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Loretta Chase

Devenue la reine incontestée de la romance de typeRégence dans les pays anglophones, elle a rencontré unsuccès sans précédent avec Le prince des débauchés, véritable phénomène éditorial. Surnommée la JaneAusten des temps modernes, passionnée d’histoire, ellesitue ses récits au début du XIXe siècle. Elle a renouvelé laromance avec des héroïnes déterminées et des hérosforts, à la psychologie fouillée. Dans un style alerte etplein d’humour, elle sait analyser avec finesse les profon-deurs de l’âme et de la passion. Elle a remporté deuxRITA Awards.

Un insupportablegentleman

Du même auteur aux Éditions J’ai lu

Lady ScandaleN° 9213

Ne me tente pasN° 9312

Sur la soie de ta peauN° 9967

Scandale en satinN°10246

LES CARSINGTON

1– Irrésistible MirabelN° 8922

2 – Un insupportable gentlemanN° 8985

3 – Un lord si parfaitN° 9054

4 – Apprends-moi à aimerN° 9123

5 – Lady CarsingtonN° 9612

LES DEBAUCHES

1 – La fille du Lion N° 9621

2 – Le comte d’EsmondN° 9304

3 – Le prince des débauchés N° 8826

4 – Le dernier des débauchésN° 9831

LORETTA

CHASELES CARSINGTON – 2

Un insupportablegentleman

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Sophie Pertus

Titre originalMR. IMPOSSIBLE

Éditeur originalA Berkley Sensation Book, published by the Berkley Publishing Group,

a divison of Penguin Group (USA), Inc.

© Loretta Chekani, 2005

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 2009

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Banlieue du Caire, Égypte, 2 avril 1821

De sa mère, Rupert Carsington tenait des cheveuxet des yeux aussi noirs que ceux d’un Égyptien. Pour autant, il ne se fondait pas dans la foule quigrouillait sur le pont. D’une part, il était bien plusgrand que les autres hommes. D’autre part, il étaitvêtu et se conduisait comme un Anglais. Un Anglaisde haute extraction, devinaient les Égyptiens et lesTurcs, qui jugeaient les hommes d’après la qualitéde leurs vêtements.

Ils ne se trompaient pas : Rupert n’était autre quele quatrième fils du comte de Hargate.

Arrivé en Égypte à peine six semaines plus tôt, iln’était pas encore capable de distinguer les nom-breuses tribus et nationalités qui se côtoyaient auCaire, et moins encore de jauger le statut social au premier regard.

En revanche, il n’eut aucun mal à constater l’iné-galité de la lutte qui venait d’éclater.

Le soldat était grand – il atteignait presque lemètre quatre-vingts et quelques de Rupert – et arméjusqu’aux dents. Trois couteaux, deux épées, unepaire de pistolets et des munitions pendaient à saceinture. Et il brandissait un objet contondant de manière fort inamicale à l’adresse d’un pauvrehère crasseux et couvert d’hématomes qui boitaitdevant lui.

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Apparemment, ce dernier n’avançait pas assezvite pour son goût. Le soldat vociféra une menaceou une injure dans une langue étrangère. Quand lepaysan trébucha de frayeur et tomba, il voulut luiassener un coup sur les jambes. Le pauvre diableroula de côté et le gourdin heurta le pont à quelquescentimètres de lui. Furieux, le soldat visa la tête.

Rupert fendit le groupe qui s’était formé autourd’eux, repoussa le soldat et lui arracha son gourdin.Comme il dégainait un couteau, Rupert fit voler lalame dans l’air à l’aide du gourdin. Sans laisser letemps à son adversaire de sortir une nouvelle armede son arsenal, il enchaîna un nouveau coup. Le sol-dat l’esquiva, mais le bout du bâton l’atteignit à lahanche et il s’écroula sur le sol. Il voulut saisir unpistolet, mais un autre coup de gourdin le désarma,lui arrachant un cri de douleur.

— Filez ! lança Rupert au boiteux qui dut com-prendre le geste à défaut du mot, car il se relevacomme il put et s’éloigna en claudiquant.

Les spectateurs s’écartèrent pour le laisser passer.Rupert voulut l’imiter. Trop tard. Une patrouille sefrayait un chemin dans l’attroupement qui grossis-sait. En un instant, Rupert se retrouva encerclé.

Le récit de l’altercation, considérablement enjolivé,circula à toute vitesse du pont à l’Ezbekiya. Ce quar-tier du Caire sis à moins d’un kilomètre de là étaitcelui où résidaient généralement les Européens.

À la fin de l’été, les crues du Nil transformaientla place centrale en un lac navigable. Pour l’instant,le fleuve étant bas, ce n’était qu’une bande de terrecernée de bâtiments.

Dans l’une des plus grandes demeures, une DaphnéPembroke légèrement inquiète attendait son frèreMiles. Le jour baissait. S’il n’arrivait pas bientôt, il nepourrait rentrer car, à la nuit tombée, on verrouillait

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les grilles. Elles l’étaient aussi lors des épidémies oudes insurrections qui, l’une comme l’autre, n’étaientpas rares au Caire.

Cependant, Daphné ne guettait le retour de sonfrère que d’une oreille distraite, la plus grande par-tie de son attention étant consacrée aux documentsétalés devant elle.

Parmi eux se trouvaient une lithographie de lapierre de Rosette, un papyrus acquis récemment,ainsi que sa copie à l’encre sur papier. À près devingt-neuf ans, cela faisait dix ans qu’elle s’efforçaitde résoudre le mystère de l’écriture égyptienne.

La première fois qu’elle avait vu des hiéroglyphes,elle en était tombée folle amoureuse. Toues sesétudes n’avaient eu pour but que de percer leur secret.Elle s’était entichée d’un homme qui avait trois foisson âge et l’avait épousé parce qu’elle le trouvaitd’une beauté poétique, que c’était un spécialiste deslangues et qu’il possédait une collection de livres etde documents dont elle rêvait.

À l’époque, elle avait cru qu’ils étaient faits l’unpour l’autre.

À l’époque, elle avait dix-neuf ans et des étoilesplein les yeux qui lui obscurcissaient la vue.

Hélas, elle avait appris – à ses dépens – que sonérudit de mari pensait, comme tant d’hommes, queles efforts intellectuels ne convenaient pas au cer-veau inférieur des femmes.

Prétendant qu’il agissait dans son intérêt, VirgilPembroke lui avait interdit l’étude des hiéroglyphes.Il affirmait que même les hommes les plus lettrésqui connaissaient l’arabe, le copte, le grec, le persanet l’hébreu n’avaient aucune chance de les déchiffrerdu vivant de Daphné. Peu importait, d’ailleurs, selonlui. Il jugeait la civilisation égyptienne primitive etbien inférieure à celle de la Grèce antique. La réso-lution de ce mystère n’apporterait donc pas grand-chose à l’humanité.

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Daphné était fille de pasteur. Elle avait fait le ser-ment d’aimer et d’honorer son mari, et de lui obéir ;elle s’efforça donc de tenir parole. Mais quand il luiapparut que, si elle ne poursuivait pas ses études,elle deviendrait folle d’ennui et de frustration, ellechoisit de risquer la damnation et de désobéir à sonmari. Elle continua donc ses travaux en secret.

Cela faisait cinq ans que Virgil était mort. Mal-heureusement, les préjugés à l’encontre les femmessavantes n’avaient pas disparu avec lui. C’est pour-quoi seul son frère – qui faisait preuve à son égardd’une indulgence infinie – et quelques amis triés surle volet connaissaient son secret. Tous les autrescroyaient que c’était Miles le génial linguiste de lafamille.

L’eût-il été qu’il se serait gardé d’acheter deuxmille livres le papyrus qu’elle était en train d’étudier.Cependant, un marchand du nom de Vanni Anazavait affirmé qu’il décrivait le lieu de sépulture d’unjeune pharaon dont on ignorait le nom – commec’était le cas pour la plupart des rois et reines d’Égypte. À l’évidence, cette histoire était le fruit dela fertile imagination orientale. Quiconque connais-sait un peu le sujet ne pouvait lui accorder lemoindre crédit. N’empêche que, à la grande surprisede Daphné, elle avait manifestement captivé Miles.

Il était même retourné à Gizeh pour étudier l’inté-rieur de la deuxième pyramide parce que, disait-il,cela devait l’aider à comprendre le raisonnement desconstructeurs de tombes anciennes, et à localisercelle du jeune roi et les trésors qu’elle renfermait.

Daphné avait beau être convaincue que les pyra-mides ne lui apprendraient rien, elle avait tenu salangue. Il adorait visiter les monuments égyptiens ;pourquoi gâcher son plaisir ? Elle s’était contentéede s’assurer qu’il emporte suffisamment de provi-sions pour les vingt-quatre heures qu’était censédurer son voyage.

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Elle s’était déjà rendue une fois à Gizeh avec luipour explorer les deux pyramides dans lesquelles il était possible de pénétrer et avait décliné son invitation à l’accompagner. D’abord parce que nil’une ni l’autre ne contenaient de hiéroglyphes, maisaussi, et surtout, peut-être, parce qu’elle n’avaitaucune envie de se glisser à nouveau dans leslongs passages étroits et puants dans lesquels onétouffait.

En cet instant, du reste, les pyramides étaient bienloin de ses préoccupations. Elle était en train deconclure que le Dr Young avait mal interprété lessignes représentant un crochet et trois queues quandLeena, sa servante, fit irruption dans la pièce.

— Un bain de sang! s’écria-t-elle. Quelle tête brû-lée, cet Anglais, quel idiot ! Maintenant, la ville vaêtre à feu et à sang!

Elle arracha le voile, qu’elle avait en horreur, maisétait contrainte de porter en public, révélant levisage d’une femme d’un certain âge aux originesméditerranéennes diverses. Daphné l’avait engagée à Malte, après que sa femme de chambre anglaises’était révélée incapable de supporter les rigueurs duvoyage.

Non seulement Leena parlait anglais, grec, turc etarabe, mais elle savait aussi lire et écrire, quoique defaçon rudimentaire, dans ces langues – un exploitinouï pour une femme dans cette partie du monde.D’un autre côté, elle était extrêmement superstitieuseet fataliste, avec une nette tendance à tout voir ennoir.

Habituée à sa façon de dramatiser, Daphné haussaà peine un sourcil.

— Quel Anglais? s’enquit-elle. Que s’est-il passé?— Un Anglais complètement fou s’est battu avec

un des hommes du pacha et lui a brisé le crâne. Ilparaît qu’il a fallu cent soldats pour le capturer.Maintenant, les Turcs vont lui couper la tête et la

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promener dans les rues au bout d’une pique, maisça ne suffira pas. Les soldats vont faire la guerre àtous les Francs, surtout aux Anglais.

Contrairement aux autres catastrophes immi-nentes annoncées par Leena, celle-ci ne semblait quetrop crédible.

Les Ottomans, qui dirigeaient l’Égypte, auraientété tout à fait à leur place à l’âge des ténèbres. Bastonnades, torture et décapitation étaient cou-ramment employées pour maintenir l’ordre. Ni lesÉgyptiens ni les Turcs ne tenaient les «Francs», nomqu’ils donnaient aux Européens dans leur ensemble,en très haute estime, c’était le moins que l’on puissedire. Les militaires – un assortiment de mercenaires,meurtriers en tout genre, égyptiens, turcs et alba-nais – portaient un regard hostile sur tout le monde.Y compris, parfois, leur chef : Mohammed Ali, pachad’Égypte. Ils auraient fait passer les hordes mongolesde Gengis Khan pour des enfants de chœur.

Or, Daphné était seule avec ses domestiques qui,pour la plupart, étaient terrifiés par la soldatesque –à juste titre.

Elle sentit l’inquiétude la gagner, et réprima unfrisson. Mille pensées se bousculaient dans sonesprit. Mais il fallait rester calme, du moins en appa-rence. Son mariage lui avait appris à dissimuler sesémotions et ses sentiments.

— C’est difficile à croire, fit-elle valoir. Qui seraitassez inconscient pour se battre avec les hommes dupacha?

— Il paraît que cet homme n’est pas au Cairedepuis longtemps. Il serait arrivé d’Alexandrie cettesemaine pour travailler pour le consul général d’Angleterre. On dit que c’est un grand et bel homme.Mais je pense qu’il aura moins fière allure quand onpromènera sa tête au bout d’une pique.

Cette affreuse image s’imposa à l’esprit de Daphnéqui s’empressa de la chasser.

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— Il doit être irrémédiablement stupide, répliqua-t-elle. Ce qui n’a rien de surprenant. Le consulats’encombre trop souvent de personnages douteux.

Il en était ainsi parce que le consul général,M. Salt, était en Égypte avant tout pour collecter leplus d’antiquités possible, et qu’il ne prêtait pas uneattention très scrupuleuse à la façon dont cette tâcheétait accomplie.

Maintenant qu’il avait ajouté ce crétin violent àson personnel, les militaires avaient une excusepour se déchaîner. Aucun Européen ne serait plusen sécurité au Caire.

Grand, blond aux yeux bleus, on ne peut plusanglais, Miles fournirait une cible, hélas, très ten-tante. Tout comme elle, d’ailleurs, qui était rousseaux yeux verts comme feu leur mère.

Baissant les yeux, elle vit que ses mains trem-blaient. «Calme-toi, s’enjoignit-elle. Il n’est encorerien arrivé. Réfléchis.»

Elle était dotée d’un cerveau. Et d’un cerveau quifonctionnait très bien. Elle devait être capable detrouver une solution.

Les yeux rivés sur le texte grec qui chantait leslouanges de Ptolémée, elle réfléchit.

Sarah, l’épouse du célèbre explorateur GiovanniBelzoni, avait, il y a quelques années, revêtu un cos-tume de marchand arabe afin de visiter une mos-quée interdite aux femmes et aux infidèles. Avec unpeu de chance, un pareil déguisement permettrait àDaphné de fuir Le Caire pour aller à la rencontre deson frère. Une fois réunis, ils pourraient louer unbateau et remonter le Nil pour s’éloigner du danger.

Elle allait faire part de son plan à Leena lorsquedes éclats de voix retentirent dans la cour.

Un gémissement s’éleva au-dessus des cris.Daphné bondit du divan et se rua à la fenêtre

treillissée, suivie de Leena. Un groupe d’Égyptiensmontait l’escalier.

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Ils portaient le corps inerte d’Akmed, le serviteurde Miles.

Le lendemain matin

Dans une belle demeure d’un autre quartier d’Ez-bekiya, le consul général de Sa Majesté envisageait,avec des sentiments mitigés, la perspective de voirla tête de Rupert Carsington promenée dans les ruesde la ville au bout d’une pique.

Depuis un mois et demi que le quatrième fils ducomte de Hargate était arrivé en Égypte, il avaitenfreint la loi vingt-trois fois et été jeté en prisonneuf fois. Avec ce qu’il avait coûté au consulat enamendes et autres pots-de-vin, M. Salt aurait pu fairedémonter un petit temple et l’envoyer en Angleterre.

À présent, il comprenait mieux pourquoi lordHargate avait envoyé son fils de vingt-neuf ans enÉgypte. Ce n’était pas, comme il l’avait écrit, «pourassister le consul général dans les tâches qu’il effec-tuait au nom de la nation».

Non, c’était pour se défausser de ses responsabi-lités, et des dépenses qui allaient avec, sur quelqu’und’autre.

M. Salt chassa le sable du document posé devantlui sur le bureau.

— Nous devons sans doute nous estimer heureux,déclara-t-il à Beechey, son secrétaire. Les soldatsauraient pu se servir de cet incident comme excusepour nous massacrer tous. Au lieu de quoi, ils secontentent de nous infliger une amende exorbitanteet le double des pots-de-vin habituels.

Curieusement, les camarades du soldat blessén’avaient pas taillé Carsington en pièces et laissé lesoin à leurs supérieurs d’inventer une loi a posterioripour justifier leurs actes. Ce n’était pourtant pasfaute d’avoir mis leur patience à rude épreuve lors

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du trajet vers la ville. En effet, quoique seul contrevingt, il avait tenté de s’échapper trois fois, infligeantdans la foulée nombre de blessures à ses gardiens.

Cependant, la ville restait calme. Et, enfermé dansun cachot grouillant de rats de la citadelle du Caire,le fils de lord Hargate était vivant, et en un seul mor-ceau.

Certes, cela le mettait hors d’état de nuire, maison ne pouvait l’y laisser éternellement.

Le comte de Hargate était un homme très puissantqui pouvait fort bien faire expédier M. Salt dans unecontrée reculée et dépourvue de la moindre antiquité.

Mais faire sortir Carsington… Grands dieux! son-gea le consul en relisant les chiffres inscrits sur ledocument devant lui.

— Faut-il vraiment que nous payions tous cesgens? fit-il d’une voix plaintive.

— Hélas, oui, monsieur ! répondit son secrétaire.Le pacha a découvert que le père de M. Carsingtonétait un riche lord anglais.

Quoique ignorant et analphabète, Mohammed Ali n’était pas idiot pour autant. Après qu’on luiavait fait la lecture du Prince, de Machiavel, il avaitdéclaré : «J’aurais un certain nombre de choses à luiapprendre.»

S’il y avait une chose qu’il faisait admirablement –hormis mener au combat et à la victoire une arméede tueurs fous –, c’était compter. Et il demandaitune somme extravagante pour la libération du filsdu grand lord anglais.

Si M. Salt payait ladite somme, ses fonds, qui s’éva-poraient à toute allure, ne suffiraient bientôt plus àcouvrir le montant des fouilles. Or, dès qu’il aban-donnerait un site, ses adversaires français s’empres-seraient de se l’approprier.

D’un autre côté, s’il ne faisait pas libérer Carsington,il risquait de se retrouver ambassadeur d’Angleterredans la péninsule Antarctique.

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— Laissez-moi réfléchir, ordonna-t-il.Le secrétaire sortit et revint cinq minutes plus

tard.— Quoi, encore ? jeta M. Salt. Carsington a fait

sauter la citadelle? Il s’est enfui avec l’épouse favo-rite du pacha?

— Mme Pembroke est ici, monsieur, lui appritBeechey. Elle affirme qu’il s’agit d’une question trèsurgente.

— Ah, oui, la sœur d’Archdale. La jeune veuve,marmonna le consul. C’est sûrement crucial. Il apeut-être découvert une voyelle. J’ai peine à conte-nir mon excitation.

Si M. Salt cherchait surtout à acquérir les objetségyptiens les plus précieux, il cherchait aussi àamasser des connaissances, et avait même tenté deson côté de déchiffrer ce code si déroutant. Mais,aujourd’hui, il n’était pas d’humeur.

Il n’était rentré de trop courtes vacances que pour se retrouver aux prises avec l’affaire Car-sington. Accablé qu’il était par ses éternels pro-blèmes d’argent, il ne se sentait pas capable deconsidérer Mme Pembroke avec un détachementde lettré.

La voir en grand deuil – alors que son mari étaitmort depuis plus de cinq ans ! – ne fit rien pour luiremonter le moral. Elle lui rappelait toujours cer-taines silhouettes fantomatiques qu’il avait vuessur les parois de tombes royales.

Cependant, feu M. Pembroke avait tout laissé à sajeune femme. Et ce tout signifiait une magnifiquepropriété et une fortune considérable.

Si M. Salt parvenait à feindre de se passionnerpour le gribouillis qu’elle croyait qu’Archdale étaitparvenu à déchiffrer, elle serait peut-être tentée d’in-vestir une partie de son héritage dans des fouilles.

Aussi, lorsqu’elle entra, afficha-t-il un sourireaimable et alla à sa rencontre pour la saluer.

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— Chère madame, dit-il avec chaleur, quel plaisir,et quel honneur, de vous voir ! Permettez-moi devous offrir un rafraîchissement.

— Non, merci.Elle releva son voile de deuil, découvrant un visage

en forme de cœur très pâle. Ses yeux d’un vert extra-ordinaire étaient cernés.

— Je n’ai pas de temps à perdre en civilités, répli-qua-t-elle. J’ai besoin de votre aide. Mon frère a étéenlevé.

Akmed n’était pas mort. Cependant, il avait reçude très mauvais coups, et avait perdu connaissanceà son arrivée à Ezbekiya.

Il n’avait été en mesure de parler que la veille au soir, longtemps après le coucher du soleil. Etencore, ce qu’il avait dit était à peine intelligible. Letemps que Daphné comprenne ce qui s’était passé,il était trop tard pour agir. La nuit, les rues du Caireappartenaient à la police et aux brigands qu’ellepourchassait.

En outre, en cas de problème, les Européensdevaient toujours se tourner vers le consul de leurpays et non vers les autorités locales. M. Salt et sonsecrétaire étant absents la veille, Daphné avait dûpatienter toute la nuit – une attente qui lui avaitparu interminable.

À présent, épuisée physiquement aussi bien que moralement, elle se sentait au bord de la crisede nerfs. Mais il ne fallait pas qu’elle y succombe.Les hommes traitaient les femmes émotives avecune indulgence condescendante ; ce qu’elle sou-haitait, c’était qu’on l’écoute. Si elle voulait lespousser à agir, il fallait avant tout qu’elle soit priseau sérieux.

Après cette première déclaration faite sur un ton qui manquait d’assurance, elle laissa M. Salt la

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conduire sous un portique qui donnait sur les jardins.Elle but le café bien fort et épais que lui apporta undomestique, puis, à la demande du consul, racontatoute l’histoire depuis le début.

Son frère avait quitté Gizeh avec son escorte la veille, de bonne heure. Peu de temps après qu’il avait débarqué du bateau dans le vieux Caire,des hommes se faisant passer pour des policiersl’avaient emmené. Akmed avait tenté de les suivrepour savoir où ils emmenaient son maître et pour-quoi, mais il avait été enlevé à son tour, et aban-donné dans un lieu isolé après avoir été battu.

— Akmed pense que ces hommes n’étaient pas devrais policiers, et la logique me pousse à me rangerà son avis, conclut Daphné. S’ils étaient réellementdes représentants des forces de l’ordre, pourquoi ne pas avoir emmené Akmed en même temps queMiles? En outre, il est impossible que mon frère aitcommis quelque crime que ce soit. Personne ayantun peu de bon sens n’irait se mettre les autoritéslocales à dos, surtout lorsqu’on sait que les conven-tions diplomatiques ne pèsent pas bien lourd par ici.

— Je suis sûr qu’il s’agit d’un regrettable malen-tendu, assura M. Salt. Certains petits fonctionnairesprennent facilement la mouche pour des broutilles.Et ils ne sont pas tous aussi honnêtes qu’on le sou-haiterait. Malgré tout, il n’y a pas de raison de s’alar-mer. Si M. Archdale a été emprisonné, soyez certaineque les autorités m’en informeront avant la fin de lajournée.

— Je suis convaincue qu’il n’a pas été emprisonné,mais enlevé, contra Daphné en haussant le ton.

— Allons, allons, ce n’est sûrement pas aussigrave. À mon avis, il s’agit simplement d’un fonc-tionnaire qui a envie de toucher un pot-de-vin. Celan’arrive que trop souvent, ajouta-t-il, amer. Ils ontl’air de croire que nous disposons de fonds inépui-sables.

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— Si c’était une question d’argent, pourquoi ne pas m’avoir envoyé directement leur demandepar l’intermédiaire d’Akmed? Pourquoi l’avoir rouéde coups ? Cela n’a pas de sens, fit-elle valoir avecun geste impatient. Je pense que, si Akmed a étémolesté, c’était pour l’empêcher d’aller raconterpromptement ce qui s’était passé. Et je pense que,pendant que vous essayez de m’apaiser en me ser-vant ces explications rassurantes, la piste de monfrère est en train de refroidir.

— La piste ? répéta le consul, stupéfait. J’espèreque vous n’envisagez pas sérieusement que M. Arch-dale ait pu être victime d’un quelconque complot.Qui risquerait la torture et la décapitation pour enle-ver un inoffensif savant?

— Si vous, qui êtes consul général en Égypte depuissix ans, n’êtes pas capable de trouver un motif plau-sible, pourquoi poser la question à une femme quin’est là que depuis trois mois? rétorqua-t-elle. Il mesemble inopportun de débattre des motivations desbandits. Ne vaudrait-il pas mieux trouver les cou-pables et les interroger pour savoir ce qui les a pous-sés à agir comme ils l’ont fait? Et le plus tôt sera lemieux.

— Chère madame, souvenez-vous que nous nesommes pas en Angleterre. La police, ici, n’a rien àvoir avec la nôtre. Elle se compose pour la plupartde voleurs repentis. Il m’est impossible d’abandon-ner mes autres responsabilités pour entamer desrecherches, et je ne peux pas non plus me passer demon secrétaire. À l’heure actuelle, mes autres agentssont à plus de cent cinquante kilomètres du Caire.Nous n’avons même pas assez de fonds ni d’hommespour les missions que nous sommes censés remplir,et nous sommes tous débordés. Tous, ajouta-t-ilaprès une courte pause, sauf un.

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Deux heures plus tard

Daphné avait beau être couverte de la tête auxpieds et avoir le visage voilé, elle avait oublié com-bien ses vêtements trahissaient son statut d’Euro-péenne. Avant de pénétrer dans la citadelle et desurprendre les regards des hommes qui se détour-naient aussitôt en marmonnant des commentaires,il ne lui était pas venu à l’esprit qu’elle pouvait nepas être la bienvenue.

Elle songea qu’il y avait bien trop d’endroits oùles femmes n’étaient pas les bienvenues, d’une part,et que, d’autre part, l’opinion de ces hommes necomptait pas. Outre sa servante, Leena, et le secré-taire du consul, M. Beechey, elle disposait d’uneescorte officielle en la personne d’un cheik chef dedistrict. À la suite d’un gardien, ils descendirent unescalier de pierre aux marches usées. À mesurequ’ils s’enfonçaient dans la pénombre, l’atmosphèredevenait de plus en plus renfermée et oppressante.

En bas, la puanteur était telle que Daphné en eutla nausée. Pourquoi donc avait-elle tenu à venir ?Elle aurait dû laisser M. Beechey s’occuper de tout ;sa présence à elle n’était nullement requise.

Mais lorsque tout s’était décidé, elle n’avait pas lesidées très claires. Elle était seulement conscientequ’à chaque minute qui passait le danger que cou-rait Miles grandissait.

Elle avait besoin d’aide, et il semblait que le seulêtre capable de lui en offrir fût enfermé au fond d’un cachot suffisamment profond pour être inondéen cas de crue. Cela faisait-il partie des torturesemployées ici ? s’interrogea-t-elle. Laissait-on unhomme enchaîné regarder l’eau monter jusqu’à cequ’il se noie? Et Miles, était-il retenu dans une geôlesemblable?

Elle frémit malgré elle avant de chasser résolumentcette image de son esprit et de carrer les épaules.

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Près d’elle, Leena murmura une formule contre lemauvais œil.

Les hommes portaient des espèces de lanternesqui atténuaient un peu la pénombre. Mais pas lafétidité, hélas !

— C’est ton jour de chance, Ingleezi, lança le gar-dien. Regarde un peu ce que je t’amène. Pas unefemme, mais deux!

Dans un cliquetis de chaînes, une silhouette sedressa. Une très haute et très sombre silhouette.Daphné ne distinguait pas ses traits dans l’obscurité.Entourée comme elle l’était, elle n’avait aucune rai-son d’avoir peur. Pourtant, son cœur se mit à battreplus vite. Elle avait la chair de poule et les nerfs à vif.

— Monsieur Beechey, dit-elle d’une voix moinsassurée qu’elle l’aurait souhaité, êtes-vous sûr quece soit l’homme qu’il me faut?

Une voix masculine incroyablement grave, et quin’était en aucun cas celle de M. Beechey, lui répon-dit en riant :

— Tout dépend de l’usage que vous souhaitez fairede moi, madame.

2

Rupert n’aurait jamais imaginé qu’il pourrait êtreaussi heureux d’entendre une voix anglaise – unevoix de femme, de surcroît.

Il commençait à s’ennuyer ferme et cette présenceféminine raviva sa bonne humeur.

Accoutumé qu’il était aux ténèbres, il sut tout desuite qui avait parlé. Les deux femmes étaient voi-lées, mais la plus grande était vêtue à l’européenne.Sa voix posée et mélodieuse – quoique un peu trem-blante – et son accent cultivé lui apprirent non seu-lement que c’était une Anglaise, mais une dame dela bonne société.

Il n’avait cependant aucun moyen de déterminersi elle était jeune ou vieille, jolie ou laide. Ce qu’ilsavait, en revanche, c’était qu’on ne pouvait se faireune idée précise de la silhouette d’une femme avantde l’avoir vue nue. Cela dit, si elle était parvenue àdescendre ces centaines de marches, elle ne devaitpas être trop décatie.

— Madame, annonça Beechey, permettez-moi devous présenter M. Rupert Carsington. Monsieur,voici Mme Pembroke qui a généreusement acceptéde payer votre caution.

— Vraiment, madame? Voilà qui est diablementcharitable ! s’exclama Rupert.

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— Aucunement, répondit-elle d’un ton guindé. Je vous achète.

— Ah oui ? J’avais entendu parler de la dureté des Turcs, mais je ne m’attendais pas à être venducomme esclave. Eh bien, on en apprend tous les…

— Ce sont vos services, que j’achète, rectifia-t-elle,glaciale.

— Au temps pour moi. Quels services, au juste ?Il l’entendit prendre une brusque inspiration.

Avant qu’elle ait le temps de répondre, Beechey inter-vint diplomatiquement.

— Il s’agit d’une mission, monsieur. M. Salt vousdégage de vos fonctions consulaires ordinaires afinque vous puissiez aider Mme Pembroke à chercherson frère.

— Si c’est un frère qu’il vous faut, je serai ravi devous céder l’un des miens, repartit Rupert. J’en aiquatre, et ce sont tous des saints. Tout le mondevous le confirmera.

Lui n’était pas un saint, et personne ne l’auraitpris pour tel.

Sa visiteuse se tourna vers Beechey.— Êtes-vous sûr qu’il n’y a personne d’autre de

disponible? lui demanda-t-elle.— Comment vous y êtes-vous prise pour égarer

votre frère ? s’enquit Rupert. À ma connaissance,c’est impossible. Où que j’aille, ils y sont. Sauf ici.C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai sauté surl’occasion quand mon père m’a proposé de m’en-voyer en Égypte. J’avoue que ce fut un grand soula-gement. Quand il m’a convoqué dans son bureau, jem’attendais qu’il me donne le choix entre la peste etle choléra. C’est ce qu’il a fait avec mon frère Alis-tair il y a trois ans : « Marie-toi ou prépare-toi àsubir un sort pire que la mort», quelque chose de cegenre. Mais il n’en a rien été. J’ai eu droit à : «Tu neveux pas aller en Égypte ? Si ? Comme c’est bien !Tiens, tant que tu y es, tâche de trouver quelques

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pierres avec des dessins dessus pour ta cousine Try-phena.» Des pierres et… quoi d’autre, déjà? Ah, oui!Ces espèces de machins roulés marron. Des papiersrusses ou quelque chose dans ce goût-là.

— Des papyrus, corrigea la voix mélodieuse, unpeu tendue. C’est un mot qui vient du grec ancien. Il s’agit d’un papier non pas russe, monsieur, maisfait avec des plantes de ce pays. Et ce ne sont pas des«espèces de machins», mais de précieux documentsantiques.

Elle s’interrompit avant de reprendre, d’une voixplus douce dans laquelle il décela de la surprise :

— Vous avez dit Tryphena ? Se pourrait-il quevous parliez de Tryphena Saunders?

— Oui, ma cousine. Celle qui se passionne pourcette drôle d’écriture en forme de dessins.

— Des hiéroglyphes, précisa sa visiteuse. Dont ledéchiffrage est… Enfin, peu importe. Nul doute queje perdrais mon temps et ma salive à tenter de vousen expliquer l’importance.

Elle tourna les talons dans un délicieux bruisse-ment de soie et commença à s’éloigner.

Beechey se hâta de lui emboîter le pas.— Madame, je suis confus de vous retenir dans

ce lieu si désagréable. Il est naturel que vous soyezbouleversée. Cependant, je vous supplie de vous rappeler que…

— Cet homme est un parfait imbécile, articula-t-elle d’une voix basse mais tout de même audible.

— Certes, madame, mais nous n’avons que lui.— Je suis peut-être un imbécile, intervint Rupert,

mais je suis irrésistiblement séduisant.— Seigneur ! Et vaniteux, avec cela, marmonna-

t-elle.— Et comme je suis un gros bœuf abruti, pour-

suivit-il, je suis merveilleusement accommodant.

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Elle s’arrêta et regarda Beechey.— Vous êtes vraiment certain qu’il n’y a personne

d’autre?— Absolument. Personne d’ici à Philae.Ce devait être loin, songea Rupert. Sinon, cette

dame n’en serait pas réduite à chercher de l’aide aufond des cachots du Caire.

— Et je suis fort comme un bœuf, aussi, plaida-t-il d’un ton encourageant. Je pourrais vous soule-ver d’une main, et votre servante de l’autre.

— Il est très gai, madame, souligna Beechey,désespéré. Accordez-lui au moins cela. N’est-il pasextraordinaire qu’il ait réussi à conserver sa bonnehumeur dans un lieu aussi sinistre?

Obligeamment, Rupert se mit à siffloter.— À l’évidence, c’est par ignorance, riposta-t-elle.— Dans les circonstances présentes, insista Bee-

chey, l’intrépidité est un atout essentiel. C’est unequalité que les Turcs respectent.

La dame fit un commentaire entre ses dents. Puiselle se tourna vers le Turc qui les avait escortés –quelqu’un d’important, à en juger par la taille consi-dérable de son turban – et s’adressa à lui dans l’unede ces invraisemblables langues orientales. L’hommeau turban secouait la tête en faisant force ts ts. Ellecontinua de parler. Il ne semblait pas satisfait. Et cemanège se poursuivit.

— Que dit-il ? voulut savoir Rupert.Beechey répondit qu’ils parlaient trop vite pour

qu’il puisse comprendre.La servante se rapprocha de Rupert.— Ma maîtresse est en train de vous marchander,

expliqua-t-elle. Je suis désolée pour vous que vousayez l’esprit si lent. En arrivant, elle était prête àpayer quasiment le prix demandé, mais, maintenant,elle dit que vous ne valez pas tant.

— C’est vrai? Et combien demandaient-ils?

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— Avec tous les pots-de-vin, on arrivait à troiscents bourses. Une jeune esclave blanche – c’est cequ’il y a de plus cher, comme esclave – n’en vaut quedeux cents.

— Je n’ose espérer que vous sachiez ce que celareprésente en livres, shillings et pence…

— Cela fait plus de deux mille livres anglaises.Rupert émit un long sifflement.— C’est un peu raide, remarqua-t-il.— C’est ce qu’elle est en train de dire au cheik,

confirma la servante. Elle prétend que vous ne valezpas grand-chose pour personne. Que votre tête aubout d’une pique pourrait divertir les Cairotes, maisqu’elle ne voit pas tellement à quoi d’autre vouspourriez servir. Qu’il y a autant de lords en Angle-terre que de cheiks en Égypte. Que seul le fils aînéd’un lord a de la valeur, et que vous êtes un cadet.Et que votre père vous a envoyé ici parce que vousêtes idiot.

— C’est incroyable, commenta-t-il en riant. Elle adeviné tout cela alors que nous venons tout juste defaire connaissance – et dans le noir, qui plus est.Quelle femme étonnamment intelligente !

L’enturbanné se lança à son tour dans uneharangue. L’Anglaise haussa les épaules et fit minede s’éloigner.

Le prix demandé pour sa libération était ridicule-ment élevé. Son père lui-même refuserait de payerune telle somme. N’empêche que Rupert fut déçu dela voir partir.

Chercher son frère aurait pu être amusant. Cer-tainement plus, en tout cas, que de creuser le sablepour trouver des cailloux cassés ou d’arracher despapyrus aux doigts crochus de cadavres. Oui, ilconnaissait ce terme. Il avait dû entendre Tryphenale prononcer des milliers de fois. Il ne l’avait écor-ché que pour voir la réaction de Mme Pembroke –une réaction fort divertissante, ma foi.

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Hélas, maintenant, il ne saurait peut-être jamaisà quoi elle ressemblait !

La servante l’abandonna pour suivre sa maîtresse.Beechey leva les mains au ciel, puis s’élança derrièreelles.

Rupert suivit du regard la plus grande des deuxfemmes jusqu’à ce que les ténèbres l’engloutissent.

C’est alors que l’homme au turban cria quelquechose.

Mme Pembroke sortit de l’ombre. Et Rupert sen-tit nettement son cœur faire un petit bond dans sapoitrine.

Daphné ne resta pas pour assister à la libérationde M. Carsington. Après avoir fixé le prix, elle laissaM. Beechey régler les détails et distribuer les pots-de-vin – les fameux « bakchichs » qui huilaient lesrouages de la plupart des transactions dans l’Empireottoman.

Elle avait hâte de quitter cet endroit qui lui flan-quait la chair de poule. Elle s’en voulait d’avoir mar-chandé si longtemps avec le cheik. Mais découvrirsur quel crétin ses espoirs reposaient, puis devoirnégocier avec une brute qui ne savait sans doutemême pas écrire son propre nom…

Cela l’avait rendue presque folle.Son frère avait des ennuis. Il était perdu, blessé,

peut-être – ou pire encore –, et tous les hommesqu’elle avait rencontrés jusque-là prenaient la chose àla légère, se moquaient d’elle ou cherchaient à contra-rier ses plans. Elle en aurait pleuré de frustration.

Mais, par-dessus tout, elle voulait s’en aller. S’éloi-gner au plus vite de cette citadelle, de ses cachotspuants et de ces hommes sans cœur.

Quand elle émergea enfin des profondeurs obs-cures de la forteresse dans la lumière, elle inspira àlongues goulées l’air déjà brûlant du matin.

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— Vous savez pourquoi il est en prison, madame?lui demanda Leena en la rejoignant.

— C’est évident. D’après M. Salt, M. Carsingtonest l’homme qui a attaqué le soldat turc hier. Ce n’estqu’un voyou sans cervelle et bagarreur.

Elle pressa le pas. Les âniers les attendaient del’autre côté des grilles de la citadelle.

— J’espère sincèrement que les autres fils sontdes saints, comme il le prétend, poursuivit-elle.Autrement, je plains sincèrement lord et lady Har-gate…

Elle s’interrompit en prenant conscience de laconclusion logique de sa tirade.

— Ô mon Dieu, qu’ai-je fait?Daphné s’arrêta si abruptement que Leena la

heurta.— Il faut envoyer un message à M. Salt pour

décliner les services de M. Carsington.— Mais vous venez de l’acheter, lui rappela Leena.— Je ne sais pas où j’avais la tête. Je n’avais pas

les idées claires. Sans doute la puanteur. Sans par-ler des tentatives d’intimidation de ce cheik inculteet les provocations de M. Carsington. Autrement, jeme serais rendu compte que personne n’était moinscapable de m’aider que cet homme. Nous allonsdevoir affronter des bandits, j’en suis certaine. Cegenre d’entreprise requiert un esprit froid et calcu-lateur. En un mot, ce qu’il me faudrait, c’est un nou-veau Belzoni : un homme qui sache quand employerla persuasion, voire la ruse, et quand faire appel àla force.

— Quand nous sommes arrivés, et que M. Beecheyvous a emmenée voir le cheik, j’ai entendu les gar-diens discuter entre eux, lui apprit Leena. Ils disaientqu’aucune prison ne pourrait retenir l’Anglais. Il est rapide, astucieux et n’a peur de rien. C’est la rai-son pour laquelle il s’est retrouvé enchaîné dans lecachot le plus profond du Caire.

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— Quelqu’un qui n’a vraiment peur de rien doitêtre fou ou demeuré, décréta Daphné.

— Vous, vous êtes assez intelligente pour sixhommes, fit valoir sa servante. Vous n’avez pas besoind’un homme très intelligent, mais d’un homme avecde gros muscles et beaucoup de courage.

Daphné n’avait aucune idée de la taille desmuscles de M. Carsington. Elle n’avait qu’entrevu sahaute silhouette sombre. En revanche, sa présencen’avait rien d’indistincte. Elle l’avait senti, là, tout le temps où elle marchandait avec le cheik. Elleavait entendu sa voix grave et rieuse – alors qu’il n’yavait vraiment pas de quoi rire. Elle avait entendugrouiller les rats. Elle avait senti la puanteur. Et ellesavait à quel genre de geôliers il avait eu affaire.

Tout en se disputant avec le cheik, elle avait songéau prisonnier à plusieurs reprises. Cela faisait vingt-quatre heures qu’il était enfermé ici, dans le noir ausens propre comme au sens figuré. Il n’avait aucuneidée de ce qui allait advenir de lui. Il ne savait pas sises ravisseurs allaient le fouetter, le torturer ou lemutiler, si ses amis allaient le retrouver ou s’il allaitmourir ici, seul.

Et Miles se trouvait peut-être dans une situationtout aussi désespérée.

Elle sentit un nœud se former au creux de sonestomac.

— Je me sens sale, dit-elle. J’ai besoin de prendreun bain. Nous avons tout notre temps. M. Beecheyet le cheik n’auront pas terminé leur rituel bureau-cratique avant des siècles.

Les bains étaient un luxe immoral dont Daphnéavait fait la découverte dès le début de son séjour enÉgypte. Entre les parois carrelées de l’établissementréservé aux femmes, le monde extérieur et ses diffi-cultés n’existaient plus. On n’avait qu’à se laisser

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bichonner et écouter les autres femmes rire et échan-ger des commérages.

Même en cette journée particulièrement difficile,la magie opéra. Elle ressortit plus calme, et l’espritclair. Elle était parfaitement capable d’échafauderun plan pour retrouver Miles, se dit-elle en remon-tant sur son âne. Tout ce qu’il lui fallait, c’était unhomme pour faire ce dont elle ne pouvait se char-ger. Dans ce cas, comme l’avait souligné Leena, plusil serait fort, mieux cela vaudrait. Or M. Carsingtonavait une tête de plus que pratiquement tous leshommes des environs. Et il devait être fort, pouravoir survécu à un affrontement avec les soldats deMohammed Ali. Bref, tout ce qui lui manquait,c’était un cerveau. Et de cela, Daphné était ample-ment pourvue.

Adroitement menées par les âniers, elles regagnè-rent Ezbekiya en un temps record malgré la circula-tion.

Elles mirent pied à terre devant la porte. Daphnéconfia à Leena le soin de payer les âniers et empruntale passage ombragé qui bordait la cour. Elle allaitatteindre l’escalier quand une haute silhouette sedressa devant elle.

— Vingt livres ? s’exclama une voix masculinequ’elle n’eut aucun mal à reconnaître.

Elle s’arrêta net et son cœur manqua un batte-ment. Malgré l’ombre, il ne faisait pas aussi noir quedans le cachot de la citadelle. Elle le voyait doncparfaitement, à présent, même à travers son voile dedeuil. Il était grand, et large d’épaules, comme il luiavait semblé dans l’obscurité. Ce qu’elle n’avait pasdistingué, en revanche, c’était la beauté de ses traits.

Sourcils noirs, yeux bruns rieurs, nez insolent etsourire au coin de ses lèvres trop sensuelles : il étaitla séduction faite homme.

Une onde de chaleur envahit Daphné, consumantle calme et l’assurance qu’elle avait eu tant de mal à

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retrouver, et la laissant, un instant du moins, aussigodiche qu’une gamine de quinze ans.

Cependant, comme Virgil n’avait pas manqué dele lui faire observer à maintes reprises, elle n’avaitjamais été aussi timide qu’il seyait à une femme deson rang. Aussi se risqua-t-elle à considérer le restede sa personne. Sa redingote, son gilet et son panta-lon étaient admirablement coupés, sa chemise et sacravate d’un blanc immaculé. Ces quelques secondeslui suffirent pour graver dans sa mémoire l’image dece corps mince et athlétique dont les vêtements ajus-tés ne faisaient que souligner la puissance.

Sa bouche s’assécha et elle perdit l’usage de la rai-son. Soudain, plus rien n’avait de sens. Heureuse-ment, cela ne dura pas. Elle reprit vite ses esprits.

— Monsieur Carsington, dit-elle dès qu’elle put ànouveau parler.

— Vingt livres, répéta-t-il. Trois bourses. Vousavez réussi à faire descendre le cheik Machin à vingtlivres ! Aux bains, j’ai appris que c’était d’ordinairele prix d’un eunuque !

— Des eunuques les plus chers, oui, confirma-t-elle. Je ne m’attendais pas à vous voir si vite, s’em-pressa-t-elle d’ajouter. Et vous avez même eu letemps de passer aux bains? C’est miraculeux.

L’image de M. Carsington vêtu d’une simple ser-viette nouée autour des hanches s’imposa à elle.

Elle n’aurait pas dû fumer, aux bains, se repro-cha-t-elle. Même par politesse. Cela laissait un mau-vais goût et faisait tourner la tête. Et elle n’auraitpas dû écouter les histoires obscènes que racon-taient les autres femmes. Cela avait fait germer despensées inconvenantes dans son esprit embrumépar la fumée.

En temps normal, elle ne prêtait pas attentionaux hommes, sauf quand ils faisaient obstacle à sesprojets, ce qui, d’après son expérience, semblait êtreleur fonction première.

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Elle passa à côté de lui et gravit l’escalier.— C’est incroyable, n’est-ce pas, Leena? observa-

t-elle à l’intention de sa servante qui les avait rejoints.D’habitude, avec les Turcs, la moindre petite négo-ciation prend des heures. Je n’espérais pas que nouspuissions nous mettre en route avant demain.

— Je suis sûr que le cheik aurait bien aimé fairedurer les tractations, repartit M. Carsington, maisvous l’avez épuisé.

— Cette prison était répugnante, lui rappela Leenaen montant à la suite de Daphné. Pour nous débar-rasser de la puanteur, nous sommes allées aux bains.Nous avons fumé, parlé avec les autres femmes etappris des blagues salaces. Maintenant, nous n’avonsplus mal au cœur et nous sommes calmes.

— Vous avez fumé ? Appris des blagues salaces ?Excellent. Je me doutais que cette mission seraitplus intéressante que ramasser des pierres.

Rupert regarda Mme Pembroke monter lesmarches et franchir la porte dans un bruissementcontrarié de soie noire. Il trouva ce mouvementaussi charmant que son mouvement d’humeurquand elle avait planté là le cheik.

Comme il l’avait trouvée fort divertissante, Rupertavait été ravi de découvrir, après son départ, qu’ellen’était pas – comme il l’avait d’abord cru – de la géné-ration de Tryphena. Autrement dit, qu’elle n’avaitpas l’âge d’être sa mère.

Beechey lui avait révélé que Miles Archdale, lefameux frère disparu, était un spécialiste des anti-quités d’une petite trentaine d’années et que sa sœur,qui était veuve, avait quelques années de moins quelui.

Rupert avait également appris que la peste, quil’avait bloqué à Alexandrie des semaines, les avaitégalement retenus au Caire. La quarantaine n’avait

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été levée que très récemment. Autrement, à l’heurequ’il était, M. Archdale et sa sœur seraient à Thèbes.En effet, selon Beechey, ce dernier était impatientde confronter ses théories sur la langue aux templeset tombeaux de Haute-Égypte.

Le secrétaire avait également fait valoir que lefrère avait de fortes chances de réapparaître tôt outard, sans doute fatigué par quelques jours dedébauche. Bien entendu, on ne pouvait le dire à sasœur, mais le consul général était sûr que le servi-teur Akmed avait menti.

Le Caire offrait des divertissements pour tous lesgoûts et il n’était pas rare que les hommes «dispa-raissent» plusieurs jours dans des maisons closes oudes fumeries d’opium. C’était ce qu’avait dû faireArchdale. Quant à Akmed, il avait dû fumer trop dehaschich et importuner quelqu’un qui avait fini parle brutaliser.

Mais Rupert ne pouvait en aucun cas révéler celaà Mme Pembroke. Il devait lui faire plaisir.

— Vous pouvez vous renseigner auprès de lapolice, ce genre de chose, lui avait suggéré Beechey.Et je vous conseille d’interroger le domestique entête à tête. Si vous dénichez Archdale ou s’il reparaîtde lui-même, ce qui est le plus probable, donnez à Mme Pembroke la version des événements qu’ilsouhaitera. Je ne peux vous dire à quel point il estimportant que nous restions dans les meilleurstermes avec eux. Ils sont en mesure de nous appor-ter une aide considérable dans nos recherches ici,tant sur le plan financier que scientifique. M. Saltcompte sur vous pour faire preuve de discrétion, detact et de délicatesse.

Rupert avait hoché la tête d’un air grave tout ense demandant si, comme le domestique d’Archdale,Beechey n’avait pas un peu abusé du haschich.

Il ne fallait pas être dans son état normal pour nepas se rendre compte qu’il était le dernier homme à

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qui faire appel pour une mission requérant de la discrétion, du tact et de la délicatesse. Lui-même en était conscient. En temps normal, il l’auraitd’ailleurs signalé. Mais il aimait bien le petit coupsec que Mme Pembroke donnait à ses jupes quandelle était contrariée, et il avait envie de voir à quoielle ressemblait. Alors, pour une fois, il avait tenu salangue et tenté d’afficher une expression tout en dis-crétion et délicatesse.

Ce n’était toutefois pas une attitude qu’il pouvaitconserver très longtemps, il le savait.

Il grimpa l’escalier à la suite de la servante etpénétra dans la maison. Après avoir emprunté undédale de pièces et de couloirs, il se retrouva dansune salle très haute de plafond.

Le sol de l’espèce d’estrade qui en occupait uneextrémité était recouvert de tapis turcs. Une ban-quette assez basse garnie de coussins courait surtrois côtés, le long des murs. Une grande table assezbasse elle aussi, et encombrée de livres et de papiers,occupait presque toute la place au centre de l’es-trade. Une multitude de statuettes en bois étaientposées sur une étagère fixée à l’un des murs.

Mme Pembroke regarda fixement la table, puis selaissa tomber à genoux et se mit à farfouiller dansle désordre.

— Madame? fit Leena d’un air inquiet.— Tout n’est pas comme je l’avais laissé, expliqua-

t-elle.— Comment le savez-vous? s’enquit Rupert.— J’étais en train de travailler sur le nouveau

papyrus. Je dispose toujours les documents de lamême façon. Le papyrus à droite, comme référence.La copie au centre. La table des signes en dessous.Le texte de la pierre de Rosette ici. Le lexique copteà côté. Et les notes de grammaire, là. Il y a un ordreà respecter. Il faut travailler méthodiquement, sinon,on ne peut pas y arriver.

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Sa voix était montée d’un ton à mesure qu’elleparlait.

— Le papyrus et la copie ont disparu, ajouta-t-elle. Tout ce travail… tous ces jours passés à ledérouler… tout le mal que je me suis donné pour enfaire une copie fidèle…

Elle se releva en chancelant un peu.— Où sont tous les domestiques ? voulut-elle

savoir. Et Akmed? Comment va-t-il ?— Allez vous renseigner, ordonna Rupert à Leena.

Calmez-vous, ajouta-t-il à l’adresse de Mme Pem-broke. Comptez jusqu’à dix.

Elle le regarda. Du moins, lui sembla-t-il, car elleavait tourné la tête dans sa direction.

— Vous n’enlevez jamais cette chose ? reprit-ild’un ton impatient. Votre regretté époux devait êtreun homme remarquable, pour justifier un tel cha-grin, observa-t-il en englobant d’un grand geste levoile de deuil et la robe de soie noire. Il doit faireune chaleur d’enfer, là-dessous. Pas étonnant quevous n’ayez pas les idées très claires.

Elle demeura tournée vers lui puis, d’un mouve-ment brusque, rejeta son voile en arrière.

Rupert eut l’impression qu’il venait de recevoir uncoup de massue turque sur le crâne.

— Hmm, fit-il quand il eut recouvré l’usage de laparole, songeant qu’ils auraient peut-être dû procé-der plus progressivement.

Elle avait des yeux verts, mais verts, profondémentcernés, au-dessus de pommettes hautes, un visage enforme de cœur, un teint de porcelaine et des cheveuxcuivrés qui semblaient merveilleusement soyeux.Elle n’était pas du tout mignonne. Mignonne, celaavait quelque chose d’ordinaire. Sans doute n’était-elle pas non plus belle – du moins selon les critèresanglais. Car, justement, elle était d’une beauté horsnorme. Tout à fait extraordinaire.

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Tryphena possédait une impressionnante collec-tion de livres consacrés à l’Égypte. Rupert avait vuun visage tout à fait semblable à celui-ci sur l’illus-tration en couleur d’une tombe ou d’un temple. Ils’en souvenait parfaitement : une femme rousse,vêtue en tout et pour tout d’un collier d’or, les braslevés vers le ciel.

Nue. Oui, il aimerait la voir nue. Son œil exercélui disait que la mortelle qui se tenait devant luiavait un corps aussi saisissant que son visage.

Un peu à la manière d’une déesse en colère, ellearracha sa sinistre coiffure et la jeta à terre.

Leena revint sur ces entrefaites.— Ils ont disparu! cria-t-elle. Tous !— Vraiment? fit Rupert. Voilà qui est intéressant.Il se tourna vers la jeune veuve. Elle était blanche

comme un linge. Diable ! Allait-elle s’évanouir? Laseule habitude féminine qu’il redoutât et détestâtplus encore que les pleurs, c’étaient les pâmoisons.

— Nous pensions tous que votre frère s’était égarédans une maison close, avoua-t-il. Mais cette nouvellem’incite à penser que ce n’est peut-être pas le cas.

Une rougeur soudaine envahit son teint trop pâle.Ses yeux verts étincelèrent.

— Une maison close?— Un lieu de perdition, expliqua-t-il, où les

hommes engagent des femmes pour faire ce à quoila plupart des dames refusent de consentir à moinsqu’on ne les épouse, et encore.

— Je sais ce que c’est qu’une maison close !— Il paraît que celles du Caire feraient passer

celles de Paris pour des pouponnières quaker, pré-cisa-t-il. Cela dit, je n’en parle pas avec une certitudeabsolue : je n’ai que de très vagues souvenirs de Paris.

Elle plissa les yeux.— Ce que vous vous rappelez ou pas de Paris est

sans intérêt dans la situation qui nous occupeaujourd’hui, observa-t-elle.

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— Je voulais seulement souligner combien latentation est grande, affirma-t-il. Seul un saint –comme l’un de mes frères – serait capable d’y résis-ter. Alors, naturellement, ignorant le degré de sain-teté du vôtre…

— Vos collègues et vous avez tout simplementconclu que Miles était en train de prendre du bontemps avec des prostituées et des danseuses.

— Et que, entre le haschich, l’opium et tout lereste, il avait perdu la notion du temps, précisa-t-il.

— Je vois. Donc, votre rôle était de m’occuper letemps que Miles réapparaisse ou soit ramené ici.

— Oui. C’est ainsi que l’on m’a présenté les choses.Cela paraissait assez simple. On peut mettre la dis-parition d’un frère sur le compte de la drogue et des femmes. Mais maintenant que nous avons éga-lement perdu un papyrus, sans parler des domes-tiques, l’affaire se complique.

— Je ne comprends pas comment des intrus ontpu entrer ici, intervint Leena. Le portier, Wadid,était à sa place quand nous sommes rentrées. Il nenous a pas dit qu’il y avait eu des problèmes.

— C’est le type assis sur le banc de pierre près dela grille ? demanda Rupert. Il avait l’air en prière. Il n’a absolument pas fait attention à moi.

Maîtresse et servante échangèrent un regard.— Je vais le voir, annonça Leena qui sortit aussitôt.Tournant le dos à Rupert, Mme Pembroke se

pencha de nouveau sur la table. Elle s’agenouilla,déplaça un livre vers la gauche, puis chassa le sabled’un papier qu’elle glissa dessous. Elle ramassa desplumes éparses sur le sol et les rangea dans le plu-mier. Les étincelles de colère avaient disparu de sonregard vert et sa rougeur s’était dissipée, la laissantà nouveau très pâle, ce qui faisait ressortir les cernesmauves sous ses yeux.

Sans trop savoir pourquoi, Rupert se prit soudainà songer à sa petite cousine Maria, pleurant sur les

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poupées que ses frères et lui avaient prises pourcibles lors de leurs exercices de tir.

Il n’avait pas de sœur. Il n’était pas habitué auxlarmes des filles et cela l’avait mis dans tous sesétats. Quand il avait proposé d’essayer de recollerles poupées, la petite Maria l’avait frappé avec leplus grand des corps mutilés et il s’était retrouvéavec un œil au beurre noir. Quel soulagement ! Ilpréférait mille fois un châtiment physique à cet indi-geste ragoût d’émotions.

Les ombres sous les yeux de Mme Pembroke etson teint de craie l’affectaient autant que, autre-fois, les sanglots de sa cousine. Sauf que, là, iln’avait pas cassé de poupée. Et il n’avait fait aucunmal au frère de cette dame. À la vérité, il n’étaitmême pas sûr de l’avoir jamais rencontré. Iln’avait pas non plus touché au précieux papyrus.Bref, il n’avait aucune raison de se sentir aussi…mal.

C’était peut-être quelque chose qu’il avait mangé.La pâtée de la prison, par exemple. Ou alors unepetite crise de peste.

— Il a bien disparu, alors ? s’enquit-il. Il n’a pasété déplacé ou mélangé avec d’autres documents?

— Il y a peu de chances que je confonde un papy-rus ancien avec des papiers ordinaires.

— Vraiment, je ne comprends pas qu’on sedonne autant de mal pour un malheureux papyrus,commenta Rupert. En venant ici, j’ai été accostéau moins six fois par des Égyptiens qui m’en agi-taient sous le nez pour me les vendre. On ne peutpas passer devant une brûlerie sans qu’un joyeuxdrille en sorte et vous propose des brassées depapyrus – avec, par-dessus le marché, ses sœurs ou ses filles, qui sont toutes vierges, certifiées etgaranties.

Mme Pembroke s’assit sur ses talons et leva lesyeux sur lui.

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— Monsieur Carsington, commença-t-elle, il mesemble qu’il est grand temps que nous précisions unpoint essentiel.

— Non pas que l’authenticité de la chose m’inté-resse, d’ailleurs, poursuivit-il. Je n’ai jamais com-pris le cas que l’on faisait des vierges. À mon avis,une femme d’expérience…

— Votre avis n’a pas été sollicité, monsieur. Et iln’est pas nécessaire non plus que vous « compre-niez » ceci ou cela. Vous n’êtes pas là pour penser.Dans cette entreprise, vous fournissez les muscles ;le cerveau, c’est moi. Est-ce clair?

Ce qui était clair, aux yeux de Rupert, c’était que,pour l’empêcher de pleurer, il suffisait de l’agacer.Son regard brillait de nouveau et elle avait reprisquelques couleurs.

— Comme de l’eau de roche, répondit-il.— Parfait, fit-elle en indiquant la banquette en

face d’elle. Veuillez vous asseoir. J’ai beaucoup dechoses à vous dire et je trouve fatigant de parler en levant la tête. Vous n’êtes pas obligé de vousdéchausser ; la coutume orientale est malcommodepour les gens vêtus à l’européenne. Du reste, je medemande pourquoi les gens d’ici prennent la peined’ôter leurs chaussures avant de marcher sur lestapis alors que le sable s’y dépose aisément, demême que sur tout le reste, sans notre aide.

Il prit le siège qu’elle lui désignait et tapota lecoussin avant de s’y appuyer. Comme elle s’installaitsur la banquette qui lui faisait face, il nota qu’elles’était déchaussée, et eut un aperçu de ses pieds gai-nés de bas juste avant qu’elle replie les jambes souselle.

Il doutait qu’elle l’ait fait volontairement. Cen’était pas ce genre de femme. N’empêche que sespieds presque nus l’aguichèrent et qu’il sentit naîtreau creux de ses reins la brûlure qu’il connaissait sibien.

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8985Composition

CHESTEROC LTD

Achevé d’imprimer en Italiepar GRAFICA VENETA

le 3 mars 2014

Dépôt légal : mars 2014EAN 9782290086407

L21EPSN001144N0011er dépôt légal dans la collection : mai 2009

ÉDITIONS J’AI LU87, quai Panhard-et-Levassor, 75013 Paris

Diffusion France et étranger : Flammarion