un souvenir de solferino

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Un souvenir de SolferinoHenry Dunant

Un souvenir de Solferino Henry Dunant - Croix-Rouge de Belgique

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Henry Dunant CroixFondateur de la Croix-RougeN le 8 mai 1828 Genve et mort le 30 octobre 1910 Heiden

Prix Nobel de la Paix - 1901

Un souvenir de Solferino Henry Dunant - Croix-Rouge de Belgique

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PRFACE

En 1862, Un Souvenir de Solferino paraissait Genve. Paraissait, c'est beaucoup dire puisque ce petit livre n'tait tir qu' peu d'exemplaires et portait la mention Ne se vend pas. Il n'tait destin qu' quelques amis dont les instances rptes avaient enfin dcid Henry Dunant l'crire. Un petit livre, un souvenir d'une bataille dont Dunant avait vu par hasard les lendemains de sang et de dtresse; un souvenir de ce que cet homme avait tent de faire, avec quelques habitants du pays, pour soulager un peu d'innombrables souffrances. Rien qu'un petit livre. Mais, un an aprs, de ces pages sortait un mouvement charitable qui devait conqurir le monde: la Croix-Rouge et, encore un an plus tard, une Convention internationale, la premire Convention de Genve. Deux phrases de ce livre allaient, jusqu' aujourd'hui, guerre aprs guerre, sauver des vies humaines. On sait ce qu'est la Croix-Rouge, ce que sont les Conventions de Genve et leurs protocoles additionnels. Du moins on croit le savoir. La volont charitable de la premire et les articles juridiques des seconds ont accompli de vritables prodiges dans des conflits de plus en plus meurtriers, o l'on fait la guerre non plus ses ennemis seulement mais l'esprit de charit lui-mme, et au droit. Ds lors on a souvent attribu cette Croix-Rouge, ces Conventions, des pouvoirs presque surnaturels. Que la Croix-Rouge russisse arracher au Moloch de la guerre moderne une multitude d'tres humains, il y a des gens que cela n'tonne mme plus. On ne se demande pas de quelles armes la Croix-Rouge est munie, contre les canons et les bombes; ni quelle police peut encore faire appliquer le droit international humanitaire quand les traits sont dchirs. On pense que la Croix-Rouge, toute-puissante, est l pour accomplir des miracles. Les gens informs savent, eux, ne pas reprocher la Croix-Rouge les millions de victimes qu'elle n'a pu sauver; ils pensent aux millions d'tres qu'elle a russi prserver de ce qui devait tre leur sort. A quoi pourrait-on attribuer le succs, le pouvoir, du Souvenir de Solferino? Dunant n'y expose aucune doctrine; il ne prconise aucun systme philosophique ou social; il ne propose aucun texte juridique. Il raconte, tout simplement, ce qu'il a vu: les quarante mille blesss rlant sur le champ de bataille; la soif, la douleur, l'agonie. Il raconte aussi la compassion: la sienne et celle des femmes de Solferino ou de Castiglione; le chiffon nou sur la blessure, la main qui donne boire au bless, celle qui ferme les yeux du mourant. Il raconte ce frmissement de piti qui s'est empar des mres et les a fait se pencher sur leurs ennemis aussi bien que sur leurs librateurs. Mais s'il dit tout cela, s'il dit son acharnement secourir et secourir encore, et ses tentatives pour multiplier les secours, ce n'est pas pour en tirer vanit. C'est plutt pour constater son impuissance, et pour mesurer ce qu'on aurait pu accomplir si les dvouements, tout spontans Solferino, avaient t organiss d'avance. Encore obsd par le souvenir de tous ceux qui, tandis qu'il assistait un malheureux, mouraient sans seulement un verre d'eau pour tancher leur soif ardente, il pose ces deux questions: N'y aurait-il pas moyen, ds le temps de paix, de constituer des socits dont le but serait de faire donner des soins aux blesss en temps de guerre ? Ne serait-il pas souhaiter qu'un Congrs formult quelque principe international, conventionnel et sacr, qui servirait de base ces socits ? Deux phrases, disions-nous plus haut. N'y aurait-il pas moyen ? Ne serait-il pas souhaiter ? Cela sonne un peu comme ces interrogations naves que formulent les bonnes mes, et qui font sourire. Or, pour une fois, ces questions ne sont pas restes vaines. Un homme, Gustave Moynier, prsident de la Socit d'utilit publique de Genve, les a entendues. Sur son initiative, la commission comprenant, avec lui, le Gnral Dufour, les docteurs Appia et Maunoir - et Henry Dunant lui-mme qui en appuyait l'ide - se constitua en un comit d'action qui devait devenir par la suite, le Comit international de la Croix-Rouge. Ensemble, ces cinq citoyens de Genve ont cherch si vraiment il n'y aurait pas moyen ... Ils ont si bien cherch, et Dunant, par ses plaidoyers auprs des Cours et Gouvernements d'Europe, a si bien su convaincre, qu'ils ont trouv. Ce moyen, ce furent, en 1863, dix-sept modestes Comits nationaux de secours aux blesss et, en 1864, une Convention de dix articles protgeant les soldats blesss ou malades. En 1990, ce sont 149 Socits nationales de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge, comptant plus de 250 millions de membres rpartis dans le monde entier, qui avec le CICR et la Ligue des Socits de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, forment le Mouvement international de la Croix-Rouge et du CroissantRouge. Ce sont encore les Conventions de Genve ainsi que leurs Protocoles additionnels qui protgent les prisonniers de guerre aussi bien que les blesss, les civils au pouvoir de l'ennemi ainsi que les militaires.

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UN SOUVENIR DE SOLFERINO La sanglante victoire de Magenta avait ouvert la ville de Milan l'arme franaise, et port l'enthousiasme des Italiens son plus haut paroxysme; Pavie, Lodi, Crmone avaient vu apparatre des librateurs, et les accueillaient avec transport; les lignes de l'Adda, de l'Oglio, de la Chiese avaient t abandonnes par les Autrichiens qui, voulant enfin prendre une revanche clatante de leurs dfaites prcdentes, avaient accumul sur les bords du Mincio des forces considrables, la tte desquelles se mettait rsolument le jeune et vaillant empereur d'Autriche. Le 17 juin, le roi Victor-Emmanuel arrivait Brescia, o il recevait les ovations les plus sympathiques d'une population oppresse depuis dix longues annes, et qui voyait dans le fils de Charles-Albert la fois un sauveur et un hros. Le lendemain, l'empereur Napolon entrait triomphalement dans la mme ville, au milieu de l'ivresse de tout un peuple, heureux de pouvoir tmoigner sa reconnaissance au Souverain qui venait l'aider reconqurir sa libert et son indpendance. Le 21 juin, l'empereur des Franais et le roi de Sardaigne sortaient de Brescia, que leurs armes avaient quitt la veille, le 22, Lonato, Castenedolo et Montechiaro taient occups; et, le 23 au soir, l'empereur, qui commandait en chef, avait donn des ordres prcis pour que l'arme du roi Victor-Emmanuel, campe Desenzano et qui formait l'aile gauche de l'arme allie, se portt, le 24 au matin, sur Pozzolengo; le marchal Baraguey d'Hilliers devait marcher sur Solfrino, le marchal duc de Magenta sur Cavriana, le gnral Niel devait se rendre Guidizzolo et le marchal Canrobert Mdole; la garde impriale devait aller Castiglione. Ces forces runies formaient un effectif de cent cinquante mille hommes et de quatre cents pices d'artillerie. L'empereur d'Autriche avait sa disposition en Lombardie neuf corps d'arme s'levant ensemble deux cent cinquante mille hommes, son arme d'invasion s'tant accrue des garnisons de Vrone et de Mantoue. D'aprs les conseils du feldzeugmeistre baron Hess, les troupes impriales avaient en effet opr, depuis Milan et Brescia, une retraite continue dont le but tait la concentration, entre l'Adige et le Mincio, de toutes les forces que l'Autriche possdait alors en Italie; mais l'effectif qui allait entrer en ligne de bataille, ne se composait que de sept corps, soit de cent soixante-dix mille hommes, appuys par environ cinq cents pices d'artillerie. Le quartier gnral imprial avait t transport de Vrone Villafranca, puis Valeggio, et ordre fut donn aux troupes de repasser le Mincio Peschiera, Sahonze, Valeggio, Ferri, Goito et Mantoue. Le gros de l'arme tablit ses quartiers de Pozzo-lengo Guidizzolo, afin d'attaquer, sur les instigations de plusieurs des lieutenants-feldmarchaux les plus expriments, l'arme franco-sarde entre le Mincio et la Chiese. Les forces autrichiennes, sous les ordres de l'empereur, formaient deux armes: la premire avait sa tte le feldzeugmeistre comte Wimpffen, ayant sous ses ordres les corps commands par le prince Edmond de Schwarzenberg, le comte de Schaffgotsche et le baron de Veigl, ainsi que la division de cavalerie du comte Zedtwitz. C'tait l'aile gauche; elle avait pris position dans les environs de Volta, Guidizzolo, Mdole et CastelGoffredo. La seconde arme tait commande par le gnral de cavalerie comte Schlick, ayant sous ses ordres les lieutenants-feldmarchaux comte Clam-Gallas, comte Stadion, baron de Zobel et chevalier de Benedek, ainsi que la division de cavalerie du comte Mendsdorff. C'tait l'aile droite; elle tenait Cavriana, Solfrino, Pozzolengo et San Martino. Toutes les hauteurs entre Pozzolengo, Solfrino, Cavriana et Guidizzolo taient donc occupes, le 24 au matin, par les Autrichiens qui avaient tabli leur formidable artillerie sur une srie de mamelons, formant le centre d'une immense ligne offensive, qui permettait leur aile droite et leur aile gauche de se replier sous la protection de ces hauteurs fortifies qu'ils considraient comme inexpugnables. Les deux armes ennemies, quoique marchant l'une contre l'autre, ne s'attendaient pas s'aborder et se heurter aussi promptement. Les Autrichiens avaient l'espoir qu'une partie seulement de l'arme allie avait pass la Chiese, ils ne pouvaient pas connatre les intentions de l'empereur Napolon, et ils taient inexactement renseigns. Les Allis ne croyaient pas non plus rencontrer si brusquement l'arme de l'empereur d'Autriche; car les reconnaissances, les observations, les rapports des claireurs et les ascensions en montgolfires qui eurent lieu dans la journe du 23, n'avaient donn aucun indice d'un retour offensif ou d'une attaque. Ainsi donc quoique on ft, de part et d'autre, dans l'attente d'une prochaine et grande bataille, la rencontre des Autrichiens et des Franco-Sardes le vendredi 24 juin fut rellement inopine, tromps qu'ils taient sur les mouvements respectifs de leurs adversaires. Chacun a entendu, ou a pu lire quelque rcit de la bataille de Solfrino. Ce souvenir si palpitant n'est sans doute effac pour personne, d'autant plus que les consquences de cette journe se font encore sentir dans plusieurs des Etats de l'Europe. Simple touriste, entirement tranger cette grande lutte, j'eus le rare privilge, par un concours de circonstances particulires, de pouvoir assister aux scnes mouvantes que je me suis dcid retracer. Je ne raconte dans

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ces pages que mes impressions personnelles: on ne doit donc y chercher ni des dtails spciaux, ni des renseignements stratgiques qui ont leur place dans d'autres ouvrages. Dans cette mmorable journe du 24 juin, plus de trois cent mille hommes se sont trouvs en prsence : la ligne de bataille avait cinq lieues d'tendue, et l'on s'est battu durant plus de quinze heures. L'arme autrichienne, aprs avoir soutenu la fatigue d'une marche difficile pendant toute la nuit du 23, eut supporter, ds l'aube du 24, le choc violent de l'arme allie, et souffrir ensuite de la chaleur excessive d'une temprature touffante, comme aussi de la faim et de la soif, puisque l'exception d'une double ration d'eau-devie, ces troupes n'eurent presque aucune nourriture pendant toute la journe du vendredi. Pour l'arme franaise, dj en mouvement avant les premires lueurs du jour, elle n'eut autre chose que le caf du matin. Aussi l'puisement des combattants, et surtout des malheureux blesss, tait-il extrme la fin de cette terrible bataille! Vers trois heures du matin, le premier et le deuxime corps, commands par les marchaux Baraguey d'Hilliers et de Mac-Mahon, se sont branls pour se porter sur Solfrino et Cavriana; mais peine leurs ttes de colonnes ont-elles dpass Castiglione qu'ils ont vis--vis d'eux des avant-postes autrichiens qui leur disputent le terrain. Les deux armes sont en alerte. De tous cts, les clairons sonnent la charge et les tambours retentissent. L'empereur Napolon, qui a pass la nuit Montechiaro se dirige en toute hte sur Castiglione. A six heures le feu est srieusement engag. Les Autrichiens s'avancent, dans un ordre parfait, sur les routes frayes. Au centre de leurs masses compactes aux tuniques blanches, flottent leurs tendards aux couleurs jaunes et noires, blasonns de l'aigle impriale d'Allemagne. Parmi tous les corps d'arme qui vont prendre part au combat, la garde franaise offre un spectacle vraiment imposant. Le jour est clatant, et la splendide lumire du soleil d'Italie fait tinceler les brillantes armures des dragons, des guides, des lanciers et des cuirassiers. Ds le commencement de l'action, l'empereur Franois-Joseph avait quitt son quartier gnral avec tout son tat-major pour se rendre Volta ; il tait accompagn des archiducs de la maison de Lorraine, parmi lesquels on distinguait le grand-duc de Toscane et le duc de Modne. C'est au milieu des difficults d'un terrain entirement inconnu aux Allis qu'a lieu le premier choc. L'arme franaise doit se frayer d'abord un passage au travers d'alignements de mriers, entrelacs par de la vigne et constituant de vritables obstacles; le sol est souvent entrecoup de grands fosss desschs et de longues murailles de trois cinq pieds d'lvation, trs larges leur base et s'amincissant vers le haut : les chevaux sont obligs de gravir ces murailles et de franchir ces fosss. Les Autrichiens, posts sur les minences et les collines, foudroient aussitt de leur artillerie l'arme franaise sur laquelle ils font pleuvoir une grle incessante d'obus, de bombes et de boulets. Aux pais nuages de la fume des canons et de la mitraille se mlent la terre et la poussire que soulve, en frappant le sol coups redoubls, cette norme nue de projectiles. C'est en affrontant la foudre de ces batteries qui grondent en vomissant sur eux la mort, que les Franais, comme un autre orage qui se dchane de la plaine, s'lancent l'assaut des positions dont ils sont dcids s'emparer. Mais c'est pendant la chaleur torride du milieu du jour que les combats qui se livrent de toutes parts, deviennent de plus en plus acharns.

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Napolon III Solferino par Ernest Meissonnier (Muse du Second Empire, Compigne)

Des colonnes serres se jettent les unes sur les autres, avec l'imptuosit d'un torrent dvastateur qui renverse tout sur son passage; des rgiments franais se prcipitent en tirailleurs sur les masses autrichiennes sans cesse renouveles, toujours plus nombreuses et plus menaantes et qui, pareilles des murailles de fer, soutiennent nergiquement l'attaque ; des divisions entires mettent sac terre afin de pouvoir mieux se lancer sur l'ennemi, la baonnette en avant ; un bataillon est-il repouss, un autre lui succde immdiatement. Chaque mamelon, chaque hauteur, chaque crte de rocher est le thtre d'un combat opinitre : ce sont des monceaux de cadavres sur les collines et dans les ravins. Ici c'est une lutte corps corps, horrible, effroyable: Autrichiens et Allis se foulent aux pieds, s'entretuent sur des cadavres sanglants, s'assomment coups de crosse, se brisent le crne, s'ventrent avec le sabre ou la baonnette; il n'y a plus de quartier, c'est une boucherie, un combat de btes froces, furieuses et ivres de sang; les blesss mme se dfendent jusqu' la dernire extrmit, celui qui n'a plus d'armes saisit la gorge son adversaire qu'il dchire avec ses dents. L c'est une lutte semblable, mais qui devient plus effrayante par l'approche d'un escadron de cavalerie, il passe au galop : les chevaux crasent sous leurs pieds ferrs les morts et les mourants ; un pauvre bless a la mchoire emporte, un autre la tte crase, un troisime qu'on et pu sauver, a la poitrine enfonce. Aux hennissements des chevaux se mlent des vocifrations, des cris de rage et des hurlements de douleur et de dsespoir. Plus loin c'est l'artillerie lance fond de train et qui suit la cavalerie ; elle se fraie un passage travers les cadavres et les blesss gisant indistinctement sur le sol: alors les cervelles jaillissent, les membres sont briss et broys, les corps rendus mconnaissables, la terre s'abreuve littralement de sang, et la plaine est jonche de dbris humains. Les troupes franaises gravissent les mamelons et escaladent avec la plus fougueuse ardeur les collines escarpes et les pentes rocheuses sous la fusillade autrichienne et les clats des bombes et de la mitraille. A peine un mamelon est-il pris, et quelques compagnies d'lite ont-elles pu parvenir son sommet, abmes de fatigue et baignes de sueur, que tombant comme une avalanche sur les Autrichiens, elles les culbutent, les chassent d'un nouveau poste, les refoulent et les poursuivent jusque dans le fond des ravins et des fosss. Les positions des Autrichiens sont excellentes, retranchs qu'ils sont dans les maisons et dans les glises de Mdole, de Solfrino et de Cavriana. Mais rien n'arrte, ne suspend ou ne diminue le carnage : on se tue en gros, on se tue en dtail; chaque pli de terrain est enlev la baonnette, les emplacements sont disputs pied pied; les villages arrachs, maison aprs maison, ferme aprs ferme; chacune d'elles devient un sige, et les portes, les fentres, les cours ne sont plus qu'un affreux ple-mle d'gorgements. La mitraille franaise produit un effroyable dsordre dans les masses autrichiennes, qu'elle atteint des distances prodigieuses; elle couvre les coteaux de corps morts, et elle porte le ravage jusque dans les rserves loignes de l'arme allemande. Mais si les Autrichiens cdent le terrain, ils ne le cdent que pas pas et pour reprendre bientt l'offensive; leurs rangs se reforment sans cesse, pour tre bientt encore enfoncs de nouveau. Dans la plaine le vent soulve les flots de poussire dont les routes sont inondes, il en forme des nuages compacts qui obscurcissent l'air et aveuglent les combattants. Si la lutte semble par moments s'arrter ici ou l, c'est pour recommencer avec plus de force. Les rserves

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fraches des Autrichiens remplissent les vides que fait dans leurs rangs la furie d'une attaque aussi tenace que meurtrire. L'on entend constamment tantt d'un ct, tantt d'un autre les tambours battre et les clairons sonner la charge. La garde se comporte avec le plus noble courage. Les voltigeurs, les chasseurs et la troupe de ligne avec eux rivalisent de valeur et d'audace. Les zouaves se prcipitent la baonnette, bondissant comme des btes fauves et poussant des cris furieux. La cavalerie franaise fond sur la cavalerie autrichienne : uhlans et hussards se transpercent et se dchirent ; les chevaux excits par l'ardeur du combat participent eux-mmes cette fureur, ils se jettent sur les chevaux ennemis qu'ils mordent avec rage pendant que leurs cavaliers se sabrent et se pourfendent. L'acharnement est tel que sur quelques points, les munitions tant puises et les fusils briss, on s'assomme coups de pierres, on se bat corps corps. Les Croates gorgent tout ce qu'ils rencontrent ; ils achvent les blesss de l'arme allie et les font mourir coups de crosse, tandis que les tirailleurs algriens, malgr les efforts de leurs chefs pour calmer leur frocit, frappent de mme les malheureux mourants, officiers ou soldats autrichiens, et se ruent sur les rangs opposs avec des rugissements sauvages et des cris effroyables. Les positions les plus fortes sont prises, perdues, puis reprises, pour tre perdues encore et de nouveau reconquises. Partout les hommes tombent, par milliers, mutils, ventrs, trous de balles ou mortellement atteints par des projectiles de toute espce. Quant au spectateur post sur les hauteurs qui voisinent Castiglione, s'il ne peut suivre exactement le plan de la bataille, il comprend cependant que c'est le centre des troupes allies que les Autrichiens cherchent enfoncer, pour ralentir et arrter les attaques contre Solfrino, que sa position admirable va rendre le point capital de la bataille; il devine les efforts de l'empereur des Franais pour relier les diffrents corps de son arme, afin que ceux-ci puissent se soutenir et s'appuyer mutuellement. L'empereur Napolon, avec un coup d'oeil galement prompt et habile, voyant que les troupes autrichiennes manquent d'une direction d'ensemble forte et homogne, ordonne aux corps d'arme Baraguey d'Hilliers et de Mac-Mahon, puis bientt sa garde commande par le brave marchal Regnaud de Saint-Jean d'Angely, d'attaquer simultanment les retranchements de Solfrino et de San Cassiano, et d'enfoncer ainsi le centre ennemi compos des corps d'arme Stadion, Clam-Gallas et Zobel, qui ne viennent que successivement dfendre ces positions si importantes. A San Martino, le valeureux et intrpide feldmarchal Benedek, avec une partie seulement de la seconde arme autrichienne, tient tte, toute la journe, l'arme sarde luttant hroquement sous les ordres de son roi qui l'lectrise par sa prsence. L'aile droite de l'arme allie, compose des corps commands par le gnral Niel et le marchal Canrobert rsiste avec une nergie indomptable la premire arme allemande, commande par le comte Wimpffen, mais dont les trois corps Schwarzenberg, Schaffgotsche et de Veigl ne peuvent parvenir agir de concert. Se conformant ponctuellement aux ordres de l'empereur Napolon en gardant une position expectante qui n'est pas sans avoir sa raison d'tre tout fait plausible, le marchal Canrobert n'engage pas ds le matin ses forces disponibles; cependant la plus grande partie de son corps d'arme, les divisions Renault et Trochu et la cavalerie du gnral Partouneaux finissent par prendre une trs vive part l'action. Si le marchal Canrobert est d'abord arrt par l'attente de voir arriver sur lui le corps d'arme du prince Edouard de Liechtenstein non compris dans les deux armes autrichiennes, mais qui sorti le matin mme de Mantoue proccupait l'empereur Napolon, le corps Liechtenstein son tour est compltement paralys par l'apprhension de l'approche du corps d'arme du prince Napolon, dont la division d'Autemarre venait de Plaisance.

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La bataille de Solferino Par Adolphe Yvon 1861 Muse national du Chteau de Compigne

Ce sont les gnraux Forey et de Ladmirault qui, avec leurs vaillantes colonnes, ont eu les prmices de l'engagement de cette mmorable journe; ils deviennent matres, aprs des combats indescriptibles, des crtes et des collines qui aboutissent au gracieux mamelon des Cyprs rendu pour jamais clbre, avec la Tour et le cimetire de Solfrino, par l'horrible tuerie dont ces localits furent les glorieux tmoins et le sanglant thtre; ce mont des Cyprs est enfin emport d'assaut, et sur le sommet le colonel d'Auvergne fait flotter son mouchoir au bout de son pe en signe de victoire. Mais ces succs sont chrement achets par les pertes sensibles que font les Allis. Le gnral de Ladmirault a l'paule fracture par une balle : c'est peine si cet hroque bless consent se laisser panser dans une ambulance tablie dans la chapelle d'un petit hameau, et malgr la gravit de sa blessure, il retourne pied au combat o il continue animer ses bataillons, lorsqu'une seconde balle l'atteint la jambe gauche. Le gnral Forey, toujours calme et impassible au milieu des difficults de sa position, est bless la hanche, le caban blanc qu'il porte sur son uniforme est perc de balles, ses aides de camp sont frapps ct de lui ; l'un d'eux, le capitaine de Kervenol, g de vingt-cinq ans, a le crne emport par un clat d'obus. Au pied du mamelon des Cyprs et comme il portait en avant ses tirailleurs, le gnral Dieu, renvers de cheval, tombe bless mortellement; et le gnral Douay est aussi bless non loin de son frre, le colonel Douay, qui est tu. Le gnral de brigade Auger a le bras gauche fracass par un boulet, et gagne son grade de gnral de division sur ce champ de bataille qui lui cotera la vie. Les officiers franais, toujours en avant, agitant en l'air leur pe et entranant par leur exemple les soldats qui les suivent, sont dcims la tte de leurs bataillons o leurs dcorations et leurs paulettes les dsignent aux coups des chasseurs tyroliens. Que de drames, que d'pisodes de tous genres, que de pripties mouvantes! Au premier rgiment de chasseurs d'Afrique, et ct du lieutenant-colonel Laurans des Ondes qui tombe soudainement frapp mort, le sous-lieutenant de Salignac Fnelon, g seulement de vingt-deux ans, enfonce un carr autrichien et paie de sa vie ce brillant exploit. Le colonel de Maleville qui sous le feu terrible de l'ennemi, la ferme de la Casa Nova, se voit accabl par le nombre, et dont le bataillon n'a plus de munitions, saisit le drapeau du rgiment et s'lance en avant en s'criant: Qui aime son drapeau, me suive! Ses soldats, quoique extnus de faim et de fatigue, se prcipitent sa suite la baonnette : une balle lui brise la jambe, mais malgr de cruelles souffrances il continue commander en se faisant soutenir sur son cheval. Prs de l, le chef de bataillon Hbert est tu en s'engageant au plus fort du danger pour empcher la perte d'une aigle; renvers et foul aux pieds il trouve encore la force de crier aux siens avant de mourir: Courage, mes enfants!

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Au mamelon de la tour de Solfrino, le lieutenant Monglia, des chasseurs pied de la garde, prend lui seul six pices d'artillerie, dont quatre canons attels et commands par un colonel autrichien qui lui remet son pe. Le lieutenant de Guiseul qui porte le drapeau d'un rgiment de la ligne, est envelopp avec son bataillon par des forces dix fois suprieures; atteint d'un coup de feu, il roule terre en pressant contre sa poitrine son prcieux dpt; un sergent se saisit du drapeau pour le sauver des mains de l'ennemi, il a la tte emporte par un boulet; un capitaine s'empare de la hampe, il est frapp lui-mme et teint de son sang l'tendard qui se brise et se dchire; tous ceux qui le portent, sous-officiers et soldats, tombent blesss tour tour, mais vivants et morts lui font un denier rempart de leurs corps; enfin ce glorieux dbris finit par demeurer, tout mutil, entre les mains d'un sergent-major du rgiment du colonel Abattucci. Le commandant de La Rochefoucauld Liancourt, intrpide chasseur d'Afrique, s'lance contre des carrs hongrois, mais son cheval est cribl de balles, lui-mme tombe bless par deux coups de feu, et il est fait prisonnier par les Hongrois qui ont referm leur carr. A Guidizzolo, le prince Charles de Windisch-Graetz, vaillant colonel autrichien, cherche en vain la tte de son rgiment reprendre et enlever la forte position de Casa Nova. Cet infortun prince, noble et gnreux hros, brave une mort certaine, et quoique bless mortellement il commande encore; ses soldats le soutiennent, ils l'ont pris dans leurs bras, ils demeurent immobiles sous une grle de balles, lui formant ainsi un dernier abri ; ils savent qu'ils vont mourir, mais ils ne veulent pas abandonner leur colonel qu'ils respectent et qu'ils aiment, et qui bientt expire. C'est aussi en combattant avec la plus grande valeur que les lieutenants-feldmarchaux comte de Crenneville et comte Palffy sont gravement blesss et, dans le corps d'arme du baron de Veigl, le feldmarchal Blomberg et son gnral-major Baltin. Le baron Sturmfeder, le baron Pidoll et le colonel de Mumb sont tus. Les lieutenants de Steiger et de Fischer tombent vaillamment, non loin du jeune prince d'Isembourg qui, plus heureux qu'eux, sera relev du champ de bataille encore avec un souffle de vie. Le marchal Baraguey d'Hilliers suivi des gnraux Leboeuf, Bazaine, de Ngrier, Douay, d'Afton, Forgeot, des colonels Cambriels, Micheler, a pntr dans le village de Solfrino dfendu par le comte Stadion avec les lieutenants-feldmarchaux Palffy et Stemberg, dont les brigades Bils, Puchner, Gaal, Koller et Festetics repoussent longtemps les attaques les plus violentes, dans lesquelles se signalent le gnral Camou avec ses chasseurs et ses voltigeurs, les colonels Brincourt et de Taxis, qui sont blesss, et le lieutenant-colonel Hmard, qui a la poitrine traverse de deux balles. Le gnral Desvaux, avec sa bravoure habituelle et son admirable sang-froid, soutient la tte de sa cavalerie et dans une lutte pouvantable le choc formidable de l'infanterie hongroise : toujours en avant de sa division dans les endroits les plus exposs, il seconde par l'lan irrsistible de ses escadrons l'offensive vigoureuse du gnral Trochu contre les corps d'arme de Veigl, Schwarzenberg et Schaffgot-sche Guidizzolo et Rebecco, o se distinguent galement, contre la cavalerie Mensdorff, les gnraux Morris et Partouneaux. L'inbranlable constance du gnral Niel qui tient tte, dans la plaine de Mdole, avec les gnraux de Failly, Vinoy et de Luzy aux trois grandes divisions de l'arme du comte Wimpffen, permet au marchal de Mac-Mahon, avec les gnraux de La Motterouge et Decaen et la cavalerie de la garde, d'arriver sur les mamelons de San Cassiano et de Cavriana en contournant les hauteurs qui forment la clef de ces positions, et de s'tablir sur cette succession de collines parallles o sont agglomres les troupes des feldmarchaux Clam-Gallas et Zobel ; mais le chevaleresque prince de Hesse, l'un des hros de l'arme autrichienne, bien digne de se mesurer avec l'illustre vainqueur de Magenta et qui s'est engag si intrpidement San Cassiano, dfend contre des assauts redoubls les trois mamelons du mont Fontana. Le gnral de Svelinges y fait hisser sous les balles autrichiennes ses canons rays, les grenadiers de la garde s'y attellent, les chevaux ne pouvant gravir ces pentes escarpes; et, pour que les batteries transportes si originalement sur ces collines puissent lancer la foudre sur l'ennemi, les grenadiers approvisionnent de munitions les artilleurs en faisant tranquillement la chane depuis les caissons rests dans la plaine. Le gnral de La Motterouge demeure enfin matre de Cavriana, malgr la rsistance acharne et les retours offensifs des jeunes officiers allemands qui ramnent diverses reprises leurs dtachements au combat. Les voltigeurs du gnral Manque regarnissent, au moyen de celles des grenadiers, leurs gibernes puises, mais bientt, de nouveau bout de munitions, ils se lancent la baonnette sur les hauteurs entre Solfrino et Cavriana et, quoique luttant contre des forces considrables, ils s'emparent de ces positions avec l'aide du brave gnral Mellinet.

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La bataille de Solferino Rebecco tombe au pouvoir des Allis, puis retombe entre les mains des Autrichiens, pour tre de nouveau enlev, puis ressaisi, et demeurer en dfinitive en possession du gnral Renault. A l'attaque du mont Fontana les tirailleurs algriens sont dcims, leurs colonels Laure et Herment sont tus, leurs officiers succombent en grand nombre, ce qui redouble leur fureur : ils s'excitent venger leurs morts et se prcipitent, avec la rage de l'Africain et le fanatisme du Musulman, sur leurs ennemis qu'ils massacrent avec frnsie sans trve ni relche et comme des tigres altrs de sang. Les Croates se jettent terre, se cachent dans les fosss, laissant approcher leurs adversaires, puis se relevant subitement ils les tuent bout portant. A San Martino, un officier de bersagliers, le capitaine Pallavicini est bless, ses soldats le reoivent dans leurs bras, ils le portent et le dposent dans une chapelle o il reoit les premiers soins, mais les Autrichiens, momentanment repousss, reviennent la charge et pntrent dans cette glise : les bersagliers, trop peu nombreux pour rsister, sont forcs d'abandonner leur chef; aussitt des Croates, saisissant de grosses pierres qui se trouvent la porte, en crasent la tte du pauvre capitaine dont la cervelle rejaillit sur leurs tuniques. C'est au milieu de ces combats si divers sans cesse et partout renouvels qu'on entend sortir des imprcations de la bouche d'hommes de tant de nations diffrentes, dont beaucoup sont contraints d'tre homicides vingt ans ! Au plus fort de la mle, alors que la terre tremblait sous un ouragan de fer, de soufre et de plomb dont les voles meurtrires balayaient le sol, et que, de toutes parts, sillonnant les airs avec furie comme des clairs toujours mortels, des lignes de feu ajoutaient de nouveaux martyrs cette hcatombe humaine, l'aumnier de l'empereur Napolon, l'abb Laine parcourait les ambulances en portant aux mourants des paroles de consolation et de sympathie. Un sous-lieutenant de la ligne a le bras gauche bris par un biscaen et le sang coule abondamment de sa blessure - assis sous un arbre il est mis en joue par un soldat hongrois, mais celui-ci est arrt par un de ses officiers qui, s'approchant aussitt du jeune bless franais, lui serre la main avec compassion et ordonne de le porter dans un endroit moins dangereux. Des cantinires s'avancent comme de simples troupiers sous le feu mme de l'ennemi, elles vont relever de pauvres soldats mutils qui demandent de l'eau avec instance, et elles-mmes sont blesses en leur donnant boire et en essayant de les soigner [1]. A ct se dbat, sous le poids de son cheval tomb lourdement sur lui atteint par un clat d'obus, un officier de hussards affaibli par le sang qui sort de ses propres blessures ; et prs de l. c'est un cheval chapp qui passe, entranant dans sa course prcipite le cadavre ensanglant de son cavalier; plus loin, des chevaux, plus humains que ceux qui les montent, vitent chaque pas de fouler sous leurs pieds les victimes de cette bataille furieuse et passionne. Un officier de la lgion trangre est renvers par une balle qui l'tend raide mort; son chien qui lui tait fort attach, qu'il avait ramen d'Algrie et qui tait l'ami de tout le bataillon, marchait avec lui; emport par l'lan des troupes il tombe son tour quelques pas plus loin frapp, lui aussi, d'une balle, mais il trouve encore la force de se traner pour revenir mourir sur le corps de son matre. Dans un autre rgiment, une chvre, adopte par un voltigeur et affectionne par tous les soldats, monte impunment l'assaut de Solferino au travers des balles et de la mitraille. Combien de braves militaires qui ne sont point arrts, par une premire blessure, et qui continuent marcher en avant jusqu' ce que de nouveau atteints ils soient jets terre et mis hors d'tat de poursuivre la lutte, tandis

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qu'ailleurs au contraire des bataillons entiers exposs au feu le plus meurtrier doivent attendre immobiles l'ordre d'avancer, et sont forcs de rester spectateurs tranquilles, mais bouillants d'impatience, d'un combat qui les dcime. Les Sardes dfendent et attaquent dans des engagements et par des assauts, rpts depuis le matin jusqu'au soir, les mamelons de San Martino du Roccolo, de la Madonna della Scoperta, lesquels sont pris et repris cinq et six fois de suite, et ils finissent par demeurer matres de Pozzolengo, quoique agissant par divisions, successivement et avec peu d'ensemble. Leurs gnraux Mollard, de La Marmora, Della Rocca, Durando, Fanti, Cialdini, Cucchiari, de Sonnaz, avec les officiers de toutes armes et de tous grades secondent les efforts de leur roi, sous les yeux duquel sont blesss les gnraux Perrier, Cerale et Arnoldi. Dans l'arme franaise, aprs les marchaux et les gnraux de division, comment ne pas mentionner la part glorieuse qui revient aussi ces vaillants gnraux de brigade et tous ces brillants colonels, tant de courageux commandants et de braves capitaines, qui ont contribu si efficacement au rsultat final de cette grande journe ? Et certes, il y avait de la gloire combattre et vaincre des guerriers tels qu'un prince Alexandre de Hesse, un Stadion, un Benedek, ou un Charles de Windisch-Graetz! [2] Il semblait que le vent nous et pousss, disait pittoresquement un simple petit soldat de la ligne, pour donner l'ide de l'entrain et de l'enthousiasme de ses camarades se jeter avec lui dans la mle ; l'odeur de la poudre, le bruit du canon, les tambours qui battent et les clairons qui retentissent, a vous anime, a vous excite ! Dans cette lutte en effet chaque homme semblait se battre comme si sa propre rputation tait personnellement en jeu, et qu'il dt faire de la victoire son affaire particulire. Il y a rellement un lan et une bravoure toute spciale chez ces intrpides sous-officiers de l'arme franaise pour lesquels il n'existe pas d'obstacles, et qui, suivis de leurs soldats, se prcipitent aux endroits les plus prilleux ou les plus exposs, comme s'ils couraient une fte. C'est bien l sans doute ce qui constitue, en partie, la supriorit de l'arme franaise sur les armes des autres grandes nations du monde. Les troupes de l'empereur Franois-Joseph se sont replies : l'arme du comte Wimpffen a reu, la premire, ordre de son chef de commencer la retraite, avant mme que le marchal Canrobert ait dploy toutes ses forces; et l'arme du comte Schlick, malgr la fermet du comte Stadion, trop faiblement second par les lieutenantsfeldmarchaux Clam-Gallas et Zobel, sauf la division du prince de Hesse, a d abandonner toutes les positions dont les Autrichiens avaient fait autant de forteresses. Le ciel s'est obscurci et d'pais nuages couvrent tout coup l'horizon, le vent se dchane avec fureur, et il enlve dans l'espace les branches des arbres qui se brisent ; une pluie froide et chasse par l'ouragan ou plutt une vritable trombe inonde les combattants dj extnus de faim et de fatigue, en mme temps que des rafales et des tourbillons de poussire aveuglent les soldats, obligs de lutter aussi contre les lments. Les Autrichiens, battus par la tempte, se rallient nanmoins la voix de leurs officiers, mais vers cinq heures l'acharnement est suspendu, de part et d'autre, par des torrents de pluie, par la grle, les clairs, les tonnerres et par l'obscurit qui envahit le champ de bataille. Pendant toute la dure de l'action le chef de la maison de Habsbourg montre un calme et un sang-froid admirables ; la prise de Cavriana le trouve, avec le comte Schlick et son aide de camp le prince de Nassau, sur une hauteur voisine, la Madonna della Pieve prs d'une glise entoure de cyprs. Lorsque le centre autrichien eut cd, et que l'aile gauche ne conserva plus aucun espoir de forcer la position des Allis, la retraite gnrale fut dcide, et l'empereur, dans ce moment solennel, se rsigne se diriger, avec une partie de son tat-major, du ct de Volta, tandis que les archiducs et le grand-duc hrditaire de Toscane se retirent Valeggio. Sur plusieurs points la panique s'empare des troupes allemandes, et pour quelques rgiments la retraite se change en une complte droute; en vain leurs officiers qui se sont battus comme des lions, cherchent les retenir, les exhortations, les injures, les coups de sabre, rien ne les arrte, leur pouvante est trop grande, et ces soldats qui pourtant ont combattu courageusement, prfrent se laisser frapper et insulter plutt que de ne pas fuir. Le dsespoir de l'empereur d'Autriche est immense: lui qui s'est comport en vritable hros, et qui a vu, toute la journe, les balles et les boulets pleuvoir autour de lui, il ne peut s'empcher de pleurer devant ce dsastre; transport de douleur, il s'lance mme, au travers des routes, au-devant des fuyards pour leur reprocher leur lchet. Lorsque le calme eut succd aux explosions de cette vhmente exaltation, il contemple en silence ce thtre de dsolation, de grosses larmes coulent sur ses joues, et ce n'est que sur les instances de ses aides de camp qu'il consent quitter Volta et partir pour Valeggio. Dans leur consternation des officiers autrichiens se font tuer de dsespoir et de rage, mais non sans vendre chrement leur vie ; plusieurs se tuent eux-mmes de chagrin et de colre, ne voulant pas survivre cette fatale dfaite, et la plupart ne rejoignent leurs rgiments que tout couverts du sang de leurs blessures ou de celui de l'ennemi. Rendons leur bravoure l'hommage queue mrite. L'empereur Napolon se montra, pendant toute la journe, partout o sa prsence pouvait tre ncessaire: accompagn du marchal Vaillant, major-gnral de l'arme, du gnral de Martimprey, aide-major-gnral, du comte Roguet, du comte de Montebello, du gnral Fleury, du prince de la Moskowa, des colonels Reille, Robert, de toute sa maison militaire et de l'escadron des cent-gardes, il a constamment dirig la bataille en se portant sur les points o il fallait triompher des obstacles les plus difficiles, sans s'inquiter du danger qui le menaait sans cesse; au mont Fenile, le baron Larrey, son chirurgien, eut un cheval tu sous lui, et plusieurs cent-gardes de

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l'escorte furent atteints. Il logea Cavriana dans la maison o le jour mme s'tait arrt l'empereur d'Autriche, et c'est de l qu'il adressa une dpche l'impratrice, pour lui annoncer sa victoire. L'arme franaise campa sur les positions qu'elle avait conquises dans la journe: la garde bivouaquait entre Solfrino et Cavriana, les deux premiers corps occuprent les hauteurs voisines de Solfrino, le troisime corps tait Rebecco, et le quatrime Volta. Guidizzolo demeura occup jusqu' dix heures du soir par les Autrichiens dont la retraite fut couverte, l'aile gauche, par le feldmarchal de Veigl, et l'aile droite par le feldmarchal Benedek qui, rest matre de Pozzolengo jusqu' une heure avance de la nuit, protgea la marche rtrograde des comtes Stadion et ClamGallas, dans laquelle se comportrent trs honorablement les brigades Koller et Gaal et le rgiment Reischach. Sous la conduite du prince de Hesse les brigades Brandenstein et Wussin s'taient diriges sur Volta, d'o elles facilitrent le passage du Mincio l'artillerie par Borghetto et Valeggio. Les soldats autrichiens errants sont rassembls et emmens Valeggio; les routes sont couvertes soit de bagages appartenant aux diffrents corps, soit d'quipages de ponts et de rserves d'artillerie, qui se pressent et se culbutent pour atteindre au plus vite le dfil de Valeggio; le matriel du train est sauv par la construction rapide de ponts volants. Les premiers convois, composs d'hommes lgrement blesss, commenaient en mme temps entrer dans Villafranca, les soldats plus grivement atteints leur succdrent, et pendant toute la dure de cette nuit si triste l'affluence en fut norme; les mdecins pansaient leurs plaies, les rconfortaient par quelques aliments et les expdiaient, par les wagons du chemin de fer, sur Vrone, o l'encombrement devint effroyable. Mais quoique dans sa retraite l'arme ait enlev tous les blesss qu'elle peut transporter avec ses voitures et des charrettes de rquisition, combien de ces infortuns sont laisss gisant abandonns sur la terre humide de leur sang ! Vers la fin de la journe et alors que les ombres du crpuscule s'tendaient sur ce vaste champ de carnage, plus d'un officier ou d'un soldat franais cherchait, ici ou l, un camarade, un compatriote, un ami; trouvait-il un militaire de sa connaissance, il s'agenouillait auprs de lui, il tchait de le ranimer, lui serrait la main, tanchait son sang, ou entourait d'un mouchoir le membre fractur, mais sans pouvoir russir se procurer de l'eau pour le pauvre patient. Que de larmes silencieuses ont t rpandues dans cette lamentable soire, alors que tout faux amourpropre, que tout respect humain tait mis de ct! Au moment de l'action, des ambulances volantes avaient t tablies dans des fermes, des maisons, des glises et des couvents du voisinage, ou mme en plein air l'ombre de quelques arbres : l, les officiers blesss dans la matine avaient subi une espce de pansement, et aprs eux les sous-officiers et les soldats; tous les chirurgiens franais ont montr un dvouement infatigable, plusieurs ne se permirent, pendant plus de vingt-quatre heures, aucun instant de repos; deux d'entre eux qui taient l'ambulance place sous les ordres du docteur Mry, mdecin en chef de la garde, eurent tant de membres couper et de pansements faire qu'ils s'vanouirent, et dans une autre ambulance, un de leurs collgues, puis de fatigue, fut oblig, pour pouvoir continuer son office, de se faire soutenir les bras par deux soldats.

Napolon III Solfrino par Charpentier Lors d'une bataille un drapeau noir, fix sur un point lev, indique ordinairement le poste des blesss ou les ambulances des rgiments engags dans l'action, et par un accord tacite et rciproque on ne tire pas dans ces directions; quelquefois nanmoins les bombes y arrivent, sans pargner les officiers comptables et les infirmiers, ni les fourgons chargs de pain, de vin, et de viande destine faire du bouillon pour les malades. Ceux des soldats blesss qui sont encore capables de marcher, se rendent d'eux-mmes ces ambulances volantes; dans le cas contraire on les transporte au moyen de brancards ou de civires affaiblis qu'ils sont souvent par des hmorragies et par la privation prolonge de tout secours.

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Sur cette vaste tendue de pays si accidente, de plus de vingt kilomtres de longueur, et aprs les phases de bouleversement qu'entranait un conflit aussi gigantesque, soldats, officiers et gnraux ne peuvent savoir qu'imparfaitement l'issue de tous les combats qui se sont livrs, et pendant l'action mme c'est peine s'ils pouvaient connatre ou apprcier bien srement ce qui se passait ct d'eux; cette ignorance s'tait complique dans l'arme autrichienne par la confusion ou l'absence de commandements gnraux, exacts et prcis. Les hauteurs qui s'tendent de Castiglione Volta tincellent de milliers de feux, aliments par des dbris de caissons autrichiens, et par les branches d'arbres que les boulets et l'orage ont abattues; les soldats font scher ces feux leurs vtements mouills, et dorment sur les cailloux ou sur le sol; mais ceux qui sont valides ne se reposent pas encore, il faut trouver de l'eau pour faire de la soupe ou du caf, aprs cette journe sans repos et sans nourriture. Que d'pisodes navrants et de dceptions de toute espce ! Ce sont des bataillons entiers qui n'ont point de vivres, et des compagnies auxquelles on avait fait mettre sac terre et qui sont dnues de tout; ailleurs c'est l'eau qui manque, et la soif est si intense qu'officiers et soldats recourent des mares boueuses, fangeuses et remplies de sang caill. Des hussards qui revenaient au bivouac, entre dix et onze heures du soir, et qui avaient d, quoique accabls de lassitude, aller en corve chercher de l'eau et du bois de fortes distances pour pouvoir faire du caf, rencontrrent tant de mourants tout le long de leur chemin, les suppliant de leur donner boire qu'ils vidrent presque tous leurs bidons en s'acquittant de ce devoir charitable. Cependant leur caf put enfin se faire, mais peine tait-il prt que des coups de feu se faisant entendre dans le lointain, l'alerte fut donne; aussitt les hussards sautent cheval et partent prcipitamment dans la direction de la fusillade, sans avoir eu le temps de boire leur caf qui est renvers dans le tumulte; mais bientt ils s'aperoivent que ce qu'ils avaient pris pour l'ennemi revenant la charge, tait tout simplement des coups de fusil partis des avant-postes franais, dont les vedettes faisaient feu sur leurs propres soldats cherchant aussi de l'eau et du bois, et que ces sentinelles avaient cru tre des Autrichiens. Aprs cette alerte, les cavaliers revinrent harasss se jeter sur la terre pour y dormir le reste de la nuit, sans avoir pris aucun aliment, mais leur retour ne s'effectua pas sans rencontrer encore de nombreux blesss qui demandaient toujours boire. Un Tyrolien qui gisait non loin de leur bivouac, leur adressait des supplications qui ne pouvaient plus tre exauces, car l'eau manquait entirement; le lendemain matin on le trouva mort, l'cume la bouche et la bouche pleine de terre ; son visage gonfl tait vert et noir, il s'tait tordu dans d'atroces convulsions jusqu'au matin , et les ongles de ses mains crispes taient recourbs. Dans le silence de la nuit on entend des gmissements, des soupirs touffs pleins d'angoisse et de souffrance, et des voix dchirantes qui appellent au secours. Qui pourra jamais redire les agonies de cette horrible nuit ! Le soleil du 25 claira l'un des spectacles les plus affreux qui se puissent prsenter l'imagination. Le champ de bataille est partout couvert de cadavres d'hommes et de chevaux; les routes, les fosss, les ravins, les buissons, les prs sont parsems de corps morts, et les abords de Solfrino en sont littralement cribls. Les champs sont ravags, les bls et les mas sont couchs, les haies renverses, les vergers saccags, de loin en loin on rencontre des mares de sang. Les villages sont dserts, et portent les traces des ravages de la mousqueterie, des fuses, des bombes, des grenades et des obus; les murs sont branls et percs de boulets qui ont ouvert de larges brches; les maisons sont troues, lzardes, dtriores; leurs habitants qui ont pass prs de vingt heures cachs et rfugis dans leurs caves, sans lumire et sans vivres, commencent en sortir, leur air de stupeur tmoigne du long effroi qu'ils ont prouv. Aux environs de Solferino, mais surtout dans le cimetire de ce village, le sol est jonch de fusils, de sacs, de gibernes, de gamelles, de shakos; de casques, de kpis, de bonnets de police, de ceinturons, enfin de toutes sortes d'objets d'quipement, et mme de dbris de vtements souills de sang, ainsi que de monceaux d'armes brises.

Les malheureux blesss qu'on relve pendant toute la journe sont ples, livides, anantis; les uns, et plus particulirement ceux qui ont t profondment mutils, ont le regard hbt et paraissent ne pas comprendre ce qu'on leur dit, ils attachent sur vous des yeux hagards, mais cette prostration apparente ne les empche pas de sentir leurs souffrances; les autres sont inquiets et agits par un branlement nerveux et un tremblement convulsif; ceux-l, avec des plaies bantes o l'inflammation a dj commenc se dvelopper, sont comme fous de douleur, ils demandent qu'on les achve, et ils se tordent, le visage contract, dans les dernires treintes de l'agonie. Ailleurs, ce sont des infortuns qui non seulement ont t frapps par des balles ou des clats d'obus qui les ont

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jets terre, mais encore dont les bras ou les jambes ont t briss par les roues des pices d'artillerie qui leur ont pass sur le corps. Le choc des balles cylindriques fait clater les os dans tous les sens, de telle sorte que la blessure qui en rsulte est toujours fort grave; les clats d'obus, les balles coniques produisent aussi des fractures excessivement douloureuses et des ravages intrieurs souvent terribles. Des esquilles de toute nature, des fragment d'os, des parcelles de vtement, d'quipement ou de chaussure, de la terre, des morceaux de plomb compliquent et irritent souvent les plaies du patient et redoublent ses angoisses. Celui qui parcourt cet immense thtre des combats de la veille y rencontre chaque pas, et au milieu d'une confusion sans pareille, des dsespoirs inexprimables et des misres de tous genres. Des rgiments avaient mis sac terre, et le contenu des sacs de plusieurs bataillons a disparu, des paysans lombards et des tirailleurs algriens s'tant empars de tout ce qui leur est tomb sous la main : c'est ainsi que les chasseurs et les voltigeurs de la garde qui avaient dpos leurs sacs prs de Castiglione, pour monter plus facilement l'assaut de Solfrino, en allant au secours de la division Forey, et qui avaient couch dans les environs de Cavriana aprs avoir combattu jusqu'au soir en avanant toujours, le lendemain, de grand matin, courent leurs sacs, mais ces sacs taient vides, on avait tout pris pendant la nuit; la perte tait cruelle pour ces pauvres militaires dont le linge et les vtements d'uniforme sont salis et souills, ou bien uss et dchirs, et qui se voient privs en mme temps de leurs effets, peut-tre de leurs modestes conomies composant toute leur petite fortune, comme aussi d'objets d'affection, rappelant la famille et la patrie ou donns par des mres, des soeurs, des fiances. En plusieurs endroits les morts sont dpouills par des voleurs qui ne respectent mme pas toujours de malheureux blesss encore vivants; les paysans lombards sont surtout avides de chaussures, qu'ils arrachent brutalement des pieds enfls des cadavres. A ces scnes dplorables se mlent des drames solennels et des pisodes pathtiques. Ici, c'est le vieux gnral Le Breton qui erre la recherche de son gendre, le gnral Douay bless, et qui a laiss sa fille, l'pouse du gnral Douay, quelques lieues de distance, au milieu du tumulte et dans l'inquitude la plus poignante. L, c'est le corps du lieutenant-colonel de Neuchze, qui ayant vu son chef, le colonel Vaubert de Genlis, renvers de cheval et dangereusement bless, avait t frapp d'une balle au coeur en s'lanant pour prendre le commandement. Non loin est le colonel de Genlis lui-mme, agit par une fivre ardente, et auquel on donne les premiers soins, et le sous-lieutenant de Selve de Sarran, de l'artillerie cheval, qui, sorti depuis un mois de SaintCyr, va subir l'amputation du bras droit. Voil un pauvre sergent-major des chasseurs de Vincennes, qui a les deux jambes traverses par des balles, que je reverrai dans un hpital de Brescia, que je retrouverai encore dans un des wagons du chemin de fer qui me reconduira de Milan Turin et qui doit mourir des suites de ses blessures en passant le Mont-Cenis. Le lieutenant de Guiseul, qu'on croyait mort, est relev sur l'emplacement o, tomb avec son drapeau, il tait rest sans connaissance. Tout prs, et comme au centre d'un abattis de lanciers et de chasseurs autrichiens, de turcos et de zouaves, et dans son lgant uniforme oriental, gt le cadavre d'un officier musulman, le lieutenant de tirailleurs algriens Larbi ben Lagdar, dont le visage hl et bruni repose sur la poitrine dchire d'un capitaine illyrien la casaque d'une blancheur clatante; ces monceaux de lambeaux humains exhalent une vapeur de sang. Le colonel de Maleville, si hroquement bless la Casa Nova, rend le dernier soupir; on enterre le commandant de Pongibaud qui a succomb dans la nuit, et on retrouve le corps du jeune comte de Saint-Par qui avait gagn, depuis une semaine peine, son grade de chef de bataillon. C'est l que le brave sous-lieutenant Fournier, des voltigeurs de la garde, gravement bless le jour prcdent, termine vingt ans sa carrire militaire : engag volontaire dix ans, caporal onze, sous-lieutenant seize, il avait fait dj deux campagnes en Afrique, et la guerre de Crirne o il avait t bless au sige de Sbastopol [3]. C'est aussi Solfrino que devait s'teindre l'un des noms glorieux du premier empire franais dans la personne du lieutenant-colonel Junot, duc d'Abrants, chef d'tat-major de l'ancien commandant militaire de Constantinople, le vaillant gnral de Failly. Le manque d'eau se fait de plus en plus sentir, les fosss sont desschs, les soldats n'ont pour la plupart qu'une boisson malsaine et saumtre pour apaiser leur soif, et sur presque tous les points o l'on trouve une fontaine des factionnaires, l'arme charge, en gardent l'eau pour les malades; prs de Cavriana un marcage devenu infect, abreuve pendant deux jours vingt mille chevaux d'artillerie et de cavalerie. Ceux de ces animaux qui sont blesss, qui ont perdu leurs cavaliers et ont err toute la nuit, se tranent vers des groupes de leurs camarades qui ils semblent demander du secours; on les achve avec une balle. L'un de ces nobles coursiers, magnifiquement harnach, est venu se rendre au milieu d'un dtachement franais; le porte-manteau intact est demeur fix la selle, il contient des lettres et des objets qui font reconnatre qu'il a d appartenir au valeureux prince d'Isembourg : on cherche parmi les morts, et l'on dcouvre le prince autrichien bless et encore vanoui par la perte de son sang; mais les soins les plus empresss qui lui sont prodigus par les chirurgiens franais, lui permettront plus tard de retourner dans sa famille, laquelle, prive de ses nouvelles et l'ayant considr comme mort, en avait pris le deuil, qu'elle portait depuis plusieurs semaines.

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Piazza di Solferino Parmi les morts, quelques soldats ont une figure calme, ce sont ceux qui, soudainement frapps, ont t tus sur le coup; mais un grand nombre sont rests contourns par les tortures de l'agonie, les membres raidis, le corps couvert de taches livides, les mains creusant le sol, les yeux dmesurment ouverts, la moustache hrisse, un rire sinistre et convulsif laissant voir leurs dents serres. On a pass trois jours et trois nuits ensevelir les cadavres rests sur le champ de bataille [4]; mais sur un espace aussi tendu, bien des hommes qui se trouvaient cachs dans des fosss, dans des sillons, ou masqus par des buissons ou des accidents de terrain, n'ont t aperus que beaucoup plus tard; ils rpandaient, ainsi que les chevaux qui avaient pri, des manations ftides. Dans l'arme franaise, pour reconnatre et enterrer les morts, un certain nombre de soldats sont dsigns par compagnie; l'ordinaire ceux d'un mme corps relvent leurs compagnons d'armes; ils prennent le numro de matricule des effets de l'homme tu, puis aids dans ce pnible devoir par des paysans lombards, pays pour cela, ils dposent son cadavre avec ses vtements dans une fosse commune. Malheureusement, dans la prcipitation qu'entrane cette corve, et cause de l'incurie ou de la grossire ngligence de quelques-uns de ces paysans, tout porte croire que plus d'un vivant aura t enterr avec les morts. Les dcorations, l'argent, la montre, les lettres et les papiers recueillis sur les officiers sont plus tard envoys leurs familles; mais avec une pareille masse de corps ensevelir, il n'est pas toujours possible de remplir fidlement cette tche. Un fils, idole de ses parents, lev et soign pendant de longues annes par une tendre mre qui s'effrayait sa moindre indisposition; un brillant officier chri de sa famille, qui a laiss chez lui sa femme et ses enfants; un jeune soldat qui, pour entrer en campagne, a quitt sa fiance et presque toujours sa mre, des soeurs, son vieux pre, le voil tendu dans la boue, dans la poussire et baign dans son sang; sa mle et belle figure est mconnaissable, le sabre ou la mitraille ne l'ont pas pargn: il souffre, il expire; et son corps, objet de tant de soins, noirci, gonfl, hideux, va tre jet, tel quel, dans une fosse peine creuse, il ne sera recouvert que de quelques perles de chaux et de terre, et les oiseaux de proie ne respecteront pas ses pieds ou ses mains, sortant du sol dtremp et du talus qui lui sert de tombeau : l'on reviendra, on rapportera de la terre, on plantera peut-tre une croix de bois sur la place o il repose, et ce sera tout ! Quant aux cadavres des Autrichiens qui sont rpandus par milliers sur les collines, les contre-forts, les artes des mamelons, et qui sont pars au milieu des massifs d'arbres et des bois ou dans la campagne et les plaines de Mdole, vtus de vestes de toile dchires, de capotes grises souilles de boue ou de tuniques blanches toutes rougies de sang, des essaims de mouches les dvoraient, et les oiseaux de proie planaient au-dessus de ces corps verdtres, dans l'espoir d'en faire leur pture; on les entasse par centaines dans de grandes fosses communes. Combien de jeunes hommes hongrois, bohmes ou roumains, enrls depuis quelques semaines, qui se sont jets terre de fatigue et d'inanition, une fois hors de la porte du feu, et qui ne se sont plus relevs, ou qui, affaiblis par la perte de leur sang, quoique peut-tre lgrement blesss, ont pri misrablement d'puisement et de faim ! Parmi les Autrichiens faits prisonniers, il en est qui sont remplis de terreur parce qu'on avait jug bon de leur reprsenter les Franais, les zouaves particulirement, comme des dmons sans piti; c'est au point que quelques-uns, en arrivant Brescia et en voyant les arbres d'une promenade de cette ville, ont demand srieusement si c'tait ces arbres-l qu'on allait les pendre; et plusieurs qui reurent des soins gnreux de soldats franais, les en rcompensaient, dans leur aveuglement et leur ignorance, d'une manire bien insense: le samedi matin, un voltigeur, mu de compassion en voyant sur le champ de bataille un Autrichien tendu par terre et dans un tat pitoyable, s'en approche avec un bidon rempli d'eau et lui prsente boire; ne pouvant croire tant de bienveillance, l'Autrichien saisit son fusil qu'il avait ct de lui, et en frappe de la crosse, avec toute la force qui lui reste, le charitable voltigeur qui demeure contusionn au talon et la jambe. Un grenadier de la garde veut relever un autre soldat autrichien tout mutil, celui-ci qui avait prs de lui un pistolet charg, s'en empare et le dcharge, bout portant, sur le soldat, franais qui lui portait secours. [5] Ne soyez pas surpris de la duret et de la rudesse de quelques-unes de nos troupes, me disait un officier

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autrichien prisonnier, car nous avons des sauvages, venus des provinces les plus recules de l'empire, en un mot, de vrais barbares dans notre arme. Des soldats franais voulaient leur tour faire un mauvais parti quelques soldats prisonniers qu'ils prenaient pour des Croates, ajoutant avec exaspration que ces pantalons collants, comme ils les dsignaient, achevaient toujours les blesss; cependant c'taient des Hongrois qui, sous un uniforme ressemblant celui des Croates, ne sont point aussi cruels; je parvins assez promptement moi-mme, en expliquant cette diffrence aux soldats franais, retirer de leurs mains ces Hongrois tout tremblants. Chez les Franais il n'y a pourtant envers les prisonniers, peu d'exceptions prs, que des sentiments de bienveillance : ainsi des officiers autrichiens ont t autoriss garder leur sabre ou leur pe, par une courtoisie que leur ont faite les commandants d'arme, ils ont la mme nourriture que les officiers franais, et ceux qui sont blesss sont soigns par les mmes mdecins, on va jusqu' permettre l'un d'eux de retourner chercher ses bagages. Bien des soldats franais partagent fraternellement leurs vivres avec des prisonniers mourant de faim; d'autres chargent sur leur dos des blesss de l'arme ennemie pour les porter aux ambulances, et l leur rendent toutes sortes de bons offices, avec un dvouement remarquable et une profonde compassion. Des officiers franais prennent eux-mmes soin de soldats autrichiens, l'un d'eux enveloppe de son mouchoir la tte fendue d'un Tyrolien, qui n'avait pour se couvrir qu'un vieux linge dchir et tout ensanglant. Si l'on peut citer une infinit d'actes isols et d'incidents qui mettent en relief la grande valeur de l'arme franaise et l'hrosme de ses officiers et de ses soldats, on doit mentionner aussi l'humanit du simple troupier [6], sa bont et sa sympathie envers l'ennemi vaincu ou prisonnier, qualits qui ont bien certainement autant de prix que son intrpidit et sa bravoure. C'est un fait reconnu que les militaires vraiment distingus sont doux et polis, comme tous les gens rellement suprieurs; or l'officier franais est, d'habitude, non seulement affable, mais encore chevaleresque et gnreux; il n'a pas cess de mriter l'loge qu'en faisait le gnral de Salm, lorsque, fait prisonnier par les Franais la bataille de Nerwinde, et trait par le marchal de Luxembourg avec une extrme courtoisie, il disait au chevalier du Rozel: Quelle nation est la vtre! Vous vous battez comme des lions, et vous traitez vos ennemis, aprs les avoir vaincus, comme s'ils taient vos meilleurs amis! Le service de l'intendance continue faire relever les blesss qui, panss ou non, sont transports, par des mulets porteurs de litire ou de cacolets, aux ambulances volantes, d'o ils sont dirigs sur les villages et les bourgs les plus rapprochs soit du lieu qui les a vus tomber, soit de l'endroit o ils ont t d'abord recueillis. Dans ces bourgades, glises, couvents, maisons, places publiques, cours, rues, promenades, tout est converti en ambulances provisoires; Carpenedolo, Castel Goffredo, Mdole, Guidizzolo, Volta et toutes les localits environnantes runissent une quantit considrable de blesss, mais le plus grand nombre est amen Castiglione, o les moins invalides sont parvenus se traner. Voici la longue procession des voitures de l'Intendance, charges de soldats, de sous-officiers et mme d'officiers de tous grades confondus ensemble, cavaliers, fantassins, artilleurs, tout sanglants, extnus, dchirs, couverts de poussire; puis des mulets arrivant au trot, et dont l'allure arrache chaque instant des cris aigus aux malheureux blesss qu'ils portent. La jambe de l'un est fracasse et semble tre presque dtache de son corps, chaque cahot de la charrette qui l'emmne lui impose de nouvelles souffrances; un autre a un bras cass, et avec celui qui lui reste il soutient et prserve le membre fractur; un caporal a le bras gauche travers, de part en part, par la baguette d'une fuse la congrve, il la retire lui-mme, et cette opration faite, il se sert de cette baguette en guise de canne pour s'aider gagner Castiglione; plusieurs expirent en route, leurs cadavres sont dposs sur le bord du chemin, on viendra plus tard les enterrer. Depuis Castiglione les blesss devaient tre conduits dans les hpitaux de Brescia, de Crmone, de Bergame et de Milan, pour y recevoir enfin des soins rguliers ou y subir les amputations ncessaires. Mais les Autrichiens ayant enlev, leur passage, presque tous les chars du pays par leurs rquisitions forces, et les moyens de transport de l'arme franaise tant trs insuffisants en proportion de la masse effrayante des blesss, on fut oblig de les faire attendre deux ou trois jours dans les ambulances volantes, avant de pouvoir les entreposer Castiglione o l'encombrement devient indescriptible [7]. Cette ville se transforme tout entire, pour les Franais et les Autrichiens, en un vaste hpital improvis; dj dans la journe du vendredi l'ambulance du grand quartier gnral s'y tait tablie, des caissons de charpie y avaient t dballs, de mme que des appareils et des mdicaments; les habitants ont donn tout ce dont ils pouvaient disposer en couvertures, linge, paillasses et matelas. L'hpital de Castiglione, l'glise, le clotre et la caserne San Luigi, l'glise des Capucins, la caserne de gendarmerie, ainsi que les glises Magglore, San Giuseppe, Santa Rosalia sont remplis de blesss qui y sont entasss et couchs seulement sur de la paille; on met aussi de la paille dans les rues, dans les cours, sur les places, o l'on a tabli la hte ici des couverts en planches, l tendu des toiles, pour prserver un peu du soleil les blesss qui arrivent de tous les cts la fois. Les maisons particulires ne tardent pas tre elles-mmes occupes; officiers et soldats y sont reus par les propritaires les plus aiss qui s'empressent de leur procurer tous les faibles adoucissements qui sont en leur pouvoir; quelques-uns d'entre eux courent, tout effars, par les rues la recherche d'un mdecin pour leurs htes; d'autres vont et viennent par la ville, d'un air dsol, en demandant avec instances qu'on enlve de chez eux des cadavres dont ils ne savent comment se dbarrasser. C'est Castiglione qu'ont t ports les gnraux de Ladmirault, Dieu et Auger, les colonels Broutta, Brincourt, et d'autres officiers suprieurs auxquels des soins sont donns par l'habile docteur Bertherand, qui fait, depuis le vendredi matin, des amputations San Luigi. Deux autres chirurgiens-majors, les docteurs Leuret et Haspel, deux mdecins italiens, et les aides-majors Riolacci et Lobstein ont appliqu des appareils et fait des pansements pendant deux jours, et ils continuent mme leur pnible ministre durant la nuit. Le gnral d'artillerie Auger, transport d'abord la Casa Morino o se trouvait l'ambulance du quartier gnral du corps du marchal MacMahon dont il faisait partie, a t ensuite amen Castiglione; cet officier si minent a eu l'paule gauche

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fracasse par un boulet de six, qui est rest enclav, pendant vingt-quatre heures, dans la profondeur des muscles de l'aisselle. Le gnral succomba le 29 aux suites de l'opration de la dsarticulation du bras, ncessite pour l'extraction de ce boulet, et la gangrne qui avait envahi la plaie. Pendant la journe du samedi le nombre des convois de blesss devient si considrable que l'Administration, les habitants, et le dtachement de troupes laiss Castiglione sont absolument incapables de suffire tant de misres. Alors commencent des scnes aussi lamentables que celles de la veille, quoique d'un genre tout diffrent; il y a de l'eau et des vivres, et pourtant les blesss meurent de faim et de soif; il y a de la charpie en abondance, mais pas assez de mains pour l'appliquer sur les plaies; la plupart des mdecins de l'arme ont d partir pour Cavriana, les infirmiers font dfaut, et les bras manquent dans ce moment si critique. Il faut donc, tant bien que mal, organiser un service volontaire, mais c'est bien difficile au milieu d'un pareil dsordre, qui se complique d'une espce de panique, laquelle vient s'emparer des habitants de Castiglione et a pour rsultat dsastreux d'augmenter prodigieusement la confusion et d'aggraver, par l'motion qu'elle leur donna, le misrable tat des blesss. Cette panique fut cause par une circonstance en ralit bien futile. A mesure que chaque corps de l'arme franaise se reconnaissait, aprs avoir pris position, on formait, le lendemain de la bataille, des convois de prisonniers, qui taient dirigs sur Brescia par Castiglione et Montechiaro. L'un de ces dtachements de prisonniers escort par des hussards, s'approchait, dans l'aprs-midi, en s'avanant depuis Cavrina dans la direction de Castiglione o, de plus loin qu'on l'aperut, il fut pris sottement, par les habitants, pour l'arme autrichienne qui revenait en masse. Malgr l'absurdit et l'invraisemblable de cette nouvelle, colporte par des paysans, par les conducteurs auxiliaires des bagages de l'arme, et par ces petits marchands ambulants qui suivent ordinairement les troupes en campagne, les gens de la ville ajoutrent foi ce bruit ridicule, en voyant se prcipiter au milieu d'eux ces individus haletants de terreur. Aussitt les maisons sont fermes, les habitants se barricadent chez eux, brlent les drapeaux tricolores qui pavoisent leurs fentres, et se cachent dans leurs caves ou leurs greniers; ceux-ci se sauvent dans les champs avec leurs femmes et leurs enfants, en emportant tout ce qu'ils ont de plus prcieux; ceux-l, un peu moins troubls, restent chez eux, mais y installent les premiers blesss autrichiens qui leur tombent sous la main, qu'ils ramassent sur les places, et qu'ils comblent tout coup d'gards et de prvenances. Dans les rues et sur les routes, encombres de voitures de blesss allant Brescia et de convois destins l'approvisionnement de l'arme et venant de cette ville, ce sont des fourgons emports toute vitesse, des chevaux fuyant dans toutes les directions au milieu de cris d'effroi et de colre, des prolonges charges de bagages qui sont renverses des chargements de biscuit qui sont jets dans les fosss bordant le grand chemin. Enfin, les conducteurs auxiliaires, frapps de plus en plus de terreur, dtellent les chevaux et s'lancent, bride abattue, sur la route de Montechiaro et de Brescia, sur le parcours de laquelle ils sment l'pouvante en produisant une bagarre incroyable, heurtant les charrettes remplies de vivres et de pains que l'administration municipale de Brescia expdie continuellement dans le camp de l'arme allie, entranant avec eux tout ce qu'ils rencontrent, et foulant les blesss qui supplient qu'on les emmne, et qui, sourds aux observations, se dbarrassent de leurs bandages, sortent tout chancelants des glises et s'avancent dans les rues, sans savoir jusqu'o ils pourront aller. Pendant les journes du 25, du 26 et du 27, que d'agonies et de souffrances! Les blessures, envenimes par la chaleur et la poussire et par le manque d'eau et de soins, sont devenues plus douloureuses; des exhalaisons mphitiques vicient l'air, en dpit des louables efforts de l'intendance pour faire tenir en bon tat les locaux transforms en ambulances, et l'insuffisance du nombre des aides, des infirmiers et des servants se fait cruellement sentir, car les convois dirigs sur Castiglione continuent y verser, de quart d'heure en quart d'heure, de nouveaux contingents de blesss. Quelque activit que dploient un chirurgien en chef et deux ou trois personnes qui organisent des transports rguliers sur Brescia, au moyen de charrettes tranes par des boeufs; quel que soit l'empressement spontan de ceux des habitants de Brescia qui, possdant des voitures viennent rclamer des malades, et auxquels on confie les officiers, les dparts sont bien infrieurs aux arrives, de sorte que l'entassement ne fait qu'augmenter. Sur les dalles des hpitaux ou des glises de Castiglione ont t dposs, cte cte, des hommes de toutes nations, Franais et Arabes, Allemands et Slaves; provisoirement enfouis au fond des chapelles, ils n'ont plus la force de remuer, o ne peuvent bouger de l'espace troit qu'ils occupent. Des jurements, des blasphmes et des cris qu'aucune expression ne peut rendre, retentissent sous les votes des sanctuaires. Ah ! Monsieur, que je souffre ! me disaient quelques-uns de ces infortuns, on nous abandonne, on nous laisse mourir misrablement, et pourtant nous nous sommes bien battus ! Malgr les fatigues qu'ils ont endures, malgr les nuits qu'ils ont passes sans sommeil, le repos s'est loign d'eux ; dans leur dtresse ils implorent le secours d'un mdecin, ou se roulent de dsespoir dans des convulsions qui se termineront par le ttanos et la mort. Quelques soldats, s'imaginant que l'eau froide que l'on verse sur leurs plaies dj purulentes, produisait des vers refusent, dans cette crainte absurde, de laisser humecter leurs bandages; d'autres aprs avoir eu le privilge d'tre panss dans les ambulances volantes, ne le furent plus durant leur station force Castiglione, et ces linges excessivement serrs en vue des secousses de la route, n'ayant t ni renouvels ni desserrs, taient pour eux une vritable torture. La figure noire de mouches qui s'attachent leurs plaies, ceux-ci portent de tous cts des regards perdus qui n'obtiennent aucune rponse; la capote, la chemise, les chairs et le sang ont form chez ceux-l un Horrible et indfinissable mlange o les vers se sont mis; plusieurs frmissent la pense d'tre rongs par ces vers, qu'ils croient voir sortir de leur corps, et qui proviennent des myriades de mouches dont l'air est infest. Ici est un soldat, entirement dfigur, dont la langue sort dmesurment de sa mchoire dchire et brise; il s'agite et veut se

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lever, j'arrose d'eau frache ses lvres dessches et sa langue durcie; saisissant une poigne de charpie, je la trempe dans le seau que l'on porte derrire moi, et je presse l'eau de cette ponge dans l'ouverture informe qui remplace sa bouche. L est un autre malheureux dont une partie de la face a t enleve par un coup de sabre : le nez, les lvres, le menton ont t spars du reste de la figure ; dans l'impossibilit de parler et moiti aveugl il fait des signes avec la main, et par cette pantomime navrante, accompagne de sons gutturaux, il attire sur lui l'attention ; je lui donne boire et fais couler sur son visage saignant quelques gouttes d'eau pure. Un troisime, le crne largement ouvert, expire en rpandant ses cervelles sur les dalles de l'glise; ses compagnons d'infortune le repoussent du pied parce qu'il gne le passage, je protge ses derniers moments et recouvre d'un mouchoir sa pauvre tte qu'il remue faiblement encore. Quoique chaque maison soit devenue une infirmerie, et que chaque famille ait assez faire de soigner les officiers qu'elle a recueillis, j'avais nanmoins russi, ds le dimanche matin, runir un certain nombre de femmes du peuple qui secondent de leur mieux les efforts que l'on fait pour venir au secours des blesss ; il ne s'agit en effet ni d'amputations, ni d'aucune autre opration, mais il faut donner manger et avant tout boire des gens qui meurent de faim et de soif; puis il faut panser leurs plaies, ou laver ces corps sanglants, couverts de boue et de vermine, et il faut faire cela au milieu d'exhalaisons ftides et nausabondes, travers des lamentations et des hurlements de douleur, et dans une atmosphre brlante et corrompue. Bientt un noyau de volontaires s'est form, et les femmes lombardes courent ceux qui crient le plus fort sans tre toujours les plus plaindre; je m'emploie organiser, aussi bien que possible, les secours dans celui des quartiers qui parat en tre le plus dpourvu, et j'adopte particulirement l'une des glises de Castiglione, situe sur une hauteur gauche en venant de Brescia, et nomme, si je ne me trompe, Chiesa Maggiore. Prs de cinq cents soldats y sont entasss, et il y en a au moins encore une centaine sur la paille devant l'glise et sous des toiles que l'on a tendues pour les garantir du soleil; les femmes qui ont pntr dans l'intrieur, vont de l'un l'autre avec des jarres et des bidons remplis d'une eau limpide qui sert tancher la soif et humecter les plaies. Quelques-unes de ces infirmires improvises sont de belles et gracieuses jeunes filles; leur douceur, leur bont, leurs yeux pleins de larmes et de compassion, et leurs soins si attentifs relvent un peu le courage et le moral des malades. Des petits garons de l'endroit vont et viennent de l'glise aux fontaines les plus rapproches avec des seaux, des bidons et des arrosoirs. Aux distributions d'eau succdent des distributions de bouillon et de soupes, dont le service de l'Intendance est oblig de faire des quantits prodigieuses. D'normes ballots de charpie ont t entreposs ici et l, chacun peut en user en toute libert, mais les bandelettes, les linges, les chemises font dfaut; les ressources, dans cette petite ville o a pass l'arme autrichienne sont si chtives que l'on ne peut plus se procurer mme les objets de premire ncessit; j'y achte pourtant des chemises neuves par l'entre-mise de ces braves femmes qui ont dj apport et donn tout leur vieux linge, et le lundi matin j'envoie mon cocher Brescia pour y chercher des provisions; il en revient, quelques heures aprs, avec son cabriolet charg de camomilles, de mauves, de sureau, d'oranges, de citrons, de sucre, de chemises, d'ponges, de bandes de toile, d'pingles, de cigares et de tabac, ce qui permet de donner une limonade rafrachissante impatiemment attendue, de laver les plaies avec de l'eau de mauves, d'appliquer des compresses tides et de renouveler les bandages des pansements. En attendant nous avons gagn des recrues qui se joignent nous : c'est un vieil officier de marine, puis deux touristes anglais qui, voulant tout voir, sont entrs dans l'glise, et que nous retenons et gardons presque de force; deux autres Anglais se montrent au contraire, ds l'abord, dsireux de nous aider; ils rpartissent aux Autrichiens des cigares. Un abb italien, trois ou quatre voyageurs et curieux, un journaliste de Paris, qui se charge ensuite de diriger les secours dans une glise voisine, et quelques officiers dont le dtachement a reu l'ordre de rester Castiglione, nous prtent leur concours. Mais bientt l'un de ces militaires se sent malade d'motion, et nos autres infirmiers volontaires se retirent successivement, incapables de supporter longtemps l'aspect de souffrances qu'ils ne peuvent que si faiblement soulager; l'abb a suivi leur exemple, mais il reparat pour nous mettre sous le nez, par une attention dlicate, des herbes aromatiques et des flacons de sels. Un jeune touriste franais, oppress par la vue de ces dbris vivants, clate soudainement en sanglots ; un ngociant de Neuchtel se consacre pendant deux jours panser les plaies, et crire pour les mourants des lettres d'adieux leurs familles; on est oblig, par gard pour lui, de ralentir son ardeur, comme aussi de calmer l'exaltation compatissante d'un Belge qui tait monte un tel degr que l'on craignait qu'il ne ft pris d'un accs de fivre chaude, semblable celui dont fut atteint, ct de nous un sous-lieutenant qui arrivait de Milan pour rejoindre le corps dont il faisait partie. Quelques soldats du dtachement laiss en garnison dans la ville essaient de secourir leurs camarades, mais ils ne peuvent non plus soutenir un spectacle qui abat leur moral en frappant trop vivement leur imagination. Un caporal du gnie, bless Magenta, peu prs guri, retournant au bataillon et auquel sa feuille de route accorde quelques jours, nous accompagne et nous aide avec courage, quoique deux fois de suite il s'vanouisse. L'intendant franais qui vient de s'tablir Castiglione, accorde enfin l'autorisation d'utiliser, pour le service des hpitaux, des prisonniers bien portants, et trois mdecins autrichiens viennent seconder un jeune aide-major corse, qui m'importune, diffrentes reprises, pour obtenir de moi un certificat constatant son zle pendant le temps que je le vis agir. Un chirurgien allemand, rest intentionnellement sur le champ de bataille pour panser les blesss de sa nation, se dvoue ceux des deux armes; en reconnaissance l'Intendance le renvoie, aprs trois jours, rejoindre ses compatriotes Mantoue. Ne me laissez pas mourir s'criaient quelques-uns de ces malheureux qui, aprs m'avoir saisi la main avec une vivacit extraordinaire, expiraient ds que cette force factice les abandonnait. Un jeune caporal d'une vingtaine d'annes, la figure douce et expressive, nomm Claudius Mazuet, a reu une balle dans le flanc gauche, son tat ne laisse plus d'espoir, et il le comprend lui-mme, aussi aprs que je l'ai aid boire il me remercie, et les larmes aux yeux il ajoute: Ah! Monsieur, si vous pouviez crire mon pre, qu'il console ma mre ! Je pris l'adresse de ses parents, et peu d'instants aprs il avait cess de vivre [8]. Un vieux sergent, dcor de plusieurs chevrons, me disait avec une tristesse profonde, d'un air de conviction et avec une froide amertume: Si l'on m'avait soign plus tt, j'aurais pu vivre, tandis que ce soir je serai mort ! Le soir il tait mort. Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir! vocifrait avec une nergie farouche un grenadier de la garde, plein de force et de vigueur trois jours auparavant, mais qui, bless mort et sentant bien que ses moments

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taient irrvocablement compts, regimbait et se dbattait contre cette sombre certitude; je lui parle, il m'coute, et cet homme, adouci, apais, consol, finit par se rsigner mourir avec la simplicit et la candeur d'un enfant. Voyez l-bas au fond de l'glise, dans l'enfoncement d'un autel gauche, ce chasseur d'Afrique couch sur de la paille, il ne se plaint pas et ne bouge presque plus; trois balles l'ont frapp, une au flanc droit, une l'paule gauche et la troisime est reste dans la jambe droite; nous sommes au dimanche soir, et il affirme n'avoir rien mang depuis le vendredi matin; il est dgotant de boue sche et de grumeaux de sang, ses vtements sont dchirs, sa chemise est en lambeau; aprs avoir lav ses plaies, lui avoir fait prendre un peu de bouillon, et aprs que je l'ai envelopp dans une couverture, il porte ma main ses lvres avec une expression de gratitude indfinissable. A l'entre de l'glise est un Hongrois qui crie sans trve ni repos, rclamant en italien et avec un accent dchirant un mdecin; ses reins qui ont t labours par des clats de mitraille et qui sont comme sillonns par des crocs de fer, laissent voir une grande surface de chairs rouges et palpitantes; le reste de son corps enfl est noir et verdtre; il ne sait comment se reposer ni s'asseoir, je trempe des flots de charpie dans de l'eau frache, et j'essaie de lui en faire une couche, mais la gangrne ne tardera pas l'emporter. Un peu plus loin est un zouave qui pleure chaudes larmes, et qu'il faut consoler comme un petit enfant. Les fatigues prcdentes, le manque de nourriture et de repos, l'excitation morbide et la crainte de mourir sans secours dveloppaient, ce moment, mme chez d'intrpides soldats, une sensibilit nerveuse qui se traduisait par des gmissements et des sanglots: une de leurs penses dominantes, lorsqu'ils ne sont pas trop cruellement souffrants c'est le souvenir de leur mre, et l'apprhension du chagrin quelle prouvera en apprenant leur sort; on trouva le corps d'un jeune homme qui avait le portrait d'une femme ge, sa mre sans doute, suspendu son cou; de sa main gauche il semblait encore presser ce mdaillon sur son coeur. Ici, contre le mur, une centaine de soldats et de sous-officiers franais, plis chacun dans leur couverture, sont rapprochs sur deux rangs parallles, on peut passer entre ces deux files; ils ont tous t panss, la distribution de soupes a eu lieu, ils sont calmes et paisibles, ils me suivent des yeux, et toutes ces ttes se tournent droite si je vais droite, gauche si je vais gauche. On voit bien que c'est un Parisien [9], disent les uns. Non rpliquent d'autres, il m'a l'air d'tre du Midi. N'est-ce pas, monsieur, que vous tes de Bordeaux ? me demande un troisime, et chacun veut que je sois de sa province ou de sa ville. La rsignation dont faisaient ordinairement preuve ces simples soldats de la ligne, est digne de remarque et d'intrt. Pris individuellement, qu'tait chacun d'eux dans ce grand bouleversement ? Bien peu de chose. Ils souffraient sans se plaindre, ils mouraient humblement et sans bruit.

Rarement les Autrichiens blesss et prisonniers ont voulu braver les vainqueurs; cependant quelques-uns refusent de recevoir des soins dont ils se dfient, ils arrachent leurs bandages et font saigner leurs blessures; un Croate a pris la balle qu'on venait de lui extraire et l'a lance au front du chirurgien; d'autres demeurent silencieux, mornes et impassibles; en gnral ils n'ont pas cette expansion, cette bonne volont, cette vivacit expressive et liante qui caractrise les hommes de la race latine; toutefois, la plupart sont loin de se montrer insensibles ou rebelles aux bons traitements, et une sincre reconnaissance se peint sur leur figure tonne. Un d'entre eux, g de dix-neuf ans, refoul, avec une quarantaine de ses compatriotes, dans la partie la plus recule de l'glise, est depuis trois jours sans nourriture; il a perdu un oeil, il tremble de fivre et ne peut plus parler, peine a-t-il la force de prendre un peu de bouillon; nos soins le ranimrent, et vingt-quatre heures plus tard lorsqu'on put le diriger sur Brescia, il nous quitta avec regret, presque avec dchirement; l'oeil qui lui reste et qui tait d'un bleu magnifique, exprimait sa vive et profonde gratitude, il pressait sur ses lvres les mains des femmes charitables de Castiglione. Un autre prisonnier, en proie la fivre, attire les regards, il n'a pas vingt ans et ses cheveux sont tout blancs;

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c'est qu'ils ont blanchi le jour de la bataille, ce qu'affirment ses camarades et lui-mme [10]. Que de jeunes gens de dix-huit vingt ans, venus tristement jusque-l du fond de la Germanie, ou des provinces orientales du vaste empire d'Autriche, et quelques-uns peut-tre forcment, rudement, auront endurer, outre des douleurs corporelles avec le chagrin de la captivit, la malveillance provenant de la haine voue par les Milanais leur race, leurs chefs et leur Souverain, et ne rencontreront plus gure de sympathie avant leur arrive sur la terre de France! Pauvres mres, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Bohme, comment ne pas songer vos angoisses lorsque vous apprendrez que vos fils blesss sont prisonniers dans ce pays ennemi! Mais les femmes de Castiglione, voyant que je ne fais aucune distinction de nationalit, suivent mon exemple en tmoignant la mme bienveillance tous ces hommes d'origines si diverses, et qui leur sont tous galement trangers. Tutti fratelli , rptaient-elles avec motion. Honneur ces femmes compatissantes, ces jeunes filles de Castiglione ! rien ne les a rebutes, lasses ou dcourages, et leur dvouement modeste n'a voulu compter ni avec les fatigues, ni avec les dgots, ni avec les sacrifices. Le sentiment qu'on prouve de sa grande insuffisance dans des circonstances si extraordinaires et si solennelles, est une indicible souffrance; il est excessivement pnible, en effet, de ne pouvoir toujours ni soulager ceux que l'on a devant les yeux, ni arriver ceux qui vous rclament avec supplications, de longues heures s'coulant avant de parvenir l o l'on voudrait aller, arrt par l'un, sollicit par l'autre, et entrav, chaque pas, par la quantit d'infortuns qui se pressent au-devant de vous et qui vous entourent; puis, pourquoi se diriger droite, tandis qu' gauche il y en a tant qui vont mourir sans un mot amical, sans une parole de consolation, sans seulement un verre d'eau pour tancher leur soif ardente ? La pense morale de l'importance de la vie d'un homme, le dsir d'allger un peu les tortures de tant de malheureux ou de relever leur courage abattu, l'activit force et incessante que l'on s'impose dans des moments pareils, donnent une nergie nouvelle et suprme qui cre comme une vritable soif de porter du secours au plus grand nombre possible; on ne s'affecte plus devant les mille tableaux de cette formidable et auguste tragdie, on passe avec indiffrence devant les cadavres les plus hideusement dfigurs; on envisage presque froidement, quoique la plume se refuse absolument les dcrire, des scnes mme plus horribles que celles retraces ici [11]; mais il arrive que le coeur se brise pa