ts caravaggio 4c - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9781859954225.pdf8 peintre, et...

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7 Introduction S i Caravage et son art restèrent dans l’oubli depuis près de 300 ans, force est de constater que, depuis le début XX e siècle, une rédemption leur a été amplement accordée. Bien que banni (Poussin ne dit-il pas qu’il était venu pour détruire la peinture ?) et enfoui dans les méandres de l’oubli, son nom semble avoir pourtant surgi dans la mémoire collective à certains moments précis de l’histoire. A l’époque déjà, un contemporain de Caravage, Giovanni Baglione, avait su reconnaître l’importance de celui-ci en tant que précurseur d’un style résolument moderne 1 . Quoique constatant chez l’artiste ce grand désir d’être à la recherche de « la ferveur publique, qui ne juge pas avec les yeux, mais regarde avec les oreilles » et d’avoir poussé de nombreux jeunes artistes à prêter attention exclusivement au coloris, et non pas à la composition des personnages, il décrit tout de même ses œuvres comme étant « faites avec la plus grande application, de la façon la plus exquise » — A cet instar, le mécène de Caravage, le marquis Vincenzio Giustiniani di Bassano (1564-1637), ne doutait pas du grand génie de l’artiste de son vivant. Dans une lettre adressée à l’avocat Teodoro Amideni, ce dernier reprend le point de vue du peintre qu’il considérait comme décisif 2 : « comme le disait Caravage, il lui en coûtait autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu’un tableau de personnages » — « parmi les peintres de premier choix – nous avons notre Caravage ». Caravage peignit également pour lui son « Cupido a sedere » (Amour vainqueur) (p. 112), et, lorsque le tableau d’autel avec saint Matthieu pour la chapelle Contarelli à San Luigi dei Francesi fut refusé par la congrégation, le marquis décida de l’acquérir 3 . Quant à l’historien d’art Giulio Cesare Gigli, il se répandit également en éloges dithyrambiques sur l’art de Caravage à propos de la pittura trionfante: « Voici ce qu’est le grand Michelangelo Caravage, un peintre grandiose, la merveille de l’art, le miracle de la nature. » 4 Par ailleurs, au XVIII e siècle, dans une lettre adressée à Giambattista Ponfredi, le 20 octobre 1765, le directeur de l’Académie espagnole à Rome, Francisco Preziado, décrit le peintre Caravage comme étant le fondateur d’une école à laquelle appartiennent désormais Ribera et Zurbarán 5 . Et si la période classique vit de temps à autre surgir l’évocation de ce peintre tumultueux, ce fut plus particulièrement pendant la période romantique que se porta un intérêt ponctuel pour l’initiateur du baroque. Le grand philosophe Schopenhauer (1788-1860) aussi lui prêta attention 6 , mais, d’un point vue d’expert, ce fut le professeur Waagen (1794-1868) qui chercha à décrire les caractéristiques de Caravage 7 . Ensuite, d’un point de vue plus académique, ce fut l’historien d’art Manasse Unger (1802-1868) qui, dans ses Kritische Forschungen 8 , fit des recherches sur les effets artistiques de ce Ottavio Leoni, Portrait de Caravage. Pastel sur papier, 23,5 x 16 cm. Biblioteca Marucelliana, Florence.

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7

Introduction

Si Caravage et son art restèrent dans l’oubli depuis près de 300 ans, force est

de constater que, depuis le début XXe siècle, une rédemption leur a été

amplement accordée. Bien que banni (Poussin ne dit-il pas qu’il était venu

pour détruire la peinture ?) et enfoui dans les méandres de l’oubli, son nom semble

avoir pourtant surgi dans la mémoire collective à certains moments précis de

l’histoire. A l’époque déjà, un contemporain de Caravage, Giovanni Baglione, avait su

reconnaître l’importance de celui-ci en tant que précurseur d’un style résolument

moderne1. Quoique constatant chez l’artiste ce grand désir d’être à la recherche de

« la ferveur publique, qui ne juge pas avec les yeux, mais regarde avec les oreilles » et

d’avoir poussé de nombreux jeunes artistes à prêter attention exclusivement au

coloris, et non pas à la composition des personnages, il décrit tout de même ses

œuvres comme étant « faites avec la plus grande application, de la façon la plus

exquise » — A cet instar, le mécène de Caravage, le marquis Vincenzio Giustiniani di

Bassano (1564-1637), ne doutait pas du grand génie de l’artiste de son vivant. Dans

une lettre adressée à l’avocat Teodoro Amideni, ce dernier reprend le point de vue

du peintre qu’il considérait comme décisif2 : « comme le disait Caravage, il lui en

coûtait autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu’un tableau de

personnages » — « parmi les peintres de premier choix – nous avons notre

Caravage ». Caravage peignit également pour lui son « Cupido a sedere » (Amour

vainqueur) (p. 112), et, lorsque le tableau d’autel avec saint Matthieu pour la chapelle

Contarelli à San Luigi dei Francesi fut refusé par la congrégation, le marquis décida

de l’acquérir3. Quant à l’historien d’art Giulio Cesare Gigli, il se répandit également

en éloges dithyrambiques sur l’art de Caravage à propos de la pittura trionfante: « Voici

ce qu’est le grand Michelangelo Caravage, un peintre grandiose, la merveille de l’art,

le miracle de la nature. »4 Par ailleurs, au XVIIIe siècle, dans une lettre adressée à

Giambattista Ponfredi, le 20 octobre 1765, le directeur de l’Académie espagnole à

Rome, Francisco Preziado, décrit le peintre Caravage comme étant le fondateur

d’une école à laquelle appartiennent désormais Ribera et Zurbarán5. Et si la période

classique vit de temps à autre surgir l’évocation de ce peintre tumultueux, ce fut plus

particulièrement pendant la période romantique que se porta un intérêt ponctuel

pour l’initiateur du baroque. Le grand philosophe Schopenhauer (1788-1860)

aussi lui prêta attention6, mais, d’un point vue d’expert, ce fut le professeur Waagen

(1794-1868) qui chercha à décrire les caractéristiques de Caravage7. Ensuite, d’un

point de vue plus académique, ce fut l’historien d’art Manasse Unger (1802-1868)

qui, dans ses Kritische Forschungen8, fit des recherches sur les effets artistiques de ce

Ottavio Leoni, Portrait de Caravage.

Pastel sur papier, 23,5 x 16 cm.

Biblioteca Marucelliana, Florence.

8

peintre, et commença à rédiger une biographie de Caravage9, plutôt complète pour

l’époque, selon le jugement historique de J. Meyer. L’historien d’art Eisenmann

chercha également à donner sens aux critiques fluctuantes concernant l’importance

de l’artiste10. Quant aux historiens Woltmann (1841-1880) et Woermann (1844-1933)

ils firent un portrait littéraire du peintre dans le cadre du développement historique

de la peinture11. Ce furent des propos rares mais graves, étrangement réservés

pourtant pleins de tension, que l’historien d’art Jakob Burckhardt (1818-1897),

dédicaça à l’artiste dans la première édition du Cicérone. Force est de constater qu’ils

furent à peine modifiés dans les parutions suivantes12. Entre-temps, des peintres

comme Théodule Ribot (1823-1891) prirent entièrement parti pour le maître

baroque et, d’une manière plus intentionnelle, cherchèrent à sauvegarder les théories

de leur Caravage français, le maître Valentin de Boulogne13. Tout ce qui resta encore

à faire, dans ce domaine, fut un hommage historique, objectif, et la reconnaissance

d’une dimension psychologique des œuvres de Caravage et de son art, pour arriver,

au-delà de l’enthousiasme littéraire, jusqu’aux mérites éternels du peintre.

La vie de Caravage donna donc naissance à de nombreuses interprétations

biographiques, toutes dominées par la personnalité violente et extravagante du peintre.

L’une de celles-ci, composée sous forme de poème, est la fameuse Notizia écrite par

Mancini (dont une traduction figure ici, au chapitre 3) qui relate les événements majeurs

de la vie de Caravage. Selon ce poème et d’autres sources historiques, Michelangelo Merisi

naquit en septembre 1571, probablement le 29, le jour de la saint Michel archange, à

Milan où travaillait son père comme contremaître et architecte de Francesco Ier Sforza,

marquis de Caravaggio. La prédisposition pour la peinture dont fit preuve assez tôt

l’enfant pourrait lui avoir été transmise par son père. Cela contredit les écrits de Bellori

(dont une traduction figure ici, au chapitre 3) selon lesquels l’artiste, né d’un père maçon,

aurait, comme son contemporain Polidoro, porté dès son plus jeune âge les seaux de

chaux et les enduits destinés aux fresquistes. Il semble cependant assez probable que

Michelangelo ait hérité de ses ancêtres un certain talent, bien que certains biographes

aient voulu en minimiser la signification. Quoiqu’il en soit, ses parents étaient donc

d’honorables membres de la cité. Son père, étant intendant du marquis, jouissait d’une

protection certaine dont Caravage allait bénéficier toute sa vie. En 1576, la peste qui

s’abattit sur le duché de Milan obligea la famille de Michelangelo Merisi à fuir Milan pour

la petite ville de Caravaggio où l’artiste passa son enfance. Quelques mois après l’exode,

Michelangelo Merisi perdit son père à l’âge six ans.

Sept années plus tard, le 6 avril 1584, Caravage entra en apprentissage chez le

peintre Simone Peterzano à Milan, où il étudia avec assiduité pendant quatre ou

cinq ans, quoique se livrant déjà de temps à autre à quelques extravagances causées,

dit-on, par son tempérament excessif et emporté.

10

12

13

Les Premières Années et son départ

pour Rome

Milan

De l’époque où Caravage vivait dans la capitale lombarde, les milanais

auraient conservé quelques premières œuvres de sa main, plus ou

moins négligées par la recherche et dont les attributions sont

aujourd’hui contestées. Elles furent néanmoins très significatives pour la

connaissance de l’artiste, puisqu’elles portent en leur sein quelques particularités

caravagesques. C’est auprès du peintre bergamasque Giovanni Cariani

(actif entre 1511 et 1541) grâce à sa toile représentant un groupe de personnes

sur une terrasse, datant de l’année 1519, et avec un joueur de luth, évoquant des

motifs semblables, que Caravage s’appropria son penchant pour le genre

monumental auquel il attacha plus tard beaucoup d’importance – bien qu’il

s’adonnât dès le début de sa carrière à ce côté grandiose. Dans certaines œuvres

milanaises, on aperçoit aisément la main du maître de Michelangelo Merisi,

auprès duquel, selon les sources, le jeune fils du maître compagnon était ensuite

en apprentissage. Il s’agit tout simplement de Bernardino Lanini14 dont la maniera

s’inspirant du style de Gaudenzio Ferrari est parfaitement reconnaissable.

Caravage, à cette époque, semble s’intéresser uniquement à la forme physique de

l’être humain qui se détache simplement d’un fond neutre. Les proportions entre

la superficie du tableau et du personnage, souvent dominant – en faisant

abstraction de tous les modèles hérités – soulignent une particularité de plus en

plus présente et à laquelle le peintre va spécialement s’attacher. Caravage

s’inspira notamment de Butinone par exemple, et de son motif évoquant sainte

Anne entourée de sa famille. Dans nombre de ses œuvres, on retrouvera en effet

l’étroitesse du cadre, qui nous évoque les tableaux de l’ancienne école milanaise

et souligne la preuve que le jeune Caravage n’avait qu’un nombre restreint de

sources à sa disposition, ce qui le poussa à se frayer son chemin vers la liberté à

laquelle il aspirait déjà enfant.

On peut observer que le jeune artiste se tourna vers le portrait, tout en étant plutôt

attiré – comme le prouvent ses œuvres de jeunesse – par la représentation réaliste

Bacchus malade ou Satyre aux raisins, vers 1593.

Huile sur toile, 67 x 53 cm.

Museo e Galleria Borghese, Rome.

Garçon à la corbeille de fruits, vers 1593.

Huile sur toile, 70 x 67 cm.

Museo e Galleria Borghese, Rome.

14

15

16

de motifs de genre, dont le style de grandeur déjà le démarquait de ses

contemporains. Au regard des toiles de ses maîtres, on peut supposer que ce furent

les exhortations de Gaudenzio Ferrari et de son successeur milanais, Bernardino

Lanini, qui le poussèrent à l’imitation15. Le vif coloris utilisé dans l’art de ces

derniers se retrouve dans les œuvres de jeunesse de Merisi, mais il provoquera

surtout, par cette impression esthétique, un effet particulier très important dans ses

œuvres plus tardives. L’artiste cependant montra très tôt une plus grande sagesse

dans la configuration réaliste des personnages que les maîtres mentionnés, et il y

révéla un sens de l’observation comme l’avait déjà prouvé de manière similaire un

autre artiste lombard du passé, Guido Mazzoni, avec ses sculptures de terre,

notamment celles de Santa Anna dei Lombardi16. La tête de Nicodème dans la Mise

au tombeau à la galerie du Vatican (p. 110), indique encore qu’il avait étudié les

œuvres de ce sculpteur qui sont si marquantes par leur naturalisme. En outre, ce

fut probablement Lanini qui lui parla de Venise où se serait rendu Caravage après

un séjour de quatre ou cinq ans à Milan.

Séjour à Venise

Après une telle préparation, il fut logique qu’à Venise il fût fasciné par les artistes

qui étaient favorables à l’acquisition de telles bases. La gloire de Giorgione et de

Titien, mort peu avant, rayonnait encore ; le talent pour le modelage de Véronèse

et le coloris franc de Paris Bordone attirèrent certes Caravage, mais ce fut surtout

Tintoret avec son talent artistique, qui fascina Merisi. Tout en pensant à Caravage,

Unger caractérisa déjà l’art du grand Vénitien de la façon suivante : « Tintoret est

confronté à la grande répercussion de telles propriétés sur la vie, à une violence

vitale en général, et il les résume plutôt sommairement, sans laisser examiner de

près les conditions d’origine de l’impact généré de cette manière. »17 « Les nuits,

menaçantes et zébrées d’éclairs, avec les autodafés flamboyants et la fumée qui

monte au ciel sont à la base de l’impact, des parties entières de ses tableaux se

trouvent dans la pénombre, d’autres en revanche sont illuminées de manière

fantomatique par des taches verdâtres, livides et vives »18. Le vif coloris des œuvres

de Gaudenzio Ferrari et de ses successeurs, qui avait tellement fasciné Caravage,

l’éblouissait également dans les tableaux de Tintoret. Aussi, s’y appliqua-t-il de

manière encore plus décidée pour atteindre, dans son cycle de Matthieu de l’église

San Luigi dei Francesi, un effet encore plus prononcé. Si ce fut chez Tintoret la

consonance de toutes les valeurs stimulantes sur le plan de la mimique, comme

expression d’un sentiment profond, qui forma si clairement ce moment d’unité

dans ses œuvres, Caravage essaya de se l’approprier avec fascination, bien que son

talent pour le modelage ne l’incitât jamais à la narration excitante que l’artiste

vénitien maîtrisait si remarquablement.

Garçon à la corbeille de fruits (détail), vers 1593.

Huile sur toile, 70 x 67 cm.

Museo e Galleria Borghese, Rome.

Garçon à la corbeille de fruits (détail), vers 1593.

Huile sur toile, 70 x 67 cm.

Museo e Galleria Borghese, Rome.

Garçon mordu par un lézard, 1593.

Huile sur toile, 65,8 x 52,3 cm.

Collection Longhi, Florence.