travaux en cours n°3

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1 Edito Sous une forme résumée, on trouvera dans ce troisième numéro de Travaux en cours les communications qui ont été faites par les étudiants de Paris 7 Denis Diderot et d’ailleurs lors des journées d’études doctorales suivantes : - la journée sur le geste organisée le 7 juin 2006 par Lorraine Dumenil et Suzanne Fernandez - la journée sur Maurice Blanchot organisée le 19 mars 2007 par Christophe Bident et Jonathan Degenève - la journée sur Samuel Beckett organisée le 4 avril 2007 par Evelyne Grossman et Jonathan Degenève - la journée sur Antonin Artaud organisée le 5 avril 2007 par Evelyne Grossman et Lorraine Dumenil - la journée sur la limite entre l’animalité et l’humanité organisée le 31 mai 2007 par Evelyne Grossman et Muriel Brami-Benhamou Ces Travaux en cours se veulent le reflet de la vitalité et de la diversité des activités menées par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein de la communauté universitaire. Signalons enfin que les textes sur Blanchot et Artaud sont également disponibles sur les sites Espace Maurice Blanchot (www.blanchot.fr) et Antonin Artaud (www.artaud.info). J.D. et L.D. Édition : Université Paris 7 Denis Diderot U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts, Cinéma) Ecole doctorale dirigée par Julia Kristeva Grand Moulins - Bâtiment C - 7ème étage 16, rue Marguerite Duras 75205 PARIS CEDEX 13 Téls : 01 57 27 63 59 ou 01 57 27 64 42 Rédaction : Jonathan Degenève Mail : [email protected] Lorraine Dumenil Mail : [email protected]

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Travaux en cours n°3

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1

Edito

Sous une forme résumée, on trouvera dans ce troisième numéro de Travaux en cours les

communications qui ont été faites par les étudiants de Paris 7 – Denis Diderot et d’ailleurs lors des

journées d’études doctorales suivantes :

- la journée sur le geste organisée le 7 juin 2006 par Lorraine Dumenil et Suzanne Fernandez

- la journée sur Maurice Blanchot organisée le 19 mars 2007 par Christophe Bident et

Jonathan Degenève

- la journée sur Samuel Beckett organisée le 4 avril 2007 par Evelyne Grossman et Jonathan

Degenève

- la journée sur Antonin Artaud organisée le 5 avril 2007 par Evelyne Grossman et Lorraine

Dumenil

- la journée sur la limite entre l’animalité et l’humanité organisée le 31 mai 2007 par

Evelyne Grossman et Muriel Brami-Benhamou

Ces Travaux en cours se veulent le reflet de la vitalité et de la diversité des activités menées

par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein

de la communauté universitaire.

Signalons enfin que les textes sur Blanchot et Artaud sont également disponibles sur les sites

Espace Maurice Blanchot (www.blanchot.fr) et Antonin Artaud (www.artaud.info).

J.D. et L.D.

Édition :

Université Paris 7 – Denis Diderot

U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts, Cinéma)

Ecole doctorale dirigée par Julia Kristeva

Grand Moulins - Bâtiment C - 7ème étage

16, rue Marguerite Duras

75205 PARIS CEDEX 13

Téls : 01 57 27 63 59 ou 01 57 27 64 42

Rédaction :

Jonathan Degenève

Mail : [email protected]

Lorraine Dumenil

Mail : [email protected]

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Journée sur le geste organisée par Lorraine Dumenil et Suzanne Fernandez

Les effets du geste dans le théâtre de Pippo Delbono

Suzanne Fernandez

Les gestes chez Pippo Delbono n’expriment pas les émotions des acteurs, ils sont détachés

d’intention psychologique ; cependant, ils traduisent un rapport au monde marqué par l’ironie, la

contradiction et le déséquilibre. Le spectateur se trouve manipulé par les corps ironiques des

acteurs, voit leurs gestes, les ressent physiquement, et pourrait parfois répondre corporellement à la

force de la tension imposée à sa perception.

La troupe de Pippo Delbono réunit toutes sortes d’acteurs aux corps étranges : Nelson,

ancien clochard napolitain, schizophrène et d’une maigreur incroyable ; Armando, poliomyélitique,

M. Puma, tourettien, Gianluca, trisomique, dont Pippo dit qu’il a dans le corps une « tendresse

immense », et que lorsqu’il rit en scène « tout le monde rit, automatiquement. Il n’est pas porteur de

l’intention de faire rire et c’est précisément pour cela que les gens rient »1 ; enfin, Bobo, « star » de

la compagnie, microcéphale, sourd-muet et analphabète, sorti par Pippo Delbono de l’hôpital

psychiatrique où il avait passé l’essentiel de sa vie.

Pippo Delbono fait reposer la formation de ses acteurs sur le training physique, et s’inspire

de principes orientaux comme le pas du samouraï, l’autonomie des différents membres du corps, le

stop, la perte d’équilibre (principes qui avaient beaucoup frappé Brecht). Comme le mime Etienne

Decroux, il considère que le geste doit partir du tronc. Pippo cherche à concentrer « les énergies

dans des forces contradictoires pour éviter le naturalisme »2 : contradictions entre le haut et le bas,

l’avancée et la reculade, etc. Chaque geste est privé de psychologie, ou plutôt d’intention

psychologique, afin d’enlever au spectateur la sensation qu’on lui exprime, qu’on lui signifie

quelque chose de précis à travers un geste ; Pippo compare l’acteur à un alpiniste, qui concentre ses

efforts pour ne pas tomber, plutôt que pour se faire admirer par une succession de gestes parfaits.

Au sein de la troupe, Bobo donne exactement la sensation d’être tout entier dans un geste, et de

faire ainsi abstraction du monde extérieur, s’excluant de la communauté par la création d’un espace

et d’un rythme propres à lui seul. Ce qui est frappant lorsqu’on regarde les mouvements de Bobo,

c’est qu’il garde toujours une lenteur gracieuse et lointaine, alors qu’il fait converger tout son être

dans ses gestes. Il semble faire des gestes sans y mettre aucune intériorité, sans rien exprimer à

travers eux qu’une sorte d’amusement détaché et supérieur. De ce point de vue, une scène est

extrêmement troublante dans Esodo, spectacle qui tourne autour de l’idée de guerre et de violence :

Pippo est sur scène, dans un coin, assis sur une chaise ; surgit Bobo déguisé en Hitler, portant

costume et moustaches, la référence ne fait pas de doute. Il entame soudain un discours, c’est-à-dire

qu’il pousse des cris inarticulés, puisque qu’il est sourd et muet ; puis montre une carte d’Europe,

non avec des gestes de conquête, mais avec la simple et naïve gestuelle d’un présentateur

météorologique. Cette scène est frappante d’abord parce qu’on sent comme une évidence profonde

qu’il n’y a aucune intention de représenter Hitler chez Bobo — d’ailleurs, pour lui, Hitler ne

signifie rien. Lorsqu’il représente Hitler, c’est avec des gestes lents et détachés, un sourire amusé et

nonchalant aux lèvres, comme un extraterrestre qui se plierait de bonne grâce à une sorte de jeu. Il

se livre ainsi à une caricature du plus atroce avec des gestes sans importance, ceux de la météo.

Habituellement, la caricature est intentionnelle et elle nous fait rire ; Bobo se livre ici à une

caricature non intentionnelle, proche du comique absolu défini par Baudelaire, de quelque chose de

beaucoup plus primitif : « Un des signes très particuliers du comique absolu est de s’ignorer lui-

1 Pippo Delbono, Le Corps de l’acteur, Les solitaires intempestifs, 2004, p. 51.

2 Ibid., p. 32.

3

même. Cela est visible, non seulement dans certains animaux du comique desquels la gravité fait

partie essentielle, comme les singes, et dans certaines caricatures sculpturales antiques […], mais

encore dans les monstruosités chinoises qui nous réjouissent si fort et qui ont beaucoup moins

d’intentions comiques qu’on ne le croit généralement »3. Oliver Sacks raconte l’histoire d’une

vieille dame qui, atteinte d’une curieuse maladie neurologique, se mettait à caricaturer

instantanément tous les passants qu’elle croisait4. Avec intention, ce pourrait être drôle, sans

intention, la caricature inconsciente et incontrôlée se rapproche du comique absolu. Chez Bobo, les

gestes innocents du présentateur météo faits avec une lenteur gracieuse pour caricaturer Hitler

provoquent un saisissement et aussi une véritable surprise : on ne s’attend pas à une telle scène,

aussi simple, on est également surpris de l’audace de Pippo, c’est-à-dire qu’il ose imposer l’idée du

nazisme à un être pour qui le nazisme ne veut rien dire, dont le rythme propre est celui de

l’innocence et de la nonchalance. Quand on perçoit les gestes, au théâtre, on les voit, mais on les

sent aussi, avec notre corps. On reconnaît physiquement, corporellement les gestes, on est

émerveillé parfois par un acrobate qui fait ce que l’on ne pourrait jamais faire, mais on peut

s’imaginer accomplir les mêmes prouesses gestuelles que lui ; or, il est difficile de s’imaginer, de se

sentir faire les mêmes gestes que Bobo, car cela soulèverait trop de sensations contradictoires en

nous. Le spectateur peut encore être saisi d’une forme de compassion pour l’inconscience de Bobo,

qui devient le signe de quelque chose de poignant sans le vouloir et sous le regard de Pippo présent

sur scène, auteur et spectateur de cette manipulation cynique de nos émotions. Les gestes

concentrent ainsi les tensions entre l’innocence, l’atrocité, l’insignifiance, la raillerie, le cynisme du

metteur en scène ; ils forcent le spectateur à ressentir physiquement les rythmes d’émotions dont les

contradictions peuvent le pousser jusqu’aux larmes. En effet, on parle toujours du corps de l’acteur,

des gestes de l’acteur, mais beaucoup moins de ceux que fait le spectateur : il serait intéressant de

filmer le public pendant une représentation pour étudier l’évolution de son corps et de ses propres

mouvements. Peut être est-ce une idée absurde, mais les émotions que provoquent en nous les

gestes des acteurs pourraient être liées aussi à notre position contrainte, assise. Lors d’un match de

football, on se lève pour encourager les joueurs, on gesticule par une sorte d’empathie, pour

s’associer à leur monde. Au théâtre, il est impossible de répondre au geste par le geste ; restent le

rire ou les larmes pour permettre au corps de se décharger de la tension qui lui est imposée.

Agrégée de lettres modernes, Suzanne Fernandez est lectrice à l’Université de Sicile. Sa

thèse, dirigée par Evelyne Grossman, porte sur l’esthétique théâtrale de Tadeusz Kantor, Carmelo

Bene et Pippo Delbono : elle tente d’étudier le type d’émotions que provoque chez le spectateur un

théâtre à la première personne.

[email protected]

3 Charles Baudelaire, De l’essence du rire, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,

1954, p. 727. 4 Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1988.

4

La partition gestuelle et son théâtre : Grotowski / Decroux / Barba

Jean-François Favreau

On appelle ici « partition gestuelle », a priori, une ligne d’actions fixée à l’avance, qu’il

s’agit pour l’acteur de réitérer, et qui diffère de la chorégraphie. Ceci sert de structure à la

performance (terme que nous préfèrerons à « représentation »), et selon Grotowski de « tremplin »,

ou encore d'« échelle » vers ce qui, selon nous, dépasse le geste.

Sous cet intitulé, nous avons souhaité croiser les expériences d'Etienne Decroux, acteur

français et fondateur du mime corporel, Jerzy Grotowski, metteur en scène polonais et immense

nom de l’histoire du théâtre, et Eugenio Barba, metteur en scène italien, directeur de l’Odin Teatret

installé au Danemark, chercheur qui tente une sorte de synthèse (parfois déformante) des deux

héritages.

L’usage du terme partition, terme « froid » par rapport à celui de rôle, suppose une certaine

déprise de l’acteur, qui doit faire confiance à la fois au metteur en scène (que Barba qualifie de

« monteur »), et au présent, lieu où se joue le jeu de la connexion l'élaboration toujours neuve du

sens. Pas de travail de table donc, pas d’accord préalable ; au contraire, l’acteur doit apprendre

aveuglément partition et texte sans savoir où cela le conduira.

Ainsi Le prince Constant de Grotowski d’après Calderòn, où Ryszard Cieslak donne à voir

l’agonie du prince comme une extase mystique face à la mort :

« Le texte parle de tortures, de douleurs, d’une agonie. [Mais] tout le rôle a été fondé sur le temps très

précis de sa mémoire personnelle lié à la période où il était adolescent et où il a eu sa première grande, énorme

expérience amoureuse. [...] Il a appris le texte par cœur, il l’a tellement absorbé qu’il pouvait commencer au

milieu d’une phrase de n’importe quel fragment [...] et de cette chose lumineuse, en travaillant le montage avec

le texte, il est apparu l’histoire d’un martyre… »

Grotowski, Hommage à Cieslak, académie expérimentale des théâtres, 9 déc. 1990.

C’est donc contre l’idée d’un théâtre de la synthèse que se construit l'organicité du « théâtre

pauvre » de Grotowski. Cet énoncé désigne un théâtre du peu, sans décor, sans masque ni trucs,

sans pathos et sans garde-fou.

LA MINORATION DE LA DRAMATURGIE EXIGE UN TRAVAIL D’AUTANT PLUS IMPORTANT DE

L’ACTEUR. LE DECOLLEMENT DE L’ACTION ET DE LA NARRATION SE FAIT PAR UNE MISE EN QUESTION

OU UN FRACTIONNEMENT DE CHAQUE GESTE. AINSI EST REENVISAGEE LA « METHODE DES ACTIONS

PHYSIQUES », DU DERNIER STANISLAVSKI, DONT TEMOIGNE SON ACTEUR TOPORKOV ; AINSI LE REFUS

(OTKAS) SELON MEYERHOLD, OU CHAQUE GESTE EST PRECEDE DU CONTRE-GESTE QUI LUI DONNE DU

VOLUME ET DU DELAI. DE MEME LE TRAVAIL ARIDE DU MIME QUI – FIGURANT L'INFINIE DIVISION DU

PARADOXE DE ZENON – DECOMPOSE LE MOUVEMENT LE PLUS QUOTIDIEN POUR LE TRANSFORMER EN

DRAME MICROSCOPIQUE :

« Plus s’accroît l’intérêt d’une action, plus diminue la perception de sa manière. Si l’on mourrait

assassiné par un comique, verrait-on bien que notre assassin est comique ? Alors qu’on voit si bien la manière

des actions dépourvues d’importance : fumer, manger, marcher. »

Decroux, Paroles sur le mime, p. 149.

Ainsi, le mime s’intéressera au petit geste, et à la disjonction qui permet de faire voir sa

manière. Le mime, contrairement à la « chorégraphie » est une écriture non chorale, une écriture,

littéralement de « partition » :

« Le rapport qu’il y a de l’acte d’atterrir à celui de l’envol est celui que l’on voit dans “bruire” entre le

“u” et l’ “i”.

QUE L’ON S’ARRETE AU SOL ET LA DIPHTONGUE EST MORTE, COUPEE EN DEUX, DISSYLLABEE. ENTRE LA

DESCENTE ET L’ENVOL, UNE PARALYSIE EN LAME S’EST PLACEE PRESTEMENT. ET CETTE FACHEUSE FAÇON DE

REBONDIR QUE LE DANSEUR EVITE EST CELLE, PRECISEMENT, QUE LE MIME CONNAIT BIEN ET DANS LAQUELLE IL

SE COMPLAIT, CAR C’EST DANS LE MALAISE QUE LE MIME EST A L’AISE. »

5

Ibid., p. 73.

De là une certaine activité du public, qui doit choisir de regarder celui-ci ou celui-là des

acteurs, et d’opérer à un montage personnel du sens ou des sens donnés à voir. Les scénographies

de Barba, inspirées de celles de Grotowski, renforcent cette injonction puisque les dispositifs

utilisés sont très majoritairement non frontaux.

Ce mouvement centrifuge de l’énergie de l’acteur pose enfin la question du geste lui-même.

Nous définirons ce terme comme suit : le geste désigne un mouvement accompli avec une certaine

visée. C’est un signe corporel isolé, qui ne met souvent en jeu qu’une périphérie du corps, souvent

la tête ou les bras : je puis faire un geste sans me lever, mais si mon corps est mobilisé, on dira que

je gesticule.

« Un geste n’est pas né du dedans du corps, mais de la périphérie (des mains et du visage). Il y a une

grande différence entre un paysan qui travaille de ses mains et l’homme de la ville qui n’a jamais travaillé de

ses mains. Ce dernier a tendance à faire des gestes plutôt que des actions. Mais souvent il n’est pas du tout

vivant, il n’est pas organique. »

Grotowski cité par Richards.

A l’organicité de Grotowski, Barba, qui reste plus proche de la convention (plus proche de

Meyerhold – ou de Decroux – que de Stanislawski), préfère le terme de « préexpressivité » – état

scénique de l'acteur au moment où il ne joue pas. Decroux répond par l’attitude : le geste par

excellence est la désignation, il se défausse d'une responsabilité :

« L’art des gestes dit-on, inquiétante définition. Je préfère l’attitude au geste. Elle est singulière, il est

trop pluriel.

OU TROP SINGULIER : SOUS L’OCCUPATION, TELS AMIS DE L’ENNEMI EURENT PARFOIS UN BEAU GESTE.

D’AUTRES HOMMES EURENT UNE BELLE ATTITUDE. DANS LES DEUX CAS, LE GESTE PASSE, L’ATTITUDE RESTE.

LE GESTE S’ADRESSE, IL N’A PAS D’ADRESSE. »

Paroles sur le mime, pp. 123 et 124.

Face aux gestes, qui désignent du doigt, on trouve donc après tout l’action dans laquelle

l’acteur se jette tout entier, par laquelle il met son corps dans la balance, dans laquelle il s’engage

lui-même en avançant à découvert sur l’espace vide de la scène comme sur le terrain risqué d’une

expérience. L’acteur « saint », selon Grotowski, se donne : il expose une attitude qui peut happer le

spectateur hors de lui-même. La figure de ce théâtre est donc centrifuge/centripète plutôt que

linéaire, refusant d'indiquer du doigt une voie interprétative, privilégiant les sens sur le sens.

La notion de « geste artistique » est alors déjouée, et il faudrait différencier ici la position de

ces trois créateurs, qui sont restés chevillés toute leur vie à une attitude, une « manière », de celles

qui considèrent la pratique artistique comme une suite plurielle de gestes. C’est finalement dans le

réseau disjonctif des formes que l’acteur trouve son unicité et donne forme à sa vie.

Jean-François Favreau est docteur ès lettres de l’université Paris 7 – Denis Diderot. Il est

l’auteur d’une thèse intitulée L'espace littéraire de/selon Michel Foucault qui a été dirigée par

Bernard Sichère (en cours de publication). Il est par ailleurs metteur en scène et acteur. Formé au

théâtre en France à la Cartoucherie de Paris et dans le sillage de Peter Brook, et en Europe centrale

au contact de plusieurs collaborateurs de Grotowski ou Staniewski, notamment à l'école

d’Anthropologie théâtrale d'Eugenio Barba. Après avoir monté en France Gombrowicz et Büchner,

il travaille actuellement à Vienne avec Theater Tanto (Susanna Tabaka-Pillhofer) et dans le projet

international Le Chant des chants dirigé par Sergij Kovalevich.

[email protected] (texte intégral disponible sur demande).

6

Le geste hystérique de Salomé

Céline Eidenbenz

1. Gustave Moreau,

L’Apparition, 1876,

aquarelle, 105 x 72 cm,

Paris, Musée du Louvre,

Département des Arts

Graphiques (détail).

2. Paul Régnard,

« Suggestions

théâtrales : terreur »,

1879-80, in

Iconographie

photographique de la

Salpêtrière, t. III, pl.

XXXIV.

L’intérêt des Surréalistes pour le monde de la psychiatrie et de la psychanalyse est bien

documenté. Nous connaissons par exemple la fascination de Louis Aragon et André Breton pour la

gestuelle de l’hystérie : en mars 1928, les deux artistes célèbrent à grand bruit le « Cinquantenaire

de l’Hystérie » dans la revue La Révolution surréaliste, publiant six photographies de la jeune

patiente Augustine, issues de l’ouvrage en trois tomes intitulé Iconographie photographique de la

Salpêtrière. En réhabilitant les héroïnes du neurologue Jean-Martin Charcot alors presque tombées

dans l’oubli, les Surréalistes vont non seulement à contre-courant de la médecine de leur époque,

mais ils font le lien entre la psychiatrie et l’art, proclamant ouvertement les symptômes de l’hystérie

comme un « moyen suprême d’expression » digne de « la plus grande découverte poétique de la fin

du XIXe siècle ». Entre les publications de la Salpêtrière et les propos d’Aragon et Breton, il n’a pas

fallu attendre cinquante ans pour que la gestuelle de la pathologie devienne une source d’inspiration

pour les artistes. À cet égard, il est nécessaire de s’intéresser à la période qui sépare ces

photographies des déclarations des Surréalistes. Bien que l’histoire de l’art ait encore peu exploré ce

thème pour la période qui nous intéresse, nous pouvons observer que les dialogues entre art et

psychiatrie se manifestent au moins dès le dernier tiers du XIXe siècle. C’est précisément à Paris, à

la fin des années 1870, que deux événements simultanés retiennent notre attention. D’une part,

Gustave Moreau présente au Salon de Paris de 1876 l’huile sur toile Salomé dansant devant Hérode

ainsi que la fameuse aquarelle L’Apparition (fig. 1). D’autre part, Charcot confie la réalisation de

L’iconographie photographique de la Salpêtrière (1876-1880) à ses internes, Désiré-Magloire

Bourneville et Paul Régnard, désireux d’illustrer leurs expériences par les techniques modernes de

la reproduction photographique (fig. 2).

L’aquarelle de Gustave Moreau soulève un scandale. Les critiques se servent d’un

vocabulaire paramédical pour souligner les désordres psychiques de la danseuse. Certains la

perçoivent comme une créature de « sensibilité maladive » dont le cerveau déréglé relève de la

pathologie. D’autres désignent cette curieuse princesse aux yeux révulsés et à la bouche ouverte

comme la proie d’un délire. Elle « danse dressée sur ses pointes dans un état de catalepsie

extatique » et « transforme une scène familière en spectacle malsain » ; sa « pose cataleptique » et

sa raideur somnambulique paraissent causées par l’hypnose. Quelques années plus tard, c’est au

tour d’un Joris-Karl Huysmans très au fait de la littérature médicale de décrire les deux oeuvres de

Gustave Moreau comme des allégories de la névrose. Dans À Rebours (1884), il présente Des

7

Esseintes comme un amateur d’art à la recherche de « quelques œuvres suggestives » capables de

lui ébranler le système nerveux par « d’érudites hystéries ». Ce dernier éprouve une « irrésistible

fascination » pour les airs de noctambule de Salomé dansant devant Hérode : si elle est accessible

« aux cervelles ébranlées » et « rendues visionnaires par la névrose », elle est surtout « la déité

symbolique de l'indestructible Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue

entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles ». Quant à

L’Apparition, œuvre « plus inquiétante encore », elle représenterait une Salomé véritablement

morbide, étranglée par la vision de l’« effroyable cauchemar » qui la surplombe comme une

hallucination.

Dans un mouvement de symétrie, les hystériques internées à la Salpêtrière sont nommées

par les mots de la peinture, du théâtre et de la danse. Coiffées et vêtues de robes sombres pour servir

de modèles aux médecins, ces jeunes patientes sont savamment choisies pour les prises de vue

photographiques. Leurs mouvements sont décrits, photographiés, dessinés et répertoriés – tant et si

bien que le regard de l’aliéniste finit par esthétiser leur « danse bizarre ». Jean-Martin Charcot, qui

considère la notion d’hystérie comme une œuvre d’art à rhétorique baroque, ne se contente pas de

comparer ses patientes aux possédées des oeuvres de Raphaël ou Rubens dans Les Démoniaques

dans l’art (1887) ; il expérimente notamment le courant électrique pour transformer ces jeunes

femmes « en une sorte de statue expressive, modèle immobile représentant avec une vérité

saisissante les expressions les plus variées et dont les artistes pourraient assurément tirer le plus

grand parti ». Dans l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, les illustrations montrent des

femmes aux gestes étonnamment gracieux, en proie à l’hypnose et à des « suggestions théâtrales »,

posant devant un photographe qui semble malgré tout conscient que sa nouvelle méthode de

reproduction n’est pas tant à la hauteur de la « rétine du savant » qu’à celle d’un parfait théâtre de

l’objectivité truffé de mises en scène. Le Tableau synoptique de Paul Richer, médecin et professeur

d’anatomie artistique à l’Ecole des Beaux-Arts, réinterprète au trait les photographies de Régnard

pour tenter une classification des positions typiques et des « variantes » de la crise. Un corps s’y

déploie dans des positions convulsionnées, aussi acrobatiques que dansantes. Considérée hors de

son contexte médical, cette planche de travail peut s’apparenter à une table de chorégraphie et servir

au danseur comme au peintre.

Ainsi, les jeunes internées de la Salpêtrière font des gestes qui rappellent inévitablement

celles des danseuses, si bien qu’elles finissent par rejoindre la place de Salomé. Il devient alors

possible de saisir le lien de parenté entre l’hystérique – majoritairement féminine – et Salomé. Figée

dans une pose éternellement cataleptique, l’une comme l’autre semble vouée à se statufier. Sa tenue

de robe orientale ou de chemise de nuit décolletée est aussi interchangeable : l’aliénée possède le

« goût de la parure », phénomène « annonçant l’hystérie » selon les médecins, tandis que Salomé

danse en déshabillé et à pieds nus. Finalement, c’est bien la nature de leur geste qui les apparente :

démonstratif et pathologique, il destiné à un public exclusivement masculin. Femme regardée ou

femme « fatale à son médecin »5, Salomé/l’hystérique constitue toujours le point de mire d’un lieu à

vocation purement spectaculaire : la première dans son palais infernal, la seconde dans son théâtre

clinique.

Céline Eidenbenz est doctorante en histoire de l’art à l’Université de Genève et assistante à

l’université de Lausanne. Après une étude sur la photographie des aliénistes au XIXe siècle, menée

au Centre allemand d’histoire de l’art de Paris, elle poursuit ses recherches sur les dialogues entre

art et psychiatrie autour de 1900. Parmi ses articles : « Salomé, danse et décadence », in cat. exp.

Gingins (Suisse), Fondation Neumann, Paris, Somogy éditions d’art, 2003 ; « Salomé ou la “déesse

de l’immortelle Hystérie” », in Une iconographie nouvelle au temps du Symbolisme, Université de

Lausanne, dir. Prof. Philippe Junod, 2002.

[email protected]

5 Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie, Paris, Macula, 1982, p. 168.

8

Trois poètes et le geste face aux limites du langage :

Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux

Joanna Rajkumar

Selon les différentes conceptions du geste et du langage se manifeste une ambiguïté entre,

d’une part, une conception du geste comme antithèse du langage, rejoignant le silence, la lumière,

du côté du visage dans le domaine visible, du cri dans le domaine sonore, et d’autre part, une

conception du geste comme expression originaire, liée à une motricité essentielle, en continuité

possible avec le langage, conçu alors comme « geste linguistique »6, rapprochée du rythme musical

et des signes visibles du dessin et de la peinture. Chez les trois auteurs étudiés le geste constitue un

prisme éclairant pour interroger le rapport du langage avec ce qui le précède et le déborde. De

Baudelaire à Michaux, la mise en question du langage s’accompagne d’une valorisation du geste,

plurielle et ambiguë, pouvant aller dans le sens d’une réhabilitation du langage pensé en continuité

avec le geste, sensible ou artistique, ou au contraire d’une condamnation du langage dans sa

différence perçue comme radicale, comme elle peut être le fruit d’une recherche d’autres moyens

d’expression. Nous nous demanderons si le geste est commencement, prolongement ou limite du

langage - limite interne ou externe, vecteur de sens ou signe vide - et comment se développe par

rapport à la tension entre utopie et pathologie du langage, une esthétique et une poétique du geste.

Le geste sensible figure dans la poésie des nerfs de Baudelaire, souvent associé au cri et au

visage, et joue le rôle d’une forme silencieuse mais éloquente. Le poète fait l’éloge de la

pantomime, où les gestes, cris et expressions de visages concourrent à un effet démultiplié7. La

puissance du geste a en commun avec celle du cri d’être homogène et d’avoir un effet quasiment

immédiat. Le geste, moyen d’une communication directe des émotions, instaure une parole muette

qui est « comble du sublime »8 et ouvre à un état de béatitude poétique, où l’être est à la fois « cause

et effet, sujet et objet, magnétiseur et somnambule »9. Parmi les signes qui donnent à voir la figure

humaine dans ses aspects transitoires et éternels, le geste est naturel et spirituel, expression d’un

ensemble qu’il contribue à modifier, imminence d’un tout qui ne peut se réduire à ses parties. Cette

unité « d’une complète vitalité »10

représente la corrélation perpétuelle de l’âme et du corps, dont

celle de l’art est la conséquence et s’oppose au « prosaïsme de gestes et d’attitudes »11

de l’époque

moderne. Le geste réunit et résume les attitudes de l’histoire, il est signifiant d’un sublime qui est

principe d’harmonie entre les circonstances et l’idéal. Comme la ligne et la couleur font

« également penser et rêver »12

, geste et langage doivent tous deux traduire la nature, en extraire le

principe sublime dans l’unité, comparée à celle d’un rêve, de la « couleur originelle »13

de l’œuvre :

« la grâce mouvante » 14

de la vie qui en est le noyau poétique.

Chez Hofmannsthal, la cohérence du corps, de l’esprit et du langage étant morcelée,

l’écriture doit chercher à retrouver ses racines motrices, seules capables de soulever le poids et la

violence du langage. Le langage malade est celui que la contamination empêche d’être « l’ultime

expression »15

du corps, sa prolongation spontanée, son geste vital. L’alliance tripartite du visage,

du geste et de la parole exprime l’harmonie ou le déséquilibre, le sublime ou l’incertain16

, et ne peut

fonctionner dans un prolongement de l’un par l’autre que si chaque signe apparaît clairement et non

6 Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p. 217.

7 De l’essence du rire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 540.

8 Du Vin et du Haschisch, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 383.

9 Ibid., p. 398.

10 Le Peintre de la vie moderne, OC II, op. cit., p. 695

11 Ibid., p. 696.

12 Ibid., p. 753.

13 Ibid., p. 625.

14 Ibid., p. 692.

15 Eine Monographie, Gesammelte Werke, Reden und Aufsätze I, Frankfurt am Main, Fischer

Taschenbuchverlag, 1979, p. 480, trad. par J-Y. Masson. 16

Voir Lettres du voyageur à son retour,Paris, Gallimard, 1969, trad. par J-C. Schneider.

9

dans une précarité intermittente. Cette « langue muette »17

hiéroglyphique se veut à la fois signe et

corps de la pensée, union de la lettre et de l’esprit pour atteindre à la réalité de l’homme réuni. Par

sa visibilité, le geste matérialise le mouvement du passage et de la réalisation des choses : « Rien ne

m’intéresse tant au monde que la façon dont on passe d’une chose à une autre »18

. Ce mystère

échappe au langage mais peut parfois être recueilli dans la fugacité d’un moment sublime : « Que

tout se trouve depuis longtemps déjà tout entier quelque part, pour devenir visible seulement d’un

coup »19

.

Chez Henri Michaux le rêve d’une langue directe, transparente et universelle est souvent lié

au motif de l’animalité et se retrouve dans les écrits plus tardifs sur l’idéogramme, où il s’articule à

une pratique du geste renouvelant les « branchies » 20

des mots. Entre refus de parler et impossibilité

de se taire, Michaux s’attache à montrer le lien entre le continuum de la pensée, une parole rendue à

sa primitivité et la gestualité du corps. Pour la « face à la bouche perdue »21

qui cherche à parler

« derrière sa langue »22

, le langage doit être en même temps lié au geste et au cri, associés tous deux

au devenir-animal. Le cri, « antithèse du langage »23

, a comme le geste la puissance d’annuler, de

faire taire tout ce qui est intermédiaire entre lui et l’action. Le geste, élan à la fois prospectif et

introspectif, est l’expérience d’une expansion reliant l’intérieur et l’extérieur par des mouvements

offrant une réponse aux limites du langage. Ils demeurent pourtant limités, ne pouvant inclure la

situation, montrer en même temps l’élan et le retrait, ou traduire les « pré-gestes en soi, beaucoup

plus grands que le geste, visible et pratique qui va suivre » 24

. « Mouvements » mêle taches, gestes

et signes pour trouver « une écriture directe enfin pour le dévidement des formes, pour le

soulagement ». Le recours à l’origine commune du langage et du geste permet dans l’ « allégresse

de la vie motrice »25

une revitalisation de l’écriture et une mobilité du langage qui se fait entre rêve,

maladie et hygiène. Dans Saisir, Michaux déploie le trio signes-lignes-situation et définit la ligne

comme « un abrégé de cent gestes »26

, trajet, processus et projectile, pour « retrouver un tout à la

fois » 27

.

ATER à l’université de Nanterre, Joanna Rajkumar prépare une thèse de littérature

comparée sous la direction de Camille Dumoulié sur « Les limites du langage d’une fin de siècle à

l’autre : Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux ». Parmi ses derniers articles : « Désir de langage et

aventures de lignes, poésie et peinture chez Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux » dans la revue

Silène, « Ecrire et guérir : les signes de la libération chez Henri Michaux » dans la RAL’M, revue

d’art et de littérature, musique, n°16.

[email protected]

17

Baudelaire, OC I, op. cit., p. 163. 18

L’Homme difficile, Dijon-Quetigny, Verdier, 1992, trad. par J-Y. Masson, p. 39. 19

Ibid., p. 61. 20

Vents et Poussières, in Œuvres Complètes III, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2004, p. 200. 21

Peintures et dessins, OC I, op. cit., p. 902-903. 22

Cas de folie circulaire, ibid., p. 6. 23

Bachelard in Lautréamont, Paris, Corti, 1983, p. 112. 24

Face aux verrous, OC II, op. cit., p. 439. 25

Id., p. 439. 26

OC III, op. cit., p. 960. 27

Ibid.

10

Le geste efficace d’Antonin Artaud

Lorraine Dumenil

Le terme de geste est récurrent dans l’œuvre d’Antonin Artaud qui y a, semble t’il, recours,

à chaque fois qu’il s’agit de définir sa poétique. Si le geste est à l’évidence une notion clé de

l’esthétique théâtrale que l’artiste développe autour du Théâtre et son double dans les années trente,

il sera en effet également mobilisé à partir de 1938 afin de qualifier la pratique artistique qui naît

dans le contexte asilaire et celui du retour à Paris. Or ce qu’Artaud appelle geste est une action

volontaire, une tentative tout à fait consciente d’intervenir dans la réalité extérieure et non un simple

mouvement spontané du corps, manifestation extérieure et non réfléchie d’un état d’âme, comme

certaines définitions du geste peuvent le laisser entendre28

.

Construit en regard d’un double « impouvoir » – impouvoir de l’être, qui n’existe que sur un

mode fragmentaire et pathologique29

d’une part, impouvoir du langage, qui maintient l’être dans cet

état d’infra-vie (il y a une collusion entre l’organisation anatomique du corps et celle du langage,

qui maintient l’homme dans le « cadastre anatomique du corps présent »30

) de l’autre – le geste

artaudien répond à un impératif d’efficacité. S’il faut « briser le langage pour trouver la vie »31

,

c’est bien le geste qui est désigné par Artaud comme la « tête » de ce « nouveau langage », qui ne

serait plus verbal justement, ou du moins plus uniquement, mais impliquerait directement le corps,

élément traditionnellement refoulé par le système linguistique32

, dans la perspective d’un langage

qui serait désormais avant tout pragmatique, c’est-à-dire capable d’avoir une « action véritable »,

efficace, sur les êtres. A devenir geste, le langage pourrait ainsi « guérir la vie », impératif qui

semble guider à bien des égards la pratique artaudienne33

. Indiquons tout de suite que s’il y a une

double destination de ce geste efficace – puisqu’il s’agit tout à la fois, et aussi bien, pour Artaud de

se refaire soi-même et d’effectuer une opération similaire sur le lecteur-spectateur de des œuvres –

nous ne nous intéresserons dans cette brève synthèse qu’à ce dernier aspect.

Dans A la grande nuit ou le bluff surréaliste, Artaud semble refuser toute efficacité à

l’action, se séparant par là des surréalistes, à qui il reproche de vouloir agir sur l’ « aspect extérieur

de la réalité »34

. Ce n’est cependant pas l’action en général que condamne Artaud, mais la seule

action collective dont les surréalistes se font les hérauts, et qui est selon lui dénuée de toute

efficacité (« Pour moi, négligeant toute tentative commune, je m’enfonce à la recherche de la magie

que je me suis faite, dans une solitude sans compromis »35

). Si une action est possible, c’est une

action individuelle (« La Révolution véritable est affaire d’individus »36

), effectuée par chacun sur

son propre corps, ce qui ne veut pas dire qu’Artaud abandonne l’idée d’agir sur les autres, mais que

28

Je renvoie ici à la distinction entre le geste et l’acte que propose Margit Rowell dans son ouvrage La peinture,

le geste, l’action, où elle met en évidence le caractère intentionnel de l’acte, « tentative consciente d’intervention dans

la réalité extérieure, tentative qui exige une décision de la volonté, qui a une intention, une fin et une signification »,

alors que le geste, dépourvu de tout contenu significatif, refuserait toute intermédiation du sujet et de la réalité

extérieure (Paris, Klincksieck, 1972, p. 52). 29

Voir à ce sujet la Correspondance avec Jacques Rivière, in Œuvres éditées par Evelyne Grossman, Paris,

Gallimard, coll. « quarto », 2004. 30

Œuvres Complètes XIV**, Paris, Gallimard, 1978, p. 153. Cette collusion est dénoncée dans un texte de 1947,

« Je ne supporte pas l’anatomie.. », où Artaud écrit la chose suivante : « Je veux dire que la langue est une masse de

chair qui vaut dans et par l’anatomie générale / […qui est] depuis des siècles tronquée. […] Nos idées ne sont fausses

que parce que nos organes sont mal placés » (Œuvres, op. cit., p. 1091). 31

« Le théâtre et la culture », in Œuvres Complètes IV, Paris, Gallimard, 1978, p. 14. 32

Voir la critique que propose Jacques Derrida du logocentrisme, notamment dans La voix et le phénomène et

De la grammatologie. 33

Etant entendu que cette « guérison » est évidemment éminemment ambiguë : si Artaud cherche, par l’action

poétique, à « remettre l’homme sur le véritable chemin de lui-même » (1947), cette transformation est tout le contraire

d’un retour à la normalité d’un corps qu’il considère comme proprement pathologique. 34

Œuvres, op. cit., p. 240. 35

Ibid., p. 244. 36

Id.

11

cette action se fera sur le mode de la contagion, son geste ayant valeur d’exemple pour les autres

qui le referont, ou recueilleront sa résonance active, dans leur propre corps. C’est là le principe de la

dramaturgie affective définie dans Le théâtre de la cruauté, qui fait de la performance artistique un

« acte utile », une « thérapeutique »37

qui agit réellement, « physiologiquement » même, sur le

spectateur en le soumettant à « une opération véritable, où non seulement son esprit mais ses sens et

sa chair sont en jeu » 38

.

Or l’efficacité de cette action de « guérison » du théâtre repose sur une force de contagion

véhiculée par les gestes des acteurs. Les gestes réalisés sur scène vont toucher directement le

spectateur, selon l’idée exprimée dans les Messages révolutionnaires que le théâtre « engage aussi

bien celui qui le voit que celui qui l’exécute ». Lorsqu’il voit un geste effectué sur scène, le

spectateur est amené à le vivre intérieurement, comme s’il faisait ce geste pour lui-même : le geste

de l’acteur est repris et vécu dans le corps du spectateur. Or ce qui se trouve « engagé » dans cette

participation du spectateur au geste vu n’est pas le seul corps. Dans En finir avec les chefs d’œuvre,

Artaud écrit ceci : « Je propose d’en revenir au théâtre à cette idée élémentaire magique, reprise par

la psychanalyse moderne, qui consiste, pour obtenir la guérison d’un malade à lui faire prendre

l’attitude extérieure de l’état auquel on voudrait le ramener »39

. En se conformant au geste vu, le

spectateur se voit ainsi communiqué un certain état d’esprit lié au geste : il change tout à la fois de

corps et d’esprit.

La théorie sous jacente qui régit ce fonctionnement du dispositif théâtral peut, me semble-t-

il, s’éclairer avec profit – aussi saugrenu que puise à première vue paraître le rapprochement – à la

lumière de la pensée médiévale de l’imaginatio telle qu’elle est travaillée par Jean-Claude Schmitt

qui étudie, à travers la notion d’ « imagination efficace », la contagion qui s’effectue entre les

images et celui qui les regarde. L’imaginatio est définie par Saint Augustin comme une « visio

spiritalis » intermédiaire entre une vision « corporelle » et une autre purement « intellectuelle », et

fonctionne comme une « pneumofantasmologie » qui réunit aussi bien la médecine que l’optique, la

psychologie ou la mystique afin de rendre compte du fonctionnement de ces dispositifs si

particuliers que sont les images votives capables d’agir sur le corps du spectateur40

. Pour Saint

Augustin, les « images des sens » se transmettent à l’imaginatio, qui en retour les impriment dans la

chair : « De même qu’elles passent du corps à l’esprit, de même passent-elles de l’esprit au

corps »41

.

Or il me semble que si le théâtre est bien pour Artaud le « meilleur instrument de

révolution »42

, c’est qu’à l’instar des images efficaces médiévales, les acteurs du théâtre de la

cruauté proposent des configurations visuelles (ne sont-ils pas des « hiéroglyphes en action »

comme l’affirme Le théâtre de la cruauté ?) offertes à l’œil du spectateur et agissant sur lui, non pas

suivant la forme d’une action directe mais en vertu de la loi cruelle d’une communication oblique

qui passe par le corps43

.

Agrégée de lettres modernes, Lorraine Dumenil est ATER à l’université de Paris 7 où elle

prépare sous la direction d’Evelyne Grossman une thèse consacrée à l’agir poétique chez Antonin

Artaud et Henri Michaux.

37

Projet d’article de juillet 1934, Œuvres, op. cit., p. 479. 38

Le théâtre Alfred Jarry, Œuvres, op. cit., p. 227. 39

Œuvres, op. cit., p. 553. 40

Le corps des images, 2002, Gallimard, coll. Le temps des images, p. 27. Voir également p. 346 : « AU XII-

XIIIè siècle [on assiste au] développement d’une « psychophysiologie » de l’imaginatio centrée sur la notion de

circulation des esprits dans le corps. Des esprits circulent du cœur au cerveau, du cerveau aux yeux, des yeux aux objets

extérieurs. […] Il n’existe dans cette psychophysiologie aucune véritable frontière entre psychisme et corps ». 41

Cité par J-C Schmitt, ibid., p. 352. 42

« La fausse supériorité des élites », Œuvres, op. cit., p. 725. 43

Voir le résumé intitulé « La touche cruelle d’Antonin Artaud », p. 59, qui complète ces propos et développe

l’idée d’un souffle de l’image que nous avons introduite avec la théorie de l’imaginatio médiévale.

12

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Journée sur Blanchot organisée par Christophe Bident et Jonathan Degenève

Le neutre chez Blanchot et le minimalisme américain

Maud Hagelstein

Ce texte a pour objectif de tenter une expérience de rapprochement entre le concept

blanchotien de neutre et le courant artistique minimaliste, afin de dégager une esthétique commune.

Les options interprétatives choisies par Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous

regarde (1992), ouvrage consacré à la sculpture minimaliste américaine, permettent cette

confrontation – thématique, d’abord – et semblent s’appuyer sur une théorie de l’image très proche

de celle de Blanchot.

Sommairement résumée, l’idée de Didi-Huberman consiste à montrer que Robert Morris,

Don Judd ou Tony Smith font des sculptures (blocs et parallélépipèdes rectangles – debout ou

couchés devant leur spectateur) dans l’optique de mettre l’homme face à l’idée de sa propre mort.

Ce serait le cas du fameux cube de six pieds sur six pieds (1m 83 × 1m 83) réalisé par Tony Smith,

une œuvre complètement peinte en noir et intitulée Die : à la fois « dé » à jouer et impératif du

verbe mourir… (on pense déjà à Mallarmé). A cause de ses dimensions humaines, l’œuvre que nous

voyons nous regarde, nous appelle en quelque sorte, nous menace, nous rappelle la menace que

constitue notre propre mort. L’œuvre nous concerne en tant que nous sommes mortels.

Les thèmes abordés par Didi-Huberman tourmentaient déjà les écrits de Blanchot (tombeau,

mort, silence, nuit, effacement du sujet, aveuglement). Les gestes aussi rassemblent leurs visions ;

celui d’Igitur déjà : aller au tombeau et s’y coucher / celui de Thomas l’obscur : creuser sa propre

tombe / celui du spectateur des oeuvres de Tony Smith ou Robert Morris : se projeter dans l’œuvre

et s’imaginer six pieds sous terre. Selon Blanchot, Mallarmé nous fait remonter de la mort

personnelle, celle d’Igitur adolescent qui porte à ses lèvres une fiole de poison fatal, à une mort

pensée, plus originelle, un « acte idéal » donné par avance. Cette expérience neutre d’un mourir où

rien ne s’accomplit (encore), l’art minimaliste la met en espace. Si personne ne s’enferme

effectivement dans leurs volumes, ces œuvres encouragent en chacun le mouvement de s’avancer

hors de soi et de se percevoir disparaissant.

Malgré le privilège que Blanchot accorde avec insistance à la parole plurielle et à l’écriture

poétique, malgré ses objets d’étude, tous empruntés à la littérature, il apparaîtra au théoricien des

arts visuels que les concepts qui traversent L’espace littéraire et L’entretien infini sont

particulièrement féconds. On leur reconnaîtra la capacité de poser pertinemment les problèmes qui

touchent à l’image. Sans défaire l’argument blanchotien qui accorde à la parole et à l’écriture la

capacité de résister au règne du visible et de l’uniformité, on peut montrer que certaines œuvres

plastiques (visuelles) engendrent des conditions de regard qui bouleversent la dichotomie tranchante

visible/invisible que Blanchot juge tyrannique et artificielle. En peignant ses œuvres en noir, Tony

Smith contribue à les rendre aveugles. Se projeter dans un cube opaque de cette espèce équivaut à

imaginer pour soi-même des conditions de non-visibilité. Ce qu’il y a à voir est toujours ailleurs

(dehors), dans les marges d’un sens préfabriqué que l’on viendrait coller à l’objet. Les sculptures

minimalistes sont en rupture avec le discours traditionnel, comme si elles avaient secrètement pris

la décision de se taire et de résister par ce silence aux captures iconologiques.

Dès qu’il est question d’image, nous appréhendons les choses selon un voir particulier. Telle

est l’épreuve de la fascination : ce que nous voyons nous touche (nous saisit, nous accapare) tout en

nous laissant absolument à distance (l’écart n’est pas effacé, c’est lui plutôt qui nous accapare).

Cette sorte de touche à distance dont parle Blanchot, trouve écho dans le « ça me regarde » de Didi-

Huberman (expression qui signifie : ça me concerne, ça me touche et, comme on dit, ça ne regarde

13

que moi). Ce que nous voyons, ce qui nous regarde : les images de l’art fascinent et, tout en étant

distantes, obscures, étrangères ou plurivoques, elles nous sautent aux yeux.

Si toutefois l’image apaise quand elle assure la subsistance de la chose dans sa disparition, il

arrive par ailleurs qu’elle nous confronte au néant originaire duquel l’objet avait jadis réussit à

s’arracher. Ces deux « versions de l’imaginaire », que Blanchot présente en annexe à L’espace

littéraire, ne s’excluent pas radicalement. Tantôt, l’image nous apprend encore quelque chose sur le

monde, elle maintient une part de la vérité de l’objet disparu, tantôt elle est le moment de

profondeur et de fascination, le moment neutre où le sens échappe.

Le neutre dégagé par Blanchot, tellement lié à l’image dont il est la condition, favorise les

situations d’étrangeté. Dans la sculpture minimaliste, l’étrangeté attire, nous attire dans le dehors de

nous-mêmes. L’art n’est plus refuge. Au contraire, il nous contraint à nous défaire de ce qui nous

est intime. Quelque chose se dresse devant nous qui n’arrête pas de se dérober. Comme la parole

blanchotienne, errante, nomade, et toujours hors d’elle-même.

Maud Hagelstein est Aspirant F.R.S.-FNRS et prépare une thèse en esthétique sous la

direction de Rudy Steinmetz (Université de Liège). Son travail porte sur la tension entre approches

transcendantale et historique de l’œuvre d’art chez Aby Warburg, Ernst Cassirer et Erwin Panofsky.

Concernant Didi-Huberman, Blanchot ou le minimalisme américain, elle a publié récemment : « Art

contemporain et phénoménologie : réflexion sur le concept de lieu chez Didi-Huberman », Etudes

phénoménologiques, n°41-42, 2005, pp. 133-164 ; « Georges Didi-Huberman: vers une

intentionnalité inversée ? », La part de l'œil, n°21-22, 2006, pp. 32-41 ; et sur le site

www.blanchot.fr (2005) : « La genèse phénoménologique du concept de neutre ».

[email protected]

14

« Quelle absence ! » : Blanchot lecteur de Camus

Jonathan Degenève

Tout va bien chez Camus, pour Blanchot, jusqu’à ce qu’il faille « imaginer Sisyphe

heureux » (c’est la fin du Mythe de Sisyphe44

) et jusqu’à ce que l’étranger, après son explosion de

« colère » face à l’aumônier, imagine, lui, les « cris de haine » que l’on poussera lorsqu’il sera

exécuté (c’est la fin de L’Etranger45

). Camus a donc le tort d’avoir la main un peu lourde dès qu’il

s’agit de conclure. Dans Faux Pas, Blanchot trouve en effet que l’absurde retombe au final dans ce

qu’il avait maintenu à distance tout du long, à savoir : « les explications psychologiques »46

. Non

pas que la raison et les sentiments doivent être totalement évacués. Mais, du moins, il faudrait les

suggérer au lieu de les afficher ainsi dans une sorte de morale à la fable. D’où l’éloge que fait

Blanchot des silences de Faulkner dans Sanctuaire, un éloge qu’il place à la fin – évidemment – de

son second article sur Camus dans Faux pas : « Quelle absence ! et, chez les victimes comme chez

les acteurs du drame, quel laconisme ! Les plaintes, les cris de haine, la folie ne sont exprimés que

par le fait qu’ils ne s’expriment pas, par un léger tremblement des corps, par un tassement

incompréhensible de la pensée. Le malheur fait taire cette voix explicatrice qui met les choses au

point et tire une leçon accessible aux paroles »47

. « Quelle absence ! », « quel laconisme ! » : ces

exclamatives sont un peu méchantes pour trois raisons. Nous allons voir lesquelles et nous nous

intéresserons ensuite à la réponse de Camus, une réponse certes indirecte puisqu’elle « passe » par

Kafka, mais une réponse que Blanchot semble avoir entendue.

Tout d’abord, ces exclamatives introduisent un raisonnement qui n’hésite pas à prendre une

formule de L’Etranger, « les cris de haine », à la débarrasser de ses guillemets et à la faire passer

incognito chez Faulkner, c’est-à-dire chez celui que Camus ferait bien de prendre pour modèle. Or

Camus s’est bel et bien inspiré de Faulkner et, plus généralement, des romanciers américains

behavioristes.

Mais, pour Blanchot, et c’est la deuxième petite méchanceté, il se peut que Camus renoue

finalement avec la tradition, bien française celle-là, du roman d’analyse. Or, qu’un être de papier

gagne en épaisseur lorsque nous sommes sur le point de le quitter, voilà ce qui est un topos dans

tout explicit de fiction et, au-delà, voilà même ce qui échappe au contrôle de l’écrivain puisqu’il y a

toujours une accentuation naturelle du mot de la fin qui tient à son propre statut. D’une part, il n’est

donc pas facile d’échapper à cet effet de présence au terme d’un récit et, d’autre part, il n’est pas sûr

que Blanchot y échappe lui-même. C’est, par exemple, la « ma » de « ma mort », à la fin de

L’instant de ma mort48

, qui, l’espace d’un instant, superpose l’auteur, le narrateur et le personnage.

La « solution », si l’on peut dire, que trouve Blanchot est celle de l’ambiguïsation. Ainsi, la

possession du « ma » est-elle contrebalancée – c’est l’étymologie même de « ambigu » – par la

dépossession que signale l’« instance » dans L’Instant de ma mort toujours49

. Par ailleurs, cette

solution, Blanchot la trouve très tôt, mais chez Kafka : c’est le « comme si » à la fin du Procès que

l’on retrouve à la fin de Thomas l’obscur et d’Aminadab.

Or, et c’est le dernier point, « les cris de haine » de L’Etranger rendent très ambigus,

justement, l’accord que fait sonner Camus au terme de son récit. En outre, Camus est loin d’être

étranger à Kafka, et même aux ambiguïtés des finals de Kafka, lui qui a pu écrire ceci en 1943 dans

la revue L’Arbalète : « Tout l’art de Kafka est d’obliger le lecteur à relire. Ses dénouements, ou ses

44

Gallimard, Paris, 1942, coll. « Folio Essais », 1985, p. 168. 45

Gallimard, Paris, 1942, coll. « Folio », 1971, pp. 185 et 186. 46

Gallimard, Paris, 1943, p. 248. 47

Faux pas, op. cit., p. 253. 48

Fata Morgana, Montpellier, 1994, rééd. Gallimard, Paris, 2002, p. 18. 49

Ibid., p. 18.

15

absences de dénouement, suggèrent des explications, mais qui ne sont pas révélées en clair et qui

exigent, pour apparaître fondées, que l’histoire soit relue sous un nouvel angle »50

.

Et si Camus répondait par là à Blanchot via Kafka, et lui proposait par la même occasion de

revoir son Etranger ? C’est que des absences, il y en a dans L’Etranger, et ce y compris lorsque

Camus conclut. Mais Blanchot n’y sera sensible que plus tard, dans L’Amitié semble-t-il, et peut-

être parce qu’il a effectivement relu entre-temps.

A preuve, l’hommage que rend Blanchot à la mort de Camus en 1960. Ce qui est frappant

dans ce texte intitulé « Le détour vers la simplicité », c’est la façon qu’a Blanchot de se reprendre

anonymement. En réalité, cela vaut aussi pour les articles de 1954 sur L’Homme révolté et de 1956

sur La Chute : Blanchot se cite sans se citer avec des formules comme « Camus reprend à son

compte l’objection qui lui fut faite dès le début »51

(sur, à nouveau, le sens de l’absurde et la

consistance du sujet) ou comme « Il ne manquera pas d’homme réfléchis pour nous faire voir de

quelles manières variées L’Etranger, La Peste, La Chute […] »52

désubjectivisent le sujet et

désémantisent l’absurde. Cela, c’est ce qui plaît à Blanchot. Mais ce qui ne lui plaît pas, c’est que

Camus ne tienne pas ses promesses jusqu’au bout.

Dans l’hommage de 1960, Blanchot se reprend aussi, et aussi sans se nommer, mais au sens

où il se corrige cette fois-ci. Attention, semble-t-il ainsi se dire, il faut veiller à ne pas confondre

l’absurdité (« le sens ce qui n’en a pas ») et l’absurde (le « neutre […] qui se dérobe à toute saisie

du sens »)53

. Et sur la consistance du sujet, la présence de l’auteur dans ses œuvres : « Parce qu’il

s’est exprimé avec netteté, on veut enfermer Camus dans l’affirmation visible où il parvient. Parce

qu’il est sans équivoque, on lui attribue une vérité sans ambiguïté. Parce qu’il dit extrêmement ce

qu’il dit, on l’arrête, on l’immobilise en cette extrémité, mais s’il parle en faveur de la claire limite,

on le réduit à cette parole limitée et sans ombre, lui qui, “né pour un jour limpide”, a saisi d’emblée

cette trouée qu’est la lumière, cette ouverture secrète par laquelle elle écarte tout présent (même le

présent de la lumière) dans sa présence alors obscure »54

. Autrement dit, Camus a lui aussi vu cette

paradoxale folie du jour qui retourne la limpidité en obscurité, la simplicité d’une présence en ce

qui nous détourne de nous-mêmes. Il le montre notamment dans « le passage de la première à la

seconde partie » de L’Etranger où « l’existence la plus banale et la plus quotidienne, […] devient,

en s’affirmant simplement, face aux travestissements des façons morales et religieuses, ce qu’il y a

de plus […] étrange »55

.

Qu’en est-il alors du terme du récit, c’est-à-dire de cet endroit où la morale de la fable,

Meursault et, sous lui, Camus, n’ont « pour défaut que d’apparaître »56

comme le disait Blanchot en

1942 ? Sur ce point, Blanchot ne se reprend pas, même sans se nommer. Il a plutôt une autre

opinion, sans doute parce qu’il « relu » l’histoire « sous un nouvel angle » comme le disait Camus

(en s’adressant sans doute à Blanchot). Relue sous ce nouvel angle, qui est celui du lien étroit qui se

tisse au final entre le personnage, voire l’auteur, et sa mère, l’histoire fait alors entendre une voix

féminine quand elle se conclut : « [D]ans la véhémence finale – renversement de l’indifférence en

passion – qui soulève Meursault, l’on devine le désir inflexible de défendre contre toutes les

usurpations morales ou religieuses le simple sort d’un être silencieux et de trouver enfin le langage

qui puisse donner parole à celle qui ne parle pas »57

.

Jonathan Degenève est docteur en lettres modernes et cinéma. Sa thèse, dirigée par Evelyne

Grossman, porte sur la question du récit chez Blanchot, Beckett, des Forêts et Welles (Paris 7 –

Denis Diderot, 2006). Il a publié de nombreux articles sur ces auteurs.

jonathan.degenè[email protected]

50

« L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Kafka », in Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 169. 51

L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 265. 52

L’Amitié, Gallimard, Paris, 1971, p. 229. 53

Ibid., p. 220. 54

Ibid., p. 216. 55

Ibid., p. 227. 56

Faux Pas, op. cit., p. 252. 57

Ibid., p. 224.

16

Le rapport Blanchot-Kafka : le double singulier

Ayelet Lilti

Aujourd’hui, j’essayerai de parler d’un rapport qui lie deux écrivains singuliers : Maurice

Blanchot et Franz Kafka.

Les écrits de Blanchot, notamment l’ouvrage De Kafka à Kafka58

, qui rassemble des essais

consacrés à l’auteur, dévoilent sa passion et pour l’œuvre de Kafka et pour la personne derrière

l’œuvre. Mais comment déployer ce rapport qui nous semble, à nous lecteurs de Blanchot et de

Kafka, si éclatant ?

Dans mon travail de Master 2 qui s’intitulait « L’image du mort-vivant chez Kafka et

Blanchot », j’ai essayé d’élaborer l’idée que la conception de l’image que Blanchot déploie surtout

dans L’espace littéraire59

est en effet le principe moteur d’une interrogation littéraire inlassable.

L’image, le cadavre, qui, dans sa double version, véhicule des entités disons fantastiques telles que

« l’ombre », « le fantôme » et « le double », établit la condition critique de l’œuvre de Blanchot et

de l’œuvre selon Blanchot. L’image avec tous ses semblables, incarne ce rapport de ressemblance,

mais « ressemblance qui conteste tout modèle, que celui-ci soit un objet empirique ou une essence

», comme l’exprime Françoise Collin dans son livre Maurice Blanchot et la question de l’écriture60

.

L’image comme cadavre est l’œuvre littéraire dans la mesure où elle gagne sa particularité, son

originalité, lorsqu’elle introduit ses « autres », ses semblables, montrant en cela sa perte du pouvoir

de revenir au même. La dépouille n’est plus le vivant, elle est « l’ombre d’une ombre », dit

Blanchot.

L’image, « qui ne ressemble à rien », est l’expression de l’unique absolu qui perd son unicité

et par conséquent, se dissout dans l’universel. Cette transition entre le cas unique et l’universel,

nous la trouvons aussi dans ces quelques mots de Blanchot parus sur la quatrième de couverture de

son livre, De Kafka à Kafka :

« Description d’un combat est le titre du premier livre de Kafka. Combat qui n’admet ni victoire ni défaite, et

cependant ne peut s’apaiser ni prendre fin. Comme si Kafka portait en lui ce bref dialogue : « De toute manière, tu es

perdu. - Je dois donc cesser ? – Non, si tu cesses, tu es perdu. » C’est en ce sens que parler de Kafka, c’est s’adresser à

chacun de nous. »61

Ce combat intérieur, paradoxal et impossible du survivant que Blanchot entend et voit en

Kafka, est une force qui réfléchit ce dialogue extérieur dans l’écriture blanchotienne, renvoyant « à

chacun de nous ». Autrement dit, Kafka l’auteur, la personne, le survivant, est l’image même face

au regard du lecteur-écrivain Blanchot. Et, dans ce sens, nous pouvons dire que Kafka est son

double. Il est l’objet critique en tant que cas singulier d’où émane l’universalisme, d’où émane cette

impossibilité d’en parler. Ou plutôt l’objet critique imposant l’impératif qu’il faut parler sans cesse.

Cet impossible se dédouble dans le dialogue de deux survivants, les deux de « chacun de nous »,

Kafka et Blanchot, dialogue qui ne peut que se perpétuer.

Il sera difficile de circonscrire l’image de Kafka dans l’écriture de Blanchot. Ne pourrait-on

pas, d’un même souffle, parler « d’Héraclite l’obscur », encore une ombre pour Blanchot, ou de

Char, Rilke, Mallarmé, Nietzsche, Hegel et même d’Orphée ? Mais ce n’est qu’en signalant presque

au hasard, un point de repère, que tout travail critique commence.

58

Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Gallimard, 1981. 59

Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1955. 60

Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 173. 61

Op. cit.

17

Dans son livre Demeure62

, Jacques Derrida, nous le savons, explore à travers l’œuvre de

Blanchot L’instant de ma mort63

, le rapport dans la littérature entre témoignage et fiction. Derrida

questionne la souveraineté du narrateur, l’autorité du témoignage tout autour de ce « droit à la

mort » qu’offre la littérature et la fiction par le biais de l’impossible.

Le narrateur, le témoin, le survivant est singulier. Il croit qu’il est le seul à pouvoir attester

de l’événement, dit Derrida. Et le témoignage est unique, irremplaçable et exemplaire. A savoir,

singulier, reproductible et, par conséquent, remplaçable et universel.

L’instance du témoin, de son témoignage, est cette enclave d’espace-temps où le cas

singulier rejoint son cas universel. C’est l’instant d’un paradoxe mais aussi d’une

« possibilisation », comme le dit Derrida, dans l’écriture blanchotienne. « Possibilisation », car

chaque paradoxe tel que l’instant où je témoigne de ma mort, est l’instance du témoin qui se

dédouble, manifestant par cela son impossibilité de rester sur place, de demeurer unique.

« Notre salut est la mort, mais non pas celle-ci.»64

, disait Kafka. Et Maurice

Blanchot d’ajouter : « Nous ne mourons pas, voilà la vérité, mais il en résulte que nous ne vivons

pas non plus, nous sommes morts de notre vivant, nous sommes essentiellement des survivants.

Ainsi la mort finit-elle notre vie, mais elle ne finit pas notre possibilité de mourir ; elle est réelle

comme fin de la vie et apparente comme fin de la mort ».65

Rapprocher Kafka de Blanchot est une tentative de parler de ce que nous considérons

comme cas unique dans l’univers blanchotien. C’est le moment où le témoignage rejoint la fiction :

c’est ce rapport du « témoin pour le témoin », signalé par Derrida dans L’instant de ma mort, ou

celui de l’image comme « l’ombre d’une ombre ». Ce serait aussi le travail de la mise en abyme.

Travail qui fait tournoyer la passion du témoin revenant de ce « pas au-delà », dans « l’ici-bas »,

effectuant toute la légèreté d’une entité fantomatique comme celle du mort-vivant, comme celle

d’Orphée.

Et lorsque nous critiquons le rapport Blanchot-Kafka, lorsque nous essayons de l’établir,

nous devons penser à tous ces points de repère : la position des survivants, par exemple, la nécessité

du témoin et de ce double singulier qu’est Kafka et, bien entendu, Maurice Blanchot.

Ayelet Lilti est étudiante en première année de doctorat à l’université Paris 7 – Denis

Diderot. Sous la direction d’Evelyne Grossman, elle poursuit sa recherche sur le personnage et

l’image du spectre chez Maurice Blanchot et Franz Kafka.

[email protected]

62

Jacques Derrida, Demeure, Galilée, 1998. 63

Maurice Blanchot, L’instant de ma mort, Fata Morgana, 1994. 64

Cité par Maurice Blanchot, op. cit., p. 71. 65

Ibid.

18

Du Livre et de la Mort chez Kojève et Blanchot

Dominique Pirotte

En 1947 paraissent conjointement « la littérature et le droit à la mort », article-manifeste de

Blanchot, et l’Introduction à la lecture de Hegel de Kojève, trace de son légendaire séminaire des

années 30, dont l’impact dévastateur marqua décisivement non seulement Sartre en tant que lecteur,

mais encore le public clairsemé de ses auditeurs prestigieux, au premier rang desquels Bataille,

Lacan, Queneau, Aron.

Aux confluents de cette réception en France d’un Hegel et d’un Heidegger anthropologisés

sous le règne de la finitude du Temps, une rencontre fondatrice, in absentia, se noue entre le texte

kojévien et le texte blanchotien, dans un Zeit-Geist qui n’a rien d’accidentel. Cet article se propose

d’en exhiber l’articulation, éclairant la profonde convergence des thèmes abordés par l’un et l’autre

autour, mais pas seulement, de la reprise détournée de la dialectique « du maître et de l’esclave ».

En acmé de cette dramaturgie, le thème mallarméen du Livre comme espace anthropologique de la

mort au travail.

L’élucidation du schème paradoxal de la « Fin de l’Histoire », soumis à tant de malentendus et

de détournements, est le principal enjeu de cette confrontation. On découvre que la mise en jeu

ultérieure, par Jacques Derrida, du thème de la « Clôture de la représentation », rend possible la

compréhension rigoureuse des ressources polysémiques insues d’un tel schème, loin des stéréotypes

médiatiques qui s’en emparèrent. On ne peut ni « revenir » à la chose-même (y être adéquat) ni s’en

abstraire ou s’en émanciper. Si expliciter le concept, c’est l’identifier, comme le fait Kojève, au

temps heideggerien et, plus encore, identifier ce temps lui-même à la temporalité du Dasein (ce que

Heidegger refuse, subordonnant l’explicitation du sens du temps à celle de l’être) qui ne cesse de le

faire fuir au devant de lui-même, alors l’abouchement du concept à la « blessure ouverte » (Bataille)

de ce temps ne cesse de faire fuir le concept hors de lui-même, comme re-présentation, trace de

l’extériorité de ce qui, du vivant, demeure inarticulé, hors-discours, et qu’il ne peut ni rejoindre ni

annuler. Du côté de Hegel si, dans l’objet-livre – la phénoménologie de l’Esprit –, le concept, censé

assurer son intériorité, ne cesse comme le montre Derrida de s’introduire à lui-même « du dehors »

par une préface, ou se prolonger dans un appendice, alors il est texte de part en part, contaminé par

la finitude temporelle du langage, réceptivité au sens kantien, voué à cette re-présentativité du signe

honnie. Toute l’œuvre écrite de Kojève apparaît telle une immense greffe posthume proliférant

autour de ce texte, y adjoignant sans fin « mises à jours », « introductions », « introductions

d’introductions », « préliminaires » et autres « para-phrases », autant de prothèses qui semblent

performativement prendre acte de la clôture interminable du discours. Substituant au « cercle

spéculatif » un cercle discursif , une boucle temporelle, Kojève découvre avant l’heure le paradoxe

tragique de cette clôture de la représentation, au double sens indécidable de « la représentation est

finie » et, en même temps, « la représentation continue ».

Cet agencement se donne à voir sous sa transposition phénoménologique pré-sartrienne : le

dualisme temporel du trou dans l’être. L’homme est un « néant qui néantit dans l’être, grâce à l’être

qu’il nie ». Articulation de la hantise que l’on retrouve précisément au cœur du texte de Blanchot.

Antécédence de l’être/nature/chose sur l’être parlant et agissant, qui s’en arrache pour les révéler,

« qui ne subsiste, en tant que présence de l’absence de leur réalité en lui, que pour qu’il y ait de

l’être ». L’être est. Le néant n’est pas. Et donc ne s’en déduit pas. L’homme apparaît ainsi comme

l’excédant lui-même, un « centre-décentré » fruit d’une « révolution copernicienne » kantienne

poussée dans ses ultimes conséquences : un Système du Savoir résolument fini. Ce qui excède

l’humain, l’inhumain dans l’homme, c’est précisément ce dont l’humain dans l’homme rend

compte. L’anthropo-centrisme critique est souvent bien mal compris, et investi d’arrogance naïve.

Il est bien plutôt une clause minimale d’humilité, en regard de l’archaïque postulat théiste du

holisme moniste toujours oublieux de la secondarité originaire du sens, de l’indéductibilité de son

19

« après-coup », toujours refluant vers l’illusion antinomique, fût-elle posée en néo-paradigme, selon

laquelle l’Esprit n’est rien d’autre que la Nature qui se pense elle-même.

S’agissant du négatif, il convient de bien comprendre que la finitude comme réceptivité et la

finitude comme mortalité ne constituent chez Kojève qu’un seul et même phénomène unitaire

envisagé « didactiquement » selon deux angles artificiellement séparés. Faute de quoi on ne saisit

pleinement le sens et l’enjeu, ni de son épistémologie du savoir/discours, ni de sa phénoménologie

existentielle du désir anthropogène et de la lutte pour la reconnaissance. À travers cette refonte de

Hegel, Kojève corrige Heidegger par Marx aussi bien que l’inverse. D’un côté, l’instance mortelle

n’apparaît plus comme une possibilité propre du Dasein et de sa solitaire déréliction. Elle est

originairement cernée par le socius du conflit, de la rivalité mimétique, et la valeur-travail que ces

derniers mobilisent dans une lutte sociale pour la reconnaissance. De l’autre, l’analyse de la valeur-

travail, ainsi que des rapports de force et d’aliénation qu’elle implique, n’apparaît plus sous le seul

angle du socius, mais réclame d’être rattachée à l’analytique existentiale de l’exposition

anthropogène à la possibilité de la mort, impossible à vivre par définition. Cette dernière n’est donc

pas un désir de mort. S’ouvrant par provocation au « mourir », il s’agit, fondamentalement, d’avérer

aux yeux de l’autre, dans le jeu d’une reconnaissance en miroir, le refus de mourir, d’être réduit au

pur donné objectif d’un vivant qui simplement meurt, rejoint sans protestation l’indifférente

perpétuation du cycle vie/mort/vie. L’homme est cet animal qui se découvre mortel, et pour cette

raison même, refuse de mourir. Un vivant qui (s’op)-pose (à) lui-même la question du vivant.

Décramponné de la fusion menaçante d’une « réclusion dans la mère-nature » – ce refus, fait de

terreur, d’intégrer et surmonter la perte de cette homogénéité (du moins le « souvenir après-coup »

de cette perte, crise immémoriale, « archi-traumatisme d’une archi-catastrophe dont nul ne songe à

fixer la date et le lieu » (N. Abraham) –, le devenant-homme, exposé, par la pré-maturation de cet

arrachement forcé, au temps « disjoint » de son inadéquation à la nature, et ne pouvant, au fond, se

satisfaire ni de la présence seule, ni de l’absence seule, se pro-jette dans l’incertitude de l’avenir,

par le travail fébrile de la main avide devenue crampon-outil configurateur de mondes

transitionnels. Le Bios/Nature/Chose sont pour le désir, et le langage que génère ce désir pour les

désigner, sa trace, la présence de leur absence, son Oublié inoubliable (Lyotard). Blanchot

transpose rigoureusement le tout dans la figure de l’écrivain, interrogeant l’enjeu de toute littérature

comme expérience assumée de l’être-au-monde en commun, démontrant les impasses de la

souveraineté comme désir de pure négativité désancrée du monde, ne pouvant s’accomplir que dans

le régime de la terreur.

On découvre, au total, après avoir souligné chez Kojève la possible coexistence non

dialectisable d’une sagesse discursive et d’une sagesse non discursive, l’enchaînement des

implications de la Fin de l’Histoire dans la constitution programmatique d’une communauté

désœuvrée (Nancy) : l’Histoire est le temps « intra-temporel » que prend l’homme-désir-discours

pour se rendre adéquat à lui-même en tant qu’inadéquat aux choses. La fin de ce telos à l’œuvre

ouvre l’espace désœuvré, toujours à venir, d’une communauté comme fiction narrative, simulacre,

règne dénaturalisé de la Chose ou Vie absentée – dont la présence à soi sans oubli, ni ne se

nomme/désire ni n’est nommée/désirée par quiconque. L’actualisation de ce règne est la

constitution d’un monde humain qui n’est ni l’état de nature retrouvé ni le royaume de dieu réalisé

sur terre, mais le re-souvenir agi et agissant de l’écart originaire entre le désir/discours et le donné

de cette nature. La fin de l’Histoire, avènement de ce Livre-Monde, est toujours-déjà promise dès

son début, sans cesse ajournée, toujours à réécrire par les générations à venir, dans la tâche infinie

de se reconnaître comme la communauté des désirs désirés.

Docteur en philosophie, Dominique Pirotte enseigne l’anthropologie phénoménologique à

l’Université de Liège. Auteur de Alexandre Kojève. Un système anthropologique, Paris, P.U.F.,

2005, coll. « Philosophie d’aujourd’hui » ; codirecteur, avec Finn Frandsen et Niels Brügger, de

Lyotard, les déplacements philosophiques, Bruxelles, De Boeck-Université, 1993, coll. « Le point

philosophique ».

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20

« Parler, ce n’est pas voir… »

Deleuze et Blanchot entre événement et dialectique

Antoine Janvier

Il est fréquent de qualifier les « pensées de l’événement » d’anti-dialectiques. Mais c’est, la

plupart du temps, pour s’exempter d’une analyse serrée et rigoureuse de la notion d’événement, du

corps à corps qu’elle engage avec l’hégélianisme et des enjeux qu’elle recèle. « Anti-dialectique »

devient une formule magique qui brouille aussi bien le sens véritable de la dialectique que celui de

son « adversaire ». Il s’ensuit une approbation naïve ou une réprobation haineuse de l’usage original

du langage que ces « pensées de l’événement » pratiquent. C’est cette pratique que le présent article

interroge, à partir d’une rencontre entre Deleuze et Blanchot. Cette rencontre s’articule autour d’un

texte de Blanchot auquel Deleuze renvoie dans son Foucault : « Parler, ce n’est pas voir… »

(L’Entretien Infini). En somme, l’objet majeur de cet article est d’exhiber et d’explorer les points de

lutte entre les thèses de « Parler, ce n’est pas voir… » et la pensée dialectique, constitutifs d’une

pensée de l’événement.

Selon Deleuze, « Parler, ce n'est pas voir... » propose une approche spécifique de

l’événement. Celle-ci consiste, d’une part, à frapper d’inanité toute pensée soumise au régime de la

vision, propre à la tradition occidentale. La dialectique hégélienne en serait le point d’acmé. Elle

porterait la vision à l’absolu, en la déliant des bornes constitutives de sa finitude. Il faudra montrer

comment la dialectique actualise une puissance que contient déjà toute vision finie, en thématisant

la pensée et le langage qui la soutiennent. D’autre part, la détermination de l’événement opérée par

Blanchot consiste à libérer la parole de cette exigence optique pour la porter à sa puissance propre,

hors de toute dialectique. La difficulté est alors de comprendre le sens d’une parole qui ne voit pas,

sans tomber dans un mysticisme naïf. Ce problème met en jeu le sens même que l’on accorde à la

finitude.

La finitude propre au régime visuel se révèle n’être que partielle, dans la mesure où elle

comporte son propre dépassement vers l’absolu. C’est ce que la dialectique effectue par la prise en

compte du lieu et du mode d’énonciation de la finitude elle-même, insoupçonnés par celle-ci. Se

disant finie, la pensée de la finitude se voit limitée, mais par là voit également l’au-delà de sa

limite : elle s’est détachée d’elle-même pour se saisir sous son propre regard. C’est ce qui permet à

la dialectique d’englober, dans un discours qui ne cesse de se ressaisir lui-même, ce qui se situe

dans la limite ou à l’intérieur du champ de vision, et ce qui se situe au-delà, en dehors de ce champ,

parce que cet au-delà est lui-même vu par le discours de la finitude. Un tel mouvement de ressaisie

et de totalisation, loin d’être un simple constat d’achèvement du temps ou de l’histoire, est en réalité

constitutif de la dialectique entendue comme savoir absolu : savoir hors de toute finitude, in-fini en

ce sens qu’il n’a pas de fin. Au contraire, une finitude radicale exige d’être distincte et de la finitude

modérée de la vision, et de l’in-fini dialectique qui la porte à l’absolu. Se démarquant de toute

récupération dans le régime visuel d’une « totalité en mouvement, finie et illimitée » (EI, 7),

Blanchot dégage le sens et le lieu de l’événement : la parole. Car la parole, prise dans son acception

la plus tranchante, détachée de tout régime visuel, est un pur mouvement, un pur acte en train de se

faire. C’est par et dans cet acte que l’événement est produit. L’événement n’arrive pas, ce n’est pas

un objet qui existe et qui advient dans le monde à l’aide d’une bonne parole. L’événement est l’effet

d'un faire propre à la parole hors de toute vision. En retour, cette parole n’est pas une activité auto-

suffisante, maîtrise intérieure de son propre mouvement : elle est saisie ou affectée radicalement par

l’événement, en ce sens qu’elle ne peut se détacher de cet affect pour en faire le tour, considérer

sous son regard ce qui lui arrive, en dégager la raison d’être et en ressaisir l’origine. La parole est

traversée de part en part par cet affect dont elle ne peut se défaire et provoquée ainsi à entrer en

acte. Dans le mouvement même de son processus, la parole affirme sa finitude : sa finitude est ce

qui lui arrive et ce dont elle dépend entièrement. C’est en ce sens qu’elle ne voit pas : elle ne voit

pas ce qui s’empare d’elle – elle ne le ressaisit pas par devers elle, mais affirme son propre

21

mouvement : sa propre praxis. C’est pourquoi aucun livre de Blanchot n’est théorique : il s’agit au

contraire du prolongement d’une pratique de lecture. Ce prolongement est à entendre en un sens lui-

même pratique. Il est un acte d’écriture, qui s'origine dans un acte de lecture d’Artaud, de Char, de

Bataille, etc. Il n'y a donc pas de commencement, mais une propagation pratique qui fait événement.

On comprend alors le champ sémantique déployé par Blanchot dans L’Entretien Infini pour

« qualifier » cette parole hors de toute theoria, ou plus exactement pour la faire elle-même par cette

qualification : tour, détour, retour, détournement, retournement, tourment…

On en arrive alors à l’exact opposé des poncifs qui circulent sur le langage propre aux

« pensées de l’événement », et plus particulièrement sur celui de Maurice Blanchot. Loin d’être un

usage mystificateur et incantatoire de notions abstraites (Dehors, Etranger, Neutre, non-rapport,

Tout-Autre…), il apparaît que le langage de Maurice Blanchot est une pure pratique qui saisit son

lecteur au moment où il s’y attend le moins, c’est-à-dire quand il ne le voit pas venir. Et l’effet

provoqué, à tenir résolument l’entre-deux propre à une finitude radicale, n’est pas de répéter

inlassablement les jeux d’oppositions qui structurent notre pensée pour en manifester l’éternelle

indécidabilité, mais plutôt de faire le mouvement de lire ou d’écrire. Et de le finir par conséquent.

Le but de cet article est donc de mener le lecteur aux conséquences résolument pratiques

d’une pensée rigoureuse de l’événement. Loin de tout intuitionnisme mystique et a-politique, on en

arrive ainsi à l’exigence d’un risque politique propre à la pratique langagière de la pensée, pour

laquelle faire événement n’est rien d’autre que d’être comptable de sa finitude, c’est-à-dire de son

temps.

Aspirant F.R.S.-F.N.R.S. à l’Université de Liège, Antoine Janvier poursuit des recherches

sur la philosophie politique française contemporaine en vue de la présentation d’une thèse de

doctorat sur le thème « Événement et institution : la genèse conceptuelle de la philosophie politique

de Gilles Deleuze à partir du problème des trois synthèses du temps ».

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22

L’aphérèse comme figure du neutre dans La Folie du jour

Laura Marin

Un « personnage » est empêché dans ses sens, blessé dans son corps ; la vue est touchée,

mais aussi la capacité d’une parole à répondre de soi, des événements – du sens. Dans La Folie du

jour, le « récit » de cette double impuissance, du corps et du sens, finit par neutraliser la possibilité

de tout récit : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » Le détour par la notion d’aphérèse, dans

la lecture et la dimension littéraire du texte, introduit à cette épreuve du neutre : du corps à la

langue, des sens à la narration.

Ainsi, l’aphérèse dont je tenterai de parler relève moins de la rhétorique et de la discursivité

que de la pragmatique et de la sémantique ; autrement dit, moins de ce qu’est l’aphérèse que de ce

qu’elle fait et de ce qu’elle dit et, partant, de ce qu’elle donne à travers la lecture de La Folie du

jour. Si l’aphérèse est une « figure du signifiant in absentia » (Laurent Jenny), elle indique que ce

qu’il y a à saisir dans le récit est une dépossession, une forme de soustraction qui donne une figure

du signifié in absentia, une figure non-référentielle, non-générique, infigurable et neutre.

Un survol étymologique permet de résumer ce que dit l’aphérèse en trois mots : ablation,

négation et soustraction. Dans la lecture que je propose, ablation et négation éclairent le processus

de soustraction qui affecte le « personnage » et le « récit », donnant ainsi à éprouver le neutre,

littérairement et littéralement.

A lire en effet La Folie du jour au pied de la lettre, on comprend que le « personnage »,

devant les médecins qui lui demandent de raconter « comment les choses se sont passées “au

juste” », se trouve dans l’incapacité de « former un récit avec ces événements ». Il souffre d’une

double privation qui affecte, par un mouvement contigu, les deux significations du verbe « voir » :

le sens propre, dénotatif – percevoir par les yeux, regarder avec attention – et le sens figuré,

connotatif – comprendre, examiner, juger, imaginer, saisir par l’intelligence. Voir gouverne le type

de (sa)voir qui affirme la puissance du sujet et qui, dans le récit, engage les médecins à exercer leur

pouvoir, sans retenue. Or, c’est justement à ce type de savoir que le « personnage » de La Folie du

jour se trouve soustrait. Privé de tout sens – à dire, sentir ou penser –, il s’abstrait de toute forme de

positionnement, de toute métaphore optique, de tout visible et de tout invisible, et se livre à une

expérience du neutre.

1. Ni sens à voir…

Suite à l’accident du verre écrasé sur les yeux, le sujet-narrateur est empêché de regarder

(aphaireo, en grec) : « […] je ne pouvais ni regarder, ni ne pas regarder, voir c’était l’épouvante, et

cesser de voir me déchirait du front à la gorge ». Même lorsque le corps est guéri et que le verre est

enlevé grâce à une intervention médicale (une ablation), la soustraction continue :

morphologiquement instable, déchiré, souffrant, médicalisé, privé de sens, dépourvu de toute

qualité humaine, hanté par des cris inhumains, le personnage blanchotien exprime son propre

retranchement : « En hâte, je me dépouillais de moi-même ».

Une fois détruite la vérité empirique et usuelle du « sujet » qui parle dans un récit ainsi que

toute tentative d’hypostasier le « sujet écrivant », un autre type de corps est exposé dans les failles

de l’écriture : un corps (au) pluriel, solide, puis liquide (« je devenais une goutte d’eau») et surtout

écrit (« une tache d’encre »), lequel s’échappe à toute forme incarnant le savoir du visible-invisible,

un corps qui s’évanouit, se soustrait – c’est la « faute » dont parlent les médecins, leur colère devant

la « parfaite nullité » du « personnage » devenu insituable – dans cet espace particulier de l’outre-

clôture, en quoi consiste l’écriture.

23

2…ni sens à comprendre

Affecté, le désordre des sens et du sensible entraîne un second trouble, au niveau de

l’intelligence et de l’intelligible : le sujet-narrateur perd la capacité d’enchaîner les événements, – la

capacité de raconter sa propre histoire.

Loin d’indiquer une simple absence, la négation à deux termes (« ni regarder ni ne pas

regarder ») marque plutôt un dépassement, un au-delà du regard qui suggère, à l’intérieur du

« récit », un au-delà du point de vue narratif. Cet au-delà traduit le manque de perspective (de

perspicuus), l’impossibilité de prendre distance par rapport aux choses passées puisque celui qui dit

« je », tentant de raconter son histoire, ne peut plus regarder les choses de loin, ni maintenir entre

elles et lui la distance qu’appelle et suppose le regard. Au-delà de cette distance, le récit cesse d’être

ce qui se donne à voir : il n’y a plus ni vision ni « sujet », mais passage à un « Il sans figure »

(L’espace littéraire). Raconter, jusqu’à la triple négation finale du « récit », serait alors tourmenter

le langage, défaire en lui toute structure dénotative ou « optique » et le déplacer, le tourner et le

détourner, au (dé)tour initial et infini : à quoi s’engage justement l’écriture et s’éprouve, pouvoir

interrompu – le neutre.

Ce geste réductif laisse pourtant un reste, une « tache d’encre » : le corps d’une écriture. Et

c’est dans l’écriture que le récit finit par se défaire (de) lui-même.

Le début du récit est lié à une négation du savoir, sans faire pour autant de l’ignorance un

« état » : le syntagme « ni savant ni ignorant » nie en effet les deux positions, la négation ne

marquant pas seulement une privation, mais plutôt un dépassement, un au-delà des deux « états »,

c’est-à-dire un au-delà du savoir qui n’est plus simple ignorance. En même temps, « ni savant ni

ignorant » n’est pas non plus une négation qui indiquerait une troisième position, un dépassement

qui donnerait sur une nouvelle capacité. N’affirmant aucun savoir « supérieur » ni aucune « docte

ignorance », c’est alors, plutôt, une négation neutralisante, qui dépasse toute forme de négation et

toute forme d’affirmation. Le récit se trouve ainsi, dès le début, sous le signe du neutre, hors de

toute opposition et de toute contradiction dialectique.

Mais la fin de La Folie du jour exprime encore une triple négation : « Un récit ? Non, pas de

récit, plus jamais. » L’enchaînement des quatre formes grammaticales négatives (non, pas, plus,

jamais) crée un axe syntagmatique qui engendre une intensité : il y a un crescendo par lequel la

négation du récit se soustrait à elle-même. Non seulement La Folie du jour n’est pas un récit, mais,

plus radicalement, il n’y a pas de récit. Soustraction totale au genre, donc. Aphérèse qui atteint,

d’un dernier coup trois fois porté, la possibilité elle-même de la narration, le sens de tout récit (à

venir).

D’un bout à l’autre, le texte épuise le paradigme des adverbes de négation : non, pas, plus,

jamais, ni…ni. Au-delà de cet épuisement (linguistique, sémantique et générique), il y a peut-être ce

que les rhétoriciens appelleraient un « amuïssement », si l’écriture elle-même, pourtant restante, se

trouve empêchée de raconter le sens et le jour, le récit du sujet et de la raison. Parole pourtant

restante, écrite, « blanchissement » noirci d’une tache d’encre, qui correspondrait fort bien au

silence du neutre blanchotien.

Doctorante, Laura Marin prépare une thèse en cotutelle sous la direction de Mircea Martin

(Université de Bucarest) et de Christophe Bident (Université Paris 7). Le sujet de thèse porte sur

« Les versions du neutre. La trace de Maurice Blanchot chez les grands poststructuralistes

français ».

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24

Starobinski et Derrida lecteurs de Blanchot

Jérémie Majorel

L’œuvre de Blanchot permet de remettre en cause les barrières théoriques entre

herméneutique et déconstruction.

Tout d’abord, chacune des deux lectures rencontre un même écueil, la fascination. Chez

Derrida, cette fascination se manifeste par un phénomène d’inflation citationnelle par rapport à la

parole de commentaire. Les italiques, qui soulignent tels ou tels termes dans le corpus citationnel,

deviennent parfois la seule proposition d’interprétation. L’analyse est paralysée par ce qu’elle essaie

d’analyser, de sorte que Derrida préfère parler de « paralyse ». La parole de commentaire est

médusée, attirée par le chant des Sirènes (le titre même de « Parages » entre dans ce mythe), perdue

dans un labyrinthe sans centre (les « pas » du commentaire, marche et négation). Cependant, la

singularité de Derrida n’est pas de chercher à éviter cette fascination pour mieux y retomber ou

aboutir à son contraire, mais de l’accepter, d’en faire une force qui redéfinit la pratique critique.

Derrida déconstruit justement à cette occasion l’utilisation traditionnelle des citations dans le

discours critique, où citations et parole de commentaire étaient bien délimitées, au profit d’un

« texte immense » : c’est la « logique de l’interruption abortive », de la « coupe

d’ensemencement », qui obéit à d’autres critères de découpage citationnel.

Starobinski, dans le seul article qu’il ait jamais écrit sur Blanchot, « Thomas l’obscur

chapitre premier » (Critique, juin 1966), rencontre lui aussi une « étrange fascination » et reconnaît

le pouvoir qu’elle a exercé sur son commentaire. Tout comme Derrida pensait cette fascination

comme passage de l’analyse à la « paralyse », pour Starobinski « Blanchot, au vrai, s’offre à une

compréhension inachevable, non à une explication », ce qui bouleverse la distinction herméneutique

fondatrice entre « expliquer » et « comprendre ». Au terme de son commentaire, Starobinski

reconnaît que les procédures herméneutiques de totalisation et de recentrement du sens sous la prise

du regard sont mises en échec. C’est que le récit de Blanchot impose une autre manière de lire, dont

il a su s’approcher autant que Derrida.

En effet, l’article de Starobinski et les analyses de Derrida, avec leurs qualités propres mais

déviées d’elles-mêmes par les textes de Blanchot, font partie des études critiques les plus

importantes qui ont été faites sur Blanchot. L’apport de Starobinski est essentiellement stylistique.

Il donne un premier jalon pour qui s’intéresse à la possibilité d’un style neutre, quand il étudie par

exemple la « zone mitoyenne » entre les « termes “abstraits” » et les « termes “concrets” », l’

« alternance des formes actives et des formes passives » ou le « pas […] au-delà » des « relatives

développantes ». Starobinski donne également de fécondes indications sur les rapports entre la

première et la nouvelle version de Thomas l’obscur : l’influence de Giraudoux diminue et les

« apparitions-disparitions de personnages ou d’objets » se radicalisent.

La différence de pratique critique avec Derrida se marque rien qu’en regardant le titre de

l’article de Starobinski avec les titres de Derrida, « Parages », « Pas », « Demeure »…qui entrent en

résonance créative avec l’objet du commentaire, sans tentative de surplomb par le regard critique.

Dans Demeure, Derrida étudie comment L’Instant de ma mort brouille la dichotomie entre fiction et

témoignage, du dispositif narratif général aux effets de modalisation les plus précis et les plus

intraduisibles. L’important est qu’il ressort de la pratique derridienne qu’elle reste une interprétation

parmi d’autres possibles, c’est-à-dire une série de gestes sur un texte découlant d’un choix et d’une

recherche. Ainsi, par exemple, Derrida procède à la contamination du « pas » négatif avec le « pas »

de la marche sans que les textes de Blanchot ne suggèrent cette contamination. C’est donc le

déconstructionniste qui fait le choix d’opérer ce rapprochement.

Surtout, Starobinski et Derrida rencontrent dans les récits de Blanchot une limite qui

retourne leur manière de lire habituelle en son contraire, de sorte que se produit un chiasme :

l’herméneute devient déconstructionniste et le déconstructionniste herméneute. Dans Demeure, ce

chiasme surgit lorsque Derrida en appelle à une lettre de Blanchot qui revient sur l’épisode de sa vie

25

où il faillit être fusillé. Derrida, qui avait entrepris de déconstruire la dichotomie entre fiction et

témoignage, la stabilise à nouveau par là même, il redevient herméneute, mais sans que cette

régression par rapport à sa position déconstructionniste soit poussée à bout : le geste

déconstructionniste survit sous forme de modalisations du geste herméneutique auquel il retourne.

De même, Derrida cède sans tout à fait y céder à la procédure herméneutique qui recherche le centre

de l’œuvre d’un écrivain à partir duquel tout se comprend.

Si Starobinski expose ces procédures herméneutiques en introduction de son article, il le fait

sans modalisation car ces procédures définissent sa propre pratique interprétative. Cependant, dans

la dernière note de son article il regrette de n’avoir pu « souligner davantage les divers moments

d’une dialectique de la fatigue et de l’aisance, de l’impossible et du possible, de la difficulté et de la

facilité, du découragement et de la hardiesse ». C’est qu’entre temps, lui aussi a rencontré dans le

récit de Blanchot un espace neutre qui a dévié les procédures herméneutiques vers une virtualité

déconstructionniste : la néologie (« désanime »), la contamination dichotomique (abstrait et

concret), l’absence de cercle (« boucle, avec son point d’arrivée qui coïncide presque avec le point

de départ »), les allégories de la lecture et le supplément (« Ce serait allégoriser à l’excès notre

interprétation »). Dans l’ultime développement de son article, Starobinski fait du retour de Thomas

sur le rivage et de sa contemplation du nageur lointain qu’il était peut-être une allégorie de la

« relation critique » qui reconnaît « la différence en tant que différence », ultime proximité-distance

avec Derrida.

Agrégé de lettres modernes, Jérémie Majorel est titulaire d’une Maîtrise (dirigée par Pierre

Vilar, Paris 3) qui s’intitule : « Mythe, allégorie et symbole dans l’œuvre de Maurice Blanchot »

(2000-2001). Il soutient cette année un DEA (dirigé par Christophe Bident) qui s’intitule :

« Chiasmes : Blanchot, herméneutique et déconstruction ». Il a publié dans la revue Tracés n°4,

« L’interprétation », automne 2003, ENS LSH, « Blanchot et l’herméneutique : une relation

accidentelle ». Il a communiqué une étude, « “Piège herméneutique” et suaire énigmatique », lors

d’une journée d’études doctorales à Paris VII dirigée par Christophe Bident et Jonathan Degenève,

reproduite sur le site www.blanchot.fr en version intégrale et dans la brochure Travaux en cours, n°

2, février 2006, Paris VII, pp. 19-20 en version abrégée. « Starobinski et Derrida lecteurs de

Blanchot » a également fait l’objet d’une communication à l’ENS LSH lors d’une journée Tracés le

15 novembre 2006.

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26

Sur quelques projets de traductions et un projet de recherche en cours

Marcus Coelen

Sur le transfert de Blanchot en Allemagne, on a pu dire qu’il « s’achète d’un dépeçage de

l’œuvre, éclatée, recomposée, de telle sorte qu’une grande part d’elle-même, le meilleur peut-être,

est perdue » (Stéphane Michaud, « Blanchot et l’édition : le cas de l’Allemagne », in Maurice

Blanchot, récits critiques, Tours, 2003, volume dirigé par Christophe Bident et Pierre Vilar, pp. 195

à 198). Cette situation est liée à une réception paradoxale : « paradoxe de la présence intense de

Blanchot sur la scène littéraire allemande, mais sous une présentation qui fait fi des intentions de

l’artiste, [et qui] mérite examen. »

Quelques projets de traduction et d’édition qui sont en cours ainsi qu’un projet de recherche

envisagé, s’inscrivent dans cette situation pour mieux l’analyser et, dans la mesure du possible, de

la modifier un peu.

1. Projet de recherche sur la Revue internationale

L’un des sites historiques de cette réception paradoxale et de la rencontre difficile de

Blanchot en Allemagne est le célèbre projet de la Revue internationale pour lequel Blanchot, ses

amis français (Louis-René des Forêts, Dionys Mascolo, Marguerite Duras et al.) et italiens (en

particulier Elio Vittorini) ainsi qu’un groupe d’écrivains allemands (notamment Hans Magnus

Enzensberger et Uwe Johnson) travaillaient pendant environ quatre ans au début des années

soixante.

Tandis que le dossier historique est assez bien établi grâce aux deux éditions des revues

Lignes et Riga (Lignes, n°11, 1990, « Dossier de la Revue internationale », éd. Michel Surya ; Riga,

n°21, 2003, « Gulliver : Progetto di una rivista internazionale », éd. Anna Panicali ; voir également

Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, pp. 403 à

417), tout un travail d’analyse et d’interprétation de ce projet, de sa généalogie et son « échec »

reste à faire. Outre des problèmes de genre « personnel » et financier, c’était en particulier un

complexe de malentendus et de conflits de nature littéraires et politiques qui rendait les rapports

entre le groupe français et le groupe allemand difficiles : le fragmentaire, l’écriture plurielle et

anonyme – notions promues surtout par Blanchot, Mascolo et des Forêts – se heurtaient à une

conception du rapport entre littérature et politique qui était, pour le dire très schématiquement,

moins basé sur la « forme » que sur le « contenu ».

Le projet de recherche aura pour but de documenter et d’analyser ce complexe par des

publications rendants accessibles la plupart des documents (lettres, protocoles, ébauches, textes

littéraires, témoignages etc.) qui se rapportent à ce projet ; une thèse de doctorat s’inscrit dans le

contexte de ce projet.

2. Projets de traductions et d’éditions

a) Une traduction des Ecrits politiques (1958 à 1993) (Lignes, Paris, 2003) : cette traduction

est augmentée d’un texte de Blanchot sur Mandela (1986), antérieurement paru dans le volume

Pour Nelson Mandela ; elle comprend une préface et des commentaires historiques et philologiques

légèrement augmentés par rapport à l’édition française. Ce volume vient de paraître sous le titre :

Politische Schriften 1958 – 1993, übersetzt und kommentiert von Marcus Coelen (Berlin :

Diaphanes, 2007).

b) Un recueil de textes autour de la « (scène primitive ?) » : ce recueil présentera une série

de textes mis en constellation autour de ce fragment blanchotien qui porte comme titre « Une scène

primitive ? » à partir de sa première publication en 1976 puis dans une deuxième version dans

L’écriture du désastre. Il s’agit, d’une part, de deux textes psychanalytiques auxquels Blanchot fait

référence quand il replace la scène dans L’écriture du désastre : « La crainte d’effondrement » de

Douglas Winnicott et la première partie du livre On tue un enfant de Serge Léclaire. D’autre part, le

27

recueil comprendra des textes qui sont, soit marqués par la lecture de la scène blanchotienne –

notamment deux textes de Philippe Lacoue-Labarthe : « Emoi » (de Phrases) et « Agonie terminée,

agonie interminable » (de Maurice Blanchot, récits critiques) – soit analysent la constellation

psychanalytique ou littéraire de la scène : des essais de Michael Turnheim et Jonathan Degenève

respectivement. Ce volume paraîtra en mars 2008 sous le titre Eine andere Urszene ? Texte von

Maurice Blanchot, Philippe Lacoue-Labarthe u.a., herausgegeben von Marcus Coelen (Berlin :

Diaphanes, 2008).

c) Une anthologie de textes et de fragments philosophiques de Blanchot : ce recueil

comprendra à la fois des inédits en allemand (par ex. « La main de Pascal » ou « Grâce (soit rendu)

à Jacques Derrida ») et des textes déjà traduits mais qui sont soit épuisés soit difficilement

accessibles (comme « La littérature et le droit à la mort » ou « La solitude essentielle »). Le volume

aura un appareil critique plutôt léger (indiquant date et contexte de la parution, noms, références

intertextuelles, etc.), une brève introduction et une préface de Jean-Luc Nancy. Ce volume paraîtra

en été 2008 sous le titre Das Neutrale. Texte und Fragmente zur Philosophie, herausgegeben von

Marcus Coelen (Berlin : Diaphanes, 2008). (N.B. Une grande partie des textes de ce volume vient

de L’entretien infini dont à peu près un tiers a été repris dans un recueil nommé Das Unzerstörbare

[L’indestructible] (Munich, Hanser, 1997). On continue donc d’éditer l’œuvre de Blanchot de

manière « éclatée ». Étant donné l’impossibilité de trouver, dans la situation actuelle des éditions en

Allemagne, un moyen de traduire et de publier des textes tel que L’entretien infini en entier, on n’a

pu faire autrement. Peut-être faut-il aussi affirmer cette situation en y trouvant une nouvelle chance

pour la réception de Blanchot, encore difficile dans ce pays, au lieu de regretter uniquement la perte

d’une intégralité originelle. Dans ce contexte, il faut aussi saluer en deux éditeurs – Diaphanes à

Berlin et Urs Engeler à Bâle – leurs efforts pour publier l’œuvre de Blanchot en allemand, le

premier s’occupant principalement des textes « théoriques », le second surtout des récits.)

d) Une traduction de Le pas au-delà : cette traduction paraîtra fin 2008 sous le titre Hier

Hinüber, übersetzt von Marcus Coelen (Berlin : Diaphanes, 2008).

28

Journée sur Beckett organisée par Evelyne Grossman et Jonathan Degenève

Le rituel de Quad ou le retentissement de la surface

Guillaume Gesvret

Quad66

(I et II), pièce pour la télévision écrite en 1980, a été mise en scène par Beckett en

1981 pour la télévision allemande. Quad présente un plan (cinématographique et scénique) dont la

fixité est perturbée par l’entrée successive de quatre marcheurs fantomatiques aux quatre coins du

carré. Comme souvent chez Beckett, les « interprètes » épuisent des séries logiques combinant tous

les trajets possibles : chacun, l’un après l’autre, apparaît dans sa tunique, encapuchonné, tête

baissée, visage caché. La dramatisation est minimale, sans autre évènement que l’apparition-

disparition des corps et l’évitement obligé de la « zone de danger » du centre par un brusque

« déhanchement » de la marche.

Il s’agit pour nous de comprendre comment la décomposition à l’œuvre dans Quad donne

rythme à un nouveau type de rituel (décomposition spatiale, mais aussi, dans Quad I, sonore et

visuelle, avec pour chaque danseur un bruit de percussion spécifique et l’assignation d’une couleur

primaire). La structure close et répétitive évoque en effet la danse d’un rituel païen, la marche

rédemptrice et pathétique de moines dans leur cloître, ou le mouvement, comique et inquiétant,

d’une malédiction inconnue ; ainsi, Beckett avait cité l’Enfer de Dante concernant le mouvement

de la marche des damnés qui « vont toujours à gauche en Enfer (la direction des damnés) »67

.

L’étymologie du « rituel » renvoie à la fois à la règle ou à l’ordre prescrit (du grec arithmos,

le nombre) et à la structure d’un lien, d’une articulation. Le rituel opère donc un partage réglé

d’espace et de temps en vue d’établir un système symbolique entre l’homme et la puissance sacrée.

Ici, le centre isolé et séparé par la distance « sacrée », ne représente pas la divinité mais construit le

lieu de son évidement : aucun totem, aucune figure magique. Quad ne convoque plus aucun dieu et

l’écran du templum beckettien ne nous communique plus la destinée des hommes. La distance qui

séparait de l’Autre idéal, salvateur ou menaçant, se glisse maintenant dans la clôture du plan,

s’inscrit entre les corps, dans le jeu épuisant qui leur fait arpenter l’espace, et les sépare d’une

couleur, d’un rythme et d’une position à l’autre. L’étrangeté du retour réglé des danseurs fonctionne

avec cette mise en latence de la sacralité rituelle et de l’« efficacité symbolique » (Lévi-Strauss) des

corps-signes archaïques. La source extérieure disparaît, ou plutôt, comme le dit Worstward Ho au

sujet de la pénombre : « source unknown »68

. Si la source est activement et nécessairement

abandonnée, ignorée, si l’œuvre crée les conditions mêmes de cette ignorance, c’est la surface qui

semble alors retentir des bruits de pas et de percussions, des couleurs qui la recouvrent, et de la

lumière blanche qui l’isole. La mise en scène de Quad interroge alors la présentation transitoire et

précaire de ces « hiéroglyphes animés » dont parlait Artaud au sujet du théâtre balinais, entre une

« parole d’avant les mots » et un « nouveau langage physique »69

.

L’espace étant ainsi livré à sa propre puissance d’apparition, à la fois sensible et inquiétée,

les corps paraissent eux-mêmes comme dissociés et indépendants de toute volonté de se mouvoir.

C’est plutôt l’automatisme qui régit la rapidité de leur marche, donne à leur danse un aspect

mécanisé, inhumain, systématique. Avec leur rigidité de pantins mécaniques, ces marcheurs

66

Quad et autres pièces pour la télévision, suivi de L’Epuisé, par Gilles Deleuze, trad. Edith Fournier, Minuit,

1992. 67

James Knowlson, Beckett, Actes Sud, 1999, p. 846. 68

Samuel Beckett, Worstward Ho (1982) in Nohow On, Grove Press, New York, 1996, p. 91. 69

Antonin Artaud, « Sur le théâtre balinais » in Le théâtre et son double (1938), Gallimard, 1964, repris dans

coll. « Folio Essais », 1985, p. 82.

29

participent de la tension d’une même logique spectrale. Leur retour incessant déconcerte en effet

toute alternative et tout rapport binaire au profit d’un reste fuyant, indécidable : entre vie et mort,

humanité et inhumanité, automatisme machinal et autonomie du vivant – témoignant par là même

de leur inquiétante étrangeté (au sens freudien).

Or l’écriture du corps spectral est aussi questionnement du support. La surface de Quad se

caractérise non seulement par la production de perceptions sensibles qui semblent émaner d’elle,

mais encore par l’ambiguïté même de son statut. La zone centrale, en particulier, noue différentes

fonctions : elle est à la fois l’objet à épuiser et, comme présupposé logique, la condition même de

cet épuisement. Le danger dont parle Beckett pour nommer la zone du centre renvoie en effet au

risque que cette logique, qui se veut autosuffisante, ne tienne plus, et soit interrompue par la

collision au centre. La résolution a posteriori du problème favorise paradoxalement

l’ambivalence du statut de cette dérobade centrale : à la fois résultat du travail des marcheurs qui

réussissent à ne pas se rencontrer et point de départ, moteur qui permet la mise en marche et la

sauvegarde de leur relation d’altérité. Un centre magnétique qui sépare et maintient ensemble. Si la

défaillance active d’une référence au sacré ouvre aux rythmes et aux devenirs d’un rituel spectral,

ce jeu de l’écart, de l’ambivalence du lieu, du hiatus est d’autant plus intense qu’il prend place dans

l’encadrement serré de la logique beckettienne. Travail d’une « logique faible », au sens repris par

Lacan, qui tient avec et malgré sa faille interne, un dispositif autonome poussé au point où sa

scission le déborde, le décentre et trahit l’inquiétude d’une ouverture.

Entre fixation hypnotique et décentrement, le centre est exemplaire de cet espacement

littéral, symbolique et imaginaire. Il est un point « blank », soit en anglais, un lieu laissé vide ou

évidé, espacé pour l’apparition à venir d’un corps virtuel : « Blanks for when words gone »

(Worstward Ho, 112). Le « blank » comme lieu de l’apparition du corps chez Beckett, espace-temps

d’un évidement et d’une imminence, déjoue l’opposition entre l’avant et l’après de l’apparition,

entre la présence littérale et l’hypothèse spectrale. Dans Quad, le blanc central est l’espace à ne pas

combler pour créer un autre retentissement : celui d’une reconnaissance incertaine, à rejouer sans

cesse, entre une pure intensité de surface et la logique d’une dérobade (comme dans le peinture de

Bram van Velde ou Geneviève Asse). Quad nous présente en somme cet espacement comme point

d’inscription de l’altérité des corps dans l’empêchement de leur rencontre, engagement du

transcendant (entendu comme puissance de décomposition panique) dans la clôture immanente du

plan, une trace d’infinitude persistant dans l’exténuation rythmée des possibles. Sans doute est-il

aussi le lieu d’une exigence qui consiste, selon Derrida, à tenir « l’ouverture (...) à l’évènement

qu’on ne saurait attendre comme tel, ni donc reconnaître d’avance, à l’évènement comme l’étranger

même pour qui on doit laisser une place vide, toujours, en mémoire de l’espérance – et c’est le lieu

même de la spectralité »70

.

Guillaume Gesvret prépare à Paris 7 – Denis Diderot sous la direction d’Evelyne Grossman

un mémoire de Master 2 intitulé : « L’écriture du corps spectral dans Mal vu mal dit, Worstward

Ho, Quad et ...que nuages... de Samuel Beckett ».

[email protected]

70

Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 111.

30

Ironie, réflexivité et modernité dans Film et Comédie de Samuel Beckett

Sonya Laborie

De ces figures fluctuantes que sont l’ironie, la réflexivité et la modernité, maints critiques

ont souligné la co-présence et les connivences. Mais, trop souvent reléguée à un rôle de

subordonnée, l’ironie ne serait que « le moyen dont l’art use pour s’auto-représenter »71

ou l’« une

des composantes essentielles de la modernité »72

. Pourtant, cette figure n’a cessé d’évoluer et,

depuis la fin du dix-huitième siècle, elle s’affirme « plus dans le rapport littéraire entre l’auteur et le

lecteur, processus au cours duquel l’auteur prend le rôle de dissimulateur, emploie des tournures

ironiques et se complaît en outre dans une pose ludique, apparemment gratuite, flottante et

sceptique »73

. Témoignant de cette évolution, Comédie et Film de Samuel Beckett semblent

exemplaires d’une posture essentiellement ironique, sœur de la « distance de Sirius » évoquée dans

Molloy, héritière de cette ironie que F. Schlegel avait définie comme une « parabase permanente »,

comme une « alternance incessante d’autocréation et d’autonégation » et comme « un état d’esprit

qui plane par-dessus tout, qui s’élève infiniment loin au-dessus de tout le conditionné, et même de

l’art, de la vertu et de la génialité propres »74

. Mise en jeu par l’ironie, la figure de la réflexivité – en

tant que figure de tout retour sur soi – devient un signe révélateur des interrogations propres à une

« modernité » en pleine crise de la représentation de l’art mais ne conduisant en aucun cas à sa

destruction.

Rendant compte de cet « esprit qui plane par dessus tout », les deux œuvres mettent en place

un « regard impitoyable, l’œil fauve »75

. L’œil de la caméra qui joue avec l’angle d’immunité dans

Film, la lumière « infernale » dans Comédie qui endosse le rôle d’un quatrième personnage

fonctionnent comme autant d’instances dissimulées, d’Ethos moqueurs. « Parabase », au sens

d’ « accentuation constante du caractère fictif, artificiel de toute fiction, au-delà de son ambition de

réalisme »76

, mettant en jeu la mimesis traditionnelle, l’ironie beckettienne multiplie les

signaux comme : les titres, aux résonances métalinguistiques, contrevenant aux normes

d’intitulation ; les adresses provocatrices aux spectateurs sur un mode humoristique (C, 16); les

didascalies auctoriales insistant sur le « jeu » ; des propos qui résonnent de manière métadiscursive.

« Processus d’autocréation et d’autodestruction », la mise en jeu ironique de la figure de la

réflexivité consiste tout d’abord à multiplier dans des œuvres kinésiques les signes de la

réflexivité qui apparaissent comme autant de mises en abyme. Le motif du regard dans Film qui

constitue l’origine de la fuite du protagoniste apparaît significativement sur les « seuils » de l’œuvre

qu’il encadre par l’image d’un œil reptilien ; dans Comédie, objet de répétitions, il devient un objet

de doutes – dédoublé, multiplié, démultiplié – témoignant « d’un rapport ironique à [une]

impossible complétude »77

. Après avoir multiplié les « signes » de la réflexivité, l’ironie iconoclaste

n’a de cesse de tenter de les épuiser : le miroir voilé, la fenêtre masquée avec peine dans Film, l’œil

de Buster Keaton comme la menace d’énucléation dans Comédie – doubles échos à Un Chien

andalou – sont exemplaires d’une ironie oscillant entre les registres comique et tragique.

71

C’est ce qu’affirme Ingrid Stroschneider-Kohrs, Die Romantische Ironie in Theorie und Gestahlung ; citée par

Beda Allemann, « De l’ironie en tant que principe littéraire » (traduction de Jean-Pierre Morel), in Poétique, 36, nov.

1978, p. 387. 72

C’est ainsi que la définit Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 61,

dans le sillage de Roland Barthes selon lequel l’ironie constitue « une figure propre à la modernité » (Critique et vérité). 73

Ernst Behler, Ironie et modernité, P.U.F., 1997, p. 2. 74

Friedrich Schlegel, Kritische Ausgabe. V. les fragments 42, 85 traduits in Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-

Luc Nancy, L’absolu littéraire, Paris, Edition du Seuil, 1978. 75

« En 1983, [Samuel Beckett] dit au caméraman de la SDR, Jim Lewis, que la télévision « était devenue pour

lui “un regard implacable” » ; rapporté par Martha Fehsenfeld, « De la boîte hermétique au regard implacable », in

Samuel Beckett. Revue d’esthétique, Hors série 1990, Editions Jean-Michel Place, p. 363. 76

Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Edition du Seuil, 2001, p. 109. 77

C’est ce qu’écrit Christine Baron, « La question de l’autoréférence, tentative d’interprétation symbolique et

idéologique », in Littérature, modernité, réflexivité, p. 54.

31

Est-ce à dire que l’ironie déployée par Samuel Beckett prendrait acte avant tout d’une

posture narcissique de l’art, « autotéléologique », dérivant vers ce « strabisme inquiétant d’une

opération en boucle »78

que dénonçait Roland Barthes ? Tel ne nous semble pas le cas quand les

répétitions jouent sur des variations et quand les effets de circularité ne tendent pas vers une clôture

comme le suggère l’œil au seuil de Film qui reste ouvert. En outre, loin d’atteindre un « épuisement

des images »79

, certains objets semblent échapper à l’œil de O, comme l’appui-tête curieusement

sculpté (F, 122), or cet oubli « pervers » (signalé par la répétition du même plan) transforme non

seulement le spectateur en double du personnage (en le prenant au piège de l’analogon) mais

également en complice. Et « ce qui est donné à voir à un spectateur, c’est bien dans le recul critique,

le spectacle d’un aveuglement »80

comme l’explicite Comédie (C, 32) et même la chute de Film81

.

De plus, loin d’être dévalorisante et destructrice, l’ironie s’apparente à une parodie euphorisante et

analytiquement critique82

qui joue sur une première dimension réflexive, celle d’écho83

intertextuel.

Le choix final de l’acteur dans Film, Buster Keaton, peut être lu comme un jeu – hommage au

cinéma muet des années 30 ; de même, l’espace « palimpseste » de Comédie – où se côtoient, entre

autres, l’imaginaire platonicien, judéo-chrétien, celui d’Aristote, de Dante, d’Homère, de la

Commedia dell’arte, de Racine, l’univers de Luis Buñuel, ainsi que des références

autobiographiques parodiées84

– rend compte d’un imaginaire culturel commun. Par ailleurs, en tant

que « pensée de l’institution »85

, de nature évaluative et axiologique86

, si l’ironie beckettienne

déploie un « scepticisme », celui-ci n’est jamais absolu, mais mis en relation avec un « idéal » aussi

« noir » soit-il devenu (C, 15). L’ironie beckettienne, comme F1, « sachant qu’elle ne pouvait avoir

aucune preuve », qui ne cesse d’« interroger » la transcendance87

, n’est certainement pas nihiliste.

Processus dialectique, à l’image du double mouvement mis en œuvre par l’alternance de la caméra

entre la subjectivité et l’objectivité, comme ce regard « s’ouvrant sur moi et se refermant », « à

éclipses » (C, 33), l’ironie beckettienne met en tension des valeurs comme la compassion (C, 12), la

Vérité (C, 32) mais ne les nie pas. De même dans Film, avec les « clichés » du passé, l’ironie sait

s’effacer derrière un registre élégiaque qu’elle encadre certes mais ne nie pas.

La « po-éthique »88

de l’ironie beckettienne déployée dans Film et Comédie nous semble

donc une héritière du concept d’ironie élaboré par Schlegel, figure d’un « flottement entre le

présenté et le présentant », d’une oscillation permanente entre autocréation et autodestruction, le

tout au service d’une déconstruction de la représentation mimétique classique, mais en aucun cas au

service d’une destruction de toute valeur.

Certifiée en lettres modernes, Sonya Laborie, en M2 de Littérature Générale et Comparée à

Paris 7 – Denis Diderot sous la direction de Claude Murcia, a soutenu en juin 2007 son mémoire sur

« Le traitement ironique de l’espace dans les œuvres dramaturgiques des années 50 et 60 de Samuel

Beckett, de Robert Pinget et de Juan Benet ».

[email protected]

78

Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, op. cit., p. 36. 79

C’est ce qu’affirme François Noudelmann, « Autour de Film : Commentaires », in Film, 2006, MK2 S.A.,

dans le sillage de Gilles Deleuze, qui parle d’ « épuisement de l’espace » à propos de Quad. 80

Philippe Hamon, L’ironie littéraire, op. cit., pp. 11-12. 81

Alors peut-on vraiment parler d’ « Anti-Œdipe visuel » comme le fait à propos de Film François Noudelmann,

op. cit. ? 82

Cf. Linda Hutcheon, « Ironie et parodie : stratégie et structure », in Poétique, 36, 1978, p. 468. 83

Cf. Dan Sperber et Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », in Poétique, 36, pp. 399-412. 84

J. Knowlson, Beckett, Paris, Acte Sud, 1999, p. 149. 85

Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Editions de Minuit, 1967, pp. 70-71. 86

Comme le rappelle Philippe Hamon, L’Ironie littéraire – Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris,

Hachette Supérieur, « Recherches littéraires », 1996. 87

En cela l’ironie beckettienne ne relève en aucun cas du post-modernisme, qui ôte toute transcendance, si l’on

suit les propos de Gilles Lipovetsky, L’Ere du vide, Edition Gallimard, « Folio Essais », 1983, p. 16, selon lequel « la

société post-moderne n’a plus d’idole ni de tabou ». 88

Nous empruntons cette heureuse formule à Claude Murcia, qui l’utilise dans le chapitre 4 de Juan Benet, Dans

la pénombre de Région, Nathan Université, Paris, 1998, pp. 87-126.

32

Le processus de l’écoute comme tension dans La Dernière bande

Julia Siboni

« Il y a toujours à écouter89

», confie Beckett à Charles Juliet, faisant de l’écoute un

processus qui ne cesse d’évoluer.

Dans La Dernière Bande, tandis que Krapp « rêvasse » ou « regarde dans le vide » et qu’un

regard sans objet émane donc de sa personne, son écoute, elle, semble dirigée, orientée vers son

objet, le magnétophone. Le centre de l’attention – le magnétophone – est de surcroît redoublé par sa

position centrale sur scène et par la lumière projetée sur lui, par contraste avec le reste de la scène.

La Dernière bande se ferait alors spectacle auditif. Car la vie passée, le souvenir, ici réduits à une

réalité de type sonore, se donnent véritablement en spectacle. Ainsi, à la « prise de vision », au

coeur du projet d’« aperception » défini dans Le Monde et le pantalon, répond une prise d’écoute

dans La Dernière Bande.

Par ailleurs, Beckett recourt au processus de l’écoute dans un rapport étroit à la

psychanalyse ; l’écoute serait vécue sur le mode alternatif et tracerait les contours d’un nouvel

espace : « Le cadre […] de la narration beckettienne rappelle la situation analytique avec un patient

qui parle et quelquefois se tait, avec un psychanalyste qui se tait et quelquefois parle »90

. Didier

Anzieu, afin de définir la nature de cette relation, recourt à la notion de « soliloque », « dialogue

intérieur entre une partie du Soi qui se met à parler librement […] et une autre partie du soi qui se

met à l’écoute de la précédente »91

. Ainsi Krapp parvient-il à faire l’expérience de l’écoute du

silence : « Jamais entendu pareil silence », dit-il à deux reprises. Et la pièce se clôt précisément sur

l’écoute du silence, devenu toile de fond de l’inscription des propos sur la bande : « La bande

continue à se dérouler en silence ».

De plus, le dynamisme de la pièce, placée d’emblée sous le signe de l’énergie avec la

mention de la didascalie « avec vivacité », est assuré par le va-et-vient de la bande, les arrêts et les

reprises obligeant l’oreille à un phénomène d’accommodation sans cesse renouvelé.

L’écoute n’apparaît donc pas comme un phénomène figé, mais au contraire comme un

processus en perpétuel devenir, comme « la mise en écoute du sujet sur le trajet de la langue »92

, le

terme « trajet » mettant bien en évidence le mouvement à l’œuvre. Cet appel à un devenir génère

alors une tension palpable : écouter, c’est aussi « tendre l’oreille ». La posture de Krapp, penché

vers le magnétophone, semble empreinte, voire conditionnée par cette tension. Avec treize

occurrences, le verbe « se pencher » sature d’ailleurs l’ensemble du texte. Beckett définit même

dans une didascalie l’expression « posture d’écoute » : « c’est-à-dire le buste incliné en avant, les

coudes sur la table, la main en cornet dans la direction de l’appareil, le visage face à la salle. »

Krapp s’avère ici tiraillé, écartelé entre la salle – son visage lui faisant face – et l’appareil – son

oreille et sa main étant tendues vers le magnétophone. La tension prend ici tout son sens

d’opposition, de pression de forces contraires. De surcroît, cette posture semble être un prérequis à

l’écoute.

De plus, la mise à mal des capacités sensitives – à la fois auditive et visuelle – de Krapp, dit

« Très myope (mais sans lunettes). Dur d’oreille », a pour fonction d’accentuer l’effort, l’énergie

déployée pour parvenir à voir et à entendre. Par ailleurs, à l’intensité lumineuse concentrée,

ramassée, densifiée (« lumière crue », « à l’avant-scène, au centre »), s’ajoutent de très longs

préparatifs silencieux précédant l’écoute de la bande, comme s’il s’agissait d’une nécessaire mise en

condition, afin d’accroître la tension vers le moment où la bande sera (enfin) enclenchée. Que

penser enfin des innombrables interruptions-suspensions de l’écoute ? Elles marquent sans doute

89

Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L., 1999, p. 49. 90

Créer Détruire, chap. 2 « Autour de Beckett », coll. Psychismes, Dunod, 1996, p. 127. 91

Ibid., p. 123. 92

« Double, écho, gigogne », Entretien Ludovic Janvier / Bruno Clément, in Europe, n°770-771, juin-juillet

1993, p. 67.

33

une respiration, une pause, une échappatoire exigée par cette tension trop prégnante, d’où

l’alternance tension / détente. Le rire par exemple retentit à deux reprises, tel un exutoire,

permettant de relâcher la pression insoutenable. Krapp fait également quatre allées et venues vers le

fond de la scène, tentatives d’évasion provisoire, et enfin arrête et réenclenche la bande, comme s’il

était ici question d’asseoir sa maîtrise, de réguler les irruptions de son moi ancien.

En outre, le texte semble tout entier tendu vers la recherche d’un passage en particulier, à

savoir le récit de l’expérience amoureuse et de la rupture. La tension est alors accrue à l’approche

du passage recherché. Peut-être qu’en définitive, toutes ces tentatives pour se « pencher » sur la

bande ne servaient qu’à retrouver le moment où Krapp s’est « penché sur elle » !

La tension provient de cet écart induit par l’écoute entre deux instances distinctes, d’une

distanciation entre le moi actuel et le moi ancien de Krapp, ou encore entre le Je de l’énoncé (la

bande) et le Je de l’énonciation (Krapp) : « revenir ici à… (il hésite)… moi. (Pause.) Krapp. » En

effet, selon Denis Vasse, l’écoute « contre-distingue le sujet de l’énoncé du sujet de l’énonciation.

»93

Cet interstice soulève la question de la problématique unité de la conscience du Je, appelée par

Evelyne Grossman « schize intérieure de Krapp »94

. La dissociation du sujet engendre par

conséquent une quête de la jointure, de la coïncidence entre deux Je. Néanmoins, ce processus ne

vise pas à effacer les frontières entre deux Je distincts, à les faire fusionner, mais au contraire

l’écoute contribue à les faire entrer en dialogue en préservant la séparation entre ces deux entités.

Car l’objet de La Dernière Bande réside bien dans cette quête auditive du Je. Entendre consisterait

alors à tendre vers soi-même. Or, le mouvement inscrit au cœur même de cette démarche contraste

avec la volonté d’enregistrement du moi sur une bande, comme si Beckett ne cessait de tenter de

figer une vérité par essence fugitive, insaisissable. A l’image de la bande qui tourne – en rond ? –,

tout passage par définition demeure impossible à fixer : on peut seulement rembobiner la bande. A

l’inverse de l’image visuelle, l’image auditive se dérobe, échappe sans cesse à l’écoute pourtant tout

entière tendue vers une éventuelle capture. Ainsi pourrait-on définir le projet de La Dernière Bande

comme un essai pour saisir cette limite poreuse et évanescente au sein même de la langue entre le Je

ancien et le Je actuel. Sur ce point, la description qu’Anzieu fait de ce processus semble éclairer la

pièce d’un jour nouveau :

« Ma tête et ma peau forment un immense récipient sonore sur lequel je me penche pour entendre, pour

surprendre, pour noter l’écho qu’il me renvoie de mes pensées. »95

« Un Moi parle à son Soi de son Soi. Ou plutôt laisse parler son Soi à ce Moi qui l’écoute et l’enregistre. C’est

le soliloque, c’est-à-dire un récit de récit. Soliloque qui narre les territoires du Soi, ses frontières, leurs fluctuations,

leurs empiétements. »96

Tenter d’appréhender ces territoires du moi en tant qu’ils dessinent un nouvel espace, demeure

précisément l’objet de l’écoute beckettienne.

Julia Siboni, agrégée de lettres modernes, est doctorante de littérature française au sein du

Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre (CRHT), à l’Université Paris 4 – Sorbonne. Elle est

également allocataire-moniteur dans cette même université.

[email protected]

93

L’ombilic et la voix, Deux enfants en analyse, coll. « Essais », Seuil, 1974, p. 10. 94

L’esthétique de Beckett, coll. « Esthétique », Sedes, 1998, p. 100. 95

Beckett, Folio Essais, 1999, p. 103. 96

Ibid., p. 132.

34

« Comment dire » : les aphasies beckettiennes

Gabriela García Hubard

Dans l’ensemble de l’œuvre de Beckett, les multiples références explicites et implicites à

l’aphasie déclenchent une lecture « contaminée » (à la fois littéraire, linguistique, philosophique,

« tragique » et neuronale) qui souligne et déstabilise le concept d’intentionnalité. Comment donc

parler des aphasies beckettiennes, écrites, lues, « dites » ?

Dès « l’écholalie gratuite » dans Dream...97

aux images « presque aphasique[s] » que

Deleuze identifie dans « L’épuisé »98

, en passant par la « divine aphasie » dans la « pensée » de

Lucky99

et l’« aphasie complète » dont parle Moran100

, jusqu’à l’aphasie dont Beckett souffrit à la

fin de sa vie, l’aphasie s’avère une « méthode » employée par Beckett dans son exploration d’une

« literature of the unword » annoncée dès la lettre allemande de 1937101

. Cette « méthode » qui

répondrait chaque fois à la singularité et à la différence de la démarche qu’il approche, donne à

penser l’aphasie comme un événement d’écriture opposée à une pensée de la langue en tant que

connaissance.

C’est ainsi que les intrications de l’aphasie avec cette décréation de la parole, et du monde

par la parole qui se lisent dans l’écriture de l’empêchement, dans ses impuissances et

décompositions ou dans la rupture de la langue, montrent la pertinence d’explorer les aphasies

beckettiennes.

Titulaire d’ un D.E.A. à l’University of London, Gabriela García Hubard prépare une thèse à

Paris 7 – Denis Diderot intitulée « Derrida, Beckett et Lispector (d’) après les apories de la

signification ». Elle a dirigé des séminaires sur Beckett dans le Département de Littérature Moderne

à l’Université National du Mexique. Elle prépare la prochaine publication des articles suivants sur

les œuvres de Jacques Derrida et Samuel Beckett : « Echo-graphic images : writing or piercing de

visible », Mosaic. A journal for the interdisciplinary study of literature 2007 ; « Esquisses de la

suspension Beckettienne », Interartes 2007 ; « Sa naissance fut sa perte et sa perte son aporie »,

Beckett Today / Aujourd’hui, 2008.

97

Samuel Beckett, Dream of Fair to Middling Women, Calder P, London, 1993, p. 68. 98

Gilles Deleuze, « L’épuisé », dans Quad et autres pièces pour la télévision, Samuel Beckett, Minuit, Paris

1992, p. 72. 99

Samuel Beckett, En attendant Godot, Minuit, Paris, 1952, p. 55. 100

Samuel Beckett, Molloy, Minuit, Paris, 1951, p. 191. 101

Samuel Beckett, Disjecta, John Calder, London, 1983, p. 172.

35

Délitements de la fiction :

les Textes pour rien de Samuel Beckett et Le Bavard de Louis-René des Forêts

Sarah Clément

Dans les Textes pour rien s’engage une réflexion théorique sur la fiction d’une grande portée

qui, loin d’être figée, est difficile à stabiliser en système : elle se fait sous forme discontinue,

fragmentaire, elliptique, parfois métaphorique. Les chemins qu’elle emprunte croisent souvent très

exactement ceux suivis par Louis-René des Forêts dans Le Bavard.

Il s’agira donc de tracer quelques parallèles entre ces deux œuvres, très proches

historiquement (Le Bavard a été écrit au milieu des années 40 et les Textes pour rien en 50) en

émettant l’hypothèse fictive et anachronique que les textes de Beckett pourraient être lus comme

une sorte d’art poétique auquel se serait conformé des Forêts en écrivant Le Bavard, tant il semble

qu’ils partagent l’un et l’autre des idées communes sur la question de la création littéraire. La

proposition résiderait alors dans une re-lecture du Bavard à la lumière des Textes pour rien, dans la

mesure où l’un et l’autre interrogent les différents possibles de la fiction, se demandant si la fiction

traditionnelle est un mode d’écriture encore viable, s’il ne faut pas le renouveler, ou en tout cas

tenter de creuser en son sein quelque chose de l’ordre d’une mise en abyme.

Le traitement du personnage est d’abord mis en question. Il se confond parfois avec la voix

narrative (puisque ce sont des textes écrits à la première personne), mais parfois s’en démarque

aussi par des dispositifs de brouillages complexes. L’impersonnalité du je dans Le Bavard

notamment est frappante, on ne sait rien ou presque de lui, aucun détail physique sur son apparence

ne nous est donné et le peu de renseignements individuels disséminés çà et là au cours du récit

seront ensuite désavoués. Et si l’on ne sait rien du Bavard, c’est peut-être que l’enjeu n’est pas de

figurer un personnage au sens classique, mais bien de cerner au plus près une voix étrangement

désincarnée, dont les accents rappellent continuellement l’insignifiance et qui, explorant les

méandres de son intériorité, éprouve le vertige d’une possible dissolution.

Louis-René des Forêts comme Beckett nous révèlent dans ces textes à quel point il ne va pas

de soi de créer, de fabriquer un personnage, un autre, un autre que soi. Il semble que cet acte de

mise au monde ne puisse se faire qu’à reculons comme le montre l’incipit du texte III :

« […] il faut un corps, comme jadis, je ne dis pas non, je ne dirai plus non, je me dirai un corps, un corps qui

bouge, en avant, en arrière, et qui monte et descend, selon les nécessités. Avec des tas de membres et d’organes, de quoi

vivre encore une fois, de quoi tenir, un petit moment, j’appellerai ça vivre, je dirai que c’est moi, je me mettrai debout,

je ne penserai plus, je serai trop pris, à tenir debout, à me tenir debout, à changer de place, à tenir le coup, à parvenir au

lendemain, à l’autre semaine, ça suffira, huit jours suffiront, huit jours au printemps, c’est vivifiant. Il suffit de vouloir,

je vais vouloir, me vouloir un corps, me vouloir une tête, un peu de force, un peu de courage, je vais m’y mettre »102

.

On pourrait lire cet extrait comme un petit art poétique sur la façon de créer un personnage

de fiction. Ce passage mérite notre attention dans la mesure où le processus en acte de création d’un

personnage se donne à lire, se déroule sous nos yeux, montrant bien à quel point il est difficile de

redonner un « corps » à la fiction après l’écriture de L’Innommable, un corps au personnage fictif

« comme jadis » chez Balzac ou Flaubert, avec des membres et des organes, avec une vie à mener et

à décrire. Sans remonter aussi loin dans le temps, même un roman comme Mercier et Camier que

Beckett a écrit en 1946 et refusé de publier jusqu’en 1970, ne pourrait plus être écrit à la date où il

rédige les Textes pour rien.

On sent déjà que le narrateur ne croit plus lui-même en sa capacité à inventer un personnage,

que ce serait presque un acte contre-nature, qu’il irait à rebours de tout ce qu’il a défait jusqu’ici

patiemment. Car cette résolution du texte III ne tiendra qu’un temps et le corps du personnage

disparaît bien dans les Textes pour rien pour ne laisser place qu’aux seules circonvolutions de la

102

Textes pour rien, Minuit, 1958, pp. 129-130.

36

pensée. Ce texte qui fonctionne comme une mise en abyme de la fiction, comme un passage où la

fiction se regarde s’autoproduire, signale le contraire de ce qu’il affirme. Il montre très clairement

qu’il y a une véritable prise de distance avec le personnage de sa propre fiction. En dévoilant les

ficelles de la création, en l’enfermant dans ses piètres subterfuges, il entérine du même coup la

désertion du sujet sur la scène de la fiction et montre par là-même la vanité de cette scène. Dans Le

Bavard, la troisième partie réduit également à néant la tentative première de fabrication d’un

personnage. Certes un « je » possède un corps et une identité dans la majeure partie du récit mais la

fin balaie d’un geste magistral l’existence factice de ce « je ». Aucune des péripéties narrées n’était

vraie, nous dit le narrateur. Il pourrait s’exclamer comme le narrateur beckettien « foin de démentis,

tout est faux, il n’y a personne, c’est entendu, il n’y a rien, […] ce n’est que des voix, que des

mensonges »103

. Rien n’a donc été dit que la simple affirmation qu’il n’y a rien.

Quelqu’un a bien essayé de vous raconter une histoire nous disent Beckett et Louis-René des

Forêts, mais en fait il n’y a rien, tout est faux. Le Bavard aurait tout aussi bien pu s’appeler Texte

pour rien, car finalement le Bavard ne nous dit rien d’autre que l’inanité de la fiction. Un

dédoublement définitif s’est produit dans l’écriture qui aboutit à un constat pessimiste, celui de la

fin des histoires, de la mort des voix qui racontent des histoires, comme le laisse entendre cet excipit

du Texte III qui fait pendant et répond négativement à l’incipit du même texte :

« je suis ici, c’est tout ce que je sais, et que ce n’est toujours pas moi, c’est avec ça qu’il faut s’arranger. Il n’y

a de chair nulle part ni de quoi mourir. Laisse tout ça, vouloir laisser tout ça, sans savoir ce que ça veut dire, tout ça,

c’est vite dit, c’est vite fait, en vain, rien n’a bougé, personne n’a parlé. Ici, ici il ne se passera rien, ici il n’y aura

personne, de sitôt. Les départs, les histoires, ce n’est pas pour demain. Et les voix, d’où qu’elles viennent, sont bien

mortes »104

.

Le narrateur réfute ici dans un geste rageur et définitif tout ce qu’il venait de construire au

début du texte III, c’est-à-dire la possibilité de la fiction, la possibilité d’un personnage. La

démarche, si elle ressemble à celle du Bavard, n’en possède pas pour autant la perversion de celle

qu’emploie des Forêts. Beckett ne cherche pas à irriter ou à tromper le lecteur, il ne veut pas le

décevoir, il est déjà dans un au-delà qui serait la dénonciation du délitement de la fiction et il ne

veut pas que le lecteur puisse croire encore pour un temps à sa survie. S’il invente encore un

personnage, alors ce personnage ne pourra être qu’anti-romanesque : il sera « vieux comme le

monde, foutu comme le monde, amputé de partout, debout sur [s]es fidèles moignons, crevant de

vieille pisse, de vieilles prières, de vieilles leçons »105

.

Sarah Clément est A.T.E.R. en littérature générale et comparée à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et prépare une thèse sous la direction d’Evelyne Grossman.

[email protected]

103

Ibid., p. 129. 104

Ibid., p. 136. 105

Ibid., p. 192.

37

Samuel Beckett / Francis Bacon : la chair et le cri

Marie-Christine Laurent

« La peinture doit arracher la Figure au figuratif » nous dit Deleuze106

. Chacun à leur

manière, l’écrivain et le peintre pensent cette question de l’arrachement au travers de « ces zones

d’indétermination dans lesquelles vit l’art dès que le matériau passe dans la sensation, ces zones où

on ne sait plus qui est l’homme et qui est l’animal »107

. Partant du sacré, dont on ne peut faire

l’économie chez les deux artistes, on tentera donc de définir ce qui, dans cette zone

d’indiscernabilité, semble les réunir dans un même cri, celui du corps souffrant dans et par sa chair :

corps carcasse, enclos, tentant d’empêcher sa propre dilution, tête-bouche qui empêche la parole

mais corps-voix qui dit en même temps l’horreur silencieuse de l’homme confronté à sa part

d’animalité.

« Chez Beckett, aucun de ses personnages n’est pas un croyant. Il y a l’espoir déçu que Dieu

existe. Mais il n’existe pas »108

. Aucun / n’est pas : deux négations qui disent cet espoir déçu.

« Mon dieu mon dieu à quoi m’as-tu abandonné »109

. Que disent donc d’autre ces corps en

souffrance de Beckett, ces âmes en perdition dans les eaux boueuses du Styx (Dante, l’Enfer, chant

VII, v. 100 à 114) : « […] je vis des gens boueux dans ce marais,/tous nus et à l’aspect meurtri./

[…] tranchant leurs corps par bribes, avec les dents ». Cependant, l’ironie et le dérisoire ne sont

jamais loin. Le « héros » de Molloy n’y arrive pas : « Je pris dans ma poche le couteau à légumes et

m’appliquai à m’en ouvrir le poignet. Mais la douleur eut vite fait de me vaincre. » (pp. 81 et 82).

Le renversement opéré témoigne de l’importance accordée au corps souffrant : l’arbre-crucifix de

Godot : on ne peut pas s’y pendre.

De même de « l’inquiétude » de Moran dans Molloy : « M’accorderait-on le corps du Christ

après un pot de Wallenstein ? » (p. 131). Cette figure hautement improbable de l’Incarnation fait de

Moran père et fils une créature qu’une naissance n’a pu incarner : « ce n’est pas à moi qu’on parle,

ce n’est pas à moi qu’on pense » (p. X). La parole beckettienne met en scène des ombres sonores,

voix-incarnations d’une certaine condition humaine, comme si parler équivalait à être, malgré

l’effondrement du corps. La bouche filmée de Pas moi 110

, se déchaînant dans un staccato de plus en

plus rapide et puissant, pratique une gymnastique de la parole où la langue, tel un muscle relié,

enchaîné à cette parole précipitée, précipitante, tente de s’échapper de sa cage, laissant parfois

sortir, épuisée, un cri, des cris.

Quel est ce sujet sans parole, mais un sujet bavard, qui refuse de se taire ? Le silence

beckettien n’est jamais le silence de l’ineffable, mais seulement celui de la chair, depuis toujours

pourrissante car elle porte en commençant le signe de sa fin. Avec la trilogie Molloy, Malone meurt,

L’Innommable, le magma des corps et des mots devient la matière même de l’écriture, permettant

de déceler, en deçà de l’horreur, la beauté fragile du débris sous le décousu de la prose fragmentée,

dessinant le lieu et le dispositif narratif qui permettent de mettre en scène ce sujet de l’informe, de

donner un corps à l’informe. C’est dans l’immense procession d’êtres rampants dans la boue,

alternativement seuls et en couple, tour à tour victimes et bourreaux, que l’informe prend forme.

Painting 1946, de Francis Bacon, condense les signes du peintre : le quartier de viande, la

tête déchirée, hurlante, mais aussi la structure tubulaire qui enclot, et transpose les signes mêmes de

la religion : carcasse représentée en position crucifiée, personnage enclos dans son fauteuil (d’après

Innocent X de Velazquez). Opérant une mise à distance de l’innommable, la démarche créatrice de

106

A propos de Bacon, avant-propos d’Evelyne Grossman, in Le corps de l’informe, Textuel n°42, Paris 7 –

Denis Diderot, nov. 2002. 107

G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, 2005. 108

P. Bouénic, How far is the Sky, film réalisé à l’occasion de l’exposition Beckett à Beaubourg, 2007. 109

H. Meschonnic, recueil Gloires.-Traduction des psaumes. 110

Exposition Beckett citée.

38

Bacon, au delà du mélange de réalisme atroce et de symbolisme d’un Gründewald, est donc « de

briser et de réinventer », en s’appuyant sur cette tradition pour mieux la ruiner, de « déformer la

chose et l’écarter de l’apparence, […] la ramener à un enregistrement de l’apparence »111

. Figure

clef de cette représentation, le quartier de viande est une vision de la chair, de l’animalité et de la

mort. Cependant, pour Bacon, peindre de la viande tient pour une grande part à des questions de

forme et de couleur : « Quand […] vous voyez comment la viande peut être belle et qu’ensuite,

vous y pensez, vous pouvez penser à l’entière horreur de la vie, au fait que toute chose tire sa vie

d’une autre »112

. L’emploi du substantif « chose » au lieu de « être » montre que, pour Bacon, nous

sommes avant tout de la matière, la représentation de carcasses sanglantes évoluant jusqu’à ces

corps déliquescents, pris dans un processus d’anamorphose.

Le cri plutôt que l’horreur. Le Pape semble crier alors qu’il n’y a rien qui fasse horreur dans

ce qui est représenté. L’abandon du Figuratif laisse la forme agir plus directement sur le système

nerveux. Dans Etude d’après Velazquez, la bouche semble silencieuse, comme dans un grognement

animal, faisant « affleurer l’animalité dans l’humain » mais c’est plus que cela : c’est comme si

c’était la bouche de l’Enfer.

Bacon réinvente les catégories du sacré et du profane. Tandis que les Crucifixions donnent

à voir des bêtes féroces et des quartiers de viande et les Papes toutes les formes de l’hystérie, les

personnages accouplés ou solitaires, hurlant dans des pièces désertes ou enfermés dans des cages,

expriment souvent une tendresse mystique. L’alliance paradoxale entre la beauté et l’insoutenable,

Zoran Music, peintre croate déporté à Dachau, semblait la partager avec Bacon. Son œuvre est

également une forme de cri sans clameur, une vision de l’horreur transmuée en beauté, une

expérience tragique apaisée par l’immanence de sa personnalité. Ce dernier point le différencie

pourtant de Bacon, pour qui « La seule possibilité de renouvellement réside dans le fait d’ouvrir les

yeux et de voir le désastre actuel. Un désastre incompréhensible mais qu’il faut laisser entrer car

c’est la vérité »113

. Là réside le pouvoir de sa peinture, dans cette vision insoutenable et inévitable

de la vulnérabilité humaine crucifiée dans sa chair.

Sous la direction d’Evelyne Grossman, Marie-Christine Laurent prépare un mémoire sur

l’écriture de Beckett et la peinture de Bacon intitulé : « Du corps crucifié au corps de l’in-forme : le

corps souffrant dans la trilogie de Beckett et dans les Crucifixions de Bacon ».

[email protected]

111

D. Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, Skira, 2005, p. 46. 112

Ibid., p. 54. 113

Ibid..

39

Le « crâne » comme image scénique du « lieu dernier » :

étude des derniers récits courts de Samuel Beckett

Wanrug Suwanwattana

En 1945, dans un restaurant de Berlin près du Schiller-Theatre, Beckett confie à Morton

Feldman « qu’il n’y a dans sa vie qu’un seul thème » qu’il explicite en écrivant sur le papier à

musique de Feldman : « Va-et-vient dans l’ombre, de l’ombre du dehors à l’ombre du dedans. Va-

et-vient, entre le moi inaccessible et le non-moi inaccessible »114

. Ces mots, qui seront par la suite le

début d’un très court texte Ni l’un ni l’autre, montrent le déplacement incessant d’une conscience

dont l’identité se dessaisit. À l’image de l’esprit de Murphy qui « renfermait des formes »115

, les

derniers récits courts de Beckett semblent nous offrir des formes et des images aux contours

douteux et perméables dans un espace mouvant qu’incarne le crâne, à la fois clos et ouvert, à la fois

dedans et dehors.

En effet, cette figure crânienne apparaît comme le « lieu dernier »116

. L’espace dernier, elle

l’est parce qu’elle incarne l’espace le plus intime de l’être : l’esprit. Dans Cap au pire, c’est « la tête

dite siège de tout. Germe de tout »117

qui est la source de tout jaillissement de la pensée. Le crâne

constitue la scène, l’œil le spectateur : « Crâne et écarquillés seuls. Scène et spectateur de tout »118

.

À la différence des pièces de théâtre des années cinquante à soixante, des souvenirs du passé ne

trouvent plus leur place dans ces récits courts. Or, à l’image de l’esprit de Murphy, c’est « un flux

d[e] formes » qui font leurs apparitions et disparitions incessantes dans l’espace crânien : « le noir,

était un flux de formes, qui allaient sans cesse s’agrégeant et se désagrégeant »119

. Plafond finit par

ces mots : « Douce vision redoutée »120

. Bing est en quelque sorte un effort de fixation des images

qui glissent entre ici et ailleurs. Sans nous fait effleurer les « chimères »121

et « cet inchangeant

rêve » du « petit corps »122

, dont la face est paradoxalement « sans trace » et qui n’a « aucun

souvenir »123

.

Mais, brouillées et mouvantes, ces formes ne s’avèrent être que des « restes d’esprit »124

, des

« Ruines »125

de la conscience. Par analogie à l’esprit de l’homme zen pendant la pratique de la

méditation – le zazen126

–, le crâne offre d’abord un espace privilégié au sujet beckettien pour

pénétrer toujours plus profondément à l’intérieur de soi. Le zazen une tentative de « re-devenir »

soi-même en dépassant le clivage sujet/objet. Cette expérience ressemble à celle que Beckett fait

dans Cap au pire : celle du double effacement du sujet, à la fois en tant que sujet et objet. On a

l’impression que l’oeil du crâne essaie de pénétrer au plus profond de sa propre conscience : « la

tête dite siège de tout. Germe de tout. Tout ? Si de tout d’elle aussi. Où sinon là elle aussi ? Là dans

la tête inclinée la tête inclinée »127

. Ce faisant, jusqu’à brouiller la frontière entre sujet et objet, entre

soi et non-soi, entre dedans et dehors : « Entrée à travers crâne jusqu’à la substance molle. Exit hors

114

James Knowlson, Beckett, Actes Sud, 1999, p. 795. 115

Beckett, Murphy, 1994, p. 82. Toutes les oeuvres de Beckett citées sont des Éditions de Minuit sauf mention

contraire. 116

Beckett, Pour finir encore et autres foirades, 2004, p. 9. 117

Beckett, Cap au pire, 2001, p. 22. 118

Ibid., p. 29. 119

Beckett, Murphy, op. cit., p. 84. 120

Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 75. 121

Beckett, Têtes-mortes, 2000, p. 72. 122

Ibid., p. 69. 123

Ibid., p. 70. 124

Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 37. 125

Beckett, Têtes-mortes, op. cit., p. 69. 126

« Le zazen la “méditation assise, jambes croisées” est un moyen spécifique pour le sujet de pénétrer toujours plus

profondément à l’intérieur de lui-même, de manière que le “soi” séparé […] puisse recouvrer son unité originelle »,

Toshihiko Izutsu, Le Kôan zen, Fayard, Paris, 1997. p. 51. 127

Beckett, Cap au pire, op.cit., pp. 22-23.

40

substance molle à travers crâne. Béants dans visage invisible. Ça la faille ? Ça le défaut de faille ?

Essayer mieux plus mal enchâssés dans crâne »128

. Ainsi, par ce processus de va-et-vient incessant,

la frontière entre dans le crâne et hors crâne se désiste : « Trou noir béant sur tout. Absorbant tout.

Déversant tout »129

. L’espace crânien devient paradoxalement à la fois sans fin et délimité : « Aux

limites du vide illimité »130

.

Dans l’expérience zen, il faut transcender la distinction entre intérieur et extérieur pour

arriver au stade du « soi non-soi » ou « l’esprit sans esprit ». Ce stade ressemble de beaucoup à ce

que Beckett appelle « demeure indicible »131

dans Ni l’un ni l’autre. Cette maison – « home » dans

la version originale – cet habitat, cet espace ne se situerait ni dans le soi absolu ni dans le non-soi.

D’ailleurs, Beckett a écrit dans le catalogue de l’exposition de Henri Hayden en 1952 : « Gautama

[…] disait qu’on se trompe en affirmant que le moi existe, mais qu’en affirmant qu’il n’existe pas

on ne se trompe pas moins »132

.

Partant, le geste de l’écriture beckettienne est écartelé entre laisser ses traces et les effacer.

Cette tension est elle-même dynamisée par le caractère instable de l’identité prise dans le processus

de double effacement à la fois en tant que sujet et objet. Mais, ce processus d’effacement contamine

non seulement le sujet de la conscience mais aussi des « formes », des « restes » de l’esprit. Lieu

dernier où les traces se creusent, le crâne l’est aussi parce que, paradoxalement, il est en même

temps l’espace de « dévorement »: « Jusqu’alors dévore encore. Tout dévore encore »133

. Les

derniers mots de Mal vu mal dit sont ceux-ci : « Pourvu qu’il en reste encore assez pour tout

dévorer. Goulûment seconde par seconde. Ciel terre et tout le bataclan. Plus miette de charogne

nulle part »134

. Tout ce qui reste est brouillé, effacé. Ainsi, le crâne comme « Lieu des restes » de

Pour finir encore est devenu à la fin du texte un « crâne funéraire »135

; celui même qui, dans Mal

vu mal dit, engloutit et aspire tout même le vide: « Le temps d’aspirer ce vide »136

. Et les sables gris

sont devenus « un rien de poussière »137

.

Prises dans la tension entre empreinte et effacement, ces formes sont en flux constant, en

perpétuelle reconfiguration, à cheval entre deux états : entre dedans et dehors, entre silence et cris.

Et, ce qui se donne à lire, ce sont des « restes d’esprit », des résidus du moi, ce « petit reste »138

du

Cap au pire. Ces restes d’esprit sont les dernières traces de l’être qui persiste encore à être là tout en

aspirant à la disparition, à l’absence, au vide : « Là dans cette tête dans cette tête. Etre ça de

nouveau. Cette tête dans cette tête »139

. Ces traces sont celles de l’esprit réduites à la nudité. En tant

que force dynamique, cette tension est le principe substantiel de l’écriture qui permet de tenir l’être

et le discours beckettiens en place, aux deux sens du terme : à la fois résister et maintenir. Discours

qui est à la fois menaçant et menacé par son propre anéantissement, discours qui est au bord de

l’éclatement le temps d’un « va-et-vient » dont l’horizon serait la fin.

Doctorante au Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre (CRHT) de l’Université Paris 4

– Sorbonne, Wanrug Suwanwattana prépare sa thèse, Beckett et le bouddhisme zen, sous la direction

de Denis Guénoun.

128

Ibid., pp. 57-58. 129

Ibid., p. 60. 130

Ibid., p. 62. 131

Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 79. 132

Beckett, « Henri Hayden, homme-peintre », Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, éd.

Ruby Cohn, John Calder, London, 1983, p. 146. Siddhārtha Gautama (en pāli : Siddhattha Gotama) est le nom de

naissance du Bouddha. 133

Beckett, Cap au pire, op.cit., p. 55. 134

Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., pp. 75-76. 135

Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., pp. 9 et 15. 136

Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 76. 137

Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 14. 138

Beckett, Cap au pire, op.cit., p. 62. 139

Ibid., p. 27.

41

L’abstraction du langage :

une similitude entre L’innommable et Fin de partie

Teppei Suzuki

Ham ne peut pas bouger dans sa chambre, tout comme Malone qui écrit son présent et une

histoire fictive, allongé sur le lit dans sa chambre. Malone et Clov partagent l’anticipation de la

mort ou d’une fin proche: « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. » (MM p. 7)140

,

« c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » (FP p. 17)141

. La structure de Fin de partie semble être

empruntée à Malone meurt. Comme Beckett a écrit En attendant Godot en théâtralisant Mercier et

Camier, Fin de partie semble venir de Malone meurt.

Malgré des similitudes parmi les trois romans (Molloy, Malone meurt et L’innommable),

notamment l’écriture en « contradiction »142

et l’altération progressive du corps des protagonistes

dans les romans, les différences entre le deuxième roman et le troisième sont aussi saillantes.143

Tout d’abord, l’espace où Malone se trouve est clos, il ne peut en sortir tandis que dans

L’innommable, on ne peut pas imaginer où se trouve le narrateur: « [...] des bruits qui me

parviennent. [...] D’un gris tout juste transparent dans mon voisinage immédiat, [...] Et les bruits ?

Non plus, tout est silencieux. [...] Le gris non plus n’est plus n’est pas, c’est noir qu’il fallait dire »

(IN pp. 9-29)144

. Le narrateur affirme la présence des bruits et de l’atmosphère grise pour les dénier

tout de suite. Ensuite, Malone écrit le texte, tandis que dans L’innommable, le narrateur emploie le

mot « parler » au lieu d’« écrire »145

. Pour finir, il ne fait aucun doute que Malone est le narrateur

tandis que dans L’innommable on ne sait qui parle : «j’ai l’air de parler, pas moi, de moi, pas de

moi » (IN, p. 7). Dans ce roman, il ne s’agit pas de savoir qui parle, mais de savoir comment le

langage se développe au cours du texte.

Or, Beckett disait : « Il n’y avait aucun chemin à suivre » après L’innommable.146

La

similitude entre Fin de partie et Malone meurt suggère donc que Beckett a écrit Fin de partie en

revenant à Malone meurt pour sortir de cette impasse.

Une différence notoire entre En attendant Godot et Fin de partie est le nombre d’acte : le

premier est en deux actes tandis que le dernier est en un seul acte. Beckett a changé Fin de partie en

un acte en 1956147

pour que le temps dure sans interruption. Dans un passage de Malone meurt, une

ligne blanche représente le temps qui s’est écoulé quand il cherchait son crayon : « Ah oui, j’ai mes

petites distractions et elles devraient [une ligne blanche] Quel malheur, le crayon a dû me tomber

des mains » (MM p. 88). Au contraire, le temps du narrateur coule sans interruption dans

L’innommable tout comme dans Fin de partie.

140

MM : Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Minuit, 1951. 141

FP : Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957. 142

« The sentence construction in this [Molloy] and in the subsequent novels is frequently composed of direct

contradictions », Wolfgang Iser, Implied Reader : Petterns of communication in Prose fiction from Bunyan to Beckett,

Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1974. p. 164. 143

« Yet there is no denying that Malone’s (comparative) independence, his storytelling, his determination to

play, and his (somewhat qualified) success are unique in the context of the trilogy » ; « […] Beckett started with a unit

of two books in mind, not three », Porter Abbott, Fiction of Samuel Beckett : Form and Effect, University of California,

Berkley, 1973, pp. 111-112. 144

IN : Samuel Beckett, L’innommable, Paris, Minuit, 1953. 145

Le mot « écrire » n’est utilisé que dans un seul passage (IN, p. 29). 146

Graver, Lawrence et al. (éds.), Samuel Beckett : The Critical Heritage, Routledge & Kegan Paul, London,

1979, p. 148. 147

Ruby Cohn, A Beckett Canon, Michigan UP, Michigan, 2001, p. 225. Voir également la version en deux actes

de Fin de partie dans le tapuscrit de l’Université de Reading (MS 1660).

42

Les langues utilisées dans En attendant Godot et Fin de partie sont différentes148

. Beckett

considérait Fin de partie comme une pièce pleine d’échos et où toutes les choses se répondent elles-

mêmes.149

Les personnages emploient les mots des autres, soit consciemment soit inconsciemment.

Par exemple, Nell et Clov disent la même chose dans deux scènes différentes : « Pourquoi cette

comédie, tous les jours? » (FP p. 29 et p. 49). De plus, Clov répète ce que Hamm a dit juste avant

d’une façon différente : « Clov. – Pas besoin de lunette. Hamm. – Regarde-la à la lunette. Clov. – Je

vais chercher la lunette. Il sort. Hamm. – Pas besoin de lunette ! » (FP pp. 43-44). Un autre exemple

: « Clov. – Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » (FP p. 15) ; « Hamm. – cependant

j’hésite, j’hésite à ... à finir. [...], il est temps que cela finisse » (FP p. 17) ; « Hamm. – C’est cassé,

nous sommes cassés. (Un temps.) Ça va casser » (FP p. 70). Ici c’est le langage sur scène qui est

présent, et non pas les personnages. Autrement dit, le langage « monologique » commence à se faire

entendre à travers les personnages de Fin de partie.

Le dialogue de Fin de partie peut être considéré comme une théâtralisation de

L’innommable : « Il me plaît de croire que j’en occupe le centre, mais rien n’est moins sûr. En un

sens, il vaudrait mieux que je sois assis au bord » (IN p. 13) ; « Hamm. – Je suis bien au centre ?

[...] Hamm. – Je me sens un peu trop sur la gauche. (Clov déplace insensiblement le fauteuil. Un

temps.) Maintenant je me sens un peu trop sur la droite. (Même jeu.) » (FP pp. 42-43).

Le langage presque abstrait est marqué par ce temps qui dure. Dans Fin de partie tout

comme L’innommable, l’abstraction du langage se matérialise de façon uniforme dans tous les

personnages et dans le temps qui dure.

Teppei Suzuki est doctorant à l’Université de Paris 7 – Denis Diderot et à l’Université de

Tokyo. Il travaille sur l’évolution créatrice de Beckett de 1946 à 1956. Il a fait une communication

sur « La compréhension à travers l’incompréhensible » au colloque de Beckett à Tokyo en 2006.

[email protected]

148

« Les quatre ne faisant qu’un, Hamm parle comme Clov, Nag ou Nell. A titre de comparaison, le discours

décomposé de Molloy se distinguait clairement de la langue corseté de Moran, Pozzo ne parlait pas comme Estragon,

ni, a fortiori comme Lucky. Ici au contraire, tout en eux est d’emprunt, et jusqu’à leur discours, comme en témoigne la

diction complaisamment théâtrale de Hamm », Evelyne Grossman, « Beckett et la représentation de la mort » in

Evelyne Grossman et al. (éds.). Samuel Beckett : L’écriture et la scène, SEDES, Paris, 1998. p. 123. 149

Cité par Steven Connor, « Doubling presence of En attendant Godot and Endgame » in Steven Connor (éd.)

Waiting for Godot and Endgame : New Casebooks, Macmillan, London, 1992, p. 135.

43

Monologue polylogique : L’expulsé, Le calmant, La fin

Izumi Nishimura

Comme Beckett disait avoir écrit tous ses livres entre 1946 et 1950, il y a un fort lien entre

la rédaction en français et la construction de son univers. En effet, pendant ce court temps, il a

rédigé au moins quatre nouvelles et cinq romans. Les trois premières nouvelles150

, L’expulsé, Le

calmant, La fin, ont quelques traits communs : le monologue à la première personne, l’espace clos

et les expressions indécises. Il n’existe d’ailleurs aucune indication de temps ou de lieu, et les

personnages n’ont guère de nom popre. Du début à la fin, « je » ne répète que son sentiment

d’ignorance face à son état : « Je ne savais par où commencer ni par où finir » (E, 11)151

, « Je ne

savais pas où j’étais » (E, 37), « Je ne sais plus quand je suis mort » (C, 39)152

, « Je ne sais combien

de temps je restai là » (F, 108) 153

, etc. Ces phrases négatives n’ont pas nécessairement un sens

négatif ; elles montrent plutôt la neutralité et la suspension de la narration. La preuve en est que le

premier exemple se continue ainsi : « Je ne savais par où commencer ni par où finir, disons les

choses comme elles sont » (E, 11. Je souligne). Comme les peintres abstraits qui voulaient exprimer

le monde entier, Beckett essaye de représenter le monde tel qu’il est à travers les expressions

indéterminées. Ses textes sont similaires à ce que nous trouvons dans la notion développée par

Roland Barthes : « un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique [...], mais

un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune

n’est originelle »154

. Barthes a mis l’accent sur la nécessité de prêter attention à l’intertextualité qui

fonctionne comme le fondement de tout texte. Les écrits de Beckett nous invitent également à

penser un fort lien intertextuel entre eux : « Je ne sais pas pourquoi j’ai raconté cette histoire.

J’aurais pu tout aussi bien en raconter une autre. Peut-être qu’une autre fois je pourrai en raconter

une autre. Ames vives, vous verrez que cela se ressemble » (E, 37. Je souligne). L’expression

« Ames vives » est originellement dans le manuscrit Ames en repos 155

: l’univers beckettien

comporte donc implicitement un système synchronique entre les écritures et les textes. Ce « je-

narrateur » qui n’est qu’une incarnation parmi d’innombrables possibilités d’autres « je-s », est

complètement écarté de l’oppression externe, de sorte qu’il n’a aucune relation avec le temps

linéaire de la vie à la mort. La notion de vie n’existe d’ailleurs pas : « Mais racontez-moi votre vie,

[…]. Ma vie ! m’écriai-je » (C, 61) ; l’âge non plus : « quel âge avez-vous ? Je ne sais pas, dis-je »

(C, 62). En revanche, les possibilité de la répétition de l’existence apparaît : « Ce qui venait de

m’arriver n’avait pas de quoi faire date dans mon existence. Ce ne fut ni le berceau ni le tombeau de

quoi que ce soit. Plutôt cela ressemblait à tant d’autres berceaux, tant d’autres tombeaux, que je m’y

perds. » (E, 15). On a l’habitude de considérer les expressions ambigües et la plurarité des

personnages comme le clivage et la perte du moi. Pourtant, selon toutes les raisons que nous avons

montrées, le récit de Beckett est fondé sur l’intentionalité de la conscience intérieure pour exprimer

le monde entier.

Si nous nous attardons un peu sur la disposition des trois nouvelles, on remarque que l’ordre

était initialement La fin → L’expulsé → Le calmant et que le titre original de La fin était Suite. Il

n’est alors plus possible de penser la perte d’identité comme horizon de l’écriture. D’ailleurs, une

phrase au début de Suite, qui sera supprimée plus tard, montre ce « je » invisible : « Je me couvris

donc le bas du visage d’un chiffon noir »156

. Ceci symbolise le « je » originellement absent. Mais

150

Samuel Beckett, L’expulsé, Le calmant, La fin, dans Nouvelles et Textes pour rien, Minuit, Paris, 1955. 151

E : L’expulsé. 152

C : Le calmant. 153

F : La fin. 154

Roland Barthes, La mort de l’auteur, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Éric Marty, t. II

(1966-1973), Seuil, Paris, 1994, p. 493. 155

L’Expulsé, holograph notebook with author revisions and notes, 1946, Harry Ransom Humanities Research

Center, Austin, Université de Texas. Je souligne. 156

Richard L. Admussen, The Samuel Beckett Manuscripts : A study, G. K. Hall and Co., Boston, 1978, p. 83.

44

grâce à cet état, il peut se générer pour n’importe qui. De même, dans la dernière scène de La fin, le

« je » reste en dehors de sa propre vie : « j’avalai mon calmant. La mer, le ciel, la montagne, les

îles, vinrent m’écraser dans une systole immense, […]. Je songeai faiblement et sans regret au récit

que j’avais failli faire » (F, 112). Contrairement à Murphy qui se tait complètement après la

subversion à laquelle il est associé, ce « je » continue sa narration même après son écrasement.

L’expression « récit que j’avais failli faire » implique que toutes les histoires sont les produits

d’hypothèses et de la composition, de sorte qu’elles peuvent exister parfaitement en ayant la même

valeur.

Le sujet beckettien reste dans sa boîte crânienne automatique qui contient le passé, le présent

et le futur. Pour dire « les choses comme elles sont » (E, 11), le temps et le sujet doivent exister au

pluriel et pouvoir se transformer. Cela correspond à l’état de la monade Leibnizienne : « L’état

passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité, ou dans la substance simple »157

.

Le monologue du « je » est, en effet, un polylogue des « je-s » virtuels qui est fondé sur nombre de

possibilités, de sorte qu’il n’est pas question de dénouer l’antinomie ou la contradiction.

Il est évident que les personnages des trois nouvelles sont, selon l’expression de l’auteur,

ceux qui sont isolés et qui se plongent dans leur for intérieur. Pourtant, ils se distinguent nettement

du solipsisme, car ils acceptent dès le départ leur topos qui est soutenu par la relation réciproque de

plusieurs « je », c’est-à-dire par la possibilité d’une recombinaison. Grâce à cette possibilité de

recomposition, un « je » peut être complètement libéré de son espoir unilatéral, tel que « devenir un

autre « je » ». De surcroît, la tendance profonde vers un « je » va assurer finalement la relation

réciproque et cosmique envers les autres animaux, et même entre les matières inorganiques. Une

des phrases de La fin symbolise cette situation : « Se tailler un royaume, au milieu de la merde

universelle, puis chier dessus, ça c’était bien de moi. Elles étaient moi, mes ordures » (F, 109).

Cette relation carnavalesque entre les hommes et leurs déjections invite au dialogue avec le cosmos,

puisque les ordures incarnent le système circulaire des vivants et des morts, des présents et des

absents.

La fertilité dans l’ouvrage beckettien se trouve dans cette sorte de monologue polylogique

qui évolue sans arrêt. Tous les sujets dans son univers ne s’identifient jamais avec eux ; comme un

agrégat d’atomes, leur spécificité se caractériserait par leur nature fragmentaire qui contient

l’intensité de leur cohésion hypothétique.

Izumi Nishimura a obtenu son doctorat de l’Université de Paris 8 sous la direction de Bruno

Clément en 2006. Elle est actuellement chargée de cours titulaire à l’Université des Arts de Nagoya.

Elle a publié « Malone meurt de Samuel Beckett : Déchiffrement des réécritures », Études de

Langue et Littérature Françaises, no. 82, 2003, « Micromégatexte : L’intensité de la conscience

intérieure dans l’œuvre de Samuel Beckett », The Institute for Theatre Research, no. 2, The 21

st

Century COE Programme, Waseda University, 2004.

[email protected]

157

Gottfried Wilhelm Leibniz, Monadologie 14, dans Principes de la nature et de la grâce fondés en raison /

Principes de la philosophie ou Monadologie, publiés intégralement d’après les manuscrits d’Hanovre, Presses

Universitaires de France, Paris, 1954, p. 77.

45

Journée sur Artaud organisée par Evelyne Grossman et Lorraine Dumenil

Le corps à corps entre Artaud et le nouveau spectacle

Maia Borelli

A l’aube du troisième millénaire le corps est sans doute le protagoniste de la scène du

spectacle comme de la scène politique. C’est un corps-espace, lieu de toutes les actions sociales et

théâtre des corps à corps qui se livrent entre l’idée du corps, sa réalité et les images qui nous

entourent. Un corps à corps est possible aussi entre les dernières réflexions d’Antonin Artaud et

celles de la scène du spectacle contemporain sur le corps et ses mutations. Ainsi ses 406 cahiers de

notes sont-ils une véritable anatomie en action : traces d’actions et parcours qui, à travers une

lecture participative, peuvent provoquer chez le lecteur « actif » une révolution dans sa façon de

représenter et percevoir le corps. Décrivant sa volonté de reformuler physiquement son corps, il

réalise son incorporation dans une écriture qui fait devenir corporelles ses pensées et les fait entrer

dans la peau de son lecteur. Sa modernité est dans cette pratique physique de l’écriture. « Ce ne sont

plus des paroles qui sortent de moi, ce sont des morceaux de corps », dit-il.

Dans le cahier 114, écrit en juin 1946, Artaud affirme que la guerre des hommes (qui venait

de se terminer en Europe) a pour origine la guerre que chacun de nous vit à l’intérieur de son corps,

contre son anatomie. Cette guerre est la métaphore d’un combat contre le destin naturel, destin qui

est le nôtre depuis la naissance. Il écrit ceci : « Je ne supporte pas l’anatomie humaine et je ne

supporte surtout pas les coupures de l’anatomie./Encamisolé, mis en cellule, intercepté de toutes

manières,/ empoisonné,/paralysé à l’électricité,/je ne dirai pas que j’ai conservé un vieux fond

d’apitoiement humain,/mais je dirai que j’ai vu se surexciter ma sensibilité humaine de telle

manière que je ne puis plus voir passer un mutilé/sans sentir en moi je ne sais quelle vieille

électrique crinière se révulser de la tête aux pieds./Trop de guerres ces dernières années ont fait

partir trop de bras et de jambes de tant de corps qui les retenaient./Pourquoi l’homme se bat-il au

dehors ?/Parce qu’au dedans son anatomie / lui fait la guerre »158

.

Artaud déclare sa volonté de se refaire un corps, mais pas dans une perspective de surface,

de figure refaite – comme aujourd’hui avec la chirurgie esthétique qui corrige la forme-non-

conforme des corps. Il a la conviction que son corps est le lieu de toutes les expériences, et c’est

bien l’expérience qu’il a vécue qu’il veut expulser, pour réécrire sa vie.

Artaud parle de l’insurrection du corps et il est lui même un insurgé du corps. Dans cette

définition, il incorpore les mutations de la perception de notre identité corporelle, ce changement

majeur de l’idée du corps qui est aussi au cœur de la réflexion théâtrale contemporaine. Au XXIe

siècle, le corps devient le siège des représentations identitaires : ses décorations, maquillages et

habillages sont un moyen de communiquer l’identité personnelle et se substituent au corps réel qui

devient signe-texte-lieu de la communication contemporaine. Le corps est langage, le langage est

corpus, dans une confusion extrême entre le dedans et le dehors du corps. Plus question de délimiter

le corps dans ses frontières dermiques ; ses limites perceptives sont élargies par les technologies de

communications audiovisuelles et numériques. La peau n’est plus une protection individuelle mais

une surface que délimite le monde entier ; le corps devient le lieu même de la protestation sociale.

C’est ce qui s’exprime dans l’usage de la violence autodestructrice de certaines modifications

physiques : tatouages, automutilations, scarifications, blessures, extensions et piercing, signes

utilisées pour communiquer au monde sa souffrance personnelle, dans un corps à corps sans

158

Antonin Artaud, Cahier 114-115, notes contemporaines de textes qui serviront à l’élaboration

d’Aliénation et magie noire, dans Œuvres, op. cit., pp. 1089-1090.

46

interruption entre une identité fantasmatique omnipotente et immortelle et la matière mortelle qui

forme la chair du corps. Le corps devient une matière indifférenciée qui se brise en miettes ; il est

une structure modulaire de morceaux remplaçables et non plus organisme, complexité unitaire.

Au théâtre, poche de résistance contre les images tyranniques, le corps subit les attaques du

flux infini des images qui essaient d’enlever poids et matérialité à la réalité. La représentation

théâtrale devient, pour les jeunes, une expérience insolite et presque irréelle par la présence de visu

et in situ du corps de l’acteur qui montre publiquement sa chair, fragile matière. Une re-fondation

des théories de la perception et du rôle des spectateurs de théâtre est en cours, dans un courant

d’autodestruction “créatif” qui re-modèle de façon irréversible les consciences contemporaines :

déconstruction, défiguration, subversion, inversion, régression sont les étapes d’un processus qui

marque lourdement le corps et ses représentations performatives. La réflexion analyse les mutations

perceptives des spectateurs et offre le spectacle de l’artificialité du corps de l’acteur, avec la mise en

scène de sa désorientation biotechnologique, désormais incertaine entre sa brillante image

numérique et sa matérialité imparfaite. Parfois on ne se limite plus à montrer la peau de l’acteur, sa

surface, mais on montre plutôt le spectacle de l’intérieur de son corps : un cœur qui bat ou la trace

électrique de son activité cérébrale deviennent la preuve tangible de la vérité de l’acte théâtral. La

scène théâtrale, comme celle de la vie réelle, est traversée par un délire d’omnipotence

biotechnologique. Dans le milieu du nouveau spectacle le risque est que le théâtre contemporain

passe de l’autonomie à l’autophagie, se dévorant soi-même dans une excessive médiatisation. La

chair du corps est vécue parfois comme totalement superflue ; d’autres fois, au contraire, les

perfomers travaillent sur leur corps dans l’illusion d’une perfection virtuelle à jamais : la confusion

est extrême. Dans cette confusion, on se tourne parfois vers Artaud.

Ainsi, la compagnie théâtrale de Romeo Castellucci159

, affirme refuser la représentation. En

1995, il déclarait : « La scène restitue la limite du corps et la renvoie à sa propre limite – à

découvert -, qui est souffrance. On perçoit alors la scène, ici, comme ce lieu – unique au monde –

où celui qui parle enlève, creuse et aveugle le mot qu’il vient de prononcer ; ce lieu où celui qui

parle, enfin, vient pour se retirer au travers de la voix »160

. M.#10 Marseille, tragedia endogonidia

X épisode, spectacle présenté à Paris en mars 2007, illustre de façon littérale l’autophagie vécue par

le théâtre contemporain : le désir de montrer l’action théâtrale en absence de l’acteur, car la scène,

vidée des corps et remplie de magma, a dévoré son acteur. « M.#10 Marseille érige un bâtiment de

lumière, où des masses gazeuses, habillées de couleur, s’organisent et se battent en duel comme de

véritables personnages. Des multitudes de personnages prennent la place de corps réels et bougent

comme eux, comme tous les êtres humains savent le faire »161

.

La dernière frontière du corps en scène est-elle alors sa disparition après l’explosion de son

sac dermique? Sur le plateau ne restera qu’un espace vide, comme l’indiquait Peter Brook, mais

sans présence humaine, espace traversé seulement par une ligne de lumière, un son, une trajectoire à

parcourir. Il ne nous reste qu’à suivre ces traces…

Maia Giacobbe Borelli est auteur avec Nicola Savarese de l’ouvrage TE@ TRI NELLA

RETE, Arts et techniques du spectacle dans l’ère des nouveaux médiats, Carocci, Roma, 2004.

[email protected]

159

La compagnie Socìetas Raffaello Sanzio a été créée à Cesena (Italie) en 1981.

160

Claudia Castellucci, Manifeste du Théâtre Khmer, 1985, dans Claudia e Romeo Castellucci, Les

Pèlerins de la matière, éd. Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2001, p. 33. 161

Texte du dépliant de présentation du spectacle.

47

Artaud encorps vivant ? Théâtre de la cruauté, action painting et happenings.

Barbara Formis

Pourquoi continuons-nous à parler d’Antonin Artaud et à étudier son œuvre ? Réponse

simple en apparence : parce qu’il est encore vivant. L’héritage de la pensée et de l’existence

d’Artaud anime certaines pratiques artistiques fondamentales au XXe siècle. Artaud est vivant en

son corps, c’est-à-dire par le corps de sa théâtralité. Deux filiations majeures peuvent être relevées :

la matérialisation de la peinture, par une comparaison entre la pratique d’Artaud et l’Action

painting de Jackson Pollock, et le dynamisme de l’espace et de l’expérience qui en dérive, par

la continuation de ce parallèle à l’égard des happenings d’Allan Kaprow. La visée de ce double

parallèle s’appuie sur la mise en relief d’un désir : le travail graphique d’Artaud et sa

recherche théâtrale instaurent un désir visant à élargir les limites de l’art, pour atteindre un niveau

plus global de l’expérience.

1. La ligne, le trait et la flamme

Le premier parallèle permet de comparer la peinture et les dessins d’Artaud à l’Action

painting et cela par le biais d’une analyse du trait. Les dessins d’Artaud ne sont pas de simples

exécutions graphiques et formelles, mais plutôt des gestes, les traces de l’incorporation du geste

pictural à son support. Contrairement à la ligne, le trait d’un tel geste ne peut pas être abstrait,

ou figuratif, mais doit se représenter comme un corps physique ayant de l’épaisseur et de la

matérialité. Dans cette entreprise, Artaud n’est pas seul. On observe par exemple cette même

tentative dans le geste pictural de Jackson Pollock, qui cherchait lui aussi à effacer la ligne au

moyen du trait, et concevait la peinture comme un dessin.

Chez les deux artistes, le trait devient sinueux et vivant, il s’anime d’un dynamisme

flamboyant, le trait devient plus spécifiquement : une flamme. La flamme est le sujet d’un

des premiers tableaux de Pollock, intitulé justement The Flame (La Flamme, tableau de 1937

appartenant à une première période, moins abstraite). Parallèlement, on peut remarquer que la

flamme et le feu constituent un élément essentiel de la poésie et du théâtre chez Artaud, qui écrit : «

La poésie c’est la multiplicité broyée et qui rend des flammes »162

. De plus, chez Artaud, le feu,

avec sa métamorphose et son corps peut animer le papier. Cette procédure est celle des sorts et des

gris-gris que Artaud composait comme des actes magiques, d’étranges petits feuillets porteurs

d’imprécation, écrits et dessinés, maculés et brûlés, émis dès 1937 – l’année où Pollock peint son

tableau intitulé La flamme –, et jusqu’en 1944. Mais si Pollock utilisait le feu comme un modèle

auquel s’inspirer pour refaire le langage pictural, Artaud dépasse le rôle imaginaire du feu et

l’utilise concrètement afin de refaire le langage tout entier.

2. Le théâtre et l’espace

La tentative d’Artaud et de Pollock visant à construire un nouvel espace s’élargissant à partir

du tableau jusqu’à englober l’espace environnant trouve son héritage le plus important dans

les happenings. On pourrait facilement indiquer un fil rouge qui irait du théâtre de la cruauté

aux happenings en passant par l’Action painting. Cela est explicité par Allan Kaprow dans son

article de 1958 intitulé « L’héritage de Jackson Pollock » : « Le choix de Pollock de toiles énormes

a été fait dans des buts différents ; capital pour notre discussion, continue Kaprow, est le fait que

ses peintures à l’échelle murale ont cessé d’être des peintures, mais sont devenues des

environnements »163

. Les happenings accomplissent par rapport à la peinture le même type

d’opération que le théâtre de la cruauté fait subir au théâtre à l’italienne, c’est-à-dire l’ouvrir à

162

Allan Kaprow, « L’héritage de Jackson Pollock », in L’art et la vie confondus, Paris, Centre Pompidou, 1996,

p. 84. 163

Ibid., pp. 36-37.

48

l’espace, à l’espacement du corps et de la voix par l’abolition du texte et par l’élargissement de la

position des spectateurs à 360°, à la circularité du regard.

Néanmoins, il faut relever une différence fondamentale. Artaud fait coïncider l’auteur avec

le metteur en scène, qui est le seul responsable « du spectacle et de l’action »164

. Et si l’acteur n’est

que l’expression corporelle très précise de cette action, dans le théâtre de la cruauté, les spectateurs

restent en un sens « passifs ». Le public y est considéré comme un ensemble de corps à sensibiliser,

comme une matière sur laquelle travailler par une mise en éveil des affects produits et par le biais

du toucher corporel. Le théâtre de la cruauté est un théâtre sélectif. Artaud reconnaît ce paradoxe : «

briser le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre ; et l’important est de ne pas

croire que cet acte doive demeurer sacré, c’est-à-dire réservé. Mais l’important est de croire que

n’importe qui ne peut pas le faire, et qu’il faut une préparation »165

. C’est précisément le contraire

des happenings, qui restent des pratiques profondément aléatoires, jamais maîtrisées et

foncièrement populaires.

Compte tenu des différences, c’est sur une compréhension similaire de l’expérience de la vie

que ces pratiques artistiques convergent. Les procédures de corporisation que rassemblent Action

painting, happening et théâtre de la cruauté dévoilent des méthodes sensiblement différentes bien

que foncièrement redevables du même désir, à savoir la fluctuation féconde entre l’art et la

vie, entre le geste artistique et le geste spontané, fulgurant, du vécu.

Barbara Formis est membre du Centre de Philosophie de l’Art (CPA) du Département de

Philosophie de l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où elle a enseigné la Philosophie

Théorétique et l’Esthétique pendant cinq ans. Elle est aussi Responsable de Séminaire Extérieur au

Collège International de Philosophie où elle mène une recherche sur l’esthétique ordinaire. Elle a

publié différents articles, notamment : « Pour une culture acognitive : l’Art Fluxus d’Henry Flynt »

(Le Philosophoire, n° 27, 2006) ; « Evénement et ready-made : le retard du sabotage » (Ecrits

autour de la pensée d’Alain Badiou, L’Harmattan, 2007) ; « Le pouvoir de la syntaxe : Yvonne

Rainer chorégraphe et Ludwig Wittgenstein philosophe » (Revue d’Esthétique, n° 44, 2004) ; « Le

vol du faucon : geste érotique et meurtrier chez Platon et Artaud » (Idées, n° 9, 2002).

[email protected]

164

Le théâtre et son double, op. cit., p. 144. 165

Ibid., p. 19.

49

Décréation et déréalisation dans l’oeuvre d’Artaud et de Régy

Geneviève Hegron

La mise en scène – qu’Artaud nomme dans Le théâtre et son double « poésie dans l’espace »

– bouleverse l’ordre et invoque le chaos originel, chaos qui passe par l’expérience des limites.

Cette expérience des limites, ces mouvements de « déréalisation » et de « décréation » apparaissent

clairement dans l’œuvre de Claude Régy, metteur en scène français contemporain, tant dans le

choix de son répertoire que dans ses mises en scène. Notre réflexion tend ici à observer brièvement

l’effacement identitaire, la mise à mal de la langue, et les chorégraphies métaphysiques dans les

œuvres de ces deux créateurs.

1. Effacement du carcan identitaire

La dépersonnalisation et la négation du personnage sont prégnantes dans Le théâtre et son

double. Le terme « Double » s’oppose au carcan identitaire ; Evelyne Grossman dans Antonin

Artaud un Insurgé du corps définit le « Double » ainsi : « Force vitale transpersonnelle antérieure à

l’enfermement dans une forme corporelle »166

.

Dans le chapitre intitulé « Sur le théâtre balinais », le corps de l’acteur est désarticulé, vidé

creusé, comme le corps du pestiféré. Dans l’esthétique artaudienne, les acteurs, « spectre[s]

plastique[s] et jamais achevé[s] »167

, font éclater leur propre délimitation et ils s’extraient de leur

carcan identitaire. Aussi sont-ils présentés comme « des être mécanisés, à qui ni joie ni douleur ne

semblent appartenir en propre, mais [qui semblent] obéir à des rites éprouvés »168

.

Selon Régy, les acteurs n’incarnent pas non plus un personnage. Le metteur en scène affirme dans

Espace Perdus : « l’acteur doit trouver la dimension où il n’est pas ce personnage, c’est un vide

infini. Et pour lui-même il doit être et ne pas être »169

. L’acteur est alors relié à l’illimité, à

l’inconnu, et Régy précise :

« Quand on emmène les gens […] à l’intérieur d’eux-mêmes et dans cette relation d’eux même avec la totalité

de l’univers […], [o]n ne sait plus d’où vient la voix : elle vient d’ailleurs »170

.

L’approche théâtrale de Régy tend à se défaire du carcan identitaire afin que l’acteur entre

au plus profond de lui même et se laisse traverser par « un matériau fluide qui s’échappe des

mots »171

. Ce « matériau fluide » n’est pas sans lien avec les réflexions d’Artaud qui soutient : « La

croyance en une matérialité fluidique de l’âme est indispensable au métier d’acteur »172

. L’acteur

n’incarne donc pas un personnage et Régy développe cette idée : « Chaque être représente une

partie de l’autre et du monde », et il ajoute : « nous sommes habités, conduits, nourris par tous les

hommes qui nous ont précédés. Des témoignages sont inscrits dans nos cellules »173

. Loin de toute

interprétation, les voix s’entremêlent. On a alors une voix plurielle qui rappelle celle du chœur du

coryphée dans la tragédie antique.

A cette identité plurielle se mêle le bouleversement de la généalogie : figures masculines et

féminines, morts et vivants se confondent et s’entrelacent. Dans Artaud Le Mômo, l’auteur

réinvente sa propre lignée ; il devient alors l’auteur de sa propre naissance :

166

Evelyne Grossman, Antonin Artaud un insurgé du corps, Gallimard, Paris, 2006. 167

Antonin Artaud, O.C., IV, Le théâtre et son double, « Un athlétisme affectif », Gallimard, Paris, p. 126. 168

Antonin Artaud,, « Sur le théâtre balinais », in O.C. IV op. cit., p. 56. 169

Claude Régy, Espaces Perdus, Les Solitaires intempestifs, 1998, p. 131. 170

Ibid., p. 109. 171

Claude Régy, Espaces Perdu, op. cit., p. 68. 172

Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », op. cit., p. 127. 173

Claude Régy, id., p. 87.

50

« Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père/Ma mère/Et moi. »174

L’ambivalence masculin-féminin s’inscrit également au cœur de l’œuvre de Régy. Pour

celui-ci, l’acteur n’incarne pas un genre unique mais témoigne plutôt des fluctuances sexuelles

propres à chaque personne. Dans la mise en scène de Variation sur la mort, de J. Fosse, une

comédienne abandonne le projet et un seul comédien donne corps et voix à la femme et à l’homme

âgé ; la dramaturgie est envahie par le souvenir de la comédienne : l’absence devient ici présence.

Ce glissement d’un genre à l’autre se double d’une porosité entre les vivants et les morts.

Motif récurant, la mort-renaissance parcourt l’œuvre d’Artaud comme celle de Régy. Artaud

compare l’acteur balinais « au Kha », c’est à dire aux âmes des morts et, en exergue de L’ordre des

morts, Régy cite Klee : « Mon ardeur est de l’ordre des morts ». Chez les deux hommes de théâtre,

la mort signifie dans ce contexte élan vital.

Le renversement chronologique, la confusion des genres témoignent du désir de

s’affranchir des limites, affranchissement également à l’œuvre dans l’articulation langagière.

2. Du refus de la langue articulée à la langue désarticulé Artaud rejette la primauté de « la langue articulée » dans son esthétique. Cris, incantations,

râles, murmures, répétitions, onomatopées envahissent l’espace scénique. En écoutant

l’enregistrement radiophonique de l’émission « Pour en finir avec le jugement de Dieu », on est

saisi par les variations vocaliques d’Artaud qui hache, triture la langue la met à mal.

De son coté, Régy soutient également la nécessité de « casser la langue, [de] casser le

vocabulaire », « [d’]inventer des mots, [de] les rompre, [de] les faire se cogner les uns contre les

autres »175

. Au refus artaudien de la langue articulée, Régy répond par une langue sur-articulée. La

sur-articulation s’écarte du ton naturel, dissout la syntaxe et les phrases interminables se distendent.

Si le cri s’impose dans l’esthétique artaudienne, dans les expériences de Régy, ce cri est

contenu, maintenu dans une tension, dans une violence sourde. Des voix qui semblent atones et

parfois à peines audibles parcourent l’espace. Toutefois, la quête des deux hommes s’oriente vers

une langue originelle faite de vibrations. Régy essaie de faire entrer les acteurs dans l’écriture,

comme appelés par l’imaginaire de l’écrivain, et il affirme :

« Ce qui m’importe c’est de retrouver la masse souterraine qui a, en fait, suscité l’écriture et c’est par des

sondes à travers les mots que j’essaie de retrouver cette préexistence à l’écriture et d’entendre en écho l’au-delà de

l’écriture » 176

.

3. Chorégraphies métaphysiques

Les recherches artaudiennes et les expériences de Régy traduisent des mouvements de

l’âme dans des chorégraphies métaphysiques. Artaud précise que les acteurs restituent : « un

certain nombre de gestes, de signes mystérieux qui correspondent à l’on ne sait quelle réalité

fabuleuse ». L’orientation esthétique de Régy donne à voir et à entendre des vibrations, « des

ondulations souterraines »177

. A l’action, caractéristique du théâtre conventionnel, se substituent

les mouvements presque imperceptibles de l’âme, et Régy affirme : « les mouvements ne sont pas

des déplacements, mais des mouvements de la conscience »178

.

Alors que les acteurs dans Le théâtre et son double sont en transe, bondissent dans l’air, le

ralentissement est une des constantes des spectacles de Régy qui affirme : « Lorsqu’on ralentit on

déréalise. On renouvelle la vision, on s’ouvre au possible d’une relation universelle »179

. Dans cette

optique, les acteurs font des gestes à peine perceptibles et/ou restent souvent immobiles. Le

174

Antonin Artaud, O.C. XII, « Artaud le Mômo », paris, Galliamrd, p. 77. 175

Claude Régy, L’ordre des morts, p. 47. 176

Claude Régy, Théâtre / Public, « Au-delà de l’écriture », entretien avec G-A. Goldschmidt, p. 42. 177

Claude Régy, Espaces Perdus, op. cit., p. 104. 178

Ibid., p. 108. 179

Ibid., p. 66.

51

moindre geste, la moindre vibration se répercutent dans l’espace. On se souvient alors de

l’évocation saisissante des acteurs du théâtre balinais :

« Ils sont comme de grands insectes pleins de lignes et de segments faits pour les relier à l’on ne sait quelle

perspective de la nature dont ils n’apparaissent plus qu’une géométrie détachée. »180

Régy privilégie également des mouvements géométriques, des abstractions qui offrent des

lectures plurielles stimulent l’imaginaire. Les acteurs ne rendent pas compte d’une réalité, mais

créent des images ouvertes aux interprétations multiples.

L’esthétique théâtrale de Régy, comme celle d’Artaud, s’affranchit des limites témoignant

ainsi de l’invisible et de l’indicible.

Geneviève Hegron prépare une thèse à l’université de Paris 7 – Denis Diderot sous la

direction d’Evelyne Grossman.

[email protected]

180

Antonin Artaud, « Sur le Théâtre Balinais », op. cit., p. 61.

52

« Dépendre corps » : le grand tour d’Antonin Artaud

Véronique Lane

Dans l’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari appréhendent la schizophrénie par une

métaphore saisissante : « La schizophrénie, écrivent-ils, est à la fois le mur, la percée du mur et les

échecs de cette percée »181

. Plutôt que de se livrer à une énumération des symptômes de la maladie,

Deleuze et Guattari proposent donc une topique de la schizophrénie : ils situent (plus qu’ils ne

décrivent) l’activité du schizophrène – contre un mur.

Mais quel mur ? Tous les murs, toutes les limites oedipiennes du monde. L’Anti-Œdipe,

c’est l'anti-mur. Or, « comment traverser ce mur ? » Doit-on l’attaquer avec lenteur et précision,

comme nous y invite Van Gogh : « Il ne sert à rien d’y frapper fort, écrit-il, on doit miner ce mur et

le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens »182

; ou doit-on au contraire se jeter

contre le mur à toute force, à l’instar d’Antonin Artaud qui, lui, s’abat sur la loi oedipienne à la

vitesse de l’éclair, en un prodigieux raccourci : « Je suis mon fils, mon père, ma mère, et moi ;

niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement, le périple papa-maman et l’enfant »183

?

Il n’est pas exclu qu’on doive alterner ces deux régimes de vitesse pour tenter la traversée : le trou

qu’il s’est agi pour Artaud de forer dans notre monde pour y faire passer le corps à dépendre,

comme il l’appellera. Percer le mur, c’est dépendre le corps de l’arbre généalogique où il est pendu

depuis l’œdipe, ou, pour parler la langue des « prêtres de dieu » qui l’ont instituée, depuis que

l’homme a mangé du fruit de l’Arbre de la Connaissance.

« Passer derrière le mur » est une vieille ambition moderne. Dans Through the Looking-

Glass, Lewis Carroll avait repoussé les frontières du langage et joué de la séparation, il avait fait

communiquer les deux côtés du mur, raison et folie, au risque de s’y enfoncer lui-même, et c’est

sans doute ce risque qui a intéressé Artaud. À tel point que là où la raison a pu retenir Carroll, il

s’expose, acceptant de traduire un chapitre du récit de Carroll, auteur qui, pour Artaud, incarne en

quelque sorte lui-même un mur à traverser. Dans une lettre de Rodez, rédigée en 1945, Artaud dira

d’un poème de Carroll : « Jabberwocky est l’œuvre d’un lâche qui n’a pas voulu souffrir son œuvre

avant de l’écrire, et cela se voit » ; « Quand on creuse le caca de l’être et de son langage, il faut que

le poème sente mauvais, et Jabberwocky est un poème que son auteur s’est bien gardé de maintenir

dans l’être utérin de la souffrance où tout grand poète a trempé et où, s’accouchant, il sent

mauvais »184

.

Cinq dessins réalisés par Artaud au cours de cette même période, à Rodez, entre les mois de

septembre 1945 et avril 1946 (Dépendre corps – L’amour unique, Couti l’anatomie, La machine de

l’être ou Dessin à regarder de traviole, La Maladresse sexuelle de Dieu, La Mort et l’homme)

constituent autant de microcosmes où, contrairement aux univers construits par Lewis Carroll, on

peut voir les douleurs de la page en gésine d’un nouveau corps et sentir les odeurs nauséabondes du

caca de l’être et de son langage évacuées par le dessin du dessin pour que ce corps naissant puisse

passer : ensemble, ils forment « un être utérin » dont il est indubitable, en raison de son travail

d’évacuation du corps œdipien, qu’il sent mauvais.

Dépendre corps – L’amour unique esquisse le projet d’un corps à dépendre, qui s’applique

non seulement à la série que forment ces cinq dessins, mais à toute l’œuvre : « Ce dessin est donc la

recherche d’un corps, corps à dépendre, et pour le dépendre de l’infini où il se veut accrocher, entre

les 4 points cardinaux des choses, 4 persiennes encore closes et dont deux trouvent humanité »185

.

La répétition du chiffre 4 suggère déjà l’emmurement, qui se prolonge dans le commentaire du

181

Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, « Critique », 1972, p. 162. 182

Lettre citée par Artaud dans Van Gogh le suicidé de la société (Œuvres, édition établie par Évelyne Grossman,

Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1452). 183

Ci-Gît, dans Œuvres, op. cit., p. 1152. 184

Œuvres, p. 1014. 185

Ibid., p. 1035.

53

deuxième dessin : Couti l’anatomie « représente l’effort que je tente en ce moment pour refaire

corps avec l’os des musiques de l’âme telle que gisant dans la pandore boîte, os soufflants hors de

leur boîte, et dont l’emboîtage des terres boîtes, mousse sur mousse appelle l’âme toujours clouée

dans les trous des deux pieds »186

. Les boîtes tendent, donc, à se multiplier, mais par un

détournement, un déboîtage de la syntaxe, la langue d’Artaud s’oppose à l’emboîtage de ces boîtes,

qu’elle commence à faire « boiter ». Dépendre le corps, c’est le désemboîter par un dessin et des

mots sans précédent, qui l’extirpent d’un encadrement historique, esthétique, généalogique : un

nouveau corps est en passe d’être inventé à la place de celui qui ne saurait supporter de vivre

« emboîté », emmuré, écartelé entre les 4 points cardinaux, aveuglé par 4 persiennes closes.

Du quatre au deux, on arrive dans La Mort et l’homme, qui marque le terme de la série, au

Un : du corps à dépendre, l’amour unique serait-il enfin né ? Ce corps traversé par la mort s’en

trouve-t-il unifié187

? On serait tenté de le croire, tant Artaud insiste sur l’unité du corps de

l’homme qui tombe ou « descend » (comme on dit « descendre d’un ancêtre »), de la mort en

personne : il est tombé d’ « un mort qui passait ». Mais quand il nous commande, ce dessin, de le

regarder « encore une fois après l’avoir vu déjà une fois »188

, on découvre que la dépendaison du

corps œdipien est loin d’être terminée…

On a souvent compris les textes d’Artaud comme quêtes des origines. Il convient de

rappeler que ce n’est pas un retour aux origines qu’il prône, mais plutôt un corps en contact avec la

puissance de ces origines-là, les mêmes que celles de l’arbre généalogique. Ce n’est pas un « retour

en enfance » qu’Artaud cherche, mais une « mémoire d’enfant » qu’un détour par un autre texte

éclairera peut-être. Il s’agit du dénouement du fameux texte Sur le théâtre de marionnettes de

Kleist, pour qui « c’est seulement lorsque la connaissance aura parcouru un infini que la grâce sera

retrouvée ». La grâce n’est possible qu’au « corps humain ne possédant aucune conscience ou bien

alors une conscience infinie ». « Il nous faudrait donc goûter encore une fois à l’Arbre de la

Connaissance pour retomber dans l’état d’innocence », ce qui serait, conclut Kleist, « le dernier

chapitre de l’histoire du monde »189

. Loin d’inviter à une origine idéale, où ne pourrait que croître

plus fort et plus écrasant l’arbre à pendaison, le gibet de toute grâce, la potence des généalogies

emboîtées, Artaud ne prescrit-il pas lui aussi la consommation redoublée du fruit de l’Arbre de la

Connaissance : plus de connaissance, plus de souffrance, plus de perte d’innocence, puisque c’est

l’origine déchirée de toute connaissance ?

Véronique Lane prépare une thèse sur le motif de l'évanouissement chez Jean Genet et

Antonin Artaud, qui est régie par une cotutelle entre les départements des Littératures de langue

française de l’Université de Montréal et Lettres, Arts et Cinéma de l’Université Paris 7 – Denis-

Diderot.

[email protected]

186

Ibid., p. 1037. 187

Évelyne Grossman analyse cette « étrange insistance sur une structure qui serait : un plutôt que deux » dans

« L’Art crève les yeux » (Antonin Artaud, Paris, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2006, p. 167). 188

Œuvres, p. 1045. 189

Heinrich von Kleist, Sur le Théâtre de marionnettes [1810], dans Petits Écrits, Paris, Gallimard, « Le

Promeneur », 1999, pp. 211-218.

54

Inspiration, souffle, corps

Natacha Allet

On trouve dans certaines pages de Van Gogh le suicidé de la société, à des moments où le

poète s’identifie au peintre, une condensation d’éléments qui renvoient de manière souterraine à

différentes strates de l’œuvre. Au détour d’images qui nouent le mal à la pensée, mais aussi au

souffle, Artaud fait signe en direction à la fois de ses tout premiers textes et de ses écrits les plus

tardifs. C’est à partir de ce point de tension que j’ai voulu revisiter, sous l’angle de la figuration de

soi, les catégories répertoriées par Jacques Derrida dans « La parole soufflée », celle de

l’impouvoir, de l’envoûtement, de la bonne et de la mauvaise inspiration, afin de mettre en

perspective l’espèce de rituel profane fondé sur l’exercice du souffle qui règle toute l’œuvre écrite

et dessinée d’Artaud, dans les années 40.

Si l’on se penche sur la Correspondance avec Jacques Rivière, on s’aperçoit que le

mécanisme du furtif qu’a identifié Derrida recouvre une non coïncidence à soi dans la pensée avant

même de recouvrir une dépossession de la parole. Artaud affirme effectivement qu’il y a des arrêts

dans sa pensée, des « trous », et déplore les « saccades » de ses poèmes. Il semble associer

d’ailleurs l’inspiration comme manque à l’impossibilité de se « concentrer sur un objet », à

l’« inapplication à l’objet » qui serait chez lui une « inapplication à la vie », et note au sujet de son

premier « drame mental », « Paul les Oiseaux ou la Place de l’Amour », qu’il « est un document

pour lui-même », qu’ « il représente assez bien [s]on impuissance à écrire, à [s]e cantonner dans un

thème, à [s]e fixer sur un sujet ». À lire ce texte, on remarque toutefois que le drame de l’inspiration

furtive semble un instant conjuré – un instant de jouissance : « Le soir est beau, le ciel massif, à

chaque bouffée des rues défilent avec de vastes maisons de mots. […]. Je suis glorieux. À moi le

monde. Non pas le monde. Mais ce tout petit point dans l’esprit » (85, je souligne). Là, l’instance

« moi » se confond avec celle de « Paul les Oiseaux », elle réalise la « fusion avec le mythe de

Paolo Uccello » : « Mon esprit ne peut plus tenter le moindre écart à droite, à gauche » (87, je

souligne), lit-on dans « Une prose pour l’homme au crâne de citron ». C’est en des termes assez

proches qu’Abélard nous est présenté dans L’Art et la Mort, avant qu’il ne cède aux attraits

d’Héloïse et ne se retrouve châtré, impuissant : « Le fait est qu’il jouit en ce moment de son esprit,

Abélard. Il en jouit à plein. Il ne se pense plus ni à droite ni à gauche. Il est là. Tout ce qui se passe

en lui est à lui. […]. Il n’a plus à stabiliser ses atomes. Ils se rejoignent d’eux-mêmes, ils se

stratifient en un point. »190

Trouver un point et s’y tenir, s’y fixer, y être en plein plutôt que d’assister à ce qui se défait

en soi-même, tel est le propre de la bonne inspiration qu’Artaud décrit dans Le Pèse-Nerfs :

« Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est […] dans le

rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver. / Et voilà, moi, ce que

je pense de la pensée : / CERTAINEMENT L’INSPIRATION EXISTE. / Et il y a un point phosphoreux où toute la

réalité se retrouve, mais changée […]. »191

Ce point, il cherche visiblement à l’atteindre en se projetant dans des figures de double, sur

le mode de l’identification théâtrale, ou en s’incarnant dans la surface de toiles peintes, peut-être

parce que l’artiste précisément réussit là où lui-même échoue. Il oppose en effet dans « L’enclume

des forces » (L’Art et la Mort) la peinture inspirée de Masson – qui privilégie le tracé continu de la

ligne – à sa propre impuissance.

Dans ses lettres à Rivière, Artaud attribue son mal à une force extérieure, mauvaise, à un

« prodige cosmique et méchant »192

qui prendra la forme d’un « mauvais esprit », dans Van Gogh le

190

Artaud, Œuvres, op. cit., p. 195, je souligne. 191

Ibid., p. 162. 192

Ibid., p. 79.

55

suicidé de la société, incarné en le docteur Gachet. Mais là où « la volonté supérieure et méchante »

dans les années 20 secouait le poète, ses « instants pensés », « d’une électricité imprévue et

soudaine », « répétée », de « tornades profondes »193

où cédait son esprit, où se dissolvait sa

personnalité, le docteur Gachet dans l’essai sur le peintre lui « ferm[e] le commutateur de la

pensée », il coupe le courant. Cette mention de la pensée est surprenante dans un texte qui insiste

sur le fait que l’artiste ne pense pas, que sa pensée « en désordre reflue devant les décharges

envahissantes de la matière »194

, et fait symptôme. Si elle opère d’une part comme un rappel du

thème de l’impouvoir, elle accuse d’autre part un renversement : la métaphore de la pensée comme

flux électrique, non plus imprévu mais maîtrisé, comme souffle de vie auquel le peintre semble

pouvoir se brancher, fait écho à la « foudre » qu’Artaud évoquera dans « Dix ans que le langage est

parti… », en décrivant sa pratique du dessin et de l’écriture conjugués195

. Le « semis soufré », «

l’affre du clou tournant dans le gosier de l’unique passage » « avec quoi Van Gogh », au dire

d’Artaud – que la « peinture linéaire pure » n’intéresse plus –, « peignait », est sans doute à

comprendre dans le sens de ce nouveau langage, enregistrant le passage d’une pensée qui

équivaudrait désormais à la vie, d’une pensée proprement cruelle, non plus trouée mais trouant,

criblant l’espace et les formes de la représentation. La figuration du peintre « tétanisé », « en porte-

à-faux sur le gouffre du souffle » – sur son abîme ou son tourbillon – illustre bien enfin la lutte

menée pour renverser l’impouvoir en pouvoir, pour se hisser au lieu même du rapt, se jucher dans le

creux de ce tourbillon dévastateur, et le maîtriser. Elle laisse entrevoir simultanément l’idée d’une

performance, bien en accord avec la pratique du souffle qui soutient l’œuvre tardive d’Artaud, et

nous porte loin de la Correspondance avec Jacques Rivière où le poète assistait, tel un spectateur,

au drame de sa pensée.

Entre la réalité de l’inspiration comme manque et celle de l’envoûtement dont il est question

dans ces pages, il semble qu’il n’y ait pas de solution de continuité dans l’esprit d’Artaud. Les

manœuvres de souffle par lesquelles il lutte à Rodez contre la menace des envoûtements, et qu’il

situe dans la continuité de son Athlétisme affectif196

, constituent à mon sens une forme de réplique

au drame de l’inspiration que mettent en scène ses premiers textes, réplique concrète et littérale – et

dont l’avenir est plus que prometteur, puisqu’elles informent l’espèce de rituel profane ou de

performance dont l’œuvre tardive apparaît comme le produit et la trace. Autrement dit, en plaçant

l’exercice du souffle au cœur de sa pratique du dessin et de l’écriture, Artaud me semble vouloir

réaliser l’inverse de ce que Derrida décrit dans « La parole soufflée », non plus se la faire souffler,

mais la souffler lui-même, non plus assister à ce qui se défait avant même d’être, mais s’appuyer sur

un événement de souffle qui continue au-delà de lui-même, déborde de ses traces : il ne vise pas

seulement à se refaire un corps, mais à inverser un destin.

Natacha Allet, chargée d’enseignement à l’Université de Genève, prépare une thèse intitulée

Antonin Artaud : les théâtres du moi, sous la direction de Laurent Jenny. Son ouvrage : « Le gouffre

insondable de la face ». Autoportraits d’Antonin Artaud, Genève, La Dogana, coll. « Images »,

2005. Parmi ses derniers articles : « Myth and Legend in Antonin Artaud’s Theater », in Myth and

Modernity, New Haven, Yale University Press, 2007.

[email protected]

193

Ibid., p. 81. 194

Ibid., p. 1449. 195

Ibid., p. 1513. 196

Idem, Lettre à Henri Parisot, 27 novembre 1945, p. 1029.

56

Prolégomènes à la glossolalie

Lucia Amara

Le 29 mars 1943, Antonin Artaud écrit, depuis la clinique de Rodez, une longue lettre197

au

docteur Gaston Ferdière dans laquelle apparaissent pour la première fois les glossolalies. Il s’agit

d’un langage inventé ou bien d’un non-langage, qui marquera dorénavant entièrement l’oeuvre

artaudienne. Cette lettre constitue un texte-charnière, d’où l’on peut partir pour expérimenter un des

lieux originaires de son oeuvre. La lettre est axée sur un texte, l’Hymne aux Daimons de Paul de

Ronsard, auteur qui s’inscrit dans la tradition de la prose prophétique. Voici cette première

glossolalie, que l’on trouve au début de la lettre :

Rat Vahl Vahenechti Kabhan

L’autre glossolalie est au milieu du texte, constituée par deux segments (dans d’autres textes

d’Artaud la présence des glossolalies est beaucoup plus importante d’un point de vue quantitatif) :

Taentur Anta Kamarida

Amarida Anta Kamentür

Il semble que la lettre d’Artaud crée l’humus (où le milieu sémantique) idéal pour l’apparition de la

glossolalie : la communication avec le Divin, le thème initiatique, le souffle originaire,

l’intermédiation des Anges, l’harmonie divine qui inspire le langage poétique, la réitération

éternelle de la création dans le « re-commencement ». Bref, toute une constellation linguistico-

conceptuelle liée à la glossolalie. Le milieu glossolale est caractérisé dans une note en bas de page

(N.B., Nota Bene) dans laquelle Artaud met en rapport l’Hymne de Ronsard avec le Cantique de

l’Ami et de l’Aimé du mystique catalan Raymond Lulle (1235-1315), auteur plus connu pour l’Ars

magna, œuvre dans laquelle, à partir de la combinatoire mathématique, il cherchait à créer la langue

parfaite, capable de communiquer avec le Divin.

Les glossolalies qu’on trouve dans le texte de la lettre possèdent déjà des dominantes très

précises qui caractériseront par la suite l’œuvre d’Artaud de manière constante. Nous pouvons les

synthétiser dans les points qui suivent.

La glossolalie artaudienne s’insère toujours dans le corpus du texte, sans avoir de lien

évident avec ce dernier. Il n’existe pas des textes composés uniquement de glossolalies. A ce

propos, il est intéressant d’observer la relation entre les segments glossolales et le texte en français.

Au niveau visuel, la glossolalie semble introduire dans le corpus du texte une certaine pauvreté

formelle198

. Il est donc évident que sa force demeure dans cette fracture, dans ce vide qui est en

même temps un vide sémantique et un vide visuel dans le corps de l’écriture. La glossolalie dit,

mais elle ne dit pas quelque chose à quelqu’un. Elle est surtout dite. Avec elle, Artaud introduit une

discontinuité radicale dans les règles de l’interaction communicationnelle. Le hiatus entre le texte

en français et le vers glossolale provoque en effet une rupture ou bien une anamorphose dans

l’oeuvre. Qui est à l’origine de ce mystérieux langage ? Quelle est la source de cette voix ? Il est

évident que nous sommes en présence d’une voix jaillie d’une source invisible, voire anonyme. Le

Moi écrivant ou l’émetteur de cette voix, ne possède aucune identité. La présence de la voix

coïncide avec une pratique de la pensée-en-acte, une pensée de la voix199

qui caractérise toute

l’activité d’écriture d’Artaud.

197

Lettre à Gaston Ferdière, in Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, 2004, pp. 882-885. 198

E. Grossman, Artaud/Joyce. Le corps et le texte, Paris, Nathan, 1996, p. 185. 199

Sur la « pensée de la voix » on renvoie à Agamben, Le langage et la mort. Un séminaire sur le lieu de la

négativité, Paris, Christian Bourgois, 1997.

57

Les vers glossolales d’Artaud possèdent une forte connotation sonore et rythmique, liée à

leur position de rupture dans le texte aussi bien qu’à la composition des mots qui les constituent.

Selon un usage courant, on utilise le mot glossolalie pour indiquer ce langage inventé, qui est

présent dans l’oeuvre d’Artaud, depuis son internement à Rodez200

. Mais, en même temps, c’est un

terme très vague, car s’il explicite clairement l’essence du langage inventé, il n’en explique pas du

tout la technique de composition. On pourrait peut-être parler de composition métaplasmatique, en

utilisant la figure rhétorique du métaplasme201

(du mot grec metaplássō, « je transforme »). Le

métaplasme est une figure rhétorique utilisée pour produire un effet sonore particulier en

transformant les mots. On a l’impression qu’Artaud utilise souvent les glossolalies comme un

métaplasme en acte. Cette façon de composer, utilisée d’habitude pour donner sonorité à la parole,

pour produire un effet d’oralité dans l’écriture – par exemple dans les invocations, les prières, les

comptines – introduit par conséquent la voix qui devient une vraie présence dans l’écriture.

Quelle que soit la langue dans laquelle nous traduisions l’oeuvre d’Artaud, le texte

glossolale reste toujours le même. Cela procure le même effet de rupture dans l’écriture, et insinue

le doute que l’intraduisible nous reconduit à l’indicible. En même temps, cette impossibilité de la

traduction rapproche la glossolalie de l’essence la plus irréductible de la poésie et de l’utopie d’une

langue universelle, compréhensible par tout le monde. Cette idée revient d’ailleurs constamment

dans l’œuvre artaudienne.

La deuxième glossolalie de la lettre adressée à Ferdière est constituée par deux vers qui

possèdent une sorte de structure métrique. On peut constater cela dans les détails :

Taentur Anta Kamarida

Amarida Anta Kamentür

La parole Anta est l’axe de rotation pour la construction du chiasme, qui correspond au

croisement des mots Taentur-Kamentür et Kamarida-Amarida. La métrique n’est pas respectée

dans le sens classique, mais elle fonctionne comme un écho. Il ne s’agit donc pas de composition

poétique, mais plutôt de syllabes qui riment ensemble, ce qui nous renvoie à la structure du langage

poétique. Nous assistons à la mise en œuvre d’un processus plutôt qu’à la présentation d’un produit

poétique achevé. Selon une hypothèse très intéressante de Jesper Svembro202

, élaborée sur la base

de la poésie grecque, la coupure poétique, c’est-à-dire la métrique, et toutes ses déclinaisons

sémantiques, puisent dans le même champ lexical de la coupe de la viande et, par conséquent, du

banquet sacrificiel. La scansion métrique est donc universelle, on y trouve une des qualités

essentielles de la poiesis.

A la lecture, le passage du texte français à la glossolalie entraîne un changement dans la

posture de la bouche. La glossolalie nécessite une articulation pas seulement spirituelle mais aussi

physique. Il s’agit de se laisser posséder par les mots avec l’attitude du saint ou de l’idiot : comme

cela arrive à Paolo Uccello (Paul les Oiseaux), figure fondamentale de l’œuvre d’Artaud, « avec la

bouche ouverte et l’esprit totalement étonné ». Michel de Certeau, à propos du parler angélique,

parle de souffle qui se décline « vers la voyelle et la vocalisation », du rapport de la langue et de la

200

Artaud utilise explicitement l’expression de « crottes glossolaliantes » pour qualifier les syllabes inventées

qu’il introduit dans ses textes à partir de 1943. Voir Artaud, XVI, p. 32. Ailleurs, Artaud note : « l’esprit s'est révolté en

moi contre la glossolalie » (Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, vol. XV, p. 187). 201

Selon Fontanier, le métaplasme est une des figures de Diction : « Une altération produite dans la forme

primitive ou ordinaire des mots, par l’addition, le retranchement, ou le changement d’une lettre ou d’une syllabe… », in

Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, pp. 221-223. 202

J. Svembro, Il taglio della poesia. Note sulle origini sacrificali della poetica greca, Bari, Laterza, 1992

(Svembro développe une étude précédente: A Mégara Hyblaea : le corps géomètre, in « Annales ESC », 37, 1982, pp.

953-964).

58

performance angélique avec la trace203

. La glossolalie artaudienne sous-entend une connaissance

très précise des possibilités sonores et phonatoires de la voix. Cela ne peut avoir qu’une origine

théâtrale. On peut supposer qu’elle est la transcription des exercices qu’Antonin Artaud pratiquait à

Rodez sous forme de reniflements, cris, chantonnements et tournoiements204

. C’est une ligne

ininterrompue qui amène directement à la dernière œuvre d’Artaud, l’émission radiophonique Pour

en finir avec le jugement de Dieu. La pratique du souffle, devenue à Rodez auto-thérapie, s’origine à

partir de la théorie de l’ « athlétisme affectif » déjà élaborée par Artaud dans les années trente dans

Le Théâtre et son double. L’athlétisme affectif, à son tour, s’inspirait ouvertement de la Cabale :

nous voilà donc replacés dans le milieu le plus originaire de la glossolalie.

Lucia Amara prépare une thèse de doctorat en études théâtrales en cotutelle entre

l’Université de Bologne et Paris 7 – Denis Diderot. Ses recherches portent sur les glossolalies dans

l’œuvre d’Antonin Artaud. Elle a par ailleurs collaboré en 2004-205 avec la Socìetas Raffaello

Sanzio (publication d’un essai sur la Tragédie sous le titre Arterie del sistema à l’occasion du projet

Tragedia Endogonidia et création d’un groupe d’études à l’occasion de la Biennale de théâtre de

Venise).

[email protected]

203

Michel de Certeau, à propos du Verbum angélique, parle de souffle qui se décline « vers la voyelle et la

vocalisation ». Le philosophe met en évidence le rapport de la langue et de la performance angélique avec la trace (voir

de Certeau, Le Parler angélique. Figures pour une poétique de la langue, Institut National de la Langue Française,

Paris, 1984, p. 16. Du même auteur, voir Utopies vocales : glossolalies, Traverses, n° 20, 1980, pp. 26-37). 204

Voir De Marinis, La danza alla rovescia. Il secondo teatro della crudeltà (1945-1948), Roma, Bulzoni, 2006.

59

La touche cruelle d’Antonin Artaud205

Lorraine Dumenil

Le 6 avril 1933, à l’occasion d’une conférence intitulée « Le théâtre et la peste »206

, Antonin

Artaud établit les principes d’action du nouveau théâtre qu’il appelle de se vœux : animé d’une

force de contagion semblable à la peste, le théâtre aura désormais pour vocation d’atteindre le

spectateur dans sa chair même en le soumettant à une opération – et l’on verra qu’il faut entendre ce

terme au sens propre – de « magie curative réelle »207

.

Dans son journal, où elle relate la conférence, Anaïs Nin décrit ce qui prit la forme d’une

véritable performance où Artaud mima, dans son propre corps, les effets de la peste sur l’organisme

dans le but avoué de la transmettre au spectateur – « […] moi je veux leur donner l’expérience

même, la peste même, pour qu’ils soient terrifiés et qu’ils se réveillent. Je veux les réveiller […].

C’est l’agonie que j’ai montrée. La mienne, oui, et celle de tous ceux qui vivent » 208

se serait écrié

Artaud au terme d’une conférence où s’indique pour la première fois ce qui ne cessera d’être

l’inlassable opération poétique de l’artiste: la mise en place d’une dramaturgie cruelle capable de

« guérir la vie », de « réveiller » les hommes en leur appliquant la loi d’une contagion salvatrice où

quelque chose passe réellement de l’acteur au spectateur.

Mon hypothèse serait alors double : tout d’abord que la dramaturgie transférentielle qui

s’esquisse lors de cette conférence parcourt en réalité la totalité d’un corpus artistique, au travers de

multiples configurations, qui vont de la scène plastique des dessins à celle des cahiers de Rodez

(suivant des variations importantes qu’il faudra étudier) ; ensuite que se délivre dans cette

clinique209

les modalités d’un étrange toucher qui ne serait pas métaphorique mais bien réel.

En effet, bien que sa pratique possède apparemment toutes les apparences de la magie,

puisqu’elle se propose d’agir à distance sur les êtres, c’est bien plus de la « chirurgie » que se

réclame Artaud. La célèbre distinction entre le mage et le chirurgien qu’établit Walter Benjamin

dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique permet peut-être d’éclairer les raisons de

ce choix :

« Le chirurgien se tient à l’un des pôles de l’univers dont l’autre est occupé par le magicien. Le comportement

du magicien qui guérit un malade par l’imposition des mains diffère de celui du chirurgien qui procède par une

intervention dans le corps du malade. Le magicien maintient la distance naturelle entre le patient et lui ou plus

exactement, s’il ne la diminue – par l’imposition des mains – que très peu, il l’augmente – par son autorité – de

beaucoup. Le chirurgien fait exactement l’inverse : il diminue de beaucoup la distance entre lui et le patient – en

pénétrant à l’intérieur du corps de celui-ci – et ne l’augmente que de peu – par la circonspection avec laquelle la main se

meut parmi les organes. Bref à la différence du mage (dont le caractère est encore inhérent au praticien), le chirurgien

s’abstient au moment décisif d’adopter le comportement d’homme à homme vis-à-vis du malade : c’est opératoirement

qu’il le pénètre plutôt. » 210

Si Artaud se réclame du chirurgien plus que du mage, c’est que seule la chirurgie permet de

penser la cruauté efficace d’un dispositif qui cherche à pénétrer réellement à l’intérieur des corps, le

toucher du magicien, tel qu’il est défini par Benjamin, demeurant trop superficiel. Mais comment

205

Ce texte vient compléter celui intitulé « Le geste efficace d’Antonin Artaud », p. 10. 206

In Œuvres éditées par Evelyne Grossman, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 510 et sq. 207

Texte écrit pour être lu à la galerie Pierre (juillet 1947), Œuvres, op. cit., p. 1543. 208

Anaïs Nin, Journal (1931-1934), trad. Marie-Claire Vaan des Elst, Stock, 1969, repris in Œuvres, p. 397. 209

Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, le nom d’Artaud intervient au moment où Deleuze et Guattari définissent

l’œuvre d’art par son affinité profonde avec la clinique, en ce qu’elle serait capable d’« accroître la vie ». Que les

artistes soient de « formidables médecins », c’est précisément ce que vient souligner Artaud dans une lettre de janvier

1925 intitulée « Sûreté générale. La liquidation de l’opium », où il écrit la chose suivante : « […] Nous ne sommes pas

fous, nous sommes de merveilleux médecins, nous connaissons le dosage de l’âme, de la sensibilité, de la moelle, de la

pensée […] » (Œuvres, p. 128). 210

L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [1936], in Ecrits français, Gallimard, Paris, 1991, p.

160.

60

comprendre cela, alors même que ce toucher implique un réel contact physique entre le patient et le

mage qui lui « impose les mains » dont la paradoxale chirurgie d’Artaud se voit même privée211

?

Comment comprendre qu’une pratique qui semble apparemment encore plus distante que celle du

mage de la définition benjaminienne se réclame de la chirurgie ? C’est que la réalité d’un toucher

n’a finalement pas grand-chose à voir, pour Artaud, avec l’effectivité d’un contact actuel et

mondain212

.

Qu’un contact virtuel puisse réellement toucher son destinataire, et opérer à distance dans

son corps, voilà ce que nous donne à penser Artaud, qui trouve – là est le point central de mon

propos – dans le souffle l’opérateur déterminant de cette intangible chirurgie.

Le souffle et la main sont en effet absolument liés dans cette poétique, comme le montre tel

passage des « Notes pour une Lettre aux Balinais » : « […] quant au corps, c’est moi qui le fait par

bloc entiers. / Je vois des morceaux […], / je les souffle, / je les place avec la main, / je les détruis

avec le souffle et la main / et avec la main et le souffle je taille »213

. La chirurgie à distance

d’Artaud est une pneumatologie où le souffle supplée la main manquante et agit véritablement sur

le corps du lecteur-spectateur.

La dramaturgie transférentielle, théorisée dans Le théâtre de la cruauté et incarnée par

Artaud lors de la conférence du Théâtre et la peste précédemment évoquée, sera continuée lors de la

période d’internement, et notamment à Rodez où il se livrera à ces « passes magiques », exorcismes

corporels qu’il situe très explicitement dans la lignée de la dramaturgie de la cruauté214

.

Or ces « passes magiques » vont bientôt s’ouvrir à d’autres scènes, où se creuse l’écart

propre au toucher cruel sans que ne diminue pour autant la réalité du contact entre Artaud et son

destinataire. La dramaturgie transférentielle se jouera désormais non plus seulement dans le corps

exposé de l’acteur mais également sur la page des dessins et des cahiers de Rodez, où la

dramaturgie dans l’espace devient dramaturgie plastique agissant hors de toute synchronie. Le corps

qui touche s’absente derrière l’œuvre qui a désormais seule à charge d’opérer le contact avec son

destinataire. S’y dessine une nouvelle modalité de la touche cruelle, qui implique ce que Jacques

Derrida a appelé « l’itérabilité » du coup215

, sa capacité à s’adresser de manière anachronique – ou

plutôt, devrait-on dire, selon une temporalité particulière qui implique l’itération indéfinie – à toute

personne mise en sa présence – ce qui la distingue fondamentalement du théâtre où le geste affirme

son absolue unicité216

.

211

La pratique d’Artaud implique une plus grande distance que celle du mage, car son œuvre ne touche pas

physiquement le spectateur : il n’y a pas d’ « imposition des mains », sauf dans le cas des « passes magiques » qu’il

accomplit à Rodez sur certains des pensionnaires afin de les guérir (voir telle Lettre à Ferdière du 13 août 1943,

Œuvres, op. cit., p. 894 : « […] dans les quelques gestes innocents que j’ai faits l’autre jour sur Voronca, j’ai

simplement essayé de faire passer une force qui irait de moi à lui […], de lui donner un peu de mon cœur et un peu de

mon souffle […] »). 212

Deleuze a ainsi montré en maints endroits de son œuvre à quel point le réel ne se réduisait pas à l’actuel mais

comportait également une part virtuelle. 213

Texte de février 1947, repris in Œuvres, op. cit., p. 1469. 214

Une lettre à Ferdière permet de préciser le lien entre la pratique asilaire et la dramaturgie des années 30 :

« Les gestes comme ceux que vous me reprochez ici, que j’ai esquissés sur vous sur un banc dans le jardin de l’asile il y

a quatre mois, que j’ai faits avant-hier sur Voronca […] étaient à la base de la Dramaturgie exposée sur la scène par

Antonin Artaud et si c’est une maladie pour moi de m’y livrer alors Antonin Artaud a toujours été un malade parce que

toutes ses mises en scène n’étaient composées que de cela » (Œuvres, op. cit., p. 1176). 215

Artaud le Moma, Galilée, Paris, 2000, p. 28. 216

Voir notamment « Autour de la séance au Vieux Colombier » : « […] le théâtre est un débordement passionnel

[…] qui ne peut pas se reproduire deux fois », Œuvres, op. cit., p. 1177.

61

Journée sur la limite entre l’animalité et l’humanité

organisée par Evelyne Grossman et Muriel Brami-Benhamou

« Il est apparemment plus facile au tigre d'être totalement, dignement tigre,

qu'il ne l'est pour l'homme d'être homme ».

Coïncidence animale et dissidence humaine chez Michaux.

Pauline Hachette

C’est à partir d’une réflexion, extraite des « Tranches de savoir » du recueil Face aux

Verrous, que j’ai souhaité entreprendre mon exploration du continent animal chez Michaux. Cette

méditation est la suivante :

« En observant des séminaristes, bientôt docteurs en théologie, jouer à taper du pied sur un ballon de football,

on est amené à remarquer qu’il est apparemment plus facile au tigre d’être totalement, dignement tigre, qu’il ne l’est

pour l’homme, d’être homme. »

Si elle a retenu mon attention, et si j’ai mis en exergue ce tigre au milieu du vaste bestiaire

qui court dans l’œuvre de Michaux, c’est d’une part bien sûr pour ce qui me semble être sa justesse

et son humour et d’autre part parce qu’elle me semble être à la croisée de lignes essentielles, tant

poétiques qu’éthiques, d’une œuvre qui ne cesse de s’interroger sur la difficile « position

d’équilibre » que représente la fait d’être homme, sur le nécessaire inachèvement d’un moi pluriel,

pour lequel l’identité et l’unité constituent une impossibilité ou une menace. Paraît alors cet animal

comme possibilité d’un accomplissement parfait qui ne soit pas mortifère.

Le tigre est plus tigre que l’homme n’est homme. Plus capable de complétude et d’une sorte

d’élégance éthique que ces séminaristes dont l’action « détonne », mais dont la situation ne vient

que souligner une dissonance humaine en réalité fondamentale. C’est au tigre plutôt qu’à l’homme

qu’il faudrait attribuer la capacité d’une simplicité et d’une grâce qui traduisent cette familiarité

avec soi que l’on voudrait rapprocher de l’oikeiosis stoïcienne. L’animal aurait naturellement cette

capacité à persévérer dans son être, à consentir à ce souffle qui devient objet d’une quête impossible

chez l’homme.

La réflexion de Michaux renvoie par ailleurs à un regard, voire à une contemplation, que

suggère ce observateur distant qui nous parle. Cette appropriation de soi c’est un regard qui en

juge : spectacle humain et spectacle de l’animal ne se laissent pas regarder de la même façon.

L’animal est en effet objet de fascination. Freud, comme Lacan le rappelle, rapproche ainsi

le regard que suscite le narcissique de celui que l’on pose sur le bel animal. L’animal représenterait,

face au sujet constitué par la coupure, la parfaite et fascinante cohésion et coïncidence de soi à soi,

ce « monde clos, fermé sur lui-même, satisfait, plein » pour reprendre les termes de Lacan qui

poursuit « Cet animal idéal nous donne une vision de complétude, d’accomplissement, parce qu’il

suppose l’emboîtement parfait, voire l’identité de l’Innenwelt et de l’Umwelt. C’est ce qui fait la

séduction de cette forme vivante, déroulant harmonieusement son apparence ».

Reprenant les notions développées par Uexküll, Lacan place l’animal du côté de la

continuité parfaite entre le dedans et le dehors et explique par cette unité la fluidité et la puissance

que présente l’animal, monde qui se déplace en adéquation avec le monde qui l’entoure et sans être

condamné à « la quadrature inépuisable des recollements du moi ».

Plusieurs raisons donc au spectacle discord que nous offrent nos séminaristes : désaccord

entre l’habit et l’action, entre l’image de soi et l’image donnée, entre deux aspirations qui semblent

62

mal se raccommoder aussi : peut-on faire l’ange et la bête, ou du moins épouser la dévotion à l’âme

pure et lâcher la bride aux pulsions primitives du jeu ? Il n’y a pas d’accès total à la simplicité

animale, même pour celui qui voudrait abdiquer son humanité. Car le tigre lui n’a pas à « devenir »

ni à « faire » quoi que ce soit, ange ou homme.

Toute l’œuvre de Michaux creuse cette relation conflictuelle qu’entretient l’homme avec soi

et avec son monde et la difficulté à pleinement être qu’elle entraîne :

« Dans la situation, il y avait de l’effervescence. Dans mon tempérament, il y avait de la sérénité, comment

s’unir ? »

Souvent ce décalage condamne le sujet à une impossible harmonie rythmique avec le

monde. Le fameux : « le malheur c’est le rythme des autres » le fait assez entendre, qui accuse le

rythme qu’impose un monde qui tire à lui et auquel pourtant il reste impossible de tout à fait

correspondre.

Ce décalage se retrouve aussi dans le sentiment de soi. Parfois c’est avec son « organisme

bipédique » que « le sujet ne coïncide plus », au cœur même de son être humain il perd « son

centre »

Mais ce centre constitue quoi qu’il en soit un mythe. L’être intérieur se vit soit comme foule

centrifuge, soit comme « né troué », en manque de matière et de cohésion.

Pourtant ce désaccord est loin d’être vécu uniquement comme une fatalité extérieure. L’écart

est nécessaire car la coïncidence du sujet avec son monde représente le danger ultime, son

absorption :

« Je suis tellement faible […] que si je pouvais coïncider d’esprit avec qui que ce soit, je serais immédiatement

subjugué et avalé »

La fusion, tentatrice, n’apparaît pas dans l’œuvre comme une solution. A plusieurs reprises

reviennent ces images de « retirement » dans un « milieu » avec lequel le sujet ferait un : la « tête

diverse » prend refuge dans une pomme ou un soulier rêvant d’y trouver la sérénité, le monde réduit

qui contiendrait son intériorité infinie et mobile. Mais se mettre dans la pomme, outre la souffrance

que lui apporte la chose, « glace» le moi.

La différence n’est donc pas seulement subie, mais agie, devient une éthique de la

dissidence, condition première pour que commence ou demeure une parole. Il n’est de salut hors du

« Contre » et l’identité achevée est refusée au profit de celle de l’enfant (« Adulte- mort- achevé :

nuance d’un même état ») – ou encore du clown, qui expulse de soi « la forme qu'on croyait si bien

attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes,

mes semblables ».

Se défaire de cette présomption d’identité et accepter la « position d’équilibre » qui

remplace le moi semble donc être la véritable tâche éthique qui incombe à l’humain.

Il nous reste à nous demander si l’animal apparaît véritablement ainsi que ce tigre, modèle d’ipséité,

chez Michaux. Or cette totale adéquation de l’animal à son être se trouve au final assez rarement

représentée dans l’œuvre.

On trouve chez Michaux des animaux qui se défont comme l’homme, et, prêtant cette fois

leur part sensible à celui-ci, viennent exprimer un même désir de quitter l’harmonie. Ainsi du

cheval drogué de Passages :

« Cette fameuse coordination des mouvements dont le cheval comme Monsieur son maître est un chef-

d’œuvre, il est heureux, comme Monsieur son maître, de l’envoyer promener ».

Et certains animaux marquent parfois des summums de dissension interne, d’interrogation

sur leur identité, ainsi de ce tout petit cheval élevé par le poète qui « s’effare » de ne pas grandir, et

cherche désespérément sa femelle. Mais aucune (ni les chiennes, ni les poules, ni les juments)

63

n’accepte de lui répondre. L’animal, réduit aux hennissements désespérés et furieux et au regard

muet de la bête, perd là avec son identité sûre, son beau mouvement, et sa capacité d’agir.

Enfin, non seulement la belle complétude de l’animal se défait mais bien souvent c’est lui

aussi qui permet au sujet de plus profondes et plus sûres lignes de fuite. Il défait le mimétisme

réaliste, déforme l’homme qui croit trop en sa « nature »: les devenir- animaux et les nombreux

vacillements de cette frontière en constituent un riche terrain d’exploration.

Pauline Hachette est professeur agrégé et enseigne à l’IUT de Sceaux. Elle prépare, sous la

direction de Jean-Michel Rey, une thèse portant sur les poétiques de la violence au XXe siècle,

mettant notamment en regard les œuvres de Michaux et Céline.

[email protected]

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La Révolution (problématique) des crabes d’Arthur de Pins

Jonathan Degenève

Dans La Révolution des crabes d’Arthur de Pins (2004, 5 minutes), tout le problème est,

pour les crustacés comme pour nous, de bifurquer, de sortir du droit chemin, d’échapper à une voie

tracée à l’avance et au métier qui en résulte inévitablement (le devenir-fonctionnaire). Tout le

problème est encore de faire mentir son arbre généalogique, de dépasser ses tares génétiques, de

lutter contre l’enracinement de et en son origine (le lieu de la ponte), de secouer le joug de sa

condition subjective (l’exosquelette) ou de son conditionnement intersubjectif (le qu’en-dira-t-on).

Bref, tout le problème est de s’opposer à la fatalité quel que soit le visage qu’elle prend. Résumons

ce problème en disant qu’il est celui de la liberté.

Il y a alors deux possibilités et toute une série de déclinaisons à l’intérieur de chacune

d’entre d’elles : soit l’on a la chance d’être relativement libre, c’est-à-dire, en l’occurrence, que l’on

a la chance d’être bien placé au départ de sa trajectoire ou de pouvoir en dévier grâce à un secours

providentiel, soit l’on n’a pas de chance et l’on est une victime clouée sur place, absolument pas

libre, parce que l’on nous a arraché la moitié des pattes par exemple. Il faut alors se mettre à

réfléchir. Et, grâce à un plan subjectif étonnant (le panoramique horizontal à 540 degrés qui ameute

la foule), nous pénétrons à ce moment précis du film dans le crâne du crabe qui est condamné à

penser. Mais ce crabe philosophe n’est pas le marxiste-léniniste auquel on aurait pu s’attendre217

. Il

est plutôt une sorte d’hégéliano-sophiste en plus d’être un agitateur public et un manipulateur

d’opinion. Pour l’hégélianisme : la liberté, il en résout le problème en en faisant l’intellection de la

nécessité, c’est-à-dire en provoquant chez ses congénères une prise de conscience et, donc, une

prise de recul par rapport à leur sort. Connaître ce qui nous entrave, c’est déjà s’en délester. D’où

le : « Mes frères, nous sommes esclaves de notre carapace ». Pour la sophistique : il n’y a

strictement aucune différence entre « aller nulle part » et « aller quelque part » tant que l’on n’a pas

dit où on allait précisément218

. Or, voilà justement ce que le crabe philosophe se garde bien

d’expliquer alors qu’il appuie sa théorie sur ce partage et en tire même un motif de gloire pour lui et

de fierté pour les autres. Du coup, la révolution collective qu’il initie, et qui reprend les codes de

nos propres manifestations de rues (orateur, tribune, public), n’est rien d’autre qu’un nouvel opium

pour le peuple qui est désormais heureux d’apprendre que l’existence a un but, que le parcours a un

aboutissement, mais sans savoir pour autant de quoi il s’agit.

D’où une autre révolution, individuelle cette fois-ci, qui prend le contre-pied de la

précédente en bouleversant réellement le cours des choses : c’est celle du crabe, à la fois narrateur

et héros de cette aventure, qui bifurque concrètement, et sans même y penser, qui sort du droit

chemin, mais qui devra bientôt se remettre dans son axe, et qui échappe à sa voie tracée, quoique

avec l’aide, peut-être, d’une raie. Passons rapidement sur la charge critique, et la vraie drôlerie,

qu’il y a derrière la chronique de ces révolutions qui n’ont finalement pas lieu, pour ne retenir que

ce qui nous intéresse : jusqu’ici, la limite entre l’humain et l’animal n’a cessé d’être franchie dans la

mesure où les crabes n’ont été au fond qu’un miroir (que l’on jugera plus ou moins déformant selon

l’âme révolutionnaire qui sommeille en nous) qui nous a été tendu par cette fable comme par tant

d’autres, qu’elles soient cinématographiques ou non. Ce transfert d’attributs humains sur les

animaux est en effet récurrent et il relève des lois d’un genre. Cette transposition aisée à déchiffrer,

puisque convenue, est d’ailleurs ici renforcée car c’est à chaque fois sous une impulsion humaine

217

Dès la graphie du titre on voit en effet une étoile à cinq branches, une faucille et un marteau dans le « i » de

« révolution et dans le « c » de « crabes ». Cette symbolique, forte mais figée, est cependant perturbée par la boucle que

décrit le « o » de « révolution » qui, elle, bouge en tournant sur elle-même, en clignotant et en s’agrandissant. La piste

d’une tension entre les deux acceptions du mot révolution, l’une politique (le soulèvement populaire) et l’autre physique

(la rotation d’un corps autour de son axe ou selon son orbite), est donc d’emblée suggérée. Nous y reviendrons. 218

« Les tourteaux savent tourner, poursuit en effet le crabe philosophe, mais ne vont nulle part. Nous on va tout

droit, mais au moins on va quelque part ! ».

65

que les animaux sont des surfaces de projection. En effet, c’est parce qu’un gamin l’a mutilé que le

crabe est devenu un philosophe. De même, c’est parce que des capitaines de bateaux on fait couler

leur navire, alors qu’ils ont, eux, tout pour virer de bord mais n’y parviennent pas, que le crabe est

devenu un héros et, qui sait, un narrateur.

En revanche, ce qui n’est pas convenu, c’est précisément que, des révolutions, il y en a

plusieurs. Outre celles qui n’ont finalement pas lieu, les révolutions humaines trop humaines, les

révolutions dont il ne restera qu’un souvenir périssable (c’est là-dessus que se termine le court

métrage), il y a celle qui a toujours déjà eu lieu, celle qui se situe dans un hors temps anhistorique :

soit le perpétuel mouvement circulaire d’un objet dans l’espace. Cette révolution n’est pas

spécifiquement animale, mais elle peut prendre un sens animal sitôt qu’on l’envisage sous l’angle

d’un nouveau problème qui n’est plus du tout celui de la liberté : c’est celui d’une espèce en son

milieu.

Mais il n’est même pas sûr que ce soit un problème. Agamben le rappelle dans L’ouvert,

l’animal ne vit pas dans le monde objectif humain (Umgebung), il vit dans un milieu (Umwelt)

constitué d’une « unité close » qui provient « du prélèvement sélectif d’une série d’éléments ou de

“marques” »219

. Or cette fabrique d’un monde à taille réduite varie selon chaque espèce. Autrement

dit, il y a autant de milieux qu’il y a d’espèces et, entre les deux, une complète interdépendance qui

n’est cependant nullement ressentie, faut-il le préciser, comme une aliénation. Dès lors, en

désignant la volte et non plus la révolte, notamment lorsqu’un zoom arrière nous dévoile depuis le

ciel la terre recouverte de traces, le réalisateur attire notre attention sur le fait que la révolution des

crabes n’est pas (encore) celle d’un individu ou d’un groupe qui voudrait renverser l’ordre établi

d’une société. Il faut raisonner en d’autres termes et se mettre à réfléchir, à notre tour, à ceci : une

simple ligne, fût-elle rapidement bornée de part et d’autre par toutes sortes d’obstacles, c’est un

milieu ; c’est, pour une espèce, tout un monde, tout son monde, et, le cas échéant, ce monde peut

faire le tour du nôtre ; par ailleurs, il n’y a ni individu, ni groupe, ni société, mais une espèce, ses

membres, son milieu, et tout cela forme une vaste chorégraphie plutôt joyeuse si l’on croit

l’intermède de comédie musicale du film qui, après le brusque changement d’échelle du zoom

arrière, tranche pareillement sur le « tragique destin » par un brusque changement de ton.

Dire cela, ce n’est pas en revenir aux animaux-machines de Descartes et ramener les bêtes à

de purs fonctionnements ou à de pures fonctionnalités. C’est plutôt prendre la mesure de deux

choses. D’abord, si l’animal répond220

, cette réponse tient peut être au fait que, face à lui, l’homme

est renvoyé à son appartenance à une espèce et à un milieu. D’où l’apostrophe du crabe narrateur :

« une catastrophe comme vous seuls, les humains, savez les faire ». Ensuite, lorsque ce même crabe

héros accomplit un pas de danse à côté de la mesure, lorsqu’il se désaxe, il ne dévie pas seulement

de sa trajectoire, il sort aussi, et surtout, de son espèce ainsi que de son milieu. A cet instant, on est

plus du côté de la mutation que de la révolution, quelle qu’elle soit. Ou alors, la mutation, c’est cela

même la vraie révolution : une mutation d’un membre de l’espèce, puis de l’espèce tout entière et,

parallèlement, de son milieu.

219

L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Payot & Rivages, Paris, 2002, trad. par Joël Gayraud, pp. 65 et 66. 220

« Toute ladite question dudit animal reviendra à savoir non pas si l’animal parle mais si on peut savoir ce que

veut dire répondre », Derrida, L’Animal que donc je suis, Galilée, Paris, 2006, p. 24.

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Animaux et animalité dans le théâtre de Pippo Delbono

Suzanne Fernandez

Même si la métaphore animale caractérise parfois l’acteur, tantôt bête de scène, tantôt cabot,

il est toujours curieux de voir de vrais animaux sur une scène de théâtre221

. Leur caractère

essentiellement imprévisible déroute, une imprévisibilité dont Molière a fait les frais lors d’une

représentation de Don Quichotte ; alors qu’il attendait en coulisse monté sur un âne, l’animal partit

comme un trait sur la scène, dérangeant le cours du spectacle. L’animal force les acteurs à

l’improvisation, il fait déborder la scène, matériellement (l’âne peut aller dans le public), ainsi

qu’imaginairement, en suscitant chez le spectateur des questions naïves (les animaux sont-ils

dressés, suivent-ils les comédiens en tournée, que deviennent-ils après le spectacle… ?) Ils posent

également la question du pouvoir qu’a le metteur en scène sur ses acteurs, forcés comme l’animal à

entrer sur scène. Cette question du pouvoir est au centre de l’avant-dernier spectacle de Pippo

Delbono, Urlo, dans lequel le petit microcéphale Bobo donne du lait à un agneau, à l’aide d’un

biberon. L’agneau, figure de l’innocence et de la dépendance, est alors à la place de Bobo, face à

son metteur en scène Pippo.

L’apparition d’un animal sur scène est également transgressive222

, car l’animal fait pénétrer

la réalité dans l’univers fictionnel de la scène, brouillant la frontière qui la sépare de la salle. Or, ce

brouillage est travaillé par Pippo Delbono dont les acteurs ne jouent pas de rôles, et conservent leur

identité pendant les spectacles. Pippo lui-même, souvent dans la salle ou dans la fosse, apparaît

comme le narrateur de ses pièces, à la première personne ; dans son premier spectacle, Le Temps

des assassins, il donne ses muscles à toucher aux spectateurs, à la manière foraine, jouant de notre

désir de toucher quelque chose qui nous est normalement interdit, désir enfantin face à la plupart

des animaux. Ce désir semble naître en partie de la profonde sensation que le monde de la scène qui

nous fait face nous est totalement étranger, nous exclut, comme nous exclut le monde, ou milieu, de

l’animal selon la théorie du Baron von Uexküll223

. L’animalité des acteurs de Pippo Delbono, c’est

donc peut-être d’abord la sensation qu’ils donnent de vivre dans un autre monde, auquel on ne peut

avoir de part et ce, pas seulement parce que eux sont debout sur scène, et nous assis dans la salle,

mais parce qu’ils créent un rapport au monde et à l’espace radicalement autre ; face à eux, les

sensations que l’on éprouve sont parfois comparables à celles que l’on éprouve devant certains

animaux.

Un des types de regard imposé par les spectacles de Pippo Delbono, c’est la fascination :

d’une présence, d’un rapport au monde qui peut se caractériser par une certaine innocence

corporelle224

, rapport « amoureux »225

qu’on pourrait expliquer par un sentiment d’adéquation, de

coïncidence entre l’être et le monde226

.

Ce qui est troublant en effet, c’est que l’animal nous force à penser l’intériorité de ce qui est

en face de nous, du niveau de conscience ou d’inconscience du geste et du mouvement, et de et en

221

Dans le recueil Bêtes de scène, Christine Hamon-Sirejols donne plusieurs exemples de mises en scène

contemporaines utilisant des animaux (Publications du laboratoire Théâtre, Langages et Sociétés, ouvrage dirigé par

Anne Bouvier-Cavoret. Ophrys, 2002, Paris). 222

Rodrigo Garcia, grand provocateur, qui a écrit entre autres L’avantage avec les animaux c’est qu’ils t’aiment

sans poser de question, rappelle les scandales qu’il a provoqués en utilisant des animaux : « certains sont irrités de voir

des lapins jouer avec des acteurs sur scène au lieu d’être dans une casserole ou dans un élevage où ils sont engraissés et

d’où ils ne sortent que pour finir en civet. D’autres s’offensent de voir le public monter sur scène pour se déshabiller

avec nous, parce qu’ils voient des corps exposés, éclatants de désir se montrer dans un lieu insolite et dans une situation

peu banale » (Programme du spectacle). Rodrigo Garcia rend spectaculaire ce qui n’est pas censé l’être : des bêtes et

des spectateurs. 223

Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Denoël, Pocket, 1965. 224

« J’aime que les acteurs sur scène soient en état de totale innocence » (Pippo Delbono, Le Corps de l’acteur,

Solitaires intempestifs, 2004, p. 51). 225

Ibid. 226

Cf. Étienne Souriau, Le Sens artistique des animaux.

67

retour crée une interrogation sur notre propre participation au monde, sur ce qui nous différencie du

monde qu’on voit sur scène. Lorsque Bobo fume une cigarette, lentement, gracieusement,

décomposant ses gestes et mettant tout son être dans le geste de fumer, comme s’il n’était autre que

ce geste à ce moment-là, sans intention autre que celle de fumer : les sensations qu’il provoque chez

le spectateur seraient proches de celles que l’on peut parfois ressentir face à l’activité d’un animal.

Witold Gombrowicz, dans son Journal, raconte une promenade dans la campagne, et l’apparition

d’une vache qui le regarde : « Sa vachéité surpris à ce point mon humanité — il y eut une telle

tension dans l’instant où nos regards se croisèrent — que je me sentis confus en tant qu’homme, en

tant que membre de l’espèce humaine. Sentiment étrange, que j’éprouvais sans doute pour la

première fois : la honte de l’homme face à l’animal. Je lui avais permis de me voir, de me regarder,

ce qui nous rendait égaux, et du coup j’étais devenu moi-même un animal, mais un animal étrange,

je dirais illicite »227

. Il me semble que cette réaction dit quelque chose de notre perception de

spectateur face au spectacle de Pippo Delbono : face à un monde qui nous exclut et pourtant nous

force, non à nous identifier, mais à reconnaître quelque chose de cet univers étranger en nous,

provoquant une sensation de séparation entre soi et le monde. Devant Bobo fumant, placé tout près

du public, au bord de la scène, devant un regard qui ne demande pas à être reconnu et que l’on

cherche pourtant à reconnaître, qui nous exclut, on a envie de projeter des sentiments, comme par

exemple la nostalgie, mais c’est impossible, et il me semble que cette impossibilité suscite quelque

chose de l’ordre de la pitié ; pour Bobo, pour Pippo qui met en scène sa propre exclusion du monde

crée par son acteur, pitié aussi sans doute pour soi-même.

227

Witold Gombrowicz, Journal, tome I, 1953-1958, 1995, Folio, p. 516.

68

Table des matières

Journée doctorale sur le geste organisée le 7 juin 2006 par Suzanne Fernandez et

Lorraine Dumenil :

Suzanne Fernandez

« Les effets du geste dans le théâtre de Pippo Delbono»………………………………………. p. 2

Jean-François Favreau

« La partition gestuelle et son théâtre : Grotowski / Decroux / Barba »………………………. p. 4

Céline Eidenbenz

« Le geste hystérique de Salomé »……………………………………………………………... p. 6

Joanna Rajkumar

« Trois poètes et le geste face aux limites du langage :

Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux»……………………………………………………….. p. 8

Lorraine Dumenil

« Le geste efficace d’Antonin Artaud »………………………………………………………... p. 10

Journée doctorale sur Maurice Blanchot organisée le 19 mars 2007 par Christophe

Bident et Jonathan Degenève :

Maud Hagelstein

« Le neutre chez Blanchot et le minimalisme américain »…………………………………….. p. 12

Jonathan Degenève

« “Quelle absence !” : Blanchot lecteur de Camus »…………………………………………... p. 14

Ayelet Lilti

« Le rapport Blanchot-Kafka : le double singulier »…………………………………………... p. 16

Dominique Pirotte

« Du Livre et de la Mort Chez Kojève et Blanchot »………………………………………….. p. 18

Antoine Janvier

« “Parler, ce n’est pas voir…” Deleuze et Blanchot entre événement et dialectique »………... p. 20

Laura Marin

« L’aphérèse comme figure du neutre dans La Folie du jour »……………………………....... p. 22

Jérémie Majorel

« Starobinski et Derrida lecteurs de Blanchot »………………………………………………...p. 24

Marcus Coelen

« Sur quelques projets de traductions et un projet de recherche en cours »…………………… p. 26

Journée doctorale sur Samuel Beckett organisée le 4 avril 2007 par Evelyne Grossman et

Jonathan Degenève :

:

Guillaume Gesvret

« Le rituel de Quad ou le retentissement de la surface »………………………………………. p. 28

Sonya Laborie

« Ironie, réflexivité et modernité dans Film et Comédie de Samuel Beckett »……………….. p. 30

Julia Siboni

« Le processus de l’écoute comme tension dans La Dernière bande »………………………... p. 32

Gabriela García Hubard

« “Comment dire” : les aphasies beckettiennes »……………………………………………… p. 34

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Sarah Clément

« Délitements de la fiction :

les Textes pour rien de Samuel Beckett et Le Bavard de Louis-René des Forêts »…………… p. 35

Marie-Christine Laurent

« Samuel Beckett / Francis Bacon : la chair et le cri »………………………………………… p. 37

Wanrug Suwanwattana

« Le “crâne” comme image scénique du “lieu dernier”:

étude des derniers récits courts de Samuel Beckett »…………………………………….......... p. 39

Teppei Suzuki

« L’abstraction du langage :

une similitude entre L’innommable et Fin de partie »…………………………………………. p. 41

Izumi Nishimura

« Monologue polylogique : L’expulsé, Le calmant, La fin »…………………………………... p. 43

Journée doctorale sur Antonin Artaud organisée le 5 avril 2007 par Evelyne Grossman et

Lorraine Dumenil :

Maia Borelli

« Le corps à corps entre Artaud et le nouveau spectacle »…………………………………….. p. 45

Barbara Formis

« Artaud encorps vivant ? Théâtre de la cruauté, action painting et happenings »……………. p. 47

Geneviève Hégron

« Décréation et déréalisation dans l’oeuvre d’Artaud et de Régy »………………………….. p. 49

Véronique Lane

« “Dépendre corps” : le grand tour d’Antonin Artaud »………………………………………. p. 52

Natacha Allet

« Inspiration, souffle, corps »………………………………………………………………….. p. 54

Lucia Amara

« Prolégomènes à la glossolalie »……………………………………………………………… p. 56

Lorraine Dumenil

« La touche cruelle d’Antonin Artaud »……………………………………………………….. p. 59

Journée doctorale sur la limite entre l’animalité et l’humanité organisée le 31 mai 2007

par Evelyne Grossman et Muriel Brami-Benhamou :

Pauline Hachette

« “Il est apparemment plus facile au tigre d'être totalement, dignement tigre, qu'il ne l'est pour

l'homme d’être homme.” Coïncidence animale et dissidence humaine chez Michaux »……… p. 61

Jonathan Degenève

« La Révolution (problématique) des crabes d’Arthur de Pins »……………………………….p. 64

Suzanne Fernandez

« Animaux et animalité dans le théâtre de Pippo Delbono »…………………………………... p. 66