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D’abord boursière, la crise touche aujourd’hui l’économie réelle. C’est la logique même du capitalisme qui est en cause, pour avoir perdu de vue la finalité humaine de l’économie. Ce devait être « la fin de l’histoire ». Sans doute – comme le rappelle ici Jacques Robin (1) – une formidable mutation technologique déplaçait-elle les forces motrices du développement, du champ de l’énergie et de la matière à celui de l’information et de l’immatériel. Mais après l’effondrement du système opposé venu de l’Est, l’humanité avait atteint, nous disait-on, l’état naturel auquel, depuis les origines, elle aspirait ; il n’y avait qu’une économie possible, l’économie néolibérale dont les faits venaient de consacrer la supériorité. Comme toute vérité révélée, celle-ci avait son texte fondateur : le « Consensus de Washington »– tout droit descendu, au début des années 1980, d’un sommet du G7 – dont les « dix commandements » énuméraient les bienfaits de la libre circulation des capitaux dans le monde accompagnée d’une totale liberté d’entreprendre, en même temps qu’ils dénonçaient les tentations venues du Malin dissimulé sous les formes de « l’État-providence ». Cette vérité avait aussi ses grands prophètes – Hayek, Friedman... – et ses guides qui, sous les traits du président Reagan et de madame Thatcher, conduisaient les peuples – dans les mêmes années 1980 – au seuil de la Terre promise (2). Les 3D (3) – déréglementation, désintermédiation, décloisonnement – réalisaient l’incarnation de l’idéal sur terre. Le capital, affranchi des contrôles étatiques qui le brimaient, pouvait se concentrer à l’échelle mondiale, au sein de puissantes structures financières – banques, sociétés d’assurances, fonds de pension, fonds spéculatifs... – qui se trouvaient en mesure d’imposer leur loi à l’ensemble de l’économie et de la société, via les entreprises, les États et les grandes institutions financières ou économiques internationales comme le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC. Le capitalisme, devenu « actionnarial », serait désormais régi par une logique essentiellement financière. On nous expliquait que c’était un bien : en recherchant le rendement maximum, la finance pousserait l’économie vers l’optimisation de ses performances ; les cours des monnaies nationales, fluctuant librement, s’ajusteraient au niveau de la « parité des pouvoirs d’achat » auquel, en cas d’écart, les ramèneraient constamment ventes ou achats de devises... Ce serait la fin des grands mouvements spéculatifs susceptibles de déséquilibrer les économies. On allait voir ce qu’on allait voir. Et l’on a vu... On a vu – sous l’effet d’une course perturbatrice à la rentabilité financière immédiate – toutes Porter l’espérance Par René Passet * Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Ouverture

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D’abord boursière, la crise touche aujourd’huil’économie réelle. C’est la logique mêmedu capitalisme qui est en cause, pour avoir perdude vue la finalité humaine de l’économie.

Ce devait être « la fin de l’histoire ». Sans doute– comme le rappelle ici Jacques Robin (1) –une formidable mutation technologiquedéplaçait-elle les forces motrices du développement,du champ de l’énergie et de la matière à celuide l’information et de l’immatériel. Mais aprèsl’effondrement du système opposé venu de l’Est,l’humanité avait atteint, nous disait-on, l’état naturelauquel, depuis les origines, elle aspirait ; il n’y avaitqu’une économie possible, l’économie néolibéraledont les faits venaient de consacrer la supériorité. Comme toute vérité révélée, celle-ci avait son textefondateur : le « Consensus de Washington » –tout droit descendu, au début des années 1980, d’unsommet du G7 – dont les « dix commandements »énuméraient les bienfaits de la libre circulationdes capitaux dans le monde accompagnée d’unetotale liberté d’entreprendre, en même temps qu’ilsdénonçaient les tentations venues du Malin dissimulésous les formes de « l’État-providence ».Cette vérité avait aussi ses grands prophètes –Hayek, Friedman... – et ses guides qui, sous les traitsdu président Reagan et de madame Thatcher,

conduisaient les peuples – dans les mêmesannées 1980 – au seuil de la Terre promise (2).Les 3D (3) – déréglementation, désintermédiation,décloisonnement – réalisaient l’incarnation de l’idéalsur terre. Le capital, affranchi des contrôles étatiquesqui le brimaient, pouvait se concentrer à l’échellemondiale, au sein de puissantes structuresfinancières – banques, sociétés d’assurances, fondsde pension, fonds spéculatifs... – qui se trouvaient enmesure d’imposer leur loi à l’ensemble de l’économieet de la société, via les entreprises, les États et lesgrandes institutions financières ou économiquesinternationales comme le FMI, la Banque mondialeou l’OMC. Le capitalisme, devenu « actionnarial »,serait désormais régi par une logique essentiellementfinancière. On nous expliquait que c’était un bien :en recherchant le rendement maximum, la financepousserait l’économie vers l’optimisation de sesperformances ; les cours des monnaies nationales,fluctuant librement, s’ajusteraient au niveaude la « parité des pouvoirs d’achat » auquel, en casd’écart, les ramèneraient constamment ventesou achats de devises... Ce serait la fin des grandsmouvements spéculatifs susceptiblesde déséquilibrer les économies. On allait voirce qu’on allait voir. Et l’on a vu...On a vu – sous l’effet d’une course perturbatriceà la rentabilité financière immédiate – toutes

Porter l’espérancePar René Passet *

Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Ouverture

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les promesses humaines de la mutationtechnologique se retourner en autant de dramespour l’ensemble de la planète (4) : on a vu sedéchaîner la spéculation pourtant décrétée désormaisimpossible ; on a vu le rapprochementdes peuples, à l’échelle d’un monde où tout se vit entemps réel, devenir fracture, domination, inégalitésaccrues, instabilité, sous l’effet des mouvementsde capitaux cherchant la rentabilité et la sécuritélà où elles se trouvent, c’est-à-dire dans les paysriches, venant et fuyant au gré d’anticipationsmassives ; on a vu le soulagement des travailleurspar la machine se transformer en licenciements,chômage, paupérisation, exclusion sociale, sous lapression d’un actionnariat avide de s’attribuerla totalité des gains de productivité du système plutôtque de les partager en réduisant les temps de travail ;on a vu l’économie du lucre s’étendre à tous lesdomaines de la vie, de la culture et del’environnement naturel qu’on surexploite, pollueet dérègle pour satisfaire à la soif des rendementsfinanciers à court terme...On voit aujourd’hui ce capitalisme optimisateuren crise. Celle-ci, d’abord boursière, s’est amorcéeau début de l’année 2000 sur le Nasdaq, marchédes valeurs technologiques, hypertrophié au fildes anticipations délirantes de spéculateurs dontl’infaillibilité constituait pourtant l’un des dogmesindispensables à la bonne marche du système.Elle s’est étendue aux valeurs traditionnelles :en un peu plus de deux ans – de mars 2000 à juillet2002 –, 6 700 milliards de dollars s’envolaienten fumée à Wall Street, le SP 500, indice des 500plus grandes valeurs boursières américaines, chutaitde 50 % cependant que le CAC 40 à Paris et l’EUROSTOXX des 50 premières valeurs européennesrégressaient de 30 %.Puis elle a touché l’économie réelle. En décembre2001 éclatait la faillite du courtier en assurancesEnron, bientôt suivie de quelques autres, parmilesquelles,en juillet, le dépôt de bilan – plus grande faillite detous les temps – de WorldCom, première entreprisede télécommunications du monde. En France éclataitl’affaire Vivendi Universal. Ces affaires révélaientl’existence de comportements douteux et decomptabilités frauduleuses destinées à tromperl’opinion : Enron avait dissimulé une dettede 21 milliards de dollars avec la complicité ducabinet d’audit Andersen, cependant que leconglomérat Tyco cachait une dépense de 8 milliardsde dollars liée à l’acquisition de 700 sociétés ; que legroupe d’imagerie Xerox gonflait ses résultats de 1,7milliard de dollars sur la période 1997-2001 ; queWorldCom camouflait, entre l’année 2001 et le >>>

premier trimestre 2002, 7,1 milliards de chargescourantes sous forme d’investissements. En France,Vivendi fait l’objet d’une enquête de la COB,cependant que ses petits actionnaires déposent uneplainte pour « fauxet usage de faux »... partie brutalement mise au jourd’un iceberg infiniment plus profond. C’est toutela logique du système qui se trouve ainsi miseen cause : l’exigence par les fonds de pensiond’un rendement de 15 % des capitaux proprespoussant à forcer les résultats, la pratique des stockoptions incitant les responsables d’entreprisesà en soutenir frauduleusement le cours pourles réaliser en temps utile tout en abandonnantl’épargne salariale à son triste sort (comme ce futle cas notamment à Enron) lorsque se précisentles retournements de conjoncture.Le système alors est atteint en son cœur :la confiance ; et monsieur Greenspan, le patronde la Fed, ne s’y trompe pas lorsqu’il déclare,le 16 juillet, devant la Commission bancaire du Sénataméricain : « La falsification et la fraude détruisentle capitalisme et la liberté de marché et pluslargement les fondements de notre société »... Au-delàde l’économie, « la société », en effet, car le côténauséabond des nombreuses interférences établiesentre ce monde des affaires et l’univers

Une autre voieLe vide conceptuel qui caractérise le mondepolitique de notre époque et le désintérêt descitoyens qui s’ensuit représentent à coup sûrun danger pour la démocratie.En nous appuyant sur les réalités contemporaines,nous avons donc voulu présenter, face au seulsystème économiqueet social que l’on nous déclare être possible,non point « un » modèle qui se prétendraitlui-même unique et exclusif, mais « une autrevoie » ouvrant la perspective d’autres modesd’organisation économique et sociale fondéssur les valeurs humaines essentielles quine se réduisent pas nécessairement à la seulerationalité de l’argent. Les grandes lignes de ce projet ont été présentéeset longuement discutées lors d’une réuniondu GRIT (Groupe de réflexion inter ettransdisciplinaire) qui s’est tenue au milieudu mois de juin. Nous avons ensuite consultéde nombreux amis, dont la plupart figurentparmi les signataires des pages qui suivent.

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de la politique apparaît au grand jour : Enronn’a-t-il pas pris une part importante dans lefinancement de la campagne du président Bush ?Ce dernier, tout comme son vice-président DickCheney, n’ont-ils pas cultivé hier, lorsqu’ils étaientdans les affaires, les pratiques qu’ils sont conduitsà dénoncer aujourd’hui en tant que responsablespolitiques ? Quelle force morale et quelle crédibilitécela leur donne-t-il ?Nous touchons maintenant – août 2002 – à cemoment incertain où semble s’amorcer le cerclevicieux qui marquerait le basculement définitif dans lacrise. Par un choc en retour, la crise de confiancedéclenchée par les malversations de l’économieréelle se répercute sur la Bourse dont l’érosionmenacela consommation et l’investissement, basesde l’activité économique réelle. On craint (5)« de voir les ménages, démoralisés par la chutede Wall Street, cesser tout simplement deconsommer pour reconstituer leur épargne. Onpourrait alorsse retrouver dans une situation comme jamaisdepuis les années 1930 ».C’est ce que l’on appelle « l’effet de richesse » ;en juillet 2002, l’indice de confiance desconsommateurs publié par l’institut de conjonctureConference Board a effectivement chuté de 9 %.Quant à l’investissement, l’érosion des valeursboursières entraîne une difficulté des entreprisesà trouver de l’argent sur le marché et donc à investir :« La confiance des gens dans les marchés d’actionsa été profondément ébranlée. Il faudra des annéesavant qu’elle revienne », estime Jeff Knight,responsable des investissements chez PutnamInvestments (6). En conséquence, les perspectives de croissance,aux États-Unis comme en Europe, sont réviséesà la baisse. Les anticipations boursières ne peuventmanquer d’en être affectées pour renforcerleurs effets négatifs sur l’économie réelle qui,à son tour... C’est au seuil de ce cercle vicieuxque nous nous trouvons en août 2002... ; en octobre,le basculement s’est confirmé.

Le « seul système naturel »révèle ses contradictionsOn s’aperçoit que la « rationalité instrumentale »sur laquelle il est construit ne constitue plus une baseacceptable. Sans doute hier – lorsque la productionne suffisait pas à couvrir les besoins essentielset que l’activité humaine ne menaçait pas l’existencede la biosphère – le mieux-être des populationsse mesurait-il à la quantité des biens dont ellesdisposaient. Comme, par ailleurs, le capital était

Nous touchonsà ce momentincertainoù semble s’amorcerle cercle vicieuxqui marqueraitle basculement défi-nitifdans la crise.

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le facteur rare limitant la progression de l’activitééconomique, c’est sur son efficience que se polarisaitle calcul économique. En un mot, la performancequantitative de l’instrument était assimilée à celledu système économique. Mais, lorsque la productionmondiale suffit à couvrir les besoins fondamentauxà l’échelle de la planète cependant que 815 millionsde personnes souffrent de la faim et que 1,3 milliardvivent avec moins d’un dollar par jour, on s’interrogesur la « rationalité » du système qui engendrede tels résultats : le problème essentiel n’est plusla production mais le partage. Lorsqu’en produisantle système productif s’autodétruit – en détruisantle milieu naturel qui le porte comme il porte toutevie –, apparaît la question des comportementspermettant d’assurer un « développement durable ». Produire plus ? Pour qui ? Pourquoi ? Comment ?Pour quoi faire ? La réponse à ces questionsne se situe pas dans le champ de l’économiemais dans celui des valeurs.On s’aperçoit aussi que la logique financièrese situe à l’opposé des impératifs du mondecontemporain. Les moyens de communication,au premier rang desquels l’ordinateur, font du mondeune unité organisée en réseaux, vécue en temps réelet dominée par l’interdépendance. Les questionsque pose l’économie impliquent une ouverturesur le très long terme de la biosphère et le respectde ses mécanismes régulateurs ; ouvertureégalement sur les valeurs, qui se situent au niveaudes finalités et non plus de l’instrument.À cela, l’économie prétendument universellerépond par le repliement le plus étriqué sur la seulelogique de l’instrument financier.Alors, le très long terme devient « les dix prochainesminutes », comme le déclarait au Prix Nobel JamesTobin un financier fier de son réalisme, et l’appareiléconomique n’est plus fait pour mettre en valeurdes territoires, produire des richesses et encoremoins créer du bien-être, mais pour faire jaillirle sang de la rente, serait-ce au prix de ladésertification des territoires, de la dégradationde la nature, de la destruction des richesseset de la détresse des hommes.La Grande Désillusion (7) – de Joseph Stiglitz,autre Prix Nobel – nous montre, innombrablesexemples à l’appui, comment le FMI, véritable« pompier pyromane » (8), en imposant une logiqueexclusivement financière aux pays les plus pauvres,crée lui-même – pour le plus grand profit desfinanciers internationaux – les problèmes qu’il apour mission de combattre : partout, lorsque la crisemenace et que l’économie réelle aurait besoinde liquidités, on impose au contraire les restrictionsqui plongent les peuples dans la détresse... mais

assurent le remboursement de leurs créanciers.C’est ainsi que, sacrifiant les investissementsde base à rendement différé (infrastructureséconomiques, éducation, santé...), indispensablesà tout démarrage économique, en vue de dégagerles excédents budgétaires indispensablesau remboursement des dettes, les plansd’ajustement structurel (PAS) étranglentceux qu’ils prétendent secourir...On comprend alors que les ravages que nousdécrivions plus haut – loin d’être desdysfonctionnements – découlent de la logique mêmedu système.

La gauche a-t-elle oubliésa mission historique ?Face à une telle situation, l’univers du politique– tout absorbé par ses petites affaires – fait preuved’une incompréhension affligeante. Nous voici devantl’une des mutations les plus considérables– peut-être la plus considérable – de tous les temps ;elle est porteuse des plus grands espoirs pourl’humanité ; et ces espoirs sont gâchés, retournés,pervertis, par un système fondé sur le lucre et lacupidité. Le temps paraît venu pour la confrontationde grands projets de société, et l’on nous sert l’unedes campagnes présidentielles les plus terneset les plus mornes que l’on ait connues, fondéesur l’impératif sécuritaire et les mérites comparésd’une réduction de 30 % de l’impôt sur le revenuou de 50 % de la taxe d’habitation, quand ce n’étaitpas – je n’invente rien – l’aptitude d’un candidatà préparer un steak aux nouilles... Étonnez-vousde l’enthousiasme qui s’est emparé des fouleset du taux d’abstention qui s’en est suivi !La gauche semble avoir oublié sa mission historiquequi fut de porter l’espoir des plus défavorisés.La misère, au milieu du XIX

e siècle, était grande,mais il se trouvait des hommes (Owen , Fourier,Proudhon, Sismondi, Marx, Engels, Hugo, plus tardJaurès...), pour dire aux victimes du capitalismenaissant qu’il y avait au sein du système des forcesen œuvre qui travaillaient à l’émergence d’un mondemeilleur, dans l’avènement duquel eux – les plusdémunis – avaient un rôle à jouer. Cette pensée-làétait porteuse d’espérance. Mais ceux qui lanourrissaient se situaient alors dans l’oppositionaux pouvoirs politiques établis, et nul n’attendaitd’eux autre chose qu’une utopie, sans doute réalistemais lointaine, destinée à soutenir les couragesen montrant la voie.C’est la force même de cette espérance qui a finipar porter au pouvoir les hommes qui la soutenaient.Épreuve redoutable, car assumer le pouvoir, c’est neplus se contenter de perspectives lointaines, dire >>>

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ce qu’il faut faire dans l’immédiat et fournirdes résultats. La gauche au pouvoir a donc voulu– très légitimement – prouver son aptitude à géreret cela l’a conduite à mettre l’accentsur le programme... au détriment du projet.La gauche n’a plus que des programmes àproposer ; elle a perdu le sens de l’histoire et,pas plus que les autres, elle ne sait où elle va.Poussée à l’extrême, cette attitude donne naissanceà une étrange conception du « réalisme » – cellede Blair, Schröder ou Jospin – consistant à s’inclinerdevant le réel tel qu’il est et à faire sienne la logiquede l’adversaire. Curieusement, c’est le socialismeacceptant l’ordre qu’il prétend combattre – fondésur les données d’avant-hier – que l’on qualifiede « moderniste » et celui qui, prenant en comptela mutation, s’efforce de construire l’avenir,que l’on qualifie de « rétrograde ». Dans cette ligne, on voit même poindre des analysess’appuyant sur le fait – incontestable – que ladichotomie sociale marxienne entre propriétairesdes moyens de production et détenteurs de la forcede travail laisse place à la constitutiond’une importante catégorie sociale intermédiaire, pourpréconiser un « recentrage » des propositionsen faveur de cette dernière et n’avoir plus un motpour les plus défavorisés. Comme si l’objectifessentiel était de se faire élire. On ne semble pasavoir compris que si l’idéalisme reste inefficacelorsqu’il ne s’appuie pas sur le réel qu’il prétendtransformer, réciproquement le véritable réalismene s’appuie sur le réel pour le transformerqu’au nom d’un idéal.Il est temps que, conformément à sa mission,la gauche redevienne porteuse d’espéranceet de projets.

Replacer l’humainau cœur des institutionsMalgré la crise, ce n’est cependant pas encorele « grand soir », ni même simplement la findu capitalisme « actionnarial ». Une crise – mêmeaussi profonde que celle des années 1930 –, celapeut être une adaptation à de nouvelles réalités.Les modalités du capitalisme actionnarial pourrontchanger sans que celui-ci cesse d’êtrefondamentalement identique à lui-même, aussilongtemps que le pouvoir effectif restera entreles mains des puissances financières.Entre acceptation et négation de la société existante,la question se pose en termes de « pouvoirs » : c’esten changeant la nature de ces derniers qu’onchange la logique du système.C’est d’un « réformisme radical » qu’il s’agit :remettre la finalité humaine au cœur de la décision,

et la finance à sa place d’instrument.

•Cela signifie, d’abord, qu’il existe une rationalitéde l’humain. Il n’y a pas, d’une part, « la » rationalitéqui serait celle de la marchandise et de l’argent et,d’autre part, la simple générosité « irresponsable etirrationnelle » qui serait celle de l’humain.Proclamons fortement l’existence d’une rationalitééconomique qui, pour reposer sur des fondementsdifférents, n’en donne pas moins lieu àl’établissement de critères décisionnels tout aussirigoureux que ceux fondés sur ce que j’appelledepuis longtemps une simple « logique des chosesmortes ».

•Cela implique, au niveau de l’entreprise, laparticipation effective, et non point symbolique, destravailleursau pouvoir de décision ; se pose également la questiondu contrôle des citoyens sur les activitésles concernant directement (pollutions ou risquesde voisinage – comme à Toulouse, par exemple).

•Au niveau des nations, cesser de subordonnerl’emploi à la maximisation des revenus financiers(licenciements de « convenance boursière »), fairede la relève de l’homme par la machine l’instrumentd’une libération (réduction des temps de travail quia toujours été, dans le long terme, le facteur décisifd’augmentation du nombre de travailleurs occupés,alors même que le volume total annuel des heurestravaillées dans la nation ne cessait de régresser) ;repenser les mécanismes de la répartitiondans une optique de justice distributive(question du revenu de citoyenneté, notamment).

•Au niveau international, subordonner la loimarchande au respect des normes socialeset environnementales définies par les grandesconventions internationales (Rio, Kyoto, BIT...) ;contrôler la liberté des mouvements des capitauxdans le monde ; s’opposer aux dérives spéculativesqui se déploient au détriment de l’économie réelle ;annuler la dette des pays en retard de développement ;mettre fin aux plans d’ajustement structurel ; luttereffectivement – par des actes et non des mots –contre l’argent sale et les paradis fiscaux.

• Remettre l’humain au cœur des institutions,c’est, tout d’abord, porter le pouvoir politiquede contrôle au niveau international des forcesqu’il doit contrôler. Cela débouche surle renforcement de la coopération internationale,la refonte des institutions actuelles(qui se comportent trop souvent en instrumentsdes intérêts qu’elles ont théoriquement pour mission

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de réguler) et la mise en chantier de nouvellesinstitutions internationales plus représentativesde l’ensemble des forces économiques, socialeset citoyennes des sociétés mondiales : le Conseil desécurité économique et social de Jacques Delorsou l’Organisation mondiale du développementsocial de Riccardo Petrella.L’Europe constitue un espace au sein duquelpourraient se déployer efficacement de nombreusesinitiatives que l’on dit irréalisables au plan national.À condition, évidemment, de renforcer l’Union avantde l’étendre jusqu'à n’en faire qu’une zone de libreéchange interne appelée à se diluer dans une zoneplus vaste de libre-échange à l’échelle mondiale. Le primat de l’humain, c’est aussi le refus de toutréductionnisme – marchand ou totalitaire –pour édifier une « économie plurielle » conciliantle libre jeu des intérêts individuels avec la suprématied’un intérêt général sur lequel se fonde l’existenced’un secteur public et d’un secteur d’économiesolidaire et sociale, l’un et l’autre irréductiblesaux lois de la régulation marchande. C’est, enfin, renforcer les coopérations sanséloigner le pouvoir des citoyens et sans aboutirà des lourdeurs paralysantes. Déconcentrerle pouvoir sans diluer les solidarités lentementforgées au cours de l’histoire, cela supposeune réflexion approfondie sur les implicationsd’un principe dit de subsidiarité, excellentdans ses intentions, mais mal analysé et encoreplus mal mis en application.

Quelles forcesmettre en œuvre ?D’abord, la loi, dans la mesure où les États nationauxpossèdent encore d’importants pouvoirs.Les hommes politiques qui tiennent le discoursde l’impuissance des gouvernements dans le monde

contemporain doivent changer de métier.Ensuite, la concertation et la coordinationdes politiques à l’échelle internationale.Si, comme on nous le dit souvent, cela ne relèvede la compétence d’aucun gouvernement prisisolément, il dépend de l’initiative de chacunde tenter de convaincre les autres de sa nécessitédans tous les domaines où cela lui paraît s’imposer.Enfin, le réveil, à l’échelle mondiale, des peupleset des mouvements citoyens qui, de la mise en échecde l’AMI et de Seattle à Porto Alegre, s’effectueà une vitesse étonnante. On voit apparaître iciune forme de démocratie directe qu’il faudrasavoir entendre et articuler avec les formestraditionnelles de la démocratie représentative,si l’on ne veut pas courir le risque de la voir un jours’opposer à cette dernière. Une telle oppositionserait proprement catastrophique pour la démocratie.Ce n’est pas en se dissimulant derrière les mursde Davos, de Québec ou en s’enfonçant – commel’autruche – la tête dans les sables du Qatar que l’onréglera le problème. Lorsque la « rationalité instrumentale » a vécu,le réalisme change de camp : le temps est venud’affirmer la nécessité – et la possibilité –d’une économie fondée sur ses finalités humaines.

* René Passet est professeur émérite d’économie.Dernier ouvrage paru: Mondialisation financière et terrorisme(avec Jean Liberman), Enjeux-Planète - Éd. de l’Atelier, 2002.

1 Il faut lire ou relire, bien sûr, Changer d’ère, Le Seuil, 1989.2 Dominique Plihon, Le Nouveau Capitalisme, Flammarion, coll.Dominos 2001.3 Les « 3D » : « déréglementation » ou suppression descontrôles nationaux des changes ; « désintermédiation »ou financement direct des entreprises aussi bien quedes États sur les marchés financiers sans passer parl’intermédiaire de banques ; « décloisonnement » oueffacement progressif des barrières séparant les différents mar-chés financiers les uns des autres ou des marchésmonétaires.4 Pour une analyse plus détaillée, je me permets de renvoyer àmes deux récents ouvrages : L’Illusion néo-libérale, Fayard,2000, et Éloge du mondialisme par un « anti » présumé,Fayard, 2001. 5 Monsieur Richard Hastings, économiste en chef de CyberCredit (Le Monde, 24 juillet 2002).6 Le Monde, 24 juillet 2002.

Les hommes politiquesqui tiennent le discoursde l’impuissance des gouvernements dansle monde contemporaindoivent changer de métier.

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La découverte, dans les années1940, du concept d’ « information »a permis que se développent,en l’espace de trois à quatredécennies, des technologies tellesque l’informatique, la robotique,les télécommunications,les biotechnologies…Ces technologies informationnellesmarquent une coupure radicaleavec les technologies de l’èreénergétique. Elles s’accommodentmal du « tout économisme » quicaractérise aujourd’huinos sociétés.

L’introduction de René Passetillustre la course actuelle à lamarchandisation du monde,directement liée à une dominationsans partage d’un économismedevenu seul moteur humain dansnos sociétés occidentales. Faceau saccage de la nature et à laperte des repères de nos vies elles-mêmes, des résistances s’organi-sent :nombreux sont ceux qui semettent en quête d’un « autremonde possible » permettantl’épanouissement individuel etsocial. Mais la prétention des

marchés économiques etfinanciers à régenter le mondeaffronte aussi les premièresconséquences d’une « èreinformationnelle » dans laquelles’immerge peu à peu notre planète.Or cette réalité est superbementignorée. Nous cherchons àl’éclairer dans ce texte. Pour reprendre la pensée deLeroi-Gourhan : à la longue pério-de du paléolithique pendantlaquelle les premiers humains sur-vivent et progressent grâce à lacueillette,la chasse et la pêche, succède lapériode du néolithique, qui secaractérise au départ par la capaci-té des groupes humains à produi -re et à conserver des vivres prèsd’eux, entraînant la sédentarisationdes groupes errants. On peutqualifier cette période, de l’an- 10000 jusqu’à nos jours, « d’èreénergétique ».Il est en effet permis de lireles rapports des humains avecla matière, pendant cette période,comme une utilisation deressources énergétiques de plusen plus puissantes pour transfor-mer, à leur propre profit, cette

matière qui les entoure et lesconstitue, qu’elle soit inanimée ouvivante (1). La maîtrise progressi-ve du photon solaire, sous sesmultiples aspects, permet l’essorde l’agriculture et de l’élevage, etla fabricationd’outils, d’armes, de moyens pourmieux se vêtir, perfectionnerl’habitat et explorer la nicheécologique environnementale.En utilisant l’énergie musculairedes animaux, des esclaves etd’eux-mêmes, celle du vent et desmarées, plus tard l’énergie tiréedes combustibles fossiles,de l’électricité, et enfin l’énergienucléaire, les sociétés de l’èreénergétique transformentprofondément leurs conditionsde vie. Ces sociétés s’organisentsous la forme de sociétés d’abordà dominante agricole, puis àdominante artisanale et enfinindustrielle après les deux« révolutions industrielles » desXVIII

e et XIXe siècles. L’Occident,

sur fond de guerres incessantes,s’organise en États-nations. En Europe, l’accélération de laproduction économique, agricole,artisanale et industrielle, rend inti -me la liaison entre l’ingénieur et le

L’affrontemententre le tout-économismeet l’ère informationnellePar Jacques Robin *

Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Ouverture

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commerçant (2). Les échanges debiens entre les individus et lessociétés, effectués longtempsdans le cadre de « marchés »locaux, avec des moments detroc,s’accélèrent dans le cadre de« foires » plus ou moins distantes.Les instruments d’échange sediversifient. Les progrès destechniques donnent uneimportance décisive à l’acquisitiond’un « capital maximum » de biens.Une marchandisation progressivede la terre, de la force de travaildes individus et des instrumentsmonétaires d’échange se produit,comme l’a montré KarlPolanyi (3). Cette marchandisationaccélère encore l’importance de lapossession d’un capital maximum,fondé de plus en plus surl’accumulation de monnaiesd’échanges, bientôt fiduciaires.Fernand Braudel soulignerala nécessité de disjoindre la notionde « marché », synonymed’échanges, de celle de« capitalisme de marché », deplus en plus synonyme de concen-tration des pouvoirs monétaireset financiers, facteur majeurde domination pour les individuset les États.Dès la première moitié du XX

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siècle, une véritable religion dela « croissance économique » sedéploie avec réduction de la valeurdes biens à leur quantificationmarchande. L’indicateur « PIB »(produit intérieur brut), qui définitl’échange marchand, revêt uneimportance disproportionnée :le développement matériel lié àla marchandisation économiqueprend peu à peu le pas sur ledéveloppement éthique et spirituel.L’avoir l’emporte sur l’être.Les liens de réciprocité entre lespersonnes, et les rapports mêmesavec le politique, s’effacent devantl’extension de l’échangemarchand à la sphère privée. Après la seconde guerre mondialeet la période des Trente glo-

rieuses (1945-1975), la marchan-disation s’étend aux « services »qui font leur entrée dans la comp-tabilité publique et, sous les pre-miers effets de l’informatique,la mondialisation des marchésfinanciers accélère ce processus.Avec l’idéologie del’ultralibéralisme, un véritabletotalitarisme de l’économiecapitaliste de marché se répand.Un auteur comme Alain Mincen vient à écrire : « Le capitalismene peut s’effondrer, c’est l’étatnaturel de la société. La démocra-tie n’est pas l’état naturel de lasociété,le marché oui ». Lionel Jospinaffirme : « Oui à l’économiede marché, non à la sociétéde marché », comme si la premiè-re ne conduisait pas fatalement àl’autre. Plus récemment, FrançoisFillon souligne : « C’est l’écono-mie qui commande ». Mais ce « tout-économisme »,avec son bras séculier, l’économiecapitaliste de marché, suscite desrésistances. Bien plus, un obs-tacle de taille s’affirme pour blo-quer toute autorégulation souve-raine du marché : l’émergence del’èreinformationnelle qui infiltre toutesles assises des sociétéshumaines. Expliquons-nous.

Une grandeur physique

ignorée jusqu’alors…Dans les années 1940, desrecherches décisives entreprisespar des ingénieurs de lacommunication dans le domainedes signaux militaires et des« bruits organisateurs » (4)montrent que, lors de l’évolutionde la matière dans l’espace etdans le temps, on peut saisir unegrandeur physique ignoréejusqu’alors qui, comme l’énergie,est dénuée de sens en elle-même, mais mesurable. Cettedécouverte couronne les travauxprémonitoires de génies scienti-fiques commele théoricien des jeux John VonNeumann et les cybernéticiensNorbert Wiener et Heinz VonFörster. Cette grandeur estdénommée « information ».Sa numérisation s’opère à partirde la quantité d’informationminimale qu’un système peut por-ter, c’est-à-dire la capacité qu’il ade répondre par oui ou par non àune question. Dans le systèmenumérique, la quantification se faitpar zéro ou un. Cette unité serautilisée sous le nom de bit,contraction de binary digit . Ce bitinformatique, unité dénuée desens, se constitue en systèmebinaire sous la pression del’exceptionnel développement detechniques qui conduisent àl’ordinateur. On peut inscrire toute

La marchandisationéconomiqueprend le passur le développementéthique et spirituel.

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Ainsi s’élabore la théoried’un ensemble conceptuel nouveausous le couvert d’un dénominateurpasse-partout : « l’information ».Mais c’est d’une percéerévolutionnaire qu’il s’agit.

information dans une suite dezéro et de un.Bientôt, Claude Elwood Shannonet Warren Weaver (5) établissentles bases mathématiques desdonnées liées à la découvertede cette donnée physique.Le « concept d’information » ades conséquences qui sont enco-re difficilement imaginables. Onpeut penser que la mécaniquequantique (6) puisse en êtreéclairée, comme l’a déjà étéla biologie, et comme le serontpeut-être d’autres interrogationsessentielles sur le cosmos. Dès àprésent, la transmissiond’informations saisies sur lesoccurrences de la matière dansl’espace et dans le temps permetde modéliser et fournit desmoyens de calcul extraordinaires.Elle permet surtout de leverl’incertitude qui concerne un grandnombre de propriétés de la matiè-re et de formuler de manièreinédite des interrogations que sesont toujours posées leshumains :quoi ? comment ? où ? Cette information-grandeurphysique recèle d’autres pouvoirsconsidérables : elle est en mesu-

re, en utilisant des algorithmespointus, de constituer« un programme à commandeinformatisée ». Celui-ci, introduitdans des machines capablesd’assurer la transmission del’information, a conduit en quelquesannées aux ordinateurs, auxrobots, aux télécommunicationsinformatisées et à desinterventions inédites dans lesprocessus vivants. Ainsi s’élabore la théorie d’unensemble conceptuel nouveau,sous le couvert d’un dénominateurpasse-partout : « l’information ».Mais c’est d’une percéerévolutionnaire qu’il s’agit. NorbertWiener l’a bien dit : « L’informationn’est ni la masseni l’énergie, c’est l’information ».Et K.F. Boulding, qui présidaitl’Académie des sciences de NewYork, s’écriait en 1952 :« L’information est la troisièmedimension fondamentale au-delàde la masse et de l’énergie ». Comment peut-on envisager quela mise à jour d’une dimensionphysique aussi fondamentaleaboutisse à une simple avancéedes techniques connues dansl’ère énergétique ? Pourtant,

aujourd’hui, même, certains s’obs-tinent à la réduire à une « troisiè-merévolution industrielle » ! En réalité, une grande confusionrègne sur ce sujet dans l’opinionpublique et les raisonnementsdes responsables économiques,politiques (et même scientifiques) :le mot information est pris dansson sens courant, et non dans sadéfinition scientifique en tant que« donnée physique inédite dénuéede sens ». On confond allégrementl’information et la communication.On s’en tient à l’usage courantdu mot information : (s)’informer,(se) renseigner. La percée del’information est comparée auxinnovations historiques commecelles de l’écriture et de l’imprimeriedans l’ère énergétique. Certes, denouveaux travaux (7) ont préciséet développé le conceptd’information, mais l’intérêt desresponsables économiques,sociaux et politiques ne se porteque sur celles des technologies quien sont dérivées. Les plus ren-tables se développent comme desavalanches avec des consé-quences encore incalculables : enl’espace de trois à quatre décen-

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nies,l’informatique, la robotique, lestélécommunications numérisées(Internet et les téléphones mobiles),les biotechnologies, bref toutes lestechnologies qui fonctionnent surles bases d’une transmissiond’information mesurable (que l’ondoit dénommer « technologiesinformationnelles »), transformentradicalement les sociétésindustrialisées de l’Occident, puiss’installent sur toute la planète.Les répercussions sont énormesdans les domaines productif,économique, social, relationnel,politique, culturel, philosophique…Nous n’avons plus affaire auxspécificités des technologiesénergétiques. Si nous ne voulonspas jouer les apprentis sorciers,il est urgent de comprendre cettecoupure radicale qu’introduisentles spécificités informationnelles.

Les propriétés destechnologies informationnelles•Pour la première fois, les humainstraitent la matière et les objetsqu’ils fabriquent par l’intermédiairede codes, de mémoires, designaux, associés à des langages.Les manipulations de la matières’opèrent de moins en moins pardes moyens matériels et de plusen plus par des moyens immaté-riels avec des dépenses minimesd’énergie.

•Ces technologies bouleversentles notions de l’espace et dutemps telles qu’elles étaient per-çues dans l’ère énergétique : - à l’espace jusqu’alors parcourupar les humains eux-mêmess’ajoute un espace de fluxpermanents, difficiles à cerner.L’organisation des villes et destransports en est particulièrementaffectée ; - le temps est à la fois rabattu surl’instantanéité (marchés financiers)et sur une discontinuité aléatoire(hypertexte).

•Les règles de l’échange desbiens et des services entre leshumains sont métamorphosées.Dans l’ère énergétique, le partaged’un bien s’effectue par séparationde ce bien en plusieurs parts ;dans l’ère informationnelle, latotalité de l’information transmiseest conservée par chacun. •Les technologies informationnellessont facilement duplicables et fontentrer dans le monde inédit de lareproductibilité quasigratuite de nombreux biens et ser-vices (le traitement de texte,la création musicale ou la semenceagricole…).

•Ces technologies se déploienten réseaux. La nature de cesréseaux transforme les relationsstructurelles de production desbiens et des services, les relationsde pouvoir entre les acteurssociaux responsables, les rela-tions entre les utilisateurs : lamise en place de nouveaux codesculturels dépend désormais aupremier chef de ces connais-sancestechnologiques par les individus,les groupes, les sociétés, et de lamaîtrise de ces technologies.

•Une donnée remarquablede ces technologiesinformationnelles réside dans leurcouplage avec l’automatisation

de machines déjà développéesdans les sociétés industriellesénergétiques (mécanique, textile,chimie…). L’informatisation,lorsqu’elle est injectée dans detels processus, produit à largeéchelle des biens et services avectoujours moins de labeur humainet de temps nécessaires à leurproduction. •D’autres spécificités destechnologies informationnellessont à souligner : - leur tendance naturelle à laminiaturisation qui ouvre la voieaux nanotechnologies de demain ;- leurs interactions qui les rendentinséparables de la sciencefondamentale (celle qui chercheà comprendre le monde) conduità la prédominance d’une« technoscience » conçue enpremier en vue de renforcer lamaîtrise de ses détenteurs surleur environnement naturel ethumain ;- et surtout, dans les sociétésoccidentales qui dominent cettefin du XX

e siècle, on assiste à unplacage direct de ces technolo-gies informationnelles sur uneéconomie capitaliste de marchéen pleine ascension, intimementliée, quant à elle, aux méca-nismes économiques de l’èreénergétique et à leur violence.

Le déchaînement technologique

Les manipulationsde la matière s’opèrentde moins en moinspar des moyens matériels.

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et l’économie de marchéLa plupart des responsablesoccidentaux paraissent ne pasavoir réfléchi aux spécificités destechnologies informationnellestelles que nous venons de lesdécrire. Certes, des économisteset des penseurs comme RenéPasset, Riccardo Petrella, RobertReich(dans l’Économie mondialisée,1991) et surtout Manuel Castells(dans sa trilogie L’Ère del’information, 1996-1999) jettentde solides bases pour com-prendre comment le traitement duconceptd’information transforme la quasi-totalité des rapports humains denos sociétés. S’il est évident quela technique ne détermine pas àelle seule la société, l’entrée dansl’ère informationnelle constitue untournant radical, et génère desrapports inédits dans les sociétéshumaines.La restructuration globaledu capitalisme économiqueproductiviste dominant devientune nécessité impérative. Pourreprendre l’intuition de Leroi-Gourhan : « Ce que nous avons àinventer, c’est la sortiedu néolithique ». Malheureusement, ce qui sedéveloppe depuis deux à troisdécennies avec le placage directdes spécificités informationnelles

sur une économie capitaliste demarché basée sur les seulsprocessus de l’ère énergétique,c’est une globalisation mondiale,sauvage, économique etfinancière, et non pas unmondialisme à visage humainqui respecterait les donnéesnaturelles à partir desquellespeuvent évoluer les différentescultures de notre planète. Énumérons maintenant lespremiers dégâts constatables d’undéchaînement technologique quicause la destruction de la naturepar un économisme productivisteforcené, et casse les fragiles liensque les humains ont construitsentre eux.Comment l’immense majoritédes responsables peut-elle êtreaveugle aux faits qui s’accumulentsans mettre directement en causel’économie capitaliste demarché ? C’est au contraire cettedernière qui est encensée parl’idéologieultralibérale tenant à ramenerles mutations de l’èreinformationnelle à de simplesavancées technologiquesorthodoxes.

Les faits sont évidents : •Le refus de prendre en comptel’effet de serre précipite les climatsvers des intempéries planétairesextrêmes qui se développent hors

de tout contrôle.

• Le productivisme acharné del’économie capitaliste de marchéentraîne des pollutions globalesgrandissantes, en particulier dansles domaines sanitaire etalimentaire.

•Sous l’effet d’une productivitéet d’une créativité inédites dansles secteurs de pointe des techno-logies informationnelles, desinégalités sociales et écono-miques encore jamais atteintestrient lespopulations en un petit nombre degagnants et un nombretoujours plus grand de perdants.

•Les concentrations agricoles,industrielles et des services et lesfréquentes délocalisations en vuede profits immédiats entraînent,même dans les pays industrialisés,le chômage de masse et le sous-emploi, précipitant ainsila généralisation de la pauvreté.

•La marchandisation accélérée del’éducation, de la santé, du sport,de la culture pervertit les rapportssociaux et exclut le « vivre-ensemble ».

•La vie personnelle de chacun,obsédée par la publicité et l’appâtdu gain, est poussée vers laconsommation sans limiteet le gaspillage.

•La corruption généralisée, àcommencer par la spéculation desmarchés financiers, favorise lamontée de mafias qui contrôlentune bonne partie des secteurs lesplus sensibles : armements,drogues, eau potable, mais aussimigrations, prostitutions, traficsd’organismes vivants et, bientôt,connaissance et contrôle de lapensée.

•La concurrence et la compétitionélevées au pinacle dilacèrent

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Énuméronsles premiers dégâtsconstatablesd’un déchaînementtechnologique.

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les rapports entre individus,États-nations et Nord/Sud.

•Il en résulte des violences inouïesau niveau des individus, desgroupes, des tribus, voire desÉtats. Elles envahissent la planèteallant jusqu’à de véritablesguerres, avec les tortures, lesfamines, les misères humainesqui les accompagnent.

Or l’Occident occulte la rupturehistorique à l’œuvre, avec lestechnologies informationnelles,dans l’économie, aussi bien dansla production, la consommation,la distribution, que dans lesformes sociales de l’organisationéconomique elle-même. Troissiècles d’économie capitaliste demarché ont détourné notre regardd’une autre place et d’une autreforme possible de l’économiedans les sociétés humaines. La « nouvelle économie » quenous souhaitons pour l’èreinformationnelle n’a bienentendu rien à voir avec lanouvelle « e-économie » quel’Occident impose aujourd’hui :les start-up et les marchésfinanciers spéculatifs ne sont quede la poudre aux yeux. Lesexperts économiques, les ana-lystes

monétaires, les responsablespolitiques et sociaux de notresystème actuel créent un rideaude fumée à l’abri duquelils confortent l’image d’unetroisième révolution industrielle,ne sortant pas des anciensschémas.

La nouvelle économiede l’ère informationnelleParmi les thèmes majeurs de lanouvelle économie de l’èreinformationnelle, nous relevonsles suivants : •Les technologies souples etpuissantes issues du conceptde transmission d’informationpermettent à l’information en tantque grandeur physique de devenirle produit même du processus deproduction des biens et services,ou pour le dire comme ManuelCastells : « Les produits exprimentmaintenant les modesde traitement de l’informationou le traitement de l’informationelle-même ».

•Cette économie est globale.Elle s’organise à l’échellemondiale soit directement, soit àtraversun réseau de liens d’interactivitéentre les agents économiques.Ainsi s’installe une économie

capable de fonctionner commecentre, en temps réel, à l’échelleplanétaire.

•C’est bien le lien intime entrele savoir et la connaissance deces technologies qui génèrel’économie nouvelle qui s’installe.Rentabilité et compétitivité,facteurs déterminants del’innovation technologique et duprocessus productif, exigent denouvelles perspectives dontjusqu’à présent n’ont bénéficiéque les entreprises à hautetechnologie informationnelle ainsique les grandes sociétésfinancières : d’où la « croissanceexplosive » dans les seulssecteurs de pointe temporaires etdans les paysles plus industrialisés.

•L’économie de l’èreinformationnelle est fortementpolitisée car « elle dépend de lacapacité politique des institutionsnationales et internationales àorienter la stratégie de croissancedes pays ou régions qu’ellesadministrent » (Castells).Or les niveaux de vie, les structuresinstitutionnelles, les rapports aupouvoir politique et aux traditionsculturelles sont si divers dans lesdifférentes régions de la planète

La « nouvelle économie »que nous souhaitonspour l’ère informationnellen’a rien à voir avecla nouvelle « e-économie »que l’Occident impose.

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qu’un tri s’opère dans lacompétitivité, l’accès aux marchés,bref dans la division internationaledu travail. Et les contradictionséclatent entre une économied’essence planétaire et les réalitésgéopolitiques. Ainsi, se côtoientla puissance de la triade occidentale,en premier lieu les États-Unis,les fortunes changeantes del’Amérique latine, l’essor encoreincertain de nombreux pays del’Asie, la détresse du tiers monde,et en particulier celle du continentafricain. Dans ces conditions,l’ordre économique mondial seraréduit au chaos pendantplusieurs décennies avec soncortège de désastres sociaux,à supposer que la nature nousaccorde un tel délai.

•La transition de l’industrialismevers l’informationnalisme induitdes difficultés d’autant plusgrandes que l’économie de l’èreinformationnelle nécessitel’apprentissage d’une cultureen réseaux (en particulier pourles entreprises) et des institutionscomplexes dans la façon dontles États ont à gouvernerleur économie.

•Plus fondamentalement,la culture de l’ère informationnelletransforme les rapports classiquesentre « production de soi » et« partage avec les autres ».Il s’agit en effet, dans uneperspective à la fois cognitive etimmatérielle, d’enrichir sa

singularité et sa créativitépersonnelles, tout en sachantqu’elles ne peuvent prendre sensque dans l’existence de réseauxavec les autres. L’information estpar nature déjà socialisée avecdes besoins d’émulation et nonde compétitivité.

Le projetd’une autre sociétéLa condition première pourdresser un barrage face à cetteévolution sauvage, est depromouvoir le remplacementde l’économie capitaliste demarché dominant la planètepar une économie plurielle,certes avec marché, maisstructurant aussi d’autres logiqueséconomiques : celles des bienspublics, de l’économie socialeet solidaire, de l’économiedomestique et d’une économiede distribution inconditionnelle derevenus suffisants pour tous.Une telle orientation conduità transformer les instrumentsactuels de l’économie : utiliserde nouveaux indicateursqualitatifs (comme le Pnuds’y essaie), instaurerdes instruments monétairesinédits et pluriels d’échange etde consommation, transformerles comptabilités publiqueset légitimer de nouveaux pouvoirspolitiques démocratiquespour mettre en place de nouveauxmoyens d’échanges. La perspective générale (8)ouverte par l’économie

1 Leslie Whyte,un anthropologueaméricain,a même proposéde mesurer ledegré de« civilisation »des habitantsde la terre à laquantité d’énergiedont ils disposent. 2 Pierre Thuillier,

La GrandeImplosion del’Occident en2002, Fayard,1995.3 Karl Polanyi,La GrandeTransformation,Gallimard, 1978.4 L’accélération deces travaux est liéepour l’anecdote à

la recherche d’uneoptimisation de laliberté depassage, vers1942, des bateauxaméricains quiviennent livrer àl’Europe assiégéedes armes et desvivres et qui sontcoulés à 90 % àl’approche des

côtes de l’Europepar les sous-marins allemands. 5 Claude ElwoodShannon etWarren Weaver,The MathematicalTheory ofcommunication ,Illinois Press,1949.6 Voir la

déclaration duphysicien AntonZellinger dansScience et Vie(août 2002).7 Ainsi, en France,ceux du physicienLéon Brillouin, dubiophysicien HenriAtlan, ou dubiologiste HenriLaborit.

8 « Qu’est-cequ’une perspectivegénérale ? C’estune perspectivesur la perspective»(Gregory Bateson).9 « Pour uneéthique de laresponsabilité»,entretien in Revuede psychologie dela Motivation,

informationnelle conduità un projet de société différentde celui d’aujourd’hui.Ce projet aura à répondre auxtrois interrogations centralesdu XXI

e siècle : que pouvons-nouset que voulons-nous fairede notre planète ? de l’espècehumaine ? de notre vieelle-même ? En construisant un modèleécologique non productiviste,économe de la consommationà tout-va et du gaspillagegénéralisé, nous pourrions nousréconcilier avec la naturesans peser sur le bien-être denos descendants.La recherche d’une meilleurequalité de vie, d’un nouvel artde vivre et de mourir deviendraitplus facile. La culture de lacomplexité par une éducationappropriée serait permise.Le temps libéré, grâce auxcapacités nouvelles de produireles biens et les services, serviraitla quête de notre autonomie.L’extension du relationnel,marque essentielle destechnologies informationnellesde la communication,permettrait l’accomplissement per-sonnel dans le cadrede progrès collectifs communs…Nous tenterons, dans ce dossierde Transversales Science Culture,de tracer de premières pistes.Mais elles ne peuvent êtreenvisagées qu’associées à unerecherche du sens de nos actions,à une éthique de la responsabilité,

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L’une des forces du capitalisme financier et de la société de marché, c’est de nous faireprendre « pour argent comptant » ce qui ne sont que des conventions, voire des idéesreçues… Sans que nous en ayons pleinement conscience, notre perception des choses estainsi imprégnée de cet « économicisme » qui a envahi toutes les sphères de la société.Impossible, dès lors, de prétendre inventer d’autres manières de « faire économie »– et, a fortiori, d’autres manières de « faire société » que celles régies par l’économie – sanschercher au préalable à créer de nouvelles représentations du monde. Ce à quois’attache cette première partie de notre dossier. Ainsi, Patrick Viveret (p. 40) et André Gorz(p. 45), en interrogeant nos représentations de la richesse, nous font toucher du doigt à quelpoint celles-ci sont d’abord affaires de convention. Roger Sue (p. 48), en montrant quelleplace la « production de l’individu » joue dans la production tout court, nous invite à imaginerune économie entièrement tendue vers sa finalité humaine. Véronique Kleck et ValériePeugeot (p. 53) nous font entrevoir la brèche ouverte par les applicationsdémocratiques de la révolution informationnelle, dans les champs politique, économique ouassociatif. Gérard Paquet (p. 56) conditionne l’émergence d’une société alternative à la créa-tion d’un nouvel imaginaire collectif planétaire, auquel, naturellement, la culture a beaucoupà apporter. André Giordan (p. 58), Edgar Morin (p. 60) et Laurence Baranski (p. 61) souli-gnent la nécessité d’une réforme de la pensée et des mentalités,assise sur la quête de l’autonomie et le sens de l’altérité, et qui nous oblige à revoirprofondément le rôle de la compréhension et de l’éducation.

Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme

1|Un autre regard

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La crise financière actuelle comme l’impasse duSommet de Johannesburg montrent la nécessitéà la fois d’une alternative économique et d’unealternative à l’économisme. Cette approcheappelle un retour aux fondamentaux écologiqueset anthropologiques qui conditionnentl’existence même de l’économie.

Selon l’expression d’Ignacy Sachs, Johannesburgvient dix ans trop tard (les engagements déjàinsuffisants de Rio sont loin d’être concrétisés)ou dix ans trop tôt : le modèle occidental decroissance est encore trop marqué par une visionindustrialiste, productiviste et marchande pourchanger réellement de type de développement.En ce sens, le bon usage de Johannesburg serapeut-être de partir de la frustration considérableque génère ce Sommet et de poser comme questionprioritaire : pourquoi, pour reprendre une expressionchoc du discours de Jacques Chirac, regardons-nousailleurs pendant que la maison brûle ?C’est ici qu’une nouvelle approche de la richesse,de l’économie et de la monnaie devientindispensable. Si nous regardons ailleurs, alorsque notre « terre patrie » – pour reprendre la formuleheureuse d’Edgar Morin et Anne Brigitte Kern –

a commencé de brûler, c’est d’abord parce quele système de motivation qui conditionne lecomportement à court terme des acteurs individuelset collectifs est rigoureusement contradictoireavec le diagnostic et les remèdes rationnelsexprimés sur le moyen et le long terme. Si certainsacteurs économiques ou politiques sont carrémentcyniques, à l’image des pétroliers texans quiconseillent le président américain, la plupartdes autres acteurs sont, comme le président français,ambivalents ou contradictoires et juxtaposentune vision économiste classique – qui structureleur information depuis des décennies – avec laconscience nouvelle que l’humanité courtdes risques majeurs si elle ne bouleverse pas lanature de son développement. S’il se prépare(autre formule choc du président français)« un crime de l’humanité contre la vie »,posons-nous la question : quel est le mobileet l’arme du crime ? Dans les deux cas,la réponse principale sera : la fascinationde l’argent.Car la monnaie et les indicateurs à basemonétaire sont devenus dans nos « sociétésde marché » un objet de fascination beaucoupplus qu’un outil destiné à faciliter l’échange et

Un retour aux fondamentauxécologiques et anthropologiquesPar Patrick Viveret

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un autre regard

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l’activité. Le produit intérieur brut (PIB) et sonévolution, le « taux de croissance », sont devenus,dans nos sociétés obsédées par la mesuremonétaire,un véritable « indicateur sociétal » que l’on évoquesans jamais préciser ses conditions de construction,ses paradoxes et ses limites. On le confond avecla richesse d’un pays alors qu’il ignore l’ensembleconsidérable des richesses non monétaireset qu’il comptabilise positivement nombrede destructions dès lors que celles-ci génèrentdes flux monétaires de réparations, d’indemnisationsou de remplacement. La polémique néedu classement de la France au douzième rangdes nations européennes en termes de PIBpar habitant a constitué un bon exemplede ce type de confusion. Ce chiffre a étéimmédiatement interprété comme le signed’un déclin de notre pays et l’on a entendu nombrede responsables disserter gravement sur les sourcesde ce déclin sans s’interroger le moins du mondesur la nature de ce chiffre et sa méthodede fabrication (1). Pourtant ces mesures, si ellesne sont pas maniées comme de simples outilsavec toutes les précautions nécessaires, nousjouent des tours. L’usage immodéré et imprudentdes statistiques dans des sociétés quiconfondent la réalité et les chiffres se retrouvedans tous les domaines.S’agissant du rapport hautement discutableentre le PIB et la richesse, on peut donner plusieursexemples de catastrophes qui contribuentà une création comptable de richesses alors quedes activités utiles, voire vitales, sont invisiblesou même contribuent potentiellement à fairebaisser le PIB. C’est ce que l’on pourrait appelerle paradoxe de l’Erika : le pétrolier produisaitde la richesse dans la mesure où son naufrageentraînait un flux d’activités monétaires (pompage,dépollution, assurances, remplacement du pétrolier,etc.) ; dans le même temps des bénévoles participantau nettoyage des plages étaient, pour nos comptes,considérés comme inactifs ou improductifs. MarilynWaring (2), dont j’ai pu découvrir récemment le rôleprécurseur, raconte pratiquement la même histoire :celle du naufrage de l’Exxon-Valdey,dans son film Who’s counting. Ce fut, dit-elle,« une expédition extraordinairement productive ! »Il ne s’agit pas, on l’aura compris, d’une aberrationpropre à l’industrie pétrolière. Toute destruction,dès lors qu’elle génère des flux monétaires(réparation, soins, assurances, remplacement, etc.),est comptabilisée positivement. Toute activité nonmonétaire en revanche, aussi vitale ou essentiellesoit-elle au lien social (tâches domestiques,

Toute catastrophe,dès lors qu’ellegénère des fluxmonétaires(réparations, soins,assurances…),est comptabiliséecomme richesse.

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éducation des jeunes enfants, soin bénévole depersonnesâgées etc.), est invisible dans nos comptes.Ceci vaut pour les accidents de la route commepour les farines animales ou les inondationsde la Somme. L’actualité de l’an passé nous a fournideux nouveaux exemples tristement spectaculairesde ce paradoxe : les attentats du 11 septembreaux États-Unis et l’accident de l’usine AZFà Toulouse.

Comment apprécierla hiérarchie des valeursDans le cas des attentats contre le World TradeCenter et le Pentagone, deux faits significatifsde ce que je propose d’appeler des « fondamentauxanthropologiques » sont apparus avec une évidencetragique.•Le premier, c’est que les personnes qui disposaientd’un moyen de communication comme un téléphoneportable ont cherché à joindre leurs prochespour leur dire leur amour, et non leur banquierou leur chef de service pour connaître l’étatde leur compte ou de leur carrière. Cet acte,qui nous paraît naturel, vient du fait que chezles êtres humains, face à la mort, les deux passionsles plus fortes ne sont pas la richesse et lapuissance, mais le sens (et la connaissance) et

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l’amour(ou la reconnaissance). Ainsi, toute théoriede la valeur, au sens économique du terme,ne saurait être contradictoire avec une définitionécologique et anthropologique des valeursfondamentales. •Le second fait notable fut la réaction spontanéede nombreux Américains – mais aussi d’étrangers –de donner leur sang en signe de solidarité.Face à l’épreuve, c’est en effet le don qui exprimele mieux la solidarité interhumaine et la capacitéde confiance dans l’avenir. Imaginons un instantque les mêmes personnes aient proposéde « vendre leur sang », pratique pourtantcourante aux États-Unis. Ce geste aurait parulégitimement obscène. Nous disposons là d’un exemple frappantdu décalage entre indicateurs anthropologiques(humains) et indicateurs monétaires structurant deuxformes très différentes de lien social.Dire son amour à une personne quand on se sentproche de la mort ou donner son sang par solidaritésignale une hiérarchie de valeurs face à la mortet structure un lien à base de don mutuel.Les indicateurs monétaires nous envoient, eux,une tout autre information : n’a de valeurque ce qui possède une capacité d’échangemonétaire ; ne peut entrer dans le lien social

Chez les êtres humains, face à la mort,les deux passions les plus fortesne sont pas la richesse et la puissance,mais le sens (et la connaissance)et l’amour (ou la reconnaissance).

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du lien social, sur la comparaison entre les avantagesrespectifs de la santé ou de la maladie, du bien-êtreou de la dépression, de la destruction de l’airet de l’eau ou de leur préservation, etc.Pourtant, si l’on aborde le domaine du chiffrage,et singulièrement celui du chiffrage monétaire,c’est très souvent à une inversion de ces évidencesqualitatives que l’on aboutit.Les réparations financièrement lourdes issuesdes destructions et des accidents produisentinfiniment plus de flux monétaires que les réparationslégères ou la prévention.Il est donc essentiel de changer de paradigmeet de ne pas se limiter aux « améliorations »intéressantes mais au total marginalesqui continuent à tourner autour de « l’entreprise seuleproductrice de richesse ». Tel est le casdes théories du capital social, humain ou naturel(ou de la ressource humaine).Tel est le cas aussi des approches en termes« d’externalités » positives ou négatives.

Le fait de « vouloir le bien »est une valeur en soiCes tentatives ont le mérite théorique de faireapparaître les insuffisances du paradigme industrielet marchand. Elles peuvent contribuer, sur le planpratique, à mieux prendre en compte les enjeuxécologiques, humains et sociaux. Mais leur approcheles condamne à une simple améliorationà la marge des dispositifs actuels, et courtle risque de « marchandiser » encore davantagela vision sociale. Ainsi en est-il des tentatives d’évaluation marchandede la terre, du « capital humain » ou de la« valorisation du bénévolat ». Ce dernier exempleest lui-même caractéristique d’un véritableretournement du sens des mots : la « volontébonne », le fait de « vouloir le bien », devraitconstituerdans une société qui ne marche pas sur la tête unevaleur en soi. Ce serait plutôt « la volonté lucrative »qui devrait être considérée comme qualitativementinférieure à la volonté bonne, surtout quand cettelucrativité est au service d’une volonté mauvaise,celle du « malévolat » dans le cas de l’économiemafieuse, par exemple. Il faut donc inverserla charge de la preuve. Lorsque des activitéssont dangereuses pour la santé physiqueou mentale des humains ou pour leur environnement,elles doivent être dévalorisées.C’est seulement si elles font la preuve queleur apport est supérieur à leur contre-productivité(ou que leur absence générerait une contre-productivité supérieure à leur existence)

marchand qu’une personne disposant du sésamemonétaire. Le problème ne serait pas gravesi nos sociétés n’accordaient à ces indicateursmonétaires qu’une place relative et subordonnéeaux indicateurs anthropologiques et écologiques.Mais dans des « sociétés de marché » (3) où ce quin’a pas de prix en vient à être considéré commesans valeur, le risque de confusion devient majeur.Il y a donc bien un écart significatif entre ce quel’on croit être la mesure de la richesse d’une sociétéà travers le PIB et ce que nous signalentdes indicateurs sanitaires, écologiques et sociaux.En France, la catastrophe de Toulouse et le débatsur la réouverture du tunnel du Mont-Blanc ont illustrédes contradictions similaires. À Toulouse,tous les flux monétaires générés par l’explosionde l’usine chimique AZF (réparations et assurancesen particulier) seront comptabilisés positivementen l’état actuel de notre méthodologie.Toutes les interventions bénévoles sans lesquellesl’épreuve serait plus douloureuse encore seront,elles, ignorées. Quant à l’exemple des risquesinduits par l’importance démesurée du transportpar camion, il illustre la contradiction entredes indicateurs économiques (prix, rentabilité)qui ont renforcé cette tendance, et des indicateursécologiques (pollution, dégradation del’environnement) et anthropologiques(atteintes à la santé, accidents dus aux camions, etc.)qui auraient dû conduire à privilégier d’autresformes de transport. Il est donc important de vérifier que les fondamentauxéconomiques n’entrent pas en contradiction avec cequi conditionne la possibilité même de l’existence del’économie : la présence d’êtres humains dans unebiosphère et surune planète vivable. Il s’agit de fondamentauxécologiques et anthropologiques dont la préservationdevrait l’emporter sur les fondamentauxéconomiques. Ils doivent permettre la créationd’indicateurs écologiques et anthropologiques.

La nécessité de compter autrementet le droit de ne pas tout compterLa nécessité de compter autrement ne doitcependant pas conduire à aggraver encorel’obsession de la mesure, qui constitue unepathologie dangereusedes sociétés de marché. Le droit à ne pastout compter est donc aussi nécessaire.Il est des évidences qualitatives qui n’ont pasbesoin de chiffres – et moins encore de chiffresmonétaires – pour se manifester : il n’y a nul besoinde calculs sur les avantages comparés du crimeet du respect de la loi quant à la préservation >>>

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que cette valeur négative peut être compensée.La fiscalité peut être, dans cette perspective,un outil efficace fonctionnant sur un systèmeglobal de type bonus/malus.La plupart des grands économistes font étatdans leur œuvre d’une perspective de l’au-delàde l’économique : c’est le cas de Smith avecla République philosophique ; de Keynes dansPerspectives économiques pour nos petits-enfants ;de Marx dans L’Avènement du règne de la libertéau-delà de celui de la nécessité ; de Malthus mêmequi considère que l’économie n’évoque queles « richesses matérielles grossières » mais queles vraies richesses sont d’une autre nature.Pourtant, alors que notre développement matérieln’a jamais été aussi important, nous vivonsdans des sociétés où jamais non plus la placede l’économie n’a été aussi obsédante.

Sortir positivementde la société de marchéIl est donc essentiel, pour sortir de ce paradoxe,de partir des « richesses non grossières »,voire non monétaires. Cette approche est d’autantplus nécessaire que la vie a très bien pu faireson chemin depuis quinze milliards d’annéessans monnaie, sans indicateurs et sans économie.On peut quasiment dire que les dénominations,comptabilisations et monétarisations actuellessignent soit la présence de « richesses grossières »(Malthus), soit le risque de voir des richessesessentielles dévalorisées car chosifiées :entrée de la culture et des relations affectives etéducatives dans le champ de la marchandisation,par exemple. En ce sens, les indicateurs monétairespourraient paradoxalement servir à signaler soitune moindre qualité de richesse, soit la dégradationde ressources non monétaires : l’eau, l’air, l’amourne prennent une valeur monétaire que lorsqu’ilssont « pollués ».La question radicale qu'il nous faut nous poserest celle-ci : sommes-nous prêts à sortir par le hautde cette société de marché qui chosifie les rapportssociaux, marchandise le vivant et l'intelligence,cherche à étendre le life time value (for money)à l'ensemble du temps de vie ? La première sociétéde ce type (1815-1914, selon Karl Polanyi) s’est trèsmal terminée par un retour du politique et de lademande de sens, mais sous forme régressive :deux guerres mondiales et deux grands faitstotalitaires !Le 11 septembre 2001 fait partie d’un faisceaude signes qui semblent indiquer que la secondetentative est elle-même en voie d'épuisement. Celle-ci, née de la révolution conservatrice

anglo-saxonne, a été pensée dans les annéessoixante comme une critique radicaledu welfare state et des régulations nationalesde type keynésien. Mise en œuvre politiquementdans les années quatre-vingt, elle a eu besoinde l'espace mondial pour mettre en causeces régulations, mais n’a jamais pensé la questionde la régulation mondiale sous sa double faceécologique et humaine.C'est ce rendez-vous qui est désormais devantnous, car la véritable mondialisation ne peut se fairecontre la plus grande partie de l'humanité et endétruisant sa niche écologique. La questionde la richesse rejoint donc ici celledu développement humain durable.Les ressources innombrables que la vie etl'intelligence humaine ont su créer n'ont pasde véritable obstacle physique, mais un redoutableadversaire psychique : celui qui naît de la peuret du désir de possession ou de domination.Face aux jeux guerriers que développe cette logique,l'économie sociale et solidaire propose une autreréponse : celle des jeux coopératifs.Mais le principe de coopération et de solidariténe saurait valoir exclusivement dans la sphèreéconomique. Il est tout aussi nécessairedans la sphère politique, sociale et culturelle.La vraie valeur, au sens étymologique du terme,c'est celle qui donne force de vie aux humains.Encore faut-il que l'humanité cesse de dévalorisersa propre condition et de chercher cette valeurintrouvable dans des machines ou des signesmonétaires. Ce que nous apprennent la mutationinformationnelle et les nouvelles frontièresde la connaissance et du vivant, c'est que la vraierichesse, demain plus encore qu'hier, sera cellede l'intelligence du cœur.

* Patrick Viveret est conseiller référendaire à la Cour descomptes.Cet article est largement inspiré de son rapport « Reconsidérerla richesse », qui a été au cœur d’une rencontre internationaleen mars dernier.

1 Un professeur d’économie spécialiste de ces questions,Jean Gadrey, a énoncé dans Le Monde du 23 janvier 2002,sous le titre significatif « À bas la dictature du PIB ! »,quelques vérités qui méritent d’être rappelées.2 Marilyn Waring fut la première femme députéeau Parlement néo-zélandais. Lors de son second mandat,elle devint présidente de la commission des comptesdu Parlement. Grâce à sa pratique des « questions naïves »auprès des spécialistes, elle put mettre en évidence plusieursabsurdités du système de comptabilisation de la richesse.Elle reçut l’appui de John Kenneth Galbraithdans son entreprise critique des systèmes de comptesnationaux (SCN) normalisés internationalement sous l’égide del’Onu. 3 Concept de Karl Polanyi, utilisé pour caractériser

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Il existe, en amont de l’économie, une autreéconomie. Elle est la source des richesses pre-mières ou valeurs intrinsèques, qui représentent lebutet la condition des activités humaines : savoirs,connaissances, art de vivre, culture…

L’économie politique ne connaît pas de valeursintrinsèques. La « valeur » dont elle parle esttoujours relative. Elle ne répond pas à la question :« Qu’est-ce que ça vaut ? » mais : « combien celavaut-il ? ».Elle désigne toujours la quantité des diversesmarchandises contre laquelle un quantumd’une marchandise déterminée est échangeable.Elle désigne le rapport d’équivalencedes marchandises les unes par rapport aux autres.Ce rapport est exprimé en unités d’une marchandise-étalon contre laquelle toutes les marchandisessont échangeables et qui est échangeable contretoutes : l’argent. L’argent non plus n’a pas de valeurintrinsèque : il vaut ce qu’il peut acheter, il vautson « pouvoir d’achat ».Ce qui définit les marchandises, c’est que chacuneest échangeable contre toutes les autres dansdes proportions déterminées par leur rapportd’équivalence (leur prix). L’économie politique mesure

la « richesse des nations » par le volume deséchanges de marchandises. Or cette mesure de larichesse connaît une crise aiguë. C’est là le thèmecentral dela réflexion collective menée à l’initiative de PatrickViveret. Le volume des échanges marchands,en effet, ne peut mesurer ni ce que Patrick Viveretappelle « les richesses premières », ni ce queMaurizio Lazzarato, entre autres, appelle « lesvaleursintrinsèques ».Les richesses premières désignent tout ce qui estutile à la vie et indispensable à la production, maisqui ne peut être ni produit ni reproduit à volonté.C’est le cas de toutes les ressources naturelles etformes naturelles de vie.Les richesses premières peuvent cependant êtreaccaparées et transformées en marchandises quiprocurent à l’accapareur une rente : rente desituation dans le cas des sites privilégiés, par exemple,auxquels les accapareurs vendent les droitsd’accès ; ou rente de monopole dans le cas de res-sources en elles-mêmes abondantes mais dont l’utili-sation dépend de techniques dont les accapareurss’assurent la propriété exclusive, comme dans le casdu brevetage de gènes.Au-delà de l’accaparement se dessine déjà la tendan->>>

Valeur et richesse :le divorcePar André Gorz

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un autre regard

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ce au remplacement des richesses premièresnaturelles, capables de s’autorégénérer et des’autoreproduire, par des substituts artificielsqui en sont incapables. La destruction de ressourcesnaturelles permet à l’industrie de remplacer par laproduction de marchandises ce que la natureproduisait gratuitement.Du point de vue de l’économie politique, celaentraîne une « création de valeur ». Le combatcontre cette création de valeur par destruction derichesses naturelles est l’enjeu central du mouve-ment pourun développement durable.La destruction de richesses par extension du règnede la « valeur » – c’est-à-dire de la marchandise –n’épargne pas les valeurs et richesses intrinsèques.Celles-ci sont à la fois le résultat et la source, le butet la condition des activités humaines.Elles ne peuvent être produites par aucuneentreprise, comptabilisées et mesurées en aucunemonnaie, échangées contre aucun équivalent.Ces richesses sont le degré d’épanouissementdes facultés et capacités humaines : savoirset connaissances, sens de la beauté et de la vérité,densité et multilatéralité des rapports tantpersonnels que sociaux, art de vivre… – bref,la culture.Les richesses intrinsèques ont une valeur intrinsèque,

ce qui signifie qu’elles ne sont échangeables nientre elles, ni contre rien d’autre. Dans laterminologie de Gabriel Tarde, reprise par MaurizioLazzarato, elles sont « inappropriables, intangibles,indivisibles, inconsommables » (1).Elles sont la base culturelle sur laquelle les individusse produisent à la fois mutuellement etindividuellement, tout en ne cessant de la remanier.Or sur le plan culturel, celui des valeurs intrinsèquesqui fournissent les critères et les normes de lacréation de sens et du jugement, deux tendancesdivergentes se développent.

1 La première, comparable à la tendanceà remplacer la nature, tend à abolir les culturesoriginaires enracinées dans l’histoire par descultures commerciales factices.Il s’agit, d’une part, des cultures réduites aupittoresque et à l’exotique que commercialisel’industrie touristique. Il s’agit surtout, d’autre part, dela tendance des firmes à ne plus vendre leursmarchandises, matérielles ou non, pour leur valeurpratique d’usage mais pour la valeur intrinsèquesymbolique, esthétique, affective, sociale,de nouveauté – donc de rareté – dont les expertsen marketing l’ont revêtue.Pour déjouer la concurrence et la tendance qu’ontla valeur d’échange et le volume des profits à baisser

Pour déjouer la concurrenceet la tendance à la baisse des profits,les firmes cherchent à conféreraux marchandisesune valeur comparableà celle d’œuvres d’art. D

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avec l’accroissement de la productivité, les firmescherchent à conférer aux marchandises une valeurcomparable à celle d’œuvres d’art, une valeur quine mesure plus rien de mesurable, qui n’a pasde rapport déterminé avec un coût, qui rend lamarchandise incomparablement différente de touteautre et procure momentanément une rentede monopole à ses inventeurs.Les marchandises se présentent dès lors sousle déguisement de valeurs intrinsèques, et lesvaleurs intrinsèques comme vénales. Le non-mesu-rabletend à devenir prépondérant dans la conceptiondes marchandises. Le marketing devient le principalagent de socialisation. C’est lui qui fournitau capitalisme les consommateurs dont il a besoinen façonnant leur imagination, leur jugement,le goût des enfants, en inventant les normesde la beauté, du confort, de l’utile, de l’agréable,de l’élégance, de l’expression de soi, et qui veilleà ce que le changement continuel des normesstimule les achats de renouvellement tout enfrustrant la quête de soi qu’il exacerbe.Il faut lire sur ce sujet le récit d’une libérationcollective qu’est No Logo de Naomi Klein.

2 Or il existe une seconde tendance qui cherchenon pas à vendre de la culture factice mais,au contraire, à capter des pans de la cultureautoproduite dans les activités et interactionsquotidiennes dans lesquelles les individus sesocialisent, s’éduquent et se produisent.Aucune société, aucune économie et moinsque toute autre l’économie en réseau ne peutexister sans le travail invisible par lequelles individus se produisent individuellementet mutuellement en amont du travail et desrapports marchands.

Hervé Sérieyx illustrait ce fait dansTransversales (2). Il soulignait que, pour maîtriser lacomplexitécroissante de son environnement, l’entreprise nepeut miser sur la soumission du personnelau pouvoir de commandement du capital.Elle doit miser sur « le développement de l’intelligen-ce collective et individuelle », de l’autonomie et de laconfiance mutuelle, sur le foisonnementdes échanges multidimensionnels.La source de la productivité est dans une organisationqui promeut l’auto-organisation, qui rend nonmesurables les contributions individuellesà l’action collective, qui enlève à la notionde rendement individuel et de durée du travailsa pertinence.

On retrouve là un thème développé par ailleurs,par Yann Moulier-Boutang, en particulier,sur l’importance décisive prise par les « externalitéspositives » (3). À l’ère de « l’intelligence générale »,l’efficacité optimale exige que le souci de l’efficacitésoit subordonné au souci du développementhumain, non seulement au niveau de l’entreprisemais au niveau de la société dans son ensemble.Le capitalisme est parvenu à un stadeoù la rationalité économique exige qu’il renonceà ses critères de rationalité économique.L’importance décisive des externalités positivesfait découvrir qu’il existe en amont de l’économie uneautre économie qui est aussi l’autre del’économie.

Inverser le rapportentre activité et revenuLongtemps rendue invisible et muette parl’industrialisme, cette autre économie est appeléeà se subordonner l’économie qui ne produitque de la marchandise. Car tout ce dont dépendla richesse intrinsèque de la vie et le sensde la création de richesses échangeables est créédans l’autre de l’économie : elle est faite des activi-téset expériences qui éveillent le désir et la capacitéd’aimer, le désir et la capacité de penseret comprendre ; qui régénèrent la sensibilitéet l’imagination ; qui forment le désir et la capacitéd’agir dans un but commun. Elle est la sourcedes richesses et valeurs intrinsèqueset c’est en leur nom qu’un revenu d’existencesuffisant, inconditionnellement garanti à tous,est revendiqué aussi dans le mouvementdes chômeurs, notamment dans un appel d’AC !(Agir contre le chômage) qui dit : « Nous participonsd’une façon ou d’une autre à la production de riches-se sociale (…) Nous voulons nous procurer lesmoyensde développer des activités infiniment plusenrichissantes que ce à quoi on nous limite » (4).La rupture entre richesse et valeur (d’échange)appelle, outre l’inversion du rapport entreéconomie marchande et économie invisible,l’inversion du rapport entre activité et revenu.Le revenu d’existence ne doit pas être compriscomme la récompense ou la rémunérationd’une activité mais comme ce qui doit rendrepossible des activités qui sont une richesseen elles-mêmes et une fin pour elles-mêmes.Il doit soustraire ces activités hors marché et horsmesure à toute évaluation et prédéfinitionéconomiques.

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Dans une économie immatérielle du savoir et de l’in-telligence, l’individu, avec ses compétences,sa créativité et ses qualités relationnelles,devient central. Les associations, mieux que l’État oule marché, peuvent travailler au développementde cette « économie de l’homme ».

Lentement mais sûrement, le centre de gravitéde l'économie se déplace vers la productiondu capital humain, ou plus exactement,vers ce qu'il me semble plus juste d'appelerla « production de l'individu ». Avec le capitalhumain, l'individu reste un facteur de production éva-lué à l'aune de ses performances au travail.Dans la « production de l'individu » qui se dessine,celui-ci est l'objet même de la production, que ce soitsa santé, voire sa génétique, sa formation,son information, ses compétences de toute nature(techniques, personnelles ou relationnelles) ou sonenvironnement. Il y a là un saut qualitatif majeurdans lequel l'individu devient autant le produitque le producteur et dont le poids croissantdes dépenses de santé, de formation, d'informationet maintenant d'environnement donne une mesureapproximative (1). Non seulement cette économiede l'homme devient un secteur à part entière,en pleine expansion, définissant une sorte de sec-teur quaternaire, mais elle conditionne le niveaude performance et de productivité de l'économie

dans son ensemble. Économie dans l'économie,elle tend à devenir l'économie de l'économie,c'est-à-dire la principale source de la richesse. L'économie mixte classique, qui ne connaît que l'Étatet le marché, n'apporte pas de réponse satisfaisanteà cette transformation de la nature de la production.Ce qui, à bien des égards, explique la crise persis-tante du régime de croissance capitaliste et bloquele déversement logique de l'activité humainevers ce secteur. En effet, l'État et les services publics– auxquels incombait principalement cetteéconomie sociale – ne peuvent ni financièrement,ni humainement, ni techniquement, répondre à lapression d'une demande sociale exponentielle pourplus de formation, de santé, de services sociaux,mais aussi de bien-être, de lien social, etc.

Peut-on produire une économie existentiellesur le même mode que des biens matériels ?Or personne ne songe sérieusement à augmenterfortement la pression fiscale ou le nombrede fonctionnaires, si tant est que ce soit la réponseadéquate. D'où la tendance qui paraît aujourd'huiirrésistible vers la déréglementation, la dérégulation,le transfert au marché et la privatisation des servicespublics, comme en témoignent les orientationsconstantes de l'OMC ou la ligne politique suivie parl'actuel gouvernement. Puisque telle est la tendancedominante, il faut, au-delà des partis pris

L’économie de l’hommesera-t-elle humaine ?Par Roger Sue *

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idéologiques, en cerner les limites et les consé-quences.La question éthique impose une première limite.Peut-on produire une économie existentiellesur le même mode que des biens matériels ?En d'autres termes, peut-on marchandiser non plusseulement le travail humain mais l'humainlui-même ? Cette question, qui pouvait semblerabstraite, a récemment percuté l'opinion avecles progrès de la génétique et le développementdes biotechnologies. La « production de l'individu »a pris alors tout son sens : son sens littéralde manipulation génétique et de calibrage de la vieelle-même. La brevetabilité du vivant, c'est-à-direl'appropriation des données du vivant à des finsmercantiles, apparaît comme un risque majeurpour l'humanité si on laisse libre cours aux forcesdu marché. L'orientation des dépenses de santé,la qualité des soins et leur accessibilité à tousposent le même type de questions. Il en est demême pour l'éducation, pour la formation du juge-ment,des valeurs et des compétences de base qui relè-vent de la production intellectuelle et morale de l'indi -vidu. Face à cette dérive, la sensibilité de l'opinionpublique mondiale à l'égard des « biens publicsfondamentaux », notamment autour du thèmedu développement durable, c'est-à-dire desconditions qui le rendent possible, renouvelable etacceptable, gagne du terrain et manifesteune résistance que ni les gouvernements ni lesmarchés ne peuvent plus ignorer. En conséquence,plus nombreuses sont les multinationalesqui commencent à entendre que « l'homme n'est pasune marchandise » et recherchent des accords decoopération et de financement de ces biens publics,même si, au-delà des déclarations d'intention,l'on pouvait attendre en la matière des propositionsplus concrètes, lors du récent Sommet deJohannesburg. Elles l'entendent d'autant mieuxqu'au-delà de l'éthique et des résistances socialesà l'impérialisme des marchés, des « biens publics »comme la santé ou l'éducation ne sont pasforcément des marchés rentables.Entre occuper une niche profitable commeles technologies éducatives (Vivendi) et s'emparerdu marché de l'éducation – qui suppose des savoir-faire et des investissements considérables dont ellesbénéficient par ailleurs à moindre coût –, il y a unpas de géant que les entreprises n'ont pas forcémentintérêt à franchir. Si ces marchés ne sont pasimmédiatement rentables par eux-mêmes(ils supposent en effet un accès pour tous,l'individualisation des compétences, la libre48 > 49

La sensibilité del’opinion publiquemondiale à l’égarddes « biens publicsfondamentaux »manifeste une résis-tance que niles gouvernementsni les marchésne peuvent plusignorer.

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innovation, la création de lien social, etc.),leur développement est plus que jamaisindispensable à des entreprises immergéesdans une économie immatérielle du savoiret de l'intelligence (2). Des accords de coopérationet de redistribution de la richesse auprèsdes instances à même de produire « humainement »un individu libre, compétent et créatif sont donc,à terme, conformes à l'intérêt bien comprisdes entreprises.

L’économie sociale associativen’est pas une économie supplétiveFace à cette double impasse de l'État et du marchédans la « production de l'individu », il fautdélibérément promouvoir un mode de développementalternatif. Et se tourner du côté des associationsqui occupent ce terrain depuis toujours et dont onconnaît l'essor remarquable. Mais il ne suffit pas dedire que les associations, par leurs actions massivespour la santé, l'éducation, le lien social,l'environnement ou la citoyenneté, méritent d'êtremieux reconnues et aidées. Ce discours rituel surla place et l'importance des associations, assez peusuivi d'effets, ne convainc plus personne et ne sesitue pas à la hauteur de l'enjeu. Il faut changer devitesse et prendre enfin conscience que l'économiesociale associative n'est pas une économie suppléti-ve destinée à combler les carences de l'économiepublique ou privée, mais une économie originaledont le fonctionnement est particulièrement adapté àla « production de l'individu ».Dans la formation de l'individu, par exemple,il paraît désormais assez évident que les conditions

de la réussite passent par la qualité de l'échange,l'individualisation, l'implication personnelle,la reconnaissance des savoirs de chacun, la capaci-téd’être acteur de sa propre formation, la définitionnégociée d'objectifs, etc. Qui dirait le contraire ?Mais quelle structure, quel type d'organisation peutréellement mettre en œuvre un tel programme ?L'école ? Elle ne remplit généralement aucunede ces conditions, hormis quelques établissementsexpérimentaux, plutôt destinés aux enfants déjàfavorisés, qui ont précisément un fonctionnementassociatif mais restent confinés aux margesdu système. L'économie de l'individu impliqueses propres conditions de production, et il estprobable que les associations seront à la productionde l'individu ce que l'État a pu être à la questionsociale au XIX

e siècle (3).Il n'est évidemment pas question ici de remplacerune économie par une autre, ni de vanter les vertusd'une économie sociale associative qui n'est pasexempte de critiques et doit se hisser à la hauteur deses nouvelles responsabilités, mais de reconsidérersa place au regard de la transformation de la naturede la production. Plus la production de l'individuet de ses différentes formes de capital (formation,santé, relations…) deviendra décisive dans laperformance économique globale, et plus l'économiesociale associative sera naturellement amenée àprendre de l'importance dans le mode de productionglobal. Ne pas avoir encore bien saisi cet enjeuconduit à laisser en friche un potentiel humain consi-dérable et à conserver un niveau de chômage, desous-emploi et de précarité insupportable

Il est devenu stérile d’opposer,comme on le fait sans cesse,le social à l’économique,quand le social devient la principaleressource économique. D

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eu égard à l'ampleur des besoins non couvertsdans ce secteur.Si la montée de l'économie associative au seind'une économie globale permet de rééquilibrerune économie nécessairement plurielle et de libérerdes forces productives ignorées, elle peut égalementinfluer sur son fonctionnement.Ainsi, de nombreuses entreprises font appelà des associations pour stimuler le potentiel humainde leurs salariés, mais aussi pour importer lesvaleurs de l'association – « l'esprit d'association »dirait Tocqueville – à l'intérieur de l'entreprise (4).Des valeurs comme l'autonomie, la capacitéd'initiative, la créativité, la responsabilité,la polyvalence et, bien sûr, le sens du lien socialet de la coopération sont en effet devenuesindispensables pour des entreprises oùla « plus-value » humaine fait aujourd'huila différence. Au-delà de l'économie associative,c'est le lien d'association qui commence à se diffuserà l'intérieur des structures de production.Ce qui pose de manière différente les questionsde la hiérarchie et des écarts salariaux, mais aussicelles du pouvoir dans l'entreprise, de l'actionnariatsalarié et, finalement, du rapport entre le travailet le capital (dont le capital humain est aujourd'huiune composante majeure).

L’encerclement progressifdes marchésUn nouveau mode de régulation s'en dégage.Dans la mesure où les États n'ont plus les mêmesmoyens d'encadrer des marchés mondialisés qui,faute de régulation, peuvent s'autodétruire(bulle financière, pauvreté, nuisances, etc.), il revientaux individus et aux organisations locales,nationales ou transnationales qui les représentent(associations, mouvements citoyens, syndicats…)d'y contribuer. Tel est bien le cas quand de grandesmultinationales comme Monsanto ou Ford doiventreculer face à la pression de ces organisationsdont la mise en réseau mondiale décupleles forces. Cette nouvelle régulation des marchésn'est pas impossible si l'on veut bien prendre encompte « l'encerclement » progressif – en amont,à l'intérieur et en aval – des marchés.En amont, la production de l'individu au seind'associations est implicitement porteusede citoyenneté, de valeurs démocratiques, voireécologiques, d'information sur la consommation, etc.Ce qui représente, dès le départ, de sérieuxgarde-fous contre les débordements ou la foliedes marchés. La participation accrue des jeunes auxassociations, voire la création de leurs propres« Junior associations », et la prise en compte

de leur engagement dans les cursus scolaireset universitaires vont dans le bon sens.Cet état d'esprit, comme les coopérations plussoutenues entre associations et entreprises,a des incidences à l'intérieur même de ces der-nières. Bon gré, mal gré, les entreprises doivent deplus en plus associer les « travailleurs intellectuels »à la définition de leurs objectifs et adhérer à desnormes sociales et éthiques si elles veulent s'assurerde l'implication réelle de leurs salariés et donnerune image positive à l'intérieur comme à l'extérieur,notamment auprès des agences de notation. Tout lecourant sur l'investissement éthique et la publicationde bilans sociaux et sociétaux traduit cette tendance,certes encore balbutiante mais bien réelle (5).Enfin, la régulation peut aussi s'effectuer en avaldu processus de production avec le rôle de plusen plus nettement affirmé des associationsde consommateurs qui tendent à devenir, mieux quedes censeurs, des acteurs économiques à part entiè-re. Il est significatif que des entreprises s'assurentle concours de ces associations, ou tout au moinsleur neutralité, avant de lancer un nouveauproduit. Les entreprises y trouvent un doubleintérêt : face à la défaillance des consommateursou des techniques de marketing de moins en moinsprédictives, ces associations représentent une sortede test grandeur nature extrêmement utile avantla mise sur le marché ; d'autre part, le succèsdes produits « labellisés », que le label soit « vert »ou « humanitaire », ne se dément pas, surtout quanddes marques de la grande distribution décidentde s'associer activement à des campagnes du type« éthique sur l’étiquette » menées à l'initiatived'associations et de syndicats. Il y a là l'amorced'un pilotage en aval du système productifpar les « consomm'acteurs ».Un tel mode de régulation reste, bien sûr,embryonnaire. Il définit plutôt un chemin etun horizon que la réalité du moment. Pourtant,enclencher ce type de cercle vertueux autourdes marchés n'a rien d'utopique quand leur propreavenir dépend en grande partie de la qualitéde la « production de l'individu », inscritedans la logique même de l'évolution de l'économie.Il est devenu stérile d'opposer, comme on le fait sanscesse, le social à l'économique quand le socialdevient la principale ressource économique.Nous vivons au contraire une période critique où ilest enfin possible de « réencastrer » l'économiedans la société puisqu'il s'agit désormaisprincipalement de développer une économiede l'homme et de son environnement. Nombreux sont encore les obstacles.Le premier d'entre eux réside dans les mentalités50 > 51 >>>

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et dans la conception restrictive et dépasséed'une économie matérielle basée sur le seulmarché et la production de signes monétaires.Ceci masque la contribution d'autres formesde production – qui apparaissent comme des coûtset non comme des ressources – et bloque leurdéveloppement. L'économie dominante est devenueune « science » immuable, fossilisée, incapablede réfléchir et surtout de se réfléchir à traversl'histoire.Le deuxième obstacle tient aux situationsde pouvoir de ceux qui, pour préserver leurspositions, ne parlent que de croissance et perpétuentde fait une forme moderne de sous-développement.Il ne faut pas non plus minorer l'obstacle propre àl'économie sociale associative. Les associations sonttrès loin de réunir tous ceux qui en ont une opinionfavorable et se disent prêts à soutenir leurs actions :plus de huit Français sur dix, alors que l'adhésionassociative plafonne aux environs de 50 % de lapopulation. Elles tardent à s'unir, notamment entreassociations contestataires et associationsgestionnaires, pour faire « mouvement ». Elles res-tent largement sous la tutelle des pouvoirs publics etdans sa dépendance financière. L'année 2001, quimarquait le centenaire de la loi de 1901, a certespermis d'enregistrer quelques avancées surle plan de la fiscalité, du rôle de la coordinationdes coordinations associatives (CPCA) (6) ou avecla signature d'une charte d'engagementsréciproques avec l'État. Mais le secteur associatifne constitue pas encore cet acteur majeur qu'attendla société civile, notamment pour répondre au sautqualitatif d'une économie centrée sur la« production de l'individu ».

Avancer sur les statutset les financementsPour cela, il faudrait avancer rapidement sur deuxdossiers essentiels : les statuts et le financement.L'enjeu des statuts est double : il concerne d'un côtéles organisations et de l'autre leurs participantsréguliers. Les organisations ouvertes qui se récla-ment de l'intérêt général doivent pouvoir bénéficierd'un statut d'utilité économique et sociale fondé surle respect de critères précis, délivré par une instanceautonome, leur conférant ainsi des devoirs précisà l'égard des collectivités, mais aussi des droitsnouveaux (sociaux, financiers, etc.). Un tel statut, quise cherche depuis trop longtemps, se substitueraitavantageusement à l'actuelle reconnaissanced'utilité publique accordée de manièrediscrétionnaire par le préfet. Du côté desparticipants, il faut, entre salariat et bénévolat,promouvoir un vrai statut du volontariat permettant à

ceux qui s'engagent avec un minimum d'assiduitéd'obtenir une réelle reconnaissance, qu'elle soitsymbolique, financière ou en termes de droitssociaux. Ce volontariat, accessible à tous, cumulableavec un travail salarié, donnerait aux précaires etaux chômeurs un revenu de base, une formation etune insertion sociale. Les travaux d'utilité sociale(TUC), puis les contrats emploi-solidarité (CES) etles emplois-jeunes en offraient une premièrepréfiguration. Non seulement leur suppressionaujourd'hui est dramatique pour les intéressés,mais elle dénote une grave incompréhensionde l'évolution du système productif, dans sescontenus comme dans les moyens d'y faire face.L'objection du poids financier pour faire fonctionnerune économie sociale associative de plein exerciceest tout à fait surmontable à pression fiscale constan-te. Il est en effet possible de jouer sur trois leviers.D’abord, celui d'une meilleure allocationde la dépense publique, notamment par l'activationdes dépenses passives, de la réorientation des fondsde la formation professionnelle et des fonds sociaux,et d'une plus grande synergie entre collectivitéspubliques. Le deuxième levier est celuidu développement de grandes fondationsthématiques sur la base de financements croisés(entreprises, collectivités publiques, particuliers…) :ces fondations pluripartites, comme cela existedans d'autres pays européens ou aux États-Unis,pourraient soutenir à grande échelle l'actionassociative. Enfin, troisième levier, une monnaieaffectée du type SEL ou time dollar pourraitutilement compléter les financements et faciliterles échanges internes à ce secteur fonctionnantsur la réciprocité et la valeur du temps passé.Faut-il ajouter qu'une telle économie associativepermet à chacun d'inscrire dans un cadredémocratique cette production de l'individu,économie de l'homme par excellence, qu'on nesaurait laisser entre les seules mains de« décideurs » publics ou privés ?

* Roger Sue, professeur à la faculté des sciences humaineset sociales de l’université de Paris V-Sorbonne, est l’auteur deplusieurs livres, dont Renouer le lien social (Odile Jacob, 2001).

1 Les seules dépenses de santé représentent plus de 10%du PIB dans un pays comme la France, soit une progressionde 5,2 % en volume entre 2000 et 2001.2 Vers un capitalisme cognitif, Collectif, L'Harmattan, 2001.3 Jacques Donzelot, L'Invention du social, Fayard, 1984.4 Au départ, pour des entreprises comme Schneider, Timberlandou la Shell par exemple, la valorisationde l'image de marque était la motivation essentiellede leur rapprochement avec les associations.Puis ces entreprises ont été elles-mêmes surprisespar le « bénéfice » très substantiel qu'elles en tiraient(climat dans l'entreprise, implication des salariés, résultats d'ex-ploitation, etc.). 5 « Le socialement responsable s'impose à l'entreprise »,titrait la dernière livraison de Liaisons sociales (n° 34,septembre 2002). Selon un sondage Novethic, un tiers

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Internet transforme les modes tra-ditionnels, hiérarchiséset contrôlés, de diffusion del’information. Les logiciels libresmettent en cause la notionde propriété intellectuelle. Autantd’exemples qui illustrent la brècheouverte par lestechnologies informationnellesdans le paysage économiqueet politique.

Depuis 1989, l’avenir est sanshorizon. Comme si la sortie dubipolaire nous interdisait de penserun futur autre. Comme sil’humanité avait épuisé sonimaginaire en sortant du binaire.Comme si la complexitéd’un monde multiculturelet multipolairel’empêchait d’inventer les formesrenouvelées du vivre et duproduire ensemble.Et pourtant, dans cette morositéde la pensée et de l’action politique,ce sont des séries de 0 et de 1qui nous invitent à l’audace.La révolution informationnelle, unefois le rideau de fumée de la netéconomie dissipé, prenddes couleurs. Des couleurs qui seglissent dans notre vie aussi bien

politique qu’économique.Depuis plus de dix ans (1), nousavons été quelques-uns à rêverla démocratie participative commeune réponse à la crise larvée denos démocraties représentatives.Avec tant de succès que le termeen a été repris à tort et à travers.Au-delà des effets de mode et demanche, une authentiquetransformation de nos démocratiesest en train de prendre corps.Subtilement, contre ventsnationalistes et maréessécuritaires.

Les signesdu renouveau démocratique•La transparence, pierre fondatricede la qualité démocratique, devientincontournable. En cinq ans,les outils à la disposition desacteurs publics sont devenusd’une telle simplicité techniqueque les arguments tombent un àun quand il s’agit d’empêcher lepartage de l’information. Partagequi constitue aujourd’hui la valeurdémocratique par excellence etdéstabilise, dans le mêmemouvement, la notion de pouvoir.L’enjeu est donc encore ettoujours culturel et politique : nos

élus doivent s’approprier non pasles techniques mais les usagesde ces dernières.Sans attendre que ce mouvementse fasse du côté institutionnel,de nombreux collectifs innoventsur le terrain de la transparence.C’est par exemple en BretagneRadio-phare (2), réseau decitoyens qui met en place unepolitiquede veille sur les pollutionsmaritimes à travers un site.Ou encore l’associationMédias-cité qui développe un outild’aménagement du territoireet de gestion de l’accès publicen Aquitaine (3). Aujourd’hui,quiconque peut, réellementou virtuellement (4), partagertoute information dont il estporteur et créer un appétitcollectif pour une information tou-jours plus qualitative.Ce qui n’interdit pas pour autantdes politiques publiques actives,bien au contraire.Les partisans des modestraditionnels de diffusionde l’information (descendante,hiérarchique, contrôlée) vontse retrouver peu à peu isolés.Nous assistons à un mode52 > 53

Quand le numérique bouscule démo-cratie et économiePar Véronique Kleck et Valérie Peugeot

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de basculement par la marge,inhabituel dans nos sociétésoccidentales dominées par lemode majoritaire. Que quelques-uns montrentque « c’est possible », et c’estdéjàle rendre « réel ».Le fait qu’Indymedia (5) existen’a certes pas changé le mondedes médias traditionnels.Mais il montre que le pouvoirmédiatique peut être questionnéet que, à l’échelle planétaire etnon plus seulement locale (6),nous ne sommes pas condamnésà une information contrôlée parquelques groupes médiatiquesrépondantà des enjeux économiques.À terme, la multiplication de cesmédias en ligne indépendants nepeut que bouleverser la pratiquedes médias traditionnels.

•Au-delà de la transparence,les technologies enrichissentle processus démocratique,en particulier l’espace public.C’est là l’intérêt d’un passaged’une société de communicationde mass-média (et doncunidirectionnelle) à une sociétéde communication interactive.Une rupture que beaucoup ontencore du mal à assimiler,confondant information etcommunication, médias et réseaux.La diffusion des logiciels d’auto-publication (7) ne contribue-t-ellepas à transformer de façonradicale la position de l’individudans l’espace public ?De consommateur d’information, ildevient créateur de contenus.Lorsqu’une mairie (8) dédie auxassociations de son territoiredes espaces de son site web surlesquels elles ont un contrôledirect, sans relais techniqueou politique, elle rend visiblela richesse de sa vie associativeet ouvre en grand son espacepublic.Ce faisant, elle abandonne

une part de pouvoir au senstraditionnel du terme – celui ducontrôle sur l’information – maiselle se donne les moyens d’undébat démocratique de qualité.Au lieu de limiter le temps dudébat au temps de la campagneélectorale – et quel débat ! –,c’est là redonner ses lettres denoblesse au processus démocra-tique, à l’amont du vote. C’estcommencer à sortir du réduction-nisme du mode représentatif, quine nous autorise que sporadique-ment à quitter le statut de specta-teur de la politique pour celuid’électeur.Quand les habitants d’unefavela (9) créent leur journalen ligne, quand les jeunes d’unquartier défavorisé d’une grandeville lancent leur radio en ligne (10),ce sont des « sans voix »qui reprennent pied dans l’espacepublic, des citoyensqui reconquièrent une parcellefondamentale de pouvoir.

•Dans une même logique,les dernières générations d’outilsse tournent vers la coécriture,la véritable intelligence collective.Nous n’en sommes là, d’un pointde vue technologique, qu’à lapréhistoire. Mais quel sautdémocratique, le jour où larédaction d’une motion politiqued’un parti ou d’un mouvementsocial ne sera plus aux mainsde quelques militants aguerrisprésents à trois heures du matindans une salle désertée, maisgérés simultanément in situet en ligne, avec possibilitéd’interagir pour les militants deprovince et les personnes moinsrompues à ce genre d’exercices !Gardons-nous cependant de deuxillusions :Ces outils ne sont rien pareux-mêmes. Ils ne peuvent sedévelopper que s’ils répondentà une aspiration démocratiquede fond. De même qu’un budgetparticipatif façon Porto Alegre (11)

plaqué sur une ville sans traditionparticipative tient plus du gadgetque de la rupture politique,ces outils n’ont de sens que s’ilsservent un authentique désirde partage de pouvoir. Autre illusion, celle d’une formede positivisme démocratique.Comme nous l’avons mentionnéprécédemment, c’est la logiquedu radicalisme qui payeen ce moment dans l’interactiontechnologie-société : l’innovationdéborde les résistances. Maisnous ne sommes pas face à unmouvement inéluctable, loin de là.Il revient aux militants de faireun travail interne à leurs partis,associations, communes, pourmettre en pratique ces innovationstechno-démocratiques. Et il échoitaux militants de l’Internet citoyenet solidaire de créer en directou de pousser les chercheurset développeurs vers l’inventiond’outils qui répondentà ces aspirations démocratiques.

Modèles productifs :des mythes en voie de disparitionL’autre brèche ouverte par lestechnologies de l’information et dela communication se situesur le terrain économique.Ce ne sont rien moins quele travail, le capital et la propriétéqui sont mis à mal par l’entréedans l’ère du numériqueet des réseaux (12).Le passage à une sociétéoù la connaissance et le savoirdeviennent une des sourcespremières de richesse entraînedes conséquences en cascade :le « travailleur » devient détenteurde son outil de production – soncerveau – qu’il peut fairefonctionner aux horaires qui luiconviennent, dans le lieuqui lui convient et pour des modesde rémunération qui ne sont pasque financiers (la reconnaissancepar une communauté,la contribution à un processusd’intelligence collective…). D

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Le rapport employeur/employés’en trouve totalement transformé.Les productions étant de plus enplus des œuvres de l’esprit, sousforme numérique, doncimmatérielles, la question de leurpropriété se transforme. C’est toutle défi posé en première ligne parles logiciels libres, mais plusgénéralement la remise en causede la propriété intellectuelleportée par tout acte de création,qu’il soit artistique ou non. Les défenseurs du logiciel librefont plus que questionner, ils sontvéritablement dans l’alternative.Leur modèle économique reposesur un système mixte :financement de la création et don.En général, le coût dudéveloppement initial est supportépar les informaticiens à l'originedu projet ; l’amélioration dulogiciel est menée par unecommunauté d’utilisateurspotentiels éparpillés dans lemonde, prêts à donner de leurtemps pour pouvoir bénéficierd’un outil qui répond à leursbesoins ou pour simplementsentir la reconnaissance de leurspairs. L’objet final – le logiciel –,mis sous licence libre, comme laGPL (13), devient de fait un bien

commun de l’humanité en termesd’usage (14). Au-delà de lapropriété, c’est la notion même decapital qui est battue en brèche.Dans tout le secteur de la créationnumérique, encore une foiscompris au sens large, lesbesoins en capital matériel– machines, outils – sont prochesdu néant. L’acquisition d’un ordi-nateur est quasiment à la portéede tout entrepreneur. Le centre degravité se déplace donc vers lecapital financier – avec lesdésastres que l’on sait – et lecapital humain.La boucle est bouclée, en quelquesorte : le « travailleur » nonseulement peut renégocierle cadre du travail productif,mais se trouve en positionde détenteur du capital.Là encore, nous n’en sommesqu’au bégaiement et nos médiasse font surtout l’écho de ce quel’on pourrait qualifier de« résistances du système » : pro-cès contre Napster pour empê-cher la libre circulation de lamusique via le MP3 ; refus desadministrations de mettre en ver-sion libreles logiciels pourtant développésavec l’argent des contribuables ;

montées au créneau des grandslobbys pour défendre labrevetabilité des logiciels ; grandsprocès autour de la propriétéintellectuelle, etc. La controverseest féroce car ce sont tous lesfondamentaux de nos systèmesqui sont remis en cause.Cela n’empêche pas des micro-acteurs d’expérimenter avecopiniâtreté. Une entreprisecomme Easter-eggs (15), sociétéde services en logiciels libres, està ce titre exemplaire. Constituéeen modèle coopératif – le capital,à montant minimal, est détenupar une association dont tousles salariés sont membres –,l’entreprise est gérée en utilisantun système de vote (un salarié =une voix) qui confère à chaquesalarié le même poids dans leschoix de l’entreprise. Elle croiseainsi un modèle d’économiesolidaire avec une innovationdémocratique, le tout ens’appuyant sur des outilscoopératifs. Un but avoué : fairedisparaître la notion de capital,en toute simplicité !Transversales a toujours revendi-qué le terme de « révolutioninformationnelle ». Certains ontpu voir dans ce choix sémantiqueune recherche de l’effet oratoireou une fascination technologique.Nous commençons tout justeaujourd’hui à toucher l’épaisseuret la force de ces mots.

** Véronique Kleck et Valérie Peugeot,association Vecam (www.vecam.org).

1 Cf. Actes des premièresrencontres deParthenay,« Entreprise, Ville,Europe, troischamps d’actionpour la démocratieparticipative »,mars 1991.2 Cf. http://www.radiophare.net/3 Cf. http://www.medias-cite.org/4 Créer une pageweb est devenuaccessible àquiconque enquelques heuresde formation oud’autoformation.Nous n’oublionspas pour autantque des milliardsde personnes

n’ont pas accèsaux réseaux. Maisl’outil web,intrinsèquement,autorise un accèsde tous à toutmoment.5 http://www.indymedia.org/6 C’est là la grandedifférence avec lesmédiascommunautairestraditionnels. Cf.par exemple www.samizdat.org7 Cf. par exemplele logiciel libreSPIP http://www.uzine.net/rubrique91.html8 La mairiedu XIIIe

arrondissement,à Paris, ouvre un

espace en ligneconçu selon ceprincipe.9 Cf. l’ONG VivaRio : http://www.vivafavela.com.br/10 Cf. Ravalnet àBarcelonehttp://www.ravalnet.org/11 Porto Alegremène depuis plusd’une décenniel’expérience d’unbudget élaboré,discuté etapprouvé par leshabitants. Cf. parexemple : http://www.monde-diplo-matique.fr/2000/05/PONT/13718.html12 Cf. O.Blondeau,

« Genèse etsubversion ducapitalismeinformationnel » etR. Barbrook,« L’économie dudon high-tech »dans Libresenfants du savoirnumérique, http://www. freescape.eu.org/libres-enfants/index.13 Le terme delogiciels libres ausens employé parla Free SoftwareFoundation Francene fait pasréférence au prix,mais se rapporteaux quatre libertéssuivantes :- la libertéd'utiliser et/ou

d’exécuter un logi-ciel pour toutobjectif ; - la libertéd'examiner et/oud’étudier lefonctionnementd'un logiciel et del'adapter à sespropres besoins(pour ceci l’accèsau code sourceest une conditionrequise) ;- la liberté de fairedes copies pourd'autres orga-nismes ;- la libertéd'améliorer le logi-ciel et de rendrecesaméliorationsdisponibles pour lebien public.

http://www.april.org/14 Par rapport audroit de propriétéclassique, si l’usus(usage de l’œuvre)devient libre, l’ abu-sus(la disposition, ledroit de détruire oude vendre) reste àsoncréateur et lefructus(la jouissance, ledroit de bénéficierde ce que peutrapporter l’œuvre)est, selon lesmodèles,entièrementgratuit oucommercialisablepar qui veut. 15 Cf. www.54 > 55

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L’émergence d’une sociétéalternative ne réussira quesi nous modifions notrereprésentation du mondeavec un nouvel imaginairecollectif et planétaire.

C’est entendu : le monde changed’ère. Il vit même, probablement,une mutation sans précédentdans l’histoire de l’humanité,par son ampleur et sa rapidité.En revanche, l’être humain chan-ge peu. Il reste ce qu’il est danstoutes ses aspirations, positivesou négatives. Pourtant, l’en-semble des rapports qu’il entre-tient avec lui-même, avec lesautres, avec la nature, avec l’idéequ’il se faitde lui-même et du monde,l’ensemble de ces rapportsest transformé.Dès lors, le problème qui se poseà lui n’est pas simplementéconomique, social ou politique,voire psychologique, il est aussi,et d’abord, culturel. En effet, l’homme est ainsi faitqu’il n’a pas de contact directavec le réel. Sa perception dumonde,de lui-même et des autres

passe par une constructionmentale et par un ensemblede représentations souventinconscientes, rationnelleset irrationnelles – l’architectureinvisible, disaient nos anciens.Nous sommes là au cœurde ce qui, en nous, fait humanité,donc culture. Et je ne vois pas,personnellement, comment onpeut penser l’émergenced’une société alternative, dont lanécessité m’apparaît évidente,sans avoir modifié notrereprésentation du monde etconstitué un nouvel imaginairecollectif planétaire qui rendela mutation en cours toutsimplement vivable.

La fin d’une illusionCe processus, qui est un proces-sus de civilisation, peut apparaîtrecomme un objectif ou une fin,mais c’est à mon sens, toutautant, une condition nécessaire.Il y a là, comme toujours entre finet moyen, une contradictionmajeure, un nœud gordien, qu’onne peut pas trancher, mais quel’on doit dénouer par la pratique,notamment par la pratiqueculturelle.

La culture dominante quis’exprime aujourd’hui est cellede la Renaissance, celle d’un êtrehumain qui se pense comme étantle centre du monde et le maîtrede la nature (1). C’est cette pen-sée qui va nourrir l’idéologiedu progrès, accompagnerla révolution scientifique ettechnique, inspirer la philosophiedes Lumières. Cette visiondu monde, qui est celle de lamodernité, n’a plus de sens.Certes, il ne faut pas jeter le bébéavec l’eau du bain.Restent, de cette époquefinissante, des valeurs, celles desdroits de l’homme, cellesde la fraternité, de l’égalitéet de la liberté…Mais l’homme moderne maîtredu monde, cela ne marche pas.C’est une illusion tragique.Le monde à venir n’existeraqu’à la condition que chaque êtrehumain vive en partenariat nonseulement avec les autres,mais aussi avec la nature.C’est le fondement même d’unepensée écologique. Cette penséea ses théoriciens, elle est sansdoute prise en compte plus large-ment qu’on ne le pense par des

La place centrale de la culturedans la sociétéPar Gérard Paquet

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un autre regard

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êtres humains un peu partout surla planète. Mais elle n’est pasencore entrée dans l’imaginairecollectif planétaire, qui est le terri -toireoù se joue notre avenir.

Le récit du monde à naîtreOn ne décrète pas la constitutiond’un nouvel imaginaire oud’une nouvelle représentationdu monde, divers et partageablepar tous. C’est nécessairementle résultat de l’interactioninfiniment complexe de l’ensembledes activités humaines.Mais, dans cette constitution,le rôle des artistes et des pra-tiquesculturelles est central.Depuis la nuit des temps,des fresques de Lascauxaux cinéastes d’aujourd’hui,

d’Homère à Brecht, en passantpar le théâtre grec et celuide Shakespeare… les artistes ontécrit un récit du monde, en reliantvisible et invisible, jouant ainsi leurrôle de révélateuret de passeur. En effet, un mondene survient que si on se l’estraconté. Le récit du monde ànaître ne devra–t-il pas mettre enmusique l’esprit de partenariatplutôt que celui de conquête ?Quant aux pratiques culturelles,par des voies multiples,elles permettent la diffusion,le partage, la formation, la cri-tique… Elles jouent leur rôle demédiation. Ainsi, création etmédiationdonnent forme à la penséehumaine et participent à laconstruction du senset des repères.

Aujourd’hui, les artistes,dans leur grande majorité,se tiennent à l’écart, dans leurcréation, des grands enjeuxde la transformation du monde.Ils sont trop souvent dansl’événementiel, dans le conceptuel,dans le repli sur soi ou dans laréaction immédiate.Il est urgent de redonner à l’artistesa mission, de l’amener à se frotteraux réalités du monde en mutation.Cette urgence est l’enjeu majeurdes pratiques culturellesaujourd’hui ; pratiques quidoivent prendre en compteà égalité la diversité des cultures,la richesse des traditions et del’expérience humaine, la mutation.

* Gérard Paquet est chargé de missionauprès de la direction des affairesculturelles de la Ville de Paris, en tantque responsable de la maison desMétallos.

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7 Dossier : scénarios pour une France sans nucléaire• Énergie et équité – Ivan Illich• Choix énergétiques, choix de développement – entretien avec Benjamin Dessus• L'appel de Bellevue• Un scénario vert pour la France – Alain Dorange• Nucléaire : l'exception française – Entretien avec Bernard Laponche• Le lobby nucléocrate, mythe ou réalité ? – Monique Sené• Sortie du nucléaire : y'a du travail ! – Philippe Quirion• Plaidoyer pour les bioénergies – Guillaume Bourtourault• Nucléaire insoutenable – Antoine Bonduelle

Pistes• Agir pour une science citoyenne : l'exemple du Loka Institute – entretien avec RichardSclove• La bataille des OGM – entretien avec Arnaud Apoteker• Ni Dieu, ni gène, ou la biologie sur le chemin de sa révolution copernicienne ? – entretienavec Jean-Jacques Kupiec & Pierre Sonigo• Les conditions de travail, une question de politique – Serge Volkof

Lectures• Malheur aux vaincus – Bernard Maris• Garantir le revenu – Laurent Geffroy• Confessions d'un voleur – Laurent Chemla

Kit militantDe l'utilité du trépied (pour bloquer une rue) – Ariane Jossin

EcoRev'Numéro 10, Automne 2002 n Revue critique d’écologie politique n http://ecorev.free.fr

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Le défi d’apprendrePar André Giordan

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un autre regard

La prise de consciencedes interdépendances nousamène à changer notre cadrede pensée. Nous allons devoirapprendre tout au long de notrevie, notamment sur nous-mêmeset nos relations à l’autre.Face à ce défi, l’école doits’interroger sur les savoirsindispensables à transmettreet sur le sens de sa mission.

Les sciences et les technologiesont considérablement modifiénotre vision du monde. Pourtant,notre cadre de référence est restétel qu’il était à l’époque de laRenaissance. Par exemple, ilnous faut resituer notre Terredans l’univers. Se souvenir queles menaces qui pèsent sur notreenvironnement et qui ne s’arrêtentpas aux frontières politiques peutaider à mieux comprendrenos interdépendances.Dès lors, peut-on encore penserse sauver seul ? Plutôt que denous combattre, nous sommesirrémédiablement obligés denous entraider et de collaborer,

pour sauver non seulement notrebiosphère, mais l’espèce humai-ne.De même, il nous faut dénoncerles pièges de notre pensée etde nos valeurs. Nos habitudesde décoder le monde, les illusionsde notre perception, l’absencede confrontation, les chosesdont on se cache ou les histoiresqu’on se raconte pour exister,nous entraînent inconsciemmentvers de « fausses » pistes.Il nous faut mieux nous connaîtrenous-mêmes pour les repéreret les déloger, et cela au plus tôt,dès la petite enfance.Promouvoir nos capacitéspersonnelles, à commencer parcelles de notre corps et de notreesprit, et renforcer notre confianceen soi deviennent des « passagesobligés ». Nous sommes acculésà apprendre tout au longde notre vie, et pour commencersur nous-mêmes, sur nos liensavec notre milieu de vieet sur nos relations à l’autre.Notre vie est empoisonnéepar des incompréhensions,

des ressentiments s’installentparce que l’autre réagitdifféremment. Il nous fautapprendre à comprendrel’autre, à nous mettre à sa placepour saisir son point de vue.Chacun de nous produit du sensde façon très différente, et l’écartest d’autant plus grand queles histoires et les modes de viesont dissemblables à l’origine.Comment songer améliorerdurablement les relationshumaines sur un plan planétaire sinous sommes maladroitsavec notre propre conjoint,nos parents, nos amis et,plus généralement, avec l’autre ?L’école ne peut plus éviterd’aborder l’intimité de tellesquestions. De même, il s’agitde créer des lieux, des groupesde rencontres, des réseaux,où l’on traite du renforcementde notre « moi » – corps etesprit – et des rapports auxautres.Les conflits eux-mêmesdeviennent alors « porteurs ».Ils ne sont plus destructeurs,

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ils peuvent nous « nourrir »à partir du moment où l’on saitles réguler. Tout commeles erreurs habituelles, dès lorsqu’elles ne sont plus des fautes,mais qu’on entreprendde les dépasser.

Les savoirs indispensablesne sont pas à l’écoleEn France, l’école pratiquel’exclusion au traversd’une sélection par l’échec.60 000 élèves, soit 10 %d’une classe d’âge, sortentde l’école chaque année sansaucun diplôme, dont 25 000pratiquement analphabètes.Même pour ceux qui ont réussile baccalauréat, le savoir apprisest oublié au bout de quelquessemaines. Un an après la findu secondaire, 30 % des bache-liers de série S ne savent plusétablir un lien précis entre l’ADN,les gènes et les maladiesgénétiques. Quatre-vingt pourcentssont incapables de décrirela trajectoire du Soleil dans leciel, et 99 % de dessinerune carte, même approximative,de l’Europe !Il est vrai que l’école enlève,pour le plus grand nombre,l’envie d’apprendre.Le questionnement des jeunesbaisse dramatiquement au coursde la scolarité.Le mal vient de loin : explosiondes effectifs, nouvelle générationzapping, emplois du tempsritualisés et surchargés, maîtresinsuffisamment formés, écoles fer-mées sur elles-mêmes, pressiondes parents…Les mesure(tte)s prises au fildes ans ne valent guère mieuxqu’un cataplasme sur une jambede bois. Résultat : l’apprendre estaux « abonnés absents », pendantque les bacheliers n’ont pas lesoutils ou les repères pour décoderleur époque. Ils ne possèdent pasles connaissances essentiellespour comprendre le monde,

la société et l’autre… et cela,au moment où l’apprendre devientpour tous un challengeau quotidien.Ne faudrait-il pas enfin prendreconscience que les savoirsindispensables ne sont pasà l’école ? De nos jours, on estautant illettré si on ne connaîtpas les bases de la psychologie,du droit, de l’anthropologie,de la communication, etc.Comment comprendreun monde en mutation si l’on nemaîtrise pas avec un certainniveau l’analyse systémique,la pragmatique, la modélisation oula simulation ? Leur a-t-onau moins appris à apprendreà apprendre ? Même pas…Pas question cependant de« taper » sur l’école ou de baisserles bras. D’autant plus quede nombreuses innovationsexistent – malheureusement paspartagées et mutualisées – et queles enseignants sont lumineux etprêts à s’investir quand on arrêtede les flouer. Leur fera-t-on,un jour, un peu confiance ? Pour faire évoluer l'école, il fautd'abord revisiter les programmeset leurs contenus. La questionfondamentale à se poser est :de quels savoirs les jeunesd'aujourd’hui doivent-ils disposer?En premier, les maths sont gran-dement à alléger dans leur aspectalgorithmique et leur vocabulaireabscons. Elles sont également àreconsidérer pour aborder l’incerti-tude, l’aléatoireou la complexité.D’autres matières sontà redistribuer, notammentla philosophie ou l’épistémologie,à envisager dès la maternelle.De nouvelles disciplines sontà introduire de façon urgente.La psychologie ou l'anthropologie,comme citées plus haut,la sociologie, l’économie ouencore l’urbanisme (neuf enfantssur dix vivent dans les villes).En parallèle, d’autres approches

deviennent essentielles, commeles approches transversales avecdes « savoirs organisateurs »pour éviter l’émiettement.De nouvelles démarchestout aussi indispensablespour comprendre, comme lapragmatique ou la systémique,doivent faire leur apparition.Et un effort certain doit êtrefait au niveau de la maîtrisede l’information.

Sortir des schémasstérilisantsSur le plan de la pédagogie, maisplus largement de l’organisationdes études, il s’agit de sortirdes schémas stérilisants :une classe, une discipline, unprof, une fraction d’heure, y com-prisà l’école primaire… Les activitésdemandent à être repenséesautour de lieux de documentationet d’investigation. Une grandeplace doit être faite à l’autodidaxie,aux dépens des cours frontaux.Comment développer autrementl’initiative, le désir d’entreprendre,la solidarité et l’action collectivechez les élèves ? Comment,sinon en leur apprenant à penserpar eux-mêmes pour les faireaccéder à cette autonomie sou-vent prônée et si rarement attein-te ? Quel sens donner à l’éduca-tion du XXI

e siècle ? Pour répondreà cette question, c’est un véritabledébat au seinde la société qu’il faut susciter.Au Cern (Organisation européennepour la recherche nucléaire),pendant vingt ans, on a investi enmoyenne cent millions de dollarschaque année pour étudier desimples particules. Ne peut-onpas en faire autant pour nosenfants ?

* Professeur de didactiqueet épistémologie des sciencesà l’université de Genève et directeurdu LDES (Laboratoire de didactiqueet épistémologie des sciences),André Giordan est aussi concepteurde textes de vulgarisation, d’émissionsde télévision, de pièces de théâtre

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Face aux périls qui menacentla planète et la survie del’humanité, il est urgentde réformer les mentalitéset permettre l’émergence d’unesociété civique planétaire.

La politique de civilisation auraitpour mission de développerle meilleur de la civilisationoccidentale, d'en rejeter le pire,et d'opérer une symbiosede civilisations intégrant lesapports fondamentaux de l'Orientet du Sud. Cette politiquede civilisation serait nécessaireà l'Occident lui-même.Celui-ci souffre de plus en plusde la domination du calcul,de la technique, du profit sur tousles aspects de la vie humaine,de la domination de la quantitésur la qualité, de la dégradationde la qualité de la vie dans lesmégapoles, de la désertificationde campagnes livrées àl'agriculture et à l'élevageindustriels qui ont déjà produit

bien des catastrophesalimentaires. Le paradoxe estque cette civilisation occidentalequi triomphe dans le monde esten crise en son cœur même,et son accomplissement estla révélation de ses proprescarences.La politique de l'homme et lapolitique de civilisation doiventconverger sur les problèmesvitaux de la planète.Le vaisseau spatial Terre estpropulsé par quatre moteursassociés et en même tempsincontrôlés : science, technique,industrie et capitalisme (profit).Le problème est d'établirun contrôle sur ces moteurs.Les pouvoirs de la science,ceux de la technique, ceuxde l'industrie doivent êtrecontrôlés par l'éthique, qui nepeut imposer son contrôle quepar la politique. Non seulementl’économie doit être régulée,mais elle doit devenir plurielleen comportant les mutuelles,

associations, coopératives,échanges de services…Ainsi, la planète a besoin à la foisd'une politique de l'hommeet d'une politique de civilisation.Mais elle a pour cela besoinde gouvernance.Une gouvernance démocratiquemondiale est actuellement hors deportée ; toutefois, les sociétésdémocratiques se préparent pardes moyens non démocratiques,c'est-à-dire par des réformesimposées. Il serait souhaitableque cette gouvernance s'effectueà partir des Nations unies qui,ainsi, se confédéreraient,en créant des instancesplanétaires dotées de pouvoirsur les problèmes vitaux et lespérils extrêmes (armes nucléaireset biologiques, terrorismes,écologie, économie, culture…).Mais l'exemple de l'Europenous montre la lenteurd'un cheminement qui exigeun consensus de tous lespartenaires. Il faudrait une

Pour une politique de civilisationPar Edgar Morin

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un autre regard

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Réforme de la pensée et de l’être : une voie possibleNous sommes nombreux à souhaiter que notremonde évolue vers plus de justice et d'humanité,dans le respect des différences culturelles qui fontsa richesse. La montée en puissancedes mouvements alternatifs, leur dynamiqueet leur succès croissant témoignent de cetterecherche de plus de civisme, de coopérationet de solidarité entre les êtres humains à l'échellede la planète. La réforme espérée est celle qui feraentrer l'espèce humaine dans l'ère de l'écoute,du partage et de la compréhension réciproque.Il s'agit d'une réforme de la pensée, une réformedes relations humaines, une réforme de l'êtrehumain. Mais si nous souhaitons réellement quenos propositions et actions réformatrices nouspermettent d'avancer vers nos aspirations,nous devons rester vigilants. Car, à ce jour,les projets de réforme ont toujours buté sur le fait:- soit qu'ils se fondaient sur le pari du changementdes sociétés par la seule vertu de structuresnouvelles, et souvent en les imposant de façonautoritaire aux individus pour leur plus grandbien présumé ; - soit qu'ils visaient la seule transformationindividuelle sans tenir compte de la dimensioncollective et sociétale ;- soit que les comportements individuels,notamment ceux des « visionnaires », n’étaient pascohérents avec ce qu’ils prônaient pour les autres.C'est en prenant en compte l'interaction entrele personnel et le collectif/social que nousnous donnerons les moyens d'éviter de tomberdans les écueils du passé et de trouver les solutionscréatives dont nous avons besoin. Dans cette optique, nous ne pouvons fairel'économie :- de pratiquer l'autoexamen et de faire l'effortde nous transformer nous-mêmes chaque foisque nos actes, attitudes et comportements freinentle fonctionnement des collectifs ou mouvementsau sein desquels nous agissons ;- d'être encouragés dans cette voie par l'organisationet le fonctionnement des collectifs et sociétés

dans lesquels nous intervenons et vivons ;- de réfléchir aux systèmes à mettre en placepour favoriser les interactions transformatrices posi-tives entre les personnes et les sociétés.C'est dans cette perspective que s'inscrit le projet« Interactions : transformation personnelle/transformation sociale » lancé par TransversalesScience Culture. Depuis plus d'un an, ce projetréunit des chercheurs, praticiens, militants etcitoyens autour de quatre types d'actions : - la production de réflexions, études et analyses,nourries par des pratiques, sur des thèmes aussidivers que l'éducation, les comportements,l'entreprise ou les mouvements civiques ;- la mise en réseau, au niveau national etinternational, d'associations, de collectifset de personnes souhaitant s'exprimer et agirà travers de nouvelles formes d'organisationset d'échanges ;- la participation à des événements commele second Forum social mondial de Porto Alegreou l'Université populaire d'été de Montréal ;- la mise en place de groupes locaux d'échangeset d'expérimentations.À travers ce projet, qui fonctionne sur un modeassociatif, coopératif et non hiérarchique, il s'agit demettre en débat la question de la réformede la pensée et ses modalités de concrétisation.À l'heure où l'on entend de plus en plus parlerde démocratie participative et d'expertisecitoyenne, il convient de rappeler qu'il est uneexpertise que nous partageons sans conteste : cellequi fait de chacun de nous un membre de l'espècehumaine. À partir de cette expertise, apprenonsensemble à devenir des personnes à part entière,autonomes et responsables, des personnesse sentant fières d'avoir contribué, en leur temps,à redonner du sens au terme « humanité » (1).

Laurence Baranski

1 La première assemblée générale de l'associationInteractions, à la fois réunion d'information et de débat,aura lieu le 3 décembre 2002, de 18 heures à 22h30.Pour toute information, contacter Laurence Baranski(06 03 24 83 15 ou [email protected]).

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montée soudaine et terriblede périls, la venue d'unecatastrophe pour constituerl'électrochoc nécessaire auxprises de conscience et auxprisesde décision.À travers régression, dislocation,chaos et désastres, la Terre-patriepourrait surgir d'un civismeplanétaire, d'une émergencede la société civile mondiale,d'une amplification des Nationsunies, non se substituant auxpatries, mais les enveloppant.Mais l'on ne saurait se masquerplus longtemps les obstaclesénormes qui s'y opposent.Il y a tout d'abord le fait quela tendance à l'unification dela société-monde suscitedes résistances nationales,ethniques, religieuses, quitendent à la balkanisation de laplanète, et que l'éliminationde ces résistances supposeraitune domination implacable.Il y a surtout l'immaturitédes États-nations, des esprits,des consciences, c'est-à-direfondamentalement l'immaturité del'humanité à s'accomplirelle-même.

C'est dire du même coup que,loin de se forger une société-monde civilisée, il se forgera,si elle réussit à se forger,une société-monde grossièreet barbare. Elle n'abolirait pasd'elle-même les exploitations,les dominations, les dénis,les inégalités existantes…La société-monde ne va pasrésoudre ipso facto les gravesproblèmes présents dans nossociétés et dans notre monde,mais c'est la seule voie parlaquelle l'humanité pourraitéventuellement progresser.Si les aspects les plus pervers,barbares et vicieux de l'êtrehumain ne peuvent être inhibés,au moins régulés, s'il n'advientpas non seulement une réformede la pensée, mais aussi uneréforme de l'être humainlui-même, la société-mondesubira tout ce qui a jusqu'àprésent ensanglanté et renducruelle l'histoire de l'humanité,des empires, des nations…Comment adviendrait une telleréforme, qui suppose une réformeradicale des systèmes d'éduca-tion, qui suppose un grand cou-rant

de compréhension et decompassion dans le monde,un nouvel évangile, de nouvellesmentalités ?Le dépassement de la situationnécessiterait une métamorphosetout à fait inconcevable. Toutefoiscette constatation désespérantecomporte un principe d'espérance.On sait que les grandes mutationssont invisibles et logiquementimpossibles avant qu'ellesapparaissent ; on sait aussiqu'elles apparaissent quandles moyens dont dispose unsystème sont devenus incapablesde résoudre ses problèmes. Ainsi,pour un éventuel observateurextraterrestre, l'apparition dela vie, c'est-à-dire d'une nouvelleorganisation plus complexede la matière physicochimiqueet dotée de qualités nouvelles,aurait été d'autant moinsconcevable qu'elle se seraitproduite dans les tourbillons,les tempêtes, les orages,les éruptions, les tremblementsde terre…

* Edgar Morin est philosophe etécrivain. Dernier ouvrage paru :La Méthode (V). L’humanité del’humanité : l’identité humaine,Le Seuil, 2001.

Les grandes mutationsapparaissent quand les moyensdont dispose un systèmesont devenus incapablesde résoudre ses problèmes.

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• La lutte contre la marchandisation du monde s’étend, mais rares sont encoreles responsables politiques et sociaux à dénoncer directement « l’économie capitalistede marché ». Elle nous entraîne pourtant inéluctablement vers une « société de marché »,génératrice d’inégalités insoutenables et de violences inédites.• La pauvreté grandissante au cœur même de l’abondance des pays développés – sansparler de la misère du Sud – rend urgente la reconnaissance de logiques économiques mul-tiples. Dans les pages qui suivent, nous en distinguons quatre (sans méconnaître ni l’écono-mie domestique, ni l’économie du don et des échanges réciproques non marchands) :- l’économie marchande, avec ses vertus mais aussi ses limites, et qu’il convient doncde réguler (p. 64) et de réformer en instaurant un « droit de l’entreprise » (p. 67) ;- l’économie de services publics, dont la défense apparaît tout aussi nécessaire que salégitime rénovation (p. 70) ;- l’économie sociale et solidaire, qu’il faut rendre plus globale (p. 74), plus offensive (p. 78) etplus conforme à ses valeurs (p. 80) ;- l’économie distributive, qui repose sur la mise en place d’un revenu suffisant garanti (p. 82). • Face à la mondialisation capitaliste, la mise en œuvre d’une économie plurielle doitse faire au plus près des territoires à travers un développement local et humain (p. 86).Enfin, les trois caractéristiques de la monnaie – moyen d’échange, étalon de valeuret réserve de valeur – n’étant plus portées par la seule monnaie classique, les monnaiesparallèles, affectées ou de proximité, ainsi que les réseaux d’échanges du lien socialet des connaissances (voire de troc), trouvent aujourd’hui leur pleine et entièrejustification (p. 89).

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2|Une économie plurielle

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Quel que soit le mode de répartition des revenus,comment l’offre s’ajustera-t-elle aux besoinsdont elle devance l’expression ? « Grâce aumarché », répond, à la fin du XVIII

e siècle, AdamSmith.Depuis cette époque, l’idée est acquise etl’argumentation reste fondamentalementla même : en cas d’excès d’offre, la difficultéd’écouler les produits conduit à la baisse des prix,laquelle est censée décourager la fraction lamoins performante de la production et stimulerla demande ; inversement, en cas d’insuffisancede l’offre, la hausse des prix décourage lesdemandeurs les moins motivés tout en stimulantla production. On en conclut alors que, grâce aumarché, la plus grande quantité des besoins les plusintenses se trouve satisfaite, au prix le plus baspossible, dans l’équilibre de l’offre et la demandeet aux meilleures conditions d’efficacité des facteursde production.

1 À vrai dire, le marché possède deux vertusessentielles :

•Libérateur et catalyseur extraordinaire d’initiativesindividuelles, d’innovations et d’énergies, il confèreà l’économie un dynamisme et une inventivitéqu’aucune autre forme d’organisation n’a jamais suapprocher ; ainsi s’expliquent les performancesremarquables du système capitaliste en matièred’innovation et de production. À l’opposé,si le système centralisé soviétique a pu obtenirdes résultats spectaculaires en concentrant sesefforts sur quelques secteurs clés (relevant générale-ment d’une organisation de type militaire), il est tota-lement passé à côté de larévolution informationnelle (1), et ses pesanteurscomme ses lenteurs bureaucratiques ont fini paravoir raison de lui.•Favorisant la multiplication à l’infini des centresde décision, il confère au système une souplesseet une capacité d’adaptation auxquelles il doitsa longue survie : sans remonter jusqu’aux origines,le capitalisme du début XIX

e siècle – entrepreneurscapitalistes individuels, concurrence entre micro-unités... – n’a pas grand-chose à voir avec le systè-me concentré du dernier quart du siècle, tel que

Vertus et limites du marchéPar René Passet

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L’économie marchande

Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Une économie plurielle

Plaidant pour une économie plurielle depuis sa création, Transversales n’en reconnaîtpas moins toute l’utilité et la nécessité d’un secteur marchand. Car, comme le rappelle RenéPasset, le marché a deux vertus : il favorise le dynamisme économique etl’innovation ; et sa capacité d’adaptation est remarquable. Mais il a aussi ses propres limites.Sa prétention à s’autoréguler a maintes fois été prise en défaut. Tout enpréservant la place du marché dans une économie plurielle, il nous faut l’encadreret le réguler. Et à l’intérieur même du secteur marchand, procéder à de sérieuses réformesde fond susceptibles de le rendre plus démocratique et plus cohérent avec cette économiede l’homme qui émerge : instaurer l’entreprise en droit (c’est-à-dire la distinguerjuridiquement de la société de capitaux), comme le propose Didier Livio.

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nousle décrit Marx, encore moins avec le capitalismefinancier, mondialisé, en réseaux, d’aujourd’hui.Au fil des mutations technologiques et des crises,le système s’est adapté, transformé, il n’est plusle même et pourtant, dans son essence – la poursui-te du gain, l’accumulation... – il reste lui-même.La raison en est évidente : que surviennentle changement, la crise ou l’obstacle, et une infinitéde centres de décisions réagissent, chacun pour soncompte ; l’obstacle se trouve contourné, dépassé,digéré... le système en ressort – parfois à très grandcoût – modifié, mais adapté, toujours vivant et,en définitive, enrichi. Ce qu’il faut comprendre,c’est que ce système-là ne se développe pas« malgré l’obstacle » mais « par l’obstacle »,qu’il en vit et qu’il en tire la substance de sondynamisme ; à l’opposé, les systèmes monolithiquescentralisés progressent en écrasant tout sur leurpassage, ils ne savent que broyer l’obstacle,mais, le jour où ils se trouvent confrontés à unedifficulté majeure, ils ne trouvent en eux aucunecapacité d’adaptation et s’effondrent massivement,d’un seul coup. La théorie du chaos illustre bience phénomène : un système polycentrique compen-se les écarts ; un système monocentrique les ampli -fieet se révèle beaucoup plus « sensible à ses condi-tions initiales ».Ce dynamisme, cette adaptabilité sont des armesprécieuses dont il serait absurde de se priver.

2 Mais trop de « vertus » affichées conduit à se poserquelques questions : •La couverture des besoins ? Mais le marchés’en moque ; il n’a jamais eu d’autre objet que desatisfaire la demande, c’est-à-dire la seule fractionde ces derniers qui est solvable, accompagnéed’un pouvoir d’achat : pendant que les uns,disposant d’un revenu suffisant, seront en mesurede combler leurs désirs de superflu, les autres,faute de moyens financiers, ne pourront satisfaireleurs besoins les plus fondamentaux.•L’ajustement de l’offre et de la demande ? Lorsquel’essentiel des coûts se trouve déterminé [commeaujourd’hui] en amont du processus productif,les choses ne se passent plus ainsi : l’entreprisefonctionnant à coût global constant, il est évident queson prix de revient par unité produite varieen sens inverse du volume des fabrications ;en cas de surproduction donc et d’aggravationde la concurrence, chacun – soucieux de défendresa « part de marché » – se doit d’améliorersa compétitivité ; le langage militaire de la défense,de l’attaque ou de l’extension des « parts de

marché » remplace alors celui de l’ajustement del’offreà la demande. Il faut, pour cela, réduire ses coûtsunitaires et on ne peut le faire qu’en répartissantle coût global sur un plus grand nombre d’unités,c’est-à-dire en augmentant le volume desproductions. La surproduction donc, loin de serésorber, appelle la surproduction, et celle-ci à sontour appelle de nouvelles réductions de prix...c’est le cercle vicieux. Le marché ne résorbe plusles déséquilibres mais les amplifie.La tendance naturelle des marchés est à lasurproduction : William Greider (2) estime que lacapacité de production du secteur automobiledépasse d’un tiers les possibilités d’absorptionde la demande mondiale ; il en va de même, dit-il,dans la chimie, la pharmacie, l’acier, l’industrieaéronautique, l’électronique, le textile ; et la banque,selon Christian de Boissieu, n’y échappe pas : « Il ya trop de surcapacités bancaires dans lemonde » (3).Il en résulte donc une pression constante sur lesprix, les salaires et l’emploi que l’on comprime pourrester compétitif.•Les meilleures conditions d’efficacité des facteurs ?Mais les surproductions dont nous venons de parlerne représentent-elles pas des gaspillages – doncdes allocations défectueuses au niveau de lacollectivité – de facteurs qui seraient plus utilesdans les secteurs où les besoins ne sont passaturés ?•Le marché régulateur, quel marché ? Il faut ne pasmanquer de souffle pour évoquer sa libertéen renfort d’une politique d’absorptions etde fusions qui en détruit le principe même,au moment où quelques entreprises transnationalesexercent sur l’économie mondiale une pressionfaisant ployer les marchés et les États. À tel pointque, par exemple, cinq entreprises de biotechnologiecontrôlent 95 % des brevets dans le monde.Dans une telle situation, les chantres patentésdu système continuent à nous servir le refraind’un capitalisme qui aurait conservé ses vertusoriginelles, dont la première moitié du XIX

e siècles’est peut-être un peu rapprochée – à grand coûthumain –, mais qui n’a plus rien à voir avec lesréalités d’aujourd’hui.Que deviennent les avantages collectifs de « la liber-té laissée à chacun » – glorifiée par ce cherHayek (4) –, lorsqu’elle permet à quelques-unsd’étouffer celledes autres ?

* Pour plus de détails, voir le livre de René Passet : L’Illusionnéo-libérale (Fayard, 2000).

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Régulation :les illusions du réformisme néo-libéral

Réformer le capitalisme actuel,tout le monde s’accordeaujourd’hui à en reconnaîtrela nécessité. Fort bien,mais comment ? René Passetet Jean Liberman (1) montrentque toute réforme qui nes’attaque pas aux racinesdu pouvoir n’aboutit qu’àperpétuer la perversiondu système.

Les premières mesures adoptéesdans les jours suivant l’attentat deManhattan se sont arrêtéesau seuil même des mécanismes– et des pouvoirs – qu’il auraitfallu mettre en cause. Dans cetteligne, combien est significativel’insuffisance des propositionssuscitées par la crise économiqueet boursière dans ledéclenchement de laquellela tragédie du 11 septembre,sans en être la cause, a jouéun rôle non négligeable.Allan Greenspan, président de laRéserve fédérale américaine,semble subitement découvrirce que de plus modestesindividus ne cessent de clamerdepuis des années :« Les actionnaires, déclare-t-ildevant la Commission bancairedu Sénat américain, le 16 juillet2002, se comportent maintenantde façon générale dans une purelogique de placements,pas de propriétaires de sociétés. »Quelle conclusion en tire-t-il ?Faut-il remettre en cause le rôleexcessif de la finance dansles économies modernes ?

Non : « Si nous réglonsle problème des Pdg, les autresproblèmes disparaîtront. »Il suffit de sanctionner ceux qui nerendent pas vigoureusementcompte de leur stratégied’entreprise et de sa situationcomptable pour que tout soitréglé. Et l’on se garde bien desoulever la véritable question quiest celle du pouvoir financier.Même constat concernant les« pistes pour réformer le capitalis-me » que le journal Le Monde (1)tire de l’interrogation de treize per-sonnalitéséminentes : améliorerle gouvernement d’entrepriseen veillant à ce que les conseilsd’administration soientcomposés d’administrateursréellement indépendantsdes activités qu’ils supervisent(et non en remettant en causele rôle des fonds de pension) ;unifier internationalementles normes sociales comptables ;maîtriser l’effet des stock-options(mais non en remettre en cause leprincipe) ; réformerla profession d’analyste(dont les experts sont appelés àporter des avis sur les organismesqui les financent) ou laprofession d’audit pour éviter quela Bourse ne favoriseabusivement le court terme dans

la politique des entreprises ;remettre en cause le fameux ratiode 15 % de rentabilité de fondspropres ; réduire l’importancedes agences de notation ;renforcer le rôle des autoritésboursières de régulation et decontrôle. En France, le ministredes finances annonce la créationd’une Autorité des marchés finan-ciers (CMF) ; aux États-Unis, onprévoit d’importantesrallonges budgétaires pourrenforcer le rôle de la SEC ; àquoi la fédération internationaledes experts-comptables (IFAC)ajoute la composition d’un groupede travail pour « restaurer laconfiance sur les marchés ».Autant de mesures– indispensables pour réguler jus-qu’à un certain pointles marchés – qui visent à assurerun meilleur fonctionnementdu système tout en se gardantbien de toucher à sa logique,donc à sa perversion.Gérer le système, en somme,sans toucher à son esprit.

1 Extraits de Mondialisation financière etterrorisme, Enjeux Planète, 2002 (voir lanote de lecture p. 121 de ce numéro).

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La mise en œuvre d’une économie plurielledoit être conçue comme une dynamique intégranttoutes les formes économiques. Pour réformerle secteur marchand, il convient de distinguerjuridiquement entreprise et société de capitaux. C’estla seule façon de reconnaître les salariés commeacteurs de l’entreprise au mêmetitre que les apporteurs de capitaux.

Associer les mots entreprise et politique peutsurprendre. Pour moi, dire que l’entreprise estpolitique, c’est la réinscrire dans un jeu collectif.Elle ne peut plus se désintéresser de la chosepublique comme elle l’a cru longtemps ; elle ne peutpas se l’approprier comme certains commencentà l’espérer. L’entreprise politique n’a de sens que sielle est un projet collectif en rapport avec d’autresprojets collectifs qui façonnent ensemble la viede la cité. De son côté, la politique ne s’intéressepas à cette question de la place de l’entreprise dansla société : elle ne s’intéresse qu’à l’économie pen-sée comme un système global de plus en plus domi-né par des logiques financières.Certains parmi les libéraux verraient bien l’entrepriseprendre en charge ce qui était jusqu’alorsdu domaine politique. Plus besoin d’État ou presquesi des régulations efficaces sont mises en placeavec les banques centrales et l’OMC. Pour le reste,l’entreprise s’en occupe…

Cette vision n’est pas la mienne, elle en divergemême radicalement tout en partant du mêmeconstat : l’entreprise ne peut plus être apolitique,occupée seulement de sa production.Notre propos est le suivant : puisque l’entrepriseest devenue un acteur majeur de nos sociétés,elle doit rendre des comptes. Elle doit assumerson rôle d’acteur social et pas seulementéconomique. Pour ne pas passer de l’entrepriseapolitique à l’entreprise postpolitique, il fautd’urgence inventer l’entreprise politique. L’enjeu est de réconcilier l’entreprise avec la sociétéqui l’héberge (1), d’en faire un lieu où se développeune compétitivité qui respecte les personnes.Comment y parvenir sans changer radicalementla façon dont on pose la question de l’entrepriseaujourd’hui ? Appeler à des transformationsradicales a-t-il un sens dans un monde dominépar la compétition économique ? Je suis convaincuque mes propositions ne sont pas utopiques.L’utopie est plutôt dans le camp de ceux qui croientque le monde continuera éternellement à supporterque l’entreprise joue contre la société.Dans les catégories du droit, l’entreprise n’existepas : seule la société de capitaux a une existencejuridique. Cela se traduit très concrètement par le faitqu’il n’y a pas de comptabilité de l’entreprise,mais une comptabilité de la société de capitaux,qui met les salariés dans les comptes de tiers.

Faire exister l’entrepriseen droitPar Didier Livio

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De ce fait, juridiquement et comptablement,les salariés ne font jamais partie de l’entrepriseconfondue avec la société de capitaux. Ils détiennentune part importante de la valeur de l’entreprise – onparle de plus en plus de « capital humain » – sans enfaire partie en droit…Pour comprendre ce qui apparaît aujourd’hui assezparadoxal, il faut remonter au XIX

e siècle, à l’époqueoù se met en place la conception – toujours enusage – de la société de capitaux. Nous avons alorscréé ce système parce que les actifs de « l’entreprise »– c’est-à-dire, en fait, de la société de capitaux –étaient, au sens matériel et financier, apportéspar les actionnaires. Si l’on caricature un peu,l’être humain était assez interchangeable derrièreles machines ; et sa valeur ajoutée dans le proces-sus de production était individuellement faible.Mais aujourd’hui, la valeur de l’entreprise est d’abordimmatérielle, y compris pour les grandes industries :elle est fondée sur les brevets, la recherche etdéveloppement, la qualité de l’accueil, les relationscommerciales, la politique de ressources humaines,la qualité et fiabilité de ses méthodes de production…toutes choses que détiennent les salariés.À partir du moment où le personnel devientle détenteur réel de la valeur de l’entreprise, on nepeut plus continuer à confondre l’entreprise et lasociété de capitaux. Il est temps de séparer les deux.Pour que le capitalisme soit réellement assujetti àune vision de l’être humain, il doit être dépossédé dela maîtrise de l’entreprise : non par l’appropriationcollective du capital ou par la nationalisation desentreprises comme on l’a imaginé par le passé (avecles dégâts que l’on sait), mais par un mécanisme quiconsiste à obliger la société de capitaux, dontl’objectif reste de maximiser le profit, à négocierle projet d’entreprise avec diverses parties prenantes.

Distinguer la finalité de l’entrepriseet celle de la société de capitauxL’entreprise, en droit, serait ainsi le contrat passéentre les parties : la communauté des actionnaires,gérée dans la société de capitaux, qui a été très bienpensée, et la communauté de travail, réunie dansune instance à déterminer. Ce nouveau modèleaccepte la liberté des marchés, mais enreconnaissant que c’est l’être humain qui produit lavaleur ajoutée. C’est bien sur le partage de la valeurajoutée qu’on pourra construire le contrat qui fixera« ce qui revient à qui ». Et le président de la sociétéde capitaux, garant des intérêts des actionnaires,devra négocier avec le dirigeant de l’entreprise,garant de l’équilibre entre les parties. À l’évidence, cette distinction entre l’entrepriseet la société de capitaux permettra de clarifier

la question des finalités. Il convient d’admettreque la finalité de la société de capitaux est bienle profit, de libérer celle-ci de l’ensemble descontraintes qui pèsent sur elle et de lui imposerune négociation dans l’entreprise (définie en droit)avec la communauté de travail. Ce qui suppose,bien sûr, de définir les modalités donnant uneconsistance juridique à la communauté de travail.

Les parties prenantes varientselon l’activité et la localisation de l’entrepriseMais qui sont les parties prenantes de l’entreprise ?Tous ceux qui vont être « impactés » par l’entreprise,ceux qui vont en bénéficier ou en pâtir : les premièresparties prenantes sont, bien sûr, les actionnaires etles salariés, auxquels viennent s’ajouter les clients etles fournisseurs, les collectivités publiques et lesassociations de riverains…Actionnaires et salariés ont une position particulière :communautés fondatricesde l’entreprise, ils en sont en même temps partiesprenantes, au même titre que les clients, fournisseursou collectivités… En tant que communautésfondatrices de l’entreprise, salariés et actionnairesont entre eux un premier accord sur la répartitionde la valeur ajoutée : cet accord traduit la volontéd’entreprendre. Ensuite vient le contrat entreles parties prenantes qui définit les conséquencesque l’on tire des impacts positifs et négatifs consta-tés pour chacune des parties. Ce « contrat d’entre-prise » est l’accord fondateur qui donne la finalitépoursuivie par les entrepreneurs et dessine le cadrede la responsabilité sociale.Les parties prenantes ne sont pas toujoursles mêmes ; elles varient en fonction de la naturede l’activité de l’entreprise et de l’environnementoù elle est implantée. Les associations de riverainset les collectivités locales seront en droit de seconsidérer comme parties prenantes d’uneentreprise industrielle à risque ; pour une agencede conseil en communication, les parties prenantespourront être ses clients et ses fournisseurs ainsiqu’éventuellement les médias.Le lieu d’implantation n’est pas non plus sansconséquence sur la définition des parties prenantes.Une grosse PME dans une zone rurale auraun impact majeur sur le développement et l’emploi,alors que la même entreprise installée dansune zone d’activité en périphérie d’une grande villen’aura qu’une faible incidence sur l’activité globale :dans le premier cas, les acteurs de l’emploiet du développement local seront de droit partiesprenantes de l’entreprise ; dans la zone périurbaine,leur participation sera facultative. Le contrat devra déterminer tous les apports D

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et les risques que le projet d’entreprise vaoccasionner aux parties prenantes et, à l’inverse,tout ce que l’entreprise retirera en positifet en négatif de son implantation. La pondérationde l’ensemble de ces impacts indiquera vis-à-visde chaque partenaire si l’entreprise est créditriceou débitrice. Un plan d’action sera alors à négocier,visant à compenser par des jeux d’échanges– monétaires, mais surtout non monétaires –les déséquilibres constatés.

Le contrat d’entreprise pour rénoverla confiance entre la société et l’entrepriseCette démarche contractuelle a au moins troisavantages. D’abord, le contrat d’entrepriseest considéré comme l’acte fondateur de l’entreprise :toute entreprise nouvelle voulant s’inscrire auregistre du commerce devra fournir le contratqu’elle aura négocié. Cette démarche ne devraitpas être vécue comme une démarche administrativede plus, mais comme un temps de mûrissementnaturel du projet. La négociation permettrade découvrir des ressources non soupçonnéesfacilitant la réalisation du projet et de bien mesurerles risques environnementaux et sociaux (dans unelogique de correction plutôt que d’interdiction).Des tribunaux, sortes de prud’hommes élargis,pourraient être saisis par toute personne moraleestimant qu’elle aurait dû être considérée commepartie prenante. Si les juges lui donnent raison,la seule conséquence – mais elle est essentielle –

sera qu’une nouvelle négociation avec cette partieprenante sera engagée. Le contrat d’entreprise a un deuxième avantage :il privilégie la négociation multilatérale.On évite à la fois le recours à la règle – tropcontraignante dans un domaine où l’inventivitédes acteurs doit être privilégiée – et le recoursau contrat bilatéral qui n’est souvent pas équitable,l’une des parties étant en mesure d’imposer sonpoint de vue à l’autre. Enfin le contrat d’entreprise met au clairla relation de l’entreprise et du territoire.Le rapport public/privé – qui, en France, est toujoursmarqué par l’ambiguïté – peut enfin être renduplus explicite. Dans les partenariats avec l’entreprise,les pouvoirs publics ont toujours le sentimentde se faire gruger. Beaucoup de fonctionnaires ontfini par considérer que l’intérêt général étaitforcément antinomique avec les intérêts privés.Ainsi la création d’un droit de l’entrepriseet la négociation du contrat d’entreprise avecses parties prenantes pourrait donner les basespartagées pour renouer la confiance entrel’entreprise et la société, confiance indispensableà un développement durable.

* Didier Livio, fondateur et dirigeant de Synergence,a été président national du CJD (1994-96).

1 Pour un développement de ces idées, on lira :Didier Livio, Réconcilier l’entreprise et la société,Village mondial, 2002.

Économie plurielle et entreprisesQu'on ne s'y trompe pas, l 'économie plurielle ne sonne pas le glas des entreprises. Cela n'aurait d'ailleursaucun sens. Même si certains les diabolisent et les considèrent comme sources de tous les maux de lasociété. De tout temps, les humains ont expérimenté la supériorité du groupe sur l’individu. Entreprendrea permis de «prendre ensemble » puis de créer ensemble. Néanmoins comme toute activité humaine, commetout lieu d'exercice du pouvoir, les entreprises n'ont pas été des paradis. Mais ce sont des systèmes vivants,complexes, qui ont prouvé leur adaptabilité. Parce qu'elles sont mortelles et meurent facilement, contrairementà d'autres institutions, elles ont la capacité de tirer des leçons rapides de leurs échecs, d'être « apprenantes ».La primauté de la finance dans la gestion des entreprises ne devrait être qu'une phaseprovisoire car elle mène tout le monde dans le mur. Le virage actuel vers le développement durable,(socialement, économiquement et écologiquement responsable) devrait constituer un engagement assez lar-gement partagé puisque profitable à tous. On parlera certainement plus dans l’économie plurielle« d’entreprises » que de « l’entreprise ». Car elles y auront des finalités différentes, clairement affichées,et contractualisées, marchandes, sociales, politiques, selon qu’elles se situeront dans l’économie marchande,le secteur public, l’économie sociale et solidaire. Dans des économies au service des humains où le profit indi-viduel ne serait pas le moteur unique, et où la participation aux décisions et au capital seraitdémocratisée, on peut espérer que se généralise la fonction originale des entreprises : produire des biens, desliens, de la valeur pour tous.

Annie Batlle

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Tout commence en 1980. À l’occasion de son débattélévisé avec Jimmy Carter dans le cadre de l’élec-tion présidentielle, Ronald Reagan se retourne versles caméras et, s’adressant à l’Amérique profonde,déclare : « Je veux vous rendre l’argent que cethomme vous a pris, vous en ferez un meilleurusage ».Cette pétition de principe va être interprétée, un peupartout dans le monde, comme un plaidoyer enfaveur du « moins d’État » et d’un allègementde la fiscalité. En réalité, Margaret Thatchera précédé Ronald Reagan dans la mise en œuvredu néolibéralisme et la systématisera davantage :c’est dès 1979 qu’elle ouvre la voie des privatisa-tions et, de retour au pouvoir, les travaillistes ont pour-suivi cette orientation. C’est d’abord l’efficacité gestionnaire du secteur privéet le recours à la concurrence que les politiquesde Margaret Thatcher et Ronald Reagan invoquaientpour justifier leur politique. À partir de 1995,

la Banque mondiale centre à son tour ses orientationssur les privatisations (avec les programmes« d’ajustement structurel »). Avec un postulat central :le marché est supposé réaliser une allocation optimaledes ressources, notamment en matièred’investissement (1). Dans le domaine des servicespublics (école, santé, transports, communications),les besoins en matière d’investissement sont souventtrès lourds et représentent une charge fiscaleconsidérable. Il est tentant, pour les pouvoirs publics,d’alléger cette charge fiscale en recourantau financement privé.

La mise en concurrenceà la lumière de l’exemple britanniqueL’exemple de la Grande-Bretagne est paradoxal.Ce pays fait partie de ceux qui ont eu un rôlepionnier dans la mise en place de l’État providence(welfare state) et d’un service public (national healthservice) assurant une gratuité totale des soins

Les services publics :archaïsme ou nécessité ?Par Jacques Capdevielle

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L’économie publique

Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Une économie plurielle

Existe-t-il, dans la société, une fonction d’intérêt général dont l’accomplissementne saurait être confié qu’à l’ensemble des forces vives composant la collectivité ?Tout dépend de la réponse aux questions suivantes. Y a-t-il – oui ou non – des besoinsfondamentaux de la personne (santé, éducation…) correspondant à une création d’« être » etnon d’avoir ? des besoins d’intérêt général (sécurité, infrastructures collectives…)irréductibles à une somme d’intérêts individuels ? des biens (l’eau, l’air…) communs à tousles individus ? des secteurs (finances, pétrole) conférant à ceux qui les contrôlentun pouvoir sur toute la société ? La véritable productivité de ces activités ne semanifeste-t-elle pas, au-delà de leur compte d’exploitation, à travers l’ensembledes activités économiques de la nation ? Au nom de quoi les soumettrait-onaux seuls impératifs de la régulation marchande ?

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médicaux. Revenus au pouvoir (qu’ils vont exercerde 1979 à 1997), les conservateurs attribuent le retardéconomique du pays aux rigidités de l’appareilproductif, au poids des syndicats et à une fiscalitéexcessive. La solution passe selon eux par unerestauration systématique de la concurrence. Avecle retour des travaillistes, cette orientation n’a pasété remise en cause. Durant le premier mandat deTony Blair, les dépenses publiques ont été infé-rieures annuellement à celles des conservateurspendantles dix-huit années où ils ont occupé le pouvoir.Les chemins de fer britanniques sont emblématiquesde l’échec des privatisations. Avec la constitutionde Railtrack, la privatisation a été étendue à celledes infrastructures du réseau, à la différence de cequi est prévu par les autres pays européens. Celas’est traduit par des retards systématiques et par desaccidents répétés, causant la mort de 31 personnesprès de la gare de Paddington, à Londres, en 1999,et de 4 personnes et 35 blessés près de Hatfield,en octobre 2000. En mai 2002, nouvel accidentencore au nord de Londres, causant 7 morts et70 blessés. Les enquêtes conduites aprèsces accidents ont mis en avant la responsabilitéde Railtrack. Onze mois avant l’accident dePaddington, une inspection de routine avait signalédesanomalies sur les voies, à l’endroit précis où a eulieu l’accident. Démissionnaire après l’accident deHatfield, le patron de Railtrack reconnaissait que« le rail a été morcelé, non dans l’intérêt des usa-gers, mais dans le seul but d’optimiser les recettes delaprivatisation » (2). Le gouvernement est aujourd’huicontraint de procéder à une renationalisation de fait.On observe un scénario identique dans le secteurélectrique. Ici aussi, on a supposé que la mise enconcurrence de la production et de la distributionénergétique se traduirait par une optimisation descoûts dont les usagers seraient les premiersbénéficiaires. En fait, le marché est restéoligopolistique, propice à des ententes sur les prix,au détriment des consommateurs. Même constatde délabrement en ce qui concerne le systèmeéducatif ou le système national de santé. L’étatcatastrophique de ce dernier a été révélé à l’occa-sion de l’épidémie de grippe, début 2000. Le délaimoyen d’attente imposé à un malade pour pouvoirconsulter un spécialiste est actuellement de dix-huitmois !À la décharge des privatisations britanniques,celles-ci ont porté sur des secteurs ayant longtempspâti d’un sous-investissement patent. Dans un toutautre contexte que la Grande-Bretagne, la Californie,

l’une des régions les plus riches du monde,à la pointe des innovations technologiques, a faitla même expérience dans le domaine de l’électricité.Commentant la dérégulation de l’électricité,cette fois dans la province canadienne de l’Alberta,même l’un des organes les plus libéraux de lapresse financière anglo-saxonne – le Wall StreetJournal – est obligé de constater qu’avec cettedérégulation, les prix de l’électricité ont presquedoublé (3). Pour rester dans ce domaine de l’électrici-té, une étude réalisée par un cabinet de conseilbritannique – le National Utility Services – vient demontrer que la déréglementation se traduit par uneélévation des prix : + 8 % en Allemagne, + 7,5 % auxÉtats-Unis, + 9,3 % en Grande-Bretagne (trois paysayant en théorie ouvert totalement leurs marchés).

La situation française : de l’attaque frontaleau dépérissement progressifLe modèle français hésite entre l’approche radicalebritannique et une importation des règles de gestiondu secteur privé, le management ou le « mieux d’É-tat », dans des secteurs dont la propriété juridiquereste encore publique, mais qui échappent de plus

Ce qu’en pensent les FrançaisEn France aussi, les citoyens finissent par êtreréceptifs aux critiques qui s’accumulent pourdénoncer le « trop d’État » et l’inefficacitésupposée du secteur public. 76 % d’entre eux sont« plutôt d’accord » avec la proposition selonlaquelle « les services publics sont mal gérés,ils coûtent trop cher au contribuable et àl’usager » (1). Pourtant, ces mêmes sondés sont59 % à estimer que « les services publics assurentcorrectement leur mission, à savoir garantir à tousles Français l’accès à des prestationsessentielles ».Ce sondage confirme ce que d’autres enquêtesavaient mis en avant (2) : les femmes sont plusnombreuses que les hommes à souhaiterun développement des services publics.Réactions défensives de catégories surexposéesà la précarité ? Pas seulement, puisque ces écartsentre les femmes et les hommes se creusent enmilieu étudiant, chez les diplômés du supérieur et,à un degré moindre, chez les cadres supérieurs.

1 Sondage CSA réalisé pour Capital les 29 et 30 mai2000, auprès d’un échantillon représentatif de 994 per-sonnes, âgées de 18 ans et plus.2 Cf. notamment Mariette Sineau, « L’électriceparadoxale», in Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal

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en plus au contrôle du pouvoir politique. Des raisonspropres à notre histoire expliquent ici les hésitationsdu pouvoir. En France, après 1945, on a procédéà la nationalisation des grands services de réseau.L’objectif était de développer des politiquesindustrielles cohérentes et efficaces dans le cadrede la reconstruction de l’après-guerre. De surcroît,ces nationalisations sont déjà bien préparées cheznous par la notion de « service public ».Cette notion apparaît à la fin du XIX

e siècle, avec lanaissance de la troisième République. L’égalité descitoyens en matière d’accès à un certain nombrede services est un principe fondateur de laRépublique, illustré par l’école laïque et obligatoire.Il s’agit de consolider la forme républicainede gouvernement face aux tentatives de restaurationmonarchiste.Ce contexte donne à la question des services publicsune force qu’elle n’a pas ailleurs. Le service publicy est conçu comme devant assurer à la fois l’égalitéde traitement des usagers sur tout le territoire,indépendamment de leur localisation ou de leurcondition économique et sociale, et sa continuité,indépendamment des aléas de la conjoncture.Par ailleurs, on distingue traditionnellementen France les services publics non marchands(l’éducation nationale, la police, l’armée par exemple)et les services publics marchands (poste, télécom,électricité, rail, etc.). Les premiers sont financéspar l’impôt ; les seconds, des services publicsen réseau, essentiellement financés par les usagers.Pour permettre l’accès de tous au réseau, un systèmede péréquation tarifaire généralisé permetune pondération des coûts entre les différentescatégories d’utilisateurs, indépendamment du coûtréel de la prestation fournie. Les décisions tarifairessont d’abord de nature politique : les gros usagersdoivent-ils financer en partie les petits ?Les villes doivent-elles payer pour les campagnes ?Les usagers actuels doivent-ils contribuer à financerdes investissements dont seules les générationsfutures bénéficieront ? Dans un système depéréquation, les activités les plus rentables financent

celles qui sont déficitaires. Il est donc décisif, pourne pas déstabiliser l’économie globale du système,d’empêcher l’écrémage des activités rentablesen les confiant au secteur privé. Malgré cet ancrage profond de la notion de servicepublic dans notre culture politique, la Francen’échappe pas à la rupture, qui intervient chez nousau milieu des années 80. Les régulations nationalesmises en place après la seconde guerre mondialeavaient borné l’activité du capital dans de nombreuxdomaines mais permis l’existence de servicespublics efficaces. Électrification du réseau et recordssuccessifs de vitesse dans le domaine des trains,développement d’EDF et maîtrise de la filièreélectronucléaire, succès dans l’industrie aéronautiqueet spatiale, rôle précurseur du minitel dans lestélécommunications, exemplarité de l’effort deconstruction de logements avec les HLM, absorptionréussie du choc du baby boom dans le domainescolaire… On pourrait multiplier les réalisationsqui valaient au service public et à la planification« à la française » d’être cités en exemple, au débutdes années 60, par la plupart des observateursétrangers (4). Malgré cet apport reconnu,les gouvernements de gauche ne vont pas remettreen cause les premières attaques des servicespublics portées par le gouvernement de JacquesChirac,entre 1986 et 1988. Le krach boursier de l’automne1987 était venu tempérer l’engouement pour lespremières privatisations. Néanmoins, de retouraux affaires, la gauche ne revient pas sur celles-ci. En 1989 est lancé le mouvement de modernisationdes services publics. Les vertus du managementsont désormais opposées aux rigidités du statut,et l’accent est mis sur les valeurs du privé :compétitivité, redéploiement, intéressementet individualisation des rémunérations. Cette gestionplus personnalisée engendre une démotivationgénéralisée des agents, une attitude de retrait ou,à l’inverse, des conflits jusqu’au-boutistes cherchantà restaurer l’image d’une identité de métierdévalorisée (5). Ainsi confrontées aux résistances

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Le service public « à la française »était cité en exemple,dans les années 60, par la plupartdes observateurs étrangers. D

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des agents (qui bénéficient en général de la sympathiedes usagers), les directions des entreprises et desservices concernés s’orientent vers une privatisationrampante avec l’aval des responsables politiquesau pouvoir. Elles cherchent à contourner un statutassorti de garanties par l’embauche de contractuels,le recours à la sous-traitance confiée à des entreprisesprivées et la création de filiales privées.Cette privatisation rampante vise aussi les valeursqui étaient jusque-là au fondement de la gestion del’entreprise, quelle que soit la rhétorique langagièremise en œuvre. Ainsi le gouvernement Jospin n’apas privatisé : il a « ouvert le capital » des entre-prises publiques pour leur permettre de tisser desalliancesinternationales. Le PDG d’EDF est conduit à se livrerà un grand écart permanent entre la réaffirmationde son attachement au « service public à la française »et une politique de raider à la Bourse de Milan,allié à Giovanni Agnelli pour prendre le contrôlede Montedison. Cela après avoir tenté vainementune politique d’acquisition plus discrète,en recourant aux services de la banque d’affairesaméricaine Goldman Sachs.Les usagers sont-ils, au final, gagnants en matièrede transparence tarifaire, sinon d’abaissement descoûts ? La loi du 26 juillet 1996 a, par exemple,ouvert le secteur des télécommunications à laconcurrence, à compter du 1er janvier 1998. Maisl’absenced’informations facilement accessibles pour choisirl’opérateur le plus adapté à ses besoins aboutità un renforcement des inégalités.La Commission européenne a ainsi été obligéede lancer, le 11 juillet 2001, des perquisitions chezneuf opérateurs de téléphonie mobile présentssur les marchés allemands et britanniqueset suspectés d’entente illicite. Le recours systématique à la culture et aux techniquesdu management a pour conséquence de modifier lescritères du contrôle de la gestion des services

publics concernés : l’évaluation se fait de plus enplus à partir de critères commerciaux empruntés àl’économiede marché. On fait l’impasse sur les questionspolitiques qui se posent en amont : quelles relationsde service mettre en place ? destinées à qui ?pour promouvoir quel type de citoyenneté ?Plus fondamentalement, la logique de la concurrenceest de s’autodétruire. La société de conseilATKearney a montré, à partir d’une étude conduiteentre 1988et 2000 dans 53 pays auprès de 25 000 entreprises,que les concentrations sont un phénomèneinéluctable (6). Dans une première phase de mise enconcurrence, les entreprises les plus puissantesvendent leurs services en dessous de leurs coûtsréels. Ce qui a pour résultat d’éliminer celles qui sontrestées à l’écart de ce mouvement. Dans un secondtemps, les deux ou trois entreprises restant en liceconstituent des ententes leur permettant d’imposeraux « usagers/clients » leurs prestations aux tarifsqu’elles décident. L’étude ATKearney conclut ainsi quedans la téléphonie mobile, par exemple, il ne resteraplus en Europe, dans quelques années, que trois ouquatre opérateurs sur les 40 existant actuellement.On est probablement aujourd’hui à un tournant.L’effondrement des marchés financiers et lesscandales qui se sont développés à la suite de lafaillite d’Enron ont sérieusement compromis l’idéed’une transparence garantie par les marchés.La contestation du néolibéralisme révélée à Seattlen’a pas désarmé et les décisions prises à la conféren-ce de Doha, dans le cadre de l’OMC, concernantl’Accord général sur le commerce des services(AGCS), l’ont relancée. En Allemagne, GerhardSchröder a fait de la défense des services publics unthème central de sa campagne. En France, un col -lectif « AGCS/Services publics » réunit 27 associa-tions et syndicatscontestant la globalisation néolibérale.« Service public », « service d’intérêt général »,

1 « La privatisation n’est pasun luxe ; c’est une manièred’éliminer des pertesgigantesques qui empêchentl’État de consacrer sesressources à l’éducation ou àd’autres tâches qui sont de saresponsabilité »,Jean-François Rischard,vice- président de la Banquemondiale, entretien au Figaro ,20/06/95.« Ou à d’autres tâches » ? Onrelèvera l’imprécision de cette

référence aux autres tâchesde l’État.2 Cité par ChristopheBoltanski, « Le railbritannique en millemorceaux. La privatisation aaccentué la décrépitude duréseau », Libération, 27/10/00.3 Wall Street Journal,26/04/01.4 John F. Kennedy annonce le2 mai 1962, à l’occasiond’une conférence de presse,« qu’il avait demandé au

Council of Economic Advisors“d’étudier en particulier le casde la France qui jouissaitd’une vitalité économiqueassez extraordinaire”, afin d’ytrouver peut-être les raisonset les remèdes possiblesde la faible croissance del’économie américaine »,Andrew Shonfield,Le Capitalisme d’aujourd’hui.L’État et l’entreprise,Gallimard, 1967, p. 74.L’auteur rappelle que,

quelques années auparavant,en 1958, une étude de laRand Corporation voyait dansla France un pays condamné,où chacun aspirait « à une vietranquille ».5 Cf. Jacques Capdevielle,Modernité du corporatisme,Paris, Presses de SciencesPo, 2001, p. 97-129.6 Annie Kahn,« Les concentrations sont unphénomène inéluctable »,Le Monde, 4/09/01.

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La conception de l’économieaujourd’hui défendue par lenéolibéralisme repose sur troispoints centraux :- autonomisation de la sphèreéconomique assimilée aumarché ;- identification du marchéà un marché autorégulateur ;- identification de l’entreprisemoderne à l’entreprise capitaliste.

Les postulatsde la société de marché• L’autonomisation de la sphèreéconomique assimilée au marchéconstitue le premier point.Cette confusion entre ce qu’estl’économie et ce qui relève dumarché s’est imposée au terme

d’un long « repliement »dont les étapes sont retracées parRené Passet (1). Chez Quesnaycomme chez Adam Smith,fondateur de l’école classique,si les caractéristiques du marchésont attribuées à l’économie,la sphère économique n’est passéparée du reste de la société.La valeur d’un bien est,par exemple chez Adam Smith,indexée sur les coûts engagéspour la produire. En continuité,Ricardo formule une théoriede la valeur-travail que Karl Marxva utiliser pour une attaquesans précédent du libéralisme. C’est en réaction à cettecontestation radicale que sontjetées les bases de l’école

néoclassique dans laquelleles fondements de la valeur sontliés à son utilité-rareté.Une économie pure peut ainsiêtre définie comme « la théoriede la détermination des prixsous un régime hypothétiquede libre concurrence absolue » (2)de laquelle sont exclus lesphénomènes hors marché ; saufà les expliquer par des échecsdu marché, comme dansl’économie néo-institutionnelleou l’économie des organisations,qui ne reconnaissent d’autressolutions qu’en substitutionau marché posé comme principepremier.La convention selon laquellele prix mesure l’utilité n’est

Face à la société de marché,globaliser la solidaritéPar Jean-Louis Laville

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L’économie sociale et solidaire

Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Une économie plurielle

Dans la construction d’une économie plurielle, la place d’un « tiers-secteur » échappantà la logique du capital comme à celle de l’État est centrale. Voilà un siècle, l’essordes coopératives et des mutuelles a constitué une première réponse au besoinde « faire économie » sur un mode plus démocratique. Depuis vingt ans, l’émergencede nouvelles formes d’« économie solidaire » a voulu répondre à des besoins sociauxque le marché seul ne pouvait satisfaire. Transversales a toujours cherché à favoriserla jonction entre ces deux formes. Chacun à leur manière, Jean-Louis Lavilleet Michèle Dessenne soulignent l’intérêt d’un rapprochement entre les acteursde cette autre économie et les militants « altermondialistes ». Daniel Le Scornetappelle les structures de l’économie sociale et solidaire à s’ouvrir, à se décloisonner,à se démocratiser…

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valable, comme le stipule Malthus,qu’à condition de séparerl’économie des autres activitéssociales en spécifiant quel’économie concerne uniquementles objets matériels dontl’accroissement ou la diminutionpeuvent être susceptiblesd’évaluation. L’autonomie del’économie était ainsi justifiéepar le fait qu’elle pouvait êtreconsidérée comme l’infrastructurede la société, ce qui réglait la viematérielle et les moyensde subsistance ; elle est parconséquent remise en questionquand la distinction avec lessuperstructures se brouille« puisque la croissanceéconomique se poursuit enenvahissant les superstructures,notamment les mondes del’information, de la communication,de la culture » (3). Comme le noteBernard Perret (4), « l’expansiondes échanges monétaires hors duchamp de l’acquisition d’objetsmatériels fragilise la prétentionde la science économique à êtrela science positive de l’utilité ».

• L’identification du marché à unmarché autorégulateur constituele deuxième point.Les hypothèses rationaliste etatomiste sur le comportementhumain autorisent l’étude del’économie à partir d’une méthodedéductive par agrégation grâceau marché des comportementsindividuels, sans considérationspour le cadre institutionneldans lequel ils prennent forme.Considérer le marché commeautorégulateur, c’est-à-direcomme mécanisme de mise enrapport de l’offre et de la demandepar les prix, conduit à passer soussilence les changementsinstitutionnels qui ont éténécessaires pour qu’il advienne,et à oublier les structuresinstitutionnelles qui le rendentpossible.Pierre Rosanvallon (5) a caractéri-

sé cette idéologie économiquepar « la réduction du commerceau marché comme seule forme“naturelle” de rapport écono-mique… L’échange, nécessaire-mentégalitaire, est considéré commel’archétype de tous les autresrapports sociaux… L’harmonienaturelle des intérêts suffit à réglerla marche du monde ; la médiationpolitique entre les hommes estconsidérée comme inutile, voirenuisible ». Avec l’économie néoclassique,l’économie se donne pour objetl’étude du comportementintéressé rationnel, avec unerigueur accrue grâce à laformalisation mathématique.La recherche du gain maximalsuffit à expliquer le marché.Or, l’élément d’intégration qu’estle prix ne trouve pas son originedans des actions aléatoiresd’échange, il relève d’un processusinstitutionnalisé, c’est-à-direqu’il est organisé socialement.

• On peut ajouter un troisièmepoint qui découle logiquementdes deux premiers : l’identificationde l’entreprise moderne àl’entreprise capitaliste.Comme le dit Karl Marx, dansune économie capitaliste fondéesur la propriété privée des moyensde production, il n’y a pas decréation de biens s’il n’y a pas deprofit possible pour les détenteursde capitaux. L’entreprise est une« unité économique de profit,orientée en fonction des chancesd’opération marchande, et cedans le but de tirer bénéfice del’échange », selon Weber qui ajou-te : « le compte de capital estdonc au fondement de la formerationnelle de l’économielucrative » puisqu’il permet de cal-culer si un surplus est dégagé« par rapport à la valeur estimableen argent des moyens engagésdans l’entreprise » (6). La reconnaissance de la société

par actions donne les moyensd’une concentration de capitauxinédite puisque les droits depropriété peuvent être échangéssans que les détenteurs n’aientbesoin de se connaître,la médiation de la Boursegarantissant parallèlementune liquidité à leurs avoirs.« Dans la mesure où le comptede capital est devenu universel,il est désormais – et avec lui leschances d’opérationsmarchandes – l’horizon tant del’échangedes marchandises que de celuide la production » (7).

L’enjeu de l’économiesociale et solidaireChacun des trois points nodauxautour desquels se cristallisele discours de la société de marchéa fait l’objet d’une contestationrécurrente depuis son apparition.Les organisations d’économiesociale manifestent l’existenced’entreprises non capitalistesau sens où le pouvoir n’y est pasdétenu par les apporteursde capitaux (8). Quant au projetde l’économie sociale de marché,il consiste à prôner unencadrement institutionnel dumarché ; la nécessité del’existence de règles et de normesqui canalisent le marché estposée en opposition au postulatdu marché autorégulateur (9). Mais l’expérience historique del’économie sociale montre que saportée sociétale reste limitée sielle ne s’attaque pas au premierpoint mentionné, c’est-à-direla réduction de l’économie au seulmarché. C’est tout l’enjeude la reconnaissance del’économie plurielle (10),c’est-à-dire de la légitimationd’une diversité des logiquesd’action économiques.D’où l’importance, en articulationavec l’économie sociale,de la reconnaissance d’un projetpolitique d’économie fondée sur la>>>

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solidarité, dans ses dimensionscomplémentaires de liende réciprocité entre citoyenslibres et égaux d’une part,de formes de redistribution misesen œuvre par les autoritéspubliques d’autre part.De la façon la plus extensive,l’économie solidaire peut être défi-nie comme l’ensembledes activités contribuant à ladémocratisation de l’économieà partir d’engagements citoyens.Loin de se substituer à l’actionétatique, elle cherche,en articulation avec elle,à réencastrer l’économie dans unprojet d’intégration sociale etculturelle. Elle émane d’actionscollectives visant à instaurerdes régulations internationaleset locales, complétantles régulations nationales ousuppléant à leurs manques.Ce mouvement multiforme,peu identifié parce que non unifié,se déploie en particulier surquatre registres.

1 Le commerce équitable en est

un. Dans un commerceinternational où producteur etconsommateur sont coupés l’unde l’autre, l’absence de tout critèreautre que marchand donnenaissanceà des formes nouvelles desurexploitation dont pâtissent,en premier lieu, les producteursdu Sud. Améliorer leur sorttout en sensibilisant l’opinionpublique du Nord aux injusticesdont ils sont victimes : tel estle double objectif d’un commerceéquitable qui à la fois mènedes actions de sensibilisationet organise des circuitsde distribution.

2 Les finances solidaires veulent,quant à elles, promouvoir un autrerapport à l’argent. Contre la modedu microcrédit au sein des grandesinstitutions internationales,qui s’accompagne d’un discoursprônant la multiplicationdes microentreprises individuellescomme alternative aux règlesprotectrices du salariat, il s’agitpour la finance solidaire

de retrouver une dimensioncollective et de négocier l’appuide tous les acteurs intéressés,dont les pouvoirs publicset les syndicats. 3 Par ailleurs, contre le dangerque les échanges sociauxse réduisent aux échangesmonétaires, différents réseauxd’échanges non monétairesse sont constitués avec commepréoccupation, dans tous les cas,de concevoir la proximitégéographique comme un levierpour organiser des actionsdestinées à valoriser libertéet capacité d’initiative. S’ils sontapparus, c’est qu’un problèmenouveau devient préoccupant :la montée d’un individualismenégatif synonyme de retraitdans la sphère privée et d’oublid’un bien commun.« Le développement deséchanges monétaires a été fac-teurd’émancipation individuelle etd’enrichissement collectif. Mais ils’appuyait sur un socle de valeurspartagées. Aujourd’hui, ce socle

De la façon la plus extensive,l’économie solidaire peut êtredéfinie comme l’ensembledes activités contribuantà la démocratisation de l’économieà partir d’engagements citoyens. D

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est menacé par un excèsde monétarisationde la société » (11). Pour fixer de « nouvellesfrontières à l’argent » (12),l’autoproduction collective,les réseaux d’échanges réci-proques de savoir, les systèmesd’échange local (SEL) réhabilitentuneéconomie que Fernand Braudeldésigne comme vie matérielle oucivilisation matérielle (13).La question posée par ces activitésest celle de l’articulation avec uneaction publique renouvelée quirefuse de les marginaliser ou deles instrumentaliser.

4 C’est aussi l’interrogationsoulevée par les initiatives localesqui se sont multipliées en Europepour éviter que les domainestraditionnels des services sociaux(soins, santé, services auxpersonnes…), comme les activitésnouvelles dans des servicesémergents (sport, culture…),ne soient accaparés par de grandsgroupes privés. Il s’agit à partirde la coopération entre les partiesprenantes du service(professionnels, usagers etbénévoles) d’améliorer la qualitéde la vie quotidienne et decontribuer à un débat sur la

réduction des inégalités socialeset entre les genres (14).Sous l’effet de tendancessociodémographiques lourdes– comme le vieillissementde la population et laprofessionnalisation des femmes –,une dynamique d’économiesolidaire s’est enclenchée.Cette dynamique est peu présentedans les services ménagers(repassage, nettoyage), qui sontla cible privilégiée des entreprisesprivées à la recherche du marchédes personnes solvables.En revanche, elle progresse dansles services aux personnes liésà la situation familiale (aide, garded’enfants) et à la dépendancede personnes âgées, maladesou privées d’autonomie.À côté de ces démarches centréessur « les services de proximité »,des initiatives complémentairesont aussi voulu permettre queles personnes exclues du systèmeéconomique puissent y êtreréintégrées en leur procurantnon des « petits boulots »,mais des emplois permanentset de droit commun.

L’économie solidaire existantereste largement ignorée et enrecherche de clarification etde légitimation. En revanche,

l’engagement citoyen quila soutient éclaire des zonesrendues invisibles par lanaturalisation du marché.Les modes d’action sont variés.Avec le commerce équitable,le but recherché est de réintroduiredes protections sociales auniveau de l’échange international ;avec les finances solidaires,l’objectif est de combattrel’inégalité devant l’initiativeéconomique ; avec les réseauxd’échanges non monétaireset d’autoproduction collective,la finalité poursuivie estde tisser des liens sociauxà partir d’un meilleur accèspour tous au travail nonrémunéré ; avec les initiativeslocales, c’est la combinaisonentre création d’emploiset renforcement de la cohésionsociale qui est visée dans uneperspective de développementdurable.Mais toutes ces pratiquesse rejoignent autour d’un refusde la marchandisation du monde.Peu à peu, les acteurs qui y sontimpliqués se rendent comptede ce qu’elles appellent uneautre mondialisation,une « globalisation de lasolidarité » (15).

1 R. Passet,L’Économiqueet le Vivant,Économica, 1996,pp. 31-37.2 L. Walras,Élémentsd’économie pure,1874, cité parR. Passet, op. cit.,p. 36.3 G. Roustang,Démocratie : lerisque du marché,Desclée deBrouwer, 2002,p. 11.4 B. Perret,

Les NouvellesFrontièresde l’argent , Seuil,1999, p. 253.5 P. Rosanvallon,Le Libéralismeéconomique, Seuil,2ème éd., 1989,pp. 221-222.6 M. Weber,Histoireéconomique.Esquisse d’unehistoire universellede l’économie etde la société,Gallimard, 1991,pp. 14-15.

7 Ibid.8 Sur l’approchede l’économiesociale, cf. entreautres le livrede référencede C. Vienney,L’Économiesociale,La Découverte,1994.9 Dans un articlerécent (Le Monde,20 août 2002),sur une dériveimaginaire,H. Weber rappellela place tenue par

l’économie socialedu marché dans leprojet socialistesans aborder pourautant la questionde l’économie plu-rielle.10 G. Aznar,A. Caillé, J.-L.Laville, J. Robin,R. Sue, Vers uneéconomie plurielle ,Syros/ Alternativeséconomiques,1997.11 G. Roustang,Économie nonmonétaire et

inégalités sociales ,Fondation deFrance, Paris,1999. Programmeauto-production etdéveloppementsocial (PADES) :MDSLI, 5, placedes Fêtes, 75019Paris.12 B. Perret, op.cit., Le Seuil,1999.13 F. Braudel,Civilisationmatérielle,économie etcapitalisme,

tome 1, ArmandColin, 1980. 14 Pour plusd’informations,consulter lesdifférentespublications duMouvement d’éco-nomiesolidaire : www.inter-reseaux-economie-solidaire.org15 U. Ortiz,I. Munoz (ed.),Globalizacionde la solidaridad.Un reto para

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Depuis trois ans, le paysagedes alternatives économiquesest en partie redessiné par l’émer-gence d’un engagement militantnouveau :celui des mouvements contrela mondialisation libéraleet celui des acteurs de l’économiesolidaire. La nouvelle étapesera la convergencede ces deux démarches.

Le développement internationaldes mouvements antilibéraux,tel celui d’Attac, dont le sigleest maintenant présent dans plusde 50 pays, les manifestationsde masse de Seattle, Millau,Gênes, le succès du Forum socialmondial de Porto Alegre : toutescesmobilisations ont exprimé le refusd’une économie prédatricedes territoires et des populations,et affirmé qu’un autre mondeest possible. Un monde fondésur des valeurs et des pratiquesalternatives au capitalisme.En France, parallèlement,la création par le gouvernement

de la gauche plurielle d’unsecrétariat d’État à l’économiesolidaire (SEES) a été un signefort de reconnaissance d’un sec-teuren plein développement :associations et coopératives,régies de quartier, réseaux decommerce équitable, organismesde finances solidaires, systèmesd’échanges locaux…Encore eût-il fallu que l’affichagegouvernemental reposesur un véritable engagement alter-natif au libéralisme.Certes, l’action menée par leSEES n’aura pas été inutile puis-qu’ellea permis de soutenir des réseauxet des actions (notammentà travers l’appel à projets« Dynamiques solidaires »),d’accroître la visibilité du secteuret de faire adopter une loi portantsur la création des SCIC(Sociétéscoopératives d’intérêt collectif).Associer dans une même entitéjuridique des salariés,des usagers, des bénévoles,

des partenaires financierset associatifs et des collectivitésterritoriales était jusqu’alors choseimpossible.Le statut associatif ou l’entreprise(avec option SCOP) constituaientles deux seuls choix offertsaux porteurs de projets.Ainsi l’adoption de la loi de juillet2001 a retenu à la foisl’attention des associations,des coopératives, des éluslocaux. Enfin, était reconnu le faitque l’on pouvait entreprendre,avec des finalités sociales,collectivement, sans but lucratif,en multipartenariat,pour répondre à des besoinsd’une population contribuantà les définir, à les développeret à les cogérer, à évaluerses compétences et ses actionsà partir d’une nouvelle grillede lecture, de « nouveauxindicateurs de richesseset de performances ».Mais il est rapidement apparu,lors des discussions sur le statutfiscal des SCIC, que l’économiesolidaire ne présentait d’intérêt

Résister et construireMichèle Dessenne

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que dans la mesure où ellepouvait réparer des dégâtsde l’économie libérale.Une économie pauvre, pour despauvres ; une économie d’insertion,de reprisage ; une étape dans lecheminement du chômeur rmiséet délabré. Car selon le ministèrede l’économie et des finances,le monde serait divisé en deux :d’un côté, celui de l’économiqueet donc de l’entreprise de capitauxdont les propriétaires ont toutelégitimité à attendre le meilleurrendement ; de l’autre, celui dunon-lucratif auquel le statutassociatif répondrait. Matignontrancha donc en faveur de Bercy :le régime fiscal des SCIC est celuidu droit commun, autrement dità égalité de traitement avecles multinationales (1), en passantsous silence les milliards d’eurosd’argent public qui irriguentchaque année les entreprisescapitalistes !

Penser une utopie nécessaireS’il est bon de se souvenirque le ciel ne fut pas toujours bleudurant ces dernières années,il est de plus en plus évidentque les nuages ont désormaisobscurci l’horizon.

Et l’on découvre ce qui va advenirde l’économie sociale et solidaireavec le gouvernement Raffarin.Sa politique risquant fortde s’appuyer sur les récentesdéclarations du Medef contrel’économie sociale et solidaire,et en parfaite symbioseavec l’AGCS (Accord généraldu commerce des services).L’avenir immédiat sera sans douteun retour à la case départ pourle secteur de l’économie solidaire,réduit à mendier quelquesdeniers, tandis que l’économiesociale pourrait s’asphyxierdans la banalisation.Ce scénario peut encore êtredéjoué sous réserve d’une sériede conditions : que l’économiesociale et solidaire s’affirmeavec détermination comme

un mouvement de transformationsociale, aux côtés de ceuxqui luttent contre le libéralisme ;qu’elle adopte une stratégiecommune de visibilité ;qu’elle mobilise ses mutualistes,adhérents, sociétaireset revendique ses pratiquescomme des alternatives.Dans un même mouvement,il sera indispensable que lesorganisations syndicaleset les militants antimondialisationlibérale s’ouvrent à l’économiesociale et solidaire, s’y intéressentet s’y impliquent. Ainsi pourraientconverger ceux qui dénoncent etrésistent et ceux qui travaillent,produisent et distribuentautrement, pour penser etconstruire une utopie nécessaire :un autre monde dans lequell’économie soit au service deshommes et des femmes.

* Michèle Dessenne est cofondatriced’Incidences, SCOP de communication,ex-conseillère technique (coopérativeset associations) au SEES, vice-présidentedes Pénélopes, membre fondateurd’Attac, administratrice de l’Apress(Association pour la promotion del’économie sociale et solidaire).

1 Il est particulièrement intéressantde noter que ce raisonnement est calquésur celui de l’Europe, puisque le secteurde l’économie sociale est désormaiséclaté entre deux directions.Les associations sont rattachéesà l’humanitaire et au caritatif,les mutuelles et coopératives noyées

L’économie sociale et solidairedoit s’affirmer avec détermination commeun mouvementde transformation sociale,aux côtés de ceux qui luttentcontre le libéralisme.

Pour en savoir pluswww.mediasol.orgwww.penelopes.orgwww.resol.orgwww.attac.orgEscoop (Économies solidaireset coopératives) 7, rue desPetites Ecuries 75010 Paris

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Une ouverture indispensablePar Daniel Le Scornet

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Toute l’économie et la société doi-vent évoluer vers des modes pluscoopératifs, plus associatifs etplus mutuels. Plutôt quede miser sur les limitesdes secteurs public et marchand,les structures de l’économiesociale et solidaire auraienttout intérêt à s’ouvrir,à se décloisonner,à se démocratiser…

L’économie sociale et solidairepeut-elle faire partied’une économie qui deviendraitenfin franchement plurielle ?Mais l’économie est déjà plurielle !Et l’économie sociale et solidaireelle-même, bon an mal an, gagnetoujours un peu plus sa placedans un champ économiquenational et planétaire enexpansion, où le non marchandest imbriqué au marchand.C’est peut-être dans la sphèrede la modification, progressivemais radicale, de l’économieen général que la question

du pluralisme des formes depropriété, d’appropriationet d’échange vaut d’être posée.Il s’agit moins de chercherà « nicher », entre les économiespubliques et les économiesmarchandes hyper lucratives,un « secteur » spécifique quede s’affronter à la questiond’une économie et d’une sociétédevant évoluer tout entières versdes modes plus coopératifs,plus associatifs, plus mutuels.Car les secteurs capitalisteset étatiques sont travailléseux aussi par ces exigencesmontantes qui façonnent sanscesse davantage leur image,leur efficience, leur acceptabilité,et même leur rentabilité.C’est dans ce contexte que lepluralisme des formeséconomiques peut redevenirune question attrayante.Selon une conception réductricede l’économie sociale et solidaire,le champ de celle-ci n’auraitde perspectives de déploiement

qu’autant que les autresopérateurs (étatistes etcapitalistes) gardent leurs traversantidémocratiques, antisociaux,antienvironnementaux… Est-ce« durablement » plausible ?Si aujourd’hui on ironise surle caractère très formalistedes conseils d’administrationdes entreprises capitalistes,que dire de la gouvernancedes organismes d’économiesociale ? Mais, là, l’interrogationsur l’écart entre les finset les moyens s’effectue tropsouvent en toute bonneconscience puisqu’on est du côtéde « l’empire du bien ».

Les avantages concurrentielsde l’économie sociale et solidaireIl est faux de croire que lesorganismes d’économie socialeet solidaire soient en positionconcurrentielle défavorable.Un management capabled’ajouter à des règlesprudentielles et marchandes

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s’imposant à tous la plus-valuede valeurs solidaires et d’uneimage humaniste sait obtenirdes résultats probants. Car un telmanagement permet de garderet de conquérir des parts demarché vis-à-vis de concurrentsfinancièrement plus puissants,mais cela est-il transformateur ?Ne faut-il pas ouvrir le conceptd’économie sociale et multiplierses « objets » ?Pourquoi les fondations,les comités d’entreprise ou lesstructures de sécurité sociale enseraient-ils absents ? Commentpense-t-on organiser la liaisonstratégique avec le syndicalismesi l’on ne parvient pas à cetteintimité structurelle ? Toutes lespratiques humaines sont touchéespar les exigences de lacoopération, de la mutualisation etde l’association. C’est dans cetteévolution générale que les formesmutuelles, associatives etcoopératives peuvent faire leurmiel. Qu’il s’agisse de l’eau, de lajeunesse, de la révolutiondu vivant, de la guerre et de lapaix, des rapports Nord-Sud…,tous les grands problèmes actuelsréclament mutualisation,coopération et association.

La gauche n’a pas senti celalorsqu’elle était « aux affaires ».À part le coup de chapeau auxdifférentes formes d’entreprendre,la gauche, politique et syndicale,n’a pas seulement marginalisé lesformes coopératives, mutualisteset associatives qui l’ont pourtantfait naître. Elle les a aussi, depuisun siècle, vues comme dessurvivances archaïques et toutbonnement combattues. La visionétatiste et corporatiste a horreurde toutes les pousséesautogestionnaires. Elle fait descorps dits « intermédiaires » descontre-pouvoirs lovés dans lespouvoirs dominants, miroirsd’elle-même.

Bousculer le conservatismedu progressismeIl va être relativement faciled’appeler à la mobilisationgénérale contre la volonté deremise en cause par le Medef desstatuts et des territoires del’économie sociale instituée.De camper à nouveau sur « nos »valeurs, sur « nos » principes touten captant dans la politique de ladroite – qui en aura besoin – descompromis préservant, voiredéployant certains vases

d’expansion en faveur del’économie sociale.Pourtant, ne faut-il pas bousculerle conservatisme duprogressisme ? Créer des lieux derecherche et développement surles formes mutuelles, coopéra -tives etassociatives ? Décloisonnermouvements mutualiste,associatif, coopératif, syndical,culturel et partis progressistes ?Miser sur une forte rotation descadres de tous ces mouvements ?Trouver des procédures pour quel’adhérent « lambda » partage luiaussi la direction, au moins untemps, avec toutes les procéduresde tirage au sort, de rotation desrôles et des fonctions, d’usagesociétal de la réduction du tempsde travail ? Ceci afin d’éviterqu’une étroite élite politique,sociale et syndicale ne reste auxpouvoirs à tout prix, et biensouvent à n’importe quel prix…C’est dans un cadre universaliste,cultivé comme tel, que lepluralisme des formesd’entreprendre a le plus de chanced’être autre chose quele « pluralisme du même ».

* Daniel Le Scornet est Président de laMutuelle arts, sciences, social, culture

Ne faut-il pas ouvrirle concept d’économie socialeet multiplier ses « objets » ? Pourquoiles fondations, les comités d’entrepriseou les structures de sécurité socialeen seraient-ils absents ?

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J’ai longtemps refusé l’idée d’un revenu social quipermette de « vivre sans travailler ». Et cela pourdes raison inverses à celles des disciples de Rawlspour lesquels le « travail » est « un bien » qui, aunomde la justice, doit être distribué équitablement.Non, le « travail » n’est pas « un bien » : c’est uneactivité nécessaire, exercée, à l’époque moderne,selon des normes définies par la société,à la demande de celle-ci, et qui vous donnele sentiment que vous êtes capable de faire ce dontla société a besoin. Elle vous reconnaît, vous sociali-se et vous confère des droits par sa demande.Le « travail » vous tire ainsi de la solitude privée ;il est une dimension de la citoyenneté. Et il est,plus fondamentalement (comme travail qu’on fait),au-delà de sa détermination sociale particulière,une maîtrise de soi et du monde ambiant nécessaire

au développement des capacités humaines.À mesure que le poids de sa nécessité diminue,l’équité exige à la fois qu’il diminue dans la vie dechacun et qu’il soit équitablement réparti sur tous.C’est pourquoi, dans de précédents ouvrages,je voulais que la garantie à chacun d’un plein revenusoit liée à l’accomplissement par chacun de laquantité de travail nécessaire à la productiondes richesses auxquelles son revenu donne droit :par exemple 20 000 heures que chacun pourraitrépartir sur toute sa vie en autant de tranchesqu’il le souhaiterait, à condition que l’intervalleentre deux périodes de travail ne dépasse pasune certaine durée.Cette formule, que je préconisais à partir de 1983,était cohérente avec la perspective de l’extinction dusalariat et de la « loi de la valeur » : le revenu socialgaranti n’était plus un salaire (1). Elle était cohérente

Pour un revenu inconditionnelsuffisantPar André Gorz

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L’économie distributive

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Dès son origine, Transversales a jugé nécessaire de déconnecter travail et revenu.Dans le n° 8, René Passet expliquait déjà : « S’agissant de la répartition, les formes actuellesdu progrès technique, interdisant d’en isoler la productivité propre à chaquefacteur, ne permettent plus d’en faire la contrepartie de sa rémunération.La part du revenu social s’accroît ; celui-ci débouche sur la question du revenu garanti. »De plus, quand l’intelligence devient la principale force productive, le temps de travail cessed’être mesurable. Ce qui justifie aussi l’allocation universelle d’un revenuinconditionnel de toute activité. Plusieurs auteurs, tels Yoland Bresson, Alain Cailléou Philippe Van Parijs, se sont exprimés dans nos colonnes à ce sujet. André Gorz insistantsur la nécessité d’un revenu garanti suffisant (afin de ne pas inciter les chômeursà accepter des emplois « au rabais »), c’est sous cette forme que nous avons choiside traiter ici du revenu d’existence.

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avec l’appropriation et la maîtrise du temps.Mais elle n’était pas cohérente avec les perspectivesouvertes et les changements introduits par le post-fordisme. Je l’abandonne donc pour un ensemblede quatre raisons que voici.

1 Quand l’intelligence et l’imagination (le generalintellect) deviennent la principale force productive,le temps de travail cesse d’être la mesure du travail ;de plus, il cesse d’être mesurable. La valeur d’usageproduite peut n’avoir aucun rapport avec le tempsconsommé pour la produire. Elle peut varier trèsfortement selon les personnes et le caractèrematériel ou immatériel de leur travail.Enfin le travail-emploi continu et payé au tempsest en régression rapide. Il devient de plus en plusdifficile de définir une quantité de travailincompressible à accomplir par chacun au coursd’une période déterminée.

2 L’inconditionnalité du droit à un revenu de basesuffisant soulève des objections immédiates :ne va-t-elle pas produire une masse croissanted’oisifs vivant du travail des autres ? Ces autres nevont-ils pas refuser de porter le fardeau de lanécessitéet exiger que l’oisiveté soit interdite, le travail renduobligatoire, sous la forme du workfare ou du servicecivil obligatoire « d’utilité sociale » ?De nombreux partisans de l’allocation universelle,tant libéraux que socialistes, soulèvent cesobjections. Mais ils rencontrent alors la difficultésuivante :quel contenu donner au travail obligatoire exigibleen contrepartie de l’allocation de base ?Comment le définir, le mesurer, le répartir quandl’importance du travail dans l’économie devientde plus en plus faible ? Comment éviter, d’autre part,que le travail obligatoire ne concurrenceet ne détruise une proportion croissante d’activitéset d’emplois publics normalement rémunérés ?Si l’on veut que l’allocation universelle d’un revenude base soit liée à l’accomplissementd’une contre-prestation qui la justifie, il faut que cettecontre-prestation soit un travail d’intérêt général dansla sphère publique et que ce travail puisse avoir sarémunération (en l’occurrence le droit à l’allocation debase) pour but sans que cela altère son sens. S’il estimpossible de remplir cette conditionet si l’on veut que l’allocation universelle serveau développement d’activités bénévoles, artistiques,culturelles, familiales, d’entraide, etc., il faut alorsque l’allocation universelle soit garantieinconditionnellement à tous.Car seule son inconditionnalité pourra préserver

l’inconditionnalité des activités qui n’ont toutleur sens que si elles sont accomplies pourelles-mêmes.3 L’allocation universelle est le mieux adaptée à uneévolution qui fait « du niveau général desconnaissances, knowledge, la force productiveprincipale » (2) et réduit le temps de travail immédiatà très peu de choses en regard du temps quedemandent la production, la reproduction et lareproduction élargie des capacités et compétencesconstitutives de la force de travail dans l’économiedite immatérielle. Pour chaque heure, ou semaine,ou année de travail immédiat, combien faut-ilde semaines ou d’années, à l’échelle de la société,pour la formation initiale, la formation continue,la formation des formateurs, etc. ? Et encorela formation elle-même est-elle peu de choseen regard des activités et des conditions dont dépendle développement des capacités d’imagination,d’interprétation, d’analyse, de synthèse,de communication qui font partie intégrante de laforce de travail postfordiste. Dans l’économiede l’immatériel, « le travailleur est à la fois la forcede travail et celui qui la commande ». Elle ne peutplus être détachée de sa personne.

4 Il y a plus. L’allocation universelle d’un revenusocial inconditionnel correspond le mieuxà l’économie qui se dessine au-delà de l’impassedans laquelle s’enfonce l’évolution actuelle.Un volume croissant de richesses est produit avec unvolume décroissant de capital et de travail ;la production distribue par conséquent à un nombredécroissant d’actifs un volume décroissantde rémunérations et de salaires ; le pouvoir d’achatd’une proportion croissante de la population diminue,chômage, pauvreté, misère absoluese répandent. La productivité rapidement croissantedu travail et du capital entraîne un excédent de forcede travail et de capital.Wassily Leontieff résumait la situation par cettemétaphore : « Quand la création de richesses nedépendra plus du travail des hommes, ceux-cimourront de faim aux portes du Paradis à moinsde répondre par une nouvelle politique du revenuà la nouvelle situation technique » (3).Leontieff ne précisait pas à quelle nouvelle politiquedu revenu il pensait, mais Jacques Duboin avait déjàindiqué en 1931 la « porte de sortie », et Marx en1857, dans les Grundrisse que Duboin ne pouvaitconnaître (4) : « La distribution des moyens depaiement devra correspondre au volume derichesses socialement produites et non au volume dutravail fourni . »La distribution de moyens de paiement ne sera plus>>>

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Trois principes d’un « revenu social »« Réduisons l’ambition à tenter de nous mettre d’accord sur quelques principes généraux, puis à examiner s’ilspourraient servir de base à une économie rationnellement organisée. Voici quel pourrait être le premier :•L’homme possède le droit à la vie, car il le tient des lois de la nature. Il a donc droit à sa part dans lesrichesses du monde. Grâce à son travail, il pourrait se procurer cette part et ainsi gagner sa vie. Il lepourra désormais de moins en moins, car son travail est progressivement éliminé par un gigantesqueappareil de production qui rend tous les jours le labeur humain un peu moins nécessaire. Cependantles progrès techniques qui se succèdent, en libérant de plus en plus l’homme de ses occupations matérielles,ne doivent pas le priver des biens créés sous prétexte que son travail n’a pas été nécessaire.En effet, si l’homme est dénué de moyen d’existence, son droit à la vie devient un leurre. Mais si l’hommea inventé la machine pour travailler à sa place, n’est-il pas juste qu’elle travaille pour lui ? (…)La fortune des hommes de notre temps réside dans l’efficience des techniques qui permettent de créerces richesses.Nous avons donc tous le droit de profiter des découvertes de nos devanciers ; d’où ce deuxième principe :•L’homme est l’héritier d’un immense patrimoine culturel qu’il trouve aujourd’hui en naissant, carl’équipement agricole et industriel n’est qu’une œuvre collective poursuivie pendant des siècles par une fouleinnombrable de chercheurs et de travailleurs, tacitement associés pour l’amélioration continuelle de la condi-tion humaine. Cependant, si l’homme est l’héritier de ce prodigieux patrimoine, il n’est quel’usufruitier des richesses qu’il permet de créer. Sous quelle forme pourrait-il en percevoir sa part ?Écartons la fameuse prise au tas, qui se concilie mal avec l’ordre qui doit régner dans une économierationnelle. (…) Dans le monde moderne, la part d’usufruit ne se conçoit que sous la forme de pouvoir d’achat,donc de monnaie, puisqu’elle ne constitue plus qu’un titre de créance. Il faut que tout le mondepossède de l’argent pour vivre, comme tout le monde a de l’air pour respirer ; d’où ce troisième principe :•Les droits politiques ne suffisent plus à assurer la liberté des hommes, car, pour vivre, il faut avoir de quoivivre. Les droits du citoyen doivent se compléter des droits économiques du consommateur, concrétisés par un“revenu social” auquel il aura droit du berceau au tombeau. »

Extraits du livre de Jacques Duboin, Les Yeux ouverts, 1955.

un salaire, mais ce que Duboin déjà appelaitun « revenu social ». Celui-ci ne correspond plusà la « valeur » du travail (c’est-à-dire aux produitsnécessaires à la reproduction de la force de travaildépensée) mais aux besoins, désirs et aspirationsque la société se donne les moyens de satisfaire.Elle suppose la création d’une autre monnaie,non thésaurisable, que Duboin appelle « monnaiede consommation » (5).Tel est de fait, le sens de l’évolution présente.Elle rend caduque la « loi de la valeur». Pensée jusqu’au bout de ses implications, l’allocationuniverselle d’un revenu social suffisant équivautà une mise en commun des richesses socialementproduites.

Allocation universellen’est pas assistanceLa garantie inconditionnelle à toute personne d’unrevenu à vie aura toutefois un sens et une fonctionfoncièrement différents selon que ce revenu estsuffisant ou insuffisant pour protéger contre lamisère.

a) Destinée, selon ses partisans, à être substituéeà la plupart des revenus de redistribution (allocationsfamiliales et de logement, indemnités de chômage etde maladie, RMI, minimum vieillesse, etc.), lagarantie d’un revenu de base inférieur au minimumvitala pour fonction de forcer les chômeurs à accepterdes emplois au rabais, pénibles, déconsidérés.C’est là la position des néo-libéraux« friedmanniens » de l’École de Chicago mais ausside libéraux allemands comme Mitschkeet des conservateurs britanniques. Selon eux,le chômage s’explique par le fait que de trèsnombreux emplois potentiels, de faible qualification etde faible productivité, ne sont pas rentablesquand ils sont normalement payés. Il faut doncsubventionner ces emplois en permettant le cumuld’un revenu social de base insuffisant pour vivreavec un revenu du travail également insuffisant.On créera de la sorte un « deuxième marchédu travail » protégé contre la concurrence des paysà bas salaires mais aussi, bien évidemment,contre les dispositions du droit du travail, vouées D

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à disparaître. Plus le revenu de base est faible,plus « l’incitation » à accepter n’importe quel travailsera forte et plus aussi se développera un patronatde « négriers » spécialisé dans l’emploid’une main-d’œuvre au rabais dans des entrepriseshautement volatiles de location et de sous-locationde services.Le workfare américain, légalisé fin juillet 1996par le président Clinton, lie le droit à une allocationde base (le welfare) très faible et l’obligationd’assurer un travail « d’utilité sociale » non payé ou àpeine payé à la demande d’une municipalitéou d’une association homologuée. Le workfarea de nombreux partisans en France ainsi qu’enAllemagne où des municipalités ont commencéde menacer des chômeurs de longue durée de leursupprimer l’aide sociale s’ils n’accomplissent pasdes tâches « d’utilité publique » (travaux denettoiement, de terrassement, de déblayage, etc.)pour lesquels une indemnité horaire de 2 DMleur est versée, destinée à couvrir leurs fraisde transport et de vêtement.Toutes les formes de workfare stigmatisentles chômeurs comme des incapables et des fainéantsque la société est fondée à contraindre au travail– pour leur propre bien. Elle se rassure de la sorteelle-même sur la cause du chômage : cette cause,ce sont les chômeurs eux-mêmes : ils n’ont pas,dit-on, les qualifications, les compétences socialeset la volonté nécessaires pour obtenir un emploi.On les occupera donc aux tâches les plus humbles.En réalité, le taux de chômage élevé des personnessans qualification ne s’explique pas par leur manqued’aptitudes professionnelles mais par le faitque (en France comme en Allemgne) le tiersdes personnes qualifiées ou très qualifiées occupe,faute de mieux, des emplois sans qualificationet en évince ainsi celles et ceux qui devraientnormalement pouvoir les occuper.Au lieu de subventionner les emplois non qualifiéspar le biais d’un revenu de base, c’est doncdes emplois qualifiés qu’il conviendraitde subventionner la redistribution en y abaissantfortement le temps de travail (6).Selon cette conception, le « revenu d’existence » doitpermettre un travail-emploi intermittent et mêmey inciter. Mais le permettre à qui ? Là est toutela question. Un « revenu d’existence » très bas est,en fait, une subvention aux employeurs.Elle leur permet de se procurer du travail en le payanten-dessous du salaire de subsistance. Mais cequ’elle permet aux employeurs, elle l’impose auxemployés. Faute d’être assurés d’un revenu de basesuffisant,ils seront continuellement à la recherche

d’une vacation, d’une « mission » d’intérim ;donc incapables d’un projet de vie multiactive.Le « revenu d’existence » permet dès lors de donnerun formidable coup d’accélérateurà la déréglementation, à la précarisation,à la « flexibilisation » du rapport salarial,à son remplacement par un rapport commercial.Le revenu continu pour un travail discontinu révèleainsi ses pièges. À moins, bien entendu,que les intermittences du travail, sa discontinuitérelèvent non pas du pouvoir discrétionnairedu capital sur le travail mais du droit individuelet collectif des prestataires de travail à l’autogestionde leur temps. b) L’allocation à tout citoyen d’un revenu socialsuffisant relève d’une logique inverse : elle ne viseplus à contraindre les allocataires à acceptern’importe quel travail à n’importe quelle condition,mais à les affranchir des contraintes du marchédu travail. Le revenu social de base doit leurpermettre de refuser le travail et les conditionsde travail « indignes » ; et il doit se situer dansun environnement social qui permette à chacund’arbitrer en permanence entre la valeur d’usagede son temps et sa valeur d’échange : c’est-à-direentre les « utilités » qu’il peut acheter en vendantdu temps de travail et celles qu’il peut produirepar l’autovalorisation de ce temps.L’allocation universelle d’un revenu suffisantne doit pas être comprise comme une formed’assistance, ni même de protection sociale, plaçantles individus dans la dépendance de l’État-providence. Il faut la comprendre au contrairecomme le type même de ce qu’Anthony Giddensappelle une « politique générative » (generativepolicy) (7) : elle doit donner aux individuset aux groupes des moyens accrus de se prendreen charge, des pouvoirs accrus sur leur vieet leurs conditions de vie.

* Pour aller plus loin, voir le livre d’André Gorz, Misères duprésent, richesse du possible , Galilée, 1997.

1 Cf. André Gorz, Les Chemins du Paradis. Mon argumentationest reprise et brillamment redéveloppée, souvent dans lesmêmes termes, dans Alain Bihr, Du Grand Soir à l’Alternative,Paris, Éditions Ouvrières, 1991.2 Karl Marx, Grundrisse, p. 594 de l’édition originale.3 Wassily Leontieff, «La distribution du travail et du revenu »,Pour la science, n° 61, avril 1982.4 Les Grundrisse n’ont été publiés sous le titre Rohentwurf(ébauche à l’état brut) qu’en 1939 par l’Institut Marx-Engels-Lénine à Moscou. La première édition accessible au public a étépubliée par Dietz en 1953, à Berlin.5 Jacques Duboin prévoyait déjà que cette monnaiede consommation devait être annulée par l’acte d’achatqu’elle permettait. C’est qu’elle ne provient pasd’un prélèvement. Elle ne peut en provenir, dans uneéconomie où la production ne distribue plus guère de salaires.La monnaie qui solvabilise la demande n’y peut être qu’une

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Un développement humainet local est possible, qui soitune alternative au capitalismeet à sa logique folle de croissan-ce.

Impossible d'empêcher la confusiondes mots, leur détournement…Ainsi, devant les conséquencesde l'aide au développement,les dévoiements d'un prétendu« développement durable » depure façade, la mode est de toutconfondre, développement etcroissance avec le capitalismelui-même. On ne manque pasd'arguments pour cela : cettedénonciation politique dudéveloppement s'imposait, maiscela n'est pas une raison pourignorer ce qui différencie lesconcepts au-delà des réalitésqu'ils servent à couvrir.Dans l'étude des écosystèmes, ondistingue clairement ce qui relèved'une croissance purementquantitative (la multiplication debactéries, par exemple) et ce quirelève du développement parcomplexification, différenciationsinternes (division du travail),constituant une optimisation éner-gétique par l'occupation de toutesles niches écologiques.D'un point de vue écologique, s'ilest vrai qu'on ne peut généralisernotre mode de vie et supporterune croissance quantitative sanslimites, le développement local estd'autant plus nécessaire etsouhaitable. Reste à savoir de

queldéveloppement on parle.Il ne suffit pas de dire qu'il estdurable sous prétexte qu'on acréé une taxe supplémentaire surle pétrole sans arrêter le pillagede nos ressources, ni les pollu-tions. On ramène toujours ledéveloppement à des histoiresd'argent, de marchés, à desinstruments de mesure biaiséscomme le PIB. Oui, le terme de« développement » est dangereux,galvaudé, trop ambigu…Il n'empêche qu'un développementhumain est possible, aux niveauxlocal et régional notamment, quisoit une alternative au capitalisme,à sa logique folle de croissancequi nous précipite versnotre perte.

Retrouver des finalités humainesqui donnent sens à notre vieOn ne rayera pas d'un traitl'économie existante. Il ne suffirapas non plus de la réduire un peuaux marges. La question n'est pas tant celled'un développement plus oumoins durable, ni même d'une« décroissance soutenable »,mais bien de savoir ce qu'on veutet ce qu'on fait, prendre notredestin en main. Il est temps desubstituer, à une direction aveugleparl'économie et les lois du marché,des objectifs humains, politiquesou écologiques. Il faudrait retrouverdes finalités humaines qui

donnent sens à notre vie sociale,substituer le point de vue à longterme de l'investissement humainà une mesure de la productivité àcourt terme, substituer nosfinalités aux causalités subies, àlamodernisation ou la croissancecomme unique horizon… Il ne s'agit pas d'un problèmetechnique, ou simplementéconomique, d'optimisation desflux et des ressources, ni mêmede communication, mais bien denotre implication dans une finalitécollective. C'est la condition desindispensables mécanismes derétroaction impliquant les acteurset usagers. Le système, oul'économie, ou les marchés, c'estce qui reste quand la société aperdu sa raison d'être, sesprétentions politiques, quand ellen'est plus humaine et n'a plus desens. La politique est d'abordsens (unificateur), théorie de lasociété, représentation, idéologie,mobilisation collective plus quesystème fonctionnel(« L'intendance suivra », disaitNapoléon). C'est bien un système,mais qui a de la réserve, de l'éner-gie qui peut être mobilisée par desmots. Cela faitde la politique le domaine cléde l'économie. D’ailleurs, AmartyaSen a bien montré quel'approvisionnement despopulations dépend de caractèrespolitiques, et que les famines nese produisent jamais lorsque les

Alternatives localesà la globalisation marchandePar Jean Zin

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Une économie plurielle

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dirigeants partagent le sort desdirigés. Ne partageons-nous pastous le même sort humain,le même destin planétaire et lesmêmes dérèglements du climat ?Ce n'est pas en changeant nosconsommations que nousconstruirons une alternative, ni enfaisant de la morale, mais enchangeant notre mode deproduction. L'alternative à laglobalisation financière n'est pasune globalisation politiqueimmédiate, mais unereterritorialisation du tissuéconomique et de la démocratie.S'il faut améliorer les régulationsinternationales, l'alternative à laglobalisation est ici et maintenantla relocalisation de l'économie,ce que j'appelle le développementlocal et humain, mais qu'on peutappeler aussi le développement« rural » : il ne s’agit pas d’exclureles villes, mais de les déconcen-trer et les décongestionner ens'écartant du modèle industriel. On ne peut attendre unchangement par le haut, nonseulement parce que lesconditions politiques sontabsentes, mais surtout parce qu'ilconvient de changer de mode deproduction et pas seulement del'améliorer à la marge.La construction d'un nouveau

mode de production ne peut êtreimmédiate, réalisée sur ordrepolitique, mais inévitablementlente et progressive,se développant au sein de l'an-cien mode de production à partird'initiatives locales. Ce n'est pasla seule raison. Pour réinsérerl'économie dans le social, ne pasdépendre de marchés financierslointains, mais pouvoir organisersa vie, il faut reconstituer uneéconomie territorialisée.

Pour une économie constituéede rapports de face-à-faceLa nation n'est plus le niveaupertinent d'organisationéconomique : pour éviter unedélocalisation, il faut s'ancrer dansun territoire régional. Loin d'êtreune utopie, le développementlocal est déjà la source principalede richesses. Il peut constituerune véritable alternative à laglobalisation marchande et aucapitalisme qui, pour FernandBraudel, commence avecl'éloignement des financiers.Ce que nous devons construire,c'est une économie insérée dansson environnement, à taille humai-ne et constituée de rapports deface-à-face. Développer une alter-native au capitalisme, c'est surtoutdévelopper une alternative au sala-

riat, au travail dépendant du capi-tal et mesuré à saproductivité immédiate ou sacrifiéau profit des actionnaires.On ne peut faire comme si latransformation du travail n'avaitpas déjà eu lieu, exacerbant lacontradiction des nouvelles forcesproductives, intellectuelles etcoopératives, antinomiques avecles rapports de productionscapitalistes, salariaux etconcurrentiels. Le salariat est déjàattaqué de toutes parts, alorsmême qu'il se généralise, avecpour résultat d'étendre la précarité.Il s'agit d'abord de donner unnouveau statut au travailleur :un statut qui ne soit plus soumisau capital, et bénéficie d'un revenugaranti ainsi que de toutes lesprotections sociales, sansdépendre d'entrepreneurs privésaléatoires et changeants. Pour cela, on peut créer, dèsmaintenant, des structures localesd'échanges, de formation et devalorisation des talents de chacun,capables d'assurer un revenugaranti ou bien un emploi protégéà tous. La diversité des situationsdoit susciter une diversité desréponses et des initiatives, mais ilest possible de créer descoopératives municipales devalorisation des talents et des

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Il s’agit d’abord de donnerun nouveau statut au travailleur :un statut qui ne soit plussoumis au capital et bénéficied’un revenu garanti.

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échanges locaux, utilisant unemonnaie locale de type SEL(système d’échange local) etpermettant, au moins dans lesgrandes agglomérations, degarantir un revenu à tous ceux quis'y inscrivent, sans exiger aucunecontrepartie mais en offrantl'accès à différents services pourdévelopper une activité(formation, conseil, gestion,secrétariat, financement…).Le caractère public de la structurepermet de sortir du secteurconcurrentiel (1), de créer unmarché unifié au niveau local etd'y introduire une « démocratiede face-à-face ».Il s'agit surtout d'abriter desactivités autonomes, un nouvelartisanat qui ne serait pas viableéconomiquement en indépendant,mêlant programmeurs, intellosprécaires, intermittents duspectacle, formation, nouveauxservices… avec les exclus dusalariat. La priorité est de donnerun abri contre l’insécurité, ne pluslaisser les gens tout seuls et sansmoyens.C'est un soutien individuel qu'ilconvient d’apporter à chacun, unemédiation nécessaire pour quel'information atteigne sadestination, tout le contraire d'untravail forcé. L'organisation doitfaire l'objet d'une discussiondémocratique et d'un consensuslocal. Il faudra combattre pied àpied la tentation du contrôle, duclientélisme et de la contrainte,contre-productive quand il s'agitd'une production de soi qu'on nepeut évaluer à court terme.On peut envisager aussi dessociétés anonymes territorialisées,qui bénéficieraient d'avantagesfiscaux en contrepartie del'intervention publique dans lagestion et de la garantie d'emploides salariés. Une partie au moinsdu financement devrait êtreassurée par un actionnariat localet protégé, le but étant d'avoir unactionnaire qui ne soit plus

anonyme.Tout ceci n'est qu'une phasepréparatoire, expérimentale…C'est le monde que nous devonssauver du productivisme capitaliste,pas seulement notre petit coin,mais il faut commencer quelquepart. Pour que cela ait un sens etsoit « durable », il faut créer descircuits d'entreprises alternatives(commerce, finance, produc-tion…), utiliser la mise en réseau,montrer que le secteur nonconcurrentiel est plus adapté quele secteur marchand au dévelop-pement de la coopération intellec-tuelle et créative, investir le champculturel… Rien ne se fera toutseul : c'est une bataille à gagner,un projet àréaliser qui dépend de chacun.

Les capacités de chacunpour le bénéfice de tousOutre que la garantie du revenudevrait être prise en charge auniveau national, voire européen, ilne faut pas se cacher la difficultéde mise en œuvre d'une tellepolitique de développementhumain qui ne juge pas lespersonnes au profit immédiatqu'on peut en tirer, mais investitdans le développement descapacités et la liberté de chacunpour le plus grand bénéfice detous. Comme tout changement delogique, celui-ci rencontre desblocages idéologiques violents.Alors qu'on avait fini par sepersuader qu'on vivait dans uneconcurrence généralisée de touscontre tous, voilà qu'il faudraitadmettre une coopérationgénéralisée où chacun s'enrichitde la différence des autres etsurtout où certains semblentpayés à ne rien faire pendant qued'autres se tuent au travail. Toutcela paraîtra donc utopique, alorsque c'est plutôt le libéralismeproductiviste qui est invivable etcomplètement irréaliste.On ne réclame ici que l'extensiondes droits de la personne aux

droits sociaux, aux moyens devivre. C'est le passage des droitsabstraits à la réalisation d'un droiteffectif à l'existence. Le premierdes droits concrets à l'existenceest un revenu garanti, la premièreliberté est l'autonomie financière(de la femme notamment).C'est un changement de logiquepar rapport au salariat classique :il ne s'agit plus de redistribution,mais d'investissement.Afin de concilier la nécessité d'unrevenu garanti avec le besoind'une activité sociale, ce revenudoit pouvoir être cumulable avecun travail, jusqu'à un certain seuilau moins, mais intégré dans lerevenu imposable. Ajoutonsencore à ces droits élémentairesun droit à l'initiative économique(pas à la façon faussement naïvedes libéraux), à la valorisationde nos talents, élargissant au plusgrand nombre ce qui est réservépour l'instant aux héritiersdes bonnes familles.Plus généralement, il fautdéfendre un droit à l'assistancemutuelle, au soutien, au conseil,à la formation. Contrairementà l'idéologie individualistequi voudrait que l'on sache toutfaire, il importe de favoriser lacomplémentarité des compétences.On était habitué à la prédominancedu passé, de l'héritage et d'unrevenu qui dépendait d'abord ducapital accumulé par une lignéefamiliale. Puis, c'est la productivitéimmédiate de notre travailindividuel qui semblait justifier lesécarts de salaire. Désormais,il nous faut regarder l'avenir,investir dans la formation et undestin commun dans un mondeglobalisé et une économiecognitive. La vie n'a de sens qu'às'inscrire dans une histoirecollective et une continuité desgénérations. Quel avenir voulons-nous pour nous et nos enfants ?

* Jean Zin est philosophe et militant éco-logiste.

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Pour des monnaies pluriellesPar Philippe Merlant

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Une économie plurielle

À la fois unité de compte, moyen d’échangeet réserve de valeur, la monnaie officielle abien du mal à remplir simultanément ces trois fonc-tions. Et si l’on profitait du foisonnement actuel d’ex-périences mettant en œuvredes monnaies « parallèles » pour introduire,dans une économie plurielle, l’idéede monnaies elles-mêmes plurielles ?

Si de plus en plus de citoyens, conscients desimpasses auxquelles conduit une économie réduiteà sa seule dimension marchande, se rallient à l’idéed’une économie « plurielle », bien rares sont encoreceux qui opèrent semblable conversion vis-à-visde la monnaie. Il est vrai que la sacralisationde celle-ci, depuis des siècles, contribue à en faireun socle quasi intouchable : toute remise en causede la monnaie classique apparaît, de fait, commesacrilège. Pourtant, l’émergence de nouvelles formesd’échanges et de monnaies dites « parallèles »,considérable depuis deux décennies, témoignedes limites, faiblesses et incohérences du seulsystème monétaire aujourd’hui reconnu.En réalité, la monnaie « classique » remplit trois

fonctions distinctes : elle est à la fois unité decompte, moyen d’échange et réserve de valeur.Trois fonctions aujourd’hui profondémentperturbées par les bouleversements du monde :•comment se fier à une unité de compte qui,comme le montre Patrick Viveret dans son rapportsur la richesse, valorise sur un pied d’égalitéles réparations de catastrophes majeures(accidents de la route, naufrage de l’Erika…)et les dépenses de prévention (tout en « oubliant »la richesse produite par le travail domestiqueou par le bénévolat) ?•que vaut un moyen d’échange qui aboutit à exclurede plus en plus de personnes de l’échange avecd’autres (cf. encadré p. 91) ?•que représente encore la « réserve de valeur »quand la dématérialisation de la monnaieet l’ampleur des jeux spéculatifs aboutissentà créer une « bulle » complètement déconnectéede l’économie réelle ?Sans doute ne faut-il pas aller chercher plus loinles raisons du développement, récent maisspectaculaire, de « monnaies parallèles »de divers types. Auteur d’un livre récent sur cette >>>

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question (1), Jérôme Blanc distingue cinq formesprincipales de ces monnaies non officielles :- monnaies nationales utilisées à l’étranger ;- monnaies de proximité ;- monnaies de nécessité ;- monnaies affectées et bons d’achat à duréelimitée (titre restaurant ou chèque emploi service,par exemple) ;- systèmes de fidélisation de la clientèle.Le phénomène le plus inédit de ces vingt dernièresannées réside certainement dans l’essor – simultanédans de nombreux pays – des monnaiesde proximité et autres systèmes d’échange baséssur le temps.

Systèmes d’échanges locaux, troc,banques du temps et « Time dollar »En France, on commence à bien connaître les SEL(systèmes d’échanges locaux), basés sur le principedes LETS anglo-saxons : ce sont des associations,de fait ou de droit, dont les membres, habitantdans un périmètre restreint, mettent des biens,des services et des savoirs au service les uns desautres. Un catalogue des offres et des demandesest publié, avec les adresses des membres, afinqu’ils puissent se mettre directement en rapportentre eux. L’évaluation de chaque transaction se faitdans une unité locale d’échanges, de plus en plussouvent étalonnée sur le temps. On compteaujourd’hui en France quelque 320 SEL, regroupantplus de 30 000 personnes.De son côté, l’Italie compte près de 300 banquesdu temps, dont le fonctionnement s’apparente aussià celui des LETS : un groupe de dix à cent per-sonnes qui s’inscrivent sur un fichier central en décri -vant leurs compétences et leurs besoins. Chacunpeut échanger des heures de repassage contre descours de langue, de la garde d’enfants ou du jardina-ge.La loi nationale italienne de 1990 sur « les tempssociaux » oblige les mairies à soutenir les banquesdu temps (en leur offrant un local, un ordinateur,un téléphone…).Aux États-Unis, le système du « Time-dollar » estné aux débuts des années 80. Le principe de base ?Une personne peut obtenir des crédits-temps enaidant quelqu'un d'autre maintenant et utiliser cescrédits plus tard pour obtenir des services similairespour lui-même ou pour sa famille. L'unité de décompteest l'heure, et une heure a la même valeur quel quesoit le travail effectué. Comme il est défiscalisé,ce système s'est fortement développé : il est appli-qué aujourd'hui dans plus de 80 villes américaines,ainsi qu'au Japon et au Royaume-Uni.N’oublions pas, enfin, les systèmes de troc, qui ont

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Deux voix pour un débat

René Passet : la nécessitéde sérieuses études préa-lablesFaisant rimer « économie plurielle » et« monnaies plurielles », on propose parfoisla mise en circulation simultanée de diversesmonnaies, thésaurisables ou non, à duréede vie longue ou brève, ayant chacune sonchamp propre, mais dont ne sont préciséesni ce sur quoi chacune serait fondée, ni leur arti-culation entre elles, ni leur insertiondans le système international, ni leursimplications pour l’organisation sociale (1).Une telle proposition appelle donc de trèssérieuses études préalables : la monnaie estune réalité complexe, aux contours maldélimités, aux interdépendances infinies, mani-pulée, voire créée, par des acteursà l’imagination inépuisable, dont on netransforme pas la nature et les fonctions parsimple décret.On rapproche souvent de ces monnaiesplurielles des échanges de services soldéssans faire appel aux supports monétairestraditionnels, la « monnaie » résidant alors dansla contrepartie en services fourniepar chacun des coéchangistes. À ce titrefigurent les réseaux d’échange de savoir,les systèmes d’échange locaux, les réseauxde troc organisé d’Amérique latine, les banquesdu temps italiennes ou les time dollarsaméricains.Dans tous ces cas, des individus que leurmanque de pouvoir d’achat écarte de l’échangetraditionnel se découvrent des potentielsde travail et de connaissances qu’ils peuvent uti-liser, entre eux, comme moyens d’échange.Sans doute, ne faut-il pas demander à ces« monnaies » ce qu’elles n’ont pas pour objectifd’apporter : les dérives de la spéculation,l’emprise de la finance restent hors de leurportée. Mais le resserrement des liens humains,le sentiment de dignité retrouvée,la revivification de la vie citoyenne, élémentsforts de la qualité du tissu social, méritent d’êtreencouragés et soutenus.

(1) Leur compatibilité avec le système démocratiquenotamment : jusqu’ici seuls les systèmes autoritairesont su faire coexister des monnaies différentes(internes, touristiques) sans confusion entre elles.

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Deux voix pour un débat

Patrick Viveret : la double face de la monnaie

L’intérêt de choisir un étalon pour éviterl’incommodité du pur troc, puis le choix de supportsdivisibles et durables comme les métaux plutôtque des marchandises périssables ou peu divisibles(comme le bétail) rend compte du rôledémultiplicateur de la monnaie dans les échanges.Mais ceci ne concerne que la petite partiedes humains pour lesquels la monnaie rempliteffectivement sa fonction première qui estde faciliter l’échange. Pour bien d’autres qui n’ontpas ou peu de monnaie (3 milliards d’êtres humainspar exemple n’ont pas accès au système bancaire !),la monnaie est beaucoup plus vécue comme un freinà l’échange. D’où vientce retournement paradoxal que des êtres humainsayant à la fois la capacité et le désir d’échanger,de créer de l’activité, ne peuvent le fairepar manque de moyens monétaires ?Ce paradoxe sur lequel a beaucoup réfléchi JacquesDuboin a été théorisé par Marx. Il provientde ce processus de « fétichisation » qui consisteà transférer la valeur de l’échange entre humains surla monnaie elle-même. Fétichisation d’autant plusforte que le support de métaux précieuxpouvait laisser croire, comme l’affirmaitle mercantilisme dénoncé par Smith, que lamonnaie était en elle-même une richesse. C’est iciqu’intervient la double face de la monnaie,celle qui se fait moins le vecteur d’un échangeque d’une domination. Il s’agit alorsd’une monnaie dont la rareté, artificiellement crééepar les acteurs en position de domination, oblige lesdominés à n’utiliser qu’une faible partie de leurpotentiel d’échange et d’activité. Ce qui, dans la mon-naie classique, est de nature à tirer l’échange vers larivalité (et l’accaparement), c’est l’intérêt. C’est pour-quoi la plupart des grandes religions,

à commencer par le Christianisme avantla Réforme, ont considéré le fait de prêter avecun intérêt excessif dépassant le strict service rendu,comme le plus grave des péchés mortels. Car lapossibilité pour « l’argent de travailler tout seul » està la fois attentatoire à Dieu, seul maîtredu temps (argument théologique), et aux humains(fétichisme de la monnaie-argent dévalorisantles humains). L’autre élément porteurde domination, voire de violence, tient au faitque la monnaie officielle est indifférenteà la nature et à la finalité de l’échange. C’est toute laquestion de ce qu’il est convenu d’appeler« l’argent sale » et des lieux privilégiésde sa circulation que sont les paradis fiscaux. Le propre des monnaies affectées ou dédiéesest d’agir précisément sur ces deux éléments.C’est une monnaie sans intérêt qui n’autorise pas laspéculation et c’est une monnaie qui est dédiéeà un certain type d’activités ou de relations qui ontété préalablement définies comme remplissantune fonction positive pour l’individu et/oula collectivité.Il est essentiel de garder à l’esprit que ces deuxcaractéristiques sont au service de l’objectiffondamental : tirer la monnaie vers sa fonction pacifi-catrice. En ce sens, il ne s’agit pasde monnaies substitutives à la monnaie officielle,mais de monnaies complémentaires qui renouentavec la fonction affichée de la monnaie,celle de l’échange, et exercent une pression surla monnaie officielle pour qu’elle soit elle-mêmedavantage un vecteur de « doux commerce»(on dirait aujourd’hui de « commerce équitable ») plu-tôt qu’un vecteur de violence sociale(voire d’activités à dominante maffieusesou terroristes).

connu un développement spectaculaire en Argentine.Ayant créé de véritables « monnaies sociales »,les 8 000 clubs de troc argentins regrouperaientaujourd’hui plus de 6 millions de citoyens. Et tousles observateurs s’accordent à reconnaître qu’ils ontconstitué un amortisseur efficace de la crisecatastrophique qui a secoué le pays.Toutes ces initiatives apportent un élément de répon-

se au fait que de nombreuses personnesne peuvent exprimer socialement leurscompétences, considérées comme non rentables,alors que de nombreux besoins ne sont pas satis-faits,car ils ne sont pas solvables en regard des critèreséconomiques classiques. Ils réhabilitent ainsila fonction d’échange inhérente à la monnaie. >>>

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Cette observation de la réalité – constantedans l’histoire – des monnaies dites « parallèles »conduit Jérôme Blanc à opérer une redéfinitionde la monnaie elle-même :« Une réflexion à partir des monnaies parallèlesconduit à concevoir qu'elles ne sont pasun phénomène exceptionnel qui s'observe ensituation de crise, mais un élément permanentdes systèmes monétaires contemporains.Cette permanence modifie non seulement notreconception de la monnaie, mais surtout la façondont les acteurs vivent la monnaie. Elle doit doncêtre pensée comme principe de résolution des dettesarticulé autour d'une unité de compte.Ce principe se matérialise par un système de paie-ment composé d'un ensemble d'instruments trèsdivers.Il devient alors possible d'envisager une théoriedes pratiques monétaires selon laquelle l'emploi parles personnes d'une multitude, complémentaire

Sol : une monnaie solidaireLe projet Sol est né d’un groupe de travailréunissant des mutuelles de santé etd'assurance, des banques de l'économie sociale,des coopératives et un certain nombre deréseaux et médias dont le Centre des jeunesdirigeants et acteurs de l'économie sociale(CJDES) et Transversales .Concrètement, un utilisateur citoyen recevraitdes Sols soit en achetant certains biens etservices de l'économie sociale et solidaire,soit en ayant un comportement civiquetendant à réduire les destructions (je révise mavoiture plus souvent que prévu, donc j'ai moinsd'accidents, etc.), soit en s'impliquant dansla vie de la société (bénévolat pour uneassociation d'alphabétisation, par exemple).Il y aurait, en face, trois manières d’utiliserles Sols ainsi acquis : acheter des biens etdes services de l'économie sociale et solidaire(commerce équitable, assurance mutuelleplutôt que privée, et, pourquoi pas, placementsfinanciers solidaires…) ; s’en servir pour accéderà des biens collectifs, à la culture,aux équipements sportifs de la ville, etc. ;ou encore en donner pour soutenirdes initiatives locales ou de grandes causes.Outre un Sol-valeur, les initiateursréfléchissent aussi à un Sol-temps.

et parfois concurrente, d'instruments de compteet de paiement, n'est pas un recours en cas de crisemais un élément permanent de nos sociétés. » (2)Dans un dossier de Transversales Science Cultureconsacré à cette question (3), Jacques Robin esti -mait possible et souhaitable la mise en place, dansune « période de transition », de trois types de mon-naies :« - une monnaie thésaurisable, à péremption longue.Elle resterait le moyen d'échange et d'investissementpour le secteur du marché et pour un service publicmieux adapté : l'euro, sous condition d'une sérieuserégulation financière qui se cherche, représentece type de monnaie en attendant de futursajustements pour une monnaie thésaurisableplanétaire ; - une monnaie non thésaurisable, de consommationimmédiate et de péremption courte. Cette monnaieinconditionnelle pour tous (avec une progressivitéd'installation) aurait pour objectif d'assurerà chacun une vie décente. Sous réserve d'étapeset de précautions, cette monnaie combineraitles avantages respectifs de l'allocation universelleet des propositions avancées pour les “revenusde citoyenneté” ; - une monnaie que l'on pourrait qualifierde “monnaie de l'économie solidaire”. Elle s'exprimedéjà dans des formes nouvelles de monnaiesaffectées et de monnaies de proximité [qui]préparent le bouillonnement de ce secteurde “production de l'homme” et de “productiondes biens relationnels”. »

Le lien indispensable entre création monétaireet appréciation démocratique des besoinsSi beaucoup hésitent encore à franchir le paspour reconnaître la nécessité de monnaiesplurielles, c’est parce que le droit de « battre mon-naie » leur semble devoir rester l’apanagedu pouvoir politique élu démocratiquement.Mais ce vœu n’est déjà plus conforme à la réalité :la création monétaire est aujourd’huiessentiellement réalisée par les banques, et la miseen place de l’euro illustre bien la déconnectionentre monnaie officielle et pouvoir politique élu.Il n’empêche : ces auteurs ont raison de soulignerle lien indispensable entre création monétaireet appréciation démocratique des besoins.Le couplage avec des procédures de type « budgetparticipatif » ou les mécanismes d’évaluationcollective suggérés par Patrick Viveretdans son rapport offrent sans doute de nouvellespistes pour s’engager dans cette voie.

* Philippe Merlant est rédacteur en chef de TransversalesScience Culture .

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme

Proposer une alternative globale à l’économisme dominant ne peut s’envisagersans perspective planétaire. D’abord parce que les dégâts dus à l’économiecapitaliste de marché appellent une approche mondiale du développement durable : aprèsles désillusions suscitées par le Sommet de Johannesburg, Wolfgang Sachsjuge possible d’imaginer des ruptures plus radicales, qui permettraient aux paysdu Sud de suivre une autre voie que celle du modèle occidental (p. 94).Mireille Delmas-Marty, pour sa part, estime que l’Europe a une belle carte à jouerdans la mesure où elle propose un modèle pluraliste adapté à la « nouvelle donne »internationale ; à condition de considérer ses différences non comme une menacemais comme une chance (p. 98). Bien sûr, construire un monde solidairesuppose de remanier profondément les règles du jeu international. Le Conseilscientifique d’Attac propose de réformer radicalement le FMI et la Banque mondiale(p. 101). Stéphane Hessel évoque les transformations des grandes organisationsintergouvernementales, à commencer par le système des Nations unies (p. 105).Jacques Delors plaide pour la mise en place d’un Conseil de sécurité économique (p. 106),tandis que Riccardo Petrella suggère la création d’une Organisation mondialedu développement social (p. 108). Enfin, Michel Rocard souligne la nécessité,face au décalage entre la globalisation des problèmes qu’affronte l’humanité etl’absence de tout levier institutionnel à l’échelle de la planète, d’avancer dans lamise en œuvre concrète d’une gouvernance démocratique mondiale (p. 110).

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Après Johannesburg : quelle voievers le développement durable ?Par Wolfgang Sachs *

Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un monde solidaire

La pression exercée par les modes de productionet de consommation, si elle s’étendait à l’ensembledes pays, ne peut qu’accroître les déséquilibresécologiques qui condamneraient la vie terrestre.Il s’agit de repenser les activités humainesen tenant compte avant tout de la capacitéde la nature à se régénérer. Et d’autoriser enfinles pays en développement à suivre une autrevoie que celle du modèle occidental.

En 1992, à Rio, la Conférence des Nations uniessur l’environnement et le développement lançait le« développement durable » comme nouveau termepour désigner le progrès. L’idée est devenue populai -re dans le monde, mais les résultats sont mitigés.Dix ans plus tard, en août 2002, le Sommet mondialdu développement durable, à Johannesburg, a recon-firmé l’objectif, mais n’a pas réussi à orienter l’actioninternationale en faveur d’une plus grande équitémondiale au sein d’une biosphère limitée. Au lieude cela, c’est l’agenda du libre-échange qui a préva-lu : les buts du développement durable et de ladémocratie restent largement inféodés à celui de

construire un espace économique transnationaldébarrassé de la politique. Quatre impératifs dudéveloppement durable peuvent aujourd’hui êtredégagés, autour desquels s’articuleront le débatet l’action dans la période post-Johannesburg.

1 Réduire l’empreinte des richesActuellement, le monde consomme plus deressources que la nature ne peut en régénérer.Les activités humaines ont dépassé la capacitéde sustentation de la biosphère dès le milieu desannées 70. Depuis, la marque distinctive de l’histoirehumaine est d’avoir outrepassé les limitesécologiques. Si, par exemple, la moyenne actuelled’émissions de carbone par personne dans le mondeindustrialisé était généralisée à l’ensemble des paysdu globe, l’atmosphère devrait absorber cinq foisplus d’émissions qu’elle n’en a la capacité – et celasans même tenir compte de l’augmentation prévisiblede la population. En d’autres termes, il faudrait cinqplanètes pour permettre l’absorption du carbonerequis par le développement conventionnel. Pourcette raison, il ne peut y avoir d’équité dans le

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monde sans écologie. Sinon la biosphère sera préci-pitéedans des turbulences.Ni toutes les nations, ni tous les citoyens nebénéficient de parts égales. Au contraire, l’espaceenvironnemental est divisé de façon extrêmementinéquitable. Il est toujours vrai que 20 % de lapopulation mondiale consomme 70 à 80 % desressources mondiales. Ces 20 % mangent 45 %de toute la viande et du poisson, consomment 68 %de toute l’électricité, 84 % du papier et possèdent87 % des voitures. Surtout, ce sont les paysindustrialisés qui exploitent l’héritage naturelde façon excessive : ils puisent dans les ressourcesde l’environnement bien au-delà de leurs frontièresnationales. Leur empreinte écologique est plusgrande et, dans certains cas, beaucoup plusimportante que leurs propres territoires, gaspillant ungrand nombre de ressources en provenance d’autrespays. Il n’y aura donc pas d’équité à moins que les classesconsommatrices du Nord et du Sud ne deviennentcapables de vivre en réduisant de façon drastiqueleur demande de ressources. Une telletransformation de la richesse est le défi principaldu développement durable. Pour aller vers deséconomies peu consommatrices de ressources,deux stratégies générales peuvent être distinguées.•La première consiste à tenter progressivementde découpler production économique et flux deressources. Par exemple, l’efficacité écologique destechnologies et des structures organisationnelles doitêtre améliorée pour réduire le volume de ressourcesutilisé par unité produite. Des exemples deproduction et de services éco-intelligents abondent.•La seconde stratégie consiste à tenter de découplerqualité de la vie et production économique. En effet,la qualité de la vie ne dépend pas que de la capacitéd’achat : elle découle également de biensnon monétaires comme l’accès à la nature,la participation à la vie d’une communauté ou larichesse en biens communs. Ce qui est en jeu ici,ce n’est pas l’efficacité, mais la quantité suffisanted’utilisation des ressources.En résumé, la transition vers des économies peuconsommatrices de ressources demandera unedouble stratégie : réinvention des moyens (efficacité)et modération prudente des fins (quantité suffisante).En d’autres termes, il s’agit de faire les choses defaçon juste et de faire de justes choses.

2 Garantir les droits de subsistanceSelon une idée fausse très répandue, préserverl’environnement serait un frein à la lutte contrela pauvreté. Au contraire, l’inverse est souvent vrai.

Selon une idéefaussetrès répandue,préserverl’environnementserait un freinà la luttecontre la pauvreté.

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pays du Sud. Une politique de « priorité àl’exportation » avantage les grands agriculteurs et lescompagnies transnationales au détriment des petitsfermiers. Elle défend la monoculture plutôt que labiodiversité et canalise l’aide publique vers le secteurde l’exportation plutôt que vers le secteur desubsistance. Une politique de « priorité alimentaire »se concentrerait sur la nourriture et la garantiedes moyens d’existence, protégeant les pratiquesd’agriculture durable et assurant la promotiondes exportations des petits fermiers à des prixéquitables. Une telle politique ne chercherait pasà avoir à tout prix accès à l’ensemble du marché,mais s’intéresserait plutôt à un partenariat entreproducteurs et consommateurs, qui proposeraitdes prix raisonnables pour des produits de qualitégarantie.De toute manière, la libéralisation de l’échange doitêtre limitée lorsque les droits fondamentaux auxmoyens d’existence sont en danger, puisque l’accèsà la nourriture, à l’eau et aux biens élémentairesde subsistance relève des droits humains. Le secteurle plus adapté au libre-échange est celui des biensindustriels. À l’inverse, l’agriculture, l’eau, les terreset les services de base (comme la santé, le loge-ment et l’éducation) ne sont pas des candidats évi-dents à la libéralisation de l’échange. Dans bien descas, par exemple, les pays du Sud seraient bien avi-sés dene pas abandonner leur souveraineté alimentaire,c’est-à-dire leur capacité de produire pour eux-mêmessuffisamment de nourriture. Dans le cas contraire,ni l’indépendance du pays, ni la sécurité des pay-sans et pêcheurs ne peuvent être maintenues.

4 Un bond dans l’ère solaireIl sera impossible à la population mondialecroissante d’accéder à un niveau de vie occidentalen suivant les voies conventionnelles dudéveloppement. Le besoin en ressources est tropimportant, trop coûteux et trop nocif pour lesécosystèmes locaux et mondiaux. Cela dit, commeprobablement jamais auparavant dans l’histoire,il y a là une opportunité pour transformer le« sous-développement » en une chance.En ce moment historique, où la dépendanceaux combustibles fossiles conduit la sociétéindustrialisée dans une impasse, les économies quisemblaient à la traîne se retrouvent soudain enposition favorable : pas encore totalement coincéesdans un modèle d’industrialisation à l’ancienne,elles ont la possibilité de faire un bond en avantvers une ère postfossile. Les pays du Sud comme de l’Est ont l’opportunitéde passer directement à une économie solaire, bien

Les pauvres, surtout en milieu rural, dépendent dela fertilité des sols, des poissons vivant dans les lacset estuaires, des plantes pour se soigner, desbranches des forêts et des animaux – pour leur sub-sistance, mais aussi pour gagner de l’argent.Des écosystèmes productifs sont donc des atoutsindispensables pour des modes de vie durables,puisque les prés, forêts, champs et rivières peuventêtre de précieuses sources de subsistance.Seule une croissance qui augmente le produit natu-rel brut (pour employer une distinction de feu AnilAgarwal), et pas seulement le produit intérieur brut,améliore la condition des communautés rurales.Sinon, la croissance produira l’effet inverse : pertede revenus et de capacité de subsistance. Ce n’estpas tant la croissance monétaire en soi qui estimportante, que la structuration d’activitéséconomiques qui encouragent la préservationdes écosystèmes, ainsi que la cohésion descommunautés. La croissance économique commeune fin en soi va à l’encontre du but recherché, àmoins de prendre pleinement en compte l’énergierenouvelable, l’agriculture durable, la préservationde l’eau, les entreprises basées sur la biomasse etun usage prudent des systèmes vivants.Toute dégradation de l’environnement empirela situation des pauvres, tout comme chaqueamélioration réduira leur vulnérabilité.L’écologie et l’équité sont parties intégrantesde toute stratégie de subsistance.Le fait de garantir les droits des communautés auxressources naturelles est donc un signe distinctifdes politiques de subsistance. Toutefois, renforcerles droits de communautés locales implique unebaisse de la demande des investisseurs et desconsommateurs lointains. En effet, l’intérêtdes classes moyennes pour l’augmentationde la consommation et des entreprises pourl’augmentation du profit s’oppose trop souvent àl’intérêt des communautés qui souhaitent garantirleurs moyens de subsistance. Construire de grandsbarrages et extraire du pétrole, creuser des puitspour les eaux souterraines et capitaliser l’agricultureau profit des classes urbaines dégrade souvent lesécosystèmes grâce auxquels vivent les communau-tés locales. De tels conflits au sujet des ressourcesne seront pas atténués tant que les riches (au senséconomique) de ce monde n’auront pas entreprisla transition vers des modes de production etde consommation plus économes en ressources.

3 Échange équitable, et non libre-échangeEn agriculture, une politique basée sur la « prioritéà l’exportation » est en contradiction avec unepolitique de « priorité alimentaire » dans de nombreux

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De Menton à Johannesburg

« Les solutions aux problèmes actuels de pollution, faim, surpopulation et guerre sont peut-être plus faciles àtrouver que la mise en place de la formule qui permettra d’unir nos efforts en vue de les trouver, mais il faut undébut à tout ». Cet extrait du message lancé par 2 200 scientifiques réunis à Menton en 1971, appelant l’Onu àune action en faveur de l’environnement, apparaît, au lendemain du Sommet de Johannesburg, d’une désolan-te actualité.Dès 1968, la première conférence onusienne sur la biosphère prenait acte des problèmes environnementauxmondiaux, de la pollution et de la diminution des ressources naturelles. Elle donnait le coup d’envoi à la sériede conférences et conventions qui allait suivre. Plus de 500 accords multilatéraux environnementaux existent àce jour, sans que pour autant la dégradation de l’environnement global soit enrayée.Au contraire, on assiste plutôt à l’accélération et à l’extension des problèmes en raison des interdépendanceset des interactions constitutives des écosystèmes, mais surtout à la pression exercée par le carcande l’économie de marché, toujours plus avide des ressources planétaires et soumettant ainsi les humains,la vie animale et végétale à un processus mortifère.Si le bilan du Sommet de la Terre est ambigü, c’est aussi parce que la « nouvelle gouvernance » tant vantéeà Johannesburg par les tenants du marché perpétue la donne du développement économique commesolution à tous les maux planétaires, la croissance tenant lieu de remède universel. Dès lors, ne semble-t-il pas opportun de se débarrasser de ces cadres historiquement préétablis quimaintiennent le monde dans un carcan autodestructeur ? Si la rupture de nos écosystèmes est en cours,il est alors grand temps de rompre avec ces conceptions séculaires acceptées et perpétuées sans remise encause de ce que signifie l’évolution de l’humanité. N’est-il pas urgent d’envisager, à la lumière de nosnouveaux savoirs, une route différente ? Celle, par exemple, qui indique que l’énergie peut être produite locale-ment et sans effet dévastateur pour l’environnement, en utilisant en particulier, dans les pays en développe-ment, les énergies renouvelables, ainsi que l’indique Wolfgang Sachs ? Une redéfinition de ce qui constitue la richesse de la planète doit être entreprise, en intégrant ou enréhabilitant ce qui « fait valeur » dans les civilisations autres que l’Occident. Une telle entreprise devraitconduire à repenser ce que serait une écologie des échanges, à réhabiliter le don et la diversité culturelle,partie elle aussi de la biodiversité. Une comptabilité écologique du type de celle que pratiquent les peuplespremiers, ne prélevant pas plus de ressources naturelles que la régénération ne l’autorise, devrait permettre àla Terre de survivre à cette crise de barbarie que lui impose l’espèce humaine. Nul doute que l’équité consti-tuerait la base d’une écologie de l’économie et que le partage deviendrait indispensable en ce qui concernenotamment les biens communs de l’humanité. La prise de conscience de l’interdépendance globale de cesbiens communs oblige à concevoir dès aujourd’hui une articulation des politiques inédite, adossée à une gou-vernance démocratique mondiale.

Ann-Corinne Zimmer

avant et de façon bien plus solide que les économiesdu Nord. En fait, il serait contre leur intérêt,en termes de subsistance et de d’environnement,de traverser les mêmes étapes de l’évolutionindustrielle que les pays du Nord. Investirdans des infrastructures telles que des systèmesferroviaires légers, la production décentraliséed’énergie, les transports en commun,des systèmes d’évacuation des eaux usées,des logements adaptés à la région, des systèmesagroalimentaires régionalisés, des tissus urbainséconomes en transports, etc., pourrait mettreun pays sur la voie d’un mode de développementplus propre, moins cher et plus équitable.

Cette perspective représente aussiune chance unique pour accéder à une plusgrande indépendance économique,des décennies après que l’indépendancepolitique a été acquise. Les pays du Sudou de l’Est qui ignorent cette possibilitéde bondir jusque dans l’ère solaire le ferontà leurs risques et périls.

* Wolfgang Sachs travaille à l’Institut Wuppertal pourle climat, l’environnement et l’énergie. Son dernier livreest Dialectiques de la planète. Explorations de l’environnementet du développement (Londres, Zed, 1999).En 2002, il a coordonné et coécrit « The Jo’Berg Memo.Fairness in a Fragile World » (« Le mémo Jo’Burg. L’équitédans un monde fragile »). Voir le site www.jobergmemo.org dans

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Droits de l’économieet droits de l’homme :la chance historique de l’EuropePar Mireille Delmas-Marty

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un monde solidaire

L’Europe a la possibilité de développer un modèlepolitique pluraliste et non impérialiste.À condition qu’elle ne considère passes différences comme une menace pourson unité, mais comme une chance.

Le débat actuel sur l’empire américain a le méritede mettre les Européens face à leurs responsabilités.Ayant une certaine expérience des empires et deleurs échecs, l’Europe devrait offrir une autre visiondu monde. La chance historique de l’Europe, à cemoment de son histoire, est en effet qu’aucun paysmembre n’est en position d’imposer son systèmeaux autres, et qu’aucun n’est disposé à perdre sonidentité, alors même qu’ils se veulent unis.C’est pourquoi l’Europe ne devrait pas être conçuede la même façon qu’un État, même fédéral.S’il est essentiel d’éviter de tout unifier (ce qui neserait ni faisable ni souhaitable), donc partant, dedéfinir des domaines réservés aux États, il faudrasans doute, même en ces domaines, prévoirdes processus d’harmonisation, impliquant à la foisla reconnaissance de marges nationales, c’est-à-dired’un droit à la différence pour chaque État,et un contrôle des incompatibilités. Compte tenude la liberté de circulation, il faut en effet éviterles pratiques dites de forum shopping par lesquelsceux qui en ont les moyens choisissent la législation

qui convient à leurs intérêts propres. Une certainecomplexité est sans doute inévitable pour construireun modèle pluraliste, mais un tel modèle pourraitfaire de l’Europe un laboratoire pour imaginerun futur ordre mondial. Encore faut-il déterminerles incompatibilités, donc énoncer des valeurset pas seulement des procédures de répartitiondes compétences.Le pragmatisme affiché dans beaucoup de discourspolitiques ne doit pas faire oublier que l’Europe futd’abord un rêve. L’art de la marche, à grands oupetits pas, n’a de sens que si la direction est choisieet non subie. Contourner les obstacles ne veut pasdire changer de route à tout moment et tourner àl’aveuglette, au hasard des sondages,des catastrophes et des clameurs.

Ni la « pax romana »,ni la « pax americana »Le réseau de solidarités qui se nomme Europen’aurait guère de sens s’il n’était qu’un immensemarché réservé à des nantis dont l’ambition seraitde devenir la première puissance du monde.Nous ne voulons ni d’un nouvel Empire, ni d’unFar West où le shérif impose sa loi : ni la pax roma-na, ni la pax americana. Il ne s’agit pas non plus debâtir notre identité sur un ennemi commun à abattre.L’Europe n’est pas l’axe du bien. Elle a connu

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(et connaît encore) trop de guerres de religion,elle a souffert (et souffre encore) de tropd’intolérance pour se laisser à nouveau prendreau piège de tels simplismes. Nous ne sommes pasdes croisés en guerre contre le mal, sinon contrecelui que nous sentons en germe dans notre propresociété et dans nos propres choix. La violenceaugmente certes, mais ce n’est pas naïveté maisréalisme que de chercher à agir sur les causessans se contenter d’un tout répressif à courte vuequi n’apporte ni la sécurité ni la liberté,mais toujours plus de violence.L’Europe fut d’abord un rêve de paix, et c’est encorela seule réponse réaliste dans une société où lesfanatismes pseudoreligieux prospèrent, tandisque l’exclusion sociale progresse. Combattreles fanatismes, d’où qu’ils viennent, et luttercontre l’exclusion sociale, à l’intérieur et à l’extérieurde l’Europe, est la seule voie raisonnable, mais elleest étroite. La Charte des droits fondamentauxde l’UE est encore bien timorée sur les droitssociaux, mais elle a l’immense mérite d’avoir sudépasserle clivage hérité de la guerre froide entre droitscivils et politiques et droits économiques, sociauxet culturels, renouant ainsi avec l’article 1 er de laDéclaration universelle des droits de l’homme quiproclame l’égale dignité de tous les êtres humainset se réfère au devoir de fraternité.

Toutes les civilisations portent en ellesun devoir de fraternitéLoin d’être l’œuvre de bonnes âmes un peu sottesanimées de bons sentiments un peu creux,la formule avait été proposée par René Cassinet soutenue à la fois par Eleanor Roosevelt, quin’avait pas oublié l’idée d’un second Bill of rightslancée en 1944 par le président des États-Unis,ainsi que par le Libanais Charles Malik et parle diplomate chinois Chang Pengchun, qui insistapour faire ajouter que l’homme n’est pas seulementdoué de raison mais animé d’une conscience quiimplique le souci de l’autre (two-man mindedness).Si toutes les civilisations ont eu d’abord une visionréductrice limitant la fraternité à quelquesprivilégiés, notamment aux plus nantis,ou aux représentants du sexe masculin, toutesles civilisations portent en elles, par des voieset à des rythmes différents, un devoir de fraternité ausens le plus large, tel qu’il sera finalement inscrit en1948, après une semaine d’échanges passionnés,à la fin de l’article 1er de la Déclaration universelle.En ces temps de réforme des institutionseuropéennes, la réalisation d’un idéal proclaméil y a un demi-siècle devrait être au cœur du débat.

Nous ne sommespas des croisésen guerre contrele mal, sinon contrecelui que noussentons en germedans notrepropre société.

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Le développement des ONG, comme AmnestyInternational, ATD Quart Monde, Human rightsWatch, Médecins du monde, et bien d’autres,et leur capacité à s’organiser commencentà préfigurer, avec toutes les difficultés et lesambiguïtés que cela suppose, le futur citoyendu monde. Leur succès même, comme celuide l’Appel (« Appel pour la création d’un Collegiuminternational éthique, politique et scientifique »,Libération du 5 février 2002) lancé à l’initiatived’un groupe international de responsables politiques,de citoyens et d’experts réunis en Slovénie autourdu président Milan Kucan et de Michel Rocard,montre avec quelle ferveur des personnesde tous horizons sont prêtes à s’engager quand ellesretrouvent une espérance.À la différence des promesses électorales, oubliéessitôt les élections passées, l’espérance ouvre unchemin à tracer ensemble dans une démocratie nonseulement représentative, mais participative,c’est-à-dire une démocratie où dirigeants et dirigés,au fil du dialogue, intervertissent parfois les rôles.L’objectif n’est pas de gagner pour gagner, au risquede tout perdre, mais d’avancer. Longtempsles évolutions en matière européenne ont progresséà petits pas, au prix d’ambiguïtés dites positives.Mais cette accumulation de demi-mesures finitpar conduire, notamment dans le domainede la justice, à des superpositions d’institutionssans véritables pouvoirs, qui tentent chacuned’étendre leurs compétences au risque dechevauchements qui pourraient bloquer tout lesystème. Il serait sans doute temps de changerde méthode et la Convention qui vient de se mettreen place pourrait en être l’occasion.À condition de ne pas se tromper d’objectif.

Apprendre à ordonner le multipleet à harmoniser les différencesAu moment où l’administration Bush semble résolueà partager le monde en deux catégories, les alliéstraités en vassaux et les ennemis auxquels uneguerre sans limite est déclarée, l’Europe doit offrirune autre conception des valeurs, une conceptionqui ne supprime pas les différences comme unemenace pour son unité, mais les accepte commeune chance. Il ne suffit pas de les juxtaposer,car on fabrique ainsi des ghettos et un jour ou l’autrel’incompréhension qui en résulte conduit à l’hostilitéet à la violence. L’Europe, précisément parcequ’aucun pays n’est en position d’imposerson modèle aux autres, commence seulementà apprendre à ordonner le multiple et à harmoniserles différences. Rien de plus difficile, mais riende plus nécessaire, que l’apprentissage

de cette complexité qui implique tout un jeude marges et de seuils, pris dans une constructioninteractive (entre niveau local, national, européenet mondial) et évolutive (par des processusdynamiques qui diffèrent des images statiquesdes pyramides ou des piliers).Nous sommes seulement au début de la constructioneuropéenne, et pourtant nous devons en même tempssonger, car il y a urgence, à celle d’un ordre mondialqu’il faut souhaiter pluraliste et non impérialiste. Faireappel au vocabulaire du terrorisme,qui n’évoque aucune valeur à protéger en communmais renvoie à la terreur, vieux réflexe primitifde la peur de l’autre et du repli sur soi, ne risquede produire que davantage de violence.Fortifier la justice et les valeurs qui la sous-tendentdevrait être la véritable priorité. D’abord éclatéesau sein du Conseil de l’Europe (plus de quaranteÉtats depuis l’ouverture à l’Est) entre la Conventioneuropéenne des droits de l’homme et la Chartesociale européenne, ces valeurs sont désormaisregroupées en six chapitres (dignité, libertés, égalité,solidarité, citoyenneté et justice) dans la Chartedes droits fondamentaux, adoptée à Niceen décembre 2000 pour les quinze États membresde l’Union européenne. Simple déclarationne comportant ni effet juridique, ni engagementpolitique, la Charte représente déjà, toute imparfaitesoit-elle, comme une carte d’identité, ou plutôtune feuille de route, pour baliser un nouveau typed’union entre des États qui ne disparaissent paspour autant mais acceptent de partagerleur souveraineté avec d’autres.Elle peut aussi, et en même temps, contribuerà l’émergence d’un ordre mondial à laquellele Collegium, évoqué ci-dessus, pourrait aussiparticiper. Les synergies progressivement misesen place entre l’Europe du marché et l’Europedes droits de l’homme pourraient en effet inspirerles solutions qui restent à inventer, par exemplepour relier l’Organisation des Nations unies et celledu commerce mondial et rendre les droitsfondamentaux opposables (aux États et par lesÉtats) dans le contentieux du commerce mondial.Mais la démocratie procédurale, à base de régulationet de corégulation, ne suffira pas sans unedémocratie qui exprime aussi les choixfondamentaux. Déjà apparaissent des notionsnouvelles comme « crime contre l’humanité »,ou « patrimoine commun de l’humanité », quisymbolisent un nouveau rêve, celui d’une humanité àconstruire ensemble, marquant ainsi le refusde toute hégémonie, qu’elle soit politique,économique, juridique ou culturelle.

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Que faire du FMIet de la Banque mondiale ?Par le Conseil scientifique d’Attac

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un monde solidaire

Les institutions financières internationales (IFI) sontl’instrument par lequel le capitalismetransnational tente d’imposer sa loi aux paysdu Sud. Au lieu de les supprimer (ce qui réjouirait lesultralibéraux) ou de les « toiletter »,Attac propose de les réformer radicalement.En transformant à la fois leur champd’intervention et leur fonctionnement.

« En juillet 1944 s’ouvre la conférence de BrettonWoods, qui réunit aux États-Unis experts économiques(dont Keynes) et chefs d’État ou de gouvernementalliés. Le Fonds monétaire international (FMI) et laBanque mondiale, aujourd’hui largement discrédités,en sont issus. Ces deux institutions de BrettonWoods se sont en effet progressivement éloignéesde leurs fonctions initiales – stabiliser les taux dechange pour éviter le retour des désordres moné-taires des années trente et financer la reconstructionà la suite de la guerre ainsi que le développementdes pays moins avancés – pour devenir des instru-ments àtravers lesquels le capitalisme transnational imposeaux pays dépendants et endettés ses préceptesd’organisation, sous le terme d’« ajustementstructurel. » (…)Nous proposons de réformer radicalement les IFI,c’est-à-dire de remettre en cause la nature même

des pouvoirs qui s’expriment à travers ces institu-tions et donc la logique qui détermine leur action.Cette position s’oppose, d’une part, aux ultralibéraux,dont la position est exprimée dans le rapport Meltzeret qui souhaitent réduire au minimum la régulationpublique internationale, et, d’autre part, à ceux quisouhaitent ne réformer qu’à la marge les IFIde Bretton Woods, ce qui est notamment la positiondes gouvernements français successifs. (…)Même si notre réflexion est dans ce qui suitvolontairement centrée sur les IFI, on ne peutla dissocier d’une analyse critique de l’autreorganisation internationale dotée d’un véritablepouvoir, à l’instar du FMI et de la Banque mondiale,qu’est l’OMC. (…) À la différence des agencesspécialisées de l’Onu, l’OMC détient, avec sonorganisme de résolution des conflits – l’ORD(Organe de règlement des différends), véritable tribu-nalinternational –, un pouvoir exorbitant pour imposer laprimauté des intérêts commerciaux sur toute autreconsidération. Avec une exceptiond’importance toutefois : les difficultés que l’ORDrencontre quand il s’agit d’imposer le respect de sesrègles aux États-Unis. Par ailleurs, les décisions del’OMC constituent souvent une violation des principesfondamentaux sur lesquels s’appuient les droitséconomiques, sociaux et environnementaux défendus>>>

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par l’Onu et l’OIT. Il est par exemple essentielque le non-respect des normes édictées parl’OIT puisse être sanctionné, afin que le travail nesoit plus une simple variable d’ajustement, soumiseaux intérêts financiers et commerciaux défendus parles IFI et l’OMC. Autre exemple encore : est-il normalque le débat concernant la diffusion de médicamentsgénériques, pour enrayer la pandémie du sida enAfrique du Sud, se soit centré sur la protectioncommerciale des brevets des grands groupespharmaceutiques, l’OMS en étant presque absen-te ? (…)

Réformer les champs d’interventiondes institutions financières internationales1 Priorité à l’annulation de la dette extérieure.La dette est un frein considérable au développementdes pays les plus pauvres, et elle pèse lourdementsur les pays dits « émergents ». Le caractère cumu-latif des dettes (emprunter pour payer les intérêtssans être en mesure de pouvoir rembourser) entre -tient dans une dépendance sans fin les pays du Sud.Il est nécessaire d’obtenir une politique d’allègementet, dans certains cas, d’annulation de la dette despays en développement. (…)Il est essentiel de changer les modalités actuelles degestion de la dette. Au lieu de traiter celle-ci au caspar cas comme cela se fait actuellement dans lecadre des clubs de Paris et de Londres, il faut mettreen place l’organisation d’un traitement global de ladette, par exemple dans le cadre d’une conférenceinternationale, ce qui permettrait de réduire le poidsdes IFI et donnerait une dimension politique etplanétaire à cette question, en faisant ressortirles responsabilités importantes des banquesinternationales et des gouvernementsdes pays riches. (…)

2 Surveillance et gestion des crises financières.(…) Le système de régulation actuel, qualifiéde « contrôle prudentiel », repose sur un pilierpréventif (réglementation et supervision) et sur unpilier curatif (dispositif de gestion des crises). Le premier pilier a été construit jusqu’ici dans ledomaine bancaire par le Comité de Bâle, à laBanque des règlements internationaux. Il n’a pasempêché les « prises de risque excessif » dans l’at -tribution ou dans la suppression brutale des créditsaccordés par des grandes banques internationales.Quant aux autres acteurs financiers (investisseurs,fondsspéculatifs, conglomérats), ils ne font pas l’objetd’une supervision véritable à l’échelle internationale. Le second pilier, curatif, concerne notamment lafonction de « prêteur en dernier ressort

international », c’est-à-dire la lutte contre le risquesystémique par la fourniture de liquidités en urgenceen cas de crise. Le FMI a été chargé de coordonnerles opérations de sauvetage dans les crises récentes(Mexique en 1995, Corée en 1998, Argentine etTurquie en 2000-2002).Mais le FMI manque de légitimité. Sa gestion descrises financières est particulièrement contestéedepuis la « crise asiatique » de 1997-1998.Il a beaucoup été question de sa réforme, en 1999,mais rien d’important n’a été décidé, en partie àcause de désaccords sur la nature des réformes àentreprendre. (…) Face à ces désaccords et cesincertitudes, nous devons mettre en avant nosanalyses et nos propositions qui interviennentd’abord en amont, pour traiter les racines du malsans s’en tenir à des interventions ponctuellesdestinées à limiter les dégâts : la libéralisationfinancière ne peut plus être le principe directeur dusystème financier international. Il est essentiel depromouvoir une nouvelle régulation de la finance,fondée sur un encadrement étroit des acteurs privéspar une réglementation forte des mouvements decapitaux, par la suppression du secret bancaire, parcelle des privilèges et des paradis fiscaux, par lerenforcement de la taxation des opérationsfinancières internationales (taxe Tobin) et parl’établissement d’un contrôle démocratique efficacesur les IFI, assuré par des autorités publiques dotéesd’une légitimité nationale et internationale.

3 Concilier lutte contre la pauvreté et défensede l’environnement.La lutte contre la pauvreté fait partie du discoursofficiel des IFI, mais les politiques sur le terrain netraduisent pas cet objectif : la pauvreté est féminineà 70 %, et les plans d’ajustement structurel ont étéparticulièrement néfastes pour les femmes, que cesoit pour leur scolarisation, leur santé, leur emploi etleurs droits. De plus, la politique des IFI consiste leplus souvent – et dans le meilleur des cas – à aiderles pauvres et beaucoup moins à combattre lescauses de cette pauvreté. Les nouvelles méthodes de mesure – telles quecelles développées depuis 1992 par le PNUD danssesrapports annuels avec l’indice de développementhumain, l’indice sexospécifique de développementhumain, l’indice de participation des femmes, l’indicede pauvreté, ou la « comptabilité verte » – doiventêtre encouragées pour permettre d’internaliser lescoûts sociaux et écologiques du capitalisme demarché mondialisé. Des études d’impact sur le genredoivent être menées au préalable et conditionnertous les projets présentés par les IFI. (…)

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Les IFI doivent avoir, parmi leurs objectifs, le soucide mettre en œuvre des mesures compatibles avecla protection de l’environnement. Ainsi, il est impor-tant d’aider en priorité le financement de projetsagricoles ou industriels favorables à l’équilibre del’écosystème local. À l’inverse, les IFI peuvent luttercontre les opérateurs financiers privés dont lesactions appauvrissent excessivement le capitalécologique des pays en développement.

3 Mettre en cause les plans d’ajustement structurel(PAS) et la conditionnalité des prêts.Les plans d’ajustement structurel, ainsi que ladoctrine de la conditionnalité, qui sont au centre del’action du FMI, doivent être radicalement remis encause. Cela signifie d’abord que la lutte contre lesdéséquilibres macroéconomiques (inflation,déséquilibre du commerce extérieur et des financespubliques) ne peut se faire au détriment des objectifsde développement économiques et sociaux à longterme. Ensuite, il est nécessaire de consulter lespays qui ont besoin d’être aidés et leurs instancesdémocratiques, avant de mettre en applicationdes politiques économiques recommandées par lesIFI. De même, il est essentiel de donner la possibilitéaux pays en question de fermer provisoirement leursfrontières pour se protéger contre la concurrenceexcessive ou la spéculation. Cela met notammenten cause les pressions du FMI pour libéraliser lesmouvements de capitaux, pour imposer « l’ouverturedu compte de capital » selon le jargon du FMI. Enfin,les pays doivent être en mesure de contester devantune instance internationale les politiques qui leursont appliquées par la communauté financièreinternationale, par exemple le retrait brutal de fondspar les banques et les investisseurs étrangers.Parallèlement à notre opposition aux PAS, il estnécessaire de définir de nouvelles modalités decrédit, à des conditions hors marché (taux d’intérêtbonifiés ou préférentiels). Il est souhaitable d’allervers la création d’un fonds mondial pour ledéveloppement, chargé de financer les projets lesplus urgents et d’assurer les nécessaires transfertsde technologie vers les pays du Sud. Le choix desprojets, leur suivi et leur évaluation devraient être dela responsabilité d’un organisme lié aux Nations unies,par exemple le PNUD, où les populations concer-nées pourraient être directement représentées. (…)

Réformer le fonctionnementdes institutions financières internationales1 Démocratiser les IFI à tous les niveaux.Les IFI, issues de Bretton Woods, se caractérisentpar un profond déficit démocratique, qui se manifesteà travers le secret qui entoure les études et les

Les institutionsfinancièresinternationales,issues deBretton Woods,se caractérisent parun profond déficitdémocratique.

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prises de décisions, la concentration des pouvoirs auxmains des pays les plus riches, l’absence quasi tota-le de femmes dans les instances décisionnelles. (…)Un premier axe prioritaire de la réforme des IFI doitdonc être la démocratisation du vote et desmodalités de prise de décisions, afin de garantir unereprésentation équitable et équilibrée qui ne soit plusau service exclusif des pays développés les plusriches et du profit. Le deuxième axe de démocratisation qui s’imposeest l’instauration d’un réel contrôle de chaque parle-ment national, avec la collaboration des représen-tants de ce qu’on désigne en général comme la« société civile » : ONG, syndicats, mouvements defemmes, etc. Ce contrôle doit notamment s’exercersur les administrateurs des IFI, qui sont par ailleursdesressortissants nationaux qui devraient être assujettisà l’autorité du parlement de leur pays. (…) Il faut, parexemple, au minimum, que le représentant de laFrance au conseil d’administration du FMI et de laBanque mondiale rende des comptes et soitréellement contrôlé par les parlementaires français.

2 Rattacher les IFI à une organisation des Nationsunies elle-même réformée.Les IFI, comme l’OMC, ont des domaines d’actionqui étaient au départ circonscrits et auxquels ellesauraient dû être cantonnées. À l’inverse, les Nationsunies sont une organisation universelle. Les IFI sonten principe rattachées au système des Nationsunies, mais elles s’en sont complètement émanci-pées. Il est essentiel de subordonner à nouveau lesIFI et l’OMC au système des Nations unies, ce quiest le seul moyen – en l’état actuel des relations inter-nationales – de les soumettre à un contrôle extérieur,d’une part, et de les amener à respecter des prin-cipes

fondamentaux, supérieurs aux intérêts financiers etcommerciaux, d’autre part. (…)Cette réforme radicale des IFI, indépendamment deleur confrontation avec les autres dispositifsinternationaux existants, devra passer aussi par lamise en place d’instances d’évaluation indépendantes,extérieures à ces institutions, qui seraient rattachéesau système des Nations unies. La possibilité d’unesaisine de telles instances par les parties concer-nées, mais aussi par les représentants desParlements et des autres secteurs se réclamant de la« société civile », serait un pas en avant considé-rable dans la démocratisation du système financierinternational.

3 Créer des mécanismes et des instances derecours.(…) Il est indispensable de faire en sorte que les IFIse soumettent au droit international, particulièrementaux protocoles et aux accords auxquels ont souscritla plupart de leurs États membres. Il est en effetpossible de réguler l’économie et les échanges àpartir du respect des droits : des droits civils etpolitiques, mais aussi, sinon plus encore, des droitséconomiques, sociaux et culturels. Cette référenceaux droits fondamentaux est de plus en plus centraledans la mobilisation et les revendications desmouvements sociaux dans le monde. (…)Dans cette perspective, il est nécessaire d’organiserdes possibilités de recours des États et des citoyensdevant des juridictions internationales pour violationdes traités internationaux ou pour non-respect desdroits fondamentaux. Aujourd’hui, seuls les Étatssont reconnus comme sujets du droit international.Il est donc important d’obtenir une transformation ducadre juridique dans lequel fonctionnent lesjuridictions internationales, afin de permettre auxmembres de la « société civile » (ONG, mais aussicitoyens) d’ester en justice à l’échelon internationalcontre les États, les entreprises ou les organisations

Il est essentiel de subordonnerà nouveau les institutionsfinancières internationales et l’Organisationmondiale du commerceau système des Nations unies.

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Quelles réformesdes institutions internationales ?Par Stéphane Hessel

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un monde solidaire

Si l’on veut se donner les moyens de mettreen application les déclarations adoptéesdans la Charte des Nations unies et les grandstextes fondateurs qui en sont issus, il est tempsde réformer les institutions internationales.

Tous ceux qui, comme moi, avons réfléchi depuis unquart de siècle au fonctionnement des institutionsmondiales en place depuis 1945, savons quel’émergence d’une nouvelle gouvernance mondiale– terme ambigu auquel je préfère substituer celuid’une gestion intelligente des interdépendancesentre les civilisations – exige en premier lieuune évolution des mentalités et une libérationdes esprits. Qu’une minorité courageuse etdéterminée se donne pour tâche de faire sauterle diktat des économistes, des scientifiqueset des soi-disant experts dont l’arrogance donnepour incontestable la marchandisation des bienspublics et conforte ainsi la position retranchéedes bénéficiaires actuels du pouvoir politiqueet financier, c’est la condition, à mon sens essentielle,pour que survienne une société conformeaux aspirations du nouveau siècle.Pour autant, il reste nécessaire de prévoir commentdevront évoluer les institutions elles-mêmes, tantau plan régional qu’au plan mondial, en préservantl’acquis irremplaçable que représentent la Chartedes Nations unies et les grands textes fondateurs

du nouveau droit international qui en sont issus,depuis la Déclaration universelle des droits del’homme et les Pactes, jusqu’à la Cour criminelleinternationale. Les valeurs que ces textesproclament et dont ils proposent la mise enœuvre à la communauté internationale n’ont rienperdu de leur pertinence. Mais faute notammentdes réformes institutionnelles requises, cette miseen œuvre est restée dramatiquement insatisfaisante.En quoi pourraient consister ces réformes ?Les objectifs à atteindre ont été assez clairementdégagés et analysés : les conférences mondialesconvoquées par les Nations unies au long dela dernière décennie du siècle passé ont faitl’inventaire des problèmes à résoudre. À Rio en1992, à Vienne en 1993, au Caire, à Pékin, àCopenhague,à Istanbul, des textes ont été adoptés sur ledéveloppement durable, les droits de l’homme,la démographie, la place des femmes, l’intégrationsociale et le logement… pour ne citer que les plusimportants des défis du nouveau siècle.Mais la mise en œuvre des déclarations adoptéespar ces conférences, où en est-elle ?

Réformer le Conseil de sécurité de l’Onu pour lui donner les moyens de maintenir la paixLa première réforme doit sans doute viserle maintien de la paix, le réglement des différends>>>

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par des voies pacifiques, l’élimination des armesde destruction massive, la lutte contre les crimesde guerre et les crimes contre l’humanité. C’est le rôlequi incombe au Conseil de sécurité au niveaumondial, ce pourrait être celui d’instancessimilaires au niveau régional.Or le Conseil de sécurité de l’Onu ne deviendraefficace qu’à deux conditions : qu’il soit perçucomme légitime par les peuples du mondeet qu’il soit doté des moyens et des ressources

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Pour un conseil de sécurité économiquePar Jacques Delors

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qu’exigent ses interventions. Ce n’est actuellementpas le cas. La place exorbitante que la règlede l’unanimité des cinq membres permanentsattribue aux vainqueurs de 1945 rend cette légitimitécontestable, et les réticences des principauxÉtats membres à doter les opérations dontils le chargent des forces nécessaires àleur succès en limite l’efficacité.Une formation renouvelée qui y ferait siégerune vingtaine d’États représentant les grandes

« Je voudrais proposer, nonpas une solution miracle, mais unprocessus susceptible de faciliterla solution progressive de “globalissues” : la création d'un Conseilde sécurité économique, avecdeux objectifs essentiels :responsabiliser touts les pays,en les associant à la réflexion ;proposer des expérimentations denature à améliorer lasoutenabilité financière,environnementale et sociale.Certains ont récusé cette idée,sous prétexte qu'elle serait impos-sible à mettre enapplication. D'autres ont craint,à tort, qu'il s'agisse d'unorganisme chargé de décider detout, à la place des institutionsexistantes. Ce n'est nullementdans ma pensée.Car je suis frappé par l’aspectroutinier des débats organiséslors des réunions annuellesdes organes de Bretton Woods,par les difficultés de l’OMCpour prendre en charge lesdimensions sociales etenvironnementales du commerceinternational, par l’absence detoute organisation compétenteet spécialisée pour traiter des pro-blèmes de l’environnement, de

l'évasion fiscale...Il faut revoir les bases conçuesà Bretton Woods et à La Havane,pour tenir compte du nouveaupaysage mondial. Une grandeconférence ne servirait à rien, dèslors que nous sommes au cœurd’une mutation dont nous ne maî-trisons pas toutesles données et dont nousne connaissons pas l’évolution.C’est pourquoi, une démarcheplus pragmatique et de longuedurée me paraît préférable,prenant acte au surplusdes profonds désaccords entreles parties prenantes. Qu’on enjuge par les suites données auprotocole de Kyoto surl’environnement ou, pour prendreun autre exemple,des débats sans fin sur la réformedu système monétaire mondial.L’existence d’un tel Conseiln’empêcherait nullement lesacteurs présents du système depoursuivre leur réflexion et leuraction, voire de l’infléchir à lalumière des débats et travauxmenés dans ce cadre global.J’insiste sur l’association de tousles pays, soit directement pour lesnations les plus importantes(celles du G8, plus la Chine, l’Inde

et le Brésil), soit indirectement parleurs organisationsrégionales. Les institutions ditesspécialisées, dont le FMI et laBanque mondiale, travailleraientavec ce Conseil, lui fournissantanalyses, évaluations etprospectives.Compte tenu de la grande diversitédes problèmes posés, mandatpourrait être donné soit à une ins-titution existante, soit à une “spe-cial task force” d’approfondir telou tel problème.Le Conseil de sécuritééconomique, dont le secrétariatserait assuré par l’Organisationdes Nations unies, tiendrait uneréunion annuelle avecla présence des chefs degouvernement et les présidentsdes organisations régionales.On y dresserait le bilan desréflexions menées et desinitiatives engagées, dans unetransparence qui permettrait auxopinions publiques de mieuxapprécier ces phénomènesde globalisation. »* Ancien président de la Commissioneuropéenne. Ce texte est extraitd’un exposé de Jacques Delors à laBanque mondiale, le 4 avril 2001,à Washington.

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composantes de la société mondiale, disposantde l’autorité morale et matérielle nécessaireet prenant leurs décisions de façon démocratiques’impose donc d’urgence. Et ce nouveau Conseildevra avoir à sa disposition les moyens de préven-tionet les forces de dissuasion et d’interventionde qualité et de quantité suffisantes pour remplir sonmandat, mandat dont le besoin est plus évidentaujourd’hui que jamais.

Maîtriser les problèmes économiques,sociaux, culturels et environnementauxLa deuxième réforme est tout aussi urgente.Elle a été proposée il y a quinze ans par MikhaïlGorbatchev, formulée avec précision et convictiondans les rapports de Jacques Delors et ShridatRamphal, en 1994, de Richard von Weizsäckeret Moreen Qureishi, en 1995. Elle visele remplacement du Conseil économique et socialprévu dans la Charte par un organe d’une toutautre stature : un Conseil de sécurité économiqueet social composé d’une vingtaine de chefs d’Étatou de gouvernement représentatifs des populationsde la Terre, réunis à ce niveau au moins deux foispar an et siégeant en permanence au niveaude leurs représentants personnels, et qui prendraiten charge la maîtrise des problèmes économiques,sociaux, culturels et environnementaux dontla gravité n’a fait que s’accroître au coursdes dernières décennies, laissant le monde faceà des défis de portée vitale.Ce Conseil mettrait de l’ordre dans les structuresinstitutionnelles qui ont été progressivementmises en place depuis 1945 et qui se sontdangereusement dégradées et dispersées.Nous ne pouvons plus laisser des institutionscomme la Banque mondiale, le Fonds monétaireinternational, l’Organisation mondiale du commerceexercer en vase clos des attributions qui n’ontde sens que mises au service d’une vision globale,et constamment remise à jour, des nécessairessolidarités économiques et sociales et des mesuresà prendre pour préserver la viabilité de la planète.C’est le Conseil de sécurité économique et socialqui devra donner des directives explicites à lagamme d’institutions dont les compétencessont requises pour traiter, dans l’esprit et le cadreainsi définis, les problèmes de régulation financièreet d’harmonisation commerciale, de partenariatpour le développement, d’emploi, de conditionsde travail, de santé, d’alimentation, de logement,de mouvements migratoires, de respectdes patrimoines culturels, de biodiversité, d’eauet d’énergies renouvelables, pour ne citer que

les plus évidents des biens publics qui ne peuventêtre laissés à la spéculation financière età la marchandisation. Là aussi, comme pour lasécurité politique et militaire, des instancesrégionales devront assumer leurs responsabilitésspécifiques, sur le modèle de ce qui a été l’acquisle plus précieux du demi-siècle passé,l’Union européenne.Rien de plus raisonnable, au vu de ce quenous savons des aspirations des peuples,qu’une architecture simple, forte, articulée,démocratique, comme celle que je viensde décrire. Et pourtant la question se pose :les membres de ces deux Conseils, tels que nouspouvons les imaginer en ce début de siècle,seront-ils capables de faire preuve de la hauteurde vues nécessaire pour élaborer ensembleune telle vision des besoins d’une planèteplus pacifique, plus juste et plus harmonieuseet d’orienter selon cette vision le travail de chacundes organes de ce grand corps institutionnel ?Il est permis d’en douter… mais aussi de penserqu’ils peuvent y être poussés, voire contraints,par la pression que s’apprêtent à exercer sur euxdeux composantes en voie de constitutiondes sociétés actuelles.

Des mouvements citoyensau Collegium éthique, politique et scientifique•Ce sont, d’abord, les mouvements citoyens,mobilisés depuis le premier Forum socialde Porto Alegre et qui ne manquerontpas de prendre de plus en plus d’ampleur,grâce aux méthodes de travail en réseau auxquellesles générations du XXI

e siècle consacrent le meilleurde leur énergie. Pour peu qu’au lieu de dénigreret de saper les institutions, ils les investissentet les orientent, ces mouvements sont capablesde forcer la main à ceux dont le pouvoir dépenden dernière analyse de leur soutien.•C’est ensuite le rôle que pourraient jouer,en s’associant au sein d’une instance de veilleet d’alerte, des femmes et des hommes ayantexercé des responsabilités décisives à la têted’États démocratiques et d’autres,détenteurs d’une sagesse puisée dans la libreréflexion sur les sciences et la philosophiede notre temps.Tel est le rôle que nous voulons voir jouerau Collegium international éthique, politiqueet scientifique qui a tenu sa réunion constitutivele 6 octobre autour du président de la Républiquede Slovénie, Milan Kucan.

* Ancien ambassadeur de France devant les Nations unies,Stéphane Hessel est aujourd’hui membre du Haut Conseil

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Une autre architecture mondialePar Riccardo Petrella

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un monde solidaire

Pour construire un autre monde, trois chantiersapparaissent prioritaires : donner un statutpolitique et juridique à l’humanité,définir des biens et des services communsmondiaux non privatisables, développerdes expériences de démocratie représentativeà l’échelle de la planète.

1 Il est temps de reconnaître l'humanité en tant quesujet politique et juridique. L’humanité existe. Un telfait n’a pas besoin d’être démontré. Mais il n’y a paseu, jusqu’à présent, de reconnaissance de l’humanitécomme sujet politique représentant les êtres humainsdans leur ensemble, ni comme sujet juridique,titulaire de droits et de devoirs.Nos sociétés ont reconnu les « nations » (d’où lesÉtats-nations) sur la base du principe/droit del’autodétermination des « peuples ». Elles ontégalement reconnu l’individu, le citoyen, sur la basedu principe/droit que toute société se fonde surles individus/citoyens. Enfin, elles ont reconnu lespersonnes morales – entreprises, associations,Églises, partis politiques, syndicats… – au plan dudroit public et privé national et international. Ainsi,l’Organisation des Nations unies ne représente pasl’humanité, mais les États-nations membres etsurtout, voire exclusivement, les intérêts des Étatsmembres les plus puissants. Le fait que l’Unesco aitdepuis quelques années créé le statut de« patrimoine commun de l’humanité », attribué à unmonument, une ville, un endroit, ne signifie guèreque l’humanité soit reconnue responsable de ce« patrimoine », politiquement et juridiquement.Les États concernés en restent les responsablestitulaires. La seule véritable autorité politiquemondiale aujourd’hui existante, à savoirl’Organisation mondiale du commerce qui, grâce enparticulier à son « organe de résolution desdifférends », possède précisément un pouvoir régle-mentaire,judiciaire et de sanction sans appel, ne peut nonplus se targuer de représenter l’humanité.Elle représente exclusivement les intérêtséconomiques (et politiques) des États signataires

des accords commerciaux. Bref, aucun traité(ou convention, ou accord, ou « contrat »)international, intergouvernemental, n’a fait jusqu’ici« naître l’humanité » sur le plan politique etjuridique. De ce point de vue, l’humanité reste unconcept abstrait. La mondialisation actuelle n’est que l’affirmationsur le plan mondial des pouvoirs de décision et decontrôle des forces liées à l’économie capitalistede marché, sous l’hégémonie militaire, politiqueet culturelle des États-Unis et de « l’Occident ».Or, cette mondialisation du capitalisme de marchéet de l’hégémonie des États-Unis n’a ni besoinni intérêt à reconnaître l’humanité politiquementet juridiquement.En outre, d’après les tenants de cette mondialisation,la « gouvernance mondiale » signifie l’absence d’unsujet mondial et la mise en place de dispositifs depouvoirs de décision et de contrôle où tous lesacteurs, publics et privés confondus, à tous lesniveaux, sont – disent-ils – libres et interagissent surle même plan d’égalité. Je pense que l’affirmation d’une « politiquemondiale » et d’un « droit mondial » est devenuenécessaire à partir de la « conquête » nucléaire et desa concrétisation militaire dans la bombe atomique.La prise de conscience, en 1969, de la finitude et dela petitesse de notre planète Terre, qu’on a pu voirsur nos écrans de télévision grâce à la navetteApollo comme une toute petite boule bleue suspen-due dans le vide, n’a fait que renforcer cette nécessi-té.Ce premier champ comporte, dès lors, la mise enplace d'un « Tribunal pénal mondial des crimescontre l'humanité » et d'une « Autorité mondialede la vie et du vivre ensemble ».

2 Le deuxième champ concerne la définitionet la promotion d'un ensemble de biens communspatrimoniaux mondiaux et de services communspublics mondiaux. Leur propriété et leur gestion nesauraient en aucun cas et sous aucune forme,même indirecte, devenir l'objet d'appropriation et deresponsabilité par des sujets privés.

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Parmi les biens communs indispensables pourassurer à tous le droit à la vie vers 2020-25, doiventfigurer l’eau, les soins de santé de base, le logementet l’éducation.Ces biens doivent rester ou redevenir propriétéde la collectivité. Les services correspondants doi-vent être gérés et assurés par des institutionspubliques, démocratiquement contrôlées, inspiréespar les grands principes de la coopération et de lasolidarité. Le droit de propriété intellectuelle ne peuts’appliquer à ces biens communs, pas plus qu’auxdomaines qui peuvent avoir sur eux une importancedéterminante. Il en va de même des négociationscommerciales. Contrairement aux choix opérés parles responsables politiques et économiques des paysde l’OCDE qui, à Doha, ont poussé à inscrire lesservices publics à l’ordre du jour du nouveau cyclede négociations de l’OMC, les citoyens doivent semobiliser pour défendre les éléments fondateurs dela res publica. C’est la condition essentielle pourgarantir la sécurité du « vivre ensemble » et lavolonté réelle de « faire société ensemble ». Le concept et la pratique des services universelsn’ont pas empêché la privatisation et la marchandi-sation des biens et des services ainsi assurés.La marchandisation de la santé, de l'éducation,de l'eau, par exemple, constitue aujourd’hui l'undes mécanismes les plus efficaces de destructiondu vivre ensemble et des liens de solidaritéà l’intérieur des pays et entre eux.

3 La construction des alternatives devrait donc viserla définition « d'une politique de welfare mondial ».Celle-ci serait articulée autour d'une Organisationmondiale du développement social (OMDS),regroupant les fonctions et les pouvoirs du FMI, de la

Banque mondiale, de l'OMS, de la FAO, de l'OIT. Ilconvient aussi d’assurer la mise en œuvre et lagestion d'un impôt mondial (dont la taxe Tobin seraitune toute première ébauche). Il faut éviter deretomberdans les dérives nationalistes, oligarchiques ettechnocratiques qui ont marqué le fonctionnement dusystème multilatéral intergouvernementaldes Nations unies et sa préférence pour lasegmentation sectorialisée et bureaucratiséedes tâches.Pour cela, il convient de donner naissance à denouvelles formes de démocratie représentativeà l’échelle mondiale, en tirant les leçons de la toutepremière expérience de démocratie représentative àl’échelle internationale que représente le Parlementeuropéen élu au suffrage universel direct. Tel est le sens de la proposition visant à la créationd’un Parlement mondial de la vie et de la sécurité.Je pense que, au départ, ce « Parlement » devraitrésulter d’une initiative d’« auto-organisation » venantdes parlementaires nationaux eux-mêmes. Aucunpouvoir, me semble-il, ne pourrait légalement empê-cher 500 parlementaires actuels de décider de seréunir en « assemblée mondiale » et commencer àélaborer des principes, des règles, des normes…Le problème se situe au niveau de la volontépolitique et des rapports de force entre le « groupedes 500 parlementaires » et le reste des pouvoirsactuels, très puissants, qui, inévitablement,s’opposeront à une telle initiative qu’ils accuserontd’être, peut-être « bien sympathique » mais tout àfait « irréaliste » et velléitaire.L’OMDS, le Parlement de la vie et de la sécurité, etl’impôt mondial constituent les dispositifs porteurs del’architecture nouvelle d’une politique mondialeà construire au cours des 20-30 prochaines années.

* Riccardo Petrella est professeur à l’université catholique

La marchandisationde la santé, de l’éducation ou de l’eau,constitue l’un des mécanismesles plus efficaces de destructiondu vivre ensembleet des liens de solidarité.

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On ne saisit la portée des enjeux planétairesactuels qu’en sortant de la simplificationet de l’immédiateté où nous confinentles médias. Il faut retrouver le sens de la durée,du complexe, du global et du progressif.

Le monde est devenu une société unifiée, maisne connaît à peu près aucune règle. Le constat estencore plus vrai dans le domaine économique.Il faut avoir en tête que le rapport du PNBpar habitant entre pays développés et payssous-développés est passé de 30 à 60 en l’espacede quelques décennies. Il y a là une humiliationterrible. Il faut aussi s’interroger sur cet économisme quimarque aujourd’hui si profondément les mentalitésde notre société universelle. Même les élites dutiers-monde pensent désormais que la seule chosequi compte, c’est de produire de la croissance,trop vite confondue avec le développement.Le seul débat qui subsiste oppose ceux qui pensentque le marché peut tout régler et ceux qui rappellentque le développement n’est pas homogène de parle monde. Mais les uns et les autres partagentune même référence à la croissance, mesurée parle Produit intérieur brut. Et l’idée que les paradigmesrégissant l’organisation du monde peuvent ne pasêtre seulement économiques ne passe pas.Nous sommes amenés à réfléchir sur le décalageprofond qui se manifeste entre :•d’une part, la gravité sans précédent des problèmesqu’affronte aujourd'hui l’humanité et qui mettent encause sa survie à l’échelle de quelques générations(destruction en cours de la niche écologique ; mon-tée d'une violence civile échappant à tout contrôle ;multiplication des guerres identitaires ; raretécroissante de l'eau potable ; crise du productivismeagricole ; menaces potentielles inconnues pour notrealimentation ou pour l’espèce humaine elle-mêmedécoulant notamment des manipulationsgénétiques ; émergence volcanique d’une mutationinformationnelle qui bouscule toutes les formesd’organisation ; réduction de toutes les relations

humaines à ce qui est monétairement quantifiableet peut fournir du profit…) ;•d’autre part, l’absence à peu près complète de tousces sujets dans les débats politiques en courset l’absence encore plus évidente de tout levierinstitutionnel satisfaisant pour provoquerou prendre des décisions.Le pouvoir global, celui des Nations unies,est paralysé par le veto au Conseil de sécurité,et paralysé par l’émiettement à l’Assemblée généra-le. À l’échelle pertinente, qui est celle du monde,les seuls pouvoirs partiels qui disposent d’un peude puissance – Fonds monétaire international,Banque mondiale, Organisation mondiale ducommerce… – l’utilisent surtout pour maintenirle modèle productif en crise, et non pour contribuerà son évolution. La réalité du pouvoir d’édicter desnormes demeure entre les mains des États-nations.C'est la plus grande entrave actuelle à la luttecollective contre la criminalité internationale et contrele blanchiment d'argent maffieux.

Adopter des traités sectorielset améliorer la prise de conscience des enjeuxLe rêve de voir le monde capable de se doterde règles de gouvernance acceptées et sanctionnéesme semble hors de portée, à terme proche toutdu moins. Mais une action continue apparaîtpossible dans deux directions simultanées.La première est celle de l’adoption de traitéssectoriels mettant en place des systèmes desurveillance dotés de dispositifs de sanction.C’est le cas dans tous les domaines où la conscien-ce de l’opinion publique mondiale paraît suffisantepour permettre de faire aboutir des négociationstendant à établir des conventions opérationnelles.Tel est l’enjeu des négociations sur l’atmosphère à lasuite de la conférence de Kyoto ; celui des travauxde Riccardo Petrella et de nombreux autres tendantà un « contrat mondial de l'eau ». Tel est aussi l’en-jeu des négociations qui ont préparé l'Assembléegénérale des Nations unies, en juillet 2001, pourdébattre d’un projet de « convention mondiale sur les

À la recherched’une gouvernance mondialePar Michel Rocard

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Dossier | Un projet de société alternatif à l’économisme Un monde solidaire

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frontières) et celui du progressif (une bonnegouvernance n’est pas seulement faite de bonnesrègles, elle exige plus sûrement encorede bonnes pratiques et de bonnes routinespoursuivies sur le long terme).

Toute société doit être soumise à des règles,sinon c’est le règne de la force bruteLa clé de toute amélioration de la gouvernancemondiale, simple et évidente, doit être rappelée entoute occasion : elle tient en ce constat que toutesociété doit être soumise à des règles, faute de quoielle est soumise au règne de la force brute.C’est donc une double légitimité qu’il nous fautaujourd’hui construire : celle de la règle de droitcomme principe d'organisation, et celle du systèmed'institutions ayant pouvoir d'édicter ces règlesou ces normes.La plupart des États contemporains, grands oupetits, acceptent en gros ces principes, quitte à dis-cuter de pied ferme le détail des règles proposées età refuser parfois de les adopter plutôt que de les voirs’appliquer à eux s’ils les jugent défavorables.Mais il est un grand pays dont la culture collectivene s’accommode pas de ces principes. Pour lesÉtats-Unis, le concept de règles internationales nerépond qu’à des commodités au service des intérêtsaméricains, en aucun cas à leur culture. Ils signentfréquemment des traités qu’ils ne ratifient pas(Versailles, Kyoto, l’accord de 1997 avec la fédéra -tion de Russie sur l’héritage de l'ex-URSS en matiè-re de diplomatie nucléaire…), s’accordent un droitpermanent aux décisions unilatérales en matière derègles commerciales et cherchent mêmeactuellement à se délier unilatéralement du traité de1972 sur les systèmes de défense anti-missiles.La plus grande question de la gouvernance mondialeest aujourd'hui celle-ci : l'immense puissance desÉtats-Unis va-t-elle rester au seul service de leursintérêts ou se mettre au service de la promotion derègles mondiales qui, dès lors, s’appliqueraient à elleaussi ? Des forces importantes sont déjà à l’œuvreen ce sens, aux États-Unis même. Assurer leurtriomphe par la solidarité de toutes les forces mon-dialessoucieuses d’un état de droit dans le monde estsans doute l’objectif politique le plus importantde la période.

Aller vers une gouvernance mondiale,fort bien, mais comment faire ?Les idées émises par les responsables de l’Alliancepour un monde responsable et solidaire etsynthétisées par Pierre Calame me paraissentconstituer, de ce point de vue, une excellente base

armes légères » ; ou encore celui de la création d’undroit d’ingérence en matière de droits de l’hommeà partir de la mise en place du Tribunal pénalinternational.L’autre direction consiste à mettre l’expertisedisponible au service d’une amélioration de la prisede conscience de ces enjeux. Il faut faire évoluer laculture de l’opinion mondiale pour l’aider à sortir dela simplification et de l’immédiateté où la confinentles médias dans leurs pratiques actuelles. Celasuppose de retrouver le sens de la durée (on necomprend les risques écologiques qu’à condition deraisonner par demi-siècles), celui du complexe (lesdrames écologiques ou épidémiologiques et lesconflits sont le produit de systèmes complexes oùinteragissent de multiples éléments), celui du global(ni la pollution ni les épidémies ne connaissent de110 > 111

Trois questions essentiellesPrendre la mesure des dérèglements et descontradictions de notre monde, imaginer etproposer des orientations qui soient à la hauteur despérils qui menacent l’équilibre de la planète, recher-cher un nouveau sens à donner aujourd’hui à l’aven-ture humaine, marquée par lamondialisation et l’interdépendance de tous les pays,tous les peuples et de tous les êtres humains : telleest la tâche dévolue au Collegium internationaléthique, politique et scientifique à la création duquelnous avons pris ensemble l’initiatived’appeler. Par sa composition, réunissant aussi biendes hommes de pensée dans les domainesphilosophique, scientifique et artistique, que des diri-geants politiques de grande responsabilité, par laqualité et le nombre des signataires de notre Appel,par les contacts déjà établis avec le Secrétaire géné-ral des Nations unies et les membres du G8, leCollegium doit pouvoir assumer une mission dontl’urgence apparaît de plus en plus décisive.La radicalisation de la crise, qui affecte tous lesaspects de la vie sur notre terre patrie, exige unenouvelle alliance entre intellectuels et hommes d’É-tat pour jeter les premières bases d’un contrat civili-sationnel, et tenter de répondre pour les hommesdu XXIe siècle aux trois questionsessentielles : •Que voulons-nous faire de notre planète ?•Que voulons-nous faire de l'espèce humaine ?•Que voulons-nous faire de notre vie ?

Milan Kucan,président de la République de Slovénie

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de départ (1).Ayant rappelé que « le fossé s’accroît de jour en jourentre les interdépendances qui relient, de fait,les peuples du monde entier, (…) qui font de la pla-nète un village global, et les mécanismes de droitcensés organiser les relations internationales »,Pierre Calame évoque « la présomption, ou la crain-te, que le village global n’existe qu’au bénéfice desplus puissantsde ses membres ». L’Alliance émet ensuite36 propositions concrètes afin de donner corpsà cette idée de gouvernance mondiale.Parmi celles-ci :•énoncer constitutionnellement les trois principauxobjectifs de la gouvernance mondiale(développement durable ; réduction des inégalités ;construction de la paix) ;•faire de la « Charte des responsabilités humaines »la base éthique commune de la communautéinternationale ;•énoncer les « grandes causes mondiales » faisantl’objet de politiques globales, mises en œuvre parl’ensemble des agences ;•garantir l’équité des traitements et des sanctionsdans tous les accords internationaux ;•rendre effective la responsabilité des agentsdes institutions internationales ;•instaurer des fédérations régionales et unefédération mondiale des Parlements ;•organiser une assemblée constituante de laplanète en 2008 ;•créer une base fiscale mondiale ;•définir les biens publics mondiaux et financerleur protection ;•établir des règles mondiales communes pour lagestion des ressources naturelles ;•créer un système de mesure des échanges et dudegré effectif du développement ;•faire du principe de précaution un modèle commun

de la responsabilité ;•organiser les relations entre gouvernance mondialeet États selon le principe de subsidiarité active ;•créer des espaces publics mondiaux de débatscitoyens ;•confier à un conseil de sages la responsabilitéd’interpeller les gouvernants…Comme le souligne encore Pierre Calame,« la réforme de la gouvernance suppose unchangement de vision du monde ». Les défis aux-quels nous sommes confrontés nous montrent que« les relations entre les êtres et les choses sontdevenues plus importantes que chaque élément prisséparément ». Il serait vain de s’accrocher à la fictiond’une gouvernance reposant sur les seules relationsentre États souverains. C’est de ce point de vue qu’ilfaut apprécier à sa juste valeur la création,le 5 octobre dernier en Slovénie, d’un Collegiuminternational éthique, politique et scientifique,associant hommes d’État et hommes de penséedans une commune recherche en humanité afinde remplir une triple fonction :•de veille et d’alerte sur les principaux risquesque court l’humanité ;•de discernement, en particulier éthique, quant à lanature de ces risques et à la qualité des moyensnécessaires pour y faire face sans que ceux-cideviennent eux-mêmes contre-productifs ;•de conseil auprès des gouvernements et desinstitutions internationales (en tout premier lieudes Nations unies) afin d’éclairer leur processusde décision.Une nouvelle architecture de la gouvernanceapparaît nécessaire, qui suppose de reposersur une forte base éthique.

* Michel Rocard a été premier ministre de la France de 1988à 1991. Il est actuellement député européen et président de lacommission de la culture au Parlement européen.

1 Les textes ci-dessous sont extraits du document « Refonder la

Une nouvelle architecturede la gouvernance apparaît nécessaire, quisuppose de reposersur une forte base éthique.

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