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Laurent Thévenot UN GOUVERNEMENT PAR LES NORMES Pratiques et politiques des formats d'information De quelle politique est porteur l'ample mouvement de normalisation dans lequel nous sommes pris? Peut-on parler de « politique» à son propos et n'est-ce pas plutôt de technique ou d'économie que relèvent des normes qui gouvernent des choses? Ces questions retiendront ici notre attention en raison des trois ordres d'enjeux qu'elles comportent. C'est l'ampleur du phénomène qui frappe en premier lieu. Débordant lar- gement les domaines techniques et professionnels spécialisés, le mouvement de normalisation s'est accentué avec la construction du marché européen. Son extension est visible au regard de tous, à mesure que s'allonge la liste des êtres de notre entourage qui sont soumis à des normes européennes, des aires de jeux où s'ébattent les enfants aux haies bordant les champs et configurant les paysages. Sa portée politique est au moins indiquée par les réactions aux intrusions d'une nouvelle source d'autorité sise dans la Communauté euro- péenne. Quelle est donc la nature de ce « marché aux normes » (Thévenot, 1995a) 1 ? Pour répondre à ces questions, éclaircir la politique des normes et 1. Un programme collectif de recherche sur « normalisation et qualification », mené depuis 1993 à L'Institut international de Paris - La Défense dans le cadre du programme « Conventions et coordination de l'action » animé par l'auteur, a été développé en relation avec le Centre d'études de l'emploi où ont été réalisées des recherches sur la qualité et sa certification (François Eymard-Duvernay, Marie-Françoise Letablier, Armelle Gorgeu et René Matthieu), avec l'INRA pour les travaux sur la qualification des produits (Gilles Allaire, François ln : Cognition et information en société, s. dir. B. Conein & L. Thévenot, Paris, Éditions de l'É- cole des Hautes Études en Sciences Sociales {" Raisons oratioues ,,81. 1997. D. 205-242.

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Laurent Thévenot

UN GOUVERNEMENT PAR LES NORMES

Pratiques et politiques des formats d'information

De quelle politique est porteur l'ample mouvement de normalisation danslequel nous sommes pris? Peut-on parler de « politique» à son propos etn'est-ce pas plutôt de technique ou d'économie que relèvent des normes quigouvernent des choses? Ces questions retiendront ici notre attention en raisondes trois ordres d'enjeux qu'elles comportent.

C'est l'ampleur du phénomène qui frappe en premier lieu. Débordant lar­gement les domaines techniques et professionnels spécialisés, le mouvementde normalisation s'est accentué avec la construction du marché européen. Sonextension est visible au regard de tous, à mesure que s'allonge la liste des êtresde notre entourage qui sont soumis à des normes européennes, des aires dejeux où s'ébattent les enfants aux haies bordant les champs et configurant lespaysages. Sa portée politique est au moins indiquée par les réactions auxintrusions d'une nouvelle source d'autorité sise dans la Communauté euro­péenne. Quelle est donc la nature de ce « marché aux normes » (Thévenot,1995a) 1 ? Pour répondre à ces questions, éclaircir la politique des normes et

1. Un programme collectif de recherche sur « normalisation et qualification », mené depuis 1993à L'Institut international de Paris - La Défense dans le cadre du programme « Conventions etcoordination de l'action » animé par l'auteur, a été développé en relation avec le Centred'études de l'emploi où ont été réalisées des recherches sur la qualité et sa certification(François Eymard-Duvernay, Marie-Françoise Letablier, Armelle Gorgeu et René Matthieu),avec l'INRA pour les travaux sur la qualification des produits (Gilles Allaire, François

ln : Cognition et information en société, s. dir. B. Conein & L. Thévenot, Paris, Éditions de l'É­cole des Hautes Études en Sciences Sociales {" Raisons oratioues ,,81. 1997. D. 205-242.

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Casabianca, Christine de Sainte Marie, Bertil Sylvander) et avec le Groupe de sociologie poli­tique et morale où a été élaborée l'analyse de différents ordres de qualification (EHESS­CNRS). Pour les enquêtes lancées à l'llPLO, voir: Kessous, 1997; Morand, 1996; Normand,1996, 1997; Mouliérac, 1993; Thévenot, 1993b, 1994b, 1994c, 1995a, 1996c. Ce programmea bénéficié d'une aide du ministère de la Recherche (n° 9200546 du 12 novembre 1992); cf.le rapport : Thévenot, Kessous & Nonnand, 1996.

2. Pour une présentation récente de diverses approches pluridisciplinaires de la nonnalisation,voir le numéro spécial de la Revue d'Économie industrielle (1996).

favoriser son évaluation critique, il faut examiner de près le dispositif qui pro­duit des repères normatifs.

Cet examen confronte à un deuxième enjeu: la nécessité de reconsidérerles distinctions admises entre normes sociales, normes techniques et normesdu vrai, afin de traiter des normalités développées dans des sociétés humaineslourdement équipées et environnées. Les distinctions classiques ne sont guèreappropriées pour appréhender un mode de gouvernement qui repose à ce pointsur le rapport aux choses et à leur objectivité. L'économie politique de mar­ché, rare construction politique intégrant des choses, rencontre la question dela normalisation. Elle tend cependant à ne connaître qu'un commerce avec deschoses à l'état de marchandises ou d'utilités2

• L'étude de la normalisation doits'armer d'outils moins spécifiés dans le sens du marché, et s'ouvrir à la varié­té des « normalités» qui régissent les engagements dans un entourage d'êtresd'humanité, de nature et d'artifice.

C'est pour rendre compte de ces normalités variées que nous avons déve­loppé un cadre d'analyse distinguant des « régimes d'engagement» selon lesconvenances ou les conventions qui les gouvernent. Appliqué à la normalisa­tion, ce développement rend particulièrement visible un troisième enjeu :réélaborer la notion d'information pour éclairer ses liens avec celle de norme.Révélateur de ces liens est l'opération de « saisie» des choses et des personnesque nous avons placée au centre de ces régimes d'engagement. Saisir, c'est eneffet engager dans une activité mais aussi appréhender par des connaissanceset des repères informatifs. La saisie constitue l'information dans divers « for­mats », de l'indice perceptuel guidant un geste au repère conventionnel, etoblige à situer la notion d'information par rapport à deux autres questions : samise en commun dans des coordinations et des figures du collectif; son inser­tion dans une activité qui l'éprouve. Les deux relations de l'information, aucollectif et à la pratique, sont particulièrement visibles dans la norme, en rai­son de sa reconnaissance collective et de sa force prescriptive sur les façonsde faire. Ainsi envisagée, la question de la normalisation se situe au cœur duchantier de recherche dont cet ouvrage témoigne. Son étude requiert de dépla­cer les notions d'information ou de cognition pour sortir ces catégories d'unepsychologie mentaliste et les relier à des mises en collectif et à des engage-

Des formats d'information convenant à des engagements pragmatiquesdifférents

207Un gouvernement par les normes

Les sciences sociales contribuent à combler le déficit de réflexion sur la natured'une information formelle; elles attirent l'attention sur les ancrages diversdes connaissances et sur le travail nécessaire pour détacher l'information de lasituation. Le programme que nous avons développé trouve son origine dansune enquête sur la fabrication et l'utilisation de l'information formelle. La sai­sie qui fait l'information fut initialement abordée par la chaîne statistique etinformatique qui confère au terme son sens technique, puis envisagée plus lar­gement à partir des investissements de forme qui supportent des coordinationsgénérales. Cette exploration conduit à déplacer le regard porté d'ordinaire surla transmission et l'acquisition de données déjà constituées, sur les défautsd'information, les erreurs ou les biais d'utilisation, toutes questions qui sup­posent le préalable d'une information formalisée. On s'intéresse aux façonsd'enformer des êtres et des événements afin de constituer des formes deconnaissance susceptibles d'être abstraites des choses, des personnes et des

ment pratiques. C'est par leur ouverture sur ces questions que les sciencessociales peuvent sans doute apporter leurs contributions majeures à l'analysede l'information et de la connaissance (Thévenot, à par.), et qu'elles peuventorienter les études sur la cognition dans des voies originales.

Après une présentation du cadre d'analyse que nous avons développé pourrapporter divers formats d'information à des engagements pragmatiques diffé­rents, une première partie de cet article utilise ce cadre pour examiner les dif­férents lieux où réside la normativité des normes : lieux d'édiction qui susci­tent critiques et justification sur le choix des repères formels, mais aussi lieuxde mise en relation des normes avec le monde réel où s'exerce une police deschoses qui les soumet à la question pour en extraire des propriétés. Le cadreproposé rend attentif aux implications morales ou politiques de la saisie desobjets, des formes d'objectivité et de réalisme. La deuxième partie porte surles politiques de l'information formalisée (au moyen de classifications, codeset instruments de mesure) et s'ouvre à une confrontation avec d'autresapproches du phénomène qui s'intéressent aux implications politiques d'unecognition en société. Dans la troisième partie, nous envisageons l'extension dela normalisation des biens à celle des personnes, avec la mise en place de nou­veaux systèmes de normalisation de compétences élémentaires : se référant àune « société cognitive », ils participent à l'élaboration d'une nouvelle gran­deur de l'information. Un salutaire recul, nécessaire à l'analyse de cesconstructions politiques· sur base cognitive, suppose une ouverture critique àla pluralité des formats d'information.

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situations, de se généraliser et de circuler. Au lieu de prendre pour acquise lasolidité des formes collectives d'objectivité sociale ou, à l'inverse, de la mettreen question au profit d'une négociation ou d'une indexicalité locales, nous rap­portons la diversité des mises en forme informative à des possibilités diffé­rentes de coordination. L'information n'est reliée ni à des collectifs objecti­vants, ni à des individus connaissants, mais à une coordination problématique.Cette orientation conduit à prendre garde aux concrétions de l'information, àla place des supports matériels contribuant à son réalisme. Cette démarchemet l'accent sur la pluralité de formes du probable servant au jugement(Thévenot, 1992). Une fois rapportés des investissements de forme à desmodes de coordination, nous avons à nous interroger sur leur inégale vali­dité : la notion d'information rencontre ici celle de légitimité. La mise enforme utilisable pour des évaluations de bien commun est une qualificationselon un ordre de grandeur et répond à des exigences de justification en public(Boltanski & Thévenot, 1991).

Les différents traitements des connaissances qu'offrent les théories socio­logiques dépendent en fait de conceptions diverses de l'agence humaine(acteur collectif, individuel, stratégique, interprète, routinier...), de son envi­ronnement (objets sociaux, moyens d'action, contexte signifiant, milieu...), etde l'interdépendance entre l'une et l'autre (action collective, décision indivi­duelle, interaction négociée, compréhension commune, pratique habituée...).Chaque cadre théorique tend à privilégier un type d'information et de connais­sance en le dressant contre les autres. C'est pour éviter ce travers que nousdevons redessiner un cadre conceptuel qui ne soit pas biaisé dans le sens d'uncertain agencement. Pour cela, il y a lieu de rompre avec le vocabulaire del'action qui met trop l'accent sur un certain type d'agencement et sur le rôleprincipal de l'agence humaine3• L'analyse de modes de coordination ou d'ajus­tement, puis de régimes pragmatiques, vise cet objectif!. Précisons que lestermes « coordination» ou « ajustement» ne doivent pas laisser penser à desarticulations simplement naturelles ou matérielles. Les régimes résultentd'élaborations permettant, dans des sociétés humaines, de s'accorder sur lafaçon de traiter d'engagements divers avec un environnement, humain ou non.

Une fois reconnue l'insertion de l'information dans des jugements publicsqui gouvernent des coordinations de large portée, nous avons reconsidérédans le même esprit les catégories de l'action ou de la pratique, en les envisa­geant comme des modalités différentes de coordination avec un environne­ment plus restreint appelant des formes d'appréciation différentes. Une varié­té de formes d'information, des plus générales et légitimes jusqu'aux repèresles plus localisés et personnalisés, est ainsi rapportée à une variété de régimesd'engagement de l'être humain dans son environnement, l'engagement étantcaractérisé par un ordre de convenance qui gouverne les appréciations et ladynamique d'ajustement (Thévenot, 1990b). À mesure que l'on s'écarte derégimes se prêtant à la formalisation des connaissances, pour aller vers desengagements de proximité, l'information se défait dans son extériorité for­melle et s'ancre davantage dans des repères perceptifs déposés au cours d'unefamiliarisation avec l'entourages. Les repères ne peuvent être explicités, misen commun et communiqués de la même façon.

Les engagements sont appréhendés du point de vue d'êtres humains, mêmesi 1'« agence» humaine diffère d'un régime à l'autre (l'être conventionnelle­ment qualifié se distingue de l'individu porteur d'intention ou de la personna­lité familière à son entourage). C'est du point de vue de l'être humain que l'onpeut identifier une normalité ou une normativité, entendues cependant dans unsens plus large que celui couvert par la notion de norme sociale, et rapportéesaux formes d'appréciàtion des déconvenues dans l'épreuve d'une réalité. À ladifférence des notions d'action, de pratique ou de routine, l'engagement estcaractérisé autant par l'agence humaine que par la façon dont est saisi l'envi­ronnement engagé. Ainsi le régime d'« action normale» repose non seulementsur l'individuation d'un agent auquel est attribuée une agence intentionnelle,mais également sur le pendant offert par un environnement d'objets saisis pardes fonctionnalités6• Intentionnelle et instrumentale, elle n'engage pas desévaluations, souvent désignées alors comme valeurs, plus larges que celle deson accomplissement.

À partir de ces notions de modes de coordination et d'engagement, notreconstruction répond au souci de comprendre dans un même cadre le gouver­nement de personnes en collectivité, l'action individuée ou les rapports au

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3. La notion d'« agence» désigne la capacité dont l'être est doté et qui est un préalable aux appré­ciations portées à son égard, la façon dont il est supposé s'agencer avec les autres selon un cer­tain régime d'engagement: en tant qu'il est qualifié conventionnellement, ou bien doté d'unecapacité d'intention ou encore de moyen d'action, etc. Cette notion d'agence, applicable auxêtres humains ou non, est plus large que l'usage courant du terme agency qui est plutôt centrésur un mode d'engagement intentionnel et individuel de l'être humain (Thévenot, 1996b). Pourdes propositions stimulantes de malerial agency et une discussion prolongeant le débat susci­té par Collins et Yearly sur ce sujet (1992), voir Pickering, 1995.

4. Voir Thévenot, 1990b, 1992, 1993a, 1994b, 1995b, 1997.

5. L'attention portée par Bernard Conein à l'arrangement spatial de l'entourage de proximité per­met de faire ressortir des repères situés, très différents d'une information formalisée par uncode telle que celle véhiculée fonctionnellement par des artefacts cognitifs (Conein & Jacopin,1993, 1994).

6. Sur cet engagement intentionnel et instrumenté par des objets saisis par leur capacité fonc­tionnelle à exécuter un plan, engagement limité dans sa téléologie à l'accomplissement d'uneaction normale, sans exigence de mise en valeur générale, voir Thévenot, 1990b, 1995b, à par.

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proche et au familier. Nous cherchons à rendre compte du jeu ouvert par cettevariété de régimes d'engagement. Nous y voyons une extension du question­nement sur le pouvoir et la critique, qui s'inscrit dans un programme de socio­logie morale et politique. La notion d'engagement fait ressortir des normati­vités élémentaires qui gouvernent les rapports au monde. Nous allons l'utili­ser pour identifier les différents lieux de normativité du dispositif de norma­lisation, puis élucider les sentiments d'abus de pouvoir qu'ils suscitent et quiproviennent de tensions critiques entre modes d'engagement.

malisation ne se réduit-elle pas à l'identification du genre de convention qui sup­porte la norme? En fait, la décomposition du dispositif montre que la normali­sation est loin de se réduire au seul régime de conventions collectives justi­fiables. L'enquête menée sur des normes de sécurité qui sera exploitée icimontre que la machinerie de normalisation fonctionne dans la conjonction dedivers régimes et formats d'information, dont l'analyse éclaire d'un jour nouveaules tensions internes au processus, ses transformations historiques ainsi queleurs implications politiques.

210 Laurent Thévenot Un gouvernement par les normes 211

Les lieux de la nonnativité des nonnes

Quelle normativité recèlent les normes, et où réside-t-elle? Posée aussi abrup­tement, la question paraît contenir sa propre réponse. Les normes ne sont-ellespas précisément construites pour être des instruments de normativité? Nefixent-elles pas des objectifs, des procédures de vérification de conformité etdes sanctions? Cette réponse simple, qui suit la définition la plus officielle dudispositif de normalisation, n'épuise pas la question. Le dispositif contient unepluralité de lieux de normativité que nous allons chercher à identifier. Pour cefaire, il faut explorer différentes normativités sans les réduire à un modèleunique de normes sociales cimentant des groupes sociaux. Nous devons res­ter attentif, à l'inverse, aux diverses normalités dans les rapports aux choses etaux différentes figures du collectif dans lesquels trouvent place ce commerceavec les choses.

Dans une présentation classique du processus de normalisation, on fait unclair départ entre des valeurs ou des intérêts subjectifs et, d'autre part, desaspects factuels, techniques et informationnels. Les raisons avancées pour jus­tifier la normalisation seront tenues pour « techniques », au sens de fonction­nel, dans le cas d'une norme de compatibilité qui doit simplifier la production,ou d'une norme de qualité destinée à faciliter les échanges.

Seules certaines normes seront alors associées à des « valeurs », en l'occur­rence des valeurs sociales, parce qu'elles visent à la sécurité, ou à la préserva­tion de l'environnement. Ce partage empêche de voir que les premières, commeles secondes, reposent sur des justifications de bien commun (Thévenot,1993b). Si nous rapportons les repères informatifs au mode d'engagement qu'ilsgarantissent, l'information s'inscrit d'emblée dans une idée de normativité quin'est plus isolée dans une notion de valeur mais inscrite dans le cadre d'appré­ciation de ce qui convient. Dans certains régimes, le cadre évaluatif s'éloigneconsidérablement de la notion de valeur pour se rapprocher d'un but plus limi­té, en se refermant sur la réussite d'une action normale ou d'un accommodementfamilier. Une fois spécifié un régime de conventions collectives servant à coor­donner des conduites par rapport à des ordres de justification, l'étude de la nor-

Justification et normalisation

Commençons par envisager la norme dans ses moments de critique et justifi­cation publiques, lorsque la validité du repère normatif est questionnée ainsique les contrôles qu'il suppose, et qu'il doit être fait référence à des conven­tions collectives7

• Le repère conventionnel est inscrit dans une argumentation,et des justifications légitimes se référant au bien commun sont convoquées àl'occasion de mises en cause critiques8•

Normalisation et qualification industrielle

La normalisation des choses ou des méthodes est particulièrement propice àune qualification de grandeur industrielle comme nous l'avons reconnu enétudiant cet ordre. Les êtres sont mis en séries selon des critères formels pro­pices à l'abstraction de la mesure et à son transport. Les analyses empiriquesont confirmé que dans les mises à l'épreuve opérées selon cette grandeur, desnormes sont immanquablement convoquées, dans des situations aussi diffé­rentes que la fabrication d'un produit alimentaire d'appellation d'origine(Thévenot, 1989), l'octroi d'un crédit dans une banque populaire (Wissler,1989), un conseil de classe (Derouet, 1992), un ameublement pédagogique(Normand, 1997), l'aménagement d'un environnement naturel (Lafaye &Thévenot, 1993; Thévenot, 1996a; Morand, 1997). Dans l'histoire de la nor­malisation, les justifications d'ordre de grandeur industrielle furent premièreslorsqu'il s'est agi de standardiser pour assurer plus d'efficacité, pour éviter des

7. La transformation actuelle de la normalisation est favorable, par ses procédures, à cette argu­mentation publique tout en portant le risque de limiter la pluralité des justifications et despreuves admissibles. Sur ces procédures étudiées à partir de la tension suscitée par une nor­malisation européenne de produits agro-alimentaires ayant des ancrages locaux, voir SainteMarie & Casabianca, 1996.

8. Pour l'analyse détaillée de tels moments et des émotions qu'ils suscitent, voir Thévenot, 1995c.Sur les différentes justifications de la normalisation, sur l'évolution historique dans la prise encompte d'un impératif de sécurité, et sur les relations au droit et la procéduralisation du dispo­sitif de normalisation, voir Kessous, 1997.

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Qualités marchandes

Parmi les conventions propres à l'ordre marclulnd, la monnaie vient immédiate­ment à l'esprit, mesure commune des évaluations par les prix et norme par excel­lence. Mais on ne doit pas oublier les conventions requises pour consolider les

incompatibilités entre équipements et méthodes ou diminuer la variété dis­pendieuse des produits fabriqués injustifiable au regard des besoins d'utilisa­teurs eux-mêmes saisis dans leur fonctionnalité normale. La normalisation futd'abord l'affaire de manufacturiers qui recherchaient des économies de varié­té et d'interchangeabilité des produits, grâce à l'uniformisation de types. La lit­térature économique récente consacrée à la normalisation est centrée sur ladiffusion et l'adoption de tels standards de compatibilité, même si les modéli­sations proposées sont parfois étendues à la dynamique des normes sociales(David, 1994).

Quels instruments de mesure pour les différents ordres de qualification?

Les quelques illustrations mentionnées précédemment montrent que des normestechniques sont souvent utilisées dans des jugements qui débordent la justifica­tion industrielle pour s'orienter vers un autre ordre de grandeur, domestique(agroalimentaire, banque populaire), civique (établissement scolaire), voire vert(projet d'aménagement d'un site naturel). Certains cas de figure correspondent àdes compromis et la compatibilité locale entre plusieurs ordres de justificationy est recherchée, comme dans l'appareil scolaire national reposant largement surun tel compromis civique-industriel (Derouet, 1992). Cependant, dans d'autressituations, des instrumentations propres à l'épreuve de grandeur industrielle sontconvoquées à l'appui d'une cause justifiée autrement. Au lieu d'un compromis,il s'agit d'un recours instrumental à une forme de preuve non congruente avec lagrandeur visée principalement. Ainsi, les écologistes peuvent instruire leur dos­sier en empruntant le même type d'appareil de preuve industrielle que les pla­nificateurs industriels soutenant le projet d'aménagement qu'ils combattent. Lesépreuves de grandeur non industrielle font bien appel à des normes, mais desnormes d'un autre genre, sociales (coutumières dans l'ordre domestique), juri­diques (dans l'ordre civique). Elles ne permettent pas l'appareillage de la mesu­re qui est au cœur du dispositif contemporain de normalisation. Dans tous cescas, on peut observer que des qualifications diverses recourent, instrumentale­ment, à une épreuve d'ordre industriefJ.

213Un gouvernement par les normes

Des standards commerciaux de marques aux prothèses normalisatricesdu marché

supports de cette évaluation monétaire, les biens eux-mêmes. L'identificationcommune des biens constituant un pilier de la prétention à la justice dans les rap­ports marchands, il est normal qu'une longue histoire du traitement de la qualitédes marchandises ait accompagné l'expansion des marchés. Loin de la croyanceéconomiste dans la naturalité d'un traitement des choses à l'état de marchandise,les sociétés humaines ont construit cet artifice moral, cette « qualité morale » ausens de Pufendorf, afm de pouvoir arrêter sur elle des jugements. Pour ne pas êtretrop vague ou trop exclusivement orientée vers des conventions sociales, la« construction sociale des marchés » doit comprendre, au côté de conventionsmarchandes, la diversité des conventions qui apportent leur soutien à l'identitédes biens. En deçà des conventions collectives du régime de justification, onverra, dans la section suivante, la place de conventions ou convenances plus limi­tées et localisées concourant à la police des marchandises.

Historiquement, le mouvement de normalisation des qualités qui nousintéresse ici procède de l'effondrement de soutiens apportés par d'autresrégimes. La question de la qualité n'est jamais aussi préoccupante que lorsquefait défaut la confiance apportée par des marchés fidélisés lO, ou l'uniformisa­tion stabilisatrice issue d'une standardisation d'ordre industriel (justificationde la normalisation par l'économie de la variété coOteuse des produits).L'exacerbation d'une concurrence internationale et la recherche systématiquede variété relance en d~s termes nouveaux le souci de garantir la qualité, c'est­à-dire en fait l'identité, des marchandises.

L'extension du marché ne se réalise pas aussi spontanément que dans la théo­rie économique des marchés concurrentiels ou dans les tableaux sur l'inéluc­table mondialisation des échanges. Elle s'accompagne de tout un équipementd'artefacts techniques et conventionnels qui ne sont pas de simples déploie­ments de dispositifs de qualification marchande. Cet équipement conduit àspécifier la formule polanyienne d'un marché « encastré» et à distinguer desréalisations de marchés historiquement et culturellement situées en pointantsur des tensions critiques que chacune recèle.

Les entreprises concourent déjà d'elles-mêmes à une internationalisation età une standardisation de fait, grâce à l'équipement des marques. La signalétique

Laurent Thévenot212

9. Certains acteurs, conscients des conséquences de l'utilisation de tels modes de preuve, y résis­tent. On observe de telles réticences à l'égard de la normalisation des certifications dans l'agri­culture biologique, qui dévaluent d'autres modes de qualification domestique ou « verte »

(Sylvander, 1993).

10. Dominique Foray observe ainsi: « Certains de ces marchés (automobiles d'occasion) tententd'éviter le recours aux mécanismes traditionnels (inspection, confiance) en équipant l'échan­ge de certains dispositifs habituellement associés aux biens standardisés (la garantie) »

(Foray, 1993).

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Des normes pour des droits civiques: du consommateur au citoyen

Les justifications qui modèlent le dispositif de normalisation ne sont pas seu­lement industrielles ou marchandes mais également civiques lorsqu'est viséela protection de droits du citoyen. D'une rationalisation d'ingénieur, d'unepolice de marchand, la normalisation élargit sa vocation pour répondre nonseulement aux agencements de producteurs, de vendeurs et d'acheteurs, maiségalement de consommateurs ou de citoyens qui échappent aux qualificationsindustrielle et marchande. On le voit en matière de normes de sécurité desproduits, ou de normes environnementales et agro-environnementales. Tel le

des marques et la matérialisation des signes de reconnaissance (logos, icônesnormalisées, marques déposées, labels, appellations contrôlées) ne connaît sonplein développement qu'à la condition d'être soutenue, non seulement par lesplaces du marché, mais par un imposant dispositif de visibilité et de diffusion del'ordre du renom. Le déploiement des marques de firmes portées bien au-delà deslimites de l'arène marchande instaure une qualification par la reconnaissancedans l'opinion qui n'est pas d'ordre marchand. Poussée dans sa logique propre,cette qualification n'est pas véritablement ouverte à une épreuve de concurren­ce et tend même à une uniformisation de fait qui nuit à la variété marchande desproduits. C'est une telle uniformisation qui est visée par les procès de la « mas­sification » et aujourd'hui de la « macdonalisation ». Dans les typologies desnormes, cette standardisation de facto s'oppose aux standardisations de jure fai­sant appel à des règlements. La désignation de norme « de fait» est toutefoistrompeuse si l'on prend la mesure de l'appareil industriel d'uniformisation et decontrôle mis en place par la firme, qui vient doubler le dispositif de compromisdu marketing orienté vers le marché et vers l'opinion. Quant à la normalisation« de droit », elle se rapproche de la gestion contractuelle de marq~es avec latransformation progressive d'une normalisation réglementée par l'Etat en unenormalisation « volontaire ».

Ce type de normalisation contractuelle occupe une place centrale dans l'in­ternationalisation des marchés et dans la construction européenne. L'autoritéde l'État sur la police des marchandises est en partie reportée sur un disposi­tif contractuel gouverné par des normes de qualité. En résulte un composé delibéralisme et de normalisation métrologique. La formule même de ce « libé­ralisme normalisateur » indique qu'il recèle de fortes tensions internes.Opacifié par sa couverture technique, ce mouvement est de grande ampleur.Il modifie la façon d'envisager les objets techniques dans leur mise en valeuréconomique, recompose les figures classiques du producteur et du consom­mateur, et même les conceptions politiques du citoyen, de ses modes d'inter­vention et des bonnes formes de gouvernement.

II. Ceci n'empêche pas que l'avantage comparatif de la normalisation au niveau européen, parrapport aux mécanismes mondiaux type ISO, se trouve du côté des standards de qualité et,plus spécifiquement, des standards orientés vers la notion de sécurité ou d'hygiène(Thévenot, 1996c).

12. Pour l'analyse systématique de diverses formes d'expertise des choses, voir Bessy &Chateauraynaud, 1995; sur l'expertise dans le jugement médical, voir Dodier, 1993; sur l'ex·pertise impliquée dans les procédures de normalisation, voir Sainte Marie & Casabianca,1996.

215Un gouvernement par les normes

droit du travail élaboré pour remédier aux asymétries de pouvoir qu'ignore lafigure contractuelle d'un accord de volontés, un droit du consommateur a étédéveloppé pour corriger l'inégalité du contrat marchand avec le producteur(Kessous, 1997, chap. 2). Se détachant peu à peu de la police du marché et dela répression des fraudes, la protection s'est étendue aux risques d'utilisation(loi de 1978), puis à la sécurité et la santé dans le cadre d'une « protection duconsommateur» (loi de 1983) (ibid., chap. 1). Cette orientation civique futinitialement prise en charge par des services publics, dans le prolongementd'une métrologie d'État, jusqu'à ce que la normalisation réglementaire soitmise en cause au nom de l'impératif marchand de concurrence. Les directiveseuropéennes ont grandement favorisé ce remplacement des règlements d'Étatpar des procédures de régulation qui participent d'une chaîne de conformationdite volontaire, et qui obligent à une formalisation de l'information tout aulong de cette chaîne certifiante Il.

La police des choses: la norme à l'épreuve

Les différentes justifications du processus de normalisation se donnent à voirdans les lieux propices à l'argumentation publique, tels que des comités denormalisation où sont arrêtés les repères et les méthodes inscrits dans le textede la norme. Jugements et preuves y sont alors soumis à des exigences de qua­lification générale (Thévenot, 1995c). Cependant, une large partie de lamachinerie de normalisation est consacrée à l'application des normes : desopérations de mesure mettent à l'épreuve pour juger d'une conforrnité l2 • Cesopérations nous entraînent vers d'autres lieux et d'autres types de normativitéqui ne sont plus gouvernés par un régime de justification. Loin des conven­tions collectives, l'appréciation de la conformité est supportée par les conve­nances de l'action normale aussi bien que par les accommodements familiersdes expérimentateurs professionnels ou des usagers. L'enquête montre que lesmesures de conformité aux normes ne peuvent se cantonner dans le régimeauquel le scientifique se tient dans ses publications, et saisir complètement lesêtres à partir de propriétés physico-chimiques rapportant leur comportement àdes lois (Thévenot, 1993a). La police de la sécurité est une quadrature des

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choses plus embarrassante : elle doit intégrer des utilisations « raisonnable­ment prévisibles », mises en action et usages qui ne s'adossent pas à des loisscientifiques. Alors que du tableau de la nature finalement offert par le labo­ratoire scientifique doit disparaître toute agence humaine engagée dans unformat d'action normale, dans la normalisation de biens marchands, ou debiens d'usage, il est impossible de réduire les engagements qui supportent unetelle agence humaine intentionnelle.

Les agencements de l'individu et de l'objet: propriété ou utilité?

Déjà, l'engagement marchand agence des sujets humains et des objets qui sontnettement différenciés dans leurs modes de saisie, et non pas rapportés auxpropriétés communes qu'appréhende la saisie physicaliste. Le régime de justi­fication marchande, façonné pour les disputes publiques, offre une élaborationconventionnelle du régime d'action normale. La figure de l'agence humainevolontaire y est mise en valeur sous un certain rapport à l'objet qui supporteune évaluation générale. L'activité est spécifiée en tant qu'appropriation pri­vative et la volonté fixée sur l'acquisition, son moyen d'exécution n'étant saisiqu'en tant que possession. Le droit équipe ces réductions conventionnelles, lerapport de propriété aussi bien que l'agence volontaire du contractant qui ser­vent de supports à l'imputation de responsabilité. Tout autre est l'élaborationconventionnelle dans une grandeur industrielle qui met en valeur en le géné­ralisant un rapport d'efficacité entre le plan d'action et l'exécution. Cette gran­deur industrielle est une qualification conventionnelle qui érige des équiva­lences entre des fonctionnalités qui ne s'évaluent d'ordinaire que dans le cadred'une action normale et de ses tolérances. Ce n'est plus l'action en question quiest l'horizon d'appréciation, mais une mesure d'efficacité.

Les deux rapports d'appropriation et d'utilisation efficace ont donné lieu àdes constructions conventionnelles très différentes même si leur compositionest au cœur des constructions économiques. Une qualité proprement mar­chande ne garantit rien d'autre que la possibilité de l'échange et ne comportepas d'attente de normalité dans un rapport d'utilisation. On le voit bien dans lamaxime du « caveat emptor » qui limite la question du vice à sa visibilité lorsdu moment d'achat-vente.

Si Marx a démonté le « fétichisme de la marchandise» en nous enseignantà reconnaître la différence avec la « valeur d'usage », l'enquête doit se pro­longer par une investigation sur une autre espèce de « fétichisme », celui del'utilité, qui engage aussi des « rapports sociaux ». La valeur d'usage restefâcheusement naturalisée dans l'opposition à la valeur marchande, alors mêmeque le terme de « valeur» devrait indiquer une évaluation commune et inci­ter à rechercher les conventions collectives qui la soutiennent. C'est en suivant

une police de la sécurité des objets qui ne s'en tient pas à la valeur conven­tionnelle marchande mais qui doit étendre son emprise dans une saisie fonc­tionnelle et même, au-delà, dans certaines variations idiosyncrasiques d'usa­ge, que l'on peut éclairer cette question. La normalité de la fonction peut êtrealors située relativement, par rapport à la construction conventionnelle d'unevaleur plus générale d'efficacité mais aussi, en deçà, par rapport à un engage­ment familier qui ne s'aligne pas sur cette normalité fonctionnelle. La garan­tie de propriétés fonctionnelles des biens est aujourd'hui en cours d'équipe­ment à l'aide du dispositif de normalisation, tout comme la garantie de leurappropriation privative fut équipée de longue date par le droit civil. La com­préhension des effets de la normalisation ne doit donc pas se limiter à une uni­formisation sociale souvent dénoncée parce que l'individu n'y aurait pas saplace. La normalisation fonctionnelle est, en effet, congruente avec une indi­viduation de l'agence humaine '3.

La réduction des engagements fonctionnels et familiers à des propriétésde l'objet

Le régime de l'action normale connaît l'inquiétude de la tentative et la tempo­ralité de l'effectuation. L'action malheureuse survient par inexpérience del'utilisateur, par mégarde, par utilisation d'un moyen inapproprié. La réductionde l'action à un échange marchand contracte le temps de l'expérience dans unsimple transfert des propriétés de l'objet à son propriétaire, selon un mouve­ment instantané et immédiat qui se confond avec l'acte même de vente.Garantir le fonctionnement ou l'usage à partir d'une qualité purement mar­chande de l'objet acquise par l'achat soulève donc des difficultés. Or l'évolu­tion du dispositif de normalisation sécuritaire va dans ce sens, par proximitéavec le marché: toute la garantie devrait résider dans la qualification du pro­duit, les agents humains ne s'engageant les uns avec les autres que par rapportà cette qualité vis-à-vis de laquelle ils se lient contractuellement.

La normalisation orientée vers un impératif de sécurité comporte ainsi destensions internes que l'on doit élucider pour mener une analyse critique. Ellesuppose de saisir l'objet dans des engagements différents de la transactionmarchande et d'envisager des agences différentes de l'acheteur ou du vendeur.De même que l'étude du travail réclame, par delà l'échange contractuel, deprendre en compte une maîtrise intentionnelle ainsi qu'une habileté familière,de même le souci de l'utilisation oblige à appréhender l'usager dans des expé­riences toutes différentes de l'achat. L'impératif de sécurité demande que l'on

13. Peter Wagner note la combinaison d'une collectivisation des objets et d'une individualisationdes conduites (Wagner, 1996, chap. 8).

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mette l'objet à l'épreuve de l'utilisation, et l'horizon de l'accident invite àdépasser le fonctionnement normal pour envisager des usages déviants. Cetteprise en compte des usages accommodés, familiers, voire exploratoires doitpourtant se solder par une qualification du produit propice à la saisie mar­chande. La machinerie du test transforme ainsi des engagements fonctionnelsou familiers en propriétés des objets pouvant passer pour des extensions depropriétés physico-chimiques.

Un moyen majeur de transformation consiste, pour le technicien de nor­malisation, à prolonger le travail d'étalonnage inspiré de son collègue métro­logue et à construire des étalons d'être humain. Bien entendu, l'étalonnage estimpuissant à opérer une réduction parfaite d'un régime d'engagement àl'autre: on ne peut saisir l'agence humaine relevant d'un régime d'action inten­tionnelle à l'aide de propriétés. Au mieux, des succédanés d'action serontappréhendés à partir de régularités comportementales intégrées dans le test.Dans le test d'un porte-bébé, par exemple, le support est soumis à des agita­tions régulières de haut en bas qui tiennent lieu de soubresauts occasionnéspar la marche de l'être humain portant le bébé.

La réduction semble d'autant plus accomplie que l'étalon est rapporté lui­même à des propriétés physico-chimiques fondamentales qui ont fait l'objetd'une métrologie scientifique. Ainsi, le bébé occupé à l'action d'avaler est misen propriété à partir d'une bouche-étalon réduite à un gabarit ayant la forme trèspure d'un cylindre creux dont le fond est incliné en biseau à 45°, et sur lesdimensions duquel les membres de la commission de normalisation se sontaccordés (document CENTfrC 252fWG 3, NI04 du 22/12/1993). Avec laréduction à ces propriétés physiques élémentaires, il semble que l'on ait réussià contenir les actions humaines qui entraînent vers des régimes différents de sai­sie du monde: actions nécessitées par la réalisation présente du test, ou actionspassées ayant déposé une trace dans l'appareillage de test qui s'en trouve taxéd'« arbitraire ». Même réduit à des propriétés élémentaires, l'étalon peut enco­re porter les stigmates d'une action humaine antérieure. La mise en étalon dela main humaine qui tient l'anse du couffin et qui est intégrée dans le test de« stabilité longitudinale » se concrétise dans un tube de diamètre10 mm/80 mm (cf. N104). Un technicien dénonce ce choix qui ne tiendraitqu'« au tube qu'ils avaient sous la main », dans le laboratoire ayant initiale­ment mis au point le test, et sur lequel la norme s'est ensuite alignée. Dans unautre cas est dénoncé l'agent humain qui « a priil la cornière qu'il avait sous lamain et qui va entrer dans la norme alors qu'on ne peut même plus en trou­ver» (technicien de laboratoire d'essai).

Pour éviter ces actions humaines et ces occasions saisies qui gênent la jus­tification (Thévenot, 1996a), le technicien de laboratoire considère que

« l'idéal serait de dessiner les machines en fonction des normalisations et de seles faire fabriquer ensemble. Ça s'est fait dans le textile. À un moment donné,les machines ont été définies en commun, on a contacté un fabriquant qui en aproduit dix-douze d'un coup et elles ont été réparties dans les différents labo­ratoires ». Mais on est souvent loin de ce cas de figure: les parcs de machinesà extraire des propriétés diffèrent selon les laboratoires et proviennent d'actionsantérieures : « En puériculture, c'est différent, chacun a plus ou moins desmachines, c'est aussi pourquoi les descriptions ne vont pas trop loin, chacun neveut pas être bloqué» (technicien de laboratoire). Il se peut aussi que l'agenthumain ne puisse être transformé en une pièce de la machine à tester en raisonde la diversité des produits à tester par le même laboratoire et du coût d'in­vestissement à supporter. Ainsi, les poussettes diffèrent trop les unes desautres par leur mode de pliage pour que la capacité à l'action de plier soittransformée en propriété d'une machine, sauf dans le laboratoire privé d'unfabricant (interview d'un fabricant). Ailleurs, les mille pliages de rigueur pourla norme sont effectués « à la main» dans un format d'action humaine qui estalors toléré, par défaut.

L'agence humaine dans le transport des propriétés

Étrangement, les normes ont la prétention d'éviter l'aporie de la règle etincluent des règles sur leur propre application. Sans avoir lu Wittgenstein,Kripke ou Goodman, sans se souvenir de la régression infinie des « instru­ments judicatoires » relevée déjà par Montaigne, les normalisateurs de terrainsavent d'expérience que la règle de la règle n'arrêtera pas le « rouet ». Lestechniciens chargés de la mise en œuvre de normes, dans des laboratoiresd'État ou dans des entreprises privées, parlent sans cesse d'« élaborer »,d'« assurer », de « maintenir» « une interprétation» : « quand on a la norme,on a un texte, on a la loi, mais il y a aussi l'interprétation» (technicien de sécu­rité d'entreprise). Ce vocabulaire de l'interprétation, tout en pointant vers lamise en œuvre de la règle, risque d'arrêter la réflexion sur un genre de fasci­nation devant le gouffre interprétatif qu'a intensivement exploité le mouve­ment post-moderne. Il est insuffisant pour préciser le genre d'engagement surlequel reposent les conventions. Obligé de maintenir les propriétés en payantde sa personne et, si l'on peut dire, de son produit, un technicien d'entreprisechargé des questions de normalisation s'emploie ainsi à entretenir 1'« inter­prétation commune» de la norme par des actions et des accommodements deproximité. Pour préparer un test effectué par un laboratoire britannique sur unproduit français, il se transporte avec son produit et veille à l'élaboration d'uneinterprétation commune de l'application de la norme au nouvel objet. La« négociation» qui s'ensuit a lieu après chaque innovation majeure mais opère

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sur la base des repères déposés à l'occasion d'« interprétations» antérieures.Dans le cas d'une réorganisation administrative ayant entraîné une importan­te mobilité des personnels du laboratoire britannique, le dépôt de l'interpréta­tion dans des engagements familiers a été détruit et les repères d'accommode­ment doivent être à nouveau fixés sur les lieux, en personne et en chose:

« J'ai fait connaissance d'un nouveau personnage. Ce qui est intéressant au niveaudes normes, c'est l'approche de la personne: comment elle répond à vos questions,comment elle va interpréter, comment elle se situe au niveau de la connaissance.Pour la nouvelle, c'est du terrain vierge. J'avais noué des contacts, noué certainesinterprétations avec la personne précédente. Ce que je veux, moi, c'est que l'acquisque j'ai, je puisse le transposer avec la nouvelle personne, toutes mes annotations,etc. [...] Au niveau des essais de stabilité, du positionnement du mannequin dans lapoussette, on ne dit pas dans la norme comment l'attacher. Pour des poussetteslimite, ça peut faire basculer. Ça posait problème de transférer avec le nouveau. Pourla nouvelle poussette, j'avais déjà négocié des interprétations. Lui faire accepter,c'était pas évident, parce que je n'avais pas toute cette antériorité. » (Technicien desécurité d'entreprise.)

Politiques de l'information normalisée

Après avoir identifié les différents types de normativité que recèle le disposi­tif de normalisation, nous sommes mieux armés pour traiter les implicationspolitiques de la mise aux normes. Notre cadre d'analyse est propice à cet exa­men puisqu'il traite des formes élémentaires d'engagement et que les construc­tions politiques et morales composent des figures d'engagement répondant àcertaines exigences d'extension. Nous n'allons pas considérer ici tous lesaspects politiques de la normalisation. Nous centrerons notre attention sur lesmodalités de composition de différents formats d'information et sur les consé­quences d'une réduction à certains d'entre eux qu'opère une « montée en poli­tique ». L'investigation sur la normalisation s'ouvre alors à une réflexion pluslarge sur la politique de l'information formalisée qui prolonge un programmeantérieur sur la politique des statistiques (Desrosières, 1993; Thévenot,1990a, 1994a). Lorsqu'elle déborde les univers professionnels, techniques etéconomiques, pour s'immiscer en tous lieux de notre vie quotidienne, l'infor­mation formalisée suscite des tensions avec d'autres modes d'information etde connaissance pertinents dans des rapports au monde non soumis auxmêmes exigences de gouvernement public. L'analyse critique de la normali­sation ne saurait donc s'arrêter à l'uniformisation qu'implique la standardisa­tion. Elle devrait s'intéresser aux conséquences des opérations de formalisa­tion sur d'autres formats d'information et les engagements pragmatiques qu'ilssupportent. En même temps qu'elle étend le propos à l'information normali-

sée, cette deuxième partie s'ouvre à une confrontation avec d'autres approchessociologiques des phénomènes de normalisation d'information, qui nous inté­ressent ici parce qu'elles portent attention à leurs implications politiques.

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Les représentants en question: délégués, minorités et engagementsmultiples dans les conventions

Une modalité importante de la mise en politique des thèmes étudiés ici tourneautour de la question des représentants et de la représentation. Bruno Latouret Michel Callon ont placé cette notion au centre de leur construction socio­logique originale. Leur monde est peuplé de représentants, délégués, lieute­nants. En dépit de ces personnages et des intrigues auxquelles ils sont mêlésà l'occasion de controverses, cette sociologie ne s'intéresse pas aux conditionsde la discussion, de la critique, ou même de la négociation ouverte entre desporte-parole. Elle s'occupe, dans une conception différente des rapports poli­tiques, de la façon dont les arrangements se font et se défont, de fait. Le ques­tionnement principal porte sur la force du représentant, dans la ligne de laréflexion politique et sémiologique que Hobbes a consacrée à ce qui autoriseet ce qui signale l'autorité. Le dévoilement des prétentions du représentant,que l'on trouve dans d'autres sociologies du pouvoir comme celle de PierreBourdieu, consiste alors à révéler la chaîne des intéressements dont l'extrémi­té portant parole ne saurait être détachée comme un lieutenant de ses troupes.L'enchaînement des réseaux déborde la délégation humaine en raison du rôleattribué aux actants non humains qui y participent et font même aussi officede délégué (Callon & Law, 1989).

La métrologie illustre parfaitement ces configurations en réseau dans les­quelles les représentants d'unité de mesure scientifique se prolongent en desramifications multiples. C'est pourquoi Latour s'y est tôt intéressé, préoccupéde déployer au grand jour les chaînes d'êtres humains et d'instruments quicontribuent à l'extension de la science au monde (Latour, 1995, chap. 6, C).Soulignons que ce cas de figure diffère d'autres terrains étudiés par la socio­logie des actor-networks, dans lesquels le réseau qui fait tenir le représentant,et ses nœuds de controverse ou de traduction, sont révélés par le travail dusociologue même si ce dernier opère en suivant les acteurs. Dans le cas de lamétrologie, le réseau est reconnu et valorisé par les acteurs eux-mêmes.Procédant d'une « traçabilité » qui permet de reconstituer, maillon parmaillon, l'identité de l'objet, il offre périodiquement le spectacle de la mise àl'épreuve de chacun de ses maillons. Cette différence entre un réseau de réfé­rence pour les acteurs et un réseau révélé par le chercheur au prix de sonenquête est significative si l'on prend garde à la façon dont les acteurs traitentleurs engagements et les apprécient : bienfaits de réseaux qui transportent et

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consolident une valeur de référence dans une réputation, une métrologie ouune traçabilité; méfaits d'un pouvoir qui déborde la capacité normale et pro­voque une dépendance dont on voudrait se déprendre l4 .

Critique d'une sociologie de délégués et politique des minorités

Cette sociologie des porte-parole oscille entre la peinture d'une base remuan­te, au plus fort des controverses, et le constat désabusé de son inéluctablecondamnation au mutisme, en dehors de ces moments. Des critiques se sontélevées contre cette seconde position et contre la politique sous-jacente qui nedonnerait la parole qu'à de gros porteurs privilégiés. Erhard Friedberg écritainsi: « La démarche de Callon et Latour revient donc à suivre exclusivementla pensée du ou des traducteurs (du ou des innovateurs) au détriment de tousles autres acteurs. Elle demande qu'on se mette à la place uniquement du oudes traducteurs, au lieu de se placer successivement à la place de tous lesacteurs concernés pour reconstruire le système de relation qui les lie »(Friedberg, 1993, p. 207). Suzan Leigh Star s'attaque à la même question dansles recherches qu'elle a consacrées aux thèmes qui nous occupent ici : normesd'information inscrites dans les classifications internationales (Bowker &Star, infra) et conventions (Star, 1991). Elle demande que la voix soit redon­née aux actants alignés sous le représentant et aux laissés-pour-compte desconventions. Dans ce débat, nous porterons attention aux transferts entremodèles sociologiques et modèles sociaux et politiques.

Sa critique rejoint le libéralisme politique dans sa réticence à la délégationcollective qui uniformise et aux standards qui ignorent les différences entreindividus. Dans les motifs de défiance à l'égard des délégations et des traduc­tions, l'argument s'écarte néanmoins du libéralisme. Le cas incriminé est unstandard de marché qui n'est pas une norme édictée de jure mais une norme defacto : issue d'une politique privée de firmes, un produit se généralise à partird'une implantation multinationale et d'imitations qui assurent au standard sacouverture mondiale. Star n'effectue cependant pas la connexion simple entrelibéralisme politique et libéralisme économique, qui présente couramment lelaissez-faire du second comme le protecteur de la liberté individuelle prônéedans le premier. Elle dénonce le hamburger standard qui ne lui convient pas,pour cause d'allergie aux oignons. La différence entre individus est vue commeinégalité d'accès et, loin du handicap de nature, l'inégalité est thématisée commeécart d'une minorité à une majorité constituant la base au standard. Faute depouvoir d'achat d'un groupe d'intérêt particulier (<< special needs ») composé depersonnes allergiques aux oignons, il ne se crée pas une « niche de marché »

14. Sur l'analyse du pouvoir par la dépendance, voir Meyers, 1989.

aboutissant à un nouveau standard sans oignons. L'illustration montre quel'épreuve du marché n'est pas adéquate pour régler la qualification d'un produitqui est ici en partie civique, dans la mesure où elle doit prévenir un risque des~.té ou compenser un handicap. Plutôt que d'envisager cette composantecIvique commune aux normes de santé ou de sécurité, Star inscrit la questiondans une politique de défense des minorités. Cette politique comporte des élé­ments civiques, dans la dénonciation des inégalités entre majorité et minorité,mais emprunte également aux figures politiques d'inspiration libérale qui met­tent en valeur une composition multiculturelle de la chose publique.

La « politique de l'identité» à laquelle se réfère Star ne se limite pas à unplaidoyer multiculturel à l'appui de nouvelles conventions sur socle d'apparte­nances minoritaires. Le multiple n'est pas seulement configuré au niveau de lasociété, dans une pluralité libérale d'individus ou dans un multiculturalisme degroupes identitaires, mais figuré au niveau de la personne à partir du thème dela « personnalité multiple» qui est retourné positivement. Au lieu qu'un espacepublic ou social soit composé à partir d'une confrontation libérale d'identitésc'est la personnalité elle-même qui est présentée comme le résultat d'une négo~ciation entre des personnalités multiples attachées à des mondes différents. Lepassage d'une figure à l'autre est favorisé par le modèle sociologique utilisé :« des objets frontières» négociés en raison de leur appartenance simultanée àplusieurs mondes sociaux (Star & Griesemer, 1989). À la représentation, à l'en­rôlement d'actants, est opposée la multiple appartenance à des mondes diffé­rents qui donne lieu à la négociation d'identités personnelles.

Le poids des conventions sur les personnes

L'approche de Star porte donc à analyse critique des normes et des conven­tions. Elle rejoint la critique de John Law (1994) dans le constat que la coor­dination assurée par les conventions est relative et ne s'accomplit qu'au prixd'exclusion et de désordre pour les gens et les situations ne se prêtant pas àcette convention: si le « MacDo » standard ordonne, pour-quelques instantsquotidiens, le monde d'une imposante clientèle, nombreux sont les exclus quien subissent gêne et chaos (Star, 1991, p. 42)15. Star propose donc que l'ons'intéresse à une « phénoménologie des rencontres avec les conventions et lesformes standardisées» afin d'explorer la « distribution du conventionnel» etde mettre en évidence les personnes qui portent la charge de cette distribution

15. Les hackers étudiés par Nicolas Auray (cf. sa contribution supra) élaborent des politiques surla base d'une telle critique de la partialité de l'ordre du standard. Sur les usages profession­nels de l'informatique et la douùnation entretenue par ses équipements, voir la contributionde Jean-Pierre Faguer et Michel Gollac, supra.

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16. Sur les tensions entre jugement et agapè, voir Boltanski, 1990, et sur celles que suscite lasouffrance en public, voir Boltanski, 1993.

Réseaux composites et engagements multiples

L'analyse de Star trouve place dans des figures de politiques décentraliséesqui sont congruentes avec différentes sociologies mettant l'accent sur desconnaissances distribuées. Des convergences apparaissent ainsi, aux États-

et du maintien de la standardisation. Cette orientation suppose une prise encompte de « la nature du personnel» au sein des réseaux, dont l'absence estdéplorée dans la théorie de l'actor-network par contraste avec sa place dansles recherches féministes, qui ont dévoilé le travail domestique demeuré long­temps invisible dans les économies. La politique de l'identité dessinée par Starfait de la personne le nœud de multiples liens, le composé d'appartenancesdiverses à des mondes sociaux différents. Peut-on cependant traiter au mieuxdu personnel et de la phénoménologie des conventions en recourant à unenotion de monde social qui est elle-même appréhendée en termes de conven­tion par Howard Becker (1988) ?

Les remarques de Star ont une portée qui dépasse les modèles· de porte­parole en révélant l'envers des conventions de coordination. Elles recoupentdes critiques adressées à la relation entre investissement de forme et coordi­nation (Friedberg, 1993; Paradeise, 1988). Pour approfondir ces questionsnous avons précisément pris pour objet, avec Luc Boltanski, les tensions cri­tiques que suscitent les opérations de mise en équivalence et de montée engénéralité. Distinguer la pertinence de ce qu'il est légitime de généraliser, enl'opposant à ce qui est renvoyé au particulier ou au contingent, n'est pas seu­lement une opération cognitive mais participe d'un jugement qui en appelle àdes figures du bien commun. L'établissement de catégories, de classements,de normes, qui constituent des informations de portée générale, suscite desréactions critiques et des résistances à la mesure des réductions accomplies.Nous voyons cette dynamique critique opérer à l'intérieur d'un ordre de justi­fication (par exemple entre les demandes qui ont un poids sur le marché etcelles qui sont sans « niche »), ou entre des ordres différents (par exempleentre une standardisation justifiée par un marché et une normalisation justi­fiée par la sécurité de citoyens). Avec les développements ultérieurs ouvrantsur une large gamme de régimes pragmatiques, nous analysons d'autressources de tension critique, entre régimes d'argumentation publique etrégimes d'engagement personnel 16

• L'analyse de ces tensions critiques entrerégimes d'engagement permet de comprendre les sentiments d'abus de pou­voir que suscite la réduction à des conventions collectives.

225

La saisie des choses: politiques de la mesure

Lorsque les objets saisis sont d'usage quotidien, leur normalisation suscite destensions particulièrement vives entre différents modes de saisie. Diffèrent-ilsen cela des objets impliqués dans la normalisation métrologique, qui seraientréduits sans reste à des propriétés scientifiques, et ainsi abstraits de toute autresaisie humaine? La métrologie rencontre en fait des problèmes similaires,

Unis, entre les approches « actor-network » (Latour, 1995), les recherches surl'intelligence « distribuée» dressées contre les modèles du programme et duplan (Gasser, 1991), les travaux sur les artefacts informationnels (Norman,1993), les modèles de connaissances distribuées (Hutchins, 1994) et lesrecherches antérieures sur la cognition sociale distribuée (Cicourel, 1974,1990). Contre des hiérarchies, des plans et des capacités individuelles, sontmis en valeur des liens locaux, des relations aux équipements, des coopéra­tions, des dynamiques émergentes.

Les figures du réseau ou de la distribution risquent, par la mise à platqu'opère le graphe, de suggérer une homogénéité des liaisons assurant la cir­culation d'un medium et d'effacer, par sa connectique, les tensions critiquesqui nous préoccupent. Lorsqu'est reconnue l'hétérogénéité d'un segment àl'autre, l'analyse des nœuds devient cruciale pour comprendre les conditionsde composition de segments disparates. Les notions de « traducteur » ou« médiateur» pointent vers, plus qu'ils n'explicitent, les contraintes et les pos­sibilités d'un travail de composition requis pour que transite quelque capacitéen dépit de liaisons dissemblables. Ainsi, la transitivité de contacts personnelsaboutissant au transport de confiance dans des jugements sur la compétencedes salariés (Eymard-Duvernay & Marchal, 1997) requiert sans doute desrégimes différents de ceux impliqués dans les liens personnels: la constructionde tiers-juge, aidée par des dispositifs consolidant ces réseaux, et la qualifica­tion de personnes-de-coilfiance ou de choses-gages selon des formes de répu­tation qui contribuent à généraliser la confiance sise dans le proche. Ce ne sontpas seulement les liaisons entre personnes mais aussi les rapports aux chosesqui doivent être envisagés dans leur diversité. L'idée d'une délégation auxchoses d'un dessein, extrêmement fructueuse par la façon dont elle révèle leurplace dans les coordinations humaines, porte le risque de ne les saisir que dansun format fonctionnel en négligeant leur accommodement dans l'usage. Enouvrant l'enquête sur les modalités variées du cOIIUÎlerce avec les choses(Thévenot, 1994b), on situe la place d'un engagement fonctionnel et d'un trai­tement disciplinant par rapport à des usages qui n'apparaissent, au regard dece régime de l'action normale, qu'en tant que détournement ou déviance parrapport à une normalité instrumentale.

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mieux visibles à la lumière des travaux sur la nonnalisation d'objets quoti­diens qui font ressortir la variété des régimes d'engagement impliqués.Mallard relève la notion officielle, dans la démarche métrologique, de« valeur conventionnellement vraie» (Mallard, 1996, p. 384). Les métro­logues explicitent donc eux-mêmes l'accord conventionnel sur ce qui a valeurde vérité, sans qu'il y ait besoin de sociologues des sciences prompts à déni­cher la part d'interventions humaines dans le secret des laboratoires produi­sant les lois universelles. La convention collective publique s'édifie sur lerégime de l'action nonnale : la convention, précise le texte de nonnalisation,tient sa tolérance d'une « différence non significative pour le but donné» ausein d'une organisation. On retrouve ici une référence explicite à la téléologiede l'action nonnale qui soutient la saisie fonctionnelle des objets utilitaires.

Parallèle avec la saisie métrologique des propriétés

Pour nonnaliser les mesures et maintenir les « propriétés physiques essen­tielles » qui ont la faveur du technicien d'essai, le métrologue est lui-mêmeamené à extraire les propriétés physiques de situations et d'objets matérielsdont la manipulation relève de régimes d'engagement bien différents. Cesobjets hybrides sont à la fois engagés dans des actions nonnales à partir deleur fonctionnalité et, en tant qu'étalons, porteurs de propriétés physiques fon­damentales. Les techniciens qui mètrent le volt doivent ainsi, comme leurshomologues qui arrachent les yeux des ours en peluche, se déplacer en per­sonne, entretenir des liens de proximité avec leurs collègues en s'entendant surles façons de faire, établir des familiarités de proche en proche avec les équi­pements en usage. La pluralité des fonnats de connaissance et des engage­ments impliqués disparaît toutefois des comptes rendus. Joseph O'Connells'accorde avec d'autres sociologues des sciences (Latour, Collins, Schaffer)pour dévoiler dans la métrologie l'invisible travail des techniciens qui main­tiennent en pratique l'universalité de la science, mais que l'exposé scientifiquefinira par effacer du tableau. Ce dévoilement contribue à la mise en cause desreprésentants en offrant de bonnes raisons pour dénoncer l'abus de pouvoird'un groupe social de savants et la division du travail qui l'entretient. Le dépla­cement que nous proposons poursuit l'enquête en amont, et met en évidencela réduction d'une pluralité de régimes d'engagement qui se solde par la domi­nation de l'un d'entre eux.

Les efforts répétés pour se dégager de régimes incompatibles avec un trai­tement en propriétés physico-chimiques scandent toute l'histoire de la métro­logie. Discutant l'étalon de résistance électrique au milieu du XIX· siècle, lesBritanniques contestent l'unité proposée par l'industriel allemand Siemenspour le motif qu'elle dépend de matériaux (mercure) et de constructions (une

17. Il s'inspire d'un referee qui lui avait fait remarquer: auparavant, « il fallait pointer sur la cita­tion de la Bible et indiquer la façon dont on passe des mots à l'interprétation incriminée;maintenant, des documents et des sceaux garantissent le fonctionnement de la machine [...]Au commencement était le verbe; à la fin la signature ».

227Un gouvernement par les normes

colonne de 1 mm de section et de 1 m de haut à 0° C) jugés arbitraires. L'idéalest de se référer à des « unités primaires» (masse, longueur, temps) « frap­pées du sceau de l'autorité, non du législateur ou de l'homme de science, maisde la nature» (rapport de 1873 cité par O'Connell, 1993). Un épisode plusrécent des années soixante nous montre à nouveau le souci de dégager uneunité physique d'agents et d'engagements relevant du fonnat de l'action nor­male : un étalon de volt muni d'une poignée et transporté à la main par unagent habile s'efforçant d'éviter des inclinaisons excessives (ibid.). Le « stan­dard intrinsèque» est conçu pour s'affranchir des actions humaines de liaisonet de transport. Plus de ces cérémonies périodiques au cours desquelles desagents du bureau des standards reconstituent pratiquement une chaîne d'ac­couplements entre étalons secondaires et étalons primaires. Le standardintrinsèque est une espèce de kit d'expérience de physique à monter chez soi:le lien au représentant le plus autorisé ne tient plus qu'aux instructions fixantle protocole de l'expérience et à la chaîne de qualification des modalités et desprocédures.

La dernière étape de cette évolution historique de la métrologie ressemble àla transfonnation actuelle de la nonnalisation, par l'accent mis sur les aspectscontractuels et procéduraux. Sous l'impulsion du ministère américain de laDéfense qui se trouve à la tête d'un vaste réseau de sous-traitants, est mise enplace depuis la fin des années 1980 une procéduralisation de la chaîne des stan­dards et des instruments de mesure. Dans un contexte de restrictions budgé­taires, on substitue au travail d'agents visitant les laboratoires de sous-traitantspour vérifier la justesse des instruments de mesure, une chaîne de traçabilité.Des épreuves impliquant des déplacements d'acteurs en personnes et jouantdonc sur plusieurs régimes de preuve sont remplacées par un appareillage deconventions collectives qui stipule les procédures à suivre et les comptes rendusà établir. Ce changement fait débat au sein des métrologues, certains d'entre euxdénonçant une traçabilité qui ignore les lois de la nature pour lui préférer les loisdu droit. Ils voudraient renverser ce nouveau « veau d'or », « objet tangible maisspécieux détournant l'attention d'une entité intangible mais efficace qu'il est des­tiné à représenter» (cité dans O'Connell). O'Connell esquisse un parallèle avecles rapports aux Écritures, dans le catholicisme et dans la Réfonne l7

, métrolo­gie et théologie ayant en commun de « rendre réels, maintenir et disséminer lesreprésentants tangibles d'une transcendance » en construisant « un systèmesocial d'autorité et de dissémination pour créer des intennédiaires avec cette

lAurent Thévenot226

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228 Laurent Thévenot Un gouvernement par les normes 229

transcendance à défaut d'une permanente mise en présence». La réforme métro­logique serait « calviniste» en ce qu'elle ouvrirait l'accès direct de chacun auVolt, sans les « rédemptions périodiques» comparées aux médiations « catho­liques ». Le parallèle avec la théologie l8 rompt avec la mise en cause des repré­sentants pour inciter à un examen plus compréhensif de différents rapports deprésentation et représentation, différemment soutenus par des intermédiaires.Cette dernière transformation historique du dispositif métrologique et le débatqu'elle suscite nous font progresser dans la direction qui nous intéresse. Le pré­cédent gouvernement métrologique établissait une grande chaîne des êtresreliant à l'étalon et, au-delà, à la variable de la loi physique, la scène d'une uti­lisation particulière. Les liaisons étaient assurées par l'intermédiaire d'instru­ments calibrés mais aussi d'une série d'engagements personnels et familiers. Lesecond système, en revanche, ne reconnaît que des agences autonomes (institu­tions plutôt qu'êtres humains) qui s'engagent volontairement sur des repères for­mels servant de termes de référence au contrat. La réforme ne transforme passeulement l'état dans lequel sont saisis le Volt ou l'un de ses avatars: étalonauquel se relier périodiquement, ou bien expérience à refaire chez soi. Ellechange la forme de l'agence pertinente pour le type d'engagement qu'équipe ledispositif.

La saisie informatique des activités humaines :la « capture» dans le fonctionnement

Notre analyse des opérations de « saisie» est partie d'une réflexion initiale surle codage statistique, et plus particulièrement le codage des activités profes­sionnelles. Elle rencontre aujourd'hui la recherche de Philip Agre qui porte surles opérations de collecte de données informatisées et sur la mise en formeconcomitante des activités humaines (voir sa contribution infra). À notresouci de rapprocher les mises en équivalence cognitives et les constructionspolitiques répond l'attention portée par Agre aux implications politiques denouvelles formes de « capture » décentralisée. Si les démarches sont appa­rentées, les modes de collecte et les types d'organisation qu'elles sont desti­nées à informer diffèrent. Les données que nous avons étudiées s'intègrentdans des totalisations statistiques, telles que celles produites par l'INSEE pourguider l'action de l'État, ou par des organismes internationaux fournissant desexpertises à partir de classifications standardisées (cf. la contribution deBowker et Star à ce volume). Agre s'intéresse, quant à lui, à la collecte décen­tralisée d'informations locales sur des activités individuelles au sein d'organi­sations privées, informations qui sont utilisées pour le management, en temps

18. Voir aussi Latour (1993) et les recherches en cours de Elisabeth Claverie (à par.).

réel ou dans des délais rapprochés. Son investigation fait ainsi la transitionentre la saisie normalisée des objets et celle des êtres humains au travail quenous aborderons dans la dernière partie.

Alors que les classifications de métiers saisissent des états professionnels,les modes de « capture » décentralisée visent une unité d'activité plus élé­mentaire, de l'ordre de la tâche. Fort de son expérience en intelligence artifi­cielle, Agre expose la représentation des activités incluse dans les systèmesd'information utilisés. Cette « grammaire de l'action » repose sur des unitésélémentaires réplicables : actions-types reconnues par un système comptable,scripts de télémarketing, mouvements standards d'entrée-sortie d'un réseauautoroutier, fonctions d'interface avec un ordinateur ou protocole de commu­nication avec un réseau, tâches décomposant l'activité de grandes entreprisesde services aux fins d'un « micro management » (McDonald's, FederalExpress, Pizza Hut, etc.). La relation entre saisie et normalité est égalementimportante pour Agre, qui note que la capture est moins une « découverte »qu'une normalisation de fait. Les agents saisis réarrangent leur activité pourne pas se trouver gênés par la collecte d'information, ou pour contrôler lareprésentation de leur action qui en résulte. Faute d'un engagement familierdes concepteurs dans les activités saisies, la « grammaire d'action» tend enoutre à s'aligner sur des définitions prescriptives de l'activité. Le choix desformes de capture peut aussi constituer un enjeu tel que celui des classifica­tions statistiques (Desrosières & Thévenot, 1988).

Contrairement au taylorisme qui légifère sur des séquences d'action (Dodier,1995), les dispositifs de « capture» laissent parfois ouverte (à l'exclusion de ser­vices de masse) une certaine liberté individuelle en renvoyant la charge ducontrôle à la « discipline du marché ». Cette nouvelle métrologie de l'activitéhumaine diffère donc de celle élaborée par Taylor et de la panoplie d'investis­sements de forme qui l'accompagnait (Thévenot, 1986). Alors que la métrolo­gie de l'ingénieur Taylor correspondait à un format comportemental et à unedynamique d'inculcation par habituation, le management de la flexibilité estaujourd'hui intéressé, dans la relance du libéralisme de marché, à reconnaîtreune certaine initiative de l'agent humain relevant d'un régime d'action inten­tionnelle et à imputer une responsabilité qui passe par ce régime d'engage­ment. Nous avons souligné que, dans ce régime, la saisie fonctionnelle desobjets fait pendant à l'agence intentionnelle humaine. On peut reprocher aumodèle d'Agre de ne pas prendre en compte cette saisie des objets et sesconséquences sur la capture des activités humaines. Il observe qu'il n'y a paslieu de distinguer le « pistage » (tracking) des êtres humains de celui deschoses, tant les deux captures se trouvent liées, les objets servant de capteursd'activités humaines. Mais il méconnaît la façon dont l'instrumentation fonc-

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De la normalisation des biens à celle des personnes: la formation d'unecité informationnelle

19. Faisant suite au Livre blanc sur l'éducation et la formation produit par la Commission euro­péenne (1995), le rapport de la mission sur la formation professionnelle confiée par leministre du Travail à Michel de Virville met en avant, comme l'une des propositions émanantde la mission, un « référentiel national des qualifications construit par domaines profession­nels et par niveaux, constitué d'éléments simples mais capitalisables correspondant aux com­pétences professionnelles de base » (Virville, 1996).

20. Une recherche sur ce thème, comportant une comparaison des systèmes qui s'inspirent decelte orientation, est présentement engagée à l'Institut international de Paris - La Défense,

231

Les travaux précurseurs de la grille de l'UIMM

La décomposition d'une qualification au travail s'inscrit dans une longue his­toire d'analyse « scientifique» des tâches et des capacités qu'elles requièrent.Le dernier épisode doit être considéré à la lumière d'efforts antérieurs pouranalyser les emplois à partir de la théorie de l'infonnation. Marquée par des

animée par Jean-François Germe et Laurent Thévenot. Elle s'appuie, en France, sur unecoopération entre des chercheurs du Centre d'études de l'emploi, du CNAM, du GSPM

(EHESS-CNRS).

de recommandations européennes reprises au niveau national20. On ne com­prend bien la logique du système de nonnalisation des. compétences,. etnotamment ses écarts par rapport à d'autres fonnes plus anciennes de claSSifi­cation et de qualification professionnelles, qu'à partir du détour par la nonna­lisation des produits qui lui a servi de modèle. Le transfert aux capacités detravail de toute la machinerie développée pour gérer les biens et services àpartir de la certification de leur qualité est d'ailleurs facilité par la qualifica­tion intennédiaire de services qui ne saurait être complètement détachée del'activité d'êtres humains (De Bandt & Gadrey, 1994).

Ces nouveaux standards de compétence d'inspiration libérale visent à ali­gner autant que possible les marchés du travail sur les marchés des produits, età lutter contre les « rigidités» qui proviennent d'articulation à des métiers, desapprentissages ou des diplômes. Les nouvelles fonnes de qualité établies entenne de compétence n'intègrent plus, dans l'appréciation des personnes et dansleur mise à l'épreuve, des attaches durables à des fonnes instituées de collectiftelles des corps de métier ou même des entreprises. Alors que les figures du col­lectif de grandeur domestique ou civique dotent l'agent d'une appartenance selondifférentes constitutions de communauté, leur mise en cause est présentéecomme libération de ces appartenances dénoncées, dans une évaluation pure­ment marchande, comme autant d'obstacles à un marché de qualités. Dans lenouveau système, la « liberté» correspond principalement à la figure d'un sujetindividuel contractant, en l'occurrence sur un marché du travail et avec uneentreprise. L'objectif est de saisir des capacités à la fois éléme~taires et ~é~é­raIes, dont les combinaisons multiples pennettraient de reconstituer aussI biendes qualifications d'emploi que des contours de fonnation ou des aptitudes depersonnes. Ce souci de réduction à des qualités élémentaires s'apparente à celuide l'économiste de marché décomposant chaque bien en un faisceau de caracté­ristiques qui sont supposées en épuiser la qualité globale. Cependant, commenous l'avons vu pour le produit, la décomposition défait le régime de l'échangemarchand pour aller à des propriétés qui doivent être saisies autrement.

Un gouvernement par les normesLaurent Thévenot230

Une approche informationnelle de l'activité humaine

Les implications politiques du mouvement de nonnalisation des biens sontplus lisibles lorsque le mouvement s'étend à la qualité des êtres humains,mesurée à l'aune de « compétences professionnelles de base ». Ainsi depuisune dizaine d'années, une nouvelle fonne de saisie des compétences selon des« National Vocational Qualifications» 19 a été élaborée au Royaume Uni pourservir autant à la gestion des emplois qu'à celle des fonnations. Ayant inspirédes systèmes analogues dans d'autres pays du Commonwealth (Australie,Afrique du Sud), de l'ALENA (Mexique), ou de l'ancien bloc de l'Est libéra­lisé, ce mouvement a trouvé récemment certains échos en France par le canal

tionnelle d'objets techniques non spécifiquement « infonnationnels » consti­tue un préalable pour pennettre cette saisie infonnatique. Une fonctionnaliténonnale des objets est requise pour remonter du capteur à l'action d'agentshumains.

Une nouvelle espèce de statistique d'entreprise, privée et décentralisée, peutêtre ainsi opposée à une statistique d'État qui, réalisée par un service public etportant principalement sur des collectifs, vise à découvrir des lois de comporte­ment sur le modèle des lois de nature et à fournir une expertise pour des mesuresde politique sociale et économique (Affichard, 1987). Cependant, comme pourla statistique d'État, il y a nécessité de codes préalables pour constituer ce quivaut comme infonnation, même si le codage impliqué par la capture décentra­lisée reste enfoui dans les fonctionnalités d'objets qui se substituent, en tant quecapteurs, aux agents humains de saisie et de chiffrement. Dans cette transfor­mation historique, le système de collecte d'infonnation est épaulé par le mou­vement conjoint de nonnalisation de qualités. À la qualité d'objets nonnés dansleur fonctionnalité correspond celle d'êtres humains : des compétences de baseà accomplir des tâches élémentaires dont l'exécution peut être contrôlée conti­nuellement à partir de ce mode de « capture ».

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21. M. Champion, qui appartenait au groupe de travail de l'UIMM chargé des nouvelles classifi­cations, effectua des stages de formation chez Berliet et Renault, en 1972 et 1973 (Pezet,1997, p. 58). Je m'appuie dans ce paragraphe sur la recherche qu'Éric Pezet a consacrée à lanégociation de l'UIMM de 1968 à 1975, en interrogeant notamment des personnes ayant par­ticipé à celle négociation.

modèles américains et importée par les missions de productivité de 1947-48,une telIe analyse a été mise en place dans certaines entreprises françaises dèsles années cinquante, à la Télémécanique (1948-1952), Renault (1953) etBerliet (1957) (Hunout, 1987). Cette analyse informationnelIe des compé­tences a marqué la nouvelIe grilIe UIMM de 1975 qui se substituait aux clas­sifications Parodi et rompait l'ancrage aux métiers. Les qualifications parmétier dépendaient d'institutions et d'organisations professionnelIes dont unpatronat moderniste souhaitait s'affranchir pour pouvoir créer d'autres liai­sons, entre des qualifications d'emploi et des modes d'organisation d'entrepri­se. L'élaboration de la nouvelle grille a été préparée par des expériences declassifications d'emploi inspirées des méthodes américaines de job evalua­tion21

• Ainsi, la méthode Berliet (dite « Milox et Boquillon ») analyse lesemplois à partir d'exigences requises dans la perception et le traitement del'information et distingue parmi une palette de critères la « prise d'informationextéroceptive» (1), la « prise d'information proprioceptive» (II), la « déci­sion» (III), 1'« organisation des moyens de réponse» (IV), les « ajustementsqualitatifs» (V), ou « quantitatifs» (VI), pour atteindre un résultat, ou enco­re les « liaisons» pour « réduire les incertitudes qui s'opposent à la réalisationdes objectifs» (Hunout, 1987). On en retrouve la marque dans la façon dontles « niveaux de qualification » du projet UIMM distinguent les capacitésrequises selon la nature des plans d'action (consignes, instructions, objectifsou programme) et l'importance des ajustements à la situation (Pezet, 1997, p.68-69). Les enjeux de ces transformations dans la saisie des compétences sontsoulignés par l'hostilité manifestée par la CGT qui résistait au détachement dela capacité à l'égard d'une forme métier et d'une certaine organisation colIec­tive susceptible de faire contrepoids au patronat. En revanche la CFDT,notamment dans la personne du négociateur Jacques Chérèque, était favorableà certains critères de classification sanctionnant la responsabilité par rapportau produit fabriqué et au matériel. Nous retrouvons ici la place d'un régimed'action normale qui soutient une attribution de responsabilité individuelle àpartir de la fonctionnalité d'objets, matériels et produits. Des réserves étaientcependant exprimées quant à une trop grande dépendance à l'égard d'un postede travail, dépendance nuisible à l'appropriation de la capacité par le salarié,et à son transport d'une situation d'emploi à l'autre. Le souci de la délégation

CFDT était de juger des compétences de la personne et de « sortir l'individudu carcan de l'organisation pour prendre en compte le potentiel que lui donne

sa formation de base» (ibid., p. 52, 79).

233

La normalisation des qualités dans une « société cognitive»

Des « autoroutes de l'information» à la « société de l'information », la notiond'information connaît aujourd'hui un usage si étendu, manifestant de tellescapacités de mise en rapport et de mise en valeur des activités humaines et deleurs équipements, que l'on peut y voir à l'œuvre la gestation d'une nouvellegrandeur et d'une nouvelIe cité de 1'« information », de même que l'on a puidentifier une « grandeur verte» en cours d'élaboration. La notion d'informa­tion s'insinue dans l'appréciation de situations quotidiennes les plus diverseset dans l'évaluation de la compétences des gens. Des argumentations de largeportée prenant appui sur des équipements propres aux techniques de l'infor­mation, de l'informatique aux médias, se réfèrent à un bien commun suscep­tible de bénéficier à tous. Ainsi s'élabore une nouvelle forme de justificationreposant sur une commune dignité à s'informer et sur une épreuve de com­munication. À la différence de la grandeur de l'opinion qui est éprouvée pardes signes de reconnaissance, la grandeur de l'information repose sur une for­malisation de ce qui informe. C'est pourquoi la normalisation occupe une

place centrale dans l'équipement de cette grandeur.Le Livre blanc sur l'éducation et la formation produit par la Commission

européenne comporte en sous-titre « vers la société cognitive ». Il affirme que,avec la mise en place de « cartes personnelIes de compétences» participant d'un« système d'accréditation des compétences» au niveau européen, « un grand pasen avant aura été fait vers la société cognitive ». Les recommandations propo­sées mettent en valeur un nouveau rapport au monde, « rapport cognitif [qui]structurera de plus en plus fortement nos sociétés » car « l'avenir de l'Unioneuropéenne, son rayonnement, résulteront en grande partie de sa capacité àaccompagner le mouvement vers la société cognitive» (p. 5). Les recomman­dations du Livre blanc dessinent les contours d'un dispositif qui assortit la sai­sie des compétences individuelIes d'un double équipement métrologique etjuri­dique : « il faudra aussi faire du niveau de compétence atteint par chacun un ins­trument de mesure de la performance individuelIe, dont la définition et l'usage

garantissent le plus possible l'égalité des droits des travailleurs ».

Les instruments d'une ouverture critique sur les formats d'information

S'affirmant de plus en plus comme cadre général du commerce des êtreshumains, entre eux et avec leur environnement, la certification de qualités

Un gouvernement par les normesLaurent Thévenot232

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234 Laurent Thévenot Un gouvernement par les normes 235

normalisées tend à se substituer à d'autres rapports plus ouvertement poli­tiques. Une régulation édifiée sur des propriétés objectives instaure un modede gouvernement qui repousse la question des principes d'évaluation dans laconcrétisation des objets et dans la procéduralisation des lieux de débat et dejugement sur leur qualité. L'ampleur de cette police des qualités lui confèreune portée politique, en tant que mode de régulation très général accompa­gnant le mouvement libéral de la construction européenne. Les implicationsd'un tel gouvernement dépassent le choix de caractéristiques techniques desproduits : elles concernent la façon dont sont saisis les personnes, les choseset leurs rapports, dont sont attribués des droits et des responsabilités, dont sontménagées des aides, des mutualités ou des solidarités. Il ne s'agit plus seule­ment de standardiser des objets ou des actes afin de les mettre en compatibi­lité pour un fonctionnement industriel efficace. L'enjeu est de garantir uneinformation formelle encadrant des liens contractuels entre des sujets indivi­duels et contribuant aussi à la défense de droits.

L'information engagée dans une garantie

La dimension politique de la normalisation ne saurait se réduire à descontraintes réglementaires parmi d'autres. Cette mise en politique des normesmanque de larges pans de l'activité normalisatrice dans ses rapports à l'infor­mation. L'enquête que nous avons menée sur la variété de lieux de normativitédes normes, et la confrontation à d'autres approches de la normalisation et dela métrologie, nous conduisent en fin de parcours à reconnaître des implica­tions politiques moins immédiatement visibles mais sans doute plus impor­tantes. Elles tiennent au mode d'engagement que soutient le dispositif de nor­malisation et aux garanties qu'il instaure.

Par les capacités attribuées aux êtres agencés, chaque régime d'engagementcontient une inquiétude propre qui le caractérise: en établissant ce sur quoi onpeut compter, il offre un premier bâti d'assurance. L'interrogation sur la perti­nence des connaissances qui reste d'ordinaire trop centrée sur le sens22, le rai­sonnement ou les inférences, doit se prolonger dans une perspective pragma­tique sur la garantie. Le pragmatisme de Dewey a grandement contribué à ins­crire les connaissances dans l'action23

• Notons cependant que sa figure de réfé­rence, l'enquête (inquiry), s'apparente à une résolution de problème qui, for­malisée, guidera le programme de l'intelligence artificielle et du cognitivisme.

22. Voir à ce sujet, dans ce volume (supra), la relecture critique que fait Conein de 1'« approcheinterprétative » et du traitement sensé du rapport à l'environnement et à ses objets.

23. L'inscription du sens dans l'action marque l'héritage du pragmatisme de Dewey et de Meaden sociologie, particulièrement dans l'interactionnisme. Cf. l'entretien de Anselm Straussavec Isabelle Baszanger (Strauss, 1992, p. 40).

Un programme contemporain de pragmatique politique et morale requiert uneapproche de l'expérience moins limitée au format du « problème », et plusouverte à des engagements divers dont les convenances ne sont pas réduc­tibles à ce format. Dewey met justement en avant la tension qui pèse sur l'ex­périence ordinaire, entre la recherche d'« assurance» et l'incertitude (Dewey,1967). Chacun des termes d'assurance et d'incertitude demande cependant àêtre approfondi et spécifié selon les régimes. Leur rapport ne paraît plus siantagonique lorsque l'on s'avise que l'incertitude n'est pas une catégorie pre­mière mais dépend d'un cadre de maîtrise qui gouverne une inquiétude. Lanotion d'« anticipation» utilisée pour l'action rationnelle de l'acteur écono­mique, ou celle d'« attente» qui soutient souvent la définition des conven­tions, demandent à être replacées dans ce cadre: l'incertitude dépend de l'at­tention sélective aux retours de réalité qui caractérisent un régime d'enga­gement.

Ainsi, le système d'information des statistiques sociales que nous avonsévoqué précédemment participe à des modes de garantie solidaire et de res­ponsabilisation collective relevant d'un compromis entre régimes civique etindustriel de justification. La saisie des êtres humains selon des qualificationscollectives d'états ou de besoins convient pour cibler des populations etnotamment des « populations à risques », sur lesquelles doivent porter lesmesures de l'État. La « révolution cognitive» promeut des saisies toutes dif­férentes des êtres humains à partir des caractérisations d'une individualitééquipée de diverses « cartes» enregistrant ses propriétés (des cartes de com­pétences à celles de la médecine prédictive). Elle conjoint un régime de l'ac­tion normale qui se prête à l'attribution de volonté libre et à l'imputation deresponsabilité, et des régimes qui saisissent l'être humain dans des propriétésfonctionnelles ou physiques. Ces saisies supportent des figures morales etpolitiques de responsabilisation individuelle et de garantie assurancielletoutes différentes des précédentes.

Le pluralisme critique sur lequel ouvre la diversité des formatsd'information

Le détour par la normalisation et la métrologie des choses nous a fait voir leslimites des tentatives successives de réduction à des propriétés physico-chi­miques, puis à des fonctionnalités compatibles avec un format de l'action.Échappe largement à cette réduction le mode d'engagement familier qui régitdes accommodements de proximité et des innovations d'usage bien éloignésde la figure du « consommateur» (y compris lorsque la théorie économiquenous fait voir un consommateur découvrant les propriétés d'un bien en l'utili­sant), tout comme il gouverne les habiletés d'expérience au travail qui ne trou-

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Bibliographie

24. L'activité de commercialisation pourrait elle-même faire l'objet d'une semblable analyse. Lanormalisation et le rapport au cahier des charges tendent à opérer une réduction de formesd'engagements fidélisés entre acheteur et vendeur, via des circuits de distribution mettant enavant le « conseil ». Pour une analyse de la variété des formes de jugement et des risques deréduction dans un marché de service, le marché du travail, voir Eymard-Duvemay &Marchal, 1997. Pour une élaboration de ces différences dans une opposition entre une « orga­nisation planifié » du travail et « organisation distribuée », voir Dodier, 1995.

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