trente annees de politique financiere de danone au service de sa

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L’ÉPREUVE DES FAITS Il est courant d’entendre les collabora- teurs d’entreprise gémir contre la toute-puissance de la Direction Financière et de son bras séculier, le Contrôle de Gestion, qui inspireraient l’ensemble des décisions stratégiques et opérationnelles, au nom de la sacro-sainte shareholders’ value, en pri- vilégiant la rentabilité immédiate au détriment d’une vision à long terme. Or, il est connu que bon nombre de suc- cess stories sont le fruit d’une stratégie industriel- le bien conçue et mise en œuvre à l’aide de toutes les fonctions de l’entreprise, au premier rang des- quelles figure souvent la Finance. L’histoire du groupe Danone illustre par- faitement ce constat, en particulier la décennie 1980 qui a vu tripler le chiffre d’affaires de ce qui s’appelait alors BSN. La stratégie financière du groupe a été dictée, pendant trente ans, par la vision industrielle de son président, Antoine Riboud, en parfaite coordination avec Christian Laubie, qu’il avait recruté chez Souchon-Neuvesel au début des années 1960 et qui est, encore aujourd’hui, directeur général de Danone en char- ge des Affaires Financières. 56 ANNALES DES MINES - JUIN 1998 TRENTE ANNÉES DE POLITIQUE FINANCIÈRE DE DANONE AU SERVICE DE SA STRATÉGIE INDUSTRIELLE PAR DOMINIQUE JACQUET* Professeur Paris X-Nanterre, Professeur visitant INSEAD-CEDEP De la première OPA lancée en 1968 par un jeune patron nommé Antoine Riboud à la prise de pouvoir par son fils Frank en 1996, le groupe Danone a vécu trente années d’une histoire riche en bouleversements. Cette spectaculaire réussite, le groupe a su la construire par une politique financière à long terme et par une communication en direction des marchés, à la fois récurrente et sincère, qui a largement contribué à sa forte crédibilité auprès des analystes et des investisseurs. En ce sens, l’histoire de BSN/Danone est un exemple de vision et de cohérence. * Le présent article se fonde sur une recherche menée au CEDEP sur les liens entre crédibilité boursière et politique de financement. L’auteur tient à remercier Marc Bertonèche et Jean-Yves Léger pour leurs précieux conseils dans la poursuite de ce travail et la réalisation des cas pédagogiques issus de la recherche. Il remercie aussi Behrouz Chahid-Nourai pour ses commentaires et ajouts, notamment historiques.

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Page 1: trente annees de politique financiere de danone au service de sa

L’ÉPREUVE DES FAITS

Il est courant d’entendre les collabora-teurs d’entreprise gémir contre la toute-puissancede la Direction Financière et de son bras séculier, leContrôle de Gestion, qui inspireraient l’ensembledes décisions stratégiques et opérationnelles, aunom de la sacro-sainte shareholders’ value, en pri-vilégiant la rentabilité immédiate au détrimentd’une vision à long terme.

Or, il est connu que bon nombre de suc-cess stories sont le fruit d’une stratégie industriel-le bien conçue et mise en œuvre à l’aide de toutesles fonctions de l’entreprise, au premier rang des-quelles figure souvent la Finance.

L’histoire du groupe Danone illustre par-faitement ce constat, en particulier la décennie1980 qui a vu tripler le chiffre d’affaires de ce qui

s’appelait alors BSN. La stratégie financière dugroupe a été dictée, pendant trente ans, par lavision industrielle de son président, AntoineRiboud, en parfaite coordination avec ChristianLaubie, qu’il avait recruté chez Souchon-Neuveselau début des années 1960 et qui est, encoreaujourd’hui, directeur général de Danone en char-ge des Affaires Financières.

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ANNALES DES MINES - JUIN 1998

TRENTE ANNÉES DE POLITIQUEFINANCIÈRE DE DANONE

AU SERVICE DE SA STRATÉGIEINDUSTRIELLE

PAR DOMINIQUE JACQUET*

Professeur Paris X-Nanterre, Professeur visitant INSEAD-CEDEP

De la première OPA lancée en 1968 par un jeune patron

nommé Antoine Riboud à la prise de pouvoir par son fils Frank en 1996,

le groupe Danone a vécu trente années

d’une histoire riche en bouleversements.

Cette spectaculaire réussite, le groupe a su la construire

par une politique financière à long terme et

par une communication en direction des marchés,

à la fois récurrente et sincère,

qui a largement contribué à sa forte crédibilité auprès des analystes

et des investisseurs. En ce sens, l’histoire

de BSN/Danone est un exemple de vision et de cohérence.

* Le présent article se fonde sur une recherche menée auCEDEP sur les liens entre crédibilité boursière et politique de financement. L’auteur tient à remercier Marc Bertonècheet Jean-Yves Léger pour leurs précieux conseils dans lapoursuite de ce travail et la réalisation des cas pédagogiquesissus de la recherche. Il remercie aussi Behrouz Chahid-Nouraipour ses commentaires et ajouts, notamment historiques.

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Afin d’illustrer notre propos, nous exami-nerons les grandes décisions de financement quiont jalonné l’histoire du groupe à partir de 1983.Nous verrons que certaines décisions ont été prises“contre” la rationalité financière orthodoxe, maisdans le but de permettre à l’entreprise de mettreen œuvre sa stratégie industrielle « pour », en défi-nitive, le plus grand bien de ses actionnaires.

Pour permettre une lecture plus aisée decet article financier, nous avons présenté séparé-ment quelques éléments de théorie financière sousla forme d’« étapes », l’une consacrée à la crois-sance admissible, l’autre au choix entre dettes etfonds propres. Les aspects techniques sont destinésessentiellement aux financiers. Par contre, la lectu-re des « étapes » permet une meilleure compré-hension de la dimension stratégique des décisions.

UN JEUNE GROUPE VERRIER À LARECHERCHE DE LA MASSE CRITIQUE

En 1966, apparaît, au compartiment« Matériaux » de la Bourse de Paris, un nouveaugroupe issu de la fusion des Glaces de Boussois,fabriquant de verre plat, et de Souchon-Neuvesel,ensemble de sociétés en participation de la régionlyonnaise, fédérées par Antoine Riboud, alors âgéde 45 ans, qui prend la direction de BoussoisSouchon-Neuvesel. Chaque société est numérodeux en France et doit combattre un ennemi com-mun, Saint-Gobain. L’union étant censée faire laforce, l’alliance est naturelle.

Deux ans plus tard, BSN lance uneoffre publique d’échange contre Saint-Gobainqui se solde par un échec, mais fait entrerAntoine Riboud dans l’histoire financièrefrançaise par la nouveauté de l’opération.

La rationalité de l’opération étaitévidente : rester numéro deux en France,alors que l’Europe était en train de seconstruire et que la mondialisation desmarchés devenait inéluctable, représentaitun risque considérable dans des métiers àcoûts fixes élevés, à très forte intensitécapitalistique et à cycles très prononcés. Denombreuses raisons furent évoquées pourexpliquer l’échec. Sans nous prononcer surleur validité respective, citons :- en échange d’actions Saint-Gobain, BSNproposait des obligations convertibles enactions BSN, instrument fort peu connu, à cetteépoque, en France ; Arnaud de Vogüe dira, à latélévision, que BSN paie en « monnaie desinge » ;- BSN était un groupe récent, qui n’avait pas « faitses preuves » et qui payait l’acquisition avec sespropres titres et non pas, de manière plus rassu-rante, en cash ;

- les acquisitions inamicales n’étaient pas encoreentrées dans les mœurs parisiennes ;- David n’a jamais vaincu Goliath qu’une fois, etencore, il y a bien longtemps ;- un Lyonnais à l’assaut d’une forteresse de l’esta-blishement parisien : quelle audace !- Marcel Bleustein-Blanchet, avec Publicis, monte lapremière grande campagne de communication etimagine le week-end « portes ouvertes » pendantlequel les actionnaires de Saint-Gobain vont visiter« leurs » usines, qui leur appartiennent depuisColbert.

Quelle qu’en ait été la cause, BSN se voitalors condamné à conserver cette place dangereu-se de numéro deux français du verre. Son prési-dent prend alors une double décision :- continuer à rechercher la masse critique enEurope, hors France, par acquisitions successives ;- diversifier le groupe dans un nouveau domaine,l’agro-alimentaire, moins cyclique et à plus faibleintensité capitalistique.

Cette dernière décision conduit BSN àadopter une stratégie conglomérale, dont le princi-pe général est aujourd’hui critiqué (« recentrons-nous sur nos métiers de base »), mais qui a fait lacroissance et le succès financier du groupe.

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GÉRER ET COMPRENDRE

En 1968, BSN lanceune offre publiqued’échange contreSaint-Gobain qui sesolde par un échec,mais fait entrerAntoine Riboud dansl’histoire financièrefrançaise par lanouveauté del’opération.

L’ÉPREUVE DES FAITS

D.R.

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Ainsi, BSN devient un acteur importantdu verre plat en Allemagne, par l’acquisition deDetag et de Delog qui fusionneront avec Dahlbuschpour constituer Flachglas, et numéro un enBelgique avec Glaverbel. Cette politique d’acquisi-tion consomme des capitaux qui s’ajoutent à desinvestissements industriels considérables requis parla reconversion de l’outil de production.

En effet, la technologie de production duverre plat a été révolutionnée par la découverte dufloat par Pilkington : en faisant couler du verreliquide sur un bain d’étain en fusion et en le faisantavancer régulièrement de sorte qu’il se refroidisseprogressivement en chemin et qu’il ne reste plusqu’à le débiter, on produit un verre d’excellentequalité (bonne planéité, très peu de bulles) à uncoût inférieur de 30 à 40 %. BSN, comme tous sesconcurrents, doit reconvertir tout son outil defabrication pour ajuster sa qualité et ses coûts derevient et donc fermer des sites de production pourconstruire des unités de production qui coûtentenviron 150 millions de francs de la fin des annéessoixante pour produire 500 tonnes par jour.

Dans le même temps, la diversificationagro-alimentaire est menée à bon train.

LA NAISSANCED’UN GROUPE ALIMENTAIRE

En 1970, BSN prend le contrôle desBrasseries Kronenbourg, de la Société Européennede Brasseries, de la Société des Eaux d’Evian et deBébé Confort. Le groupe devient le premier bras-seur de France et leader dans l’eau minérale et l’ali-mentation pour bébés. Pour consolider sa positionconcurrentielle face à Heineken, BSN lanceKanterbrau et construit, en France, une situationdominante et profitable.

La branche « Produits Secs » acquiertDiépal en 1971, mais l’année 1973 est probable-ment la plus importante de la diversification. Enpremier lieu, en entrant dans le capital de FontVella, BSN s’ouvre une porte dans le marché del’Europe du Sud.

Mais, surtout, BSN fusionne avecGervais-Danone, leader français de l’agro-alimen-taire, numéro un dans les marchés du yoghourt, dufromage frais, des desserts et des pâtes (Panzani).Boussois Souchon-Neuvesel, qui s’appelle désor-mais BSN-Gervais Danone, est transféré dans lecompartiment Industries Agro-Alimentaires de laBourse de Paris et réalise, pour la première foisdans son histoire, plus de 50 % de son chiffre d’af-faires dans ce secteur.

La stratégie de diversification est, donc,mise en œuvre avec succès jusqu’en 1973, mais legroupe va connaître, à partir de l’année suivante,sept années de vaches maigres.

DE 1974 À 1981,DES ANNÉES DIFFICILES

Le premier choc pétrolier va avoir unimpact majeur sur l’avenir de la société. En 1973,la branche verre plat générait un chiffre d’affairesde 3,1 milliards de francs pour un résultat net de48 millions de francs et un cash flow de 313 mil-lions de francs.

La crise qui marque la fin des « trenteglorieuses » touche particulièrement le bâtiment etl’automobile, donc les débouchés principaux duverre plat, alors que la branche est en pleinerestructuration. De plus, le gouvernement français,dans le but de combattre l’inflation, impose unelimitation des prix qui lamine les marges des fabri-quants. De 1973 à 1975, le personnel de la branchedécroît de 6 000 employés, passant de 32 600 à26 700, suite à la fermeture de quatorze fours tra-ditionnels ; le chiffre d’affaires est réduit à 2,7 mil-liards de francs et les résultat net et cash flow pas-sent tous deux dans le rouge, négatifs, respective-ment, de 233 et 182 millions de francs.

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ANNALES DES MINES - JUIN 1998

L’ÉPREUVE DES FAITS

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La situation semble s’améliorer en 1976.Les ventes remontent à 3,6 milliards de francs etgénèrent un cash flow positif de 86 millions defrancs, bien loin de financer les 353 millions defrancs d’investissements industriels. Le nombretotal de fours traditionnels a été réduit de vingt-trois à huit en trois ans, remplacés par seulementcinq floats. Malheureusement, 1977 ne confirmepas les bons résultats de 1976 et, si l’activité alle-mande est profitable, les sociétés françaises sontlourdement déficitaires.

L’effort d’investissement se poursuit et,en 1979, l’activité est presqu’à l’équilibre pour unchiffre d’affaires de 5 milliards de francs. Le cashflow atteint le montant appréciable de 265 millionsde francs, pour des investissements qui restent àun niveau élevé, 670 millions de francs. L’outil deproduction est maintenant modernisé et n’emploieplus que 21 000 personnes, soit environ 12 000de moins qu’en 1973, travaillant sur sept floats.

Il est difficile de dater précisément ladécision de vendre l’activité verre plat. La mise enœuvre du désinvestissement débute en 1980 avecla cession de Dahlbusch/Flachglas à Pilkington, l’in-venteur du procédé du float. Glaverbel est venduen 1981 à Asahi Glas. La même année, Boussois,

qui regroupe les activités françaises et italiennes,est acheté par le groupe américain PPG, le trans-fert n’étant effectif qu’en avril 1982. Le groupeconserve l’activité verre creux, c’est-à-dire l’embal-lage, à savoir Souchon-Neuvesel, mais s’est totale-ment retiré du verre plat.

De 1974 à 1981, la branche verre plat,le phare du groupe en 1966, aura généré un cashflow cumulé de 1,5 milliards de francs maisconsommé 3 milliards d’investissements, d’où unbesoin net de financement externe de 1,5 milliardsde francs, et aura perdu le tiers de ses effectifs ;elle aura été la cause de l’unique perte de l’histoiredu groupe, en 1975.

La trajectoire boursière de BSN reflétaitparfaitement la médiocrité des résultats et rendaitimpossible toute émission d’actions pour financerles investissements.

Si, aujourd’hui, Danone a une valeurboursière de près de 80 milliards de francs, sacapitalisation représentait 2 milliards de francs en1979 et 860 millions en 1977 ! L’intégralité dufinancement a donc été assurée par la dette finan-cière qui, en 1979, s’élevait à 3,5 milliards defrancs, légèrement supérieure aux fonds propresen valeur comptable et pratiquement double de lacapitalisation boursière.

Le financement a été assuré principale-ment par la dette bancaire, à l’exception d’uneémission obligataire classique de 300 millions defrancs émise en février 1975 aux conditions dumarché et à l’émission d’une obligation convertibleen actions BSN, réalisée en septembre 1977 pourun montant de 400 millions de francs. Il s’agit làd’une obligation convertible en actions, mais dontle coupon est exactement égal au taux de rende-ment d’une obligation ordinaire : l’option deconversion est donc « donnée » en vue de faciliterla commercialisation de l’obligation qui pourraits’avérer difficile sans ce « cadeau » complémentai-re.

En conclusion, au moment de l’émission,en 1977, BSN ne se porte pas bien et sa crédibili-té boursière est encore très faible.

Au début de 1983, la physionomie dugroupe a bien changé. Il est complètement désen-gagé du verre plat. Après désinvestissement, sonratio d’endettement est redescendu à moins de 0,3(l’endettement financier net représente moins de30 % des fonds propres) après avoir dépas-sé 1,0 en 1979. BSN est désormais un groupe àdominante alimentaire qui peut, maintenant, selancer pleinement dans une stratégie de croissanceexterne et qui va avoir besoin de capitaux pourfinancer cette croissance.

Le groupe se retrouve face au marché etlève des fonds en janvier 1983. Pour simplifier,BSN peut envisager trois types de financement : ladette financière classique, l’émission d’actions paraugmentation de capital en numéraire ou l’émissionde titres qualifiés d’«hybrides» (mi-dettes, mi-fonds propres) comme les obligations convertibles.

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GÉRER ET COMPRENDRE

La technologie de production du verre plat a été révolutionnée par ladécouverte du float,par Pilkington,qui produit un verred’excellente qualité à un coût inférieur de 30 à 40%.

L’ÉPREUVE DES FAITS

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Examinons, maintenant, les rationalitésfinancière et stratégique de l’appel au marché de1983.

1983 : DE RETOUR SUR LE MARCHÉPOUR FINANCER LA CROISSANCE

En 1982, BSN a généré un chiffre d’af-faires de 22 milliards de francs, en croissance de14 % par rapport à l’année précédente. A structu-re comparable et taux de change constants, la pro-gression aurait été de près de 20 % soit 8 % entermes réels. Complètement désengagé du verreplat, BSN est libre de poursuivre sa croissanceexterne à un rythme soutenu, mais va nécessaire-ment avoir besoin de fonds externes pour financersa croissance. Pour bien comprendre ce dernierpoint et toutes ses conséquences en termes de poli-tique financière, nous devons faire une premièreétape de théorie financière.

Théorie financièreÉtape 1 : la croissance admissible

Il s’agit là d’un concept central de poli-tique financière.

La croissance admissible est le taux decroissance maximal des capitaux engagés qu’uneentreprise peut supporter sans détériorer sa struc-ture financière et sans faire appel à ses action-naires.

Par capitaux engagés, nous entendonsl’actif économique, l’outil industriel, en un mot lesimmobilisations auxquelles est ajouté l’investisse-ment net d’exploitation, en particulier les stocks etles comptes clients, appelé «Besoin enfonds de rou-lement».

«Sans détériorer sa structure financière»signifie «sans augmenter le ratio d’endettement»,appelé aussi levier financier, c’est-à-dire le rapportdettes financières / fonds propres.

Prenons un exemple.

Soit une société dont l’actif économiquereprésente 100 en début d’année, financé à hau-teur de 60 par les fonds propres, le solde de ladette financière, égal à 40 : le ratio d’endettementest égal à 40/60, soit 67 %. Supposons que, pen-dant l’année, l’actif économique a progressé de10 %, l’entreprise a dégagé un résultat net de 9 eta distribué un tiers de ce résultat à ses action-naires. En fin d’année, l’actif économique repré-sente 110 et les fonds propres 66. En effet, ces

derniers ont progressé de la mise en réserves,c’est-à-dire le résultat net diminué du dividende,donc 9 moins un tiers de 9, soit 6.

La dette financière finance le solde, soit110 d’actif économique moins 66 de fondspropres, et s’élève à 44. Le ratio d’endettement,qui représentait 40/60 au début d’année, est restéstable car il s’élève à 44/66 en fin d’année.

En conclusion, l’actif économique a pro-gressé de 10 %, ainsi que les fonds propres et ladette financière dont les parts respectives n’ontdonc pas évolué, alors que les premiers n’ont aug-menté que par mise en réserves d’une partie durésultat net, sans augmentation de capital, c’est-à-dire sans faire appel à un investissement complé-mentaire des actionnaires.

Si l’accroissement de l’actif économiqueavait été supérieur à 10 %, par exemple 15 %, lastructure financière se serait dégradée.

En effet, en fin d’année, l’actif écono-mique aurait représenté 115, financé à hauteur de66 par les fonds propres et 49 par la dette finan-cière : le ratio d’endettement aurait progressé à49/66, supérieur aux 67 % de début d’année.

La formule de calcul de la croissanceadmissible est simple et riche d’enseignements.Nous avons vu que la croissance de l’actif écono-mique est « limitée » à la croissance autonome desfonds propres, c’est-à-dire à la mise en réserves,soit le résultat net diminué du dividende. Le taux decroissance autonome des fonds propres est égal àla mise en réserves divisée par les fonds propres dedébut d’année, soit :

(RN - DIV) / FP

où :

RN = résultat net

DIV = dividende

FP = fonds propres de début d’année

La politique de dividende de l’entrepriseest caractérisée par le taux de distribution, c’est-à-dire la proportion du résultat net versée en divi-dende aux actionnaires. Notons d ce ratio. Le divi-dende est égal à d fois le résultat net, ce qui modi-fie comme suit notre formule de croissance desfonds propres :

(RN - d x RN) / FP

soit :

RN x (1 - d) / FP

Le ratio RN / FP mesure la rentabilitéfinancière, c’est-à-dire la rentabilité (comptable)instantanée pour les actionnaires. Elle est notéeRfp. La formule de la croissance admissible est,

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ANNALES DES MINES - JUIN 1998

L’ÉPREUVE DES FAITS

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donc :Gs = Rfp x (1 - d)

La notation Gs est souvent employée ;elle est la traduction de l’expression anglo-saxonnesustainable growth pour croissance admissible.

Reprenons l’exemple développé plushaut.

La rentabilité financière est égale à 15 %(= 9 / 60). Un tiers de cette rentabilité sert à ver-ser un dividende.

Les deux tiers sont mis en réserves, soit10 % des fonds propres. Ces derniers croissant demanière autonome au taux de 10 %, si l’actif éco-nomique croit au même taux de 10 %, alors lestrois composantes du bilan, actif économique,dette financière et fonds propres connaîtront unecroissance homothétique et le rapport entre detteet fonds propres restera constant.

Si la croissance annuelle de l’actif écono-mique est de 15 %, la société peut soit supprimerle dividende (si d = 0, alors Gs = 15 % = Rfp), soitlaisser se détériorer la structure d’endettement,soit augmenter son capital, soit toute combinaisondes trois actions précédentes.

Si la croissance est supérieure à 15 %,elle ne dispose plus que d’une alternative : procé-der à une augmentation de capital ou accroître leratio d’endettement.

Ainsi, la rentabilité financière joue unrôle central dans le concept de croissance admis-sible. Souvent présentée comme la rémunérationde l’actionnaire, elle constitue aussi le taux maxi-mum de croissance que l’entreprise peut supportersans émettre en permanence de nouvelles actions,donc sans générer un risque de dilution et de prisede contrôle.

Améliorer la rentabilité financière, c’estdonc, tout d’abord, accroître la satisfaction desactionnaires et la valeur actionnariale, ce qui est ensoi un objectif louable. Mais, c’est aussi permettreà l’entreprise de croître davantage, parfois pour leplus grand bien de ses employés, présents etfuturs.

Reprenons le cours de l’histoire

En 1982, BSN souhaite se donner lesmoyens de croître à un taux élevé. Prenons pourhypothèse une croissance annuelle de l’actif écono-mique de 20 % à 25 % pendant les 5 ans à venir.

Afin de décider de la politique de finan-cement, il est nécessaire, tout d’abord, d’estimerl’évolution de la structure financière sur la périodeconsidérée en n’utilisant que la dette comme finan-cement externe. Nous prendrons pour hypothèses :- la stabilité de la rentabilité commerciale à 3 % duchiffre d’affaires ;

- le maintien de la politique de distribution, à savoir20 % du résultat net ;- la stabilité de l’intensité capitalistique : 1 francd’actif économique génère environ 3 à 3,5 francsde chiffre d’affaires.

Suivant le taux de croissance et l’intensitécapitalistique choisis, le bilan prévisionnel moyen àcinq ans se présente comme suit, en milliards de F :

Actif économique 17

Fonds propres 10

Dette financière 7

Le ratio d’endettement s’est dégradé, caril s’élève, suivant la prévision, à 0,7 alors qu’iln’était que de 0,3 fin 1982. L’accroissement duratio d’endettement est logique car le taux decroissance choisi est largement supérieur à la ren-tabilité financière du groupe, qui était alors prochede 13 % (cf. “Croissance admissible”).

La question fondamentale est : le groupeBSN peut-il supporter un tel niveaud’endettement ? Pour répondre à cette question, ilfaut déterminer, d’une part, si le banquier accepte-rait de financer le groupe jusqu’à un tel niveaud’endettement, d’autre part, si cet endettement estbénéfique au groupe et à ses actionnaires.

A la première question, la réponse estpositive. Dans son métier, le banquier prend lerisque de faillite : une entreprise est défaillante sielle n’est pas capable de faire face à ses engage-ments financiers. Pour le banquier, cela se traduitpar le fait que le résultat d’exploitation ne permetpas en longue période de payer les charges finan-cières. Une entreprise aura, donc, une capacitéd’endettement élevée si son résultat d’exploitationest élevé et son risque d’exploitation faible, et réci-proquement.

Sans ennuyer le lecteur avec des calculsfastidieux, nous indiquons simplement le résultatimportant d’un calcul de rentabilité : à niveau detaux d’intérêts constant (hypothèse pessimiste audébut des années 1980, période de baisse destaux), BSN ne sera pas en mesure de faire face àses frais financiers si la rentabilité des capitauxinvestis est divisée par 4, passant de 24 % en1982 à 6 %.

Cette hypothèse est hautement impro-bable, car le groupe est maintenant à dominanteagro-alimentaire, secteur rentable et, surtout,stable et peu risqué ; de plus, sa rentabilité d’ex-ploitation est stable et élevée, et a augmenté tousles ans de 15 % en 1978 à près de 24 % en 1982.En conclusion, BSN a la capacité financière definancer sa croissance par endettement.

Deuxième question : le financement pardette financière est-il « bon » pour l’actionnaire ?Là encore, la réponse est positive et trouve sonexplication dans un grand classique de la finance,l’effet de levier. Ce dernier nous apprend que la

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GÉRER ET COMPRENDRE

L’ÉPREUVE DES FAITS

D.R.

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rentabilité financière d’une entreprise est une fonc-tion croissante de son ratio d’endettement, si larentabilité des capitaux engagés est supérieure autaux d’intérêts de la dette financière, et décrois-sante dans le cas inverse. La formule de l’effet delevier s’écrit comme suit :

Rfp = Rce x (1-t) + (Rce-Id) x (1-t) x D /FP

formule dans laquelle :

Rfp = rentabilité financièreRce = rentabilité économique, rentabilité des capi-taux engagés (investis)Id = taux d’intérêt de la dette financièret = taux d’impôt sur les sociétésD = dette financière netteFP = fonds propres investis par les actionnaires.

Cette formule, d’un abord un peu com-pliqué, montre que la rentabilité financière est lasomme de la rentabilité industrielle nette d’impôts(Rce x (1-t)) et d’un second terme, appelé « effetde levier », qui dépend de la structure financière del’entreprise, c’est-à-dire de l’équilibre entre dette etfonds propres.

Si le ratio D/FP augmente, la rentabilitéfinancière sera modifiée, à la hausse ou à la baisse,suivant le signe du facteur placé devant le ratiod’endettement. Ce facteur est la multiplication de(1-t) par la différence entre rentabilité industrielleet les taux d’intérêts (Rce-Id). Il faut souhaiter quele terme (1-t) soit positif, c’est-à-dire que les béné-fices réalisés par les entreprises soient imposés àun taux inférieur à 100 % ! Donc, tout repose surRce - Id.

Trois situations sont envisageables :- si Rce est inférieur à Id, alors chaque franc investidans l’outil industriel et financé par de la dette géné-rera une perte égale à la différence des rentabilitésau détriment de la rentabilité financière ;- si Rce est légèrement supérieur à Id, certeschaque franc investi dans l’outil industriel et finan-

cé par la dette générera un profit pour les action-naires, mais celui-ci sera bien faible en comparaisondu risque additionnel que fera porter cette dette àl’entreprise et à ses actionnaires ;- si Rce est largement supérieur à Id, alors unefaible augmentation du ratio d’endettement, etdonc du risque, aura un effet (de levier) très posi-tif sur la rentabilité financière, pour le plus grandbien de la firme. L’effet de levier n’est donc béné-fique aux actionnaires que si la rentabilité indus-trielle est largement supérieure au taux d’intérêt dela dette.

Qu’en est-il pour BSN en 1982 ? Le gra-phique ci-dessous décrit la différence entre ren-tabilité industrielle et taux d’intérêt de la detteentre 1974 et 1982. Il montre que la rentabilitéindustrielle a connu une période difficile, déjà évo-quée, entre 1974 et 1977. L’année 1978 traduit lerenouveau de cette rentabilité et, de 1979 à 1982,soit pendant quatre ans, BSN a généré un sur-ren-dement de l’outil industriel (Rce - Id) élevé etstable, égal à 7 %.

Un accroissement de la dette financièredans le bilan de BSN aurait, donc, un effet large-ment positif sur sa rentabilité financière, pour uneaugmentation modérée et largement supportablede son risque. En outre, BSN se lance dans unestratégie de forte croissance et toute augmentationde sa rentabilité financière aura un impact favo-rable sur sa capacité à croître (cf. «La croissanceadmissible») et réduira la dilution et le risque deperte de contrôle pour les actionnaires existants. Laréponse à la seconde question relative aux bienfaits

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Graphique 1Rce-Id

L’ÉPREUVE DES FAITS

graphique 1 ok

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DANONE - Rce - Id

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1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982

Graphique 1

D.R.

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de la dette est donc évidente : financer la croissan-ce externe par de la dette financière est bénéfiqueau groupe et à ses actionnaires.

Nous avons infligé au lecteur ce longdéveloppement financier pour tenter de leconvaincre que, du pur point de vue financier, la« bonne » décision, en 1983, est de financer lastratégie de croissance externe par la dette finan-cière.

BSN, pour un ensemble de raisons quenous allons évoquer, décidera de ne pas avoirrecours à la dette, privilégiant une approche indus-trielle à une rationalité purement financière. Mais,avant de développer cette approche, nous allonssuggérer au lecteur une seconde (et dernière !)étape de théorie financière, consacrée au choix dumode de financement.

Théorie financièreÉtape 2 : le choix entredette financière et fonds propres

Ce choix constitue une décision fonda-mentale et relève des directions générale et finan-cière. Il est dicté par un certain nombre de consi-dérations, parfois antagonistes, dont nous allonsexposer les plus pertinentes pour notre démons-tration.

Tout d’abord, il faut rappeler que les res-sources financières, dettes et fonds propres, ontun coût ; ceci signifie que les investisseurs, action-naires et banquiers, attendent un retour sur leursinvestissements respectifs, et que ce rendementdoit être à la hauteur du risque qu’ils ont acceptéde prendre. Ainsi, les banquiers ne prennent qu’unrisque de faillite et exigeront une prime de risquepar rapport au rendement du titre le moins risqué,supposé être l’obligation d’État à long terme. Lesactionnaires prennent un risque de patrimoine etvoient la rentabilité annuelle de leur investissementsuivre les chemins chaotiques de la bourse etreprésenter, par exemple, + 27 % en 1989 et -24 % en 1990.

Même si l’histoire financière récente estriche en désastres bancaires, une action est intrin-sèquement beaucoup plus risquée qu’un crédit.L’actionnaire exige, donc, dans le long terme, unrendement sensiblement plus élevé que celui quegénèrent les obligations du secteur privé et, a for-tiori, de l’Etat. Les études réalisées sur l’ensembledes bourses mondiales montrent que, dans le longterme, la stratégie d’investissement en actions rap-porte, en moyenne annuelle, 4 % à 6 % de plusqu’un portefeuille obligataire. Sur une année, ladifférence n’est pas importante, mais sur vingt ans,cela représente un rapport de 1 à 3 ! L’actionnaireest, donc, en moyenne, mieux rémunéré que lebanquier, ce qui est normal compte tenu de leurs

risques respectifs. L’actionnaire « coûte » plus cherque le banquier. Cette affirmation ne va pas dansle sens des documents comptables.

En effet, dans le compte de résultat, leseul coût financier qui apparaisse est le résultatfinancier, qui traduit la rémunération du banquier,l’actionnaire semblant être « gratuit ». En fait, l’ac-tionnaire n’apparaît qu’implicitement dans le comp-te de résultat, sous la forme d’une exigence derésultat net car ce dernier représente la rentabilité(comptable) de l’investissement des actionnaires.

Pour revenir à notre problématique dechoix entre dette et fonds propres, rappelons-nousque ces ressources financières doivent financerl’outil industriel. Or, le directeur financier n’estfinalement que l’acheteur d’une matière premièretrès spécifique, le financement. Comme tout ache-teur, il doit privilégier le fournisseur le moins cher,donc en l’occurrence, le créancier financier. Ce pro-pos milite en faveur du financement par la dettefinancière.

Outre la considération des risques res-pectifs, il nous faut introduire la fiscalité. En effet,la dette financière jouit d’un privilège fiscal, ladéductibilité des charges financières du résultatimposable. Le coût réel de la dette n’est, donc, pasle taux d’intérêts facturé par le banquier, mais cemême taux dont est déduite l’économie d’impôtréalisée sur les frais financiers. La situation desactionnaires est moins favorable, car ils sontrémunérés par le résultat net, qui a subi la ponc-tion fiscale bien connue. La dette est, ainsi, « dou-blement moins cher » (risque et avantage fiscal)que les fonds propres ce qui nous mène naturelle-ment à privilégier ce mode de financement. Lesrecherches menées à partir des premiers résultatspubliés par Modigliani et Miller à la fin des années1950 procèdent de cet état d’esprit. En effet, ellesvont dans le sens de la recherche d’un optimum quiserait le coût minimal des ressources financières oula valeur maximale de l’outil industriel. La dettejoue un rôle de premier plan, en tant que ressour-ce financière de faible coût et générant des écono-mies d’impôts, mais qui fait peser un risque defaillite à l’entreprise.

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GÉRER ET COMPRENDRE

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Avec la découverte, par les économisteset les financiers, que les décisions humaines se limi-tent rarement à l’annulation d’une dérivée premiè-re, a émergé un second courant de pensée, tournévers l’analyse des comportements, et qui s’inspirede diverses théories, dont la théorie de l’agence.Nous n’avons pas la prétention d’être exhaustif surla présentation de la littérature considérable consa-crée à ce sujet, mais nous souhaitons présenterquelques considérations et conclusions qui noussemblent pertinentes par rapport aux décisions definancement de BSN.

La première approche, la Théorie del’Agence, traite des relations difficiles entre lesactionnaires et les dirigeants. Les premiers crai-gnent que les seconds ne dilapident leur patrimoi-ne et cherchent à minimiser les coûts de contrôle.

La dette est un instrument de contrôlepuissant, mais à l’origine d’effets pervers. Certes,si une société est fortement endettée, les dirigeantsn’auront ni le souhait, ni la possibilité de gaspillerle cash flow généré par les opérations, car ce der-nier sera utilisé prioritairement au service de ladette.

Cependant, placés dans une telle situa-tion, les dirigeants vont être motivés à refuser desprojets d’investissements risqués, même si ces der-niers contribuent au développement stratégique del’entreprise. La dette est, donc, un instrument decontrôle qui peut se retourner contre son initia-teur, l’actionnaire. Une littérature abondante s’estdéveloppée autour des relations d’agence, mais lestravaux consacrés à la hiérarchisation des finance-ments nous semblent plus pertinents pour analyserl’évolution de la stratégie financière deBSN/Danone.

Stewart Myers a développé la théoriedite du pecking order, littéralement l’ordre depicorage, plus sérieusement traduite en théorie dela hiérarchisation des financements. Confrontée aufinancement de ses investissements, l’entrepriseutilise, en premier lieu, le cash flow généré par sonexploitation, puis lève de la dette financière (clas-sique, puis éventuellement hybride comme les obli-gations convertibles) et, en dernier ressort, procè-de à une augmentation de capital en numéraire. Cemode de sélection ne se déduit pas d’une quel-conque recherche d’optimum financier, mais résul-te de l’observation, par Myers, du comportementréel d’entreprises. Différentes explications, plus oumoins concluantes, ont été avancées pour expliquerce processus de décision : la volonté des dirigeantsde lever en priorité les fonds qui ne requièrentqu’un faible niveau de justification (le banquier estmoins exigeant que l’actionnaire) ou le signal plusoptimiste que constitue l’émission de dette (résul-tat d’exploitation élevé et peu risqué) parmid’autres. Des travaux complémentaires (Cornell etShapiro) ont suggéré que la séquence de « picora-ge » proposée par Myers pouvait être réduite auxseuls financements ne générant pas de risque defaillite pour l’entreprise (capacité d’autofinance-

ment et émission d’actions) lorsque celle-ci souf-frait d’un credibility gap, c’est-à-dire d’un déficit decrédibilité, d’une image économique et financièredégradée ou présentant un risque élevé ou difficileà évaluer. Ainsi, une société en forte croissance ouun constructeur de matériel informatique, qui doitdémontrer sa capacité à long terme à assurer lamaintenance de ses produits, se doit d’être sensi-blement sous-endettée.

Le choix entre dettes financières et fondspropres résulte, donc, d’un compromis entre l’op-timisation des coûts de financement et les objectifsdes différents acteurs.

Reprenons l’histoire de BSN en 1983

Nous avons montré que le financementde la croissance par la dette était la « meilleure »décision financière :- l’entreprise dispose, au moins en théorie, d’unelarge capacité d’endettement ;- l’exploitation est source de rentabilité élevée àrisque faible, donc de richesse pour l’actionnaire ;- l’accroissement de rentabilité financière permetde faciliter le financement de la croissance(cf. “Croissance admissible”).

Mais, le financement par dette n’a pasété choisi et plusieurs raisons expliquent ce rejet.

Tout d’abord, BSN sort d’une périodetrès périlleuse pendant laquelle la croissance duratio d’endettement a été synonyme de graves dif-ficultés financières. Le marché n’a pas encore« compris » que BSN est, maintenant, un groupealimentaire profitable : son PER (Price/EarningsRatio), égal à 4 en 1980, démontre une crédibili-té boursière très faible. Si l’endettement repart àla hausse, cela pourra éventuellement être inter-prété par le marché comme l’émergence de nou-velles difficultés, ce qui continuera à pénaliser lecours de bourse.

De plus, la direction générale du groupesouhaite, dorénavant, consacrer tous ses efforts àla mise en œuvre de la stratégie de croissance. Letemps est, comme chacun sait, la ressource la plusrare pour les dirigeants. Ces derniers doivent enpriorité identifier les cibles potentielles, les évaluer,puis négocier leur acquisition et, enfin, gérer leurintégration. Cette activité est réellement créatricede valeur pour l’actionnaire et requiert une flexibi-

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lité organisationnelle et financière maximale. Donc,plutôt que de consacrer du temps et de l’énergie àconvaincre les banquiers et le marché que l’entre-prise dispose d’une bonne capacité d’endettementen vue d’« optimiser le passif financier », il est lar-gement préférable de se battre pour « valoriserl’actif industriel » et capturer les opportunités decroissance externe pendant qu’elles sont encoredisponibles, tout en construisant un capital de cré-dibilité.

Du point de vue stratégie industrielle, la« meilleure » décision est, à l’évidence, l’émissiond’actions qui présente deux avantages majeurs :- elle apporte à l’équipe dirigeante une grandeflexibilité dans la mise en œuvre de la stratégie decroissance externe ;- elle permet, en l’accompagnant d’une communi-cation financière large et bien construite, de fairecomprendre au marché que BSN n’est plus unesociété verrière en difficulté mais un groupe ali-mentaire rentable en forte croissance.

Mais, cette stratégie a un coût. En effet,nous avons évoqué la faible crédibilité de BSN quise traduisait par un PER de 4 en 1980. Cela signi-fie que la société était valorisée à quatre années derésultat net alors qu’une entreprise rentable et encroissance dans un marché à risque modéré « méri-te » un PER compris entre 15 et 20. Le PER deBSN progresse à 5 fin 1981, puis 5,9 fin 1982,mais reste fortement sous-évalué. Certes, la capi-talisation boursière s’élève, début 1983, à 4 mil-liards de francs, mais toute augmentation de capi-tal importante impliquerait éventuellement unedilution excessive pour les actionnaires et se feraità un cours qui « braderait » l’entreprise.

Une solution alternative serait le recoursà une émission d’obligations convertibles en actions(OCA) qui permettrait de lever des capitaux à coûtmodéré et à dilution réduite et différée. L’OCAsemble un bon compromis, mais présente deuxinconvénients qui conduiront à rejeter cette solu-tion :- le marché des OCA est encore relativement nais-sant en France au début des années quatre-vingt ;- BSN souffre d’un credibility gap qui, comme on l’avu, « interdit » les financements par dettehybride ; ce gap est, par ailleurs, aggravé par unhistorique d’émissions d’OCA plutôt mitigé.

En définitive, BSN émet, en janvier1983, 657 000 actions au prix de 800 FF, soit uneforte remise par rapport au dernier cours coté(1 492 FF) ce qui garantira le succès de l’émission,et lève ainsi 525 millions de francs. Le prix est trèsattractif et les actionnaires souscrivent en masse,ce qui limite la dilution. BSN revient sur les mar-chés avec un produit simple, l’action ordinaire,communique massivement sur son évolution, sarentabilité et ses projets, et constitue, ainsi, uncapital de crédibilité qui va croître et se traduire, en1986, par un PER « normal » de 16 et une capita-lisation boursière de 17 milliards de francs. Legroupe savait que l’opération de 1983 n’était

qu’une première étape dans le financement de sacroissance et qu’il lui faudrait à nouveau se présen-ter devant le marché : l’augmentation de capitaldevait être un succès et changer l’image du groupedans les pensées des analystes financiers qui inspi-rent un marché, parait-il, sur-réactif à court termeet, probablement, sous-réactif à moyen et longterme. Fort de ce succès, BSN grandit et, en 1987,a besoin à nouveau de financer sa croissance.

1984 - 1987 :SIMPLICITÉ ET OPPORTUNISME

En juin 1987, Antoine Riboud soulignedans le prospectus d’émission d’actions : « BSNgrandit, BSN évolue, BSN s’internationalise ».

De 1982 à 1986, le chiffre d’affaires aprogressé de 50 %, notamment dans les produitssecs (pâtes alimentaires et épicerie), et BSN crée labranche Biscuits à l’occasion de l’acquisition deGénérale Biscuit en 1986. Les acquisitions cumu-lées de 1986 et 1987 représentent environ7,5 milliards de francs et le ratio d’endettement,qui atteignait 0,5 fin 1986, a tendance à croître.Pour augmenter ses fonds propres, BSN va procé-der à deux types d’émissions : deux augmentationsde capital réservées dont nous examinerons lesmodalités dans la section suivante et une augmen-tation de capital en numéraire qui se démarqueconsidérablement de celle de 1983.

Le cours de bourse, le 9 juin 1987, s’éta-blit à 5 000 FF et BSN émet 452 000 actions auprix unitaire de 3 500 FF, soit à nouveau un dis-count important de 30 %, pour collecter 1,5 mil-liard de francs. Il faut rappeler que, quatre ans plustôt, le groupe avait dû émettre 200 000 actions deplus pour collecter trois fois moins de fonds. Mais,dorénavant, BSN dispose d’un capital important decrédibilité qui lui permet de lever des fonds plusimportants tout en limitant la dilution : en effet, lesactions émises représentaient 25 % du capital exis-tant en 1983 et seulement 10 % en 1987.

Pourquoi émettre à nouveau desactions ? La décision semble dictée par le fait queBSN anticipe une poursuite de sa politique de crois-sance et privilégie toujours une flexibilité financiè-re maximale qui se satisfait parfaitement d’un ins-trument de financement aussi simple que l’actionordinaire. De plus, la Bourse a considérablementprogressé en 1986 (50 %) et pendant le premiersemestre de 1987. Or, les professionnels saventque « les arbres ne montent jamais au ciel » et quetoute période de hausse spectaculaire a une fin,parfois brutale. Le groupe décide, donc, de profi-ter, avec opportunisme, de cette conjoncture favo-rable. Certes, en octobre 1987, le cours de BSN vachuter avec l’ensemble du marché, mais le mauvaissouvenir du krach sera vite effacé dans la mémoire

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GÉRER ET COMPRENDRE

L’ÉPREUVE DES FAITS

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des actionnaires, car le cours de bourse remonteraà 5 600 FF un an après la chute !

Une des caractéristiques les plus mar-quantes de BSN semble être la combinaison de réa-lisme et d’opportunisme, qui se manifestera autantdans les décisions industrielles que financières. En1985, alors que le dollar américain poursuit sadévaluation et vaut encore environ 9,3 FF, BSNémet, pour 75 millions de dollars, des euro-obliga-tions convertibles en actions BSN. Lorsque le coursdu dollar atteindra 7 FF en 1986, puis 6 FF en1987, l’emprunt sera totalement converti. Cetteémission est de faible montant, mais montre lacapacité du groupe à profiter d’une situation finan-cière temporairement favorable, en l’occurrenceune spéculation faiblement risquée sur la baisse dudollar, tout en s’ouvrant un accès au marché inter-national. Deux exemples montrent le réalisme etl’opportunisme industriels de BSN. En 1985, lasociété avait acheté Bottu et réalisé, ainsi, uneincursion dans la pharmacie de consommation.Comprenant que la pharmacie est un métier diffé-rent et nécessitant des capitaux et des compétencesque le groupe ne pouvait ni ne voulait mobiliser,Bottu est réorganisée, puis revendue en 1988 auprix de 1,3 milliard de franc, soit une plus-value deplus de 1 milliard. En 1983, BSN avait acquis lesMaisons de Champagne Pommery et Lanson pour620 millions de francs. Mais, on ne gère pas unemaison de luxe comme une société de biens degrande consommation. Les acquisitions de 1990générant d’importants besoins de capitaux, legroupe prend acte des faibles synergies entre lesdeux types d’activités et vend Pommery et Lansonà LVMH pour 3,1 milliards de francs, soit cinq foisson prix d’achat !

La politique de croissance se poursuit etles investissements financiers nets représententplus de 20 milliards de francs sur la période 1987-1989, l’opération la plus remarquable étant l’ac-quisition dans un délai exceptionnellement courtdes filiales européennes de RJR Nabisco pour2,5 milliards de dollars, soit environ 17 milliardsde francs (dont 50 % seront revendus dans lesmois suivants). Le ratio d’endettement s’élève à0,9 fin 1989 mais le nombre d’actions en circula-tion a plus que doublé en sept ans sous les effetsconjugués des augmentations de capital en numé-raire et des paiements d’acquisitions en titres. Ladilution devient un problème critique.

1986 - 1990 : PROTÉGERLA « CATHÉDRALE DE CHARTRES »

BSN est opéable. Le groupe a une noto-riété mondiale, son capital n’est plus contrôlé aprèsavoir subi des dilutions successives, sa réputationest excellente et son découpage en branches d’acti-

vités indépendantes permet d’envisager une« vente par appartements » susceptible d’intéres-ser un prédateur financier ou un industriel du sec-teur. Or, Philip Morris dispose d’une trésorerieéquivalente à la capitalisation boursière de BSN etcherche à se diversifier dans l’agro-alimentaire touten s’implantant en Europe. BSN est une cible idéa-le et les dirigeants de l’entreprise, en accord avecles actionnaires dominants vont mettre en œuvreune politique destinée à protéger la société : la« cathédrale de Chartres », suivant l’expressiond’Antoine Riboud, est un monument national aumême titre que le Louvre ou la Tour Eiffel et doitrester française !

Dès 1986/1987, BSN consolide son por-tefeuille d’actionnaires stables à l’aide de trois opé-rations d’ingénierie financière.

Fin 1986, BSN émet des obligations àbons de souscription d’actions pour un montantnominal de 120 millions de francs. Chaque OBSAest émise à 5 050 FF, soit 5 000 FF pour une obli-gation qui génère un rendement égal au taux demarché et 50 FF pour cinquante bons de souscrip-tion d’actions ; chaque bon, valorisé 1 FF, permetd’acheter à tout moment et pour une période dedix ans et trois mois, une action BSN à un prixd’exercice égal à la moyenne des vingt dernierscours de bourse. Un bon de souscription est uneoption d’achat dont la valeur financière est égale àl’espérance de plus-value que l’investisseur peutréaliser lorsqu’il exerce l’option. Comme le prixd’exercice « suit » le cours de bourse, la plus-valuepotentielle est, en permanence, nulle et le bon n’aaucune valeur : c’est pourquoi il est vendu 1 FF« symbolique ». L’intérêt de l’émission est que lesinvestisseurs peuvent, pendant dix ans, exercerleur droit de créer 1 200 000 nouvelles actionsBSN et de diluer la part d’un attaquant éventuel.Fin 1986, le capital de BSN comprend 4 millionsd’actions et l’exercice des bons entraînerait unedilution de 30 %, ce qui est partiellement dissua-sif. Les OBSA sont, après accord des actionnairesréunis en Assemblée Générale Extraordinaire, inté-gralement souscrites par une société ad hoc,GEMOFIM, « société financière constituée par desbanques et institutions financières avec lesquellesvotre Société entretient des relations anciennes etconfiantes » (AGE du 18/12/86), au premier rangdesquelles figure MM. Lazard Frères et Cie.

En juin 1987, cette même banque orga-nise l’apport par deux sociétés de son groupe, detitres Cofinda, valorisés 1,4 milliards de francs(patrimoine immobilier de 133 000 m2 à Marseille— 684 MF — et 20 % des titres de la sociétéChaussures André -721 MF) contre 283 855actions BSN créées à cet effet. Enfin, en décembre1987, le développement de BSN en Italie connaîtune étape nouvelle par l’échange de participationsavec le groupe Agnelli (Ifil Participazioni), valori-sées 1,1 milliard de francs et représentant220 202 nouvelles actions BSN. Umberto Agnellientre au Conseil d’Administration de BSN.

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L’ÉPREUVE DES FAITS

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Fin 1987, le capital social de BSN com-porte environ 5,2 millions d’actions : aux 4 millionsexistant fin 1986 se sont ajoutées, pour l’essentiel,les 452 000 de l’augmentation de capital en numé-raire, les 505 000 actions échangées que nousvenons de décrire. Afin de ne pas détruire cet équi-libre délicat, BSN va commencer à financer sa crois-sance avec des outils à dilution retardée. Ainsi, enoctobre 1988, le groupe émet dans le public desobligations à bons de souscription d’actions pourun montant de 1,3 milliard de francs. Les obliga-tions génèrent un rendement de 8 % proche destaux du marché obligataire (9,3 %). Les dix bonsattachés à chaque obligation permettent de sous-crire à une action BSN au prix d’exercice de5.000 FF, soit 580 FF en deçà du cours de bourseau moment de l’émission.

Enfin, l’investisseur a la faculté, en cas denon-exercice des bons, d’en exiger le rembourse-ment à leur prix d’achat, ce qui implique une garan-tie en capital sur cet investissement. Sans entrertrop avant dans le détail financier, notons que BSN,pour sa première émission «grand public» de titreshybrides, sophistiqués à opté pour une stratégie àfaible risque en offrant un placement de «père defamille» qui sera, à la souscription, un succès.

Le groupe dispose donc, maintenant,d’un important capital de crédibilité sur lequel il vacapitaliser pour poursuivre sa croissance. Sa trajec-toire boursière est brillante, le marché achète tousles produits financiers de marque BSN et le groupea mis sur le marché des instruments de plus en plussophistiqués. Dans le même temps, BSN divise lenominal de l’action (et, donc, sa valeur) par dix afinde « populariser » le titre.

Début 1990, le groupe doit refinancerles acquisitions de 1989, dont les filiales euro-péennes de Nabisco, qui ont pesé sur son endette-ment ; celui-ci s’élève, comme nous l’avons indiqué,à 90 % des fonds propres. La rentabilité indus-trielle reste élevée, largement supérieure aux tauxd’intérêts, ce qui implique un effet de levier trèsfavorable. Mais, le ratio de 0,9 est jugé trop élevépar la communauté financière et BSN s’interrogesur son financement. Le groupe dispose désormaisde la palette complète d’instruments de finance-ment en raison de sa crédibilité considérable, maisle contrôle du capital, qui était un problème mineuren 1983, est devenu un obstacle à une émissiond’actions trop dilutive.

Les capitaux engagés représentent envi-ron 36 milliards de francs fin 1989, soit six foisplus que fin 1982. Si BSN souhaite respecter leratio d’endettement moyen du secteur égal à 0,5,les fonds propres doivent s’élever à 24 milliards defrancs pour 12 milliards de dettes financières.

Or, les fonds propres représentent20 milliards : il faudrait, donc, envisager un aug-mentation de capital de 4 milliards, montant consi-dérable pour le marché parisien et qui entraîneraitune dilution d’au moins 10 % (la capitalisationboursière est de l’ordre de 42 milliards de francs).

Par bonheur, comme nous l’avons déjà mentionné,BSN dispose d’un actif non stratégique et qui seravendu en date d’effet du 1er janvier 1991 :Pommery et Lanson. De plus, le groupe émet, enjanvier 1990, une obligation convertible en actionspour un montant de 3,3 milliards de francs afin derestaurer son fonds de roulement et d’augmenterà terme son capital. Cette OCA mérite quelquesdéveloppements spécifiques.

L’obligation convertible est émise à unnominal de 900 FF, sensiblement supérieur au der-nier cours connu, à savoir 766 FF et pour unedurée assez longue, à savoir dix ans. En outre, letaux de rendement en cas de non-conversion est7,32 %, inférieur d’environ 2 % au taux de mar-ché des obligations.

En conclusion, BSN émet un instrument àdes conditions de marché relativement tenduespour lever 3,3 milliards de francs et diluer le capi-tal à hauteur de 6 %, ce qui doit se comparer avecle même groupe qui, frileusement, diluait à hauteurde 25 % en 1983 pour ne lever que 500 millionsde francs.

Le groupe a complètement changé dedimension, de stature et peut capitaliser sur sa cré-dibilité pour vendre au marché des produits plus« tendus » en termes de risque et de rendement,tout en limitant les risques de perte de contrôle.

La décennie quatre-vingt dix connaîtraquelques bouleversements.

1990 - 1996 :L’ENTRÉE DANS LE TUNNEL

Si les années 1990 et 1991 sont, par-tiellement, consacrées au désendettement (cessionde Pommery et Lanson, dividendes payés enactions), la croissance externe représente un inves-tissement total de 30 milliards de francs sur lapériode 1992-1996.

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GÉRER ET COMPRENDRE

La «cathédrale de Chartres»,suivant l’expressiond’Antoine Riboud, estun monument nationalau même titre que leLouvre ou la TourEiffel, et doit resterfrançaise.

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Mais, le groupe connaît un tournant en1992-1993. Le 6 mai 1992, le cours de BSNatteint le niveau record de 1 051 FF et se stabiliseà 943 FF en fin d’année. La crédibilité boursière deBSN est à son apogée et la capitalisation boursièrereprésente 1,8 fois les fonds propres comptables,ce qui traduit une création de valeur égale à 80 %de l’investissement réalisé par les actionnaires.

La rentabilité des capitaux engagés excè-de toujours de 7 % le niveau des taux d’intérêt, leniveau d’endettement est contenu à 40 % desfonds propres et le résultat d’exploitation, qui aculminé à 11,1 % du chiffre d’affaires en 1991,représente encore 10 % des ventes, soit 2 % deplus qu’en 1986, l’une des années boursières lesplus fastes pour le groupe.

Fidèle à son opportunisme, BSN va lever4 milliards de francs en octobre 1993 sous formed’obligations convertibles en actions d’une durée devie de huit ans. Le moment est propice, car la bour-se est optimiste et les taux d’intérêt sont au plusbas. Le marché accueille cette (provisoirement)dernière grosse opération avec enthousiasme et lemontant, initialement prévu à 3,5 milliards defrancs doit être augmenté de 500 millions defrancs pour satisfaire une demande très forte.

Pendant quatre années, de 1994 à1997, BSN, comme le titre L’Expansion en juillet1996, « n’a plus la cote ». Là encore, plusieursexplications sont évoquées.

Tout d’abord, le marché s’inquiète del’érosion des marges, phénomène qui touchetoutes les sociétés dont les prix de vente plus éle-vés sont justifiés par la notoriété de leurs marqueset dont les parts de marché sont mises à mal parles discounters : c’est l’« effet-Marlboro » bienconnu.

Cependant, il faut noter que le résultatd’exploitation reste pratiquement stable sur cettepériode, égal à 9 % du chiffre d’affaires, et que lemarché s’enthousiasmait sur BSN en 1986 alorsque le taux de marge d’exploitation n’était que de8,1 %.

Plus préoccupante est la difficulté querencontre BSN à poursuivre sa mondialisation. Legroupe a mené avec beaucoup de succès son déve-loppement en Europe du sud, mais son implanta-tion dans le nord de l’Europe, comme dans d’autresmarchés d’importance stratégique comme lesÉtats-Unis, reste limitée. En 1994, BSN devientGroupe Danone pour capitaliser sur une marque

mondialement connue, mais le marché n’est pasconvaincu par ce changement.

Antoine Riboud, nous l’avons vu, aconstitué un réseau d’investisseurs proches afin delimiter les risques d’OPA. Il fait adopter, enAssemblée Générale Extraordinaire, une dispositionqui limite les droits de vote simples à 6 % etdoubles à 12 % pour tout investisseur qui ne dis-poserait pas d’au moins les deux-tiers des actions.Or, fin 1992, l’actionnariat connu se décomposecomme sur le tableau en bas de page.

Les investisseurs « amis » détiennent25,9 % des droits de vote. Si l’on ajoute la dilutionpotentielle de Gemofim à hauteur de 25 %, oncomprend que le capital est complètement ver-rouillé et que la cathédrale de Chartres est devenuein-opéable. Les gestionnaires de fonds institution-nels n’apprécient pas cette entrave au marché et,« votant avec leurs pieds », pénalisent le titre parleurs ventes.

Enfin, la succession du président fonda-teur charismatique constitue une incertitude stra-tégique. Si Antoine Riboud se présente lui-mêmecomme un septuagénaire en pleine forme, les ana-lystes s’inquiètent de la disparition brutale dequelques dauphins potentiels aussi brillantsqu’éphémères qui se sont succédés au cours desdernières années.

A la fin de 1996, le cours de bourse(725 FF) a perdu près de 30 % par rapport à sonplus haut alors que le marché est resté stable sur lamême période. S’il représente toujours15,5 années de résultat net, la capitalisation bour-sière s’élève à 52 milliards de francs, soit 1,16 foisles fonds propres comptables. La création de valeurn’est plus que de 16 %, soit cinq fois moins qu’en1992.

1997 : LA SORTIE DU TUNNEL ?

En 1996, Franck Riboud succède à sonpère à la tête du groupe, celui-ci devenantPrésident d’honneur et Président du comité consul-tatif stratégique et des nominations créé cettemême année. Il annonce une stratégie qui se déve-loppe autour de cinq axes majeurs, dont l’amélio-ration de la rentabilité et de la valeur actionnariale.

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ANNALES DES MINES - JUIN 1998

L’ÉPREUVE DES FAITS

Feuil1

Actionnaire % d'actions % de droits de vote

Lazard 5,99 9,55

Ifil (famille Agnelli) 5,79 4,72

Findim (famille Fossati) 3,94 6,4

UAP 3,49 5,23

Total 25,90%

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Page 14: trente annees de politique financiere de danone au service de sa

Il redistribue les branches autour de quatre pôlesd’activité sur lesquels le groupe concentrera sesefforts. Cette focalisation se traduit notammentpar la cession de la branche Épicerie à Paribas etCampbell Soup pour 5 milliards de francs ou de LaPie Qui Chante à Cadbury Schweppes.

Les résultats financiers de 1997 mon-trent un redressement de la marge d’exploitation à9,1% du chiffre d’affaires. Le marché semble ras-suré par cette croissance de 0,2 % et par l’amélio-ration de la visibilité stratégique est organisation-nelle. De plus, les bons de souscription d’actionsdont disposait Gemofim arrivent à maturité etFranck Riboud annonce le non-renouvellement dumontage protecteur. Danone s’introduit sur laBourse de New York en novembre 1997 alors quele cours du titre est voisin de 925 FF. Le 18 février1998, l’action Danone atteint 1.175 FF : le marchésalue la prise de pouvoir de Franck Riboud en fai-sant progresser le titre de plus de 60 % en treizemois, doublant ainsi la performance du CAC 40 surla période.

Le groupe a, donc, connu trente annéesd’une histoire très riche en bouleversements et sonfutur sera, certainement, mouvementé et passion-nant. Mais, plutôt que de jouer les devins, cher-chons à tirer quelques conclusions illustrées par lesévénements que nous venons de décrire.

COMMENTAIRESSUR LA POLITIQUE FINANCIÈRE

Reprenons, tout d’abord, notre réflexionpremière sur la place de la finance dans la stratégieindustrielle.

Sans qu’il soit possible de les dater avecprécision, BSN/Danone a connu deux périodes decroissance. Pendant environ vingt ans (1970-1990 ?), la progression de l’activité industriellepar croissance externe s’est avérée très rentable etrelativement « aisée ».

En effet ; le tissu industriel était disper-sé, moyennement rentable et sous le contrôle d’uncapitalisme familial à la recherche de successeurs.Le génie d’Antoine Riboud a été d’identifier lesopportunités et de frapper le premier en combi-nant une vision stratégique claire, un redoutabletalent de négociateur et une flexibilité organisa-tionnelle soigneusement entretenue : sa devise demanagement est « l’imagination du doute ».

La finance joue, alors, un rôle de pre-mier plan : elle doit livrer les fonds nécessaires aupaiement des titres achetés ! Pour diminuer ladilution des actionnaires, elle reconstitue brillam-ment le capital de crédibilité sérieusement entamépar les difficultés du verre plat. Mais, l’optimisa-tion du passif n’est pas encore à l’ordre du jour.

Le rôle de la finance évolue lorsque le

conglomérat de PME devient un groupe industrielrespecté et crédible, alors que la politique d’acqui-sition rencontre une compétition croissante dans samise en œuvre : les sociétés achetées sont mieuxgérées, les parts de marché plus recherchées, et lesacheteurs potentiels, plus nombreux, font monterles prix. Le groupe est capitalistiquement vulné-rable et la finance contribue à verrouiller le capitaltout en continuant à financer la croissance. Lesmarchés regardent de plus près la rentabilité et lecoût de capital : l’optimisation financière devient unobjectif premier, devant contribuer à la création devaleur.

Cette dernière était évidente, au débutdes années quatre-vingt, et provenait naturelle-ment du développement de l’activité industrielle.Ultérieurement, celle-ci a connu quelque ralentisse-ment et la finance a été invitée à prendre, partiel-lement, le relais. Mais, BSN/Danone a connu lapériode financière la plus faste lorsque la valeurprovenait de l’activité économique et non des opé-rations financières.

Notre deuxième commentaire est consa-cré à la capacité d’innovation des financiers : cettedernière semble pratiquement infinie, mais doitêtre utilisée à bon escient. Il n’est, certes, pas inter-dit d’être intelligent et opportuniste : émettre deseuro-obligations en période de baisse du dollar(1985), procéder à une augmentation de capitalalors que le marché est en croissance déraisonnable(juin 1986), profiter d’une bonne crédibilité pourretarder et limiter la dilution des actionnaires enplace (OBSAR 1988 et OCA 1990).

Cependant, suivant l’expression bienconnue, il n’est pas bon de « tirer sur la ficelle » etde déployer une trop grande habileté. Le schémaéchange de participations-bons de souscriptionGemofim-limitation des droits de vote, qui ver-rouille complètement le capital, protège à courtterme, mais a des répercussions négatives sur lavaleur de l’entreprise et son capital de confiance.De même, l’obligation convertible de 1993, émiseau sommet de la crédibilité du groupe, dans unenvironnement boursier particulièrement propice,alors que les marges d’exploitation s’érodent rapi-dement sous l’effet d’un phénomène général etdurable, peut apparaître comme un produit « sur-vendu » au marché.

Le marché pénalise une ingénierie finan-cière mise en œuvre au détriment des investisseurset la période de pénitence peut être longue.

Le troisième commentaire est, dans cemême esprit, lié au temps. Les marchés de capitauxsont, souvent, présentés comme sur-réactifs. Cephénomène est théorisé par les économistes finan-ciers sous le nom d’over-shooting. Cependant, enmatières de politique financière et de crédibilitéboursière, notre préférence va plutôt à l’under-shooting et l’histoire de BSN/Danone nous sembledémonstrative.

Examinons la position du groupe en1983. BSN a initié sa démarche de diversification

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GÉRER ET COMPRENDRE

L’ÉPREUVE DES FAITS

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par croissance externe dans le domaine de l’ali-mentaire plus de dix ans auparavant et a démontréun réel savoir-faire. Le verre plat, synonyme d’in-tensité capitalistique élevée et de graves difficultésfinancières, a totalement disparu. La rentabilitééconomique et commerciale est relativement élevéeet très stable. Néanmoins, le titre, qui «mérite» unPER de 15 à 20, ne capitalise que six fois le résul-tat net.

Il faudra attendre 1986 pour que le PERse stabilise au niveau « normal » de 16, alors quela rentabilité est stable sur la période 1982-1986.Le marché comprend lentement, il ne réagit pasimmédiatement aux bonnes (et mauvaises) nou-velles. Il présente une sorte de «frottement tem-porel» que nous allons essayer de mesurer. Le gra-phique ci-dessous présente, en courbes superpo-

sées, l’évolution de 1974 à 1996 de deux ratios. Lepremier est la rentabilité commerciale (résultat net/ chiffre d’affaires) et mesure le taux de profit dugroupe.

Le second est appelé Market-To-Book etse calcule en divisant la valeur de marché des fondspropres (capitalisation boursière) par leur valeurcomptable. Si ce ratio est supérieur à 1, l’entrepri-se a créé de la richesse (elle génère du goodwill,comme disent les comptables), sinon elle en adétruit. Ce ratio mesure assez bien, en dynamique,l’évolution de la crédibilité boursière d’une firme.

Examinons l’évolution respective desdeux courbes. De 1974 à 1979, elles sont paral-lèles : la rentabilité du groupe est nulle, voire néga-tive, et sa crédibilité boursière est très faible, lesfonds propres n’étant valorisés que de 30 % à50 % de l’investissement réalisé par les action-naires. De 1983 à 1989, à nouveau, les courbessont parallèles, mais à la hausse : la rentabilitécroissante de BSN est accompagnée par une crédi-bilité boursière accrue. La période la plus intéres-sante couvre trois années, de 1980 à 1982 : larentabilité commerciale s’élève, puis se stabilise à

3 % du chiffre d’affaires, mais le marché ne suitpas la progression, comme s’il attendait une confir-mation dans le temps de la bonne nouvelle. Il estvrai qu’un résultat net peut s’améliorer par la chan-ce ou le sous-provisionnement, mais trois annéesconsécutives de bons résultats ne peuvent traduirequ’une amélioration sensible et durable des fonda-mentaux.

Notons que, de 1990 à 1995, le marchésemble anticiper les difficultés commerciales qui setraduisent par une érosion de la rentabilité de1992 à 1994 et la chute de 1995 due à une pro-vision exceptionnelle pour restructuration. La fortehausse du cours de bourse qui accompagne leredressement de la rentabilité nous promet, pour1997 un rapprochement des deux courbes.

En termes de politique et de communica-tion financières, ce constat a des consé-quences importantes :- une politique financière se conçoit et semet en œuvre avec une vision de longterme : l’augmentation de capital de 1983contribue, non seulement à financer le grou-pe, mais aussi à reconstruire la crédibilité dugroupe pour préparer des appels au marchésensiblement plus importants et moins dilu-tifs en 1987 et au-delà ;- la communication financière doit être per-manente et en cohérence parfaite avec lapolitique financière. On ne communique pasavec le marché par intermittence, lorsquel’on a besoin des ressources des investis-seurs. Les analystes financiers et les gérantsinstitutionnels aiment la communicationrécurrente et sincère, et savent générale-ment distinguer, dans l’inattendu, ce quirelève de l’aléa économique et du « prévi-sible caché ». Toutes les grandes sociétés

ont créé un département chargé de la relation avecles investisseurs, qui dépend directement de laDirection Générale et dont l’activité croit avec l’in-fluence grandissante des actionnaires institution-nels.

L’histoire de BSN/Danone est, à ce titre,un exemple de vision et de cohérence qu’il convientde méditer. •

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ANNALES DES MINES - JUIN 1998

Graphique 2Graphes superposés

Quand, en 1996,Franck Riboud

succède à son père,celui-ci devenant

Président d’honneur,le groupe a connu

trente années d’unehistoire riche en

bouleversements ;mais son futur resteprometteur et sera,

certainement,mouvementé et

passionnant.

L’ÉPREUVE DES FAITS

DANONE - GRAPHES SUPERPOSÉS

-0,5

0

0,5

1

1,5

2

2,5

1974 1979 1984 1989 1994

RENTABILITÉ COMMERCIALE

MARKET-TO-BOOK

Sittler – REA