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Vincent Geisser et Aziz Zemouri Marianne et Allah Les politiques français face à la « question musulmane » 9 bis rue Abel-Hovelacque 75013 Paris La Découverte

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Vincent Geisser et Aziz Zemouri

Marianne et AllahLes politiques français face à la «

question musulmane »

9 bis rue Abel-Hovelacque 75013 Paris

La Découverte

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Paris), pour demander à recevoir gratuitement par la poste notre bulletin trimestriel À La Découverte.

ISBN 978-2-7071-4961-9

En application des articles L122-10 à L 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est Interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, Intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur.

© Éditions La Découverte, Paris, 2007.

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« Pour les hommes politiques, la Kabylie c'est un département d'Outre-Mer. »

" Amar DIB, militant UMP, membre du collège de la HALDE, novembre 2006.

« Les Kabyles seraient l'élément colonisateur par excellence que nous devrions employer pour faire de l'Algérie une véritable France. »

Jules LIOREL, Kabylie du Jurjura, Éditions Leroux, 1892.

our la plupart des médias français, Idir est un chanteur kabyle et Souad Massi une chanteuse algérienne. Certes, le premier

chante en tamazight (et en français) et la seconde en arabe (et en français), mais tous deux sont originaires du même pays, l'Algérie. Curieux distinguo qui laisse à penser qu'un Kabyle ne serait pas Algérien. De quoi faire se retourner dans leur tombe tous les militants kabyles de la première heure qui combattirent en faveur de l'indépendance de l'Algérie, dès les années 1920, au sein de l’Étoile nord-africaine, majoritairement kabyle, puis dans les rangs du FLN. Pourtant, le distinguo semble à géométrie variable : ainsi, on chercherait en vain dans la presse française la mention de l'origine kabyle de « méchants »

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avérés, comme le général-major Mohammed Médiène, dit « Tewfik » patron depuis 1990 du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), l'ex-Sécurité militaire, ou le général-major Mohammed Touati, tous deux symboles de l'« Algérie des généraux ». Comme s’il était impensable pour certains « spécialistes » de la question algérienne qu'un Kabyle puisse être ailleurs que dans le camp des « gentils ».

De même, on « oublie » qu'un bon tiers de la direction du Front islamique du salut (FIS) algérien était originaire de Kabylie, où ce parti a obtenu 25 % des voix lors des élections législatives de 1991 ; mais, pour la polémiste Caroline Fourest, c'est leur origine kabyle qui rendrait allergiques à toute concession politique envers les «intégristes » des personnalités françaises comme Malek Boutih, ancien porte-parole de SOS-Racisme, ou Fadéla Amara, présidente de Ni putes ni soumises, une « jeune femme d'origine kabyle qui lutte contre l'obscurantismel ». Un cliché devenu vérité d'évidence dans la France médiatique des années 1990 et 2000, notamment depuis le best-seller Une Algérienne debout (1995) de la très « éradicatrice » militante kabyle. Khalida Messaoudi2 – devenue depuis ministre de la Culture du gouvernement de la « concorde civile ».

À lire le portrait de Fadéla Amara brossé en 2003 par Libération3, on ne peut s'empêcher de penser à cette phrase du député radical Camille Sabatier, en 1882 : « C'est par la femme qu'on peut s'emparer de l'âme d'un peuple. » Mais la mémoire est oublieuse : peu férus d'histoire, les hérauts français contemporains des Kabyles défenseurs de la « laïcité républicaine » face au « fascisme vert » de l'islamisme ignorent sans doute qu'ils perpétuent le fameux « mythe kabyle », forgé sous la IIIe République pour tenter de mater les musulmans d'Algérie rétifs à la domination coloniale.

L'invention coloniale du Kabyle démocrate, blond aux yeux bleus

Ainsi, André Santini, député-maire UDF d'Issy-les-Moulineaux, ou Claude Goasguen, conseiller UMP de Paris et député sarkozyste, compagnons de route des Berbères de France, dont ils relaient les revendications à l'Assemblée nationale, ne font pas mystère de leur engagement berbériste. Selon André Santini, « les Berbères sont des laïcs, ils pratiquent un islam modéré. Ils ont un caractère tolérant, ils

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ont notre conception de la laïcité. Ils se regroupent sans être arrogants et ne sont pas envahissants4 ». Et, pour Claude Goasguen, « ils ont un culte musulman moins intégriste que les autres, car ils ont été islamisés plus tardivement5 ». Pour l'un et l'autre, qui partagent en l'espèce le même credo que les « intégralistes » de la laïcité à gauche, l'imaginaire compte plus que la réalité. Peu leur importe que la wilaya (préfecture) de Tizi-Ouzou, capitale de la Grande Kabylie, compte aujourd'hui le plus grand nombre de mosquées en Algérie (731 sur 15 000), ou que l'islam kabyle soit extrêmement conservateur et relativement imperméable à tout esprit de réforme6.

Il est donc difficile de ne pas voir dans ces propos un écho, plus ou moins conscient, des théories et pratiques coloniales forgées lors de la conquête française de l'Algérie. L'utilisation du berbérisme contre l'islam est en effet une vieille idée qui puise son origine dans cette histoire. Et il faut revenir aux travaux de l'historien Charles-Robert Ageron, dont la thèse parue en 1968 reste une référence incontournable, pour comprendre les fins de la création du mythe kabyle7.

Ce mythe repose à la fois sur des considérations identitaires et religieuses : aux premières décennies de la conquête et jusqu'à la fin du XIXe siècle, la Kabylie fut l'objet de tentatives d'évangélisation et d'instrumentalisation politico-religieuse. Pour démontrer qu'ils sont différents des Arabes et proches des Européens, on leur attribue une ascendance nordique, voire aryenne. C'est par exemple un texte posthume attribué à l'abbé Raynal, l'Histoire philosophique des établissements dans l'Afrique septentrionale, paru en 1826 : «Les Kabyles sont d'origine nordique, en descendance directe des Vandales, ils sont beaux avec les yeux bleus et des cheveux blonds, leur islam est tiède. » Tocqueville écrivait en 1847 que « le pays kabyle nous est fermé, mais l'âme kabyle nous est ouverte ». La Grande Kabylie : études historiques d'Eugène Daumas, parue en 1847, n'est pas en reste : « Le peuple kabyle est en partie germain d'origine, après avoir connu le christianisme. Il a accepté le Coran, mais ne l'a pas embrassé. Contrairement aux résultats universels de la foi islamique, en Kabylie nous découvrons la sainte loi du travail obéie, la femme à peu près réhabilitée, nombre d'usages où respire la commisération chrétienne. » Le baron Henri Aucapitaine écrit dans son, ouvrage, Le Pays et la Société kabyles, publié en 1857 : « Dans cent ans, les Kabyles seront Français. » Selon le docteur Auguste Warnier, élu député d'Alger après avoir servi le

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gouvernement : « Pour le Kabyle, la femme est d'abord une mère famille et non une bête de somme comme dans la société arabe8. » Malgré l'insurrection de 1871, les panégyristes kabylophiles demeuraient sur leurs préjugés : on accusait les confréries musulmanes d'avoir manipulé les insurgés de la révolte de Mokrani, laissant ainsi penser que sans l'islam les Kabyles auraient accepté la domination française sans réagir. Les historiens s'accordent pourtant sur le fait que c'est bien le cheikh Mokrani qui a sollicité la zaouïa Rahmaniyya, confrérie religieuse, afin de lancer le djihad contre l'occupant, et non le contraire. Cet épisode n'empêcha pas l'archevêque d'Alger, Charles Martial Lavigerie, de penser que la Kabylie était le « Liban de l'Afrique », autrement dit un pays chrétien au cœur du Maghreb musulman9.

Un des éléments du continuum colonial qui caractérise le mythe kabyle, c'est donc son aspect religieux. Encore aujourd'hui, la berbérophilie des politiques ou des intellectuels français, aussi laïques et républicains soient-ils, se mesure aux effets de l'évangélisation tentée dans les années 1870 par les Pères blancs : les Kabyles de France seraient plus intégrables que les autres populations originaires du Maghreb, parce qu'ils seraient supposés entretenir une plus grande proximité avec la « culture judéo-chrétienne ». Un argument quelque peu surprenant pour des intellectuels laïcistes qui prétendent lutter contre le communautarisme à l'école républicaine...

Pourtant, les témoignages de la fin du XIXc siècle abondent sur la résistance des populations kabyles contre ces tentatives de christianisation. Belqacem ben Sedira, un auteur de nationalité française, dans son ouvrage Une mission en Kabylie et l'assimilation des indigènes (1886), restitue les propos recueillis lors de son enquête : « Si on veut faire de nos enfants des petits roumis, nous n'avons plus qu'à construire une route pour aller nous jeter à la mer10. » Si les Kabyles peuvent accepter la présence d'un « marabout chrétien », ils rejettent globalement son apostolat : « Nous préférerions voir mourir tous nos enfants plutôt que de les voir devenir chrétiens. » L'exemple des Aït-Ferah : « Nous ne renoncerons jamais à notre religion. Si le gouvernement veut nous y contraindre, nous lui demanderons de quitter le pays. »

Un conflit larvé opposait d'ailleurs militaires et religieux français à propos de la politique d'évangélisation des missions chrétiennes : consultés sur la question par l'administration coloniale en 1850, les militaires assuraient que cela causerait une « émotion dangereuse »,

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amènerait une perturbation générale et se révélerait vain. Conformément aux prévisions de l'armée, on ne recensera aucune conversion au plus fort de l'activité des missions. Un échec imputé aux militaires : « Si on nous avait laissé faire, la Kabylie serait chrétienne », dira Lavigerie11. Les militaires étaient même accusés de favoriser l'islamisation à travers la création des Bureaux arabes12, organismes créés conformément à la politique arabe de Napoléon III.

Ce fameux mythe kabyle, s'il est alors opérant en Algérie, n'a toutefois pas cours en métropole. Dès le début du XXe siècle, les Kabyles immigrés sont traités de la même manière que tous les autres Nord-Africains : surveillés, méprisés par les pouvoirs publics, ils ne bénéficient d'aucun préjugé favorable, comme le rappelle Nedjma Abdelfettah, qui a analysé en détail les modalités d'encadrement de l'immigration algérienne à Paris de 1917 à 1952, majoritairement kabyle : « La lecture d'une étude de la Préfecture de police produite en 1952 sur la présence des populations nord-africaines à Paris [est très parlante]. Modèle du genre, ce rapport aurait pu être écrit vingt ans plus tôt, voire plus, à quelques détails près. Il reproduit une vision statique de la communauté nord-africaine à Paris, où ne change que le nombre qui va croissant. Le moule introduit dans les années 1920 et 1930, qui aurait pu être bouleversé par l'exercice même d'une observation extrêmement régulière, est toujours en place. Il est fondé sur une approche culturelle d'une sorte d'être nord-africain et de son comportement. Les thèmes sont quasiment donnés d'avance : la solidarité religieuse ou tribale, avec son revers la sujétion et l'exploitation, le sens de l'honneur avec son revers la culture de la vendetta et l'inadaptation à l'idée du droit, l'instinct grégaire obstacle à l'intégration dans la société d'accueil, le tribalisme et le lien religieux obstacles à l'existence de l'individu, [...] les différences irréductibles de civilisations et de genres de vie qui vouent à l'échec les mariages mixtes (auxquels ne sont candidates que les femmes européennes diminuées physiquement ou socialement), les risques de contamination par toutes sortes de tares devant l'arrivée de petits Abdallah et Mohamed bel et bien français sur les bancs de l'école, le problème juridique que pose l'existence de ces petits êtres hybrides...

« En 1935, Octave Depont publie un livre pour saluer et justifier l'ouverture d'un hôpital spécialement destiné aux "Berbères immigrés", à qui la ville souhaite offrir un autre "signe d'amitié" en plus de la mosquée. Le bellicisme de l'islam et son caractère dépouillé

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côtoient le caractère primitif des Berbères. Depont, que Charles- Robert Ageron présente comme un berbérophile qui aurait travaillé à l'encouragement de l'immigration kabyle, dans une perspective assimilationniste, montre dans cet ouvrage que sa berbérophilie s'arrête aux frontières de l'Algérie, où elle a une fonction de division et d'opposition aux Arabes. À Paris, où il ne souhaite absolument pas les voir se multiplier, elle est rudement mise à l'épreuve. Le monde et l'être berbères sont décrits comme des repoussoirs qui suscitent rejet et répression : "II y a, en effet, dans la psychologie des Berbères à fois impulsifs et violents, arrogants et obséquieux, pillards redoutables, des contrastes et des contradictions qui ne se révèlent partiellement qu'à ceux que de patientes observations et de profondes connaissances des dialectes mettent à même de pénétrer l'âme des Nord-Africains". Devant le fait accompli de leur présence, il appelle à un traitement qui les distingue. Un hôpital spécial se justifie donc pour lui par les "maladies à évolution assez particulière" des Nord-Africains13.»

Nedjma Abdelfettah montre ainsi que la berbérophilie et la kabylophilie françaises - cette dernière constituant une déclinaison coloniale de la première - fonctionnent de manière paradoxale : elles procèdent d'une forme de stigmatisation à la fois « positive » et « négative » des Berbères colonisés, visant à les différencier, ou au contraire à les rapprocher, des « mœurs arabes », mais toujours dans une optique de contrôle social et politique.

La résurrection de la « kabylophilie » en politique française

Le retour contemporain à la « kabylophilie » des élites politiques, médiatiques et intellectuelles coïncide avec le débat sur l'islam en France. Salem Chaker, professeur et chercheur sur les langues berbères à l’INALCO (Langues « 0 »), a analysé les conclusions du rapport de la commission Stasi, remis le 11 décembre 2003 à Jacques Chirac. Il y décèle une instrumentalisation politique du « mythe kabyle » sous couvert de l'apprentissage de la langue : « Le rapport sur la laïcité demandé par le président]. Chirac au médiateur de la République allait réserver une réelle surprise aux lecteurs attentifs : à deux reprises, et de manière explicite et insistante (notamment dans les conclusions), le rapport fait mention de la nécessité d'enseigner et d'encourager les

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langues de l'immigration (musulmanes non arabes), comme le berbère et le kurde. Là aussi, la conjoncture politique immédiate paraît avoir été déterminante. Dans un rapport destiné à orienter et à éclairer l'exécutif sur les mesures législatives nécessaires pour lutter contre les menaces sur la laïcité que ferait peser l'islam radical en France, la référence aux langues (et aux cultures) des immigrations musulmanes non arabes n'a sa place et ne peut s'expliquer que par la conviction que l'on a que ces langues et cultures sont de nature à contrer, contrebalancer le poids et l'influence de l’arabo-islamisme et de l'islamisme. Avec l'idée, ancienne et largement relayée par la militance berbère, que ces langues et cultures sont porteuses de valeurs en convergence avec celles de la République : démocratie, tolérance et laïcité14. »

Le mythe du « bon Berbère »

Pour Salem Chaker, militant de longue date de l'enseignement du berbère en France mais hostile à toute berbérophilie idéologique et instrumentalisation politique du « mythe kabyle », force est d'admettre qu'« il existe bien, dans la société française comme parmi les décideurs politiques, un préjugé favorable aux Berbères, à leur langue et à leur culture. Disposition favorable qui plonge ses racines dans l'histoire coloniale et le fameux "mythe kabyle" puis "berbère", dont certains des thèmes sont réactivés et exploités par la militance berbère et facilement relayés par les politiques français, dans une conjoncture où l'islamisme (et en filigrane l'islam) apparaît souvent comme un ennemi irréductible : tradition démocratique des Berbères (la fameuse "démocratie villageoise" kabyle est régulièrement citée comme exemple), esprit de tolérance religieuse, voire "laïcisme" des sociétés berbères, ouverture à la diversité et autres cultures15... ». Bref, pour le professeur à Langues « O », « le mythe du "bon Berbère" fonctionne encore pleinement dans la société française et est méthodiquement exploité par les acteurs politiques et associatifs berbères en France. Dans un contexte de "péril islamiste" intérieur, que l'on sait durable, les politiques français peuvent être tentés d'utiliser - d'aucuns diraient instrumentaliser - les minorités musulmanes non arabes pour contrebalancer le danger islamiste que l'on pense implanté surtout parmi les populations arabophones. Ce n'est certainement pas un hasard si le rapport Stasi identifie explicitement les langues berbère et kurde comme "antidotes" à l'islamisme. Cette approche a été

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Le mythe kabyle par lui-même : une laïcité innée " ?

Laïcité et culture berbère« La société et la culture berbères, tout en ayant été fortement influencées par

l'islam, présentent cette particularité de ne pas être à proprement parler "islamiques", en ce sens que si la religion y est très présente, ce n'est ni la seule référence, ni même la principale source de la norme sociale. On peut affirmer que les sociétés berbères sont presque toutes laïques en ce que l'organisation sociale et le pouvoir n'y sont pas d'origine religieuse. Dans ces domaines, le religieux intervient toujours de façon secondaire, pour sanctifier en quelque sorte, mais il n'est jamais la source même de la norme et de l'autorité. En de nombreuses matières, rituelles ou juridiques, il arrive fréquemment que les groupes berbères aient maintenu ou initié des pratiques soit totalement extérieures à l'orthodoxie islamique, soit même en contradiction directe avec les prescriptions de celle-ci.

« On est donc en droit de penser que la valorisation du patrimoine historique et culturel berbère, qui présente des affinités marquées avec la tradition républicaine et laïque française, pourrait être un élément favorable à une meilleure intégration dans la société française et un moyen efficace de contrecarrer les éventuelles dérives ou tentations communautaristes et de repli sur soi. »

également manifeste dans la gestion par l'UMP et l'UDF des élections régionales et européennes de 2004, notamment en Île-de-France où des candidats kabyles notoirement connus pour leur engagement berbère ont été intégrés sur les listes dans des positions honorables si ce n'est éligibles16».

La peur du communautarisme musulman aidant, l'identité kabyle, reconstruite sur un mode totalement imaginaire, se vend bien désormais dans le système politique français : elle est devenue un produit du marketing politique, au même titre que la féminité, la « beuritude » apprivoisée ou l'exotisme. En effet, depuis quelques années, notamment après le traumatisme provoqué par les nouveaux « événements d'Algérie » (1991-1998), on peut observer l'émergence d'un véritable marché politique de la berbérité et de la kabylité, sur lequel certains acteurs cherchent à se faire une place et à entretenir l'illusion d'une représentativité communautaire auprès des hommes et

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Notre projet : rassembler les Franco-Berbères, une force de modernité pour la République« La CBF à partir d'un questionnement identitaire et culturel s'implique dans un travail de conscientisation des Berbères pour un engagement citoyen élargi. Son action est aussi de mobiliser des acteurs institutionnels pour leur faire connaître la réalité de cette immigration. [...] La création de la CBF, institution représentative des Berbères vivant en France, a une double vocation.« II s'agit, en premier lieu, de travailler à la libre expression des Franco-Berbères. Cette démarche passe par le soutien d'initiatives comme celle de la création de centres culturels, de ressources de proximité sur le monde franco-berbère et d'une Maison berbère à Paris, ou le projet de fréquence radio sur les ondes moyennes et la FM. Une représentation auprès des institutions et des médias de la sensibilité berbère s'avère aujourd'hui indispensable afin de rendre visibles la présence et l'implication citoyenne des Berbères de France, de leur donner la parole pour exprimer leur point de vue, des recommandations, des revendications et des demandes sur les questions sociétales. »_________Cet extrait est issu de la Charte de? valeurs de la Coordination des Berbères de France (14 novembre 2003) qui, bien qu'elle ne regroupe que quelques individus, dispose de nombreux relais auprès des politiques français, toujours prêts à céder aux sirènes du berbérisme.

des femmes politiques français, bien contents de trouver des interlocuteurs maghrébins « éclairés » (voir encadré).

La formation d'un marché politique de la berbéritéCes dernières années, des associations kabyles ont enfourché le

cheval du combat en faveur du laïcisme. L'Association culturelle berbère (ACB) a été précurseur dans ce domaine. Fondée au début des années 1980, elle s'est progressivement transformée en annexe du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), un parti kabyle d'Algérie créé en 1989, qui a soutenu l'arrêt brutal du processus démocratique en janvier 1992 et la politique éradicatrice de l'armée algérienne. L'étude de la revue de l'ACB est à cet égard édifiante. Après 1992, l'islam est assimilé à l'islamisme. Avant, il s'agissait d'un sujet de réflexion, dont on reconnaissait l'importance culturelle pour tous les Maghrébins. Par la suite, son traitement devient particulièrement

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hostile : «J'assume, nous confiait en 2006 Chérif Benbouriche, un des membres fondateurs et toujours président de l'association. Ma mère est musulmane, elle n'a jamais rien mis sur sa tête pour le montrer. Nous avons soutenu le RCD, l'interruption des élections en Algérie et en France, nous sommes résolument du côté de la laïcité. L'islam a besoin d'être réformé. Certains parlent de liberté individuelle concernant la pratique de l'islam, mais ce sont toujours les musulmans empêchent les autres d'exercer la leur17. »

Désormais, à l'ACB, l'enseignement du berbère se conjugue avec l'organisation de colloques où les « spécialistes » autoproclamés et sécuritaires de l'islam ont le beau rôle. L'ACB a créé en 1991 la Fédération des associations de culture amazigh en France (FACAF), laquelle s'est « transformée en 2005 en Coordination des associations berbères pour l’'intégration et la laïcité (CABIL). L'ethnopsychiatre Hamid Selmi ancien compagnon de route de l'ACB, se souvient qu'à sa création dirigeants lui avaient demandé de rédiger une motion intitulée « Islam et République» : «J'expliquais à l'époque qu'évidemment la religion était compatible avec les valeurs de la République. En même temps, je plaidais déjà pour que le mouvement berbère ne rompe pas avec l'islam – parce que c'est aussi un élément de l'identité populaire kabyle -, au risque de transformer les associations en mouvement élitiste. Je ne me suis pas trompé, c'est ce qui s'est passé. Tous les groupes qui se réclament de la berbérité n'ont aucune assise populaire. C'est encore pire aujourd'hui qu'au début des années 198018.»

La Coordination des Berbères de France (CBF) a quant à elle été créée en 2003 par Mustapha Saadi, juriste et ancien de l'ACB, qui fut le fondateur de l'Association des étudiants berbères de France (AEBF), puis de l'Association des juristes berbères de France (AJBF). Il dirige aujourd'hui la chaîne de télévision Berbère TV, dont le slogan publicitaire est « La seule chaîne qui vous parle berbère ». Mustapha Saadi s'est spécialisé dans l'organisation de colloques et débats autour de la berbérité. Résolument tournée vers la France, la CBF est en quelque sorte un lobby kabyle agissant au sein du monde politique. Bien qu'elle ne regroupe que quelques dizaines d'adhérents, son audience auprès des partis politiques français est sans commune mesure avec son influence auprès de ceux qu'elle est censée représenter. Qu'elle demande au Sénat une salle prestigieuse pour organiser un débat, elle l'obtient sans problème, avec l'appui de sénateurs de droite et de gauche. À l'Assemblée nationale, Claude Goasguen, André Santini,

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Jack Lang ou Gérard Collomb, le maire de Lyon, se font les relais de ses revendications. Et Mustapha Saadi se verra remettre en avril 2004 la Légion d'honneur à la demande du ministre de la Cohésion sociale, Jean-Louis Borloo.

Mais c'est surtout du côté de l'UDF de François Bayrou que penche la CBF : « En 2003, explique André Santini, je rencontre Mustapha Saadi, le fondateur de la Coordination des Berbères de France (CBF). Je lui ai proposé d'être présent sur la liste aux régionales. Nous l'avons très bien traité. Je suis un peu devenu leur relais à l'Assemblée nationale 19. » Les démocrates chrétiens de l'UDF semblent avoir jeté leur dévolu sur les Kabyles de France, devançant leurs rivaux de l'UMP et même Alain Madelin, pourtant considéré comme le plus «berbérophile » des hommes politiques français. La présence de l'UDF à toutes les réunions et colloques organisés par la CBF est systématique. Par ailleurs, le maire UDF d'Issy-les-Moulineaux prête volontiers ses salles municipales aux manifestations berbères.

« Tourisme électoral » ?Mais tous les adhérents de la CBF ne jouent pas le jeu. Ainsi

Lynda Asmani a été investie par l'UMP comme candidate aux législatives de 2007 à Paris dans le Xe arrondissement. Elle ne tarit d'ailleurs pas d'éloges pour ses parrains en politique. En janvier 2006, à l'occasion du Nouvel An berbère, elle écrit ainsi sur son blog : «Je me réjouis que les véritables amis des Berbères comme Claude Goasguen, qui travaille sur les réels enjeux depuis un an, aient pu venir dire leur amitié aux Franco-Berbères, rappelant que les élus parisiens devaient ressembler aux Parisiens et que la diversité culturelle était désormais le vrai rythme de la vie politique moderne... Au nom de tous mes amis, je le remercie pour son engagement clair et son sens de l'équité républicaine. Je souhaite aussi qu'en tant que président du groupe UMP au Conseil de Paris il arrive à convaincre tous les autres candidats de l'UMP de la nécessité d'incarner un "nouvel humanisme"20.»

La « protégée kabyle » de la droite parisienne se présentait comme porte-parole de la CBF. Elle n'en a plus le droit depuis qu'un site pro-israélien a diffusé en avril 2006 une vidéo montrant Lynda Asmani vanter les mérites de l'État d'Israël : « Chacun est libre en tant qu'individu, mais ne peut pas engager le mouvement dans son ensemble. La position individuelle de Mme Asmani la regarde », explique-t-on à la

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CBF. Qui verrait là un règlement de comptes entre la présidence pro-UDF de la CBF et l'appartenance à l'UMP de Lynda Asmani se tromperait, selon la version officielle, même si Mustapha Saadi a un temps tenté d'attirer l'UMP d'Alain Juppé dans ses filets berbéristes.

C'est donc sous les auspices de militants UMP très pro-israéliens que Lynda Asmani a commencé sa carrière à Paris. Originaire de Saint-Etienne, où vit une des plus importantes communautés kabyles en France, personne ne se souvient qu'elle militait en faveur des Berbères. C'est l'ancienne secrétaire d'État aux Droits des victimes, Nicole Guedj, fondatrice de la très droitiste Union des patrons juifs de France (UPJF), qui lui mit le pied à l'étrier. Elle avait fait le forcing : elle avait montré aux responsables de l'UMP un listing impressionnant de noms sans adresse censés représenter des gens susceptibles de voter pour elle. Devant Alain Juppé, Lynda Asmani ne se démonte pas. Elle affirme répondre de 10 000 individus prêts à lui apporter son soutien. L'actuel maire de Bordeaux ne donnera jamais suite à ce genre de proposition : « II a plein de défauts, mais Juppé ne marche pas dans le déli communautaire », affirme une ancienne collaboratrice.

Faisant valoir que la CBF représenterait deux millions d'électeurs, potentiels, dont 60 000 à Paris, L. Asmani fut désignée une première fois candidate aux législatives en 2002 à Paris dans le XIXe, où elle réalisa le plus mauvais score de l'UMP sur la France entière. Elle affirmait un an auparavant, à qui voulait l'entendre, représenter toute la communauté kabyle de France. « C'est une pratique assez courante, nous a affirmé un ancien permanent de l'UMP : ils viennent nous voir, ils nous disent qu'ils pèsent tant et on doit les croire sur parole. Le président d'une association vend ses adhérents sans qu'eux-mêmes soient d'ailleurs au courant. À la création de l'UMP, on refusait ces pratiques. Je crois que désormais, avec Nicolas Sarkozy, cela a bien changé. »

« Dans les partis politiques, on gobe tout, nous expliquait en 2006 Abderrahmane Dahmane, président-fondateur du Conseil des démocrates musulmans, secrétaire national de l'UMP et conseiller de Nicolas Sarkozy. Lynda Asmani ne représente rien. Elle fait du tourisme électoral. Les Kabyles font croire qu'ils sont majoritaires parmi les Français originaires d'Algérie. Cela pouvait être vrai avant 1962, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas. Les Kabyles de service n'ont aucune troupe derrière eux. Malek Boutih, Fadéla Amara, Rachid Kaci, Hanifa Cherifi sont isolés. Aucun d'entre eux ne peut se rendre dans un quartier populaire sans prendre de cailloux. Sans les fonctions qu'on leur a

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attribuées, ils ne percevraient aucun revenu. Ils n'ont ni qualification ni travail. Ce sont des précaires. Par conséquent, ils disent ce que l'establishment politico-médiatique a envie d'entendre21. » Brouillée avec Nicole Guedj, sa « marraine » en politique, L. Asmani se rapprocha de Claude Goasguen, un autre militant de la cause pro-israélienne.

C'est d'ailleurs une tendance réelle de certains militants berbéristes à trouver un certain charme à la « démocratie israélienne ». Le plus radical d'entre eux, Ferhat Mehenni, fondateur du Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie (MAK), n'hésite pas à annoncer qu'« une Kabylie autonome disposera d'une ambassade d'Israël ». Pour lui, l'antisionisme serait d'abord le fait des Arabes, les Kabyles étant appelés à être naturellement des soutiens de l'État d'Israël. Lors d'un colloque à l'Assemblée nationale, en mai 2005, il déclarait ainsi : « En cultivant la haine du Juif en Algérie, l'État est parvenu à y instaurer un terrorisme politique et intellectuel qu'il est encore très dangereux de braver. Quant à la Kabylie qui est opprimée au nom de l'arabo-islamisme, elle espérait en vain depuis longtemps un regard, une compassion de la part de la communauté internationale, Israël compris, pour aller de l'avant, défendre ses droits démocratiques et ses enfants. De ce fait, elle n'hésite pas, souvent par défi au régime en place, à exprimer dans la rue son soutien à l'État hébreu22. » Par ailleurs, F. Mehenni est un compagnon de route de la Droite libre (UMP) de Rachid Kaci, Kabyle ancien protégé de Charles Pasqua, et d'Alexandre del Valle, tous les deux farouches pourfendeurs de l'islam organisé. Realpolitik oblige, Rachid Kaci fréquente une association informelle, « Les Amis de la Mosquée de Paris ».

Comme dans tout regroupement de minorités, l'entente entre les différents courants de la mouvance berbériste n'est pas des plus cordiales. Ainsi, en 2003, lorsque des personnes proches de la CBF déposèrent comme marques commerciales à l'INPI des noms prestigieux du patrimoine berbère comme Jugurtha ou Massinissa (désormais, tout utilisateur à vocation commerciale de ces patronymes devrait payer des droits d'usage à son « propriétaire »), le site internet kabyle.com, membre de la CBF, en a été exclu pour avoir révélé l'affaire. De même, lorsque la fabiusienne Sophia Chikirou, secrétaire générale de la CABIL, a sollicité l'investiture du PS dans le XXe arrondissement pour les législatives de 2007, le MAK a récusé l'utilisation de la cause berbère pour solliciter les suffrages des militants socialistes.

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Le Kabyle imaginaire

Mésentente cordiale, lobbying auprès des partis politiques de droite comme de gauche, profitant de la kabylophilie des élites politico-médiatiques, les résultats de cet activisme ne sont guère probants, pour des raisons qu'expliquait en 2005 l'universitaire Salem Chaker : « II n'existe pas de communauté "berbère", a fortiori pas d'électorat "berbère" en France. D'abord parce que les populations berbères en France sont divisées par la nationalité d'origine (Algériens, Marocains principalement) ; division objective qui correspond à des comportements culturels, politiques, religieux profondément différents et qui induit des allégeances totalement divergentes. Les milieux activistes "berbères" en France sont dans leur quasi-totalité kabyles et leur impact éventuel ne dépasse pas les populations kabyles. Impact au demeurant limité, dans la mesure où la militance berbère-kabyle en France est elle-même très divisée et peu efficace (clivages idéologiques et politiques, concurrences de personnes et de groupes, rôle délétère permanent des agents "spéciaux" de l'État algérien...) et ne touche que des milieux avertis de militants et acteurs politiques et culturels. La mouvance associative berbère-kabyle en France n'a pas d'implantation populaire et paraît incapable de mobiliser significativement et durablement une "communauté" – même uniquement kabyle. Toutes les tentatives (concurrentes) de "fédérations" et "coordinations" des associations berbères de France depuis une quinzaine d'années rassemblent les mêmes acteurs individuels et collectifs et ne parviennent pas à acquérir implantation sociale et représentativité. Les raisons profondes de cette situation sont complexes et exigeraient une analyse spécifique, mais on peut être catégorique et affirmer qu'en l'état actuel des choses il n'existe pas en France de "lobby berbère" susceptible d'exercer une pression efficace sur les autorités françaises23. »

Pas de lobby kabyle, certes, mais des stratégies lobbyistes, alimentées par les hommes politiques français et des leaders communautaires en mal de reconnaissance. Depuis 2000, les partis politiques français cherchent les bonnes grâces d'un électorat kabyle hétérogène et surtout imaginaire. Les Kabyles regroupés en de multiples chapelles s'entendent néanmoins pour faire valoir leur principale revendication : l'enseignement du berbère et sa présence aux épreuves du baccalauréat, à l'écrit comme à l'oral. Les faibles avancées sur ce point démontrent qu'avec les Kabyles, comme avec d'autres corporations ou

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communautés, les partis politiques se paient de mots. Cela illustre aussi l'illusion que constituerait la force d'un lobby berbère en France. Jack Lang, alors ministre de l'Éducation, toujours précurseur et bienveillant à l'égard des « minorités », prend en charge la demande des associations. Mais cette « politique berbère » du ministre apparaît surtout comme de la poudre aux yeux : « À quelques semaines des élections présidentielle et législatives du printemps 2002, il annonce des mesures "en faveur de l'enseignement du berbère dans le secondaire". Voilà pour les intentions. La réalité : dans le cadre des textes et dispositions existants, les recteurs peuvent soutenir des expériences d'enseignement du berbère, en dehors du temps scolaire obligatoire pour la préparation des épreuves facultatives écrites du bac24. » Deux ans plus tard, en 2004, le gouvernement UMP, par la voix de son porte-parole Jean-François Coppé, fera des propositions comparables, mais qui, elles aussi, resteront sans suite. La classe politique française est majoritairement kabylophile, mais pas au point d'en faire un axe de l'action publique dans le domaine scolaire et culturel.

En définitive, la «politique kabyle», héritée de la période coloniale, à l'instar de nombreuses" manifestations actuelles du clientélisme communautaire et électoral, fonctionne moins aujourd'hui comme une politique en faveur des membres de la dite « communauté » d'appartenance (les Kabyles, les Berbères de France) que comme un rempart imaginaire à la menace « arabo-musulmane », la kabylophilie étant déployée selon une logique de contre-feux identitaires pour protéger une cohésion nationale censée être en péril.

Le portrait du Kabyle « laïque » et assimilé est utilisé comme image inversée du musulman « fanatique ». Et, lorsqu'il refuse le cliché qui lui est assigné, le Kabyle n'est perçu que comme un traître ou, pire, un complice des islamistes : la polémique médiatique autour du président du MRAP, Mouloud Aounit (cet autre fils de la Kabylie), accusé d'être « islamo-gauchiste », alors qu'il n'est ni islamiste ni militant d'extrême gauche, est bien la preuve qu'il s'agit d'une identité assignée, au mépris des choix personnels et de la liberté individuelle des acteurs. À ce jeu-là, il est fort probable que les populations françaises d'origine berbère soient les premières victimes de ce regain d'intérêt des responsables politiques pour leur prétendue berbérité : Arabes, Kabyles, Chleuhs, Mozabitest, Jerbiens, Targuis ou autres Arabo-Berbères, ils apparaissent avant tout, aux yeux des politiques, des médias et des intellectuels français, comme des « musulmans ». En

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somme, une célébration républicaine de leur berbérité qui, sur mode paradoxal, les enferme davantage encore dans leur islamité.

Dans nombre de baronnies qui composent la France « décentralisée » des années 1990 et 2000, des sortes de potentats locaux ont su tirer profit, pour asseoir leur pouvoir, de ce clientélisme communautaire, qui doit beaucoup à l'expérience coloniale. Une pratique bien loin de concerner la seule « communauté kabyle », comme on va voir dans les trois derniers chapitres de ce livre, où nous avons chois – parmi bien d'autres situations - d'évoquer trois expériences caractéristiques : celle d'Éric Raoult en Seine-Saint-Denis, celle de Marseille (de Gaston Defferre à Jean-Claude Gaudin) et celle de Georges Frêche à Montpellier.

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Chapitre 9.-Kabylesdémocrates contre musulmans fanatiques

1. Caroline FOUREST, La Tentation obscurantiste, Grasset, Paris, 2005.2. Khalida MESSAOUDI, Une Algérienne debout. Entretiens avec Elisabeth Schemla, Flammarion, Paris, 1995.3. Charlotte ROTMAN, « Soumission impossible », Libération, 26 février 2003.4. André Santini, entretien avec les auteurs, 2006.5. Claude Goasguen, entretien avec les auteurs, 2006.6. Kamel CHACHOUA, L'Islam kabyle. Religion, État et société en Algérie, Maisonneuve & Larose, Paris, 2002.7. Charles-Robert AGERON, « Le "mythe kabyle" et la politique kabyle », Les Algériens musulmans et la France, tome I, PUF, Paris, 1968, p. 267-292 ; « La politique kabyle de 1898 à 1918», tome II, p. 873-890,8. Toutes les citations qui précèdent sont extraites du chapitre de Charles-Robert AGERON, « Le "mythe kabyle" et la politique kabyle (1871-1891) », loc. cit.9. Ibid., p. 273.10. Ibid., p. 275.11. Ibid., p. 274.12. Jacques FRÉMEAUX, Les Bureaux arabes dans l'Algérie de la conquête, Denoël, Paris, 1993.13. Nedjma ABDELFETTAH, « "Science coloniale" et modalités d'encadrement de l'immigration algérienne à Paris (1917-1952) », Bulletin de ITHTP, n0 83, juin 2004.14. Salem CHAKER, « L'enseignement du berbère en France : une ouverture incertaine », <www.tamazgha.fr>, 11 février 2005.15. Ibid.16. Ibid.17. Chérif Benbouriche, entretien avec les auteurs, 2006.18. Hamid Selmi, entretien avec les auteurs, 2006.19. André Santini, entretien avec les auteurs, 2006.20. Lynda ASMANI, « Nouvel An berbère », <http://lynda-asmani.blogs.com>, 9 janvier 2006.21. Abderrahmane Dahmane, entretien avec les auteurs, 2006.22. Ferhat MEHENNI, « Israël : cheval de Troie ou bouc émissaire ? », colloque AFIDORA à l'Assemblée nationale, 27 mai 2005.23. Salem CHAKER, « L'enseignement du berbère en France : une ouverture incertaine », loc. cit.24. Salem CHAKER, « L'enseignement du berbère dans le secondaire en France », <www.kabyle.com>, 2004.