sous mes regards, s’étendaient Makhimos, laguerrière, Eusebès, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaient des siècles entiers, et auxquels la force ne manquait paspour entasser ces blocs qui résistaient encore à l’action deseaux. Un jour peut-être, quelque phénomène éruptif les

ramènera à la surface des flots, ces ruines englouties ! On asignalé de nombreux volcans sous-marins dans cette portion del’Océan, et bien des navires ont senti des secoussesextraordinaires en passant sur ces fonds tourmentés. Les unsont entendu des bruits sourds qui annonçaient la lutte profondedes éléments ; les autres ont recueilli des cendres volcaniquesprojetées hors de la mer. Tout ce sol jusqu’à l’Équateur estencore travaillé par les forces plutoniennes. Et qui sait si, dans

une époque éloignée, accrus par les déjections volcaniques etpar les couches successives de laves, des sommets de montagnesignivomes n’apparaîtront pas à la surface de l’Atlantique !

Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je cherchais à fixerdans mon souvenir tous les détails de ce paysage grandiose, lecapitaine Nemo, accoudé sur une stèle moussue, demeuraitimmobile et comme pétrifié dans une muette extase. Songeait-il

à ces générations disparues et leur demandait-il le secret de ladestinée humaine ? Était-ce à cette place que cet homme

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étrange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire, etrevivre de cette vie antique, lui qui ne voulait pas de la viemoderne ? Que n’aurais-je donné pour connaître ses pensées,pour les partager, pour les comprendre !

Nous restâmes à cette place pendant une heure entière,contemplant la vaste plaine sous l’éclat des laves qui prenaientparfois une intensité surprenante. Les bouillonnementsintérieurs faisaient courir de rapides frissonnements surl’écorce de la montagne. Des bruits profonds, nettementtransmis par ce milieu liquide, se répercutaient avec unemajestueuse ampleur.

En ce moment, la lune apparut un instant à travers la massedes eaux et jeta quelques pâles rayons sur le continent englouti.Ce ne fut qu’une lueur, mais d’un indescriptible effet. Lecapitaine se leva, jeta un dernier regard à cette immense plaine ;puis de la main il me fit signe de le suivre.

Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêtminérale une fois dépassée, j’aperçus le fanal du  Nautilus qui  brillait comme une étoile. Le capitaine marcha droit à lui, etnous étions rentrés à bord au moment où les premières teintesde l’aube blanchissaient la surface de l’Océan.

XLES HOUILLÈRES SOUS-MARINES

Le lendemain, 20 février, je me réveillais fort tard. Lesfatigues de la nuit avaient prolongé mon sommeil jusqu’à onzeheures. Je m’habillai promptement. J’avais hâte de connaître ladirection du  Nautilus. Les instruments m’indiquèrent qu’ilcourait toujours vers le sud avec une vitesse de vingt milles àl’heure par une profondeur de cent mètres.

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Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et,les panneaux étant ouverts, il put encore entrevoir une partie dece continent submergé.

En effet, le  Nautilus rasait à dix mètres du sol seulement laplaine de l’Atlantide. Il filait comme un ballon emporté par le vent au-dessus des prairies terrestres ; mais il serait plus vrai dedire que nous étions dans ce salon comme dans le wagon d’untrain express. Les premiers plans qui passaient devant nos yeux,c’étaient des rocs découpés fantastiquement, des forêts d’arbrespassés du règne végétal au règne animal, et dont l’immobilesilhouette grimaçait sous les flots. C’étaient aussi des massespierreuses enfouies sous des tapis d’axidies et d’anémones,hérissées de longues hydrophytes verticales, puis des blocs delaves étrangement contournés qui attestaient toute la fureur desexpansions plutoniennes.

Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feuxélectriques, je racontais à Conseil l’histoire de ces Atlantes, qui,au point de vue purement imaginaire, inspirèrent à Bailly tantde pages charmantes. Je lui disais les guerres de ces peupleshéroïques. Je discutais la question de l’Atlantide en homme quine peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m’écoutait peu, etson indifférence à traiter ce point historique me fut bientôtexpliquée.

En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, etquand passaient des poissons, Conseil, emporté dans les abîmesde la classification, sortait du monde réel. Dans ce cas, je n’avaisplus qu’à le suivre et à reprendre avec lui nos étudesichtyologiques.

Du reste, ces poissons de l’Atlantique ne différaient passensiblement de ceux que nous avions observés jusqu’ici.C’étaient des raies d’une taille gigantesque, longues de cinqmètres et douées d’une grande force musculaire qui leur permetde s’élancer au-dessus des flots, des squales d’espèces diverses,

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entre autres, un glauque de quinze pieds, à dents triangulaireset aiguës, que sa transparence rendait presque invisible aumilieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme deprismes et cuirassés d’une peau tuberculeuse, des esturgeons

semblables à leurs congénères de la Méditerranée, dessyngnathes-trompettes, longs d’un pied et demi, jaune-brun,pourvus de petites nageoires grises, sans dents ni langue, et quidéfilaient comme de fins et souples serpents.

Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makairasnoirâtres, longs de trois mètres et armés à leur mâchoiresupérieure d’une épée perçante, des vives, aux couleursanimées, connues du temps d’Aristote sous le nom de dragonsmarins et que les aiguillons de leur dorsale rendent trèsdangereux à saisir, puis, des coryphèmes, au dos brun rayé depetites raies bleues et encadré dans une bordure d’or, de bellesdorades, des chrysostones-lune, sortes de disques à refletsd’azur, qui, éclairés en dessus par les rayons solaires, formaientcomme des taches d’argent, enfin des xyphias-espadons, longsde huit mètres, marchant par troupes, portant des nageoires

  jaunâtres taillées en faux et de longs glaives de six pieds,intrépides animaux, plutôt herbivores que piscivores, quiobéissaient au moindre signe de leurs femelles comme desmaris bien stylés.

Mais tout en observant ces divers échantillons de la faunemarine, je ne laissais pas d’examiner les longues plaines del’Atlantide. Parfois, de capricieux accidents du sol obligeaient le

 Nautilus à ralentir sa vitesse, et il se glissait alors avec l’adressed’un cétacé dans d’étroits étranglements de collines. Si celabyrinthe devenait inextricable, l’appareil s’élevait alors commeun aérostat, et l’obstacle franchi, il reprenait sa course rapide àquelques mètres au-dessus du fond. Admirable et charmantenavigation, qui rappelait les manœuvres d’une promenadeaérostatique, avec cette différence toutefois que le  Nautilus obéissait passivement à la main de son timonier.

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  Vers quatre heures du soir, le terrain, généralementcomposé d’une vase épaisse et entremêlée de branchesminéralisées, se modifia peu à peu, il devint plus rocailleux etparut semé de conglomérats, de tufs basaltiques, avec quelques

semis de laves et d’obsidiennes sulfureuses. Je pensai que larégion des montagnes allait bientôt succéder aux longuesplaines, et, en effet, dans certaines évolutions du  Nautilus, j’aperçus l’horizon méridional barré par une haute muraille quisemblait fermer toute issue. Son sommet dépassait évidemmentle niveau de l’Océan. Ce devait être un continent, ou tout aumoins une île, soit une des Canaries, soit une des îles du cap  Vert. Le point n’ayant pas été fait — à dessein peut-être —

  j’ignorais notre position. En tout cas, une telle muraille meparut marquer la fin de cette Atlantide, dont nous n’avionsparcouru, en somme, qu’une minime portion.

La nuit n’interrompit pas mes observations. J’étais restéseul. Conseil avait regagné sa cabine. Le  Nautilus, ralentissantson allure, voltigeait au-dessus des masses confuses du sol,tantôt les effleurant comme s’il eût voulu s’y poser, tantôt

remontant capricieusement à la surface des flots. J’entrevoyaisalors quelques vives constellations à travers le cristal des eaux,et précisément cinq ou six de ces étoiles zodiacales qui traînentà la queue d’Orion.

Longtemps encore, je serais resté à ma vitre, admirant les beautés de la mer et du ciel, quand les panneaux se refermèrent.  A ce moment, le Nautilus était arrivé à l’aplomb de la haute

muraille. Comment manœuvrerait-il, je ne pouvais le deviner.Je regagnai ma chambre. Le  Nautilus ne bougeait plus. Jem’endormis avec la ferme intention de me réveiller aprèsquelques heures de sommeil.

Mais, le lendemain, il était huit heures lorsque je revins ausalon. Je regardai le manomètre. Il m’apprit que le  Nautilus flottait à la surface de l’Océan. J’entendais, d’ailleurs, un bruit

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de pas sur la plate-forme. Cependant aucun roulis ne trahissaitl’ondulation des lames supérieures.

Je montai jusqu’au panneau. Il était ouvert. Mais, au lieu dugrand jour que j’attendais, je me vis environné d’une obscuritéprofonde. Où étions-nous ? M’étais-je trompé ? Faisait-il encorenuit ? Non ! Pas une étoile ne brillait, et la nuit n’a pas de cesténèbres absolues.

Je ne savais que penser, quand une voix me dit :

« C’est vous, monsieur le professeur ?

— Ah ! capitaine Nemo, répondis-je, où sommes-nous ?

— Sous terre, monsieur le professeur.

— Sous terre ! m’écriai-je ! Et le Nautilus flotte encore ?

— Il flotte toujours.

— Mais, je ne comprends pas ?

— Attendez quelques instants. Notre fanal va s’allumer, et,si vous aimez les situations claires, vous serez satisfait. »

Je mis le pied sur la plate-forme et j’attendis. L’obscuritéétait si complète que je n’apercevais même pas le capitaineNemo. Cependant, en regardant au zénith, exactement au-dessus de ma tête, je crus saisir une lueur indécise, une sorte dedemi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce moment, lefanal s’alluma soudain, et son vif éclat fit évanouir cette vaguelumière.

Je regardai, après avoir un instant fermé mes yeux éblouispar le jet électrique. Le  Nautilus était stationnaire. Il flottait

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auprès d’une berge disposée comme un quai. Cette mer qui lesupportait en ce moment, c’était un lac emprisonné dans uncirque de murailles qui mesurait deux milles de diamètre, soitsix milles de tour. Son niveau, — le manomètre l’indiquait — ne

pouvait être que le niveau extérieur, car une communicationexistait nécessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois,inclinées sur leur base, s’arrondissaient en voûte et figuraientun immense entonnoir retourné, dont la hauteur comptait cinqou six cents mètres. Au sommet s’ouvrait un orifice circulairepar lequel j’avais surpris cette légère clarté, évidemment due aurayonnement diurne.

  Avant d’examiner plus attentivement les dispositionsintérieures de cette énorme caverne, avant de me demander sic’était là l’ouvrage de la nature ou de l’homme, j’allai vers lecapitaine Nemo.

« Où sommes-nous ? dis-je.

— Au centre même d’un volcan éteint, me répondit lecapitaine, un volcan dont la mer a envahi l’intérieur à la suite dequelque convulsion du sol. Pendant que vous dormiez,monsieur le professeur, le Nautilus a pénétré dans ce lagon parun canal naturel ouvert à dix mètres au-dessous de la surface del’Océan. C’est ici son port d’attache, un port sûr, commode,mystérieux, abrité de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-moi surles côtes de vos continents ou de vos îles une rade qui vaille cerefuge assuré contre la fureur des ouragans.

— En effet, répondis-je, ici vous êtes en sûreté, capitaineNemo. Qui pourrait vous atteindre au centre d’un volcan ? Mais,à son sommet, n’ai-je pas aperçu une ouverture ?

— Oui, son cratère, un cratère empli jadis de laves, de vapeurs et de flammes, et qui maintenant donne passage à cet

air vivifiant que nous respirons.

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— Mais quelle est donc cette montagne volcanique ?demandai-je.

— Elle appartient à un des nombreux îlots dont cette merest semée. Simple écueil pour les navires, pour nous caverneimmense. Le hasard me l’a fait découvrir, et, en cela, le hasardm’a bien servi.

— Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme lecratère du volcan ?

— Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu’à une centainede pieds, la base intérieure de cette montagne est praticable,mais au-dessus, les parois surplombent, et leurs rampes nepourraient être franchies.

— Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout ettoujours. Vous êtes en sûreté sur ce lac, et nul que vous n’enpeut visiter les eaux. Mais, à quoi bon ce refuge ? Le  Nautilus 

n’a pas besoin de port.

— Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d’électricitépour se mouvoir, d’éléments pour produire son électricité, desodium pour alimenter ses éléments, de charbon pour faire sonsodium, et de houillères pour extraire son charbon. Or,précisément ici, la mer recouvre des forêts entières qui furentenlisées dans les temps géologiques ; minéralisées maintenant

et transformées en houille, elles sont pour moi une mineinépuisable.

— Vos hommes, capitaine, font donc ici le métier demineurs ?

— Précisément. Ces mines s’étendent sous les flots commeles houillères de Newcastle. C’est ici que, revêtus du

scaphandre, le pic et la pioche à la main, mes hommes vont

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extraire cette houille, que je n’ai pas même demandée auxmines de la terre. Lorsque je brûle ce combustible pour lafabrication du sodium, la fumée qui s’échappe par le cratère decette montagne lui donne encore l’apparence d’un volcan en

activité.

— Et nous les verrons à l’œuvre, vos compagnons ?

— Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressé decontinuer notre tour du monde sous-marin. Aussi, mecontenterai-je de puiser aux réserves de sodium que je possède.Le temps de les embarquer, c’est-à-dire un jour seulement, etnous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez parcourircette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journée,monsieur Aronnax. »

Je remerciai le capitaine, et j’allai chercher mes deuxcompagnons qui n’avaient pas encore quitté leur cabine. Je lesinvitai à me suivre sans leur dire où ils se trouvaient.

Ils montèrent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s’étonnaitde rien, regarda comme une chose très naturelle de se réveillersous une montagne après s’être endormi sous les flots. MaisNed Land n’eut d’autre idée que de chercher si la caverneprésentait quelque issue.

  Après déjeuner, vers dix heures, nous descendions sur la

 berge.

« Nous voici donc encore une fois à terre, dit Conseil.

— Je n’appelle pas cela « la terre », répondit le Canadien. Etd’ailleurs, nous ne sommes pas dessus, mais dessous. »

Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac sedéveloppait un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande

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largeur, mesurait cinq cents pieds. Sur cette grève, on pouvaitfaire aisément le tour du lac. Mais la base des hautes paroisformait un sol tourmenté, sur lequel gisaient, dans unpittoresque entassement, des blocs volcaniques et d’énormes

pierres ponces. Toutes ces masses désagrégées, recouvertes d’unémail poli sous l’action des feux souterrains, resplendissaient aucontact des jets électriques du fanal. La poussière micacée durivage, que soulevaient nos pas, s’envolait comme une nuéed’étincelles.

Le sol s’élevait sensiblement en s’éloignant du relais desflots, et nous Mmes bientôt arrivés à des rampes longues etsinueuses, véritables raidillons qui permettaient de s’élever peuà peu, mais il fallait marcher prudemment au milieu de ces —conglomérats, qu’aucun ciment ne reliait entre eux, et le piedglissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath etde quartz.

La nature volcanique de cette énorme excavation s’affirmaitde toutes parts. Je le fis observer à mes compagnons.

« Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait être cetentonnoir, lorsqu’il s’emplissait de laves bouillonnantes, et quele niveau de ce liquide incandescent s’élevait jusqu’à l’orifice dela montagne, comme la fonte sur les parois d’un fourneau ?

— Je me le figure parfaitement, répondit Conseil. Mais

monsieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspenduson opération, et comment il se fait que la fournaise estremplacée par les eaux tranquilles d’un lac ?

— Très probablement, Conseil, parce que quelqueconvulsion a produit au-dessous de la surface de l’Océan cetteouverture qui a servi de passage au  Nautilus. Alors les eaux del’Atlantique se sont précipitées à l’intérieur de la montagne. Il y 

a eu lutte terrible entre les deux éléments, lutte qui s’estterminée à l’avantage de Neptune. Mais bien des siècles se sont

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écoulés depuis lors, et le volcan submergé s’est changé en grottepaisible.

— Très bien, répliqua Ned Land. J’accepte l’explication,mais je regrette, dans notre intérêt, que cette ouverture dontparle monsieur le professeur ne soit pas produite au-dessus duniveau de la mer.

— Mais, ami Ned, répliqua Conseil, si ce passage n’eût pasété sous-marin, le Nautilus n’aurait pu y pénétrer !

— Et j’ajouterai, maître Land, que les eaux ne se seraientpas précipitées sous la montagne et que le volcan serait resté volcan. Donc vos regrets sont superflus. »

Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plusen plus raides et étroites. De profondes excavations lescoupaient parfois, qu’il fallait franchir. Des massessurplombantes voulaient être tournées. On se glissait sur les

genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l’adresse de Conseil et laforce du Canadien aidant, tous les obstacles furent surmontés.

 A une hauteur de trente mètres environ, la nature du terrainse modifia, sans qu’il devînt plus praticable. Aux conglomératset aux trachytes succédèrent de noirs basaltes ; ceux-ci étenduspar nappes toutes grumelées de soufflures ; ceux-là formant desprismes réguliers, disposés comme une colonnade qui

supportait les retombées de cette voûte immense, admirablespécimen de l’architecture naturelle. Puis, entre ces basaltesserpentaient de longues coulées de laves refroidies, incrustéesde raies bitumineuses, et, par places, s’étendaient de larges tapisde soufre. Un jour plus puissant, entrant par le cratèresupérieur, inondait d’une vague clarté toutes ces déjections volcaniques, à jamais ensevelies au sein de la montagne éteinte.

Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientôt arrêtée,à une hauteur de deux cent cinquante pieds environ, par

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d’infranchissables obstacles. La voussure intérieure revenait ensurplomb, et la montée dut se changer en promenade circulaire. A ce dernier plan, le règne végétal commençait à lutter avec lerègne minéral. Quelques arbustes et même certains arbres

sortaient des anfractuosités de la paroi. Je reconnus deseuphorhes qui laissaient couler leur suc caustique. Deshéliotropes, très inhabiles à justifier leur nom, puisque lesrayons solaires n’arrivaient jamais jusqu’à eux, penchaienttristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums àdemi passés. Çà et là, quelques chrysanthèmes poussaienttimidement au pied d’aloès à longues feuilles tristes et maladifs.Mais, entre les coulées de laves, j’aperçus de petites violettes,

encore parfumées d’une légère odeur, et j’avoue que je lesrespirai avec délices. Le parfum, c’est l’âme de la fleur, et lesfleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n’ont pas d’âme !

Nous étions arrivés au pied d’un bouquet de dragonniersrobustes, qui écartaient les roches sous l’effort de leursmusculeuses racines, quand Ned Land s’écria :

« Ah ! monsieur, une ruche !

— Une ruche ! répliquai-je, en faisant un geste de parfaiteincrédulité.

— Oui ! une ruche, répéta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent autour. »

Je m’approchai et je dus me rendre à l’évidence. Il y avait là,à l’orifice d’un trou creusé dans le trou d’un dragonnier,quelques milliers de ces ingénieux insectes, si communs danstoutes les Canaries, et dont les produits y sont particulièrementestimés.

Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de

miel, et j’aurais eu mauvaise grâce à m’y opposer. Une certainequantité de feuilles sèches mélangées de soufre s’allumèrent

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sous l’étincelle de son briquet, et il commença à enfumer lesabeilles. Les bourdonnements cessèrent peu à peu, et la rucheéventrée livra plusieurs livres d’un miel parfumé. Ned Land enremplit son havresac.

« Quand j’aurai mélangé ce miel avec la pâte del’artocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de vous offrir ungâteau succulent.

— Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d’épice.

— Va pour le pain d’épice, dis-je, mais reprenons cetteintéressante promenade. »

 A certains détours du sentier que nous suivions alots, le lacapparaissait dans toute son étendue. Le fanal éclairait en entiersa surface paisible qui ne connaissait ni les rides ni lesondulations. Le Nautilus gardait une immobilité parfaite. Sur saplate-forme et sur la berge s’agitaient les hommes de son

équipage, ombres noires nettement découpées au milieu decette lumineuse atmosphère.

En ce moment, nous contournions la crête la plus élevée deces premiers plans de roches qui soutenaient la voûte. Je visalors que les abeilles n’étaient pas les seuls représentants durègne animal à l’intérieur de ce volcan. Des oiseaux de proieplanaient et tournoyaient çà et là dans l’ombre, ou s’enfuyaient

de leurs nids perchés sur des pointes de roc. C’étaient deséperviers au ventre blanc, et des crécelles criardes. Sur lespentes détalaient aussi, de toute la rapidité de leurs échasses, de belles et grasses outardes. Je laisse à penser si la convoitise duCanadien fut allumée à la vue de ce gibier savoureux, et s’ilregretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya deremplacer le plomb par les pierres, et après plusieurs essaisinfructueux, il parvint à blesser une de ces magnifiques

outardes. Dire qu’il risqua vingt fois sa vie pour s’en emparer, ce

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n’est que vérité pure, mais il fit si bien que l’animal allarejoindre dans son sac les gâteaux de miel.

Nous dûmes alors redescendre vers le rivage, car la crêtedevenait impraticable. Au-dessus de nous, le cratère béantapparaissait comme une large ouverture de puits. De cetteplace, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyaiscourir des nuages échevelés par le vent d’ouest, qui laissaienttraîner jusqu’au sommet de la montagne leurs brumeuxhaillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient à unehauteur médiocre, car le volcan ne s’élevait pas à plus de huitcents pieds au-dessus du niveau de l’Océan.

Une demi-heure après le dernier exploit du Canadien nousavions regagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représentéepar de larges tapis de cette criste-marine, petite planteombellifère très bonne à confire, qui porte aussi les noms deperce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseil enrécolta quelques bottes. Quant à la faune, elle comptait pasmilliers des crustacés de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, des palémons, des mysis, des faucheurs, des galatéeset un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers etpatelles.

En cet endroit s’ouvrait une magnifique grotte. Mescompagnons et moi nous prîmes plaisir à nous étendre sur sonsable fin. Le feu avait poli ses parois émaillées et étincelantes,toutes saupoudrées de la poussière du mica. Ned Land en tâtaitles murailles et cherchait à sonder leur épaisseur. Je ne pusm’empêcher de sourire. La conversation se mit alors sur seséternels projets d’évasion, et je crus pouvoir, sans tropm’avancer, lui donner cette espérance : c’est que le capitaineNemo n’était descendu au sud que pour renouveler sa provisionde sodium. J’espérais donc que, maintenant, il rallierait lescôtes de l’Europe et de l’Amérique ; ce qui permettrait auCanadien de reprendre avec plus de succès sa tentative avortée.

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Nous étions étendus depuis une heure dans cette grottecharmante. La conversation, animée au début, languissait alors.Une certaine somnolence s’emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de résister au sommeil, je me laissai aller à

un assoupissement profond. Je rêvais — on ne choisit pas sesrêves — je rêvais que mon existence se réduisait à la vie  végétative d’un simple mollusque. Il me semblait que cettegrotte formait la double valve de ma coquille...

Tout d’un coup, je fus réveillé par la voix de Conseil.

« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je, me soulevant à demi.

— L’eau nous gagne ! »

Je me redressai. La mer se précipitait comme un torrentdans notre retraite, et, décidément, puisque nous n’étions pas

des mollusques, il fallait se sauver.

En quelques instants, nous fûmes en sûreté sur le sommetde la grotte même.

« Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelquenouveau phénomène ?

— Eh non ! mes amis, répondis-je, c’est la marée, ce n’estque la marée qui a failli nous surprendre comme le héros de Walter Scott ! L’Océan se gonfle au-dehors, et par une loi toutenaturelle d’équilibre, le niveau du lac monte également. Nous ensommes quittes pour un demi-bain. Allons nous changer au Nautilus. »

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions achevé notrepromenade circulaire et nous rentrions à bord. Les hommes de

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l’équipage achevaient en ce moment d’embarquer les provisionsde sodium, et le Nautilusaurait pu partir à l’instant.

Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendre la nuit et sortir secrètement par son passagesous-marin ? Peut-être.

Quoi qu’il en soit, le lendemain, le  Nautilus, ayant quittéson port d’attache, naviguait au large de toute terre, et àquelques mètres au-dessous des flots de l’Atlantique.

XILA MER DE SARGASSES

La direction du Nautilus ne s’était pas modifiée. Tout espoirde revenir vers les mers européennes devait donc êtremomentanément rejeté. Le capitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. Où nous entraînait-il ? Je n’osais l’imaginer.

Ce jour-là, le  Nautilus traversa une singulière portion del’Océan atlantique. Personne n’ignore l’existence de ce grandcourant d’eau chaude connu sous le nom de Gulf Stream. Aprèsêtre sorti des canaux de Floride il se dirige vers le Spitzberg.Mais avant de pénétrer dans le golfe du Mexique, vers lequarante-quatrième degré de latitude nord, ce courant se diviseen deux bras ; le principal se porte vers les côtes d’Irlande et deNorvège, tandis que le second fléchit vers le sud à la hauteur des

 Acores ; puis frappant les rivages africains et décrivant un ovaleallongé, il revient vers les Antilles.

Or, ce second bras — c’est plutôt un collier qu’un bras —entoure de ses anneaux d’eau chaude cette portion de l’Océanfroide, tranquille, immobile, que l’on appelle la mer deSargasses. Véritable lac en plein Atlantique, les eaux du grandcourant ne mettent pas moins de trois ans à en faire le tour.

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La mer de Sargasses, à proprement parler, couvre toute lapartie immergée de l’Atlantide. Certains auteurs ont mêmeadmis que ces nombreuses herbes dont elle est semée sontarrachées aux prairies de cet ancien continent. Il est plus

probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevésau rivage de l’Europe et de l’Amérique, sont entraînés jusqu’àcette zone par le Gulf Stream. Ce fut là une des raisons quiamenèrent Colomb à supposer l’existence d’un nouveau monde.Lorsque les navires de ce hardi chercheur arrivèrent à la mer deSargasses, ils naviguèrent non sans peine au milieu de cesherbes qui arrêtaient leur marche au grand effroi des équipages,et ils perdirent trois longues semaines à les traverser.

Telle était cette région que le  Nautilus visitait en cemoment, une prairie véritable, un tapis serré d’algues, de fucusnatans, de raisins du tropique, si épais, si compact, que l’étraved’un bâtiment ne l’eût pas déchiré sans peine. Aussi, le capitaineNemo, ne voulant pas engager son hélice dans cette masseherbeuse, se tint-il à quelques mètres de profondeur au-dessousde la surface des flots.

Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol « sargazzo » quisignifie varech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie,forme principalement ce banc immense. Et voici pourquoi,suivant le savant Maury, l’auteur de la Géographie physique duglobe, ces hydrophytes se réunissent dans ce paisible bassin del’Atlantique :

« L’explication qu’on en peut donner, dit-il, me semblerésulter d’une expérience connue de tout le monde. Si l’on placedans un vase des fragments de bouchons ou de corps flottantsquelconques, et que l’on imprime à l’eau de ce vase unmouvement circulaire, on verra les fragments éparpillés seréunir en groupe au centre de la surface liquide, c’est-à-dire aupoint le moins agité. Dans le phénomène qui nous occupe, le  vase, c’est l’Atlantique, le Gulf Stream, c’est le courant

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d’expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plussecrète obscurité, lorsque le  Nautilus s’endormait dans lesdéserts de l’Océan.

Pendant cette partie du voyage, nous naviguâmes des  journées entières à la surface des flots. La mer était commeabandonnée. A peine quelques navires à voiles, en charge pourles Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-Espérance. Un journous fûmes poursuivis par les embarcations d’un baleinier quinous prenait sans doute pour quelque énorme baleine d’un hautprix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre à ces braves gens leur temps et leurs peines, et il termina la chasse enplongeant sous les eaux. Cet incident avait paru vivementintéresser Ned Land. Je ne crois pas me tromper en disant quele Canadien avait dû regretter que notre cétacé de tôle ne pûtêtre frappé à mort par le harpon de ces pêcheurs.

Les poissons observés par Conseil et par moi, pendant cettepériode, différaient peu de ceux que nous avions déjà étudiéssous d’autres latitudes. Les principaux furent quelqueséchantillons de ce terrible genre de cartilagineux, divisé en troissous-genres qui ne comptent pas moins de trente-deux espèces :des squales-galonnés, longs de cinq mètres, à tête déprimée etplus large que le corps, à nageoire caudale arrondie, et dont ledos porte sept grandes bandes noires parallèles etlongitudinales puis des squales-perlons, gris cendré, percés desept ouvertures branchiales et pourvus d’une seule nageoiredorsale placée à peu près vers le milieu du corps.

Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voracess’il en fut. On a le droit de ne point croire aux récits despêcheurs, mais voici ce qu’ils racontent. On a trouvé dans lecorps de l’un de ces animaux une tête de buffle et un veau toutentier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ;dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin, uncheval avec son cavalier. Tout ceci, à vrai dire, n’est pas article

de foi. Toujours est-il qu’aucun de ces animaux ne se laissa

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prendre aux filets du  Nautilus, et que je ne pus vérifier leur voracité.

Des troupes élégantes et folâtres de dauphins nousaccompagnèrent pendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant en meute comme les loups dansles campagnes d’ailleurs, non moins voraces que les chiens demer, si j’en crois un professeur de Copenhague, qui retira del’estomac d’un dauphin treize marsouins et quinze phoques.C’était, il est vrai un épaulard, appartenant à la plus grandeespèce connue, et dont la longueur dépasse quelquefois vingt-quatre pieds. Cette famille des delphiniens compte dix genres,et ceux que j’aperçus tenaient du genre des delphinorinques,remarquables par un museau excessivement étroit et quatre foislong comme le crâne. Leur corps, mesurant trois mètres, noir endessus, était en dessous d’un blanc rosé semé de petites tachestrès rares.

Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux échantillons deces poissons de l’ordre des acanthoptérigiens et de la famille dessciénoides. Quelques auteurs — plus poètes que naturalistes —prétendent que ces poissons chantent mélodieusement, et queleurs voix réunies forment un concert qu’un chœur de voixhumaines ne saurait égaler. Je ne dis pas non, mais ces scènesne nous donnèrent aucune sérénade à notre passage, et je leregrette.

Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantité depoissons volants. Rien n’était plus curieux que de voir lesdauphins leur donner la chasse avec une précision merveilleuse.Quelle que fût la portée de son vol, quelque trajectoire qu’ildécrivît, même au-dessus du  Nautilus, l’infortuné poissontrouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir.C’étaient ou des pirapèdes, ou des trigles-milans, à bouchelumineuse, qui, pendant la nuit, après avoir tracé des raies defeu dans l’atmosphère, plongeaient dans les eaux sombres

comme autant d’étoiles filantes.

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Jusqu’au 13 mars, notre navigation se continua dans cesconditions. Ce jour-là, le Nautilus fut employé à des expériencesde sondages qui m’intéressèrent vivement.

Nous avions fait alors près de treize mille lieues depuisnotre départ dans les hautes mers du Pacifique. Le point nousmettait par 450°37’de latitude sud et 370°53’de longitude ouest.C’étaient ces mêmes parages où le capitaine Denham del’ Hérald  fila quatorze mille mètres de sonde sans trouver defond. Là aussi, le lieutenant Parcker de la frégate américaineCongress n’avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze millecent quarante mètres.

Le capitaine Nemo résolut d’envoyer son  Nautilus à la plusextrême profondeur à fin de contrôler ces différents sondages.Je me préparai à noter tous les résultats de l’expérience. Lespanneaux du salon furent ouverts, et les manœuvrescommencèrent pour atteindre ces couches si prodigieusementreculées.

On pense bien qu’il ne fut pas question de plonger enremplissant les réservoirs. Peut-être n’eussent-ils pu accroîtresuffisamment la pesanteur spécifique du  Nautilus. D’ailleurs,pour remonter, il aurait fallu chasser cette surcharge d’eau, etles pompes n’auraient pas été assez puissantes pour vaincre lapression extérieure.

Le capitaine Nemo résolut d’aller chercher le fondocéanique par une diagonale suffisamment allongée, au moyende ses plans latéraux qui furent placés sous un angle dequarante-cinq degrés avec les lignes d’eau du  Nautilus. Puis,l’hélice fut portée à son maximum de vitesse, et sa quadruple branche battit les flots avec une indescriptible violence.

Sous cette poussée puissante, la coque du  Nautilus frémitcomme une corde sonore et s’enfonça régulièrement sous les

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eaux. Le capitaine et moi, postés dans le salon, nous suivionsl’aiguille du manomètre qui déviait rapidement. Bientôt futdépassée cette zone habitable où résident la plupart despoissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivre qu’à

la surface des mers ou des fleuves, d’autres, moins nombreux, setiennent à des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers,  j’observais l’hexanche, espèce de chien de mer muni de sixfentes respiratoires, le télescope aux yeux énormes, lemalarmat-cuirassé, aux thoracines grises, aux pectorales noires,que protégeait son plastron de plaques osseuses d’un rougepâle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mètresde profondeur, supportait alors une pression de cent vingt

atmosphères.

Je demandai au capitaine Nemo s’il avait observé despoissons à des profondeurs plus considérables.

« Des poissons ? me répondit-il, rarement. Mais dans l’étatactuel de la science, que présume-t-on, que sait-on ?

— Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les bassescouches de l’Océan, la vie végétale disparaît plus vite que la vieanimale. On sait que, là où se rencontrent encore des êtresanimés, ne végète plus une seule hydrophyte. On sait que lespèlerines, les huîtres vivent par deux mille mètres d’eau, et queMac Clintock, le héros des mers polaires, a retiré une étoile vivante d’une profondeur de deux mille cinq cents mètres. Onsait que l’équipage du  Bull-Dog, de la Marine Royale, a pêchéune astérie par deux mille six cent vingt brasses, soit plus d’unelieue de profondeur. Mais, capitaine Nemo, peut-être me direz- vous qu’on ne sait rien ?

— Non, monsieur le professeur, répondit le capitaine, jen’aurai pas cette impolitesse. Toutefois, je vous demanderaicomment vous expliquez que des êtres puissent vivre à de tellesprofondeurs ?

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— Je l’explique par deux raisons, répondis-je. D’abord,parce que les courants verticaux, déterminés par les différencesde salure et de densité des eaux, produisent un mouvement quisuffit à entretenir la vie rudimentaire des encrines et des

astéries.

— Juste, fit le capitaine.

— Ensuite, parce que, si l’oxygène est la base de la vie, onsait que la quantité d’oxygène dissous dans l’eau de meraugmente avec la profondeur au lieu de diminuer. et que lapression des couches basses contribue à l’y comprimer.

— Ah ! on sait cela ? répondit le capitaine Nemo, d’un tonlégèrement surpris. Eh bien, monsieur le professeur. on a raisonde le savoir, car c’est la vérité. J’ajouterai, en effet, que la vessienatatoire des poissons renferme plus d’azote que d’oxygène,quand ces animaux sont pêchés à la surface des eaux, et plusd’oxygène que d’azote, au contraire, quand ils sont tirés des

grandes profondeurs. Ce qui donne raison à votre système. Maiscontinuons nos observations. »

Mes regards se reportèrent sur le manomètre. L’instrumentindiquait une profondeur de six mille mètres. Notre immersiondurait depuis une heure. Le  Nautilus, glissant sur ses plansinclinés, s’enfonçait toujours. Les eaux désertes étaientadmirablement transparentes et d’une diaphanité que rien ne

saurait peindre. Une heure plus tard, nous étions par treizemille mètres — trois lieues et quart environ — et le fond del’Océan ne se laissait pas pressentir.

Cependant, par quatorze mille mètres, j’aperçus des picsnoirâtres qui surgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommetspouvaient appartenir à des montagnes hautes commel’Hymalaya ou le Mont-Blanc, plus hautes même, et la

profondeur de ces abîmes demeurait inévaluable.

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Le  Nautilus descendit plus bas encore, malgré lespuissantes pressions qu’il subissait. Je sentais ses tôles tremblersous la jointure de leurs boulons ; ses barreaux s’arquaient ; sescloisons gémissaient ; les vitres du salon semblaient se gondoler

sous la pression des eaux. Et ce solide appareil eût cédé sansdoute. si, ainsi que l’avait dit son capitaine, il n’eût été capablede résister comme un bloc plein.

En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux,  j’apercevais encore quelques coquilles, des serpuls, desspinorbis vivantes, et certains échantillons d’astéries.

Mais bientôt ces derniers représentants de la vie animaledisparurent, et, au-dessous de trois lieues, le  Nautilus dépassales limites de l’existence sous-marine, comme fait le ballon quis’élève dans les airs au-dessus des zones respirables. Nousavions atteint une profondeur de seize mille mètres — quatrelieues — et les flancs du  Nautilus supportaient alors unepression de seize cents atmosphères, c’est-à-dire seize centskilogrammes par chaque centimètre carré de sa surface !

« Quelle situation ! m’écriai-je. Parcourir dans ces régionsprofondes où l’homme n’est jamais parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocs magnifiques, ces grottes inhabitées, ces derniersréceptacles du globe, où la vie n’est plus possible ! Quels sitesinconnus et pourquoi faut-il que nous soyons réduits à n’enconserver que le souvenir ?

— Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d’enrapporter mieux que le souvenir ?

— Que voulez-vous dire par ces paroles ?

— Je veux dire que rien n’est plus facile que de prendre une vue photographique de cette régions sous-marine ! »

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Je n’avais pas eu le temps d’exprimer la surprise que mecausait cette nouvelle proposition, que sur un appel du capitaineNemo, un objectif était apporté dans le salon. Par les panneauxlargement ouverts, le milieu liquide éclairé électriquement, se

distribuait avec une clarté parfaite. Nulle ombre, nulledégradation de notre lumière factice. Le soleil n’eût pas été plusfavorable à une opération de cette nature. Le  Nautilus, sous lapoussée de son hélice, maîtrisée par l’inclinaison de ses plans,demeurait immobile. L’instrument fut braqué sur ces sites dufond océanique, et en quelques secondes. nous avions obtenu unnégatif d’une extrême pureté.

C’est l’épreuve positive que j’en donne ici. On y voit cesroches primordiales qui n’ont jamais connu la lumière descieux, ces granits inférieurs qui forment la puissante assise duglobe, ces grottes profondes évidées dans la masse pierreuse,ces profils d’une incomparable netteté et dont le trait terminalse détache en noir, comme s’il était dû au pinceau de certainsartistes flamands. Puis, au-delà, un horizon de montagnes, uneadmirable ligne ondulée qui compose les arrière-plans du

paysage. Je ne puis décrire cet ensemble de roches lisses. noires,polies, sans une mousse, sans une tache, aux formesétrangement découpées et solidement établies sur ce tapis desable qui étincelait sous les jets de la lumière électrique.

Cependant, le capitaine Nemo, après avoir terminé sonopération, m’avait dit :

« Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuserde cette situation ni exposer trop longtemps le  Nautilus à depareilles pressions.

— Remontons ! répondis-je.

— Tenez-vous bien. »

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Je n’avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoile capitaine me faisait cette recommandation, quand je fusprécipité sur le tapis.

Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plansdressés verticalement, le  Nautilus, emporté comme un ballondans les airs, s’enlevait avec une rapidité foudroyante. Il coupaitla masse des eaux avec un frémissement sonore. Aucun détailn’était visible. En quatre minutes, il avait franchi les quatrelieues qui le séparaient de la surface de l’Océan, et, après avoirémergé comme un poisson volant, il retombait en faisant jaillirles flots à une prodigieuse hauteur.

XIICACHALOTS ET BALEINES

Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le  Nautilus reprit sadirection vers le sud. Je pensais qu’à la hauteur du cap Horn, ilmettrait le cap à l’ouest afin de rallier les mers du Pacifique et

d’achever son tour du monde. Il n’en fit rien et continua deremonter vers les régions australes. Où voulait-il donc aller ? Aupôle ? C’était insensé. Je commençai à croire que les téméritésdu capitaine justifiaient suffisamment les appréhensions de NedLand.

Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus deses projets de fuite. Il était devenu moins communicatif,

presque silencieux. Je voyais combien cet emprisonnementprolongé lui pesait. Je sentais ce qui s’amassait de colère en lui.Lorsqu’il rencontrait le capitaine, ses yeux s’allumaient d’un feusombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne leportât à quelque extrémité.

Ce jour-là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dansma chambre. Je leur demandai la raison de leur visite.

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« Une simple question à vous poser, monsieur, me réponditle Canadien.

— Parlez, Ned.

— Combien d’hommes croyez-vous qu’il y ait à bord du Nautilus ?

— Je ne saurais le dire, mon ami.

— Il me semble, reprit Ned Land, que sa manœuvre ne

nécessite pas un nombreux équipage.

— En effet, répondis-je, dans les conditions où il se trouve,une dizaine d’hommes au plus doivent suffire à le manœuvrer.

— Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-ildavantage ?

— Pourquoi ? » répliquai-je.

Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions étaientfaciles à deviner.

« Parce que, dis-je, si j’en crois mes pressentiments, si j’ai  bien compris l’existence du capitaine, le Nautilus n’est pas

seulement un navire. Ce doit être un lieu de refuge pour ceuxqui, comme son commandant, ont rompu toute relation avec laterre.

— Peut-être, dit Conseil, mais enfin le  Nautilus ne peutcontenir qu’un certain nombre d’hommes, et monsieur nepourrait-il évaluer ce maximum ?

— Comment cela, Conseil ?

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— Par le calcul. Étant donné la capacité du navire quemonsieur connaît, et, par conséquent, la quantité d’air qu’ilrenferme ; sachant d’autre part ce que chaque homme dépensedans l’acte de la respiration, et comparant ces résultats avec lanécessité où le  Nautilus est de remonter toutes les vingt-quatreheures... »

La phrase de Conseil n’en finissait pas, mais je vis bien où il voulait en venir.

« Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-là, facile à établird’ailleurs, ne peut donner qu’un chiffre très incertain.

— N’importe, reprit Ned Land, en insistant.

— Voici le calcul, répondis-je. Chaque homme dépense enune heure l’oxygène contenu dans cent litres d’air, soit en vingt-quatre heures l’oxygène contenu dans deux mille quatre cents

litres. Il faut donc chercher combien de fois le  Nautilus renferme deux mille quatre cents litres d’air.

— Précisément, dit Conseil.

— Or, repris-je, la capacité du  Nautilus étant de quinzecents tonneaux, et celle du tonneau de mille litres, le  Nautilus renferme quinze cent mille litres d’air, qui, divisés par deux

mille quatre cents... »

Je calculai rapidement au crayon :

« ... donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revientà dire que l’air contenu dans le  Nautilus pourraitrigoureusement suffire à six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures.

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— Six cent vingt-cinq ! répéta Ned.

— Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagersque marins ou officiers, nous ne formons pas la dixième partiede ce chiffre.

— C’est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil.

— Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller lapatience.

— Et même mieux que la patience, répondit Conseil, larésignation. »

Conseil avait employé le mot juste.

« Après tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas allertoujours au sud ! Il faudra bien qu’il s’arrête, ne fût-ce quedevant la banquise, et qu’il revienne vers des mers plus

civilisées ! Alors, il sera temps de reprendre les projets de NedLand. »

Le Canadien secoua la tête, passa la main sur son front, nerépondit pas, et se retira.

« Que monsieur me permette de lui faire une observation,me dit alors Conseil. Ce pauvre Ned pense à tout ce qu’il ne peutpas avoir. Tout lui revient de sa vie passée. Tout lui sembleregrettable de ce qui nous est interdit. Ses anciens souvenirsl’oppressent et il a le cœur gros. Il faut le comprendre. Qu’est-cequ’il a à faire ici ? Rien. Il n’est pas un savant comme monsieur,et ne saurait prendre le même goût que nous aux chosesadmirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrerdans une taverne de son pays ! »

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Il est certain que la monotonie du bord devait paraîtreinsupportable au Canadien, habitué à une vie libre et active. Lesévénements qui pouvaient le passionner étaient rares.Cependant, ce jour-là, un incident vint lui rappeler ses beaux

 jours de harponneur.

 Vers onze heures du matin, étant à la surface de l’Océan, le Nautilus tomba au milieu d’une troupe de baleines. Rencontrequi ne me surprit pas, car je savais que ces animaux, chassés àoutrance, se sont réfugiés dans les bassins des hautes latitudes.

Le rôle joué par la baleine dans le monde marin, et soninfluence sur les découvertes géographiques, ont étéconsidérables. C’est elle, qui, entraînant à sa suite, les Basquesd’abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais, lesenhardit contre les dangers de l’Océan et les conduisit d’uneextrémité de la terre à l’autre. Les baleines aiment à fréquenterles mers australes et boréales. D’anciennes légendes prétendentmême que ces cétacés amenèrent les pêcheurs jusqu’à septlieues seulement du pôle nord. Si le fait est faux, il sera vrai un jour et c’est probablement ainsi, en chassant la baleine dans lesrégions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindrontce point inconnu du globe.

Nous étions assis sur la plate-forme par une mer tranquille.Mais le mois d’octobre de ces latitudes nous donnait de belles  journées d’automne. Ce fut le Canadien — il ne pouvait s’y tromper — qui signala une baleine à l’horizon dans l’est. Enregardant attentivement, on voyait son dos noirâtre s’élever ets’abaisser alternativement au-dessus des flots, à cinq milles du Nautilus.

« Ah ! s’écria Ned Land, si j’étais à bord d’un baleinier, voilàune rencontre qui me ferait plaisir ! C’est un animal de grandetaille ! Voyez avec quelle puissance ses évents rejettent descolonnes d’air et de vapeur ! Mille diables ! pourquoi faut-il que je sois enchaîné sur ce morceau de tôle !

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— Quoi ! Ned, répondis-je, vous n’êtes pas encore revenu de vos vieilles idées de pêche ?

— Est-ce qu’un pêcheur de baleines, monsieur, peut oublierson ancien métier ? Est-ce qu’on se lasse jamais des émotionsd’une pareille chasse ?

— Vous n’avez jamais pêché dans ces mers, Ned ?

— Jamais, monsieur. Dans les mers boréales seulement, et

autant dans le détroit de Bering que dans celui de Davis.

— Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’estla baleine franche que vous avez chassée jusqu’ici, et elle ne sehasarderait pas à passer les eaux chaudes de l’Équateur.

— Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous là ?répliqua le Canadien d’un ton passablement incrédule.

— Je dis ce qui est.

— Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilàdeux ans et demi, j’ai amariné près du Grœnland une baleinequi portait encore dans son flanc le harpon poinçonné d’un baleinier de Bering. Or, je vous demande, comment après avoirété frappé à l’ouest de l’Amérique, l’animal serait venu se fairetuer à l’est, s’il n’avait, après avoir doublé, soit le cap Horn, soitle cap de Bonne Espérance, franchi l’Équateur ?

— Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et j’attends ce querépondra monsieur.

— Monsieur vous répondra, mes amis, que les baleines sont

localisées, suivant leurs espèces, dans certaines mers qu’elles nequittent pas. Et si l’un de ces animaux est venu du détroit de

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Béring dans celui de Davis, c’est tout simplement parce qu’ilexiste un passage d’une mer à l’autre, soit sur les côtes del’Amérique, soit sur celles de l’Asie.

— Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant unœil.

— Il faut croire monsieur, répondit Conseil.

— Dès lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai jamais pêchédans ces parages, je ne connais point les baleines qui les

fréquentent ?

— Je vous l’ai dit, Ned.

— Raison de plus pour faire leur connaissance, répliquaConseil.

— Voyez ! voyez ! s’écria le Canadien la voix émue. Elle

s’approche ! Elle vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre elle ! »

Ned frappait du pied. Sa main frémissait en brandissant unharpon imaginaire.

« Ces cétacés, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux desmers boréales ?

— A peu près, Ned.

— C’est que j’ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines qui mesuraient jusqu’à cent pieds de longueur !

Je me suis même laissé dire que le Hullamock et l’Umgallick 

des îles Aléoutiennes dépassaient quelquefois cent cinquantepieds.

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— Ceci me paraît exagéré, répondis-je. Ces animaux ne sontque des baleinoptères, pourvus de nageoires dorsales, et demême que les cachalots, ils sont généralement plus petits que la baleine franche.

— Ah ! s’écria le Canadien, dont les regards ne quittaientpas l’Océan, elle se rapproche, elle vient dans les eaux du Nautilus ! »

Puis, reprenant sa conversation :

« Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d’une petite bête !On cite cependant des cachalots gigantesques. Ce sont descétacés intelligents. Quelques-uns, dit-on, se couvrent d’algueset de fucus. On les prend pour des îlots. On campe dessus, on s’y installe, on fait du feu...

— On y bâtit des maisons, dit Conseil.

— Oui, farceur, répondit Ned Land. Puis, un beau jourl’animal plonge et entraîne tous ses habitants au fond del’abîme.

— Comme dans les voyages de Simbad le marin, répliquai-jeen riant.

— Ah ! maître Land, il paraît que vous aimez les histoiresextraordinaires ! Quels cachalots que les vôtres ! J’espère que vous n’y croyez pas !

— Monsieur le naturaliste, répondit sérieusement leCanadien, il faut tout croire de la part des baleines !

— Comme elle marche, celle-ci ! Comme elle se dérobe !

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— On prétend que ces animaux-là peuvent faire le tour dumonde en quinze jours.

— Je ne dis pas non.

— Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c’est que, au commencement du monde, les baleinesfilaient plus rapidement encore.

— Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ?

— Parce que alors, elles avaient la queue en travers, commeles poissons, c’est-à-dire que cette queue, comprimée  verticalement, frappait l’eau de gauche à droite et de droite àgauche. Mais le Créateur, s’apercevant qu’elles marchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-là, elles battent lesflots de haut en bas au détriment de leur rapidité.

— Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression du

Canadien, faut-il vous croire ?

— Pas trop, répondit Ned Land, et pas plus que si je vousdisais qu’il existe des baleines longues de trois cents pieds etpesant cent mille livres.

— C’est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant, il faut avouerque certains cétacés acquièrent un développement considérable,

puisque, dit-on, ils fournissent jusqu’à cent vingt tonnes d’huile.

— Pour ça, je l’ai vu, dit le Canadien.

— Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines  baleines égalent en grosseur cent éléphants. Jugez des effetsproduits par une telle masse lancée à toute vitesse !

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— Est-il vrai, demanda Conseil, qu’elles peuvent couler desnavires ?

— Des navires, je ne le crois pas, répondis-je. On raconte,cependant, qu’en 1820, précisément dans ces mers du sud, une baleine se précipita sur l’ Essex et le fit reculer avec une vitessede quatre mètres par seconde. Des lames pénétrèrent parl’arrière, et l’ Essex sombra presque aussitôt. »

Ned me regarda d’un air narquois.

« Pour mon compte, dit-il, j’ai reçu un coup de queue de baleine — dans mon canot, cela va sans dire. Mes compagnonset moi, nous avons été lancés à une hauteur de six mètres. Maisauprès de la baleine de monsieur le professeur, la mienne n’étaitqu’un baleineau.

— Est-ce que ces animaux-là vivent longtemps ? demandaConseil.

— Mille ans, répondit le Canadien sans hésiter.

— Et comment le savez-vous, Ned ?

— Parce qu’on le dit.

— Et pourquoi le dit-on ?

— Parce qu’on le sait.

— Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici leraisonnement sur lequel on s’appuie. Il y a quatre cents ans,lorsque les pêcheurs chassèrent pour la première fois les baleines, ces animaux avaient une taille supérieure à celle qu’ils

acquièrent aujourd’hui. On suppose donc, assez logiquement,que l’infériorité des baleines actuelles vient de ce qu’elles n’ont

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pas eu le temps d’atteindre leur complet développement. C’estce qui a fait dire à Buffon que ces cétacés pouvaient et devaientmême vivre mille ans. Vous entendez ? »

Ned Land n’entendait pas. Il n’écoutait plus. La baleines’approchait toujours. Il la dévorait des yeux.

« Ah ! s’écria-t-il, ce n’est plus une baleine, c’est dix, c’est vingt, c’est un troupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire !Etre là pieds et poings liés !

— Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander aucapitaine Nemo la permission de chasser ? ... »

Conseil n’avait pas achevé sa phrase, que Ned Land s’étaitaffalé par le panneau et courait à la recherche du capitaine.Quelques instants après, tous deux reparaissaient sur la plate-forme.

Le capitaine Nemo observa le troupeau de cétacés qui se jouait sur les eaux à un mille du Nautilus.

« Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a là la fortuned’une flotte de baleiniers.

— Eh ! bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-jeleur donner la chasse, ne fût-ce que pour ne pas oublier mon

ancien métier de harponneur ?

— A quoi bon, répondit le capitaine Nemo, chasseruniquement pour détruire ! Nous n’avons que faire d’huile de baleine à bord.

— Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer

Rouge, vous nous avez autorisés à poursuivre un dugong !

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— Il s’agissait alors de procurer de la viande fraîche à monéquipage. Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c’est unprivilège réservé à l’homme, mais je n’admets pas ces passe-temps meurtriers. En détruisant la baleine australe comme la

  baleine franche, êtres inoffensifs et bons, vos pareils, maîtreLand, commettent une action blâmable. C’est ainsi qu’ils ontdéjà dépeuplé toute la baie de Baffin, et qu’ils anéantiront uneclasse d’animaux utiles. Laissez donc tranquilles cesmalheureux cétacés. Ils ont bien assez de leurs ennemisnaturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans que vous vous en mêliez. »

Je laisse à imaginer la figure que faisait le Canadienpendant ce cours de morale. Donner de semblables raisons à unchasseur, c’était perdre ses paroles. Ned Land regardait lecapitaine Nemo et ne comprenait évidemment pas ce qu’il  voulait lui dire. Cependant, le capitaine avait raison.L’acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs feradisparaître un jour la dernière baleine de l’Océan.

Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourrases mains dans ses poches et nous tourna le dos.

Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau decétacés, et s’adressant à moi :

« J’avais raison de prétendre, que sans compter l’homme,

les baleines ont assez d’autres ennemis naturels. Celles-ci vontavoir affaire à forte partie avant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, à huit milles sous le vent ces points noirâtres qui sonten mouvement ?

— Oui, capitaine, répondis-je.

— Ce sont des cachalots, animaux terribles que j’ai

quelquefois rencontrés par troupes de deux ou trois cents !

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Quant à ceux-là, bêtes cruelles et malfaisantes, on a raison deles exterminer. »

Le Canadien se retourna vivement à ces derniers mots.

« Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dansl’intérêt même des baleines...

— Inutile de s’exposer, monsieur le professeur. Le  Nautilus suffira à disperser ces cachalots. Il est armé d’un éperon d’acierqui vaut bien le harpon de maître Land, j’imagine. »

Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les épaules.  Attaquer des cétacés à coups d’éperon ! Qui avait jamaisentendu parler de cela ?

« Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vous montrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore.Pas de pitié pour ces féroces cétacés. Ils ne sont que bouche et

dents ! »

Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalotmacrocéphale, dont la taille dépasse quelque fois vingt-cinqmètres. La tête énorme de ce cétacé occupe environ le tiers deson corps. Mieux armé que la baleine, dont la mâchoiresupérieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimètres, cylindriques et

coniques à leur sommet, et qui pèsent deux livres chacune. C’està la partie supérieure de cette énorme tête et dans de grandescavités séparées par des cartilages, que se trouvent trois àquatre cents kilogrammes de cette huile précieuse, dite « blancde baleine ». Le cachalot est un animal disgracieux, plutôttêtard que poisson, suivant la remarque de Frédol. Il est malconstruit, étant pour ainsi dire « manqué » dans toute la partiegauche de sa charpente, et n’y voyant guère que de l’œil droit.

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animaux épouvantés ! Au milieu de ces couches ordinairementsi paisibles, leur queue créait de véritables houles.

Pendant une heure se prolongea cet homérique massacre,auquel les macrocéphales ne pouvaient se soustraire. Plusieursfois, dix ou douze réunis essayèrent d’écraser le  Nautilus sousleur masse. On voyait, à la vitre, leur gueule énorme pavée dedents, leur œil formidable. Ned Land, qui ne se possédait plus,les menaçait et les injuriait. On sentait qu’ils se cramponnaientà notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sousles taillis. Mais le Nautilus, forçant son hélice, les emportait, lesentraînait, ou les ramenait vers le niveau supérieur des eaux,sans se soucier ni de leur poids énorme, ni de leurs puissantesétreintes.

Enfin la masse des cachalots s’éclaircit. Les flots redevinrenttranquilles. Je sentis que nous remontions à la surface del’Océan. Le panneau fut ouvert, et nous nous précipitâmes sur laplate-forme.

La mer était couverte de cadavres mutilés. Une explosionformidable n’eût pas divisé, déchiré, déchiqueté avec plus de violence ces masses charnues. Nous flottions au milieu de corpsgigantesques, bleuâtres sur le dos, blanchâtres sous le ventre, ettout bossués d’énormes protubérances. Quelques cachalotsépouvantés fuyaient à l’horizon. Les flots étaient teints en rougesur un espace de plusieurs milles ; et le  Nautilus flottait aumilieu d’une mer de sang.

Le capitaine Nemo nous rejoignit.

« Eh bien, maître Land ? dit-il.

— Eh bien, monsieur, répondit le Canadien, chez lequell’enthousiasme s’était calmé, c’est un spectacle terrible, en effet.

Mais je ne suis pas un boucher, je suis un chasseur, et ceci n’estqu’une boucherie.

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— C’est un massacre d’animaux malfaisants, répondit lecapitaine, et le Nautilus n’est pas un couteau de boucher.

— J’aime mieux mon harpon, répliqua le Canadien.

— Chacun son arme », répondit le capitaine, en regardantfixement Ned Land.

Je craignais que celui-ci ne se laissât emporter à quelque  violence qui aurait eu des conséquences déplorables. Mais sa

colère fut détournée par la vue d’une baleine que le  Nautilus accostait en ce moment.

L’animal n’avait pu échapper à la dent des cachalots. Jereconnus la baleine australe, à tête déprimée, qui estentièrement noire. Anatomiquement, elle se distingue de la  baleine blanche et du Nord-Caper par la soudure des sept vertèbres cervicales, et elle compte deux côtes de plus que ses

congénères. Le malheureux cétacé, couché sur le flanc, le ventretroué de morsures, était mort. Au bout de sa nageoire mutiléependait encore un petit baleineau qu’il n’avait pu sauver dumassacre. Sa bouche ouverte laissait couler l’eau qui murmuraitcomme un ressac à travers ses fanons.

Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près du cadavre del’animal. Deux de ses hommes montèrent sur le flanc de la

 baleine, et je vis, non sans étonnement, qu’ils retiraient de sesmamelles tout le lait qu’elles contenaient, c’est-à-dire la valeurde deux à trois tonneaux.

Le capitaine m’offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je nepus m’empêcher de lui marquer ma répugnance pour ce  breuvage. Il m’assura que ce lait était excellent, et qu’il ne sedistinguait en aucune façon du lait de vache.

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Je le goûtai et je fus de son avis. C’était donc pour nous uneréserve utile, car, ce lait, sous la forme de beurre salé ou defromage, devait apporter une agréable variété à notre ordinaire.

De ce jour-là, je remarquai avec inquiétude que lesdispositions de Ned Land envers le capitaine Nemo devenaientde plus en plus mauvaises, et je résolus de surveiller de près lesfaits et gestes du Canadien.

XIIILA BANQUISE

Le Nautilus avait repris son imperturbable direction vers lesud. Il suivait le cinquantième méridien avec une vitesseconsidérable. Voulait-il donc atteindre le pôle ? Je ne le pensaispas, car jusqu’ici toutes les tentatives pour s’élever jusqu’à cepoint du globe avaient échoué. La saison, d’ailleurs, était déjàfort avancée, puisque le 13 mars des terres antarctiquescorrespond au 13 septembre des régions boréales, qui

commence la période équinoxiale.

Le 14 mars, j’aperçus des glaces flottantes par 55° delatitude, simples débris blafards de vingt à vingt-cinq pieds,formant des écueils sur lesquels la mer déferlait. Le Nautilus semaintenait à la surface de l’Océan. Ned Land, ayant déjà pêchédans les mers arctiques, était familiarisé avec ce spectacle desicebergs. Conseil et moi, nous l’admirions pour la première fois.

Dans l’atmosphère, vers l’horizon du sud, s’étendait une bande blanche d’un éblouissant aspect. Les baleiniers anglais luiont donné le nom de « ice-blinck ». Quelque épais que soient lesnuages, ils ne peuvent l’obscurcir. Elle annonce la présence d’unpack ou banc de glace.

En effet, bientôt apparurent des blocs plus considérables

dont l’éclat se modifiait suivant les caprices de la brume.Quelques-unes de ces masses montraient des veines vertes,

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comme si le sulfate de cuivre en eût tracé les lignes ondulées.D’autres, semblables à d’énormes améthystes, se laissaientpénétrer par la lumière. Celles-ci réverbéraient les rayons du jour sur les mille facettes de leurs cristaux. Celles-là, nuancées

des vifs reflets du calcaire, auraient suffi à la construction detoute une ville de marbre.

Plus nous descendions au sud, plus ces îles flottantesgagnaient en nombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers. C’étaient des pétrels, des damiers, despuffins, qui nous assourdissaient de leurs cris. Quelques-uns,prenant le  Nautilus pour le cadavre d’une baleine, venaient s’y reposer et piquaient de coups de bec sa tôle sonore.

Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaineNemo se tint souvent sur la plate-forme. Il observait avecattention ces parages abandonnés. Je voyais son calme regards’animer parfois. Se disait-il que dans ces mers polairesinterdites à l’homme, il était là chez lui, maître de cesinfranchissables espaces ? Peut-être. Mais il ne parlait pas. Ilrestait immobile, ne revenant à lui que lorsque ses instincts demanœuvrier reprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avec une adresse consommée, il évitait habilement le choc deces masses dont quelques-unes mesuraient une longueur deplusieurs milles sur une hauteur qui variait de soixante-dix àquatre-vingts mètres. Souvent l’horizon paraissait entièrementfermé. A la hauteur du soixantième degré de latitude, toutepasse avait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec

soin, trouvait bientôt quelque étroite ouverture par laquelle il seglissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu’elle serefermerait derrière lui.

Ce fut ainsi que le  Nautilus, guidé par cette main habile,dépassa toutes ces glaces, classées, suivant leur forme ou leurgrandeur, avec une précision qui enchantait Conseil : icebergsou montagnes, ice-fields ou champs unis et sans limites, drift-

ice ou glaces flottantes, packs ou champs brisés, nommés palchs

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quand ils sont circulaires, et streams lorsqu’ils sont faits demorceaux allongés.

La température était assez basse. Le thermomètre, exposé àl’air extérieur, marquait deux à trois degrés au-dessous de zéro.Mais nous étions chaudement habillés de fourrures, dont lesphoques ou les ours marins avaient fait les frais. L’intérieur du Nautilus, régulièrement chauffé par ses appareils électriques,défiait les froids les plus intenses. D’ailleurs, il lui eût suffi des’enfoncer à quelques mètres au-dessous des flots pour y trouver une température supportable.

Deux mois plus tôt, nous aurions joui sous cette latituded’un jour perpétuel ; mais déjà la nuit se faisait pendant trois ouquatre heures, et plus tard, elle devait jeter six mois d’ombre surces régions circumpolaires.

Le 15 mars, la latitude des îles New-Shetland et des Orkney du Sud fut dépassée. Le capitaine m’apprit qu’autrefois de

nombreuses tribus de phoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et américains, dans leur rage de destruction,massacrant les adultes et les femelles pleines, là où existaitl’animation de la vie, avaient laissé après eux le silence de lamort.

Le 16 mars, vers huit heures du matin, le  Nautilus, suivantle cinquante-cinquième méridien, coupa le cercle polaire

antarctique. Les glaces nous entouraient de toutes parts etfermaient l’horizon. Cependant, le capitaine Nemo marchait depasse en passe et s’élevait toujours.

« Mais où va-t-il ? demandai-je.

— Devant lui, répondait Conseil. Après tout, lorsqu’il nepourra pas aller plus loin, il s’arrêtera.

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— Je n’en jurerais pas ! » répondis-je.

Et, pour être franc, j’avouerai que cette excursionaventureuse ne me déplaisait point. A quel degrém’émerveillaient les beautés de ces régions nouvelles, je nesaurais l’exprimer. Les glaces prenaient des attitudes superbes.Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minaretset ses mosquées innombrables. Là, une cité écroulée et comme jetée à terre par une convulsion du sol. Aspects incessamment  variés par les obliques rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige. Puis, de toutesparts des détonations, des éboulements, de grandes culbutesd’icebergs, qui changeaient le décor comme le paysage d’undiorama.

Lorsque le  Nautilus était immergé au moment où serompaient ces équilibres, le bruit se propageait sous les eauxavec une effrayante intensité, et la chute de ces masses créait deredoutables remous jusque dans les couches profondes del’Océan. Le  Nautilus roulait et tanguait alors comme un navireabandonne à la furie des éléments.

Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nousétions définitivement prisonniers ; mais, l’instinct le guidant,sur le plus léger indice le capitaine Nemo découvrait des passesnouvelles. Il ne se trompait jamais en observant les minces filetsd’eau bleuâtre qui sillonnaient les ice-fields. Aussi ne mettais-jepas en doute qu’il n’eût aventuré déjà le  Nautilus au milieu desmers antarctiques.

Cependant, dans la journée du 16 mars, les champs de glacenous barrèrent absolument la route. Ce n’était pas encore la  banquise, mais de vastes ice-fields cimentés par le froid. Cetobstacle ne pouvait arrêter le capitaine Nemo, et il se lançacontre l’ice-field avec une effroyable violence. Le  Nautilus entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisaitavec des craquements terribles. C’était l’antique bélier poussé

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par une puissance infinie. Les débris de glace, haut projetés,retombaient en grêle autour de nous. Par sa seule forced’impulsion, notre appareil se creusait un chenal. Quelquefois,emporté par son élan, il montait sur le champ de glace et

l’écrasait de son poids, ou par instants, enfourné sous l’ice-field,il le divisait par un simple mouvement de tangage qui produisaitde larges déchirures.

Pendant ces journées, de violents grains nous assaillirent.Par certaines brumes épaisses, on ne se fût pas vu d’uneextrémité de la plate-forme à l’autre. Le vent sautait brusquement à tous les points du compas. La neige s’accumulaiten couches si dures qu’il fallait la briser à coups de pic. Rienqu’à la température de cinq degrés au-dessous de zéro, toutesles parties extérieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Ungréement n’aurait pu se manœuvrer, car tous les garantseussent été engagés dans la gorge des poulies. Un bâtiment sans voiles et mû par un moteur électrique qui se passait de charbon,pouvait seul affronter d’aussi hautes latitudes.

Dans ces conditions, le baromètre se tint généralement très  bas. Il tomba même à 73°5’. Les indications de la boussolen’offraient plus aucune garantie. Ses aiguilles affoléesmarquaient des directions contradictoires, en s’approchant dupôle magnétique méridional qui ne se confond pas avec le suddu monde. En effet, suivant Hansten, ce pôle est situé à peuprès par 70° de latitude et 130° de longitude, et d’après lesobservations de Duperrey, par 135° de longitude et 70°30’de

latitude. Il fallait faire alors des observations nombreuses surles compas transportés à différentes parties du navire etprendre une moyenne. Mais souvent, on s’en rapportait àl’estime pour relever la route parcourue, méthode peusatisfaisante au milieu de ces passes sinueuses dont les pointsde repère changent incessamment.

Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le Nautilus se

 vit définitivement enrayé. Ce n’étaient plus ni les streams, ni les

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palks, ni les ice-fields, mais une interminable et immobile barrière formée de montagnes soudées entre elles.

« La banquise ! » me dit le Canadien.

Je compris que pour Ned Land comme pour tous lesnavigateurs qui nous avaient précédé, c’était l’infranchissableobstacle. Le soleil ayant un instant paru vers midi, le capitaineNemo obtint une observation assez exacte qui donnait notresituation par 51°30’de longitude et 67°39’de latitudeméridionale. C’était déjà un point avancé des régionsantarctiques.

De mer, de surface liquide, il n’y avait plus apparencedevant nos yeux. Sous l’éperon du Nautilus s’étendait une vasteplaine tourmentée, enchevêtrée de blocs confus, avec tout cepêle-mêle capricieux qui caractérise la surface d’un fleuvequelque temps avant la débâcle des glaces, mais sur desproportions gigantesques. Çà et là, des pics aigus, des aiguilles

déliées s’élevant à une hauteur de deux cents pieds ; plus loin,une suite de falaises taillées à pic et revêtues de teintes grisâtres, vastes miroirs qui reflétaient quelques rayons de soleil à deminoyés dans les brumes. Puis, sur cette nature désolée, un silencefarouche, à peine rompu par le battement d’ailes des pétrels oudes puffins. Tout était gelé alors, même le bruit.

Le Nautilus dut donc s’arrêter dans son aventureuse course

au milieu des champs de glace.

« Monsieur, me dit ce jour-là Ned Land, si votre capitaine va plus loin !

— Eh bien ?

— Ce sera un maître homme.

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— Pourquoi, Ned ?

— Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il estpuissant, votre capitaine ; mais, mille diables ! il n’est pas pluspuissant que la nature, et là où elle a mis des bornes, il faut quel’on s’arrête bon gré mal gré.

— En effet, Ned Land, et cependant j’aurais voulu savoir cequ’il y a derrière cette banquise ! Un mur, voilà ce qui m’irrite leplus !

— Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n’ont étéinventés que pour agacer les savants. Il ne devrait y avoir demurs nulle part.

— Bon ! fit le Canadien. Derrière cette banquise, on sait bience qui se trouve.

— Quoi donc ? demandai-je.

— De la glace, et toujours de la glace !

— Vous êtes certain de ce fait, Ned, répliquai-je, mais moi jene le suis pas. Voilà pourquoi je voudrais aller voir.

— Eh bien, monsieur le professeur, répondit le Canadien,renoncez à cette idée. Vous êtes arrivé à la banquise, ce qui estdéjà suffisant, et vous n’irez pas plus loin, ni votre capitaineNemo, ni son  Nautilus. Et qu’il le veuille ou non, nousreviendrons vers le nord, c’est-à-dire au pays des honnêtesgens. »

Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que lesnavires ne seront pas faits pour naviguer sur les champs de

glace, ils devront s’arrêter devant la banquise.

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En effet, malgré ses efforts, malgré les moyens puissantsemployés pour disjoindre les glaces, le  Nautilus fut réduit àl’immobilité. Ordinairement, qui ne peut aller plus loin en estquitte pour revenir sur ses pas. Mais ici, revenir était aussi

impossible qu’avancer, car les passes s’étaient referméesderrière nous, et pour peu que notre appareil demeurâtstationnaire, il ne tarderait pas à être bloqué. Ce fut même cequi arriva vers deux heures du soir, et la jeune glace se formasur ses flancs avec une étonnante rapidité. Je dus avouer que laconduite du capitaine Nemo était plus qu’imprudente.

J’étais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine quiobservait la situation depuis quelques instants, me dit :

« Eh bien, monsieur le professeur, qu’en pensez-vous ?

— Je pense que nous sommes pris, capitaine.

— Pris ! Et comment l’entendez-vous ?

— J’entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni enarrière, ni d’aucun côté. C’est, je crois, ce qui s’appelle « pris »,du moins sur les continents habités.

— Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus nepourra pas se dégager ?

— Difficilement, capitaine, car la saison est déjà tropavancée pour que vous comptiez sur une débâcle des glaces.

— Ah ! monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemod’un ton ironique, vous serez toujours le même ! Vous ne voyezqu’empêchements et obstacles ! Moi, je vous affirme que nonseulement le  Nautilus se dégagera, mais qu’il ira plus loinencore !

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— Plus loin au sud ? demandai-je en regardant le capitaine.

— Oui, monsieur, il ira au pôle.

— Au pôle ! m’écriai-je, ne pouvant retenir un mouvementd’incrédulité.

— Oui, répondit froidement le capitaine, au pôleantarctique, à ce point inconnu où se croisent tous les méridiensdu globe. Vous savez si je fais du Nautilus ce que je veux. »

Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu’à latémérité ! Mais vaincre ces obstacles qui hérissent le pôle sud,plus inaccessible que ce pôle nord non encore atteint par lesplus hardis navigateurs, n’était-ce pas une entrepriseabsolument insensée, et que, seul, l’esprit d’un fou pouvaitconcevoir !

Il me vint alors à l’idée de demander au capitaine Nemo s’il

avait déjà découvert ce pôle que n’avait jamais foulé le piedd’une créature humaine.

« Non, monsieur, me répondit-il, et nous le découvrironsensemble. Là où d’autres ont échoué, je n’échouerai pas. Jamais je n’ai promené mon Nautilus aussi loin sur les mers australes ;mais, je vous le répète, il ira plus loin encore.

— Je veux vous croire, capitaine, repris-je d’un ton un peuironique. Je vous crois ! Allons en avant ! Il n’y a pas d’obstaclespour nous ! Brisons cette banquise ! Faisons-la sauter, et si ellerésiste, donnons des ailes au  Nautilus, afin qu’il puisse passerpar-dessus !

— Par-dessus ? monsieur le professeur, répondittranquillement le capitaine Nemo. Non point par-dessus, maispar-dessous.

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— Par-dessous ! » m’écriai-je.

Une subite révélation des projets du capitaine venaitd’illuminer mon esprit. J’avais compris. Les merveilleusesqualités du  Nautilus allaient le servir encore dans cettesurhumaine entreprise !

« Je vois que nous commençons à nous entendre, monsieurle professeur, me dit le capitaine, souriant à demi. Vousentrevoyez déjà la possibilité — moi, je dirai le succès — de cette

tentative. Ce qui est impraticable avec un navire ordinairedevient facile au  Nautilus. Si un continent émerge au pôle, ils’arrêtera devant ce continent. Mais si au contraire c’est la merlibre qui le baigne, il ira au pôle même !

— En effet, dis-je, entraîné par le raisonnement ducapitaine, si la surface de la mer est solidifiée par les glaces, sescouches inférieures sont libres, par cette raison providentielle

qui a placé à un degré supérieur à celui de la congélation lemaximum de densité de l’eau de mer. Et, si je ne me trompe, lapartie immergée de cette banquise est à la partie émergeantecomme quatre est à un ?

— A peu près, monsieur le professeur. Pour un pied que lesicebergs ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or,puisque ces montagnes de glaces ne dépassent pas une hauteur

de cent mètres, elles ne s’enfoncent que de trois cents. Or,qu’est-ce que trois cents mètres pour le Nautilus ?

— Rien, monsieur.

— Il pourra même aller chercher à une profondeur plusgrande cette température uniforme des eaux marines, et là nous  braverons impunément les trente ou quarante degrés de froid

de la surface.

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— Juste, monsieur, très juste, répondis-je en m’animant.

— La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo, sera de resterplusieurs jours immergés sans renouveler notre provision d’air.

— N’est-ce que cela ? répliquai-je. Le  Nautilus a de vastesréservoirs, nous les remplirons, et ils nous fourniront toutl’oxygène dont nous aurons besoin.

— Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit en souriant le

capitaine. Mais ne voulant pas que vous puissiez m’accuser detémérité, je vous soumets d’avance toutes mes objections.

— En avez-vous encore à faire ?

— Une seule. Il est possible, si la mer existe au pôle sud, quecette mer soit entièrement prise, et, par conséquent, que nousne puissions revenir à sa surface !

— Bon, monsieur, oubliez-vous que le  Nautilus est arméd’un redoutable éperon, et ne pourrons-nous le lancerdiagonalement contre ces champs de glace qui s’ouvriront auchoc ?

— Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idéesaujourd’hui !

— D’ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m’enthousiasmant deplus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pôlesud comme au pôle nord ? Les pôles du froid et les pôles de laterre ne se confondent ni dans l’hémisphère austral ni dansl’hémisphère boréal, et jusqu’à preuve contraire, on doitsupposer ou un continent ou un océan dégagé de glaces à cesdeux points du globe.

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— Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit le capitaineNemo. Je vous ferai seulement observer qu’après avoir émistant d’objections contre mon projet, maintenant vous m’écrasezd’arguments en sa faveur. »

Le capitaine Nemo disait vrai. J’en étais arrivé à le vaincreen audace ! C’était moi qui l’entraînais au pôle ! Je le devançais,  je le distançais... Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemosavait mieux que toi le pour et le contre de la question, et ils’amusait à te voir emporté dans les rêveries de l’impossible !

Cependant, il n’avait pas perdu un instant. A un signal lesecond parut. Ces deux hommes s’entretinrent rapidement dansleur incompréhensible langage, et soit que le second eût étéantérieurement prévenu, soit qu’il trouvât le projet praticable, ilne laissa voir aucune surprise.

Mais si impassible qu’il fût il ne montra pas une pluscomplète impassibilité que Conseil, lorsque j’annonçai à ce

digne garçon notre intention de pousser jusqu’au pôle sud. Un« comme il plaira à monsieur » accueillit ma communication, et je dus m’en contenter. Quant à Ned Land, si jamais épaules selevèrent haut, ce furent celles du Canadien.

« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaineNemo, vous me faites pitié !

— Mais nous irons au pôle, maître Ned.

— Possible, mais vous n’en reviendrez pas ! »

Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire unmalheur », dit-il en me quittant.

Cependant, les préparatifs de cette audacieuse tentative  venaient de commencer. Les puissantes pompes du Nautilus 

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refoulaient l’air dans les réservoirs et l’emmagasinaient à unehaute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemom’annonça que les panneaux de la plate-forme allaient êtrefermés. Je jetai un dernier regard sur l’épaisse banquise que

nous allions franchir. Le temps était clair, l’atmosphère assezpure, le froid très vif, douze degrés au-dessous de zéro ; mais le  vent s’étant calmé, cette température ne semblait pas tropinsupportable.

Une dizaine d’hommes montèrent sur les flancs du Nautilus et, armés de pics, ils cassèrent la glace autour de la carène quifut bientôt dégagée. Opération rapidement pratiquée, car la  jeune glace était mince encore. Tous nous rentrâmes àl’intérieur. Les réservoirs habituels se remplirent de cette eautenue libre à la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas à descendre.

J’avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte,nous regardions les couches inférieures de l’Océan austral. Lethermomètre remontait. L’aiguille du manomètre déviait sur lecadran.

  A trois cents mètres environ, ainsi que l’avait prévu lecapitaine Nemo, nous flottions sous la surface ondulée de la  banquise. Mais le Nautiluss’immergea plus bas encore. Ilatteignit une profondeur de huit cents mètres. La températurede l’eau, qui donnait douze degrés à la surface, n’en accusaitplus que onze. Deux degrés étaient déjà gagnes. Il va sans direque la température du  Nautilus, élevée par ses appareils dechauffage, se maintenait à un degré très supérieur. Toutes lesmanœuvres s’accomplissaient avec une extraordinaireprécision.

« On passera, n’en déplaise à monsieur, me dit Conseil.

— J’y compte bien ! » répondis-je avec le ton d’une profonde

conviction.

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Sous cette mer libre, le  Nautilus avait pris directement lechemin de pôle, sans s’écarter du cinquante-deuxièmeméridien. De 67°30’à 90° vingt-deux degrés et demi en latituderestaient à parcourir, c’est-à-dire un peu plus de cinq cents

lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-six millesà l’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait,quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pôle.

Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de la situationnous retint, Conseil et moi, à la vitre du salon. La mers’illuminait sous l’irradiation électrique du fanal. Mais elle étaitdéserte. Les poissons ne séjournaient pas dans ces eauxprisonnières. Ils ne trouvaient là qu’un passage pour aller del’Océan antarctique à la mer libre du pôle. Notre marche étaitrapide. On la sentait telle aux tressaillements de la longue coqued’acier.

 Vers deux heures du matin, j’allai prendre quelques heuresde repos. Conseil m’imita. En traversant les coursives, je nerencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu’il se tenaitdans la cage du timonier.

Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je reprismon poste dans le salon. Le loch électrique m’indiqua que la vitesse du Nautilus avait été modérée. Il remontait alors vers lasurface, mais prudemment, en vidant lentement ses réservoirs.

Mon cœur battait. Allions-nous émerger et retrouverl’atmosphère libre du pôle ?

Non. Un choc m’apprit que le  Nautilus avait heurté lasurface inférieure de la banquise, très épaisse encore, à en jugerpar la matité du bruit. En effet, nous avions « touché » pouremployer l’expression marine, mais en sens inverse et par millepieds de profondeur. Ce qui donnait deux mille pieds de glaces

au-dessus de nous, dont mille émergeaient. La banquise

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présentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avionsrelevée sur ses bords. Circonstance peu rassurante.

Pendant cette journée, le  Nautilus recommença plusieursfois cette même expérience, et toujours il vint se heurter contrela muraille qui plafonnait au-dessus de lui. A de certainsinstants, il la rencontra par neuf cents mètres, ce qui accusaitdouze cents mètres d’épaisseur dont deux cents mètress’élevaient au-dessus de la surface de l’Océan. C’était le doublede sa hauteur au moment où le Nautilus s’était enfoncé sous lesflots.

Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtinsainsi le profil sous-marin de cette chaîne qui se développait sousles eaux.

Le soir, aucun changement n’était survenu dans notresituation. Toujours la glace entre quatre cents et cinq centsmètres de profondeur. Diminution évidente, mais quelle

épaisseur encore entre nous et la surface de l’Océan !

Il était huit heures alors. Depuis quatre heures déjà, l’airaurait dû être renouvelé à l’intérieur du  Nautilus, suivantl’habitude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffrais pastrop, bien que le capitaine Nemo n’eût pas encore demandé àses réservoirs un supplément d’oxygène.

Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit. Espoir etcrainte m’assiégeaient tour à tour. Je me relevai plusieurs fois.Les tâtonnements du  Nautilus continuaient. Vers trois heuresdu matin, j’observai que la surface inférieure de la banquise serencontrait seulement par cinquante mètres de profondeur.Cent cinquante pieds nous séparaient alors de la surface deseaux. La banquise redevenait peu à peu ice-field. La montagnese refaisait la plaine.

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Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nousremontions toujours en suivant, par une diagonale, la surfaceresplendissante qui étincelait sous les rayons électriques. La  banquise s’abaissait en dessus et en dessous par des rampes

allongées. Elle s’amincissait de mille en mille.

Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19 mars,la porte du salon s’ouvrit. Le capitaine Nemo parut.

« La mer libre ! » me dit-il.

XIV LE PÔLE SUD

Je me précipitai vers la plate-forme. Oui ! La mer libre. A peine quelques glaçons épars, des icebergs mobiles ; au loin unemer étendue ; un monde d’oiseaux dans les airs, et des myriadesde poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du  bleu intense au vert olive. Le thermomètre marquait trois

degrés centigrades au-dessus de zéro. C’était comme unprintemps relatif enfermé derrière cette banquise, dont lesmasses éloignées se profilaient sur l’horizon du nord.

« Sommes-nous au pôle ? demandai-je au capitaine, le cœurpalpitant.

— Je l’ignore, me répondit-il. A midi nous ferons le point.

— Mais le soleil se montrera-t-il à travers ces brumes ? dis- je en regardant le ciel grisâtre.

— Si peu qu’il paraisse, il me suffira, répondit le capitaine. »

  A dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot solitaire

s’élevait à une hauteur de deux cents mètres. Nous marchions

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  vers lui, prudemment, car cette mer pouvait être seméed’écueils.

Une heure après, nous avions atteint l’îlot. Deux heures plustard, nous achevions d’en faire le tour. Il mesurait quatre à cinqmilles de circonférence. Un étroit canal le séparait d’une terreconsidérable, un continent peut-être, dont nous ne pouvionsapercevoir les limites.

L’existence de cette terre semblait donner raison auxhypothèses de Maury. L’ingénieur américain a remarqué, eneffet, qu’entre le pôle sud et le soixantième parallèle, la mer estcouverte de glaces flottantes, de dimensions énormes, qui ne serencontrent jamais dans l’Atlantique nord. De ce fait, il a tirécette conclusion que le cercle antarctique renferme des terresconsidérables, puisque les icebergs ne peuvent se former enpleine mer, mais seulement sur des côtes. Suivant ses calculs, lamasse des glaces qui enveloppent le pôle austral forme une  vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre millekilomètres.

Cependant, le Nautilus, par crainte d’échouer, s’était arrêtéà trois encablures d’une grève que dominait un superbeamoncellement de roches. Le canot fut lancé à la mer. Lecapitaine, deux de ses hommes portant les instruments, Conseilet moi, nous nous y embarquâmes. Il était dix heures du matin.Je n’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulaitpas se désavouer en présence du pôle sud.

Quelques coups d’aviron amenèrent le canot sur le sable, oùil s’échoua. Au moment où Conseil allait sauter à terre, je leretins.

« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous l’honneur demettre pied le premier sur cette terre.

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— Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je n’hésite pas àfouler ce sol du pôle, c’est que, jusqu’ici, aucun être humain n’y a laissé la trace de ses pas. »

Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une vive émotionlui faisait battre le cœur. Il gravit un roc qui terminait ensurplomb un petit promontoire, et là, les bras croisés, le regardardent, immobile, muet, il sembla prendre possession de cesrégions australes. Après cinq minutes passées dans cette extase,il se retourna vers nous.

« Quand vous voudrez, monsieur », me cria-t-il.

Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommesdans le canot.

Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleurrougeâtre, comme s’il eût été de brique pilée. Des scories, descoulées de lave, des pierres ponces le recouvraient. On ne

pouvait méconnaître son origine volcanique. En de certainsendroits, quelques légères fumerolles, dégageant une odeursulfureuse, attestaient que les feux intérieurs conservaientencore leur puissance expansive. Cependant, ayant gravi unhaut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon deplusieurs milles. On sait que dans ces contrées antarctiques,James Ross a trouvé les cratères de l’Érébus et du Terror enpleine activité sur le cent soixante-septième méridien et par

77°32’de latitude.

La végétation de ce continent désolé me parut extrêmementrestreinte. Quelques lichens de l’espèce Unsnea melanoxantha s’étalaient sur les roches noires. Certaines plantulesmicroscopiques, des diatomées rudimentaires, sortes de cellulesdisposées entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucuspourpres et cramoisis, supportés sur de petites vessies

natatoires et que le ressac jetait à la côte, composaient toute lamaigre flore de cette région.

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Le rivage était parsemé de mollusques, de petites moules,de patelles, de buccardes lisses, en forme de cœurs, etparticulièrement de clios au corps oblong et membraneux, dontla tête est formée de deux lobes arrondis. Je vis aussi desmyriades de ces clios boréales, longues de trois centimètres,dont la baleine avale un monde à chaque bouchée. Cescharmants ptéropodes, véritables papillons de la mer,animaient les eaux libres sur la lisière du rivage.

Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts-fondsquelques arborescences coralligènes, de celles qui suivantJames Ross, vivent dans les mers antarctiques jusqu’à millemètres de profondeur ; puis, de petits alcyons appartenant àl’espèce   procellaria pelagica, ainsi qu’un grand nombred’astéries particulières à ces climats, et d’étoiles de mer quiconstellaient le sol.

Mais où la vie surabondait, c’était dans les airs. Là volaientet voletaient par milliers des oiseaux d’espèces variées, qui nousassourdissaient de leurs cris. D’autres encombraient les roches,nous regardant passer sans crainte et se pressant familièrementsous nos pas. C’étaient des pingouins aussi agiles et souplesdans l’eau, où on les a confondus parfois avec de rapides  bonites, qu’ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaientdes cris baroques et formaient des assemblées nombreuses,sobres de gestes, mais prodigues de clameurs.

Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la familledes échassiers, gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, l’œil encadré d’un cercle rouge. Conseil enfit provision, car ces volatiles, convenablement préparés,forment un mets agréable. Dans les airs passaient des albatrosfuligineux d’une envergure de quatre mètres, justement appelésles vautours de l’Océan, des pétrels gigantesques, entre autresdes quebrante-huesos, aux ailes arquées, qui sont grandsmangeurs de phoques, des damiers, sortes de petits canards

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dont le dessus du corps est noir et blanc, enfin toute une sériede pétrels, les uns blanchâtres, aux ailes bordées de brun, lesautres bleus et spéciaux aux mers antarctiques, ceux-là « sihuileux, dis-je à Conseil, que les habitants des îles Féroé se

contentent d’y adapter une mèche avant de les allumer ».

« Un peu plus, répondit Conseil, ce seraient des lampesparfaites ! Après ça, on ne peut exiger que la nature les aitpréalablement munis d’une mèche ! »

 Après un demi-mille, le sol se montra tout criblé de nids demanchots, sortes de terriers disposés pour la ponte, et donts’échappaient de nombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fitchasser plus tard quelques centaines, car leur chair noire esttrès mangeable. Ils poussaient des braiements d’âne. Cesanimaux, de la taille d’une oie, ardoisés sur le corps, blancs endessous et cravatés d’un liséré citron, se laissaient tuer à coupsde pierre sans chercher à s’enfuir.

Cependant, la brume ne se levait pas, et, à onze heures, lesoleil n’avait point encore paru. Son absence ne laissait pas dem’inquiéter. Sans lui, pas d’observations possibles. Commentdéterminer alors si nous avions atteint le pôle ?

Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvaisilencieusement accoudé sur un morceau de roc et regardant leciel. Il paraissait impatient, contrarié. Mais qu’y faire ? Cet

homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleilcomme à la mer.

Midi arriva sans que l’astre du jour se fût montré un seulinstant. On ne pouvait même reconnaître la place qu’il occupaitderrière le rideau de brume. Bientôt cette brume vint à serésoudre en neige.

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« A demain », me dit simplement le capitaine, et nousregagnâmes le  Nautilus au milieu des tourbillons del’atmosphère.

Pendant notre absence, les filets avaient été tendus, et  j’observai avec intérêt les poissons que l’on venait de haler à bord. Les mers antarctiques servent de refuge à un très grandnombre de migrateurs, qui fuient les tempêtes des zones moinsélevées pour tomber, il est vrai, sous la dent des marsouins etdes phoques. Je notai quelques cottes australes, longs d’undécimètre, espèce de cartilagineux blanchâtres traversés de  bandes livides et armés d’aiguillons, puis des chimèresantarctiques, longues de trois pieds, le corps très allongé, lapeau blanche, argentée et lisse, la tête arrondie, le dos muni detrois nageoires, le museau terminé par une trompe qui serecourbe vers la bouche. Je goûtai leur chair, mais je la trouvaiinsipide, malgré l’opinion de Conseil qui s’en accommoda fort.

La tempête de neige dura jusqu’au lendemain. Il étaitimpossible de se tenir sur la plate-forme. Du salon où je notaisles incidents de cette excursion au continent polaire, j’entendaisles cris des pétrels et des albatros qui se jouaient au milieu de latourmente. Le  Nautilus ne resta pas immobile, et, prolongeantla côte, il s’avança encore d’une dizaine de milles au sud, aumilieu de cette demi-clarté que laissait le soleil en rasant les bords de l’horizon.

Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le froid était unpeu plus vif. Le thermomètre marquait deux degrés au-dessousde zéro. Les brouillards se levèrent, et j’espérai que, ce jour-là,notre observation pourrait s’effectuer.

Le capitaine Nemo n’ayant pas encore paru, le canot nousprit, Conseil et moi, et nous mit à terre. La nature du sol était lamême, volcanique. Partout des traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j’aperçusse le cratère qui les avait vomis. Icicomme là-bas, des myriades d’oiseaux animaient cette partie du

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continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors avecde vastes troupeaux de mammifères marins qui nousregardaient de leurs doux yeux. C’étaient des phoques d’espècesdiverses, les uns étendus sur le sol, les autres couchés sur des

glaçons en dérive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. Ilsne se sauvaient pas à notre approche, n’ayant jamais eu affaire àl’homme, et j’en comptais là de quoi approvisionner quelquescentaines de navires.

« Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nousait pas accompagnés !

— Pourquoi cela, Conseil ?

— Parce que l’enragé chasseur aurait tout tué.

— Tout, c’est beaucoup dire, mais je crois, en effet, que nousn’aurions pu empêcher notre ami le Canadien de harponnerquelques-uns de ces magnifiques cétacés. Ce qui eût désobligé le

capitaine Nemo, car il ne verse pas inutilement le sang des bêtesinoffensives.

— Il a raison.

— Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n’as-tu pas déjàclassé ces superbes échantillons de la faune marine ?

— Monsieur sait bien, répondit Conseil, que je ne suis pastrès ferré sur la pratique. Quand monsieur m’aura appris le nomde ces animaux...

— Ce sont des phoques et des morses.

— Deux genres, qui appartiennent à la famille des

pinnipèdes, se hâta de dire mon savant Conseil, ordre descarnassiers, groupe des unguiculés, sous-classe des

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monodelphiens, classe des mammifères, embranchement des vertébrés.

— Bien, Conseil, répondis-je, mais ces deux genres, phoqueset morses, se divisent en espèces, et si je ne me trompe, nousaurons ici l’occasion de les observer. Marchons. »

Il était huit heures du matin. Quatre heures nous restaient àemployer jusqu’au moment où le soleil pourrait être utilementobservé. Je dirigeai nos pas vers une vaste baie qui s’échancraitdans la falaise granitique du rivage.

Là, je puis dire qu’à perte de vue autour de nous, les terreset les glaçons étaient encombrés de mammifères marins, et jecherchais involontairement du regard le vieux Protée, lemythologique pasteur qui gardait ces immenses troupeaux deNeptune. C’étaient particulièrement des phoques. Ils formaientdes groupes distincts, mâles et femelles, le père veillant sur safamille, la mère allaitant ses petits, quelques jeunes, déjà forts,

s’émancipant à quelques pas. Lorsque ces mammifères  voulaient se déplacer, ils allaient par petits sauts dus à lacontraction de leur corps, et ils s’aidaient assez gauchement deleur imparfaite nageoire, qui, chez le lamantin, leur congénère,forme un véritable avant-bras. Je dois dire que, dans l’eau, leurélément par excellence, ces animaux à l’épine dorsale mobile, au  bassin étroit, au poil ras et serré, aux pieds palmés, nagentadmirablement. Au repos et sur terre, ils prenaient des attitudesextrêmement gracieuses. Aussi, les anciens, observant leurphysionomie douce, leur regard expressif que ne sauraitsurpasser le plus beau regard de femme, leurs yeux veloutés etlimpides, leurs poses charmantes, et les poétisant à leurmanière, métamorphosèrent-ils les mâles en tritons, et lesfemelles en sirènes.

Je fis remarquer à Conseil le développement considérabledes lobes cérébraux chez ces intelligents cétacés. Aucunmammifère, l’homme excepté, n’a la matière cérébrale plus

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riche. Aussi, les phoques sont-ils susceptibles de recevoir unecertaine éducation ; ils se domestiquent aisément, et je pense,avec certains naturalistes, que. convenablement dressés, ilspourraient rendre de grands services comme chiens de pêche.

La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers ou surle sable. Parmi ces phoques proprement dits qui n’ont pointd’oreilles externes — différant en cela des otaries dont l’oreilleest saillante — j’observai plusieurs variétés de sténorhynques,longs de trois mètres, blancs de poils, à têtes de bull-dogs,armés de dix dents à chaque mâchoire, quatre incisives en hautet en bas et deux grandes canines découpées en forme de fleurde lis. Entre eux se glissaient des éléphants marins, sortes dephoques à trompe courte et mobile, les géants de l’espèce, quisur une circonférence de vingt pieds mesuraient une longueurde dix mètres. Ils ne faisaient aucun mouvement à notreapproche.

« Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demandaConseil.

— Non, répondis-je, à moins qu’on ne les attaque.Lorsqu’un phoque défend son petit, sa fureur est terrible, et iln’est pas rare qu’il mette en pièces l’embarcation des pêcheurs.

— Il est dans son droit, répliqua Conseil.

— Je ne dis pas non. »

Deux milles plus loin, nous étions arrêtés par lepromontoire qui couvrait la baie contre les vents du sud. Iltombait d’aplomb à la mer et écumait sous le ressac. Au-delàéclataient de formidables rugissements, tels qu’un troupeau deruminants en eût pu produire.

« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ?

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— Non, dis-je, un concert de morses. Ils se battent ?

— Ils se battent ou ils jouent.

— N’en déplaise à monsieur, il faut voir cela.

— Il faut le voir, Conseil. »

Et nous voilà franchissant les roches noirâtres, au milieud’éboulements imprévus, et sur des pierres que la glace rendait

fort glissantes. Plus d’une fois, je roulai au détriment de mesreins. Conseil, plus prudent ou plus solide, ne bronchait guère,et me relevait, disant :

« Si monsieur voulait avoir la bonté d’écarter les jambes,monsieur conserverait mieux son équilibre. »

  Arrivé à l’arête supérieure du promontoire, j’aperçus une vaste plaine blanche, couverte de morses. Ces animaux jouaiententre eux. C’étaient des hurlements de joie, non de colère.

Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurscorps et par la disposition de leurs membres. Mais les canines etles incisives manquent à leur mâchoire inférieure, et quant auxcanines supérieures, ce sont deux défenses longues de quatre-  vingts centimètres qui en mesurent trente-trois à lacirconférence de leur alvéole. Ces dents, faites d’un ivoirecompact et sans stries, plus dur que celui des éléphants, etmoins prompt à jaunir, sont très recherchées. Aussi les morsessont-ils en butte à une chasse inconsidérée qui les détruira  bientôt jusqu’au dernier, puisque les chasseurs, massacrantindistinctement les femelles pleines et les jeunes, en détruisentchaque année plus de quatre mille.

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En passant auprès de ces curieux animaux, je pus lesexaminer à loisir, car ils ne se dérangeaient pas. Leur peau étaitépaisse et rugueuse, d’un ton fauve tirant sur le roux, leurpelage court et peu fourni. Quelques-uns avaient une longueur

de quatre mètres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurscongénères du nord, ils ne confiaient point à des sentinelleschoisies le soin de surveiller les abords de leur campement.

  Après avoir examiné cette cité des morses, je songeai àrevenir sur mes pas. Il était onze heures, et si le capitaine Nemose trouvait dans des conditions favorables pour observer, je  voulais être présent à son opération. Cependant, je n’espéraispas que le soleil se montrât ce jour-là. Des nuages écrasés surl’horizon le dérobaient à nos yeux. Il semblait que cet astre  jaloux ne voulût pas révéler à des êtres humains ce pointinabordable du globe.

Cependant, je songeai à revenir vers le  Nautilus. Noussuivîmes un étroit raidillon qui courait sur le sommet de lafalaise. A onze heures et demie, nous étions arrivés au point dudébarquement. Le canot échoué avait déposé le capitaine àterre. Je l’aperçus debout sur un bloc ce basalte. Sesinstruments étaient près de lui. Son regard se fixait sur l’horizondu nord, près duquel le soleil décrivait alors sa courbe allongée.

Je pris place auprès de lui et j’attendis sans parler. Midiarriva, et, ainsi que la veille, le soleil ne se montra pas.

C’était une fatalité. L’observation manquait encore. Sidemain elle ne s’accomplissait pas, il faudrait renoncerdéfinitivement à relever notre situation.

En effet, nous étions précisément au 20 mars. Demain, 21, jour de l’équinoxe, réfraction non comptée, le soleil disparaîtraitsous l’horizon pour six mois, et avec sa disparition

commencerait la longue nuit polaire. Depuis l’équinoxe deseptembre, il avait émergé de l’horizon septentrional, s’élevant

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par des spirales allongées jusqu’au 21 décembre. A cette époque,solstice d’été de ces contrées boréales, il avait commencé àredescendre, et le lendemain, il devait leur lancer ses derniersrayons.

Je communiquai mes observations et mes craintes aucapitaine Nemo.

« Vous aviez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, sidemain, je n’obtiens la hauteur du soleil, je ne pourrai avant sixmois reprendre cette opération. Mais aussi, précisément parceque les hasards de ma navigation m’ont amené, le 21 mars, dansces mers, mon point sera facile à relever, si, à midi, le soleil semontre à nos yeux.

— Pourquoi, capitaine ?

— Parce que, lorsque l’astre du jour décrit des spirales siallongées, il est difficile de mesurer exactement sa hauteur au-

dessus de l’horizon, et les instruments sont exposés àcommettre de graves erreurs.

— Comment procéderez-vous donc ?

— Je n’emploierai que mon chronomètre, me répondit lecapitaine Nemo. Si demain, 21 mars, à midi, le disque du soleil,en tenant compte de la réfraction, est coupé exactement par

l’horizon du nord, c’est que je suis au pôle sud.

— En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n’est pasmathématiquement rigoureuse, parce que l’équinoxe ne tombepas nécessairement à midi.

— Sans doute, monsieur, mais l’erreur ne sera pas de centmètres, et il ne nous en faut pas davantage. A demain donc. »

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Le capitaine Nemo retourna à bord. Conseil et moi, nousrestâmes jusqu’à cinq heures à arpenter la plage, observant etétudiant. Je ne récoltai aucun objet curieux, si ce n’est un œuf de pingouin, remarquable par sa grosseur, et qu’un amateur eût

payé plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raies et lescaractères qui l’ornaient comme autant d’hiéroglyphes, enfaisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil,et le prudent garçon, au pied sûr, le tenant comme uneprécieuse porcelaine de Chine, le rapporta intact au Nautilus.

Là je déposai cet œuf rare sous une des vitrines du musée.Je soupai avec appétit d’un excellent morceau de foie de phoquedont le goût rappelait celui de la viande de porc. Puis je mecouchai, non sans avoir invoqué, comme un Indou, les faveursde l’astre radieux.

Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du matin, je montaisur la plate-forme. J’y trouvai le capitaine Nemo.

« Le temps se dégage un peu, me dit-il. J’ai bon espoir.  Après déjeuner, nous nous rendrons à terre pour choisir unposte d’observation. »

Ce point convenu, j’allai trouver Ned Land. J’aurais voulul’emmener avec moi. L’obstiné Canadien refusa, et je vis bienque sa taciturnité comme sa fâcheuse humeur s’accroissaient de jour en jour. Après tout, je ne regrettai pas son entêtement dans

cette circonstance. Véritablement, il y avait trop de phoques àterre, et il ne fallait pas soumettre ce pêcheur irréfléchi à cettetentation.

Le déjeuner terminé, je me rendis à terre. Le Nautilus s’étaitencore élevé de quelques milles pendant la nuit. Il était au large,à une grande lieue d’une côte, que dominait un pic aigu dequatre a cinq cents mètres. Le canot portait avec moi le

capitaine Nemo, deux hommes de l’équipage, et les instruments,c’est-à-dire un chronomètre, une lunette et un baromètre.

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Pendant notre traversée, je vis de nombreuses baleines quiappartenaient aux trois espèces particulières aux mersaustrales, la baleine franche ou « right-whale » des Anglais, quin’a pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptère à ventreplissé, aux vastes nageoires blanchâtres, qui malgré son nom, neforment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brun-jaunâtre, leplus vif des cétacés. Ce puissant animal se fait entendre de loin,lorsqu’il projette à une grande hauteur ses colonnes d’air et de  vapeur, qui ressemblent à des tourbillons de fumée. Cesdifférents mammifères s’ébattaient par troupes dans les eauxtranquilles, et je vis bien que ce bassin du pôle antarctique

servait maintenant de refuge aux cétacés trop vivement traquéspar les chasseurs.

Je remarquai également de longs cordons blanchâtres desalpes, sortes de mollusques agrégés, et des méduses de grandetaille qui se balançaient entre le remous des lames.

  A neuf heures, nous accostions la terre. Le ciels’éclaircissait. Les nuages fuyaient dans le sud. Les brumesabandonnaient la surface froide des eaux. Le capitaine Nemo sedirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire sonobservatoire. Ce fut une ascension pénible sur des laves aiguëset des pierres ponces, au milieu d’une atmosphère souventsaturée par les émanations sulfureuses des fumerolles. Lecapitaine, pour un homme déshabitué de fouler la terre,gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, uneagilité que je ne pouvais égaler, et qu’eût enviée un chasseurd’isards.

Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de cepic moitié porphyre, moitié basalte. De là, nos regardsembrassaient une vaste mer qui, vers le nord traçait nettementsa ligne terminale sur le fond du ciel. A nos pieds, des champséblouissants de blancheur. Sur notre tête, un pâle azur, dégagéde brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu

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déjà écornée par le tranchant de l’horizon. Du sein des eauxs’élevaient en gerbes magnifiques des jets liquides parcentaines. Au loin, le  Nautilus, comme un cétacé endormi.Derrière nous, vers le sud et l’est, une terre immense, un

amoncellement chaotique de rochers et de glaces dont onn’apercevait pas la limite.

Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, relevasoigneusement sa hauteur au moyen du baromètre, car il devaiten tenir compte dans son observation.

  A midi moins le quart, le soleil, vu alors par réfractionseulement, se montra comme un disque d’or et dispersa sesderniers rayons sur ce continent abandonné, à ces mers quel’homme n’a jamais sillonnées encore.

Le capitaine Nemo, muni d’une lunette à réticules, qui, aumoyen d’un miroir, corrigeait la réfraction, observa l’astre quis’enfonçait peu à peu au-dessous de l’horizon en suivant une

diagonale très allongée. Je tenais le chronomètre. Mon cœur battait fort. Si la disparition du demi-disque du soleil coïncidaitavec le midi du chronomètre, nous étions au pôle même.

« Midi ! m’écriai-je.

— Le pôle sud ! » répondit le capitaine Nemo d’une voixgrave, en me donnant la lunette qui montrait l’astre du jour

précisément coupé en deux portions égales par l’horizon.

Je regardai les derniers rayons couronner le pic et lesombres monter peu à peu sur ses rampes.

En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main surmon épaule, me dit :

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« Monsieur, en 1600, le Hollandais Ghéritk, entraîné par lescourants et les tempêtes, atteignit 64° de latitude sud etdécouvrit les New-Shetland. En 1773, le 17 janvier, l’illustreCook, suivant le trente-huitième méridien, arriva par 67°30’de

latitude. et en 1774, le 30 janvier, sur le cent-neuvièmeméridien, il atteignit 71°15’de latitude. En 1819, le RusseBellinghausen se trouva sur le soixante-neuvième parallèle, eten 1821, sur le soixante-sixième par 111° de longitude ouest. En1820, l’Anglais Brunsfield fut arrêté sur le soixante-cinquièmedegré. La même année, l’Américain Morrel, dont les récits sontdouteux, remontant sur le quarante-deuxième méridien,découvrait la mer libre par 70°14’de latitude. En 1825, l’Anglais

Powell ne pouvait dépasser le soixante-deuxième degré. Lamême année, un simple pêcheur de phoques, l’Anglais Weddels’élevait jusqu’à 72°14’de latitude sur le trente-cinquièmeméridien, et jusqu’à 74°15’sur le trente-sixième. En 1829,l’Anglais Forster, commandant le Chanticleer, prenaitpossession du continent antarctique par 63°26’de latitude et66°26’de longitude. En 1831, l’Anglais Biscoë, le ler février,découvrait la terre d’Enderby par 68°50’de latitude, en 1832, le

5 février, la terre d’Adélaïde par 67° de latitude. et le 21 février,la terre de Graham par 64°45’de latitude. En 1838, le FrançaisDumont d’Urville, arrêté devant la banquise par 62°57’delatitude, relevait la terre Louis-Philippe ; deux ans plus tard,dans une nouvelle pointe au sud, il nommait par 66°30’, le 21  janvier, la terre Adélie, et huit jours après, par 64°40’, la côteClarie. En 1838, l’Anglais Wilkes s’avançait jusqu’au soixante-neuvième parallèle sur le centième méridien. En 1839, l’Anglais

Balleny découvrait la terre Sabrina, sur la limite du cerclepolaire. Enfin, en 1842, l’Anglais James Ross, montant l’ Érébus et le Terror, le 12 janvier, par 76°56’de latitude et 171°7’delongitude est, trouvait la terre Victoria ; le 23 du même mois, ilrelevait le soixante-quatorzième parallèle, le plus haut pointatteint jusqu’alors ; le 27, il était par 76°8’, le 28, par 77°32’, le 2février, par 78°4’, et en 1842, il revenait au soixante-onzièmedegré qu’il ne put dépasser. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21

mars 1868, j’ai atteint le pôle sud sur le quatre-vingt-dixième

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degré, et je prends possession de cette partie du globe égale ausixième des continents reconnus.

— Au nom de qui, capitaine ?

— Au mien, monsieur ! »

Et ce disant, le capitaine Nemo déploya un pavillon noir,portant un N d’or écartelé sur son étamine. Puis, se retournant vers l’astre du jour dont les derniers rayons léchaient l’horizonde la mer :

« Adieu, soleil ! s’écria-t-il. Disparais, astre radieux !Couche-toi sous cette mer libre. et laisse une nuit de six moisétendre ses ombres sur mon nouveau domaine ! »

XV  ACCIDENT OU INCIDENT ?

Le lendemain, 22 mars, à six heures du matin, lespréparatifs de départ furent commencés. Les dernières lueursdu crépuscule se fondaient dans la nuit. Le froid était vif. Lesconstellations resplendissaient avec une surprenante intensité. Au zénith brillait cette admirable Croix du Sud, l’étoile polairedes régions antarctiques.

Le thermomètre marquait douze degrés au-dessous de zéro,et quand le vent fraîchissait, il causait de piquantes morsures.Les glaçons se multipliaient sur l’eau libre. La mer tendait à seprendre partout. De nombreuses plaques noirâtres, étalées à sasurface, annonçaient la prochaine formation de la jeune glace.Évidemment, le bassin austral, gelé pendant les six mois del’hiver, était absolument inaccessible. Que devenaient les baleines pendant cette période ? Sans doute, elles allaient par-dessous la banquise chercher des mers plus praticables. Pour les

phoques et les morses, habitués à vivre sous les plus durs

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climats, ils restaient sur ces parages glacés. Ces animaux ontl’instinct de creuser des trous dans les ice-fields et de lesmaintenir toujours ouverts. C’est à ces trous qu’ils viennentrespirer ; quand les oiseaux, chassés par le froid, ont émigré

  vers le nord, ces mammifères marins demeurent les seulsmaîtres du continent polaire.

Cependant, les réservoirs d’eau s’étaient remplis, et le Nautilus descendait lentement. A une profondeur de millepieds, il s’arrêta. Son hélice battit les flots, et il s’avança droit aunord avec une vitesse de quinze milles à l’heure. Vers le soir, ilflottait déjà sous l’immense carapace glacée de la banquise.

Les panneaux du salon avaient été fermés par prudence, carla coque du  Nautilus pouvait se heurter à quelque blocimmergé. Aussi, je passai cette journée à mettre mes notes aunet. Mon esprit était tout entier à ses souvenirs du pôle. Nousavions atteint ce point inaccessible sans fatigues, sans danger,comme si notre wagon flottant eût glissé sur les rails d’unchemin de fer. Et maintenant, le retour commençait véritablement. Me réserverait-il encore de pareilles surprises ?Je le pensais, tant la série des merveilles sous-marines estinépuisable ! Cependant, depuis cinq mois et demi que le hasardnous avait jetés à ce bord, nous avions franchi quatorze millelieues, et sur ce parcours plus étendu que l’Équateur terrestre,combien d’incidents ou curieux ou terribles avaient charménotre voyage : la chasse dans les forêts de Crespo, l’échouementdu détroit de Torrès, le cimetière de corail, les pêcheries de

Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin, les millions dela baie du Vigo, l’Atlantide, le pôle sud ! Pendant la nuit, tousces souvenirs, passant de rêve en rêve, ne laissèrent pas moncerveau sommeiller un instant.

 A trois heures du matin, je fus réveillé par un choc violent.Je m’étais redressé sur mon lit et j’écoutais au milieu del’obscurité, quand je fus précipité brusquement au milieu de la

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chambre. Évidemment, le  Nautilus donnait une bandeconsidérable après avoir touché.

Je m’accotai aux parois et je me traînai par les coursives  jusqu’au salon qu’éclairait le plafond lumineux. Les meublesétaient renversés. Heureusement, les vitrines, solidementsaisies par le pied, avaient tenu bon. Les tableaux de tribord,sous le déplacement de la verticale se collaient aux tapisseries,tandis que ceux de bâbord s’en écartaient d’un pied par leur  bordure inférieure. Le Nautilus était donc couché sur tribord,et, de plus, complètement immobile,

 A l’intérieur j’entendais un bruit de pas, des voix confuses.Mais le capitaine Nemo ne parut pas. Au moment où j’allaisquitter le salon, Ned Land et Conseil entrèrent.

« Qu’y a-t-il ? leur dis-je aussitôt.

— Je venais le demander à monsieur, répondit Conseil.

— Mille diables ! s’écria le Canadien, je le sais bien moi ! Le Nautilusa touché, et à en juger par la gîte qu’il donne, je ne croispas qu’il s’en tire comme la première fois dans le détroit deTorrès.

— Mais au moins, demandai-je, est-il revenu à la surface dela mer ?

— Nous l’ignorons, répondit Conseil.

— Il est facile de s’en assurer », répondis-je.

Je consultai le manomètre. A ma grande surprise, ilindiquait une profondeur de trois cent soixante mètres.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je.

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— Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.

— Mais où le trouver ? demanda Ned Land.

— Suivez-moi », dis-je à mes deux compagnons.

Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque, personne. A l’escalier central, au poste de l’équipage, personne. Je supposaique le capitaine Nemo devait être posté dans la cage dutimonier. Le mieux était d’attendre. Nous revînmes tous trois au

salon.

Je passerai sous silence les récriminations du Canadien. Ilavait beau jeu pour s’emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaisehumeur tout à son aise, sans lui répondre.

Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant àsurprendre les moindres bruits qui se produisaient à l’intérieur

du  Nautilus, quand le capitaine Nemo entra. Il ne sembla pasnous voir. Sa physionomie, habituellement si impassible,révélait une certaine inquiétude. Il observa silencieusement la boussole, le manomètre, et vint poser son doigt sur un point duplanisphère, dans cette partie qui représentait les mersaustrales.

Je ne voulus pas l’interrompre. Seulement, quelques

instants plus tard, lorsqu’il se tourna vers moi, je lui dis enretournant contre lui une expression dont il s’était servi audétroit de Torrès :

« Un incident, capitaine ?

— Non, monsieur, répondit-il, un accident cette fois.

— Grave ?

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— Peut-être.

— Le danger est-il immédiat ?

— Non.

— Le Nautilus s’est échoué ?

— Oui.

— Et cet échouement est venu ? ...

— D’un caprice de la nature, non de l’impéritie des hommes.Pas une faute n’a été commise dans nos manœuvres. Toutefois,on ne saurait empêcher l’équilibre de produire ses effets. Onpeut braver les lois humaines, mais non résister aux loisnaturelles. »

Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour selivrer à cette réflexion philosophique. En somme, sa réponse nem’apprenait rien.

« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est lacause de cet accident ?

— Un énorme bloc de glace, une montagne entière s’estretournée, me répondit-il. Lorsque les icebergs sont minés àleur base par des eaux plus chaudes ou par des chocs réitérés,leur centre de gravité remonte. Alors ils se retournent en grand,ils culbutent. C’est ce qui est arrivé. L’un de ces blocs, en serenversant, a heurté le  Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis,glissant sous sa coque et le relevant avec une irrésistible force, ill’a ramené dans des couches moins denses, où il se trouve

couché sur le flanc.

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Mais ne peut-on dégager le  Nautilus en vidant sesréservoirs, de manière à le remettre en équilibre ?

— C’est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvezentendre les pompes fonctionner. Voyez l’aiguille dumanomètre. Elle indique que le  Nautilus remonte, mais le blocde glace remonte avec lui, et jusqu’à ce qu’un obstacle arrête sonmouvement ascensionnel, notre position ne sera pas changée. »

En effet, le  Nautilus donnait toujours la même bande surtribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s’arrêteraitlui-même. Mais à ce moment, qui sait si nous n’aurions pasheurté la partie supérieure de la banquise, si nous ne serionspas effroyablement pressés entre les deux surfaces glacées ?

Je réfléchissais à toutes les conséquences de cette situation.Le capitaine Nemo ne cessait d’observer le manomètre. Le Nautilus, depuis la chute de l’iceberg, avait remonté de centcinquante pieds environ, mais il faisait toujours le même angle

avec la perpendiculaire.

Soudain un léger mouvement se fit sentir dans la coque.Évidemment, le  Nautilus se redressait un peu. Les objetssuspendus dans le salon reprenaient sensiblement leur positionnormale. Les parois se rapprochaient de la verticalité. Personnede nous ne parlait. Le cœur ému, nous observions, noussentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal

sous nos pieds. Dix minutes s’écoulèrent.

« Enfin, nous sommes droit ! m’écria-je.

— Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte dusalon.

— Mais flotterons-nous ? lui demandai-je.

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— Certainement, répondit-il, puisque les réservoirs ne sontpas encore vidés, et que vidés, le  Nautilus devra remonter à lasurface de la mer. »

Le capitaine sortit, et je vis bientôt que, par ses ordres, onavait arrêté la marche ascensionnelle du  Nautilus. En effet, ilaurait bientôt heurté la partie inférieure de la banquise, etmieux valait le maintenir entre deux eaux.

« Nous l’avons échappé belle ! dit alors Conseil.

— Oui. Nous pouvions être écrasés entre ces blocs de glace,ou tout au moins emprisonnés. Et alors, faute de pouvoirrenouveler l’air... Oui ! nous l’avons échappé belle !

— Si c’est fini ! » murmura Ned Land.

Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussionsans utilité, et je ne répondis pas. D’ailleurs, les panneaux

s’ouvrirent en ce moment, et la lumière extérieure fit irruption àtravers la vitre dégagée.

Nous étions en pleine eau, ainsi que je l’ai dit ; mais, à unedistance de dix mètres, sur chaque côté du  Nautilus, s’élevaitune éblouissante muraille de glace. Au-dessus et au-dessous,même muraille. Au-dessus, parce que la surface inférieure de la  banquise se développait comme un plafond immense. Au-

dessous, parce que le bloc culbuté, ayant glissé peu à peu, avaittrouvé sur les murailles latérales deux points d’appui qui lemaintenaient dans cette position. Le  Nautilus était emprisonnédans un véritable tunnel de glace, d’une largeur de vingt mètresenviron, rempli d’une eau tranquille. Il lui était donc facile d’ensortir en marchant soit en avant soit en arrière, et de reprendreensuite, à quelques centaines de mètres plus bas, un librepassage sous la banquise.

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Le plafond lumineux avait été éteint, et cependant, le salonresplendissait d’une lumière intense. C’est que la puissanteréverbération des parois de glace y renvoyait violemment lesnappes du fanal. Je ne saurais peindre l’effet des rayons

 voltaïques sur ces grands blocs capricieusement découpés, dontchaque angle, chaque arête, chaque facette, jetait une lueurdifférente, suivant la nature des veines qui couraient dans laglace. Mine éblouissante de gemmes, et particulièrement desaphirs qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert desémeraudes. Çà et là des nuances opalines d’une douceur infiniecouraient au milieu de points ardents comme autant dediamants de feu dont l’œil ne pouvait soutenir l’éclat. La

puissance du fanal était centuplée, comme celle d’une lampe àtravers les lames lenticulaires d’un phare de premier ordre.

« Que c’est beau ! Que c’est beau ! s’écria Conseil.

— Oui ! dis-je, c’est un admirable spectacle. N’est-ce pas,Ned ?

— Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C’est superbe !Je rage d’être forcé d’en convenir. On n’a jamais rien vu depareil. Mais ce spectacle-là pourra nous coûter cher. Et, s’il fauttout dire, je pense que nous voyons ici des choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l’homme ! »

Ned avait raison. C’était trop beau. Tout à coup, un cri de

Conseil me fit retourner.

« Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur ne regardepas ! »

Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses

paupières.

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« Mais qu’as-tu, mon garçon ?

— Je suis ébloui, aveuglé ! »

Mes regards se portèrent involontairement vers la vitre,mais je ne pus supporter le feu qui la dévorait.

Je compris ce qui s’était passé. Le  Nautilus venait de semettre en marche à grande vitesse. Tous les éclats tranquillesdes murailles de glace s’étaient alors changés en raies

fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamants seconfondaient. Le  Nautilus, emporté par son hélice, voyageaitdans un fourreau d’éclairs.

Les panneaux du salon se refermèrent alors. Nous tenionsnos mains sur nos yeux tout imprégnés de ces lueursconcentriques qui flottent devant la rétine, lorsque les rayonssolaires l’ont trop violemment frappée. Il fallut un certain temps

pour calmer le trouble de nos regards.

Enfin, nos mains s’abaissèrent.

« Ma foi, je ne l’aurais jamais cru, dit Conseil.

— Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien.

— Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blaséssur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de cesmisérables continents et des petits ouvrages sortis de la maindes hommes ! Non ! le monde habité n’est plus digne de nous ! »

De telles paroles dans la bouche d’un impassible Flamandmontrent à quel degré d’ébullition était monté notre

enthousiasme. Mais le Canadien ne manqua pas d’y jeter sagoutte d’eau froide.

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« Le monde habité ! dit-il en secouant la tête. Soyeztranquille, ami Conseil, nous n’y reviendrons pas ! »

Il était alors cinq heures du matin. En ce moment, un chocse produisit à l’avant du  Nautilus. Je compris que son éperon  venait de heurter un bloc de glace. Ce devait être une faussemanœuvre, car ce tunnel sous-marin, obstrué de blocs, n’offraitpas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaine Nemo,modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait lessinuosités du tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvaitêtre absolument enrayée. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit un mouvement rétrograde très prononcé.

« Nous revenons en arrière ? dit Conseil.

— Oui, répondis-je. Il faut que, de ce côté, le tunnel soit sansissue.

— Et alors ? ...

— Alors, dis-je, la manœuvre est bien simple. Nousretournerons sur nos pas, et nous sortirons par l’orifice sud. Voilà tout. »

En parlant ainsi, je voulais paraître plus rassuré que je nel’étais réellement. Cependant le mouvement rétrograde du

 Nautilus s’accélérait, et marchant à contre hélice, il nousentraînait avec une grande rapidité.

« Ce sera un retard, dit Ned.

— Qu’importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvuqu’on sorte.

— Oui, répéta Ned Land, pourvu qu’on sorte ! »

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Je me promenai pendant quelques instants du salon à la  bibliothèque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je me jetai  bientôt sur un divan, et je pris un livre que mes yeuxparcoururent machinalement.

Un quart d’heure après, Conseil, s’étant approché de moi,me dit :

« Est-ce bien intéressant ce que lit monsieur ?

— Très intéressant, répondis-je.

— Je le crois. C’est le livre de monsieur que lit monsieur !

— Mon livre ? »

En effet, je tenais à la main l’ouvrage des Grands Fondssous-marins. Je ne m’en doutais même pas. Je fermai le livre etrepris ma promenade. Ned et Conseil se levèrent pour se retirer.

« Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu’au moment où nous serons sortis de cette impasse.

— Comme il plaira à monsieur », répondit Conseil.

Quelques heures s’écoulèrent. J’observais souvent lesinstruments suspendus à la paroi du salon. Le manomètreindiquait que le  Nautilus se maintenait à une profondeurconstante de trois cents mètres, la boussole. qu’il se dirigeaittoujours au sud, le loch, qu’il marchait à une vitesse de vingtmilles à l’heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserré.Mais le capitaine Nemo savait qu’il ne pouvait trop se hâter, etqu’alors, les minutes valaient des siècles.

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  A huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. A l’arrière, cette fois. Je pâlis. Mes compagnons s’étaientrapprochés de moi. J’avais saisi la main de Conseil. Nous nousinterrogions du regard, et plus directement que si les mots

eussent interprété notre pensée.

En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J’allai à lui.

« La route est barrée au sud ? lui demandai-je.

— Oui, monsieur. L’iceberg en se retournant a fermé toute

issue.

— Nous sommes bloqués ?

— Oui. »

XVI

FAUTE D'AIR   Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un

impénétrable mur de glace. Nous étions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappé une table de son formidablepoing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avaitrepris son impassibilité habituelle. Il s’était croisé les bras. Ilréfléchissait. Le Nautilus ne bougeait plus.

Le capitaine prit alors la parole :

« Messieurs, dit-il d’une voix calme, il y a deux manières demourir dans les conditions où nous sommes. »

Cet inexplicable personnage avait l’air d’un professeur demathématiques qui fait une démonstration à ses élèves.

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« La première, reprit-il, c’est de mourir écrasés. La seconde,c’est de mourir asphyxiés. Je ne parle pas de la possibilité demourir de faim, car les approvisionnements du  Nautilus dureront certainement plus que nous. Préoccupons-nous donc

des chances d’écrasement ou d’asphyxie.

— Quant à l’asphyxie, capitaine, répondis-je, elle n’est pas àcraindre, car nos réservoirs sont pleins.

— Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donnerontque deux jours d’air. Or, voilà trente-six heures que noussommes enfouis sous les eaux, et déjà l’atmosphère alourdie du Nautilus demande à être renouvelée. Dans quarante-huitheures, notre réserve sera épuisée.

— Eh bien, capitaine, soyons délivrés avant quarante-huitheures !

— Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille qui

nous entoure.

— De quel côté ? demandai-je.

— C’est ce que la sonde nous apprendra. Je vais échouer le Nautilus sur le banc inférieur, et mes hommes, revêtus descaphandres, attaqueront l’iceberg par sa paroi la moinsépaisse.

— Peut-on ouvrir les panneaux du salon ?

— Sans inconvénient. Nous ne marchons plus. »

Le capitaine Nemo sortit. Bientôt des sifflementsm’apprirent que l’eau s’introduisait dans les réservoirs. Le

 Nautilus s’abaissa lentement et reposa sur le fond de glace par

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une profondeur de trois cent cinquante mètres, profondeur àlaquelle était immergé le banc de glace inférieur.

« Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte sur votre courage et sur votre énergie.

— Monsieur, me répondit le Canadien, ce n’est pas dans cemoment que je vous ennuierai de mes récriminations. Je suisprêt à tout faire pour le salut commun.

— Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.

— J’ajouterai, reprit-il, qu’habile à manier le pic comme leharpon, si je puis être utile au capitaine, il peut disposer de moi.

— Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »

Je conduisis le Canadien à la chambre ou les hommes du Nautilus revêtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine

de la proposition de Ned, qui fut acceptée. Le Canadien endossason costume de mer et fut aussitôt prêt que ses compagnons detravail. Chacun d’eux portait sur son dos l’appareil Rouquayrolauquel les réservoirs avaient fourni un large continent d’air pur.Emprunt considérable, mais nécessaire, fait à la réserve du Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaientinutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturées de rayonsélectriques.

Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le salon dont les vitres étaient découvertes, et, posté près de Conseil. j’examinailes couches ambiantes qui supportaient le Nautilus.

Quelques instants après, nous voyions une douzained’hommes de l’équipage prendre pied sur le banc de glace, etparmi eux Ned Land, reconnaissable à sa haute taille. Lecapitaine Nemo était avec eux.

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  Avant de procéder au creusement des murailles, il fitpratiquer des sondages qui devaient assurer la bonne directiondes travaux. De longues sondes furent enfoncées dans les paroislatérales ; mais après quinze mètres, elles étaient encorearrêtées par l’épaisse muraille. Il était inutile de s’attaquer à lasurface plafonnante, puisque c’était la banquise elle-même quimesurait plus de quatre cents mètres de hauteur. Le capitaineNemo fit alors sonder la surface inférieure. Là dix mètres deparois nous séparaient de l’eau. Telle était l’épaisseur de cet ice-field. Dès lors, il s’agissait d’en découper un morceau égal ensuperficie à la ligne de flottaison du Nautilus. C’était environ six

mille cinq cents mètres cubes à détacher, afin de creuser un troupar lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace.

Le travail fut immédiatement commencé et conduit avecune infatigable opiniâtreté. Au lieu de creuser autour du Nautilus, ce qui eût entraîné de plus grandes difficultés, lecapitaine Nemo fit dessiner l’immense fosse à huit mètres de sahanche de bâbord. Puis ses hommes la taraudèrent

simultanément sur plusieurs points de sa circonférence.Bientôt. Le pic attaqua vigoureusement cette matière compacte,et de gros blocs furent détachés de la masse. Par un curieux effetde pesanteur spécifique, ces blocs, moins lourds que l’eau,s’envolaient pour ainsi dire à la voûte du tunnel. quis’épaississait par le haut de ce dont il diminuait vers le bas. Maispeu importait, du moment que la paroi inférieure s’amincissaitd’autant.

 Après deux heures d’un travail énergique, Ned Land rentraépuisé. Ses compagnons et lui furent remplacés par denouveaux travailleurs auxquels nous nous joignîmes, Conseil etmoi. Le second du Nautilus nous dirigeait.

L’eau me parut singulièrement froide, mais je me réchauffaipromptement en maniant le pic. Mes mouvements étaient très

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libres, bien qu’ils se produisissent sous une pression de trenteatmosphères.

Quand je rentrai, après deux heures de travail, pour prendrequelque nourriture et quelque repos, je trouvai une notabledifférence entre le fluide pur que me fournissait l’appareilRouquayrol et l’atmosphère du  Nautilus, déjà chargé d’acidecarbonique. L’air n’avait pas été renouvelé depuis quarante-huitheures, et ses qualités vivifiantes étaient considérablementaffaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n’avionsenlevé qu’une tranche de glace épaisse d’un mètre sur lasuperficie dessinée, soit environ six cents mètres cubes. Enadmettant que le même travail fût accompli par douze heures, ilfallait encore cinq nuits et quatre jours pour mener à bonne fincette entreprise.

« Cinq nuits et quatre jours ! dis-je à mes compagnons, etnous n’avons que pour deux jours d’air dans les réservoirs.

— Sans compter, répliqua Ned, qu’une fois sortis de cettedamnée prison, nous serons encore emprisonnés sous la banquise et sans communication possible avec l’atmosphère ! »

Réflexion juste. Qui pouvait alors prévoir le minimum detemps nécessaire à notre délivrance ? L’asphyxie ne nous aurait-elle pas étouffés avant que le Nautilus eût pu revenir à la surfacedes flots ? Était-il destiné à périr dans ce tombeau de glace avec

tous ceux qu’il renfermait ? La situation paraissait terrible. Maischacun l’avait envisagée en face, et tous étaient décidés à faireleur devoir jusqu’au bout.

Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une nouvelletranche d’un mètre fut enlevée à l’immense alvéole. Mais, lematin, quand, revêtu de mon scaphandre, je parcourus la masseliquide par une température de six à sept degrés au-dessous de

zéro, je remarquai que les murailles latérales se rapprochaientpeu à peu. Les couches d’eau éloignées de la fosse, que

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n’échauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils,marquaient une tendance à se solidifier. En présence de cenouveau et imminent danger, que devenaient nos chances desalut, et comment empêcher la solidification de ce milieu

liquide, qui eût fait éclater comme du verre les parois du Nautilus ?

Je ne fis point connaître ce nouveau danger à mes deuxcompagnons. A quoi bon risquer d’abattre cette énergie qu’ilsemployaient au pénible travail du sauvetage ? Mais, lorsque jefus revenu à bord ? je fis observer au capitaine Nemo cette gravecomplication.

« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaientmodifier les plus terribles conjonctures. C’est un danger de plus,mais je ne vois aucun moyen d’y parer. La seule chance de salut,c’est d’aller plus vite que la solidification. Il s’agit d’arriverpremiers. Voilà tout. »

  Arriver premiers ! Enfin, j’aurais dû être habitué à cesfaçons de parler !

Cette journée, pendant plusieurs heures, je maniai le picavec opiniâtreté. Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler,c’était quitter le Nautilus, c’était respirer directement cet air puremprunté aux réservoirs et fourni par les appareils, c’étaitabandonner une atmosphère appauvrie et viciée.

  Vers le soir, la fosse s’était encore creusée d’un mètre.Quand je rentrai à bord, je faillis être asphyxié par l’acidecarbonique dont l’air était saturé. Ah ! que n’avions-nous lesmoyens chimiques qui eussent permis de chasser ce gazdélétère ! L’oxygène ne nous manquait pas. Toute cette eau encontenait une quantité considérable et en la décomposant parnos puissantes piles, elle nous eût restitué le fluide vivifiant. J’y 

avais bien songé, mais à quoi bon, puisque l’acide carbonique,produit de notre respiration, avait envahi toutes les parties du

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navire. Pour l’absorber, il eût fallu remplir des récipients depotasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matièremanquait à bord, et rien ne la pouvait remplacer

Ce soir-là, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de sesréservoirs, et lancer quelques colonnes d’air pur à l’intérieur du Nautilus. Sans cette précaution, nous ne nous serions pasréveillés.

Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur enentamant le cinquième mètre. Les parois latérales et la surfaceinférieure de la banquise s’épaississaient visiblement. Il étaitévident qu’elles se rejoindraient avant que le  Nautilus fûtparvenu à se dégager. Le désespoir me prit un instant. Mon picfut près de s’échapper de mes mains. A quoi bon creuser, si jedevais périr étouffé, écrasé par cette eau qui se faisait pierre, unsupplice que la férocité des sauvages n’eût pas même inventé. Ilme semblait que j’étais entre les formidables mâchoires d’unmonstre qui se rapprochaient irrésistiblement.

En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail,travaillant lui-même, passa près de moi. Je le touchai de la mainet lui montrai les parois de notre prison. La muraille de tribords’était avancée à moins de quatre mètres de la coque du Nautilus.

Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous

rentrâmes à bord. Mon scaphandre ôté, je l’accompagnai dans lesalon.

« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelquehéroïque moyen, ou nous allons être scellés dans cette eausolidifiée comme dans du ciment.

— Oui ! dis-je, mais que faire ?

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— Ah ! s’écria-t-il, si mon  Nautilus était assez fort poursupporter cette pression sans en être écrasé ?

— Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas l’idée ducapitaine.

— Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congélationde l’eau nous viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sasolidification, elle ferait éclater ces champs de glace qui nousemprisonnent, comme elle fait, en se gelant, éclater les pierresles plus dures ! Ne sentez-vous pas qu’elle serait un agent desalut au lieu d’être un agent de destruction !

— Oui, capitaine, peut-être. Mais quelque résistance àl’écrasement que possède le  Nautilus, il ne pourrait supportercette épouvantable pression et s’aplatirait comme une feuille detôle.

— Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les

secours de la nature, mais sur nous-mêmes. Il faut s’opposer àcette solidification. Il faut l’enrayer. Non seulement, les paroislatérales se resserrent, mais il ne reste pas dix pieds d’eau àl’avant ou à l’arrière du Nautilus. La congélation nous gagne detous les côtés.

— Combien de temps, demandai-je, l’air des réservoirs nouspermettra-t-il de respirer à bord ? »

Le capitaine me regarda en face.

« Après-demain, dit-il, les réservoirs seront vides ! »

Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais-jem’étonner de cette réponse ? Le 22 mars, le  Nautilus s’étaitplongé sous les eaux libres du pôle. Nous étions au 26. Depuiscinq jours, nous vivions sur les réserves du bord ! Et ce qui

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L’injection commença, et trois heures après, le thermomètremarquait extérieurement six degrés au-dessous de zéro. C’étaitun degré de gagné. Deux heures plus tard, le thermomètre n’enmarquait que quatre.

« Nous réussirons, dis-je au capitaine, après avoir suivi etcontrôlé par de nombreuses remarques les progrès del’opération.

— Je le pense, me répondit-il. Nous ne serons pas écrasés.Nous n’avons plus que l’asphyxie à craindre. »

Pendant la nuit, la température de l’eau remonta a un degréau-dessous de zéro. Les injections ne purent la porter à un pointplus élevé. Mais comme la congélation de l’eau de mer ne seproduit qu’à moins deux degrés, je fus enfin rassuré contre lesdangers de la solidification.

Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace avaient été

arrachés de l’alvéole. Quatre mètres seulement restaient àenlever. C’étaient encore quarante-huit heures de travail. L’airne pouvait plus être renouvelé à l’intérieur du  Nautilus. Aussi,cette journée alla-t-elle toujours en empirant.

Une lourdeur intolérable m’accabla. Vers trois heures dusoir, ce sentiment d’angoisse fut porté en moi à un degré  violent. Des bâillements me disloquaient les mâchoires. Mes

poumons haletaient en cherchant ce fluide comburant,indispensable à la respiration, et qui se raréfiait de plus en plus.Une torpeur morale s’empara de moi. J’étais étendu sans force,presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mêmessymptômes, souffrant des mêmes souffrances, ne me quittaitplus. Il me prenait la main, il m’encourageait, et je l’entendaisencore murmurer :

« Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d’air àmonsieur ! »

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Les larmes me venaient aux yeux de l’entendre parler ainsi.

Si notre situation, à tous, était intolérable à l’intérieur, avecquelle hâte, avec quel bonheur, nous revêtions nos scaphandrespour travailler à notre tour ! Les pics résonnaient sur la coucheglacée. Les bras se fatiguaient, les mains s’écorchaient, maisqu’étaient ces fatigues, qu’importaient ces blessures ! L’air vitalarrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait !

Et cependant, personne ne prolongeait au-delà du temps

  voulu son travail sous les eaux. Sa tâche accomplie, chacunremettait à ses compagnons haletants le réservoir qui devait lui  verser la vie. Le capitaine Nemo donnait l’exemple et sesoumettait le premier à cette sévère discipline. L’heure arrivait,il cédait son appareil à un autre et rentrait dans l’atmosphère  viciée du bord, toujours calme, sans une défaillance, sans unmurmure.

Ce jour-là, le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore. Deux mètres seulement restaient à enlever surtoute la superficie. Deux mètres seulement nous séparaient de lamer libre. Mais les réservoirs étaient presque vides d’air. Le peuqui restait devait être conservé aux travailleurs. Pas un atomepour le Nautilus !

Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi suffoqué. Quelle

nuit ! Je ne saurais la peindre. De telles souffrances ne peuventêtre décrites. Le lendemain, ma respiration était oppressée. Auxdouleurs de tête se mêlaient d’étourdissants vertiges quifaisaient de moi un homme ivre. Mes compagnons éprouvaientles mêmes symptômes. Quelques hommes de l’équipagerâlaient.

Ce jour-là, le sixième de notre emprisonnement, le capitaine

Nemo, trouvant trop lents la pioche et le pic, résolut d’écraser lacouche de glaces qui nous séparait encore de la nappe liquide.

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Cet homme avait conservé son sang-froid et son énergie. Ildomptait par sa force morale les douleurs physiques. Il pensait,il combinait, il agissait.

D’après son ordre, le bâtiment fut soulagé, c’est-à-diresoulevé de la couche glacée par un changement de pesanteurspécifique. Lorsqu’il flotta on le hala de manière à l’amener au-dessus de l’immense fosse dessinée suivant sa ligne deflottaison. Puis, ses réservoirs d’eau s’emplissant, il descendit ets’embotta dans l’alvéole.

En ce moment, tout l’équipage rentra à bord, et la doubleporte de communication fut fermée. Le  Nautilus reposait alorssur la couche de glace qui n’avait pas un mètre d’épaisseur etque les sondes avaient trouée en mille endroits.

Les robinets des réservoirs furent alors ouverts en grand etcent mètres cubes d’eau s’y précipitèrent, accroissant de centmille kilogrammes le poids du Nautilus.

Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos souffrances,espérant encore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup.

Malgré les bourdonnements qui emplissaient ma tête, j’entendis bientôt des frémissements sous la coque du Nautilus.Un dénivellement se produisit. La glace craqua avec un fracassingulier, pareil à celui du papier qui se déchire, et le  Nautilus 

s’abaissa.

« Nous passons ! » murmura Conseil a mon oreille.

Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai dansune convulsion involontaire.

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Tout à coup, emporté par son effroyable surcharge, le Nautilus s’enfonça comme un boulet sous les eaux, c’est-à-direqu’il tomba comme il eût fait dans le vide !

  Avec toute la force électrique fut mise sur les pompes quiaussitôt commencèrent à chasser l’eau des réservoirs. Aprèsquelques minutes, notre chute fut enrayée. Bientôt même, lemanomètre indiqua un mouvement ascensionnel. L’hélice,marchant à toute vitesse, fit tressaillir la coque de tôle jusquedans ses boulons, et nous entraîna vers le nord.

Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu’à la mer libre ? Un jour encore ? Je serais mort avant !

  A demi étendu sur un divan de la bibliothèque, jesuffoquais. Ma face était violette, mes lèvres bleues, mesfacultés suspendues. Je ne voyais plus, je n’entendais plus. Lanotion du temps avait disparu de mon esprit. Mes muscles nepouvaient se contracter.

Les heures qui s’écoulèrent ainsi, je ne saurais les évaluer.Mais j’eus la conscience de mon agonie qui commençait. Jecompris que j’allais mourir...

Soudain je revins à moi. Quelques bouffées d’air pénétraientdans mes poumons. Étions-nous remontés à la surface desflots ? Avions-nous franchi la banquise ?

Non ! C’étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui sesacrifiaient pour me sauver. Quelques atomes d’air restaientencore au fond d’un appareil. Au lieu de le respirer, ils l’avaientconsacré pour moi, et, tandis qu’ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte à goutte ! Je voulus repousser l’appareil.Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants, jerespirai avec volupté.

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Mes regards se portèrent vers l’horloge. Il était onze heuresdu matin. Nous devions être au 28 mars. Le  Nautilus marchaitavec une vitesse effrayante de quarante milles à l’heure. Il setordait dans les eaux.

Où était le capitaine Nemo ? Avait-il succombé ? Sescompagnons étaient-ils morts avec lui ?

En ce moment, le manomètre indiqua que nous n’étionsplus qu’à vingt pieds de la surface. Un simple champ de glacenous séparait de l’atmosphère. Ne pouvait-on le briser ?

Peut-être ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis,en effet, qu’il prenait une position oblique, abaissant son arrièreet relevant son éperon. Une introduction d’eau avait suffi pourrompre son équilibre. Puis, poussé par sa puissante hélice, ilattaqua l’ice-field par en dessous comme un formidable bélier. Ille crevait peu à peu, se retirait, donnait à toute vitesse contre lechamp qui se déchirait, et enfin, emporté par un élan suprême,

il s’élança sur la surface glacée qu’il écrasa de son poids.

Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l’air purs’introduisit à flots dans toutes les parties du Nautilus.

XVIIDU CAP HORN À L'AMAZONE

Comment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire.Peut-être le Canadien m’y avait-il transporté. Mais je respirais,  je humais l’air vivifiant de la mer. Mes deux compagnonss’enivraient près de moi de ces fraîches molécules. Lesmalheureux. trop longtemps privés de nourriture, ne peuvent se  jeter inconsidérément sur les premiers aliments qu’on leurprésente. Nous. au contraire, nous n’avions pas à nous modérer,nous pouvions aspirer à pleins poumons les atomes de cette

atmosphère, et c’était la brise, la brise elle-même qui nous versait cette voluptueuse ivresse !

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« Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygène ! Quemonsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout lemonde. »

Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait desmâchoires à effrayer un requin. Et quelles puissantesaspirations ! Le Canadien « tirait » comme un poêle en pleinecombustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je

regardai autour de moi, je vis que nous étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l’équipage. Pas même le capitaineNemo. Les étranges marins du Nautilus se contentaient de l’airqui circulait à l’intérieur. Aucun n’était venu se délecter enpleine atmosphère.

Les premières paroles que je prononçai furent des parolesde remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons.

Ned et Conseil avaient prolongé mon existence pendant lesdernières heures de cette longue agonie. Toute mareconnaissance ne pouvait payer trop un tel dévouement.

« Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, celane vaut pas la peine d’en parler ! Quel mérite avons-nous eu àcela ? Aucun. Ce n’était qu’une question d’arithmétique. Votreexistence valait plus que la nôtre. Donc il fallait la conserver.

— Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personnen’est supérieur à un homme généreux et bon, et vous l’êtes !

— C’est bien ! c’est bien ! répétait le Canadien embarrassé

— Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.

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— Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquait bien quelques gorgées d’air, mais je crois que je m’y serais fait.D’ailleurs, je regardais monsieur qui se pâmait et cela ne medonnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait,

comme on dit, le respir... »

Conseil, confus de s’être jeté dans la banalité, n’acheva pas.

« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes liésles uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits...

— Dont j’abuserai, riposta le Canadien.

— Hein ? fit Conseil.

— Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi,quand je quitterai cet infernal Nautilus.

— Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté ?

— Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil, etici le soleil, c’est le nord.

— Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nousrallions le Pacifique ou l’Atlantique, c’est-à-dire les mersfréquentées ou désertes. »

  A cela je ne pouvais répondre, et je craignais que lecapitaine Nemo ne nous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui  baigne à la fois les côtes de l’Asie et de l’Amérique. Ilcompléterait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait  vers ces mers où le Nautilus trouvait la plus entièreindépendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin detoute terre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ?

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Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important.Le  Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôtfranchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous étionspar le travers de la pointe américaine, le 31 mars, à sept heures

du soir.

  Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Lesouvenir de cet emprisonnement dans les glaces s’effaçait denotre esprit. Nous ne songions qu’à l’avenir. Le capitaine Nemone paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Lepoint reporté chaque jour sur le planisphère et fait par le secondme permettait de relever la direction exacte du  Nautilus. Or, cesoir-là, il devint évident, à ma grande satisfaction, que nousrevenions au nord par la route de l’Atlantique.

J’appris au Canadien et à Conseil le résultat de mesobservations.

« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va le

 Nautilus ?

— Je ne saurais le dire, Ned.

— Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud, affronter lepôle nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage dunord-ouest ?

Il ne faudrait pas l’en défier, répondit Conseil.

— Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnieauparavant.

— En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maître homme que cecapitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.

— Surtout quand nous l’aurons quitté ! » riposta Ned Land.

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Le lendemain, premier avril, lorsque le  Nautilus remonta àla surface des flots, quelques minutes avant midi, nous eûmesconnaissance d’une côte à l’ouest. C’était la Terre du Feu, àlaquelle les premiers navigateurs donnèrent ce nom en voyantles fumées nombreuses qui s’élevaient des huttes indigènes.Cette Terre du Feu forme une vaste agglomération d’îles quis’étend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large,entre 53° et 56° de latitude australe, et 67°50’et 77°15’delongitude ouest. La côte me parut basse, mais au loin sedressaient de hautes montagnes. Je crus même entrevoir lemont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-dix mètres au-

dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, à sommettrès aigu, qui, suivant qu’il est voilé ou dégagé de vapeurs,« annonce le beau ou le mauvais temps », me dit Ned Land.

« Un fameux baromètre, mon ami.

— Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne m’a jamaistrompé quand je naviguais dans les passes du détroit deMagellan. »

En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur lefond du ciel. C’était un présage de beau temps Il se réalisa.

Le  Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côtequ’il prolongea à quelques milles seulement. Par les vitres du

salon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces  varechs porte-poires, dont la mer libre du pôle renfermaitquelques échantillons, avec leurs filaments visqueux et polis, ilsmesuraient jusqu’à trois cents mètres de longueur ; véritablescâbles, plus gros que le pouce, très résistants, ils serventsouvent d’amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous lenom de velp, à feuilles longues de quatre pieds, empâtées dansles concrétions coralligènes, tapissait les fonds. Elle servait de

nid et de nourriture à des myriades de crustacés et demollusques, des crabes, des seiches. Là, les phoques et les

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loutres se livraient à de splendides repas, mélangeant la chairdu poisson et les légumes de la mer, suivant la méthodeanglaise.

Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec uneextrême rapidité. Vers le soir, il se rapprocha de l’archipel desMalouines, dont je pus, le lendemain, reconnaître les âpressommets. La profondeur de la mer était médiocre. Je pensaidonc, non sans raison, que ces deux îles, entourées d’un grandnombre d’îlots, faisaient autrefois partie des terresmagellaniques. Les Malouines furent probablement découvertespar le célèbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands. Plus tard, Richard Hawkins les appelaMaiden-Islands, îles de la Vierge. Elles furent ensuite nomméesMalouines, au commencement du dix-huitième siècle. par despêcheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglaisauxquels elles appartiennent aujourd’hui.

Sur ces parages, nos filets rapportèrent de beaux spécimensd’algues, et particulièrement un certain fucus dont les racinesétaient chargées de moules qui sont les meilleures du monde.Des oies et des canards s’abattirent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientôt dans les offices du bord. En fait depoissons, j’observai spécialement des osseux appartenant augenre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux décimètres,tout parsemés de taches blanchâtres et jaunes.

J’admirai également de nombreuses méduses, et les plus  belles du genre, les chrysaores particulières aux mers desMalouines. Tantôt elles figuraient une ombrelle demi-sphériquetrès lisse, rayée de lignes d’un rouge brun et terminée par douzefestons réguliers ; tantôt c’était une corbeille renversée d’oùs’échappaient gracieusement de larges feuilles et de longuesramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre brasfoliacés et laissaient pendre à la dérive leur opulente chevelurede tentacules. J’aurais voulu conserver quelques échantillons de

ces délicats zoophytes ; mais ce ne sont que des nuages, des

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ombres, des apparences, qui fondent et s’évaporent hors de leurélément natal.

Lorsque les dernières hauteurs des Malouines eurentdisparu sous l’horizon, le  Nautilus s’immergea entre vingt et  vingt-cinq mètres et suivit la côte américaine. Le capitaineNemo ne se montrait pas.

Jusqu’au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de laPatagonie, tantôt sous l’Océan, tantôt à sa surface. Le  Nautilus dépassa le large estuaire formé par l’embouchure de la Plata, etse trouva, le 4 avril, par le travers de l’Uruguay, mais àcinquante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, etil suivait les longues sinuosités de l’Amérique méridionale. Nousavions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquementdans les mers du Japon.

  Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne futcoupé sur le trente-septième méridien, et nous passâmes au

large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand déplaisir de NedLand, n’aimait pas le voisinage de ces côtes habitées du Brésil,car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas un poisson,pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaient noussuivre, et les curiosités naturelles de ces mers échappèrent àtoute observation.

Cette rapidité se soutint pendant plusieurs jours, et le 9

avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe la plusorientale de l’Amérique du Sud qui forme le cap San Roque.Mais alors le  Nautilus s’écarta de nouveau, et il alla chercher àde plus grandes profondeurs une vallée sous-marine qui secreuse entre ce cap et Sierra Leone sur la côte africaine. Cette vallée se bifurque à la hauteur des Antilles et se termine au nordpar une énorme dépression de neuf mille mètres. En cet endroit.La coupe géologique de l’Océan figure jusqu’aux petites Antillesune falaise de six kilomètres, taillée à pic. et, à la hauteur des îles du cap Vert, une autre muraille non moins considérable, qui

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enferment ainsi tout le continent immergé de l’Atlantide. Lefond de cette immense vallée est accidenté de quelquesmontagnes qui ménagent de pittoresques aspects à ces fondssous-marins. J’en parle surtout d’après les cartes manuscrites

que contenait la bibliothèque du  Nautilus, cartes évidemmentdues à la main du capitaine Nemo et levées sur ses observationspersonnelles.

Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent visitées au moyen des plans inclinés. Le Nautilus fournissait delongues bordées diagonales qui le portaient à toutes leshauteurs. Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terrenous réapparut à l’ouvert du fleuve des Amazones, vasteestuaire dont le débit est si considérable qu’il dessale la mer surun espace de plusieurs lieues.

L’Équateur était coupé. A vingt milles dans l’ouest restaientles Guyanes, une terre française sur laquelle nous eussionstrouvé un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, etles lames furieuses n’auraient pas permis à un simple canot deles affronter. Ned Land le comprit sans doute, car il ne me parlade rien. De mon côté, je ne fis aucune allusion à ses projets defuite, car je ne voulais pas le pousser à quelque tentative qui eûtinfailliblement avorté.

Je me dédommageai facilement de ce retard pard’intéressantes études. Pendant ces deux journées des 11 et 12avril, le Nautilus ne quitta pas la surface de la mer, et son chalutlui ramena toute une pêche miraculeuse en zoophytes, enpoissons et en reptiles.

Quelques zoophytes avaient été dragues par la chaîne deschaluts. C’étaient, pour la plupart, de belles phyctallines,appartenant à la famille des actinidiens. et entre autres espèces,le phyctalis protexta, originaire de cette partie de l’Océan, petittronc cylindrique, agrémenté de lignes verticales et tacheté depoints rouges que couronne un merveilleux épanouissement de

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tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produitsque j’avais déjà observés, des turritelles, des olives-porphyres. àlignes régulièrement entrecroisées dont les taches rousses serelevaient vivement sur un fond de chair. des ptérocères

fantaisistes, semblables à des scorpions pétrifiés, des hyalestranslucides, des argonautes, des seiches excellentes à manger,et certaines espèces de calmars, que les naturalistes del’antiquité classaient parmi les poissons-volants, et qui serventprincipalement d’appât pour la pêche de la morue.

Des poissons de ces parages que je n’avais pas encore eul’occasion d’étudier, je notai diverses espèces. Parmi lescartilagineux : des pétromizons-pricka, sortes d’anguilles,longues de quinze pouces, tête verdâtre, nageoires violettes, dosgris bleuâtre, ventre brun argenté semé de taches vives, iris des yeux cerclé d’or, curieux animaux que le courant de l’Amazoneavait dû entraîner jusqu’en mer, car ils habitent les eauxdouces ; des raies tuberculées, à museau pointu, à queue longueet déliée, armées d’un long aiguillon dentelé ; de petits squalesd’un mètre, gris et blanchâtres de peau, dont les dents,

disposées sur plusieurs rangs, se recourbent en arrière. et quisont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers ; deslophies-vespertillions, sortes de triangles isocèles rougeâtres,d’un demi-mètre, auxquels les pectorales tiennent par desprolongations charnues qui leur donnent l’aspect de chauves-souris, mais que leur appendice corné, situé près des narines, afait surnommer licornes de mer ; enfin quelques espèces de batistes, le curassavien dont les flancs pointillés brillent d’une

éclatante couleur d’or, et le caprisque violet clair, à nuanceschatoyantes comme la gorge d’un pigeon.

Je termine là cette nomenclature un peu sèche, mais trèsexacte, par la série des poissons osseux que j’observai : passans,appartenant au genre des apléronotes. dont le museau est trèsobtus et blanc de neige, le corps peint d’un beau noir, et qui sontmunis d’une lanière charnue très longue et très déliée ;

odontagnathes aiguillonnés, longues sardines de troisdécimètres, resplendissant d’un vif éclat argenté ; scombres-

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Le Canadien et moi, nous l’avions relevé, nous lefrictionnions à bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cetéternel classificateur murmura d’une voix entrecoupée :

« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à  branchies fixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies,genre des torpilles ! »

— Oui, mon ami, répondis-je, c’est une torpille qui t’a misdans ce déplorable état.

— Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais jeme vengerai de cet animal.

Et comment ?

— En le mangeant. »

Ce qu’il fit le soir même, mais par pure représaille, car

franchement c’était coriace.

L’infortuné Conseil s’était attaqué à une torpille de la plusdangereuse espèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans unmilieu conducteur tel que l’eau, foudroie les poissons àplusieurs mètres de distance, tant est grande la puissance deson organe électrique dont les deux surfaces principales nemesurent pas moins de vingt-sept pieds carrés.

Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le  Nautilus s’approcha de la côte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni.Là vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C’étaientdes manates qui, comme le dugong et le stellère, appartiennentà l’ordre des syréniens. Ces beaux animaux, paisibles etinoffensifs, longs de six à sept mètres, devaient peser au moinsquatre mille kilogrammes. J’appris à Ned Land et à Conseil quela prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un tôle

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important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques,doivent paître les prairies sous-marines et détruire ainsi lesagglomérations d’herbes qui obstruent l’embouchure desfleuves tropicaux.

« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis queles hommes ont presque entièrement anéanti, ces races utiles ?C’est que les herbes putréfiées ont empoisonné l’air, et l’airempoisonné, c’est la fièvre jaune qui désole ces admirablescontrées. Les végétations vénéneuses se sont multipliées sousces mers torrides, et le mal s’est irrésistiblement développédepuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! »

Et s’il faut en croire Toussenel, ce fléau n’est rien encoreauprès de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mersseront dépeuplées de baleines et de phoques. Alors, encombréesde poulpes, de méduses, de calmars, elles deviendront de vastesfoyers d’infection, puisque leurs flots ne posséderont plus « ces vastes estomacs, que Dieu avait chargés d’écumer la surface desmers ».

Cependant, sans dédaigner ces théories, l’équipage du Nautilus s’empara d’une demi-douzaine de manates. Ils’agissait, en effet, d’approvisionner les cambuses d’une chairexcellente, supérieure à celle du bœuf et du veau. Cette chassene fut pas intéressante. Les manates se laissaient frapper sansse défendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinée à êtreséchée, furent emmagasinés à bord.

Ce jour-là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encoreaccroître les réserves du  Nautilus, tant ces mers se montraientgiboyeuses. Le chalut avait rapporté dans ses mailles un certainnombre de poissons dont la tête se terminait par une plaqueovale à rebords charnus. C’étaient des échénéïdes, de latroisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leurdisque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales

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mobiles, entre lesquelles l’animal peut opérer le vide, ce qui luipermet d’adhérer aux objets à la façon d’une ventouse.

Le rémora, que j’avais observé dans la Méditerranée,appartient à cette espèce. Mais celui dont il s’agit ici. c’étaitl’échénélde ostéochère, particulier à cette mer. Nos marins, amesure qu’ils les prenaient, les déposaient dans des baillespleines d’eau.

La pêche terminée, le  Nautilus se rapprocha de la côte. Encet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient àla surface des flots. Il eût été difficile de s’emparer de cesprécieux reptiles, car le moindre bruit les éveille, et leur solidecarapace est à l’épreuve du harpon. Mais l’échénéïde devaitopérer cette capture avec une sûreté et une précisionextraordinaires. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, quiferait le bonheur et la fortune du naïf pêcheur a la ligne.

Les hommes du Naulilus attachèrent à la queue de ces

poissons un anneau assez large pour ne pas gêner leursmouvements, et à cet anneau, une longue corde amarrée à bordpar l’autre bout.

Les échénéïdes, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leurrôle et allèrent se fixer au plastron des tortues. Leur ténacitéétait telle qu’ils se fussent déchirés plutôt que de lâcher prise.On les halait à bord, et avec eux les tortues auxquelles ils

adhéraient.

On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d’un mètre, quipesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaquescornées grandes, minces, transparentes, brunes, avecmouchetures blanches et jaunes, les rendaient très précieuses.En outre, elles étaient excellentes au point de vue comestible,ainsi que les tortues franches qui sont d’un goût exquis.

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Cette pêche termina notre séjour sur les parages del’Amazone, et, la nuit venue, le Nautilus regagna la haute mer.

XVIIILES POULPES

Pendant quelques jours, le  Nautilus s’écarta constammentde la côte américaine. Il ne voulait pas, évidemment, fréquenterles flots du golfe du Mexique ou de la mer des Antilles.Cependant, l’eau n’eût pas manqué sous sa quille, puisque laprofondeur moyenne de ces mers est de dix-huit cents mètres ;

mais, probablement ces parages, semés d’îles et sillonnés desteamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.

Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la Martinique et dela Guadeloupe, à une distance de trente milles environ.J’aperçus un instant leurs pitons élevés.

Le Canadien, qui comptait mettre ses projets à exécution

dans le golfe, soit en gagnant une terre, soit en accostant un desnombreux bateaux qui font le cabotage d’une île à l’autre, futtrès décontenancé. La fuite eût été très praticable si Ned Landfût parvenu a s’emparer du canot à l’insu du capitaine. Mais enplein Océan, il ne fallait plus y songer.

La Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une assez longueconversation à ce sujet. Depuis six mois nous étions prisonniers

à bord du  Nautilus. Nous avions fait dix-sept mille lieues, et,comme le disait Ned Land, il n’y avait pas de raison pour quecela finît. Il me fit donc une proposition à laquelle je nem’attendais pas. Ce fut de poser catégoriquement cette questionau capitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garderindéfiniment à son bord ?

Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi, elle ne

pouvait aboutir. Il ne fallait rien espérer du commandant du Nautilus, mais tout de nous seuls. D’ailleurs, depuis quelque

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temps, cet homme devenait plus sombre, plus retiré, moinssociable. Il paraissait m’éviter. Je ne le rencontrais qu’à de raresintervalles. Autrefois, il se plaisait à m’expliquer les merveillessous-marines ; maintenant il m’abandonnait à mes études et ne

 venait plus au salon.

Quel changement s’était opéré en lui ? Pour quelle cause ?Je n’avais rien à me reprocher. Peut-être notre présence à bordlui pesait-elle ? Cependant, je ne devais pas espérer qu’il fûthomme à nous rendre la liberté.

Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant d’agir. Sicette démarche n’obtenait aucun résultat, elle pouvait raviverses soupçons, rendre notre situation pénible et nuire aux projetsdu Canadien. J’ajouterai que je ne pouvais en aucune façonarguer de notre santé. Si l’on excepte la rude épreuve de la banquise du pôle sud, nous ne nous étions jamais mieux portés,ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cetteatmosphère salubre, cette régularité d’existence, cetteuniformité de température, ne donnaient pas prise auxmaladies, et pour un homme auquel les souvenirs de la terre nelaissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chezlui, qui va où il veut, qui par des voies mystérieuses pour lesautres, non pour lui-même, marche à son but, je comprenaisune telle existence. Mais nous, nous n’avions pas rompu avecl’humanité. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir avecmoi mes études si curieuses et si nouvelles. J’avais maintenantle droit d’écrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que,

plus tôt que plus tard, il pût voir le jour.

Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix mètres au-dessous de la surface des flots, par les panneaux ouverts, que deproduits intéressants j’eus à signaler sur mes notesquotidiennes ! C’étaient, entre autres zoophytes, des galèresconnues sous le nom de physalie spélagiques, sortes de grosses vessies oblongues, à reflets nacrés, tendant leur membrane au

 vent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des fils de

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soie ; charmantes méduses à l’œil, véritables orties au toucherqui distillent un liquide corrosif. C’étaient, parmi les articulés,des annélides longs d’un mètre et demi, armés d’une tromperose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, qui

serpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes leslueurs du spectre solaire. C’étaient, dans l’embranchement despoissons, des raies-molubars, énormes cartilagineux longs dedix pieds et pesant six cents livres, la nageoire pectoraletriangulaire, le milieu du dos un peu bombé, les yeux fixés auxextrémités de la face antérieure de la tête, et qui, flottant commeune épave de navire, s’appliquaient parfois comme un opaque  volet sur notre vitre. C’étaient des balistes américains pour

lesquels la nature n’a broyé que du blanc et du noir, des bobiesplumiers, allongés et charnus, aux nageoires jaunes, à lamâchoire proéminente, des scombres de seize décimètres, àdents courtes et aiguës, couverts de petites écailles, appartenantà l’espèce des albicores. Puis, par nuées, apparaissent dessurmulets, corsetés de raies d’or de la tête à la queue, agitantleurs resplendissantes nageoires ; véritables chefs-d’œuvre de  bijouterie consacrés autrefois à Diane, particulièrement

recherchés des riches Romains, et dont le proverbe disait : « Neles mange pas qui les prend ! » Enfin, des pomacanthes-dorés,ornés de bandelettes émeraude, habillés de velours et de soie,passaient devant nos yeux comme des seigneurs de Véronèse ;des spareséperonnés se dérobaient sous leur rapide nageoirethoracine ; des clupanodons de quinze pouces s’enveloppaientde leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient la merde leur grosse queue charnue ; des corégones rouges semblaient

faucher les flots avec leur pectorale tranchante, et des sélènesargentées, dignes de leur nom, se levaient sur l’horizon des eauxcomme autant de lunes aux reflets blanchâtres.

Que d’autres échantillons merveilleux et nouveaux j’eusseencore observés, si le  Nautilus ne se fût peu à peu abaissé versles couches profondes ! Ses plans inclinés l’entraînèrent jusqu’àdes fonds de deux mille et trois mille cinq cents mètres. Alors la

  vie animale n’était plus représentée que par des encrines, desétoiles de mer, de charmantes pentacrines tête de méduse, dont

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la tige droite supportait un petit calice, des troques, desquenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux degrande espèce.

Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyennede quinze cents mètres. La terre la plus rapprochée était alorscet archipel des îles Lucayes, disséminées comme un tas depavés a la surface des eaux. Là s’élevaient de hautes falaisessous-marines, murailles droites faites de blocs frustes disposéspar larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirsque nos rayons électriques n’éclairaient pas jusqu’au fond.

Ces roches étaient tapissés de grandes herbes, de laminairesgéants, de fucus gigantesques, un véritable espalierd’hydrophytes digne d’un monde de Titans.

De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Nedet moi, nous fûmes naturellement amenés à citer les animauxgigantesques de la mer. Les unes sont évidemment destinées à

la nourriture des autres. Cependant, par les vitres du  Nautilus presque immobile, je n’apercevais encore sur ces longsfilaments que les principaux articulés de la division des brachioures, des l’ambres à longues pattes, des crabes violacés,des clios particuliers aux mers des Antilles.

Il était environ onze heures, quand Ned Land attira monattention sur un formidable fourmillement qui se produisait à

travers les grandes algues.

« Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes à poulpes,et je ne serais pas étonné d’y voir quelques-uns de ces monstres.

— Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de laclasse des céphalopodes ?

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— Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l’amiLand s’est trompé, sans doute, car je n’aperçois rien.

— Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais contemplerface à face l’un de ces poulpes dont j’ai tant entendu parler etqui peuvent entraîner des navires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là, ça se nomme des krak...

— Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.

— Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se

soucier de la plaisanterie de son compagnon.

— Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de telsanimaux existent.

— Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons bien cru aunarval de monsieur.

— Nous avons eu tort, Conseil.

— Sans doute ! mais d’autres y croient sans doute encore.

— C’est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien décidé à n’admettre l’existence de ces monstres que lorsque je les aurai disséqués de ma propre main.

— Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas auxpoulpes gigantesques ?

— Eh ! qui diable y a jamais cru ? s’écria le Canadien.

— Beaucoup de gens, ami Ned.

— Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !

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— Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !

— Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air le plussérieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu unegrande embarcation entraînée sous les flots par les bras d’uncéphalopode.

— Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.

— Oui, Ned.

— De vos propres yeux ?

— De mes propres yeux.

— Où, s’il vous plaît ?

— A Saint-Malo ? repartit imperturbablement Conseil.— Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.

— Non, dans une église, répondit Conseil.

— Dans une église ! s’écria le Canadien.

— Oui, ami Ned. C’était un tableau qui représentait lepoulpe en question !

— Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil quime fait poser !

— Au fait, il a raison, dis-je. J’ai entendu parler de ce

tableau ; mais le sujet qu’il représente est tiré d’une légende, et  vous savez ce qu’il faut penser des légendes en matière

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d’histoire naturelle ! D’ailleurs, quand il s’agit de monstres,l’imagination ne demande qu’à s’égarer.

Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaiententraîner des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d’uncéphalopode, long d’un mille, qui ressemblait plutôt à une îlequ’à un animal. On raconte aussi que l’évêque de Nidros dressaun jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, lerocher se mit en marche et retourna à la mer. Le rocher était unpoulpe.

— Et c’est tout ? demanda le Canadien.

— Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan deBerghem, parle également d’un poulpe sur lequel pouvaitmanœuvrer un régiment de cavalerie !

— Ils allaient bien, les évêques d’autrefois ! dit Ned Land.

— Enfin, les naturalistes de l’antiquité citent des monstresdont la gueule ressemblait à un golfe, et qui étaient trop grospour passer par le détroit de Gibraltar.

— A la bonne heure ! fit le Canadien.

— Mais dans tous ces récits, qu’y a-t-il de vrai ? demandaConseil.

— Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite dela vraisemblance pour monter jusqu’à la fable ou à la légende.Toutefois, à l’imagination des conteurs, il faut sinon une cause,du moins un prétexte. On ne peut nier qu’il existe des poulpes etdes calmars de très grande espèce, mais inférieurs cependantaux cétacés. Aristote a constaté les dimensions d’un calmar decinq coudées, soit trois mètres dix. Nos pêcheurs en voientfréquemment dont la longueur dépasse un mètre quatre-vingts.

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Les musées de Trieste et de Montpellier conservent dessquelettes de poulpes qui mesurent deux mètres. D’ailleurs,suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de sixpieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept. Ce

qui suffit pour en faire un monstre formidable.

— En pêche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.

— S’ils n’en pêchent pas, les marins en voient du moins. Unde mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m’a souventaffirmé qu’il avait rencontré un de ces monstres de taillecolossale dans les mers de l’Inde. Mais le fait le plus étonnant etqui ne permet plus de nier l’existence de ces animauxgigantesques, s’est passé il y a quelques années, en 1861.

— Quel est ce fait ? demanda Ned Land.

— Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à peuprès par la latitude où nous sommes en ce moment, l’équipage

de l’aviso l’ Alecton aperçut un monstrueux calmar qui nageaitdans ses eaux. Le commandant Bouguer s’approcha de l’animal,et il l’attaqua à coups de harpon et à coups de fusil, sans grandsuccès, car balles et harpons traversaient ces chairs mollescomme une gelée sans consistance. Après plusieurs tentativesinfructueuses, l’équipage parvint à passer un nœud coulantautour du corps du mollusque. Ce nœud glissa jusqu’auxnageoires caudales et s’y arrêta. On essaya alors de haler le

monstre à bord, mais son poids était si considérable qu’il sesépara de sa queue sous la traction de la corde, et, privé de cetornement, il disparut sous les eaux.

— Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.

— Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-onproposé de nommer ce poulpe « calmar de Bouguer ».

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— Et quelle était sa longueur ? demanda le Canadien.

— Ne mesurait-il pas six mètres environ ? dit Conseil, quiposté à la vitre, examinait de nouveau les anfractuosités de lafalaise.

— Précisément, répondis-je.

— Sa tête, reprit Conseil, n’était-elle pas couronnée de huittentacules, qui s’agitaient sur l’eau comme une nichée deserpents ?

— Précisément.

— Ses yeux, placés à fleur de tête, n’avaient-ils pas undéveloppement considérable ?

— Oui, Conseil.

— Et sa bouche, n’était-ce pas un véritable bec de perroquet,mais un bec formidable ?

— En effet, Conseil.

— Eh bien ! n’en déplaise à monsieur, répondittranquillement Conseil, si ce n’est pas le calmar de Bouguer,

 voici, du moins, un de ses frères. »

Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre.

« L’épouvantable bête », s’écria-t-il.

Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer unmouvement de répulsion. Devant mes yeux s’agitait un monstre

horrible, digne de figurer dans les légendes tératologiques.

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C’était un calmar de dimensions colossales, ayant huitmètres de longueur. Il marchait à reculons avec une extrême  vélocité dans la direction du Nautilus. Il regardait de sesénormes yeux fixes à teintes glauques. Ses huit bras, ou plutôtses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ont valu à ces animauxle nom de céphalopodes, avaient un développement double deson corps et se tordaient comme la chevelure des furies. On  voyait distinctement les deux cent cinquante ventousesdisposées sur la face interne des tentacules sous forme decapsules semisphériques. Parfois ces ventouses s’appliquaientsur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche de ce

monstre — un bec de corne fait comme le bec d’un perroquet —s’ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substancecornée, armée elle-même de plusieurs rangées de dents aiguës,sortait en frémissant de cette véritable cisaille. Quelle fantaisiede la nature ! Un bec d’oiseau à un mollusque ! Son corps,fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, formait une massecharnue qui devait peser vingt à vingt-cinq mille kilogrammes.Sa couleur inconstante, changeant avec une extrême rapidité

suivant l’irritation de l’animal, passait successivement du grislivide au brun rougeâtre.

De quoi s’irritait ce mollusque ? Sans doute de la présencede ce  Nautilus, plus formidable que lui, et sur lequel ses brassuceurs ou ses mandibules n’avaient aucune prise. Etcependant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalité lecréateur leur a départie, quelle vigueur dans leurs mouvements,

puisqu’ils possèdent trois cœurs !

Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et je ne voulus pas laisser perdre l’occasion d’étudier soigneusement cetéchantillon des céphalopodes. Je surmontai l’horreur quem’inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commençai à ledessiner.

« C’est peut-être le même que celui de l’ Alecton, dit Conseil.

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— Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci est entier etque l’autre a perdu sa queue !

— Ce n’est pas une raison, répondis-je. Les bras et la queuede ces animaux se reforment par rédintégration, et depuis septans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps derepousser.

— D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui-ci, c’est peut-être un de ceux-là ! »

En effet, d’autres poulpes apparaissaient a la vitre detribord. J’en comptai sept. Ils faisaient cortège au  Nautilus, et j’entendis les grincements de leur bec sur la coque de tôle. Nousétions servis à souhait.

Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaientdans nos eaux avec une telle précision qu’ils semblaient

immobiles, et j’aurais pu les décalquer en raccourci sur la vitre.D’ailleurs, nous marchions sous une allure modérée.

Tout à coup le  Nautilus s’arrêta. Un choc le fit tressaillirdans toute sa membrure.

« Est-ce que nous avons touché ? demandai-je.

— En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjàdégagés, car nous flottons. »

Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches de son hélice ne battaient pas les flots. Une minute sepassa. Le capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans lesalon.

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Je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il me parutsombre. Sans nous parler, sans nous voir peut-être, il alla aupanneau, regarda les poulpes et dit quelques mots à son second.

Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se refermèrent. Leplafond s’illumina.

J’allai vers le capitaine.

« Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du tondégagé que prendrait un amateur devant le cristal d’un

aquarium.

— En effet, monsieur le naturaliste, me répondit-il, et nousallons les combattre corps à corps. »

Je regardai le capitaine. Je croyais n’avoir pas bien entendu.

« Corps à corps ? répétai-je.

— Oui, monsieur. L’hélice est arrêtée. Je pense que lesmandibules cornées de l’un de ces calmars se sont engagéesdans ses branches. Ce qui nous empêche de marcher.

— Et qu’allez-vous faire ?

— Remonter à la surface et massacrer toute cette vermine.

— Entreprise difficile.

— En effet. Les balles électriques sont impuissantes contreces chairs molles où elles ne trouvent pas assez de résistancepour éclater. Mais nous les attaquerons à la hache.

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— Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous nerefusez pas mon aide.

— Je l’accepte, maître Land.

— Nous vous accompagnerons », dis-je, et, suivant lecapitaine Nemo, nous nous dirigeâmes vers l’escalier central.

Là, une dizaine d’hommes, armés de haches d’abordage, setenaient prêts à l’attaque. Conseil et moi, nous prîmes deuxhaches. Ned Land saisit un harpon.

Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un desmarins, placé sur les derniers échelons, dévissait les boulons dupanneau. Mais les écrous étaient à peine dégagés, que lepanneau se releva avec une violence extrême, évidemment tirépar la ventouse d’un bras de poulpe.

  Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent

par l’ouverture, et vingt autres s’agitèrent au-dessus. D’un coupde hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, quiglissa sur les échelons en se tordant.

 Au moment où nous nous pressions les uns sur les autrespour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l’air,s’abattirent sur le marin placé devant le capitaine Nemo etl’enlevèrent avec une violence irrésistible.

Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança au-dehors.Nous nous étions précipités à sa suite.

Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et colléà ses ventouses, était balancé dans l’air au caprice de cetteénorme trompe. Il râlait, il étouffait, il criait : A moi ! à moi !Ces mots,   prononcés en français, me causèrent une profonde

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stupeur ! J’avais donc un compatriote à bord, plusieurs, peut-être ! Cet appel déchirant, je l’entendrai toute ma vie !

L’infortuné était perdu. Qui pouvait l’arracher à cettepuissante étreinte ? Cependant le capitaine Nemo s’étaitprécipité sur le poulpe, et, d’un coup de hache, il lui avait encoreabattu un bras. Son second luttait avec rage contre d’autresmonstres qui rampaient sur les flancs du  Nautilus. L’équipagese battait à coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nousenfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violenteodeur de musc pénétrait l’atmosphère. C’était horrible.

Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe,serait arraché à sa puissante succion. Sept bras sur huit avaientété coupés. Un seul, brandissant la victime comme une plume,se tordait dans l’air. Mais au moment où le capitaine Nemo etson second se précipitaient sur lui, l’animal lança une colonned’un liquide noirâtre, sécrété par une bourse située dans sonabdomen. Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se futdissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortunécompatriote !

Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On nese possédait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du  Nautilus. Nous roulions pêle-mêle aumilieu de ces tronçons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d’encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes de l’hydre. Leharpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans les yeuxglauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieuxcompagnon fut soudain renversé par les tentacules d’unmonstre qu’il n’avait pu éviter.

 Ah ! comment mon cœur ne s’est-il pas brisé d’émotion etd’horreur ! Le formidable bec du calmar s’était ouvert sur NedLand. Ce malheureux allait être coupé en deux. Je me précipitaià son secours. Mais le capitaine Nemo m’avait devancé. Sa

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hache disparut entre les deux énormes mandibules, etmiraculeusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea sonharpon tout entier jusqu’au triple cœur du poulpe.

« Je me devais cette revanche ! » dit le capitaine Nemo auCanadien.

Ned s’inclina sans lui répondre.

Ce combat avait duré un quart d’heure. Les monstres vaincus, mutilés, frappés à mort, nous laissèrent enfin la place

et disparurent sous les flots.

Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal,regardait la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et degrosses larmes coulaient de ses yeux.

XIX

LE GULF-STREAMCette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourra

  jamais l’oublier. Je l’ai écrite sous l’impression d’une émotion violente. Depuis, j’en ai revu le récit. Je l’ai lu à Conseil et auCanadien. Ils l’ont trouvé exact comme fait, mais insuffisantcomme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait laplume du plus illustre de nos poètes, l’auteur des Travailleursde la Mer.

J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots.Sa douleur fut immense. C’était le second compagnon qu’ilperdait depuis notre arrivée à bord. Et quelle mort ! Cet ami,écrasé, étouffé, brisé par le formidable bras d’un poulpe, broyésous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avec sescompagnons dans les paisibles eaux du cimetière de corail !

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Pour moi, au milieu de cette lutte, c’était ce cri de désespoirpoussé par l’infortuné qui m’avait déchiré le cœur. Ce pauvreFrançais, oubliant son langage de convention, s’était repris àparler la langue de son pays et de sa mère, pour jeter un

suprême appel ! Parmi cet équipage du  Nautilus, associé decorps et d’âme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contactdes hommes. j’avais donc un compatriote ! Était-il seul àreprésenter la France dans cette mystérieuse association,évidemment composée d’individus de nationalités diverses ?C’était encore un de ces insolubles problèmes qui se dressaientsans cesse devant mon esprit !

Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le visplus pendant quelque temps. Mais qu’il devait être triste,désespéré, irrésolu, si j’en jugeais par ce navire dont il étaitl’âme et qui recevait toutes ses impressions ! Le  Nautilus negardait plus de direction déterminée. Il allait, venait, flottaitcomme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait étédégagée, et cependant, il s’en servait à peine. Il naviguait auhasard. Il ne pouvait s’arracher du théâtre de sa dernière lutte,

de cette mer qui avait dévoré l’un des siens !

Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement quele Nautilus reprit franchement sa route au nord, après avoir euconnaissance des Lucayes à l’ouvert du canal de Bahama. Noussuivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui ases rives, ses poissons et sa température propres. J’ai nommé leGulf-Stream.

C’est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu del’Atlantique, et dont les eaux ne se mélangent pas aux eauxocéaniennes. C’est un fleuve salé, plus salé que la mer ambiante.Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeurmoyenne de soixante milles. En de certains endroits, soncourant marche avec une vitesse de quatre kilomètres à l’heure.L’invariable volume de ses eaux est plus considérable que celui

de tous les fleuves du globe.

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La véritable source du Gulf-Stream, reconnue par lecommandant Maury, son point de départ, si l’on veut. est situédans le golfe de Gascogne. Là, ses eaux, encore faibles detempérature et de couleur. commencent à se former. Il descendau sud, longe l’Afrique équatoriale, échauffe ses flots aux rayonsde la zone torride, traverse l’Atlantique. atteint le cap San-Roque sur la côte brésilienne, et se bifurque en deux branchesdont l’une va se saturer encore des chaudes molécules de la merdes Antilles. Alors, le Gulf-Stream, chargé de rétablir l’équilibreentre les températures et de mêler les eaux des tropiques auxeaux boréales, commence son rôle de pondérateur. Chauffé à

 blanc dans le golfe du Mexique, il s’élève au nord sur les côtesaméricaines, s’avance jusqu’à Terre-Neuve, dévie sous lapoussée du courant froid du détroit de Davis, reprend la routede l’Océan en suivant sur un des grands cercles du globe la ligneloxodromique, se divise en deux bras vers le quarante-troisièmedegré, dont l’un, aidé par l’alizé du nord-est, revient au Golfe deGascogne et aux Açores, et dont l’autre, après avoir attiédi lesrivages de l’Irlande et de la Norvège, va jusqu’au-delà du

Spitzberg, où sa température tombe à quatre degrés, former lamer libre du pôle.

C’est sur ce fleuve de l’Océan que le  Nautilus naviguaitalors. A sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieues delarge, et sur trois cent cinquante mètres de profondeur, le Gulf-Stream marche à raison de huit kilomètres à l’heure. Cetterapidité décroît régulièrement à mesure qu’il s’avance vers le

nord, et il faut souhaiter que cette régularité persiste, car, si,comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennentà se modifier, les climats européens seront soumis à desperturbations dont on ne saurait calculer les conséquences.

  Vers midi, j’étais sur la plate-forme avec Conseil. Je luifaisais connaître les particularités relatives au Gulf-Stream.Quand mon explication fut terminée, je l’invitai a plonger ses

mains dans le courant.

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Conseil obéit, et fut très étonné de n’éprouver aucunesensation de chaud ni de froid.

« Cela vient, lui dis-je, de ce que la température des eaux duGulf-Stream, en sortant du golfe du Mexique. est peu différentede celle du sang. Ce Gulf-Stream est un vaste calorifère quipermet aux côtes d’Europe de se parer d’une éternelle verdure.Et, s’il faut en croire Maury, la chaleur de ce courant, totalementutilisée. fournirait assez de calorique pour tenir en fusion unfleuve de fer fondu aussi grand que l’Amazone ou le Missouri. »

En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream était de deuxmètres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellementdistinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimées fontsaillie sur l’Océan et qu’un dénivellement s’opère entre elles etles eaux froides. Sombres d’ailleurs et très riches en matièressalines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts quiles environnent. Telle est même la netteté de leur ligne dedémarcation, que le  Nautilus, à la hauteur des Carolines,trancha de son éperon les flots du Gulf-Stream, tandis que sonhélice battait encore ceux de l’Océan.

Ce courant entraînait avec lui tout un monde d’êtres  vivants. Les argonautes, si communs dans la Méditerranée, y   voyageaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux,les plus remarquables étaient des raies dont la queue très déliéeformait à peu près le tiers du corps, et qui figuraient de vasteslosanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d’unmètre, à tête grande, à museau court et arrondi, à dentspointues disposées sur plusieurs rangs, et dont le corpsparaissait couvert d’écailles.

Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisonsparticuliers à ces mers, des spares-synagres dont l’iris brillait

comme un feu, des sciènes longues d’un mètre, à large gueulehérissée de petites dents. qui faisaient entendre un léger cri des

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centronotes-nègres dont j’ai déjà parlé, des coriphènes bleus,relevés d’or et d’argent. des perroquets, vrais arcs-en-ciel del’Océan. qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beauxoiseaux des tropiques des blémies-bosquiens à tête triangulaire.

des rhombes bleuâtres dépourvus d’écailles. des batrachoïdesrecouverts d’une bande jaune et transversale qui figure un tgrec, des fourmillements de petits gohies-hoc pointillés detaches brunes, des diptérodons à tête argentée et à queue jaune,divers échantillons de salmones, des mugilomores, sveltes detaille. brillant d’un éclat doux, que Lacépède a consacrés àl’aimable compagne de sa vie, enfin un beau poisson, lechevalier-américain, qui, décoré de tous les ordres et chamarré

de tous les rubans, fréquente les rivages de cette grande nationoù les rubans et les ordres sont si médiocrement estimés.

J’ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentesdu Gulf-Stream rivalisaient avec l’éclat électrique de notre fanal,surtout par ces temps orageux qui nous menaçaientfréquemment.

Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap Hatteras, à lahauteur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream estlà de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dixmètres. Le  Nautilus continuait d’errer à l’aventure. Toutesurveillance semblait bannie du bord. Je conviendrai que dansces conditions, une évasion pouvait réussir. En effet, les rivageshabités offraient partout de faciles refuges. La mer étaitincessamment sillonnée de nombreux steamers qui font le

service entre New York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuitet jour parcourue par ces petites goëlettes chargées du cabotagesur les divers points de la côte américaine. On pouvait espérerd’être recueilli. C’était donc une occasion favorable, malgré lestrente milles qui séparaient le Nautilus des côtes de l’Union.

Mais une circonstance fâcheuse contrariait absolument lesprojets du Canadien. Le temps était fort mauvais. Nous

approchions de ces parages où les tempêtes sont fréquentes, de

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cette patrie des trombes et des cyclones, précisément engendréspar le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer souventdémontée sur un frêle canot, c’était courir à une perte certaine.Ned Land en convenait lui-même. Aussi rongeait-il son frein,

pris d’une furieuse nostalgie que la fuite seule eût pu guérir.

« Monsieur, me dit-il ce jour-là, il faut que cela finisse. Je  veux en avoir le cœur net. Votre Nemo s’écarte des terres etremonte vers le nord. Mais je vous le déclare j’ai assez du pôleSud, et je ne le suivrai pas au pôle Nord.

— Que faire, Ned, puisqu’une évasion est impraticable en cemoment ?

— J’en reviens à mon idée. Il faut parler au capitaine. Vousn’avez rien dit, quand nous étions dans les mers de votre pays.Je veux parler, maintenant que nous sommes dans les mers dumien. Quand je songe qu’avant quelques jours, le Nautilus va setrouver à la hauteur de la Nouvelle-Ecosse, et que là, vers Terre-

Neuve, s’ouvre une large baie, que dans cette baie se jette leSaint-Laurent et que le Saint-Laurent, c’est mon fleuve à moi lefleuve de Québec, ma ville natale ; quand je songe à cela, lafureur me monte au visage, mes cheveux se hérissent. Tenez,monsieur, je me jetterai plutôt à la mer ! Je ne resterai pas ici !J’y étouffe ! »

Le Canadien était évidemment à bout de patience. Sa

  vigoureuse nature ne pouvait s’accommoder de cetemprisonnement prolongé. Sa physionomie s’altérait de jour en  jour. Son caractère devenait de plus en plus sombre. Près desept mois s’étaient écoulés sans que nous eussions eu aucunenouvelle de la terre. De plus, l’isolement du capitaine Nemo, sonhumeur modifiée, surtout depuis le combat des poulpes, sataciturnité, tout me faisait apparaître les choses sous un aspectdifférent. Je ne sentais plus l’enthousiasme des premiers jours.Il fallait être un Flamand comme Conseil pour accepter cettesituation, dans ce milieu réservé aux cétacés et autres habitants

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de la mer. Véritablement, si ce brave garçon, au lieu depoumons avait eu des branchies, je crois qu’il aurait fait unpoisson distingué !

« Eh bien, monsieur ? reprit Ned Land, voyant que je nerépondais pas.

— Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaineNemo quelles sont ses intentions à notre égard ?

— Oui, monsieur.

— Et cela, quoiqu’il les ait déjà fait connaître ?

— Oui. Je désire être fixé une dernière fois. Parlez pour moiseul, en mon seul nom, si vous voulez.

— Mais je le rencontre rarement. Il m’évite même.

— C’est une raison de plus pour l’aller voir.

— Je l’interrogerai, Ned.

— Quand ? demanda le Canadien en insistant.

— Quand je le rencontrerai.

— Monsieur Aronnax, voulez-vous que j’aille le trouver,moi ?

— Non, laissez-moi faire. Demain...

— Aujourd’hui, dit Ned Land.

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— Soit. Aujourd’hui, je le verrai », répondis-je au Canadien,qui, en agissant lui-même, eût certainement tout compromis.

Je restai seul. La demande décidée, je résolus d’en finirimmédiatement. J’aime mieux chose faite que chose à faire.

Je rentrai dans ma chambre. De là, j’entendis marcher danscelle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser échapper cetteoccasion de le rencontrer. Je frappai à sa porte. Je n’obtins pasde réponse. Je frappai de nouveau, puis je tournai le bouton. Laporte s’ouvrit.

J’entrai. Le capitaine était là. Courbé sur sa table de travail,il ne m’avait pas entendu. Résolu à ne pas sortir sans l’avoirinterrogé, je m’approchai de lui. Il releva la tête brusquement,fronça les sourcils, et me dit d’un ton assez rude :

« Vous ici ! Que me voulez-vous ?

— Vous parler, capitaine.

— Mais je suis occupé, monsieur, je travaille. Cette libertéque je vous laisse de vous isoler, ne puis-je l’avoir pour moi ? »

La réception était peu encourageante. Mais j’étais décidé àtout entendre pour tout répondre.

« Monsieur, dis-je froidement, j’ai à vous parler d’uneaffaire qu’il ne m’est pas permis de retarder.

— Laquelle, monsieur ? répondit-il ironiquement. Avez- vous fait quelque découverte qui m’ait échappé ? La mer vous a-t-elle livré de nouveaux secrets ? »

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Nous étions loin de compte. Mais avant que j’eusserépondu, me montrant un manuscrit ouvert sur sa table, il medit d’un ton plus grave :

« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit écrit en plusieurslangues. Il contient le résumé de mes études sur la mer, et, s’ilplaît à Dieu, il ne périra pas avec moi. Ce manuscrit, signé demon nom, complété par l’histoire de ma vie, sera renfermé dansun petit appareil insubmersible. Le dernier survivant de noustous à bord du Nautilus jettera cet appareil à la mer, et il ira oùles flots le porteront. »

Le nom de cet homme ! Son histoire écrite par lui-même !Son mystère serait donc un jour dévoilé ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cette communication qu’une entrée en matière.

« Capitaine, répondis-je, je ne puis qu’approuver la penséequi vous fait agir. Il ne faut pas que le fruit de vos études soitperdu. Mais le moyen que vous employez me paraît primitif. Qui

sait où les vents pousseront cet appareil, en quelles mains iltombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux ? Vous, ou l’un des vôtres ne peut-il... ?

— Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine enm’interrompant.

— Mais moi, mes compagnons, nous sommes prêts à garder

ce manuscrit en réserve, et si vous nous rendez la liberté...

— La liberté ! fit le capitaine Nemo se levant.

— Oui, monsieur, et c’est à ce sujet que je voulais vousinterroger. Depuis sept mois nous sommes à votre bord, et je vous demande aujourd’hui, au nom de mes compagnons commeau mien, si votre intention est de nous y garder toujours.

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— Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vousrépondrai aujourd’hui ce que je vous ai répondu il y a septmois : Qui entre dans le Nautilus ne doit plus le quitter.

C’est l’esclavage même que vous nous imposez.

— Donnez-lui le nom qu’il vous plaira.

— Mais partout l’esclave garde le droit de recouvrer saliberté ! Quels que soient les moyens qui s’offrent à lui, il peutles croire bons !

— Ce droit, répondit le capitaine Nemo, qui vous le dénie ? Ai-je jamais pensé à vous enchaîner par un serment ? »

Le capitaine me regardait en se croisant les bras.

« Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujetne serait ni de votre goût ni du mien. Mais puisque nous l’avons

entamé, épuisons-le. Je vous le répète, ce n’est pas seulement dema personne qu’il s’agit. Pour moi l’étude est un secours, unediversion puissante, un entraînement, une passion qui peut mefaire tout oublier. Comme vous, je suis homme à vivre ignoré,obscur, dans le fragile espoir de léguer un jour à l’avenir lerésultat de mes travaux, au moyen d’un appareil hypothétiqueconfié au hasard des flots et des vents. En un mot, je puis vousadmirer, vous suivre sans déplaisir dans un rôle que je

comprends sur certains points : mais il est encore d’autresaspects de votre vie qui me la font entrevoir entourée decomplications et de mystères auxquels seuls ici, mescompagnons et moi, nous n’avons aucune part. Et même, quandnotre cœur a pu battre pour vous, ému par quelques-unes de vosdouleurs ou remué par vos actes de génie ou de courage, nousavons dû refouler en nous jusqu’au plus petit témoignage decette sympathie que fait naître la vue de ce qui est beau et bon,

que cela vienne de l’ami ou de l’ennemi. Eh bien, c’est cesentiment que nous sommes étrangers à tout ce qui vous

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touche, qui fait de notre position quelque chose d’inacceptable,d’impossible, même pour moi mais d’impossible pour Ned Landsurtout. Tout homme, par cela seul qu’il est homme, vaut qu’onsonge à lui. Vous êtes-vous demandé ce que l’amour de la

liberté, la haine de l’esclavage, pouvaient faire naître de projetsde vengeance dans une nature comme celle du Canadien, cequ’il pouvait penser, tenter, essayer ? ... »

Je m’étais tu. Le capitaine Nemo se leva.

« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu’il voudra,que m’importe ? Ce n’est pas moi qui l’ai été chercher ! Ce n’estpas pour mon plaisir que je le garde à mon bord ! Quant à vous,monsieur Aronnax, vous êtes de ceux qui peuvent toutcomprendre, même le silence. Je n’ai rien de plus à vousrépondre. Que cette première fois où vous venez de traiter cesujet soit aussi la dernière, car une seconde fois, je ne pourraismême pas vous écouter. »

Je me retirai. A compter de ce jour, notre situation fut trèstendue. Je rapportai ma conversation à mes deux compagnons.

« Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a rien àattendre de cet homme. Le  Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que soit le temps. »

Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des

symptômes d’ouragan se manifestaient. L’atmosphère se faisait blanchâtre et laiteuse. Aux cyrrhus à gerbes déliées succédaientà l’horizon des couches de nimbocumulus. D’autres nuages basfuyaient rapidement. La mer grossissait et se gonflait en longueshoules. Les oiseaux disparaissaient, à l’exception des satanicles,amis des tempêtes. Le baromètre baissait notablement etindiquait dans l’air une extrême tension des vapeurs. Lemélange du storm-glass se décomposait sous l’influence de

l’électricité qui saturait l’atmosphère. La lutte des éléments étaitprochaine.

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La tempête éclata dans la journée du 18 mai, précisémentlorsque le  Nautilus flottait à la hauteur de Long-Island, àquelques milles des passes de New York. Je puis décrire cettelutte des éléments, car au lieu de la fuir dans les profondeurs dela mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice, voulut la braver à sa surface.

Le vent soufflait du sud-ouest, d’abord en grand frais, c’est-à-dire avec une vitesse de quinze mètres à la seconde, qui futportée à vingt-cinq mètres vers trois heures du soir. C’est lechiffre des tempêtes.

Le capitaine Nemo, inébranlable sous les rafales, avait prisplace sur la plate-forme. Il s’était amarré à mi-corps pourrésister aux vagues monstrueuses qui déferlaient. Je m’y étaishissé et attaché aussi, partageant mon admiration entre cettetempête et cet homme incomparable qui lui tenait tête.

La mer démontée était balayée par de grandes loques denuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucunede ces petites lames intermédiaires qui se forment au fond desgrands creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses,dont la crête ne déferle pas, tant elles sont compactes. Leurhauteur s’accroissait. Elles s’excitaient entre elles. Le  Nautilus,tantôt couché sur le côté, tantôt dressé comme un mât, roulaitet tanguait épouvantablement.

 Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattitni le vent ni la mer. L’ouragan se déchaîna avec une vitesse dequarante-cinq mètres à la seconde, soit près de quarante lieuesà l’heure. C’est dans ces conditions qu’il renverse des maisons,qu’il enfonce des tuiles de toits dans des portes, qu’il rompt desgrilles de fer, qu’il déplace des canons de vingt-quatre. Etpourtant le  Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait cette

parole d’un savant ingénieur : « Il n’y a pas de coque bienconstruite qui ne puisse défier à la mer ! » Ce n’était pas un roc

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résistant, que ces lames eussent démoli, c’était un fuseaud’acier, obéissant et mobile, sans gréement, sans mâture, qui bravait impunément leur fureur.

Cependant j’examinais attentivement ces vaguesdéchaînées. Elles mesuraient jusqu’à quinze mètres de hauteursur une longueur de cent cinquante a cent soixante-quinzemètres, et leur vitesse de propagation. moitié de celle du vent,était de quinze mètres à la seconde. Leur volume et leurpuissance s’accroissaient avec la profondeur des eaux. Jecompris alors le rôle de ces lames qui emprisonnent l’air dansleurs flancs et le refoulent au fond des mers où elles portent la  vie avec l’oxygène. Leur extrême force de pression — on l’acalculée peut s’élever jusqu’à trois mille kilogrammes par piedcarré de la surface qu’elles contrebattent. Ce sont de telles lamesqui, aux Hébrides, ont déplacé un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempête du 23décembre 1864, après avoir renversé une partie de la ville de Yéddo, au Japon, faisant sept cents kilomètres à l’heure, allèrentse briser le même jour sur les rivages de l’Amérique.

L’intensité de la tempête s’accrut avec la nuit. Le baromètre,comme en 1860, à la Réunion, pendant un cyclone, tomba à 710millimètres. A la chute du jour, je vis passer à l’horizon ungrand navire qui luttait péniblement. Il capeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout à la lame. Ce devait être un dessteamers des lignes de New York à Liverpool ou au Havre. Ildisparut bientôt dans l’ombre.

 A dix heures du soir, le ciel était en feu. L’atmosphère futzébrée d’éclairs violents. Je ne pouvais en supporter l’éclat,tandis que le capitaine Nemo, les regardant en face, semblaitaspirer en lui l’âme de la tempête. Un bruit terrible emplissaitles airs, bruit complexe, fait des hurlements des vaguesécrasées, des mugissements du vent, des éclats du tonnerre. Le vent sautait à tous les points de l’horizon, et le cyclone, partant

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de l’est, y revenait en passant par le nord, l’ouest et le sud, ensens inverse des tempêtes tournantes de l’hémisphère austral.

 Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi destempêtes ! C’est lui qui crée ces formidables cyclones par ladifférence de température des couches d’air superposées a sescourants.

 A la pluie avait succédé une averse de feu. Les gouttelettesd’eau se changeaient en aigrettes fulminantes. On eût dit que lecapitaine Nemo, voulant une mort digne de lui, cherchait à sefaire foudroyer. Dans un effroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en l’air son éperon d’acier, comme la tige d’unparatonnerre, et j’en vis jaillir de longues étincelles.

Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat ventre vers lepanneau. Je l’ouvris et je redescendis au salon. L’orageatteignait alors son maximum d’intensité. Il était impossible dese tenir debout à l’intérieur du Nautilus.

Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis lesréservoirs se remplir peu à peu, et le  Nautilus s’enfonçadoucement au-dessous de la surface des flots.

Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissonseffarés qui passaient comme des fantômes dans les eaux en feu.Quelques-uns furent foudroyés sous mes yeux !

Le  Nautilus descendait toujours. Je pensais qu’ilretrouverait le calme à une profondeur de quinze mètres. Non.Les couches supérieures étaient trop violemment agitées. Ilfallut aller chercher le repos jusqu’à cinquante mètres dans lesentrailles de la mer.

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Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel milieupaisible ! Qui eût dit qu’un ouragan terrible se déchaînait alors àla surface de cet Océan ?

XXPAR 47°24' DE LATITUDE ET DE 17°28' DE

LONGITUDE

  A la suite de cette tempête, nous avions été rejetés dansl’est. Tout espoir de s’évader sur les atterrages de New York oudu Saint-Laurent s’évanouissait. Le pauvre Ned, désespéré,

s’isola comme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous ne nousquittions plus.

J’ai dit que le  Nautilus s’était écarté dans l’est. J’aurais dûdire, plus exactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours,il erra tantôt à la surface des flots, tantôt au-dessous, au milieude ces brumes si redoutables aux navigateurs. Elles sontprincipalement dues à la fonte des glaces, qui entretient une

extrême humidité dans l’atmosphère. Que de navires perdusdans ces parages, lorsqu’ils allaient reconnaître les feuxincertains de la côte ! Que de sinistres dus à ces brouillardsopaques ! Que de chocs sur ces écueils dont le ressac est éteintpar le bruit du vent ! Que de collisions entre les bâtiments,malgré leurs feux de position, malgré les avertissements deleurs sifflets et de leurs cloches d’alarme !

 Aussi, le fond de ces mers offrait-il l’aspect d’un champ de bataille, où gisaient encore tous ces vaincus de l’Océan ; les uns vieux et empâtés déjà ; les autres jeunes et réfléchissant l’éclatde notre fanal sur leurs ferrures et leurs carènes de cuivre.Parmi eux, que de bâtiments perdus corps et biens, avec leurséquipages, leur monde d’émigrants, sur ces points dangereuxsignalés dans les statistiques, le cap Race, l’île Saint-Paul, ledétroit de Belle-Ile, l’estuaire du Saint-Laurent ! Et depuis

quelques années seulement que de victimes fournies à cesfunèbres annales par les lignes du Royal-Mail, d’Inmann, de

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Montréal, le  Solway, I’ Isis, le  Paramatta, I’ Hungarian, leCanadian, l’ Anglo-Saxon, le  Humboldt , l’United-States, touséchoués, l’ Artic, le Lyonnais, coulés par abordage, le Président ,le  Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des causes

ignorées, sombres débris au milieu desquels naviguait le Nautilus, comme s’il eût passé une revue des morts !

Le 15 mai, nous étions sur l’extrémité méridionale du bancde Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines,un amas considérable de ces détritus organiques, amenés soitde l’Équateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pôle boréal,par ce contre-courant d’eau froide qui longe la côte américaine.Là aussi s’amoncellent les blocs erratiques charriés par ladébâcle des glaces. Là s’est formé un vaste ossuaire de poissonsde mollusques ou de zoophytes qui y périssent par milliards.

La profondeur de la mer n’est pas considérable au banc deTerre-Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. Mais versle sud se creuse subitement une dépression profonde, un troude trois mille mètres. Là s’élargit le Gulf-Stream. C’est unépanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de satempérature, mais il devient une mer.

Parmi les poissons que le  Nautilus effaroucha à sonpassage, je citerai le cycloptère d’un mètre, à dos noirâtre, à ventre orange, qui donne à ses congénères un exemple peu suivide fidélité conjugale, un unernack de grande taille, sorte demurène émeraude, d’un goût excellent, des karraks à gros yeux,dont la tête a quelque ressemblance avec celle du chien, des blennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerotsou goujons noirs de deux décimètres, des macroures à longuequeue, brillant d’un éclat argenté, poissons rapides, aventurésloin des mers hyperboréennes.

Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi, audacieux,  vigoureux, bien musclé, armé de piquants à la tête etd’aiguillons aux nageoires, véritable scorpion de deux à trois

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mètres, ennemi acharné des blennies, des gades et des saumons,c’était le cotte des mers septentrionales. au corps tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pêcheurs du  Nautilus eurent quelque peine à s’emparer de cet animal, qui, grâce à la

conformation de ses opercules, préserve ses organesrespiratoires du contact desséchant de l’atmosphère et peut vivre quelque temps hors de l’eau.

Je cite maintenant — pour mémoire — des bosquiens, petitspoissons qui accompagnent longtemps les navires dans les mers  boréales, des ables-oxyrhinques, spéciaux à l’Atlantiqueseptentrional, des rascasses, et j’arrive aux gades,principalement à l’espèce morue, que je surpris dans ses eaux deprédilection, sur cet inépuisable banc de Terre-Neuve.

On peut dire que ces morues sont des poissons demontagnes, car Terre-Neuve n’est qu’une montagne sous-marine. Lorsque le  Nautilus s’ouvrit un chemin à travers leursphalanges pressées, Conseil ne put retenir cette observation :

« Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les moruesétaient plates comme des limandes ou des soles ?

— Naïf ! m’écriai-je. Les morues ne sont plates que chezl’épicier, où on les montre ouvertes et étalées. Mais dans l’eau,ce sont des poissons fusiformes comme les mulets, etparfaitement conformés pour la marche.

— Je veux croire monsieur, répondit Conseil. Quelle nuée,quelle fourmilière !

— Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leursennemis, les rascasses et les hommes ! Sais-tu combien on acompté d’œufs dans une seule femelle ?

— Faisons bien les choses, répondit Conseil. Cinq cent mille.

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— Onze millions, mon ami.

— Onze millions. Voila ce que je n’admettrai jamais, àmoins de les compter moi-même.

— Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de mecroire. D’ailleurs, c’est par milliers que les Français, les Anglais,les Américains, les Danois, les Norvégiens. pêchent les morues.On les consomme en quantités prodigieuses, et sans l’étonnantefécondité de ces poissons, les mers en seraient bientôt

dépeuplées. Ainsi en Angleterre et en Amérique seulement, cinqmille navires montés par soixante-quinze mille marins, sontemployés à la pêche de la morue. Chaque navire en rapportequarante mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Surles côtes de la Norvège, même résultat.

— Bien, répondit Conseil, je m’en rapporte à monsieur. Jene les compterai pas.

— Quoi donc ?

— Les onze millions d’œufs. Mais je ferai une remarque.

— Laquelle ?

— C’est que si tous les œufs éclosaient, il suffirait de quatremorues pour alimenter l’Angleterre, l’Amérique et la Norvège. »

Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces longues lignes, armées de deuxcents hameçons, que chaque bateau tend par douzaines. Chaqueligne entraînée par un bout au moyen d’un petit grappin, étaitretenue a la surface par un orin fixé sur une bouée de liège. Le Nautilus dut manœuvrer adroitement au milieu de ce réseausous-marin.

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D’ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces paragesfréquentés. Il s’éleva jusque vers le quarante-deuxième degré delatitude. C’était à la hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et deHeart’s Content, où aboutit l’extrémité du câble transatlantique.

Le  Nautilus, au lieu de continuer à marcher au nord pritdirection vers l’est, comme s’il voulait suivre ce plateautélégraphique sur lequel repose le câble, et dont des sondagesmultipliés ont donné le relief avec une extrême exactitude.

Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ de Heart’sContent, par deux mille huit cents mètres de profondeur, que  j’aperçus le câble gisant sur le sol. Conseil, que je n’avais pasprévenu, le prit d’abord pour un gigantesque serpent de mer ets’apprêtait à le classer suivant sa méthode ordinaire. Mais jedésabusai le digne garçon et pour le consoler de son déboire, jelui appris diverses particularités de la pose de ce câble.

Le premier câble fut établi pendant les années 1857 et 1858 ; mais, après avoir transmis quatre cents télégrammesenviron, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingénieursconstruisirent un nouveau câble, mesurant trois mille quatrecents kilomètres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, quifut embarqué sur le Great-Eastern. Cette tentative échouaencore.

Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois mille huit centtrente-six mètres de profondeur, se trouvait précisément en cetendroit où se produisit la rupture qui ruina l’entreprise. C’était àsix cent trente-huit milles de la côte d’Irlande. On s’aperçut, àdeux heures après-midi, que les communications avec l’Europe  venaient de s’interrompre. Les électriciens du bord résolurentde couper le câble avant de le repêcher, et à onze heures du soir,ils avaient ramené la partie avariée. On refit un joint et une

épissure ; puis le câble fut immergé de nouveau. Mais, quelques

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  jours plus tard, il se rompit et ne put être ressaisi dans lesprofondeurs de l’Océan.

Les Américains ne se découragèrent pas. L’audacieux CyrusField, le promoteur de l’entreprise, qui y risquait toute safortune, provoqua une nouvelle souscription. Elle futimmédiatement couverte. Un autre câble fut établi dans demeilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolésdans une enveloppe de gutta-percha, était protégé par unmatelas de matières textiles contenu dans une armaturemétallique. Le Great-Eastern reprit la mer le 13 juillet 1866.

L’opération marcha bien. Cependant un incident arriva.Plusieurs fois, en déroulant le câble, les électriciens observèrentque des clous y avaient été récemment enfoncés dans le but d’endétériorer l’âme. Le capitaine Anderson, ses officiers, sesingénieurs, se réunirent, délibérèrent, et firent afficher que si lecoupable était surpris à bord, il serait jeté à la mer sans autre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisitplus.

Le 23 juillet, le Great-Eastern n’était plus qu’à huit centskilomètres de Terre-Neuve, lorsqu’on lui télégraphia d’Irlandela nouvelle de l’armistice conclu entre la Prusse et l’Autricheaprès Sadowa. Le 27, il relevait au milieu des brumes le port deHeart’s Content. L’entreprise était heureusement terminée, etpar sa première dépêche, la jeune Amérique adressait à la vieilleEurope ces sages paroles si rarement comprises : « Gloire àDieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur laterre. »

Je ne m’attendais pas à trouver le câble électrique dans sonétat primitif, tel qu’il était en sortant des ateliers de fabrication.Le long serpent, recouvert de débris de coquille, hérissé deforaminifères, était encroûté dans un empâtement pierreux quile protégeait contre les mollusques perforants. Il reposaittranquillement, à l’abri des mouvements de la mer, et sous une

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pression favorable à la transmission de l’étincelle électrique quipasse de l’Amérique à l’Europe en trente-deux centièmes deseconde. La durée de ce câble sera infinie sans doute, car on aobservé que l’enveloppe de gutta-percha s’améliore par son

séjour dans l’eau de mer.

D’ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le câblen’est jamais immergé à des profondeurs telles qu’il puisse serompre. Le Nautilus le suivit jusqu’à son fond le plus bas, situépar quatre mille quatre cent trente et un mètres, et là, il reposaitencore sans aucun effort de traction. Puis, nous nousrapprochâmes de l’endroit où avait eu lieu l’accident de 1863.

Le fond océanique formait alors une vallée large de cent  vingt kilomètres, sur laquelle on eût pu poser le Mont-Blancsans que son sommet émergeât de la surface des flots. Cette  vallée est fermée à l’est par une muraille à pic de deux millemètres. Nous y arrivions le 28 mai, et le  Nautilus n’était plusqu’à cent cinquante kilomètres de l’Irlande.

Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les îles Britanniques ? Non. A ma grande surprise, il redescendit ausud et revint vers les mers européennes. En contournant l’îled’Émeraude, j’aperçus un instant le cap Clear et le feu deFastenet, qui éclaire les milliers de navires sortis de Glasgow oude Liverpool.

Une importante question se posait alors à mon esprit.

Le Nautilus oserait-il s’engager dans la Manche ? Ned Landqui avait reparu depuis que nous rallions la terre ne cessait dem’interroger. Comment lui répondre ? Le capitaine Nemodemeurait invisible. Après avoir laissé entrevoir au Canadien lesrivages d’Amérique, allait-il donc me montrer les côtes deFrance ?

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Cependant le Nautilus s’abaissait toujours vers le sud. Le 30mai, il passait en vue du Land’s End, entre la pointe extrême del’Angleterre et les Sorlingues, qu’il laissa sur tribord.

S’il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendrefranchement à l’est. Il ne le fit pas.

Pendant toute la journée du 31 mai, le  Nautilus décrivit surla mer une série de cercles qui m’intriguèrent vivement. Ilsemblait chercher un endroit qu’il avait quelque peine à trouver. A midi, le capitaine Nemo vint faire son point lui-même. Il nem’adressa pas la parole. Il me parut plus sombre que jamais.Qui pouvait l’attrister ainsi ? Était-ce sa proximité des rivageseuropéens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son paysabandonné ? Qu’éprouvait-il alors ? des remords ou desregrets ? Longtemps cette pensée occupa mon esprit, et j’euscomme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu lessecrets du capitaine.

Le lendemain, 31 juin, le  Nautilus conserva les mêmesallures. Il était évident qu’il cherchait à reconnaître un pointprécis de l’Océan. Le capitaine Nemo vint prendre la hauteur dusoleil, ainsi qu’il avait fait la veille. La mer était belle, le ciel pur. A huit milles dans l’est, un grand navire à vapeur se dessinaitsur la ligne de l’horizon. Aucun pavillon ne battait à sa corne, et je ne pus reconnaître sa nationalité.

Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleilpassât au méridien, prit son sextant et observa avec uneprécision extrême. Le calme absolu des flots facilitait sonopération. Le  Nautilus immobile ne ressentait ni roulis nitangage.

J’étais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque sonrelèvement fut terminé, le capitaine prononça ces seuls mots.

« C’est ici ! »

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Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bâtiment quimodifiait sa marche et semblait se rapprocher de nous ? Je nesaurais le dire.

Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j’entendis lessifflements de l’eau dans les réservoirs. Le  Nautilus commençade s’enfoncer, suivant une ligne verticale, car son héliceentravée ne lui communiquait plus aucun mouvement.

Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait à une profondeur

de huit cent trente-trois mètres et reposait sur le sol.

Le plafond lumineux du salon s’éteignit alors, les panneauxs’ouvrirent, et à travers les vitres, j’aperçus la mer vivementilluminée par les rayons du fanal dans un ravo d’un demi-mille.

Je regardait à bâbord et je ne vis rien que l’immensité deseaux tranquilles.

Par tribord, sur le fond, apparaissait une forteextumescence qui attira mon attention. On eût dit des ruinesensevelies sous un empâtement de coquilles blanchâtres commesous un manteau de neige. En examinant attentivement cettemasse, je crus reconnaître les formes épaissies d’un navire, raséde ses mâts, qui devait avoir coulé par l’avant. Ce sinistre dataitcertainement d’une époque reculée. Cette épave, pour être ainsi

encroûtée dans le calcaire des eaux, comptait déjà bien desannées passées sur ce fond de l’Océan.

Quel était ce navire ? Pourquoi le  Nautilus venait-il visitersa tombe ? N’était-ce donc pas un naufrage qui avait entraîné ce bâtiment sous les eaux ?

Je ne savais que penser, quand, près de moi, j’entendis le

capitaine Nemo dire d’une voix lente :

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« Autrefois ce navire se nommait le  Marseillais. Il portaitsoixante-quatorze canons et fut lancé en 1762. En 1778, le 13août, commandé par La Poype-Vertrieux, il se battaitaudacieusement contre le  Preston. En 1779, le 4 juillet, ilassistait avec l’escadre de l’amiral d’Estaing à la prise deGrenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat ducomte de Grasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, larépublique française lui changeait son nom. Le 16 avril de lamême année, il rejoignait à Brest l’escadre de Villaret-Joyeuse ?chargé d’escorter un convoi de blé qui venait d’Amérique sous lecommandement de l’amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an

II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais.Monsieur, c’est aujourd’hui le 13 prairial, le ler juin 1868. Il y asoixante-quatorze ans, jour pour jour, à cette place même, par47°24’de latitude et 17°28’de longitude, ce navire, après uncombat héroïque, démâté de ses trois mâts, l’eau dans sessoutes, le tiers de son équipage hors de combat, aima mieuxs’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de serendre, et clouant son pavillon à sa poupe, il disparut sous les

flots au cri de : Vive la République !

— Le Vengeur ! m’écriai-je.

— Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmurale capitaine Nemo en se croisant les bras.

XXIUNE HÉCATOMBE

Cette façon de dire, l’imprévu de cette scène, cet historiquedu navire patriote froidement raconté d’abord, puis l’émotionavec laquelle l’étrange personnage avait prononcé ses dernièresparoles, ce nom de Vengeur, dont la signification ne pouvaitm’échapper, tout se réunissait pour frapper profondément mon

esprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui, lesmains tendues vers la mer, considérait d’un œil ardent la

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glorieuse épave. Peut-être ne devais-je jamais savoir qui il était,d’où il venait, où il allait, mais je voyais de plus en plus l’hommese dégager du savant. Ce n’était pas une misanthropie communequi avait enfermé dans les flancs du Nautilus le capitaine Nemo

et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublimeque le temps ne pouvait affaiblir.

Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? L’avenirdevait bientôt me l’apprendre.

Cependant, le  Nautilus remontait lentement vers la surfacede la mer, et je vis disparaître peu à peu les formes confuses duVengeur. Bientôt un léger roulis m’indiqua que nous flottions àl’air libre.

En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Jeregardai le capitaine. Le capitaine ne bougea pas.

« Capitaine ? » dis-je.

Il ne répondit pas.

Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et leCanadien m’y avaient précédé.

« D’où vient cette détonation ? demandai-je.

— Un coup de canon », répondit Ned Land.

Je regardai dans la direction du navire que j’avais aperçu. Ils’était rapproché du  Nautilus et l’on voyait qu’il forçait de vapeur. Six milles le séparaient de nous.

« Quel est ce bâtiment, Ned ?

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— A son gréement, à la hauteur de ses bas mâts, répondit leCanadien, je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venirsur nous et couler, s’il le faut, ce damné Nautilus !

— Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut-il faire au Nautilus ? Ira-t-il l’attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonnerau fond des mers ?

— Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaître lanationalité de ce bâtiment ? »

Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupières,plissant ses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants lenavire de toute la puissance de son regard.

« Non, monsieur, répondit-il. Je ne saurais reconnaître àquelle nation il appartient. Son pavillon n’est pas hisse. Mais jepuis affirmer que c’est un navire de guerre, car une longueflamme se déroule à l’extrémité de son grand mât. »

Pendant un quart d’heure, nous continuâmes d’observer le  bâtiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre,cependant. qu’il eût reconnu le Nautilus à cette distance, encoremoins qu’il sût ce qu’était cet engin sous-marin.

Bientôt le Canadien m’annonça que ce bâtiment était ungrand vaisseau de guerre, à éperon, un deux-ponts cuirassé.

Une épaisse fumée noire s’échappait de ses deux cheminées. Ses  voiles serrées se confondaient avec la ligne des vergues. Sacorne ne portait aucun pavillon. La distance empêchait encorede distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait comme unmince ruban.

Il s’avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissaitapprocher, une chance de salut s’offrait à nous.

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« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment nous passe àun mille je me jette à la mer, et je vous engage faire commemoi. »

Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et jecontinuai de regarder le navire qui grandissait à vue d’œil. Qu’ilfût anglais, français, américain ou russe, il était certain qu’ilnous accueillerait, si nous pouvions gagner son bord.

« Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, quenous avons quelque expérience de la natation. Il peut se reposersur moi du soin de le remorquer vers ce navire, s’il lui convientde suivre l’ami Ned. »

J’allais répondre, lorsqu’une vapeur blanche jaillit à l’avantdu vaisseau de guerre. Puis, quelques secondes plus tard, leseaux troublées par la chute d’un corps pesant, éclaboussèrentl’arrière du  Nautilus. Peu après, une détonation frappait monoreille.

« Comment ? ils tirent sur nous ! m’écriai-je.

— Braves gens ! murmura le Canadien.

— Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragésaccrochés à une épave !

— N’en déplaise à monsieur.... Bon, fit Conseil en secouantl’eau qu’un nouveau boulet avait fait jaillir jusqu’à lui. – N’endéplaise à monsieur, ils ont reconnu le narwal, et ils canonnentle narwal.

— Mais ils doivent bien voir, m’écriai-je qu’ils ont affaire àdes hommes.

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— C’est peut-être pour cela ! » répondit Ned Land en meregardant.

Toute une révélation se fit dans mon esprit. Sans doute, onsavait à quoi s’en tenir maintenant sur l’existence du prétendumonstre. Sans doute, dans son abordage avec l’Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de son harpon, lecommandant Farragut avait reconnu que le narwal était un bateau sous-marin, plus dangereux qu’un cétacé surnaturel ?

Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les mers, sans doute,on poursuivait maintenant ce terrible engin de destruction !

Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, lecapitaine Nemo employait le  Nautilus à une œuvre de vengeance ! Pendant cette nuit, lorsqu’il nous emprisonna dansla cellule, au milieu de l’Océan Indien, ne s’était-il pas attaqué àquelque navire ? Cet homme enterré maintenant dans lecimetière de corail, n’avait-il pas été victime du choc provoqué

par le  Nautilus ? Oui, je le répète. Il en devait être ainsi. Unepartie de la mystérieuse existence du capitaine Nemo sedévoilait. Et si son identité n’était pas reconnue, du moins, lesnations coalisées contre lui, chassaient maintenant, non plus unêtre chimérique, mais un homme qui leur avait voué une haineimplacable !

Tout ce passé formidable apparut à mes yeux. Au lieu de

rencontrer des amis sur ce navire qui s’approchait, nous n’y pouvions trouver que des ennemis sans pitié.

Cependant les boulets se multipliaient autour de nous.Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s’en allaient parricochet se perdre à des distances considérables. Mais aucunn’atteignit le Nautilus.

Le navire cuirassé n’était plus alors qu’à trois milles. Malgrésa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur

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la plate-forme. Et cependant, l’un de ces boulets coniques,frappant normalement la coque du Nautilus, lui eût été fatal.

Le Canadien me dit alors :

« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de cemauvais pas. Faisons des signaux ! Mille diables ! Oncomprendra peut-être que nous sommes d’honnêtes gens ! »

Ned Land prit son mouchoir pour l’agiter dans l’air. Mais ill’avait à peine déployé, que terrassé par une main de fer, malgré

sa force prodigieuse, il tombait sur le pont.

« Misérable, s’écria le capitaine, veux-tu donc que je tecloue sur l’éperon du Nautilus avant qu’il ne se précipite contrece navire ! »

Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était plus terribleencore à voir. Sa face avait pâli sous les spasmes de son cœur,

qui avait dû cesser de battre un instant. Ses pupilles s’étaientcontractées effroyablement. Sa voix ne parlait plus, ellerugissait. Le corps penché en avant, il tordait sous sa main lesépaules du Canadien.

Puis, l’abandonnant et se retournant vers le vaisseau deguerre dont les boulets pleuvaient autour de lui :

« Ah ! tu sais qui je suis, navire d’une nation maudite !s’écria-t-il de sa voix puissante. Moi, je n’ai pas eu besoin de tescouleurs pour te reconnaître ! Regarde ! Je vais te montrer lesmiennes ! »

Et le capitaine Nemo déploya à l’avant de la plate-forme unpavillon noir. semblable à celui qu’il avait déjà planté au pôlesud.

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 A ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du Nautilus, sans l’entamer, et passant par ricochet près ducapitaine. alla se perdre en mer.

Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis, s’adressant àmoi :

« Descendez, me dit-il d’un ton bref, descendez, vous et voscompagnons.

— Monsieur, m’ecriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire,

— Monsieur, je vais le couler. Vous ne ferez pas cela !

— Je le ferai, répondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas de me juger, monsieur. La fatalité vous montrece que vous ne deviez pas voir. L’attaque est venue. La ripostesera terrible. Rentrez.

— Ce navire, quel est-il ?

— Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux ! Sanationalité, du moins, restera un secret pour vous. Descendez. »

Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu’obéir.Une quinzaine de marins du Nautilus entouraient le capitaine etregardaient avec un implacable sentiment de haine ce navire quis’avançait vers eux. On sentait que le même souffle de vengeance animait toutes ces âmes.

Je descendis au moment où un nouveau projectile éraillaitencore la coque du Nautilus, et j’entendis le capitaine s’écrier :

« Frappe, navire insensé ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu

n’échapperas pas à l’éperon du  Nautilus. Mais ce n’est pas à

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cette place que tu dois périr ! Je ne veux pas que tes ruinesaillent se confondre avec les ruines du Vengeur ! »

Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second étaientrestés sur la plate-forme. L’hélice fut mise en mouvement, le Nautilus, s’éloignant avec vitesse se mit hors de la portée des boulets du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le capitaineNemo se contenta de maintenir sa distance.

  Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenirl’impatience et l’inquiétude qui me dévoraient, je revins versl’escalier central. Le panneau était ouvert. Je me hasardai sur laplate-forme. Le capitaine s’y promenait encore d’un pas agité. Ilregardait le navire qui lui restait sous le vent à cinq ou sixmilles. Il tournait autour de lui comme une bête fauve, etl’attirant vers l’est, il se laissait poursuivre. Cependant, iln’attaquait pas. Peut-être hésitait-il encore ?

Je voulus intervenir une dernière fois. Mais j’avais a peine

interpellé le capitaine Nemo, que celui-ci m’imposait silence :

« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suisl’opprimé, et voilà l’oppresseur ! C’est par lui que tout ce queJ’ai aime, chéri, vénéré, patrie, femme, enfants, mon père, mamère, j’ai vu tout périr ! Tout ce que je hais est là ! Taisez- vous ! »

Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre quiforçait de vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil.

« Nous fuirons ! m’écriai-je.

— Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?

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— Je l’ignore. Mais quel qu’il soit, il sera coulé avant la nuit.En tout cas, mieux vaut périr avec lui que de se faire lescomplices de représailles dont on ne peut pas mesurer l’équité.

— C’est mon avis, répondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. »

La nuit arriva. Un profond silence régnait à bord. La  boussole indiquait que le Nautilus n’avait pas modifié sadirection. J’entendais le battement de son hélice qui frappait lesflots avec une rapide régularité. Il se tenait à la surface des eaux,et un léger roulis le portait tantôt sur un bord, tantôt sur unautre.

Mes compagnons et moi, nous avions résolu de fuir aumoment où le vaisseau serait assez rapproché, soit pour nousfaire entendre, soit pour nous faire voir, car la lune. qui devaitêtre pleine trois jours plus tard, resplendissait. Une fois à bordde ce navire, si nous ne pouvions prévenir le coup qui le

menaçait, du moins nous ferions tout ce que les circonstancesnous permettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus se disposait pour l’attaque. Mais il se contentait delaisser se rapprocher son adversaire, et, peu de temps après, ilreprenait son allure de fuite.

Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettionsl’occasion d’agir. Nous parlions peu, étant trop émus. Ned Land

aurait voulu se précipiter à la mer. Je le forçai d’attendre.Suivant moi, le  Nautilusdevait attaquer le deux-ponts à lasurface des flots, et alors il serait non seulement possible, maisfacile de s’enfuir.

  A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaine Nemo ne l’avait pas quittée. Il était debout,à l’avant, près de son pavillon. qu’une légère brise déployait au-

dessus de sa tête. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Sonregard, d’une extraordinaire intensité, semblait l’attirer, le

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fasciner, l’entraîner plus sûrement que s’il lui eût donné laremorque !

La lune passait alors au méridien. Jupiter se levait dansl’est. Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l’Océanrivalisaient de tranquillité, et la mer offrait a l’astre des nuits leplus beau miroir qui eût jamais reflété son image.

Et quand je pensais à ce calme profond des éléments,comparé à toutes ces colères qui couvaient dans les flancs del’imperceptible Nautilus, je sentais frissonner tout mon être.

Le vaisseau se tenait a deux mille de nous. Il s’étaitrapproché, marchant toujours vers cet éclat phosphorescent quisignalait la présence du Nautilus Je vis ses feux de position, vertet rouge, et son fanal blanc suspendu au grand étai de misaine.Une vague réverbération éclairait son gréement et indiquait queles feux étaient poussés à outrance. Des gerbes d’étincelles, desscories de charbons enflammés, s’échappant de ses cheminées,

étoilaient l’atmosphère.

Je demeurai ainsi jusqu’à six heures du matin, sans que lecapitaine Nemo eût paru m’apercevoir. Le vaisseau nous restaità un mille et demi, et avec les première, lueurs du jour. sacanonnade recommença. Le moment ne pouvait être éloigné où,le  Nautilus attaquant son adversaire, mes compagnons et moi,nous quitterions pour jamais cet homme que je n’osais juger.

Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsque lesecond monta sur la plate-forme. Plusieurs marinsl’accompagnaient. Le capitaine Nemo ne les vit pas ou ne voulutpas les voir. Certaines dispositions furent prises qu’on aurait puappeler le « branle-bas de combat » du  Nautilus. Elles étaienttrès simples. La filière qui formait balustrade autour de la plate-forme. fut abaissée. De même, les cages du fanal et du timonier

rentrèrent dans la coque de manière à l’affleurer seulement. La

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surface du long cigare de tôle n’offrait plus une seule saillie quipût gêner sa manœuvre.

Je revins au salon. Le  Nautilus émergeait toujours.Quelques lueurs matinales s’infiltraient dans la couche liquide.Sous certaines ondulations des lames, les vitres s’animaient desrougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin se levait.

 A cinq heures, le loch m’apprit que la vitesse du Nautilus semodérait. Je compris qu’il se laissait approcher. D’ailleurs lesdétonations se faisaient plus violemment entendre. Les bouletslabouraient l’eau ambiante et s’y vissaient avec un sifflementsingulier.

« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignée demain, et que Dieu nous garde ! »

Ned Land était résolu, Conseil calme, moi nerveux, mecontenant à peine.

Nous passâmes dans la bibliothèque. Au moment où jepoussais la porte qui s’ouvrait sur la cage de l’escalier central, j’entendis le panneau supérieur se fermer brusquement.

Le Canadien s’élança sur les marches, mais je l’arrêtai. Unsifflement bien connu m’apprenait que l’eau pénétrait dans lesréservoirs du bord. En effet, en peu d’instants, le  Nautilus 

s’immergea à quelques mètres au-dessous de la surface desflots.

Je compris sa manœuvre. Il était trop tard pour agir.

Le  Nautilus ne songeait pas a frapper le deux-ponts dansson impénétrable cuirasse, mais au-dessous de sa ligne deflottaison, là ou la carapace métallique ne protège plus le bordé.

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Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés dusinistre drame qui se préparait. D’ailleurs, nous eûmes à peinele temps de réfléchir. Réfugiés dans ma chambre, nous nousregardions sans prononcer une parole. Une stupeur profonde

s’était emparée de mon esprit. Le mouvement de la pensées’arrêtait en moi. . Je me trouvais dans cet état pénible quiprécède l’attente d’une détonation épouvantable. J’attendais, j’écoutais, je ne vivais que par le sens de l’ouïe !

Cependant, la vitesse du  Nautilus s’accrut sensiblement.C’était son élan qu’il prenait ainsi. Toute sa coque frémissait.

Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, maisrelativement léger. Je sentis la force pénétrante de l’éperond’acier. J’entendis des éraillements, des raclements. Mais le Nautilus, emporté par sa puissance de propulsion, passait autravers de la masse du vaisseau comme l’aiguille du voilier àtravers la toile !

Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m’élançai hors de machambre et me précipitai dans le salon.

Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre, implacable, ilregardait par le panneau de bâbord.

Une masse énorme sombrait sous les eaux, et pour ne rienperdre de son agonie, le  Nautilus descendait dans l’abîme avec

elle. A dix mètres de moi, je vis cette coque entr’ouverte, oùl’eau s’enfonçait avec un bruit de tonnerre, puis la double lignedes canons et les bastingages. Le pont était couvert d’ombresnoires qui s’agitaient.

L’eau montait. Les malheureux s’élançaient dans leshaubans, s’accrochaient aux mâts, se tordaient sous lés eaux.C’était une fourmilière humaine surprise par l’envahissement

d’une mer !

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Paralysé, raidi par l’angoisse, les cheveux hérissés, l’œildémesurément ouvert, la respiration incomplète, sans souffle,sans voix, je regardais, moi aussi ! Une irrésistible attraction mecollait à la vitre !

L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement. Le  Nautilus lesuivant, épiait tous ses mouvements. Tout à coup, une explosionse produisit. L’air comprimé fit voler les ponts du bâtimentcomme si le feu eût pris aux soutes. La poussée des eaux fut telleque le Nautilus dévia.

 Alors le malheureux navire s’enfonça plus rapidement. Seshunes, chargées de victimes, apparurent, ensuite des barres,pliant sous des grappes d’hommes. enfin le sommet de songrand mât. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cetéquipage de cadavres entraînés par un formidable remous...

Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier,  véritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout

fut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sachambre, l’ouvrit et entra. Je le suivis des yeux.

Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de seshéros, je vis le portrait d’une femme jeune encore et de deuxpetits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelquesinstants, leur tendit les bras, et, s’agenouillant. il fondit ensanglots.

XXIILES DERNIÈRES PAROLES DU CAPITAINE NEMO

Les panneaux s’étaient refermés sur cette vision effrayante,mais la lumière n’avait pas été rendue au salon. A l’intérieur du Nautilus, ce n’étaient que ténèbres et silence. Il quittait ce lieude désolation, à cent pieds sous les eaux, avec une rapidité

prodigieuse. Où allait-il ? Au nord ou au sud ? Où fuyait cethomme après cette horrible représaille ?

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J’étais rentré dans ma chambre où Ned et Conseil setenaient silencieusement. J’éprouvais une insurmontablehorreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu’il eût souffert de lapart des hommes, il n’avait pas le droit de punir ainsi. Il m’avaitfait, sinon le complice, du moins le témoin de ses vengeances !C’était déjà trop.

 A onze heures, la clarté électrique réapparut. Je passai dansle salon. Il était désert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans le nord avec une rapidité de vingt-cinqmilles à l’heure, tantôt à la surface de la mer, tantôt à trentepieds au-dessous.

Relèvement fait sur la carte, je vis que nous passions àl’ouvert de la Manche, et que notre direction nous portait versles mers boréales avec une incomparable vitesse.

 A peine pouvais-je saisir à leur rapide passage des squales

au long nez, des squales-marteaux, des roussettes quifréquentent ces eaux, de grands aigles de mer, des nuéesd’hippocampes, semblables aux cavaliers du jeu d’échecs, desanguilles s’agitant comme les serpenteaux d’un feu d’artifice,des armées de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurspinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins quiluttaient de rapidité avec le Nautilus. Mais d’observer, d’étudier,de classer, il n’était plus question alors.

Le soir, nous avions franchi deux cents lieues del’Atlantique. L’ombre se fit, et la mer fut envahie par lesténèbres jusqu’au lever de la lune.

Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J’étais assaillide cauchemars. L’horrible scène de destruction se répétait dansmon esprit.

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Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’où nous entraîna le Nautilusdans ce bassin de l’Atlantique nord ? Toujours avec une  vitesse inappréciable ! Toujours au milieu des brumeshyperboréennes ! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux

accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mers ignorées,la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipel deLiarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je nesaurais le dire. Le temps qui s’écoulait je ne pouvais plusl’évaluer. L’heure avait été suspendue aux horloges du bord. Ilsemblait que la nuit et le jour, comme dans les contréespolaires, ne suivaient plus leur cours régulier. Je me sentaisentraîné dans ce domaine de l’étrange où se mouvait à l’aise

l’imagination surmenée d’Edgard Poë. A chaque instant, jem’attendais à voir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cettefigure humaine voilée, de proportion beaucoup plus vaste quecelle d’aucun habitant de la terre, jetée en travers de cettecataracte qui défend les abords du pôle » !

J’estime — mais je me trompe peut-être, j’estime que cettecourse aventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou

  vingt jours, et je ne sais ce qu’elle aurait duré, sans lacatastrophe qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n’étaitplus question. De son second, pas davantage. Pas un homme del’équipage ne fut visible un seul instant. Presque incessamment,le  Nautilus flottait sous les eaux. Quand ii remontait à leursurface afin de renouveler son air, les panneaux s’ouvraient ouse refermaient automatiquement. Plus de point reporté sur leplanisphère. Je ne savais où nous étions.

Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces et depatience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seulmot, et craignait que, dans un accès de délire et sous l’empired’une nostalgie effrayante, il ne se tuât. Il le surveillait doncavec un dévouement de tous les instants.

On comprend que, dans ces conditions, la situation n’était

plus tenable.

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Un matin — à quelle date, je ne saurais le dire — je m’étaisassoupi vers les premières heures du jour, assoupissementpénible et maladif. Quand je m’éveillai, je vis Ned Land sepencher sur moi, et je l’entendis me dire à voix basse :

« Nous allons fuir ! »

Je me redressai.

« Quand fuyons-nous ? demandai-je.

— La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoirdisparu du  Nautilus. On dirait que la stupeur règne à bord. Vous serez prêt, monsieur ?

— Oui. Où sommes-nous ?

— En vue de terres que je viens de relever ce matin aumilieu des brumes, à vingt milles dans l’est.

— Quelles sont ces terres ?

— Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous nous y réfugierons.

— Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût la mer nousengloutir !

— La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles àfaire dans cette légère embarcation du  Nautilus ne m’effraientpas. J’ai pu y transporter quelques vivres et quelques bouteillesd’eau à l’insu de l’équipage.

— Je vous suivrai.

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— D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je medéfends, je me fais tuer.

— Nous mourrons ensemble, ami Ned. »

J’étais décidé à tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai laplate-forme, sur laquelle je pouvais à peine me maintenir contrele choc des lames. Le ciel était menaçant, mais puisque la terreétait là dans ces brumes épaisses, il fallait fuir. Nous ne devionsperdre ni un jour ni une heure.

Je revins au salon, craignant et désirant tout à la fois derencontrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir.Que lui aurais-je dit ? Pouvais-je lui cacher l’involontairehorreur qu’il m’inspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me trouverface à face avec lui ! Mieux valait l’oublier ! Et pourtant !

Combien fut longue cette journée, la dernière que je dusse

passer à bord du Nautilus ! Je restais seul. Ned Land et Conseilévitaient de me parler par crainte de se trahir.

 A six heures, je dînai, mais je n’avais pas faim. Je me forçaià manger, malgré mes répugnances, ne voulant pas m’affaiblir.

 A six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Ilme dit :

« Nous ne nous reverrons pas avant notre départ. A dixheures, la lune ne sera pas encore levée. Nous profiterons del’obscurité. Venez au canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. »

Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donné le temps de luirépondre.

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Je voulus vérifier la direction du  Nautilus. Je me rendis ausalon. Nous courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante,par cinquante mètres de profondeur.

Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature,sur ces richesses de l’art entassées dans ce musée, sur cettecollection sans rivale destinée à périr un jour au fond des mersavec celui qui l’avait formée. Je voulus fixer dans mon espritune impression suprême. Je restai une heure ainsi, baigné dansles effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces trésorsresplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins à ma chambre.

Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je rassemblaimes notes et les serrai précieusement sur moi. Mon cœur battaitavec force. Je ne pouvais en comprimer les pulsations.Certainement, mon trouble, mon agitation m’eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.

Que faisait-il en ce moment ? J’écoutai à la porte de sa

chambre. J’entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo était là.Il ne s’était pas couché. A chaque mouvement, il me semblaitqu’il allait m’apparaître et me demander pourquoi je voulaisfuir ! J’éprouvais des alertes incessantes. Mon imagination lesgrossissait. Cette impression devint si poignante que je medemandai s’il ne valait pas mieux entrer dans la chambre ducapitaine, le voir face à face, le braver du geste et du regard !

C’était une inspiration de fou. Je me retins heureusement,et je m’étendis sur mon lit pour apaiser en moi les agitations ducorps. Mes nerfs se calmèrent un peu, mais, le cerveausurexcité, je revis dans un rapide souvenir toute mon existence à bord du Nautilus, tous les incidents heureux ou malheureux quil’avaient traversée depuis ma disparition de l’ Abraham-Lincoln,les chasses sous-marines, le détroit de Torrès, les sauvages de laPapouasie, l’échouement, le cimetière de corail, le passage deSuez, l’île de Santorin, le plongeur crétois, la baie de Vigo,l’Atlantide, la banquise, le pôle sud, l’emprisonnement dans les

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glaces, le combat des poulpes, la tempête du Gulf-Stream, leVengeur, et cette horrible scène du vaisseau coulé avec sonéquipage ! ... Tous ces événements passèrent devant mes yeux,comme ces toiles de fond qui se déroulent à l’arrière-plan d’un

théâtre. Alors le capitaine Nemo grandissait démesurémentdans ce milieu étrange. Son type s’accentuait et prenait desproportions surhumaines. Ce n’était plus mon semblable, c’étaitl’homme des eaux, le génie des mers.

Il était alors neuf heures et demie. Je tenais ma tête à deuxmains pour l’empêcher d’éclater. Je fermais les yeux. Je ne  voulais plus penser. Une demi-heure d’attente encore ! Unedemi-heure d’un cauchemar qui pouvait me rendre fou !

En ce moment, j’entendis les vagues accords de l’orgue, uneharmonie triste sous un chant indéfinissable, véritables plaintesd’une âme qui veut briser ses liens terrestres. J’écoutai par tousmes sens à la fois, respirant à peine, plongé comme le capitaineNemo dans ces extases musicales qui l’entraînaient hors deslimites de ce monde.

Puis, une pensée soudaine me terrifia. Le capitaine Nemoavait quitté sa chambre. Il était dans ce salon que je devaistraverser pour fuir. Là, je le rencontrerais une dernière fois. Ilme verrait, il me parlerait peut-être ! Un geste de lui pouvaitm’anéantir, un seul mot, m’enchaîner à son bord !

Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment était venu de quitter ma chambre et de rejoindre mes compagnons.

Il n’y avait pas à hésiter, dût le capitaine Nemo se dresserdevant moi. J’ouvris ma porte avec précaution, et cependant, ilme sembla qu’en tournant sur ses gonds, elle faisait un bruiteffrayant. Peut-être ce bruit n’existait-il que dans monimagination !

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Je m’avançai en rampant à travers les coursives obscures du Nautilus, m’arrêtant à chaque pas pour comprimer les battements de mon cœur.

J’arrivai à la porte angulaire du salon. Je l’ouvrisdoucement. Le salon était plongé dans une obscurité profonde.Les accords de l’orgue raisonnaient faiblement. Le capitaineNemo était là. Il ne me voyait pas. Je crois même qu’en pleinelumière, il ne m’eût pas aperçu, tant son extase l’absorbait toutentier.

Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont le bruit eût pu trahir ma présence. Il me fallut cinq minutes pourgagner la porte du fond qui donnait sur la bibliothèque.

J’allais l’ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo mecloua sur place. Je compris qu’il se levait. Je l’entrevis même,car quelques rayons de la bibliothèque éclairée filtraient  jusqu’au salon. Il vint vers moi, les bras croisés, silencieux,

glissant plutôt que marchant, comme un spectre. Sa poitrineoppressée se gonflait de sanglots. Et je l’entendis murmurer cesparoles — les dernières qui aient frappé mon oreille :

« Dieu tout puissant ! assez ! assez ! »

Était-ce l’aveu du remords qui s’échappait ainsi de laconscience de cet homme ? ...

Éperdu, je me précipitai dans la bibliothèque. Je montail’escalier central, et, suivant la coursive supérieure, j’arrivai aucanot. J’y pénétrai par l’ouverture qui avait déjà livré passage àmes deux compagnons.

« Partons ! Partons ! m’écriai-je.

— A l’instant ! » répondit le Canadien.

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L’orifice évidé dans la tôle du  Nautilus fut préalablementfermé et boulonné au moyen d’une clef anglaise dont Ned Lands’était muni. L’ouverture du canot se ferma également, et leCanadien commença à dévisser les écrous qui nous retenaientencore au bateau sous-marin.

Soudain un bruit intérieur se fit entendre. Des voix serépondaient avec vivacité. Qu’y avait-il ? S’était-on aperçu denotre fuite ? Je sentis que Ned Land me glissait un poignarddans la main.

« Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! »

Le Canadien s’était arrêté dans son travail. Mais un mot,  vingt fois répété, un mot terrible, me révéla la cause de cetteagitation qui se propageait à bord du  Nautilus. Ce n’était pas ànous que son équipage en voulait !

« Maelstrom ! Maelstrom ! » s’écriait-il.

Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situationplus effrayante pouvait-il retentir à notre oreille ? Noustrouvions-nous donc sur ces dangereux parages de la côtenorvégienne ? Le  Nautilus était-il entraîné dans ce gouffre, aumoment où notre canot allait se détacher de ses flancs ?

On sait qu’au moment du flux, les eaux resserrées entre les  îles Feroë et Loffoden sont précipitées avec une irrésistible  violence. Elles forment un tourbillon dont aucun navire n’a  jamais pu sortir. De tous les points de l’horizon accourent deslames monstrueuses. Elles forment ce gouffre justement appeléle « Nombril de l’Océan », dont la puissance d’attraction s’étend jusqu’à une distance de quinze kilomètres. Là sont aspirés nonseulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours

 blancs des régions boréales.

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C’est là que le Nautilus involontairement ou volontairementpeut-être — avait été engagé par son capitaine. Il décrivait unespirale dont le rayon diminuait de plus en plus. Ainsi que lui, lecanot, encore accroché à son flanc, était emporté avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais. J’éprouvais ce tournoiementmaladif qui succède à un mouvement de giration trop prolongé.Nous étions dans l’épouvante, dans l’horreur portée à soncomble, la circulation suspendue, l’influence nerveuseannihilée, traversés de sueurs froides comme les sueurs del’agonie ! Et quel bruit autour de notre frêle canot ! Quelsmugissements que l’écho répétait à une distance de plusieurs

milles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisées sur les rochesaiguës du fond, là où les corps les plus durs se brisent, là où lestroncs d’arbres s’usent et se font « une fourrure de poils », selonl’expression norvégienne !

Quelle situation ! Nous étions ballottés affreusement. Le Nautilus se défendait comme un être humain. Ses musclesd’acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui !

« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous ! Enrestant attachés au  Nautilus, nous pouvons nous sauverencore... ! »

Il n’avait pas achevé de parler, qu’un craquement seproduisait. Les écrous manquaient, et le canot, arraché de sonalvéole, était lancé comme la pierre d’une fronde au milieu dutourbillon.

Ma tête porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdis connaissance.

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XXIIICONCLUSION

  Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se

passa pendant cette nuit, comment le canot échappa auformidable remous du Maelstrom, comment Ned Land, Conseilet moi, nous sortîmes du gouffre, je ne saurai le dire. Maisquand je revins à moi, j’étais couché dans la cabane d’unpêcheur des îles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufsétaient près de moi et me pressaient les mains. Nous nousembrassâmes avec effusion.

En ce moment, nous ne pouvons songer à regagner laFrance. Les moyens de communications entre la Norvègeseptentrionale et le sud sont rares. Je suis donc forcé d’attendrele passage du bateau à vapeur qui fait le service bimensuel duCap Nord.

C’est donc là, au milieu de ces braves gens qui nous ontrecueillis, que je revois le récit de ces aventures. Il est exact. Pas

un fait n’a été omis, pas un détail n’a été exagéré. C’est lanarration fidèle de cette invraisemblable expédition sous unélément inaccessible à l’homme, et dont le progrès rendra lesroutes libres un jour.

Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, après tout. Ce que  je puis affirmer maintenant, c’est mon droit de parler de cesmers sous lesquelles, en moins de dix mois j’ai franchi vingt

mille lieues, de ce tour du monde sous-marin qui m’a révélé tantde merveilles à travers le Pacifique, l’Océan Indien, la merRouge, la Méditerranée, l’Atlantique, les mers australes et boréales !

Mais qu’est devenu le  Nautilus ? A-t-il résisté aux étreintesdu Maelstrom ? Le capitaine Nemo vit-il encore ? Poursuit-ilsous l’Océan ses effrayantes représailles, ou s’est-il arrêté

devant cette dernière hécatombe ? Les flots apporteront-ils un

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  jour ce manuscrit qui renferme toute l’histoire de sa vie ?Saurai-je enfin le nom de cet homme ? Le vaisseau disparu nousdira-t-il, par sa nationalité, la nationalité du capitaine Nemo ?

Je l’espère. J’espère également que son puissant appareil a  vaincu la mer dans son gouffre le plus terrible, et que le Nautilus a survécu là où tant de navires ont péri ! S’il en estainsi, si le capitaine Nemo habite toujours cet Océan, sa patried’adoption, puisse la haine s’apaiser dans ce cœur farouche !Que la contemplation de tant de merveilles éteigne en lui l’espritd ! Q l j ti i ’ ff l t ti l