vers le masque-prothèse photographique : des ... · emblématique de l’artiste orlan,...
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Rheinart Maéva, doctorante en Esthétique (philosophie de l’art).
Vers le masque-prothèse photographique : des transformations de soi
dans le portrait photographique contemporain.
Mots clés : Transformations de soi, chirurgie esthétique, photographie contemporaine, visage,
masque-prothèse photographique.
Cet article propose un plan en « processus » évoquant les transformations de soi en
photographie contemporaine. Plus particulièrement, il s’agit d’évoquer le cas des portraits
photographiques qui mettent en scène des sujets dont le visage a été reconfiguré via la
chirurgie esthétique. Les propos qui seront énoncés reflètent l’état d’une partie de notre
recherche davantage constituée d’hypothèses que d’affirmations. L’opération esthétique
nécessite de franchir la barrière de la peau. Le visage du patient est ouvert par la main du
chirurgien. Nous verrons que franchir la barrière de la peau serait la première étape qui
favoriserait le basculement dans l’espace « masque-prothèse photographique». Pour se faire,
la chirurgie esthétique a recours à deux composantes : les implants, et les prothèses.
Quelle différence entre « prothèse » et « implant » ?
D’après les propos recueillis auprès d’une chirurgienne esthétique : « La prothèse est
un corps étranger que l'on implante dans le corps humain afin de remplacer une structure
anatomique. Le but est que la prothèse puisse lui apporter une amélioration ». « L'implant est
un corps étranger que l'on implante dans des parties spécifiques du corps humain pour
améliorer l'aspect anatomique extérieur de ce dernier, pour apporter certains traits de beauté
stéréotypés, etc. » Néanmoins, ces propos peuvent être modérés. En effet, la frontière entre
ces deux termes reste floue. Ces deux mots peuvent être employés comme des synonymes.
Nous garderons ainsi le terme « prothèse » dans les images étudiées, en référence au travail
emblématique de l’artiste Orlan, précurseur de la chirurgie esthétique en arts.
D’autre part, le choix de la photographie comme médium artistique pose la question de la
mise en image d’un sujet. Il s’agira de montrer ce qui se joue dans une filière de la
photographie contemporaine.
Ouvrir la peau membrane : élaborer un peau(r)trait
« (…) Deux différences importantes apparaissent au cours des années 1960. La recherche de l’identité
ne se joue plus sur le vêtement en premier lieu, mais sur la peau et la chair1. »
« La peau est bien davantage la surface d’affirmation de soi que l’économie de son rapport au monde.
Mais cette peau est encore une présence pleine, et non un déchirement. La mise à nu a remplacé le
travestissement, elle n’en est pas moins un acte de courage, de construction du sens du monde et de la
photographie2. »
« La peau, enveloppe et membrane, lieu d’osmose, (…) est à la fois l’intérieur et l’extérieur,
englobante, elle ne peut se concevoir en terme d’exclusion de l’un par l’autre. Métaphore de
cette relation de soi au monde, elle englobe toute voie d’accès de l’un à l’autre et est un
modèle pour penser l’art3 (…) ».
« Ecrin Facial PEAU-Limorphique » propose d’explorer le visage qui devient un
puzzle.
Ema Eygreteau, « Ecrin Facial PEAU-Limorphique », Impression numérique sur altuglas,
100x100cm, 2006.
1 Marc Tamisier, Sur la photographie contemporaine, L’Harmattan, 2011, p. 25. 2 Ibid., p. 29. 3 Rose-Marie Arbour, « La peau comme dessein », article publié dans Revue d’esthétique, nouvelle série, no. 11, 1986, p. 26, DOI : http://dx.doi.org/doi:10.1522/24999749.
L’image est une impression numérique sur altuglas et mesure un mètre sur un mètre. La
plaque est découpée en neuf carrés identiques. Ces derniers, à des hauteurs différentes,
forment un puzzle. Ce travail est placé à même le sol sur du carrelage blanc. Plus
précisément, un carré chasse l’autre et prend sa place afin de recomposer l’image et le visage
surface. Dans première appréhension, la membrane semble bloquée car il ne parait y avoir
« aucun espace vide »4. La peau du visage flotte dans l’espace cloisonné du carré tandis que la
photographie reste en surface.
Ces neuf images contiennent une notion d’hybridité, mélange de numérique et
d’organique. La peau dématérialisée laisse place à la peau numérique, sujette elle aussi à des
manipulations numériquement chirurgicales. Elle devient un écran lisse et froid. De même, la
peau est « ectoplasmique ». Le visage flotte tel un hologramme, bloqué dans un « espace
stérile, contraint5 », dit Ema Eygreteau. Ainsi, ce travail met en avant l’espace de flottement
de la peau qui se prépare à être reconfiguré par les outils et la main du chirurgien.
En-visager la photographie, c’est effectuer une « mise en visage », une « mise en
reflet » de son propre visage, dit Ema Eygeteau. L’outil informatique est utilisé par la suite :
l’artiste lisse la matière photographique. Or, cette « matière photographique » n’est-elle pas
déjà une première peau ? La photographie « Ecrin facial » est un processus. Cette membrane
de l’image prépare le masque-prothèse photographique, espace6 dans lequel l’image donnerait
à voir la mise en scène d’un visage reconfiguré chirurgicalement, et qui fait image en
contactant, en se mêlant, en se heurtant à la peau photographique présente dans les neuf carrés
d’altuglas. Mais, si la peinture craquelle sous l’effet du temps, la peau photographique
d’ « Ecrin Facial » se caractérise par la mutation du grain au pixel. Mue-tation ? Accepter de
laisser ses peaux s’abandonner à l’image. Comme le dit l’artiste : « le pointillisme argentique
visible à l’agrandissement mute en facettes rectangulaires à l’agrandissement numérique
lorsque la qualité n’est plus là. Cette perte de qualité est exploitée, révélée dans mon travail ».
Le choix du matériau altuglas accentue le processus de mise en image, puisque le spectateur
fait l’ex-périence, dans un aller retour entre l’image et lui-même, d’une image transparente et
changeante au gré du temps : « Non traité contre les UV », cet écran-surface de projection
favorise l’émergence des différentes ré-actions. Le visage-puzzle surgirait-il alors dans cet
4 Propos recueillis auprès de l’artiste. 5 Propos recueillis auprès de l’artiste Ema Eygreteau. 6 Lors d’une intervention donnée dans le cadre de l’axe II, Alain Mons dissocie la notion d’ « espace » et de territoire.
effacement ? Repenser la modalité d’appréhension du visage. Mais comment ? Avant
d’appréhender le masque-prothèse photographique, le visage doit renoncer à son unicité.
Lewis Carroll met en scène un dialogue illustrant ces propos :
« Généralement, on reconnaît les gens à leur visage, murmura Alice d’un ton passif.
C’est justement de cela que je me plains » répliqua Humpty Dumpty.
Ton visage est exactement comme celui des autres.
Les deux yeux ici… Le nez au milieu, la bouche sous le nez. C’est toujours pareil.
Si tu avais les deux yeux du même côté du nez, par exemple… Ou la bouche à la
place du front… Cela m’aiderait un peu7. »
Portrait ou peau(r)trait ?
Défaire les habitudes du regard pour envisager la face autrement. Tel un puzzle, le
visage est éclaté en différentes facettes. Les pores macroscopiques sont révélés par les pixels
qui se juxtaposent et constituent le visage-puzzle. Expérimenter, accepter le processus qui se
fait par tâtonnements dans l’image sans connaître l’idée finale, telle est la démarche de
l’artiste. L’utilisation de Photoshop pour les contrastes et les niveaux façonne la photographie.
Ema Eygreteau fait le choix de laisser libre court au logiciel. Certaines zones sont mises en
lumière tandis que d’autres sont effacées.
Le visage-puzzle présent dans cette image ne serait-il pas une étape proposée pour
œuvrer vers la confrontation avec le masque-prothèse photographique ? Mais comment le
définir ? Nous tenterons cette hypothèse : peut-être est-il une mise en tension qui surgit tel un
éclair et s’efface dans l’image ? C’est peut-être dans ces moments d’alternance entre des
apparitions et des disparitions que ce dernier se joue ? Peut-être survient-il dans les moments
de turbulence de la peau en reconfiguration, en lutte contre le corps étranger placé dans le
visage ou intervenant sur les os ? Ce visage-paysage favorise le moment du processus. Tout
comme le texte oblige à lire entre les lignes, il s’agit ici d’accepter la nature paradoxale de
toute image, à savoir faire face aux « vides » de la transparence pourtant présents dans cette
photographie. Autre paradoxe : l’altuglass est un matériau solide. Mais, l’impression de
l’image en sa surface le rend vulnérable (à l’effet du temps et de la lumière). Peut-être se
(re)joue-t-il ici quelque chose du processus présent dans toute photographie en tant
7 Citation de Lewis Carroll, « Humpty Dumpty », in De l’autre côté du miroir, chapitre IV, 1871, cité dans cité dans Faire face, le nouveau portrait photographique, (dir. A. Ewing), Actes Sud, 2006, p.16.
qu’impression lumineuse sur une plaque sensible ? La peau s’« expose également à » l’autre
dans sa vulnérabilité : « Contrainte technique, la peau numérique résiste à l’écran, refuse
d’adhérer, se détache, combat la surface, s’efface, s’arrache à elle, et met en avant ses
humeurs. » dit Ema Eygreteau. Peut-être cette image vibrante renferme quelque chose de
semblable à ce qui se joue en peinture selon Rose-Marie Arbour dans « La peau comme
dessein » : « (…) non seulement la peinture pouvait se faire sans histoire ou sans avoir à
décrire la réalité extérieure, exister dans sa matière propre, mais encore elle existait dans des
dimensions qui m’avaient jusque-là échappé : je pouvais toucher la surface, ressentir la
tension de la toile, la résistance du support de bois (…) : le poids, la texture, le grain,
l’épaisseur de la matière colorée, le format de la toile8 ».
Dans la salle d’opération : propos sur la photographie contemporaine
Une transformation de soi en dialogue et par l’image ?
Que se passe-t-il quand le photographe s’intéresse au « ce qui a lieu durant
l’opération ? » Comment envisager ces photographies ? Nous tenterons d’y répondre grâce au
travail de Samantha Salzinger.
« (…) L’opération chirurgicale (…) possède une triple signification, physique, psychique, et morale.
Physique, puisqu’il s’agit de rétablir l’intégrité ou de corriger l’apparence d’un corps humain.
Psychique, puisqu’il y va de la conscience nouvelle que le patient va prendre de lui-même. Morale,
enfin, puisqu’un acte de chirurgie plastique réussie, qu’il soit réparateur ou esthétique, constitue une
renaissance pour un être diminué qui avait perdu, avec l’image de son corps, l’estime de lui-même. Et
cette estime n’est pas autre chose que la reconnaissance de la dignité de la personne quand elle
retrouve sa place dans le concert des autres personnes9 ».
8 Rose-Marie Arbour, « La peau comme dessein », article publié dans Revue d’esthétique, nouvelle série, no. 11, 1986, p. 13, DOI : http://dx.doi.org/doi:10.1522/24999749. 9 Henry Delmar, Jean-François Mattéi, Philosophie de la chirurgie esthétique, une chirurgie nommée Désirs, Odile Jacob, 2011, p. 43.
Samantha Salzinger, photographie issue de « Skin Deep Series ».
Ouvrir le dialogue « Using contemporary art to help open conversation »,
décloisonner le langage, renoncer aux a priori, mais également décloisonner la photographie.
Les images réalisées au début de la carrière de l’artiste font référence aux peintures de
Vermeer. Elles contiennent déjà l’embryon que nous retrouverons dans « Skin Deep Series ».
« Peintures photographiques » selon Samantha Salzinger, elles donnent à voir un
environnement lumineux proche de la « camera obscura ». Ce jeu de lumière souligne
l’expression du sujet qui fait image. Samantha Salzinger se définit comme « une photographe
qui travaillait comme une peintre ». Peut-être est-il important ici de dissocier ces images d’un
type de photographies contemporaines ? Par certains points, ces images diffèrent de la
photographie numérique et « contemporaine » dont parle Marc Tamisier. Ces dernières
peuvent être générées par des ordinateurs ou d’autres machines. En ce sens, elles seraient les
résultantes d’une succession hasardeuse des différents codes ou des algorithmes. Le
concepteur de ces « photographies serait davantage un « ingénieur » qu’un artiste. Dans la
lignée de Marc Tamisier, Franck Leblanc écrit la thèse : L’image numérisée du visage
évoquant un visage politisé, « classifié » dans un certain type de portrait photographique
contemporain.
Samantha Salzinger conçoit une image qui ne peut être lue de cette manière. Immergée
dans l’atmosphère médicale, la photographe se confronte à l’ambiance des salles d’opération
où flotte quelque chose de l’autre. De profil et les yeux fermés, le sujet demeure dans une
autre dimension, une autre mise en scène qui est celle de la convalescence. Le choix du
médium photographique appartient au vécu de l’artiste. Fascinée par le rapport qu’entretient
la photographie avec le réel, Samantha Salzinger conçoit cette image ouverte. Comment
interpréter la croyance collective qui consiste à « enregistrer fidèlement la réalité » ? Peut-être
est-ce encore une fois dans une mise en tension : « La photographie pose un paradoxe : elle
est imprégnée d’une atmosphère, d’une « expérience » mais qui ne peut être réelle ». Telle
l’écriture de la lumière sur la plaque sensible qui donne l’image, elle serait davantage le
résultat d’une projection du spectateur en sa surface. Or, dès lors qu’elle fait image, cette
photographie s’ouvre à d’autres possibles. Le sujet endormi flotte dans un espace temps
opaque, atemporel, qui suit l’opération de chirurgie esthétique. Mais l’image ouvre-t-elle à
une autre expérience ? Dans sa réflexion sur le contemporain, Giorgio Agamben évoque deux
composantes de l’image : le « déphasage et de l’anachronisme10 ». D’un certain point de vue,
cette photographie du sujet opéré pourrait s’apparenter à ce que le philosophe dit de la mode :
« (…) si on cherche à l’objectiver et à la fixer dans le temps chronologique, on la découvre
insaisissable11 ». N’est-ce pas aussi, quelque part, un destin possible du visage refait
chirurgicalement et qui figure de manière furtive dans la photographie ? Contemporaine ou
non, cette image est un espace de flottement ouvert. Dans le devenir de ce visage qui fait
image, mais également dans le processus inhérent à la photographie. Cette image propose-t-
elle quelque chose de la contemporanéité dans le sens où elle « s’inscrit, en fait, dans le
présent en le signalant avant tout comme archaïque, (…). Archaïque signifie « proche de
l’arkè, c’est-à-dire de l’origine » ? « (…) L’origine n’est pas seulement située dans un passé
chronologique : elle est contemporaine du devenir historique et ne cesse pas d’agir à travers
lui, tout comme l’embryon continue de vivre dans les tissus de l’organisme parvenu à
maturité, (…). « L’écart – et tout ensemble l’imminence – qui définit la contemporanéité
trouve son fondement dans cette proximité avec l’origine, qui ne perce nulle part avec plus de
force que dans le présent12 » ? Jouer avec l’ambigüité du voir, ambigüité projetée sur l’image,
tel est le rôle que se donne Samantha Salzinger. « Cela a été joué », dit François Soulages.
Oui, mais cette mise en scène est-elle encore irréversible ? Dans le cela, se trouve un autre-
chose-indescriptible. Elle est un processus, une potentialité toujours ouverte qui a renoncé à
l’hégémonie du « voir ». Rose-Marie Arbour évoque le « fantasme de la déchirure », qui est
propre à tout spectateur. Accepter la nature paradoxale de cette image ; car derrière sa nature
« figurative » se cache son opacité. Trouer la surface illusoire inhérente à toute image, refuser
l’idée d’une photographie comme attestation du réel pour accepter d’y ressentir autre chose,
pour accéder à la mise en scène. Si nous y parvenons, alors nous nous confrontons à la
puissance que génère cette image. Cette puissance, nous l’avons dit, réside dans l’interstice
entre fiction et réalité. Plus particulièrement, l’un des paradoxes de l’image relevé par l’artiste
10 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’être contemporain, Rivages poche, Petite Bibliothèque, collection dirigée par Lidia Breda, 2008. p. 11. 11Ibid., pp. 27-28. 12 Ibid., p. 34.
se définit par le fait que toute photographie est tirée de la « vie réelle ». Or, le médium
photographique n’est pas « réel » : il indique un décalage et provient « toujours du point de
vue du photographe », nous confie Samantha Salzinger. Elle cite John Szarkowski : « Notre
foi en la réalité d’une photographie demeure dans notre croyance qui confère à l’objectif une
impartialité, qui dessinera le sujet tel qu’il est, ni plus noblement ni avec insignifiance. Cette
foi pourrait être naïve et illusoire (l’objectif qui dessine le sujet, c’est le photographe qui le
définit), mais cela persiste. La vision du photographe nous convainc si bien qu’on ne voit plus
sa main13 ».
Cette série naît d’une première frustration de l’artiste. L’industrie de la beauté entraine
une focalisation sur l’apparence et sur la jeunesse. Mais, au-delà de ce point d’approche (peut-
être moins intéressant ici ?), ces images se dissocient d’une critique de cette pratique. Au
contraire, cette photographie montre cet autre-chose impalpable-de-la-chirurgie–
esthétique mis-en-scène dans l’image en suscitant l’idée d’un dialogue ouvert. Il fait suite à ce
visage bandé en transition. Ce passage, cette mue de la peau sous le bandeau n’est-elle pas
une étape nécessaire à la possible transformation de soi ? Accueillir un autre masque pour
faire image. Voilà l’en-je(u) qui est proposé ici ; il passe par la peau de ce modèle. « Je crois
que le meilleur art naît de la vulnérabilité » dit l’artiste (du latin Vulnerabilis, signifie qui peut
être blessé, qui peut-être attaqué, qui offre prise). « Skin Deep Series » signifie « Superficiel »
ou « en surface de peau », explore l’acte photographique qui fait suite à l’intervention de
chirurgie esthétique. Le visage, fait l’expérience de sa reconfiguration. La peau devient
l’espace, le terrain où se joue l’altérité en soi. La formulation de Christine Buci-Glusckmann
est pertinente : « (…) toucher au visage, par des opérations, c’est vraiment créer de l’autre
visage dans mon visage. Ca fait césure. Ce qui fait césure, c’est que la coupure, la suture, la
couture, la pliure sont là dans la chair14.
Voguer vers d’autres terres, vers d’autres horizons. Un espace. Des possibles. Momifié
par les bandages, ce visage perd ses peaux. Il est en devenir. Mais quel devenir ? Accueillir un
autre masque pour faire image. Mais pas n’importe quel masque. Celui qui fait l’expérience
en amont de l’acte chirurgical, mais également qui fait image, (qui se confronte à la peau
photographique et traverse les fantasmes du Voir) : le masque-prothèse photographique.
Mais, loin d’être un élément assurant le succès du visage sur l’image, le masque-prothèse
photographique est peut-être ce « ce qui a lieu » par l’opération (du visage reconfiguré), par
13 Propos recueillis dans un entretien email avec l’artiste. Elle fait référence au livre John Szarkowski, "The photographer’s eye" (Les yeux du photographe). (Notre traduction). 14 Christine Buci-Glucksmann, Orlan triomphe du baroque, Editions Galilée, 1984, p. 41.
son expérience de la mise en image (du visage devenu masque), et par le devenir de ce visage
qui était devenu masque ? Or, cette hypothèse définissant le masque-prothèse photographique
a-t-elle lieu dans les images de Victor boulet ?
La période de convalescence (post-opératoire) : les photographies de Victor
Boulet :
Victor Boulet, Photographie d’un modèle consentant, « Kate » :
Deux travaux seront évoqués. Le premier s’intitule « Kate » et le second « Screw the
ethics ». Avant de commencer à étudier ces photographies, il est nécessaire de comprendre
qu’un glissement s’opère par rapport à « Skin Deep Series » de Samantha Salzinger. Ses
images ont été prises dans l’espace de la reconfiguration du visage. Tandis que les
photographies qui vont être présentées font suite à l’opération esthétique.
Victor Boulet, photographie issue de la série « Kate », 2002.
Kate est le modèle photographié. Cette image sélectionnée fait suite à plusieurs
« tensions » qui se sont posées avant l’acte pictural. La première tension se situe dans la mise
en image de Kate. Cette tension fait suite au rejet que vit la femme à l’égard d’une partie de
son corps. D’origine juive, Kate a hérité des traits de ses parents et ne peut plus supporter son
nez qu’elle juge trop imposant. Ainsi a t-elle recours à la rhinoplastie ou opération du nez.
Une deuxième tension fait face à Kate. Il s’agit pour elle de se confronter au travail du
photographe qui tend à mettre en image son image qu’elle ne peut supporter de voir ou de
montrer aux autres. Par sa mise en image, Kate s’expose à l’autre. La photographie qui va
suivre interroge le rapport qu’entretient la femme avec son entourage. Kate a besoin de
reconnaissance et d’acceptation au sein de ce dernier. Mais c’est son origine qui marque le
point de départ à l’initiative du projet. Ce souci se porte même sur les éventuelles
transformations physiques d’un enfant hypothétique : la jeune femme se demande à quoi
ressemblerait son enfant si elle devait en avoir un ? Devrait-elle modifier son nez s’il devait
avoir le même que le sien ? Les motivations des sujets ayant recours à la chirurgie sont
complexes. Dans ce contexte, Henry Delmar et Jean-François Mattéi évoquent le concept de
dysmorphophobie commun à tous ceux ou celles qui souhaitent subir une intervention
esthétique : « (…) la dysmorphophobie, c’est la crainte de découvrir dans le regard d’autrui la
preuve d’une difformité de son propre corps. Dans une note, l’auteur précise l’origine de ce
terme : en grec « dusmorphos » : « difformité », et phobos : « crainte ». Le plus souvent, les
dysmorphophobies se manifestent à l’égard du visage. (…) La vraie dysmorphophobie
consiste à ne pas aimer un nez qui n’a pourtant aucun défaut en le jugeant difforme, ce qui,
pour l’individu concerné, se trouve confirmé par le regard des autres. On trouve également
des fausses dysmorphophobies qui consistent par exemple à désirer le nez d’un autre sans
pour autant considérer son propre nez comme anormal (…)15. »
D’autre part, Kate accepte d’être photographiée dans la période de convalescence. Sa
peau est en cours de cicatrisation. Dans ces jours qui suivent l’opération, les individus ayant
recours à la chirurgie esthétique ont généralement tendance à se cacher. Le patient pourrait se
trouver dans une situation de vulnérabilité. Ainsi, sauf cas exceptionnels, faire image dans ces
conditions n’est pas chose aisée. Si la vulnérabilité peut surgir pour des multiples raisons, elle
peut être en partie expliquée au regard de l’histoire de la chirurgie esthétique. Dans
Philosophie de la chirurgie esthétique, Une chirurgie nommée Désirs, Henry Delmar et Jean-
François Mattéi montrent que le nez juif jugé trop imposant favorise des « stéréotypes
raciaux ». Dans « Ethnicité et chirurgie esthétique », Sander L. Gilman mentionne le cas du
docteur Roe qui invente le premier système ayant pour objectif de classifier et de définir le
nez. Dans ce contexte, les juifs incarnent les « corps impurs ». Ce premier facteur d’exclusion
va de paire avec un second. Les rhinoplasties effectuées laissent des cicatrices post-
opératoires. Or, pour les nouveaux arrivants, devenir un bon citoyen dans une société
étrangère exclue la présence des cicatrices. Ainsi, si les opérations gomment les traits du nez
jugé trop imposants, elles laissent des traces visibles, et conduisent à une exclusion sociale. 15 Henry Delmar, Jean-François Mattéi, Philosophie de la chirurgie esthétique, une esthétique nommée Désirs, Odile Jacob, 2011, p. 104.
Jacques Joseph, chirurgien esthétique juif vivant à Berlin est le premier à pratiquer des
rhinoplasties sur des nez de type « sémite ». Son but est de faire en sorte que les juifs installés
en Allemagne passent inaperçus dans cette société. « (…) En 1898 il décide de modifier la
forme d’un nez. D’abord par l’intermédiaire d’une incision cutanée, puis, cinq ans plus tard,
sans faire de cicatrice » raconte le chirurgien esthétique Guy Jost16. Selon Sander L. Gilman,
ce procédé est conçu « pour raboter le cartilage de l’os intérieur du nez17. » De même, plus tôt
dans l’histoire, une pratique embryonnaire qui donnera naissance par la suite au terme de
« rhinoplastie » est utilisée pour combattre une épidémie. Robert F. Weir met au point une
intervention pour les nez syphilitiques. L’opération se déroule en trois grands moments. Tout
d’abord, le docteur introduit un implant. Puis, il modifie les ailes du nez. Enfin, il aplanit les
narines. Actuellement, deux types de rhinoplastie existent. La « rhinoplastie fonctionnelle »,
« dont le but est de redresser la cloison, source d’une difficulté respiratoire, » ; ainsi que la
« rhinoplastie correctrice » qui tend à modifier la forme du nez. De multiples choix sont
possibles : « On peut ainsi redresser, raccourcir ou diminuer en hauteur et en largeur un nez
dans ses deux structures osseuses et cartilagineuses18 ». La peau ouverte lors de l’opération
laisse entrevoir deux éléments constitutifs du nez : le cartilage et les os. Lorsque l’opération
est terminée, elle se « moule sur cette base donnant la forme du nez » et dessine sa forme
définitive. L’opération est réalisée dans la narine et souligne la progression médicale : il n’y a
plus de cicatrice19.
Par ailleurs, peut-être que cette image nous confronte à cet entre-trois entre ce visage
qui n’est plus depuis l’opération esthétique, ce masque qui n’est plus complètement depuis
que cette face reconfigurée fait image, et le masque-prothèse-pas-encore-là. Il ne ferait image
seulement que lorsque le visage-puzzle ouvrirait des espaces potentiels. Faire image est peut-
être le fait d’adopter un masque (mais pas n’importe lequel) après le façonnement de la peau
par la prothèse ; la peau est un espace qui nécessite une appréhension, un jeu de l’intérieur et
à l’extérieur ?
Le Rolliflex utilisé par l’artiste dans la série Kate « démunit le modèle pris en
photographie. Le cadrage très serré et en face du sujet qui fait image le désempare de son
16 Guy Jost, « Histoire de la chirurgie plastique », se reporter à l’adresse suivante : http://mediologie.org/cahiers-de-mediologie/15_visage/jost.pdf. 17 Sander L. Gilman, « Ethnicité et chirurgie esthétique », ch. IV, in La chirurgie esthétique (dir. Angélika Taschen), Taschen éditions, 2008, p. 117. 18 Le site consulté est le suivant : http://www.sublima-esthetique.com/chirurgie_esthetique_nez_rhinoplastie.php. 19 http://www.sublima-esthetique.com/chirurgie_esthetique_nez_rhinoplastie.php.
orgueil. La conséquence d’une telle prise de vue photographique place le photographe dans
une situation privilégiée. Le modèle se laisse photographier20 ». Mieux encore, cette situation
qui rend l’appareil photographique très proche du modèle rend possible « un dialogue entre le
photographe et le cercle intime du modèle que constitue son « ‘‘Moi’’21 », dit Victor Boulet.
Contrairement à l’image de Samantha Salzinger, elle fait face à l’appareil photographique.
Mais sa tenue et ses ecchymoses laissent supposer que la jeune femme est encore à l’hôpital.
La peau fait image dans son ouverture et sa vulnérabilité.
Quels enjeux sont soulevés dans cette mise en image qui modifie la photographie de
Kate considérée comme « négative » en ouvrant la peau, en y plaçant soit un corps étranger
(implant, ou prothèse), ou en ouvrant le nez, en sculptant l’os et en refermant la peau qui sera
bandée ? Davantage interrogatives qu’affirmatives, ces photographies posent la question des
transformations de soi dans la mise en scène de l’autre. L’autre peau, et l’autre visage. Même
si la médecine a fait des progrès considérables, la rhinoplastie reste un acte violent. Comment
supporter cette opération considérée comme une des plus lourdes quand « le ciseau qui
découpe et soulève la peau entre les lèvres et les dents de devant ôtent le nez » ? Car toutes
ces douleurs subies n’ont qu’une finalité selon Victor boulet : « être plus beau devant le
miroir » ou devant les autres. Cette idée serait alors « un acte hypocrite22 ». Paraître ou par-
être ? La décision de cette opération a t-elle simplement eu lieu pour remédier au fait que
Kate ne voulait pas ressembler à une juive ?
Victor Boulet, « Screw the ethics ? » (Escroquer l’éthique ?), 2002
Ici encore, deux mises en tension introduisent le contexte d’élaboration de ce travail.
La première se révèle dans le fait que le modèle qui va être portraituré est un des voisins du
photographe. Lorsque Victor Boulet le croise dans la rue Londonienne, il est interpellé et
horrifié par son apparence. Il remarque que l’homme n’a pas de nez. A la place, se trouve une
cavité noire de taille importante qui se situe au milieu du visage de l’individu. La seconde
mise en tension se produit lorsqu’intrigué et horrifié par ce trou noir, Victor Boulet demande à
l’homme s’il peut le photographier. Celui-ci refuse. Etonné, il ne comprend pas cette réaction.
L’étonnement laisse place à des interrogations qui se bousculent dans la tête de l’artiste :
« pourquoi déambuler dans les rues Londoniennes sans prothèse, pourquoi montrer un gros
20 Propos recueillis lors d’un entretien par email avec Victor Boulet. 21 Ibid. 22 Propos recueillis dans un entretien email avec Victor Boulet.
trou noir au milieu de la face ? ». « Devais-je être horrifié ou devrais-je accepter l’impact de
sa décision sociale ? » ; « Quels sont mes standards éthiques et moraux ? » ; Enfin, « Quelle
est la place de la « moralité et des fonctions sociales dans une société23 » ? Pour Victor
Boulet, figurer un portrait implique le fait de mettre ses questions en image. Ce cas de figure
au trou béant renvoie le photographe à réfléchir sur le fait « d’empoigner ses propres limites
éthiques. » Une question concrète vient clore cette étape réflexive : Comment figurer ce
portrait ? L’artiste remarque que son voisin passait quotidiennement à la même heure. Il
décide alors de se cacher derrière le rideau de son appartement. La réalisation des portraits
commence. Lors du processus de prise de vue photographique, Victor Boulet reçoit une lettre
de menace. En voici la traduction :
« 23 novembre 2003
Cher voisin vivant au numéro 72
Arrêtez de prendre des images de notre ami et voisin. Si vous continuez quand même, nous
appellerons la police et nous raconterons à Tony ce que vous faîtes.
Voisins déçus. »
La série « Screw the ethics ? » (Escroquer l’éthique ?) a été photographiée avec un
appareil photographique d’occasion Nikon F3. L’artiste varie les modalités de prise de vue,
puisque certaines images sont en noir et blanc, d’autres en couleurs. Parmi les images en
couleurs, certaines sont des portraits en pied ; mais la personne ne fait jamais face à l’objectif.
D’autres sont des triptyques et présentent la cavité nasale en gros plan. A première vue, ces
images pourraient s’apparenter à des images-rituelles faîtes lors d’une enquête. Même si le
but de l’artiste n’est pas d’être exhaustif, Victor Boulet le suit de manière quotidienne.
L’artiste tente de capter, par l’inscription de la lumière sur la plaque sensible de son appareil,
les traces laissées par la personne. Mais pas n’importe quelle trace : celle qui fait tâche au
milieu de son visage. Cette tâche recherchée rappelle les imperfections propres au
développement des photographies argentiques. S’il n’y a pas de poussière ou de traits qui
figurent sur cette image, la tâche noire ou le grain de la peau photographique sont visibles et
s’ouvrent à un face à face.
23 Ibid.
Victor Boulet, photographies issues de la série « Screw the ethics ? », 2002-2005.
Quelque chose d’autre de ces images s’ouvre au spectateur. Dans « Le corps extrême
dans l'art contemporain », Simone Korff-Sausse montre avec brillo que : « Les œuvres ne
s’adressent plus seulement à la perception visuelle mais mobilisent, voire provoquent, toute la
sensorialité : tactile, olfactive, kinesthésique, auditive24 ».
Victor Boulet, triptyque issu de la série « Screw the ethics ? », 2002-2005.
Repousser les frontières morales et éthiques afin de tenter d’ouvrir le raisonnement.
Ouvrir la sensibilité. Ces trois photographies sont un voyage. Un voyage au cœur du
macroscopique. La peau du modèle fait actes. La cavité ovale qui remplace le nez laisse
entrevoir un reste de chair ou de cartilage. Ces plans sont placés et exposés scrupuleusement
les uns à côté des autres. Les trois photographies s’apparentent à des plaques anatomiques ou
à des loupes de microscope. « Changer ton nez est une décision ; perdre ton nez est une
tragédie. Dans ces cas, je pense que la décision est hypocrite et la tragédie créée des 24 Simone Korff-Sausse, « Le corps extrême dans l'art contemporain », Champ psycho-somatique, 2006/2 n°42, p. 86. DOI : 10.3917/cpsy.042.0085.
hypocrites ». L’interview avec Victor Boulet laisse apparaître l’idée que souffrir pour par-
être/ paraître plus beau dans le miroir ou en image est un intérêt hypocrite. Que la chirurgie
soit dite esthétique ou dite reconstructrice, cela est valable dans les deux cas. Mais, ce qui
importe réellement le photographe est de savoir comment l’environnement social réagit à ce
sujet.
Pour conclure, le processus faisant acte dans cette série photographique bouscule les
frontières. Toutes ces images soulèvent une infinité de questions. Les photographies de Victor
Boulet évoquent la volonté de l’artiste de franchir les barrières posées par des interdits
éthiques et moraux en amont de l’acte photographique, franchir les barrières afin de dépasser
les fantasmes de la déchirure pour que la peau photographique et la peau membrane en
reconfiguration fassent œuvre, afin d’appréhender le devenir-visage, l’autre chose impalpable
du masque-prothèse photographique. Toutes les images évoquées dans cette intervention sont,
comme le dit Simone Korff-Sausse à propos des grands brûlés, le lieu de nouvelles « figura-
tions esthétiques25 ». Dans l’opacité du temps de l’ouverture du visage, dans ce processus flou
et indéfini posé par la reconfiguration chirurgicale et propre à chaque personne, faire
l’expérience du masque-prothèse photographique. Ce plan en processus convoque des mises
en images flirtant avec un avant, un instant, et un après. Mais ces repères temporels ne
peuvent plus être délimités selon une échelle de valeur précise. Ils sont indéterminés, non
quantifiables, flous et opaques.
25 Simone Korff-Sausse, « Le corps extrême dans l'art contemporain », Champ psychosomatique, 2006/2 n° 42, p. 85-97. DOI : 10.3917/cpsy.042.0085, p. 93.
BIBLIOGRAPHIE :
Livres :
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collection dirigée par Lidia Breda, 2008.
Buci-Glucksmann Christine, Orlan, triomphe du Baroque, édition Galilée, 1984.
Delmar Henry, Mattéi Jean-François, Philosophie de la chirurgie esthétique, une chirurgie
nommée Désirs », Odile Jacob, 2011.
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Tamisier Marc, Sur la photographie contemporaine, L’Harmattan, 2011.
Collectif :
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Angélika Taschen), Taschen éditions, 2008…
Catalogue d’exposition :
Faire face, le nouveau portrait photographique, (dir. A. Ewing), Actes Sud, 2006.
Mémoire :
Eygreteau Ema, « De l’espace cutané à l’espace pictural : Erotisme et Sensualité de la Peau »,
mémoire en arts plastiques, soutenu à l’Université Miche de Montaigne Bordeaux III en 1997.
Thèse :
Leblanc Franck, L’image numérisée du visage. De la créature digitale à l’objet de
reconnaissance, 1976-2010. Thèse en Esthétique, science et technologie des arts, soutenue à
Paris VIII en 2011.
Articles en ligne :
Arbour Rose-Marie, « La peau comme dessein », article publié dans Revue d’esthétique,
nouvelle série, no. 11, 1986, pp. 75-93 (Autorisation accordée le 31 décembre 2006 par Mme
Arbour de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales). Edition
numérique réalisée le 11 mai 2007 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec,
Canada, DOI : http://dx.doi.org/doi:10.1522/24999749.
Korff-Sausse Simone, « Le corps extrême dans l'art contemporain », Champ
psychosomatique, 2006/2 n° 42, p. 85-97. DOI : 10.3917/cpsy.042.0085