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EN QUÊTE DE THÉORIES Classification et compétence : voilà deux termes qui, s'ils relèvent du vocabulaire de la ges- tion des ressources humaines, paraissent antino- miques. Alors que la classification renvoie aux grilles de postes, à l'organisation prévue ou aux pratiques de négociation collective, la compétence évoque plutôt la personne, l'organisation telle qu'elle fonctionne réellement et la gestion indivi- duelle. De fait, dans les pratiques des entreprises comme dans les manuels de gestion des ressources humaines, la classification relève davantage de la gestion des emplois, tandis que la compétence est traditionnellement une expression renvoyant à la gestion individuelle. Derrière cette sémantique, on trouve deux perspectives apparemment étanches : une perspective organisationnelle, qui repère les postes et construit des classifications ; et une perspective individuelle, qui affiche le souci de repérer et de développer les compétences des salariés. 77 GÉRER ET COMPRENDRE UNE CLASSIFICATION POUR GÉRER LES COMPÉTENCES ? Le difficile mariage de l’individu et de l’organisation PAR CHRISTIAN DEFELIX École Supèrieure des Affaires - Université Pierre Mendès France - Grenoble II Face à des systèmes de classification de plus en plus nombreux à faire référence au poste et aux capacités de la personne, les cadres, acteurs de la GRH au quotidien, doivent gérer de multiples tensions entre individus et organisation. Comment, en effet, intégrer dans un même outil, la prise en compte des postes et celle des compétences ? Peut-on « marier » l’individu et l’organisation, la compétence et l’emploi ? Quelles conséquences, managériales notamment, de tels dispositifs peuvent-ils avoir ? À travers l’expérience de France Télécom, l’auteur propose une grille de lecture de ces différentes pratiques.

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EN QUÊTE DE THÉORIES

Classification et compétence : voilà deuxtermes qui, s'ils relèvent du vocabulaire de la ges-tion des ressources humaines, paraissent antino-miques. Alors que la classification renvoie auxgrilles de postes, à l'organisation prévue ou auxpratiques de négociation collective, la compétenceévoque plutôt la personne, l'organisation tellequ'elle fonctionne réellement et la gestion indivi-duelle. De fait, dans les pratiques des entreprisescomme dans les manuels de gestion des ressources

humaines, la classification relève davantage de lagestion des emplois, tandis que la compétence esttraditionnellement une expression renvoyant à lagestion individuelle.

Derrière cette sémantique, on trouvedeux perspectives apparemment étanches : uneperspective organisationnelle, qui repère les posteset construit des classifications ; et une perspectiveindividuelle, qui affiche le souci de repérer et dedévelopper les compétences des salariés.

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GÉRER ET COMPRENDRE

UNE CLASSIFICATIONPOUR GÉRER

LES COMPÉTENCES ?Le difficile mariage de l’individu

et de l’organisationPAR CHRISTIAN DEFELIX

École Supèrieure des Affaires - Université Pierre Mendès France - Grenoble II

Face à des systèmes de classification de plus en plus nombreux à faire

référence au poste et aux capacités de la personne, les cadres, acteurs

de la GRH au quotidien, doivent gérer de multiples tensions entre individus

et organisation. Comment, en effet, intégrer dans un même outil, la prise

en compte des postes et celle des compétences ? Peut-on « marier » l’individu

et l’organisation, la compétence et l’emploi ? Quelles conséquences,

managériales notamment, de tels dispositifs peuvent-ils avoir ?

À travers l’expérience de France Télécom, l’auteur propose

une grille de lecture de ces différentes pratiques.

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L'observation des pratiques d'entrepriseinvite cependant, de plus en plus, à remettre encause cette frontière traditionnelle. D'une part, lesdernières décennies ont vu se multiplier desméthodes d'évaluation des postes ou des emploisqui mettent en avant la compétence et/ou l'indivi-du : c'est, par exemple, le cas de la célèbre métho-de Hay, dont l'un des critères est celui de la com-pétence nécessaire pour remplir le poste de maniè-re satisfaisante, ou de la méthode Hewitt, qui pro-pose d'étudier une fonction in vivo, telle qu'elle esttenue par un individu (1). D'autre part, de nom-breuses organisations disent intégrer des disposi-tifs de gestion des compétences dans des classifica-tions nouvelles (2).

Ces différentes pratiques et déclarationsmanagériales laissent donc penser que les classifi-

cations tendent à devenir un outil ou, à tout lemoins, un support de gestion des compétences.Une telle évolution soulève un grand nombre dequestions : comment intégrer, dans un même outil,la prise en compte des postes et celle des compé-tences ? Dans la mesure où ceux-ci relèvent dedeux perspectives distinctes, peut-on « marier »

ANNALES DES MINES - JUIN 1999

Les pratiquesmanagériales qui

revendiquent haut etfort cette « logique

compétence »ne concernentpas seulement

le recrutement etla gestion des

carrières : elles voientdans la refonte des

classifications ou desprincipes de rémuné-ration le point de pas-

sage obligé pourune gestion des

ressources humaines« moderne ».

EN QUÊTE DE THÉORIES

(1) De nombreux travaux ont déjà décrit cette évolutionà propos des classifications, notant la volonté, dans denombreuses entreprises, de sortir de l'exclusivité donnéeà la cotation de l'emploi et à la classification pour prendreen compte notamment la « capacité prouvée » (G. Donnadieuet J. Denimal, Classification Qualification, Éditions Liaisons,1993, p. 163).(2) Comme la Caisse Nationale d'Assurance Vieillesse, décrite parJ.M. Le Gall : « La gestion des compétences au milieu du gué »,Gérer et Comprendre, Annales des Mines, n° 43, mars 96.

E.Er

witt/

MAG

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l'individu et l'organisation, la compétence et l'em-ploi ? Quelles conséquences, managériales notam-ment, de tels dispositifs peuvent-ils avoir ? A lasuite de plusieurs travaux qui s'inscrivent danscette problématique (3), nous proposons ici unegrille de lecture, que nous appliquerons au casd'une reclassification d'envergure, celle de FranceTélécom.

QUAND LA COMPÉTENCE FRAPPEÀ LA PORTE DES CLASSIFICATIONS

Si, traditionnellement, les classificationset les compétences ont fait chambre à part, leurrencontre récente reflète la tendance selon laquelleles classifications deviennent, de plus en plus, desoutils de gestion. A partir de constat, nous propo-sons une grille pour discerner les différentesfigures possibles de cette rencontre, et une inter-rogation sur le cas particulier de France Télécom.

Du compromis socialà l'outil de gestion : chroniqued'une rencontre inattendue

L'analyse chronologique des pratiques declassification fait bien apparaître l'importance desnégociations collectives dans ce domaine. Depuisles ouvriers de l'imprimerie, au XIXe siècle, jusqu'àl'accord UIMM de 1975, le souci des partenairessociaux, éventuellement complété par l'interven-tion étatique, est de stabiliser de manière accep-table la définition des valeurs relatives du travail.Cette donnée de fait a suscité d'abondantes ana-lyses sociologiques, qui dénoncent l'illusion de ladétermination par les caractéristiques techniqueset établissent le caractère éminemment social, etdonc construit, des classifications : les grilles utili-sées sont le fruit de compromis entre les acteurssociaux, quand elles ne sont pas façonnées par lesreprésentations sociales des métiers (4).

Les classifications sont-elles une réalitétrop sérieuse pour être laissée aux seuls parte-naires sociaux ? En tout cas, l'évolution des trentedernières années fait ressortir qu'en complémentdes négociations, le management s'est emparé dela question des classifications, en particulier par unrecours croissant aux techniques proposées par descabinets spécialisés. Hay, Cort, Cegos, Centor,Hewitt et d’autres ont développé un arsenal detechniques visant à évaluer le poids respectif desemplois de l'entreprise. Ce développement signaleque, pour les directions, il y a dans les classifica-tions plus qu'un enjeu de paix sociale : un enjeu de

gestion, ne serait-ce qu'au travers de la clarificationde ce qui est attendu d'un collaborateur qui occupeun certain poste.

Au cours de ces dernières années, cettetendance à se saisir des classifications pour en faireun outil de gestion s'est affirmée avec le dévelop-pement du « modèle de la compétence », au sensde pratiques de gestion des ressources humainescentrées sur la détection, l'évaluation et le dévelop-pement de la compétence individuelle (5).

En effet, les pratiques managériales quirevendiquent haut et fort cette « logique compé-tence » ne concernent pas seulement le recrute-ment et la gestion des carrières : elles voient dansla refonte des classifications ou des principes derémunération le point de passage obligé pour unegestion des ressources humaines « moderne ». Lemeilleur symbole en est sans doute l'accord Cap2000, grâce auquel un opérateur peut progresseren indice et en rémunération même s'il ne changepas de poste. L'ambition est bien ici de faire se ren-contrer la perspective organisationnelle (l'organisa-tion du travail, les postes ou les fonctions) et laperspective individuelle (le salarié et ses compé-tences).

Une grille de lecture pourdiscerner différents cas de figure

Mais cette rencontre entre classificationet compétence ne se donne pas à voir de façon clai-re. D'abord parce que, d'une entreprise à l'autre,les mesures prises peuvent être très différentes :quand certaines évitent de toucher à la classifica-tion en place (cas de la sidérurgie, où Cap 2000 nes'est pas substitué à l'accord UIMM de 1975),d'autres se lancent dans de nouveaux dispositifs(cas de la Sécurité Sociale ou de La Poste, depuis1992). Ensuite parce que la sémantique de cedomaine entretient souvent la confusion : lorsquela « compétence » est mentionnée dans lesméthodes de classification, il est souvent difficile de

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GÉRER ET COMPRENDRE

EN QUÊTE DE THÉORIES

(3) Plusieurs recherches inventorient des dispositifs derémunération des compétences et distinguent des modèlesd'emploi à géométrie variable ou de situationsprofessionnelles individualisées ; d'autres analysent les« organisations qualifiantes », qui évoluent en fonction descompétences des salariés. Voir par exemple J.F. Amadieu etL. Cadin, Compétence et organisation qualifiante, Economica,1996 et S. Saint-Onge, « Rémunération des compétences :où en sommes-nous ? », Gestion, vol. 23, n° 4, hiver 1998-1999, p. 24-33.(4) Voir notamment F. Pallez, F. Kletz et J.C. Moisdon,« Buffon dans l'entreprise », Gérer et comprendre, Annalesdes Mines, décembre 1993.(5) Modèle décrit, entre autres, par P. Zarifian :« L'émergence du modèle de la compétence », in Lesstratégies d'entreprises face aux ressources humaines,Economica, 1988.

repérer si elle fait partie des exigences du poste, sielle doit être détenue par son titulaire sans néces-sairement être mise en œuvre, ou encore si elledoit être utilisée par l'individu (6).

Étant donné le flou qui accompagneactuellement la rencontre des classifications et descompétences, un premier travail réside dans le dis-cernement des logiques de gestion qui sont àl'œuvre. Nous proposons pour cela deux familles decritères : d'une part, des critères liés à la perspec-tive retenue (organisationnelle ou individuelle) ;d'autre part, le fait que le positionnement desemplois ait lieu a priori ou a posteriori (7).

Quatre situations peuvent alors être dis-tinguées :• situation 1 : c'est la logique de gestion tradition-nelle des classifications issues des conventions col-lectives. Celle-ci repose sur des listes de postes,indépendants de leur titulaire, établies par les par-tenaires sociaux et/ou les organisateurs. Les postessont théoriques, et les compétences requises ;• situation 2 : c'est la logique de la méthodeHewitt, utilisée par France Télécom pour établir laclassification des fonctions. On reste dans uneapproche organisationnelle (c'est la fonction, nonson titulaire, qui détermine le niveau dans la classi-fication), mais on ne travaille pas sur une organi-sation décidée a priori : on observe la réalité despostes et des fonctions existants. Les postes sontobservés et les compétences requises ;• situation 3 : l'approche est ici individuelle, ausens où la rémunération ne dépend que du salariéet non de son activité. C'est la situation tradition-nelle de la Fonction publique, où le dernierconcours réussi par l'agent induit son échelle derémunération. La référence au poste est faible ouinexistante, et la compétence est théorique oupotentielle ;• situation 4 : l'approche est toujours individuelle,mais on observe le comportement professionnel decet individu. Les postes sont dépendants de lamanière dont les individus les tiennent (« l'homme

fait le poste ») et les compétences sont des compé-tences constatées.

Des logiques… et des mélanges

Malgré sa simplicité, la grille ci-dessuspermet de repérer comment une même entreprisepeut, selon le cas, mélanger les logiques ou passerd'une logique à l'autre. Pour ce qui est du mélangedes logiques, un bon nombre d'entreprises, indus-trielles notamment, pourraient être citées enexemple. Chez Schneider Electric, suite à uneconvention d'entreprise établie en 1995, le systè-me de rémunération est ainsi basé au confluent dedeux perspectives : d'une part, une classificationdes emplois (définie en référence aux accords de lamétallurgie) positionne le salarié dans un « groupede postes » et donc une fourchette de rémunéra-tion ; d'autre part, au sein de ce groupe de postes,un degré de « qualification individuelle », détermi-né par appréciation de la hiérarchie, permet defixer le coefficient exact de rémunération. Dans cecas, le dispositif intègre la situation 1 (perspectiveorganisationnelle et positionnement a priori : postedéterminé par l'organisation, compétence requisepar le poste) et la situation 4 (perspective indivi-duelle et positionnement a posteriori : attributiond'un niveau individuel selon la capacité prouvée). Lacompétence, au sens de capacité prouvée et validéepar la hiérarchie, a effectivement frappé à la portede la classification (8).

Si les mélanges entre les deux perspec-tives semblent donc possibles, les passages de l'uneà l'autre, en revanche, soulèvent a priori un certainnombre de questions. On le sait, « derrière la clas-sification, il y aussi du pouvoir, du symbolique et dela passion » (9) : dans la mesure où un systèmedonné stabilise un compromis sinon acceptable, du

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(6) Bien des critères, comme l'autonomie, peuvent se référerau poste comme à l'individu, tandis que des méthodesd'évaluation des compétences requises par un poste, commela méthode Hay, entretiennent la confusion en se référantdavantage à l'estimation des capacités de l'individu dansl'exercice de sa fonction qu'à la caractérisation de son emploi.Cf. P. Saunier, « Une notion exigeante de gestion sociale »,Personnel, ANDCP, n° 385, décembre 1997.(7) Dans cette série de critères, nous ne faisons pas figurerla distinction entre compétence individuelle et compétencecollective, car les méthodes les plus répandues sont encoreaxées sur un poste ou un individu. Des recherches ultérieuresviendront compléter cette typologie, compte tenu del’évolution actuelle des organisations du travail vers plusde fonctionnement collectif.(8) Cette évolution ne concerne d’ailleurs pas seulement lesentreprises industrielles. Les Caisses d’Allocations Familialesont également mis en place un dispositif de cette nature.(9) Donnadieu et Denimal, Classification Qualification, EditionsLiaisons, 1993, p. 7.

Positionnement Positionnementa priori a posteriori

Perspective (1) Évaluation des (2) Évaluationorganisationnelle postes déterminés des fonctions

par l'organisation. photographiéesin vivo

Perspective (3) Système des (4) Attributionindividuelle grades issus des d'un niveau

concours (avant individuel selonla réforme) la capacité

prouvée

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GÉRER ET COMPRENDRE

EN QUÊTE DE THÉORIES

moins accepté, comment instrumenter et gérer unchangement de logique au sein d'uneclassification ? L'opérateur France Télécom,ancienne administration devenue successivemententreprise publique en 1991 et société anonyme en1997, nous fournit quasiment un cas d'école. Cetteorganisation, dans un triple contexte de dérégle-mentation, de modernisation du service public etde transformation statutaire, adopte en effet, en1991, le principe d'une reclassification pour ses150 000 salariés.

À partir d'un système initial proche de lafonction publique traditionnelle (salariés recrutéset promus par concours, classification sur la basede grades individuels déterminés par le concours etl'ancienneté), cette organisation cherche à mettreen adéquation le grade et la fonction exercée et,

pour cela, à positionner les 150 000 salariés dansune nouvelle grille représentant l'ensemble desfonctions possibles. Après négociation de ce princi-pe en 1990, les grandes lignes du processus sontdéfinies : il s'agira d'abord de repérer, évaluer ethiérarchiser les fonctions dans toute l'entreprise,avant de permettre à chaque fonctionnaire d'êtrepositionné dans l'une de ces fonctions, avec doncun certain niveau.

France Télécom présente donc le casd'une organisation voulant passer de la situation 3(perspective individuelle et positionnement du sala-rié a priori, selon le concours réussi) à lasituation 2 (perspective organisationnelle et posi-tionnement du salarié a posteriori, selon la fonc-tion réellement tenue). Comment passer ainsid'une case à l'autre ? Par ailleurs, dans la mesure

Les passagesd’une perspectiveorganisationnelleà une perspectiveindividuelle posent,a priori, problèmecar derrière laclassification, il yaussi du pouvoir,du symbolique etde la passion.Comment alorsinstrumenter et gérerun changement delogique au seind’une classification ?

J. Gaumy/MAGNUM

où les fonctionnaires de cette organisation doiventconserver officiellement un grade, comment « ma-rier » le grade et la fonction, l'individu et l'organi-sation ?

PREMIÈRE ÉPOQUE :UNE RECLASSIFICATIONSANS LES COMPÉTENCES ?

La rencontre du grade et de la fonctionse révèle, de fait, difficile et conflictuelle dans unpremier temps. Malgré la cohérence et la simplici-té des principes énoncés, la mise en œuvre de lareclassification se révèle très délicate, comme si lacompétence manifestait sa résistance devant ceprocessus.

Un processus qui affiche la primautéde la fonction sur l'individu

Afin de repérer, évaluer et hiérarchisertoutes les fonctions de la nouvelle entreprisepublique, la direction des Ressources humaines(DRH) choisit de « photographier » les fonctions invivo, dans la tradition des méthodes proposées parle cabinet Hewitt. Une première étape est donccelle de l'identification des fonctions, au cours dupremier semestre 1991 : plus de 9 000 fichesd'identification parviennent à la DRH, qui élaboreensuite une liste synthétique de trois cent douzefonctions-types. Ces fonctions sont ensuite décritesformellement par des « rédacteurs », et les des-criptions obtenues sont synthétisées et validées enfévrier 1992 par des comités composés à la fois decadres opérationnels et de spécialistes. La troisièmeétape est alors le pesage de chaque fonction, aumoyen d'une méthode spécifique d'évaluation, partrois comités différents, composés de six à huitcadres représentant les différents domaines pro-fessionnels et les différents niveaux d'organisation,et animés par des DRH régionaux assistés d'ex-perts. In fine, chaque fonction ainsi évaluée estpositionnée dans la grille de quinze niveaux établielors des négociations de 1990. Au terme de ce longprocessus, une commission publie, le 26 juin 1992,la liste officielle des trois cent douze fonctions deFrance Télécom.

La nouvelle classification des fonctionsest donc prête ; il ne reste alors qu'à faire entrerles 150 000 salariés dans cette nouvelle grille. Lecalendrier de cette opération de « reclassification »est annoncé en 1992 : les cadres effectueront leurdescription de poste fin 1992, de manière à ce

qu'on leur propose une reclassification en 1993,tandis que les agents feront de même avec un ande décalage (descriptions de poste en 1993 et pro-positions de reclassification en 1994). Une fois leposte décrit, une commission locale proposera derapprocher ce poste de l'une des trois cent douzefonctions de la nouvelle grille, afin de conférer àl'agent ou au cadre un « grade de reclassification ».Trois possibilités sont alors prévues. Si l'individuaccepte la proposition de reclassification, il se voitattribuer un nouveau grade, dit « grade de reclas-sification ». S'il accepte le principe de la reclassifi-cation mais conteste le niveau proposé, il peutdéposer un recours, régional ou national. Enfin, s'ils'oppose au principe même de la reclassification, ilpeut tout simplement conserver son ancien grade.

Grâce à cette liberté de choix, le nouveausystème, conçu pour reconnaître et valoriser lescompétences, apparaît peu contraignant. Le DRHde France Télécom, Bernard Jaïs, déclare ainsi en1992 « qu'il ne peut y avoir que des conséquencespositives sur le niveau de rémunération d'unagent » (10). Il précise, en février 1994, que les a-gents qui choisissent la reclassification restent« des fonctionnaires à part entière », que lesniveaux de fonction qui prennent la place desanciens grades « sont des grades de la Fonctionpublique », et redit « qu'aucun agent ne peutperdre en rémunération en choisissant la reclassifi-cation » (11). La reclassification du personnel seprésente donc sous les meilleures auspices.

Une mise en œuvre délicate

L'observation de la mise en œuvreconcrète de cette reclassification laisse néanmoinsapparaître des difficultés importantes, comme entémoigne l'exemple de cette unité opérationnelletechnique appelée Centre principal d'exploitation(CPE). Il s'agit d'un centre de cent neuf salariés,tous fonctionnaires, dont la mission est double :« l'aiguillage » des lignes téléphoniques (ce qu'onappelle la commutation) et le service après-vente.Deux populations composent principalement cetétablissement. D'une part, une population tech-nique, faite de quelques agents des lignes, de mon-teurs et surtout de techniciens de commutation :ces agents sortent à peine d'une décennie demodernisation technologique qui a conduit à aban-donner les autocommutateurs électromécaniques

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(10) Document interne, Direction des Ressources Humaines,1992.(11) Interview donnée au journal interne Fréquences, cahiern°2, février 1994.

pour des machines électroniques, nécessitantmoins de place et surtout moins d'intervention.Tous bacheliers et recevant chaque année entre unet deux mois de formation interne, les « commu-tants » sont des agents fiers de leur métier et soli-daires : « Si on voulait gérer ça en passant par unchef, on ferait plus rien, on ne le trouverait pas, eton saurait au dernier moment le travail à faire.Pour nous, c'est pas viable de bosser comme ça. Enrésumé, on est tous responsables ». Il y a d'autrepart une population d'agents du service après-vente, qui, elle, monte en effectif, ce qui donne auxtechniciens le sentiment que leur domaine « seréduit comme une peau de chagrin ».

Comme dans tous les établissements, lareclassification du personnel de ce CPE suit desprincipes et des procédures établis au plan natio-nal : prendre en compte la fonction réellementexercée pour déterminer la nouvelle classification,et donc évaluer le poste, indépendamment de lapersonne qui l'occupe. La procédure est cependantcontestée en interne, en particulier suite aux pro-positions de reclassification faites aux agents, enjanvier 1994. Si les cadres supérieurs défendent letravail réalisé par le comité de rapprochement, lescadres intermédiaires ont un jugement mitigé,signalant « des différences entre ce qui se passe etce qui était annoncé ». Les agents de maîtrise(c'est-à-dire ceux qui ont été reclassifiés commetels, au niveau II-3) n'ont pas de position commu-ne : certains disent « qu'on a bien fait de changerde système », tandis que d'autres dénoncent vio-lemment l'opération. Quant à ceux qui ne sont nicadres, ni agents de maîtrise, leur mécontentementface à la reclassification semble être général. Cemécontentement emprunte des canaux d'expres-sion souvent officieux, tels que les dessins détour-nés ou les tracts satiriques. Des rumeurs (erro-nées) circulent, comme celle qui dit que le directeurdu centre a lui-même refusé d'entrer dans la reclas-sification, ou celle d'après laquelle accepter lareclassification équivaut à perdre son statut defonctionnaire.

Les motifs de mécontentement sont, enfait, divers. Pour certains, le principe même del'opération est source d'inquiétude : « C'est quandmême grave de perdre le bénéfice de son concours,c'est être déclassé, c'est démotivant ». D'autres seplaignent de la procédure utilisée : « On a l'impres-sion que ça a été fait avec des oeillères : on a faitdes fiches de postes, et on nous a rendu des fichesde postes nationales, avec tout le problème desmodèles ». Certains critiquent le fait que tous lescollègues de l'équipe ne reçoivent pas la même pro-position : « Le groupe a été relativement solidaire.On a été reclassifié I-3, et quand le chef de centrea dit qu'il pourrait mettre quelques-uns en II-1, onn'a pas trouvé ça correct, on a refusé en bloc ».D'autres, à l'inverse, jugent négativement le faitque tous les membres de l'équipe aient la mêmeproposition, comme ceux qui, titulaires d'un ancien

grade de maîtrise, sont reclassifiés au même niveauque leurs collègues.

Les délégués syndicaux du centre réagis-sent dans l'ensemble de manière critique, mais onentend surtout ceux de la CGT et de SUD, quidénoncent un Volet social qui « institue la précari-té ». La section locale de la CGT invite le personnelà refuser les reclassifications, en invoquant l'argu-ment de la prudence face à la perte éventuelle dustatut de fonctionnaire. SUD, de son côté, choisitde soutenir une coordination naissante de per-sonnes qui gardent le reclassement et qui seméfient des syndicats traditionnels. Dans le mêmetemps, aux niveaux régional et national, les syndi-cats CGT et SUD tentent de mobiliser le personnelde France Télécom contre «les reclassifications, lesnouvelles règles de gestion, la privatisation ».

Ces manifestations de mécontentementont des conséquences sur la fonctionnement desservices. Chez les « dames du 13 », c'est-à-direl'accueil téléphonique du SAV, les opérations derecueil de l'appel et celles d'orientation (distribu-tion des dérangements recueillis aux agents deslignes) étaient, jusqu'à l'arrivée des reclassifica-tions, exercées de manière conjointe par les mêmespersonnes, sans qu'il y ait de division du travailentre des orienteurs et des non-orienteurs. Or, enjanvier 1994, toute la salle se voit proposer leniveau de reclassification II-1, sauf deux personnes,qui, en raison d'un pourcentage jugé suffisantd'orientation dans leur activité, reçoivent une pro-position de II-2. Dès lors, face à la réaction d'hos-tilité de la salle, l'encadrement invite les agents àdemander des plans individuels de qualification(procédure permettant à un agent de rejoindreprogressivement un niveau de fonction auquel,spontanément, il n'a pas droit) et propose à cellesqui ont le grade de contrôleur de prendre en char-ge la documentation du service et d'accéder ainsiau II-2. Certaines acceptent, d'autres non, et le cli-mat au sein de l'équipe se détériore. Selon uncadre, « au 13, on faisait des choses super, main-tenant, il n'est plus question d'introduire quoi quece soit ».

De leur côté, les techniciens de la com-mutation ont une attitude plus homogène face à lareclassification. Ils critiquent le niveau qui leur estproposé (II-2, niveau de technicien qualifié) en par-lant de « favoritisme » et de « magouilles »: « II 2,c'est un affront, une non-reconnaissance ». Ilsdéveloppent alors une réaction collective, quiconsiste à appliquer à la lettre ce qui est inscrit surleur fiche de poste : ils refusent par exemple derépondre au téléphone si l'interlocuteur n'est pasun supérieur hiérarchique, et ainsi ne prennent plusles communications de leurs collègues du SAV quiveulent leur indiquer les dérangements à vérifier auniveau de l'autocommutateur. L'un d'eux décritainsi la situation : « Il y avait des gens très dyna-miques avant, mais je me sens de plus en plus fonc-tionnaire. Il y a des choses que je faisais sans me

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poser de questions, que je ne fais plusmaintenant » (un chef-technicien). « Quand je leurdemande un renseignement au téléphone », confir-me une dame du SAV, « ils me répondent qu'on ale même niveau de reclassification, et que donc jesuis censée savoir la réponse ».

L'observation fait apparaître un para-doxe : l'introduction de la nouvelle classification,vecteur supposé de professionnalisme et de recon-naissance des compétences, provoque mécontente-ments et grève du zèle, quand bien même la poli-tique d'ensemble laisse au personnel la liberté derejoindre ou non le nouveau système.

La compétence se rebiffe :difficultés techniques etculturelles de la reclassification

À la lumière de cet exemple, on voitd'abord poindre des difficultés pratiques au rap-prochement du grade et de la fonction. La premiè-re tient au fait que la tâche des comités de rappro-chement, qui consiste à « peser » un poste à l'aunede sa description par l'agent, nécessite une partnécessaire de discernement lorsqu'il n'y a pasd'équivalence directe et évidente avec une seulefonction-type. Lorsque telle description de fonctioncontient en part égale des activités qui renvoient auniveau II-1 (par exemple, technicien de production)et d'autres au niveau II-2 (technicien de contrôle),comment trancher ? Derrière la rationalité appa-remment totale et transparente du processus, il y anécessairement place pour un jugement et unedécision plutôt qu'une simple mesure mécanique.Cette difficulté, classique dans le domaine des clas-sifications - bien exprimée par la réaction : « Onnous a rendu des fiches de postes nationales, avectout le problème des modèles » - est ici renforcéepar le fait que les agents du CPE, appartenant àune Direction régionale urbaine, ont facilement lapossibilité de rencontrer des collègues des autrescentres et de comparer les décisions prises ici et làpour des descriptions de poste similaires.

Une seconde difficulté technique de ceprocessus de reclassification réside dans l'ambiguï-té existant entre les compétences requises pour lafonction et les compétences effectivement déte-nues. À France Télécom, la « doctrine » de lareclassification, on l'a vu, met en avant la fonctionet non la personne, et donc les compétencesrequises par la fonction plutôt que les compétencesdétenues (ces dernières devant faire l'objet du pro-cessus d'appréciation). Mais, sur le terrain, il n'estpas toujours possible de distinguer nettemententre ce qui relève de la fonction et ce qui relève dela personne. D'abord, parce que certains critères seprêtent difficilement à cette distinction : l'expérien-

ce constatée dans la tenue d'une fonction, parexemple, provient-elle seulement de cette fonctionet de ce qu'elle requiert, ou, au moins en partie, dece qu'a apporté l'individu qui tient cette fonction ?De plus, les acteurs du processus de reclassifica-tion, on le voit, hésitent à en rester à une inter-prétation stricte de la « doctrine », puisqu'ils pro-posent des plans individuels de qualification,consistant de fait à prendre en compte dans l'attri-bution d'un niveau de fonction des compétences et

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ANNALES DES MINES - JUIN 1999

L’accord social de1997 peut être vu

comme l’introductionofficielle de la

souplesse désiréeentre le niveau de lapersonne et le niveau

de son poste.La logique de fonctionrecule dans la mesure

où l’exigence decorrespondance entre

niveau individuelet niveau de fonction

est moins forte.

EN QUÊTE DE THÉORIES

J.G

aum

y/M

AGNU

M

le parcours personnels. Ce qui ne manque pas d'ap-paraître, à juste titre, comme une rupture decontrat par rapport aux engagements pris par laDRH lorsqu'elle communiquait sur les modalitésimpersonnelles du processus.

À ces difficultés techniques s'ajoutent dessources de tensions plus spécifiquement culturelles,susceptibles d'être interprétées à plusieurs niveaux.Un premier niveau d'analyse est celui de la cultured'entreprise (12). D'une part, la doctrine de la

reclassification introduit volontairement une ruptu-re symbolique par rapport au principe de dissocia-tion du grade et de l'emploi, puisque le nouveaugrade de l'agent est désormais induit par la fonc-tion, donc l'emploi, qu'il occupe. Il s'agit bien d'unerupture culturelle, au sens où l'un des référentiels

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EN QUÊTE DE THÉORIES

(12) Au sens de M. Thévenet, Audit de la culture d'entreprise,Les Éditions d'Organisation, 1986.

des agents et cadres, en même temps qu'une desbases du contrat implicite entre ces derniers et l'or-ganisation, sont suspendus. De tels principes ne sechangent pas par décret, comme en témoigne l'unedes réactions entendues (« C'est quand mêmegrave de perdre le bénéfice de son concours »).D'autre part, le processus de reclassification heur-te la culture de l'entreprise lorsqu'il affiche explici-tement l'égale dignité du technicien de commuta-tion et de son collègue du SAV, tous deux position-nés au niveau II-2. Ces phénomènes de comparai-son, inévitables, amoindrissent la légitimité despropositions de reclassification et mettent à mal,au passage, l'idée reçue d'une culture de servicepublic faite d'homogénéité et d'égalitarisme.

À un deuxième niveau, le processus dereclassification se heurte à la variété des identitésprofessionnelles présentes dans le même centre.Les agents de la salle du 13 font apparaître uneidentité fortement axée sur le collectif, de par leurrépartition initiale des tâches sans division formel-le du travail ainsi que par leur réaction d'hostilité u-nanime aux premières propositions de reclassifica-tion.

À l'opposé, des identités reposantdavantage sur la compétence, la distinction et ledébat se font jour quand certains agents jugentnégativement le fait que tous les membres d'unemême équipe, quel que soit le grade d'origine,reçoivent la même proposition.

Ces phénomènes de distorsion entrel'instrumentation de la nouvelle classification et lescomposantes culturelles de l'organisation n'engen-drent pas que des réactions verbales. Elles indui-sent et orientent des logiques d'action, qui seconcrétisent dans des stratégies face à cet outil deGRH qu'est le processus de reclassification. D'unepart, on discerne un comportement stratégiquedans la réaction a priori infantile des techniciensqui renvoient à leur fiche de poste : maîtrisant les

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Si,traditionnellement, lesclassifications et les

compétences ont faitchambre à part, leur

rencontre récentereflète la tendance

selon laquelleles classifications

deviennent, de plusen plus, des outils

de gestion.

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appareils électroniques de commutation, ces tech-niciens, par ailleurs fragilisés par un contexted'évolution plus commerciale de France Télécom,font sentir leur caractère indispensable et laissentplaner le doute sur le zèle qu'ils mettront à effec-tuer leur mission.

Il s'agit d'une stratégie rationnelle degrève du zèle, visant à faire comprendre à l'enca-drement que la description de leur fonction, sym-bole du processus de reclassification, ne rendcompte que très imparfaitement de leurs compé-tences. D'autre part, on peut lire les rumeurs,tracts et autres dessins satiriques comme des « tra-ductions concurrentes » (13) au changement intro-duit, au nom de la DRH, par les encadrants ducentre. Les opposants à la reclassification ont suconstituer un réseau défavorable au changementde GRH, Cheval de Troie, selon eux, d'une privati-sation à laquelle ils sont opposés.

Au sein du Centre, les encadrants doiventfinalement gérer un dilemme. Soit ils introduisentdes ruptures avec la « doctrine » de la reclassifica-tion, en oeuvrant par exemple pour que certains a-gents soient à titre individuel positionnés au-dessusde ce que leur fonction induit, mais au risque dedécrédibiliser l'ensemble de la réforme et de sacohérence.

Soit ils appliquent la reclassification à lalettre, mais en s'exposant à des injustices fla-grantes : c'est le cas par exemple lorsqu'ils sontconduits à reclassifier un agent de maîtrise dans ungrade d'agent, parce qu'à l'instant t de la « photo-graphie » cet agent de maîtrise n'exerce pas, dufait peut-être d'une réorganisation récente, sesresponsabilités de maîtrise.

Ces encadrants éprouvent finalement leslimites de chacune des deux entrées classiques duproblème des classifications : une entrée à partirdu poste ou de la fonction est objective, mais netient pas compte des compétences effectivementmises en œuvre, tandis qu'une entrée par la per-sonne, si elle est centrée sur les compétences déte-

(13) Cf. M. Akrich, M. Callon et B. Latour, « À quoi tientle succès des innovations ? », Gérer et Comprendre,Annales des Mines, n° 11 & 12, juin et septembre 1988.(14) Différents auteurs évoquent, selon les cas : une étape« indispensable mais problématique » (J. Barreau, La Réformedes PTT, La Découverte, 1995, p. 205 et suivantes) ;« un appareil et un discours standardisant », passé dans lesfaits « pour des considérations de l'ordre du calcul ou de celuidu rapport de force » (N. Alter et C. Dubonnet, Le manageret le sociologue, L'Harmattan, 1994, p. 207-214).(15) Document interne de la DRH, novembre 1994.À noter que les 79 % d'agents et de cadres entrés dans lenouveau système se répartissent ainsi : 59 % d'acceptationexplicite de la proposition de reclassification, 11 % de choixnon formulé conduisant à l'intégration dans le nouveausystème, et 9 % de plans individuels de qualification.(16) De même, aucun bilan financier n'a officiellementété diffusé, mais on évoque en interne une progressionde la masse salariale de 3 ou 4 % du fait de la seuleopération de reclassification.

D.R.

nues et déployées, risque la subjectivité et l'iniqui-té. Dans le cas considéré, le dilemme ne se résou-dra finalement que par une négociation officieuse :l'encadrement du Centre profitera, quelques moisplus tard, d'un impératif national de réorganisationde la commutation, pour conférer aux techniciensle niveau de reclassification demandé, en échangede leur engagement à accepter la nouvelle organi-sation et à cesser leur grève du zèle.

SECONDE ÉPOQUE :UNE CLASSIFICATIONAVEC LES COMPÉTENCES ?

Suite et fin de la reclassification

La DRH de France Télécom avait fait unesorte de pari en laissant à chaque agent la possibi-lité d'accepter ou non le nouveau système de clas-sification des fonctions... Tout en faisant en sorteque la majorité des agents puissent, individuelle-ment, constater un gain indiciaire présent ou àvenir en cas d'acceptation. Les difficultés d'intro-duction sur le terrain que nous avons relatées, etque d'autres observateurs ont pu constater (14),auraient pu laisser présager une part non négli-geable de refus, et donc la mise en place d'un sys-tème dual de GRH, avec d'un côté les « reclassi-fiés » et de l'autre les titulaires des anciens grades.

Force est de constater, pourtant, avec unrecul de quelques années, que le pari de l'entrepri-se a été gagné, au moins sur le plan strictementquantitatif.

En effet, un premier bilan effectué dèsnovembre 1994 par l'entreprise situe à 21 % (15)le pourcentage d'agents et de cadres ayant refuséla reclassification au 1er octobre 1994 (6 % chezles cadres et 23 % chez les agents). Si aucun bilanofficiel n'est disponible trois ans après les événe-ments, les estimations qui circulent dans les diffé-rentes DRH de région situent la proportiond'agents « reclassifiés » aux alentours de 88 % à lafin de l'année 1997 (16).

La progression récente des « conver-sions » au nouveau système doit être imputée enfait à plusieurs causes : l'acceptation d'une promo-tion entraîne ipso facto celle de la nouvelle échellede classification, même si celle-ci avait été initiale-ment refusée par l'agent ; l'année 1996 a vu plu-sieurs milliers de départs en « congés fin de carriè-re », parmi lesquels un nombre sans doute impor-tant d'opposants au nouveau système ; enfin, lesrecrutements de jeunes, opérés en particulier en1997, ont joué un rôle en augmentant automati-quement la proportion des agents relevant du nou-veau système.

L'impact de l'accord social de 1997 oule retour de la compétence constatée

Un accord établi au niveau national audébut de l'année 1997 vient en outre apporter unéclairage nouveau sur la nouvelle classification.

Le texte en question, proposé à la signa-ture des organisations syndicales et ratifié par laCFDT, la CFTC et FO, intervient dans un contextemarqué par de nouvelles transformations : la réor-ganisation des unités opérationnelles, courant1996 ; un nombre important de départs en prére-traite, suite à un dispositif de congés de fin de car-rière avantageux ; le passage au statut de société a-nonyme, au 1er janvier 1997 ; l'annonce du recru-tement prochain de plusieurs milliers de jeunesdans l'année.

L'accord comprend trois « titres », cor-respondant aux thèmes de l'insertion profession-nelle des jeunes, de l'aménagement du temps detravail, et de la promotion des personnels.

Ce troisième titre annonce en particulierdeux objectifs : « favoriser et reconnaître le déve-loppement des compétences professionnelles »,« donner à chacun une évolution professionnelle enfonction de ses compétences et de ses choix ».L'accord n'énonce rien moins que les principesd'une nouvelle politique de promotion, en distin-guant deux cas : d'une part, les promotions « apti-tudes et potentiels », concernant des change-ments significatifs de fonction, de niveau de res-ponsabilité et d'environnement de travail, et néces-sitant mobilité ; d'autre part et surtout, les promo-tions « reconnaissance des compétences », interve-nant préférentiellement à l'intérieur d'une mêmeclasse, d'un même domaine ou d'une même filièreprofessionnelle.

La nouveauté est à cet égard que ce der-nier type de promotion, comme l'accord le men-tionne explicitement, peut intervenir sans change-ment de poste.

Cet accord a engendré une dynamique denégociations inégales selon les titres qu'il com-prend.

Signé au niveau national, il doit, pourêtre appliqué localement, faire l'objet d'une négo-ciation locale, au sein des différentes directionsrégionales. Fin 1997, on enregistrait la signaturede soixante-huit accords locaux relevant, pour laplupart, des seuls titres I et II.

Le titre III, relatif aux promotions, est eneffet porteur d'enjeux délicats. D'une part, il intro-duit une rupture non négligeable par rapport à la« doctrine » de la nouvelle classification : en ren-dant possible une promotion sans changement deposte, il rompt avec la stricte correspondance entreniveau du poste et niveau individuel, ce que n'ontpas manqué de relever les organisations syndicales

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GÉRER ET COMPRENDRE

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non signataires (17). D'autre part, il repose laquestion de l'équité en matière de rémunérations :après avoir défini l'équité avec l'équation « unniveau de rémunération = un niveau de poste », ilpose le principe « un niveau de rémunération = unniveau de poste, éventuellement augmenté descompétences de la personne ». En d’autres termes,ce dispositif se rapproche de celui que nous avonsévoqué plus haut, dans le cas de Schneider Electric,où le coefficient exact fixant la rémunération tientcompte, et du poste occupé, et de la maîtrise de ceposte.

Une gestion tâtonnantedes ressources humaines

Au travers de la mise en place de la nou-velle classification, des pratiques de terrain commede l'accord social, c'est une gestion des ressourceshumaines tâtonnante qui se laisse voir, hésitant àmarier de force grade et fonction, individu et orga-nisation. Non seulement le système des gradescontinue d'exister (il n'y a pas disparition de l'échel-le des qualifications individuelles, mais volonté defusion de cette échelle avec celle des niveaux defonction occupée) mais, surtout, un certain nombrede distorsions ont été constatées dans l'applicationde cette logique de fonctions. De fait, certainspostes, même s'ils sont peu nombreux, ont pu êtretenus malgré un décalage avec le grade de reclassi-fication des agents ; le dispositif des plans indivi-duels de qualification, qui permet de rejoindre un

niveau de classification supérieur et, donc, d'occu-per un poste avec un décalage transitoire entre leniveau de ce poste et celui de son grade, constitueune deuxième manière de contourner la rigidité dusystème.

Par ailleurs, la réorganisation des unitésopérationnelles, en 1996 (18), a donné l'occasionde voir d'autres manières, ponctuelles, d'éviterl'exacte correspondance entre niveau de classifica-tion individuel et niveau de classification du poste :soit en acceptant un décalage transitoire, soit endéfinissant le niveau du poste une fois connu letitulaire de ce poste. L'accord social de 1997 peutêtre vu comme l'introduction officielle de la sou-plesse désirée entre le niveau de la personne et leniveau de son poste. La logique de fonction reculedans la mesure où l'exigence de correspondanceentre niveau individuel et niveau de fonction estmoins forte.

Au sein de l'entreprise, un discoursrépandu a pu parler d’entrée dans la « logiquecompétence » à propos de la reclassification. Enréalité, nous avons, à chaque étape du processus,plusieurs définitions de la compétence qui sont enjeu.

Avant la réforme, la classification enplace (celle des grades) correspond à la situation 3de notre grille, le positionnement indiciaire d'un a-gent étant a priori établi par la réussite individuel-le à un concours ; cette classification ne peut lais-ser la place qu'à une compétence théorique oupotentielle. Lorsqu'ensuite on attribue à un agentun niveau qui est celui de la fonction qu'il exerce,on passe de la situation 3 à la situation 2 : c'est lepositionnement dans l'organisation, constaté invivo et donc a posteriori, qui est le critère principal

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de la nouvelle classification ; la compétence annon-cée est en fait une compétence requise. Quand,enfin, la DRH tolère des distorsions entre le niveauindividuel et le niveau de la fonction -d'abord offi-cieusement, puis par des dispositifs formels commeles PIQ ou l'accord social -, c'est une troisième défi-nition de la compétence qui est utilisée : la compé-tence comme capacité prouvée, détenue par l'indi-vidu et reconnue par la hiérarchie, et correspon-dant à un mélange des situations 2 et 4.

CONCLUSION

Face à des systèmes de classification deplus en plus nombreux à faire référence et au posteet aux capacités de la personne, les cadres, acteursde la GRH au quotidien, doivent gérer des tensionsentre individu et organisation :

• le recrutement : doit-il être centré sur le poste àpourvoir, dont on sait qu'il ne sera tenu que peu detemps par l'individu, chez qui on attend une capa-cité d'évolution ?

• la répartition des tâches et des responsabilités :faut-il encore prescrire une organisation-type, oupartir des individus et de leurs compétences ?

• l'évaluation : doit-elle se baser, comme il est usuelde le faire, sur la description du poste, si on consi-dère de plus en plus que l'homme fait le poste ?

• les décisions de rémunération : doit-on tenircompte des compétences non exigées par le postemais détenues, voire utilisées par l'individu ?

• la promotion : passe-t-elle par un changement deposte, ou par une évolution significative du posteet de son contenu ?

On le voit, il n'y a pas de réponse idéaleet générale à cette série de dilemmes. De plus enplus, le mariage de l'individu et de la fonction seconstruit au travers de dispositifs de classificationintégrant des dispositions organisationnelles (pour-voir un poste, évaluer par rapport à ce que ce posterequiert, faire changer de poste) et la gestion desindividus (stimuler des capacités et des compé-tences, rémunérer des progressions individuelles).Ces constats conduisent à repérer quelques pointsd'attention, à destination de ceux qui, dans lesorganisations publiques ou bancaires notamment,sont confrontés à un changement annoncé commele passage à la « logique compétence » :

• d'abord, de quelle compétences parle-t-on : descompétences théoriques (celles qu'est censé reflé-ter un grade), requises (par une description de

fonction), mises en œuvre (et constatées par un é-valuateur) ? De toutes les compétences possibles,ou seulement de celles qui sont valorisées par l'en-treprise ?

• ensuite, dans quels instruments de gestion lechangement annoncé s'incarne-t-il ? Conserve-t-onune dichotomie entre une classification des posteset une pratique d'évaluation et de promotion despersonnes, ou introduit-on vraiment un change-ment dans les principes mêmes de la classification,par exemple en combinant les deux ?

• enfin, quels sont les enjeux repérables, pour lessalariés concernés, du changement annoncé ? Laclassification existante est-elle porteuse d'uncontrat implicite, voire d'un fondement culturel ?Le changement est-il porteur d'une individualisa-tion de la relation salariale et, si oui, avec queldécalage éventuel avec les normes et identités pro-fessionnelles en vigueur ?

De telles interrogations nous semblentnécessaires pour développer une gestion des res-sources humaines au plus près du contexte précisde l'organisation concernée, « sans s'aveugler surses contradictions, et en tenant compte des rup-tures et autres segmentations internes au sein despratiques sociales » (19). Un programme difficile,mais nécessaire, pour sortir des apparences etfaux-semblants, et entrer dans une véritable ges-tion des compétences. •

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GÉRER ET COMPRENDRE

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(17) Selon par exemple le syndicat SUD, « La DRH reconnaîtpar là l'absurdité de la logique des fonctions qui avait pourconséquence d'empêcher que le passage au niveau supérieurse fasse sur un même métier. En effet, dans cette logique,chaque métier 'scientifiquement' pesé correspond à un niveaude fonction. Avec ce nouveau système, un agent pourrachanger de niveau tout en restant sur le même métier.Il pourra donc théoriquement être nommé sur place surla même position de travail », (Brochure SUD,« Accord social. Textes et commentaires », février 1997)(18) Voir F. Couty et C. Defélix, Organisation transversaleet modes de coordination internes, rapport pourle Commissariat Général du Plan, juillet 1997.(19) P. Louart, « Succès de l'intervention en gestiondes ressources humaines », Liaisons, 1995.