ventriloquie, performativitÉ et communication. ou comment fait-on parler les choses

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  • 8/18/2019 VENTRILOQUIE, PERFORMATIVITÉ ET COMMUNICATION. Ou comment fait-on parler les choses

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    VENTRILOQUIE, PERFORMATIVITÉ ET COMMUNICATIONOu comment fait-on parler les chosesFrançois Cooren

     

    La Découverte | Réseaux

    2010/5 - n°163

    pages 33 à 54

     

    ISSN 0751-7971

    Article disponible en ligne à l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-reseaux-2010-5-page-33.htm

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cooren François, « Ventriloquie, performativité et communication » Ou comment fait-on parler les choses,

    Réseaux , 2010/5 n°163, p. 33-54. DOI : 10.3917/res.163.0033

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    Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.

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    VENTRILOQUIE, PERFORMATIVITÉET COMMUNICATION

    OU COMMENT FAIT-ON PARLER LES CHOSES

    François COOREN

    DOI: 10.3917/res.163.0033

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    D epuis une quinzaine d’années, de nombreux chercheurs en Amériquedu Nord se sont inspirés de la théorie de l’acteur réseau pour appré-hender plusieurs phénomènes reliés au champ de la communicationorganisationnelle (Taylor & Van Every, 2000, Cooren, Taylor & Van Every,2006, Brummans, Chaput & Cooren, 2006, Robichaud, Giroux & Taylor,2004, Benoit-Barné & Cooren, 2008). Sous l’inuence des travaux novateursde James R. Taylor (Taylor, 1993, Taylor et Van Every, 2000, 2010), il estapparu que cette approche permettait de donner ses lettres de noblesse à l’évé-nement communicationnel en proposant, suivant en cela les travaux de GabrielTarde (1895/1999), de partir du petit pour comprendre le grand (Latour, 2002).Tant que la communication organisationnelle était prise dans les vieux sché-mas sociologiques de la structure et de l’action, il lui était en effet impossibled’exprimer un point de vue innovant sur la question du mode d’être des orga-nisations et des processus organisants. Avec la théorie de l’acteur réseau, ilest devenu envisageable d’aborder ces questions d’un point de vue à la foisconstitutif   et  performatif , autrement dit, d’un point de vue qui mettrait enavant la dimension organisante de la communication (Cooren, 2000, Putnamet Nicotera, 2008).

    Dans cet article, je montrerai, dans un premier temps, dans quelle mesure lathéorie de l’acteur réseau nous permet effectivement de développer un tel point de vue, en rappelant, en particulier, comment elle fait sienne le postu-

    lat ethnométhodologique de l’endogénéité de l’ordre social (Heritage, 1984,Schegloff, 1997, Cooren, 2009) tout en étendant ce postulat à des agents dits« non-humains », lesquels contribuent, à leur manière, aux processus d’ordon-nancement. Dans un deuxième temps, je tirerai les conséquences interaction-nelles d’un tel décentrement en introduisant la notion de ventriloquie, conçuemétaphoriquement comme le processus par lequel des interlocuteurs animent  ou font parler  des êtres (que je propose d’appeler gures, le nom que les ven-triloques utilisent pour parler des mannequins qu’ils manipulent), êtres qui sonteux-mêmes censés animer ces mêmes interlocuteurs en situation d’interaction.

    Tout en la prolongeant, voire en la radicalisant, je proposerai donc un tournantinteractionnel à la théorie de l’acteur réseau, en invitant les analystes à accor-

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    der plus d’attention à ces êtres/gures apparemment moins matériels que sont,

     par exemple, les principes, les valeurs, les idées, les procédures, les statuts,

    mais aussi les collectifs et le groupes. Comme je le montrerai par l’analysed’un extrait interactionnel tiré d’un terrain d’étude réalisé avec Médecins sansfrontières, ventriloquiser des êtres/gures, c’est se mettre à parler en leur nom

    et ainsi gagner en autorité en donnant du poids à son propos. Cette notion deventriloquie nous permet ainsi de maintenir le postulat d’une certaine endo-généité de l’ordre social tout en montrant qu’une telle endogénéité se nourritconstamment d’une relative exogénéité, par la grande variabilité des êtres/gures que les interlocuteurs sont amenés à animer/mobiliser/invoquer dans

    une interaction donnée.

    ETHNOMÉTHODOLOGIE ET THÉORIE DE L’ACTEUR RÉSEAU

    Commençons donc par ce qui m’apparaît comme étant l’essentiel de l’apportde la théorie de l’acteur réseau. An de bien comprendre cet apport, il faut

    d’abord se rappeler que ce sont les travaux d’Harold Garnkel (1967, 2002)

    qui sont, à bien des égards, à l’origine du positionnement original de l’Actor Network Theory (ANT). Garnkel propose en effet de partir des événements

    interactionnels pour comprendre l’émergence endogène de l’ordre social pourune autre première fois. Autrement dit, étudier les ethnométhodes pour Gar-nkel, c’est identier les moyens que développent les interactants pour (re-)

     produire des ordres spéciques et locaux dans leur eccéité et identiabilité

    (Watson, 2001). Il n’y a pas, d’un côté, les structures sociales et de l’autre,les (inter-)actions. Ce sont les pratiques et interactions elles-mêmes qui struc-turent notre quotidien par le biais des ethnométhodes. Ainsi, si je salue une personne dans la rue, cette action appelle, projette et anticipe normalement un

    retour de salut de la part de mon vis-à-vis, rendant ce retour conditional rele-vant , comme le disent les analystes de conversation anglophones (Heritage,1984). Un tel retour est a priori accountable de la part de mon vis-à-vis etc’est précisément ce caractère d’accountability qui assure la possibilité de la production locale d’un certain ordre interactionnel, toujours incertain.

     Nul besoin, en effet, de faire appel à une structure sociale surplombant, en quel-que sorte, l’événement interactionnel. Dans la mesure où un acteur est sociale-ment compétent, il peut juger dans quelles circonstances il se considère comme

    tenu de retourner un salut qui lui serait lancé. La mise en acte de ce retour estcertes sanctionnable, mais rend aussi disponible, visible et reconnaissable nonseulement l’activité en cours, mais également la rationalité qui la produit, les

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    rendant donc toutes les deux manifestes et incarnées. Toute la nesse de l’ana-lyse ethnométhodologique consiste donc à rendre compte du caractère uniquede toute interaction/situation – son eccéité, comme le dirait Garnkel – tout enreconnaissant la dimension itérative/répétitive des ethnométhodes que les inte-ractants mobilisent pour produire un ordre social, ordre qui doit donc toujoursêtre (re-)produit pour une autre première fois, que ce soit par la mise en actede conduites particulières (les rendant visibles/disponibles/reconnaissables) ou par la sanction qui en est faite. Le programme ethnométhodologique s’est donc bâti autour de la mise en lumière de ces ethnométhodes, que ce soit lorsqu’on

    étudie des individus qui jouent aux dames (Livingston, 2006), des scienti-ques au travail (Garnkel, Lynch et Livingston, 1981, Lynch, 1993) ou des

     personnes en train de converser (Jefferson, 1984 ; Heritage, 1987 ; Pomerantz& Fehr, 1997 ; Schegloff, 1997 ; Sacks, 1992).

    Comme je l’ai déjà avancé, les théoriciens de l’acteur-réseau prennent acted’un tel positionnement épistémologique, mais proposent d’aller au delà. Ilne s’agit plus de s’intéresser aux (seules) ethnométhodes, mais de décentrer  les analyses en montrant comment des « non-humains » participent égalementde l’émergence d’un ordre, non plus seulement social, mais socio-technique

    cette fois (Licoppe, 2010). Autrement dit, les représentants de la théorie del’acteur réseau adoptent l’approche endogène de l’ethnométhodologie – ils sefocalisent sur l’action et seulement l’action – mais ils reconnaissent que leshumains ne sont, bien évidemment, pas les seuls à (re-)produire le monde quiles entoure. D’une certaine manière, les ethnométhodologues restent les héri-tiers de l’approche phénoménologique de Husserl, Merleau-Ponty, Gurwitchet Schütz et ont donc beaucoup de mal à ne pas prendre les acteurs humainscomme point de départ de leurs analyses. À l’inverse, les tenants de l’ANTreconnaissent évidemment les ethnométhodes que développent les êtres

    humains, mais n’en font pas le point de départ analytique (voire même onto-logique) de leur réexion.

    Pour prendre un exemple désormais classique, celui du gendarme couché,le conducteur qui s’approche d’un tel dispositif sait que s’il roule à grandevitesse, il risque d’endommager les amortisseurs de sa voiture, ce qui (géné-ralement) l’amène à décélérer. D’un point de vue ethnométhodologique, lasource de son comportement doit donc se trouver dans cette capacité de rai-sonnement, cette source d’intelligibilité de la situation, propre ici au conduc-

    teur. Du point de vue de l’ANT cependant, une telle réduction – un tel épochèdonc – est inutile dans la mesure où elle revient à singulariser un aspect de lasituation plutôt que d’autres, en particulier la contribution même du dispositif

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    du dos d’âne. Ce dispositif agit  en effet dans la mesure où sa simple présenceest souvent sufsante pour faire ralentir  les véhicules qui s’en approchent 1.

     Notons qu’une telle analyse ne revient pas à nier l’agentivité (agency) ou la performativité du conducteur dans la mesure où si le dos d’âne permet un tel

    ralentissement, c’est aussi par le truchement du raisonnement du conducteur.Un conducteur qui chercherait des sensations fortes pourrait, par exemple,utiliser le dispositif du gendarme couché comme un tremplin, auquel cas leditdispositif pourrait produire l’effet inverse et provoquer une accélération de la part du chauffeur/chauffard 2. Selon Bruno Latour (1994), l’action est toujoursquelque chose qui est partagé, distribué, ce qui veut dire qu’il est analytique-ment et ontologiquement erroné de décréter un point de départ, une origine,à toute situation, à toute action. Toute identication d’une origine à l’action

    est le résultat d’un choix pratique et arbitraire, choix qui peut avoir des effetsrhétoriques certains, mais qui n’apportent pas grand-chose à nos analyses.

    À partir d’un tel décentrement, on peut donc constater que l’univers qui nousentoure devient une sorte de plenum d’agentivités (Cooren, 2006), autrementdit, un monde littéralement plein et rempli d’acteurs aux ontologies variablesqui s’entre inuencent les uns les autres. Pour des chercheurs qui s’intéres-sent aux interactions, un tel univers devrait leur sourire car il les place dansune position pour le moins idéale pour en comprendre le fonctionnement. Ils’agit, selon ce point de vue décentré, de rendre compte, de la manière la plusdèle possible, de toutes les différences qui se font (ou ne se font pas) dans les

    situations que l’on étudie. D’un point de vue méthodologique, un tel position-nement n’est cependant pas des plus aisés en ce qu’il nous oblige à prendreen compte non seulement le positionnement et les actions des êtres humains,mais également les contributions des acteurs dits non humains.

    PERFORMATIVITÉ ET VENTRILOQUIE

    Reste à savoir cependant ce qu’un tel positionnement pourrait apporter auxchercheurs qui s’intéressent à la logique des interactions sociales. Curieuse-ment, les représentants de l’ANT ne se sont, à ma connaissance, jamais inté-

    1. Voir aussi Denis et Pontille, 2010, pour une analyse très ne du niveau de performativité de

    la signalétique du métro parisien.2. Voir aussi Gaertner, 2010, qui montre très bien, à la suite de Dewey, 1993, comment leschoses fonctionnent souvent selon un registre de suggestion et non de détermination. Sur lacommunication des objets, voir Arquembourg, 2010, qui s’inspire aussi de Dewey.

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    ressés aux interactions en tant que telles, en tout cas à un niveau de détaildigne de l’ethnométhodologie ou de l’analyse de conversation. Bruno Latour

    (2004) s’est bien intéressé au Conseil d’état et au mode d’énonciation propreaux juges qui le composent et l’incarnent, mais on est quand même loin d’uneétude proprement interactionnelle des débats et décisions de cette institution.D’une certaine manière, l’ontologie (car c’en est bien une !) proposée par lesthéoriciens de l’acteur réseau devrait être on ne peut plus alléchante pour deschercheurs qui s’intéressent aux interactions, mais il semble manquer à cettedémarche un réel souci pour l’étude du mode de fonctionnement des interac-tions verbales ou non verbales.

    Peut-on donc dégager, de la manière la plus exhaustive possible, les tenantset aboutissants d’un tel positionnement théorique et ontologique, en particu-lier pour l’étude des interactions ? C’est ce que je propose de faire dans cequi suit. Commençons, tout d’abord, en prenant acte de l’idée de  plenum. Sil’univers dans lequel nous vivons est littéralement fait ou fabriqué d’agentivi-tés ou de performativités, encore faut-il prendre en compte tous les êtres quisemblent faire des différences, autrement dit, tout ce qui semble effectivementagir dans notre monde. Dans un tel univers, des conducteurs et des gendarmescouchés peuvent être effectivement amenés à agir, à faire une différence, maisd’autres sortes d’être aussi, en particulier des êtres dont l’identité et le moded’existence ont toujours posé problème à la philosophie comme à la socio-logie traditionnelle. Je pense, par exemple, à ces êtres curieux qu’on appelledes idées, des principes, des valeurs, des idéologies, des normes, des lois, desrèglements, des procédures, des statuts, mais aussi, dans un autre registre, desorganisations, des groupes, des sociétés.

    Ici, on se trouve dans un domaine nettement moins balisé par la théorie de l’ac-

    teur réseau, dans la mesure où celle-ci s’est quand même développée à partird’un point de vue assez matérialiste, et ce, même si les représentants de l’ANTse sont toujours défendus, à bon droit d’ailleurs, d’avoir embrassé un tel pointde vue, soucieux qu’ils sont de ne pas à avoir à choisir, par exemple, entrela nature et la société (Callon, 1986 ; Latour, 1991). Autrement dit, contre la« sociologie sans objet » (Latour, 1994), il fallait bien que les tenants de l’ANTréafrment le rôle clé que jouent les technologies et les artéfacts dans notre vie

    de tous les jours. La méance afchée, par exemple, envers les concepts de

    « culture » et de « société » est donc tout à fait compréhensible dans la mesure

    où le programme de recherche de l’ANT proposé au départ se dénissait aussi en réaction à des « explications sociales » du social ou du travail scientique

    (Latour, 2006).

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    Ce que je propose ici ne vient donc pas contredire les positionnements del’ANT, ils viennent en quelque sorte les prolonger, voire les radicaliser, en

    leur offrant un tournant plus interactionnel et, ce faisant, en les invitant àaccorder plus d’attention à ces êtres apparemment moins matériels que sontles principes, les valeurs, les idées, mais aussi les procédures, les statuts, lescollectifs et le groupe 3.

    Prenons tout d’abord le cas des principes ou des valeurs. Dans quelle mesure peut-on dire que des principes ou des valeurs existent et, pour aller même plusloin, dans quelle mesure peut-on dire qu’ils agissent à des moments donnésdans nos interactions ? Même si un tel questionnement peut sembler a prioricomplètement vide de sens pour des ethnométhodologues, il revient à prolon-ger les réexions de l’ANT en nous invitant à reconnaître le rôle que de tels

    « êtres » pourraient être amenés à jouer dans une situation interactionnelle. Tantqu’on parlait de gendarmes couchés et de technologies, le postulat de l’endo-généité de l’ordre social semblait respecté (même s’il fallait reconnaître l’agen-tivité de tels êtres matériels, ce qui est évidemment problématique pour desethnométhodologues), mais tout pourrait se compliquer horriblement avec desêtres principiels ou axiologiques dont non seulement l’agissement, mais aussi

    et surtout la  présence et le mode d’existence  semblent beaucoup moins évi-dents. Comment, en effet, reconnaître que quelque chose apparemment d’aussiimmatériel et abstrait qu’un principe ou une valeur puisse effectivement existeret agir sans « retomber » dans une vieille sociologie de l’action et de la struc-ture ? On entend déjà aussi poindre les critiques qui m’accuseront de réier, de

    faire d’un principe une chose, de chosier une abstraction.

    Tout le dé reviendrait donc à respecter le postulat d’une certaine endogénéité

    de l’ordre social – il n’y a donc pas de structures surplombant les interactions

    et dictant leur évolution, mais bien un plénum d’agentivités qui structurent etrecongurent, pour une autre première fois, notre monde – tout en montrantempiriquement comment des êtres plus immatériels, comme des valeurs etdes principes, peuvent se mettre à compter et à agir dans une interaction (de lamême manière que le gendarme couché se met à compter et à agir lorsqu’onralentit à son approche). Pour ce faire, je propose d’introduire la notion méta- phorique de ventriloquie (Cooren, 2008, 2010) dans la mesure où elle permetde reconnaître l’agentivité de l’interlocuteur tout en montrant comment celui-cifait aussi parler (souvent implicitement) quelque chose, quelque chose qui se

    3. Pour une réexion similaire déconstruisant l’opposition matériel/immatériel, voir aussi

    Cochoy, 2010 et en particulier sa notion de « mobjets ».

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    met alors à agir par le biais de sa performance. Comme on le verra, l’avantaged’une telle métaphore, c’est qu’elle permet non seulement d’identier les êtres

    que les interlocuteurs animent dans leurs conversations, mais aussi de montrerque, ce faisant, ces mêmes interlocuteurs se positionnent comme animés parles êtres qu’ils animent. Autrement dit, le ventriloque n’est pas nécessairementcelui qu’on croit, ce qui va dans le sens du décentrement proposé par la théoriede l’acteur réseau.

    An d’illustrer la portée analytique de cette métaphore, prenons l’exemple

    suivant, tiré d’une séquence lmée dans le cadre d’une recherche sur Méde-cins sans frontières, la célèbre organisation humanitaire. Dans cet extrait,Carole, qui est la coordinatrice médicale de MSF pour la République démo-cratique du Congo, me fait visiter un hôpital que son organisation soutientdepuis quelques mois (pour une analyse différente de cette même interaction,voir Benoit-Barné et Cooren, 2009). Au cours de cette visite, nous entronsdans une chambre de stérilisation où les instruments de chirurgie sont systé-matiquement nettoyés après les opérations. M’ayant présenté la manière dontce service fonctionne, présentation durant laquelle les techniciens qui y tra-vaillent sont restés silencieux tout en nous observant, elle s’apprête à sortir

    lorsque le chef des techniciens ose nalement l’aborder. Celui-ci commence par annoncer à Carole qu’ils ont honoré une directive qu’elle leur avait com-muniquée, directive qu’ils ont afchée dans la chambre de stérilisation et qu’il

    nous montre. Puis il en prote pour s’inquiéter du manque de tabliers dont le

    service souffre, ce à quoi Carole répond en lui disant que lesdits tabliers vont bientôt arriver. S’ensuit alors une discussion sur des primes que le chef tech-nicien tente de réclamer au nom du risque qu’ils encourent dans leurs activitésde travail.

    Voici l’extrait au complet :

    Chef technicien En tout cas, maman, nous vous remercions (.) pour la note (la mon-trant sur l’un des murs du service). C’est : Ça a été respecté de mainde maître

    Carole Ben oui, je vois même que c’est [écrit làChef technicien [Oui ih ihCarole J’ai bien compris ben ouaih c’est-(0.5)Carole C’est bien

    Chef technicien (Et vous voulez) c’est que les tabliers si [on les enlève sans les payer Carole [Hu huChef technicien XXX

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    Carole Ça va devenir doucement hein, papaChef technicien Hum mais ça s’use

    Carole Je suis d’accord, mais ça va devenir doucement (avec un ton un peuréprobateur)

      (3.0)Chef technicien Et: Si vous vous allez parler pour nous aussi parce que nous tra-

    vaillons dans le risque et  (2.0)Carole Pardon?Chef technicien Si vous allez parler pour nous aussi parce que nous travaillons dans

    le risque ici

      (1.0)Chef technicien Pour un peu de prime là (dit presque imperceptiblement)Carole Pour- Pour un peu de prime [là (sur un ton quelque peu ironique)Chef technicien [Oui OuiCarole Pour moi le problème de prime, Je- (se met à rire)Technicien (Rires)Carole Chaque fois quand je passe, il y a un problème de prime, mais les

     primes elles ont été déjà données, papa, non? ((sur un ton un peuréprobateur))

    Chef technicien On ne sait [pas

    Carole [Non?Chef technicien Parce que nous, dans notre service, c’est dans le risque, c’est pasCarole Partout, papa, il y a des risques. Et le chirurgien qui qui-  (0.5)Chef technicien Il y a le bloc et nous qui travaillons dans [le risqueCarole [C’est seulement là, mais en pédiatrie il n’y a pas de risque? En

     pédiatrie aussi on pique les enfants, non, par erreur, aussi tu peux tefaire piquer, c’est pas des risques, papa.

    Chef technicien (rires)

    Carole Partout il y a des risques hein?

    Qu’observe-t-on dans cet extrait et en quoi ce qui s’y passe nous permet derééchir sur le mode d’existence et d’action des principes? Notons tout d’abord

    que même si mon analyse s’inspire, à certains égards, de l’analyse conversa-tionnelle – ne serait-ce que par les conventions de transcription mobilisées ouencore, comme nous le verrons, par le fait que je me focalise essentiellementsur ce que font  les interlocuteurs en situation d’interaction et surtout comment  ils le font (Pomerantz & Fehr, 1997) – elle s’en éloigne aussi par les effets dedécentrement que je propose de dévoiler. En me focalisant sur la « rationalitéreconnaissable » (Watson, 2001) des interlocuteurs en présence, je suis, en

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    effet, amené à me concentrer sur ce qui est implicitement invoqué, ventrilo-quisé par les parties en présence lors de cet échange. Comme on le verra, cette

    focalisation sur la ventriloquie et l’invocation permettra à la fois de respec-ter le postulat de l’endogénéité tout en montrant comment celle-ci s’investitd’êtres/gures qui sont précisément mobilisés dans l’interaction, illustrant la

     part d’exogénéité de ce procès endogène, sans pour autant invoquer analy-tiquement une structure surplombant l’action. On reste donc toujours sur la« terre ferme » des interactions, mais il s’agit d’interactions constamment dis-loquées ou dislocales (Cooren, 2006, 2010, Cooren & Fairhurst, 2009).

    Interrogeons-nous tout d’abord sur la raison qui pousse soudain le chef destechniciens à annoncer à Carole qu’ils ont honoré la directive que celle-ci leura communiquée (« En tout cas, maman, nous vous remercions (.) pour la note(la montrant sur l’un des murs du service). C’est : Ça a été respecté de main demaître » (lignes 68)). On pourrait avancer qu’il s’agit sans doute pour lui demettre en valeur la diligence de son service, mais à bien y regarder, on se rendcompte bien vite qu’un tel effet d’annonce ne semble pas complètement neu-tre et désintéressé. En effet, cette démarche semble alors lui permettre d’abor-der une question relativement épineuse, à savoir la question du remplacement

    de leurs tabliers trop usés (lignes 74 et 79).D’un point de vue interactionnel, ce passage est on ne peut plus intéressant caril montre que si le chef technicien peut s’autoriser  à faire une telle demande,c’est bien au nom d’une sorte de principe de retour d’ascenseur : Comme ille précise, nous avons respecté (de main de maître, qui plus est) votre note deservice, note que nous avons d’ailleurs afchée dans notre local an que nous

     puissions régulièrement nous en rappeler, que pouvez-vous faire à propos denos tabliers? S’autoriser à faire une telle demande présuppose que le chef

    technicien se donne à lui-même, en quelque sorte, l’autorité d’aborder ce sujetquelque peu épineux avec une personne comme Carole (on se rappelle queCarole est quand même coordinatrice médicale de MSF pour toute la Répu- blique démocratique du Congo alors que son interlocuteur est un (simple)employé, payé par MSF et responsable d’une chambre de décontaminationnancée par cette organisation). Mais s’autoriser, dans ce contexte, c’est aussi

    s’adjoindre, en quelque sorte, du poids d’un principe, celui du retour d’ascen-seur, du donnant donnant, du prêté pour un rendu, en un mot d’un principe deréciprocité.

    D’une certaine manière, le chef technicien ventriloquise donc ce principequ’il met habilement en scène par l’évocation de la note de service. Il peut

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    d’autant plus le ventriloquiser – le faire parler, donc – que Carole est tom- bée, en quelque sorte, dans le piège qu’il lui a tendu lorsqu’elle le(s) félicite

    d’avoir honoré ladite note de service (« C’est bien » (ligne 73)). En les félici-tant, elle reconnaît en effet leur diligence, mais ce faisant, elle se place dansune position de relative dette à leur endroit (ou en tout cas, c’est ce que sem- ble bien escompter le chef technicien). Vu que nous avons fait cela pour vous(ou pour MSF) et que nous l’avons, qui plus est, bien fait, laisse-t-il entendre,que ferez-vous maintenant pour nous? S’autoriser, c’est donc en quelque sortes’approprier ou s’emparer d’un principe que l’on se met à faire parler implici-tement ou explicitement. Le chef technicien peut en effet s’autoriser à aborderle sujet des tabliers dans la mesure où il s’empare de l’autorité d’un principequ’il a adroitement mis en scène.

    On voit donc avec ce premier exemple qu’un principe existe et agit dans lamesure où on le fait parler, qu’on le ventriloquise, dans une interaction. Faire parler le principe de réciprocité, c’est donc faire en sorte ici qu’il soutienneimplicitement la demande que fait le chef technicien. Tout se passe donccomme si ce n’était pas seulement le chef technicien qui parlait, mais bienaussi le principe de réciprocité qu’il anime et qui l’anime. Comme dans tout phénomène de ventriloquie, l’animation va en effet dans les deux sens en ceque le chef technicien est certes le ventriloque qui anime habilement la gure

    du principe de réciprocité (le mot « gure » est, comme je l’ai précisé pré-cédemment, le terme que les ventriloques anglo-saxons utilisent pour parlerdu mannequin qu’ils manipulent), mais que ce faisant, il se positionne aussicomme la gure animée par un principe de réciprocité. Cette oscillation ou

    vacillation, identiée par Goldblatt (2006), semble au cœur du phénomène

    d’intelligibilité ou d’accountability  de toute interaction dans la mesure où pouvoir invoquer une raison ou un principe, c’est à la fois pouvoir les animer

    tout en se présentant comme animé par eux (Cooren, 2010), renvoyant à lanotion de rationalité reconnaissable des éthnométhodologues.

     Notons, par ailleurs, qu’à côté du principe de réciprocité, habilement mis enscène par le chef technicien, vient s’en ajouter un autre qu’il invoque aussiimplicitement, à savoir celui d’une certaine salubrité – ou en miroir, vétusté –de leurs conditions de travail. Lorsque Carole lui répond que les tabliers vontarriver en temps et en lieu (« Ça va devenir doucement hein, papa » (ligne78)), celui-ci rétorque en effet, « Hum mais ça s’use » (ligne 79), une réaction

    qui prend son sens si l’on comprend qu’elle consiste à invoquer implicite-ment une relative vétusté de leurs conditions de travail. Donner du poids àsa demande, c’est donc se positionner comme parlant et agissant au nom de

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    ces deux principes qu’il mobilise implicitement dans ces différents tours de parole. Apparemment, ce poids est en partie reconnu par Carole, même si elle

    laisse entendre qu’elle ne peut apparemment rien faire pour accélérer le pro-cessus (« Je suis d’accord, mais ça va devenir doucement » (ligne 80)).

    Par la suite, on voit comment un autre principe est implicitement mis en scène par Carole et le chef technicien, à savoir celui d’équité. C’est en effet au nomd’une certaine équité que le chef technicien en vient alors à évoquer la ques-tion des primes, primes qu’il considère que lui et son personnel méritent, étantdonné les risques qu’ils encourent, selon lui, en travaillant dans la chambre destérilisation (« Et : Si vous vous allez parler pour nous aussi parce que noustravaillons dans le risque et » (ligne 83-84)). Pour lui, être équitable dans unetelle situation reviendrait pour MSF à accorder une prime à ceux qui, dansl’hôpital, travaillent dans les conditions les plus dangereuses. Ce à quoi Carolerépond en évoquant le chirurgien qui, lui aussi, selon elle, travaille dans desconditions dangereuses (« Partout, papa, il y a des risques. Et le chirurgienqui qui- » (lignes 104-105)). Invoquer les risques qu’encourt le chirurgien enréponse aux doléances du chef technicien, c’est donc répondre, du tac au tac, par le même principe d’équité (« Si vous me demandez des primes, pourquoi

    alors le chirurgien n’en bénécierait-il pas, lui qui travaille aussi dans desconditions difciles », semble-t-elle ventriloquiser).

    On voit alors comment le chef technicien contre cet argument en s’identiant

    immédiatement au service de chirurgie, marquant la singularité et l’identité deleurs deux services vis-à-vis des autres (« Il y a le bloc et nous qui travaillonsdans le risque » (ligne 107)), ce qui revient cette fois à invoquer le principed’équité en faveur de ces deux unités, ce à quoi Carole répond en invoquantcette fois la pédiatrie et les risques qui, selon elle, y sont encourus également

    (« C’est seulement là, mais en pédiatrie il n’y a pas de risque ? En pédiatrieaussi on pique les enfants, non, par erreur, aussi tu peux te faire piquer, c’est pas des risques, Papa » (ligne 108-112)), ce qui laisse entendre que tous les ser-vices sont potentiellement logés à la même enseigne et que le principe d’équitédemande donc à ce qu’aucun d’entre eux n’ait plus de primes que les autres.

    Comme on le voit dans ce court exemple, rendre compte de l’intelligibilitéde cette conversation (et donc de ce que Garnkel appellerait sa dimension

    accountable), c’est donc aussi reconstruire les effets de ventriloquie qui s’y

    déploient. C’est donc montrer comment les interlocuteurs mettent en scèned’autres êtres/gures, que ce soit de manière explicite – des notes de service,

    des tabliers, des primes, des risques, des services – ou implicite – un principe

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    de réciprocité, un principe de salubrité, un principe d’équité. Ces derniers êtressont d’autant plus intéressants qu’ils sont positionnés comme animant  lesdits

    interlocuteurs, vu que c’est bien en leur nom  que les positions respectivesdes deux interactants sont défendues. Alors que la scène conversationnelle seréduit généralement aux seuls interlocuteurs qu’on y détecte localement, on serend compte ici que l’interlocution consiste précisément à faire parler beau-coup de choses, en particulier des principes ou des valeurs (Cooren, 2008,2010), ce qui viendrait conrmer d’ailleurs ce que Heritage (1984) identie

    comme étant le caractère profondément normatif  de nos interactions.

    On le voit donc avec cette analyse, il y a un sens à dire que le monde danslequel nous vivons n’est pas simplement composé d’êtres humains, naturels etartéfactuels, mais qu’il comprend également d’autres êtres apparemment plusabstraits, mais qui ne manquent pas d’agir sur notre vie quotidienne, je veux, bien entendu, parler des idées, des principes, des valeurs, des idéologies, desnormes etc. Comment agissent-ils ? Ils agissent dans la mesure où on les mobi-lise/anime/meut/enrôle et où ils nous mobilisent/animent/meuvent/motivent.Par exemple, on peut spéculer que le chef technicien est effectivement habité  par ce principe d’équité lorsqu’il ose demander une prime à Carole (c’est, en

    tout cas, comme cela qu’il se positionne). Qu’il soit également mû par desintérêts matériels ne vient pas contredire cette analyse dans la mesure où l’onreste précisément dans une logique de l’animation et de la ventriloquie.

    Que ce soit son intérêt égoïste qui parle ou s’exprime à ce moment précis ou/et un réel souci/principe d’équité vient conrmer le fait que nos interactions

    sont littéralement investies d’une multitude d’êtres aux ontologies variables,des êtres que nous faisons parler dans la mesure précisément où ils sont cen-

     sés justement nous faire parler . Quelque chose comme un principe agit donc

     par le truchement des acteurs qui lui font faire ou dire des choses. On le voit bien dans l’exemple qui nous préoccupe, le même principe d’équité peut tourà tour être mobilisé/invoqué/ventriloquisé pour promouvoir l’octroi de pri-mes, comme pour promouvoir leur non octroi.

    Reconnaître qu’un principe est bien quelque chose, au sens où il a un moded’existence particulier (Souriau, 1956), ne veut donc pas dire que son exis-tence ou son action devient non problématique, comme on le laisse entendretrop facilement en dénonçant le pêché de réication ou de chosication. Ce

    que fait un principe ou une valeur est toujours une question a priori ouvertedans la mesure où son action dépend toujours aussi déjà  de ce qu’en fontdes interlocuteurs à un moment donné d’une interaction, autrement dit, de la

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    manière dont ils le traduise ou le mobilise. Comme le rappelle Latour (1984),toute la subtilité de nos analyses réside précisément dans un principe d’irré-duction, lequel veut qu’ « Aucune chose [ne soit] par elle-même, réductible ouirréductible à aucune autre » (p. 243).

    Il ne s’agit donc pas de réduire l’action d’un principe (ou son mode d’exis-tence) à ce qu’en fait ou ce qu’en dit un locuteur à un moment donné, maisau contraire de reconnaître que ce principe a un ou plutôt des modes d’exis-tence (ne serait-ce que dans sa dénition, dénition toujours en évolution, en

    contestation) et qu’il peut nous animer comme nous pouvons l’animer. Ainsi,le principe d’équité qui, selon le dictionnaire de l’Académie Française est« un sentiment naturel, spontané, du juste et de l’injuste », existe à traverstoutes ses incarnations 4 – Garnkel dirait sans doute, toutes ses eccéités –qu’elles soient verbales (à travers la parole du chef technicien ou de Carole),écrites (à travers, par exemple, une convention collective ou un texte de loiqui prétendrait le traduire), passionnelles (à travers une colère qui s’exprime-rait à un moment donné). Un principe, selon cette analyse, peut donc se tra-duire, se démultiplier, s’exprimer, pour une autre première fois, sous la formed’un souci, d’un sentiment, mais aussi sous la forme d’un positionnement,

    d’un texte de loi, d’une révolte, etc.Il s’agit d’un inventaire à la Prévert dans la mesure où cette liste est poten-tiellement innie et décline tous les modes d’existence (et donc d’expression)

     possibles de ce qu’on appelle, par exemple, un principe, une valeur, une idée.On le voit donc, le plénum d’agentivités dont je parle doit s’ouvrir à ces êtresqui nous animent et que nous animons dans nos conversations et nos actionscar ils composent un élément essentiel de notre tissu social et organisationnel.Ce plénum d’agentivités, c’est aussi donc un plénum de gures, des gures

    que l’on fait parler, que l’on ventriloquise parce qu’elles nous ventriloquisent.

    Aux gures idéelles que je viens d’aborder, on peut d’ailleurs en ajouter

    d’autres, collectives cette fois, qui s’incarnent également dans nos interac-tions. Ainsi, lorsque Carole arrive dans la chambre de stérilisation, commentne pas voir que c’est également MSF qui y entre. Le comportement trèsrévérencieux des techniciens du service (leur silence, leur poignée de main,leur relative immobilité tout au long de notre visite) participe ainsi d’unereconnaissance de cette incarnation, de cette incorporation, de cette mise en

    4. Pour une réexion stimulante sur la notion d’incarnation, voir Canu, 2010 sur les différentes

    gures qu’incarnent les imprimés publicitaires en situation de vente.

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     présence. Lorsqu’ils voient Carole entrer dans la salle, ce n’est donc pas sim- plement elle qu’ils voient, mais aussi la gure de la coordinatrice médicale de

    MSF pour toute la RDC ainsi, sans doute, que la gure du médecin. Ces effetsde présence/absence, de représentation, de présentication, d’incarnation de

    gures font donc de toute scène interactionnelle ce lieu disloqué de spectralité

    et de fantomalité (Derrida, 1993) 5.

    Ainsi, si Carole peut refuser au chef technicien la prime qu’il demande, c’estcertes, comme on vient de le voir, au nom d’un principe d’équité qui, selon elle,l’autoriserait à le faire, mais bien aussi au nom de l’autorité qu’elle incarne entant que médecin et représentante de MSF, autorité qui est reconstruite  pourune autre première fois dans cette interaction. S’en tenir à la logique verbaledes bonnes raisons invoquées – bonnes raisons qui sont autant de gures ani-mées par les interlocuteurs en présence – risque en effet de négliger tous ceseffets de pouvoir/autorité qui ne sont jamais verbalisés, mais qui ne manquent pas de participer, spectralement ou fantomalement, de l’interaction. En l’oc-currence, l’interaction que nous avons analysée est terriblement asymétriquedans la mesure où les fgures représentées, incarnées, présentiées sont, bienentendu, de poids tout différent : D’un côté, un chef technicien parlant au

    nom de ses collègues, d’une certaine équité et d’une certaine salubrité de sonservice, de l’autre, une médecin représentante de MSF – qui plus est, accom- pagnée d’un chercheur universitaire qui la lme ! – parlant, elle aussi, au nom

    de la même équité, mais aussi de MSF, l’employeur même dudit technicien.

    On comprend donc comment elle peut s’autoriser ainsi à l’interrompre ou àrépliquer alors qu’il n’a pas encore terminé ses tours de parole (lignes 100-101 et 107-108), mais aussi à reformuler, sous un mode ironique, la demandequi vient de lui être faite (ligne 92), déplorer son caractère répétitif (« Chaque

    fois quand je passe, il y a un problème de prime, mais les primes elles ont étédéjà données, papa, non ? » (lignes 97-99) et afcher un ton réprobateur, voire

    condescendant (lignes 80-81 et 97-99). Si le chef technicien s’était autorisé àfaire les demandes qu’il a faites, nous avons vu que c’était au prix d’un prin-cipe de réciprocité qu’il était parvenu à mettre en scène implicitement dansl’interaction. À l’inverse, si Carole peut s’autoriser à ne pas donner suite à cesdemandes, c’est bien au nom, certes, de raisons/gures invoquées dans l’inte-raction, mais bien aussi au nom de son statut, statut qui l’autorise, de fait (et

    5. Voir aussi Cooren, 2006, ainsi que Licoppe, 2010 pour une analyse des modes de performa-tivité à distance de personnes absentes/présentes.

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     peut-être d’une manière moins rationnelle ou raisonnée) à couper rapidementcourt la discussion.

    Parler au nom de MSF (ce que lui permet son statut), c’est donc être (ofciel-lement) mue par les intérêts de cette organisation, c’est les traduire, les re-pré-senter, les présentier pour une autre première fois. Aux gures de l’équité,

    de la réciprocité, de la vétusté des services, s’ajoutent donc celles des intérêts(supérieurs) de l’organisation que Carole est censée incarner, intérêts qui l’in-vitent sans doute – on peut penser que c’est en tout cas son interprétation, satraduction – à ne pas donner suite à de telles demandes. Faire parler ou ven-

    triloquiser la gure d’une organisation, c’est donc aussi et surtout faire parlerses intérêts, tels que traduits et compris au moment même de l’interaction,dans son eccéité. Nul doute que ces intérêts pèsent aussi dans la balance inte-ractionnelle, donnant du poids à ce que répond Carole au détriment de ce quedemande le chef technicien.

    Comme on le voit à travers cette courte analyse, l’interaction est donc un jeude fgures aux géométries variables. Certaines d’entre elles font l’objet d’uneexistence plus spectrale ou fantomale que d’autres dans la mesure où elles

    n’ont pas besoin d’être exprimées verbalement pour être ressenties dans l’in-teraction (c’est le cas, par exemple, du statut de Carole). D’autres, comme onl’a vu, sont traduites verbalement dans l’interaction, donnant une dimension plus dynamique et performative à l’événement interactionnel. Elles traduisentune certaine foi, toute rhétorique et/ou dialectique, en la capacité du discoursà faire la différence, à convaincre l’autre. Alors que certaines gures (moins

    dynamiques donc) sont déjà là, en quelque sorte, de par leur caractère insti-tutionnel et donc stabilisé, d’autres peuvent être appelées à la rescousse, enquelque sorte, pour tenter de rétablir un poids qui serait en défaveur de l’uneou de l’autre partie.

    C’est ce jeu de con-fguration qui nous intéresse précisément dans la mesureoù il prend acte de toutes ces gures qui sont déjà plus ou moins données,

    stabilisées, instituées, établies (pour une autre première fois) dans l’interac-tion, ne serait-ce que par la présence physique du corps même des interactants(par exemple, les gures que sont le statut de Carole, celui du technicien, les

    intérêts de MSF, etc.), mais aussi de toutes celles qui peuvent être invoquées,

    mises en scène et rendues présentes à travers l’événement de leur rencontre(les tabliers, les principes, les primes, la réprobation, l’ironie, etc.). La dimen-sion organisante de la communication, c’est donc, pour moi, ce jeu interac-

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    tionnel par lequel on re-congure, on ré-agence – toujours pour une autre

     première fois – ce qui nous anime et ce qu’on anime.

    CONCLUSION

    Pour revenir à la théorie de l’acteur-réseau, on voit donc comment se tra-duit, interactionnellement parlant, cette approche. Suivre les acteurs humainsdans leurs interactions, comme le prône Bruno Latour, c’est donc aussi suivretous les autres qui y sont animés et qui les animent. Qu’on les appelle gu-

    res, acteurs, actants ou agents importe nalement peu. Ce qui importe, à mesyeux, c’est que ces êtres donnent aux études de l’interaction une chance de sedécloisonner, de se disloquer du local. Qui plus est, elles permettent de parlerde gures idéologiques, culturelles, voire normatives sans qu’on ait tout d’un

    coup à invoquer des structures tombées du ciel.

    Ainsi, selon cette approche, une gure devient culturelle dans la mesure où

    l’on remarque qu’elle semble cultivée par les interactants qu’on est amené àobserver. Ainsi, combien de fois ai-je pu observer comment cette gure de

    la réciprocité était mise en scène dans les interactions entre les représentantsde MSF et leurs employés congolais? Comment également ne pas compren-dre qu’une telle gure puisse être effectivement et naturellement   cultivéelorsqu’on connaît les différences en jeu, en termes de ressources et de statuts,surtout dans cette région du monde. Si j’insiste d’ailleurs sur la dimensionnaturelle de cette gure culturelle, c’est justement aussi pour déconstruire

    l’opposition classique et trop facile entre ce qui relèverait de la nature et cequi relèverait de la culture. L’idée de gure nous permet justement de mon-trer comment un monde (social ou organisationnel) donné en est littéralementconstitué ou peuplé (d’où l’idée de conguration), ce qui laisse entendre que

    les gures font donc aussi en quelque sorte partie de cette  physis, de cettenature, au sens où les Grecs anciens l’entendaient.

    Ces gures culturelles 6, celles que nous cultivons donc dans nos conversations,à nous, analystes, de les étudier, des les déplier dans nos analyses. Ce sont ellesqui incarnent la culture d’une organisation, d’une communauté de parole, d’un

    6. Qu’il me soit permis ici de remercier Laurent Morillon de m’avoir inspiré cette idée degure culturelle, idée qui, selon moi, ouvre tout un champ de recherche à la conuence de

    l’analyse des interactions et des analyses culturelles.

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    groupe donné, pour une autre première fois. De la même manière, on voit com-ment ce type d’analyse pourrait nous permettre également de reconstruire, dedéplier, des gures idéologiques, autrement dit, des gures que l’on pourraitretrouver d’une manière assez systématique dans les discours et les interactionset qui viendraient traduire des intérêts particuliers, également à reconstruire età déplier 7. Comme on le voit, nul besoin de sortir de l’interaction ou du dis-cours pour œuvrer à ce travail de reconstruction. Il faut, au contraire partir del’entreprise de ventriloquie, inhérente à toute interaction, pour les retrouver, lesdévoiler, les déplier, les expliciter.

    Les interactionnistes ont donc tout intérêt à s’approprier (d’une manière tou- jours relative et non exclusive) les objets traditionnels de la sociologie diteclassique, sans pour autant retomber dans ce que je considère comme étant lesimpasses d’une telle sociologie. Il est donc possible de reconnaître, dans l’in-teraction, la performativité de gures que sont, par exemple, des valeurs, des

     principes, des normes, etc. sans pour autant sortir de l’interactionnisme. Maisil faut alors montrer comment de tels êtres/gures s’incarnent dans nos discus-sions à travers des effets de ventriloquie. La scène interactionnelle peut doncêtre conçue comme une scène constamment disloquée, une scène où s’anime

    exo-endogénétiquement une pléthore d’agentivités aux ontologies variables.

    On ne sort pas de l’action et des interactions, mais les acteurs ne sont pas tou- jours ceux que l’on croit. Si nos conversations sont toujours animées, il fautdonc, je crois, réanimer nos analyses. Donnons leur donc des supplémentsd’âme…

    7. Sur les notions de pli et de dépliage, voir Cooren, 2010, Latour, 2010, ainsi, bien entendu,que Deleuze, 1988.

       D  o  c  u  m  e  n   t   t   é   l   é  c   h  a  r  g   é   d  e  p  u   i  s  w  w  w .  c  a   i  r  n .   i  n   f  o  -   U  n   i  v  e  r  s   i   t   é   d  e   L  a  u

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