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Loretta Chase

Devenue la reine incontestée de la romance de type Régence dansles pays anglophones, elle a rencontré un succès sans précédentavec Le prince des débauchés, véritable phénomène éditorial.Surnommée la Jane Austen des temps modernes, passionnéed’histoire, elle situe ses récits au début du XIXe siècle. Elle a renou-velé la romance avec des héroïnes déterminées et des héros forts,à la psychologie fouillée. Dans un style alerte et plein d’humour,elle sait analyser avec finesse les profondeurs de l’âme et de lapassion. Elle a remporté deux Rita Awards.

Lady Scandale

Du même auteuraux Éditions J’ai lu

Lady ScandaleNº 9213

Ne me tente pasNº 9312

Sur la soie de ta peauNº 9967

Scandale en satinNº 10246

LES CARSINGTON

1 – Irrésistible MirabelNº 8922

2 – Un insupportable gentlemanNº 8985

3 – Un lord si parfaitNº 9054

4 – Apprends-moi à aimerNº 9123

5 – Lady CarsingtonNº 9612

LES DÉBAUCHÉS

1 – La fille du LionNº 9621

2 – Le comte d’EsmondNº 9304

3 – Le prince des débauchésNº 8826

4 – Le dernier des débauchésNº 9831

LORETTA

CHASE

Lady Scandale

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Anne Busnel

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Titre originalYOUR SCANDALOUS WAYS

Éditeur originalAvon Books, an imprint of HarperCollins Publishers,

New York

© Loretta Chekani, 2008

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 2009

Remerciements

À Anna Baldi, grâce à qui j’ai pu faire parler mespersonnages en italien.

À Owen Harpern, Sherrie Holmes, Margaret EvansPorter et Katherine Shaw dont la connaissance de laville de Venise m’a été d’une aide précieuse.

À ma famille et à mes amis, avec un merci tout particulier à Walter, Cynthia,

Mary Jo, Nancy et la jumelle.

Prologue

J’ai besoin d’un héros…Lord BYRON, Don Juan, Chant I1

Rome, juillet 1820

Elle le précéda dans l’escalier qui menait à sachambre tout en ôtant ses vêtements un à un.

Marta Fazi était assurément agile. Son regardsombre demeurait rivé à celui de James tandis qu’ellepoursuivait son ascension… à reculons, sans faire lemoindre faux pas.

Ses dents blanches étincelèrent lorsqu’elle sedébarrassa en riant de son loup de dentelle, de sonvoile aérien, puis de la cape qui dissimulait sa robe.Enfin, si l’on pouvait appeler ainsi ce morceau desoie et de gaze transparente qui ne semblait tenirque par quelques rubans faciles à dénouer.

Marta ne conserva que ses émeraudes : un lourdcollier orné en son centre d’un spectaculaire cabo-chon qui reposait entre ses seins, ainsi que les bouclesd’oreilles et le bracelet assortis.

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1. Lord Byron, Don Juan, Éd. Florent Massot, 1994. Traduction etnotes de Benjamin Laroche. Nouvelle édition revue, corrigée et complétée par Stéphane Michalon et Julie Pribula. Tous lesextraits de Don Juan sont tirés du même ouvrage (N.d.É.).

James marqua une pause, le temps d’enlever tran-quillement son manteau. Il le crocheta au bout de l’in-dex par-dessus son épaule, puis reprit son ascensionsans se départir de cet air de détachement amusé qu’ilavait adopté dès le début pour ferrer le poisson.

Habituée à susciter le désir et à avoir tous leshommes à ses pieds, Marta avait vu dans cette pré-tendue indifférence un défi auquel elle n’avait passu résister. James n’avait donc pas eu grand-chose à faire pour qu’elle jette son dévolu sur lui.

En réalité, la simple idée d’un contact physiqueavec cette femme lui répugnait. Mais puisqu’il n’avaitpas le choix, il s’était contenté de montrer ses réti-cences, ce qui avait suffi à piquer la belle dans savanité.

Car belle, elle l’était. Il avait même entendu direque lord Byron lui avait dédié un poème, qui n’étaitpas destiné à la publication. Il fallait avouer que sontype de beauté était de ceux que les poètes se plai-sent à louer : brune au tempérament volcanique,Marta était ce qu’il était convenu d’appeler «unesuperbe créature».

Un genre qui ne suscitait pas un enthousiasmeforcené chez James, loin s’en fallait. À trente et unans, il avait eu son content de maîtresses pulpeusesà la sensualité débridée. Marta serait assurément ladernière. S’il survivait à cette rencontre. Dans l’hy-pothèse contraire aussi, d’ailleurs.

«Dans tous les cas de figure, c’est moi qui gagne»,songea-t-il.

Si sa mission échouait, il mourrait lentement,dans d’horribles souffrances. Personne ne le pleure-rait comme un héros tombé en pleine gloire. Per-sonne ne se douterait qu’il avait perdu la vie ententant de sauver le monde. Selon toutes probabili-tés, on ne retrouverait même pas son cadavre… ouce qui en resterait.

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«Une dernière fois, se dit-il alors que la porte dela chambre se refermait dans son dos. Pour ce mau-dit roi et ce maudit pays !»

Il déboutonna son gilet, l’abandonna avec sonmanteau sur la chaise la plus proche, tout en conti-nuant d’avancer vers Marta qui reculait inexorable-ment vers le lit.

Elle n’avait aucun mal à trouver son chemin dansla pièce plongée dans une semi-pénombre. Desdomestiques avaient dû préparer la chambre peu detemps auparavant, car deux chandelles brûlaient.

Marta ne devait pas dormir souvent seule.Cette luminosité étudiée permettait à James de

distinguer ses dents étincelantes entre ses lèvres char-nues, ainsi que l’éclat vénéneux, sur sa peau dorée,des émeraudes serties de diamants. Mais même dansl’obscurité totale, il l’aurait repérée au parfum capi-teux et suave, semblable à celui des roses fanées,qu’elle laissait dans son sillage.

Lentement, elle fit glisser ses mains sur ses seinsfermes et généreux, puis sur ses hanches pleines. Elleavait un corps à damner un saint et ne l’ignorait pas.

— Vous voyez, susurra-t-elle, je ne vous cache rien.Je m’offre entièrement à vous.

Sa façon de s’exprimer lui indiquait qu’elle avaitpassé la grande majorité de sa vie dans le sud del’Italie et qu’elle avait peu – très peu – d’instruction.Il détecta également un soupçon d’accent étranger.Chypriote, selon toutes probabilités.

Lui aussi avait des origines multiples, ce qui nel’empêchait pas de s’exprimer dans un italien parfait,la langue de sa mère. De cette dernière, il avait héritéses cheveux bouclés d’un noir de jais, et de son grand-père son profil de patricien romain. Marta n’avaitdonc aucune raison de suspecter qu’il était non seu-lement le fils d’un aristocrate anglais, mais de sur-croît agent du gouvernement de Sa Majesté.

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En résumé, James Cordier était une plus grandeimposture encore que cette panthère sensuelle quilui faisait face. Le tout était qu’elle ne s’en aperçoivepas.

— Entièrement? répéta-t-il tout en déboutonnantson pantalon. Pas tout à fait. Ces pierres sont jolies,mais votre beauté n’a nul besoin d’être rehaussée.

Sans compter qu’un collier aussi lourd n’était pasvraiment pratique quand on culbutait une fille. «Hé,tu vas me crever un chasse avec tes caillasses !»aurait-il pu ajouter dans l’argot appris au cours de sa jeunesse tumultueuse.

Elle eut un rire de gorge :— Un compliment, enfin! J’ai bien cru que je n’en

entendrais pas de votre bouche.— Le spectacle que vous m’offrez me délie la

langue.— Tant mieux. Et je vois que le petit bonhomme

se réveille lui aussi, commenta-t-elle en baissant lesyeux sur son érection.

Normal. James n’était qu’un homme après tout,et elle était diablement excitante. Comme la plupartdes femmes dangereuses.

Marta se décida à ôter ses boucles d’oreilles. Elleles posa sur la table de chevet. Puis ce fut le tour dubracelet.

James fit passer sa chemise par-dessus sa tête. Ils’approcha de la jeune femme qui avait du mal avecle fermoir du collier.

— Laissez-moi vous aider.C’était un fermoir ancien, probablement d’origine,

qui requérait de la dextérité et de l’attention. Laparure n’avait pas été créée pour les occasions ordi-naires, mais pour des cérémonies officielles. Elleavait appartenu à une reine plus de deux sièclesauparavant. Son propriétaire actuel avait fui laFrance et Napoléon en emportant ses biens de valeur.

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Plus tard, il avait fait rapatrier ces trésors par unhomme de confiance. C’est là que Marta et deux deses acolytes, déguisés en nonnes, avaient mis la maindessus.

Aux yeux de Marta Fazi, l’ancienneté de ces pierreschargées d’histoire ne signifiait rien. Elle avaitgrandi dans la rue, était quasi analphabète, dépour-vue de sens moral et de scrupules. Mais elle avait unfaible pour les hommes séduisants et une passionpour les émeraudes.

C’étaient là les informations que James avait purassembler à son sujet. Il n’avait pas besoin d’ensavoir plus pour mener à bien sa mission: subtiliserla parure, prendre la poudre d’escampette, retour-ner les pierres à leur légitime propriétaire et laisserles diplomates s’occuper des détails.

Sur le plateau de la table de chevet, les bijoux for-maient un petit monticule scintillant. Il fallait main-tenant se mettre au travail.

« À la guerre comme à la guerre », s’exhortaJames. Après tout, il était soldat, même s’il faisaitpartie d’une armée invisible. Personne n’épinglait de médaille sur la poitrine des types comme lui. Et s’il se faisait prendre, personne ne viendrait à sarescousse.

« Alors, Jamie, mon garçon, quoi qu’il advienne,ne te fais pas pincer !» se conseilla-t-il à lui-même.

Il donna donc à Marta ce qu’elle attendait de lui, avec vigueur et efficacité. Pour être un espion auservice de la Couronne, il n’en était pas moinscapable d’apprécier une bonne empoignade, surtoutquand la fille était jolie.

Lorsque, enfin, Marta parut raisonnablement ras-sasiée – du moins momentanément –, il lui chuchota:

— Je meurs de faim. Pas toi?— Oh, si, acquiesça-t-elle dans un murmure. Un

en-cas, un verre de vin… Histoire de reprendre des

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forces. Le cordon pour sonner le domestique est àta droite.

— Laissons-le dormir. Je vais aller repérer le ter-rain.

Elle eut un rire ensommeillé :— Ça ne m’étonne pas. Toi, j’ai compris que tu

étais un prédateur au premier regard!Là, elle n’avait pas tort.Il quitta le lit. Son pantalon était à portée de main,

il s’en était assuré un peu plus tôt. Il l’enfila, attrapasa chemise. Tournant le dos à la jeune femme, il fitpasser le vêtement par-dessus sa tête et, dans lemême mouvement, ni vu ni connu, il escamota lesémeraudes en étouffant leur cliquetis dans les plisdu tissu.

Le reste fut absurdement facile. Les tentures dulit à baldaquin empêchaient Marta de voir la chaisesur laquelle il avait laissé son gilet et son manteau. Il s’en saisit au passage, et se glissa hors de la pièce.

Un autre aurait attendu pour s’éclipser que la jeunefemme se soit endormie. Mais James était dans l’étatd’esprit de lady Macbeth : «Si, une fois fait, c’étaitfini, il serait bon que ce fût vite fait.».

Dans cette affaire, la célérité était essentielle. Martane tarderait pas à remarquer la disparition despierres. Et il y avait gros à parier qu’elle prendraittrès mal la chose. Le dernier qui avait eu le malheurde lui déplaire avait perdu ses parties intimes. Mor-ceau par morceau.

James n’avait sans doute que quelques minutesdevant lui. Quelques secondes, peut-être.

Il dévala l’escalier.Une seconde. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept…— Arrêtez-le ! hurla-t-elle. Arrêtez cet homme !

Brisez-lui les jambes !James atteignait le palier quand une grosse brute

jaillit en haut de l’escalier. Vif comme l’éclair, il

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plongea de côté en détendant d’un coup sec son brasaux muscles raidis. Le balourd ne fut pas assezrapide pour l’éviter et se le prit en pleine gorge.

Basculant en arrière, il plongea dans l’escalier têtela première.

À l’étage supérieur, Marta vociférait en grec, appe-lait ses hommes, leur enjoignait de capturer le fuyardvivant. Elle avait quelques projets le concernant.

Un poignard frôla la tête de James dans un siffle-ment menaçant.

Glapissant toujours, Marta décrivait les sévicesqu’elle comptait lui faire subir, et quelles parties deson anatomie elle découperait en premier.

James bondit par-dessus le corps du costaudinanimé, traversa le hall au pas de course.

Une porte s’ouvrit à la volée et une deuxième brutefonça sur lui. James réitéra le coup du bras d’acier,qu’il accompagna cette fois d’un uppercut au plexussolaire. Les jambes du rufian plièrent sous son poidset il s’effondra à terre. Un craquement retentit, quilui arracha un hurlement de douleur.

Rotule brisée, supputa James.Les braillements de Marta couvraient largement

les gémissements de l’homme.James n’avait aucune raison de s’attarder.L’instant d’après, il franchissait le seuil.Et, en un clin d’œil, il se fondit dans la nuit.

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Ô vous tous qui n’avez jamais vu de gondole,Écoutez ce que c’est : – c’est un étroit bateau

Long, couvert, très-commun à Venise, et qui voleComme l’oiseau de mer, doucement, rasant l’eau.

Une image quelconque est sculptée à la proue ;Noir est l’extérieur, peu coquet je l’avoue,

– On dirait un cercueil posé sur un canot ;– C’est une invention selon moi sans pareille,On s’y dérobe aux yeux indiscrets à merveille,Et de ce qu’on y dit l’on n’entend pas un mot.

Lord BYRON, Beppo1

Venise, mardi 19 septembre 1820

Des pénis. Partout.Pensive, Francesca Bonnard contemplait le

plafond du salon de son hôtel particulier, le palazzoNeroni, qu’elle louait depuis son installation àVenise.

Un siècle ou deux plus tôt, la famille Neroni s’étaitprise de passion pour les moulures et sculptures deplâtre ornementales. En conséquence, les murs et le

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1. Lord Byron, Beppo. Traduction de S. Clogenson, Éd. MichelLevy Frères, 1865. Tous les extraits de Beppo sont tirés du présentouvrage (N.d.É.).

plafond du salon étaient encombrés de rosaces, ten-tures, fruits, fleurs et personnages de plâtre.

Mais le plus fascinant, aux yeux de Francesca,étaient ces angelots dodus appelés putti. Ils gamba-daient au plafond, se dissimulaient à demi entredeux pans de rideaux, ou s’agrippaient au cadre desfresques. Ce n’étaient pas les seules statues pré-sentes, puisqu’on comptait également quatre vestalesaux seins dénudés qui se dressaient aux angles de lapièce, ainsi que quatre adonis musclés qui parais-saient soutenir les cloisons. Mais les putti les dépas-saient largement en nombre.

Tous ces petits mâles dans le plus simple appareilexhibaient autant de petits pénis. Une bonne qua-rantaine la dernière fois qu’elle les avait comptés.Encore qu’aujourd’hui, Francesca avait l’impressionqu’ils étaient plus nombreux. Se reproduisaient-ilsspontanément, ou étaient-ce que les quatre adoniset les quatre vestales bien en chair se mettaient à fricoter à peine la maisonnée endormie?

Depuis trois ans qu’elle vivait ici, Francesca avaitvisité nombre de demeures vénitiennes au luxeostentatoire. Toutefois, la sienne les battait à platescoutures dans la catégorie «excès en tout genre».

C’était aussi la seule maison où l’on pouvait admi-rer autant d’organes reproducteurs masculins pré-pubères.

Francesca se tourna vers son amie Giulietta.— Je ne devrais plus y faire attention, mais ils atti-

rent tellement l’œil. Les gens qui viennent ici pour lapremière fois en restent bouche bée. J’y ai bien réflé-chi, et je suis sûre maintenant que Dante s’est inspirédu palazzo Neroni pour écrire son Enfer.

— Ma foi, laisse donc tes visiteurs reluquer lesputti si ça leur chante, rétorqua Giulietta qui, lecoude posé sur le bras du fauteuil et le menton caléau creux de la main, regardait elle aussi le plafond.

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Pendant ce temps-là, tu peux les dévisager à ta guisesans passer pour un grossier personnage.

Les deux jeunes femmes ne se ressemblaient pasdu tout. Francesca était élancée, d’une beauté exo-tique, tandis que Giulietta était plus petite, avecquelque chose de doux dans les traits. Son visage enforme de cœur et ses yeux noisette à l’expressioncandide pouvaient laisser croire qu’elle n’était qu’uneinnocente jeune fille. À vingt-six ans, elle avait un ande moins que Francesca, mais une expérience de lavie dix fois supérieure.

Jamais personne n’aurait eu l’idée de qualifierFrancesca Bonnard de «douce», elle le savait. De samère, elle avait hérité les traits réguliers et les yeuxen amande d’un vert inhabituel. Son épaisse cheve-lure châtaine lui venait de sa grand-mère paternelle,une Française, et le reste de sir Michael Saunders,son bon-à-rien de père.

Les Saunders étaient plutôt grands, et Francescal’était aussi – comparée, du moins, à la plupart desfemmes. Ces quelques centimètres supplémentairesavaient incité les caricaturistes à la surnommer «LaGéante », ou encore « L’Amazone », dans les billetscalomnieux qui avaient été publiés dans les gazettesau moment de son divorce.

Cela faisait maintenant cinq ans qu’elle étaitséparée de John Bonnard – qui s’était récemmentvu attribuer une baronnie et portait désormais letitre de lord Elphick. Depuis, Francesca avait cesséde croire à des chimères telles que l’amour et lemariage. Et aujourd’hui, elle assumait fièrement sa taille, marchait la tête haute, et soulignait par samise les courbes voluptueuses dont la nature l’avaitdotée.

Autrefois, les hommes l’avaient trahie, blessée,abandonnée.

Mais c’était bien fini.

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À présent, ils rampaient à ses pieds dans l’espoird’un regard.

Ce jour-là, elle attendait la visite de plusieursadmirateurs, ce qui expliquait pourquoi elle ne rece-vait pas son amie Giulietta dans le petit boudoir quijouxtait sa chambre, et dont l’ambiance était bienmoins oppressante que celle du Putti Inferno. Ceboudoir était réservé à ses intimes, et elle n’avait pasencore décidé lequel de ses visiteurs aurait droit àce statut.

Rien ne pressait, du reste.Quittant le canapé sur lequel elle se prélassait –

dans une posture nonchalante qui aurait horrifié savieille gouvernante –, elle s’approcha de la fenêtrequi surplombait le canal.

Ce n’était pas le canal, à savoir le Grand Canal deVenise, mais l’un des plus larges parmi ceux quiconstituaient le dédale de voies aquatiques de lacité, également appelées rii. Et même si le GrandCanal n’était guère éloigné, le canal qui longeait lepalazzo Neroni était l’un des plus tranquilles deVenise.

Ce n’était pas un bel après-midi. La pluie crépitaitsur le balcon et, de temps en temps, une bourrasquede vent secouait les carreaux. Francesca promenales yeux sur le morne paysage… et cilla à plusieursreprises.

— Bonté divine, je crois qu’il y a du monde enface ! s’exclama-t-elle.

— Tu veux dire à la Ca’ Munetti? Vraiment? s’étonnaGiulietta qui se leva à son tour pour la rejoindre.

À travers le rideau de pluie, on discernait la sil-houette sombre d’une gondole. Celle-ci venait de seranger devant la façade du palazzo qui se dressaitsur la rive opposée du canal.

Ca’ était la contraction qu’utilisaient les Vénitienspour le mot casa, maison. Jadis, seul le palais des

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Doges était désigné comme un palazzo. Toute autredemeure n’était alors qu’une simple casa. Mais àprésent, n’importe quelle habitation, grande oupetite, luxueuse ou modeste, s’arrogeait fièrement letitre de palazzo.

À première vue, il n’y avait aucune raison pourque celle d’en face fasse exception à la règle.

Vue de l’extérieur, sa façade était en tous pointssemblable à celle du palazzo Neroni. Un portailqu’on franchissait sitôt descendu de la gondole don-nait accès à l’andron, sorte de grand vestibule. Desfenêtres agrémentées de balcons en fer forgé s’ali-gnaient le long du piano nobile, ou «bel étage». Au-dessus se trouvait un autre niveau, moins luxueux,et plus haut encore les soupentes qui abritaient lesquartiers des domestiques.

Cela faisait toutefois plus d’un an que la Ca’ Munettiétait inhabitée.

— Il n’y a qu’un seul gondolier, remarqua Fran-cesca. Et deux passagers, dirait-on. C’est tout ce queje vois avec cette maudite pluie.

— Ils n’ont pas de bagages, apparemment.— Peut-être leurs malles ont-elles été déjà expé-

diées?— Tu crois ? Personne ne semble les attendre.

Regarde, la maison est plongée dans l’obscurité.— Ils n’ont sans doute pas eu le temps d’engager

des domestiques, supposa Francesca.Les Munetti avaient emmené les leurs en par-

tant. Même s’ils n’étaient pas aussi désargentés que la plupart des vieilles familles vénitiennes, ilsavaient probablement trouvé la vie à Venise troponéreuse ; à moins qu’ils n’aient renoncé à vivredans une ville tombée sous la coupe des Autri-chiens. Toujours est-il qu’à l’instar des proprié-taires du palazzo Neroni, ils préféraient louer leurmaison à des étrangers.

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— C’est curieux de venir s’installer à Venise à cetteépoque de l’année, fit observer Giulietta.

— Qui sait, nous avons peut-être lancé la mode?D’un autre côté, s’il s’agit d’étrangers, ils ne savent toutsimplement pas que ce n’est pas la bonne période.

Tous ceux qui en avaient les moyens fuyaientVenise durant les chaleurs moites et suffocantes de l’été. Dès juillet, les nantis regagnaient leurs villas du continent et se gardaient de revenir avantla Saint-Martin, soit le 11 novembre, qui annonçaitle retour de l’hiver.

Pour sa part, Francesca avait quitté quelque tempsplus tôt la villa du comte de Magny, située à Mira,suite à une querelle qui avait pour objet un ami envisite, un certain lord Quentin fraîchement débarquéd’Angleterre. Ici, chez elle, à Venise, elle n’avait decomptes à rendre à personne. Et elle n’était pas lepoint de mire des villageois ébaubis. De toute façon,elle n’avait pas une passion pour la campagne et pré-férait de loin la vie citadine.

Parfois – rarement –, Londres lui manquait. Maisde moins en moins. Au début, elle avait vraiment eule mal du pays, même si elle ne l’avait jamais avoué.

Un domestique fit son entrée pour dresser la tableà thé.

— Arnaldo, avez-vous des nouvelles de la Ca’Munetti? interrogea Francesca.

— Oui, madame. Des bagages sont arrivés hier, enfin d’après-midi. Juste quelques malles. Ces gens ontengagé le gondolier Zeggio, qui est le cousin de lafemme du cousin de notre cuisinier. Il dit que sonnouveau maître est apparenté à la famille Albani.Apparemment, il souhaite étudier avec les moinesarméniens, comme l’a fait votre ami lord Byron.

Giulietta arqua les sourcils et échangea un regardentendu avec Francesca. Puis elles éclatèrent derire.

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— Byron a peut-être étudié au monastère de SanLazzaro, mais il n’avait rien d’un moine, pouffaGiulietta.

Francesca reprit son sérieux et, les yeux fixés surle portail qui s’ouvrait de l’autre côté du canal, mur-mura :

— Tout de même, juste deux domestiques…— Le nouveau locataire est peut-être vénitien,

après tout? Et dans ce cas, il n’a pas de quoi payerles gages d’une domesticité nombreuse. Seuls lesétrangers et les courtisanes peuvent s’offrir une bri-gade de gens de maison.

Arnaldo se retira et la conversation se poursuivitentre les deux femmes.

— Mon nouveau voisin serait donc un étrangersans fortune. Ou un ermite, supputa Francesca.

— Dans un cas comme dans l’autre, il ne nousintéresse pas.

— Oh, Seigneur non! s’esclaffa Francesca.Son rire joyeux, d’une sensualité grisante, était

aussi célèbre que sa beauté. Peut-être même plus.Quand son divorce l’avait mise à l’écart de la

bonne société, elle avait dû apprendre à manipulerles hommes. Et elle s’était révélée bonne élève. Fanchon Noirot, son mentor parisien, lui avaitmême dit qu’elle possédait un véritable don.

Francesca avait appris à parler aux hommes et,plus important encore, à les écouter.

Pourtant, quand elle riait, les hommes se tai-saient, totalement sous le charme.

Lord Byron lui avait d’ailleurs dit à ce propos :— Quand vous riez, ma chère, les hommes retien-

nent leur souffle.— Ils feraient mieux de retenir les cordons de leur

bourse ! avait-elle répliqué.Il avait ri, quoique d’un air contrit, car c’était la

stricte vérité.

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Francesca Bonnard était une courtisane, et ellepratiquait des tarifs si prohibitifs que peu d’hommesétaient en mesure de s’offrir ses faveurs. Lord Byron,lui, n’en avait pas les moyens.

Pendant ce temps, de l’autre côté du canal

De toutes les villes du monde, il avait fallu qu’ellechoisisse celle-ci.

C’était diablement gênant.Sans parler de l’humidité.La gondole de James avait quitté la terre ferme

sous le crachin, mais c’est sous un véritable délugequ’elle avait longé le Grand Canal. On avait étéobligé de calfeutrer la felze, cette petite cabine amo-vible qui abritait les passagers en cas de mauvaistemps.

À travers les lames des volets de bois noir, Jamesn’avait entrevu que l’image floue des façades et desportails, sans rien entendre d’autre que le tambou-rinement de la pluie sur le pont.

Pour un peu, on se serait cru dans ces Enfers aux-quels croyaient ses ancêtres romains. La gondoleaurait tout aussi bien pu flotter sur le Styx, parmiles ombres des morts.

Les pensées de James avaient cessé de vagabon-der lorsqu’il avait entendu l’écho du raclement des rames contre la coque, signe qu’ils passaientsous un pont. Le gondolier avait annoncé dans lafoulée :

— Ponte di Rialto.Le type se nommait Zeggio. À première vue, il

semblait trop jeune pour mener une embarcation,si petite soit-elle, trop joli garçon pour effectuer untravail aussi physique, et trop naïf pour être pris ausérieux par qui que ce soit.

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Ce physique ingénu expliquait que les collègues deJames voient en Zeggio le guide idéal pour circulerdans Venise. En réalité, l’homme, âgé de trente-deuxans, était loin d’être candide. Le gouvernement bri-tannique avait eu plusieurs fois recours à ses ser-vices si bien qu’il était devenu un agent local trèsapprécié.

Au demeurant, il aspirait à devenir le James Cor-dier vénitien.

Le pauvre idiot.Après avoir quitté le Grand Canal pour bifurquer

dans une voie navigable plus étroite, puis une autreencore, la gondole s’était enfin immobilisée devantla Ca’ Munetti.

— Ah, Venise ! Un endroit merveilleux, vraiment !grinça James, en englobant d’un regard circulaireles façades grises des maisons environnantes et lessilhouettes anthracite des gondoles.

Sedgewick, qui avait été son ordonnance dans l’ar-mée, marmonna quelques paroles inintelligibles. Depetite taille, il avait un physique passe-partout quifaisait que les gens ne remarquaient jamais sa pré-sence. C’était en général leur première erreur. Par-fois leur dernière.

— Que dis-tu, Sedgewick?— Que je préférerais être en Angleterre, grom-

mela l’autre.— Tu n’es pas le seul.Il aurait certes fait plus froid là-bas, et certaine-

ment pas plus beau. Mais enfin, l’Angleterre étaitl’Angleterre, pas l’une de ces maudites contréesgrouillant d’étrangers. Non pas que James puisse seconsidérer comme un étranger à Venise. Sa mèreétait apparentée à la moitié des grandes familles ita-liennes. Son arbre généalogique était aussi distin-gué que celui de lord Westwood, son père.

Mais Venise n’était pas l’Italie.

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Venise, c’était… Venise.Alors que Zeggio amarrait la gondole au poteau

qui émergeait des eaux noires, James jeta un coupd’œil à la demeure qui faisait face à la Ca’Munetti.

C’était là qu’elle habitait.Elle, c’est-à-dire Francesca Bonnard, fille d’un

escroc notoire, feu sir Michael Saunders; et ex-époused’un prétendu parangon de vertu, lord Elphick; à pré-sent la courtisane la plus chère de Venise.

Trois siècles plus tôt, ce titre de gloire aurait sym-bolisé une éclatante réussite sociale. Ce n’était plusaussi vrai aujourd’hui. Venise n’avait plus ce rayon-nement mondial, surtout depuis quelques décennies.Néanmoins, « La Bonnard », comme on l’appelait,était réputée pour pratiquer les tarifs les plus outran-ciers de toute la Vénétie, et peut-être bien de tout lecontinent européen selon certains.

Pourquoi la reine des courtisanes était-elle venues’installer à Venise? La cité légendaire était pauvre,la plupart des riches familles aristocratiques l’ayantdésertée, et la foule de visiteurs qui y affluait autre-fois s’était considérablement réduite.

Alors oui, pourquoi n’était-elle pas restée à Parisoù elle avait connu la gloire trois ou quatre ansplus tôt, là où elle pouvait sélectionner à sa guiseses protecteurs parmi une multitude de nobles for-tunés ?

Ou pourquoi pas Vienne?Ou Rome? Ou Florence?Il le découvrirait sans doute tôt ou tard, si cette

information se révélait capitale. Et mieux valait tôtque tard. Car à cause d’elle, il avait dû reporter desprojets qui lui tenaient à cœur.

Après avoir récupéré les émeraudes dérobées parMarta Fazi, il les avait restituées à leur proprié-taire. Ce dernier, en échange du service rendu,avait signé un important traité avec le gouverne-

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ment britannique. Et avait gratifié James d’unegénéreuse récompense au passage.

Cette mission était censée être sa dernière. À l’heurequ’il était, il aurait donc dû faire route vers l’Angle-terre afin de jouir d’une retraite bien méritée.

Mais non.Aussi était-il en train de vouer Francesca Bonnard

aux gémonies quand le portail s’ouvrit en grinçant.Il sauta sur la margelle de pierre et, la seconde

d’après, pénétra dans l’andron, une pièce aux murslambrissés de bois sombre. Il y faisait froid et uneodeur de moisi flottait dans l’air.

James et Sedgewick suivirent Zeggio dans l’esca-lier qui les mena à l’étage – le piano nobile. Puis ilsdébouchèrent dans un vaste hall, le portego commel’appelaient les Vénitiens, qui traversait la maisonde part en part.

L’endroit était clairement conçu pour épater la galerie. Une rangée de lustres courait sur toute lalongueur du plafond, parallèlement à la ligne decandélabres posés sur des tables, le long du mur.Bien entendu, les pampilles des lustres et les cou-pelles des candélabres étaient en verre de Muranoet devaient refléter les flammes des bougies dansune extraordinaire féerie lumineuse, encore accen-tuée par les dorures de la décoration.

Consterné, Sedgewick secoua la tête et marmotta:— Il ne manquait plus que ça. Mais quelle sorte

de gens peuvent bien construire une ville sur pilotisau beau milieu d’un marais?

— Les Italiens, rétorqua James. Ce n’est pas unhasard si, autrefois, ils dirigeaient le monde, et siVenise régnait sur toutes les mers du globe. Admetsau moins qu’ils étaient de grands ingénieurs.

— J’admets juste qu’il y a tout ce qu’il faut icipour attraper la malaria et le typhus.

Zeggio intervint :

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— Oh, vous ne tomberez pas malade à cettepériode de l’année ! La malaria vient seulement enété et le typhus au printemps.

— Ça nous laisse quand même la pneumonie,l’angine purulente ou une bonne phtisie, grognaSedgewick.

— Je te reconnais bien là, Sedgewick, commentaJames. Toujours à voir le bon côté des choses.

Zeggio les précéda dans une pièce située au borddu canal.

— Vous verrez qu’en automne et en hiver, Veniseest bien plus agréable que le continent, assura-t-il.C’est pour ça que tout le monde revient le jour de laSan Martino.

Tout le monde sauf elle.Elle avait récemment résidé à Mira, dans la villa

d’été du comte de Magny, dont elle avait fait laconnaissance à Paris et qui était sans doute unancien amant – ou peut-être un amant actuel, larumeur restait floue sur ce détail.

Mais fin août, après avoir eu plusieurs conversa-tions avec lord Quentin, le supérieur de James,Francesca Bonnard avait abandonné Magny auxbeautés locales pour rentrer à Venise avec armes etbagages.

Lord Quentin n’avait pas réussi à la persuader delui rendre certaines lettres qu’elle avait en sa posses-sion. D’autres agents avaient bien tenté de lesrécupérer par des méthodes plus sournoises, en vain.Lord Quentin avait alors convoqué James, qui venaittout juste de boucler sa malle et s’apprêtait à embar-quer sur le premier bateau en partance pour l’Angle-terre… loin des conspirations, assassins et prostituéessanguinaires qui avaient jusqu’alors constitué sonquotidien.

À quand remontait sa dernière conversation avecdes gens respectables aux petits secrets anodins, des

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gens normaux en somme ? La dernière fois où ils’était retrouvé en compagnie de gens, hommes oufemmes, qui n’appartiennent pas à la lie de la sociétédatait de quand? Quand avait-il pour la dernière foiscroisé le regard innocent d’une vraie jeune fille –autre que sa sœur?

Il ne s’en souvenait même plus.Avec un soupir, il reporta son attention sur son

environnement.Il y avait là de la soie, du velours et des dorures à

profusion, et cependant, l’ambiance générale de cettepièce était plus domestique que celle du portego. Il yfaisait également plus chaud, car on avait allumé unfeu dans la cheminée avant leur arrivée. Ce qui n’em-pêchait pas les lieux de dégager une atmosphèremorne et surannée.

— Démodé et décati, lâcha Sedgewick, qui regar-dait autour de lui d’un œil critique.

— Venise est comme une belle cortigiana – unecourtisane – qui a connu sa minute de triomphe,expliqua Zeggio dans son anglais parfois approxi-matif.

— Son heure de gloire, corrigea James.— Son heure de gloire, répéta Zeggio.James s’approcha d’une fenêtre pour jeter un

coup d’œil au canal étroit. Il entrevit une silhouetteféminine qui passait devant la fenêtre d’en face. Unmoment plus tard, elle refit son apparition et s’im-mobilisa devant la croisée. En dépit de la pluie quimasquait les détails et de la rosace de pierre qui pro-tégeait le carreau, il recula spontanément dansl’ombre. Se cacher était une seconde nature chez lui.

— La dame est chez elle aujourd’hui, indiqua Zeg-gio, qui l’avait rejoint. Son amie aussi. Cette gondole,là, c’est celle de la signorina Sabbadin. Elles pren-nent le thé ensemble presque tous les jours. Ellessont comme ça, ajouta-t-il en levant la main, l’index

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et le majeur collés. Comme des sœurs. Tous ses amisont suivi la dame à Venise parce qu’ils s’ennuientsans elle. Mais ici, on ne s’embête jamais. Il y al’opéra, les ballets, les pièces de théâtre. Et bientôt,après Noël, le carnaval commencera.

James regardait la pluie tomber.— Sedgewick, si jamais nous sommes encore là

quand le carnaval débutera, tu es autorisé à m’abattre.— Bien, monsieur. Dans ce cas, il faudrait peut-

être se mettre tout de suite au travail, suggéra l’an-cien ordonnance.

James hocha la tête.— Zeggio, va te renseigner pour savoir où elle va

ce soir. Il faut que je m’habille en conséquence.— Elle ira à La Fenice, sans aucun doute.— Ah oui. Le plus bel opéra de Venise. C’est l’en-

droit où il faut se montrer, n’est-ce pas?— Ce soir, on y donne La Gazza Ladra, de Rossini.— La Pie voleuse, traduisit James pour Sedgewick,

dont les nombreux talents n’incluaient pas la connais-sance de langues étrangères.

— Cet opéra, elle y va tout le temps, précisaencore Zeggio. Mais je poserai la question, pour êtretout à fait sûr. Je me débrouillerai pour que quel-qu’un vous emmène dans sa loge pour faire les pré-sentations, d’accord?

— Non. Je ne veux pas lui être présenté tant queje n’ai pas compris qui elle est. Il me faut un jour oudeux, le temps de la cerner.

— Il faut d’abord connaître la cible, expliqua doc-tement Sedgewick. Mais mon maître n’a pas de malà comprendre les femmes. Celle-ci ne lui causerapas plus de difficultés que les autres.

— Puisse-tu dire vrai ! soupira James.Remarquant qu’une grande gondole guidée par

deux gondoliers approchait du palazzo Neroni, ildemanda:

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— Qui est-ce?Zeggio tendit le cou et étudia l’embarcation avant

de répondre :— Ah, celui-là! Il est arrivé à Venise peu de temps

après elle. C’est le prince héritier de Gilénie. Unblond aux cheveux bouclés, très beau. Un peu stu-pide aussi. Mais il paraît qu’elle l’aime bien.

Le royaume de Gilénie n’était qu’un point minus-cule sur la carte de l’Europe. Mais dans le métier deJames, on connaissait le moindre de ces minusculespoints.

— Le prince Lurenze, acquiesça-t-il. Un gamin de,quoi? vingt et un ans tout au plus?

— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur,vous aviez six ans de moins quand vous avez étérecruté, lui fit remarquer Sedgewick.

— C’est vrai, renchérit Zeggio, enthousiaste. Lesignor Cordier est une légende ! Je pensais mêmeque vous n’étiez qu’un mythe avant de vous voir demes propres yeux.

— Peut-être, reprit James, mais il y a un mondeentre un jeune casse-cou britannique, fût-il le fils cadetd’un aristocrate, et l’héritier d’une des plus vieillesmonarchies européennes. Croyez-moi, Lurenze a euune enfance bien plus protégée. Il a été élevé dans uncocon. Je m’étonne même que ses parents lui aientpermis de sortir de leur champ de vision.

— Il est venu avec toute une escorte, l’informaZeggio. Une tripotée de diplomates qui sont auxpetits soins pour lui. Et ça lui complique beaucoupla vie avec les dames: le pauvre, il n’est jamais seul !

— Cela doit pimenter la situation dans les bou-doirs. Du moins s’il les fréquente.

— Vous croyez que le prince est encore puceau?s’enquit Sedgewick.

— Je ne parierais pas là-dessus. Quoi qu’il en soit,son expérience doit être très limitée. Bref, il ne

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constituera pas un problème, assura James avec ungeste de la main. Et si Magny reste en villégiaturecomme tous les gens raisonnables, il n’y aura pasnon plus de souci de ce côté-là.

— Et la dame? s’inquiéta Zeggio.Cette fois, ce fut Sedgewick qui répondit d’un ton

catégorique :— Les dames ne sont jamais un problème pour le

maître. Jamais !

Pendant ce temps, à Londres

John Bonnard, baron d’Elphick, était assis à sonbureau. Il venait de fêter son quarantième anniver-saire, mais ses cheveux blond foncé étaient encoreépais, ses yeux noisette brillaient, et il avait encorela plupart de ses dents. L’un dans l’autre, même s’iln’était pas très grand et manquait de carrure, il étaitconsidéré comme l’un des hommes les plus sédui-sants d’Angleterre.

Toutefois, si les observateurs avaient pu lire en lui,ils auraient eu une tout autre opinion.

À cet instant précis, il trahissait un peu de sa réellepersonnalité en arborant la mine la plus renfrognéequi soit. Une lettre était posée devant lui, toute chif-fonnée, comme si elle avait été roulée en boule avantd’être dépliée, puis lissée du plat de la main.

La plupart des missives que lui envoyait son ex-femme subissaient le même sort. Mais, bizarrement,aucune n’avait fini au feu.

La frêle femme brune qui se tenait de l’autre côtédu bureau regarda la lettre, puis leva ses beaux yeuxsur John. Depuis vingt ans, Johanna Ide était la maî-tresse d’Elphick, et sa complice en toutes choses.Elle avait été maintes fois témoin de cette scène,néanmoins, elle s’abstint de hausser les épaules,

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consciente que, cette fois, les choses n’avaient pastourné comme ils l’espéraient.

Une autre lettre était arrivée. Et, comme d’habi-tude, cela avait mis Elphick de mauvaise humeur.

— La garce, gronda-t-il.— Je sais, très cher. Mais elle ne vous ennuiera

plus très longtemps.Il releva brusquement la tête.— C’est vrai. Tout est prêt. J’ai reçu un message

ce matin même. Marta Fazi est sortie de prison. Ilaura fallu le temps et cela m’a coûté assez cher, maisenfin, c’est fait. Elle doit être en route pour Vérone,à moins qu’elle ne soit déjà arrivée.

Ce fut au tour de Johanna de se rembrunir. Elleconnaissait Marta Fazi, dont Elphick se servaitdepuis des années et qui faisait partie de son harem.Chacune était persuadée d’être la seule à posséderle cœur du baron. Johanna, moins naïve, encoura-geait ces liaisons. Les affaires étaient les affaires, et leur entreprise se montrait florissante.

S’ils avaient été dépourvus de sens pratique,Elphick et elle se seraient officiellement unis desannées plus tôt. Mais comme une ambition égale lesdévorait – ils étaient sur ce point de vraies âmessœurs –, chacun s’était marié de son côté.

À présent, Johanna était veuve et Elphick divorcé.Pourtant, ils n’étaient guère pressés de convoler. Ilfaudrait d’abord que tout soit en ordre, c’est-à-direque son ex-femme soit hors de combat et qu’ilobtienne le poste de Premier ministre qu’il briguait.

Le plus important pour l’heure était de faire en sorteque personne ne soupçonne quel genre d’hommeElphick était en réalité. Et pour cela, Johanna étaitprête à se battre comme une lionne à ses côtés.

— Je sais ce que vous pensez, reprit-il. Vous pré-féreriez que j’emploie quelqu’un d’autre pour récupé -rer ces lettres.

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— Fazi sait à peine lire !— Elle saura reconnaître mon écriture. Je lui ai

envoyé assez de billets doux ! Et on lui dira quelsnoms chercher, c’est tout ce qu’elle a besoin desavoir.

— Elle est aussi un peu dérangée…— Elle peut bien faire ce qu’elle veut à Francesca,

du moment qu’elle me rapporte les lettres.— Je n’y vois personnellement aucun inconvénient,

mais je voudrais être tout à fait sûre que Marta aurabien ces lettres avant que votre ex-épouse n’ait unaccident fatal.

— Marta n’a pas pour habitude de tuer ses rivales.Il est plus probable qu’elle se contente de défigurerFrancesca. Auquel cas cette putain pourra direadieu à ses riches amants !

Le véritable problème provenait plutôt de ces der-niers.

Cinq ans plus tôt, Francesca Bonnard avait volédans ce même bureau ces fameuses lettres qui, luespar une personne au fait du genre de missives quis’échangeaient entre espions, pouvaient se révélerterriblement compromettantes.

Par chance, à l’époque où Francesca les avaitdérobées, elle était l’une des femmes les plus vili-pendées de Grande-Bretagne. Aurait-elle tenté à cemoment-là de dévoiler les liens secrets que son marientretenait depuis des années avec les autoritésfrançaises que personne ne l’aurait crue. On auraitsupposé d’emblée que ces lettres étaient des fauxmotivés par un farouche désir de revanche et lavolonté d’entraîner son mari dans sa chute. Peut-être même aurait-il pu contre-attaquer en la faisantcondamner pour diffamation.

Mais, évidemment, elle avait été plus maligne.Elle s’était bornée à quitter le pays et avait embrasséle plus vieux métier du monde, tandis que John

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Bonnard, de son côté, avait continué de grimper leséchelons dans son parti.

Aujourd’hui, il était baron. Il s’était fait quelquesennemis en chemin, et ces gens cherchaient main-tenant à l’abattre par tous les moyens. Il avaitentendu dire que l’un de ses détracteurs les plusacharnés, lord Quentin, se trouvait actuellement enItalie.

Ce n’était pas bon signe.Depuis son départ, au lieu de sombrer dans la

débauche pour finir ruinée, rongée par la vérole età moitié folle – comme Johanna et Elphick enavaient tout d’abord été persuadés –, Francesca Bon-nard avait aussi grimpé les échelons.

Elle fréquentait désormais des hommes trèsinfluents.

Et représentait donc un véritable danger.

Pendant ce temps, à Vérone

— Vous ne comprenez donc pas? cria Marta Fazià l’homme qui venait d’apporter un message au petitcottage dans lequel elle résidait. J’ai perdu mesmeilleurs hommes à cause de ce porc de Romain! Ilm’en a estropié deux qui ne seront plus bons à rien.Et six ont été emmenés en prison par les soldats. Ilsy moisissent toujours!

— Mais nous vous avons fait sortir, objecta lemessager. Et cela nous a coûté une petite fortune enpot-de-vin.

— J’en vaux la peine, rétorqua Marta avec suffi-sance. Et lord Elphick le sait très bien. Mais quevoulez-vous que je fasse sans mes hommes de main?

— Vous n’avez qu’à en engager d’autres.Marta fronça soudain les sourcils. Son regard se

fixa sur un point situé derrière le messager. Elle le

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contourna et se dirigea vers une petite statuetteposée sur une étagère qu’elle fit pivoter face contrele mur.

— Pourquoi elle me regarde comme ça ? mar-monna-t-elle. Elle sait pourtant ce que j’ai enduré.Ce sale type… Qu’il rôtisse en enfer !

— Peu importe ce type.Elle fit volte-face, les yeux étincelants de rage.— Peu importe ? glapit-elle. Vous savez ce qu’il

m’a fait?— Je sais qu’il vous a fait perdre votre sang-froid,

ce qui vous a valu d’échouer en prison. Du coup, nousavons été obligés de payer…

— Mes émeraudes ! hurla-t-elle. Mes belles éme-raudes ! Il les a prises !

— Il y a plus important… tenta d’arguer le mes-sager.

— Seules les reines portent ces émeraudes !coupa-t-elle, avant de geindre, les mains presséessur sa poitrine : Elles étaient à moi. Vous savez ceque j’ai dû faire pour les avoir ? Oh, je les aimaiscomme des enfants! Mes petits bébés chéris. Je n’enretrouverai jamais d’aussi belles…

Ses yeux sombres s’étaient remplis de larmes.Cette femme, capable de mutiler ses adversairesjuste pour s’amuser, de tuer sans se départir de sonsourire, pleurait à chaudes larmes sur ces caillouxverts.

— Quand je retrouverai ce porc, quand je mettraila main sur lui… articula-t-elle, hagarde.

— Vous le chercherez plus tard. Pour l’heure…— Qui est cet homme? Comment s’appelle-t-il ?— Nous n’en savons rien. Nous n’avons pas le

temps de procéder à une enquête. Oubliez-le. Oubliezces maudites émeraudes. Vous ne les retrouverezjamais, de toute façon. Elles sont retournées dans lescoffrets royaux dont vous les aviez tirées.

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— Non!Marta s’empara de la statuette sur l’étagère et la

lança à travers la pièce. Elle heurta le dossier d’unechaise et se brisa en mille morceaux.

— Oublier ? répéta-t-elle. Marta Fazi n’oubliejamais ! Il ne m’a même pas laissé un bracelet. Pasun. Rien! Toutes mes émeraudes, parties. Disparues!

— Mais elle, elle a des bijoux, lui rappela le mes-sager. Des bijoux magnifiques. Tout le monde le sait.

La tempête s’éteignit aussi vite qu’elle s’étaitdéchaînée.

Le messager poursuivit :— Mme Bonnard possède des saphirs, des perles,

des rubis, des diamants. Et, bien sûr, des émeraudes.— Des émeraudes?Marta eut le sourire d’un enfant à qui on vient de

proposer une confiserie.— Des émeraudes splendides qui ont autrefois

appartenu à l’impératrice Joséphine. Trouvez ceslettres, et personne ne se formalisera si vous empor-tez quelques babioles en partant. Si vous rapportezà Sa Seigneurie les papiers demandés, Elle vousoffrira les bijoux de la Couronne.

Venise, cette nuit-là, à l’opéra

Officiellement, la saison n’avait pas commencé,pourtant les loges et la corbeille de La Fenice étaientquasiment remplies. James savait qu’il y avait deuxraisons à cela : tout d’abord, on jouait La Pie voleusede Rossini, un opéra particulièrement populaire,ensuite, Francesca Bonnard et ses amis occupaientl’une des loges les plus chères.

Si beaucoup de spectateurs fixaient la scène, ilsétaient tout aussi nombreux à lever le nez pour dévi-sager la célèbre courtisane.

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Et comme on était en Italie, le reste ne faisait nil’un ni l’autre.

Les théâtres italiens ne ressemblaient pas auxthéâtres anglais. Ils étaient avant tout des lieux derencontre pour la société. Afin d’accueillir la foule,les escaliers et les salons où l’on pouvait se rafraî-chir étaient immenses. Jusqu’à très récemment, levaste hall avait abrité des tablées de joueurs decartes. Maintenant que le jeu était interdit, on secontentait de parties de backgammon.

En saison, les gens cultivés se rendaient au théâtrequatre ou cinq fois par semaine si bien que leur loge,spacieuse, était presque une seconde maison.Quelques-unes étaient meublées comme de véritablespetits salons et avaient à peu près le même usage. Decertaines, on apercevait à peine la scène.

Durant la représentation, les gens mangeaient,buvaient et discutaient. Ils jouaient aux cartes oubadinaient. Les domestiques allaient et venaient.Les voix des acteurs ou des chanteurs offraient unesorte de fond sonore.

Parfois – par exemple au début d’une aria parti-culièrement appréciée –, le public se taisait et écou-tait de toutes ses oreilles.

Ce n’était certes pas le cas lorsque James pénétradans la loge où Francesca Bonnard tenait sa cour.Sur scène, les chanteurs s’égosillaient et s’interpel-laient sans que personne leur prête la moindreattention.

L’entrée de James passa totalement inaperçue.Avec sa perruque et sa livrée, il était en tous pointssemblable aux autres valets qui s’activaient un peupartout, apportant qui un sandwich, qui un verre devin, qui un châle.

Se déguiser en domestique présentait nombred’avantages. Leurs maîtres leur accordaient autantd’importance qu’aux meubles. James aurait pu poi-

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9213CompositionFACOMPO

Achevé d’imprimer en Italiepar GRAFICA VENETA

le 5 octobre 2015.

Dépôt légal : octobre 2015.EAN 97822901226

L21EPSN001508N001

ÉDITIONS J’AI LU87, quai Panhard-et-Levassor, 75013 Paris

Diffusion France et étranger : Flammarion

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