universitÉ de la polynÉsie franÇaise
TRANSCRIPT
UNIVERSITEacute DE LA POLYNEacuteSIE FRANCcedilAISE
EacuteCOLE DOCTORALE DU PACIFIQUE ED 469
Equipe drsquoAccueil laquo Socieacuteteacutes Traditionnelles et Contemporaines en Oceacuteanie raquo
EA 4241
THEgraveSE preacutesenteacutee et soutenue publiquement par
Maurizio Aligrave
le 27 juin 2016
en vue de lrsquoobtention du titre de
Docteur de lrsquoUniversiteacute de Polyneacutesie franccedilaise en Deacutepartement Lettres langues et sciences humaines
Discipline Anthropologie (Domaine CNU Ndeg 20) Speacutecialiteacute Anthropologie de lrsquoeacuteducation
DE LAPPRENTISSAGE EN FAMILLE A LA
SCOLARISATION REPUBLICAINE
Deux cas deacutetude en Guyane et en Polyneacutesie franccedilaise
Sous la direction de Monsieur Bruno Saura et Madame Rodica Ailincai
VOLUME 1
JURY Tamatoa BAMBRIDGE Directeur de recherche au CNRS Rapporteur Laboratoire CRIOBE USR 3278 UPVD-CNRS-EPHE Labex CORAIL Dominique GROUX Professeur des Universiteacutes eacutemeacuterite Rapporteur Universiteacute des Antilles Laboratoire CRILLASH
Iregravene BELLIER Directrice de Recherches au CNRS Examinateur Institut Interdisciplinaire drsquoAnthropologie du Contemporain LAIOS EHESS Franccedilois-Xavier BERNARD Maicirctre de confeacuterences Examinateur Universiteacute Paris Descartes Laboratoire EDA Monsieur Bruno SAURA Professeur des Universiteacutes Directeur de thegravese Universiteacute de la Polyneacutesie franccedilaise Laboratoire EASTCO Madame Rodica AILINCAI Maicirctre de confeacuterences HDR Directeur de thegravese Universiteacute de la Polyneacutesie franccedilaise Laboratoire EASTCO
1
Reacutesumeacute
Cette thegravese preacutesente une analyse anthropologique de lrsquoeacuteducation informelle chez
deux communauteacutes autochtones de lrsquoOutre-mer franccedilais les Wayana-Apalaiuml en
Guyane et les Enata en Polyneacutesie franccedilaise A partir des donneacutees recueillies gracircce agrave
un travail ethnographique de longue dureacutee on a pu deacuteterminer le temps consacreacute
aux interactions eacuteducatives dans le milieu domestique les styles eacuteducatifs
dominants et les logiques eacuteducatives des membres des deux communauteacutes La
dynamique eacuteducative a eacuteteacute interpreacuteteacutee en tant que processus de transmission des
donneacutees culturelles lieacutees agrave un paysage naturel et social deacutetermineacute Les reacutesultats
obtenus montrent que les strateacutegies eacuteducatives des Wayana-Apalaiuml et des Enata sont
modeleacutees par les contraintes propres agrave la dynamique postcoloniale et des impeacuteratifs
imposeacutes par lrsquoeacuteconomie de marcheacute
Mots-cleacutes Acculturation autochtonie interactions eacuteducatives parentaliteacute
Abstract
This thesis presents an anthropological analysis of informal education activities
among two French autochthonous communities the Wayana-Apalaiuml people living
in French Guiana and the Enata people in French Polynesia Thanks to the data
gathered through a long term ethnographic fieldwork it was determined the time
dedicated to educational interactions in the domestic environment the dominant
educational styles and the educational logic of both communities The educational
dynamic has been interpreted as a process of transmission of cultural data related
to a natural and social landscape The results obtained show that educational
strategies applied by Wayana-Apalaiuml and Enata educators are shaped by the
constraints of the post-colonial dynamics and the requirements imposed by the
global market economy
Keywords Acculturation autochthonous people educational interactions
parenting
2
REMERCIEMENTS
Cette thegravese de doctorat fruit de pregraves de cinq ans de recherches entre
lrsquoAmeacuterique du Sud et lrsquoOceacuteanie nrsquoaurait pu se deacuterouler dans des conditions aussi
favorables sans lrsquoaide le soutien et les conseils de mes directeurs de thegravese Monsieur
Bruno Saura et Madame Rodica Ailincai Je me dois de les remercier pour le temps
qursquoils ont bien voulu consacrer agrave mrsquoaccompagner dans ce laquo parcours du
combattant raquo qursquoa eacuteteacute lrsquoeacutelaboration puis la reacutedaction de cette monographie Tous
mes remerciements vont aussi aux universitaires issus de lrsquoanthropologie et des
sciences de lrsquoeacuteducation qui ont accepteacute drsquoeacutevaluer mon travail en tant que
rapporteurs ou membres du jury Merci aussi au preacutesident de lrsquoUniversiteacute de la
Polyneacutesie franccedilaise et agrave toute lrsquoeacutequipe de lrsquoEcole doctorale du Pacifique pour leur
accompagnement et leur aide dans lrsquoorganisation de cette soutenance
Je remercie les membres de lrsquoEacutequipe drsquoaccueil EA 4241 EASTCO (Equipe
drsquoaccueil Socieacuteteacutes traditionnelles et contemporaines en Oceacuteanie) ndash et surtout M
Andreacuteas Pfersmann M Jacques Vernaudon et M Patrick Favro ndash avec qui jrsquoai souvent
eu la possibiliteacute drsquoeacutechanger autour des avanceacutees de cette thegravese
Mes collegravegues formateurs et enseignant-chercheurs de lrsquoEacutecole Supeacuterieure du
Professorat et de lrsquoEacuteducation de la Martinique Maria Popa-Roch Ceacutedric Ramassamy
Anne Peacuteneacute-Annette Emilie-Anne Palomares et Bertrand Troadec ont sacrifieacute de leur
3
temps pour des discussions constructives et des propositions toujours preacutecieuses
je leur suis tregraves reconnaissant pour cette solidariteacute
Ma gratitude va aussi agrave mes eacutetudiants de lrsquoUniversiteacute des Antilles qui durant
lrsquoanneacutee 2015-2016 ont patiemment eacutecouteacute mes interventions et avec lesquels jrsquoai
pu discuter en toute franchise autour des reacutesultats et des limites de cette recherche
Deacutebattre avec eux autour de la laquo crise de lrsquoeacuteducation raquo mrsquoa permis de deacutevelopper des
reacuteflexions relatives agrave la troisiegraveme partie de cette eacutetude
Je tiens agrave exprimer ma profonde reconnaissance agrave toutes les personnes qui
pendant mon travail de terrain mrsquoont accueilli mrsquoont offert de leur temps mrsquoont
raconteacute leur histoire et ont eacutecouteacute la mienne Mon enquecircte agrave Antecume pata aurait
eacuteteacute impossible sans la preacutesence de personnes extraordinaires comme Andreacute Cognat
Takulapo Yalaupin Alumakami Kaletu Atuman Aiumltale Demas Afo et Kalanki Ipoumlk
manaiuml yepe Agrave Hiva Oa jrsquoai eu la chance de freacutequenter Serge et Reneacutee Lecordier
Didier et Nicole Leroy mais aussi Tematai Iris et Herenui ndash des amis qui ont rendu
mon seacutejour marquisien inoubliable Karsquooha nui Merci aussi agrave Aymeric Hermann et
agrave Tamara Maric qui mrsquoont geacuteneacutereusement heacutebergeacute chez eux pendant mes seacutejours agrave
Tahiti en me permettant de beacuteneacuteficier de leur patience de leurs connaissances et
de leurs merveilleuses bibliothegraveques
Je souhaite adresser un grand mauruuru (merci) agrave Marina Vons qui non
seulement mrsquoa aideacute agrave plusieurs reprises dans mes deacutemarches administratives agrave
lrsquoUniversiteacute de la Polyneacutesie franccedilaise mais qui mrsquoa aussi permis de connaicirctre un peu
plus la culture polyneacutesienne
4
Merci agrave Marie-Noeumllle Adegravele et Alice Daussy professeures des eacutecoles en poste
agrave Antecume pata agrave Erik Fattorelli responsable de la section Ameacuteriques aupregraves du
Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de lrsquohomme et agrave David Amortegui
fellow teacher aupregraves du Columbia Heights Education Campus agrave Washington DC
qui mrsquoont fourni ndash sans jamais se plaindre ndash des donneacutees des informations et des
commentaires toujours utiles Merci agrave Sarah de Oliveira qui a lu et relu le texte final
de cette thegravese en mettant de lrsquoordre lagrave ougrave reacutegnait le deacutesordre Et merci aussi agrave
Margarita Serje Jorge Morales Fabricio Cabrera et Carlos Uribe mes enseignants du
deacutepartement drsquoAnthropologie de la Universidad de Los Andes en Colombie pour
mrsquoavoir donneacute le goucirct du travail ethnographique iexclGracias
Finalement cette recherche doit beaucoup agrave lrsquoencouragement de mes parents
et de ma famille tous orgueilleusement siciliens Notre identiteacute culturelle a sans
doute eacuteteacute un important eacuteleacutement drsquoinspiration dans mon choix drsquoeacutetudier les
laquo autochtones de la Reacutepublique franccedilaise raquo Sabbanarica
Les derniegraveres lignes de remerciement je les deacutedie agrave Marion et Luna qui ont
accepteacute de vivre avec moi cette aventure entre lrsquoAmazonie et les Mers du Sud et qui
ont partageacute les joies et les difficulteacutes de ces recherches sur le terrain Merci de
mrsquoavoir suivi dans cette eacuteniegraveme folie Jrsquoespegravere qursquoelle en valait la peine
5
RAPPORTS ARTICLES ET COMMUNICATIONS
Le travail de recherche deacuteveloppeacute dans cette thegravese a fait lrsquoobjet de plusieurs
publications scientifiques preacutealablement agrave ce document final
Articles dans des revues avec comiteacute de lecture
Aligrave Maurizio (2015) laquo Child Development in Post-Colonial Contexts
Educational Change and Ethnic Transfiguration in a French Guiana Wayana-
Apalaiuml Indigenous Community raquo Procedia - Social and Behavioral Sciences
(Elsevier) 174 3625-3632 ISSN 1877-0428
Ali Maurizio et Ailincai Rodica (2013) laquo Learning and Growing in
indigenous Amazonia The Education System of French Guiana Wayana-
Apalai communities raquo Procedia - Social and Behavioral Sciences (Elsevier)
106 (10) 1742-1752 ISSN 1877-0428
Ailincai Rodica Jund Sandrine et Aligrave Maurizio (2012) laquo Comparaison des
eacutecosystegravemes eacuteducatifs chez deux groupes drsquoAmeacuterindiens les Wayatildepi et les
Wayana raquo Revue franccedilaise deacuteducation compareacutee Raisons Comparaison
Education 8 55-90 ISBN 978-2-296-99427-0
Communications preacutesenteacutees lors de congregraves et colloques
Ailincai Rodica Gabillon Zehra Vernaudon Jacques Paia Mirose Saura
Bruno et Aligrave Maurizio (2016) laquo Pratiques eacuteducatives scolaires et familiales
en Polyneacutesie franccedilaise Recueil drsquoun corpus en contexte plurilingue raquo Les
Printemps de la recherche en ESPE Deuxiegraveme colloque du Reacuteseau national
des EacuteSPEacute (R- EacuteSPEacute) lsquorsquoLa recherche en eacuteducation des enjeux partageacutesrsquorsquo Paris
France 21-22 mars
6
Ailincai Rodica Gabillon Zehra Vernaudon Jacques Saura Bruno et Aligrave
Maurizio (2016) laquo School and Family Involvement in Educational Practices
in French Polynesia raquo The International Academic Forum - IAFOR
International Conference on Education Honolulu HI Etats Unis drsquoAmeacuterique
8-11 janvier
Ailincai Rodica Bernard Franccedilois-Xavier Alby Sophie Aligrave Maurizio et
Hidair Isabelle (2015) laquo Pratiques eacuteducatives parentales en contexte
multiculturel et plurilingue guyanais Quelle prise en compte dans la
formation des maicirctres raquo Les Printemps de la recherche en ESPE Premier
colloque du Reacuteseau national des EacuteSPEacute (R- EacuteSPEacute) Paris France 23 mars
Aligrave Maurizio (2014) laquo Escolarizacioacuten Obligatoria en Contextos
Poscoloniales Disgregacioacuten Familiar y Transfiguraciones Eacutetnicas en
Guayana Francesa raquo Primera Bienal Latinoamericana de Infancias y
Juventudes Universidad de Manizales ndash CLACSO Manizales Colombie 17-21
novembre
Ailincai Rodica Bernard Franccedilois-Xavier Alby Sophie Aligrave Maurizio et
Hidair Isabelle (2014) laquo Eacutetude de la variabiliteacute interactionnelle parentale en
contexte multiculturel et plurilingue raquo Colloque International lsquorsquoCognition
sociale formes dexpression et interculturaliteacutersquorsquo Universiteacute de Sfax -
Association internationale pour la recherche interculturelle (ARIC) Sfax
Tunisie 27-29 octobre
Aligrave Maurizio et Ailincai Rodica (2014) laquo Child Development in Post-Colonial
Contexts Educational Change and Ethnic Transfiguration in a French Guiana
Wayana-Apalaiuml Indigenous Community raquo INTE2014 ndash International
Conference on New Horizons in Education Paris France 25-27 juin
Aligrave Maurizio (2014) laquo Comunicacioacuten para la Paz y Derechos de los Pueblos
Autoacutectonos una Aproximacioacuten Antropoloacutegica raquo Seacuteminaire lsquorsquoDerechos
Humanos y Conflictividadrsquorsquo Haut Commissariat des Nations Unies pour les
Droits Humains ndash FLACSO - PDH - Intrapaz Ciudad de Guatemala Guatemala
18-20 feacutevrier
7
Ali Maurizio et Ailincai Rodica (2013) laquo Learning and Growing in
indigenous Amazonia The Education System of French Guiana Wayana-
Apalai communities raquo INTE2013 ndash International Conference on New
Horizons in Education Rome Italie 25-27 juin
Aligrave Maurizio (2013) laquo De lrsquoapprentissage en famille agrave la scolarisation
reacutepublicaine Lrsquoenjeu ethnique en Guyane et en Polyneacutesie raquo DOCTORIALES
2013 Universiteacute de la Polyneacutesie franccedilaise Faarsquoa Tahiti 23-25 avril
Posters preacutesenteacutes lors des Doctoriales de lrsquoUniversiteacute de la Polyneacutesie franccedilaise
Aligrave Maurizio (2016) laquo De lrsquoeacuteducation en famille a la scolarisation
reacutepublicaine Deux cas drsquoeacutetude en Guyane et en Polyneacutesie franccedilaise raquo
DOCTORIALES 2016 Universiteacute de la Polyneacutesie franccedilaise Faarsquoa Tahiti 9-11
mai
Aligrave Maurizio (2015) laquo De lrsquoeacuteducation en famille a la scolarisation
reacutepublicaine Deacuteveloppement de lrsquoenfant et formation sociale agrave Hiva Oa
Polyneacutesie franccedilaise raquo DOCTORIALES 2015 Universiteacute de la Polyneacutesie
franccedilaise Faarsquoa Tahiti 5-7 mai
Aligrave Maurizio (2014) laquo De lrsquoeacuteducation en famille a la scolarisation
reacutepublicaine Deacuteveloppement de lrsquoenfant et formation sociale chez les
Wayana-Apalaiuml de la Guyane franccedilaise raquo DOCTORIALES 2014 Universiteacute de
la Polyneacutesie franccedilaise Faarsquoa Tahiti 14-16 avril
Aligrave Maurizio (2012) laquo De lrsquoapprentissage en famille agrave la scolarisation
reacutepublicaine Lrsquoenjeu ethnique en Guyane et en Polyneacutesie raquo DOCTORIALES
2012 Universiteacute de la Polyneacutesie franccedilaise Faarsquoa Tahiti 25-27 avril
Rapports de missions
Aligrave Maurizio (2015) laquo De lrsquoapprentissage en famille a la scolarisation
reacutepublicaine Deux cas drsquoeacutetude en Guyane et en Polyneacutesie raquo Rapport pour la
Direction geacuteneacuterale des patrimoines - Deacutepartement du pilotage de la
8
recherche et de la politique scientifique Paris Ministegravere de la Culture et de
la Communication (82 pp)
Aligrave Maurizio (2013) laquo A typical expat family French teachers in the Guiana
jungle raquo Rapport pour McCann Truth Central Londres EMEA (36pp)
Aligrave Maurizio (2013) laquo A typical post-modern indigenous family A wayana
clan in French Guiana raquo Rapport pour McCann Truth Central Londres EMEA
(32pp)
9
SOMMAIRE
AVANT-PROPOS 13
PREMIERE PARTIE EacuteDUCATION CULTURE AUTOCHTONIE UN PARCOURS
CONCEPTUEL 18
Introduction 19
1 Pourquoi eacutetudier lrsquoeacuteducation des peuples autochtones 22
12 Lrsquoanthropologie de lrsquoeacuteducation une science en construction 25
13 Au-delagrave de la parenteacute et de la famille les premiegraveres observations des pratiques
eacuteducatives 28
14 La fragmentation de la discipline 37
2 Qursquoest-ce que lrsquoeacuteducation 41
21 Le fait eacuteducatif une interaction dynamique 49
22 Ideacuteologies symboles et systegravemes lrsquounivers social de lrsquoeacuteducation 53
3 Eacuteducation et culture essai sur la quadrature du cercle 60
31 De la parenteacute agrave la culture agrave lrsquoorigine du deacuteveloppement humain 64
32 Culture et transmission de la culture une architecture sociale du savoir 67
4 De la culture au patrimoine (et inversement) 72
41 La culture entre transmission et patrimonialisation 76
42 Eacuteducation et socieacuteteacute la question de lrsquoautochtonie 83
5 Culture et autochtonie 93
51 Autochtonie indigeacuteneacuteiteacute ethniciteacute et racisme une biopolitique de lrsquoalteacuteriteacute 98
52 Lrsquoimbroglio ethnique et lrsquoinvention de la tradition 103
6 Lrsquoidentiteacute agrave lrsquoeacutepreuve de lrsquoassimilation 113
61 Multiculturalisme et interculturaliteacute synonymes ou contraires 114
62 Des cateacutegories dynamiques pour penser la culture 119
Synthegravese de la premiegravere partie 127
DEUXIEME PARTIE SUR LE TERRAIN INTERACTIONS ET IDEOLOGIES EDUCATIVES
CHEZ LES WAYANA-APALAIuml ET LES ENATA AUTOCHTONES DE LA REPUBLIQUE 129
10
Introduction agrave la deuxiegraveme partie 130
7 Meacutethodologie du recueil drsquoinformations 134
71 Le terrain et lrsquounivers drsquoeacutetude 135
72 Lrsquoanalyse eacutecosysteacutemique agrave lrsquoeacutepreuve du terrain 144
73 Comprendre les interactions eacuteducatives 145
74 Performances parentales et ideacuteologies eacuteducatives 149
75 Consideacuterations eacutethiques 153
8 Les terrains de recherche 157
81 Les Wayana-Apalaiuml drsquoAntecume pata situation geacuteographique donneacutees ethno-
historiques et aspects sociologiques 158
811 Situation postcoloniale et inteacutegration nationale 165
812 Une scolarisation reacutepublicaine pour les laquo abandonneacutes de la Reacutepublique raquo 172
82 Les Enata de Hiva Oa situation geacuteographique donneacutees ethno-historiques et aspects
sociologiques 179
821 Le projet colonisateur conversion et scolarisation des Marquisiens 186
822 Entre localismes et globalismes revendications culturelles et patrimonialisation du
territoire 191
9 Les eacutecosystegravemes eacuteducatifs espaces domestiques reacuteseaux de parenteacute et vie
communautaire 200
91 Les microsystegravemes de socialisation agrave Antecume pata 200
911 La laquo maisonneacutee raquo ameacuterindienne 202
912 Le village et lrsquoeacutecole 209
92 Les microsystegravemes de socialisation agrave Hiva Oa 216
921 Famille nucleacuteaire et famille eacutelargie 219
922 Les eacuteglises lrsquoeacutecole et les organisations locales 223
10 Mesurer les interactions eacuteducatives les rythmes parentaux 229
101 La famille est le village parentaliteacute et vie communautaire chez les Wayana-Apalaiuml
230
102 Un espace domestique permeacuteable famille eacutecole religion et culture agrave Hiva Oa 240
103 Meacutetropole et Outre-mer comparer laquo lrsquointensiteacute raquo des interactions eacuteducatives 246
11 Les performances eacuteducatives styles parentaux et strateacutegies peacutedagogiques 252
111 Une parentaliteacute agrave lrsquoeacutepreuve de la laquo moderniteacute raquo les logiques eacuteducatives chez les
Wayana-Apalaiuml 256
112 Pratiques eacuteducatives agrave Hiva Oa une autochtonie accultureacutee 264
113 Lrsquointeraction eacuteducative en France meacutetropolitaine quelques donneacutees utiles agrave la
comparaison 267
11
12 Les ideacuteologies eacuteducatives autochtones lrsquoidentiteacute culturelle au service de lrsquoeacutecosystegraveme
274
121 Eacuteduquer et apprendre dans la forecirct amazonienne eacutecosophie et deacuteveloppement de
lrsquoenfant wayana-apalaiuml 277
122 La notion de reacuteussite chez les Enata de lrsquoenfant-roi agrave lrsquoenfant multidimensionnel 283
123 Lrsquoeacuteducation et lrsquoautochtonie dynamiques drsquoassimilation culturelle et reacuteponses
adaptatives 290
Synthegravese de la deuxiegraveme partie 294
TROISIEME PARTIE LrsquoAPPROPRIATION INSTITUTIONNELLE DE LA QUESTION
EDUCATIVE ESSAI CONCLUSIF SUR LA BANALITE DU MAL 296
Introduction agrave la troisiegraveme partie 297
13 Ideacuteologies eacuteducatives et logiques drsquoorganisation sociale 302
131 Apprendre capturer produire la logique preacutedatrice de la moderniteacute 305
132 Reacuteussite scolaire et reacuteussite sociale la difficile quadrature du cercle 307
14 La scolarisation dans lrsquoOutre-mer lrsquoillusion de lrsquoascenseur social 312
141 De retour au village la difficile inteacutegration des laquo autochtones diplocircmeacutes raquo 319
142 Lrsquoeacutecole du troisiegraveme milleacutenaire forge de citoyens ou fabrique de professionnels 321
15 Reformuler les politiques eacuteducatives de laquo lrsquoindiffeacuterence aux diffeacuterences raquo agrave la prise en
compte des particulariteacutes locales 325
151 Obstacles structurels 328
152 Obstacles ideacuteologiques 335
16 Enquecircter lrsquoeacuteducation enquecircter lrsquoethniciteacute 342
161 Une question de meacutethode 346
162 Plaidoyer pour une anthropologie de lrsquoeacuteducation laquo agrave la franccedilaise raquo 350
17 Conclusion et perspectives 358
171 Reacutesultats attendus initialement 361
172 Reacutesultats obtenus 364
173 Pistes pour la recherche 368
Synthegravese de la troisiegraveme partie 371
BIBLIOGRAPHIE 374
TABLE DES FIGURES 422
12
Lrsquohomme ne peut devenir homme que par lrsquoeacuteducation
[Immanuel Kant 1776 98]
13
AVANT-PROPOS
Introduire un travail de recherche nrsquoest pas simple Loin des prioriteacutes eacutetablies
par les politiques de la recherche scientifique ndash lesquelles traduisent souvent des
prioriteacutes proprement politiques ndash mes eacutetudes ont toujours eacuteteacute inspireacutees par le
contact humain avec des reacutealiteacutes qui stimulent ma curiositeacute et qui me semblent
meacuteriter drsquoecirctre eacutetudieacutees Cette thegravese est eacutegalement neacutee dans le cadre drsquoune
expeacuterience humaine ndash la mienne ndash que jrsquoai voulu laquo encadrer raquo selon un proceacutedeacute
scientifique
Lrsquoorigine de cette entreprise nrsquoa donc rien de scientifique mea culpa Apregraves
avoir travailleacute laquo sur le terrain raquo pendant pregraves de vingt ans ndash drsquoabord en tant que
journaliste puis depuis une dizaine drsquoanneacutees en tant qursquoanthropologue ndash sur les
conflits (ce qui mrsquoa ameneacute presque sans mrsquoen rendre compte agrave passer une bonne
partie de ma vie dans des contextes ougrave la violence et lrsquoinjustice eacutetaient largement
mobiliseacutees) en 2011 jrsquoai eu lrsquoopportuniteacute de mrsquoinstaller dans un village ameacuterindien
ougrave mes premiers contacts ont eacuteteacute avec des enfants Apregraves avoir passeacute du temps agrave
observer et agrave analyser les disputes je me suis dit que jrsquoavais finalement la possibiliteacute
de changer de perspective et de me tourner vers un laquo sujet drsquoeacutetude raquo diffeacuterent Les
enfants me faisaient penser agrave lrsquoinsouciance au jeu agrave la liberteacute en un mot agrave la paix
Crsquoest agrave partir de cette perspective un peu naiumlve que jrsquoai fait mes premiers pas dans
cette recherche qui est agrave preacutesent devenue ma thegravese de doctorat
La rencontre fortuite et heureuse avec certains chercheurs qui srsquooccupaient
de lrsquoeacuteducation informelle dans les communauteacutes autochtones mrsquoa motiveacute agrave
14
poursuivre mes recherches dans ce domaine et agrave observer comment les familles
formaient les plus jeunes membres de leur groupe Cependant la reacutevision de la
litteacuterature scientifique sur le sujet mrsquoa montreacute que drsquoautres chercheurs mrsquoavaient
preacuteceacutedeacute et il ne me semblait pas rester beaucoup drsquoespace pour deacutevelopper des
observations originales et capables drsquoapporter du nouveau au discours
anthropologique Toutefois si les reacutealiteacutes sociolinguistiques des laquo peuples
ethniques raquo semblaient jouir drsquoune grande attention de la part des chercheurs les
eacutetudes traitant des speacutecificiteacutes et des conduites eacuteducatives au sein de la famille dans
les communauteacutes autochtones de lrsquoOutre-mer franccedilais eacutetaient beaucoup moins
nombreuses
De plus lrsquoanalyse des textes classiques sur la vie quotidienne des enfants
dans diffeacuterentes parties du globe mrsquoa montreacute que la plupart des observateurs
utilisait une approche laquo photographique raquo capable de deacutecrire le hic et nunc des
situations observeacutees mais sans aucune relation avec le contexte historique dans
lequel elles eacutetaient immergeacutees Les communauteacutes qui servaient de laquo sujet drsquoeacutetude raquo
ressemblaient souvent agrave des reacutealiteacutes isoleacutees dans lesquelles les performances
humaines se reacutepeacutetaient immuablement depuis la nuit des temps laquo parce qursquoil en a
toujours eacuteteacute ainsi raquo
Finalement ce balayage bibliographique mrsquoa permis de conclure que bien
que des observations aient eacuteteacute reacutealiseacutees peu drsquoentre elles prenaient en compte tous
les facteurs de lrsquoeacutequation qui soutenait mon hypothegravese initiale selon laquelle
lrsquoeacuteducation des peuples autochtones inteacutegreacutes aux Eacutetats nationaux devrait ecirctre
interpreacuteteacutee en tant que processus de transmission des donneacutees culturelles lieacutees agrave un
15
paysage naturel et social deacutetermineacute encadreacute par une dynamique laquo historique raquo
postcoloniale soit le processus drsquoeacutemancipation identitaire et politique des peuples
ou des Eacutetats coloniseacutes ou anciennement coloniseacutes et soumis agrave la pression exerceacutee
par des forces exogegravenes laquo glocales1 raquo notamment les impeacuteratifs imposeacutes par
lrsquoeacuteconomie de marcheacute
Il mrsquoa alors sembleacute possible de contribuer agrave alimenter le deacutebat en proposant
une eacutetude monographique sur laquo lrsquoeacuteducation chez les autochtones raquo en observant ce
pheacutenomegravene en tant que dynamique ndash adaptative creacuteative ou transfiguratrice ndash agrave
partir drsquoune perspective laquo panoramique raquo en la mettant en relation avec la reacutealiteacute
globale et avec les transformations imposeacutees par les politiques nationales
drsquointeacutegration sociale (citoyenne et scolaire) des plus jeunes membres de leurs
communauteacutes
Cette recherche se propose donc de contribuer agrave ce champ drsquoeacutetudes au moyen
drsquoun travail de terrain de longue dureacutee visant agrave eacutetudier et agrave comparer les styles
eacuteducatifs des familles autochtones agrave partir de deux cas hautement significatifs agrave
propos desquels il existe des lacunes eacutevidentes dans la litteacuterature scientifique les
Ameacuterindiens appartenant agrave lrsquoethnie Wayana-Apalaiuml en Guyane et les Enata
autochtones de lrsquoicircle de Hiva Oa dans lrsquoarchipel des Marquises en Polyneacutesie
franccedilaise2 Il srsquoagit lagrave de deux communauteacutes qui habitent dans des sites tregraves isoleacutes et
1 Ce mot-valise est un neacuteologisme indiquant les pheacutenomegravenes capables de mettre en relation les eacutechelles globales et locales
2 Pour faciliter la lecture et par commoditeacute de langage cette deacutesignation geacuteographique sera souvent
reacuteduite agrave laquo Polyneacutesie raquo Par ailleurs il srsquoagit de la deacutesignation adopteacutee par beaucoup de Polyneacutesiens
16
qui ont fascineacute plusieurs geacuteneacuterations de voyageurs explorateurs artistes ainsi que
des hommes et femmes de science Elles font deacutesormais partie de lrsquoimaginaire
geacuteographique national drsquoun cocircteacute la forecirct amazonienne et de lrsquoautre les icircles des Mers
du Sud drsquoun cocircteacute lrsquoenfer vert et de lrsquoautre le paradis bleu Jrsquoai choisi deux terrains
drsquoeacutetude organiseacutes de maniegravere diffeacuterente au niveau institutionnel puisque la Guyane
est inteacutegreacutee agrave lrsquoEacutetat en tant que Deacutepartement tandis que la Polyneacutesie est une
Collectiviteacute qui administre certaines compeacutetences de faccedilon autonome comme
lrsquoeacuteducation Lrsquoobjectif eacutetait alors de comparer deux contextes territoriaux diffeacuterents
tout en eacutetant deacutependants drsquoune mecircme puissance coloniale la France
Les pages qui suivent sont organiseacutees en trois parties La premiegravere est deacutedieacutee
agrave la preacutesentation du cadre conceptuel que jrsquoai deacuteveloppeacute agrave partir de mon hypothegravese
de deacutepart au deacutebat autour de certaines repreacutesentations que lrsquoanthropologie srsquoest
faite de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation ainsi qursquoagrave la deacuteconstruction de certaines notions
qui bien que largement utiliseacutees dans lrsquoanalyse anthropologique peuvent geacuteneacuterer
des malentendus en raison de leur manque de neutraliteacute La deuxiegraveme partie est
centreacutee sur lrsquoanalyse comparative des donneacutees recueillies sur le terrain en Guyane
et en Polyneacutesie dans le but de deacutecrire les pratiques eacuteducatives parentales des
familles avec lesquelles jrsquoai eu lrsquoopportuniteacute de travailler La troisiegraveme partie
conclusive propose une discussion des reacutesultats de mon travail ethnographique agrave
ndash et Marquisiens ndash qui ne se reconnaissent pas dans laquo lrsquoidentiteacute franccedilaise raquo Cependant le terme ne
fait pas lrsquounanimiteacute la question de lrsquoappellation territoriale en tant que repreacutesentation symbolique
drsquoune identiteacute nrsquoest pas anodine et peut facilement se trouver agrave lrsquoorigine de controverses et de
querelles comme on le verra plus en deacutetail dans les pages qui suivent
17
partir de la perspective grand-angulaire que jrsquoai mentionneacutee auparavant pour
deacutemontrer que lrsquoeacuteducation familiale est un processus interactif destineacute agrave former des
membres drsquoune communauteacute agrave partir de certaines consideacuterations laquo locales raquo
fortement ancreacutees dans le panorama naturel et social mais qui dans des contextes
postcoloniaux peut ecirctre fragiliseacute par certains choix politiques faits laquo drsquoen haut raquo
dans le but de preacuteserver lrsquouniteacute de la nation ou de deacutevelopper le potentiel
eacuteconomique des laquo cultures locales raquo
Finalement jrsquoespegravere que mon effort pourra contribuer agrave alimenter le deacutebat
autour de cette theacutematique et apporter des eacuteleacutements drsquoanalyse concrets pour les
organismes concerneacutes par lrsquoeacuteducation et la preacuteservation du patrimoine culturel
franccedilais dans toute sa diversiteacute
18
PREMIERE PARTIE EacuteDUCATION CULTURE AUTOCHTONIE UN PARCOURS
CONCEPTUEL
19
Introduction
Lrsquoe tude comparative de lrsquoe ducation informelle dans deux communaute s
autochtones qui peuplent des territoires isole s de lrsquoOutre-mer franccedilais est un travail
qui mrsquoa oblige tout au long de sa re alisation a utiliser des cate gories analytiques qui
semblent parfois auto-e videntes Cependant comme lrsquoe crivait justement Ambrose
Bierce ce qui semble auto-e vident est bien souvent laquo e vident pour une seule
personne a lrsquoexclusion de toute autre raquo (Bierce 1911 27)
Le fait que cette e tude parte drsquoune observation ethnographique drsquoun
processus e ducatif dans le but de contribuer ndash avec des donne es recueillies sur le
terrain ndash au de bat public sur le ro le de la famille dans lrsquoe ducation des enfants et a
celui sur la reconnaissance du ro le des autochtones dans la gestion de leur culture
mrsquoa souvent oblige a des acrobaties conceptuelles pour trouver un terrain drsquoentente
entre toutes les disciplines qui confluent vers ce sujet
Bien que lrsquoapproche transdisciplinaire mrsquoait permis drsquoe viter certains
laquo sectarismes raquo me thodologiques qui encore aujourdrsquohui se parent les sciences
sociales (et qui cre ent des relations univoques entre une me thodologie et une
discipline de sorte que puisque je travaille a partir des observations sur le terrain
je ne peux faire que de lrsquoanthropologie) malheureusement les disciplines sociales
continuent a utiliser des laquo cadres conceptuels raquo qui leur sont propres et qui ne sont
20
pas toujours cohe rents avec ceux des autres disciplines Des concepts comme laquo la
culture raquo laquo lrsquoe ducation raquo laquo lrsquoautochtonie raquo laquo lrsquoethnie raquo laquo la nation raquo ou laquo le
patrimoine raquo acquie rent un sens tre s diffe rent selon qursquoon les de crit a partir du point
de vue de lrsquoanthropologue du politologue ou du chercheur en sciences de
lrsquoe ducation
Jrsquoai donc conside re ne cessaire de consacrer cette premie re partie au dialogue
entre les notions et les ide es qui seront re gulie rement utilise es dans cette the se
dans le but de les analyser de de montrer qursquoil est parfois possible de trouver des
de finitions laquo transdisciplinaires raquo et finalement drsquoexpliquer les raisons qui mrsquoont
pousse a en pre fe rer certaines et a en e viter drsquoautres Cette discussion conceptuelle
se compose de six chapitres le premier vise a de crire lrsquoapproche ge ne rale a partir
de laquelle jrsquoanalyserai les concepts basiques qursquoon discutera dans les chapitres
suivants et a reconstruire une histoire du regard de lrsquoanthropologie sur lrsquoe ducation
autochtone le deuxie me se focalise sur la question de lrsquoe ducation et son aspect a la
fois interactif ide ologique et symbolique le troisie me analyse le ro le de la
transmission de la culture a partir des apports offerts par certains domaines
scientifiques parfois de laisse s par les anthropologues tels la pale oanthropologie et
la psychologie cognitive le quatrie me est de die a laquo de construire raquo les notions
classiques de culture et de patrimoine pour en de celer la charge symbolique et
politique le cinquie me est centre sur les discours identitaires qui construisent la
notion drsquoautochtonie et ses laquo faux amis raquo a savoir lrsquoethnie et la nation le sixie me
aborde finalement la question de lrsquoacculturation et de lrsquoassimilation pour de crire des
21
cate gories dynamiques qui pourront nous aider a mieux comprendre les
phe nome nes lie s au multiculturalisme et a lrsquointerculturalite
22
1 Pourquoi eacutetudier lrsquoeacuteducation des peuples autochtones
Agrave partir du XIXegraveme siegravecle la pratique eacuteducative qui avait traditionnellement
eacuteteacute confieacutee agrave la laquo sagesse populaire raquo aux usages locaux ou aux meacutethodes propres agrave
chaque eacuteducateur est devenue un domaine drsquoeacutetude agrave part entiegravere Toutefois les
premiers travaux scientifiques sur le processus eacuteducatif eacutetaient baseacutes ndash comme on
le verra dans les pages suivantes ndash sur des observations informelles qui ne laissaient
guegravere drsquoespace agrave une analyse rigoureuse de donneacutees mesurables ou veacuterifiables et
qui devaient donc se limiter agrave de simples speacuteculations sur les normes agrave suivre pour
eacuteduquer les enfants et plus important encore sur des conseils concernant la
maniegravere drsquoexercer lrsquoautoriteacute parentale
Cependant les ide es et les orientations sur lrsquoe ducation des enfants en a ge
scolaire qui se sont diffuse es entre le XIXe me et le XXe me sie cle et qui ont modele les
syste mes drsquoinstruction globaux a partir du prototype occidental sont aujourdrsquohui
remises en cause un peu partout par une nouvelle approche laquo de coloniale3 raquo qui a
e te capable de rendre visible leurs limites en mettant en e vidence la varie te des
3 Cette approche vise agrave expliquer certains pheacutenomegravenes sociaux actuels agrave partir de lrsquoanalyse critique
de lrsquohistoire sociale politique et eacuteconomique des territoires qui ont fait partie dans le passeacute des
empires coloniaux europeacuteens
23
dimensions culturelles qui jusqursquoa un passe tre s re cent nrsquoe taient pas prises en
conside ration par le monde de la recherche et par les administrations scolaires
Certaines the matiques comme lrsquoe ducation aux normes ou aux re gles de vie
interpellent parents e ducateurs et enseignants ce qui ne devrait pas nous
surprendre si nous tenons compte de la difficulte a trouver des crite res communs
dans un monde devenu laquo multidimensionnel raquo et dans lequel cohabitent et se
juxtaposent des syste mes institutionnels et des formes drsquoorganisation sociale de
niveaux local national et supranational La pre sence dans les me mes
environnements e ducatifs drsquoenfants avec des origines culturelles diffe rentes
constitue un autre de fi aux dogmatismes ndash souvent implicites ndash qui orientent lrsquoaction
e ducative dans la famille et a lrsquoe cole et que chaque culture tend a supposer comme
absolus et universels
11 Le regard anthropologique sur lrsquoeacuteducation et lrsquoautochtonie
Selon Robert LeVine et Rebecca New (2008) depuis ses origines la recherche
anthropologique sur lrsquoenfance a vise principalement les mode les e ducatifs drsquoEurope
et drsquoAme rique du Nord et la majorite des travaux scientifiques dans le domaine ne
concernent que les syste mes de transmission culturelle des pays industrialise s ou
en voie drsquoindustrialisation dans lesquels vivent moins de 10 des enfants du
monde Il srsquoagit la drsquoune donne e qui ne devrait pas nous surprendre et ce pour une
double raison si drsquoun co te les anthropologues ont traditionnellement pre fe re ndash a
24
quelques exceptions pre s ndash le monde des adultes a lrsquounivers de lrsquoenfance4 drsquoun autre
co te les chercheurs inte resse s par les proble mes du de veloppement de lrsquoenfant ndash
majoritairement rattache s a des universite s ou a des centres de recherche europe ens
ou nord-ame ricains ndash ont tre s souvent pre fe re travailler dans des contextes
ge ographiquement proches en raison des contraintes logistiques que pose la
recherche sur lrsquoenfance (LeVine 2007)
Du fait de ce relatif manque drsquointe re t les ide es croyances principes et
dogmes qui ont laquo construit raquo le savoir occidental et laquo moderne raquo sur lrsquoenfance nrsquoont
que tre s rarement donne lieu a la comparaison interculturelle et a la re flexion
dialogique qui caracte rise lrsquoanthropologie contemporaine (Mantovani 2009) Plus
particulie rement les formes et les e tapes du de veloppement des enfants ainsi que
les soins et lrsquoactivite e ducative re alise s par les parents les autres membres de la
famille et les pairs ndash qui se traduisent en habitudes et routines quotidiennes en
4 Lawrence Hirshfeld (2002) a analyseacute le problegraveme dans un article paru dans la revue American
Anthropologist qui avec le temps est devenu une reacutefeacuterence dans le domaine des eacutetudes sur lrsquoenfance
et qui portait un titre volontairement poleacutemique laquo Why donrsquot anthropologists like children raquo
(Pourquoi les anthropologues nrsquoaiment pas les enfants ) Agrave partir de la reacuteflexion de Hirshfeld drsquoautres
anthropologues ont continueacute au deacutebat autour des raisons qui ont fait de lrsquoenfance un domaine drsquoeacutetude
eacuteviteacute par les scientifiques sociaux Selon David Lancy par exemple les difficulteacutes surgissent du fait
qursquoil srsquoagisse drsquoun terrain de recherche limiteacute par le laquo pouvoir de veto raquo (une expression qursquoil
emprunte agrave Robert LeVine et Karin Norman 2001) de certaines disciplines comme la psychologie
cognitive ou la psychopeacutedagogie qui se considegraverent comme les veacuteritables deacutepositaires de la
recherche lieacutee agrave lrsquoenfance (Lancy 2012 Une premiegravere eacutebauche de cette reacuteflexion est preacutesenteacutee dans
Lancy 2008)
25
attentes autour des possibilite s et des obligations des enfants en gestes jeux
conversations et activite s a travers lesquels les adultes transmettent et les enfants
apprennent ce que leur environnement attend drsquoeux ndash ne sont sujet a de bat dans le
milieu acade mique que lorsqursquoon a lrsquooccasion de de couvrir qursquoil existe des mode les
diffe rents Or tre s souvent apre s les avoir observe es et interpre te es on se rend
compte que ces strate gies laquo autres raquo re ve lent des mode les de formation efficaces
pour permettre le de veloppement de lrsquoenfant dans le contexte ou il vit et pour
remettre en cause les strate gies e ducatives les plus en vogue (Goldstein 1998)
12 Lrsquoanthropologie de lrsquoeacuteducation une science en construction
Lrsquoanthropologie de lrsquoe ducation un champ disciplinaire e mergent a contribue
a construire et a alimenter lrsquoe tude des formes locales de parente de parentalite de
formation des enfants et drsquoe ducation a la socialite (Claes et al 2008) Les recherches
dans ce domaine ont permis de connaicirc tre les sche mas qui re gissent les structures
familiales et communautaires locales en essayant de comprendre les me canismes
qui leur assignent une validite pe dagogique Les travaux ethnographiques classiques
ont souligne les diffe rents ro les que jouent les parents les familles les communaute s
et les institutions sociales (parmi lesquelles il y a lrsquoe cole) contribuant a la
compre hension anthropologique de cette expe rience si humaine qursquoest la
transmission des savoirs aux nouvelles ge ne rations Cependant srsquoil est vrai ndash comme
nous le verrons dans le prochain chapitre ndash que la dynamique e ducative est
consubstantielle a notre humanite il est tout aussi vrai que les formes a travers
lesquelles elle se manifeste diffe rent drsquoune communaute a une autre et que chaque
26
groupe humain utilise des strate gies de transmission culturelle adapte es a son
propre contexte
Voici donc la caracte ristique la plus importante de lrsquoanthropologie de
lrsquoe ducation qui a la diffe rence de lrsquoanthropologie cognitive5 est une science voue e a
la comparaison dans le but de de crire et de comprendre les diffe rentes strate gies
gra ce auxquelles dans des cultures diffe rentes les re seaux de parente et les
institutions e ducatives poursuivent lrsquoobjectif universel de former les enfants a faire
laquo le bien le beau le juste raquo tout en suivant les constantes culturelles de leur groupe
social
Cependant si dans les contextes e ducatifs formels comme lrsquoe cole ou la
formation continue il est relativement facile drsquoe tudier et drsquoexpe rimenter des
mode les diffe rents il est bien plus difficile de mettre en perspective et de
questionner les routines et les pratiques e ducatives des contextes informels
lrsquoallaitement le sevrage les pratiques disciplinaires lrsquoe ducation morale la
socialisation lrsquoapprentissage du langage les formes de protection les jeux et autres
activite s libres les relations interge ne rationnelles ou encore les responsabilite s et
les ta ches domestiques re serve es aux enfants
5 Lrsquoanthropologie cognitive est consideacutereacutee comme un domaine de la recherche plus proche de la
psychologie eacutevolutionniste que de lrsquoanthropologie sociale et culturelle Il srsquoagit drsquoune approche qui a
pris forme et srsquoest diffuseacutee agrave partir de la fin des anneacutees 1960 et qui eacutetudie les dispositifs cognitifs
universels qui organisent et orientent le deacuteveloppement des cultures humaines (Tyler 1969 Voir
aussi Dortier 2004)
27
Les anthropologues qui se sont consacre s a lrsquoe tude des dynamiques que je
viens de mentionner ont donc du prendre en conside ration non seulement les
opportunite s offertes par le travail ethnographique ndash comme outil fondamental de
recueil des donne es sur le terrain ndash mais aussi toute une se rie de connaissances
savoir-faire et compe tences de rive es drsquoautres domaines scientifiques et qui e taient
tre s rarement pris en compte par leurs colle gues davantage inte resse s par les
aspects socio-culturels laquo purs raquo Je pense par exemple aux apports de la psychologie
(et notamment de la psychologie du de veloppement la psychologie cognitive la
psychope dagogie et la psychologie culturelle et sociale) et de la sociologie (de la
famille de la parente et de lrsquoe ducation mais aussi des organisations) qui ont autorise
une laquo contamination raquo disciplinaire Cette transdisciplinarite a a son tour permis de
de passer lrsquoopposition ste rile entre les me thodes qualitatives et quantitatives et
drsquoillustrer la diversite des contextes e tudie s gra ce a une ve ritable perspective
interculturelle et a une re flexion me thodologique sophistique e6 qui a su prendre en
conside ration des sujets drsquoe tude laquo difficiles raquo (les enfants dans le cadre de leur vie
domestique et communautaire) et le ro le ndash encore plus difficile ndash de lrsquoethnographe
oblige de re aliser ses observations tout en e tant doublement e tranger
premie rement en tant que repre sentant drsquoune culture laquo autre raquo et deuxie mement du
fait de son a ge adulte
6 Comme dans les travaux de Melford Spiro et Audrey Spiro (1958) de Sara Harkness et Charles Super
(1977) de Melvin Konner (1977) drsquoEdward Tronick Gilda Morelli et Steve Winn (1987) de Barry
Hewlett (1992) ou de Rebecca New (1994) pour ne citer que quelques exemples paradigmatiques
28
13 Au-delagrave de la parenteacute et de la famille les premiegraveres observations des
pratiques eacuteducatives
De s ses de buts la recherche transculturelle sur lrsquoenfance a de fie la manie re
dont nous ndash membres de la socie te laquo occidentale raquo citoyens de nations
industrialise es et a fort revenu ndash conceptualisons lrsquoenfance Ce travail a permis de
de couvrir des conditions et des re sultats auxquels les laquo experts raquo europe ens et nord-
ame ricains ne srsquoattendaient ge ne ralement pas
Rappelons-nous que lrsquointe re t scientifique pour le monde de lrsquoenfance a
e merge autour de la deuxie me moitie du XIXe me sie cle en paralle le a la publication
des premie res œuvres litte raires avec des enfants comme protagonistes Les travaux
critiques de Marina Bethlenfalvay (1979) et de Virginie Prioux (2010) nous
montrent que les romanciers ndash romantiques ou naturalistes ndash de cette e poque
aimaient a repre senter lrsquoenfance comme la pe riode de lrsquoinnocence et les enfants
comme des victimes potentielles de lrsquoexploitation et de lrsquoabandon7 Gra ce a des
œuvres destine es au grand public comme Oliver Twist de Charles Dickens Alice au
pays des merveilles de Lewis Carroll Sans Famille de Hector Malot Franccedilois le bossu
de la Comtesse de Se gur La Petite Princesse de Frances Hodgson Burnett Les Quatre
Filles du docteur March de Louise May Alcott ou Poil de Carotte de Jules Renard la
7 Un exemple inteacuteressant est le personnage de David Copperfield ndash protagoniste du chef drsquoœuvre
homonyme de Charles Dickens ndash lequel se souvenant de la cruauteacute de son beau-pegravere srsquoeacutecriait laquo Je
nrsquoavais ni guide ni conseil aucun encouragement et aucune consolation pas le moindre soutien de
quiconque rien que je puisse me rappeler raquo (Dickens 1849 36)
29
litte rature du XIXe me sie cle a forge une repre sentation ide alise e et ste re otype e de
lrsquoenfant comme un e tre fragile et a pre server (Seveno-Gheno 2001) Crsquoest a cette
e poque-la que sont apparues les toutes premie res initiatives de protection de
lrsquoenfance visant a affranchir les enfants du travail nocturne et manuel les
le gislateurs europe ens et nord-ame ricains ont introduit les premie res normes sur la
scolarisation obligatoire les e ducateurs ont cre e les kindergarten (les jardins pour
enfants) pour faire face a lrsquoe ducation de la premie re enfance et de manie re ge ne rale
la pre occupation ndash plus sentimentale que scientifique ndash envers le bien-e tre des plus
petits est devenue une affaire courante et un argument constant des de bats ayant
cours dans les milieux bourgeois et aristocratiques des pays industrialise s
Cependant peu de travaux de recherche visant a laquo comprendre raquo les enfants et leurs
besoins spe cifiques ont e te re alise s tre s probablement a cause du relatif manque
drsquointe re t affiche par la communaute scientifique internationale8 Il faut attendre la
fin du XIXe me sie cle et surtout la publication des premiers travaux de Sigmund
Freud9 pour que les premie res e tudes et enque tes sur la vie de lrsquoenfant voient le jour
8 Agrave la notable exception de certains travaux dans le domaine de la meacutedecine et de lrsquoeacutepideacutemiologie
dans lesquels les enfants eacutetaient analyseacutes en tant que veacuteritables laquo sujets drsquoeacutetude raquo notamment dans
le champ de la recherche sur les vaccins (comme ceux du meacutedecin anglais Edward Jenner et du
biologiste franccedilais Louis Pasteur) Crsquoest agrave cette eacutepoque-lagrave que les premiegraveres chaires de peacutediatrie mais
aussi les premiegraveres eacutetudes sur la santeacute et lrsquohygiegravene des enfants ont eacuteteacute inteacutegreacutees dans les universiteacutes
europeacuteennes
9 Les eacutetudes du fondateur de la psychanalyse ont permis de voir la premiegravere enfance ndash en tant que
peacuteriode exposeacutee agrave lrsquoinfluence du contexte familial ndash sous un autre jour ainsi que de mettre en lumiegravere
le rocircle de cette derniegravere dans le deacuteveloppement psychologique des ecirctres humains entre autres en
30
Bien que le premier travail a caracte re anthropologique sur lrsquoenfance ait e te
publie en 1912 par Franz Boas cet e crit rele ve davantage drsquoune laquo spe culation de
salon raquo que du re sultat drsquoune enque te ethnographique base e sur des donne es
concre tes (Boas 1912) Dans ce travail le pe re de lrsquoanthropologie ame ricaine ndash et
auteur des remarquables monographies sur la vie des Inuits de lrsquoI le de Baffin et sur
les Kwakiutl de la Columbia Britannique ndash pre sente sa the orie sur la plasticite des
laquo types raquo humains a partir de ses observations sur la croissance physique des enfants
des immigrants europe ens aux E tats-Unis Il srsquoagit la de lrsquoun de ses travaux les plus
critique s en raison de certaines conclusions qursquoil expose et qui semblent e tre
contamine es par des principes de rive s de lrsquoe volutionnisme social10
tant que peacuteriode pendant laquelle les enfants deacuteveloppent une sexualiteacute speacutecifique geacuteneacutereacutee par les
pulsions de la libido (Freud et Breuer 1895 Freud 1905)
10 Le relativisme culturel et le particularisme historique soutenus par Franz Boas eacutetaient reacutesolument
opposeacutes aux dogmes du darwinisme social Cependant dans ce texte preacutesenteacute dans le cadre de la
Premiegravere Confeacuterence Universelle sur les Races Boas considegravere que laquo entre les Juifs de lrsquoEurope de
lrsquoEst la tecircte de ceux qui sont neacutes en Europe est plus courte que la tecircte de ceux qui sont neacutes en
Ameacuterique Elle est plus large entre ceux qui sont neacutes en Europe plus que celle de ceux qui sont neacutes
en Ameacuterique En mecircme temps ceux qui sont neacutes en Ameacuterique eux sont plus grands raquo ce qui selon
lui deacutemontre son hypothegravese autour de laquo lrsquoindiscutable plasticiteacute des types humains raquo (Boas 1912
101-103) Si dans ce texte Boas ne construit pas une veacuteritable laquo theacuteorie de lrsquoeacutevolution de la race raquo il
est eacutevident que ses ideacutees sur la capaciteacute adaptative du corps humain ndash qui serait capable de se
modifier en lrsquoespace drsquoune geacuteneacuteration pour reacutepondre aux neacutecessiteacutes imposeacutees par lrsquoenvironnement
naturel et social ndash semblent plus proches du darwinisme social que du relativisme culturel
31
Ce travail de Boas peu connu du grand public a cependant influence certains
de ses disciples et plus particulie rement Margaret Mead et Ruth Benedict qui ont
alors mene des enque tes de terrain plus scientifiques ndash et moins spe culatives ndash ayant
contribue a la naissance drsquoun nouveau champ disciplinaire connu comme laquo les
e tudes sur la culture et la personnalite raquo De leur mentor les deux e le ves ont retenu
trois leccedilons importantes lrsquoe tre humain est dote drsquoune laquo plasticite raquo sociale (une
forme de flexibilite psychologique qui lui permet de srsquoadapter a lrsquoenvironnement
social et naturel) la laquo ne ote nie raquo soit lrsquoimmaturite prolonge e ou la conservation de
certains traits enfantins chez les adultes ou les presque-adultes est centrale pour
comprendre le de veloppement humain et finalement les facteurs culturels
influencent le de veloppement psychologique de lrsquoenfant Margaret Mead et Ruth
Benedict ont e galement e te influence es par un autre travail de Boas publie en 1902
dans la prestigieuse revue Science dans lequel lrsquoauteur (qui se base sur certaines
re flexions de veloppe es pendant ses e tudes avec le me decin Rudolf Virchow a Berlin
en 1883) expose sa the orie sur les variations insolites du de veloppement humain
qui peuvent e tre conside re es comme pathologiques dans la perspective drsquoune
culture particulie re mais qui en re alite entrent dans la gamme des variations
laquo acceptables raquo de lrsquoespe ce humaine (Boas 1902)
En 1928 Margaret Mead publie les re sultats de son travail de terrain visant a
observer la vie quotidienne des filles adolescentes dans les icirc les Samoa Le livre qui
en de coule Adolescence agrave Samoa pre face par Franz Boas est devenu lrsquoun des textes
anthropologiques les plus vendus de tous les temps (Mead 1928a) Lrsquoobjectif de
cette monographie nrsquoe tait pas seulement de de crire les pratiques les performances
32
et les rituels lie s a cette tranche drsquoa ge dans un contexte laquo primitif raquo mais surtout de
mettre en discussion le dogme qui associait lrsquoadolescence a des comportements lie s
au tumulte e motif typique de cette pe riode de la vie de lrsquoe tre humain dans le monde
occidental11 Ce nrsquoest donc pas un hasard si lrsquoe dition ame ricaine de lrsquoouvrage avait
pour sous-titre laquo une eacutetude psychologique de la jeunesse primitive agrave lrsquousage de la
civilisation occidentale raquo Son but e tait de reconside rer le de veloppement des enfants
et des adolescents tout en e vitant les ge ne ralisations universelles produites par
certaines visions ethnocentriques Le me me objectif lrsquoa conduite a publier dans la
revue Natural History au cours de la me me anne e un article de crivant le quotidien
des enfants samoans et soulignant les aspects qui srsquoe loignaient le plus des attentes
des parents ame ricains de la classe moyenne (Mead 1928b) Dans cet article
Margaret Mead de crit ses sujets drsquoe tude comme des laquo petits adultes raquo (little adults)
qui contribuent activement a lrsquoe conomie domestique et a la production drsquoaliments
sans laisser aucun doute sur le fait que ses observations de rivent de son point de vu
laquo externe raquo en tant que produit de son appartenance a une culture ndash occidentale et
laquo moderne raquo ndash qui conside re le travail infantile comme intole rable Cependant
Margaret Mead met aussi en e vidence le fait que dans le cadre de leur culture
drsquoorigine les laquo petits adultes raquo samoans bien que charge s de certaines ta ches tre s
physiques et fatigantes restent des enfants et que les parents continuent a les
11 Cette formulation deacuterivait des travaux de Granville Stanley Hall fondateur de la psychologie
infantile en Ameacuterique qui en 1904 a forgeacute et contribueacute agrave la popularisation du terme laquo adolescence raquo
(Hall 1904)
33
conside rer comme tels en les excluant des responsabilite s sociales qui sont propres
aux adultes comme la participation a certaines ce re monies ou rituels
Me me si la laquo scientificite raquo de ces travaux a e te plusieurs fois mise en doute ndash
notamment par des voix tre s e minentes12 ndash ses efforts pour comprendre le ve cu des
enfants et des adolescents nrsquoen e taient pas moins tre s novateurs Margaret Mead a
en effet e te la toute premie re anthropologue a se spe cialiser sur les the mes de
lrsquoenfance et de lrsquoadolescence
Un peu plus tard sa colle gue Ruth Benedict srsquoest inte resse e a ces me mes
the matiques et ses contributions a la diffe rence de celles de Margaret Mead ne sont
pas base es sur un compte-rendu drsquoobservations mene es sur le terrain mais pluto t
sur une analyse anthropologique ndash et plus laquo panoramique raquo ndash des donne es obtenues
par drsquoautres ethnographes afin de repe rer des similitudes et des diffe rences dans les
dynamiques de socialisation infantile mais surtout afin drsquoexaminer les dimensions
12 Agrave propos de sa production scientifique Clifford Geertz eacutecrira laquo une partie est eacutevidemment
superficielle mal penseacutee neacutegligemment argumenteacutee et mecircme irresponsable Une partie est
routiniegravere banale dans le meilleur des cas conjoncturel dans le pire du pur remplissage Une partie
est professionnelle soigneuse une contribution modeste mais concregravete au savoir Et une partie est
extraordinaire reacutevolutionnaire au moment ougrave elle fut eacutecrite mais aussi aujourdrsquohui raquo (Geertz 1989
335) Drsquoun avis plus nuanceacute mais eacutegalement critique Serge Tcherkeacutezoff (1997 2001) considegravere que
Margaret Mead a eacuteteacute influenceacutee par le mythe occidental de la liberteacute sexuelle en Polyneacutesie et qursquoelle
a donc systeacutematiquement interpreacuteteacute ses observations sur cette partie de lrsquooceacutean Pacifique en fonction
de certains clicheacutes ethnocentriques (point de vue qursquoil partage avec lrsquoanthropologue neacuteozeacutelandais
Derek Freeman 1983)
34
a travers lesquelles des socie te s culturellement diffe rentes conccediloivent les phases du
de veloppement humain (Benedict 1938) Son travail peut e tre conside re comme la
toute premie re e tude compare e des e tapes de la vie humaine (petite enfance
enfance adolescence a ge adulte et vieillesse) en termes laquo culturels raquo et le premier a
analyser les discontinuite s et les laquo ruptures raquo qui symbolisent le passage de la petite
enfance a lrsquoenfance et de lrsquoenfance a lrsquoadolescence
Entre 1913 et 1929 Bronislaw Malinowski a publie une se rie de travaux
ethnographiques dans lesquels lrsquoobservation des enfants jouait un ro le central dans
lrsquoappui de ses the ses (Malinowski 1913 1927 1929) Bien que son ethnographie
laquo intensive raquo ndash qui implique de longues pe riodes de travail sur le terrain afin que le
chercheur puisse participer aux activite s et aux relations de la communaute e tudie e
et qursquoil puisse reconstruire selon sa ce le bre expression laquo le point de vue du natif raquo
et les significations profondes de certaines pratiques locales ndash srsquoe loigne des
me thodes classiques de la recherche psychologique (qui privile gie les tests et les
mesures quantitatives) Malinowski conside rait son travail comme une approche
psychologique des proble mes de la culture laquelle ndash a partir de lrsquoanalyse de la
mythologie locale et des formes drsquoorganisation familiale ndash serait capable de re ve ler
le sens le plus profond des comportements humains dans des contextes laquo sauvages raquo
ou laquo primitifs raquo Dans sa monographie intitule e La sexualiteacute et sa reacutepression dans les
socieacuteteacutes primitives parue en 1927 il re alise la premie re critique culturelle de la
the orie de lrsquouniversalite du complexe drsquoŒdipe en montrant que telle que Freud lrsquoa
formule e elle nrsquoe tait pas applicable aux natifs des icirc les Trobriands Malinowski e tait
convaincu que bien que la jalousie ressentie par les petits garccedilons envers la relation
35
de leurs me res avec leurs pe res ndash et la peur de la punition provenant du pe re ndash
pouvait avoir un sens dans une socie te patriarcale comme celle du XIXe me sie cle
viennois elle nrsquoavait aucun sens dans une socie te matriline aire comme celle des
Trobriandais ou le pe re e tait traite comme un ami et ou les tensions domestiques
e taient provoque es par le ro le de lrsquooncle maternel (Malinowski 1927)13
En 1929 Malinowski a publie un autre livre sur La vie sexuelle des sauvages
de la Meacutelaneacutesie nord-occidentale dans lequel on trouve des sections de die es a la
description du quotidien des enfants des icirc les Trobriands Dans ce travail Malinowski
approfondit ses re flexions sur le ro le du pe re dans la famille me lane sienne et de crit
minutieusement les activite s sexuelles des enfants trobriandais dont il souligne le
fait qursquoelles nrsquoe taient jamais re prime es par les parents14 Ainsi ses travaux comme
13 Cependant la tentative de Malinowski de relativiser la porteacutee du complexe drsquoŒdipe a eacuteteacute
vigoureusement reacutefuteacutee par Freud et son cercle lesquels eacutetaient convaincus qursquoil srsquoagissait drsquoun
complexe ayant un caractegravere universel (les deacutetails de cette laquo querelle raquo ont eacuteteacute eacutetudieacutes par Bertrand
Pulman 2002)
14 Toutefois on devrait reconsideacuterer certaines affirmations de Malinowski agrave la lumiegravere de sa
tendance agrave exageacuterer de maniegravere parfois morbide ses observations et surtout celles lieacutees aux
coutumes sexuelles des enfants et des adolescents il existe en effet un deacutecalage entre ses notes de
terrain et ses travaux scientifiques De telles incoheacuterences ont eacuteteacute deacutevoileacutees dans le cadre de la
controverse qui a suivi la publication de son journal intime en 1967 ce qui nrsquoa finalement pas
entacheacute sa reacuteputation en tant qursquoanthropologue mais qui a sucircrement eu un impact consideacuterable sur
la reconsideacuteration et lrsquointerpreacutetation de sa maniegravere de laquo vivre le terrain raquo de se mettre en relation
avec ceux qursquoil consideacuterait comme des laquo sauvages raquo et de raconter ce qursquoil avait veacutecu (Geertz 1967
Voir aussi Malinowski 1967)
36
ceux de Boas ont eu une influence notable dans la gene se drsquoun courant de recherche
qui allait caracte riser lrsquoanthropologie des anne es suivantes
Cette influence est particulie rement e vidente dans le travail de Meyer Fortes
qui avait une formation en psychologie de lrsquoe ducation mais qui en suivant les
se minaires postdoctoraux en anthropologie dirige s par Bronislaw Malinowski et
Raymond Firth a la London School of Economics a de cide de se consacrer
exclusivement a la recherche ethnographique Sa premie re monographie sur les
Tallensis du Ghana publie e en 1938 est de sormais conside re e comme un texte
classique de lrsquoanthropologie de lrsquoenfance bien qursquoil utilise tre s souvent des concepts
de la psychologie pour interpre ter les performances sociales observe es Lui aussi a
observe les laquo petits adultes raquo tallensis ndash des enfants capables de se charger de
responsabilite s concre tes de la vie domestique autonomes et dote s de compe tences
et de capacite s que dans la civilisation occidentale on attribue normalement aux
adultes ndash mais a la diffe rence de Malinowski qui expliquait cette maturite comme
un effet de lrsquoe panouissement sexuel de lrsquoenfant Meyer Fortes a pre fe re une
interpre tation plus culturaliste Selon lui les enfants tallensis e taient forme s de s
leur plus jeune a ge a leur ro le de laquo porteurs des traditions culturelles raquo dans le cadre
drsquoune relation e ducative qui les liait aux parents et qui fonctionnait comme un
paradigme de toutes les relations laquo morales raquo et de toutes les interactions sociales a
lrsquointe rieur et a lrsquoexte rieur de la communaute (Fortes 1938) Il constitue
probablement le dernier auteur de cette premie re phase laquo descriptive raquo dans
lrsquohistoire de lrsquoanthropologie de lrsquoe ducation ou beaucoup drsquointerpre tations
e mergeaient drsquoune vision pluto t superficielle de la re alite observe e tout en e tant le
37
pre curseur drsquoune phase plus laquo re flexive raquo une phase qui comme nous le verrons
dans les pages suivantes allait montrer a la communaute scientifique internationale
les potentialite s et les nouvelles voies offertes par cette branche de la science
anthropologique
14 La fragmentation de la discipline
Si cette premiegravere phase laquo glorieuse raquo drsquoeacutetudes sur lrsquoeacuteducation et lrsquoenfance a
stimuleacute un grand nombre de chercheurs ce champ disciplinaire reste aujourdrsquohui
encore en chantier Le premier obstacle est celui de la deacutefinition de la discipline elle-
mecircme En effet le nom qursquoon devrait lui donner ne fait pas lrsquounanimiteacute Certains
auteurs preacutefegraverent parler drsquoanthropologie de lrsquoeacuteducation (Middleton 1970 Wulf
1999 Anderson-Levitt 2006) ou drsquoethnologie de lrsquoeacuteducation (Erny 1961) drsquoautres
drsquoanthropologie de lrsquoenfance (Gaskins 2000 LeVine amp Norman 2001 Hirshfeld
2002 Lancy 2008) et drsquoautres encore preacutefegraverent la deacutesignation drsquoeacuteducation
compareacutee (Lecirc Thanh 1981 Halls 1991 Van Daele 1993 Groux amp Porcher 1997
Groux 1997 Goldstein 1998)15 Bien que le sujet drsquoeacutetude ne change pas ndash il srsquoagit
toujours de lrsquoanalyse des faits eacuteducatifs et des pratiques qui lrsquoaccompagnent ndash
15 Dans cette partie je ne mrsquooccuperai pas de la sociologie de lrsquoeacuteducation car il srsquoagit drsquoun domaine
qui se consacre en prioriteacute agrave lrsquoanalyse des pheacutenomegravenes sociaux lieacutes aux institutions drsquoeacuteducation
drsquoinstruction et de formation comme les eacutecoles les lyceacutees ou les universiteacutes surtout dans les pays
occidentaux (Van Haecht 1990) Cependant je mrsquoappuierai souvent sur certains auteurs qui
proviennent de cette discipline et qui ont contribueacute pour diffeacuterentes raisons agrave alimenter le deacutebat sur
la laquo question eacuteducative raquo
38
chaque preacutefeacuterence semble manifester une conception particuliegravere de lrsquoeacuteducation et
des acteurs sociaux qui y sont impliqueacutes Dans le premier cas elle est appreacutehendeacutee
de maniegravere plus geacuteneacuterale en tant que processus qui intervient tout au long de la vie
et qui se confond avec les pratiques de formation et drsquoinstruction Dans le deuxiegraveme
lrsquoaccent est mis sur le rocircle des enfants dans les interactions eacuteducatives et sur leur
capaciteacute agrave influencer et agrave transformer la reacutealiteacute qui les entoure (leur laquo agentiviteacute raquo
ou agency) Dans le troisiegraveme on srsquoappuie sur lrsquoideacutee selon laquelle lrsquoanalyse des
pratiques eacuteducatives ne prend du sens qursquoau travers drsquoune perspective compareacutee
dans le but de comprendre les avantages et les inconveacutenients des strateacutegies mises
en place par les diffeacuterents groupes humains (Sirota 2001) Crsquoest dans le cadre de
cette derniegravere perspective que certains gouvernements et organisations
internationales ont reacutealiseacute des eacutetudes pour reacuteveacuteler les diffeacuterences entre les
performances des systegravemes eacuteducatifs occidentaux et celles des pays en voie de
deacuteveloppement (Leclercq 2005)
Au-delagrave de ce premier obstacle il en existe un deuxiegraveme geacuteneacutereacute par la
fragmentation des perspectives sur lrsquoeacuteducation et par les prioriteacutes analytiques qui
guident lrsquoaction des diffeacuterents courants de recherche Lrsquoun des domaines privileacutegieacutes
est sucircrement celui de la socialisation observeacutee soit comme un processus de
deacuteveloppement du caractegravere de lrsquoenfant de son tempeacuterament et de sa personnaliteacute
(Mead 1930 et 1947 Whiting amp Whiting 1973 Rogoff et al 1975) soit comme un
processus drsquoacquisition des outils cognitif et du langage (Ochs 1988 Rogoff 1990
Schieffelin 1990) Un deuxiegraveme domaine drsquointeacuterecirct est celui de lrsquoinstruction crsquoest-agrave-
dire lrsquoeacutetude des processus de transmission des savoirs et surtout des capaciteacutes
39
pratiques dans la production de la culture mateacuterielle (Fortes 1938 Hewlett amp
Cavalli-Sforza 1986) Il existe eacutegalement une part significative drsquoeacutetudes consacreacutees
au jeu et agrave ses implications dans la construction eacutemotionnelle et lrsquoapprentissage de
certaines connaissances comme les matheacutematiques par exemple ou compeacutetences
comme le repeacuterage dans lrsquoespace ou les strateacutegies de coopeacuteration (Lancy amp Tindall
1976 Schwartzman 1979) Drsquoautres auteurs ont exploreacute lrsquoenfance agrave partir drsquoune
perspective eacutemique ndash en utilisant les cateacutegories mentales propres au groupe humain
observeacute ndash pour comprendre sa fonction laquo drsquoincubateur raquo social et son rocircle dans le
processus de maturation sociale des plus jeunes et drsquointeacutegration agrave la communauteacute
drsquoappartenance (Conklin amp Morgan 1996 Razy 2007) Finalement drsquoautres
courants se sont occupeacutes drsquoaspects plus speacutecifiques comme les pratiques de
seacuteparation temporaires de la communauteacute ndash notamment dans le cas des rituels
drsquoinitiation pour les garccedilons ou de lrsquoapparition des regravegles chez les filles (Reynolds
1991) ndash le travail des enfants et leur rocircle dans lrsquoeacuteconomie domestique et la
production capitaliste (Kramer 2005) ou encore la spiritualiteacute des enfants et leur
participation agrave des pratiques religieuses (Maiden amp Farwell 1997)
Si les deacutesaccords theacuteoriques qui seacuteparent certaines eacutecoles de penseacutee et
lrsquoabsence drsquoun langage commun pouvant permettre un dialogue permanent entre les
diffeacuterents secteurs de ce domaine de recherche ont limiteacute la construction drsquoun savoir
homogegravene les apports respectifs de ces travaux ont accru les connaissances que
nous avons sur lrsquoeacuteducation et sur le rocircle des enfants dans les communauteacutes dans
lesquelles ils vivent Ils ont aussi permis de deacutepasser certains dogmes et drsquoaccepter
40
le fait que chaque culture se perpeacutetue agrave partir de pratiques laquo localiseacutees raquo qui sont
difficilement concevables hors de leur laquo habitat raquo
41
2 Qursquoest-ce que lrsquoeacuteducation
Lrsquoeacutetymologie latine du mot eacuteducation ndash qui deacuterive drsquoeducatio terme composeacute
du preacutefixe ex (hors de) et du substantif du verbe ducere (conduire) ndash nous suggegravere
qursquoil srsquoagit drsquoun processus qui amegravenerait lrsquoeacuteduqueacute laquo hors de raquo son eacutetat premier Le
terme est employeacute en franccedilais depuis le Moyen Acircge surtout dans les eacutecrits des
preacutecepteurs des enfants de lrsquoaristocratie qui se preacuteoccupaient de laquo lrsquoeacuteducation des
princes raquo (Mialaret 1976) Cette vision eacutelitiste de lrsquoeacuteducation srsquoest transformeacutee agrave
partir du XVIIegraveme siegravecle quand elle a commenceacute agrave ecirctre utiliseacutee pour deacutefinir de
maniegravere plus geacuteneacuterale le laquo soin qursquoon prend drsquoeacutelever de nourrir les enfants raquo mais
aussi laquo de cultiver leur esprit soit pour la science soit pour les bonnes mœurs raquo
(Furetiegravere 1690) Entre la fin du XIXegraveme siegravecle et le deacutebut du XXegraveme Emile Durkheim
srsquoest ainsi inteacuteresseacute agrave lrsquoeacuteducation dans le cadre de ses recherches sur la genegravese de la
penseacutee logique en la deacutefinissant comme
laquo Lrsquoaction exerceacutee par les geacuteneacuterations adultes sur celles qui ne
sont pas encore mucircres pour la vie sociale Elle a pour objet de susciter
chez lrsquoenfant un certain nombre drsquoeacutetats physiques intellectuels et
moraux que reacuteclament de lui et la socieacuteteacute politique dans son ensemble
et le milieu social auquel il est particuliegraverement destineacute raquo (Durkheim
1911 532)
42
Avec Durkheim la sociologie commence agrave srsquointerroger sur le fait eacuteducatif et
sur lrsquoinfluence de lrsquounivers social sur le deacuteveloppement des individus Cependant sa
vision de lrsquoeacuteducation restait restreinte aux activiteacutes reacutealiseacutees par les adultes pour les
enfants lesquels agrave leur tour eacutetaient consideacutereacutes comme des sujets sociaux qui
manquaient de maturiteacute et donc laquo drsquoagentiviteacute raquo Dans un ceacutelegravebre passage de son
Eacuteducation et sociologie il affirmait que
laquo Lrsquoenfant en entrant dans la vie nrsquoy apporte que sa nature
drsquoindividu La socieacuteteacute se trouve donc agrave chaque geacuteneacuteration nouvelle en
preacutesence drsquoune table presque rase sur laquelle il lui faut construire agrave
nouveaux frais Il faut que par les voies les plus rapides agrave lrsquoecirctre
eacutegoiumlste et asocial qui vient de naicirctre elle en surajoute un autre
capable de mener une vie morale et sociale Voilagrave quelle est lrsquoœuvre de
lrsquoeacuteducation raquo (Durkheim 1922 52)
La perspective durkheimienne de la laquo tabula rasa raquo a stimuleacute pendant
plusieurs anneacutees des conceptions peacutedagogiques preacuteconisant que la relation
eacuteducative ndash dans les cadres domestique et scolaire ndash repose sur lrsquoexercice de
lrsquoautoriteacute et sur des meacutethodes visant agrave former des adultes plutocirct qursquoagrave eacutepanouir les
enfants (Theacutevenin et Compagnon 2005) Cette perspective a influenceacute beaucoup
drsquointellectuels et hommes politiques europeacuteens de lrsquoeacutepoque lesquels lrsquoutilisaient
pour justifier des reacuteformes visant agrave ameacuteliorer lrsquoorganisation des eacutecoles agrave partir de
cette approche laquo verticaliste raquo centreacutee sur lrsquoideacutee selon laquelle le savoir scolaire doit
43
se transmettre laquo du haut vers le bas raquo du maicirctre-savant vers lrsquoeacutelegraveve ignorant16 Une
approche radicalement opposeacutee est apparue entre les deux conflits mondiaux et
srsquoest deacuteveloppeacutee agrave partir de la fin des anneacutees 1940 notamment gracircce agrave lrsquoactiviteacute de
la Ligue Internationale de lrsquoEacuteducation Nouvelle (LIEN) En 1948 Fernande Seclet-
Riou ndash qui militait dans le bureau franccedilais de la LIEN le Groupe Franccedilais drsquoEacuteducation
Nouvelle (GFEN) ndash a publieacute une nouvelle deacutefinition de la notion agrave partir de
reacuteflexions humanistes alimenteacutees par la LIEN et stimuleacutees par lrsquoobservation des
effets catastrophiques de la guerre Selon elle
laquo Lrsquoeacuteducation consiste agrave favoriser le deacuteveloppement aussi
complet que possible des aptitudes de chaque personne agrave la fois
comme individu et comme membre drsquoune socieacuteteacute reacutegie par la
solidariteacute Lrsquoeacuteducation est inseacuteparable de lrsquoeacutevolution sociale elle
constitue une des forces qui la deacuteterminent raquo (Seclet-Riou 1948 27
Voir aussi GFEN 1977)
16 Pour la majoriteacute des enseignants de lrsquoeacutepoque lrsquoautoriteacute eacutetait un moyen drsquoassurer la justice et
lrsquoeacutegaliteacute En France ndash mais aussi dans le reste de lrsquoEurope ndash les instituteurs disposaient drsquooutils
peacutedagogiques pour asseoir leur supeacuterioriteacute surtout gracircce au systegraveme de reacutecompenses (bons points
tableau drsquohonneur distribution de prix pour les laquo premiers de la classe raquo) et de punitions (mauvais
points privation de reacutecreacuteation retenue apregraves la classe) Beaucoup drsquoinfractions commises par les
eacutelegraveves eacutetaient laquo corrigeacutees raquo par les maicirctres qui usaient de chacirctiments corporels ndash une pratique qui
pendant longtemps a eacuteteacute accepteacutee par les familles qui la justifiaient agrave partir de lrsquoideacutee laquo moderne raquo
selon laquelle pour atteindre le progregraves il eacutetait neacutecessaire de respecter lrsquoordre (Caron 1999)
44
Agrave partir de la deuxiegraveme moitieacute du XXegraveme siegravecle la notion acquiert une
signification laquo intergeacuteneacuterationnelle raquo chaque personne doit pouvoir acceacuteder aux
bienfaits de lrsquoeacuteducation qui nrsquoest plus perccedilue comme une obligation reacuteserveacutee aux
enfants mais aussi comme un moyen de deacutevelopper la personnaliteacute En reacutealiteacute cette
conceptualisation avait deacutejagrave eacuteteacute proposeacutee en 1916 par John Dewey mais appliqueacutee
au domaine de la peacutedagogie (Dewey 1916) Cette confusion terminologique reacutesulte
du fait que jusqursquoaux anneacutees 1960 les deux termes ndash eacuteducation et peacutedagogie ndash
eacutetaient envisageacutes comme des synonymes Ce nrsquoest qursquoagrave partir de cette eacutepoque qursquoon
a commenceacute agrave associer la notion drsquoeacuteducation agrave la praxis eacuteducative soit lrsquoart drsquoeacutelever
et la notion de peacutedagogie agrave la reacuteflexion qui preacutecegravede cette praxis et qui se
laquo mateacuterialise raquo dans les choix meacutethodologiques et les strateacutegies adopteacutees
Bien que cet effort de conceptualisation ait permis de mieux deacutefinir les
contours de la fonction de lrsquoeacuteducation en tant que processus visant agrave deacutevelopper
lrsquoaspect laquo humain raquo et laquo social raquo de lrsquoindividu17 il nrsquoexiste pas de consensus quant aux
contenus qursquoil devrait proposer la vision laquo politique raquo associe lrsquoeacuteducation agrave la
transmission formelle de certaines compeacutetences lieacutees agrave lrsquointeacutegration dans une
socieacuteteacute agrave travers un systegraveme ndash eacuteducatif ndash qui est baseacute sur des institutions
speacutecialiseacutees alors que drsquoun point de vue laquo culturaliste raquo lrsquoeacuteducation pourrait ecirctre
associeacutee agrave la transmission de certaines compeacutetences ou connaissances neacutecessaires
agrave la survie dans un contexte naturel et social deacutetermineacute agrave travers un reacuteseaux de
relations qui constituent des espaces informels drsquoapprentissage Un exemple de la
17 Crsquoest-agrave-dire sa personnaliteacute et son comportement
45
premiegravere perspective est lrsquointerpreacutetation que les gouvernements font de la notion
drsquoeacuteducation En France par exemple le ministegravere de lrsquoEacuteducation Nationale a
aujourdrsquohui pour mission de piloter le laquo systegraveme eacuteducatif raquo soit de mettre en œuvre
laquo la politique du gouvernement relative agrave lrsquoaccegraves de chacun aux savoirs et au
deacuteveloppement de lrsquoenseignement preacuteeacuteleacutementaire eacuteleacutementaire secondaire et
supeacuterieur raquo (Deacutecret 2014-402 art1) Il srsquoagit lagrave de deux missions compleacutementaires
la premiegravere peacutedagogique est celle de la deacutefinition des voies de formation de la
deacutetermination des programmes nationaux et de lrsquoorganisation et du contenu des
enseignements la seconde plus eacuteminemment administrative a pour but de deacutefinir
et de deacutelivrer des diplocircmes nationaux des grades et des titres universitaires de
recruter et geacuterer personnel de geacuterer les moyens financiers mais aussi de controcircler
et drsquoeacutevaluer les politiques eacuteducatives La mission peacutedagogique est donc celle de
lrsquoenseignement mais agrave partir de programmes fixeacutes par le mecircme Ministegravere et qui sont
deacuteveloppeacutes en tenant compte de la neacutecessiteacute de fournir agrave tous les eacutelegraveves de la
Reacutepublique un socle commun de connaissances et de compeacutetences18
laquo une culture commune fondeacutee sur les connaissances et
compeacutetences indispensables qui leur permettra de seacutepanouir
personnellement de deacutevelopper leur sociabiliteacute de reacuteussir la suite de
leur parcours de formation de sinseacuterer dans la socieacuteteacute ougrave ils vivront
18 La loi drsquoorientation et de programmation pour la refondation de lrsquoEacutecole de la Reacutepublique du 8 juillet
2013 preacutevoit une eacutevolution et une redeacutefinition du socle commun deacutesormais intituleacute laquo socle commun
de connaissances de compeacutetences et de culture raquo qui entrera en vigueur agrave partir de la rentreacutee
scolaire 2016
46
et de participer comme citoyens agrave son eacutevolution raquo (Deacutecret n deg 2015-
372 Annexe)
Lrsquoideacutee qursquoil puisse exister un laquo socle commun de la culture raquo et qursquoil puisse
ecirctre partageacute par tous les citoyens de la nation deacuterive drsquoune conception universaliste
de la connaissance propre au siegravecle des Lumiegraveres et qui identifiait dans la culture le
laquo geacutenie national raquo19 le produit de la civilisation et le patrimoine lettreacute accumuleacute
depuis lrsquoAntiquiteacute
Cependant la the orie anthropologique de tradition relativiste nrsquoa pas cesse
de critiquer cette perspective et de nombreux auteurs ont propose des approches
diffe rentes en abordant la culture ndash comme nous le verrons plus en de tail dans le
prochain chapitre ndash en tant qursquo laquo ensemble raquo de savoirs et de valeurs propres a
chaque groupe humain (comme dans la perspective propose e par Edward Tylor
1871) en tant que laquo fabrique raquo de la personnalite (comme lrsquoimaginait Margaret
Mead 1930) fonction organique de la socie te (comme le voulait Bronislaw
Malinowski 1929) produit drsquoune structure mentale universelle a caracte re abstrait
(comme le proposait Claude Le vi-Strauss 1964) ou finalement comme expression
19 Un concept que vers la fin du XVIIIegraveme siegravecle Johann G Herder a deacuteveloppeacute dans ses travaux sur la
philosophie de lrsquohistoire pour deacutecrire le style et les goucircts propres agrave un peuple (Herder 1784) Cette
ideacutee deviendra lrsquoun des leitmotivs du Romantisme allemand et sera reprise entre autres par
Friederich Von Schlegel Wilhelm Von Humboldt ou Novalis Aujourdrsquohui on ne parle plus de geacutenie
national et on lui preacutefegravere son synonyme politiquement correct agrave savoir le laquo caractegravere national raquo
47
drsquoune strate gie identitaire ndash dans le cadre drsquoune lutte pour lrsquoacce s a certaines
ressources ndash qui permet drsquoe tablir qui est membre drsquoun groupe et qui ne lrsquoest pas qui
est laquo nous raquo et qui sont les laquo autres raquo (comme e tabli a partir de deux approches
diame tralement diffe rentes par Pierre Bourdieu 1966 et par Frederik Barth 1969)
Il en re sulte donc deux visions diame tralement oppose es de la culture (Figure 1)
Figure 1 Deux visions de la culture
Selon qursquoon appre hende la culture a partir de la premie re ou de la deuxie me
interpre tation deux visions e galement antithe tiques de lrsquoe ducation apparaissent
dans le premier cas elle est envisage e comme un processus de transmission drsquoun
laquo patrimoine raquo (la culture nationale) et dans le second comme un processus de
transmission des savoirs ne cessaires pour survivre et laquo re ussir raquo dans un habitat ndash
naturel et social ndash de termine (Figure 2)
48
Figure 2 Deux visions de lrsquoeacuteducation
Toutefois lrsquoideacutee qursquoil puisse exister une culture nationale laquo authentique raquo et
que la laquo vraie raquo eacuteducation devrait se charger de la transmission de celle-ci nrsquoest que
la manifestation drsquoun nationalisme ethnocentrique qui vise agrave valoriser certaines
valeurs laquo nationales raquo (et donc locales) en en faisant des valeurs laquo universelles raquo
Mais comme le soulignait Ugo Fabietti le culte de lrsquoauthenticiteacute nrsquoest que laquo la
projection de certains fantasmes qui sont geacuteneacutereacutes par les rythmes croissants du
meacutetissage culturel et par les deacuteseacutequilibres produits par la globalisation raquo (Fabietti
2007 30) Il srsquoagit drsquoune perspective qui reacutepond agrave la peur geacuteneacutereacutee par lrsquoalteacuteriteacute en
la niant et qui deacutevalorise la diffeacuterence culturelle en lui opposant une ideacutee
anhistorique de la laquo pureteacute raquo (Lombardi-Satriani 1994)
Je considegravere que la deuxiegraveme perspective ndash selon laquelle lrsquoeacuteducation est un
processus de transmission de ce produit social que sont les donneacutees culturelles ndash
reacutepond mieux agrave cette raison anthropologique qui nous invite agrave relativiser les reacutealiteacutes
laquo autres raquo et agrave envisager les pheacutenomegravenes sociaux et culturels en fonction du contexte
dans lesquels ils se produisent Lrsquoeacuteducation devrait donc ecirctre observeacutee et analyseacutee
49
en tant que processus local qui transmet des donneacutees ayant une valeur sociale et
symbolique au sein drsquoun paysage social et naturel particulier Elle nrsquoest jamais
laquo authentique raquo et ne transmet pas des savoirs laquo authentiques raquo elle est tout
simplement adaptable en fonction de lrsquoeacutecosystegraveme dans lequel elle existe et opegravere
21 Le fait eacuteducatif une interaction dynamique
Une situation eacuteducative existe agrave partir drsquoune interaction entre au moins deux
acteurs20 lrsquoeacuteducateur et lrsquoeacuteduqueacute Gaston Mialaret (1976) a deacutecrit cette relation en
tenant compte des cinq facteurs essentiels agrave sa reacutealisation
Les contenus crsquoest-a -dire le message qui est transmis dans un sens et
dans lrsquoautre
20 Jrsquoutilise le terme acteur et non celui de laquo personne raquo car agrave lrsquoheure actuelle les nouvelles
technologies de lrsquoinformation et de la communication (TIC) ont donneacute aux machines la possibiliteacute de
se charger de certaines tacircches eacuteducatives (dans tous les domaines de lrsquoenseignement) Aussi dans le
cadre des recherches sur lrsquointelligence artificielle il a eacuteteacute deacutemontreacute que les machines peuvent
apprendre non seulement de faccedilon passive (gracircce agrave lrsquoapprentissage superviseacute le machine learning
qui se base sur des processus systeacutematiques de type statistique ou automatique controcircleacutes par des
algorithmes drsquoorigine humaine) mais aussi de faccedilon active (gracircce agrave lrsquoapprentissage non superviseacute le
deep learning qui permet aux machines drsquoapprendre sans que lrsquointervention humaine soit
neacutecessaire) La notion sociologique drsquoacteur apparaicirct donc comme la plus approprieacutee dans le cadre
de certaines geacuteneacuteralisations comme dans le cas que je viens de deacutecrire
50
Les me thodes ou les strate gies mises en place pour transmettre le
message
Les techniques et les outils ne cessaires pour laquo communiquer raquo les
contenus
Les rapports qui lient lrsquoe ducateur et lrsquoe duque
Lrsquoenvironnement dans lequel se re alise lrsquoaction e ducative
Selon le postulat de Mialaret toute action eacuteducative peut donc ecirctre analyseacutee
agrave partir de ces cinq facteurs qui sont applicables soit agrave des situations de courte
dureacutee telle une rencontre soit de dureacutee plus longue ndash une seacuterie de rencontres ndash en
tenant compte du fait que chaque facteur peut influer les autres et que le reacutesultat
final deacutepend non seulement des facteurs eux-mecircmes mais aussi et surtout des
interactions que chacun drsquoeux eacutetablit avec les autres21
Penser agrave lrsquoeacuteducation en tant qursquointeraction nous permet de deacuteconstruire la
conception institutionnelle de la culture et du savoir et de reacutealiser que crsquoest un
projet politique qui se mateacuterialise dans un systegraveme eacuteducatif ayant pour but de
21 Mialaret a exposeacute une version simplifieacutee de cette theacuteorie dans ses autres travaux sur la
psychopeacutedagogie et sur la psychologie de lrsquoeacuteducation (Mialaret 1987 et 1999)
51
laquo transmettre un patrimoine raquo et ce faisant de former des citoyens22 Il est
deacutesormais possible de comprendre que lrsquoeacuteducation est avant tout un processus dans
lequel on laquo produit raquo des savoirs agrave partir drsquoun contenu qui est transmis dans le cadre
drsquoune interaction ougrave lrsquoeacuteducateur et lrsquoeacuteduqueacute srsquoinfluencent reacuteciproquement dans un
systegraveme ouvert drsquoactions et de reacutetroactions qui peut donner lieu agrave des adaptations
reacuteciproques etou agrave une polarisation plus ou moins marqueacutee des positions de
chaque acteur de lrsquointeraction
Retenons que cette conceptualisation de lrsquoeacuteducation agrave laquelle je souscris
reacutepond plus clairement aux exigences de lrsquoanthropologie ndash discipline voueacutee agrave
lrsquoanalyse de laquo lrsquohomme raquo et de ses relations avec le milieu naturel culturel et social
Lrsquoeacuteducation est une forme de communication lieacutee soit au langage ndash comme
lrsquoimaginait Lev Vygotski (1933) ndash soit au contexte Les variables qui constituent le
contexte eacutetant toujours changeantes et impreacutevisibles le produit final du processus
eacuteducatif lui aussi est difficilement deacuteterminable agrave lrsquoavance
Une vision dynamique de lrsquoeacuteducation nous permet de concevoir la
transmission de la culture comme un processus creacuteatif qui construit deacuteconstruit
deacutetruit et transforme les savoirs accumuleacutes pour en geacuteneacuterer de nouveaux qui ne se
reacuteduisent jamais agrave la copie conforme des contenus transmis par lrsquoeacuteducateur mais qui
22 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans leur analyse critique du systegraveme scolaire franccedilais
en sont arriveacutes agrave la conclusion que lrsquoeacuteducation ndash domestique ou scolaire ndash correspond agrave une
incorporation active et non passive drsquoun habitus (Bourdieu amp Passeron 1964 et 1971 Voir aussi
Bourdieu 1966)
52
sont toujours adapteacutes par lrsquoeacuteduqueacute On devrait plus exactement parler de lrsquoeacuteducation
comme drsquoun continuum qui permet des eacutechanges entre les geacuteneacuterations
(verticalement) et les cultures (horizontalement) (Figure 3)
Figure 3 Eacutechanges intergeacuteneacuterationnels et culturels entre eacuteducateur et eacuteduqueacute
53
22 Ideacuteologies symboles et systegravemes lrsquounivers social de lrsquoeacuteducation
Deux questions deacutecoulent de la reacuteflexion qui preacutecegravede comment analyser le
processus eacuteducatif agrave partir des cateacutegories anthropologiques et de la meacutethode
ethnographique Et comment laquo relativiser raquo ou laquo universaliser raquo les observations
faites sur le terrain quand on observe des faits eacuteducatifs
Dans une perspective fonctionnaliste comme celle employeacutee par Bronislaw
Malinowski pour analyser les relations intergeacuteneacuterationnelles entre les Trobriandais
ou par Margaret Mead pour eacutetudier les relations intrageacuteneacuterationnelles soit
horizontales entre pairs du mecircme acircge aux icircles Samoa le choix de lrsquoeacuteducateur de
donner la prioriteacute agrave une strateacutegie eacuteducative plutocirct qursquoagrave une autre reacutepond agrave lrsquoexigence
drsquooptimiser les ressources existantes (humaines culturelles et naturelles) en
fonction de la preacuteservation de lrsquoexistence et de lrsquoidentiteacute du groupe de la survie dans
un milieu eacutecologique speacutecifique et de la garantie de lrsquoeacutequilibre homeacuteostatique des
communauteacutes qui lrsquohabitent Toutefois cette perspective analytique ndash qui essaye de
donner du sens aux logiques laquo locales raquo en assignant aux comportements partageacutes
par les membres drsquoun groupe humain des fonctions speacutecifiques lieacutees au maintien de
lrsquoeacutequilibre de lrsquoorganisation sociale ndash ne nous permet pas de comprendre les
modifications qui peuvent avoir lieu dans le domaine de lrsquoeacuteducation quand les
communauteacutes ndash surtout celles qui revendiquent une identiteacute autochtone ndash sont
politiquement inteacutegreacutees au sein drsquoEacutetats nationaux ou de systegravemes qui les deacutepassent
Cette dynamique srsquoaccompagne geacuteneacuteralement de leur incorporation aux marcheacutes
planeacutetaires et drsquoune modification de leur habitat agrave cause par exemple de sa
deacutegradation de la seacutedentarisation de lrsquourbanisation ou des migrations Certains de
54
ces processus sont si lourds de conseacutequences qursquoils ne permettent pas une
adaptation optimale des habitudes locales aux exigences du milieu de reacutefeacuterence en
raison de la vitesse de ces changements Pour les peuples autochtones il srsquoagit de
lrsquoaccegraves agrave la citoyenneteacute de lrsquoacquisition des usages et de la langue nationale jusqursquoagrave
la participation au laquo village global raquo Lrsquoeacuteducation devient donc un veacuteritable enjeu
politique et pour le deacutemecircler il est neacutecessaire de discuter de trois concepts celui
drsquoideacuteologie celui de symbole et celui de systegraveme
La longue enquecircte meneacutee par Meldford et Audrey Spiro pour eacutetudier les
logiques eacuteducatives collectives dans un kibboutz en Israeumll a deacutemontreacute que les
ideacuteologies politiques des eacuteducateurs ndash qursquoils soient ou pas les parents des eacuteduqueacutes
ndash modegravelent et transforment les pratiques consideacutereacutees comme traditionnelles ou
historiques pour les adapter agrave leur conception de la reacutealiteacute agrave leur vision du passeacute et
du futur et finalement agrave leur utopie (Spiro amp Spiro 1958) Les eacutetudes de Catherine
Snow et de ses collaborateurs ainsi que celles de Robert LeVine et Karin Norman
ont montreacute que dans le cadre drsquoune mecircme culture laquo occidentale raquo il existe des
variations significatives entre les strateacutegies eacuteducatives employeacutees par les parents
dans le milieu domestique ou par les enseignants dans le milieu scolaire entre la
Hollande lrsquoAllemagne le Royaume Uni et les Eacutetats-Unis (Snow et al 1979 LeVine
amp Norman 2001) Ces strateacutegies qui se traduisent par une modaliteacute speacutecifique de
communication avec les enfants sont modeleacutees par les conceptions culturelles des
eacuteducateurs autour des objectifs qursquoils se sont assigneacutes pour permettre le
deacuteveloppement psychophysique et la reacuteussite sociale des laquo eacuteduqueacutes raquo Lrsquoideacuteologie
eacuteducative est donc un puissant moteur alimenteacute par lrsquoidentiteacute culturelle et par le
55
contexte socioeacuteconomique qui agit sur les performances des eacuteducateurs et leur
permet de transformer les processus eacuteducatifs
Cette ideacuteologie agit aussi comme meacutecanisme de seacutelection de certains
contenus au deacutepend drsquoautres Lrsquoapproche ethnomeacutethodologique de
lrsquointeractionnisme symbolique ndash eacutelaboreacute par Georg Herbert Mead (1934) et
deacuteveloppeacute par ses eacutelegraveves de lrsquoEacutecole de Chicago en particulier Herbert Blumer (1966
et 1969) ndash et la theacuteorie eacutecologique du deacuteveloppement humain ndash baseacutee sur les
modegraveles proposeacutes par Uri Bronfenbrenner (1995 2005) et ses collaborateurs
(Bronfenbrenner amp Ceci 1994 Bronfenbrenner amp Morris 1998) ndash nous invitent agrave
observer les interactions eacuteducatives et agrave les interpreacuteter de maniegravere compreacutehensive
afin de donner du sens aux interactions en tenant compte du fait que leur sens
repose sur les symboles gestuels et langagiers partageacutes par les individus concerneacutes
(Blumer 1969) La conduite des eacuteducateurs deacutepend donc non seulement drsquoune
ideacuteologie politique speacutecifique ndash et drsquoune interpreacutetation particuliegravere de la reacutealiteacute
sociale ndash mais aussi des significations et des valeurs que les individus attribuent agrave
leurs performances eacuteducatives qui peuvent ecirctre interpreacuteteacutees comme des laquo actions
symboliques raquo puisqursquoelles deacutesignent une Weltanschauung speacutecifique qui laquo reacutevegravele raquo
une volonteacute informatrice eacutevaluatrice stimulatrice et classificatoire23
Interpreacuteter lrsquoaction eacuteducative en tant que laquo performance symbolique raquo nous
conduit agrave tenir compte du systegraveme agrave lrsquointeacuterieur duquel elle acquiert un sens De
23 Il srsquoagit des fonctions primaires des symboles telles que les a systeacutematiseacutees Charles W Morris
(1946) dans son eacutetude sur les relations qui lient les signes le langage et les comportements
56
nombreux auteurs se sont consacreacutes agrave lrsquoeacutetude de cet univers symbolique en
proposant divers modegraveles explicatifs et compreacutehensifs (LeVine 1967 Berry 1971
Bronfenbrenner 1979 et 1986 Ogbu 1985 Super amp Harkness 1986 et 1997
Valsiner 1987) Bien que leurs perspectives puissent parfois diverger tous ces
auteurs partagent une approche eacutecologique commune
Selon la theacuteorie eacutecoculturelle eacutelaboreacutee par John Berry (1976 et 1995) ndash qui
se base sur le relativisme culturel de Franz Boas ndash lrsquoindividu et son milieu de vie
srsquoinfluencent reacuteciproquement et la culture constitue le cadre drsquoadaptation qui eacutetablit
des limites au comportement social des individus en fonction du contexte
eacutecologique et sociopolitique Selon Berry (1971) la diversiteacute individuelle et
collective serait le reacutesultat drsquoune suite drsquoadaptations reacuteciproques entre
laquo multipliciteacutes raquo les individus et les socieacuteteacutes les personnes et les eacutecosystegravemes les
laquo Cultures raquo et les laquo Natures raquo Consideacutereacute agrave un niveau macro-environnemental ce
modegravele est avant tout selon son auteur un paradigme geacuteneacuteral agrave travers lequel des
analyses comparatives peuvent rendre compte de la diversiteacute culturelle et de
lrsquoinfluence exerceacutee par la culture sur le comportement humain par le biais des
processus de transmission et drsquoacculturation24
24 Bien eacutevidemment cette approche exige de la part du chercheur un effort afin de saisir le processus
agrave travers lequel les acteurs sociaux construisent des significations crsquoest-agrave-dire ndash pour utiliser la
terminologie de Harold Garfinkel ndash le laquo sens commun raquo agrave travers lequel ils interpregravetent les symboles
culturels et les comportements individuels (Garfinkel 1967)
57
Par ailleurs le modegravele eacutecoculturel de Berry a fortement influenceacute le modegravele
deacuteveloppemental proposeacute par Bronfenbrenner (1979) selon lequel les diffeacuterents
milieux (les systegravemes) qui agissent sur le deacuteveloppement cognitif de lrsquoenfant sont
emboicircteacutes et relieacutes entre eux les microsystegravemes (qui constituent lrsquoenvironnement
proche de lrsquoindividu) sont inclus dans le meacutesosystegraveme (lrsquoensemble des
microsystegravemes soit la communauteacute) lequel agrave son tour est inclus dans lrsquoexosystegraveme
(le systegraveme de forces exteacuterieures politiques juridiques et eacuteconomiques ayant un
fort impact sur le meacutesosystegraveme) tous eacutetant contenus dans le macrosystegraveme
(systegraveme de forces eacuteloigneacutees que Bronfenbrenner identifie avec les valeurs et la
culture et qui agrave long terme a des influences sur les microsystegravemes) La theacuteorie des
systegravemes eacutecologiques de Bronfenbrenner permet de comprendre le contexte global
dans lequel lrsquoeacuteduqueacute eacutevolue en le conceptualisant en tant qursquoensemble de systegravemes
agissant dans une dynamique interactive dont lrsquoeacuteduqueacute constitue la structure la plus
interne (Figure 4) Cette macro-approche a eacuteteacute compleacuteteacutee par le modegravele des
systegravemes bioeacutecologiques (Bronfenbrenner amp Ceci 1994 Bronfenbrenner 1995
2005) qui srsquointeacuteresse surtout agrave lrsquoindividu en tant qursquoontosystegraveme biologique et aux
processus de deacuteveloppement de lrsquoenfant
58
Figure 4 Les relations entre systegravemes eacutecologiques (drsquoapregraves Bronfenbrenner amp Morris 1998)
De son cocircteacute la theacuteorie macrosociologique et le modegravele culturo-eacutecologique
eacutelaboreacutes par lrsquoanthropologue John Uzo Ogbu proposent des passerelles entre les
deux types drsquoapproches Son modegravele peut ecirctre consideacutereacute comme un systegraveme
dynamique qui integravegre les structures eacuteconomiques politiques cognitives et
comportementales Les travaux drsquoOgbu (1978 1985 et 1987) ont lrsquoavantage de
deacutevelopper une theacuteorie agrave la fois micro et macrosociologique agrave partir drsquoobservations
ethnographiques meneacutees aupregraves de laquo minoriteacutes volontaires raquo (les enfants
drsquoimmigrants) et de laquo minoriteacutes involontaires raquo (incorporeacutees dans la socieacuteteacute
Macrosystegraveme
Exosystegraveme
Meacutesosystegraveme
Microsystegraveme
Individu
59
majoritaire contre leur greacute apregraves la colonisation ou lrsquoesclavage) En effet Ogbu a
observeacute que dans le monde occidental beaucoup drsquoenfants de minoriteacutes preacutesentent
des difficulteacutes scolaires un pheacutenomegravene qui est souvent interpreacuteteacute par les
responsables des institutions scolaires comme la preuve drsquo laquo obstacles culturels aux
apprentissages raquo propres agrave certains groupes humains Cependant selon Ogbu ces
enfants ne sont pas laquo culturellement raquo ou laquo biologiquement raquo preacutedisposeacutes agrave
lrsquoeacutechec scolaire ce pheacutenomegravene est ducirc agrave leur position sociale laquo peacuteripheacuterique raquo agrave leur
participation tregraves limiteacutee agrave la vie culturelle de la nation dont ils sont citoyens et
surtout au manque drsquointeacutegration sociale de leurs familles lesquelles sont souvent
victimes drsquoeacutemargination ou drsquoinjustice Il srsquoagit donc drsquoun cadre analytique
particuliegraverement inteacuteressant pour notre eacutetude ndash dans laquelle jrsquoanalyse deux
communauteacutes de laquo minoriteacutes involontaires raquo de la nation franccedilaise ndash et sur lequel
nous reviendrons en deacutetail dans le quatriegraveme chapitre
60
3 Eacuteducation et culture essai sur la quadrature du cercle
Lrsquoanalyse structuraliste de Claude Leacutevi-Strauss dans son effort pour
comprendre le substrat des structures sociales25 qui supportent les donneacutees
culturelles et leur donnent du sens a permis drsquoouvrir une nouvelle voie Elle a
stimuleacute la reacuteflexion de nombreux chercheurs autour de lrsquoimportance de la parenteacute
et de la famille non seulement en tant que reacutefeacuterents empiriques des laquo structures
eacuteleacutementaires raquo de la socieacuteteacute26 mais aussi en tant qursquoexpressions concregravetes et
tangibles drsquoune certaine vision du monde soit drsquoune culture (Leacutevi-Strauss 1949 et
1964) Bien que comme nous lrsquoavons vu dans le chapitre preacuteceacutedent ce domaine
analytique ait eacuteteacute exploreacute par certains anthropologues crsquoest plutocirct dans le cadre de
la science peacutedagogique que les eacutetudes les plus nombreuses ont eacuteteacute reacutealiseacutees avec
25 Lrsquointerpreacutetation du terme laquo structure raquo en anthropologie est agrave lrsquoorigine de nombreuses discussions
conceptuelles et il me paraicirct neacutecessaire drsquoexpliquer le sens qui lui est donneacute ici En effet le problegraveme
du statut ontologique des structures sociales a eacuteteacute souleveacute par Leacutevi-Strauss dans un article de 1953
ndash qui deviendra par la suite le XVegraveme chapitre de son Anthropologie structurale ndash dans lequel il
rediscute le significat que ce terme avait dans les travaux drsquoAlfred L Kroeber et drsquoAlfred R Radcliffe-
Brown Selon lui Kroeber et Radcliffe-Brown ont reacuteduit le concept de structure agrave la simple addition
des relations qui liaient les membres drsquoun groupe entre eux Deacuteveloppant un point de vue totalement
opposeacute Leacutevi Strauss consideacuterait la structure comme une cateacutegorie de lrsquoesprit humain ayant pour
fonction de laquo ranger raquo lrsquoexpeacuterience et drsquoen faire un objet de la penseacutee (Leacutevi-Strauss 1964)
26 Comme le tabou de lrsquoinceste le principe exogamique ou lrsquoatome de parenteacute (Leacutevi-Strauss 1949)
61
pour objectif speacutecifique de comprendre les enjeux de ce processus de transmission
des donneacutees culturelles que nous avons lrsquohabitude drsquoappeler laquo eacuteducation raquo
Si drsquoun cocircteacute lrsquoanthropologie srsquoest occupeacutee de lrsquoeacuteducation en tant que
processus de reproduction des cultures les sciences de lrsquoeacuteducation ont de leur cocircteacute
consideacutereacute le processus eacuteducatif comme une dynamique drsquointeractions ayant pour
objectif le deacuteveloppement humain dans un contexte social deacutetermineacute Comment
permettre donc un dialogue constructif entre ces deux disciplines qui autour drsquoun
mecircme objet drsquoeacutetude ont mobiliseacute des approches apparemment diffeacuterentes
Pour comprendre lrsquoorigine du problegraveme nous devons consideacuterer que
lrsquoexistence du processus eacuteducatif est consubstantielle agrave la laquo nature raquo sociale de
lrsquohomme laquelle remonte agrave lrsquoorigine de lrsquohumaniteacute En effet la paleacuteoanthropologie
nous informe que la transformation fondamentale qui a permis agrave Homo de prendre
la place des australopithegraveques ne relegraveve pas seulement drsquoune structure physique
diffeacuterente et drsquoune taille plus importante du volume ceacutereacutebral mais avant tout drsquoune
meilleure capaciteacute agrave transmettre des donneacutees utiles et fonctionnelles pour mieux
srsquoadapter agrave lrsquoenvironnement naturel circonstant (Henke amp Tattersall 2007)
laquo Lrsquoacte eacuteducatif raquo est donc agrave la base du changement qui explique selon les
cateacutegories de lrsquoanthropologie sociale et culturelle lrsquoapparition des repreacutesentants de
la famille Homo et la disparition des australopithegraveques lesquels nrsquoeacutetaient pas doueacutes
de cette laquo capaciteacute eacuteducative raquo (Henke amp Tattersall 2007) Par ailleurs la complexiteacute
des outils en pierre de la culture mateacuterielle du Pleacuteistocegravene deacutemontre qursquoil y avait lagrave
une forme de reproduction et de reacuteeacutelaboration des informations reccedilues par les
geacuteneacuterations preacuteceacutedentes ndash une forme laquo preacutehistorique raquo sans doute mais neacuteanmoins
62
sophistiqueacutee drsquoeacuteducation Toutes les activiteacutes laquo culturelles raquo des espegraveces humaines
preacuteceacutedant lrsquoHomo sapiens (la production drsquoun outillage diversifieacute la maicirctrise du feu
les rites funeacuteraires la peinture la sculpture et le langage) sont baseacutees sur
lrsquoapprentissage soit un processus creacuteatif capable de reacuteinventer et drsquoadapter les
donneacutees acquises par drsquoautres personnes un apprentissage beaucoup plus eacutelaboreacute
que lrsquoapprentissage animal baseacute sur lrsquoimitation et la mimesis (Lefebvre 1988
Merlin 1991)27
Cependant les premiegraveres reacuteflexions sur la pratique eacuteducative sont plus
tardives et il faut attendre les eacutecrits que nous ont laisseacutes les cultures classiques pour
pouvoir deacutecouvrir ce que nos ancecirctres pensaient en matiegravere drsquoeacuteducation En
27 Un ancien conflit oppose certains eacutethologistes laquo radicaux raquo agrave la paleacuteoanthropologie classique
autour de la question de lrsquoorigine de la culture et de la capaciteacute drsquoapprentissage des animaux La
restitution complegravete des donneacutees de ce deacutebat outrepasse les objectifs de cette thegravese crsquoest pourquoi
je me limiterai agrave signaler que degraves la fin du deuxiegraveme conflit mondial le ceacutelegravebre zoologiste et Prix
Nobel autrichien Konrad Lorenz (1967 1975) a deacutemontreacute qursquoil nrsquoexiste pas de meacutecanisme
drsquoapprentissage universel commun agrave toutes les espegraveces vivantes Lrsquohomme apprend donc drsquoune
maniegravere qui lui est speacutecifique et qui est en accord avec sa physiologie Agrave partir de la deuxiegraveme moitieacute
du XXegraveme siegravecle les apports de la primatologie ont permis drsquoidentifier dans la mimesis ndash crsquoest-agrave-dire la
capaciteacute de produire consciemment des imitations intentionnelles mais deacutepourvues de volonteacute
communicative ndash le trait drsquounion entre les primates et les hominideacutes (Goodall 1971 Kummer 1993)
Plus reacutecemment les travaux de lrsquoeacutethologue Bernard Thierry confirment les intuitions de Lorenz et
vont jusqursquoagrave imaginer que chaque espegravece du genre Homo ndash comme Homo sapiens Homo
neanderthalensis Homo erectus ou Homo habilis ndash a appris agrave partir de meacutecanismes et de styles
eacuteducatifs diffeacuterents (Thierry 2004)
63
analysant le deacuteveloppement des ideacutees peacutedagogiques chez les peuples
laquo preacutemodernes raquo Joseph Simon consideacuterait que
laquo Chez toutes les nations la direction imprimeacutee agrave lrsquoeacuteducation
deacutepend de lrsquoideacutee qursquoelles se forment de lrsquohomme parfait Chez les
Romains crsquoest le soldat vaillant dur agrave la fatigue docile agrave la discipline
chez les Atheacuteniens crsquoest lrsquohomme qui reacuteunit en lui lrsquoheureuse
harmonie de la perfection morale et de la perfection physique chez
les Heacutebreux lrsquohomme parfait crsquoest lrsquohomme pieux vertueux capable
drsquoatteindre lrsquoideacuteal du peuple heacutebreu traceacute par Dieu lui-mecircme en ces
termes Soyez saints comme moi lrsquoEacuteternel je suis saint raquo (Simon
1879 3)
La synthegravese de Simon ne prenait pas en consideacuteration la complexiteacute des
systegravemes de penseacutee qursquoil citait se gardant bien drsquoen citer drsquoautres pourtant non
moins inteacuteressants Elle avait toutefois le meacuterite de souligner lrsquoimportance du
facteur ideacuteologique dans la genegravese des ideacutees peacutedagogiques Aujourdrsquohui nous
savons que la conception de lrsquoeacuteducation de Socrate eacutetait tregraves diffeacuterente de celle de
son disciple Platon28 et que si lrsquoon veut comprendre lrsquoideacuteologie eacuteducative
28 Rappelons que Socrate proposait une vision inneacuteiste de lrsquoeacuteducation qui preacutesupposait une
compeacutetence culturelle universelle et inneacutee Au travers drsquoun processus maiumleutique lrsquoeacuteducateur
permet donc agrave ses eacutelegraveves drsquoaccoucher de connaissances inneacutees qursquoils possegravedent sans en ecirctre
conscients afin de les conduire sur le chemin de la Veacuteriteacute de la Bonteacute et de la Beauteacute Au contraire
64
laquo preacutemoderne raquo on doit aussi analyser la penseacutee de Confucius ou de Lao Tzu pour
ne citer que quelques exemples En reacutealiteacute une exeacutegegravese critique des textes que nous
ont laisseacutes ces auteurs nous montre que leur approche de la question eacuteducative est
loin drsquoecirctre comparable et que chacun drsquoentre eux proposait des reacuteponses tregraves
diffeacuterentes agrave certaines questions tregraves simples autour de la relation qui lie la culture
et lrsquoeacuteducation qui doit enseigner agrave qui Quoi Et comment
31 De la parenteacute agrave la culture agrave lrsquoorigine du deacuteveloppement humain
Au sein des organisations sociales preacutehistoriques qui se basaient sur la
famille les liens de parenteacute ndash filiation adoption et alliance ndash constituaient les normes
drsquointeacutegration et les critegraveres drsquoexclusion des diffeacuterents groupes humains qui
habitaient la planegravete Crsquoest donc au sein de la famille que srsquoest historiquement formeacute
la question de la paideia (παιδεία) ndash lrsquoenseignement de la vertu ou laquo les soins que lrsquoon dispense agrave
lrsquoacircme raquo ndash occupe une partie centrale dans lrsquoœuvre de Platon Il srsquoagit drsquoune responsabiliteacute qursquoil
attribue agrave la polis les gouvernants sont donc chargeacutes de promouvoir une instruction visant agrave
exploiter harmoniquement les pulsions naturelles (la colegravere la rage la concupiscence) et les
influences qui deacutependent du milieu social (la laquo politesse raquo) afin de former des citoyens responsables
et de deacutevelopper une eacutelite capable de gouverner lrsquoEacutetat (Platon Prot) Dans ses dialogues ndash et surtout
dans la Reacutepublique consideacutereacutee par Rousseau comme laquo le plus beau traiteacute drsquoeacuteducation qursquoon ait jamais
fait raquo (1762 250) ndash Platon deacuteveloppe une conception de la connaissance qui deacuterive de la capaciteacute
drsquoatteindre le monde des ideacutees et de ne pas se laisser tromper par les faux-semblants de la reacutealiteacute
sensible La paideia platonique est une formation agrave la penseacutee meacutetaphysique neacutecessaire pour guider
lrsquoaction politique des ecirctres humains (Platon Reacutep)
65
lrsquohomo socialis cet ideacutealtype sociologique qui nous repreacutesente et qui deacutecrit notre
ontosystegraveme29 profondeacutement projeteacute vers lrsquoautre
Lrsquoecirctre humain est ainsi car il a deacuteveloppeacute une culture qui le rend diffeacuterent des
animaux une culture qui est apprise et transformeacutee au fil des geacuteneacuterations une
culture qui est le produit drsquoun processus incessant drsquointeractions avec les autres
membres de son espegravece Ces interactions (des eacutechanges qui produisent des
apprentissages) nous deacutemontrent ndash une fois de plus ndash que lrsquohomme en fin de compte
nrsquoest rien drsquoautre qursquoun animal social fruit drsquoune humaniteacute agrave la fois biologique et
culturelle30
Dans ce cycle interactif le rocircle majeur est joueacute par les membres de ces
reacuteseaux de relations qui constituent la parenteacute sur eux repose la responsabiliteacute de
guider dans leur chemin de formation les enfants puis les adolescents et finalement
les jeunes adultes qui formeront agrave leur tour de nouvelles familles Drsquoun point de vue
anthropologique la parenteacute remplit une double fonction naturelle (ou biologique
pour reacutepondre aux neacutecessiteacute primaires des membres les plus jeunes du groupe
lrsquoalimentation le logement la santeacute) et culturelle (pour transmettre le patrimoine
de connaissances accumuleacute par heacuteritage intergeacuteneacuterationnel et pour encadrer les
29 Soit lrsquoensemble des caracteacuteristiques eacutetats compeacutetences habileteacutes vulneacuterabiliteacutes ou deacuteficits inneacutes
ou acquis drsquoun individu
30 Aristote dans le Politique consideacuterait qursquo laquo il est eacutevident que lrsquoEacutetat descend de la Nature et que
lrsquohomme est par nature un animal social raquo (Ἐκ τούτων οὖν φανερὸν ὅτι τῶν φύσει ἡ πόλις ἐστί καὶ
ὅτι ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον Polit I 2 1253a)
66
cateacutegories mentales qui nous servent agrave systeacutematiser lrsquoexpeacuterience sensible) Du fait
de sa condition de laquo terre du milieu raquo entre la Nature et la Culture la famille est un
cadre privileacutegieacute pour observer certains pheacutenomegravenes universels ndash les atomes de
parenteacute31 la prohibition de lrsquoinceste les obligations de solidariteacute et de vengeance
lrsquoheacutegeacutemonie du pater familiae ndash qui font partie de lrsquoabeacuteceacutedaire basique de tout
anthropologue
Si la penseacutee classique consideacuterait que lrsquohomme avait abandonneacute son eacutetat de
nature pour rejoindre un eacutetat plus eacuteleveacute de culture la mecircme penseacutee consideacuterait
aussi que ce processus qui avait conduit les humains de la barbarie agrave la civilisation
srsquoeacutetait opeacutereacute gracircce agrave un processus eacuteducatif Agrave lrsquoheure actuelle la paleacuteoanthropologie
la primatologie et la psychologie cognitive nous deacutemontrent agrave partir drsquoune
perspective diffeacuterente ndash et plus laquo scientifique raquo ndash que en effet bien que le passage
des hominides aux humains ait eu lieu gracircce agrave lrsquoeacuteducation il a peu agrave voir avec une
supposeacutee laquo transition raquo de la Nature agrave la Culture Nous en discuterons dans les pages
qui suivent
31 Il srsquoagit de la deacutenomination que Leacutevi-Strauss donne aux uniteacutes de base de la parenteacute sans lesquelles
il serait impossible de penser lrsquoeacutechange matrimonial lrsquoexogamie ou la prohibition de lrsquoinceste Chaque
laquo atome raquo se compose de quatre individus la megravere le pegravere le fils et lrsquooncle maternel (Leacutevi-Strauss
1949)
67
32 Culture et transmission de la culture une architecture sociale du savoir
Selon Lawrence Hirshfeld la postmodernite a contribue a appauvrir la notion
drsquoapprentissage culturel surestimant le ro le des activite s des adultes ndash conside re es
comme laquo productives raquo ndash et sous-estimant la contribution des enfants a la
reproduction culturelle Aussi le manque drsquointe re t montre par les scientifiques
sociaux envers les potentialite s de la culture laquo infantile raquo comme catalyseur et
diffuseur de la culture des adultes a contribue a la marginalisation des enfants et de
lrsquoenfance et a freine notre compre hension des laquo formes culturelles raquo e mergentes et
des raisons qui expliquent leur persistance (Hirshfeld 2002)
Bien que comme nous lrsquoavons vu dans les pages pre ce dentes les
repre sentants de disciplines tre s diffe rentes ndash comme lrsquoanthropologie la sociologie
la psychologie ou la pe dagogie ndash aient e te capables pendant le dernier sie cle et demi
de de velopper des de finitions et des the ories souvent tre s sophistique es sur la
culture peu drsquoattention a e te accorde e a la question de la transmission des donne es
culturelles En suivant le raisonnement de Hirshfeld on peut imaginer que lrsquoune des
causes a justement e te cette marginalisation de lrsquoenfant et son laquo ide alisation raquo qui
ont e loigne les chercheurs en sciences sociales du seul sujet drsquoe tude qui pour sa
position laquo au centre du re seau raquo des interactions culturelles est capable de de crire
a lui seul comment une culture ndash cette laquo architecture sociale du savoir raquo qui a
68
constitue lrsquoun des grands domaines de recherche de Michel de Certeau32 ndash est
transmise au fil des ge ne rations
Certes a partir des anne es 1960 les travaux de Pierre Bourdieu et de Jean-
Claude Passeron ont permis de comprendre certains me canismes sociaux de
transmission de la culture ndash bien qursquoils pre fe raient parler de laquo capital culturel raquo ndash
mais leurs e tudes se limitaient au contexte me tropolitain et surtout urbain
(Bourdieu et Passeron 1964 1971 Bourdieu 1966)33
Pour mieux comprendre ce me canisme que Bourdieu (1966) conside rait
inconscient et lie a lrsquo laquo habitus raquo des parents et a leur position dans le champ social
il convient de revenir a la question des laquo enfants sauvages raquo Cette expression
de crivait non pas les enfants des peuples laquo sauvages raquo mais les enfants qui pour une
raison ou une autre nrsquoont pas e te expose s a la laquo culture raquo en drsquoautres termes qui
32 Formeacute agrave lrsquoanalyse philosophique et theacuteologique Michel de Certeau a contribueacute agrave probleacutematiser la
notion de culture agrave partir drsquoune perspective critique agrave caractegravere psychanalytique Bien qursquoil ne soit
pas possible de le mettre en relation avec les positions du courant analytique neacuteomarxiste il est
important de souligner que selon lui la culture est le produit drsquoune dialectique entre les eacutelites
sociales et les masses (de Certeau 1993) Cette perspective nous aidera agrave mieux comprendre les
pheacutenomegravenes de patrimonialisation que nous analyserons plus avant
33 De plus leur vision eacutetait mineacutee par un certain laquo ethnocentrisme de classe raquo ce que Bourdieu
reconnaissait laquo Entre tous les preacutesupposeacutes culturels que le chercheur risque drsquoengager dans ses
interpreacutetations lrsquoethos de classe principe agrave partir duquel srsquoest organiseacutee lrsquoacquisition des autres
modegraveles inconscients exerce son action de la maniegravere la plus larveacutee et la plus systeacutematique raquo
(Bourdieu et al 1968 108)
69
nrsquoont pas e te laquo e duque s raquo Les premie res e tudes scientifiques sur ces enfants
abandonne s ou reclus et sans possibilite de contact avec drsquoautres e tres humains ont
e te re alise es a partir de la premie re de cennie du XIXe me sie cle Le premier cas celui
de lrsquoenfant de lrsquoAveyron capture par des chasseurs dans les bois de Lacaune en juillet
1799 a fait sensation dans les cercles mondains et scientifiques europe ens La
Socie te des observateurs de lrsquohomme34 ndash qui re unissait des intellectuels des
philosophes des naturalistes et des me decins ndash a de cide de lrsquoe tudier laquo dans lrsquointe re t
de la science raquo afin de laquo voir si la condition de lrsquohomme abandonne a lui-me me est
tout a fait contraire au de veloppement de lrsquointelligence raquo (Bert 2002 39) Sa
conclusion a e te tranchante ses experts conside raient lrsquoenfant comme atteint
drsquoidiotisme et de de mence Cependant le me decin Jean Marc Gaspard Itard a
demande de pouvoir le traiter a partir drsquoune me thode que nous pourrions
aujourdrsquohui de signer de psychope dagogique et qui apre s six ans de travail a re ussi
a obtenir des re sultats qui me me srsquoils nrsquoont pu effacer la nature laquo sauvage raquo de
lrsquoenfant ont permis des avance es conside rables sur le terrain des fonctions
intellectuelles Sur la base de ces conclusions le docteur Itard affirmait dans son
premier rapport sur lrsquoenfant de lrsquoAveyron que me me laquo dans la horde sauvage la plus
34 Probablement le premier cercle drsquoeacutetudes anthropologiques Fondeacute en 1799 agrave lrsquoinitiative de Louis-
Franccedilois Jauffret elle avait pour but drsquoeacutetudier laquo lrsquohomme raquo agrave partir drsquoune perspective encyclopeacutedique
et comparative capable de fusionner le savoir empirique et le raisonnement theacuteorique Elle a eacuteteacute
fermeacutee en 1805 par volonteacute de lrsquoEmpereur Napoleacuteon I qui consideacuterait ses membres comme des
laquo ideacuteologues raquo capables de srsquooccuper uniquement des laquo ideacutees raquo sans contribuer concregravetement au
progregraves de lrsquoEmpire (Fabietti 2001)
70
vagabonde lrsquohomme nrsquoest que ce qursquoon le fait e tre ne cessairement e leve par ses
semblables il en a contracte les habitudes et les besoins raquo (Itard 1801 3) Cette
histoire tout comme celle de tous les enfants sauvages35 srsquoinscrit en re alite dans une
discussion conceptuelle beaucoup plus large que celle de la psychologie de lrsquoenfant
ces enfants qui jusqursquoa un certain a ge nrsquoont pas eu de contact avec la culture nous
aident a mieux centrer le de bat sur la nature de lrsquohomme Loin de lrsquoapproche
religieuse qui voit dans lrsquohomme lrsquoimage de Dieu leurs cas ont permis drsquoe largir et de
laicirc ciser le de bat sur la nature de lrsquohomme et sur sa socialite Premie rement ils
de montrent que la culture nrsquoest pas inne e mais toujours acquise Ils nous ont aussi
permis de comprendre que crsquoest a partir de la socialisation et des interactions
culturelles que lrsquoe tre humain de veloppe le langage et la structure physique du
cerveau (Skuse 1984 Curtiss et al 1978) En drsquoautres termes comme le souligne
le travail de Barbara Rogoff (1990) le de veloppement cognitif des enfants est le
produit drsquoun contexte social Lrsquohistoire des laquo enfants sauvages raquo nous a donc aide s a
mieux cerner ce que les pale oanthropologues srsquoefforcent depuis des anne es de
de montrer notre espe ce a de veloppe une intelligence qui lui est propre ndash et un
cerveau adapte ndash a partir de sa capacite a tisser des relations sociales de srsquoe changer
des informations et de laquo construire raquo une culture (Joulian 2002) Lrsquohomo ferus
imagine par Linne nrsquoest donc qursquoun e tat pathologique de lrsquohomo sapiens qui le prive
35 Une eacutetude reacutealiseacutee en 1964 par Lucien Malson en recensait 52 Il les a reacutepartis en trois cateacutegories
les enfants eacuteleveacutes par des animaux les solitaires (comme dans le cas de lrsquoenfant de lrsquoAveyron) et les
reclus victimes de parents cruels ou psychotiques (Malson 1964)
71
drsquoun besoin fondamental celui de se transmettre des informations ndash des donne es
culturelles ndash dans le cadre drsquoune architecture sociale du savoir
72
4 De la culture au patrimoine (et inversement)
La notion de culture que nous sommes en train de de velopper ici crsquoest-a -dire
en tant qursquoensemble de principes et de donne es qui conforment lrsquoarchitecture
sociale du savoir et qui sont transmissibles gra ce aux interactions sociales nous
renvoie directement a celle de patrimoine Il srsquoagit la de deux termes qui sont
souvent employe s comme synonymes36 mais qui sont pourtant charge s de deux
significations laquo politiques raquo diffe rentes comme nous lrsquoavons mentionne dans le
premier chapitre et comme nous le verrons plus en de tail dans les pages qui suivent
Mais qursquoest-ce que la culture En effet le questionnement autour de
lrsquoessence de la culture est un des facteurs qui a permis agrave la science anthropologique
de faire ses premiers pas et drsquoacceacuteder au rang de discipline scientifique autonome
Inutile drsquoajouter que lrsquoanthropologie ndash en tant que laquo science de la culture37 raquo ndash a
repreacutesenteacute pour des geacuteneacuterations de scientifiques un domaine privileacutegieacute pour
eacutetudier lrsquoalteacuteriteacute agrave partir de la comparaison (souvent non deacutenueacutee de jugements de
36 Comme le fait par exemple lrsquoancien ministre franccedilais de la Culture Jack Lang (2014) promoteur
des Journeacutees du Patrimoine
37 Il srsquoagit drsquoune expression que jrsquoemprunte agrave lrsquoanthropologue ameacutericain Leslie White qui consideacuterait
que lrsquoeacutetude de lrsquohomme et de la civilisation humaine ne pouvait qursquoecirctre une science de la culture
(White 1949)
73
valeur) des donneacutees culturelles les strateacutegies de survivance et de production les
langues les usages les coutumes les lois les outils pour ne citer que quelques
exemples Cependant dans lrsquounivers des sciences sociales il nrsquoexiste pas de
deacutenomination unanime et univoque de la culture et chaque discipline et eacutecole de
penseacutee a deacuteveloppeacute sa propre interpreacutetation du concept Deacutejagrave en 1952 Alfred
Kroeber et Clyde Kluckhohn en recensaient pas moins de 164 (Kroeber amp
Kluckhohn 1952)
La deacutefinition canonique de la culture telle que nous la connaissons remonte
agrave lrsquoun des ouvrages pionniers de lrsquoanthropologie Les cultures primitives drsquoEdward
Burnett Tylor publieacute en anglais en 1871 et traduit en franccedilais cinq ans plus tard
Selon Edward B Tylor ndash qui consideacuterait la variabiliteacute culturelle des groupes humains
comme le moyen le plus sucircr drsquoattester de lrsquouniteacute biologique de lrsquoespegravece humaine ndash
la culture est laquo ce tout complexe comprenant agrave la fois les sciences les croyances les
arts la morale les lois les coutumes et les autres faculteacutes et habitudes acquises par
lrsquohomme dans lrsquoeacutetat social raquo (Tylor 1876 5)
Agrave lrsquoheure actuelle cette interpreacutetation est toujours drsquoactualiteacute comme le
deacutemontre le fait que lrsquoOrganisation des Nations Unies pour lrsquoe ducation la science et
la culture (UNESCO) dans sa Deacuteclaration de Mexico adopteacutee en 1982 dans le cadre
de la Confeacuterence mondiale sur les politiques culturelles en a repris les eacuteleacutements les
plus saillants en statuant que
laquo Dans son sens le plus large la culture peut aujourdhui ecirctre
consideacutereacutee comme lensemble des traits distinctifs spirituels et
74
mateacuteriels intellectuels et affectifs qui caracteacuterisent une socieacuteteacute ou un
groupe social Elle englobe outre les arts et les lettres les modes de
vie les droits fondamentaux de lecirctre humain les systegravemes de valeurs
les traditions et les croyances raquo (UNESCO 1982 1)38
Il srsquoagit de deacutefinitions descriptives qui bien qursquoayant lrsquoavantage de nous
proposer des variables concregravetes pour distinguer une culture drsquoune autre sont
cependant mineacutees par un certain fonctionnalisme de fond Au bout du compte Tylor
comme lrsquoUNESCO (et donc in extenso la communauteacute internationale) ont perccedilu la
culture comme un tout figeacute dans lrsquoespace et le temps (et ougrave le devenir historique
semble ne pas avoir de place) soit un enchevecirctrement de variables non biologiques
qui sont capables en elles-mecircmes de deacutecrire lrsquoessence drsquoun groupe humain qui sont
neacutecessaires agrave son fonctionnement et qui constituent les laquo frontiegraveres raquo deacutelimitant le
champ drsquoaction drsquoune communauteacute sociale deacutetermineacutee Cependant depuis Tylor un
siegravecle et demi de recherches anthropologiques nous amegravene agrave prendre nos distances
38 Dans la Deacuteclaration de Mexico la notion de culture est eacutegalement abordeacutee agrave partir drsquoune
perspective plus philosophique ndash et drsquoune certaine faccedilon teacuteleacuteologique ndash selon laquelle laquo la culture
donne agrave lrsquohomme la capaciteacute de reacuteflexion sur lui-mecircme Crsquoest elle qui fait de nous des ecirctres
speacutecifiquement humains rationnels critiques et eacutethiquement engageacutes Crsquoest par elle que nous
discernons des valeurs et effectuons des choix Crsquoest par elle que lrsquohomme srsquoexprime prend
conscience de lui-mecircme se reconnaicirct comme un projet inacheveacute remet en question ses propres
reacutealisations recherche inlassablement de nouvelles significations et creacutee des œuvres qui le
transcendent raquo (UNESCO 1982 1 Voir annexe 1)
75
vis-agrave-vis de ce type drsquoapproche cloisonnant les cultures en les deacutecrivant comme
autant drsquoentiteacutes distinctes39 et ne valorisant pas les processus drsquoacculturation en
tant que facteurs essentiels de la construction des cultures humaines Lrsquoeacutetude sur le
terrain de lrsquoalteacuteriteacute culturelle a permis aux derniegraveres geacuteneacuterations drsquoanthropologues
de comprendre que la culture loin de sa supposeacutee immutabiliteacute est un laquo tout raquo bien
plus dynamique que celui imagineacute par Edward Tylor Les travaux de George
Devereux (1943) sur lrsquoacculturation antagoniste ceux de Roger Bastide (1948) sur
les formes drsquoacculturation ceux de Melville Jean Herskovits (1962) sur la
construction de la culture africaine et afro-ameacutericaine ceux de Frederik Barth
(1969 1987) sur la genegravese des frontiegraveres ethniques ou encore ceux de Roy Wagner
(1981) sur laquo lrsquoinvention de la culture raquo ndash pour ne citer que quelques exemples
classiques ndash nous invitent agrave observer la culture comme un processus creacuteatif et agrave
mettre lrsquoaccent sur les dynamiques drsquoinnovation ainsi que sur celles de transmission
des donneacutees culturelles plutocirct que sur des essences laquo pures raquo
39 Ces approches perdurent dans le discours de certains chercheurs comme chez le sociologue
queacutebeacutecois Guy Rocher selon lequel la culture reste laquo un ensemble lieacute de maniegraveres de penser de sentir
et dagir plus ou moins formaliseacutees qui eacutetant apprises et partageacutees par une pluraliteacute de personnes
servent dune maniegravere agrave la fois objective et symbolique agrave constituer ces personnes en une collectiviteacute
particuliegravere et distincte raquo (Rocher 1992 104)
76
41 La culture entre transmission et patrimonialisation
Drsquoun point de vue e tymologique le mot laquo patrimoine raquo de rive de lrsquoexpression
latine patris munus soit la dotation du pe re et de signe lrsquoensemble des biens
appartenant au pater familias40 qui e taient transmis de pe re en fils Au fils des
sie cles cette interpre tation srsquoest graduellement e largie et si a partir du IIe me sie cle
lrsquoadministration impe riale de Rome commenccedila a utiliser la locution patrimonium
populi pour de finir le tre sor public plus tard a partir du Moyen A ge la Curie romaine
allait utiliser la locution laquo patrimoine de Saint Pierre raquo pour identifier tous les biens
mate riels de lrsquoE glise Catholique
Aujourdrsquohui le terme est commune ment utilise pour de crire les proprie te s
mate rielles et immate rielles dont une famille ou une communaute deviennent
de positaires et qui peuvent selon les cas acque rir un statut prive public ou collectif
Selon Guy Di Me o
laquo [i]l ne srsquoagit plus seulement de biens mate riels et de
domaines me me a forte teneur symbolique mais aussi de valeurs
purement ide elles drsquoide es de connaissances et de croyances de
40 Il est inteacuteressant de noter que en latin le mot patrimonium a la mecircme structure morphologique
que le mot matrimonium (matris munus litteacuteralement laquo la dotation de la megravere raquo) Cependant bien
que le premier terme fasse reacutefeacuterence agrave un concept concret (des biens mateacuteriels) le deuxiegraveme fait
plutocirct reacutefeacuterence agrave lrsquounivers symbolique de lrsquoaffiliation crsquoest-agrave-dire lrsquointeacutegration drsquoune personne agrave
lrsquointeacuterieur drsquoune famille comme effet drsquoun accord baseacute sur lrsquoaffiniteacute ou lrsquoopportuniteacute soit le mariage
77
conceptions et de pratiques de savoir-faire et de techniques etc raquo (Di
Me o 2008 87)
Il srsquoagit la drsquoun terme capable de de crire cette tendance humaine a la
persistance culturelle crsquoest-a -dire a la pre servation de certaines donne es
culturellement importantes conside re es essentielles a la continuite drsquoune famille
drsquoune communaute drsquoune socie te ou drsquoune nation Une tendance que dans le
contexte hyper-capitaliste actuel ndash capable de transformer la culture en
marchandise et en objet de culte fe tichiste41 ndash les gouvernements les organisations
intergouvernementales et les administrations territoriales ont transforme e en
projet politique visant a conserver certains e le ments de cet he ritage culturel afin de
promouvoir le de veloppement e conomique de certains territoires Ce projet prend
le nom de patrimonialisation et se mate rialise par la transformation des paysages
des habitats et des cultures pour permettre que certains laquo fe tiches raquo (lieux
expressions de la culture mate rielle rituels ce re monies savoirs) puissent e tre
conserve s tels qursquoils se manifestent au moment de leur laquo mise en protection raquo
41 Cette ideacutee deacuterive des travaux de Michael Taussig (2010) lequel lrsquoemploie agrave partir de son
interpreacutetation anthropologique du concept de laquo feacutetichisme de la marchandise raquo que Karl Marx avait
deacuteveloppeacute dans ses travaux de critique de lrsquoeacuteconomie politique et surtout dans le premier volume du
Capital (1867) Une interpreacutetation laquo culturaliste raquo du concept ndash mais dans une perspective
philosophique ndash a aussi eacuteteacute eacutelaboreacutee par Jean Baudrillard (1972) pour expliquer lrsquoeffet de la
laquo mystique culturelle raquo sur les habitudes de consommation de la socieacuteteacute capitaliste
78
Lrsquoexpression la plus e vidente de cette dynamique est probablement la liste
e tablie par lrsquoUNESCO dans laquelle sont inclus les biens ndash naturels culturels ou
mixtes ndash conside re s comme patrimoines de lrsquohumanite A lrsquoheure actuelle 1 031
biens et sites sont inscrits sur la liste du patrimoine mate riel de lrsquohumanite ndash dont
802 ayant un caracte re culturel42 ndash et 391 laquo expressions de la culture humaine raquo sont
sur la liste du patrimoine culturel immate riel43 Lrsquoinscription sur ces listes octroie
aux communaute s concerne es une certaine visibilite et parfois des fonds publics et
prive s destine s a mieux prote ger ces biens ou traditions Cependant les crite res
drsquoadmission a ces listes sont pluto t controverse s et critique s par plusieurs
anthropologues et scientifiques sociaux (Pocock 1997 Eriksen 2001 Benhamou
2010 Babou 2013)44 En effet lrsquoUNESCO conside re comme patrimoine culturel
laquo les monuments œuvres architecturales de sculpture ou de
peinture monumentales e le ments ou structures de caracte re
arche ologique inscriptions grottes et groupes drsquoe le ments qui ont une
42 Au moment de la reacutedaction de ces lignes lrsquoEurope et lrsquoAmeacuterique du Nord en accueillent 420 soit
48 du total (la liste est constamment mise agrave jour et disponible sur le site web de lrsquoorganisation
wwwunescoorg)
43 Qui inclut laquo les traditions et expressions orales y compris la langue comme vecteur du patrimoine
culturel immateacuteriel les arts du spectacle les pratiques sociales rituels et eacuteveacutenements festifs les
connaissances et pratiques concernant la nature et lrsquounivers les savoir-faire lieacutes agrave lrsquoartisanat
traditionnel raquo (UNESCO 2003 art2)
44 Une synthegravese du deacutebat se trouve dans Le Patrimoine culturel immateacuteriel Enjeux drsquoune nouvelle
cateacutegorie anthologie de textes eacutediteacutee par Chiara Bortolotto (2011)
79
valeur universelle exceptionnelle du point de vue de lrsquohistoire de lrsquoart
ou de la science les ensembles groupes de constructions isole es ou
re unies qui en raison de leur architecture de leur unite ou de leur
inte gration dans le paysage ont une valeur universelle exceptionnelle
du point de vue de lrsquohistoire de lrsquoart ou de la science les sites œuvres
de lrsquohomme ou œuvres conjugue es de lrsquohomme et de la nature et zones
incluant des sites arche ologiques qui ont une valeur universelle
exceptionnelle du point de vue historique esthe tique ethnologique ou
anthropologique raquo (UNESCO 1972 Voir annexe 2)
Aussi dans son article 2 la Convention pour la sauvegarde du patrimoine
culturel immate riel adopte e en 2003 pre cise que
laquo On entend par ldquopatrimoine culturel immate rielrdquo les pratiques
repre sentations expressions connaissances et savoir-faire ndash ainsi que
les instruments objets artefacts et espaces culturels qui leur sont
associe s ndash que les communaute s les groupes et le cas e che ant les
individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine
culturel Ce patrimoine culturel immate riel transmis de ge ne ration en
ge ne ration est recre e en permanence par les communaute s et
groupes en fonction de leur milieu de leur interaction avec la nature
et de leur histoire et leur procure un sentiment drsquoidentite et de
80
continuite contribuant ainsi a promouvoir le respect de la diversite
culturelle et la cre ativite humaine raquo (UNESCO 2003 Voir annexe 3)
En re alite il nrsquoy a pas beaucoup de diffe rence entre ce que lrsquoUNESCO ndash et les
E tats qui ont ratifie s ses conventions ndash conside re comme laquo patrimoine culturel raquo et
ce que les me mes organismes conside rent comme laquo culture raquo45 Mais quelle est donc
la diffe rence entre patrimoine et culture Et pourquoi a lrsquoheure actuelle les
gouvernements pre fe rent parler de laquo patrimoine raquo pluto t que de culture Enfin
pourquoi la notion de patrimoine culturel a pris une dimension plus politique
qursquoanthropologique
Nous avons de ja de montre comment la notion de culture a e te
historiquement fort e vasive et nous savons aussi que a partir de la fin du deuxie me
conflit mondial lrsquoide e me me que puissent exister des laquo cultures nationales raquo a
disparu du de bat anthropologique et sociologique Les e tudes ethnographiques
mene es dans des pays industrialise s et des anciennes puissances coloniales ont
de montre qursquoil nrsquoexiste pas une culture franccedilaise italienne ou ame ricaine au
contraire chaque pays pourrait e tre repre sente me taphoriquement comme un
e norme puzzle dans lequel chaque pie ce repre sente une de ses cultures
constitutives Qui plus est dans tous les pays du globe lrsquointe gration progressive de
45 Cela devient eacutevident degraves lors que lrsquoon confronte ces deacutefinitions agrave celle de laquo culture raquo preacutevue par la
Deacuteclaration de Mexico sur les politiques culturelles adopteacutees en 1982 dans le cadre de la Confeacuterence
mondiale sur les politiques culturelles (UNESCO 1982)
81
personnes en provenance de lrsquoe tranger a augmente le nombre de laquo cultures raquo ayant
droit de re sidence dans drsquoautres E tats
Les e lites au pouvoir ne peuvent donc plus re clamer lrsquoappartenance a une
seule laquo culture nationale raquo (ide e qui re sisterait difficilement a la plus simple des
analyses historiques) mais peuvent toujours srsquoappuyer sur la notion plus souple de
patrimoine culturel national qui elle permet drsquoidentifier facilement les e le ments
charge s drsquoune valeur symbolique et ayant le pouvoir de se transformer en icones (ou
fe tiches) capables de fe de rer les membres drsquoune nation toute entie re46
La notion de culture nationale apparaicirc t dans la deuxie me moitie du XVIIe me
sie cle en me me temps que lrsquoave nement des E tats-nations soit des entite s politiques
qui justifiaient leur souverainete a partir de lrsquoide e qursquoil pouvait exister une
46 Sur la laquo liaison dangereuse raquo qui met en relation les processus postcoloniaux et la
patrimonialisation de la culture Gerar Collomb eacutecrit laquo Agrave partir des anneacutees soixante la fin de la
relation coloniale - du moins sous sa forme institutionnaliseacutee - a conduit agrave une double remise en
question celle de la place de lOccident et des valeurs sur lesquelles se construit sa preacuteeacuteminence
dans la nouvelle configuration mondiale qui sest dessineacutee celle des rapports qui seacutetaient eacutetablis au
sein mecircme des empires coloniaux entre leurs diffeacuterentes composantes conduisant agrave la formation de
nouveaux Eacutetats Ceux-ci doivent deacutesormais se poser tant face aux anciens Eacutetats colonisateurs que
face aux ensembles culturels etou politiques quils preacutetendent unifier Dans ce nouveau monde le
regard de lOccident agrave lui seul ne peut plus preacutetendre agrave fonder ni leacutegitimer ni mecircme donner sa forme
au museacutee dethnologie celui-ci sinscrit deacutesormais tout autant et souvent exclusivement dans le
registre de la construction dune meacutemoire et dune identiteacute ainsi que dans le registre de la formation
dun patrimoine raquo (Collomb 1999 333)
82
juxtaposition juridique drsquoun territoire gouverne par lrsquoE tat et drsquoun peuple ndash la Nation
ndash constitue de citoyens partageant les me mes modes de vie les me mes normes et les
me mes coutumes crsquoest-a -dire une me me culture Cependant lrsquohistoire srsquoest charge e
de de montrer lrsquoinconsistance de cette ide alisation et de cette utopie juridique ces
me mes E tats-nations qui se sont de veloppe s apre s la signature du Traite de
Westphalie en 1648 e taient en re alite des entite s multinationales ou cohabitaient
plusieurs communaute s sociales et culturelles souvent en conflit entre elles Les
puissances europe ennes nrsquoont pas tarde a le comprendre et pour maintenir leur
pouvoir sur les territoires soumis a leur souverainete ont mis en place des
dispositifs visant a identifier et a diffuser des e le ments culturels qui pouvaient e tre
partage s par tous leurs sujets On connaicirc t la ce le bre expression de lrsquohomme drsquoe tat
italien Massimo drsquoAzeglio qui a la fin du XIXe me sie cle se plaignait de lrsquoabsence drsquoun
esprit national chez ses concitoyens laquo Nous avons fait lrsquoItalie mais nous nrsquoavons pas
fait les Italiens raquo (drsquoAzeglio 1867 5) La naissance de lrsquoe cole laquo moderne raquo et la
popularisation de lrsquoacce s au savoir scolaire doivent alors e tre observe es a partir de
ce contexte historique la culture nationale devait e tre cre e e sur la base de la
reconnaissance des traits communs qui constituaient une nation et qui devaient e tre
transmis selon un programme de fini laquo drsquoen haut raquo et cohe rent avec la construction
de lrsquoE tat
La France a ouvert la voie en 1793 en pleine Re volution avec la cre ation des
laquo e coles centrales de partementales raquo charge es de former des citoyens e duque s aux
valeurs re volutionnaires et dote s des connaissances ne cessaires pour poursuivre les
inte re ts de lrsquoE tat Les autres puissances europe ennes lrsquoont suivie de pre s et avant la
83
fin du XIXe me sie cle tous les pays du continent avaient mis en place des syste mes
nationaux drsquoinstruction et des e tablissements responsables de lrsquoe ducation des
citoyens (Gaulupeau 1992)
Aujourdrsquohui on ne parle plus de cultures nationales mais les e coles
demeurent responsables de la diffusion drsquoun savoir commun qui fait office de
laquo patrimoine culturel raquo a transmettre aux ge ne rations futures
42 Eacuteducation et socieacuteteacute la question de lrsquoautochtonie
Lrsquoavegravenement des grandes civilisations47 et la complexification des
organisations sociales ont eacuteteacute consideacutereacutes par lrsquohistoriographie classique ndash et ce au
moins jusqursquoagrave la premiegravere moitieacute du XXegraveme siegravecle ndash comme les manifestations
historiques du passage de lrsquoeacutetat de nature agrave lrsquoeacutetat de culture de la preacutehistoire agrave
lrsquohistoire En effet la genegravese des socieacuteteacutes stratifieacutees et hieacuterarchiseacutees a requis le
deacuteveloppement drsquoinstitutions speacutecialiseacutees externes aux familles et deacutedieacutees agrave la
formation et agrave la reproduction de la culture Par exemple dans lrsquoEacutegypte antique deacutejagrave
agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoAncien Empire entre 2800 et 2200 avant notre egravere les scribes et
autres fonctionnaires au service du pharaon eacutetaient eacuteduqueacutes dans les laquo maisons de
47 En anthropologie on eacutevite le terme civilisation qui renvoie par opposition agrave celui de laquo barbarie raquo
et on lui preacutefegravere la notion plus neutre de culture Cependant je lrsquoutilise ici dans le sens que lui
donnent les historiens agrave savoir un groupe social avec une population seacutedentaire une organisation
eacutetatique une eacuteconomie baseacutee sur la speacutecialisation du travail et ougrave les surplus de production sont
concentreacutes dans les mains des niveaux supeacuterieurs de la hieacuterarchie sociale (Childe 1936)
84
vie raquo (Per Acircnkh) en Chine les premiegraveres eacutecoles ndash destineacutees aux enfants de
lrsquoaristocratie ndash apparurent pendant la dynastie Xia entre 2100 et 1600 avant notre
egravere en Inde les eacutecoles veacutediques ndash ouvertes agrave tous et ayant pour but lrsquoapprentissage
des textes et des traditions preacute-hindous et hindous ndash commencegraverent agrave opeacuterer agrave
partir de 1600 ans avant notre egravere (Rouche 1981)
Bien que chaque socieacuteteacute humaine ait adopteacute des modegraveles diffeacuterents agrave partir
de lrsquoeacutepoque de la constitution des Empires coloniaux la reacutefeacuterence de la schola srsquoest
imposeacutee telle qursquoelle existait en Europe depuis le Moyen Acircge48 exporteacutee au niveau
planeacutetaire par les puissances impeacuteriales souvent gracircce agrave lrsquoactiviteacute des congreacutegations
religieuses qui accompagnaient les explorateurs dans leurs voyages Lrsquoinstitution du
systegraveme scolaire ndash qui a souvent pris la forme drsquoune imposition surtout dans les
colonies ndash a profondeacutement bouleverseacute les scheacutemas locaux de transmission de la
culture Cependant comme nous lrsquoavons vu dans le premier chapitre lrsquoeacutetude des
dispositifs eacuteducatifs traditionnels ndash qui pendant longtemps ont eacuteteacute traiteacutes comme de
simples laquo curiositeacutes anthropologiques raquo ndash a acquis avec le temps une importance
croissante au point de devenir une prioriteacute pour plusieurs institutions inteacuteresseacutees
par lrsquoanalyse de lrsquoefficaciteacute peacutedagogique des pratiques formatives non-occidentales
Par ailleurs des organismes internationaux comme le Bureau international
drsquoeacuteducation (BIE) ont souligneacute lrsquoimportance pour les gouvernements de la planegravete
48 Crsquoest-agrave-dire une institution baseacutee sur des eacuteducateurs speacutecialiseacutes ndash les laquo maicirctres raquo ndash qui
transmettent des savoirs lieacutes agrave une ou plusieurs disciplines ontologiquement distinctes agrave partir drsquoun
programme deacutefini au preacutealable dans un espace deacutedieacute (lrsquoeacutecole) et avec des outils speacutecifiques des
tables des chaises des livres des cahiers des plumeshellip (Rouche 1981)
85
drsquoalimenter la recherche ethnographique autour des processus de transmission des
savoirs locaux consideacutereacutes comme partie du patrimoine culturel immateacuteriel de
lrsquohumaniteacute (Camilleri 1985)
En France la question eacuteducative a eacuteteacute traditionnellement associeacutee agrave
lrsquoenseignement scolaire et plus preacuteciseacutement au fonctionnement du dispositif
scolaire universel et obligatoire Agrave partir de la Reacutevolution de 1789 le discours
politique des diffeacuterents gouvernements qui se sont succeacutedeacutes agrave la tecircte de lrsquoEacutetat a
toujours souligneacute le rocircle de lrsquoeacutecole comme laquo ascenseur social raquo avec pour fonction
de garantir lrsquoeacutegaliteacute des chances agrave tous les citoyens49 tout en marginalisant le rocircle
eacuteducatif de la famille et sa fonction dans le deacuteveloppement cognitif et la
laquo socialisation primaire raquo Le reacutecent constat des limites de ce discours a conduit agrave
une veacuteritable laquo affaire drsquoEacutetat raquo surtout apregraves la publication des reacutesultats
deacutecourageants des derniegraveres eacutevaluations du Programme international pour le suivi
des acquis des eacutelegraveves (PISA)50 de lrsquoOrganisation de coopeacuteration et de
49 On doit consideacuterer que sous lrsquoAncien Reacutegime les collegraveges et les universiteacutes eacutetaient destineacutes agrave la
formation de lrsquoaristocratie En reacutealiteacute cette situation a perdureacute jusqursquoen 1880 mecircme si au-delagrave de la
noblesse ces organismes accueillaient aussi les nouvelles eacutelites sociales (les laquo notables raquo)
repreacutesenteacutees par la nouvelle classe des commerccedilants et des professionnels libeacuteraux meacutedecins
notaires ingeacutenieurs (Gaulupeau 1992)
50 Les eacutetudes PISA visent agrave mesurer les performances des systegravemes eacuteducatifs des pays membres de
lrsquoOCDE et drsquoun certain nombre de pays qui ne sont pas membres de lrsquoOrganisation mais qui sont
associeacutes au PISA Ces eacutevaluations ont une finaliteacute comparative et eacutevaluent les compeacutetences acquises
par les eacutelegraveves agrave la fin de leur peacuteriode de scolariteacute obligatoire afin drsquoidentifier les facteurs exogegravenes ndash
le milieu social eacuteconomique et culturel des familles le cadre scolaire et le mesures mises en place
86
deacuteveloppement eacuteconomiques (OCDE) En 2009 le classement PISA positionnait la
France en 22egraveme position dans le domaine des matheacutematiques et de la lecture et en
27egraveme position dans les compeacutetences scientifiques51 (OECDE 2010) En 2012 la
France se classait 25egraveme en matheacutematiques 26egraveme en science et 21egraveme en lecture52
(OECDE 2014) Sans compter que en 2003 60 000 eacutelegraveves avaient quitteacute le systegraveme
scolaire sans aucune qualification ndash et presque 100 000 avec une qualification mais
sans aucun diplocircme ndash et que lrsquoanneacutee suivante 15 des eacutelegraveves qui sortaient du cours
moyen 2egraveme anneacutee (CM2)53 eacutetaient eacutevalueacutes comme laquo en grande difficulteacute raquo et 25
peinaient agrave comprendre le sens drsquoun texte simple (Theacutevenin amp Compagnon 2005)
Qui plus est lrsquoactuelle conjoncture eacuteconomique et les hauts taux de chocircmage chez
les jeunes entraicircnent une veacuteritable course aux diplocircmes qui a pour principal effet de
privileacutegier une surqualification qui nrsquoest pas toujours neacutecessaire agrave lrsquoaccegraves au marcheacute
du travail
par le systegraveme eacuteducatif national ndash et endogegravenes ndash la motivation des eacutelegraveves lrsquoestime de soi les
strateacutegies drsquoapprentissage ndash qui favorisent la reacuteussite scolaire
51 La mecircme anneacutee la municipaliteacute autonome de Shanghai en Chine a obtenu la premiegravere position
dans les trois classements
52 En 2012 la premiegravere position a aussi eacuteteacute obtenue par Shanghai En matheacutematiques la deuxiegraveme et
la troisiegraveme position ont eacuteteacute assigneacutees respectivement agrave Singapour et agrave Hong Kong en sciences et en
lecture la deuxiegraveme et la troisiegraveme position ont eacuteteacute assigneacutees respectivement agravehellip Hong Kong et
Singapour
53 Il srsquoagit du dernier niveau (avant lrsquoentreacutee au collegravege) de lrsquoeacutecole primaire en France
87
Contrairement agrave la tendance observeacutee dans les pays de lrsquoOCDE les reacutesultats
de PISA constatent qursquoen France le milieu social et familial dont lrsquoeacutelegraveve est issu
conditionne fortement sa reacuteussite scolaire et qursquoil existe une correacutelation statistique
positive entre les ressources eacuteconomiques des familles et les compeacutetences scolaires
acquises par les enfants (surtout dans les domaines des matheacutematiques et de la
compreacutehension de lrsquoeacutecrit) En 2013 apregraves la publication des reacutesultats de lrsquoenquecircte
PISA 2012 le ministegravere de lrsquoEacuteducation Nationale (MEN) a deacutecideacute de reacutepondre agrave ce
signal drsquoalarme en srsquoengageant dans un processus de reacuteforme de la normative en
vigueur afin de laquo refonder lrsquoeacutecole raquo et surtout de reacuteduire les ineacutegaliteacutes scolaires Les
objectifs principaux de ce programme qui srsquoest concreacutetiseacute gracircce agrave la Loi ndeg 2013-
595 du 8 juillet 2013 drsquoorientation et de programmation pour la refondation de
lrsquoEacutecole de la Reacutepublique eacutetaient les suivants
donner la priorite a lrsquoenseignement primaire
renforcer lrsquoe ducation prioritaire
lutter contre le de crochage
de finir des nouveaux rythmes scolaires
re nover les programmes
miser sur les technologies de lrsquoinformation et de la communication pour
lrsquoe ducation (TICE) gra ce a une vraie laquo strate gie nume rique raquo
former les enseignants dans des e tablissements spe cialise s les E coles
Supe rieures du Professorat et de lrsquoE ducation (ESPE)
88
repenser les me tiers de lrsquoenseignement
Cependant le MEN consideacuterait qursquoun autre facteur critique pouvait expliquer
lrsquoeacutechec scolaire des eacutelegraveves franccedilais le manque de coordination entre les eacutecoles et
les familles En ce sens cette institution a adresseacute agrave tous ses fonctionnaires mais
aussi aux preacutefets une circulaire rappelant les mesures agrave prendre pour laquo renforcer la
coopeacuteration entre les parents et leacutecole dans les territoires raquo (MEN 2013)
Cette derniegravere circulaire nrsquoa pas reccedilu un accueil favorable De fait dans
certains milieux plutocirct traditionalistes lrsquoideacutee encore tregraves diffuse selon laquelle lrsquoun
des piliers de lrsquoeacutecole reacutepublicaine est son rocircle de laquo sanctuaire raquo soit un havre de paix
proteacutegeacute des assauts de la laquo socieacuteteacute exteacuterieure raquo ndash qui voudrait comme lrsquoaffirmait le
philosophe Jacques Muglioni laquo lui imposer ses inteacuterecircts ses passions et ses modes raquo
(Muglioni 1993 72) ndash et ougrave les enseignants pourraient se deacutedier entiegraverement agrave leur
tacircche eacuteducative sans devoir rendre des comptes aux familles (souvent perccedilues
comme des laquo intrus raquo54) perdure Mecircme Philippe Meirieu le peacutedagogue qui a inspireacute
les reacuteformes lieacutees agrave lrsquoinstauration des modules au lyceacutee et agrave la creacuteation des Instituts
universitaires de formations des maicirctres (IUFM les ancecirctres des ESPE)55 eacutetait en
54 Comme lrsquoa expliqueacute Anne-Sophie Benoit preacutesidente de lrsquoAssociation nationale des directeurs de
lrsquoeacuteducation des villes (ANDEV) dans une audition reacutealiseacutee le 6 mars 2014 agrave la Commission des
affaires culturelles et de lrsquoeacuteducation (CACE 2014)
55 En 1998 le journal Libeacuteration publiait un portrait de Meirieu intituleacute laquo Le peacutedagogue le plus eacutecouteacute
de nos gouvernants raquo (Auffray 1998)
89
effet convaincu que laquo lrsquoeacutecole obligatoire doit constituer un abri mecircme provisoire
contre la tempecircte sociale raquo (Meirieu amp Guiraud 1997 83)56
Bien qursquoau deacutepart cette vision de lrsquoeacutecole se justifiait par la volonteacute de
laquo seacuteparer raquo le milieu scolaire du cadre familial afin de faciliter le contact entre les
eacutelegraveves issus de milieux socioeacuteconomiques diffeacuterents et drsquoeacuteliminer lrsquoinfluence
neacutegative de certains contextes deacutefavoriseacutes sur la conduite des enfants agrave lrsquoeacutecole dans
les deacutebats peacutedagogiques plus reacutecents cette conception est deacutesormais consideacutereacutee
comme anachronique Plusieurs eacutetudes ont deacutemontreacute non seulement qursquoil existe une
correacutelation entre les performances scolaires des eacutelegraveves et leur milieu eacuteducatif le plus
proche (la famille et la communauteacute drsquoappartenance) mais aussi que lrsquoimplication
familiale ndash qui compte pour beaucoup dans la reacuteussite des eacutelegraveves ndash repose sur une
compreacutehension des attentes mutuelles (de lrsquoeacutecole et des familles) et de leurs
scheacutemas respectifs de fonctionnement (ce qui a eacuteteacute deacutemontreacute par les travaux de
Dumoulin et al 2014 Lariveacutee amp Larose 2014 Lariveacutee amp Poncelet 2014 Poncelet
et al 2014) Toutefois si drsquoun cocircteacute lrsquoEacutetat exige une meilleure coordination entre les
parents drsquoeacutelegraveves et les institutions eacuteducatives de lrsquoautre la reacutealiteacute sur le terrain se
reacutevegravele beaucoup plus complexe que ce que lrsquoavait imagineacute le leacutegislateur En 2014 un
rapport drsquoinformation de la Commission des affaires culturelles et de lrsquoeacuteducation de
lrsquoAssembleacutee nationale sur les relations entre lrsquoeacutecole et les parents montre que laquo ces
relations nrsquoont jamais eacuteteacute simples raquo et conclut que laquo pour des raisons historiques et
56 Cependant au cours les anneacutees suivantes Meirieu ndash ayant entre temps entrepris une carriegravere
politique ndash nuancera cette position et abandonnera son rigorisme originel (Meirieu 2000)
90
culturelles la place et le rocircle des parents nrsquoont pas encore trouveacute leur point
drsquoeacutequilibre au sein de lrsquoeacutecole raquo (CACE 2014 9)
Dans un article paru dans la Revue internationale de lrsquoeacuteducation familiale
Olivier Preacutevocirct srsquoalignera sur ces mecircmes positions en consideacuterant que bien que la
laquo refondation de lrsquoeacutecole raquo repreacutesente une avanceacutee importante dans la construction
drsquoune socieacuteteacute plus inclusive
laquo Il serait neacutecessaire en ce qui concerne la formation des
enseignants que la coeacuteducation soit plus largement traiteacutee et abordeacutee
sous des modaliteacutes qursquoil faudrait construire Les enseignants sont en
effet souvent eux-mecircmes deacutemunis quant agrave leurs rapports aux familles
Degraves la formation initiale il serait pertinent drsquoaccompagner les futurs
enseignants afin qursquoils soient mieux agrave mecircme de construire une relation
positive avec les parents dans lrsquointeacuterecirct de lrsquoenfant raquo (Preacutevocirct 2014
30)
En drsquoautres termes au-delagrave des bonnes intentions afficheacutees par le leacutegislateur
une veacuteritable refondation de lrsquoeacutecole ne peut exister que si les enseignants qui sont
lrsquointerface visible de lrsquoinstitution scolaire sont formeacutes agrave connaicirctre et agrave analyser la
reacutealiteacute sociale culturelle et eacuteconomique des contextes dans lesquels ils travaillent
Autrement dit les enseignants devraient avoir une formation anthropologique de
base afin de pouvoir srsquointeacutegrer correctement dans cette zone de transition qui
91
seacutepare et unit lrsquoeacutecole et les familles soit une version laquo sociale raquo de ce qursquoen biologie
on appellerait un eacutecotone57
Pour les deacutepartements les reacutegions et les collectiviteacutes de lrsquoOutre-mer franccedilais
cette probleacutematique a une importance capitale notamment si on se reacutefegravere aux taux
eacuteleveacutes drsquoeacutechec scolaire ndash confirmeacutes par les statistiques et par les reacutesultats des
recherches sur le terrain ndash qui touchent surtout les communauteacutes autochtones
(Poirine 1991 et 1996 Malogne 2001 Alby 2006 et 2008) On doit aussi
consideacuterer que dans ces territoires les conditions actuelles de la scolarisation
constituent bien souvent lrsquoune des causes de la fragmentation des noyaux familiaux
et de lrsquoexode rural qui lui-mecircme entraicircne la perte de savoirs traditionnels propres
agrave des groupes autochtones Lrsquoeacutetude des systegravemes eacuteducatifs des communauteacutes
ethniques58 drsquoOutre-mer srsquoavegravere donc drsquoune grande importance Agrave ce titre elle est
57 Crsquoest-agrave-dire la zone de contact entre deux eacutecosystegravemes voisins (par exemple le deacutesert et la savane
ou la forecirct et la mangrove) Cette notion qui est apparue pendant les anneacutees 1980 dans le domaine
des sciences naturelles commence agrave srsquoimposer dans les travaux de plusieurs scientifiques sociaux
pour deacutefinir les laquo espaces de transition raquo entre deux ou plus contextes socioculturels (Minor 2007
Bekker 2010 Innes 2014)
58 Effectivement en France le concept drsquoethniciteacute (qui reacutesiste quand mecircme dans le milieu de
lrsquoanthropologie) nrsquoa pas de fondement juridique On lrsquoutilise ici dans le sens que lui attribue la Charte
europeacuteenne des langues reacutegionales ou minoritaires qui a eacuteteacute adopteacutee avec la convention europeacuteenne
ETS 148 de 1992 sous les auspices du Conseil de lrsquoEurope pour proteacuteger et favoriser les langues
historiques reacutegionales et les langues des minoriteacutes en Europe (CdE 1992 Voir annexe 4) ndash une Charte
que le gouvernement franccedilais coheacuterent avec sa vision drsquouniteacute sociale de la nation nrsquoa jamais ratifieacutee
92
aujourdrsquohui reacuteclameacutee par des voix eacuteminentes (Grenand amp Renault-Lescure 1990
Terrail 1997 et 2005 Hurault et al 1998 Grenand F 2000 Lorcerie 2003) Il
srsquoagit de comprendre les processus et les outils de transmission drsquoun patrimoine de
connaissances de capaciteacutes et de compeacutetences qui sont propres agrave ces communauteacutes
et qui sont eacutetroitement lieacutees agrave des milieux geacuteographiques de grande valeur en
termes eacutecologiques et eacuteconomiques
93
5 Culture et autochtonie
La raison anthropologique nous invite comme le disait a juste titre Ugo
Fabietti (2007) a relativiser les identite s sans essentialiser les diffe rences Ce cadre
conceptuel nous aide a comprendre comment lrsquoide e me me de laquo culture nationale raquo
he ge monique et produite par la rhe torique nationaliste a pu servir les inte re ts de
certaines forces politiques afin drsquouniformiser les identite s et de cre er des laquo citoyens
de la nation raquo tout en stigmatisant les diffe rences culturelles qui ne pouvaient pas
e tre inte gre es a la nation comme les cultures subalternes59 (Figure 5)
59 Jrsquoutilise les termes laquo heacutegeacutemonique raquo et laquo subalterne raquo en mrsquoappuyant sur lrsquointerpreacutetation
deacuteveloppeacutee par le philosophe antifasciste italien Antonio Gramsci Selon cette conceptualisation
lrsquoheacutegeacutemonie devient un systegraveme de domination politique qui srsquoeacutetablit agrave partir drsquoune base culturelle
(les pratiques et les croyances collectives) la subalterniteacute est le statut qui est assigneacute aux groupes
marginaliseacutes ignoreacutes ou reacuteprimeacutes par la violence ndash physique ou symbolique ndash de lrsquoapparat
institutionnel agrave travers lequel srsquoexpriment les groupes heacutegeacutemoniques (Gramsci 1949) Ces termes
ont acquis une laquo validiteacute anthropologique raquo gracircce au travail analytique drsquoAlberto Cirese (1982) qui a
contribueacute agrave la diffusion de la penseacutee de Gramsci dans les cercles scientifiques europeacuteens et nord-
ameacutericains
94
Figure 5 Cultures heacutegeacutemoniques et culture subalternes
Le discours nationaliste surtout dans le cadre des E tats-nations et des
Empires coloniaux avait pour objectif drsquooffrir une justification ide ologique a lrsquoide e
qursquoune certaine culture conside re e comme nationale pouvait e tre supe rieure a
drsquoautres Ces cultures laquo autres raquo nrsquoe taient pas ne cessairement celles des minorite s
mais tout simplement celles qui ne re pondaient pas aux crite res choisis par les
e lites politiques et e conomiques et qui entravaient les projets des gouvernements
LrsquoHistoire est riche drsquoexemples qui nous montrent comment ce discours a pu
se traduire en politiques drsquoe limination de laquo lrsquoautre raquo justifie es par la ne cessite de
pre server la purete et lrsquounite nationale des guerres de religion aux conflits
ethniques de lrsquoHolocauste aux pogroms Cependant il ne faut pas oublier que dans
la majorite des cas ces politiques cachaient des motivations moins ide ologiques
Culture heacutegeacutemonique
Culture subalterne (en
voie drsquointeacutegration)
Culture subalterne
(marginaliseacutee)
Culture subalterne
(inteacutegreacutee mais marginale)
95
qursquoe conomiques lie es a lrsquoacce s a certaines ressources et a leur distribution De ce
point de vue le cas des peuples autochtones est exemplaire
Avec lrsquoapparition des Empires coloniaux les nations europe ennes se sont
lance es dans une entreprise de domination globale qui les a conduites a conque rir
des territoires et a soumettre des peuples qui vivaient loin des me tropoles du Vieux
Continent et qui dans cette phase coloniale nrsquoont jamais re ellement e te inte gre s aux
E tats colonialistes Pendant toute cette pe riode les colonise s nrsquoont jamais pu acce der
au statut de citoyens et le seul statut qui e tait octroye a ces laquo sauvages raquo ou
laquo primitifs raquo e tait celui drsquoautochtones crsquoest-a -dire litte ralement des occupants
originaires drsquoun territoire60 Bien que cette notion drsquoautochtonie ait connu un certain
succe s jusqursquoa la premie re moitie du XIXe me sie cle61 elle a e te progressivement
abandonne e au profit de la notion de laquo race raquo qui re sistera dans certaines sphe res
60 Il srsquoagit drsquoun lexegraveme drsquoorigine latine (autochthon) qui agrave son tour deacuterive du grec ancien αὐτόχθων
mot composeacute du pronom αὐτός (laquo soi-mecircme raquo) et du substantif χθών (laquo terre raquo) qui pourrait se
traduire comme laquo celle ou celui qui appartient agrave un territoire raquo ou moins litteacuteralement laquo celle ou
celui qui est neacute dans le territoire ougrave sont neacutes ses ancecirctres raquo (ou encore laquo qui vient de la terre mecircme raquo
comme le proposent Gagneacute et Salauumln 2009 XIV) Les auteurs classiques comme Heacuterodote utilisent
cette notion en reacuteponse agrave celle de ἐπήλυδες (laquo immigrants raquo ou laquo eacutetrangers raquo)
61 Balzac dans sa Comeacutedie humaine lrsquoutilise pour identifier les communauteacutes natives comme lrsquoatteste
un ceacutelegravebre passage de La peau de chagrin ougrave le personnage du savant - laquo qui pour lrsquoinstruction du
sculpteur inattentif avait entrepris une discussion sur le commencement des socieacuteteacutes et sur les
peuples autochtones raquo - srsquoappuyait sur cette notion afin de lui expliquer lrsquoorigine de la civilisation
(Balzac 1874 44)
96
de la communaute scientifique jusqursquoa la deuxie me moitie du XXe me sie cle pour
apparaicirc tre a nouveau en paralle le au processus de de colonisation qui a suivi la
Confe rence de Bandung de 1955 et srsquoaffirmer finalement a partir du Troisie me
Mille naire62
Aujourdrsquohui la notion drsquoautochtonie correspond a une cate gorie sociologique
et juridique qui sert a de crire les populations natives mais minoritaires au sein des
E tats et qui est utilise e par leurs repre sentants laquo pour demander justice pour les
violations des droits humains dont elles sont victimes depuis la colonisation ou
lrsquoinvasion et revendiquer des droits en vertu de leur ante riorite drsquooccupation drsquoun
territoire raquo (Gagne et Salau n 2009 XV) Comme le souligne Ire ne Bellier il srsquoagit
donc drsquoune vraie cate gorie politique qui a contribue a construire le mouvement
social des autochtones dans lrsquohistoire globale de la mondialisation et qui te moigne
de la laquo capacite de mobilisation des acteurs autochtones et de leur volonte de se
de finir comme des partenaires dans les espaces du dialogue international raquo (Bellier
2009 78) Un mouvement qui a lrsquoheure actuelle ne re clame pas seulement la simple
reconnaissance de la diversite des peuples natifs dans les espaces politiques
nationaux mais aussi et surtout la revendication drsquoune autonomie territoriale
juridique et culturelle qui devrait leur permettre de survivre en tant que sujets actifs
du de bat citoyen Bien que suite a lrsquoadoption de certains instruments juridiques
62 En France le terme se diffusera surtout apregraves 2007 anneacutee drsquoadoption de la Deacuteclaration des Nations
Unies sur les droits des peuples autochtones (en anglais United Nations Declaration on the Rights of
Indigenous Peoples) du fait du deacutebat qui a eu lieu dans les cercles juridiques autour de la question sur
la traduction la plus adapteacutee au terme anglais laquo indigenous people raquo (UN 2007)
97
contraignants ndash comme les Conventions 107 et 169 de lrsquoOrganisation internationale
du travail (OIT)63 ndash plusieurs gouvernements aient de ja reconnu au moins
formellement le caracte re collectif des droits des entite s autochtones64 beaucoup
drsquoautres ndash comme la France les E tats-Unis le Canada la Chine ou la Russie ndash nrsquoont
jamais voulu le faire car cette reconnaissance juridique pouvait mettre en pe ril
lrsquounite politique de la nation
La question de la culture autochtone et de sa transmission par le biais de
formes drsquoe ducation et de formation propres est donc devenue une affaire politique
avec une re sonance internationale un sujet qui questionne lrsquoanalyse
anthropologique notamment a lrsquoheure actuelle dans un contexte qui voit certains
gouvernements de velopper des projets de laquo patrimonialisation raquo des cultures
locales qui somme toute ne sont pas mis en place pour reconnaicirc tre ndash ou conserver
ndash lrsquoalte rite culturelle des peuples autochtones mais pluto t pour leur permettre de
srsquoaffranchir du discours de la laquo reconnaissance raquo tout en continuant a mener des
politiques drsquohomoge ne isation
63 La premiegravere est deacutedieacutee agrave la laquo protection et lrsquointeacutegration des populations aborigegravenes et autres
populations tribales et semi-tribales dans les pays indeacutependants raquo et la deuxiegraveme est laquo relative aux
peuples indigegravenes et tribaux raquo (OIT 1957 et 1989 Voir annexes 5 et 6) Agrave la diffeacuterence de la
Deacuteclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones qui reste une simple
deacuteclaration de bonne volonteacute (voir annexe 7) les Conventions de lrsquoOIT ont un effet juridique direct
sur les leacutegislations des pays qui les ont ratifieacutees
64 Parfois en leur attribuant la forme juridique de laquo communauteacutes sociales raquo mais en leur octroyant
le plus souvent la gestion administrative drsquoun territoire (une reacuteserve un parc naturel ou un village)
98
51 Autochtonie indigeacuteneacuteiteacute ethniciteacute et racisme une biopolitique de
lrsquoalteacuteriteacute
Dans le vocabulaire anthropologique la notion drsquoautochtonie se superpose
souvent a celles drsquoethnicite et drsquoindige ne ite Il srsquoagit cependant de trois concepts qui
cachent des significations politiques particulie res et qui drsquoun point de vue
e piste mologique ne repre sentent pas le me me phe nome ne ou du moins ne lui
octroient pas le me me sens
Jonathan Friedman conside re que lrsquoindige ne ite est une notion qui renvoie laquo a
la nature au pre ce dent historique a la simplicite a lrsquoe galite et a lrsquoharmonie mais
aussi a lrsquoe tat de sous-de veloppement de sauvagerie de guerre ge ne ralise e et de
de sordre raquo (Friedman 2009 35) Plus concre tement il srsquoagirait de lrsquoeffet drsquoun
processus dialectique qui a lrsquoinverse du processus de cosmopolitisation permet a
certains groupes de se de finir a partir drsquoune identite ethnique laquo enracine e raquo (voir
Figure 6) et radicalement oppose e aux cultures hybrides imagine es par Nestor
Garcicirc a Canclini (1989)
99
Figure 6 Dialectique de la cosmopolitisation et de lrsquoindigeacutenisation (drsquoapregraves Friedman 2009 49)
Cette laquo identite indige ne raquo est donc ide ologique mais avant tout lie e a un
territoire a des laquo racines raquo Toutefois crsquoest aussi une notion pole mique et plusieurs
auteurs comme Adam Kuper (2003) ou Mathias Guenther (2006) critiquent
lrsquoessentialisme et le colonialisme re siduel de cette conceptualisation qui ne semble
pas capable de prendre en compte lrsquoexistence drsquoun contexte global ou
laquo lrsquoenracinement ethnique raquo de lrsquoindige ne ite oublie le facteur culturel en se limitant
a utiliser des crite res biologiques (lrsquoethnie) et ge ographiques (territoire) pour
e tablir des frontie res et se parer les laquo vrais Indige nes raquo des autres Drsquoautres
chercheurs comme Alan Barnard conside rent que bien que la notion ait pu
permettre de conceptualiser et soutenir la cause des peuples marginalise s elle reste
100
une cate gorie non scientifique qui ne devrait pas e tre retenue dans le glossaire
technique de lrsquoanthropologie (Barnard 2006)
Par ailleurs la cate gorie de laquo lrsquoethnicite raquo est aussi expose e a des critiques du
me me ordre Lrsquoanthropologue Mondher Kilani par exemple invite a employer le
terme drsquoethnicite (et tous les mots compose s ou de rive s de ce terme comme
laquo ethnique raquo laquo multiethnique raquo laquo pluriethnique raquo laquo interethnique raquo et similia) avec
beaucoup de pre cautions Il srsquoagit selon lui drsquoun concept qui peut se transformer
tre s facilement en ste re otype source de pre juge s ou de positions extre mistes (Kilani
1997)65 Crsquoest la une position que partage Ugo Fabietti selon lequel la notion
drsquoethnicite peut e tre charge e drsquoune connotation symbolique qui re duit
drastiquement son statut drsquoobjectivite scientifique Il conside re en effet que drsquoun
point de vue anthropologique lrsquoappartenance a un certain groupe humain ndash
religieux politique ou ethnique ndash srsquoinscrit avant tout dans lrsquoordre du symbolique ce
qui fait de lrsquoidentite ethnique un symbole drsquoappartenance ndash une appartenance qui
inclu t les laquo semblables raquo mais qui exclut ainsi ceux qui ne rentrent pas dans cette
cate gorie Fabietti conside re que
laquo Il nrsquoest pas suffisant drsquoavoir une certaine couleur de peau
pour faire partie drsquoune ethnie ne anmoins il ne suffit pas non plus de
65 On peut aiseacutement imaginer que le parcours de vie de cet intellectuel polyeacutedrique ait eu une
influence sur sa perception du multiculturalisme et sur ses doutes quant agrave la notion drsquoethniciteacute Neacute
en Algeacuterie eacutetudiant en France et Professeur des Universiteacutes en Suisse il possegravede les trois nationaliteacutes
mais comme il lrsquoaffirme lui-mecircme laquo aucune ethniciteacute raquo (Kilani 2007)
101
parler une certaine langue ou de partager des valeurs ou des
comportements de termine s Lrsquoidentite ethnique et lrsquoethnicite cest-a -
dire le sentiment drsquoappartenir a un groupe ethnique ou une ethnie
sont [hellip] des de finitions du soi etou de lrsquoautre qui sont presque
toujours enracine es dans des rapports de force entre groupes coagule s
autour drsquointe re ts spe cifiques raquo (Fabietti 2007 14)
Dans les sciences sociales la notion drsquoethnie a souvent e te confondue avec
celles de nation et de race66 (Martiniello 1995) En ce qui concerne les relations
entre ethnicite et nationalisme le de bat est polarise entre des chercheurs ndash comme
John Alexander Armstrong (1982) ndash qui affirment que les deux notions ont les me me
racines (ce qui rend difficile leur diffe renciation) et ceux ndashBenedict Anderson
(1983) ndash qui conside rent qursquoil srsquoagit de deux phe nome nes tre s distincts sur le plan
historique sociologique et politique mais aussi et surtout au niveau ide ologique
La laquo liaison dangereuse raquo qui a existe entre les notions de race et drsquoethnie est
beaucoup plus ancienne et trouve ses origines dans cette tendance de la pense e
66 Comme le deacutemontre ce ceacutelegravebre passage extrait de Lrsquoethnie franccedilaise reacutedigeacute par George Montandon
dans lequel lrsquoanthropologue antiseacutemite affirmait que la nation est laquo un groupement politique creacuteeacute
par lhistoire et contenu dans larmature de lrsquoEacutetat La nation geacuteneacuteralement ne correspond pas plus agrave
une race qursquoagrave une ethnie de faccedilon habituelle la nation comprendra plusieurs eacuteleacutements raciaux et
chevauchera plusieurs ethnies Ainsi la race est une conception savante lrsquoethnie une conception
naturelle la nation une conception politique raquo (Montandon 1935 29)
102
humaine a laquo segmenter raquo le monde de lrsquoexpe rience Crsquoest autour de cette ide e
qursquoEdmund Leach a de veloppe son anthropologie et ses re flexions autour des
re seaux sociaux et des relations sociales informelles qui ne de pendent pas de
lrsquoappartenance a un groupe de termine Mais ce sera Frederik Barth (1969) ndash disciple
de Leach (1954 et 1980) ndash qui en e largira le champ drsquoapplication en rede finissant les
notions de groupe et de frontie re ethnique Selon Barth la relation logique qui lierait
une race avec une ethnie une langue une culture et un territoire est arbitraire Le
travail de lrsquoethnographe de montre au contraire que les groupes ethniques ndash en tant
qursquoentite s sociales ferme es e tanches et dote es de frontie res e tablies ndash nrsquoexistent pas
Si lrsquoon accepte ce cadre interpre tatif un groupe ethnique ne peut e tre de fini en
fonction de crite res culturels ou linguistiques le seul crite re possible est celui qui a
e te e labore par les membres du groupe eux-me mes pour e tablir la ligne de
de marcation qui les se pare des laquo autres raquo La diffe rence culturelle devient au bout
du compte une production sociale qui cache la dynamique complexe des relations
laquo interethniques raquo dans laquelle chaque communaute sociale se de finit gra ce a des
strate gies pense es pour lui assurer sa continuite et lui permettre drsquointeragir avec
drsquoautres communaute s Cela nous permet drsquoimaginer en prolongeant lrsquoide e de Barth
que chaque communaute humaine nrsquoest rien drsquoautre qursquoune configuration locale
drsquoun continuum socioculturel plus vaste le genre humain67 Cependant le contact
culturel ndash qursquoil produise des hybridations des me tissages des syncre tismes des
67 Une ideacutee que jrsquoemprunte agrave la perspective historique drsquoEacuteric Wolf lequel eacutecrivait que laquo les
populations humaines construisent leur culture dans lrsquointeraction et non pas dans lrsquoisolement raquo
(Wolf 1982 35)
103
adaptations des transfigurations ou des chevauchements drsquoidentite et qursquoil soit ou
non capable de transmettre les produits de lrsquoacculturation au fil des ge ne rations ndash
nrsquoe limine pas les diffe rences car il srsquoinscrit toujours dans les rapports de force et de
domination qui constituent le principe de relation entre un groupe he ge monique et
un groupe subalterne ndash rapport qui est tre s souvent source de disputes
52 Lrsquoimbroglio ethnique et lrsquoinvention de la tradition
Lrsquoinstrumentalisation des principes identitaires a caracte re ethnique ndash en
tant que re ponse fonctionnelle a certaines dynamiques historiques de conflit ndash a
justifie comme dans le cas du nationalisme toute une panoplie de conflits dit
laquo ethniques raquo qui en re alite nrsquoe taient pas cause s par les diffe rences socioculturelles
mais qui devraient pluto t e tre interpre te s dans le cadre drsquoune lutte pour lrsquoacce s au
pouvoir aux richesses et aux ressources strate giques (Cohen 1974) Crsquoest
ne anmoins une lutte qui a e te capable drsquoattiser a maintes reprises les esprits a partir
drsquoune construction politique de lrsquoidentite qui est le produit des politiques
drsquoethnicisation mises en place par les pouvoirs he ge moniques (et qui nrsquoa rien a voir
avec cet ide altype que nous appelons laquo culture traditionnelle raquo)
Prenons lrsquoexemple du ge nocide des Tutsis au Rwanda qui en moins de quatre
mois a conduit a la mort plus de 800 000 personnes et qui a souvent e te de crit
comme lrsquoeffet du laquo tribalisme typique raquo des peuples africains Conside rons que les
Tutsis partagent avec les Hutus ndash ceux qui ont orchestre le massacre ndash la me me
langue le me me territoire et que jusqursquoa lrsquoarrive e des colonisateurs europe ens ils
partageaient aussi les me mes institutions politiques et les me mes formes
104
drsquoorganisation sociale (Newbury 1987) Avant la colonisation les Tutsis des
pasteurs nomades e taient charge s de lrsquoadministration des biens des communaute s
et les Hutus des agriculteurs se dentaires de tenaient les pre rogatives rituelles et la
responsabilite de pre server le bien-e tre spirituel des communaute s Par ailleurs il
e tait tre s facilement possible de changer de statut en fonction de lrsquoalliance avec une
famille de lrsquoautre communaute de faccedilon qursquoun Hutu pouvait devenir tutsi et vice-
versa (Chre tien 2000) Les fonctionnaires coloniaux allemands et belges qui nrsquoont
pu comprendre la sophistication inhe rente a ce syste me drsquoorganisation sociale ont
simplifie a lrsquoexce s les diffe rences entre Hutus et Tutsis et ont construit des cate gories
ethniques ndash crsquoest-a -dire des frontie res ndash a partir de leur regard ethnocentrique et de
leurs convictions quant a la supe riorite de la culture europe enne La minorite tutsie
a donc e te de crite comme une aristocratie chamitique drsquoorigine nilotique proche de
la civilisation e gyptienne et la majorite hutue a e te inscrite dans la cate gorie des
peuples bantus une macro-famille linguistique laquo invente e raquo en 1858 par lrsquoexe ge te
Wilhem-Heinrich Bleek pour re unir selon sa classification les langues
laquo intertropicales raquo avec un bas niveau de sophistication (Chre tien 1985 et 1997) Du
fait de cette hie rarchisation artificielle les Tutsis ont e te convertis au christianisme
ndash catholique ou protestant ndash et les missionnaires ont organise des e coles pour
faciliter leur inte gration dans la socie te coloniale les Hutus conside re s infe rieurs
nrsquoont pu acce der a lrsquoinstruction scolaire ni me me obtenir des postes importants dans
lrsquoadministration de la colonie La politique de discrimination entre Hutus et Tutsis a
contribue a la mise en place drsquoune barrie re ethnique qui inconsciemment a
concouru a la construction drsquoune diffe rentiation artificielle entre les deux groupes
drsquoune co te les Hutus qui proclamaient leur laquo authenticite raquo bantu et de lrsquoautre les
105
Tutsis qui fondaient leurs privile ges coloniaux sur une suppose e ascendance
aryenne68 La de colonisation des anciens mandats coloniaux belges nrsquoa gue re
simplifie les choses les leaders drsquoopinion hutus et tutsis ont continue leur exercice
drsquoinvention des traditions69 en e levant toujours plus cette barrie re ethnique au
point qursquoelle devienne infranchissable Au Rwanda lrsquoinvention de lrsquoethnicite ndash et la
persistance de cette laquo vision du monde raquo gra ce a sa transmission culturelle ndash peut
donc e tre conside re e comme lrsquoe le ment de cisif de la gene se de cet e tat de conflit
permanent qui a oppose jusqursquoa la fin du XXe me sie cle les laquo ethnies raquo hutus et tutsis
et qui comme jrsquoespe re lrsquoavoir de montre e tait motive e par des raisons lie es au statut
politique et a lrsquoacce s a certains privile ges
68 En 1930 lrsquoadministration coloniale belge a proceacutedeacute agrave un recensement dans les territoires drsquoAfrique
Centrale sous son mandat afin drsquoeacutemettre les laquo cartes drsquoidentiteacute ethnique raquo destineacutees agrave la population
locale Puisque la typologie raciale imagineacutee par les fonctionnaires de Bruxelles (qui voulait les Hutus
de grande taille et les Tutsis de petite taille) eacutetait consideacutereacutee comme difficilement applicable par les
responsables du recensement ces derniers ont deacutefini le nombre des piegraveces de beacutetail posseacutedeacutees par
chaque individu comme critegravere de distinction ethnique ceux qui posseacutedaient moins de dix bovins
eacutetaient donc des Hutus et ceux qui en avaient plus de dix eacutetaient tutsis Le statut ethnique ndash et lrsquoaccegraves
aux privilegraveges que ce statut octroyait comme celui agrave lrsquoinstruction scolaire ndash se reacuteduisait donc agrave une
simple consideacuteration eacuteconomique qui a permis aux Rwandais les plus riches de devenir Tutsis et a
obligeacute les plus pauvres agrave devenir Hutus (Lugan 1997)
69 Pour reprendre la ceacutelegravebre notion forgeacutee par Eric Hobsbwam et Terence Ranger (2006) lesquels
lrsquoont employeacutee en paraphrasant la notion drsquoinvention de la culture forgeacutee par Roy Wagner (1981)
106
Drsquoun point de vue anthropologique ce me me exercice analytique est valable
pour plusieurs autres conflits qui ont ensanglante le sie cle passe et qui continuent a
le faire dans ces commencements drsquoun nouveau mille naire Un exemple flagrant est
la situation qui srsquoest cre e e en ex-Yougoslavie quand le collapse de lrsquoancien pays
satellite de lrsquoUnion Sovie tique a permis a certains leaders drsquoopinion et aux e lites
nationalistes de faire resurgir le re ve drsquoune laquo grande Serbie raquo justifie a partir de cette
laquo identite serbe raquo qui en re alite avait e te invente e pendant la premie re moitie du
XIXe me sie cle a lrsquoe poque des premiers mouvements nationalistes europe ens70 Lrsquoide e
drsquoune Serbie homoge ne et laquo pure raquo re alisable seulement gra ce a un nettoyage
ethnique (etničko čišćenje) qui aurait e limine du territoire des laquo slaves du sud raquo
(chre tiens orthodoxes) toutes les minorite s religieuses (les Croates chre tiens
catholiques et les Bosniaques musulmans sunnites) est apparue en 1860 et
pendant tout le XXe me sie cle elle a e te utilise e comme base ide ologique pour soutenir
les projets he ge moniques des e lites serbes au de triment des communaute s croates
et bosniaques (Grmek et al 1993) Le cas des re publiques qui faisaient auparavant
partie de lrsquoUnion Sovie tique (URSS) est semblable pendant pre s drsquoun sie cle
lrsquoethnologie russe srsquoest efforce e de construire des fosse s ethniques infranchissables
et de de finir scientifiquement les diffe rences se parant les ethnies qui peuplaient les
territoires laquo non russes raquo Avec la chute de lrsquoUnion les e lites de ces peuples laquo non
russes raquo ont justifie leurs revendications autonomistes ndash et leur de sir de contro ler
70 Cette mecircme ideacuteologie a aussi guideacute lrsquoaction du jeune reacutevolutionnaire nationaliste Gavrilo Princip
qui le 28 juin 1914 assassinait agrave Sarajevo lrsquoarchiduc Franccedilois-Ferdinand drsquoAutriche deacuteclenchant une
crise diplomatique conjoncturelle qui a conduit agrave la Premiegravere Guerre mondiale
107
sans entraves les ressources strate giques de ces nouvelles entite s postsovie tiques ndash
en brandissant ces me mes monographies ethnographiques qui avaient e te re dige es
a lrsquoa ge sovie tique et qui de montraient par des proce de es laquo scientifiques raquo les
irre ductibles diffe rences qui les rendaient incompatibles avec les Russes (Roy 1991
et 1994)
Les exemples que je viens de mentionner nous aident a comprendre que la
notion drsquoethnicite ne prend du sens que dans des situations historiques et sociales
de termine es et non a partir drsquoune image statique de cette notion si vague de
laquo culture traditionnelle raquo ou laquo authentique raquo Le particularisme ethnique nrsquoest rien
drsquoautre qursquoun crite re drsquoalliance politique qui comme nous lrsquoavons vu donne des
re sultats inquie tants dans les contextes postcoloniaux (le Rwanda) ou post-
impe riaux (lrsquoex-Yougoslavie ou les re publiques qui faisaient partie de lrsquoURSS) la ou
la de sagre gation du pouvoir laquo traditionnel raquo a laisse place aux revendications
drsquoautres acteurs sociaux ceux qui avaient auparavant e te marginalise s Qursquoon les
appelle nationalismes ethnicismes ou tribalismes crsquoest lrsquoexpression drsquoune
dynamique sociale et culturelle qui vise lrsquoaffirmation drsquoune identite son acce s a
lrsquoare ne politique et e conomique et la cre ation de laquo ge ographies de lrsquoesprit71 raquo
ne cessaires a la de finition de lrsquoalte rite
71 Lrsquoexpression est de Marc Creacutepon qui lrsquoa utiliseacutee pour deacutecrire lrsquoensemble des theacuteories qui ont
alimenteacute le deacuteterminisme culturel ndash et lrsquoideacutee selon laquelle les cultures humaines sont avant tout
conditionneacutees par leur environnement naturel et leur position geacuteographique ndash entre la fin du XVIIegraveme
siegravecle et la premiegravere moitieacute du XIXegraveme (Creacutepon 1996)
108
Dans le scheacutema suivant (Figure 7) jrsquoai syntheacutetiseacute les diffeacuterentes notions que
nous avons discuteacutees jusqursquoici pour montrer les points de contact et de divergence
agrave partir de cinq critegraveres geacuteographique biologique culturel historique et politique
CONCEPT
Critegravere geacuteographique (la terre)
Critegravere biologique (les origines)
Critegravere culturel (langue usages et coutumes partageacutes)
Critegravere historique (lrsquoorigine de lrsquoEacutetat)
Critegravere politique de la laquo production drsquoidentiteacute raquo
Civilisation X X X Drsquoen haut
Nation X X X Drsquoen haut
Race X Drsquoen haut
Indigeacuteneacuteiteacute X X X Drsquoen haut
Ethnie X X X Drsquoen bas
Autochtonie X X Drsquoen bas
Aboriginaliteacute X X Drsquoen haut
Peuple natif X Absent
Figure 7 Les concepts lieacutes agrave lrsquoidentiteacute drsquoun groupe humain
Selon cette scheacutematisation la civilisation apparaicirct comme un concept ndash
produit laquo drsquoen haut raquo par les eacutelites au pouvoir afin de justifier leur souveraineteacute
politique ndash qui deacutecrit la culture drsquoun groupe humain qui srsquoest eacutetabli dans un espace
geacuteographique deacutetermineacute et qui est consideacutereacute comme lrsquoorigine historique drsquoun Eacutetat
Le concept de nation partage les mecircmes caracteacuteristiques seacutemantiques ndash une culture
une geacuteographie et une histoire partageacutees ndash que celui de civilisation mais avec le
critegravere biologique du laquo sang raquo en plus en tant qursquoeacuteleacutement fondateur et feacutedeacuterateur
La race quant agrave elle est un concept eacuteminemment biologique deacutetermineacute drsquoen haut
par les groupes heacutegeacutemoniques afin de classifier les communauteacutes subalternes Il
nrsquoest pas neacutecessairement lieacute au critegravere geacuteographique comme le deacutemontre lrsquousage
109
qui en a eacuteteacute fait par certains laquo theacuteoriciens de la race raquo pour srsquoadresser aux Juifs ou
aux Roms Lrsquoethnie de son cocircteacute est un concept qui se veut antitheacutetique agrave celui de
race en tant que revendication identitaire qui vient du bas de la base
communautaire et qui deacutefinit le groupe agrave partir de critegraveres territoriaux geacuteneacutetiques
et culturels Bien qursquoil ait eacuteteacute tregraves utiliseacute par la majoriteacute des anthropologues du XXegraveme
siegravecle on lui preacutefegravere aujourdrsquohui celui drsquoautochtonie qui a la mecircme charge
revendicative mais qui nrsquoutilise pas le critegravere du sang pour deacutefinir lrsquoappartenance agrave
un groupe le critegravere geacuteographique est donc lrsquoeacuteleacutement prioritairement utiliseacute pour
identifier les membres drsquoune communauteacute Le concept drsquoindigeacuteneacuteiteacute se base sur les
mecircmes critegraveres drsquoinclusion et drsquoexclusion que celui drsquoethnie mais il srsquoen distingue
car historiquement il a eacuteteacute utiliseacute par les administrateurs coloniaux pour deacutefinir les
peuples laquo autres raquo les domineacutes72 En France il a constitueacute la justification
anthropologique du reacutegime dit de laquo lrsquoindigeacutenat raquo agrave savoir la leacutegislation drsquoexception
et les pratiques discriminatoires imposeacutees aux habitants des territoires soumis agrave
lrsquoadministration coloniale73 Il en va de mecircme du discours sur lrsquoaboriginaliteacute soit
lrsquoidentiteacute des peuples aborigegravenes dans le jargon colonial le terme servait agrave deacutefinir
les groupes humains qui eacutetaient consideacutereacutes comme des reliquats de lrsquoacircge
72 Cependant aujourdrsquohui il est souvent utiliseacute dans le discours laquo deacutecolonial raquo pour manifester avec
fierteacute une identiteacute minoritaire Un exemple est le mouvement des laquo Indigegravenes de la Reacutepublique raquo qui
depuis 2005 feacutedegravere des activistes et des intellectuels autour du slogan laquo La France a eacuteteacute un Eacutetat
colonial [hellip] La France reste un Eacutetat colonial raquo (PIR 2005)
73 Il est aboli en 1946 avec lrsquoabrogation des lois et des regraveglements qui constituaient le corpus normatif
connu sous le nom de Code de lrsquoindigeacutenat (Merle 2002)
110
preacutehistorique des primitifs qui peuplaient ab origine (depuis les origines) certaines
contreacutees du globe74 Aujourdrsquohui on continue agrave lrsquoemployer pour identifier les
descendants des peuples originaires drsquoAustralie (ceux qui vivent sur la parte
continentale comme ceux qui peuplent les icircles du deacutetroit de Torres)75 et depuis
lrsquoadoption du Aboriginal and Torres Strait Islander Commission Act en 1989 le
gouvernement australien considegravere laquo aborigegravene raquo ndash drsquoun point de vue juridique ndash
tout citoyen qui peut deacutemontrer un lien biologique avec des ancecirctres qui peuplaient
lrsquoAustralie avant lrsquoarriveacutee des Europeacuteens qui reconnaicirct son identiteacute aborigegravene et qui
est reconnu comme tel par la communauteacute agrave laquelle il deacuteclare drsquoappartenir (AG
1989 Gardiner-Garden 2003) Pour conclure la notion de peuple natif qui se base
sur le seul critegravere geacuteographique (avoir des ancecirctres qui sont neacutes sur un territoire
deacutetermineacute) est probablement celle qui a la plus faible connotation identitaire Bien
que dans le passeacute elle ait eacuteteacute utiliseacutee comme synonyme de peuple ethnique ou
indigegravene et qursquoelle ait servi drsquooutil revendicatif agrave certains groupes autochtones
74 Le terme a pendant longtemps eacuteteacute associeacute aux peuples Aetas (ou Negritos) des Philippines aux
communauteacutes de langue formosane qui peuplaient lrsquoicircle de Taiumlwan (comme les Amis les Darsquoo les
Kavalan ou les Rukai) aux Aiumlnous de Hokkaido (au Japon) et de la Kamtchatka (en Russie) aux
Ādivāsī en Inde aux Wanniyala-Aetto (ou Vedda) du Sri Lanka aux Lutrawita (ou Trouwunna) de
Tasmanie et aux peuples de langue khoiumlsan drsquoAfrique australe
75 Crsquoest eacutegalement le cas au Canada ougrave on parle drsquoAboriginal law (droit des Aborigegravenes) pour
identifier le corpus iuris qui contient les droits et obligations des communauteacutes natives les First
Nations (les Nations Premiegraveres)
111
comme les First Nations ou Premiegraveres nations du Canada le terme a aujourdrsquohui
perdu son significat laquo politique raquo76 (Gagneacute et al 2009)
La digression que je viens de proposer ne voulait pas se limiter agrave une
divagation purement terminologique mais visait avant tout agrave montrer lrsquoenjeu
eacutepisteacutemologique qui se cache derriegravere lrsquoutilisation de certaines notions notamment
quand on parle de certains groupes humains qui sont en train de revendiquer des
droits et de la justice Chaque terme nous lrsquoavons vu est chargeacute de significats qui
deacutecrivent le point de vue du sujet qui lrsquoutilise et la perception qursquoil a de
laquo lrsquo(id)entiteacute raquo qursquoil est en train de deacutesigner de sorte que les concepts qui srsquoabritent
derriegravere ces mots nous parlent en fin de compte de deux cultures et de la relation
laquo politique raquo qursquoelles entretiennent dans un contexte historique particulier de la
position que chacune drsquoentre elles occupe dans laquo lrsquoaregravene raquo du discours et de leur
statut dans la hieacuterarchie sociale du pouvoir Inutile drsquoajouter qursquoelles sont eacutegalement
76 Drsquoun point de vue juridique le droit ameacutericain constitue une exception agrave cette regravegle puisqursquoil opegravere
une distinction entre les native-born Americans (les citoyens des Eacutetats-Unis neacutes dans le pays) et les
Native Americans (descendants des laquo Indiens raquo drsquoAmeacuterique) Ces derniers ont certains droits dans le
cadre des politiques de discrimination positive ndash surtout pour lrsquoaccegraves agrave certaines aides financiegraveres ndash
mais pour prouver leur laquo identiteacute native raquo ils doivent pouvoir deacutemontrer ecirctre membres drsquoune
communauteacute ameacuterindienne reconnue par lrsquoEacutetat et avoir au moins un quart de laquo sang indien raquo soit au
moins un grand parent drsquoorigine indienne ce qui leur sera attesteacute gracircce agrave un Certificate of Degree of
Indian Blood deacutelivreacute par le gouvernement feacutedeacuteral des Eacutetats-Unis qui eacutetablira le laquo niveau
drsquoindigeacuteneacuteiteacute raquo avec une note qui peut aller de 116 agrave 1616 (BIA 2011) Il est eacutevident que la
signification que prend la notion de laquo natif raquo dans ce cas speacutecifique est identique agrave celle drsquo
laquo indigegravene raquo
112
capables de nous indiquer aiseacutement ougrave se situe le laquo regard heacutegeacutemonique raquo et le
subalterne
113
6 Lrsquoidentiteacute agrave lrsquoeacutepreuve de lrsquoassimilation
Le politiste Denis Lacorne dans ses travaux sur lrsquoidentiteacute nationale
ameacutericaine a reacutealiseacute une analyse geacuteneacutealogique de lrsquoideacutee de multiculturalisme et il a
deacutemontreacute que cette notion nrsquoest apparue qursquoassez reacutecemment dans le vocabulaire
des sciences sociales pour se substituer agrave celle de melting-pot (litteacuteralement
laquo creuset raquo) qui depuis les premiegraveres anneacutees du XXegraveme siegravecle eacutetait employeacutee pour
deacutecrire la socieacuteteacute nord-ameacutericaine en tant que nation formeacutee majoritairement
drsquoimmigreacutes (Lacorne 1997)77 Sa rapide diffusion est probablement due agrave sa
laquo souplesse seacutemantique raquo (litteacuteralement elle indique seulement la multipliciteacute des
cultures sans pour autant deacutecrire les rapports de force qui les mettent en relation)
et agrave sa double acception descriptive et programmatique
Le terme peut donc ecirctre employeacute pour deacutecrire la situation laquo objective raquo drsquoun
contexte au sein duquel coexistent et interagissent des groupes laquo culturellement
diffeacuterents raquo (en raison de leurs langues religions croyances ideacuteologies usages ou
coutumes) ou pour deacutecrire la volonteacute prescriptive drsquoun programme politique
77 Le dramaturge Israel Zangwill a eacuteteacute le premier agrave lrsquoemployer pour deacutecrire les politiques
drsquoassimilation ethnique du gouvernement eacutetasunien (Zangwill 1909) Sa piegravece The Melting Pot
preacutesenteacutee pour la premiegravere fois en 1908 est consideacutereacutee comme un classique du theacuteacirctre nord-
ameacutericain et a eu une influence notable sur le deacutebat concernant la question de laquo lrsquoidentiteacute
ameacutericaine raquo (Sollors 1986)
114
construit agrave partir de la neacutecessiteacute de geacuterer la cohabitation de certains groupes
minoritaires au sein drsquoun territoire administratif deacutetermineacute Un programme
politique laquo multiculturel raquo a donc lrsquoimage drsquoun discours qui reconnaicirct les diffeacuterences
et qui les valorise ndash par exemple agrave travers des actions de laquo discrimination positive raquo
Cependant comme le dit le proverbe tout ce qui brille nrsquoest pas or
61 Multiculturalisme et interculturaliteacute synonymes ou contraires
Selon Jean-Claude Forquin cet essor du laquo credo multiculturel raquo dans le
terrain de la politique doit ecirctre interpreacuteteacute
laquo comme une eacutelaboration tardive un palliatif ou une reacuteponse agrave
la perte de creacutedibiliteacute drsquoun modegravele plus ancien et en quelque sorte plus
naturel plus naturellement inscrit dans la postulation profonde des
communauteacutes politiques modernes agrave savoir le modegravele
assimilationniste raquo (2005 49)
Si lrsquoassimilationnisme qui caracteacuterisait explicitement les politiques sociales
de toutes les puissances coloniales a pour but drsquoeffacer tout particularisme culturel
et de creacuteer des communauteacutes culturelles homogegravenes le multiculturalisme semble
en ecirctre lrsquoantithegravese Cependant en ce qui concerne le fonctionnement pratique du
modegravele multiculturel plusieurs exemples nous montrent qursquoil est
extraordinairement difficile de concilier au sein des Eacutetats nationaux les droits agrave
lrsquoexpression drsquoune diffeacuterence laquo culturelle raquo (surtout en ce qui concerne les identiteacutes
115
ethniques religieuses et linguistiques) et lrsquointangibiliteacute de certains principes qui
cimentent la hieacuterarchie sociale de lrsquoEacutetat et les privilegraveges dont jouissent les eacutelites au
pouvoir et les couches sociales intermeacutediaires
Aux Eacutetats-Unis par exemple la politique multiculturelle a juridiquement
justifieacute notamment dans le domaine de lrsquoeacuteducation un grand nombre de procegraves qui
ont eacuteteacute entameacutes agrave lrsquoencontre des normes feacutedeacuterales comme le laquo cas Yoder raquo qui srsquoest
conclu par un arrecircteacute permettant agrave une famille Amish de ne pas scolariser ses enfants
pour leur permettre de se consacrer aux tacircches agricoles fondamentales agrave son
eacuteconomie domestique (Wisconsin v Yoder 1972) ou le laquo cas Bakke raquo qui a obligeacute les
universiteacutes publiques agrave eacutetablir des normes drsquoaccegraves agrave partir de critegraveres de
discrimination positive sur des bases ethniques (Regents of the University of
California v Bakke 1978) Les modifications leacutegales eacutelaboreacutees suite aux cas que je
viens de mentionner ont profondeacutement bouleverseacute la socieacuteteacute ameacutericaine et
aujourdrsquohui encore elles ne font pas lrsquounanimiteacute et sont sujettes agrave discussion entre
les fauteurs de laquo lrsquointeacutegriteacute de la Nation raquo et ceux du laquo multiculturalisme agrave tout prix raquo
(Taylor 1994 Kincheloe amp Steinberg 1997)
En France le modegravele scolaire multiculturel preacutesente un deacuteveloppement
historique similaire Au nom du principe de laquo lrsquoindiffeacuterence aux diffeacuterences raquo qui est
la traduction juridique de la devise de la Reacutepublique (Liberteacute Eacutegaliteacute Fraterniteacute) au
moins jusqursquoagrave la Troisiegraveme Reacutepublique tous les eacutelegraveves du systegraveme eacuteducatif franccedilais
ndash dans le territoire meacutetropolitain comme dans les eacutecoles drsquoOutre-mer ndash ont appris
une histoire de la nation focaliseacutee sur le reacutecit hagiographique de la vie et des fait
drsquoarmes de gens de lrsquoHexagone Lrsquoexpression laquo nos ancecirctres les Gaulois raquo ndash qui est
116
devenue un clicheacute et qui a inspireacute un nombre incalculable de reacuteflexions autour des
ideacutees qursquoa veacutehiculeacutees lrsquoassimilationnisme agrave la franccedilaise (Binet 1967 Durpaire
2003 Ha 2003)78 ndash a probablement eacuteteacute la clef de voucircte de ce discours sur la
grandeur de la nation qui sous lrsquoeffet de lrsquointeacutegration du modegravele multiculturel a eacuteteacute
progressivement contraint de modifier ses termes En effet agrave partir des anneacutees
1960 du fait de lrsquointensification et de la diversification des flux migratoires (qui ne
se limitaient plus seulement aux ressortissants des anciennes colonies ou des pays
voisins) le systegraveme eacuteducatif national a commenceacute agrave deacutevelopper des dispositifs
adapteacutes ndash comme lrsquoEnseignement des langues et cultures drsquoorigine (ELCO) introduit
en 1973 ndash ou agrave ajuster les programmes scolaires en fonction de cette laquo nouvelle raquo
reacutealiteacute sociale Cependant la transformation des contenus de lrsquoenseignement ndash qui
conduit par exemple agrave lrsquointroduction de lrsquoenseignement des langues vivantes
eacutetrangegraveres (LVE) et des langues et cultures reacutegionales (LCR) agrave octroyer une place agrave
la litteacuterature laquo non meacutetropolitaine raquo et agrave inclure des reacutealiteacutes laquo autres raquo dans les
programmes drsquohistoire et geacuteographie ndash nrsquoa donneacute lieu qursquoagrave des modifications
limiteacutees compte tenu de la structure tregraves rigide des curricula et de lrsquoorganisation
des apprentissages agrave partir drsquoun cadre disciplinaire fortement cloisonneacute Les
expeacuteriences multiculturelles ont alors trouveacute leur place en marge des programmes
officiels eacutetablis laquo drsquoen haut raquo par le MEN et surtout gracircce aux initiatives locales de
78 Lrsquoexpression a aussi inspireacute des poegravetes comme Boris Vian En 1958 quand il a eacuteteacute informeacute par son
ami Henri Salvador du fait que les enseignants antillais continuaient agrave lrsquoutiliser dans leurs cours
drsquohistoire il a deacutecideacute de lui eacutecrire le texte de la chanson laquo Faut rigoler raquo dans laquelle il met en scegravene
sa vision caustique de lrsquoassimilation sur les notes drsquoun laquo cha-cha gaulois raquo (Vian 1960)
117
certains enseignants ou des organismes deacutecentreacutes (eacutecoles eacutetablissements
circonscriptions eacuteducatives ou Acadeacutemies) Par ailleurs la laquo question
multiculturelle raquo a alimenteacute un deacutebat tregraves virulent autour de lrsquoapplicabiliteacute du
principe de laiumlciteacute de lrsquoEacutetat comme crsquoest le cas depuis 1989 avec la querelle sur le
voile islamique (Nordmann 2004 Thevanian 2005 et 2012) Cette controverse
reacutevegravele les difficulteacutes agrave concilier au sein des eacutetablissements eacuteducatifs publics le droit
agrave lrsquoexpression drsquoune laquo diffeacuterence raquo religieuse et lrsquointangibiliteacute de certains principes
constitutionnels Il srsquoagit lagrave drsquoun enjeu qui en reacutealiteacute est beaucoup plus complexe et
qui va bien au-delagrave de la seule sphegravere religieuse79
79 Deux eacuteleacutements semblent le confirmer Premiegraverement le port du hijab (le voile en arabe) est une
tradition anteacuterieure agrave lrsquoIslam et qui nrsquoest pas neacutecessairement lieacutee agrave la foi musulmane (rappelons-nous
qursquoil srsquoagit drsquoune norme qui est aussi invoqueacutee dans la Lettre de Saint Paul apocirctre aux Corinthiens et
que jusqursquoagrave un passeacute tregraves reacutecent dans les zones rurales drsquoEurope occidentale les femmes catholiques
utilisaient des laquo foulards de tecircte raquo pour se rendre agrave la messe) plusieurs imams contestent ce dogme
et considegraverent qursquoil nrsquoest pas lrsquoexpression drsquoune foi religieuse mais plutocirct la relique drsquoune ideacuteologie
patriarcale et radicalement conservatrice (Bencheikh 1999) Deuxiegravemement cette querelle a donneacute
lieu agrave la promulgation de la Loi ndeg 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du
visage dans lrsquoespace public une norme qui a eacuteteacute discuteacutee et promulgueacutee non pas dans le cadre de la
protection du principe de laiumlciteacute de lrsquoEacutetat mais plutocirct dans celui du principe de deacutefense de lrsquoordre
public comme le deacutemontrent les transcriptions des auditions et comptes-rendus de la Mission
drsquoinformation sur la pratique du port du voile inteacutegral sur le territoire national qui ont alimenteacute les
travaux preacuteliminaires agrave la preacutesentation du projet de loi agrave lrsquoAssembleacutee Nationale (Loi ndeg 2010-1192
AN-MIPPVI 2009)
118
Aux Eacutetats-Unis comme en France le deacutebat sur lrsquoeacuteducation multiculturelle a
eacuteteacute polariseacute entre ceux qui procircnent un pluralisme laquo agrave outrance raquo une diffeacuterenciation
des curricula et la mise en place de reacuteseaux scolaires distincts agrave destination des
diffeacuterents publics drsquoeacutelegraveves (agrave partir de critegraveres ethniques ou religieux) et ceux qui
procircnent une option laquo inteacutegratrice raquo qui de maniegravere dialogique permettrait la prise
en compte des diffeacuterences culturelles dans le cadre drsquoune eacutecole commune et drsquoun
curriculum unitaire
Les positions laquo pluralistes raquo ont eacuteteacute laquo refroidies raquo par les reacutesultats de
certaines enquecirctes (comme celles de John Ogbu reacutealiseacutees au lendemain des arrecircteacutes
Yoder et Bakke) qui ont deacutemontreacute que la mise en place de dispositifs de
diffeacuterentiation ou de discrimination positive nrsquoavaient statistiquement pas drsquoeffet
sur les taux de reacuteussite scolaire des minoriteacutes (Ogbu 1978) Selon Ogbu (1990 et
1992) ces mesures ont un impact tregraves limiteacute sur celles qui constituent les
principales contraintes agrave une vraie inteacutegration agrave savoir le fait que les enfants des
minoriteacutes aient tendance agrave deacutevelopper un systegraveme culturel propre et ambivalent
(dans lequel la culture heacutegeacutemonique est agrave la fois source de frustration et force
drsquoattraction) qursquoils aient une mauvaise opinion de la reacuteussite scolaire (qursquoils
considegraverent incompatible avec la reacuteussite sociale) et que finalement ils manquent
de confiance dans le groupe dominant Les positions inteacutegratrices de leur cocircteacute ont
tendance agrave ideacutealiser les opportuniteacutes offertes par la laquo paix curriculaire raquo sans
prendre en compte le fait que cette neacutegociation entre les parties exigerait une
laquo neutralisation raquo des contenus tout en risquant drsquoappauvrir ou drsquoeacutemietter certains
savoirs au nom du laquo multiculturel raquo (Forquin 2005)
119
Pour eacuteviter cette dangereuse souplesse seacutemantique de la notion de
multiculturalisme certains auteurs preacutefegraverent utiliser celle drsquointerculturaliteacute qui
privileacutegie la dimension de reacuteciprociteacute entre les cultures et qui exclue les
laquo differentialismes raquo propres aux visions pluralistes et inteacutegrationnistes
mentionneacutees ci-dessus (Ouellet 1991 Abdallah-Pretceille 1999) Lrsquoapproche
interculturelle peut donc ecirctre interpreacuteteacutee comme une variante ouverte et
interactive du multiculturalisme (Forquin 1989)
Au-delagrave de la dispute terminologique il est essentiel de comprendre que le
contact entre diffeacuterentes cultures au sein drsquoun mecircme contexte eacutetatique est une
histoire antique et que la question autour de la gestion du contact ndash et des frictions
ndash entre ces identiteacutes reste encore irreacutesolue Quel est donc la place que les cultures
laquo autres raquo doivent occuper dans lrsquoaregravene sociale Et comment geacuterer les
revendications identitaires que chaque groupe humain peut invoquer au nom du
multiculturalisme ou de lrsquointerculturaliteacute
62 Des cateacutegories dynamiques pour penser la culture
Depuis la nuit des temps diffeacuterents groupes humains porteurs de cultures
propres et speacutecifiques sont rentreacutes en contact et ont interagi parfois de faccedilon
pacifique drsquoautres fois de maniegravere conflictuelle Drsquoun point de vue anthropologique
tout contact exige un eacutechange (drsquoinformations de biens drsquoeacutemotions) et se deacutetermine
agrave partir des rapports de force qui eacutetablissent les rocircles assigneacutes agrave chacune des parties
120
En sciences sociales il existe plusieurs notions pour deacutecrire le contact
culturel agrave partir des relations de pouvoir qui lrsquoont provoqueacute Pour deacutecrire la
situation des peuples autochtones inteacutegreacutes de greacute ou de force dans les systegravemes
eacutetatiques des anciens empires coloniaux il y en a au moins quatre que je considegravere
fondamentales lrsquoacculturation lrsquohybridation la transfiguration ethnique et le
cumul drsquoidentiteacutes Le terme laquo acculturation raquo a commenceacute agrave faire partie du
vocabulaire sociologique et anthropologique vers la fin du XIXegraveme siegravecle pour deacutecrire
les transformations culturelles drsquoorigine exogegravene En 1936 Robert Redfield Ralph
Linton et Melville Herskovits ont reacutedigeacute un meacutemorandum pour lrsquoeacutetude de
lrsquoacculturation qui a eacuteteacute publieacute dans la revue American Anthropologist et qui
contenait une deacutefinition deacutesormais devenue classique selon laquelle
laquo lrsquoacculturation comprend les pheacutenomegravenes qui reacutesultent du
contact direct et continu entre des groupes drsquoindividus de culture
diffeacuterente avec des changements subseacutequents dans les types culturels
originaux de lrsquoun ou des deux groupes raquo (Redfield et al 1936 140)
Herskovits soucieux de distinguer les pheacutenomegravenes drsquoacculturation de ceux
de diffusion culturelle80 preacutecisait que laquo la diffusion est lrsquoeacutetude de la transmission
80 Lrsquoapproche diffusionniste part du principe que si deux traits culturels sont similaires dans deux
groupes diffeacuterents lrsquoexplication repose sur les emprunts Lrsquoobjectif du chercheur est donc de repeacuterer
les laquo aires culturelles raquo de diffusion et de retracer dans les limites du possible les parcours que ces
traits ont pu emprunter (Geacuteraud 2000)
121
culturelle accomplie tandis que lrsquoacculturation est lrsquoeacutetude de la transmission
culturelle en cours raquo (Herskovits 1948 218) De son cocircteacute Roger Bastide (1948) la
consideacuterait comme une laquo interpeacuteneacutetration des civilisations raquo qui peut se reacutealiser de
maniegravere spontaneacutee ndash quand les groupes en contact choisissent librement les
moments les lieux et les modaliteacutes des relations ndash forceacutee ndash quand elle est imposeacutee
par un groupe dominant gracircce agrave la force des armes ndash ou planifieacutee ndash quand elle est
controcircleacutee par des forces heacutegeacutemoniques cherchant agrave construire laquo drsquoen haut raquo une
culture nationale ou un marcheacute eacuteconomique sans devoir neacutecessairement faire appel
agrave la violence physique ndash et qui dans des cas extrecircmes peut conduire agrave lrsquoassimilation
drsquoun groupe par un autre
Le processus drsquoacculturation nrsquoest pas absolu et se reacutealise au travers drsquoun
travail de seacutelection et de reacuteinterpreacutetation Georges Balandier (1955 et 1971) dans
ses travaux sur les dynamiques sociales en Afrique postcoloniale a deacutemontreacute que la
colonisation nrsquoa pas reacuteussi agrave imposer la totaliteacute de ses principes culturels aux
peuples africains et que ces derniers ont opeacutereacute des choix pour deacuteterminer les
emprunts agrave inteacutegrer tout en tenant compte de certaines compatibiliteacutes ou
incompatibiliteacutes avec la culture preacuteexistante Selon Balandier si le degreacute de
compatibiliteacute est faible on aura un reacutesultat laquo additif raquo ougrave le trait emprunteacute
coexistera avec le preacuteexistant dans le cas contraire on aura un reacutesultat
laquo substitutif raquo le trait emprunteacute prenant la place du preacuteexistant Par ailleurs les
emprunts peuvent entraicircner des modifications dans les systegravemes symboliques des
groupes concerneacutes et laquo drsquoanciennes significations sont attribueacutees agrave des eacuteleacutements
nouveaux raquo ou laquo des nouvelles valeurs changent la signification culturelle des
122
formes anciennes raquo (Herskovits 1948 248) Cela donne alors lieu agrave une
reacuteinterpreacutetation le principe agrave la base des pheacutenomegravenes syncreacutetiques81 et des
hybridations
Ce dernier concept est issu du vocabulaire biologique ougrave il est employeacute pour
indiquer le croisement entre deux individus de taxons diffeacuterents Il a eacuteteacute populariseacute
par Neacutestor Garciacutea Canclini qui lrsquoa deacutefini comme un pheacutenomegravene qui laquo se mateacuterialise
dans des scenarios multi-deacutetermineacutes dans lesquels des systegravemes diffeacuterents
srsquoentrecoupent et srsquointerpeacutenegravetrent raquo (Garciacutea Canclini 1989 2) Selon
lrsquoanthropologue argentin ces systegravemes sont laquo le traditionnel raquo laquo le moderne raquo laquo le
cultiveacute raquo laquo le populaire raquo et laquo le massif raquo Dans les contextes postcoloniaux
lrsquohybridation de ces cateacutegories de lrsquoesprit social a creacuteeacute ndash et continue agrave creacuteer ndash des
interpreacutetations toujours nouvelles et impreacutevisibles de la reacutealiteacute sensible et des
productions culturelles qui srsquoexpliquent seulement agrave partir drsquoun meacutelange dans
lequel il est difficile et parfois impossible de deacuteterminer le laquo poids raquo de chaque
composante Cependant bien que cet apport theacuteorique preacutesente lrsquoavantage de
maintenir actuelle la question du multiculturalisme (qui est selon Garciacutea Canclini
81 Il srsquoagit de la deacutefinition qursquoon donne en anthropologie aux pheacutenomegravenes de recomposition creacuteative
dans le domaine religieux comme ceux qursquoa observeacutes Balandier au Gabon ou Bastide au Breacutesil
(Balandier 1955 Bastide 1958 et 1960) Un cas similaire est celui des mouvements messianiques
tels les cultes du cargo en Meacutelaneacutesie qui se sont deacuteveloppeacutes en inteacutegrant et en adaptant aux reacutealiteacutes
religieuses locales certains eacuteleacutements formels de la religion des colonisateurs (Lanternari 1960
Kilani 1983)
123
une forme drsquohybridation) il nrsquoempecircche qursquoil reste une conceptualisation plutocirct
abstraite selon laquelle en fin de compte toutes les cultures sortiraient gagnantes
Une vision moins optimiste est celle de Darcy Ribeiro (1971) ethnologue
breacutesilien qui a consacreacute toute sa vie agrave lrsquoeacutetude des communauteacutes ameacuterindiennes de
lrsquoAmazonie Selon Ribeiro les peuples tribaux sont inteacutegreacutes aux eacutetats nationaux en
suivant un processus de transfiguration ethnique qui les oblige agrave alteacuterer ndash plus ou
moins violemment ndash leur substrat biologique leur culture et leur forme de relation
avec la socieacuteteacute dominante afin de reacutepondre aux attentes neacutecessaires agrave leur
persistance en tant qursquoentiteacutes ethniques Ainsi dans le meilleur des cas lrsquoidentiteacute
ethnique survivra mais sans ecirctre neacutecessairement accompagneacutee du substrat
biologique et culturel qui la caracteacuterisait avant le contact avec la socieacuteteacute dominante
En revanche dans le pire des cas si elle ne parvient pas agrave remplir certaines
exigences laquo politiques raquo ndash comme lrsquoacceptation drsquoecirctre inteacutegreacutee agrave la socieacuteteacute
dominante dans une position de subordination ndash elle sera voueacutee agrave disparaicirctre
Une derniegravere option reste celle de lrsquoidentiteacute cumulative proposeacutee par Bruno
Saura (1998 2008 et 2012a) dans ses analyses sur lrsquoidentiteacute polyneacutesienne Il srsquoagit
drsquoun modegravele explicatif qui permet de comprendre comment dans certains contextes
drsquoacculturation planifieacutee les identiteacutes ethniques et nationales peuvent coexister et
se juxtaposer lrsquoune lrsquoautre82 agrave partir drsquoun laquo amoindrissement relatif des clivages
82 Et ce au point de permettre un chevauchement de diffeacuterentes repreacutesentations de la mecircme identiteacute
ndash ethnique ou autochtone ndash agrave laquelle srsquoajoute lrsquoidentiteacute du pays colonisateur En Polyneacutesie par
exemple une identiteacute ethnique mārsquoohi (qui se veut laquo de souche raquo) peut coexister avec une identiteacute
124
identitaires raquo favoriseacute par lrsquoincorporation des modes de vie de la socieacuteteacute dominante
par les moyens de communication globale et par les processus drsquointeacutegration scolaire
capables de former des citoyens de la nation (Saura 1998 7) Ce modegravele srsquoapplique
en effet agrave ces reacutealiteacutes coloniales ou postcoloniales ndash celles des peuples ou des Eacutetats
coloniseacutes ou anciennement coloniseacutes dans lesquelles on assiste agrave un processus
drsquoeacutemancipation identitaire et politique ndash ougrave les membres drsquoun groupe qui se
considegravere ethnique ndash et donc objectivement diffegraverent du groupe dominant les
laquo colonisateurs raquo mais aussi des autres groupes ethniques qui se sont installeacutes sur
laquo son raquo territoire ndash emploient une identiteacute ou lrsquoautre selon les exigences imposeacutees
par le contexte afin de laquo profiter raquo drsquoune certaine maniegravere des avantages que
chaque identiteacute peut leur octroyer De son cocircteacute lrsquoidentiteacute ethnique permet
lrsquointeacutegration agrave une communauteacute de personnes avec lesquelles on entretient des liens
drsquoaffiniteacute laquo culturelle raquo (baseacutes sur la parenteacute les eacutemotions ou les sentiments) la
participation agrave certains moments de partage (des fecirctes des rituels ou des
ceacutereacutemonies) et lrsquoeacutechange de certains biens et savoirs dans un contexte local selon
des normes sociales laquo traditionnelles raquo qui sont perccedilues comme naturelles Drsquoun
autre cocircteacute lrsquoidentiteacute citoyenne qui est le reacutesultat de lrsquoassimilation juridique agrave un Eacutetat
national permet drsquoacceacuteder agrave certains droits (celui de voter ou de se preacutesenter
comme candidat aux eacutelections celui drsquoouvrir une entreprise) drsquoobtenir certains
documents consideacutereacutes essentiels (un passeport pour voyager un permis de
conduire) ou de demander des aides financiegraveres speacutecifiques (une bourse drsquoeacutetude
polyneacutesienne (qui nrsquoa pas la mecircme charge revendicative et qui peut inclure les personnes drsquoorigine
eacutetrangegravere neacutees en Polyneacutesie) et franccedilaise (Saura 2008)
125
une allocation chocircmage un precirct bancaire)83 Il srsquoagit de reacutealiteacutes locales ougrave les
formulations identitaires (ethniques politiques ou religieuses) srsquoentremecirclent et
forment un continuum culturel dans lequel il devient parfois difficile drsquoidentifier
certaines diffeacuterences Crsquoest lagrave une ideacutee que semble confirmer Bruno Saura quand il
affirme que laquo [d]rsquoailleurs le discours sur lrsquoidentiteacute nrsquoest pas uniquement un discours
sur la diffeacuterence ou un discours qui divise mecircme srsquoil court toujours le risque drsquoecirctre
perccedilu comme tel raquo (Saura 2008 7)
Le reacutesultat des processus drsquoacculturation nrsquoest donc jamais preacutevisible Il srsquoagit
drsquointeractions dynamiques qui deacutependent de trois variables majeures les rapports
de force qui encadrent les relations entre deux ou plusieurs groupes humains les
structures de gestion du pouvoir dans les mecircmes groupes et le paysage socio-
environnemental (crsquoest-agrave-dire les ressources naturelles et les critegraveres pour y
acceacuteder et les utiliser) Comme nous lrsquoavons vu elles peuvent conduire selon les cas
agrave une assimilation complegravete agrave lrsquoeacutelimination du groupe minoritaire ndash on parlera alors
drsquoethnocide84 ndash ou finalement agrave une incorporation partielle drsquoun groupe dans
83 Bertrand Troadec a analyseacute cette mecircme identiteacute cumulative chez les laquo Demis raquo Tahitiens agrave partir
drsquoune approche strictement psychologique mais en arrivant aux mecircmes conclusions (1992)
84 Pendant longtemps cette notion a eacuteteacute utiliseacutee par les historiens comme synonyme du mot geacutenocide
(Clastres 1974) Agrave partir des anneacutees 1960 en parallegravele agrave la vague de deacutecolonisation qui a permis agrave
plusieurs anciennes colonies des Empires occidentaux drsquoacceacuteder agrave lrsquoIndeacutependance elle sera
introduite dans le vocabulaire de lrsquoanthropologie militante pour deacutefinir la destruction violente drsquoun
groupe ethnique ainsi que les politiques de laquo deacutecivilisation raquo mises en œuvre par certains
gouvernements afin drsquoeacuteliminer toute diffeacuterence culturelle (Jaulin 1970 1972 et 1974)
126
lrsquoautre Dans ce dernier cas les cateacutegories de transfiguration ethnique et de
cumulation drsquoidentiteacutes interviennent pour deacutefinir le degreacute et les modaliteacutes
drsquointeacutegration des traits culturels laquo autres raquo
Je peux conclure cette premiegravere partie qui je le rappelle eacutetait deacutedieacutee agrave
accompagner le lecteur dans le labyrinthe des notions concepts et cateacutegories
analytiques qui sont couramment utiliseacutes dans les eacutetudes anthropologiques sur les
peuples autochtones agrave montrer la charge laquo politique raquo qursquoimplique leur utilisation
et agrave les adapter au sujet drsquoeacutetude que nous appreacutehendons ici lrsquoeacuteducation domestique
et les interactions familiales visant agrave transmettre des donneacutees culturelles Dans la
partie suivante je vais exposer les reacutesultats de mon travail ethnographique et
soumettre ces notions concepts et cateacutegories analyseacutes ici agrave laquo lrsquoeacutepreuve du terrain raquo
en veacuterifiant leur validiteacute anthropologique
127
Synthegravese de la premiegravere partie
Bien que lrsquoanthropologie culturelle et sociale ait souvent deacutelaisseacute lrsquoanalyse
scientifique des interactions eacuteducatives perccedilues a priori comme des sujets drsquoeacutetude
sur lesquels drsquoautres disciplines ndash comme les sciences de lrsquoeacuteducation la
psychopeacutedagogie ou la psychologie cognitive ndash exerccedilaient deacutejagrave une compeacutetence
exclusive les recherches meneacutees dans le domaine de lrsquoanthropologie de lrsquoeacuteducation
ont permis de deacutevoiler certaines dynamiques sociales en rapport avec la
transmission des donneacutees culturelles qui ont remis en question de nombreux
principes sur lesquels la laquo culture raquo occidentale a fondeacute sa vision de lrsquoeacuteducation
Cependant le processus eacuteducatif qui met en contact dans sa configuration la plus
eacuteleacutementaire au moins un eacuteducateur et un eacuteduqueacute ne se reacutesume pas au simple acte
de laquo cultiver le savoir raquo ni agrave la simple relation verticale entre un laquo maicirctre raquo et un
laquo disciple raquo De fait premiegraverement le processus est par deacutefinition dynamique et il
deacutepend de certains facteurs contingents et lieacutes au contexte social et naturel qui
encadre lrsquoacte eacuteducatif Deuxiegravemement quand les revendications identitaires
rentrent en jeu il est largement tributaire des limites imposeacutees et des opportuniteacutes
offertes par le contact culturel
Dans le contexte global actuel qui impose aux identiteacutes autochtones
produites par les politiques coloniales de choisir entre lrsquoassimilation pure et simple
lrsquoadaptation culturelle ou la disparition il devient essentiel de comprendre les
enjeux lieacutes aux processus de transmission de la culture dans les communauteacutes qui
128
revendiquent une laquo alteacuteriteacute raquo et qui ne srsquoidentifient pas au patrimoine culturel
national qui est au bout du compte lrsquoexpression imposeacutee laquo drsquoen haut raquo de lrsquoidentiteacute
du groupe dominant Les deacutebats qui ont animeacute la reacuteflexion sur les exigences
imposeacutees par la reacutealiteacute multiculturelle et sur les possibiliteacutes drsquoune interculturaliteacute
qui reste jusqursquoagrave lrsquoheure actuelle une pieuse utopie nous montrent que lrsquoideacutee drsquoune
civilisation occidentale ndash baseacutee sur un laquo socle culturel commun raquo que tous ses
membres devraient partager ndash est et restera une ideacuteologie discriminante violente
et sans avenir
129
DEUXIEME PARTIE SUR LE TERRAIN INTERACTIONS ET IDEOLOGIES
EDUCATIVES CHEZ LES WAYANA-APALAIuml ET LES ENATA AUTOCHTONES DE
LA REPUBLIQUE
130
Introduction agrave la deuxiegraveme partie
Dans un texte tregraves critique vis-agrave-vis du processus de bureaucratisation de la
recherche en eacuteducation et en sciences sociales Yves Lenoir ndash paraphrasant Jacky
Beillerot (1989) ndash nous rappelle agrave quel point le terme laquo recherche raquo perd de son sens
degraves lors qursquoil nrsquoest deacutefini que comme un simple laquo effort pour trouver un objet une
information ou une connaissance raquo (Lenoir 1996 207) Comme jrsquoai essayeacute de le
montrer dans la premiegravere partie de cette thegravese la recherche en anthropologie de
lrsquoeacuteducation degraves ses origines a enrichi ce principe de base agrave caractegravere
laquo exploratoire raquo avec une perspective laquo multidimensionnelle raquo en analysant des
reacutealiteacutes autres que la seule eacuteducation afin drsquoameacuteliorer certaines pratiques dans les
milieux familiaux et scolaires Cette approche opeacuterationnelle de la recherche se base
donc sur une pratique discursive qui donne la parole aux laquo sujets drsquoeacutetude raquo pour que
lrsquoexpeacuterience de ces derniers puisse reacuteorienter certaines conduites laquo modernes raquo
consideacutereacutees comme naturelles ou axiomatiques mais qui en reacutealiteacute ont eacutemergeacute
dans un contexte social et au sein drsquoun processus historique speacutecifiques (comme la
laquo moderniteacute raquo industrielle ou la postmoderniteacute) En ce sens ces pratiques ne
peuvent preacutetendre agrave lrsquouniversaliteacute puisqursquoelles sont eacutetroitement deacutependantes du
contexte dans lequel elles se manifestent
Apregraves avoir discuteacute de la porteacutee des termes des notions et des concepts qui
encadrent mon hypothegravese de travail ndash selon laquelle lrsquoeacuteducation des peuples
autochtones inteacutegreacutes aux Eacutetats devrait ecirctre interpreacuteteacutee en tant que processus de
131
transmission de donneacutees culturelles lieacutees agrave un paysage naturel et social deacutetermineacute
encadreacute par une dynamique laquo historique raquo postcoloniale et soumis aux impeacuteratifs
imposeacutes par lrsquoeacuteconomie de marcheacute ndash je vais consacrer cette deuxiegraveme partie aux
reacutesultats de mon travail de terrain En observant le laquo fait eacuteducatif raquo chez deux
groupes autochtones de lrsquoOutre-mer franccedilais jrsquoai chercheacute agrave deacutecrire les pratiques
eacuteducatives informelles (ou domestiques) qui guident la vie quotidienne des
communauteacutes en question et qui agrave de rares exceptions pregraves sont peu connues des
responsables administratifs et des organismes publics chargeacutes de lrsquoeacuteducation dans
les territoires concerneacutes Cette perspective laquo descriptive raquo srsquoappuie sur la volonteacute de
redeacutefinir ces pratiques laquo locales raquo dans une perspective laquo globale raquo en les
envisageant comme des dynamiques adaptatives creacuteatives ou transfiguratrices
toujours en relation avec les transformations imposeacutees par les politiques nationales
drsquointeacutegration sociale ndash citoyenne et scolaire ndash et eacuteconomique
Certaines approches theacuteoriques que jrsquoai abordeacutees dans la premiegravere partie
nous offrent un cadre analytique objectif ndash veacuterifiable et baseacute sur une expeacuterience
sensible ndash pour comprendre le fait eacuteducatif en tant qursquointeraction agrave la fois eacuteducative
et acculturatrice et pour eacutetablir un protocole drsquoobservation visant agrave laquo mesurer raquo
certaines variables qui sont fonction du deacuteveloppement de lrsquointeraction elle-mecircme
Agrave partir de la theacuteorie drsquoUri Bronfenbrenner (1986 1995 et 2005) et de ses collegravegues
(Bronfenbrenner amp Ceci 1994 Bronfenbrenner amp Morris 1998) selon laquelle la
transmission des donneacutees culturelles se reacutealise agrave lrsquointeacuterieur drsquoun eacutecosystegraveme je me
suis drsquoabord fixeacute pour objectif de comprendre les systegravemes ndash aux niveaux micro
meacuteso exo et macro ndash qui agissent sur la socialisation des enfants dans les contextes
132
geacuteographiques de la preacutesente eacutetude En deuxiegraveme lieu partant du fait que toute
situation eacuteducative est lieacutee comme le preacutetend Gaston Mialaret (1976) agrave cinq
facteurs essentiels ndash qui sont je le rappelle les contenus les meacutethodes ou les
strateacutegies mises en place pour transmettre le message les techniques et les outils
neacutecessaires pour laquo communiquer raquo les contenus les rapports qui lient lrsquoeacuteducateur et
lrsquoeacuteduqueacute et finalement lrsquoenvironnement dans lequel se reacutealise lrsquoaction eacuteducative ndash
il me semble opportun de deacutecrire le rocircle de chacun drsquoentre eux dans les
performances eacuteducatives observeacutees Troisiegravemement en tenant compte de lrsquoapport
des travaux de Meldford et Audrey Spiro (1958) de Catherine Snow et de ses
collaborateurs (1979) et de Robert LeVine et Karin Norman (2001) qui considegraverent
lrsquoideacuteologie eacuteducative agrave la fois comme un moteur qui agit sur les performances des
eacuteducateurs et comme un meacutecanisme de seacutelection qui lors du processus eacuteducatif
srsquoapproprie certains laquo symboles raquo au deacutepend drsquoautres jrsquoai recueilli et analyseacute les
teacutemoignages des adultes des familles observeacutees afin de deacutecrire les repreacutesentations
mentales qui les poussent agrave agir drsquoune certaine maniegravere avec leurs enfants et de
comprendre lrsquoinfluence de lrsquoideacuteologie parentale ainsi que sa relation avec certaines
variables externes (comme la question de la citoyenneteacute ou les ambitions lieacutees agrave la
reacuteussite scolaire et professionnelle) qui peuvent en modifier les principes et les
prioriteacutes
Cette deuxiegraveme partie se compose donc de six chapitres Dans le premier je
vais deacutecrire le protocole de recherche retenu pour reacutepondre au mieux aux objectifs
speacutecifiques neacutecessaires agrave la veacuterification de mon hypothegravese de deacutepart Le deuxiegraveme
chapitre vise agrave deacutecrire les deux contextes drsquoeacutetude agrave partir drsquoune analyse critique des
133
travaux disponibles notamment ceux relevant de lrsquoethnologie de lrsquoethnohistoire de
lrsquohistoire et de la geacuteopolitique Dans le troisiegraveme chapitre je mrsquoattacherai agrave deacutefinir
les eacutecosystegravemes sociaux des communauteacutes eacutetudieacutees dans le but de comprendre
laquo qui eacuteduque qui raquo ainsi que les relations eacutetablies entre les parents et les autres
acteurs sociaux impliqueacutes dans lrsquoeacuteducation des enfants Le quatriegraveme est consacreacute agrave
lrsquoanalyse des interactions eacuteducatives proprement dites agrave partir des reacutesultats
obtenus gracircce agrave un protocole de recherche expeacuterimental permettant de deacutecrire non
seulement les facteurs de base de la dynamique eacuteducative ndash les messages les
meacutethodes les outils lrsquoenvironnement et les relations entre eacuteducateur et eacuteduqueacute ndash
mais aussi leur laquo intensiteacute raquo Le cinquiegraveme chapitre portera sur les ideacuteologies
eacuteducatives des parents avec lesquels jrsquoai eu lrsquoopportuniteacute de travailler afin de
comprendre comment ces derniers interpregravetent leurs comportements et quelles
sont les valeurs qursquoils associent agrave leurs responsabiliteacutes en tant qursquoeacuteducateurs Le
dernier chapitre qui conclura cette deuxiegraveme partie reacutesumera les reacutesultats
preacutesenteacutes dans les chapitres preacuteceacutedents pour deacutefinir les eacuteleacutements susceptibles
drsquoecirctre discuteacutes dans la troisiegraveme partie
134
7 Meacutethodologie du recueil drsquoinformations
Toujours agrave la recherche de nouvelles laquo sources raquo inexploiteacutees et capables de
deacutevoiler des faits des situations ou des pheacutenomegravenes inconnus les anthropologues
tout comme les sociologues ou les psychologues sont agrave la recherche drsquolaquo objets
drsquoeacutetude raquo humains qursquoils transforment ipso facto en laquo documents raquo qui offrent une
laquo autoriteacute scientifique raquo au reacutecit ethnographique et qui transforment lrsquoinconnu en
deacutecouverte Cependant les mille et une variables qui agissent sur le comportement
humain rendent difficile ce processus qui transforme lrsquoobservation en document un
processus qui risque souvent de reacuteifier les donneacutees recueillies pour construire laquo des
cateacutegories qui figent des classements des typologies qui constituent parfois des
fausses synthegraveses raquo (Augeacute 1987 732)
Bien que cette thegravese nrsquoait pas vocation agrave creacuteer des typologies il est difficile de
reacutesister agrave la tentation de systeacutematiser les donneacutees obtenues en fonction de certaines
cateacutegories qui deacutependent non pas de ma deacutemarche anthropologique mais plutocirct et
surtout de mon veacutecu de mon expeacuterience personnelle et ndash inutile de le cacher ndash de
mon ideacuteologie85 Loin donc de viser la neutraliteacute il srsquoagit en reacutealiteacute drsquoun effort qui se
85 James Clifford (1988) a deacutejagrave souligneacute que le travail ethnographique consiste en un effort
dialectique ndash qui relegraveve de la subjectiviteacute de lrsquoethnographe ndash entre lrsquoexpeacuterience et lrsquointerpreacutetation
dans laquelle laquo lrsquoautoriteacute expeacuterientielle raquo se base sur lrsquoacquisition drsquoune sensibiliteacute empathique et
intuitive qui permet de deacutechiffrer le laquo style culturel raquo drsquoun peuple laquo Lrsquoautoriteacute interpreacutetative raquo se
construit agrave partir de la transformation de lrsquoexpeacuterience en reacutecit un processus qui permettra agrave son
135
veut objectif et qui pour atteindre certains reacutesultats se base sur un ensemble de
meacutethodes et de strateacutegies visant agrave laquo produire raquo des donneacutees mesurables et
comparables Pour deacutefinir une meacutethodologie de travail reacutepondant agrave ces attentes je
me suis donc poseacute trois questions geacuteneacuterales comment eacutetudier lrsquoeacuteducation
informelle chez les autochtones de la Reacutepublique sans ecirctre totalement pris dans le
piegravege de lrsquoobservation subjective du fait eacuteducatif Comment donner une valeur
scientifique agrave des pheacutenomegravenes qui au-delagrave de mon teacutemoignage seront difficilement
veacuterifiables Finalement comment rendre compte dans lrsquoespace offert par une
monographie ethnographique de la varieacuteteacute des situations qui mrsquoont permis
drsquoarriver agrave certaines conclusions
71 Le terrain et lrsquounivers drsquoeacutetude
Avant de deacutetailler les trois meacutethodes de recueil de donneacutees qui constituent le
cœur de mon approche je me dois drsquoexpliquer les raisons qui mrsquoont pousseacute agrave choisir
un laquo univers drsquoeacutetude raquo plutocirct qursquoun autre En tenant compte de la deacutefinition de
lrsquoautochtonie que jrsquoai proposeacutee dans la premiegravere partie de cette thegravese ndash en tant
qursquoexpression drsquoune identiteacute collective qui deacutecrit un groupe humain revendiquant
une culture et un territoire partageacutes et qui base ses revendications sur le fait qursquoil
auteur de valoriser seacutelectionner ou exclure certaines donneacutees en fonction de son interpreacutetation de
lrsquoexpeacuterience de terrain Marilyn Strathern (1987) adopte une position similaire mais encore plus
radicale selon laquelle lrsquoautoriteacute anthropologique est absolument subjective puisqursquoelle deacutepend en
premier lieu de la capaciteacute persuasive de lrsquoanthropologue et de son habiliteacute agrave transformer dans le
reacutecit ethnographique une expeacuterience individuelle en reacutealiteacute universelle
136
habite ab origine le territoire en question ndash le panorama social franccedilais mrsquooffrait un
certain nombre de communauteacutes qui se perccediloivent comme autochtones et qui
revendiquent certains droits ou formes drsquoautonomie il suffit de penser par
exemple aux expressions de lrsquoautochtonie qui se manifestent entre certains Bretons
Basques ou Corses Cependant mon inteacuterecirct portait surtout sur lrsquoautochtonie dans
des contextes reacutesultants de la politique coloniale ce qui reacuteduisait mon choix agrave
lrsquoOutre-mer franccedilais Suite agrave la reacutevision constitutionnelle du 28 mars 2003 il existe
deux cateacutegories juridiques principales pour deacutefinir les territoires laquo non
meacutetropolitains raquo de la Reacutepublique86 les deacutepartements et reacutegions drsquoOutre-mer
(DROM) et les collectiviteacutes drsquoOutre-mer (COM) Les premiers sont reacutegis par lrsquoarticle
73 de la Constitution qui preacutevoit que laquo [l]es lois et regraveglements [de la Reacutepublique y]
sont applicables de plein droit raquo mais en raison des laquo caracteacuteristiques et contraintes
particuliegraveres raquo de ces territoires des adaptations sont possibles Les seconds sont
reacutegis par lrsquoarticle 74 de la Constitution qui fixe leurs statuts par une loi organique
deacutefinissant notamment laquo les conditions dans lesquelles les lois et regraveglements y sont
applicables raquo
Srsquoagissant drsquoune eacutetude exploratoire il mrsquoa sembleacute particuliegraverement
inteacuteressant drsquoobserver les deux reacutealiteacutes afin drsquoeacutevaluer si le statut administratif de
DROM et de COM a un effet sur la reacutealiteacute laquo postcoloniale raquo des contextes eacutetudieacutes Jrsquoai
86 En reacutealiteacute il existe une troisiegraveme cateacutegorie celle de la Nouvelle-Caleacutedonie qui jouit du statut
speacutecifique de collectiviteacute sui generis et qui est reacutegie par des dispositions speacutecifiques de la
Constitution agrave savoir les articles 76 et 77
137
donc choisi de reacutealiser une partie de mes observations avec une communauteacute
autochtone eacutetablie dans un DROM et une autre partie avec une communauteacute
reacutesidant dans une COM Je me suis alors pencheacute sur un DROM et une COM ayant une
charge symbolique qui agrave mon avis est majeure la Guyane et la Polyneacutesie deux
contextes agrave la fois laquo extrecircmes raquo et constitutifs de lrsquoimaginaire national Comme je lrsquoai
preacuteciseacute dans la premiegravere partie drsquoun cocircteacute se trouve la forecirct amazonienne souvent
deacutecrite comme un enfer vert et comme lrsquoantithegravese de la civilisation87 et de lrsquoautre
il y a les icircles des Mers du Sud qui pour le sens commun apparaissent comme le
paradis bleu loin de tous les maux de la laquo moderniteacute raquo88 Finalement jrsquoai identifieacute
87 Il existe une abondante litteacuterature sur les mythes susciteacutes en Europe par la laquo deacutecouverte raquo de
lrsquoAmazonie et de ses habitants souvent agrave cause de lrsquoinfluence tendancieuse des Conquistadores ou
des missionnaires qui dans leurs reacutecits deacutecrivaient cette partie du globe comme un territoire peupleacute
drsquoecirctres sans humaniteacute La diffusion de cette image neacutegative doit beaucoup au soutien que lui ont offert
des penseurs tregraves influents comme Buffon (1749) ou Hegel (1822) mais aussi plus reacutecemment agrave
certains faits divers comme la disparition de lrsquoexplorateur Raymond Maufrais (1952) qui ont
contribueacute agrave la construction drsquoune image de laquo lrsquoAmazonie mangeuse drsquohommes raquo Les travaux de
Tzvetan Todorov (1982) Jean-Paul Duviols (1986) et Michel Le Bris et Pascal Dibie (2005)
constituent des synthegraveses remarquables sur le sujet
88 Aussi dans ce cas lrsquoideacutee du laquo paradis aux antipodes raquo date de lrsquoeacutepoque des premiers voyages des
explorateurs europeacuteens dans la reacutegion Leurs reacutecits ont contribueacute comme lrsquoa deacutemontreacute Eric Vibart
(1987) agrave diffuser cette interpreacutetation chez les intellectuels du siegravecle des Lumiegraveres De son cocircteacute
Bernard Rigo (1997) dans son analyse anthropologique et philosophique du discours occidental sur
lrsquoalteacuteriteacute polyneacutesienne a discuteacute la porteacutee historique de ce steacutereacuteotype socio-environnemental
associant la beauteacute des icircles agrave des habitants reacuteduits agrave des manifestations du bon sauvage (comme celui
imagineacute par Rousseau 1755) naiumlfs insouciants et irresponsables mais fondamentalement non
138
en Guyane et en Polyneacutesie les communauteacutes qui vivaient dans les sites les plus
isoleacutes lagrave ougrave lrsquoimpact des politiques nationales pouvaient ecirctre moindre sans en ecirctre
pour autant totalement absent et lagrave ougrave pouvait subsister une quelconque forme
drsquoeacuteconomie de subsistance (ce qui mrsquoaurait permis drsquoobserver entre autres
lrsquoimplication des enfants dans lrsquoeacuteconomie domestique et dans la production des
aliments) Le choix final a donc porteacute sur les Ameacuterindiens appartenant agrave lrsquoethnie
Wayana-Apalaiuml en Guyane et sur les Enata autochtones de lrsquoicircle de Hiva Oa dans
lrsquoarchipel des Marquises en Polyneacutesie (Figure 8)
laquo alteacutereacutes raquo par lrsquoinfluence neacutegative du progregraves Ce mythe a drsquoailleurs subjugueacute et fait fantasmer des
personnaliteacutes comme le peintre Paul Gauguin qui srsquoinstallera agrave Hiva Oa en 1901 et y mourra trois
ans plus tard (Laudon 1999) le navigateur Alain Gerbault qui fascineacute par les icircles Marquises leur
deacutediera plusieurs pages de son Icircles de beauteacute (Gerbault 1941) ou le chanteur et poegravete Jacques Brel
qui eacutecrira laquo geacutemir nrsquoest pas de mise aux Marquises raquo et qui demandera drsquoecirctre inhumeacute agrave Atuona pregraves
de la tombe de Gauguin (Brel 1977 Lecordier 2012)
139
Figure 8 Position de la Guyane et de la Polyneacutesie franccedilaise (Carte obtenue gracircce au service Google Maps Eacutelaboration de lrsquoauteur)
Une fois mes terrains drsquoeacutetude choisis jrsquoai eacutevalueacute la meilleure modaliteacute
possible pour reacutealiser le travail ethnographique Comme on peut lrsquoimaginer drsquoun
point de vue logistique comparer deux contextes qui se trouvent presque aux
antipodes impose des contraintes notables Jrsquoai donc choisi drsquoeacutetablir mon laquo quartier
geacuteneacuteral raquo dans le village drsquoAntecume pata dans la commune de Maripasoula en
Guyane qui est devenu pendant quatre ans laquo mon chez moi raquo Agrave partir de lagrave jrsquoai
reacutealiseacute une mission ethnographique agrave Hiva Oa de septembre 2014 agrave janvier 2015
Au total le travail de terrain a dureacute pregraves de cinq ans avec des interruptions drsquoun ou
deux mois par an au cours desquels jrsquoai pris mes distances quant aux contextes
drsquoeacutetude et reacutealiseacute des analyses avec des familles laquo teacutemoin raquo dans lrsquoHexagone afin de
140
pouvoir comparer certaines donneacutees et de mieux cerner le laquo deacutecalage raquo entre les
pratiques eacuteducatives domestiques des peuples autochtones et celles des familles
franccedilaises meacutetropolitaines
Jrsquoai limiteacute le champ de mon eacutetude aux familles reacutesidant dans les deux terrains
choisis et ayant au moins un enfant acircgeacute entre 2 et 7 ans (assumant donc le rocircle de
laquo lrsquoeacuteduqueacute raquo dans mes observations) Cette eacutetape correspond agrave la phase dite de
laquo petite enfance raquo et qui selon Jean Piaget est caracteacuteriseacutee par le deacuteveloppement
des capaciteacutes de repreacutesentation verbale89 et de socialisation de lrsquoaction par la
laquo genegravese de la penseacutee raquo ndash qui ne se limite plus agrave lrsquointelligence perceptive et motrice
typique de la tranche drsquoacircge preacuteceacutedente mais qui integravegre aussi les compeacutetences
susciteacutees par le langage et la socialisation ndash par lrsquointuition90 et finalement par le
deacuteveloppement des sentiments interindividuels (sympathies antipathies
respecthellip) et drsquoune vie affective proprement dite (Piaget 1940) Mon choix a eacuteteacute
motiveacute par le fait que cette peacuteriode soit consideacutereacutee comme la plus importante pour
la socialisation primaire De fait crsquoest au cours de cette phase que se forge la
personnaliteacute de lrsquoindividu que le laquo facteur eacuteducatif raquo a un impact visible sur le
deacuteveloppement de lrsquoenfant et que les familles mettent en œuvre ndash consciemment ou
89 Il srsquoagit de la capaciteacute drsquointeacuteriorisation de la parole laquo qui a pour supports le langage inteacuterieur et le
systegraveme des signes raquo et qui permet de laquo reconstituer sur le plan intuitif des images et des expeacuteriences
mentales raquo (Piaget 1940 30)
90 Jrsquoentends par laquo intuition raquo la capaciteacute agrave anticiper lrsquoeffet drsquoune action et agrave reconstituer des eacutetats
anteacuterieurs
141
pas ndash des dispositifs explicites de formation (Castra 2010)91 Mes observations ont
donc essentiellement pris en compte les interactions eacuteducatives des enfants de cette
tranche drsquoacircge sans pour autant mettre totalement de cocircteacute celles entre adultes et
nourrissons ou adolescents
Agrave cet effet dans chacun des deux terrains drsquoeacutetude jrsquoai observeacute dix enfants (les
laquo eacuteduqueacutes raquo) Chaque enfant a eacuteteacute observeacute pendant 48 heures Les observations ont
eacuteteacute reacutealiseacutees agrave deux occasions pendant 24 heures drsquoun jour ouvrable (quand
lrsquoenfant allait agrave lrsquoeacutecole) et pendant 24 heures drsquoun jour feacuterieacute (quand lrsquoenfant nrsquoallait
pas agrave lrsquoeacutecole)92 Jrsquoai drsquoabord reacutealiseacute un premier essai sur une eacutechelle reacuteduite avec
cinq familles wayana-apalaiuml agrave Antecume pata en 2011 afin de tester le protocole
Apregraves cette premiegravere mise au point une seacuterie drsquoobservations a eacuteteacute meneacutee agrave
91 Je tiens agrave souligner que la theacuteorie de Piaget nrsquoest pas universellement accepteacutee Plusieurs auteurs
ont critiqueacute la segmentation du deacuteveloppement psychosocial de lrsquoenfant en eacutetapes et drsquoautres
considegraverent que agrave un niveau geacuteneacuteral cette perspective est fondamentalement ethnocentrique
puisqursquoelle ne tient pas compte des formes de deacuteveloppement propres agrave drsquoautres cultures (Brainerd
1978 Siegel amp Brainerd 1978 Modgil amp Modgil 1982 Siegal 1991) Il srsquoagit toutefois de la theacuteorie
qui a eu le plus drsquoimpact sur les politiques eacuteducatives occidentales et qui a litteacuteralement laquo modeleacute raquo
lrsquoorganisation des cycles scolaires dans la plupart des pays industrialiseacutes y compris la France
(Fisher 1980) Une synthegravese des positions qui ont animeacute cette controverse a eacuteteacute reacutealiseacutee par Orlando
Lourenccedilo et Armando Machado (1996)
92 Les enfants ont eacuteteacute observeacute aussi pendant la nuit Une telle strateacutegie mrsquoa permis drsquoobserver
certaines interactions eacuteducatives nocturnes comme par exemple quand un membre de la famille
rassure lrsquoenfant qui a eu un cauchemar quand il lui chante une berceuse pour le rendormir ou quand
il lrsquoaccompagne au dehors de la maison pour lrsquoaider agrave satisfaire ses besoins physiologiques
142
Antecume pata entre janvier et juin 2014 et une autre agrave Hiva Oa entre novembre
2014 et janvier 2015 De juin agrave septembre 2014 jrsquoai eacutegalement reacutealiseacute des
observations en France meacutetropolitaine avec cinq familles de milieu urbain pour
pouvoir disposer drsquoun groupe teacutemoin (non autochtone et qui nrsquohabite pas en Outre-
mer)
Les critegraveres qui ont guideacute le choix des familles observeacutees dans le cadre de
cette eacutetude ont eacuteteacute les suivants
lrsquoa ge des enfants laquo e duque s raquo pour chaque terrain drsquoe tude jrsquoai
se lectionne deux familles ayant un enfant de 2 ou 3 ans quatre
familles ayant un enfant de 4 ou 5 ans et quatre familles ayant un
enfant de 6 ou 7 ans Pour la premie re batterie drsquoobservations mene e
a Antecume pata et pour celle mene e en France me tropolitaine jrsquoai
conserve les me mes proportions une famille ayant un enfant de 2 ou
3 ans deux familles ayant un enfant de 4 ou 5 ans et deux familles
ayant un enfant de 6 ou 7 ans
lrsquoa ge des parents qui devait e tre compris entre 25 et 35 ans
le sexe de lrsquoe duque pour chaque terrain drsquoe tude jrsquoai se lectionne cinq
familles dont lrsquoenfant e tait de sexe fe minin et cinq familles dont il e tait
de sexe masculin Pour la premie re batterie drsquoobservations mene es a
Antecume pata et pour celle mene e en France me tropolitaine jrsquoai
se lectionne deux familles dont lrsquoenfant e tait de sexe fe minin et trois
143
familles dont il e tait de sexe masculin93
la condition socioe conomique dans chaque terrain drsquoe tude ont e te
se lectionne es des familles ou lrsquoun de deux parents avait une activite
salarie e
le statut de lrsquoenfant observe qui e tait toujours le descendant naturel
biologique et non adopte
la condition de sante de lrsquoenfant qui nrsquoavait pas drsquohandicaps ni des
troubles cognitives
la repre sentation que les parents se faisaient de leur identite jrsquoai
choisi des parents qui revendiquaient selon le cas leur identite
wayana-apalaicirc marquisienne ou franccedilaise laquo me tropolitaine raquo94
la fratrie jrsquoai choisi des familles avec au moins trois enfants (lrsquoenfant
laquo sujet drsquoe tude raquo a partir duquel jrsquoai mesure les interactions et au
93 Cette relative surrepreacutesentation du sexe masculin srsquoexplique par des raisons pratiques lieacutees au
travail drsquoobservation En effet puisque chez les Wayana-Apalaiuml drsquoAntecume pata les filles passent la
majoriteacute de leur temps avec les membres feacuteminins de leur famille quand jrsquoai commenceacute mon travail
sur le terrain (en 2011) il mrsquoa eacuteteacute tregraves difficile de convaincre les parents agrave me laisser observer
pendant les 24 conseacutecutives preacutevue par mon protocole de recherche non seulement la fille qui aurait
eacuteteacute le laquo sujet drsquoeacutetude raquo mais aussi les autres femmes de la famille Pour ce qui concerne les
observations meneacutees en France meacutetropolitaine - qui devaient servir de laquo groupe teacutemoin raquo et qui
nrsquoavaient pas la preacutetention de creacuteer un univers de comparaison statistiquement significatif- jrsquoai
preacutefeacutereacute conserver cette mecircme proportion
94 Concernant les meacutetropolitains jrsquoai choisi des familles ougrave les deux parents eacutetaient neacutes et ont grandi
en France
144
moins deux fre res)
Le type de famille he te ro-parental
72 Lrsquoanalyse eacutecosysteacutemique agrave lrsquoeacutepreuve du terrain
Lrsquoapproche eacutecosysteacutemique se base sur le principe selon lequel le
deacuteveloppement de lrsquoindividu deacutepend de sa position au centre drsquoune seacuterie de
systegravemes concentriques ougrave ceux qui se situent dans la partie la plus externe exercent
une influence sur ceux qui sont plus agrave lrsquointeacuterieur Le premier niveau correspond aux
microsystegravemes soit les uniteacutes sociales eacuteleacutementaires avec lesquelles chaque individu
a une relation directe et observable Il srsquoagit par exemple des parents de la famille
eacutelargie des pairs du voisinage de lrsquoeacutecole des groupes drsquointeacuterecirct ndash comme les
associations culturelles sportives politiques ou religieuses ndash ou des collegravegues de
travail Identifier ces microsystegravemes dans les deux contextes eacutetudieacutes a donc eacuteteacute ma
premiegravere tacircche Il srsquoagissait en drsquoautres termes drsquoidentifier les acteurs de
lrsquoeacuteducation ceux que Mialaret appelle laquo les eacuteducateurs raquo
Dans un deuxiegraveme temps jrsquoai deacutecrit les relations existant entre les diffeacuterents
microsystegravemes (entre les parents et les autres membres de la famille ou entre les
parents et lrsquoeacutecole par exemple) ce qui mrsquoa permis de comprendre le contexte
meacutesosystegravemique et de deacutefinir la maniegravere dont chaque microsystegraveme agit en fonction
des contraintes et des opportuniteacutes fournies par les autres microsystegravemes Le fait
que par exemple un microsystegraveme ait des relations difficiles avec un autre
microsystegraveme nous aide agrave comprendre comment lrsquoindividu ndash qui se trouve au milieu
de cette tension ndash choisit de se positionner drsquoun cocircteacute ou de lrsquoautre ou
145
eacuteventuellement de ne pas prendre position (mecircme srsquoil ne nous explique pas
pourquoi il fait ce choix) La troisiegraveme eacutetape conclusive a eacuteteacute de deacutecrire les
exosystegravemes (locaux) et le macrosystegraveme (global) qui agissent inconsciemment sur
le niveau meacutesosystegravemique et indirectement sur la socialisation de lrsquoindividu
Autrement dit il srsquoagissait de deacutecrire les contextes communautaires leurs relations
avec les instances administratives eacutetatiques et leur inteacutegration agrave lrsquoeacuteconomie de
marcheacute et aux valeurs de la laquo globalisation raquo
73 Comprendre les interactions eacuteducatives
Apregraves avoir identifieacute les acteurs de lrsquoeacuteducation crsquoest-agrave-dire les personnes ou
les groupes de personnes qui interagissent avec lrsquoenfant afin de lrsquoeacuteduquer jrsquoai
chercheacute agrave identifier les interactions eacuteducatives Cette tacircche nrsquoest pas des plus aiseacutees
car elle implique le travail ndash souvent difficile ndash qui consiste agrave deacutenicher le fait eacuteducatif
entre les mille et une interactions qui mettent en rapport un eacuteducateur et un eacuteduqueacute
Je me suis donc laisseacute guider par la deacutefinition laquo anthropologique raquo de lrsquoeacuteducation qui
soutient mon hypothegravese agrave savoir que lrsquoeacuteducation est un processus de transmission
des donneacutees culturelles eacutetroitement lieacutees au paysage naturel et social qui constitue
lrsquohabitat dans lequel se reacutealise lrsquointeraction eacuteducative La tacircche consistait donc agrave
repeacuterer les moments pendant lesquels les eacuteducateurs wayana-apalaiuml et
enata transmettaient agrave lrsquoenfant ndash qui occupait le rocircle de laquo lrsquoeacuteduqueacute raquo ndash des donneacutees
laquo culturellement significatives raquo neacutecessaires agrave la survie dans leur environnement
naturel et agrave la participation agrave la vie communautaire
146
Ces donneacutees peuvent ecirctre classifieacutees en fonction de huit domaines
fondamentaux auxquels elles sont lieacutees agrave savoir
La production et la transformation des aliments comme
lrsquoagriculture la chasse la pe che et la cuisine
La construction et lrsquoentretien de la maison
La me dicine traditionnelle - impliquant la
reconnaissance des espe ces ve ge tales ou animales et leur utilite
the rapeutique ndash lrsquohygie ne personnelle et la sexualite
La pre paration et la participation a des ce re monies ou
rituels communautaires
La production drsquooutils ne cessaires a la re alisation des
activite s que je viens de mentionner autrement dit la laquo culture
mate rielle raquo proprement dite
La transmission des mythes des le gendes et de lrsquohistoire
locale
La reconnaissance du territoire (sa ge ographie physique
et humaine ses ressources naturelles et ses dangers mais aussi les
variations climatiques et les cycles des saisons)
Les re gles de vie (les comportements adapte s et les
normes communautaires)
Agrave travers lrsquoobservation des pratiques ayant un rapport avec un ou plusieurs
de ces domaines jrsquoai donc pu repeacuterer les interactions eacuteducatives et les acteurs qui y
147
jouaient le rocircle drsquoeacuteducateurs Cela mrsquoa donneacute lrsquoopportuniteacute de comprendre la
fonction sociale de chaque membre de la communauteacute les laquo savoirs raquo qui leur sont
assigneacutes mais aussi les meacutethodes et les outils mobiliseacutes pour transmettre leurs
connaissances et leurs savoir-faire
Pour deacutecrire laquo lrsquointensiteacute raquo de ces interactions jrsquoai appliqueacute un protocole deacutejagrave
testeacute par drsquoautres anthropologues de lrsquoeacuteducation et qui repose sur lrsquoobservation et
la mesure des rythmes eacuteducatifs Dans une eacutetude sur lrsquoeacutecologie sociale chez les Efe
de la forecirct de lrsquoIturu en Reacutepublique Deacutemocratique du Congo Edward Tronick et ses
collegravegues (1987) ont observeacute le pheacutenomegravene du multiple caregiving ndash entendons par
lagrave lrsquointervention de plusieurs caregivers95 dans lrsquoeacuteducation des enfants ndash agrave partir de
lrsquoanalyse du temps que les enfants passent avec des personnes autres que leur
megravere96 Un protocole analogue a eacuteteacute utiliseacute dans lrsquoeacutetude de Barry Hewlett (1992) sur
les relations affectives entre pegraveres et fils chez les pygmeacutees Aka population nomade
drsquoAfrique centrale et dans laquelle lrsquoauteur cherche agrave restituer le pourcentage de
temps que les pegraveres Aka passent agrave srsquooccuper de leurs fils Drsquoautres auteurs ont suivi
des meacutethodes similaires pour mesurer lrsquoimplication paternelle chez les Kung San
95 Le mot anglais caregiver est difficilement traduisible en franccedilais Dans la terminologie meacutedicale
anglo-saxonne il est employeacute pour deacutefinir les personnes qui srsquooccupent de soigner ou drsquoaider les
enfants les malades ou les plus acircgeacutes Cependant je lrsquoutilise ici dans le sens qui lui est donneacute dans la
litteacuterature anthropologique agrave savoir celui de laquo fournisseur de soins raquo
96 Leur meacutethode se basait sur la mesure du pourcentage de temps passeacute en contact physique avec
drsquoautres caregivers ce qui incluait le temps passeacute dans leurs bras ou agrave dormir agrave leur cocircteacute
148
(West amp Konner 1976) les Gidgingali (Hamilton 1981) et agrave nouveau les Efe (Winn
et al 1990) Cependant les eacutetudes que je viens de citer nrsquoobservent pas les
interactions eacuteducatives au sens strict puisqursquoelles sont consacreacutees agrave mesurer le
temps que certains caregivers passent avec les enfants ndash un temps qui peut servir agrave
transmettre des donneacutees culturelles mais aussi agrave ne rien faire agrave se reposer ou agrave
contempler97
Dans le cadre de cette recherche jrsquoai donc deacutecideacute drsquoadapter ces meacutethodes en
fonction de lrsquoobjectif que je me suis fixeacute et de mesurer le temps que chaque
eacuteducateur consacre agrave son eacuteduqueacute pour la transmission des donneacutees culturelles
concernant un ou plusieurs des huit domaines laquo culturels raquo fondamentaux que je
viens de mentionner
Les observations ont eacuteteacute codeacutees agrave partir drsquoune grille dans laquelle jrsquoai noteacute agrave
intervalles de cinq minutes les interactions eacuteducatives que chaque membre de la
famille ou de la communauteacute entretenaient avec lrsquoenfant-eacuteduqueacute en tenant aussi
compte du style eacuteducatif caracteacuterisant chaque interaction (voir annexe 8) Au total
jrsquoai reacutealiseacute plus de 1440 heures drsquoobservation directe dans le seul but de mesurer la
97 Un cas diffegraverent est celui de lrsquoeacutetude meneacutee par Catherine Snow et ses collegravegues (1979) qui ont
mesureacute la freacutequence et la dureacutee moyenne des laquo interactions sociales raquo entre les megraveres et leurs enfants
en Hollande et en Grande-Bretagne Cependant leur eacutetude ne distingue pas les interactions sociales
(qui incluent tout type drsquointeractions pourvu qursquoon puisse reconnaicirctre une quelconque forme de
communication) des interactions purement eacuteducatives (qui se limitent agrave la transmission drsquoun certain
type de donneacutees dans un but speacutecifique)
149
laquo quantiteacute raquo drsquointeractions eacuteducatives ce qui mrsquoa permis drsquoobtenir des donneacutees
comparables quant au laquo poids raquo de chaque acteur ndash ou microsystegraveme ndash en charge de
la transmission de la culture dans les deux contextes eacutetudieacutes
Par ailleurs au-delagrave des donneacutees laquo mesurables raquo cet exercice mrsquoa aussi
permis drsquoobserver en quoi certains outils et technologies ndash laquo traditionnels raquo ou
laquo modernes raquo produits localement ou acheteacutes agrave lrsquoexteacuterieur ndash participent au fait
eacuteducatif et comment ils sont exploiteacutes par les eacuteducateurs afin de transmettre
certains savoirs
74 Performances parentales et ideacuteologies eacuteducatives
Le rocircle des parents dans lrsquoeacuteducation des enfants pourrait sembler laquo auto-
eacutevident raquo et dans le sens commun on a lrsquohabitude de lrsquoassocier aux activiteacutes de soin
drsquoencadrement et de protection de leur progeacuteniture En reacutealiteacute la notion de
parentaliteacute est bien plus vaste et engage soit lrsquoensemble des processus qui
permettent aux parents de reacutepondre aux neacutecessiteacutes physiques affectives et
psychologiques des enfants (Lamour amp Barraco 1998) soit lrsquoexercice de
transmission ndash et de transformation ndash drsquoun patrimoine culturel propre agrave la
laquo famille raquo (qui comprend lrsquoensemble des membres drsquoune communauteacute par effet des
liens de parenteacute) Cependant chaque communauteacute humaine applique des formes de
parentaliteacute diffeacuterentes ce qui se traduit par des styles eacuteducatifs et des strateacutegies
peacutedagogiques qui ne sont valides que dans un certain contexte et dans certaines
situations ndash styles auxquels on associe des comportements et des valeurs
particuliegraveres En effet comme le soulignent Claudine Parent et Michegravele Brousseau
150
laquo si le regard porteacute sur les rocircles parentaux diffegravere selon les cultures il peut
eacutegalement varier en fonction de la position occupeacutee par les diffeacuterents membres de
la famille raquo (Parent amp Brousseau 2008 XI)
Pour comprendre les styles eacuteducatifs des parents dans le cadre drsquoune culture
speacutecifique plusieurs meacutethodes srsquooffrent agrave lrsquoanthropologue En tant que laquo sujet
drsquoeacutetude raquo les strateacutegies parentales ont surtout eacuteteacute analyseacutees par les sciences de
lrsquoeacuteducation et dans la majoriteacute des cas dans des contextes expeacuterimentaux Agrave titre
drsquoexemple on peut mentionner les travaux drsquoAlexandra Franccedilois et Annick Weil-
Barais (2003) qui ont utiliseacute des jeux de construction pour analyser la transmission
des connaissances de Fataneh Sourcheh (2004) qui dans le cadre de sa recherche
doctorale a observeacute la mise en jeu des compeacutetences numeacuteriques dans des situations
controcircleacutees ou de Heeyean Cho (2007) qui a utiliseacute le laquo jeu de la marchande raquo pour
comparer les interactions parent-enfant en France et en Coreacutee du Sud Drsquoautres
auteurs ont preacutefeacutereacute comparer les interactions en milieu expeacuterimental avec celles en
milieu naturel Rodica Ailincai par exemple a eacutetudieacute la variabiliteacute interactionnelle
parentale dans des contextes multiculturels et plurilingues agrave partir de ce type de
protocole en codant les transcriptions des observations afin de mettre en eacutevidence
les interventions verbales et non verbales et de les classifier selon le style eacuteducatif
qui leur est propre directif suggestif autonomisant ou disjoint (Ailincai amp Weil
Barais 2007 Ailincai et al 2014) Drsquoautres eacutetudes ont analyseacute lrsquointeraction
parentale agrave partir drsquoun questionnaire depuis 1997 par exemple le Deacutepartement de
lrsquoeacuteducation des Eacutetats-Unis utilise ce protocole pour comprendre la relation entre
lrsquoimplication des parents et la reacuteussite scolaire des eacutelegraveves ameacutericains (USDE 2006)
151
pour sa part lrsquoOCDE utilise un protocole similaire pour comparer le niveau de
participation des familles agrave la vie culturelle des enfants avec les reacutesultats obtenus
dans le cadre des eacutevaluations PISA (Borgonovi amp Montt 2012)
Bien que ce type drsquoapproche ait lrsquoavantage de laquo produire raquo des reacutesultats
mesurables il est toutefois difficile drsquoen imaginer lrsquoapplication dans des contextes
tels que mon terrain drsquoeacutetude ougrave lrsquoexpeacuterience controcircleacutee ou la passation drsquoun
questionnaire se seraient reacuteveacuteleacutes laborieux et auraient demandeacute un niveau
drsquoanalyse des donneacutees particuliegraverement ardu dans le cadre drsquoune recherche
doctorale Au moins deux raisons ont motiveacute mon choix Drsquoune part lrsquoexpeacuterience
controcircleacutee ndash consistant agrave laquo neutraliser raquo toute interfeacuterence exteacuterieure pendant la
dureacutee de lrsquoobservation ndash aurait eacuteteacute difficile agrave mettre en place sans espaces laquo priveacutes raquo
pouvant limiter les regards et les commentaires des personnes externes agrave
lrsquoexpeacuterience En effet agrave Antecume pata comme agrave Hiva Oa les maisons sont ouvertes
et il est impossible de reacutealiser des observations de ce type laquo agrave huis clos raquo Drsquoautre
part il aurait eacuteteacute tout aussi difficile de passer des questionnaires agrave des parents
drsquoeacutelegraveves qui ndash bien que compeacutetents pour communiquer en langue franccedilaise ndash
nrsquoauraient pu les remplir seuls dans la mesure ougrave la scolariteacute de la majoriteacute des
adultes avec lesquels jrsquoai travailleacute en Guyane et en Polyneacutesie srsquoest arrecircteacutee au CM2
Du fait de ces contraintes jrsquoai donc preacutefeacutereacute opter pour lrsquoobservation des
pratiques quotidiennes en transcrivant sur ma grille de codage ndash adapteacutee agrave partir
de celle creacuteeacutee par Rodica Ailincai (2011) ndash les styles drsquointeractions que chaque
membre de la famille ou de la communauteacute entretenaient avec lrsquoenfant qui se
152
trouvait au centre de mes observations Pour identifier les formes drsquointeractions
auxquelles jrsquoai assisteacute jrsquoai pris en consideacuteration les eacuteleacutements suivants98
Le style directif inte gre des conduites ndash verbales ou non
verbales ndash qui sont impose es a lrsquoenfant visant a la normativite
des comportements et admettant des feedbacks (re troactions)
ne gatifs
Le style suggestif vise a stimuler la production de lrsquoenfant et a
lrsquoaccompagner dans ses actions ou ses apprentissages avec des
feedbacks positifs des conseils des encouragements ou des
demandes de pre cisions
Le style autonomisant a pour but de de velopper lrsquoautonomie de
lrsquoenfant mais le parent reste attentif et a proximite de lrsquoaction
Le style fonctionnellement disjoint est observable dans les
situations ou les actions ne sont pas collaboratives ou les
parents ne restent pas a proximite de lrsquoenfant et ou ils ne
peuvent ni contro ler ni e valuer son activite
98 Il srsquoagit des deacutefinitions proposeacutees par Rodica Ailincai dans son travail doctoral (2005) et utiliseacutees
ulteacuterieurement dans une recherche agrave laquelle jrsquoai eu lrsquoopportuniteacute de participer et qui a eacuteteacute preacutesenteacutee
dans le cadre du premier colloque du Reacuteseau national des EacuteSPEacute (Ailincai et al 2015 Voir aussi
Ailincai et al 2014 et 2016)
153
Pour rendre compte du deacutecalage qursquoil existe entre les pratiques deacuteclareacutees et les
pratiques observeacutees crsquoest-agrave-dire entre ce que les adultes font et ce qursquoils disent faire
ndash veacuteritable dilemme pour lrsquoethnographe ndash jrsquoai accompagneacute mes observations
drsquoentretiens non structureacutes afin de mettre en lumiegravere trois eacuteleacutements
fondamentaux
les motivations qui les conduisent a agir drsquoune certaine
manie re
les valeurs qursquoils assignent a leurs performances
e ducatives
lrsquoide e de re ussite qui guide leur action e ducative
Jrsquoai donc essayeacute agrave partir de ces donneacutees de reconstituer les traits saillants de
lrsquoideacuteologie eacuteducative dans les deux contextes eacutetudieacutes
75 Consideacuterations eacutethiques
Les deux terrains drsquoeacutetude que jrsquoai choisis pour reacutealiser ma recherche ne
repreacutesentent pas un territoire inexploreacute par la recherche Le village drsquoAntecume
pata et lrsquoicircle de Hiva Oa ont eacuteteacute visiteacutes agrave maintes reprises par de nombreux chercheurs
provenant de toutes les disciplines des ethnologues des ethnomusicologues des
sociologues des archeacuteologues des botanistes des eacutepideacutemiologistes des architectes
des historiens des geacuteographes et mecircmes des astronomes Les communauteacutes qui
mrsquoont accueilli nrsquoeacutetaient donc pas vierges de tout contact avec cette espegravece curieuse
154
et toujours agrave la recherche de deacutecouvertes que sont les laquo savants baroudeurs raquo
Cependant le fait drsquoavoir reacutealiseacute un travail de terrain de longue haleine et drsquoavoir pu
tisser pendant mon seacutejour dans ces lieux si isoleacutes des liens drsquoamitieacute avec plusieurs
membres de ces communauteacutes mrsquoa permis de discuter souvent autour des vices et
des vertus que mes hocirctes reconnaissent agrave ces visiteurs eacutetranges qui comme aime agrave
le reacutepeacuteter Andreacute Cognat le responsable du village drsquoAntecume pata laquo viennent
srsquoinstallent nous font beaucoup de questions et apregraves ils repartent sans jamais nous
dire ce qursquoils ont deacutecouvert raquo Son neveu Kalanki Panapasi ajoute aussi qursquo laquo ils
utilisent nos noms ils publient nos photos ils vendent leurs livres et ils font leur
carriegravere gracircce agrave nous raquo Il nrsquoest donc pas surprenant que la plupart des habitants
drsquoAntecume pata ou de Hiva Oa nrsquoacceptent pas drsquoecirctre pris en photo drsquoecirctre
enregistreacutes par un dictaphone ou que leur nom soit publieacute
Pour la reacutealisation de cette recherche jrsquoai ducirc tenir compte de ces exigences
de mes hocirctes ce qui mrsquoa conduit agrave modifier les preacutenoms des personnes
intervieweacutees99 et agrave ne pas inclure des photographies Dans la recherche
anthropologique la construction drsquoun cadre de reacutefeacuterence pour les questions
eacutethiques nrsquoest pas simple En effet il nrsquoexiste pas de code deacuteontologique
universellement valable (comme pour les meacutedecins ou les professionnels de santeacute
qui ont leur serment drsquoHippocrate) et en lrsquoabsence de normes nationales
99 Les personnes qui apparaissent avec leur preacutenom et leur nom sont celles qui mrsquoont explicitement
autoriseacute agrave les citer Les autres apparaissent avec un nom fictif mais elles nrsquoauront pas de difficulteacute agrave
se reconnaicirctre dans le reacutecit
155
contraignantes chaque anthropologue agrave tendance agrave se reacutefeacuterer aux codes de conduite
des associations professionnelles ou des socieacuteteacutes savantes dont il est membre ou
aux normes preacutevues par les eacutetablissements de recherche auxquels il est affilieacute Dans
mon cas je mrsquoen suis remis aux principes du code de conduite de lrsquoAmerican
Anthropological Association (2009) et surtout aux obligations suivantes
Rendre explicites les finalite s et les objectifs du travail de
recherche en cours
Obtenir les autorisations ne cessaires pour la re alisation du
travail sur le terrain
Ne pas causer de dommages aux communaute s e tudie es a
leurs membres a leur patrimoine ou a leur
environnement
Ne pas ge ne rer de conflits au sein des communaute s ou
entre les communaute s et les entite s externes
Prote ger la confidentialite des sources cite es
Pre server les donne es recueillies sur le terrain et les
prote ger pour qursquoelles ne soient pas utilise es pour
de clencher ou justifier un conflit ou pour qursquoelles ne
nuisent pas a la confidentialite des personnes qui y sont
mentionne s
Rendre accessibles les re sultats obtenus dans le cadre de la
recherche tout en tenant compte des crite res mentionne s
auparavant
156
Pendant mon travail de terrain ainsi que lors de la reacutedaction de cette thegravese
jrsquoai essayeacute de mrsquoen tenir agrave ces normes et de respecter les regravegles de laquo bon voisinage raquo
et drsquohospitaliteacute qui relegravevent du sens commun Comme on le verra dans les pages
suivantes cela mrsquoa obligeacute agrave laquo trahir raquo agrave maintes reprises les normes morales qui
sont propres agrave laquo ma raquo culture agrave reacuteeacutevaluer ma position face agrave certaines prises de
position et bien eacutevidemment agrave modifier mon point de vue sur lrsquouniversaliteacute de
certains usages auxquels laquo ma raquo culture mrsquoa habitueacute En fin de compte le terrain
nrsquoest pas seulement un espace de deacutecouverte mais surtout un moment de reacuteflexion
157
8 Les terrains de recherche
La Guyane et la Polyneacutesie deux laquo confettis raquo de lrsquoempire colonial franccedilais qui
ndash bien que situeacutes agrave des milliers de kilomegravetres de distance lrsquoun de lrsquoautre dans deux
continents diffeacuterents (lrsquoAmeacuterique du Sud et lrsquoOceacuteanie) et dans deux milieux
eacutecologiques tout aussi diffeacuterents (respectivement la forecirct tropicale humide et
lrsquoeacutecosystegraveme oceacuteanique) et bien qursquoayant deux statuts administratifs distincts (la
premiegravere est un DOM la seconde une COM) ndash partagent plusieurs points communs
Les deux territoires ont en effet veacutecu une histoire coloniale similaire tous deux ont
eacuteteacute inteacutegreacutes agrave la Reacutepublique franccedilaise en raison de leurs ressources naturelles mais
surtout de leur position geacuteographique De mecircme ces deux territoires sont peupleacutes
de nombreuses communauteacutes autochtones qui revendiquent certaines formes
drsquoautonomie et exigent drsquoecirctre reconnues par lrsquoEacutetat non seulement en tant que
laquo minoriteacutes linguistiques raquo mais aussi ndash et surtout ndash en tant que groupes humains
porteurs drsquoune identiteacute propre neacutecessitant une protection speacutecifique
Les deux communauteacutes qui constituent laquo lrsquounivers de cette eacutetude raquo sont de
ce point de vue assez repreacutesentatives Dans les pages qui suivent je vais essayer de
reacutesumer les eacuteleacutements les plus significatifs de leur histoire et de leur organisation
sociale agrave partir des donneacutees ethno-historiques disponibles et de lrsquoanalyse de leur
contexte geacuteopolitique ce qui nous permettra dans les prochains chapitres de mieux
comprendre leurs eacutecosystegravemes sociaux et les fondements historiques de leur
ideacuteologie eacuteducative
158
81 Les Wayana-Apalaiuml drsquoAntecume pata situation geacuteographique donneacutees
ethno-historiques et aspects sociologiques
Le village drsquoAntecume pata srsquoeacutetend sur lrsquoicircle du mecircme nom sur le haut cours
du fleuve Maroni qui eacutetablit la ligne de frontiegravere avec le Suriname (Figure 9) Il est
habiteacute par des familles wayana et apalaiuml
Figure 9 La Guyane franccedilaise et le village drsquoAntecume pata (carte reproduite avec lrsquoaimable autorisation de lrsquoInstitut Geacuteographique National)
159
Actuellement en Guyane franccedilaise vivent environ mille Wayana cohabitant
avec une dizaine drsquoApalaiuml Ces groupes preacutesents dans la reacutegion des Guyanes depuis
au moins deux siegravecles eacutetaient autrefois semi-nomades leurs ancecirctres eacutetaient
connus sous le nom de laquo Roucouyens raquo100 et drsquo laquo Oupouloui raquo (Gillin 1948 Hurault
1968 et 1972)101 Jean Chapuis (1998 2003) signale qursquoil srsquoagit de deux groupes de
langue carib (ou karib) qui partagent les mecircmes origines Ils seraient en effet le
reacutesultat de la fusion de nombreux clans qui vivaient aux alentours de la chaicircne
montagneuse des Tumuc Humac (qui aujourdrsquohui deacutelimite la triple frontiegravere entre
la Guyane le Suriname et le Breacutesil) et qui agrave partir du XVIIIegraveme siegravecle ont commenceacute
agrave srsquoinstaller plus loin ndash sur le fleuve Tapanahony au Suriname le fleuve Parou agrave lrsquoest
du Breacutesil et le fleuve Maroni en Guyane ndash agrave cause de lrsquoexpansion de la frontiegravere
coloniale et des conflits avec la communauteacute Wayampi (ou Waiatildepi)102 Comme le
notent Pierre et Franccediloise Grenand laquo la Guyane ameacuterindienne ancienne nrsquoeacutetait pas
100 Le nom laquo Roucouyennes raquo est issu de leur habitude agrave se peindre totalement le corps avec les
extraits des fruits de la plante de roucou (Bixa orellana) qui donne agrave la peau une couleur rouge vif
101 Selon les diffeacuterentes sources les Wayana sont aussi connus sous drsquoautres ethnonymes tels Ajana
Alucuyana Ayana Guaque Ojana Orcocoyana Orocoiana Pirixi Uaiana Urukuena Urukuyana ou
Waiano et les Apalaiuml sont eacutegalement appeleacutes Apalai Apalay Aparai Aparathy Apareilles ou Appirois
(Stuart 1991 Robert 2009)
102 Cette interpreacutetation ne fait pas lrsquounanimiteacute Drsquoautres chercheurs comme la linguiste Eliane
Camargo (1997 2008a et 2008b) preacutefegraverent lrsquohypothegravese selon laquelle il srsquoagirait de deux peuples
distincts qui parlent deux langues diffeacuterentes mais qui partagent une histoire et un territoire
commun (Voir aussi Chiara 1978)
160
composeacutee de groupes isoleacutes et eacuteloigneacutes les uns des autres mais bien au contraire de
socieacuteteacutes qursquoelles aient eacuteteacute en guerre ou en paix en contact permanent agrave travers des
eacutechanges commerciaux des eacutechanges festifs voire des eacutechanges matrimoniaux raquo
(1985 12) ainsi que des eacutechanges guerriers
La premiegravere description ethnographique des laquo Roucouyens raquo parue en 1769
a eacuteteacute reacutedigeacutee par Claude Tony un laquo mulacirctre libre drsquoApprouague raquo qui avait eacuteteacute
envoyeacute par Louis-Thomas Jacquot gouverneur de la Guyane pour explorer les
sources du fleuve Litany103 Dans son rapport pour le gouverneur Tony fait eacutetat drsquoun
groupe avec une organisation militaire qui essaye de se deacutefendre des attaques des
groupes wayampi lesquels jouissaient du soutien de la couronne portugaise (et de
son armement) et drsquoacceacuteder aux produits occidentaux disponibles dans le bassin de
lrsquoOyapock gracircce aux postes de commerce que les missionnaires jeacutesuites y avaient
creacuteeacutes durant la premiegravere moitieacute du XVIIIegraveme siegravecle (Tony 1769) Dix ans plus tard
lorsque le meacutedecin et naturaliste Jean-Baptiste Leblond visita le sud de la Guyane
dans le cadre de ses recherches sur le quinquina (Cinchona officinalis) il observa que
leur organisation militaire avait disparu et qursquoils avaient commenceacute agrave migrer et agrave
srsquoinstaller dans le bassin du Haut Maroni et du Waqui loin des Wayampi et des
Portugais (Leblond 1814) Cependant leur progression vers le Bas Maroni a eacuteteacute
freineacutee dans la premiegravere moitieacute du XIXegraveme siegravecle par la preacutesence de campements
103 Les premiers contacts des Wayana-Apalaiuml avec les Europeacuteens datent probablement de 1730
anneacutee ougrave des explorateurs au service de lrsquoordonnateur Paul Lefebvre drsquoAlbon signalent un groupe laquo
drsquoOrokoyanes raquo (laquo Roucouyens raquo) dans le sud de la Guyane Une analyse des documents drsquoarchive
concernant ce premier contact a eacuteteacute reacutealiseacutee par Grenand (1972) et Chapuis (1998)
161
drsquoun autre groupe de langue Carib les Galibi (aujourdrsquohui appeleacutes Kalirsquona)104 et par
lrsquohostiliteacute des groupes Tirio sur lrsquoItany (Grenand 1982) Selon Jean Chapuis (1998)
la laquo fusion raquo entre les clans laquo roucouyens raquo (wayana) et upului (apalaiuml) date de cette
eacutepoque et srsquoexplique par deux raisons strateacutegiques sceller un accord de
cohabitation pacifique dans la reacutegion et augmenter la taille des communauteacutes ce qui
aurait permis drsquoeacutelargir le reacuteseau drsquoeacutechanges matrimoniaux (Chapuis 1998 Voir
aussi Rauschert-Alenani 1981) Agrave la mecircme eacutepoque des groupes de Boni des
esclaves drsquoorigines africaines eacutechappeacutes du Suriname sont venus srsquoinstaller sur le
cours moyen du Maroni pour eacutechapper aux Hollandais et agrave leurs allieacutes les Djuka
qui les pourchassaient Pour Jean-Marcel Hurault (1972) les relations entre la toute
nouvelle laquo confeacutedeacuteration Wayana-Apalaiuml raquo et les Boni fugitifs eacutetaient plus que
cordiales mais ces derniers qui controcirclaient lrsquoaccegraves des marchandises en
provenance du nord se sont imposeacutes en tant qursquointermeacutediaires dans le commerce
entre les Ameacuterindiens et les colons franccedilais de telle sorte que laquo les Wayana
fournissaient [aux Boni] des chiens en principe dresseacutes pour la chasse du bois drsquoarc
des hamacs les Boni [fournissaient aux Wayana] divers objets manufactureacutes en
particulier des haches des sabres et des hameccedilons raquo (Hurault 1965 115)
Lrsquoarriveacutee de certains clans wayampi dans la reacutegion lesquels fuyaient les
colons portugais qui voulaient les reacuteduire en esclavage a deacuteclencheacute une nouvelle
104 Lesquels apregraves une premiegravere phase drsquoeacutechanges pacifiques avec les laquo Roucouyens raquo conduisirent
une seacuterie de raids pour enlever leurs femmes afin de les revendre aux colons hollandais du Suriname
et la guerre qui en suivit a eacuteteacute remporteacutee par les clans laquo roucouyens raquo et obligea les Kalirsquona agrave se retirer
(Grendand 1972)
162
guerre entre eux et les Wayana-Apalaiuml Au vu du nombre important de morts
perpeacutetreacutees les deux parties ont deacutecideacute de trouver un accord et en 1830 les deux
groupes ont deacutetermineacute que les Wayampi allaient occuper le bassin de lrsquoOyapock (de
sa source jusqursquoau confluent du Camopi) et les Wayana-Apalaiuml le bassin du Maroni
jusqursquoau confluent du Tapanahony105 Lrsquoaccord a permis de mettre en place un
reacuteseau drsquoeacutechanges eacuteconomiques privileacutegieacutes qui selon Pierre Grenand (1982)
eacutetaient tellement fortes que les Wayampi ont adapteacute leur mythologie pour y inclure
les Wayana lesquels ont eacuteteacute associeacutes au clan des laquo gens de lrsquoanaconda raquo
Durant plus drsquoun siegravecle la preacutesence de ces laquo groupes tampons raquo (les Wayampi
sur lrsquoOyapock et les Boni sur le Maroni) a limiteacute le contact des Wayana-Apalaiuml avec
les Occidentaux De fait depuis lrsquoexploration de Leblond en 1779 aucun explorateur
europeacuteen ne srsquoest aventureacute dans la reacutegion Les contacts ont repris en 1879 lorsque
Jules Crevaux qui essayait de relier Cayenne agrave Beleacutem en passant pour les Tumuc
Humac laquo a deacutecouvert raquo des communauteacutes ameacuterindiennes installeacutees sur le Haut
Maroni (Crevaux 1883)106 Il reacutedigera alors avec drsquoautres savants de lrsquoeacutepoque le
105 Cet accord est connu par les chercheurs en ethnohistoire amazonienne comme la laquo paix wayana raquo
(Grenand 1972)
106 On peut imaginer que avant son voyage Crevaux nrsquoavait pas connaissance de ces groupes En
effet dans le rapport preacuteliminaire qursquoil adressa agrave lrsquoAgence Geacuteneacuterale des Colonies sur la situation
geacuteographique du nord et du centre de la Guyane il ne faisait pas mention de la possibiliteacute qursquoil pouvait
exister des groupes ameacuterindiens dans le sud de la reacutegion (Crevaux 1877)
163
premier vocabulaire de la laquo langue roucouyenne raquo (Crevaux et al 1882)107 Entre
1887 et 1889 les villages du Haut Maroni ont eacuteteacute visiteacutes par le geacuteographe Henri
Anatole Coudreau qui en fit une description systeacutematique et essaya pour la
premiegravere fois de les recenser relevant le nombre de 15000 (Coudreau 1893) Agrave
lrsquoinstar de Crevaux il reacutedigera un vocabulaire des langues ameacuterindiennes de la
reacutegion utilisant pour la premiegravere fois les ethnonymes laquo Ouayana raquo et laquo Aparaicirc raquo pour
identifier les habitants ameacuterindiens du Haut Maroni (Coudreau 1892)
En 1930 avec le deacutecret-loi du 6 juin est creacuteeacute le Territoire de lrsquoInini une entiteacute
autonome directement administreacutee par le gouverneur de la Guyane assisteacute par un
conseil drsquoadministration de son choix Ce Territoire est alors seacutepareacute de la colonie de
la Guyane proprement dite administreacutee quant agrave elle par un gouverneur agissant au
nom du ministre des Colonies La laquo vraie raquo Guyane franccedilaise ne srsquoeacutetendait que sur
lrsquoeacutetroite bande littorale lagrave ougrave il existait une preacutesence coloniale Tout le reste du
territoire correspondait agrave lrsquoInini peupleacute par des communauteacutes ameacuterindiennes et
afro-descendantes (Djuka et Boni) ainsi que par quelques anciens prisonniers ayant
reacuteussi agrave fuir du bagne Selon lrsquohistorien Serge Mam-Lam-Fouck cette division laquo
consacrait lrsquoexistence des deux espaces que lrsquohistoire avait creacuteeacutes le Littoral depuis
longtemps modeleacute par la colonisation franccedilaise et lrsquoInteacuterieur jamais totalement
maicirctriseacute raquo (Mam-Lam-Fouck 1996 112) Depuis cette laquo territorialisation raquo le
107 En reacutealiteacute le vocabulaire et la grammaire de Crevaux meacutelangent des eacuteleacutements de langue wayana
et drsquoautres qui sont propres agrave lrsquoapalaiuml Lrsquoexplorateur ndash qui a eacuteteacute accueilli pendant plusieurs semaines
dans une communauteacute qursquoil appelle laquo roucouyenne raquo ndash nrsquoavait pas diffeacuterencieacute les Wayana des Apalaiuml
ce qui indique probablement que agrave lrsquoeacutepoque les deux groupes avaient deacutejagrave fusionneacute
164
deacuteclin deacutemographique de ces communauteacutes srsquoest acceacuteleacutereacute pour atteindre son point
le plus bas dans les anneacutees 1950 Les recensements effectueacutes par Jean Hurault
(1957) agrave cette eacutepoque eacutevoquent une population totale ne deacutepassant pas la
cinquantaine de membres Agrave partir de cette date la tendance deacutemographique
neacutegative a commenceacute agrave srsquoinverser gracircce agrave la creacuteation drsquoun poste de santeacute dans le
bourg de Maripasoula ndash village fondeacute par des Boni qui se deacutediaient agrave lrsquoorpaillage
dans les affluents du Maroni ndash permettant agrave certains Ameacuterindiens plus disposeacutes au
contact de se faire soigner quand ils eacutetaient malades Lrsquoarriveacutee de plusieurs familles
wayana-apalaiuml en provenance du Breacutesil pour fuir les garimpeiros108 qui eacutetaient en
train de massacrer les communauteacutes ameacuterindiennes du Jari et du Parou de lrsquoest afin
drsquooccuper leur terre a eacutegalement participeacute agrave lrsquoinversion de la tendance
deacutemographique preacuteceacutedente (Cognat 1967) En 1976 on deacutenombrait plus de trois
cents Wayana-Apalaiuml sur les deux berges du Maroni (Cognat 1977) Dans un
recensement que jrsquoai effectueacute en 2012 jrsquoen ai compteacute 1150 ce qui semble confirmer
une tendance agrave lrsquoaccroissement deacutemographique (Aligrave amp Ailincai 2013)109
108 Les chercheurs drsquoor et de pierres preacutecieuses qui travaillent sur les chantiers drsquoorpaillage
clandestin
109 Il convient de souligner que dans les recensements officiels de lrsquoInstitut national de la statistique
et des eacutetudes eacuteconomiques (INSEE) les habitants des villages ameacuterindiens ndash lesquels drsquoun point de
vue administratif sont consideacutereacutes comme des lieux-dits ndash sont comptabiliseacutes en tant que reacutesidents
du bourg de Maripasoula Il nrsquoexiste donc aucun chiffre officiel sur le nombre drsquohabitants des villages
du Haut Maroni
165
811 Situation postcoloniale et inteacutegration nationale
En 1946 la Guyane franccedilaise accegravede au statut de deacutepartement sans que sa
division administrative ndash une Guyane littorale et un Territoire de lrsquoInini ndash soit remise
en question Il faudra attendre lrsquoanneacutee 1969 pour que lrsquoInini soit deacutefinitivement
inteacutegreacute au deacutepartement et pour que des communes soient creacuteeacutees dans lrsquointeacuterieur
guyanais (Thabouillot 2012) Agrave partir des anneacutees 1950 les gouvernements franccedilais
et surinamiens adoptent une politique de laquo seacuteduction raquo des communauteacutes
ameacuterindiennes de la reacutegion de sorte que comme lrsquoaffirmait Hurault laquo une
surenchegravere srsquoeacutetait eacutetablie entre les administrations franccedilaise et surinamienne pour
attirer les Indiens sur leurs territoires (cadeaux voyages agrave Cayenne ou agrave
Paramaribo) raquo (1957 30)
Agrave la fin des anneacutees 1950 le Suriname avait deacutejagrave doteacute plusieurs villages
ameacuterindiens de pistes drsquoatterrissage et assurait des liaisons aeacuteriennes reacuteguliegraveres
avec la capitale Paramaribo Aussi le gouvernement surinamien exempta les
Ameacuterindiens des controcircles de papiers drsquoidentiteacute eacutelectrifia le village drsquoAnapaike ougrave
il creacutea une eacutecole en langue wayana et finalement il assigna une reacutemuneacuteration
mensuelle aux autoriteacutes coutumiegraveres et aux repreacutesentants des villages En 2014
aucun des villages ameacuterindiens du Haut Maroni en territoire franccedilais ne disposait
166
de pistes drsquoatterrissage110 seule une partie des habitants avait pu obtenir la
nationaliteacute franccedilaise111 aucun village nrsquoavait de systegraveme de production ou de
distribution eacutelectrique112 et lrsquoenseignement scolaire se reacutealisait en langue
franccedilaise113 Le seul point commun avec le Suriname est le fait que en France les
110 Ce qui oblige les habitants agrave se deacuteplacer en pirogue jusqursquoagrave lrsquoaeacuterogare de Maripasoula Pour avoir
une ideacutee de lrsquoeffort que ce type de deacuteplacement implique il suffit drsquoimaginer que agrave certaines peacuteriodes
de lrsquoanneacutee le voyage drsquoAntecume pata agrave Maripasoula peut durer 8 heures
111 En effet plusieurs Ameacuterindiens qui sont neacutes au Breacutesil ou au Suriname bien qursquoils aient veacutecu en
France pendant plus de 10 ans (et certains plus de 70 ans) nrsquoont jamais eacuteteacute nationaliseacutes Ils reacutesident
donc sur le sol franccedilais en tant qursquoeacutetrangers avec un permis de seacutejour (qui est octroyeacute pour une dureacutee
drsquoun an) Le problegraveme vient du fait que la naissance de ces personnes nrsquoait jamais eacuteteacute enregistreacutee
dans les archives de lrsquoeacutetat civil du Breacutesil ou du Suriname Bien que la preacutefecture de Guyane ait promis
agrave plusieurs reprises de trouver une solution deacutefinitive agrave cette aberration juridique au jour ougrave jrsquoeacutecris
ces pages rien nrsquoa eacuteteacute fait (Geacutery et al 2014)
112 Seul le village drsquoAntecume pata disposait drsquoun groupe eacutelectrogegravene communautaire ndash proprieacuteteacute de
lrsquoassociation Yepeacute En geacuteneacuteral la plupart des familles du Haut Maroni possegravede un groupe eacutelectrogegravene
de petite taille pour eacuteclairer la maison et faire fonctionner les congeacutelateurs dans lesquels sont
conserveacutes les produits issus de la chasse et de la pecircche
113 Cependant comme on le verra dans les pages suivantes le Rectorat de la Guyane a creacuteeacute en 1998
des dispositifs pour inteacutegrer des laquo interventions raquo en langue maternelle dans les eacutecoles primaires de
certaines Circonscriptions Educatives de la Guyane dont celles du Haut Maroni Toutefois ces
interventions ne sont pas reacuteellement inteacutegreacutees au programme des apprentissages et les reacutesultats du
dispositif ne font pas lrsquounanimiteacute (Maurel 2012 Nocus et al 2014)
167
autoriteacutes coutumiegraveres percevaient aussi une reacutemuneacuteration mensuelle en tant que
laquo capitaines raquo des villages114
Jusqursquoaux anneacutees 1990 les laquo capitaines raquo eacutetaient les seuls Ameacuterindiens agrave
percevoir une reacutemuneacuteration fixe Les autres villageois vivaient de laquo petits boulots raquo
guides dans des missions de recherche scientifique accompagnateurs de groupes de
touristes en quecircte drsquoaventure ou main-drsquoœuvre non qualifieacutee dans les travaux de
construction du bourg de Maripasoula Degraves lors les Wayana et les Apalaiuml ont
commenceacute agrave faire appel aux systegravemes de solidariteacute sociale de lrsquoEacutetat et agrave lrsquoheure
actuelle toutes les familles du Haut Maroni perccediloivent une ou plusieurs aides
financiegraveres comme le Revenu de solidariteacute active (RSA) ou drsquoautres aides octroyeacutees
par la Caisse drsquoallocations familiales (CAF)
Aujourdrsquohui il existe neuf villages ameacuterindiens dans le Haut Maroni Elaheacute
Cayodeacute Twenkeacute Taluwen Antecume pata et Pidima du cocircteacute guyanais Anapaikeacute
Alawa et Koumakapan du cocircteacute surinamien (Figure 10)
114 Qui est verseacutee par le Conseil Geacuteneacuteral de la Guyane (CGG) et qui correspond agrave 30 du Salaire
minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) Actuellement en Guyane 48 chefs coutumiers
reccediloivent lrsquoindemnisation du CGG Les autoriteacutes coutumiegraveres ne sont pas choisies par les villageois
mais nommeacutees ndash et eacuteventuellement destitueacutees ndash par les autoriteacutes de lrsquoEacutetat entre 1946 et 1982 par
le preacutefet de la Guyane et depuis 1983 par le CGG Il faut ajouter que depuis le 1er janvier 2016 le
conseil reacutegional et le CGG sont devenus une entiteacute unique la Collectiviteacute Territoriale de Guyane qui
reprend lrsquointeacutegraliteacute des compeacutetences des anciennes collectiviteacutes dont celles concernant les
autoriteacutes coutumiegraveres
168
Figure 10 Les villages ameacuterindiens du Haut Maroni (drsquoapregraves Chapuis amp Riviegravere 2003 920)
Ces villages situeacutes agrave plus de 300 km agrave vol drsquooiseau de la capitale du
deacutepartement Cayenne constituent ce que les Guyanais connaissent comme le laquo Pays
ameacuterindien raquo115 Mais ce laquo Pays ameacuterindien raquo nrsquoest pas la terre des Ameacuterindiens car
le territoire qursquoils occupent ne leur appartient pas puisque comme presque tous les
115 Lrsquoexpression laquo Pays ameacuterindien raquo tregraves reacutepandue et couramment utiliseacutee dans les moyens de
communication reacutepond sans doute agrave une cateacutegorie coloniale qui renvoie agrave lrsquoimage drsquoun Eacutetat dans
lrsquoEacutetat peupleacute drsquoIndiens qui reprensentent laquo lrsquoantithese de la civilisation raquo soit une laquo Amazonie
sauvage raquo qui reste malgreacute elle agrave la peripherie de la France
169
Ameacuterindiens de Guyane ils vivent sur des terres domaniales Comme le soulignent
Pierre et Franccediloise Grenand ce sont en effet laquo hocirctes de la France sur leurs propres
terres raquo (Grenand P et F 1979 371) Par ailleurs lrsquoaccegraves au laquo Pays ameacuterindien raquo
nrsquoest pas libre depuis 1970 tout deacuteplacement au sud de Maripasula - agrave lrsquointeacuterieur
de ce qursquoon appelle la Zone agrave Accegraves Regraveglementeacute parfois pompeusement surnommeacutee
laquo la zone interdite raquo - doit ecirctre autoriseacute par le Preacutefet de la Guyane116 (Figure 11)
116 Lrsquoaccegraves agrave la laquo zone interdite raquo est actuellement reacutegi par lrsquoarrecircteacute preacutefectoral ndeg 1845C du 3 octobre
1977
170
Figure 11 La ligne de deacutemarcation de la Zone agrave Accegraves Regraveglementeacute (carte reproduite avec lrsquoaimable autorisation du Parc Amazonien de Guyane)
Bien que cette reacuteglementation ait permis aux Wayana et aux Apalaiuml de limiter
les contacts avec les touristes eacutetrangers ainsi que lrsquoexposition aux maladies
drsquoorigine exogegravene elle a aussi eu pour effet de faire disparaicirctre les reacuteseaux de
relations avec les clans vivant au Breacutesil En 1998 Jean Chapuis note que
laquo les eacutechanges entre fleuves breacutesiliens et Litani encore vivaces
jusqursquoau deacutebut des anneacutees soixante-dix ne sont plus que des
171
souvenirs en cinq ans nous nrsquoavons pas eu connaissance drsquoun seul
deacuteplacement vers le Jari ou le Paru de lrsquoEst Par contre ils persistent en
ce qui concernent le Tapanahony et des visites de plusieurs mois ont
parfois lieu entre villages de ces deux fleuves raquo (Chapuis 1998 23)
Je ne peux que confirmer ses observations puisqursquoentre 2011 et 2015 il nrsquoy
a eu aucun contact entre les communauteacutes guyanaises et breacutesiliennes En revanche
les communauteacutes du Haut Maroni entretiennent des relations continues avec celles
du Suriname La localisation actuelle des communauteacutes Wayana et Apalaiuml en
Guyane au Suriname et au Breacutesil est repreacutesenteacutee dans la figure 12
172
Figure 12 Localisation actuelle des communauteacutes Wayana et Apalaiuml en Guyane au Suriname et au Breacutesil (Chapuis 1998 24)
812 Une scolarisation reacutepublicaine pour les laquo abandonneacutes de la Reacutepublique raquo117
Agrave lrsquoheure actuelle lrsquoeacutecole ndash veacuteritable avant-poste reacutepublicain ndash est la seule
institution publique preacutesente dans tous les villages ameacuterindiens du Haut Maroni118
117 Jrsquoemprunte ce titre au livre eacuteponyme drsquoYves Geacutery Alexandra Mathieu et Christophe Gruner (2014)
118 Agrave cet eacutegard certaines preacutecisions sont neacutecessaires les villages de Cayodeacute Elaheacute Taluwen et
Antecume pata disposent aussi de dispensaires (non meacutedicaliseacutes ils deacutependent du centre de santeacute
de Maripasoula lequel agrave son tour deacutepend du Centre Hospitalier de Cayenne) le village de Twenkeacute
dispose drsquoun poste de gendarmerie (mais son personnel srsquooccupe exclusivement des activiteacutes lieacutees agrave
173
Pour les Wayana et les Apalaiuml elle a toujours repreacutesenteacute le contact privileacutegieacute avec laquo
lrsquoexteacuterieur raquo et surtout avec le monde occidental et la culture laquo drsquoEacutetat raquo par le biais
des artefacts qursquoelle utilise les savoirs qursquoelle dispense les normes (scolaires et
citoyennes) qursquoelle veacutehicule et bien eacutevidemment par la preacutesence du personnel
eacuteducatif qui provient majoritairement du territoire meacutetropolitain (Maurel 2010)
En effet ces villages disposent tous drsquoune eacutecole primaire (Tableau 1)
Villages Antecume Pata Pidima Twenkeacute-Taluwen
Cayodeacute Elaheacute
Population 312 72 520 152 122 Elegraveves 77 23 110 45 38 Classes 4 2 5 2 2 Anneacutee de creacuteation de lrsquoeacutecole 1986 2010 1972 1990 1985 Lrsquoeacutecole reacuteunit les
eacutelegraveves des villages suivants Antecume Pata Lipolipo et Palassissi
Lrsquoeacutecole reacuteunit les eacutelegraveves des villages suivants Pidima Palimino Peacuteleacutea
Tableau 1 Villages wayana-apalaiuml du Haut Maroni donneacutees deacutemographiques et population scolaire (recensement reacutealiseacute par lrsquoauteur en 2012 Adapteacute drsquoAligrave amp Ailincai 2013)
la lutte contre lrsquoorpaillage clandestin) le village de Taluwen dispose depuis septembre 2015 drsquoune
antenne de la mairie de Maripasoula afin de geacuterer les archives de lrsquoeacutetat civil des reacutesidents du Haut
Maroni les villages de Cayodeacute Taluwen et Antecume pata accueillent des antennes du Parc
Amazonien de Guyane Agrave titre anecdotique jrsquoajouterai aussi que tous les villages disposent drsquoune
boicircte aux lettres mais celles-ci ne sont pas utiliseacutees parce que la Poste nrsquoassure pas la relegraveve et la
distribution du courrier dans les sites isoleacutes
174
Agrave Antecume pata lrsquoeacutecole voit le jour agrave lrsquoinitiative drsquoAndreacute Cognat fondateur
du village119 qui en 1977 deacutecide de creacuteer un dispositif drsquoinstruction
communautaire pour octroyer aux Wayana-Apalaiuml de tout acircge une ressource
formative de base Son premier objectif a eacuteteacute lrsquoapprentissage de lrsquoeacutecriture pour
lequel il srsquoest entoureacute de formateurs locaux des Ameacuterindiens qui ayant travailleacute
dans les villes du littoral (surtout Cayenne et Saint Laurent du Maroni) avaient
appris les rudiments de la langue franccedilaise Apregraves cette premiegravere phase lrsquoeacutecole est
devenue une source de laquo dialogue raquo avec la laquo moderniteacute raquo offrant des cours de
civilisation franccedilaise drsquohistoire de geacuteographie et certaines notions de calcul
neacutecessaires agrave la gestion des eacutechanges eacuteconomiques avec les laquo Blancs raquo et les Boni En
1986 le Gouvernement franccedilais reconnaicirct lrsquoeacutetablissement drsquoAntecume pata en
lrsquoincluant dans le dispositif eacuteducatif deacutepartemental en creacuteant des classes de niveau
CP CE1 CE2 CM1 et CM2120 et en le rendant obligatoire pour tous les enfants en acircge
drsquoecirctre scolariseacutes Andreacute Cognat a fortement insisteacute pour que la langue wayana ait sa
place agrave lrsquoeacutecole et bien que peu favorable agrave lrsquoideacutee de lrsquoobligation scolaire il a pu
neacutegocier avec le Rectorat de la Guyane afin que les eacutetablissements eacuteducatifs du
laquo Pays ameacuterindien raquo puissent jouir de certaines deacuterogations aux normes preacutevues par
119 Ce village wayana a eacuteteacute fondeacute en 1965 agrave lrsquoinitiative drsquoAndreacute Cognat un ouvrier lyonnais qui a
inteacutegreacute la communauteacute ameacuterindienne en 1961 (Cognat 1977 et 2009)
120 Le cours preacuteparatoire ou CP est la premiegravere classe de lrsquoeacutecole eacuteleacutementaire franccedilaise La deuxiegraveme
est le cours eacuteleacutementaire premiegravere anneacutee (CE1) la troisiegraveme le cours eacuteleacutementaire deuxiegraveme anneacutee
(CE2) la quatriegraveme le cours moyen premiegravere anneacutee (CM1) et la derniegravere le cours moyen deuxiegraveme
anneacutee (CM2)
175
le Code de lrsquoEacuteducation Ainsi pendant de nombreuses anneacutees lrsquoentreacutee dans lrsquoeacutecrit
srsquoest faite en langue wayana avec le concours drsquoun meacutediateur culturel puis drsquoun
Intervenant en Langue Maternelle (ILM) Les eacutelegraveves passaient alors par deux anneacutees
de CP lrsquoune en wayana lrsquoautre en franccedilais121 En 2010 le Rectorat de la Guyane
ouvre une eacutecole maternelle dans le village avec des classes de PS de MS et de GS122
Aujourdrsquohui tous les enfants en acircge scolaire suivent les classes de lrsquoeacutecole primaire
(eacuteleacutementaire et maternelle) et la majoriteacute de leurs parents ont suivi au moins une
partie du cycle de scolarisation
Selon plusieurs observateurs la scolarisation reacutepublicaine a permis aux
Ameacuterindiens de la Guyane (et non seulement aux Wayana-Apalaiuml) de deacutevelopper des
revendications politiques et drsquoacceacuteder agrave certaines compeacutetences neacutecessaires au
laquo dialogue raquo avec les institutions publiques bien que le niveau drsquoeacutechec scolaire reste
eacuteleveacute et que la majoriteacute des jeunes ne veuille pas poursuivre leurs eacutetudes au-delagrave de
16 ans ce qui les empecircche drsquoacceacuteder aux postes cleacutes de la fonction publique (Coiumlaniz
2001 Coiumlaniz et al 2001)123 Andreacute Cognat en est convaincu tout comme la
121 Cependant cette deacuterogation octroyeacutee apregraves une longue bataille entre les parents drsquoeacutelegraveves et les
repreacutesentants de lrsquoEacuteducation Nationale ne prenait pas en consideacuteration lrsquoexistence drsquoune
communauteacute apalaiuml dans le secteur Actuellement le village drsquoAntecume pata ne compte que deux
locuteurs de langue apalaiuml et dans tout le deacutepartement les locuteurs natifs de cette langue
consideacutereacutee en danger par les linguistes ne sont pas plus de cinq
122 Respectivement petite moyenne et grande section de maternelle
123 Au niveau deacutepartemental plusieurs eacutetudes commissionneacutees par lrsquoAcadeacutemie de la Guyane et
lrsquoInstitut national de la statistique et des eacutetudes eacuteconomiques (INSEE) confirment que la Guyane
176
majoriteacute des laquo informateurs raquo avec lesquels jrsquoai travailleacute Cependant lrsquoeacutecole nrsquoa pas
suffi agrave reacutesoudre les principaux problegravemes qui frappent la socieacuteteacute ameacuterindienne En
avril 2013 jrsquoai organiseacute une reacuteunion pour en discuter avec les parents drsquoeacutelegraveves
inscrits dans les classes de lrsquoeacutecole maternelle (PS MS et GS) et eacuteleacutementaire (CP CE1
CE2 CM1 et CM2) du village Treize personnes y ont participeacute douze megraveres et un
pegravere Pendant le deacutebat trois facteurs de deacutestabilisation ont eacuteteacute identifieacutes le plus
important est lrsquoorpaillage illeacutegal qui seacutevit dans le secteur et qui contamine le
fleuve124 sans compter qursquoil a introduit chez les villageois toute une seacuterie
drsquohabitudes consideacutereacutees comme laquo immorales raquo par les Ameacuterindiens125
deuxiegravemement lrsquoalcoolisme se propage chez les hommes qui deacutepensent une bonne
partie des aides de lrsquoEacutetat dans lrsquoachat de rhum bon marcheacute et qui une fois ivres ont
preacutesente des taux drsquoeacutechec et de deacutecrochage scolaires supeacuterieurs agrave la norme surtout dans les sites les
plus laquo isoleacutes raquo comme crsquoest le cas drsquoAntecume pata et plus largement de tout le laquo Pays ameacuterindien raquo
(Horatius-Clovis et Michaud 2011 Gragnic 2013 Bayart et al 2013 Gragnic et Horatius-Clovis
2014) Ces eacutetudes corroborent aussi la correacutelation statistique positive qui existe dans toute la France
entre le niveau de scolarisation des enfants les origines sociales et le contexte culturel de leur famille
(INSEE 2014)
124 Depuis 1999 plusieurs eacutetudes ont confirmeacute que les habitants du Haut Maroni sont victimes drsquoune
surexposition au methylmercure ([CH₃Hg]⁺) un deacuteriveacute tregraves toxique du mercure utiliseacute par les
garimpeiros pour extraire lrsquoor des seacutediments alluviaux (Orru 1998 Frery et al 1999 Carmouze et
al 2001 Boudou et al 2006 Cardoso et al 2010)
125 Parmi ces habitudes se trouvent lrsquoalcoolisme les jeux de hasard et la prostitution mais surtout le
manque de respect envers lrsquoenvironnement
177
tendance agrave devenir tregraves violents envers leurs femmes et les autres membres de leur
famille126 troisiegravemement se trouve lrsquoennui et la frustration qui sont la cause de
nombreuses tentatives de suicide chez les jeunes qui bien souvent se soldent par le
deacutecegraves de la victime
Si le premier problegraveme identifieacute par les parents intervieweacutes dans le cadre de
cette reacuteunion a de toute eacutevidence une cause exogegravene et laquo concregravete raquo ndash lrsquoorpaillage
clandestin ndash le deuxiegraveme et le troisiegraveme sont les symptocircmes du mal-ecirctre social
drsquoindividus qui inteacutegreacutes bon greacute mal greacute agrave la nation sont devenus comme
lrsquoaffirment Yves Geacutery et ses collegravegues laquo les abandonneacutes de la Reacutepublique raquo (Geacutery et
al 2014) En effet pendant mes cinq ans de permanence agrave Antecume pata jrsquoai
assisteacute ou entendu parler drsquoau moins 200 litiges violents causeacutes par lrsquoalcool de 15
tentatives de suicide et de 6 suicides accomplis chez les villageois eacutetant au nombre
je le rappelle de 300 Alerteacutee en 2011 la preacutefecture de la Guyane a mis en place un
laquo plan suicide raquo (sic) tandis que la presse nationale diffusait lrsquoideacutee drsquoune laquo eacutepideacutemie
de suicides raquo chez les Ameacuterindiens Le gouvernement preacuteoccupeacute par lrsquoinefficaciteacute
du plan preacutefectoral et des autres dispositifs mis en œuvre par les autoriteacutes locales
a commanditeacute en mai 2015 un rapport sur le sujet agrave Madame George Pau-Langevin
ministre des Outre-mer laquelle agrave son tour a deacuteleacutegueacute agrave Mesdames Aline
126 Le seul pegravere de famille qui a participeacute agrave la reacuteunion a signaleacute que les femmes peuvent aussi devenir
tregraves violentes quand elles sont ivres Cependant puisque dans la majoriteacute des foyers la gestion des
revenus est agrave la charge des hommes ndash qui sont bien souvent les titulaires des comptes bancaires sur
lesquels sont verseacutees les aides sociales ndash les femmes ont un accegraves limiteacute agrave la liquiditeacute neacutecessaire pour
acheter les boissons spiritueuses et par conseacutequent elles srsquoenivrent moins que les hommes
178
Archimbaud seacutenatrice de Seine-Saint-Denis et Marie-Anne Chapdelaine deacuteputeacutee
drsquoIlle-et-Vilaine la reacutealisation drsquoune mission sur le terrain pour eacutevaluer la situation
Leurs conclusions nous confirment qursquoil existe
laquo un grand trouble identitaire qui mine ces populations et
notamment les jeunes tirailleacutes entre le monde dans lequel ont veacutecu
leurs grands-parents et celui dans lequel deacutejagrave ils se meuvent avec
plus drsquoaisance que leurs parents Ce trouble est amplifieacute par un fort
sentiment drsquohumiliation lieacute aux jugements stigmatisants et aux
commentaires deacutesobligeants dont les Ameacuterindiens sont
reacuteguliegraverement victimes Et au fort sentiment de frustration et
drsquoabandon lieacute aux conditions tregraves deacutegradeacutees de lrsquoaccegraves au Droit et aux
services publics les plus eacuteleacutementaires lesquels font tregraves clairement
deacutefaut sur le haut des fleuves raquo (Archimbaud amp Chapdelaine 2015
11)
Obligeacutes de srsquoadapter agrave la laquo moderniteacute raquo exclus des postes cleacutes de
lrsquoadministration sans pouvoir deacutecisionnaire sur leur territoire victimes du racisme
et de la deacutegradation de leur environnement les Wayana-Apalaiuml semblent ne faire
179
que survivre dans un contexte de plus en plus violent ougrave les conflits se regraveglent le
plus souvent agrave coup de bacircton127 ou pire en se donnant la mort
82 Les Enata de Hiva Oa situation geacuteographique donneacutees ethno-historiques
et aspects sociologiques
Lrsquoicircle de Hiva Oa128 fait partie de lrsquoarchipel des Marquises agrave 1 400 km de Tahiti
agrave 3 800 km des icircles Hawaii 4 800 km des cocirctes californiennes 6 000 km de
lrsquoEacutequateur et agrave 3 000 km de lrsquoicircle de Pacircques (Figure 13)
127 Sans jeux de mots crsquoest bel et bien de cette maniegravere que tregraves souvent les villageois drsquoAntecume
pata srsquoaffrontent Ces disputes toujours deacuteclencheacutees sous lrsquoeffet de lrsquoalcool sont en geacuteneacuteral lieacutees agrave
des histoires drsquoadultegravere ou de dettes non soldeacutees
128 Mais les premiers explorateurs espagnols lrsquoavaient baptiseacutee laquo Dominica raquo
180
Figure 13 La Polyneacutesie franccedilaise et lrsquoarchipel des Marquises (Source Archives ORSTOM)
Il srsquoagit drsquoune icircle drsquoorigine volcanique drsquoune longueur de 40 km sur lrsquoaxe est-
ouest et drsquoune largeur de 12 km sur lrsquoaxe nord-sud doteacutee drsquoune crecircte dorsale avec
des sommets culminants agrave plus de 1 000 m et des crecirctes secondaires qui enserrent
de nombreuses valleacutees srsquoouvrant sur lrsquooceacutean par des plages de sable noir ou de galets
(Chavaillon amp Olivier 2007 voir figure 14)
181
Figure 14 Lrsquoicircle de Hiva Oa (Source Google Maps Elaboration de lrsquoauteur)
Lrsquoicircle compte plus de 2 000 habitants dont la majoriteacute vit dans le village
drsquoAtuona Mecircme srsquoil existe sur lrsquoicircle une preacutesence externe (repreacutesenteacutee par les
gendarmes les agents de santeacute les enseignants et leurs conjoints venus de
meacutetropole) la plupart des reacutesidents revendiquent leur appartenance agrave la
communauteacute autochtone Enata crsquoest-agrave-dire les Marquisiens (Sivadjian 1999a et
1999b Teuruarii 1999) Cette revendication est eacutegalement preacutesente chez les
familles drsquoorigines mixtes les laquo demi raquo129 ayant des ancecirctres originaires de
129 En Polyneacutesie on utilise le terme laquo demi raquo plutocirct que celui de laquo meacutetis raquo Il srsquoagit bien eacutevidemment
drsquoune cateacutegorie ethnique imposeacutee de lrsquoexteacuterieur puisque le plus souvent les individus consideacutereacutes
comme laquo demis raquo ne se perccediloivent pas comme tels mais plutocirct comme laquo polyneacutesiens raquo (ou dans le
cas des habitants de Hiva Oa comme Marquisiens) Selon certains observateurs ecirctre identifieacute comme
laquo demi raquo nrsquoapporterait aucun beacuteneacutefice puisqursquoil exclut la personne concerneacutee des avantages
qursquooffrent selon le cas lrsquoidentiteacute autochtone laquo pure raquo ou lrsquoorigine meacutetropolitaine (Troadec 1992)
182
lrsquoexteacuterieur De fait nombreux sont les icircliens qui possegravedent des noms de famille
drsquoorigine eacutetrangegravere teacutemoignage du meacutetissage qui a eu lieu agrave Hiva Oa entre les natifs
et les eacutetrangers ndash marins beachcombers130 et migrants ndash qui depuis des siegravecles ont
deacutecideacute de srsquoeacutetablir sur lrsquoicircle Crsquoest par exemple le cas des familles OrsquoConnor drsquoorigine
irlandaise Peterano drsquoorigine italienne Shan drsquoorigine chinoise ou Mendiola
drsquoorigine espagnole131
Les ancecirctres des Marquisiens sont venus de lrsquoouest de ces icircles sans que lrsquoon
sache exactement drsquoougrave (Galipaud et al 2014) En effet les icircles Marquises ndash de par
leur position centrale au sein du laquo triangle raquo polyneacutesien ndash ont joueacute laquo un rocircle
charniegravere au cœur des processus de peuplement et drsquointeraction de cette vaste
reacutegion raquo (Molle 2011 19) Cependant on ne connaicirct pas avec exactitude lrsquohistoire
de leur peuplement Selon certains auteurs les premiers occupants ndash originaires des
Cependant lrsquoappartenance agrave la laquo communauteacute demie raquo est censeacutee apporter drsquoautres avantages lieacutes au
statut socioeacuteconomique propre agrave ce groupe souvent vu - agrave tort ou agrave raison - comme plus argenteacute
plus eacuteduqueacute et plus inteacutegreacute aux eacutelites locales
130 Les beachcombers ou laquo batteurs de gregraveve raquo sont des figures classiques du processus de
colonisation europeacuteenne du Pacifique entre le XIXegraveme siegravecle et les premiegraveres anneacutees du XXegraveme Il
srsquoagissait drsquoaventuriers souvent sans scrupules qui cherchaient agrave faire fortune dans les icircles des mers
du Sud geacuteneacuteralement dans le domaine du commerce (McArthur 1966 Maude 1981)
131 La base de donneacutees FamilySearch geacutereacutee par la Genealogical Society of Utah (institution lieacutee agrave
lrsquoEacuteglise de Jeacutesus-Christ des saints des derniers jours) a digitaliseacute les registres de lrsquoEacutetat civil et des
paroisses de lrsquoicircle Elle nous confirme qursquoagrave Hiva Oa des familles avec ces noms eacutetaient deacutejagrave preacutesentes
dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXegraveme siegravecle (httpshistfamfamilysearchorg)
183
icircles Samoa et Tonga ndash se sont installeacutes sur lrsquoarchipel entre le Ier et le IIegraveme siegravecle avant
notre egravere (Suggs 1961) Drsquoautres soutiennent lrsquohypothegravese selon laquelle les
premiegraveres occupations remonteraient agrave une eacutepoque plus tardive comprise entre le
IVegraveme et VIIegraveme siegravecle de notre egravere (Sinoto amp Kellum-Ottino 1965 Kellum-Ottino
1971 Bellwood 1983) Les fouilles archeacuteologiques les plus reacutecentes confirment
toutefois que les premiegraveres traces drsquoinstallation humaine dans lrsquoarchipel ne
remontent pas au-delagrave du 1er siegravecle de notre egravere (Molle 2011)132
Jusqursquoagrave lrsquoinstallation au 19egraveme siegravecle des premiers occupants europeacuteens
lrsquoorganisation sociale des icircles avait une base tribale qui assignait le pouvoir aux
hakarsquoiki ndash chefs ou leaders ndash des diffeacuterents laquo ramages raquo133 soit les uniteacutes politiques
qui se reacutepartissaient les valleacutees (karsquoavai134) des icircles en fonction de leurs ressources
eacutecologiques comme la preacutesence drsquoarbres fruitiers par exemple ou drsquoun littoral
132 Cependant certains chercheurs nrsquoexcluent pas lrsquohypothegravese que ces traces ne relegravevent pas de la
peacuteriode de colonisation mais drsquoune phase deacutejagrave avanceacutee culturellement (pour plus de deacutetails voir
Allen amp McAlister 2010)
133 Selon Marshall Sahlins la notion de laquo ramage raquo srsquoapplique agrave laquo un groupe commun de descendance
reacutegi de lrsquointeacuterieur par le principe du droit drsquoaicircnesse raquo (Sahlins 1971 291) Il srsquoagit drsquoun groupe de
descendence cognatique laquo composeacute drsquoindividus associeacutes en fonction des liens geacuteneacutealogiques les
reliant par les hommes ou par les femmes agrave un ancecirctre commun raquo (Barry et al 2000 726) Dans un
sytegraveme de filiation indiffeacuterentieacutee (ni patrilineacuteaire ni matrilineacuteaire) il constitue un lignage qui partage
des caracteacuteristiques propres aux groupes de filiation unilineacuteaire par exemple la transmission des
droits des devoirs des biens ou des titres
134 En langue marquisienne le mot karsquoavai peut signifier valleacutee ou village
184
poissonneux Si cette organisation de lrsquoespace a favoriseacute la creacuteation de reacuteseaux
drsquoeacutechanges et de distribution des ressources entre les divers laquo ramages raquo elle a
surtout servi agrave limiter les conflits entre des communauteacutes geacuteographiquement
proches par le biais drsquoalliances politiques et matrimoniales ayant pour but de
renforcer les liens drsquoentraide et de solidariteacute (Thomas 1990 Pechberty 2012)
Il srsquoagissait drsquoune socieacuteteacute fortement hieacuterarchiseacutee dans chaque valleacutee le
pouvoir politique eacutetait exerceacute par la famille du chef et par son entourage proche
constitueacute de precirctres (les taursquoa et les tuhukarsquoorsquooko) de guerriers et de vassaux Le
critegravere de distribution du pouvoir reposait sur la consanguiniteacute et sur la famille
proche du chef qui constituait la classe tapu sacraliseacutee et doueacutee de certains
pouvoirs surnaturels et qui deacutetenait toutes les fonctions essentielles pour
lrsquoorganisation sociale du karsquoavai Le reste de la communauteacute se composait de la
parenteacute eacutetendue des allieacutes et des prisonniers auxquels eacutetaient assigneacutes les travaux
domestiques (Ferdon 1993) Leur repreacutesentation du temps se basait sur le cycle
saisonnier de lrsquoarbre agrave pain (mei) et sur lrsquoobservation des phases lunaires135
lrsquoespace comme pour drsquoautres peuples austroneacutesiens eacutetait deacutecrit en fonction de la
position de la mer (tai) et de la montagne (uta)136
135 Pour ajuster le deacutecalage entre le cycle lunaire et le cycle solaire le cycle annuel des Pleacuteiades eacutetait
observeacute leur reacuteapparition dans la voucircte ceacuteleste chaque douze mois signait le commencement du
nouvel an (mataiki)
136 Le pegravere Mathias Gracia soulignait que laquo [b]ien qursquoils connaissent comme nous le Nord et le Sud
lrsquoOrient et lrsquoOccident ce ne sont point lagrave pour eux les points cardinaux ils en ont drsquoautres plus
particuliers crsquoest la position de chaque icircle qui la donne le rivage de la megravere et la montagne puis la
185
On connaicirct cette structure sociale et culturelle gracircce aux descriptions de la
socieacuteteacute marquisienne qui ont eacuteteacute reacutealiseacutees entre 1595 ndash date du premier repeacuterage
des icircles par le navigateur espagnol Alvaro de Mendantildea ndash et 1842 quand lrsquoarchipel a
eacuteteacute inteacutegreacute agrave lrsquoEmpire colonial franccedilais qui imposera une acculturation forceacutee et
par-lagrave la transformation de lrsquoorganisation sociale des autochtones En effet comme
le soulignent aussi les travaux drsquoethnohistoire de Dominique Pechberty laquo apregraves
1842 les contacts avec lrsquoOccident srsquointensifient et le paysage politique et culturel est
rapidement modifieacute Les eacutepideacutemies reacuteduisent consideacuterablement la population raquo
(Pechberty 2012 13)137 Victor Seacutegalen en tire drsquoailleurs un triste constat dans ses
droite et la gauche par rapport agrave ces deux points suivant que la personne qui vous parle se tourne
vers lrsquoun ou vers lrsquoautre raquo (Gracia 1843 177) Une eacutetude remarquable sur le systegraveme drsquoorientation
spatiale des Enata a eacuteteacute reacutealiseacutee par Gabriele Cablitz (2006) agrave partir drsquoune analyse approfondie des
formes verbales de la langue marquisienne Bertrand Troadec a observeacute des criteres de
representation de lrsquoespace similaires aussi agrave Tahiti et dans drsquoautres icircles polyneacutesiennes (Troadec
2002 et 2003)
137 Ce constat est aussi partageacute par les observateurs de lrsquoeacutepoque Deacutejagrave en 1883 le capitaine de
vaissaeu Charles Pigeard dans son introduction au journal de bord de Max Radiguet srsquoeacutecriait
laquo [d]epuis 1845 la mort a fait aux icircles Marquises de cruels ravages les coutumes srsquoy sont
sensiblement modifieacutees vienne une nouvelle peacuteriode semblable et le voyageur cherchera peut-ecirctre
en vain sur cette terre la trace des lsquoDerniers Sauvagesrsquo raquo (Radiguet 1883 4) Effectivement si les
rapports des premiers navigateurs entre le XVIIegraveme et le XVIIIegraveme siegravecle estimaient la population agrave
environ 50 000 habitants le recensement de 1842 en comptabilise moins de la moitieacute soit 20 200
personnes (Cook 1777) Le recensement de 1874 comptabilisait 6 011 habitants ndash chiffre qui
baissera agrave 4 279 en 1897 et agrave 3 317 en 1902 En 1921 ils ne restaient plus que 2 094 personnes sur
les six icircles de lrsquoarchipel (Chastel 2001) En 1996 on en deacutenombrait 8 064 et 8 712 en 2002 (Merceron
186
Immeacutemoriaux laquo La variole la syphilis la phtisie lrsquoopium les ont progressivement
eacuteteints Ceux qui restent de teint clair rehausseacute de tatouages purement
ornementaux marchent gaiement et insouciamment vers leur fin de race raquo (Seacutegalen
1907 42)
821 Le projet colonisateur conversion et scolarisation des Marquisiens
Apregraves de bregraveves visites des missionnaires protestants138 qui se sont soldeacutees
par un eacutechec lrsquoEacuteglise catholique srsquoest chargeacutee drsquoeacutevangeacuteliser les Marquises Les
2005) Toutefois les administrateurs de la colonie suivaient une autre hypothegravese pour expliquer
cette crise deacutemographique En 1903 lrsquoInspecteur Geacuteneacuteral des Colonies M Salles eacutecrit dans son
rapport sur la situation aux icircles Marquises qursquo laquo apregraves la tuberculose pulmonaire llsquoalcool et la
nourriture comme causes de mortaliteacute reste le problegraveme de lrsquoinfeacuteconditeacute des femmes raquo puis il ajoute
que laquo [p]armi les usages des Marquisiens il en est un qui est barbare et nuisible entre tous agrave la
production dans la famille avant mecircme drsquoecirctre nubile agrave 10 ou agrave 12 ans la fille est deacutefloreacutee Lrsquointernat
agrave Taiohae et agrave Atuona tel qursquoil a existeacute jusqursquoagrave preacutesent gecircne cette pratique mais si une enfant se
rend accidentellement dans son village ou bien le jour ougrave elle sort de lrsquoeacutecole alors elle subit lrsquoassaut
de tous les macircles de la valleacutee et plus tard elle se targue du nombre drsquohommes auxquels elle a pu
donner satisfaction Apregraves une telle eacutepreuve elle reste geacuteneacuteralement agrave jamais infeacuteconde Les femmes
sont toutes malades dit un rapport meacutedical elles se plaignent toutes de la matrice elles ne peuvent
plus avoir drsquoenfants raquo (citeacute par Chastel 2001 39) Agrave ses yeux cela justifiait le soutien agrave lrsquoœuvre
missionaire pour eacuteviter laquo lrsquoextinction raquo des Marquisiens
138 En 1797 des missionnaires anglais ont essayeacute de srsquoinstaller sur lrsquoicircle de Tahuata suivis entre 1820
et 1825 par des missionaires venus des Eacutetats-Unis En 1826 deux missionaires eacutevangeacutelistes ont
essayeacute drsquoouvrir une mission agrave Ua Pou En 1833 crsquoeacutetait au tour de trois pasteurs anglais agrave Taiohae
187
premiers precirctres catholiques sont arriveacutes en 1838 avec la premiegravere expeacutedition du
capitaine de vaisseau Abel Aubert du Petit-Thouars139 Ce dernier qui avait
conseilleacute au gouvernement lrsquoannexion des icircles afin de les convertir en colonie
peacutenale et qui avait demandeacute lrsquoassistance des missionnaires catholiques pour
faciliter lrsquoœuvre de colonisation obtint lrsquoanneacutee suivante lrsquoautorisation de prendre
possession des Marquises gracircce au soutien politique de Franccedilois Guizot ministre
des Affaires Eacutetrangegraveres de lrsquoeacutepoque (Guizot 1873) En 1842 la deuxiegraveme expeacutedition
eacutetablit deacutefinitivement lrsquoannexion des icircles Marquises agrave la France avec pour objectif
deacuteclareacute de laquo proteacuteger les Kanaks140 raquo drsquoimposer la paix chez les tribus qui peuplaient
les icircles et comme lrsquoaffirmait le Roi Louis-Philippe Ier dans son discours en faveur de
la prise de possession de lrsquoarchipel pour assurer aux navigateurs laquo un appui et un
refuge dont la neacutecessiteacute eacutetait depuis longtemps sentie raquo (Discours prononceacute par le
roi lors de la deuxiegraveme seacuteance royale du 9 janvier 1843 Annales du Parlement
Dans tous les cas ils ont eacuteteacute obligeacutes de repartir agrave cause du refus des autochtones de les accueillir sur
leurs icircles (Lefils 1843 Bartlett 1871 Anderson 1884 OReilly 1961 Laux 2000)
139 Plus connu sous le nom de Dupetit-Thouars
140 Lrsquoethnonyme Kanaks (ou Canaques) ndash deacuteriveacute du terme hawaiumlen kanaka (homme) ndash deacutesigne les
peuples autochtones drsquoorigine meacutelaneacutesienne de Nouvelle-Caleacutedonie Cependant entre le XVIIIegraveme
siegravecle et la premiegravere moitieacute du XXegraveme il eacutetait employeacute pour identifier aussi drsquoautres peuples oceacuteaniens
comme les Marquisiens ou les Pascuans (Eyriaud Des Vergnes 1877) Les Marquisiens eacutetaient aussi
connus sous le nom de laquo Noukahiviens raquo (Lefils 1843 Anonyme 1843 Radiguet 1882)
188
Franccedilais 1844 XXI)141 Bien que le nouveau statut des icircles donnait aux
missionnaires catholiques une couverture juridique ad hoc142 leur mission
progressait tregraves lentement en 1870 seuls les habitants des icircles de Ua Pou et de
Tahuata ndash et de certaines valleacutees de Nuku Hiva et de Hiva Oa ndash avaient accepteacute de se
convertir (Humbert 2003) La population reacutesistait agrave lrsquoeacutevangeacutelisation mais les
missionnaires avaient obtenu lrsquoappui actif des administrateurs coloniaux afin
drsquointerdire les manifestations et les pratiques culturelles et religieuses
traditionnelles143 La creacuteation des premiegraveres eacutecoles aux Marquises srsquoinscrit dans
141 Un extrait de ce discours est eacutegalement citeacute dans une forme leacutegegraverement diffeacuterente dans un texte
anonyme (son auteur affirme ecirctre un capitaine au long cours ayant participeacute agrave lrsquoexpeacutedition de du
Petit-Thouars) sur le climat les ressources naturelles et les mœurs des habitants des icircles Marquises
(Anonyme 1843 2)
142 Le Gouverneur des Marquises le consul Armand Joseph Bruat reacutesidant agrave Tahiti ndash de par ses
fonctions de gouverneur des eacutetablissements de lrsquoOceacuteanie ndash avait chargeacute les missionnaires de
lrsquoadministration de la gestion quotidienne des affaires courantes dans les icircles leur moyennant laquo un
traitement et des frais drsquoinstallation raquo pour rendre hommage agrave leur courage dans lrsquoaccomplissement
de laquo leur peacuterilleux travail sur les indigegravenes anthropophages raquo (Guizot 1873 110) Il faut aussi
ajouter que le premier regraveglement de conduite pour les icircles (connu comme le laquo code Dordillon raquo) a
directement eacuteteacute eacutetabli par lrsquoeacutevecircque des icircles Reneacute-Ildefonse Dordillon qui le fait ensuite approuver
par le Gouverneur des Marquises le 2 mars 1863 (Koenig 1995) Le code preacutecisait les regravegles
matrimoniales le droit de proprieacuteteacute fonciegravere et de lrsquousufruit et prescrivait une liste drsquointerdictions
lieacutees aux coutumes indigegravenes concernant les rituels mortuaires la boisson les chants les parures
corporelles les croyances paiumlennes les transports et le feu
143 Toutefois les missionnaires eux non plus ne montraient guegravere drsquoenthousiasme pour leur travail
sur ces terres laquo paiumlennes raquo En 1844 le pegravere Oreus Frechon eacutecrira agrave ses supeacuterieurs agrave propos des
189
cette dynamique la premiegravere a eacuteteacute inaugureacutee en 1847 par les Sœurs de Saint Joseph
de Cluny144 sur lrsquoicircle de Tahuata Ont ensuite vu le jour les eacutecoles de Nuku Hiva en
1848 et drsquoUa Pou en 1879 (Cerveau 2001) En 1885 crsquoest au tour de Hiva Oa avec
la fondation de lrsquoEacutecole de Sœurs de St Joseph de Cluny agrave Atuona qui a commenceacute ses
activiteacutes la mecircme anneacutee avec 60 eacutelegraveves Les effectifs vont croissant lrsquoanneacutee
suivante en 1886 il y avait deacutejagrave 113 eacutelegraveves 124 en 1887 153 en 1888 226 en 1889
et 210 en 1893 (Lamaison-Nogues 1996) En 1888 drsquoautres eacutetablissements
scolaires ont ouvert leurs portes agrave Hiva Oa agrave Puamau ndash dans lrsquoextreacutemiteacute sud-
orientale de lrsquoicircle ndash deux eacutecoles pour garccedilons (une catholique avec 153 eacutelegraveves et une
protestante avec 73 garccedilons) et agrave Atuona une deuxiegraveme eacutecole protestante
accueillant 53 filles de moins de 5 ans (Bailleul 2001) Au cours des anneacutees
suivantes la timide preacutesence des eacutecoles protestantes a favoriseacute la conversion des
familles des parents drsquoeacutelegraveves mais elle ne mettra jamais agrave mal la preacutedominance de
Marquisiens que laquo crsquoest un peuple mort qui reconnaicirct la veacuteriteacute sans lrsquoembrasser raquo (citeacute par Toullelan
1989 98)
144 En 1843 lrsquoamiral Roussin ministre drsquoEacutetat de la Marine et des Colonies a contacteacute la Megravere Anne-
Marie Javouhey fondatrice de la congreacutegation de Saint Joseph de Cluny en lui demandant sa
contribution afin drsquoappuyer lrsquoaction eacutevangeacutelisatrice aux icircles Marquises par lrsquoenvoi drsquoun groupe de
Sœurs missionnaires qui se seraient chargeacutees drsquoassister lrsquoactiviteacute du clergeacute mais surtout la creacuteation
et la gestion des eacutetablissements scolaires La Meacutere Anne-Marie eacutetait tregraves connue agrave lrsquoeacutepoque pour
lrsquoœuvre missionaire qursquoelle avait meneacutee en Guyane
190
la religion catholique sur lrsquoicircle puisque celle-ci restera jusqursquoagrave lrsquoheure actuelle le
culte majoritaire145
Entre 1904 et 1924 toutes les eacutecoles de la Mission durent fermer en raison
du processus de laiumlcisation et de seacuteparation de lrsquoEacuteglise et de lrsquoEacutetat146 En 1905
lrsquoadministration coloniale reacutequisitionna les terrains de lrsquoEacutecole de Sœurs de St Joseph
de Cluny pour y installer la toute premiegravere eacutecole publique des Marquises avec pour
objectif drsquoaccueillir tous les eacutelegraveves en acircge scolaire de lrsquoicircle Le premier instituteur eacutetait
un peintre autodidacte et sans aucune formation peacutedagogique venu srsquoinstaller sur
lrsquoicircle pour suivre les traces de Gauguin (Delmas 1927) Cependant du fait de la
distance qui seacuteparait lrsquoeacutecole des autres villages elle nrsquoeacutetait freacutequenteacutee que par les
enfants du bourg drsquoAtuona et des alentours Agrave partir de 1940 lrsquoassouplissement des
mesures leacutegislatives et regraveglementaires sur lrsquointerdiction de lrsquoenseignement aux
145 Selon Jean-Marc Regnault 95 des Marquisiens sont catholiques (Regnault 1999) Eve Sivadjian
preacutesente le mecircme pourcentage pour les habitants de Nuku Hiva (Sivadjian 1999c) Bien qursquoil nrsquoexiste
pas de statistiques officielles apregraves ma mission sur le terrain cette estimation me semble eacutegalement
valable pour lrsquoicircle de Hiva Oa
146 Par effet de la loi du 7 juillet 1904 (connue comme la laquo loi Combes raquo) interdisant lrsquoenseignement
agrave toute congreacutegation et qui srsquoest traduite dans la Deacutecision du 21 septembre 1904 publieacutee dans le
Journal Officiel des Eacutetablissements Franccedilais de lrsquoOceacuteanie laquo Est ordonneacutee agrave dater du 30 septembre
1904 la fermeture des eacutecoles priveacutees drsquoAtuona dont les maicirctres ne possegravedent pas les titres
neacutecessaires et lrsquoautorisation reacuteglementaire pour enseigner raquo
191
congreacutegations147 leur a permis de rouvrir tout en continuant agrave ecirctre les seules agrave
disposer des espaces du personnel et du mateacuteriel neacutecessaires agrave leur tacircche148 Agrave
lrsquoheure actuelle lrsquoicircle accueille six eacutecoles primaires publiques (agrave Atuona agrave Hanaiapa
agrave Hanapaaoa agrave Nahoe agrave Puamau et agrave Taaoa) une eacutecole priveacutee (lrsquoEacutecole Sainte Anne
qui a succeacutedeacute agrave lrsquoEacutecole de Sœurs de St Joseph de Cluny) doteacutee aussi drsquoun collegravege et
drsquoun internat et le Collegravege et Lyceacutee Professionnel drsquoAtuona qui gegravere aussi le Centre
drsquoeacuteducation aux technologies approprieacutees au deacuteveloppement (CETAD) drsquoAtuona
822 Entre localismes et globalismes revendications culturelles et
patrimonialisation du territoire
Aujourdrsquohui bien que les formes drsquoorganisation sociale des Enata aient
disparu en faveur de lrsquoadoption des institutions reacutepublicaines nombreuses sont les
valeurs et les traits culturels ancestraux qui ont surveacutecu agrave la dynamique coloniale et
postcoloniale Contredisant la preacutevision de Victor Seacutegalen qui en 1907
147 Gracircce aux lois du 3 septembre 1940 et du 8 avril 1942 confirmeacutees apregraves la Libeacuteration qui
abrogegraverent la loi Combes et assouplirent certaines dispositions preacutevues par le titre III de la loi du 1er
juillet 1901 relative au contrat drsquoassociation et notamment agrave la reconnaissance leacutegale des
congreacutegations religieuses
148 Dans un rapport de lrsquoinspecteur des colonies datant de 1922 on peut lire qursquo laquo [agrave Hiva Oa]
lrsquoinstruction officielle a fait faillite faute de maicirctres sachant srsquoadapter aux conditions drsquoexistence raquo et
que laquo [l]e recrutement drsquoinstituteurs pour les Marquises est un leurre raquo (citeacute par Bailleul 2001 149)
En drsquoautres termes ni les meacutetropolitains ni les Tahitiens ni mecircme les Marquisiens nrsquoont accepteacute
drsquoaller ou de rester travailler dans les eacutecoles publiques des icircles Marquises
192
pronostiquait leur laquo extinction raquo les Marquisiens ont eacuteteacute capables de survivre agrave la
laquo moderniteacute raquo en adaptant leurs coutumes leurs usages et leurs modes de vie au
contexte environnemental dans lequel ils habitent et agrave la hieacuterarchie politique qui les
administre
Comme lrsquoa souligneacute Michel Bailleul laquo les deux derniegraveres deacutecennies du XXegraveme
siegravecle sont marqueacutees dans lrsquoarchipel par la recherche identitaire [hellip] De nombreux
Marquisiens se lancent avec passion agrave la recherche de leur racines raquo (Bailleul 1999
168) Bien que la colonisation la conversion et la scolarisation forceacutee des habitants
de Hiva Oa ait contribueacute pendant des deacutecennies au processus de laquo deacuteculturation raquo ndash
avec lrsquointerdiction du tatouage149 des danses et des chants traditionnels ou encore
lrsquoexclusion de la langue locale de lrsquoenseignement scolaire150 ndash depuis quelques
149 Le cas du tatouage est particuliegraverement inteacuteressant puisque bien que la presque totaliteacute des
Marquisiens soient aujourdrsquohui - en notre deacutebut de 21egraveme siegravecle - tatoueacutes drsquoun point de vue
strictement juridique cette coutume est encore illeacutegale En effet lrsquoarrecircteacute numeacutero 276 du 15
septembre 1898 signeacute par Monsieur Gallet Gouverneur des Eacutetablissements Franccedilais de lrsquoOceacuteanie
qui confirmait certaines dispositions du laquo code Dordillon raquo dont lrsquointerdiction du tatouage aux icircles
Marquises nrsquoa jamais eacuteteacute abrogeacute La peine preacutevue est une amende de 25 agrave 100 francs pacifiques et
le cas eacutecheacuteant un emprisonnement ne pouvant exceacuteder une dureacutee de 15 jours Ce qui signifie que agrave
lrsquoheure actuelle la grande majoriteacute des habitants des icircles se trouvent en situation irreacuteguliegravere face agrave
la loi Fort heureusement ces dispositions ne sont plus appliqueacutees depuis longtemps
150 Cependant le laquo code Dordillon raquo admettait lrsquoemploi du marquisien comme langue
drsquoeacutevangeacutelisation
193
anneacutees la renaissance identitaire marquisienne passe justement par lrsquoeacutecole et
lrsquoEacuteglise
Lrsquoassociation culturelle Motu Haka consideacutereacutee comme lrsquoexpression la plus
vivante de cette renaissance a eacuteteacute fondeacutee suite au synode dioceacutesain voulu en 1979
par Monseigneur Herveacute-Marie Le Cleacuteacrsquoh eacutevecircque du diocegravese de Taiohae (qui
administre la circonscription apostolique correspondant agrave lrsquoarchipel des Marquises)
et deacutefenseur de lrsquoideacutee selon laquelle lrsquoEacuteglise locale se devait drsquoecirctre laquo marquisienne raquo
dans lrsquoexpression de sa foi dans ses orientations ainsi que dans ses ministres et ses
animateurs En 1987 Motu Haka soutenue financiegraverement par le clergeacute catholique
a organiseacute le premier Festival des arts des icircles Marquises afin de rendre visible la
richesse du patrimoine culturel local Aujourdrsquohui le festival qui est consideacutereacute
comme une manifestation culturelle majeure en Polyneacutesie se tient tous les quatre
ans dans une icircle diffeacuterente de lrsquoarchipel pour ceacuteleacutebrer non seulement le patrimoine
local mais aussi celui de toute lrsquoaire oceacuteanienne agrave travers des performances de
danses et de chants traditionnels des compeacutetitions sportives des deacutegustations
gastronomiques des ateliers de tatouage drsquoartisanat en bois os ou pierre151 des
productions de tapa (vecirctements faits drsquoeacutecorce de banyan Ficus prolixa) ou de
pirogues Des groupes venant drsquoautres pays du continent y sont reacuteguliegraverement
inviteacutes152
151 Il srsquoagit surtout de reproductions de petite taille des tiki les grandes statues anthropomorphes
repreacutesentant laquo Tiki raquo lrsquoancecirctre semi-divin qui fut selon les leacutegendes locales le premier homme
152 Le dernier festival srsquoest tenu en 2015 agrave Hiva Oa
194
Monseigneur Le Cleacuteacrsquoh probablement de par ses origines (il eacutetait neacute dans le
Finistegravere et selon mes interlocuteurs il eacutetait tregraves fier de ses racines bretonnes)
avait tregraves vite compris lrsquoimportance du patrimoine culturel marquisien en
encourageant ses expressions et en promouvant la langue surtout dans les espaces
religieux153 Pendant mon seacutejour agrave Hiva Oa jrsquoai pu assister agrave plusieurs ceacutereacutemonies
religieuses et toutes se sont deacuterouleacutees en langue marquisienne154 Une fois par
semaine la messe est officieacutee en langue franccedilaise pour un public de Franccedilais
meacutetropolitains ou de Tahitiens ndash les enseignants les gendarmes et le personnel de
santeacute qui travaillent temporairement sur lrsquoicircle ndash mais aussi de navigateurs ou de
touristes eacutetrangers de passage De mecircme lrsquoAcadeacutemie marquisienne Tuhuna rsquoEo
Enata (litteacuteralement laquo les experts de la langue marquisienne raquo) institution
culturelle creacuteeacutee par lrsquoAssembleacutee de la Polyneacutesie franccedilaise155 ndash tout comme
lrsquoAcadeacutemie tahitienne ndash ayant pour mission de sauvegarder et drsquoenrichir la langue
153 Il reacutedigea drsquoailleurs un lexique marquisien-franccedilais (Le Cleach 1997) et soutint un projet de
traduction de la Bible en langue marquisienne
154 La premiegravere messe en langue marquisienne a eacuteteacute ceacuteleacutebreacutee le 15 aoucirct 1988 sous la conduite du
cardinal samoan Pio Taofinuu leacutegat du Pape pour le Jubileacute des 150 ans de la mission catholique des
icircles Marquises
155 Par la deacutelibeacuteration ndeg 2000-19 APF du 27 janvier 2000 laquo portant creacuteation de lrsquoAcadeacutemie
marquisienne raquo
195
marquisienne a toujours joui du soutien de lrsquoeacutevecirccheacute156 et depuis sa creacuteation son
siegravege est accueilli dans les locaux de la Mission catholique de Taiohae Par ailleurs
presque tous les jeunes de lrsquoicircle participent aux activiteacutes dominicales organiseacutees en
langue marquisienne par les paroisses telles que des cours de danse des groupes
de musique des chorales et autres activiteacutes ludiques mais laquo traditionnelles raquo
Dans les eacutecoles aussi la culture locale est deacutesormais tregraves valoriseacutee Bien que
la loi ndeg 51-46 du 11 janvier 1951 relative agrave lrsquoenseignement des langues et des
dialectes locaux (connue comme laquo loi Deixonne raquo) autorisait les maicirctres agrave recourir
aux laquo parlers raquo locaux dans les eacutecoles maternelles et primaires de la Reacutepublique
ainsi qursquoagrave consacrer chaque semaine une heure drsquoactiviteacutes pour enseigner des
notions eacuteleacutementaires de lecture et drsquoeacutecriture dans la langue locale cette loi ne srsquoest
eacutetendue agrave la Polyneacutesie franccedilaise qursquoen 1981157 soit trente ans plus tard et
seulement pour la langue tahitienne Mais au deacutebut des anneacutees 1980 certains
membres de lrsquoassociation Motu Haka qui travaillaient en tant qursquoenseignants dans
les eacutecoles de lrsquoarchipel ont commenceacute agrave inclure des activiteacutes en langue marquisienne
dans leurs programmes Comme me lrsquoa signaleacute un drsquoentre eux laquo il nrsquoy avait pas
autant de controcircles agrave lrsquoeacutepoque pas drsquoinspecteurs ni visites des conseilleurs
156 Des precirctres catholiques sont aussi membres de lrsquoAcadeacutemie tahitienne et lrsquoAcadeacutemie parsquoumotu qui
est chargeacutee drsquoassurer la sauvegarde et lrsquoenrichissement de la langue parsquoumotu parleacutee dans lrsquoarchipel
des Tuamotu
157 Avec le deacutecret 81-553 du 12 mai 1981 relatif agrave lrsquoenseignement des langues et laquo dialectes raquo locaux
196
peacutedagogiques Alors on faisait nos cours en eacuteo enata158 Crsquoeacutetait pratique pour
expliquer certaines notions de matheacutematiques par exemple ou de science Les
gamins apprenaient plus vite raquo Monseigneur Le Cleacuteacrsquoh qui soutenait discregravetement
ces enseignants a alors inviteacute un eacuteminent linguiste luxembourgeois le pegravere Franccedilois
Zewen lequel dirigeait le Centre de Recherche des Eacuteglises du Pacifique agrave Port-Vila
Vanuatu Le pegravere Zewen a seacutejourneacute agrave Taiohae jusqursquoen mars 1987 eacutepoque agrave laquelle
il publia le premier manuel drsquoenseignement de la langue marquisienne ce qui facilita
consideacuterablement le travail de ces enseignants laquo non conformes raquo (Zewen 1987)
Notons que le second manuel de ce type nrsquoest paru qursquoen 2009
Aujourdrsquohui dans toutes les classes des eacutecoles primaires de Hiva Oa les
enseignants reacutealisent reacuteguliegraverement souvent en partenariat avec lrsquoAcadeacutemie
marquisienne des activiteacutes en langue marquisienne et consacrent une partie de leur
programme agrave des projets visant agrave deacutevelopper des compeacutetences sur le territoire et la
culture des icircles Aussi depuis 2002 afin drsquoencourager la reacutedaction en marquisien
lrsquoAcadeacutemie organise un concours drsquoeacutecriture pour les eacutelegraveves des eacutetablissements des
premier et second degreacutes des icircles Marquises et depuis 2005 sont publieacutes les
premiers livres et meacutethodes du maicirctre pour inteacutegrer le marquisien dans les
enseignements Jusqursquoagrave lrsquoanneacutee scolaire 2014-2015159 ndash anneacutee durant laquelle jrsquoai
158 Crsquoest ainsi qursquoest appeleacutee la langue marquisienne Cette graphie suit la prononciation des habitants
des icircles du groupe meacuteridional de lrsquoarchipel (Hiva Oa Tahuata et Fatu Hiva) Dans les icircles du groupe
nord (Nuku Hiva Ua Huka et Ua Pou) on dit laquo eacuteo enana raquo
159 Mais depuis la rentreacutee 2015 les enseignants doivent y consacrer cinq heures hebdomadaires
197
reacutealiseacute mon travail de terrain ndash dans les classes de maternelle deux heures et
quarante minutes hebdomadaires eacutetaient reacuteserveacutees agrave la langue marquisienne En
reacutealiteacute les enseignants que jrsquoai intervieweacutes mrsquoont reacuteveacuteleacute qursquoils faisaient souvent au
moins quatre ou cinq heures hebdomadaires de cours en marquisien ce qui
permettait aux eacutelegraveves de pratiquer leur langue agrave lrsquoeacutecole pregraves drsquoune heure par jour
Cependant comme me lrsquoont signaleacute beaucoup de parents degraves lrsquoentreacutee en sixiegraveme
lrsquoenseignement de la langue nrsquoest plus assureacute dans les mecircmes conditions et seule
une heure par semaine lui est consacreacutee160
Pour beaucoup drsquohabitants de Hiva Oa ndash et pour beaucoup de Marquisiens ndash
lrsquoenjeu politique essentiel du deacutebut du XXIegraveme siegravecle est aussi lrsquoinscription des icircles
dans la liste UNESCO du Patrimoine mondial de lrsquohumaniteacute Depuis 2010 date agrave
laquelle la Deacuteleacutegation Permanente de la France aupregraves de lrsquoUNESCO161 a soumis agrave
lrsquoOrganisation la candidature de lrsquoarchipel ndash justifieacutee par sa laquo valeur universelle
exceptionnelle raquo ndash les Marquisiens attendent litteacuteralement le laquo miracle raquo Selon la
plupart des villageois lrsquoinscription sur la liste de lrsquoUNESCO rapporterait aux
Marquises des investissements du travail et un certain bien-ecirctre mais surtout une
160 Cette attitude on le verra dans les chapitres suivants est pour le moins paradoxale Dans la
majoriteacute des familles que jrsquoai observeacutees pendant mon seacutejour agrave Hiva Oa les parents srsquoadressent aux
enfants en langue franccedilaise et le marquisien est consideacutereacute comme une laquo langue drsquoadultes raquo (pour
utiliser une expression qui mrsquoa eacuteteacute suggeacutereacutee par le linguiste Jacques Vernaudon)
161 Le dossier de candidature a eacuteteacute mis au point par lrsquoassociation Motu Haka (laquelle entretemps a
modifieacute son nom pour devenir la laquo Feacutedeacuteration culturelle et environnementale des Marquises raquo)
lrsquoAcadeacutemie marquisienne et lrsquoInstitut de Recherche pour le Deacuteveloppement (IRD)
198
reconnaissance internationale neacutecessaire pour se laquo deacutebarrasser raquo de ce que certains
de mes informateurs appellent laquo le double colonialisme franco-tahitien raquo
Lucien Kimitete162 lrsquoun des fondateurs de lrsquoassociation Motu Haka reacutesumait
cette ideacutee lors drsquoune de ses derniegraveres interviews avec la presse
laquo Il ne faut jamais oublier que les Marquises sont un butin de
guerre pour la France qui les a par commoditeacute inteacutegreacutees agrave la
Polyneacutesie Si nous avons eacuteteacute coloniseacutes autrefois par la France
aujourdrsquohui le colonisateur crsquoest Tahiti Et ici toute la vie
administrative et politique reflegravete la double tutelle de la meacutetropole
franccedilaise et des autoriteacutes tahitiennes Nous avons tout en deux
exemplaires administrateurs repreacutesentants religieux etc Nous
sommes bien gardeacutes trop bien On nous fait ingurgiter agrave la fois ce qui
vient de France et de Tahiti Nous avons deux cordes au pied et il
faudra bien qursquoil y en ait une qui cegravede raquo (citeacute par du Prel 2002 20)163
162 Ce champion de laquo lrsquoidentiteacute marquisienne raquo qui eacutetait aussi maire de Taiohae trouva la mort le 23
mai 2002 en pleine campagne eacutelectorale quand le bimoteur sur lequel il voyageait avec drsquoautres
leaders laquo autonomistes raquo drsquoopposition (Boris Leacuteontieff Arsen Tuairau et Ferfine Besseyre tous
membres du parti Fetia Api) disparut en vol Le mystegravere de cette catastrophe aeacuterienne reste entier agrave
ce jour Aucun corps nrsquoa jamais eacuteteacute retrouveacute et lrsquoenquecircte sur les circonstances du crash est
officiellement close depuis janvier 2011
163 Une partie du texte de cette mecircme interview est aussi citeacute ndash avec de leacutegegraveres modifications ndash dans
un article de Pierre Carpentier (2014) pour le magazine Tahiti Info
199
Le pegravere Mathias Gracia lrsquoavait deacutejagrave eacutecrit en 1839 en avisant ses supeacuterieurs
que laquo le peuple marquisien est un peuple fier naturellement indeacutependant raquo (Gracia
1839 33) Cependant jusqursquoagrave lrsquoheure actuelle les Marquises restent sous le double
controcircle de lrsquoEacutetat et du Territoire de la Polyneacutesie franccedilaise Rien de concret ne laisse
preacutesager que cette situation puisse changer dans un futur proche
200
9 Les eacutecosystegravemes eacuteducatifs espaces domestiques reacuteseaux de parenteacute et
vie communautaire
Le premier objectif de cette thegravese est de deacutecrire les microsystegravemes de
socialisation primaire dans les deux contextes drsquoeacutetude choisis En drsquoautres termes il
srsquoagit de repeacuterer les personnes ou les groupes de personnes qui jouent un rocircle
drsquoeacuteducateurs aupregraves des enfants qui ont constitueacute mon laquo univers drsquoeacutetude raquo et de
comprendre leur fonction dans la transmission des connaissances des savoir-faire
et des compeacutetences lieacutes agrave certains domaines fondamentaux comme la production et
la transformation des aliments la construction et lrsquoentretien de la maison la
meacutedecine traditionnelle la preacuteparation et la participation agrave des ceacutereacutemonies ou
rituels communautaires la production drsquooutils neacutecessaires agrave la reacutealisation des
activiteacutes que je viens de mentionner (la laquo culture mateacuterielle raquo proprement dite) les
mythes les leacutegendes et lrsquohistoire locale la reconnaissance du territoire ou encore
les regravegles de vie Pour obtenir ce type drsquoinformations jrsquoai observeacute les enfants choisis
et noteacute toutes les personnes ndash ou groupes de personnes ndash qui avaient des
interactions eacuteducatives avec eux tout en essayant de comprendre quels domaines
du savoir elles prenaient en charge
91 Les microsystegravemes de socialisation agrave Antecume pata
Le village drsquoAntecume pata est assez petit (en 2012 il ne comptait que 312
habitants tous lieacutes entre eux par un lien de parenteacute) et agrave lrsquoexception de lrsquoeacutecole on
201
ne trouve quasiment aucun organisme ou institution social ou culturel En effet la
seule association du village lrsquoAssociation Yepeacute a eacuteteacute fondeacutee afin de faciliter la mise
en place de projets et les demandes de subvention ou drsquoaide financiegravere aupregraves des
administrations publiques En revanche elle ne reacutealise pas drsquoactiviteacutes drsquoanimation
pour les enfants du village elle nrsquoa donc pas de fonction laquo drsquoeacuteducateur raquo et ne se
charge pas directement de la transmission des savoirs Il en va de mecircme pour les
groupes religieux bien que la majoriteacute des adultes du village se deacuteclarent de foi
catholique baptiste ou eacutevangeacutelique164 les enfants ne participent geacuteneacuteralement pas
aux activiteacutes religieuses Autrement dit en dehors de lrsquoeacutecole toutes les interactions
sociales des enfants du village se reacutealisent avec des membres plus ou moins proches
de leur reacuteseau de parenteacute
164 Agrave mon arriveacutee agrave Antecume pata en janvier 2011 seuls deux villageois se deacuteclaraient croyants et
plus exactement catholiques Depuis la laquo vague de suicides raquo qui a seacutevi dans le Haut Maroni entre
2011 et 2013 le village a eacuteteacute visiteacute par plusieurs missionnaires catholiques baptistes et eacutevangeacuteliques
qui se sont litteacuteralement livreacutes agrave une laquo guerre des conversions raquo afin drsquoattirer le plus grand nombre
drsquoadeptes possible Agrave lrsquoheure actuelle la moitieacute des familles de lrsquoicircle deacuteclare appartenir agrave la religion
catholique Les autres sont pour moitieacute baptistes (dirigeacutes par des pasteurs ameacutericains baseacutes au
Suriname et lieacutes agrave lrsquoOrganisation des baptistes unis du Suriname Organization of Baptists United of
Suriname) pour moitieacute eacutevangeacuteliques (avec des pasteurs breacutesiliens baseacutes agrave Maripasoula) Toutefois
il convient drsquoajouter que rares sont les personnes qui ont adopteacute les habitudes et les modes de vie
propres agrave leur nouvelle religion et que dans la grande majoriteacute des cas la participation aux cultes du
samedi ou du dimanche est la seule manifestation visible de la foi deacuteclareacutee
202
911 La laquo maisonneacutee raquo ameacuterindienne
La famille wayana-apalaiuml comprend plusieurs microsystegravemes Les Wayana-
Apalaiuml ndash tout comme les autres groupes ameacuterindiens de Guyane ndash ont en effet une
conception eacutetendue de la famille qui srsquoeacutelargit agrave la fratrie des parents ndash biologiques
ou adoptifs ndash de lrsquoenfant Selon leur systegraveme de classification toutes les sœurs de la
megravere biologique sont consideacutereacutees comme des laquo megraveres raquo (appeleacutees mama ou mamak)
et tous les fregraveres du pegravere sont consideacutereacutes comme des laquo pegraveres raquo (papa ou papak)
leurs enfants eacutetant tous sœurs et fregraveres Agrave lrsquoinverse les fregraveres de la megravere et les sœurs
du pegravere (soit la fratrie de sexe opposeacute des parents biologiques) sont consideacutereacutes
comme des beaux-parents leur descendance constitue donc des eacutepoux potentiels
pour lrsquoenfant Les femmes de la mecircme ligne de rang (n) se considegraverent entre elles
comme des laquo sœurs raquo et considegraverent les femmes de la ligne n-1 (dans le sens
ascendant) comme des laquo megraveres raquo celles de la ligne n-2 comme des laquo grands-megraveres raquo
et celles de la ligne n+1 (dans le sens descendant) comme des laquo filles raquo Les hommes
qui appartiennent agrave la mecircme ligne uteacuterine considegraverent toutes les femmes de la
mecircme ligne de rang (n) comme des sœurs et toutes les femmes de la ligne n-1
comme des megraveres Les fils des oncles maternels et des sœurs de leurs pegraveres sont
consideacutereacutes comme des eacutepoux potentiels (i-mnerum) pour les filles De la mecircme
faccedilon les filles des oncles maternels et des sœurs de leurs pegraveres sont consideacutereacutees
comme des eacutepouses potentielles (i-puit) pour les garccedilons Geacuteneacuteralement les cousins
et cousines croiseacutes srsquoappellent entre eux laquo eacutepoux raquo et laquo eacutepouses raquo sans forceacutement se
marier de telle sorte qursquoune femme appellera ses propres enfants i-mumu (mon
enfant) mais aussi les enfants de ses sœurs classificatoires et des hommes qursquoelle
203
appelle i-mnerum165 Ces regravegles donnent lieu agrave un systegraveme terminologique coheacuterent
ndash dit de laquo type iroquois raquo166 en anthropologie de la parenteacute ndash qui marque la coheacutesion
du systegraveme familial au travers de deacutefinitions preacutecises pour la geacuteneacutealogie horizontale
(fregraveres sœurs eacutepoux eacutepouses beaux-fregraveres et belles-sœurs) et verticale (megraveres
pegraveres belles-megraveres beaux-pegraveres grands-megraveres grands-pegraveres fils neveux et
niegraveces) Ce systegraveme de filiation fictive tient du fait que pour une fille tous les
hommes de sa geacuteneacuteration soient consideacutereacutes soit comme des fregraveres soit comme des
eacutepoux (Hurault 1968)
Lrsquoisolat endogamique ndash crsquoest-agrave-dire lrsquoaire geacuteographique dans laquelle se
concluent les alliances matrimoniales ndash coiumlncide en theacuteorie avec lrsquoaire de
distribution des Wayana-Apalaiuml en Guyane au Breacutesil et au Suriname En reacutealiteacute cette
aire est circonscrite au laquo pays ameacuterindien raquo guyanais du fait des difficulteacutes des
deacuteplacements transfrontaliers (qui neacutecessitent un passeport et un visa pour voyager
165 Observons que mecircme en preacutesence drsquoun systegraveme de filiation fictive les Wayana-Apalaiuml rejegravetent la
notion drsquoallomaternaliteacute
166 Selon Georges Murdock (1949) ndash qui rejetait la distinction proposeacutee par Lewis Morgan (1871)
entre systegravemes de parenteacute descriptifs et systegravemes classificatoires ndash le systegraveme iroquois baseacute sur le
principe eacutetabli par Robert Lowie (1915 1928) du bifurcate merging (expression que nous pouvons
traduire par laquo bifurcation et assimilation raquo) assigne le mecircme terme de classification du pegravere aux
oncles paternels et celui de la megravere aux tantes maternelles Les cousins parallegraveles sont alors assimileacutes
agrave la fratrie et les cousins croiseacutes ndash les cousins germains de sexe diffeacuterent ndash sont consideacutereacutes comme
des membres laquo eacuteloigneacutes raquo de la famille ce qui en fait comme chez les Wayana-Apalaiuml des eacutepoux ou
eacutepouses potentiels (Voir aussi Murdock et al 1960)
204
drsquoun pays agrave lrsquoautre) or agrave lrsquoheure actuelle aucun des trois pays nrsquoa voulu eacuteliminer
ces barriegraveres La reacutesidence est geacuteneacuteralement uxorilocale crsquoest-agrave-dire que les
nouveaux conjoints srsquoinstallent dans la maison des parents de lrsquoeacutepouse leurs
enfants partagent le mecircme espace domestique que celui des grands-parents
maternels et des familles de leurs tantes maternelles Cependant la situation
deacutemographique actuelle ndash caracteacuteriseacutee par une croissance geacuteomeacutetrique de la
population dans les villages ameacuterindiens ndash fait que les couples ne srsquoeacutetablissent chez
les parents de lrsquoeacutepouse que si ceux-ci ont la possibiliteacute de les accueillir agrave savoir une
maison suffisamment spacieuse et eacutequipeacutee pour recevoir le nouveau couple et sa
descendance Par ailleurs il existe de nombreuses exceptions certaines familles
preacutefeacuterant srsquoinstaller chez les parents de lrsquoeacutepoux qui ont des revenus plus
importants et drsquoautres preacutefeacuterant srsquoinstaller loin de leurs familles drsquoorigine pour
eacuteviter les conflits lieacutes au partage drsquoun mecircme espace domestique
Dans le processus de formation en place au sein des foyers wayana-apalaiuml
chaque membre de la famille a un rocircle tregraves preacutecis et des responsabiliteacutes concregravetes
vis-agrave-vis des enfants Toute la journeacutee la megravere wayana ou apalaiuml porte lrsquoenfant de
sa naissance agrave la deuxiegraveme anneacutee dans ses bras agrave lrsquoaide drsquoune bandouliegravere (un
hamac miniature tisseacute en coton que les femmes portent sur une eacutepaule) beaucoup
de megraveres continuent agrave porter leur enfant en bandouliegravere jusqursquoagrave ses trois ans
Lrsquoallaitement dure trois ans en moyenne mais certains enfants continuent de teacuteter
205
jusqursquoagrave quatre ans167 Crsquoest la megravere qui se charge de la formation au langage qui
enseigne aux enfants agrave parler et agrave distinguer les mots lieacutes agrave la vie quotidienne du
foyer En effet chez les Ameacuterindiens du Haut Maroni
laquo les beacutebeacutes ne sont jamais laisseacutes seuls [hellip] On cherchera
toujours agrave donner du sens aux babillages drsquoun beacutebeacute qursquoil ne faut pas
laisser sans reacuteponse On deacutecrypte ainsi la future personnaliteacute de
lrsquoenfant agrave travers une calme attention de son comportement ces
observations presque eacutethologiques peuvent deacuteterminer le nom que
recevra lrsquoenfant lorsqursquoil saura marcher [hellip] Les pleurs eacutetant
consideacutereacutes comme une grave menace pour la construction de la
personnaliteacute de lrsquoenfant on fait en sorte de les eacuteviter et les femmes
peu doueacutees pour ce genre de conciliation passent pour de piegravetres
megraveres raquo (Hurault et al 1998 140)
Lorsque lrsquoenfant rentre dans sa troisiegraveme anneacutee le rocircle de la megravere est
drsquoenseigner aux petites filles les tacircches meacutenagegraveres les outils et les temps de cuisson
des aliments lrsquoemplacement et lrsquoespace de lrsquoabattis lrsquoart de la filature et du tissage
du coton pour la confection des bandouliegraveres et des hamacs mais surtout les
compeacutetences sociales basiques que de maniegravere syntheacutetique on pourrait reacutesumer au
167 Dans ce cas il srsquoagit drsquoune pratique qui nrsquoa pas de fonction nutritionnelle et qui srsquoapparente plutocirct
agrave la laquo teacuteteacutee cacirclin raquo dont la fonction est de rassurer lrsquoenfant ou de le calmer pour eacuteviter qursquoil pleure
206
respect des autres et au fait drsquoecirctre toujours disposeacutees agrave accueillir convenablement
les eacuteventuels hocirctes de la maison Aux garccedilons elle enseigne une seacuterie de
compeacutetences lieacutees agrave lrsquoautonomie et qui consistent comme le reacutesume une villageoise
drsquoAntecume Pata agrave savoir faire attention agrave soi-mecircme Il srsquoagit des apprentissages lieacutes
aux dangers de la maison du village et de lrsquoabattis laquo le feu qui brucircle la chenille qui
pique le fleuve ougrave lrsquoon peut se noyer raquo
Les fonctions eacuteducatives du pegravere sont strictement lieacutees aux espaces propres
agrave lrsquohomme ameacuterindien le fleuve et la forecirct Crsquoest lui qui srsquooccupe drsquoenseigner agrave ses
filles toute une seacuterie de notions sur lrsquoeacutecosystegraveme dans lequel elles vivent ce qui leur
permettra une fois adultes de reconnaicirctre les diffeacuterents bruits de la forecirct les
diffeacuterentes espegraveces de gibier et la maniegravere de les preacuteparer avant de les cuisiner Le
pegravere qui ramegravene de bonnes proies agrave la maison est pour ses filles un modegravele du bon
chasseur qui nourrit toute sa famille ndash modegravele qui les guidera dans le choix de leur
eacutepoux Aux garccedilons le pegravere enseigne les arts de la forecirct et du fleuve pour faire drsquoeux
de laquo bons pegraveres de famille raquo la chasse (avec lrsquoarc et la flegraveche pour les plus petits et
avec le fusil pour les adolescents) la pecircche (avec ses diffeacuterentes techniques comme
le tir agrave lrsquoarc la nivreacutee soit lrsquoempoisonnement temporaire de lrsquoeau de la riviegravere par le
jus de lianes agrave roteacutenone du genre Lonchocarpus spp la ligne et lrsquohameccedilon le filet ou
encore les trappes crsquoest-agrave-dire des piegraveges en forme de nasses pour les grands
preacutedateurs comme lrsquoaiumlmara) le tissage de vanneries en fibre drsquoarouman
(Ischosiphon arouma) et la construction drsquooutils pour les travaux agricoles le brucirclis
de lrsquoabattis la construction la conduite drsquoune pirogue (agrave la pagaie pour les plus petits
et agrave lrsquoaide du moteur hors-bord pour les plus grands) et lrsquoassemblage drsquoun carbet
207
Cet apprentissage est lent et progressif lrsquoenfant accomplissant ses tacircches agrave son
rythme Il faut souligner que ce scheacutema drsquoapprentissage parental fonctionne jusqursquoagrave
lrsquoadolescence acircge agrave partir duquel les jeunes commencent un chemin de formation
laquo horizontal raquo dans lequel le rocircle des parents diminue pour laisser place agrave drsquoautres
eacuteducateurs tels que les amis et les membres de la famille de la mecircme geacuteneacuteration
Il existe aussi un cas particulier celui des enfants laquo offerts raquo agrave leurs grands-
parents Il srsquoagit lagrave drsquoune tradition dans laquelle les grands-parents peuvent adopter
leur neveu ou leur niegravece agrave condition qursquoil ait eacuteteacute sevreacute et que les parents partagent
la mecircme maison que celle des grands-parents Pour recevoir cette offrande ces
derniers doivent reacutepondre aux seules conditions suivantes avoir de lrsquoespace du
temps et les ressources suffisantes pour nourrir lrsquoenfant accueilli Cette tradition
nrsquoimplique en rien que lrsquoenfant soit eacuteloigneacute de ses parents puisque dans la majoriteacute
des cas le carbet de la famille naturelle correspond agrave celui de la famille adoptive ou
se trouve tregraves proche La megravere et le pegravere continueront donc agrave lrsquoeacuteduquer selon les
critegraveres mentionneacutes ci-dessus mais deacutelegravegueront aux grands-parents toutes les
responsabiliteacutes laquo logistiques raquo lieacutees agrave lrsquoalimentation et au logement de lrsquoenfant
De maniegravere plus geacuteneacuterale on peut dire que les grands-parents srsquooccupent de
la formation des enfants dans les domaines de lrsquohygiegravene et de la santeacute gracircce agrave leur
connaissance des remegravedes traditionnels mais ils constituent aussi la cleacute de la
transmission du patrimoine mythologique et de lrsquohistoire orale (Chapuis amp Riviegravere
2003) Crsquoest effectivement sur la base de ce patrimoine transmis oralement que les
grands-parents participent au deacuteveloppement de la capaciteacute drsquoeacutecoute et drsquoattention
des enfants de leur meacutemoire auditive du langage (avec la construction du
208
vocabulaire et la compreacutehension de la syntaxe de la deacutetermination des relations
logiques (de cause agrave effet) de la capaciteacute de construction drsquohypothegraveses et des
raisonnements pour la reacutesolution des problegravemes quotidiens Selon mes
observations les mythes les leacutegendes et lrsquohistoire orale ne sont pas transmis dans
le cadre de moments formels et les grands-parents les racontent quand lrsquooccasion se
preacutesente ou quand cela leur semble opportun pendant qursquoils se reposent dans le
hamac pendant qursquoils cuisinent quand ils pecircchent en pirogue ou encore quand ils
se reacutechauffent autour du feu La morale du reacutecit nrsquoest jamais expliciteacutee et on laisse agrave
lrsquoenfant le soin drsquoen tirer des enseignements
Les autres membres de la famille ont eacutegalement des responsabiliteacutes tregraves
concregravetes agrave lrsquoeacutegard des enfants Les fregraveres et sœurs aineacutes par exemple srsquooccupent
drsquoaider les plus petits du mecircme sexe dans leur deacutecouverte du monde en incarnant
un modegravele plus proche drsquoeux et par-lagrave plus facile agrave suivre que celui des adultes mais
aussi moins exigeant que ces derniers en cas drsquoeacutechec Agrave lrsquoacircge de 5 ans une fille est
consideacutereacutee comme suffisamment responsable pour porter un beacutebeacute dans ses bras agrave
partir de 8 ans elle pourra eacutegalement srsquooccuper de lrsquoalimentation de lrsquoenfant et de
son hygiegravene Quand les filles acircgeacutees de 5 agrave 14 ans forment des laquo bandes raquo (des groupes
de pairs composeacutes principalement de cousines) elles amegravenent avec elles leurs
fregraveres ou sœurs en bas acircge qui sont pris en charge par les autres filles de la bande
lesquelles srsquooccupent de les faire jouer de les habiller de les nettoyer et mecircme de
les endormir Les garccedilons forment aussi des bandes mais les adultes ne leur confient
jamais les enfants en bas acircge pour les garccedilons plus que pour les filles la bande est
synonyme drsquoautonomie et de fin de lrsquoenfance laquo le modegravele des grands prenant le pas
209
sur celui du pegravere dont lrsquoinfluence se fait plus discregravete Crsquoest lrsquoacircge aussi des risques
lrsquoacircge ougrave ils commencent agrave chasser en petits groupes ou mecircme seuls et ougrave il leur
arrive de se perdre un voire deux longs jours en forecirct raquo (Hurault et al 1998 144)
Les bandes constituent un espace privileacutegieacute entre pairs ndash plus exactement entre
cousins drsquoune mecircme geacuteneacuteration ndash dans lequel les membres eacutechangent des
interrogations sur les mystegraveres de la forecirct (des pheacutenomegravenes inexplicables ou des
contes qui font peur) des savoirs sur la sexualiteacute et des informations sur la vie du
village (des commeacuterages sur les histoires drsquoamour ou drsquoadultegravere)
Les oncles et tantes traitent leur filiation fictive - les cousins croiseacutes de leurs
enfants - exactement comme leurs enfants biologiques avec le mecircme amour la
mecircme rigueur et la mecircme discipline Cependant la majoriteacute des enfants ont une
relation privileacutegieacutee avec les tantes maternelles et leur mari avec lesquels ils
partagent geacuteneacuteralement la mecircme maison
912 Le village et lrsquoeacutecole
Les autres membres de la communauteacute interagissent aussi dans lrsquoeacuteducation
des enfants mecircme quand ces derniers nrsquoappartiennent pas agrave leur laquo maisonneacutee raquo
crsquoest-agrave-dire agrave leur noyau domestique Parmi eux le shaman (piumljai) joue un rocircle qursquoil
convient de souligner ici autrefois il aidait agrave la preacuteparation du marake rituel qui
est de moins en moins pratiqueacute dans la socieacuteteacute wayana-apalaiuml laquo moderne raquo Le
marake est un rituel fondamental il srsquoagit drsquoune ceacuteleacutebration eacutetaleacutee sur plusieurs
mois qui amegravene les initieacutes ou tepiem agrave rentrer dans une nouvelle phase de leur vie
La ceacutereacutemonie se deacuteveloppe autour drsquoune seacuterie drsquoeacutepreuves de force et de courage de
210
chants (les kalau) et de danses traditionnelles pour se conclure par lrsquoapplication
sur le corps des tepiem drsquoune vannerie (le kunana)168 qui renferme dans ses mailles
un tregraves grand nombre de fourmis ou de guecircpes qui vont piquer les initieacutes et leur
donner la force de renaicirctre en tant que veacuteritables hommes ou femmes Le marake
nrsquoest pas tout agrave fait un rituel de passage puisque traditionnellement chaque
Wayana-Apalaiuml a sept occasions de passer cette eacutepreuve avant de mourir Il srsquoagit
plutocirct drsquoune ceacutereacutemonie de laquo redeacutemarrage raquo agrave laquelle on participe pour souligner
lrsquoentreacutee dans lrsquoacircge adulte mais aussi pour les adultes lrsquoentreacutee dans un nouveau
stade de leur existence Le shaman au-delagrave de ses fonctions concregravetes (dans les
domaines de la meacutedecine et de la theacuterapie sociale avec la fonction de laquo maicirctre des
esprits raquo) jouit drsquoun grand respect de la part des villageois qui le considegraverent comme
la personne la plus sage la plus discregravete et la plus cultiveacutee crsquoest lui qui assure le
bonheur au sein du village qui reacutetablit lrsquoentente qui garantit lrsquoeacutequilibre entre les
hommes et la nature (par exemple suite au non-respect drsquoun interdit) mais aussi
entre les hommes les esprits et les acircmes des deacutefunts Pour les enfants du village le
shaman demeure un point de repegravere et un modegravele drsquoheacuteroiumlsme spirituel mecircme si au
cours des derniegraveres anneacutees son rocircle a perdu de son importance et les familles le
consultent de moins en moins169
168 Les kunana sont de forme carreacutee pour les filles (waluhma kunanan) et de forme zoomorphe pour
les garccedilons (imjata kunanan)
169 En principe son rocircle est consideacutereacute comme compleacutementaire de celui des infirmiers qui travaillent
au dispensaire du village Il srsquooccupe surtout des laquo maux raquo qui nrsquoont pas de place dans la meacutedecine
occidentale mais aussi des symptocircmes non conventionnels qui accompagnent des eacutetats
211
Le dernier microsystegraveme est lrsquoeacutecole du village Il srsquoagit drsquoun systegraveme eacuteducatif
laquo peacuteripheacuterique raquo (figure 15) puisqursquoil ne fait partie ni de lrsquoespace domestique ni du
reacuteseau de parenteacute qui lie tous les membres du village entre eux Les enfants y
passent toutefois entre trois heures par jour (pour les eacutelegraveves de lrsquoeacutecole maternelle)
et cinq heures (pour les eacutelegraveves de lrsquoeacutecole eacuteleacutementaire) du lundi au vendredi170 En
son sein les enseignant transmettent la laquo culture franccedilaise raquo mais gracircce agrave la
pathologiques et que les infirmiers ne sont pas capables de prendre en charge tels que les uwamela
(maladies) causeacutees par les jolok (eacuteleacutements surnaturels animeacutes mauvais esprits) ou celles qui
neacutecessitent un iumlhemiumltiumln (remegravede agrave base drsquoherbes de genre Caladium spp consideacutereacutees comme
magiques) Cependant le seul shaman du village drsquoAntecume pata Panapasi Panapasi est deacutesormais
tregraves acircgeacute (il est neacute dans les anneacutees 1920) immobiliseacute dans son hamac et avec une tregraves faible capaciteacute
drsquoaction
170 Au vu de son isolement geacuteographique lrsquoeacutecole drsquoAntecume pata ndash comme toutes les autres eacutecoles
de la commune de Maripasoula ndash ne respecte pas les nouveaux rythmes scolaires preacutevus par le Deacutecret
ndeg 2013-77 du 24 janvier 2013 sur lrsquoorganisation du temps scolaire dans les eacutecoles maternelles et
eacuteleacutementaires Cette reacuteforme preacutevoit la mise en place drsquoune semaine scolaire de 24 heures
drsquoenseignement reacuteparties sur 9 demi-journeacutees afin drsquoalleacuteger la journeacutee scolaire Les heures
drsquoenseignement sont organiseacutees les lundis mardis jeudis et vendredis ainsi que le mercredi matin
agrave raison drsquoun maximum de cinq heures et demi par jour et de trois heures et demi par demi-journeacutee
Les parents drsquoeacutelegraveves des eacutecoles drsquoAntecume pata de Taluwen et de Pidima ont demandeacute ndash et obtenu
ndash une deacuterogation du fait que cette organisation du temps scolaire entre en conflit avec lrsquoorganisation
de la vie quotidienne et les rythmes domestiques des Ameacuterindiens Cependant cette deacuterogation agrave la
norme octroyeacutee aux eacutecoles du laquo pays ameacuterindien raquo devrait prendre fin agrave la rentreacutee 2016
212
preacutesence de plusieurs villageois dans lrsquoeacutequipe peacutedagogique171 nombreuses sont les
activiteacutes qui se deacuteveloppent autour de la laquo culture ameacuterindienne raquo il srsquoagit en
geacuteneacuteral drsquoactiviteacutes lieacutees agrave la langue maternelle agrave lrsquohistoire orale et agrave lrsquoeacutecologie
amazonienne
Figure 15 La galaxie des microsystegravemes de socialisation chez les enfants wayana-apalaiuml
171 En 2015 on comptait trois enseignants drsquoorigine meacutetropolitaine (deux titulaires et une
contractuelle) un enseignant ameacuterindien (titulaire) une auxiliaire de vie scolaire wayana pour lrsquoaide
individuelle (AVS-I) une intervenante wayana en langue maternelle (ILM) et un agent territorial
apalaiuml speacutecialiseacute dans les eacutecoles maternelles (ATSEM)
213
Lrsquoenfant ameacuterindien vit dans un univers social composeacute drsquoun grand nombre
de microsystegravemes au moins quatre drsquoentre eux (les parents les grands-parents
maternels les tantes et oncles maternels la fratrie et les cousins parallegraveles)
partagent le mecircme espace domestique cinq autres (les grands-parents paternels
les tantes et oncles paternels les cousins croiseacutes les pairs et le shaman) se trouvent
hors de cet espace mais restent agrave lrsquointeacuterieur du reacuteseau de parenteacute Lrsquoeacutecole quant agrave
elle se situe agrave lrsquoexteacuterieur de lrsquoespace domestique et du reacuteseau de parenteacute (malgreacute le
fait que comme on lrsquoa deacutejagrave mentionneacute certains intervenants soient originaires du
village) Bien que les parents se considegraverent comme les principaux eacuteducateurs
lrsquoeacutecole est hautement estimeacutee par les adultes qui lui attribuent le laquo pouvoir raquo de
permettre lrsquoascension sociale des enfants du village ndash point de vue qui est
geacuteneacuteralement partageacute par les oncles et les tantes de la mecircme geacuteneacuteration que les
parents Les grands parents ont une position diffeacuterente et bien qursquoils acceptent
lrsquoobligation scolaire de leur petits-enfants ils la vivent comme une laquo bizarrerie des
Blancs raquo qui eacuteloigne les enfants des laquo vrais raquo apprentissages ndash ceux qui sont lieacutes agrave
lrsquoenvironnement amazonien ndash et qui ne donne pas de reacutesultats visibles172 Or bien
qursquoune partie des adultes du village ait eacuteteacute scolariseacutee rares sont ceux qui ont
172 Pendant les entretiens que jrsquoai meneacutes avec les personnes les plus acircgeacutees du village jrsquoai
freacutequemment entendu lrsquoexpression laquo palasisime teumlwenka teumlweumltiumlhem raquo qursquoon pourrait litteacuteralement
traduire par laquo elle [lrsquoeacutecole] sert agrave devenir ignorant comme les Franccedilais raquo
214
vraiment pu profiter des avantages laquo pratiques raquo de cette scolarisation comme une
meilleure position sociale un salaire et des biens Pour preuve sur les cent
cinquante personnes qui constituent la population active ndash soit en acircge de travailler
ndash du village seules vingt drsquoentre elles ont pu obtenir un poste gracircce agrave leurs diplocircmes
(en tant que gendarmes soldats fonctionnaires du Rectorat de la Guyane du Parc
Amazonien de Guyane ou de la commune de Maripasoula ou en tant que assistants
dans le cadre des projets porteacutes par les associations les entreprises priveacutees ou les
organismes publiques) Toutefois bien qursquoils disposent de revenus fixes et de
certains beacuteneacutefices eacuteconomiques ces salarieacutes ne constituent pas le groupe de
laquo notables raquo du village qui est composeacute par les trois piroguiers qui srsquooccupent du
transport fluvial entre Antecume pata et Maripasoula et de la dizaine drsquoouvriers qui
offrent leurs services dans les terrains et les barrages drsquoorpaillage illeacutegal qui existent
dans tout le laquo pays ameacuterindien raquo Ce sont lagrave les veacuteritables self-made men du village
car bien qursquoaucun drsquoentre eux ne soit alleacute au-delagrave du CP agrave la diffeacuterence des
fonctionnaires publics ils disposent tous drsquoune maison en ciment de revenus eacuteleveacutes
et de la possibiliteacute de faire reacuteguliegraverement des dons aux autres familles du village ce
qui contribue eacutevidemment agrave confirmer leur statut social et la consideacuteration dont ils
jouissent
De fait le meacutesosystegraveme de socialisation wayana-apalaiuml qui correspond au
reacuteseau qui lie les microsystegravemes domestiques et de parenteacute agrave lrsquoeacutecole est tributaire
des incoheacuterences de lrsquoexosystegraveme local dans lequel les normes nationales entrent
constamment en conflit avec le systegraveme eacuteconomique et social guyanais un systegraveme
qui reste peacuteripheacuterique et agrave lrsquointeacuterieur duquel lrsquoEacutetat est encore loin de pouvoir
215
garantir agrave ses citoyens ndash comme les laquo abandonneacutes de la Reacutepublique raquo ndash le respect de
leurs droits Qui plus est cet exosystegraveme est emboicircteacute dans le macrosystegraveme global
structureacute autour des reacuteseaux eacuteconomiques planeacutetaires et des laquo exigences raquo de la
communauteacute internationale qui est geacuteneacuteralement guideacutee par une ideacuteologie
neacuteolibeacuterale reacutefractaire aux probleacutematiques locales puisque son objectif principal
est de faciliter le deacuteveloppement eacuteconomique des territoires et leur inteacutegration aux
marcheacutes globaux Il ne faut pas perdre de vue que au niveau microsystegravemique la
Guyane est un territoire strateacutegique ndash de par sa position geacuteographique ses
ressources naturelles et le marcheacute inteacuterieur dont elle dispose ndash et que les
revendications ameacuterindiennes peuvent bien eacutevidemment mettre en danger son
rocircle eacuteconomique ainsi que son image
Ce conflit inheacuterent aux structures systeacutemiques supeacuterieures (meacuteso exo et
macro) a tregraves probablement un impact sur la construction de la personnaliteacute et du
monde de lrsquoenfant ameacuterindien En effet crsquoest certainement lrsquoune des causes de la
frustration et de lrsquoennui qui selon certains villageois sont agrave lrsquoorigine de la laquo vague
de suicides raquo qui a fait tant de victimes chez les Wayana-Apalaiuml Ce conflit a aussi
tregraves probablement contribueacute agrave laquo transfigurer raquo le comportement de certains
Ameacuterindiens qui ont preacutefeacutereacute abandonner lrsquoeacutecosophie173 ancestrale pour srsquoassocier
aux activiteacutes des orpailleurs et des deacuteforesteurs illeacutegaux Pour autant ses effets ne
173 Crsquoest-agrave-dire une vision du monde dans laquelle lrsquoeacutequilibre avec la Nature revecircte un caractegravere
fondamental Pour une description plus approfondie du concept drsquoeacutecosophie et une discussion sur
ses implications dans les cultures ameacuterindiennes je renvoie le lecteur agrave mes preacuteceacutedents travaux sur
ce thegraveme (Aligrave 2007 2010 et 2012)
216
sont peut-ecirctre pas si importants qursquoil nrsquoy paraicirct puisque la position laquo peacuteripheacuterique raquo
des Ameacuterindiens dans lrsquoeacutechiquier social de la nation les met en quelque sorte agrave lrsquoabri
de certaines dynamiques globales Malheureusement ces questions (qui relegravevent
plutocirct de la psychologie sociale) resteront ici sans reacuteponses mais je lrsquoespegravere
donneront lieu agrave des analyses visant agrave mettre en lumiegravere les impacts de ce conflit
92 Les microsystegravemes de socialisation agrave Hiva Oa
Les Marquisiens considegraverent appartenir agrave une seule et mecircme famille (huarsquoa)
Selon Edwin Ferdon (1993) jusqursquoagrave la premiegravere moitieacute du XIXegraveme siegravecle la maison
familiale (harsquoe hiamoe litteacuteralement laquo la maison pour dormir raquo) accueillait le couple
qui en constituait le noyau ses enfants et dans le cas des familles de haut rang les
pekio Ces derniers eacutetaient des travailleurs domestiques qui jouaient les rocircles
drsquoamants et de serviteurs de lrsquoeacutepouse qursquoils accompagnaient quand le mari ne se
trouvait pas dans la harsquoe hiamoe parce qursquoil eacutetait parti agrave la guerre ou assister agrave des
reacuteunions dans la maison des hommes ou sur le mersquoae (le site ceacutereacutemoniel sacreacute) Le
reacutecit du missionnaire William Pascoe Crook (1800) ndash qui fut un des premiers
europeacuteens agrave reacutesider durablement dans lrsquoarchipel - nous confirme que lrsquoinstitution
du pekio eacutetait tregraves reacutepandue chez les Enata et celui-ci jouissait drsquoun statut particulier
il nrsquoeacutetait pas seulement le chef des domestiques mais avait aussi le droit de se
nourrir avec les mets des femmes de la maison (avec lesquelles il vivait en
permanence mais sans pour autant avoir la possibiliteacute drsquoobtenir le statut de
217
tapu)174 Selon Dominique Pechberty (2012) - qui se base sur lrsquoanalyse
ethnohistorique des journaux de voyage de William Crook Edward Robarts Joseph
Cabri et David Porter - les pekio eacutetaient des amants de jeunesse qui apregraves le
mariage srsquoinstallaient chez la couple en offrant leurs services aussi bien dans le
domaine sentimental en tant que confidents du mari ou de lrsquoeacutepouse qursquoau niveau
parental en tant que collaborateurs dans lrsquoeacuteducation des enfants du couple Notons
qursquoil srsquoagit drsquoune forme particuliegravere de polyandrie puisque chaque femme se
partageait entre plusieurs hommes de statut diffegraverent (tapu ou pas) agrave la diffeacuterence
des scheacutemas classiques de polyandrie ougrave plusieurs fregraveres partagent la mecircme
eacutepouse Aussi lrsquounion avec le pekio nrsquoeacutetait pas consideacutereacutee comme un mariage
puisque le seul mariage reconnu dans la communauteacute eacutetait celui avec lrsquoeacutepoux qui
conservait un rocircle premier dans la chaicircne fonctionnelle de la maison (Otterbein
1963) Cette pratique a commenceacute agrave disparaitre avec lrsquoarriveacutee des premiers
explorateurs occidentaux drsquoabord parce qursquoelle a eacuteteacute durement reacuteprimeacutee par les
missionnaires mais aussi parce que la crise deacutemographique qui srsquoensuivit a
radicalement modifieacute le ratio hommes-femmes dans lrsquoarchipel en rendant
impossible lrsquoinstitution de la polyandrie (Ferdon 1993)
Selon mes informateurs jusqursquoagrave un passeacute tregraves reacutecent ndash certainement jusqursquoagrave
la fin de la Seconde Guerre mondiale ndash il a existeacute dans cette communauteacute une
logique de classification de ses membres en fonction du rang du sexe et de lrsquoacircge
174 Sacreacute mais aussi interdit
218
assimilable au systegraveme hawaiumlen175 Les mecircmes termes sont employeacutes pour les
groupes de germains (les fregraveres et les cousins drsquoun cocircteacute les sœurs et les cousines de
lrsquoautre) ce qui confirme lrsquoideacutee drsquoune uniteacute sociale de ce reacuteseau de parenteacute dans
lequel la descendance est plus importante que lrsquoalliance et ougrave les aicircneacutes jouissent du
rocircle de protagonistes dans le groupe de siblings (la fratrie) Les fregraveres aicircneacutes
appellent tous leurs fregraveres cadets teina et toutes leurs sœurs cadettes tuehine les
sœurs aicircneacutees appellent leurs fregraveres tunane (ou tukane ou tursquoane) et leurs sœurs
teina
Selon mes observations agrave partir drsquoun Ego feacuteminin (au niveau n) le niveau des
ascendants (n-1) est occupeacute par les parents le pegravere (motua) les oncles paternels
(motua teina pour les cadets et motua tuakana pour les aicircneacutes) les tantes paternelles
(kui tuehine motua) la megravere (kui) les tantes maternelles (kui teina pour les cadettes
et kui tuakana pour les aicircneacutees) et les oncles maternels (motua tursquoane kui) Le niveau
des grands-parents (n-2) est occupeacute par les grands-pegraveres (tupuna vahana) et les
grands-megraveres (tupuna vehine) Il nrsquoy a de distinction ni entre le pegravere du pegravere et celui
de la megravere ni entre la megravere de la megravere et celle du pegravere Aux niveaux n-1 et n-2 la
parenteacute est donc eacutetendue aux conjoints collateacuteraux agrave la diffeacuterence des niveaux n+1
et n+2 ougrave la parenteacute nrsquoest pas eacutetendue aux conjoints En effet les mecircmes termes
sont utiliseacutes pour deacutefinir drsquoun cocircteacute les fils drsquoEgo et les fils de ses fregraveres et sœurs
(tama) et de lrsquoautre les filles drsquoEgo (moiacute) et les filles de ses fregraveres et sœurs mais ces
175 Qui se base sur la geacuteneacuteration et lrsquoacircge relatif et qui deacutefinit certains degreacutes de parenteacute selon le sexe
du locuteur (Handy amp Pukui 1958)
219
termes ne srsquoappliquent pas agrave leurs maris ni agrave leurs eacutepouses Pour la geacuteneacuteration n+2
le mecircme terme est employeacute pour indiquer et les neveux drsquoEgo et ses niegraveces
(moupuna ou poupuna)
Avant lrsquoarriveacutee des colonisateurs se pratiquait aux Marquises le mariage
preacutefeacuterentiel (mais non obligatoire) entre cousins croiseacutes (irsquoamutu) mecircme si le
mariage entre cousins parallegraveles nrsquoeacutetait pas interdit (Handy 1923) Lrsquoaction
eacutevangeacutelisatrice des missionnaires catholiques a mis fin aux normes qui reacutegissaient
les droits sexuels et la logique du mariage preacutefeacuterentiel puisque ce type drsquounion eacutetait
consideacutereacutee comme incestueuse et immorale par les autoriteacutes religieuses
Aujourdrsquohui les Marquisiens se marient librement agrave partir de leurs affiniteacutes
personnelles sans suivre de regravegles preacutefeacuterentielles Quant agrave lui le critegravere de
reacutesidence est resteacute plutocirct libre situation qui diffegravere de celle drsquoautres icircles dans lrsquoaire
culturelle polyneacutesienne ougrave comme agrave Hawaii on srsquoappuie traditionnellement sur le
critegravere uxorilocal et les jeunes couples srsquoeacutetablissent chez les parents de lrsquoeacutepouse
(Handy amp Pukui 1958) Leur isolat endogamique preacutefeacuterentiel correspond agrave
lrsquoarchipel des Marquises bien que agrave lrsquoheure actuelle un nombre croissant de
couples compte un conjoint qui nrsquoest pas drsquoorigine marquisienne dans la plupart de
cas il srsquoagit de Tahitiens ou de personnes originaires de la meacutetropole
921 Famille nucleacuteaire et famille eacutelargie
Bien que lrsquoeacutecosystegraveme de reacutefeacuterence des enfants enata ait eacuteteacute modifieacute par
lrsquoimposition ou lrsquoadoption libre de normes exogegravenes sa structure fondamentale nrsquoa
pas changeacute lrsquoenfant continue agrave interagir avec plusieurs microsystegravemes
220
domestiques (sa famille nucleacuteaire sa fratrie ses pairs la famille de son pegravere et celle
de sa megravere) auxquels se sont ajouteacutees lrsquoeacutecole les communauteacutes religieuses et les
associations culturelles dans le cadre du meacutesosystegraveme laquo village raquo Les
microsystegravemes communautaires ont une grande importance puisque crsquoest agrave
lrsquointeacuterieur du groupe que les deacutecisions sont prises De fait en cas de conflit crsquoest le
groupe qui vient reacutetablir lrsquoordre et crsquoest aussi lui qui donne (ou qui nie) son
approbation pour soutenir les entreprises individuelles Lrsquoeacutequilibre
microsystegravemique deacutepend donc de la capaciteacute drsquoenseigner aux plus petits les normes
de base de la vie en communauteacute
Pendant mon travail de terrain agrave Hiva Oa jrsquoai observeacute la reacutepartition des
tacircches eacuteducatives en fonction du sexe de lrsquoeacuteducateur mais aussi de celui de lrsquoenfant
ainsi que lrsquoacircge de ce dernier Le plus souvent la megravere gegravere la presque totaliteacute des
besoins des jeunes enfants (de la naissance jusqursquoagrave 4-5 ans) lrsquoallaitement
lrsquoalimentation lrsquohygiegravene et les petits soins quotidiens Crsquoest elle qui montre agrave lrsquoenfant
les espaces domestiques en les deacutecrivant et en lui expliquant leur fonction (toujours
en langue franccedilaise) Elle srsquooccupe aussi de lui expliquer les rocircles de chaque membre
de la famille leur position dans la geacuteneacutealogie et leur importance Agrave partir de 6 ans
la transmission des savoirs reacutepond agrave des regravegles de diffeacuterentiation sexuelle Les
megraveres assisteacutees des tantes et des grands-megraveres srsquooccupent principalement des
filles qui sont formeacutees aux travaux domestiques et agrave certaines tacircches agrave caractegravere
creacuteatif Crsquoest agrave cet acircge-lagrave que les filles apprennent les premiers rudiments de laquo lrsquoart
de cueillir raquo (les fruits lrsquoigname et les chevrettes drsquoeau douce ou korsquoursquoa) de la
cuisine de la couture de la fabrication de colliers et de couronnes fleuries mais
221
aussi certaines notions qui relegravevent de la botanique et de la biologie (et plus
speacutecifiquement les noms des espegraveces veacutegeacutetales et animales utiliseacutees dans la
gastronomie et dans la meacutedicine populaire) Ce nrsquoest qursquoagrave partir de lrsquoadolescence que
les filles sont inviteacutees agrave pratiquer la langue marquisienne mecircme si la plupart drsquoentre
elles ont deacutejagrave commenceacute degraves lrsquoacircge de 8 ans agrave lrsquoutiliser dans leurs eacutechanges avec leurs
pairs
Quand les enfants sont encore petits les pegraveres se contentent drsquoassurer la
nourriture pour tous les occupants de la maison Ils sont souvent en contact avec
leurs fils mais jusqursquoagrave leurs 4-5 ans les relations agrave caractegravere eacuteducatif sont assez
limiteacutees selon la personnaliteacute du pegravere jrsquoai observeacute soit des activiteacutes purement
ludiques (le pegravere qui fait sauter lrsquoenfant dans ses bras ou qui lui court apregraves) soit des
moments de silence partageacutes (une promenade agrave la mer ou dans la cocoteraie
familiale) Degraves lrsquoacircge de 6 ans les garccedilons commencent agrave accompagner leur pegravere
quand il va agrave la pecircche depuis le rivage ou le bateau Dans un premier temps ils se
contentent drsquoobserver ce que les adultes font et apregraves avoir parfaitement appris les
gestes et les deacutemarches agrave suivre ils commencent agrave jeter leurs propres lignes et leurs
filets Entre 10 et 12 ans ils reacutealisent aussi leurs premiers travaux drsquoartisanat en
utilisant des bois souples pour sculpter des petits tiki des raies manta et autres
poissons Quand ils atteignent les 12 ans ils peuvent alors suivre les hommes
pendant les longues parties de chasse agrave la chegravevre (kersquou kersquou) et au cochon sauvage
(puarsquoa) puis agrave 14 ans ils font leurs premiers essais avec le fusil Crsquoest agrave cet acircge-lagrave
qursquoils commencent agrave eacutechanger avec les adultes en langue maternelle Dans le cas de
couples seacutepareacutes ou divorceacutes les enfants peuvent rester indiffeacuteremment avec le pegravere
222
ou la megravere car aucune norme particuliegravere nrsquoexiste agrave ce sujet Les megraveres ceacutelibataires
ou veuves deacutelegraveguent les fonctions eacuteducatives du pegravere aux oncles et au grand-pegravere
et inversement dans le cas des pegraveres ceacutelibataires ou veufs Les enfants orphelins sont
souvent adopteacutes juridiquement par la famille de leur tante maternelle ou plus
rarement par drsquoautres membres de la famille eacutelargie Les familles peuvent aussi
deacutecider drsquoadopter informellement176 un membre adulte de la famille qui est resteacute
orphelin ou dans le cas des personnes acircgeacutees qui est sans progeacuteniture
Les grands-parents les oncles et les tantes nrsquoont pas de fonctions speacutecifiques
mais ils se chargent de srsquooccuper des enfants et drsquoaider les parents quand ceux-ci ne
sont pas agrave la maison par exemple quand ils sont en train de reacutealiser des tacircches
agricoles de pecirccher de chasser drsquoextraire le coprah ou ndash dans le cas des employeacutes
des administrations publiques ou des entreprises priveacutees ndash quand ils sont en train
de travailler La transmission des savoirs respecte les mecircmes subdivisions de genre
que celles qui existent entre pegravere et megravere mais les grands-parents se sentent aussi
responsables de la transmission des compeacutetences morales des preacuteceptes religieux
et de la culture orale mythes leacutegendes et contes aptes agrave deacutecrire les faits et les
eacuteveacutenements de la vie drsquoantan sur lrsquoicircle
176 Crsquoest-agrave-dire que leur acte nrsquoa pas de valeur juridique Lrsquoadulte adopteacute vit avec la famille drsquoadoption
et contribue agrave lrsquoeacuteconomie domestique selon ses possibiliteacutes Dans le cas des personnes acircgeacutees on ne
leur demande pas de contribuer agrave la production drsquoaliments ou aux tacircches meacutenagegraveres mais elles ont
la charge drsquoaccomplir drsquoautres tacircches qui ne demandent pas drsquoeffort physique comme par exemple
raconter des histoires des mythes ou des leacutegendes aux enfants de la famille
223
La fratrie tout comme les pairs (soit les autres enfants de la famille ou du
voisinage qui ont le mecircme acircge) participe aussi agrave la formation des enfants agrave travers
des processus drsquoeacuteducation horizontale et agrave la transmission des informations et des
commeacuterages concernant les membres de la communauteacute En geacuteneacuteral les aicircneacutes
aident la megravere quand lrsquoenfant est petit en srsquooccupant de lui en reproduisant les
interactions des parents et en enseignant aux cadets certaines regravegles de la vie
domestique (surtout les objets et les lieux tapu mais aussi certaines conventions
sociales lieacutees aux formes de politesse des plus grands)
922 Les eacuteglises lrsquoeacutecole et les organisations locales
Comme expliqueacute dans le chapitre preacutecegravedent depuis pregraves de quatre
deacutecennies les communauteacutes religieuses marquisiennes ont acquis une double
fonction si drsquoun cocircteacute elles se chargent de lrsquoeacutelaboration drsquoun systegraveme de valeurs
propre agrave chaque culte et de la diffusion drsquoune morale exogegravene drsquoun autre cocircteacute elles
sont aussi vectrices du renouveau culturel autochtone de lrsquoarchipel Pour ce faire le
lsquoeo enata est presque toujours utiliseacute pendant les cultes et des activiteacutes destineacutees
aux enfants et aux jeunes de lrsquoicircle sont organiseacutees pour donner un nouvel eacutelan agrave
certains aspects de la culture traditionnelle notamment la musique (Bailleul 1999)
Presque tous les groupes religieux de lrsquoicircle de Hiva Oa ont par exemple creacuteeacute des
groupes musicaux et des chœurs dans lesquels les jeunes sont formeacutes au pahu
(tambour en peau de requin) au pu ihu (flucircte nasale) et au lsquoukulele (une sorte de
guitare sans caisse de reacutesonance) mais aussi agrave chanter en utilisant les techniques
les meacutelodies les rythmes et les tonaliteacutes de la musique drsquoantan Bien eacutevidemment
224
les textes qui sont associeacutes agrave ces activiteacutes sont directement issus de la tradition
religieuse chreacutetienne et nrsquoont rien agrave voir avec ceux qui eacutetaient chanteacutes autrefois177
Agrave Hiva Oa il existe aussi trois grandes associations culturelles178 qui se
consacrent agrave lrsquoenseignement de la danse marquisienne et qui accueillent des eacutelegraveves
acircgeacutes de 7 ans ou plus Leurs formateurs srsquoappuient sur les donneacutees ethnographiques
recueillies par les voyageurs des siegravecles passeacutes et sur les souvenirs des personnes
177 Pendant mes observations avec un groupe catholique de lrsquoicircle jrsquoai eu la possibiliteacute de transcrire
cette strophe chanteacutee par un chœur de jeunes dirigeacute par un precirctre local qui me semble assez
significative laquo Ua ke omua te henua nei Me te tau kuhane mikeo Atahi nei ake matou e Me te tau
poi hoohoohellip raquo qursquoon peut traduire par laquo Autrefois cette terre faisait bande agrave part avec les esprits
meacutechants maintenant nous sommes reacuteunis avec les peuples fidegraveleshellip raquo En effet bien que lrsquoEacuteglise
catholique comme je lrsquoai plusieurs fois mentionneacute participe activement agrave la valorisation de la culture
marquisienne certains precirctres semblent perseacuteveacuterer dans une vision laquo obscurantiste raquo du passeacute local
qursquoils associent agrave une peacuteriode de barbarie pendant laquelle lrsquoarchipel laquo faisait bande agrave part raquo et eacutetait
domineacute par des laquo esprits mauvais raquo que seule la conversion a permis drsquoeacuteliminer pour permettre aux
Marquisiens baptiseacutes drsquointeacutegrer laquo les peuples fidegraveles raquo
178 La premiegravere laquo Te pua o feani raquo creacuteeacutee en 1998 agrave Atuona a pour objectif de faciliter lrsquoinsertion des
jeunes au moyen drsquoanimations de formations et drsquoorganisation de sorties de deacutecouverte de
lrsquoeacutecosystegraveme de lrsquoarcheacuteologie et du patrimoine culturel de lrsquoicircle la deuxiegraveme le laquo Comiteacute des Fecirctes
Puanui de Puamau raquo a eacuteteacute creacuteeacutee en 2006 agrave Puamau pour preacuteparer et organiser les ceacuteleacutebrations en
lrsquohonneur du 14 juillet et la troisiegraveme laquo Te avei tina te motu o hiva raquo a eacuteteacute creacuteeacutee en 2008 agrave Atuona
pour soutenir la dynamique communautaire dans la programmation lrsquoorganisation et la reacutealisation
de manifestations agrave caractegravere festif Bien que plusieurs membres de lrsquoassociation Motu Haka habitent
agrave Hiva Oa cette derniegravere ne reacutealise pas drsquoactiviteacutes sur lrsquoicircle son siegravege se trouvant agrave Nuku Hiva
225
acircgeacutees pour laquo reconstruire raquo les choreacutegraphies des temps anciens ou pour en creacuteer
de nouvelles Les associations participent activement agrave la vie culturelle de lrsquoicircle et se
chargent de lrsquoorganisation drsquoeacutevegravenements qui rassemblent tous les villageois surtout
agrave lrsquooccasion des fecirctes de Noeumll des ceacuteleacutebrations du 14 juillet ou des phases de
preacuteparation du Festival des Arts des icircles Marquises Si seule une minoriteacute des
enfants et des jeunes de Hiva Oa participent agrave ces activiteacutes de formation les
eacutevegravenements qursquoelles organisent ndash spectacles fecirctes repreacutesentations ndash rassemblent
toujours la plupart des habitants de lrsquoicircle
Les eacutecoles participent aussi agrave cette vie culturelle mais en eacutevitant drsquointerfeacuterer
avec les activiteacutes des associations ou des groupes religieux Dans le cadre des
activiteacutes scolaires les enseignants se deacutedient plutocirct agrave lrsquoapprentissage de la langue
marquisienne179 agrave la lecture et agrave lrsquoanalyse du patrimoine litteacuteraire et mythologique
local180 ainsi qursquoagrave lrsquoeacutetude de certaines notions basiques de lrsquohistoire
polyneacutesienne181
179 Dans le cadre de mes observations jrsquoai pu constater qursquoelles se reacutealisent surtout agrave travers lrsquooraliteacute
sans passer par la phase drsquoeacutecriture
180 Toutefois la majoriteacute des enseignants que jrsquoai pu interviewer se plaignent du fait qursquoil nrsquoexiste pas
suffisamment de textes scolaires en langue marquisienne
181 En effet bien que la Polyneacutesie franccedilaise jouisse officiellement drsquoune certaine autonomie pour la
deacutefinition des programmes des eacutecoles primaires en reacutealiteacute le gouvernement territorial avec lrsquoarrecircteacute
768CM du 19 juillet 1996 laquo a repris quasi inteacutegralement et agrave la virgule pregraves les programmes
nationaux raquo (Lechat amp Argentin 2011 101) ce qui explique lrsquoorganisation du temps disponible pour
lrsquoenseignement de lrsquohistoire locale dans les classes de lrsquoeacutecole primaire Je rappelle que le statut
226
Les enfants de Hiva Oa sont donc exposeacutes agrave plusieurs microsystegravemes de
socialisation qui sont toutefois moins nombreux que chez les Wayana-Apalaiuml (figure
16)
drsquoautonomie deacutefini dans le domaine eacuteducatif par la Loi organique ndeg 2004-192 du 27 feacutevrier 2004 a
permis la reacutedaction de la convention Eacutetat-Territoire relative agrave lrsquoeacuteducation en Polyneacutesie franccedilaise du
4 avril 2007 qui assigne agrave ce dernier - compte tenu de la leacutegislation et des regraveglementations nationales
- la compeacutetence de la strateacutegie et politique eacuteducative ainsi que sa mise en œuvre par lrsquoorganisation
des enseignements et la reacutepartition des moyens enseignants Dans la mesure ougrave la Polyneacutesie
franccedilaise a fait le choix pour son systegraveme eacuteducatif de la preacuteparation des diplocircmes nationaux franccedilais
elle srsquoest engageacutee agrave respecter la mise en œuvre des cursus et des reacutefeacuterentiels qui y megravenent Par
ailleurs il est important de souligner que les dispositions de Loi ndeg 2005-380 du 23 avril 2005 sur
lrsquoorientation et le programme pour lrsquoavenir de lrsquoeacutecole dite laquo loi Fillon raquo qui instaure le socle commun
des connaissances et des compeacutetences ont eacuteteacute imposeacutees agrave la Polyneacutesie ce qui a contribueacute agrave ce que
certains enseignants preacutefegraverent donner la prioriteacute agrave certains contenus du programme laquo national raquo ndash
ceux qui se rapprochent le plus des compeacutetences requises par le socle ndash et deacutelaisser drsquoautres sujets
drsquointeacuterecirct laquo local raquo mais sans lien apparent avec les piliers preacutevus par le socle
227
Figure 16La galaxie des microsystegravemes de socialisation chez les enfants enata
Lrsquoespace domestique est partageacute entre les parents la fratrie et incidemment
par les pairs qui appartiennent au voisinage tandis que les autres membres du
reacuteseau de parenteacute ndash les grands-parents les oncles et les tantes ndash ne vivent pas sous
le mecircme toit (bien qursquoen geacuteneacuteral ils vivent agrave proximiteacute) Agrave lrsquoexteacuterieur de ce cercle se
trouvent les microsystegravemes externes agrave la famille comme les groupes religieux les
associations culturelles ou lrsquoeacutecole lesquels bien qursquoils soient composeacutes de
personnes qui se considegraverent toutes lieacutees entre elles par un lien de parenteacute et qursquoils
se chargent de transmettre des savoirs laquo locaux raquo ont cependant une organisation
et une logique de travail tregraves diffeacuterente de la vision du monde laquo agrave la marquisienne raquo
En ce sens ils agissent donc comme des points de contact entre les exigences locales
228
et les structures globales facilitant le deacuteveloppement de dynamiques laquo glocales raquo et
la creacuteation de reacuteponses adaptatives aux demandes des villageois en fonction des
contraintes imposeacutees par la participation agrave la vie nationale et agrave lrsquoeacuteconomie
planeacutetaire
229
10 Mesurer les interactions eacuteducatives les rythmes parentaux
Lrsquointeraction eacuteducative en milieu domestique est par deacutefinition une laquo affaire
de famille raquo Crsquoest agrave lrsquointeacuterieur de la maison que les membres de la famille ndash et par-
dessus tout les parents ndashexercent leur rocircle drsquoeacuteducateurs et deacuteploient leurs
strateacutegies et ideacuteologies formatives de sorte que le foyer repreacutesente le centre
symbolique de lrsquoespace eacuteducatif consacreacute agrave la socialisation des enfants et agrave leur
adaptation au contexte eacutecosysteacutemique Cependant chaque groupe humain a une
maniegravere diffeacuterente de concevoir lrsquoideacutee de foyer eacuteducatif et chaque culture assigne
aux divers membres de la famille vivant dans le foyer des temps diffeacuterents agrave
consacrer agrave lrsquoeacuteducation des enfants
Lrsquoobservation des rythmes parentaux chez les Wayana-Apalaiuml et chez les
Enata mrsquoa permis de mieux comprendre la dureacutee et lrsquointensiteacute de lrsquoacte eacuteducatif dans
les deux contextes eacutetudieacutes mais aussi de les mettre en relation avec ceux observeacutes
dans le groupe teacutemoin de France meacutetropolitaine Dans ce chapitre je vais preacutesenter
les reacutesultats obtenus pendant mon travail de terrain tout en sachant que la
meacutethodologie utiliseacutee ndash bien qursquoinspireacutee de protocoles deacutejagrave testeacutes sur le terrain ndash est
encore exploratoire raison pour laquelle une discussion approfondie autour de ses
avantages limites et inconveacutenients sera proposeacutee dans la troisiegraveme partie de cette
thegravese
Il convient de rappeler que pour lrsquoobtention de ces donneacutees jrsquoai reacutealiseacute plus
de 1440 heures drsquoobservation directe (720 heures agrave Antecume pata 480 heures agrave
230
Hiva Oa et 240 heures en France meacutetropolitaine) dans le but de mesurer la
laquo quantiteacute raquo drsquointeractions eacuteducatives auxquelles eacutetaient exposeacutes les enfants dans
les contextes eacutetudieacutes ce qui mrsquoa permis drsquoobtenir des donneacutees comparables en ce
qui concerne le poids de chaque acteur ndash ou microsystegraveme ndash dans la transmission de
la culture et plus preacuteciseacutement des savoirs que jrsquoai consideacutereacutes comme
laquo fondamentaux raquo182 Cependant ce nrsquoest qursquoagrave la lumiegravere des observations
ethnographiques de type qualitatif reacutealiseacutees au fil des cinq ans de travail sur le
terrain que ces donneacutees ont pris tout leur sens car la finaliteacute de cette thegravese nrsquoest pas
de laquo mesurer raquo les interactions sociales chez deux peuples autochtones Toutefois
cet exercice drsquoanalyse quantitative a faciliteacute la comparaison des deux contextes qui
bien que diffeacuterents preacutesentent plusieurs points communs le plus important eacutetant
la primauteacute du foyer domestique dans lrsquoespace de socialisation primaire
101 La famille est le village parentaliteacute et vie communautaire chez les
Wayana-Apalaiuml
Lrsquoeacutelaboration des outils neacutecessaires au recueil des donneacutees srsquoest faite en deux
temps Entre mars et septembre 2011 un premier ensemble drsquoobservations
reacutealiseacutees en guise de laquo test raquo afin de mettre en eacutevidence les points de la meacutethodologie
qui allaient neacutecessiter une reacutevision a porteacute sur cinq familles du village drsquoAntecume
182 Je rappelle qursquoil srsquoagit de la production et la transformation des aliments la construction et
lrsquoentretien de la maison la meacutedecine traditionnelle la preacuteparation et la participation agrave des
ceacutereacutemonies ou rituels communautaires la production drsquooutils la transmission de lrsquohistoire orale et
la connaissance du territoire
231
pata Toutes ont eacuteteacute observeacutees agrave deux occasions pendant les 24 heures drsquoun jour
ouvrable et les 24 heures drsquoun jour feacuterieacute Il srsquoagit donc drsquoun total de 240 heures
drsquoobservation Sur ma grille drsquoobservation jrsquoai noteacute agrave intervalles de cinq minutes
toutes les interactions eacuteducatives ayant comme laquo destinataire raquo lrsquoenfant ou
lrsquoeacuteduqueacute que jrsquoavais choisi comme laquo sujet drsquoeacutetude raquo Pendant ce premier test je me
suis rendu compte que bien souvent lrsquoenfant-eacuteduqueacute interagissait en mecircme temps
avec deux ou plusieurs eacuteducateurs agrave la fois Jrsquoai donc reacuteviseacute ma meacutethodologie et afin
de simplifier le travail de codage jrsquoai deacutecideacute que lorsque plusieurs interactions se
produisaient avec diffeacuterents eacuteducateurs dans le mecircme intervalle de temps je ne
noterais que lrsquointeraction principale183 Par exemple si entre 10h 45 et 10h 50
lrsquoenfant en question interagissait et avec sa megravere et avec sa grand-megravere je ne notais
que lrsquointeraction principale agrave savoir celle qui agrave mon avis jouait un rocircle majeur dans
la transmission drsquoun savoir lieacute aux domaines laquo fondamentaux raquo (voir annexe 9)
Jrsquoai donc proceacutedeacute dans chaque famille agrave une synthegravese du temps consacreacute par
les eacuteducateurs drsquoun mecircme rang et ce agrave partir du calcul de la moyenne statistique
Jrsquoai donc par exemple calculeacute le temps total que chaque megravere consacrait aux
interactions eacuteducatives durant une journeacutee (feacuterieacutee ou ouvrable) Puis jrsquoai additionneacute
les reacutesultats obtenus dans les cinq familles et ai diviseacute le reacutesultat par cinq ce qui mrsquoa
183 Il srsquoagit drsquoun choix justifieacute par des raisons de faisabiliteacute Bien eacutevidemment jrsquoaurais pu observer
aussi les interactions polyadiques (preacutesentant un laquo chevauchement raquo interactif entre plusieurs
acteurs) tout en calculant le niveau drsquointeraction de chaque eacuteducateur et en pondeacuterant le reacutesultat
final Toutefois cette meacutethode est difficilement applicable dans des contextes drsquoobservations ougrave
lrsquoenregistrement videacuteo nrsquoest pas autoriseacute par les familles
232
permis drsquoobtenir le temps moyen qursquoune megravere wayana-apalaiuml laquo lambda raquo deacutediait aux
interactions eacuteducatives Bien que cette premiegravere seacuterie drsquoobservations eucirct la seule
fonction de mettre au point les outils de recueil de donneacutees les reacutesultats obtenus
ont un certain inteacuterecirct puisqursquoils nous permettent de les comparer avec ceux obtenus
trois ans apregraves dans le mecircme cadre soit en 2014 quand jrsquoai reacutealiseacute la deuxiegraveme seacuterie
drsquoobservations agrave Antecume pata
Les donneacutees obtenues en 2011 nous montrent que les eacuteducateurs les plus
engageacutes dans la formation des enfants ndash en termes de temps consacreacute agrave ces activiteacutes
ndash sont les megraveres lesquelles durant les jours feacuterieacutes consacrent en moyenne 458
minutes par jour aux interactions eacuteducatives soit cinq fois plus de temps que les
pegraveres dont la moyenne est de 82 minutes par jour Srsquoensuit le groupe de la famille
de la megravere (avec lequel je le rappelle lrsquoenfant partage la mecircme maison du fait du
principe matrilocal) au sein duquel les tantes et les grand-megraveres maternelles
consacrent un peu plus drsquoune heure par jour aux interactions eacuteducatives quand les
oncles et les grands-pegraveres leur accordent un peu moins de vingt minutes Dans la
fratrie le rocircle preacutepondeacuterant est joueacute par les sœurs qui consacrent aux enfants
quatre fois plus de temps que leurs fregraveres (93 minutes contre 26 minutes par jour)
Le groupe de pairs (qui reacuteunit les cousins croiseacutes et ceux qui sont seacutepareacutes de lrsquoenfant
par plus de quatre degreacutes de parenteacute)184 a aussi un rocircle important dans la
184 Il srsquoagit des cousins qui partagent les mecircmes arriegravere-grands-parents et ceux issus des germains
(crsquoest-agrave-dire les enfants des cousins germains) La deacutefinition du degreacute de parenteacute que jrsquoutilise ici est
celle preacutevue par lrsquoarticle 741 du Code Civil franccedilais selon lequel laquo la proximiteacute de parenteacute seacutetablit
par le nombre de geacuteneacuterations chaque geacuteneacuteration sappelle un degreacute raquo
233
socialisation de lrsquoenfant qui passe avec eux une grande partie de la journeacutee 6 des
interactions eacuteducatives se reacutealisent en effet en son sein La famille du pegravere a un rocircle
relativement secondaire dans la socialisation de lrsquoenfant puisque ses membres bien
qursquoils passent beaucoup de temps avec les enfants sont moins preacutedisposeacutes agrave la
transmission culturelle pendant les jours feacuterieacutes ils y consacrent un total de
50 minutes en moyenne (Tableau 2)
Lien de parenteacute Eacuteducateur Temps moyen (minutes)
moyen de la journeacutee (24h)
Parents Megravere 458 318
Pegravere 82 569
Famille de la megravere Tante(s) maternelle(s) 75 52
Oncle(s) maternel(s) 19 131
Grand-megravere maternelle 67 465
Grand-pegravere maternel 17 118
Famille du pegravere Tante(s) paternelle(s) 13 09
Oncle(s) paternel(s) 20 138
Grand-megravere paternelle 11 076
Grand-pegravere paternel 6 041
Fratrie Sœur(s) 93 645
Fregravere(s) 26 18
Pairs Cousin(s) 86 597
Reacuteseau laquo eacutelargi raquo de parenteacute Autres membres de la communauteacute 5 034
TOTAL 978 6791
Tableau 2 La moyenne de temps consacreacute aux activiteacutes agrave caractegravere eacuteducatif pendant un jour feacuterieacute (Antecume pata 2011)
Ces modegraveles comportementaux ne semblent pas connaicirctre de variations
entre jours feacuterieacutes et jours ouvrables Toutefois les reacutesultats de mes observations
montrent une diminution significative du temps total consacreacute aux interactions
234
eacuteducatives au sein de la famille Le temps moyen total passeacute dans les interactions
eacuteducatives diminue de 129 minutes entre un jour feacuterieacute et un jour ouvrable la
moyenne totale des interactions eacuteducatives passe de 987 minutes dans les jours
feacuterieacutes agrave 858 minutes Pendant les jours ouvrables les megraveres consacrent agrave lrsquoeacuteducation
une moyenne de 210 minutes en moins par rapport aux jours feacuterieacutes Chez les pegraveres
la diffeacuterence est encore plus marqueacutee 82 minutes pendant un jour feacuterieacute contre 22
minutes pour un jour ouvrable soit presque quatre fois moins de temps Les
relations avec les membres de la famille de la megravere diminuent aussi (on passe de
178 minutes agrave 120 minutes) et celles avec les membres de la famille paternelle
passent de 50 agrave 13 minutes Bien eacutevidemment pour interpreacuteter ces eacutecarts on doit
tenir compte du fait que lrsquoeacutecole occupe plus de 20 de la journeacutee des enfants
Cependant les relations eacuteducatives au sein de la famille restent principales puisque
les enfants passent plus du 38 du temps dans des activiteacutes eacuteducatives drsquoorigine
familiale (Figure 17)
235
Figure 17 Exposition aux interactions eacuteducatives pendant les jours ouvrables (Antecume pata 2011 Les valeurs sont arrondies agrave lrsquouniteacute supeacuterieure ou infeacuterieure)
En reacutesumeacute en 2011 les enfants wayana-apalaiuml passaient de 59 (les jours
ouvrables) agrave 67 (les jours feacuterieacutes) de leur journeacutee dans des interactions eacuteducatives
Ainsi quand ils nrsquoallaient pas agrave lrsquoeacutecole (les jours feacuterieacutes) ils avaient deux heures
drsquointeractions eacuteducatives de plus que quand ils y allaient (Tableau 3)
Megravere17
Pegravere2
Famille maternelle8
Famille paternelle1
Fratrie4
Pairs (cousins)7
Ecole21
Inteacuteractions non eacuteducativesRepos
40
Megravere Pegravere
Famille maternelle Famille paternelle
Fratrie Pairs (cousins)
Ecole Inteacuteractions non eacuteducativesRepos
236
Lien de parenteacute Eacuteducateur Temps moyen (minutes)
moyen de la journeacutee (24h)
Parents Megravere 248 1722
Pegravere 22 152
Famille de la megravere Tante(s) maternelle(s) 37 256
Oncle(s) maternel(s) 17 118
Grand-megravere maternelle 54 375
Grand-pegravere maternel 12 083
Famille du pegravere Tante(s) paternelle(s) 4 027
Oncle(s) paternel(s) 2 013
Grand-megravere paternelle 4 027
Grand-pegravere paternel 3 02
Fratrie Sœur(s) 34 236
Fregravere(s) 26 18
Pairs Cousin(s) 95 659
Sans liens de parenteacute Eacutecole 300 2083
TOTAL 858 5958
TOTAL SANS EacuteCOLE 558 3875
Tableau 3 La moyenne de temps consacreacute aux activiteacutes agrave caractegravere eacuteducatif pendant un jour ouvrable (Antecume pata 2011)
Je me suis demandeacute agrave quoi tenait cette diffeacuterence et lorsque je les
interrogeais la plupart des parents des enfants semblaient srsquoaccorder sur le fait que
quand les enfants rentrent de lrsquoeacutecole ils sont plus fatigueacutes et moins disposeacutes aux
interactions eacuteducatives ils font des siestes plus longues ils passent moins de temps
agrave la maison jouent davantage avec leurs pairs et enfin ils aident moins les adultes
dans la reacutealisation des activiteacutes meacutenagegraveres
Les observations meneacutees trois ans plus tard en 2014 semblent confirmer
cette tendance Les reacutesultats obtenus reacutevegravelent un certain nombre de variations avec
une eacutevidente diminution du temps que les parents vouent non pas aux enfants (crsquoest-
agrave-dire le temps passeacute avec eux) mais plutocirct aux interactions eacuteducatives (soit le
237
temps passeacute avec eux dans le but de transmettre des savoirs) En effet mecircme si les
positions occupeacutees par les diffeacuterents eacuteducateurs semblent toujours les mecircmes (les
megraveres restant les laquo eacuteducatrices principales raquo) on peut toutefois noter que le temps
total que les adultes de la famille consacrent aux activiteacutes eacuteducatives a sensiblement
diminueacute Si en 2011 les parents occupaient 37 des interactions eacuteducatives
pendant les jours feacuterieacutes en 2014 ces mecircmes interactions ne constituaient plus que
31 de la journeacutee (Tableau 4)
Lien de parenteacute Eacuteducateur Temps moyen (minutes)
moyen de la journeacutee (24h)
Parents Megravere 382 2652
Pegravere 66 458
Famille de la megravere Tante(s) maternelle(s) 71 493
Oncle(s) maternel(s) 7 048
Grand-megravere maternelle 82 569
Grand-pegravere maternel 11 076
Famille du pegravere Tante(s) paternelle(s) 11 076
Oncle(s) paternel(s) 6 041
Grand-megravere paternelle 8 055
Grand-pegravere paternel 6 041
Fratrie Sœur(s) 95 659
Fregravere(s) 21 145
Pairs Cousin(s) 99 687
TOTAL 865 6006
Tableau 4 La moyenne de temps consacreacute aux activiteacutes agrave caractegravere eacuteducatif pendant un jour feacuterieacute (Antecume pata 2014)
Pour les jours ouvrables la diffeacuterence est moins eacutevidente mais notable en
2011 les parents interagissaient avec leur enfant pendant 18 de la journeacutee mais
en 2014 ce niveau avait atteint 16 Il est particuliegraverement inteacuteressant drsquoobserver
238
que cette diminution a laisseacute place agrave lrsquointervention drsquoautres membres de la famille
comme la fratrie ou les cousins dont le rocircle drsquoeacuteducateurs laquo pairs raquo a pris de
lrsquoampleur (Tableau 5)
Lien de parenteacute Eacuteducateur Temps moyen (minutes)
moyen de la journeacutee (24h)
Parents Megravere 222 1541
Pegravere 17 118
Famille de la megravere Tante(s) maternelle(s) 31 215
Oncle(s) maternel(s) 11 076
Grand-megravere maternelle 64 444
Grand-pegravere maternel 11 076
Famille du pegravere Tante(s) paternelle(s) 3 02
Oncle(s) paternel(s) 2 013
Grand-megravere paternelle 3 02
Grand-pegravere paternel 3 02
Fratrie Sœur(s) 44 305
Fregravere(s) 16 111
Pairs Cousin(s) 106 736
Sans liens de parenteacute Eacutecole 300 2083
TOTAL 833 5784
TOTAL SANS EacuteCOLE 533 3701
Tableau 5 La moyenne de temps consacreacute aux activiteacutes agrave caractegravere eacuteducatif pendant un jour ouvrable (Antecume pata 2014)
En 2014 lrsquoeacutecole eacutetait donc devenue le microsystegraveme dans lequel les enfants
du village passaient le plus de temps (un peu plus de 20 de leur journeacutee) suivie
par les parents les pairs la famille maternelle la fratrie et enfin la famille paternelle
Au cours de la mecircme peacuteriode aucun contact avec le shaman du village nrsquoa eacuteteacute
enregistreacute cette figure laquo capitale raquo de la culture ameacuterindienne semblait avoir
disparu du champ interactionnel des enfants wayana-apalaiuml (Figure 18)
239
Figure 18 Exposition aux interactions eacuteducatives pendant les jours feacuterieacutes (Antecume pata 2014 Les valeurs sont arrondies agrave lrsquouniteacute supeacuterieure ou infeacuterieure)
En analysant les reacutesultats obtenus il ressort que les enfants drsquoAntecume pata
sont constamment exposeacutes aux interactions eacuteducatives En effet la majoriteacute des
activiteacutes auxquelles ils se consacrent ndash y compris les jeux entre pairs ndash ont une valeur
eacuteducative et la laquo position raquo qursquooccupent les parents et les autres membres de la
famille (adultes ou pairs) correspond dans la majoriteacute des cas agrave celle drsquoeacuteducateur
laquo srsquooccuper raquo des enfants devient donc synonymique drsquo laquo eacuteduquer raquo et comme on le
verra dans le chapitre suivant cette fonction eacuteducatrice est toujours lieacutee agrave un style
Megravere16
Pegravere1
Famille de la megravere8
Famille du pegravere1
Fratrie4Pairs
7
Ecole21
Interactions non eacuteducativesrepos
42
Megravere Pegravere
Famille de la megravere Famille du pegravere
Fratrie Pairs
Ecole Interactions non eacuteducativesrepos
240
eacuteducatif dans lequel les interactions participatives priment sur les interactions
fonctionnellement disjointes
102 Un espace domestique permeacuteable famille eacutecole religion et culture agrave
Hiva Oa
En 2014 jrsquoai observeacute dix familles enata reacutesidant sur lrsquoicircle de Hiva Oa en
adoptant le mecircme protocole drsquoobservation que celui appliqueacute aux Wayana-Apalaiuml
Chaque famille a eacuteteacute observeacutee pendant 24 heures conseacutecutives agrave deux reprises (un
jour ouvrable et un jour feacuterieacute) Dans lrsquoensemble jrsquoai accumuleacute plus de 480 heures
drsquoobservation directe des interactions domestiques chez les Enata accompagneacutees
de plus de cinq mois de travail ethnographique qui mrsquoa permis de situer et
drsquointerpreacuteter certains comportements en fonction du contexte
Bien que comme chez les Wayana-Apalaiuml la megravere enata joue le rocircle
drsquoeacuteducatrice principale le temps qursquoelle consacre aux interactions eacuteducatives est
moins important que celui observeacute agrave Antecume pata Ce constat vaut aussi pour les
autres membres de la famille
Pendant les jours feacuterieacutes les enfants de Hiva Oa connaissent en moyenne 524
minutes drsquointeractions eacuteducatives ndash dont 120 minutes dans les activiteacutes organiseacutees
par des groupes religieux ndash soit un peu plus de la moitieacute du temps voueacute aux
interactions eacuteducatives agrave Antecume pata Pour ce qui est de la famille les parents
participent agrave 15 des interactions suivis par la fratrie (pregraves de 4 ) par la famille
du pegravere (3 ) celle de la megravere (un peu moins de 3 ) des pairs (2 ) et des autres
membres de la communauteacute (un peu moins de 1 ) 19 des interactions se font
241
dans le cadre de lrsquoespace domestique et 16 en dehors 8 avec des membres du
reacuteseau de parenteacute et 8 avec les groupes religieux (Tableau 6 et figure 19)
Lien de parenteacute Eacuteducateur Temps moyen (minutes)
moyen de la journeacutee (24h)
Parents Megravere 198 1375
Pegravere 21 145
Famille de la megravere Tante(s) maternelle(s) 6 041
Oncle(s) maternel(s) 7 048
Grand-megravere maternelle 14 097
Grand-pegravere maternel 13 09
Famille du pegravere Tante(s) paternelle(s) 8 055
Oncle(s) paternel(s) 6 041
Grand-megravere paternelle 16 111
Grand-pegravere paternel 18 125
Fratrie Sœur(s) 41 284
Fregravere(s) 13 09
Pairs Cousin(s) 16 111
Voisinsamis 15 104
Sans liens de parenteacute Autres membres de la communauteacute 12 083
Groupes religieux 120 833
TOTAL 524 3638
Tableau 6 La moyenne de temps consacreacute aux activiteacutes agrave caractegravere eacuteducatif pendant un jour feacuterieacute (Hiva Oa 2014)
242
Figure 19 Exposition aux interactions eacuteducatives pendant les jours feacuterieacutes (Hiva Oa 2014 Les valeurs sont arrondies agrave lrsquouniteacute supeacuterieure ou infeacuterieure)
Pendant les jours ouvrables compte tenu du temps que les enfants passent agrave
lrsquoeacutecole le rocircle eacuteducatif des membres de la famille enata diminue davantage encore
Les parents totalisent 137 minutes par jour deacutedieacutees aux activiteacutes eacuteducatives (soit un
peu plus de 9 du temps disponible) la fratrie 23 minutes les pairs 16 minutes la
Megravere14
Pegravere1
Famille de la megravere3
Famille du pegravere3
Fratrie4
Pairs2
Autres membres de la communauteacute
1
Groupes religieux8
Interactions non eacuteducativesrepos
64
Megravere Pegravere
Famille de la megravere Famille du pegravere
Fratrie Pairs
Autres membres de la communauteacute Groupes religieux
Interactions non eacuteducativesrepos
243
famille de la megravere 5 minutes et celle du pegravere 3 minutes Un rocircle important est joueacute
par les associations culturelles et sportives ndash qui ne deacutependent pas des groupes
religieux - au sein desquelles les enfants passent pregraves drsquoune heure par jour et bien
eacutevidemment par lrsquoeacutecole (300 minutes par jour comme preacutevu par la norme) Au total
pendant les jours ouvrables les enfants de Hiva Oa passent donc 26 de leur
journeacutee dans des interactions eacuteducatives exteacuterieures au reacuteseau de parenteacute 11
dans des interactions eacuteducatives domestiques (dont 9 drsquoorigine parentale) et
moins de 1 dans des interactions eacuteducatives avec les autres membres de la famille
(Tableau 7 et figure 20)
244
Lien de parenteacute Eacuteducateur Temps moyen (minutes)
moyen de la journeacutee (24h)
Parents Megravere 92 638
Pegravere 45 312
Famille de la megravere Tante(s) maternelle(s) 2 013
Oncle(s) maternel(s) 1 006
Grand-megravere maternelle 2 013
Grand-pegravere maternel 0 0
Famille du pegravere Tante(s) paternelle(s) 0 0
Oncle(s) paternel(s) 0 0
Grand-megravere paternelle 2 013
Grand-pegravere paternel 1 006
Fratrie Sœur(s) 12 083
Fregravere(s) 11 076
Pairs Cousin(s) 2 013
Voisinsamis 14 097
Sans liens de parenteacute Autres membres de la communauteacute 14 097
Associations culturelles 60 416
Eacutecole 300 2083
TOTAL 558 3866
TOTAL SANS EacuteCOLE 258 1783
Tableau 7 La moyenne de temps consacreacute aux activiteacutes agrave caractegravere eacuteducatif pendant un jour ouvrable (Hiva Oa 2014)
245
Figure 20 Exposition aux interactions eacuteducatives pendant les jours ouvrables (Hiva Oa 2014 Les valeurs sont arrondies agrave lrsquouniteacute supeacuterieure ou infeacuterieure)
Dans le cas des habitants de Hiva Oa le rocircle eacuteducatif joueacute par les eacuteducateurs
externes aux familles semble plus important que chez les Wayana-Apalaiuml Ici lrsquoeacutecole
est lrsquoeacuteducateur principal suivie par les membres de la famille nucleacuteaire (les parents
et la fratrie) puis par les associations culturelles et les groupes religieux Bien
eacutevidemment on se doit de tenir compte du fait que par effet des normes de
reacutesidence libre en vigueur agrave Hiva Oa les jeunes couples ne se sentent pas obligeacutes de
Megravere7
Pegravere3 Famille de la megravere
0
Famille du pegravere0
Fratrie2
Pairs1
Autres membres de la communauteacute
1
Associations culturelles
4Ecole21Interactions non
eacuteducativesrepos61
MegraverePegravereFamille de la megravereFamille du pegravereFratriePairsAutres membres de la communauteacuteAssociations culturelles