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Tous droits réservés © Éditions Jumonville, 1979 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 27 juil. 2021 15:48 Lettres québécoises La revue de l’actualité littéraire Victor-Lévy Beaulieu, lecteur. Pierre-Louis Vaillancourt Numéro 14, avril–mai 1979 URI : https://id.erudit.org/iderudit/40471ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Éditions Jumonville ISSN 0382-084X (imprimé) 1923-239X (numérique) Découvrir la revue Citer ce document Vaillancourt, P.-L. (1979). Victor-Lévy Beaulieu, lecteur. Lettres québécoises,(14), 8–13.

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Page 1: Victor-Lévy Beaulieu, lecteur. · Entrevue : Victor-Lévy Beaulieu, lecteur. Victor-Lévy Beaulieu vient de publier un MonsieuMelvillr ee n trois volumes. Le premier tome s'intitule

Tous droits réservés © Éditions Jumonville, 1979 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 27 juil. 2021 15:48

Lettres québécoisesLa revue de l’actualité littéraire

Victor-Lévy Beaulieu, lecteur.Pierre-Louis Vaillancourt

Numéro 14, avril–mai 1979

URI : https://id.erudit.org/iderudit/40471ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Éditions Jumonville

ISSN0382-084X (imprimé)1923-239X (numérique)

Découvrir la revue

Citer ce documentVaillancourt, P.-L. (1979). Victor-Lévy Beaulieu, lecteur. Lettresquébécoises,(14), 8–13.

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Entrevue :

Victor-Lévy Beaulieu, lecteur.

Victor-Lévy Beaulieu vient de publier un Monsieur Melville en trois volumes. Le premier tome s'intitule Dans les aveilles de Moby Dick, le second Lorsque souffle Moby Dick et le dernier L'après Moby Dick ou la souveraine poésie. Gabrielle Poulin fait un compte rendu de ce livre dans les pages qui précèdent. Quant à Victor-Lévy Beaulieu, il nous expose les raisons de ce projet et la forme donnée à cette oeuvre ; il nous livre quelques réflexions sur le contenu et sur l'accueil réservé par la critique à cette entreprise.

Pierre-Louis Vaillancourt

Pierre-Louis Vaillancourt. — Les trois tomes de Monsieur Melville portent la mention « lecture-fiction ». Pourtant, par la précision de la documentation et le déroulement chronolo­gique, ces ouvrages s'apparentent à la thèse, mais aussi par certaines qualités, à la biographie romancée, si l'on songe aux meilleures réussites du genre, comme le Marie-Antoi­nette de Stefan Zweig et enfin à l'essai, par l'abondance des interprétations personnelles et originales des oeuvres de Melville. Récuseriez-vous ces dénominations ? Et quelle part occupe la « fiction » dans la lecture ?

Victor-Lévy Beaulieu. — Je ne me sens nullement le biographe de Melville, sur qui il existe déjà des biographies fort satisfaisantes. Je ne voulais pas non plus faire une thèse, et j'espère ne pas en avoir fait une, car les thèses se basent sur un point de vue que les gens qui les écrivent veulent objectif. Dans cet esprit-là, la thèse-type est celle d'Hélène Cixous sur Joyce. À moins d'être un maniaque déchaîné de Joyce, et encore, tu ne peux arriver à lire cela jusqu'au bout, parce que c'est plate. Et ce l'est parce que c'est objectif. On pose au début un postulat et tout le livre sert à démontrer ce postulat. Ce sont des thèses qui ne vous donnent absolument pas le goût de lire l'auteur, et vous avez même l'impression que vous ne devez jamais plus toucher à cet auteur. C'est comme cela dans la plupart des cas. Je trouve que le phénomène de la thèse moderne en est un de parasitisme. Un paquet de gens vivent en faisant des thèses sur le dos d'écrivains et en les lisant, tu devines qu'ils ne l'aiment même pas. Mon premier but en faisant Melville, surtout pour nous ici qui le connaissons mal, c'était de le faire aimer, d'amener des gens à le lire.

J'ai appelé ça « lecture-fiction » en prenant pour acquis que dans la pénétration d'un univers imaginaire, les réflexions qu'on se fait à partir des oeuvres restent imaginaires. En lisant un livre, on ne peut jamais savoir si ce qu'on lit a vraiment quelque chose à voir avec l'auteur.

Bien sûr, toute la psychanalyse tente de démontrer qu'on peut savoir ce qu'un auteur a voulu écrire, à partir d'un système de signes et d'archétypes, même si l'auteur prétend qu'il ne le sait pas lui-même. Je pense qu'on ne peut jamais savoir. Pour moi, « lecture-fiction » signifie qu'il n'y a pas de cloisons entre le réel et l'imaginaire ; tout est mêlé. Des actions qu'on prend pour réelles sont aussi des actes imaginaires et vice-versa. Et en même temps qu'on lit un auteur, c'est soi-même qu'on lit. Sartre ou un autre a écrit que les livres qu'on aime, ce sont ceux qui nous confirment dans ce qu'on est. Melville a donc rejoint ma sensibilité.

Je voulais montrer l'autre versant, celui du lecteur qui lit Melville. On ne lit pas de telles oeuvres sans que ça apporte quelques résonnances en soi, sans que ça modifie son propre vécu immédiat. Si pendant quatre jours, on lit Moby Dick, un court-circuitage se produit. On devient à la fois lecteur et auteur, puisque lire, c'est un peu réécrire, remettre en mots et en images ce qui change en soi.

P-L. V. — Au début du premier tome, et plus loin à quelques reprises, vous mentionnez une distinction faite dans l'Idiot de la famille sur Flaubert. Sartre prétend que Flaubert s'était très jeune aboli comme personne et saisi comme personnage. Vous prétendez qu'au même âge, dans la vingtaine, Melville n'avait pas encore réussi cette opération. Or, ne semble-t-il pas, par ce que vous dites de Melville, qu'il ait au contraire refusé de se constituer en personnage ? Après la publication de ses deux premiers romans, Taïpi et Omoo, il a été identifié comme « l'homme des mers du Sud » et il a tenté d'échapper à ce stéréotype. Et n'a-t-il pas été un être plutôt effacé par la suite ?

V.-L. B. — Melville a suivi un cheminement inverse de celui de Flaubert. Au début, avant de voyager et d'écrire, il n'est rien. Ce n'est pas un personnage car il n'est même pas une personne. Il n'existe pas, à toutes fins pratiques,

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vis-à-vis de lui-même. Une fois ses deux premiers livres publiés, il devient pour les autres un personnage : l'homme-qui-avait-vécu-chez-les-cannibales, cette fa­meuse phrase qu'on rappelle tout le temps. Mais Melville ne voulait pas être identifié, comme personnage, à ça. Il aurait pu faire toute sa vie là-dessus s'il avait voulu exploiter le personnage qu'on lui offrait de l'extérieur. Mais cela ne correspondait pas à ce qu'il était. Il s'est alors cherché un autre personnage.

P.-L. V. — A-t-il réussi, précisément, à imposer de lui un autre personnage ?

V.-L. B. — C'était difficile car on ne peut pas bâtir un personnage seulement pour soi-même. Un personnage, ça se bâtit en autant qu'il y a une réponse de l'extérieur, qui le nourrit, qui l'amplifie, qui lui donne ou lui enlève son sens, peu importe. Comme les livres qu'a publiés Melville ont été finalement rejettes par la société américaine de son époque, il ne pouvait se constituer en personnage. Pourtant, à la fin de sa vie, il a réussi à se créer un personnage. Il était Herman Melville, vivant en Nouvelle-Angleterre, cultivant ses roses et ses géraniums. Il avait une vie de personnage, évidemment bloquée, très limitée, mais au moins différente de celle qu'on voulait lui faire mener au début de sa carrière.

En fait, toute la littérature moderne, du moins occi­dentale, est bâtie sur la notion de personnage-écrivain, sorte de Dieu-machine. Pensons à Sartre qui est devenu quasiment un personnage de fiction. Le Sartre dont on parle n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'il est en réalité. La culture occidentale publicise tout. On parle de livres mais les livres intéressent moins que ceux qui les font. L'exemple le plus patent de ces dernières années a été Henri Charrière, l'auteur de Papillon. C'est un individu absolument plate, qui n'a rien à dire sur rien,

mais que la radio, la télévision, les journaux ont fait devenir un personnage. Même chose pour Martin Gray. Tout cela mène au personnage, au vedettariat.

P.-L. V. — Dans votre présentation de Melville, qui conjuge le réel et l'imaginaire, tentez-vous de respecter le plus possible les faits biographiques, ou laissez-vous libre cours à votre imagination ? Par exemple, les relations que vous décrivez entre Melville et sa soeur Augusta sont-elles fondées sur ce qu'on pourrait appeler la vérité historique, repérable dans sa correspondance, ou surgissent-elles sous votre plume ?

V.-L. B. — Il y a de l'un et de l'autre. Les faits biographiques sont exacts mais je suis parti d'un point de vue sur ces faits réels, qui est de les utiliser comme tremplin vers autre chose. Ma perspective, très simple, est de donner cours à mon intuition de lecteur. Si j ' a i fait d'Augusta l'interlocutrice privilégiée de Melville pour ses livres, c'est par une intuition. Augusta devait représenter la complicité du lecteur et de l'auteur. Augusta était la seule parmi les filles de la famille dont le nom commençait par la première lettre de l'alphabet, et ce A renvoyait à Auteur. Augusta représente davantage un échange entre le lecteur et l'auteur, qu'entre Melville lui-même et sa soeur. Mais l'intuition compte pour beaucoup dans ce gen­re de travail. J'avais très peu de données biographiques sur Augusta dans les livres que j'avais lus. Je savais seulement qu'elle avait habité avec Melville pendant plusieurs années. J'ai développé leur relation et une fois le livre terminé, je suis allé aux États-Unis faire un peu le pèlerinage melvillien, à Nantucket, au Musée Melville, etc. À Plymouth, dans une vieille librairie, je suis tombé sur un exemplaire d'une biographie de Melville que je ne connaissais pas du tout. En la lisant, mon intuition a été confirmée. Dans cette biographie, on parlait beaucoup d'Augusta et elle était en effet — ce que j'ignorais en

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écrivant mes ouvrages — la copiste de Melville. Elle relisait ses manuscrits, travaillait beaucoup avec lui, etc. Je me suis rendu compte que je ne m'étais pas trompé non plus à propos du choix de Malcolm comme prénom du premier fils de Melville. Augusta elle-même avait suggéré ce nom, alors que la mère en préférait un autre. Pour faire cette hypothèse, j'avais une raison. Dans des journaux de voyage, Melville parle de son fils Malcolm qui s'en vient, mais jamais de sa femme Elisabeth Shaw. Je me suis dit qu'il serait amusant d'attribuer le choix du nom à Augusta. Ça m'est passé comme un flash et je l'ai mis dans mon livre. Et c'est effectivement ce qui s'est passé.

L'intuition est donc importante. Un lecteur qui entre vraiment dans les oeuvres d'un auteur trouve des choses par instinct. À condition d'y entrer avec un préjugé favorable, comme dit Jacques Ferron, et sans autre intention que d'y trouver son plaisir de lecteur. Depuis 1970, je lisais les oeuvres de Melville, je les relisais, je finissais par entrer dans ce monde. Une sorte de fluide passe alors des livres au lecteur et il devient plus facile, à ce moment-là, de se placer en position d'intuition, d'appréhender et de prévenir les choses dont on n'est pas au courant.

P.-L. V. — À partir de l'idée que le lecteur doit être comme un frère de l'auteur, vous avez développé l'image de la soeur réelle de Melville comme devant être sa lectrice privilégiée.

V.-L. B. — C'est cela, c'est une sorte de fraternité, nécessaire pour plonger dans un monde autre que le sien et pour en être le complice. C'est la seule lecture convaincante et satisfaisante : établir un réseau de complicité fraternelle entre un auteur et soi comme lecteur.

P.-L. V. — Vous écrivez dans Monsieur Melville que toute écriture est profondément autobiographique. N'y a-t-il pas un paradoxe à parler de soi à partir de la biographie d'un autre ? Qu'est-ce qu'il y avait chez Melville, écrivain américain du XlXe siècle qui vous permettait de parler de vous ?

V.-L. B. — De nos jours, on considère le « je » comme reflétant celui qui parle. Pour moi, il y a aussi le grand JE de la fiction. C'est un JE englobant qui devient quasiment un Nous. Ça m'a intéressé d'utiliser dans Melville ce JE-là, qui est très peu personnel au fond, car ce n'est pas moi qui fais directement la lecture de Melville, mais un personnage de fiction, Abel Beauchemin. Il s'agit d'un JE éclaté, non d'un je autobiographique.

Quant au choix de Melville, il faut considérer que la littérature américaine du XlXe siècle vivait dans une situation analogue à celle de la littérature québécoise d'aujourd'hui. C'est une littérature qui se faisait à partir d'un certain mimétisme de la littérature anglaise. La situation sociale des écrivains ressemblait à la nôtre maintenant. Les écrivains cherchaient la reconnaissance à Londres, comme ceux du Québec cherchent toujours la leur à Paris. La Nouvelle-Angleterre avait un passé puritain, le Québec aussi d'une certaine manière. Bref, toutes ces coïncidences-là, je les ai montées en épingle, pour montrer qu'on se retrouve un peu dans la même

situation que celle de la Nouvelle-Angleterre au XlXe siècle. Joyce dit que la vie n'est qu'une série de coïncidences — au sens large, interchangeables.

Melville était aussi l'un des rares écrivains de son temps à pratiquer une littérature épique et lyrique, avec Moby Dick en particulier. L'épique nous amène plus loin que ce qui est vécu dans le quotidien des choses. Or ici au Québec, il se fait une recherche d'une forme épique qui permettrait de changer les conditions dans lesquelles la littérature s'exerce. On n'est pas encore arrivé à produire des oeuvres, sur le plan culturel, qui nous amèneraient dans ce sens-là. J'ai établi une correspondance entre les deux situations en pensant que toute la littérature que l'on pratique depuis vingt ans, mon moi haïssable compris, n'avait plus rien à voir avec le monde vers lequel on s'en va. Si on était franc, on se rendrait compte qu'elle ne mène nulle part et qu'elle ne correspond plus à rien de précis ni de valable. Si on vit une « crise de la littérature », c'est que le roman est devenu le lieu de toutes les névroses, un lieu d'interrogation personnelle par l'écriture. Les romans dont on a le plus parlé depuis vingt ans sont ceux qui racontaient des cures thérapeuti­ques des auteurs par l'écriture. Le roman est devenu une annexe de la psychanalyse, de la psychiatrie. Il reflète la même crise que l'on observe dans la société. L'échec de la littérature transpose celui de la société dans laquelle on vit. N'importe qui peut maintenant s'installer à une table de travail et écrire un roman. Ce n'est donc pas ça qui m'intéresse.

Je prétends que tout ce vieux monde-là est fini, que l'art doit être le débordement d'un trop plein, non d'un vide ou d'une absence. Je cherche à appréhender ce que sera le monde, à intuitionner ce que sera la littérature nouvelle. Il faut essayer d'écrire une littérature pour son temps, comme Melville a tenté de le faire, tout en ayant à l'esprit que le monde de demain sera carrément différent de celui dans lequel on habite. Et trouver de nouvelles formes d'écriture qui permettent en même temps de rejoindre le passé le plus profond.

P.-L. V. — Faire l'avenir par le passé. Mais quel passé ? Pour quel avenir ?

V.-L. B. — Le problème est là. La situation des États-Unis est différente car les Américains ont quand même fait une Révolution, ils ont fondé une République. Ici, ce n'est pas fait. On est encore dans l'équivoque. Les vérités historiques ne sont pas toujours les mêmes d'un bord de la clôture et de l'autre. Publier des livres, avoir des écrivains, ça ne signifie pas qu'il existe une véritable littérature nationale. Une véritable littérature nationale se crée à partir du moment où des écrivains mettent en mots des mythes, ou les événements qui ont fondé ces mythes. Au Québec, il n'y a pas d'événements derrière soi qui auraient permis de fondre à la fois le mythe et l'événement dans une littérature épique. Il n'y a pas de littérature nationale avant qu'il n'y ait une nation, avant qu'on ait un pays. Au Québec, nous ne sommes pas encore dans l'histoire. Vous n'êtes pas dans l'histoire quand personne ne s'intéresse à vous, quand vous êtes marginalisés, quand vous n'avez pas d'influence, quand

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vous n'apportez rien au monde. Au Québec, on n'est pas sûr d'apporter quelque chose au monde, ni d'être au monde, ni de vouloir l'être. L'écrivain se débat dans cette sorte de non-lieu, dans cette condition a-historique. Il est pris dans cette équivoque, dans cette ambiguïté ; il se demande comment en sortir.

Je pense qu'on ne peut pas faire de littérature épique par en arrière, c'est-à-dire en se tournant vers le passé, où il n'y a rien qui puisse fournir un événement ou un mythe. On ne peut donc en faire que par-devant. Bien sûr, toutes les grandes oeuvres mythiques semblent prendre appui sur le passé ; la littérature épique vient de pays qui ont fait l'histoire à un certain moment donné. Or ce qui m'a fasciné dans Moby Dick, c'est qu'il s'agit d'un roman qui plonge non dans le passé mais dans l'avenir américain. Moby Dick est le refus de l'impérialisme américain avant qu'il ne soit là, c'est la recherche dans les années soixante de l'espace de l'ouest. Pour Melville, les États-Unis avaient le devoir d'apporter quelque chose de nouveau au monde, ce que Marcel Rioux appelle des nouvelles libertés. Un bon exemple est son réquisitoire contre l'utilisation de châtiments corporels dans la marine. Dans Moby Dick, Melville tente de voir si ça apportait de nouvelles libertés, en prenant pour allégorie la chasse à la baleine, qui était à cette époque-là la première industrie avant que les Américains ne décou­vrent du pétrole au Texas. L'industrie de la baleine était devenue l'embryon de la politique impérialiste améri­caine. Comme il fallait aller chasser la baleine dans les mers du Sud et plus tard dans l'arctique, les visées impérialistes américaines s'étaient développées à partir d'un élément très économique. Il fallait s'approprier les mers pour chasser la baleine en toute impunité et s'approprier possiblement les pays bordant ces mers, comme les îles Marquises par exemple. Melville jugeait que les États-Unis avaient une autre mission. Étant une nation formée de différents peuples, elle devait tendre vers la libération et non l'oppression d'autres hommes ou la colonisation d'autres territoires. Il a compris, en chassant la baleine, que les Américains se comportaient comme tous les peuples impérialistes de l'histoire et il a tout de suite refusé cela.

P.-L. V. — Dans le premier tome de Monsieur Melville, vous écrivez : « Pourquoi, en pleine possession de tous ses moyens, se tait-il ? Pourquoi son style, si souverain des Moby Dick, se ferme-t-il avec l'oeuvre faite et ne peut-il rien produire qui aille au-delà ? » Et vous avouez votre fascina­tion pour l'échec de Melville. On pourrait croire alors que Moby Dick constitue un sommet dans la production melvil-lienne, sommet qui sera suivi d'une phase de déclin. Mais le troisième tome de vos ouvrages se développe à partir d'une conception tout à fait différente, celle d'une ascension continue, d'un cheminement vers la poésie, comme achève­ment suprême. Cette progression est marquée par des étapes importantes comme Benito Cereno, le conte Moi et ma cheminée, Billy Budd. Pourtant, à votre avis, Melville aurait voulu cesser d'écrire après Moby Dick et n'aurait continué à le faire que pour des raisons matérielles. Votre conception initiale s'est-elle trouvée modifiée au fur et à mesure de la lecture de l'oeuvre ou continuez-vous à considérer Moby

Sur sa table l'édition récente de Don Quichotte chez Flammarion à Paris.

Dick comme un sommet toujours insurpassé dans sa produc­tion ?

V.-L. B. — Je suis entré dans Melville en prenant pour acquis que le haut de la pyramide était Moby Dick. Melville avait écrit Moby Dick de façon très intuitive, sans trop savoir où il allait. Or, Moby Dick fut un échec auprès du public américain, comme tous le savent. Melville est fasciné par cet échec et cette fascination paraît dans le contes qu'il a écrits ensuite. Il les a faits pour des raisons alimentaires, bien sûr, c'est-à-dire pour nourrir sa famille, mais on voit tout de même qu'il s'y livre à un curieux travail d'auto-critique, au sens large du mot. Il pensait avoir écrit un grand livre et l'absence de lecteurs l'étonné. Il s'interroge en même temps sur ce que ce livre avait laissé d'insatisfait en lui. Tous ses contes ont une intention, avouée ou non, de le dépouiller de tous les mirages qu'il pouvait avoir, sur le plan religieux, politique, artistique, afin d'arriver à la connaissance. Il me semble évident qu'après avoir écrit Moby Dick, Melville a jugé impossible d'arriver à cette connaissance par le roman, c'est-à-dire par la littérature traditionnelle, et de s'en satisfaire. Il cherche si on peut y arriver par un autre langage. Il se rend alors compte que le genre de littérature qui avait cours, que lui-même pratiquait par ses romans et par ses contes, était devenu caduc, qu'il fallait se tourner vers autre chose. Il débouche à un moment donné là-dessus, sur la Souveraine Poésie, comme il l'appelle, et qui a la fonction que la poésie avait dans les sociétés traditionnelles.

Cette poésie n'a rien à voir avec la poésie moderne qu'on connaît et qui développe deux idées de force, la première étant l'écriture du langage, soit la poésie « formaliste », et la seconde une écriture sur les névroses. Il n'y a pas, ou il y a peu d'exemples aujourd'hui de poésie du dépassement du quotidien, ou de ce qu'il y a de quotidien dans le collectif. Par une expérience d'écriture tout à fait originale, Melville arrive à ce langage poétique qui rend compte en quelques lignes du vécu, en des

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phrases très denses, très courtes. Il suffit de lire Clarel ou Timoleon pour se rendre compte qu'il arrive, dans les toutes dernières oeuvres de sa vie, à une exploration d'un langage qui puisse traduire la totalité du vécu au moyen de poèmes très bien frappés.

Habituellement, un auteur écrit d'abord de la poésie, puis des contes et enfin des romans. Melville au contraire écrit d'abord de gros romans, puis des contes et dans les dernières années de sa vie de la poésie. Il boucle la boucle à l'envers ; il termine là où en général on commence. Cela m'a fasciné. Melville revient à la poésie qui servait dans les sociétés traditionnelles à l'affirmation de la totalité, qui devait marquer, décrire ou instruire une totalité. Melville arrive à la Souveraine Poésie telle qu'elle fonctionnait dans les sociétés traditionnelles.

P.-L. V. — Vous consacrez quelques développements à des explorateurs comme Bougainville, Lapérouse et Cook, au moment où vous traitez des voyages de Melville. Ne trouvez-vous pas que cette mise en parallèle donne un relief excessif à Melville ? D'ailleurs vous corrigez vous-même les observations qu'il a faites par des références à d'Urville Dumont.

V.-L. B. — En effet, il ne faut pas s'illusionner. Melville est resté en tout et pour tout à peu près un mois dans les îles Marquises, à Niku-Hiva. Sa connaissance était fort déficiente. Il fut là, de plus, à un moment où il ne savait rien ni du lieu, ni de la société dans laquelle il se trouvait. Ses livres, Tàipi et Omoo, se nourrissent des quelques expériences qu'il a vécues mais surtout de toutes les lectures que ce voyage l'a obligé à faire. En revenant en Nouvelle-Angleterre, il a voulu écrire un livre sur des aventures finalement peu nombreuses, mais pour cela, il s'est mis à lire, lui qui n'avait jamais lu auparavant, et en lisant, il a trouvé tout à fait autre chose, et en lui-même et dans les livres qu'il avait lus, que ce qu'il avait pensé. Cela l'a amené à écrire Moby Dick. Il se rend compte à vingt-cinq ans qu'il est un béotien et il doit lire des récits d'explorateurs pour appuyer une expérience assez limitée des mers du Sud. Il découvre ainsi la littérature et se

découvre lui-même. Et à partir des données trouvées, il essaye de s'inventer un nouveau langage.

P.-L. V. — Vous identifiez parfois la quête de l'explorateur à celle de l'écrivain. N'ont-ils pas des visées fort différentes ?

V.-L. B. — Ça dépend des explorateurs. La quête d'un Bougainville, par exemple, se rapproche beaucoup de ce qu'un écrivain peut tenter. Bougainville ne s'intéressait pas, comme Cook et les autres, aux aspects économiques des découvertes, à l'exploitation des richesses des autres peuples. Il vivait en France, et considérant que la société de son temps était un échec, il est venu au Québec dans l'espoir de faire un nouveau pays. Comme ça n'a pas été possible, il est retourné en France et il a utilisé toute sa fortune personnelle pour rescaper les Québécois qui étaient rentrés et pour les amener dans les îles Malouines, où il pensait faire une nouvelle société. N'y réussissant pas, il est reparti vers les mers du Sud avec le même esprit. La démarche de Bougainville se rapproche ainsi de celle des écrivains qui tentent dans leurs livres la quête et l'exploration de nouvelles formes sociales.

P.-L. V. — Cet écrivain, vous le représentez comme un être isolé. Vous donnez l'exemple de Victor Hugo qui se faisait volontairement enfermer pour écrire. Vous décrivez Joyce et Melville à leur table de travail, penchés sur leurs grimoires. Vous auriez pu utiliser les exemples de Montaigne dans sa tour, de Proust dans sa chambre. Et au début du premier tome, votre narrateur convoque ses personnages pour les congédier. Ne considérez-vous pas comme un peu mystifica­trice cette image de l'écrivain qui s'isole et que hantent ses personnages ?

V.-L. B. — Je crois que l'isolement dans le temps et dans l'espace correspond à une nécessité. Écrire est par définition un acte solitaire. Tout le temps que tu écris un livre, tu as très peu de moyens pour communiquer avec les autres, sauf pour des banalités, parce qu'un livre s'écrit en étant seul et tu ne peux pas communiquer le monde de ton livre à d'autres tant qu'il n'est pas fait. Comme c'est un acte exigeant, tu ne peux passer avec

L'auteur à côté

de la photo de son

grand-père

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L'auteur en compagnie de Francine, sa femme et collaboratrice aux éditions VLB.

d'autres le temps que tu consacres à un livre ; tu ne peux pas t'intéresser à autre chose qu'à ça.

Quant aux personnages que tu inventes pour leur faire faire un certain nombre d'actions, ils continuent à vivre d'une certaine façon, à moins que tu ne les fasses disparaître. Ils deviennent une sorte de famille par procuration, qui est beaucoup plus présente que les gens que tu croises ou à qui tu parles. Sans que tu y penses, il te vient à l'esprit quelque chose sur eux. Pour faire Melville, j ' a i voulu précisément écarter les personnages d'autres livres que j'avais commencés et mis de côté pour la circonstance. Mais en écrivant Melville, j'avais tou­jours tendance à prendre une feuille et à écrire un petit paragraphe sur une affaire qui me venait à l'esprit à propos d'un autre personnage.

P.-L. V. Les trois ouvrages, bien que parus en 1978, sont relativement récents, si l'on tient compte d'une certaine lenteur dans la diffusion, la distribution et la critique. Avez-vous des commentaires sur l'accueil qu'on leur a réservé ?

V.-L. B. — Peut-être est-ce dû aux conditions dans lesquelles on fait la critique ou la chronique, mais il ne me semble pas qu'on ait véritablement rendu compte du projet du livre. Ce qui m'a étonné, c'est que dans tous les articles, dans toutes les recensions que j ' a i lus, il n'y ait à peu près personne qui ait parlé de Melville. Je me suis dit — Ça vaut bien la peine d'écrire sept cents pages sur un auteur si les critiques ne parlent même pas de lui, de ce qu'il a fait, dit, écrit. On n'a pas parlé du projet du livre, de ce que je voulais faire et on n'a pas décrit ce qu'il y avait dedans. Par exemple, personne n'a parlé de la présence du père du narrateur et de tous les liens qui se tissent entre le narrateur, son père et Melville. Cela m'apparaît fondamental mais ça n'a été relevé par personne.

Il est évident qu'au Québec, peu de gens parmi la critique ont lu Melville et qu'il est plus difficile de rendre compte d'un livre sur cet auteur. Dans le cas de Flaubert, c'est différent et la critique qui parle de Sartre écrivant sur Flaubert connaît bien Flaubert, même les choses moins importantes qu'il a faites. Ne pouvant parler de Melville, on parle de ce que j'appelle les à-côtés du livre, l'expérience du langage par exemple, mais non du pourquoi et du comment du livre. Dans la revue Actualité, Jacques Godbout parle de Monsieur Melville et on s'aperçoit en lisant sa critique qu'il n'a pas lu du tout les ouvrages. Alors il parle des à-côtés, de l'auteur par exemple. Je trouve cela décevant, pas pour moi person­nellement mais pour Melville, car un de mes buts premiers était de donner aux gens le goût de lire Melville, de leur donner l'impression qu'ils étaient concernés par Melville.

Certains critiques m'ont reproché de m'être approprié Melville à la fin du texte, d'être allé le chercher sur les quais de Harlem pour le ramener au Québec. Or Melville est un écrivain, américain certes, qui a essayé de montrer une voie nouvelle dans l'écriture. Pourquoi n'irais-je pas le chercher si le fait de l'amener au Québec constitue un acte qui peut aider à briser la littérature traditionnelle ? Notre société est riche, non par son passé mais par son présent et par ce qu'on peut en faire. Elle est ouverte et non fermée. Dans ce sens-là, le fait de s'approprier, entre guillemets, Melville témoigne de cette ouverture. D'ha­bitude, il ne faut pas faire venir les auteurs chez soi, il faut aller chez eux. Je me suis dit qu'il serait intéressant de changer le point de vue et d'aller chercher dans d'autres sociétés des éléments culturels pour les amener chez soi, les transformer et les faire devenir un peu siens afin de progresser soi-même. Bien sûr, on ne « s'appro­prie » pas ces éléments culturels, ou plutôt on ne les fait pas intervenir — je préfère ce terme, pour les récupérer ou vivre en parasite mais pour aller soi-même plus loin.

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