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L’EXTRAORDINAIRE : UNE NOTION COMPLEXE ET PROTÉIFORME Echappez à l’ordinaire. Soyez particulier ». Ces propos, extraits de la bande-annonce canadienne du film de Tim Burton, Miss Peregrine et les Enfants Particuliers, valent presque définition : par rapport au quotidien, l’irruption de l’extraordinaire crée en effet des conditions d’exception qui relèvent du surgissement événementiel, de l’inattendu, de l’imagination, de la fantaisie, de l’étrangeté voire du surnaturel. Ainsi que le rappellent les IO, « la vie quotidienne se caractérise par son rythme régulier et rassurant, parfois monotone. […] Tout semble s’affadir et ne plus mériter l’intérêt. A l’inverse, l’extraordinaire a un véritable pouvoir de révélation. Il fait surgir des réalités hors du commun aussi bien que des sensations nouvelles ». Ce « pouvoir de révélation » qui est comme un renversement de l’épistémologie cartésienne, postule un profond renouvellement des savoirs qui questionne le désir et se rapporte à l’étonnement, à l’émerveillement. En tant que manque, fascination pour l’inconnu, l’extraordinaire apparaît comme une quête de sens permettant de mieux comprendre le monde dans sa complexité. Jean-Bruno Renard, professeur à l’université Paul-Valéry de Montpellier et sociologue de l’imaginaire, notait ainsi très justement : « L’extraordinaire est de tous les temps et de toutes les cultures. Dans les encyclopédies qui résument le savoir d’une époque, la rubrique « prodiges », « énigmes » ou « mystères » est une constante culturelle, même si son contenu est variable. Au VIème siècle après J.-C., Isidore de Séville consacrait aux prodiges et aux merveilles le livre XI de ses Étymologies, sommes du savoir profane et religieux de son temps. De nos jours, l’encyclopédie Quid réserve plusieurs colonnes aux « énigmes » (archéologiques, historiques, zoologiques, OVNI, etc.) et aux « miracles » religieux (apparitions, stigmates, etc.). Le merveilleux apparaît donc comme secteur particulier de la connaissance »¹ : en suscitant la curiosité, le savoir et l’admiration, il est une source d’émulation dont a besoin le corps social. Face au « désenchantement du monde » pour reprendre une expression célèbre de Max Weber, l’extraordinaire fait écho à

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L’EXTRAORDINAIRE : UNE NOTION COMPLEXE ET PROTÉIFORME

Echappez à l’ordinaire. Soyez particulier ». Ces propos, extraits de la bande-annonce canadienne du film de Tim Burton, Miss Peregrine et les Enfants Particuliers, valent presque définition : par rapport au quotidien, l’irruption de l’extraordinaire crée en effet des conditions d’exception qui relèvent du surgissement événementiel, de l’inattendu, de l’imagination, de la fantaisie, de l’étrangeté voire du surnaturel. Ainsi que le rappellent les IO, « la vie quotidienne se caractérise par son rythme régulier et rassurant, parfois monotone. […] Tout semble s’affadir et ne plus mériter l’intérêt. A l’inverse, l’extraordinaire a un véritable pouvoir de révélation. Il fait surgir des réalités hors du commun aussi bien que des sensations nouvelles ». 

Ce « pouvoir de révélation » qui est comme un renversement de l’épistémologie cartésienne, postule un profond renouvellement des savoirs qui questionne le désir et se rapporte à l’étonnement, à l’émerveillement. En tant que manque, fascination pour l’inconnu, l’extraordinaire apparaît comme une quête de sens permettant de mieux comprendre le monde dans sa complexité.

Jean-Bruno Renard, professeur à l’université Paul-Valéry de Montpellier et sociologue de l’imaginaire, notait ainsi très justement : « L’extraordinaire est de tous les temps et de toutes les cultures. Dans les encyclopédies qui résument le savoir d’une époque, la rubrique « prodiges », « énigmes » ou « mystères » est une constante culturelle, même si son contenu est variable. Au VIème siècle après J.-C., Isidore de Séville consacrait aux prodiges et aux merveilles le livre XI de ses Étymologies, sommes du savoir profane et religieux de son temps. De nos jours, l’encyclopédie Quid réserve plusieurs colonnes aux « énigmes » (archéologiques, historiques, zoologiques, OVNI, etc.) et aux « miracles » religieux (apparitions, stigmates, etc.). Le merveilleux apparaît donc comme secteur particulier de la connaissance »¹ : en suscitant la curiosité, le savoir et l’admiration, il est une source d’émulation dont a besoin le corps social.

Face au « désenchantement du monde » pour reprendre une expression célèbre de Max Weber, l’extraordinaire fait écho à la quête de rationalisation de toutes les sphères sociales, particulièrement dans les sociétés occidentales. En ce sens, du fait qu’il agrandit et amplifie les événements, l’extraordinaire bouleverse les repères habituels du temps et forge un imaginaire original et puissant qui est comme un réenchantement, une idéalisation du réel : il est ce qui se passe, lorsque rien ne se passe.

Le dictionnaire Larousse précise que c’est « ce qui sort de l’usage ordinaire », « qui étonne par sa bizarrerie : singulier, insolite » ; qui est « hors du commun, remarquable, exceptionnel », « très grand, intense, immense ». Quant à Jean-Bruno Renard, il propose la définition

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suivante : « Au travers d’études nombreuses et variées, on peut relever cette même idée de l’extraordinaire comme écart à la nature des choses, que ces choses soient naturelles, sociales, etc. […]. Quels que soient les mots utilisés —merveilleux, fantastique, insolite, incongru, étrange, monstrueux, incroyable, inexplicable, prodigieux, invraisemblable, etc.— le concept d’extraordinaire est mobilisé lorsque le réel ne « colle » plus à la réalité, c’est-à-dire lorsque des événements ou des phénomènes s’écartent de notre perception ordinaire du monde »².

En tant que « surgissement de l’inhabituel dans le champ social et culturel d’un groupe ou d’un individu »³, l’extraordinaire dénote ainsi une prise de conscience des pouvoirs de l’imaginaire : si notre modernité tend à évoluer vers un espace technicien assez contraignant pour les populations dans la mesure où le cadre institutionnel que nous connaissions tend de plus en plus à disparaître au profit d’un cadre économico-sécuritaire : fusion entre technique et domination, entre rationalité et oppression, l’extraordinaire s’impose donc comme nécessité. Sur le plan épistémologique, il oblige ainsi à une mise en question de notre modernité et de nos modèles civilisationnels.

Face à la vision instrumentale d’un monde où tout tendrait à être évalué en termes de « fonctionnement » et de « rationalité », comme contestation de la rationalité, l’extraordinaire relève du discontinu, de l’accidentel, du démesuré, de l’exceptionnel, du merveilleux, de l’incroyable. Autant de qualificatifs qui lui confèrent une dimension symbolique héritée du mythe, du conte et plus généralement de l’univers sacré.–

Conclusion : Où va le monde ? L’extraordinaire n’a de sens que s’il est en quête de sa propre rationalité…

L’extraordinaire dans l’imaginaire japonais :Katsushika Hokusai (1760-1849), « Le spectre aux assiettes » (estampe, 1831)

NOTES

1. Jean-Bruno Renard, Le Merveilleux, Sociologie de l’extraordinaire, Paris, CNRS Éditions 2011, page 42.2. ibid. pp. 22-23.3. Jean-Marie Seca, « Compte rendu du livre de Jean-Bruno Renard, 2011, Le Merveilleux. Sociologie de l’extraordinaire, Paris, CNRS éditions », Les   Cahiers de psychologie politique , n°20, Janvier 2012 .