travaux en cours n°3
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Travaux en cours n°3TRANSCRIPT
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Edito
Sous une forme résumée, on trouvera dans ce troisième numéro de Travaux en cours les
communications qui ont été faites par les étudiants de Paris 7 – Denis Diderot et d’ailleurs lors des
journées d’études doctorales suivantes :
- la journée sur le geste organisée le 7 juin 2006 par Lorraine Dumenil et Suzanne Fernandez
- la journée sur Maurice Blanchot organisée le 19 mars 2007 par Christophe Bident et
Jonathan Degenève
- la journée sur Samuel Beckett organisée le 4 avril 2007 par Evelyne Grossman et Jonathan
Degenève
- la journée sur Antonin Artaud organisée le 5 avril 2007 par Evelyne Grossman et Lorraine
Dumenil
- la journée sur la limite entre l’animalité et l’humanité organisée le 31 mai 2007 par
Evelyne Grossman et Muriel Brami-Benhamou
Ces Travaux en cours se veulent le reflet de la vitalité et de la diversité des activités menées
par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein
de la communauté universitaire.
Signalons enfin que les textes sur Blanchot et Artaud sont également disponibles sur les sites
Espace Maurice Blanchot (www.blanchot.fr) et Antonin Artaud (www.artaud.info).
J.D. et L.D.
Édition :
Université Paris 7 – Denis Diderot
U.F.R. L.A.C. (Lettres, Arts, Cinéma)
Ecole doctorale dirigée par Julia Kristeva
Grand Moulins - Bâtiment C - 7ème étage
16, rue Marguerite Duras
75205 PARIS CEDEX 13
Téls : 01 57 27 63 59 ou 01 57 27 64 42
Rédaction :
Jonathan Degenève
Mail : [email protected]
Lorraine Dumenil
Mail : [email protected]
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Journée sur le geste organisée par Lorraine Dumenil et Suzanne Fernandez
Les effets du geste dans le théâtre de Pippo Delbono
Suzanne Fernandez
Les gestes chez Pippo Delbono n’expriment pas les émotions des acteurs, ils sont détachés
d’intention psychologique ; cependant, ils traduisent un rapport au monde marqué par l’ironie, la
contradiction et le déséquilibre. Le spectateur se trouve manipulé par les corps ironiques des
acteurs, voit leurs gestes, les ressent physiquement, et pourrait parfois répondre corporellement à la
force de la tension imposée à sa perception.
La troupe de Pippo Delbono réunit toutes sortes d’acteurs aux corps étranges : Nelson,
ancien clochard napolitain, schizophrène et d’une maigreur incroyable ; Armando, poliomyélitique,
M. Puma, tourettien, Gianluca, trisomique, dont Pippo dit qu’il a dans le corps une « tendresse
immense », et que lorsqu’il rit en scène « tout le monde rit, automatiquement. Il n’est pas porteur de
l’intention de faire rire et c’est précisément pour cela que les gens rient »1 ; enfin, Bobo, « star » de
la compagnie, microcéphale, sourd-muet et analphabète, sorti par Pippo Delbono de l’hôpital
psychiatrique où il avait passé l’essentiel de sa vie.
Pippo Delbono fait reposer la formation de ses acteurs sur le training physique, et s’inspire
de principes orientaux comme le pas du samouraï, l’autonomie des différents membres du corps, le
stop, la perte d’équilibre (principes qui avaient beaucoup frappé Brecht). Comme le mime Etienne
Decroux, il considère que le geste doit partir du tronc. Pippo cherche à concentrer « les énergies
dans des forces contradictoires pour éviter le naturalisme »2 : contradictions entre le haut et le bas,
l’avancée et la reculade, etc. Chaque geste est privé de psychologie, ou plutôt d’intention
psychologique, afin d’enlever au spectateur la sensation qu’on lui exprime, qu’on lui signifie
quelque chose de précis à travers un geste ; Pippo compare l’acteur à un alpiniste, qui concentre ses
efforts pour ne pas tomber, plutôt que pour se faire admirer par une succession de gestes parfaits.
Au sein de la troupe, Bobo donne exactement la sensation d’être tout entier dans un geste, et de
faire ainsi abstraction du monde extérieur, s’excluant de la communauté par la création d’un espace
et d’un rythme propres à lui seul. Ce qui est frappant lorsqu’on regarde les mouvements de Bobo,
c’est qu’il garde toujours une lenteur gracieuse et lointaine, alors qu’il fait converger tout son être
dans ses gestes. Il semble faire des gestes sans y mettre aucune intériorité, sans rien exprimer à
travers eux qu’une sorte d’amusement détaché et supérieur. De ce point de vue, une scène est
extrêmement troublante dans Esodo, spectacle qui tourne autour de l’idée de guerre et de violence :
Pippo est sur scène, dans un coin, assis sur une chaise ; surgit Bobo déguisé en Hitler, portant
costume et moustaches, la référence ne fait pas de doute. Il entame soudain un discours, c’est-à-dire
qu’il pousse des cris inarticulés, puisque qu’il est sourd et muet ; puis montre une carte d’Europe,
non avec des gestes de conquête, mais avec la simple et naïve gestuelle d’un présentateur
météorologique. Cette scène est frappante d’abord parce qu’on sent comme une évidence profonde
qu’il n’y a aucune intention de représenter Hitler chez Bobo — d’ailleurs, pour lui, Hitler ne
signifie rien. Lorsqu’il représente Hitler, c’est avec des gestes lents et détachés, un sourire amusé et
nonchalant aux lèvres, comme un extraterrestre qui se plierait de bonne grâce à une sorte de jeu. Il
se livre ainsi à une caricature du plus atroce avec des gestes sans importance, ceux de la météo.
Habituellement, la caricature est intentionnelle et elle nous fait rire ; Bobo se livre ici à une
caricature non intentionnelle, proche du comique absolu défini par Baudelaire, de quelque chose de
beaucoup plus primitif : « Un des signes très particuliers du comique absolu est de s’ignorer lui-
1 Pippo Delbono, Le Corps de l’acteur, Les solitaires intempestifs, 2004, p. 51.
2 Ibid., p. 32.
3
même. Cela est visible, non seulement dans certains animaux du comique desquels la gravité fait
partie essentielle, comme les singes, et dans certaines caricatures sculpturales antiques […], mais
encore dans les monstruosités chinoises qui nous réjouissent si fort et qui ont beaucoup moins
d’intentions comiques qu’on ne le croit généralement »3. Oliver Sacks raconte l’histoire d’une
vieille dame qui, atteinte d’une curieuse maladie neurologique, se mettait à caricaturer
instantanément tous les passants qu’elle croisait4. Avec intention, ce pourrait être drôle, sans
intention, la caricature inconsciente et incontrôlée se rapproche du comique absolu. Chez Bobo, les
gestes innocents du présentateur météo faits avec une lenteur gracieuse pour caricaturer Hitler
provoquent un saisissement et aussi une véritable surprise : on ne s’attend pas à une telle scène,
aussi simple, on est également surpris de l’audace de Pippo, c’est-à-dire qu’il ose imposer l’idée du
nazisme à un être pour qui le nazisme ne veut rien dire, dont le rythme propre est celui de
l’innocence et de la nonchalance. Quand on perçoit les gestes, au théâtre, on les voit, mais on les
sent aussi, avec notre corps. On reconnaît physiquement, corporellement les gestes, on est
émerveillé parfois par un acrobate qui fait ce que l’on ne pourrait jamais faire, mais on peut
s’imaginer accomplir les mêmes prouesses gestuelles que lui ; or, il est difficile de s’imaginer, de se
sentir faire les mêmes gestes que Bobo, car cela soulèverait trop de sensations contradictoires en
nous. Le spectateur peut encore être saisi d’une forme de compassion pour l’inconscience de Bobo,
qui devient le signe de quelque chose de poignant sans le vouloir et sous le regard de Pippo présent
sur scène, auteur et spectateur de cette manipulation cynique de nos émotions. Les gestes
concentrent ainsi les tensions entre l’innocence, l’atrocité, l’insignifiance, la raillerie, le cynisme du
metteur en scène ; ils forcent le spectateur à ressentir physiquement les rythmes d’émotions dont les
contradictions peuvent le pousser jusqu’aux larmes. En effet, on parle toujours du corps de l’acteur,
des gestes de l’acteur, mais beaucoup moins de ceux que fait le spectateur : il serait intéressant de
filmer le public pendant une représentation pour étudier l’évolution de son corps et de ses propres
mouvements. Peut être est-ce une idée absurde, mais les émotions que provoquent en nous les
gestes des acteurs pourraient être liées aussi à notre position contrainte, assise. Lors d’un match de
football, on se lève pour encourager les joueurs, on gesticule par une sorte d’empathie, pour
s’associer à leur monde. Au théâtre, il est impossible de répondre au geste par le geste ; restent le
rire ou les larmes pour permettre au corps de se décharger de la tension qui lui est imposée.
Agrégée de lettres modernes, Suzanne Fernandez est lectrice à l’Université de Sicile. Sa
thèse, dirigée par Evelyne Grossman, porte sur l’esthétique théâtrale de Tadeusz Kantor, Carmelo
Bene et Pippo Delbono : elle tente d’étudier le type d’émotions que provoque chez le spectateur un
théâtre à la première personne.
3 Charles Baudelaire, De l’essence du rire, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1954, p. 727. 4 Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1988.
4
La partition gestuelle et son théâtre : Grotowski / Decroux / Barba
Jean-François Favreau
On appelle ici « partition gestuelle », a priori, une ligne d’actions fixée à l’avance, qu’il
s’agit pour l’acteur de réitérer, et qui diffère de la chorégraphie. Ceci sert de structure à la
performance (terme que nous préfèrerons à « représentation »), et selon Grotowski de « tremplin »,
ou encore d'« échelle » vers ce qui, selon nous, dépasse le geste.
Sous cet intitulé, nous avons souhaité croiser les expériences d'Etienne Decroux, acteur
français et fondateur du mime corporel, Jerzy Grotowski, metteur en scène polonais et immense
nom de l’histoire du théâtre, et Eugenio Barba, metteur en scène italien, directeur de l’Odin Teatret
installé au Danemark, chercheur qui tente une sorte de synthèse (parfois déformante) des deux
héritages.
L’usage du terme partition, terme « froid » par rapport à celui de rôle, suppose une certaine
déprise de l’acteur, qui doit faire confiance à la fois au metteur en scène (que Barba qualifie de
« monteur »), et au présent, lieu où se joue le jeu de la connexion l'élaboration toujours neuve du
sens. Pas de travail de table donc, pas d’accord préalable ; au contraire, l’acteur doit apprendre
aveuglément partition et texte sans savoir où cela le conduira.
Ainsi Le prince Constant de Grotowski d’après Calderòn, où Ryszard Cieslak donne à voir
l’agonie du prince comme une extase mystique face à la mort :
« Le texte parle de tortures, de douleurs, d’une agonie. [Mais] tout le rôle a été fondé sur le temps très
précis de sa mémoire personnelle lié à la période où il était adolescent et où il a eu sa première grande, énorme
expérience amoureuse. [...] Il a appris le texte par cœur, il l’a tellement absorbé qu’il pouvait commencer au
milieu d’une phrase de n’importe quel fragment [...] et de cette chose lumineuse, en travaillant le montage avec
le texte, il est apparu l’histoire d’un martyre… »
Grotowski, Hommage à Cieslak, académie expérimentale des théâtres, 9 déc. 1990.
C’est donc contre l’idée d’un théâtre de la synthèse que se construit l'organicité du « théâtre
pauvre » de Grotowski. Cet énoncé désigne un théâtre du peu, sans décor, sans masque ni trucs,
sans pathos et sans garde-fou.
LA MINORATION DE LA DRAMATURGIE EXIGE UN TRAVAIL D’AUTANT PLUS IMPORTANT DE
L’ACTEUR. LE DECOLLEMENT DE L’ACTION ET DE LA NARRATION SE FAIT PAR UNE MISE EN QUESTION
OU UN FRACTIONNEMENT DE CHAQUE GESTE. AINSI EST REENVISAGEE LA « METHODE DES ACTIONS
PHYSIQUES », DU DERNIER STANISLAVSKI, DONT TEMOIGNE SON ACTEUR TOPORKOV ; AINSI LE REFUS
(OTKAS) SELON MEYERHOLD, OU CHAQUE GESTE EST PRECEDE DU CONTRE-GESTE QUI LUI DONNE DU
VOLUME ET DU DELAI. DE MEME LE TRAVAIL ARIDE DU MIME QUI – FIGURANT L'INFINIE DIVISION DU
PARADOXE DE ZENON – DECOMPOSE LE MOUVEMENT LE PLUS QUOTIDIEN POUR LE TRANSFORMER EN
DRAME MICROSCOPIQUE :
« Plus s’accroît l’intérêt d’une action, plus diminue la perception de sa manière. Si l’on mourrait
assassiné par un comique, verrait-on bien que notre assassin est comique ? Alors qu’on voit si bien la manière
des actions dépourvues d’importance : fumer, manger, marcher. »
Decroux, Paroles sur le mime, p. 149.
Ainsi, le mime s’intéressera au petit geste, et à la disjonction qui permet de faire voir sa
manière. Le mime, contrairement à la « chorégraphie » est une écriture non chorale, une écriture,
littéralement de « partition » :
« Le rapport qu’il y a de l’acte d’atterrir à celui de l’envol est celui que l’on voit dans “bruire” entre le
“u” et l’ “i”.
QUE L’ON S’ARRETE AU SOL ET LA DIPHTONGUE EST MORTE, COUPEE EN DEUX, DISSYLLABEE. ENTRE LA
DESCENTE ET L’ENVOL, UNE PARALYSIE EN LAME S’EST PLACEE PRESTEMENT. ET CETTE FACHEUSE FAÇON DE
REBONDIR QUE LE DANSEUR EVITE EST CELLE, PRECISEMENT, QUE LE MIME CONNAIT BIEN ET DANS LAQUELLE IL
SE COMPLAIT, CAR C’EST DANS LE MALAISE QUE LE MIME EST A L’AISE. »
5
Ibid., p. 73.
De là une certaine activité du public, qui doit choisir de regarder celui-ci ou celui-là des
acteurs, et d’opérer à un montage personnel du sens ou des sens donnés à voir. Les scénographies
de Barba, inspirées de celles de Grotowski, renforcent cette injonction puisque les dispositifs
utilisés sont très majoritairement non frontaux.
Ce mouvement centrifuge de l’énergie de l’acteur pose enfin la question du geste lui-même.
Nous définirons ce terme comme suit : le geste désigne un mouvement accompli avec une certaine
visée. C’est un signe corporel isolé, qui ne met souvent en jeu qu’une périphérie du corps, souvent
la tête ou les bras : je puis faire un geste sans me lever, mais si mon corps est mobilisé, on dira que
je gesticule.
« Un geste n’est pas né du dedans du corps, mais de la périphérie (des mains et du visage). Il y a une
grande différence entre un paysan qui travaille de ses mains et l’homme de la ville qui n’a jamais travaillé de
ses mains. Ce dernier a tendance à faire des gestes plutôt que des actions. Mais souvent il n’est pas du tout
vivant, il n’est pas organique. »
Grotowski cité par Richards.
A l’organicité de Grotowski, Barba, qui reste plus proche de la convention (plus proche de
Meyerhold – ou de Decroux – que de Stanislawski), préfère le terme de « préexpressivité » – état
scénique de l'acteur au moment où il ne joue pas. Decroux répond par l’attitude : le geste par
excellence est la désignation, il se défausse d'une responsabilité :
« L’art des gestes dit-on, inquiétante définition. Je préfère l’attitude au geste. Elle est singulière, il est
trop pluriel.
OU TROP SINGULIER : SOUS L’OCCUPATION, TELS AMIS DE L’ENNEMI EURENT PARFOIS UN BEAU GESTE.
D’AUTRES HOMMES EURENT UNE BELLE ATTITUDE. DANS LES DEUX CAS, LE GESTE PASSE, L’ATTITUDE RESTE.
LE GESTE S’ADRESSE, IL N’A PAS D’ADRESSE. »
Paroles sur le mime, pp. 123 et 124.
Face aux gestes, qui désignent du doigt, on trouve donc après tout l’action dans laquelle
l’acteur se jette tout entier, par laquelle il met son corps dans la balance, dans laquelle il s’engage
lui-même en avançant à découvert sur l’espace vide de la scène comme sur le terrain risqué d’une
expérience. L’acteur « saint », selon Grotowski, se donne : il expose une attitude qui peut happer le
spectateur hors de lui-même. La figure de ce théâtre est donc centrifuge/centripète plutôt que
linéaire, refusant d'indiquer du doigt une voie interprétative, privilégiant les sens sur le sens.
La notion de « geste artistique » est alors déjouée, et il faudrait différencier ici la position de
ces trois créateurs, qui sont restés chevillés toute leur vie à une attitude, une « manière », de celles
qui considèrent la pratique artistique comme une suite plurielle de gestes. C’est finalement dans le
réseau disjonctif des formes que l’acteur trouve son unicité et donne forme à sa vie.
Jean-François Favreau est docteur ès lettres de l’université Paris 7 – Denis Diderot. Il est
l’auteur d’une thèse intitulée L'espace littéraire de/selon Michel Foucault qui a été dirigée par
Bernard Sichère (en cours de publication). Il est par ailleurs metteur en scène et acteur. Formé au
théâtre en France à la Cartoucherie de Paris et dans le sillage de Peter Brook, et en Europe centrale
au contact de plusieurs collaborateurs de Grotowski ou Staniewski, notamment à l'école
d’Anthropologie théâtrale d'Eugenio Barba. Après avoir monté en France Gombrowicz et Büchner,
il travaille actuellement à Vienne avec Theater Tanto (Susanna Tabaka-Pillhofer) et dans le projet
international Le Chant des chants dirigé par Sergij Kovalevich.
[email protected] (texte intégral disponible sur demande).
6
Le geste hystérique de Salomé
Céline Eidenbenz
1. Gustave Moreau,
L’Apparition, 1876,
aquarelle, 105 x 72 cm,
Paris, Musée du Louvre,
Département des Arts
Graphiques (détail).
2. Paul Régnard,
« Suggestions
théâtrales : terreur »,
1879-80, in
Iconographie
photographique de la
Salpêtrière, t. III, pl.
XXXIV.
L’intérêt des Surréalistes pour le monde de la psychiatrie et de la psychanalyse est bien
documenté. Nous connaissons par exemple la fascination de Louis Aragon et André Breton pour la
gestuelle de l’hystérie : en mars 1928, les deux artistes célèbrent à grand bruit le « Cinquantenaire
de l’Hystérie » dans la revue La Révolution surréaliste, publiant six photographies de la jeune
patiente Augustine, issues de l’ouvrage en trois tomes intitulé Iconographie photographique de la
Salpêtrière. En réhabilitant les héroïnes du neurologue Jean-Martin Charcot alors presque tombées
dans l’oubli, les Surréalistes vont non seulement à contre-courant de la médecine de leur époque,
mais ils font le lien entre la psychiatrie et l’art, proclamant ouvertement les symptômes de l’hystérie
comme un « moyen suprême d’expression » digne de « la plus grande découverte poétique de la fin
du XIXe siècle ». Entre les publications de la Salpêtrière et les propos d’Aragon et Breton, il n’a pas
fallu attendre cinquante ans pour que la gestuelle de la pathologie devienne une source d’inspiration
pour les artistes. À cet égard, il est nécessaire de s’intéresser à la période qui sépare ces
photographies des déclarations des Surréalistes. Bien que l’histoire de l’art ait encore peu exploré ce
thème pour la période qui nous intéresse, nous pouvons observer que les dialogues entre art et
psychiatrie se manifestent au moins dès le dernier tiers du XIXe siècle. C’est précisément à Paris, à
la fin des années 1870, que deux événements simultanés retiennent notre attention. D’une part,
Gustave Moreau présente au Salon de Paris de 1876 l’huile sur toile Salomé dansant devant Hérode
ainsi que la fameuse aquarelle L’Apparition (fig. 1). D’autre part, Charcot confie la réalisation de
L’iconographie photographique de la Salpêtrière (1876-1880) à ses internes, Désiré-Magloire
Bourneville et Paul Régnard, désireux d’illustrer leurs expériences par les techniques modernes de
la reproduction photographique (fig. 2).
L’aquarelle de Gustave Moreau soulève un scandale. Les critiques se servent d’un
vocabulaire paramédical pour souligner les désordres psychiques de la danseuse. Certains la
perçoivent comme une créature de « sensibilité maladive » dont le cerveau déréglé relève de la
pathologie. D’autres désignent cette curieuse princesse aux yeux révulsés et à la bouche ouverte
comme la proie d’un délire. Elle « danse dressée sur ses pointes dans un état de catalepsie
extatique » et « transforme une scène familière en spectacle malsain » ; sa « pose cataleptique » et
sa raideur somnambulique paraissent causées par l’hypnose. Quelques années plus tard, c’est au
tour d’un Joris-Karl Huysmans très au fait de la littérature médicale de décrire les deux oeuvres de
Gustave Moreau comme des allégories de la névrose. Dans À Rebours (1884), il présente Des
7
Esseintes comme un amateur d’art à la recherche de « quelques œuvres suggestives » capables de
lui ébranler le système nerveux par « d’érudites hystéries ». Ce dernier éprouve une « irrésistible
fascination » pour les airs de noctambule de Salomé dansant devant Hérode : si elle est accessible
« aux cervelles ébranlées » et « rendues visionnaires par la névrose », elle est surtout « la déité
symbolique de l'indestructible Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue
entre toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles ». Quant à
L’Apparition, œuvre « plus inquiétante encore », elle représenterait une Salomé véritablement
morbide, étranglée par la vision de l’« effroyable cauchemar » qui la surplombe comme une
hallucination.
Dans un mouvement de symétrie, les hystériques internées à la Salpêtrière sont nommées
par les mots de la peinture, du théâtre et de la danse. Coiffées et vêtues de robes sombres pour servir
de modèles aux médecins, ces jeunes patientes sont savamment choisies pour les prises de vue
photographiques. Leurs mouvements sont décrits, photographiés, dessinés et répertoriés – tant et si
bien que le regard de l’aliéniste finit par esthétiser leur « danse bizarre ». Jean-Martin Charcot, qui
considère la notion d’hystérie comme une œuvre d’art à rhétorique baroque, ne se contente pas de
comparer ses patientes aux possédées des oeuvres de Raphaël ou Rubens dans Les Démoniaques
dans l’art (1887) ; il expérimente notamment le courant électrique pour transformer ces jeunes
femmes « en une sorte de statue expressive, modèle immobile représentant avec une vérité
saisissante les expressions les plus variées et dont les artistes pourraient assurément tirer le plus
grand parti ». Dans l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, les illustrations montrent des
femmes aux gestes étonnamment gracieux, en proie à l’hypnose et à des « suggestions théâtrales »,
posant devant un photographe qui semble malgré tout conscient que sa nouvelle méthode de
reproduction n’est pas tant à la hauteur de la « rétine du savant » qu’à celle d’un parfait théâtre de
l’objectivité truffé de mises en scène. Le Tableau synoptique de Paul Richer, médecin et professeur
d’anatomie artistique à l’Ecole des Beaux-Arts, réinterprète au trait les photographies de Régnard
pour tenter une classification des positions typiques et des « variantes » de la crise. Un corps s’y
déploie dans des positions convulsionnées, aussi acrobatiques que dansantes. Considérée hors de
son contexte médical, cette planche de travail peut s’apparenter à une table de chorégraphie et servir
au danseur comme au peintre.
Ainsi, les jeunes internées de la Salpêtrière font des gestes qui rappellent inévitablement
celles des danseuses, si bien qu’elles finissent par rejoindre la place de Salomé. Il devient alors
possible de saisir le lien de parenté entre l’hystérique – majoritairement féminine – et Salomé. Figée
dans une pose éternellement cataleptique, l’une comme l’autre semble vouée à se statufier. Sa tenue
de robe orientale ou de chemise de nuit décolletée est aussi interchangeable : l’aliénée possède le
« goût de la parure », phénomène « annonçant l’hystérie » selon les médecins, tandis que Salomé
danse en déshabillé et à pieds nus. Finalement, c’est bien la nature de leur geste qui les apparente :
démonstratif et pathologique, il destiné à un public exclusivement masculin. Femme regardée ou
femme « fatale à son médecin »5, Salomé/l’hystérique constitue toujours le point de mire d’un lieu à
vocation purement spectaculaire : la première dans son palais infernal, la seconde dans son théâtre
clinique.
Céline Eidenbenz est doctorante en histoire de l’art à l’Université de Genève et assistante à
l’université de Lausanne. Après une étude sur la photographie des aliénistes au XIXe siècle, menée
au Centre allemand d’histoire de l’art de Paris, elle poursuit ses recherches sur les dialogues entre
art et psychiatrie autour de 1900. Parmi ses articles : « Salomé, danse et décadence », in cat. exp.
Gingins (Suisse), Fondation Neumann, Paris, Somogy éditions d’art, 2003 ; « Salomé ou la “déesse
de l’immortelle Hystérie” », in Une iconographie nouvelle au temps du Symbolisme, Université de
Lausanne, dir. Prof. Philippe Junod, 2002.
5 Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie, Paris, Macula, 1982, p. 168.
8
Trois poètes et le geste face aux limites du langage :
Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux
Joanna Rajkumar
Selon les différentes conceptions du geste et du langage se manifeste une ambiguïté entre,
d’une part, une conception du geste comme antithèse du langage, rejoignant le silence, la lumière,
du côté du visage dans le domaine visible, du cri dans le domaine sonore, et d’autre part, une
conception du geste comme expression originaire, liée à une motricité essentielle, en continuité
possible avec le langage, conçu alors comme « geste linguistique »6, rapprochée du rythme musical
et des signes visibles du dessin et de la peinture. Chez les trois auteurs étudiés le geste constitue un
prisme éclairant pour interroger le rapport du langage avec ce qui le précède et le déborde. De
Baudelaire à Michaux, la mise en question du langage s’accompagne d’une valorisation du geste,
plurielle et ambiguë, pouvant aller dans le sens d’une réhabilitation du langage pensé en continuité
avec le geste, sensible ou artistique, ou au contraire d’une condamnation du langage dans sa
différence perçue comme radicale, comme elle peut être le fruit d’une recherche d’autres moyens
d’expression. Nous nous demanderons si le geste est commencement, prolongement ou limite du
langage - limite interne ou externe, vecteur de sens ou signe vide - et comment se développe par
rapport à la tension entre utopie et pathologie du langage, une esthétique et une poétique du geste.
Le geste sensible figure dans la poésie des nerfs de Baudelaire, souvent associé au cri et au
visage, et joue le rôle d’une forme silencieuse mais éloquente. Le poète fait l’éloge de la
pantomime, où les gestes, cris et expressions de visages concourrent à un effet démultiplié7. La
puissance du geste a en commun avec celle du cri d’être homogène et d’avoir un effet quasiment
immédiat. Le geste, moyen d’une communication directe des émotions, instaure une parole muette
qui est « comble du sublime »8 et ouvre à un état de béatitude poétique, où l’être est à la fois « cause
et effet, sujet et objet, magnétiseur et somnambule »9. Parmi les signes qui donnent à voir la figure
humaine dans ses aspects transitoires et éternels, le geste est naturel et spirituel, expression d’un
ensemble qu’il contribue à modifier, imminence d’un tout qui ne peut se réduire à ses parties. Cette
unité « d’une complète vitalité »10
représente la corrélation perpétuelle de l’âme et du corps, dont
celle de l’art est la conséquence et s’oppose au « prosaïsme de gestes et d’attitudes »11
de l’époque
moderne. Le geste réunit et résume les attitudes de l’histoire, il est signifiant d’un sublime qui est
principe d’harmonie entre les circonstances et l’idéal. Comme la ligne et la couleur font
« également penser et rêver »12
, geste et langage doivent tous deux traduire la nature, en extraire le
principe sublime dans l’unité, comparée à celle d’un rêve, de la « couleur originelle »13
de l’œuvre :
« la grâce mouvante » 14
de la vie qui en est le noyau poétique.
Chez Hofmannsthal, la cohérence du corps, de l’esprit et du langage étant morcelée,
l’écriture doit chercher à retrouver ses racines motrices, seules capables de soulever le poids et la
violence du langage. Le langage malade est celui que la contamination empêche d’être « l’ultime
expression »15
du corps, sa prolongation spontanée, son geste vital. L’alliance tripartite du visage,
du geste et de la parole exprime l’harmonie ou le déséquilibre, le sublime ou l’incertain16
, et ne peut
fonctionner dans un prolongement de l’un par l’autre que si chaque signe apparaît clairement et non
6 Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p. 217.
7 De l’essence du rire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 540.
8 Du Vin et du Haschisch, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 383.
9 Ibid., p. 398.
10 Le Peintre de la vie moderne, OC II, op. cit., p. 695
11 Ibid., p. 696.
12 Ibid., p. 753.
13 Ibid., p. 625.
14 Ibid., p. 692.
15 Eine Monographie, Gesammelte Werke, Reden und Aufsätze I, Frankfurt am Main, Fischer
Taschenbuchverlag, 1979, p. 480, trad. par J-Y. Masson. 16
Voir Lettres du voyageur à son retour,Paris, Gallimard, 1969, trad. par J-C. Schneider.
9
dans une précarité intermittente. Cette « langue muette »17
hiéroglyphique se veut à la fois signe et
corps de la pensée, union de la lettre et de l’esprit pour atteindre à la réalité de l’homme réuni. Par
sa visibilité, le geste matérialise le mouvement du passage et de la réalisation des choses : « Rien ne
m’intéresse tant au monde que la façon dont on passe d’une chose à une autre »18
. Ce mystère
échappe au langage mais peut parfois être recueilli dans la fugacité d’un moment sublime : « Que
tout se trouve depuis longtemps déjà tout entier quelque part, pour devenir visible seulement d’un
coup »19
.
Chez Henri Michaux le rêve d’une langue directe, transparente et universelle est souvent lié
au motif de l’animalité et se retrouve dans les écrits plus tardifs sur l’idéogramme, où il s’articule à
une pratique du geste renouvelant les « branchies » 20
des mots. Entre refus de parler et impossibilité
de se taire, Michaux s’attache à montrer le lien entre le continuum de la pensée, une parole rendue à
sa primitivité et la gestualité du corps. Pour la « face à la bouche perdue »21
qui cherche à parler
« derrière sa langue »22
, le langage doit être en même temps lié au geste et au cri, associés tous deux
au devenir-animal. Le cri, « antithèse du langage »23
, a comme le geste la puissance d’annuler, de
faire taire tout ce qui est intermédiaire entre lui et l’action. Le geste, élan à la fois prospectif et
introspectif, est l’expérience d’une expansion reliant l’intérieur et l’extérieur par des mouvements
offrant une réponse aux limites du langage. Ils demeurent pourtant limités, ne pouvant inclure la
situation, montrer en même temps l’élan et le retrait, ou traduire les « pré-gestes en soi, beaucoup
plus grands que le geste, visible et pratique qui va suivre » 24
. « Mouvements » mêle taches, gestes
et signes pour trouver « une écriture directe enfin pour le dévidement des formes, pour le
soulagement ». Le recours à l’origine commune du langage et du geste permet dans l’ « allégresse
de la vie motrice »25
une revitalisation de l’écriture et une mobilité du langage qui se fait entre rêve,
maladie et hygiène. Dans Saisir, Michaux déploie le trio signes-lignes-situation et définit la ligne
comme « un abrégé de cent gestes »26
, trajet, processus et projectile, pour « retrouver un tout à la
fois » 27
.
ATER à l’université de Nanterre, Joanna Rajkumar prépare une thèse de littérature
comparée sous la direction de Camille Dumoulié sur « Les limites du langage d’une fin de siècle à
l’autre : Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux ». Parmi ses derniers articles : « Désir de langage et
aventures de lignes, poésie et peinture chez Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux » dans la revue
Silène, « Ecrire et guérir : les signes de la libération chez Henri Michaux » dans la RAL’M, revue
d’art et de littérature, musique, n°16.
17
Baudelaire, OC I, op. cit., p. 163. 18
L’Homme difficile, Dijon-Quetigny, Verdier, 1992, trad. par J-Y. Masson, p. 39. 19
Ibid., p. 61. 20
Vents et Poussières, in Œuvres Complètes III, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2004, p. 200. 21
Peintures et dessins, OC I, op. cit., p. 902-903. 22
Cas de folie circulaire, ibid., p. 6. 23
Bachelard in Lautréamont, Paris, Corti, 1983, p. 112. 24
Face aux verrous, OC II, op. cit., p. 439. 25
Id., p. 439. 26
OC III, op. cit., p. 960. 27
Ibid.
10
Le geste efficace d’Antonin Artaud
Lorraine Dumenil
Le terme de geste est récurrent dans l’œuvre d’Antonin Artaud qui y a, semble t’il, recours,
à chaque fois qu’il s’agit de définir sa poétique. Si le geste est à l’évidence une notion clé de
l’esthétique théâtrale que l’artiste développe autour du Théâtre et son double dans les années trente,
il sera en effet également mobilisé à partir de 1938 afin de qualifier la pratique artistique qui naît
dans le contexte asilaire et celui du retour à Paris. Or ce qu’Artaud appelle geste est une action
volontaire, une tentative tout à fait consciente d’intervenir dans la réalité extérieure et non un simple
mouvement spontané du corps, manifestation extérieure et non réfléchie d’un état d’âme, comme
certaines définitions du geste peuvent le laisser entendre28
.
Construit en regard d’un double « impouvoir » – impouvoir de l’être, qui n’existe que sur un
mode fragmentaire et pathologique29
d’une part, impouvoir du langage, qui maintient l’être dans cet
état d’infra-vie (il y a une collusion entre l’organisation anatomique du corps et celle du langage,
qui maintient l’homme dans le « cadastre anatomique du corps présent »30
) de l’autre – le geste
artaudien répond à un impératif d’efficacité. S’il faut « briser le langage pour trouver la vie »31
,
c’est bien le geste qui est désigné par Artaud comme la « tête » de ce « nouveau langage », qui ne
serait plus verbal justement, ou du moins plus uniquement, mais impliquerait directement le corps,
élément traditionnellement refoulé par le système linguistique32
, dans la perspective d’un langage
qui serait désormais avant tout pragmatique, c’est-à-dire capable d’avoir une « action véritable »,
efficace, sur les êtres. A devenir geste, le langage pourrait ainsi « guérir la vie », impératif qui
semble guider à bien des égards la pratique artaudienne33
. Indiquons tout de suite que s’il y a une
double destination de ce geste efficace – puisqu’il s’agit tout à la fois, et aussi bien, pour Artaud de
se refaire soi-même et d’effectuer une opération similaire sur le lecteur-spectateur de des œuvres –
nous ne nous intéresserons dans cette brève synthèse qu’à ce dernier aspect.
Dans A la grande nuit ou le bluff surréaliste, Artaud semble refuser toute efficacité à
l’action, se séparant par là des surréalistes, à qui il reproche de vouloir agir sur l’ « aspect extérieur
de la réalité »34
. Ce n’est cependant pas l’action en général que condamne Artaud, mais la seule
action collective dont les surréalistes se font les hérauts, et qui est selon lui dénuée de toute
efficacité (« Pour moi, négligeant toute tentative commune, je m’enfonce à la recherche de la magie
que je me suis faite, dans une solitude sans compromis »35
). Si une action est possible, c’est une
action individuelle (« La Révolution véritable est affaire d’individus »36
), effectuée par chacun sur
son propre corps, ce qui ne veut pas dire qu’Artaud abandonne l’idée d’agir sur les autres, mais que
28
Je renvoie ici à la distinction entre le geste et l’acte que propose Margit Rowell dans son ouvrage La peinture,
le geste, l’action, où elle met en évidence le caractère intentionnel de l’acte, « tentative consciente d’intervention dans
la réalité extérieure, tentative qui exige une décision de la volonté, qui a une intention, une fin et une signification »,
alors que le geste, dépourvu de tout contenu significatif, refuserait toute intermédiation du sujet et de la réalité
extérieure (Paris, Klincksieck, 1972, p. 52). 29
Voir à ce sujet la Correspondance avec Jacques Rivière, in Œuvres éditées par Evelyne Grossman, Paris,
Gallimard, coll. « quarto », 2004. 30
Œuvres Complètes XIV**, Paris, Gallimard, 1978, p. 153. Cette collusion est dénoncée dans un texte de 1947,
« Je ne supporte pas l’anatomie.. », où Artaud écrit la chose suivante : « Je veux dire que la langue est une masse de
chair qui vaut dans et par l’anatomie générale / […qui est] depuis des siècles tronquée. […] Nos idées ne sont fausses
que parce que nos organes sont mal placés » (Œuvres, op. cit., p. 1091). 31
« Le théâtre et la culture », in Œuvres Complètes IV, Paris, Gallimard, 1978, p. 14. 32
Voir la critique que propose Jacques Derrida du logocentrisme, notamment dans La voix et le phénomène et
De la grammatologie. 33
Etant entendu que cette « guérison » est évidemment éminemment ambiguë : si Artaud cherche, par l’action
poétique, à « remettre l’homme sur le véritable chemin de lui-même » (1947), cette transformation est tout le contraire
d’un retour à la normalité d’un corps qu’il considère comme proprement pathologique. 34
Œuvres, op. cit., p. 240. 35
Ibid., p. 244. 36
Id.
11
cette action se fera sur le mode de la contagion, son geste ayant valeur d’exemple pour les autres
qui le referont, ou recueilleront sa résonance active, dans leur propre corps. C’est là le principe de la
dramaturgie affective définie dans Le théâtre de la cruauté, qui fait de la performance artistique un
« acte utile », une « thérapeutique »37
qui agit réellement, « physiologiquement » même, sur le
spectateur en le soumettant à « une opération véritable, où non seulement son esprit mais ses sens et
sa chair sont en jeu » 38
.
Or l’efficacité de cette action de « guérison » du théâtre repose sur une force de contagion
véhiculée par les gestes des acteurs. Les gestes réalisés sur scène vont toucher directement le
spectateur, selon l’idée exprimée dans les Messages révolutionnaires que le théâtre « engage aussi
bien celui qui le voit que celui qui l’exécute ». Lorsqu’il voit un geste effectué sur scène, le
spectateur est amené à le vivre intérieurement, comme s’il faisait ce geste pour lui-même : le geste
de l’acteur est repris et vécu dans le corps du spectateur. Or ce qui se trouve « engagé » dans cette
participation du spectateur au geste vu n’est pas le seul corps. Dans En finir avec les chefs d’œuvre,
Artaud écrit ceci : « Je propose d’en revenir au théâtre à cette idée élémentaire magique, reprise par
la psychanalyse moderne, qui consiste, pour obtenir la guérison d’un malade à lui faire prendre
l’attitude extérieure de l’état auquel on voudrait le ramener »39
. En se conformant au geste vu, le
spectateur se voit ainsi communiqué un certain état d’esprit lié au geste : il change tout à la fois de
corps et d’esprit.
La théorie sous jacente qui régit ce fonctionnement du dispositif théâtral peut, me semble-t-
il, s’éclairer avec profit – aussi saugrenu que puise à première vue paraître le rapprochement – à la
lumière de la pensée médiévale de l’imaginatio telle qu’elle est travaillée par Jean-Claude Schmitt
qui étudie, à travers la notion d’ « imagination efficace », la contagion qui s’effectue entre les
images et celui qui les regarde. L’imaginatio est définie par Saint Augustin comme une « visio
spiritalis » intermédiaire entre une vision « corporelle » et une autre purement « intellectuelle », et
fonctionne comme une « pneumofantasmologie » qui réunit aussi bien la médecine que l’optique, la
psychologie ou la mystique afin de rendre compte du fonctionnement de ces dispositifs si
particuliers que sont les images votives capables d’agir sur le corps du spectateur40
. Pour Saint
Augustin, les « images des sens » se transmettent à l’imaginatio, qui en retour les impriment dans la
chair : « De même qu’elles passent du corps à l’esprit, de même passent-elles de l’esprit au
corps »41
.
Or il me semble que si le théâtre est bien pour Artaud le « meilleur instrument de
révolution »42
, c’est qu’à l’instar des images efficaces médiévales, les acteurs du théâtre de la
cruauté proposent des configurations visuelles (ne sont-ils pas des « hiéroglyphes en action »
comme l’affirme Le théâtre de la cruauté ?) offertes à l’œil du spectateur et agissant sur lui, non pas
suivant la forme d’une action directe mais en vertu de la loi cruelle d’une communication oblique
qui passe par le corps43
.
Agrégée de lettres modernes, Lorraine Dumenil est ATER à l’université de Paris 7 où elle
prépare sous la direction d’Evelyne Grossman une thèse consacrée à l’agir poétique chez Antonin
Artaud et Henri Michaux.
37
Projet d’article de juillet 1934, Œuvres, op. cit., p. 479. 38
Le théâtre Alfred Jarry, Œuvres, op. cit., p. 227. 39
Œuvres, op. cit., p. 553. 40
Le corps des images, 2002, Gallimard, coll. Le temps des images, p. 27. Voir également p. 346 : « AU XII-
XIIIè siècle [on assiste au] développement d’une « psychophysiologie » de l’imaginatio centrée sur la notion de
circulation des esprits dans le corps. Des esprits circulent du cœur au cerveau, du cerveau aux yeux, des yeux aux objets
extérieurs. […] Il n’existe dans cette psychophysiologie aucune véritable frontière entre psychisme et corps ». 41
Cité par J-C Schmitt, ibid., p. 352. 42
« La fausse supériorité des élites », Œuvres, op. cit., p. 725. 43
Voir le résumé intitulé « La touche cruelle d’Antonin Artaud », p. 59, qui complète ces propos et développe
l’idée d’un souffle de l’image que nous avons introduite avec la théorie de l’imaginatio médiévale.
12
Journée sur Blanchot organisée par Christophe Bident et Jonathan Degenève
Le neutre chez Blanchot et le minimalisme américain
Maud Hagelstein
Ce texte a pour objectif de tenter une expérience de rapprochement entre le concept
blanchotien de neutre et le courant artistique minimaliste, afin de dégager une esthétique commune.
Les options interprétatives choisies par Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous
regarde (1992), ouvrage consacré à la sculpture minimaliste américaine, permettent cette
confrontation – thématique, d’abord – et semblent s’appuyer sur une théorie de l’image très proche
de celle de Blanchot.
Sommairement résumée, l’idée de Didi-Huberman consiste à montrer que Robert Morris,
Don Judd ou Tony Smith font des sculptures (blocs et parallélépipèdes rectangles – debout ou
couchés devant leur spectateur) dans l’optique de mettre l’homme face à l’idée de sa propre mort.
Ce serait le cas du fameux cube de six pieds sur six pieds (1m 83 × 1m 83) réalisé par Tony Smith,
une œuvre complètement peinte en noir et intitulée Die : à la fois « dé » à jouer et impératif du
verbe mourir… (on pense déjà à Mallarmé). A cause de ses dimensions humaines, l’œuvre que nous
voyons nous regarde, nous appelle en quelque sorte, nous menace, nous rappelle la menace que
constitue notre propre mort. L’œuvre nous concerne en tant que nous sommes mortels.
Les thèmes abordés par Didi-Huberman tourmentaient déjà les écrits de Blanchot (tombeau,
mort, silence, nuit, effacement du sujet, aveuglement). Les gestes aussi rassemblent leurs visions ;
celui d’Igitur déjà : aller au tombeau et s’y coucher / celui de Thomas l’obscur : creuser sa propre
tombe / celui du spectateur des oeuvres de Tony Smith ou Robert Morris : se projeter dans l’œuvre
et s’imaginer six pieds sous terre. Selon Blanchot, Mallarmé nous fait remonter de la mort
personnelle, celle d’Igitur adolescent qui porte à ses lèvres une fiole de poison fatal, à une mort
pensée, plus originelle, un « acte idéal » donné par avance. Cette expérience neutre d’un mourir où
rien ne s’accomplit (encore), l’art minimaliste la met en espace. Si personne ne s’enferme
effectivement dans leurs volumes, ces œuvres encouragent en chacun le mouvement de s’avancer
hors de soi et de se percevoir disparaissant.
Malgré le privilège que Blanchot accorde avec insistance à la parole plurielle et à l’écriture
poétique, malgré ses objets d’étude, tous empruntés à la littérature, il apparaîtra au théoricien des
arts visuels que les concepts qui traversent L’espace littéraire et L’entretien infini sont
particulièrement féconds. On leur reconnaîtra la capacité de poser pertinemment les problèmes qui
touchent à l’image. Sans défaire l’argument blanchotien qui accorde à la parole et à l’écriture la
capacité de résister au règne du visible et de l’uniformité, on peut montrer que certaines œuvres
plastiques (visuelles) engendrent des conditions de regard qui bouleversent la dichotomie tranchante
visible/invisible que Blanchot juge tyrannique et artificielle. En peignant ses œuvres en noir, Tony
Smith contribue à les rendre aveugles. Se projeter dans un cube opaque de cette espèce équivaut à
imaginer pour soi-même des conditions de non-visibilité. Ce qu’il y a à voir est toujours ailleurs
(dehors), dans les marges d’un sens préfabriqué que l’on viendrait coller à l’objet. Les sculptures
minimalistes sont en rupture avec le discours traditionnel, comme si elles avaient secrètement pris
la décision de se taire et de résister par ce silence aux captures iconologiques.
Dès qu’il est question d’image, nous appréhendons les choses selon un voir particulier. Telle
est l’épreuve de la fascination : ce que nous voyons nous touche (nous saisit, nous accapare) tout en
nous laissant absolument à distance (l’écart n’est pas effacé, c’est lui plutôt qui nous accapare).
Cette sorte de touche à distance dont parle Blanchot, trouve écho dans le « ça me regarde » de Didi-
Huberman (expression qui signifie : ça me concerne, ça me touche et, comme on dit, ça ne regarde
13
que moi). Ce que nous voyons, ce qui nous regarde : les images de l’art fascinent et, tout en étant
distantes, obscures, étrangères ou plurivoques, elles nous sautent aux yeux.
Si toutefois l’image apaise quand elle assure la subsistance de la chose dans sa disparition, il
arrive par ailleurs qu’elle nous confronte au néant originaire duquel l’objet avait jadis réussit à
s’arracher. Ces deux « versions de l’imaginaire », que Blanchot présente en annexe à L’espace
littéraire, ne s’excluent pas radicalement. Tantôt, l’image nous apprend encore quelque chose sur le
monde, elle maintient une part de la vérité de l’objet disparu, tantôt elle est le moment de
profondeur et de fascination, le moment neutre où le sens échappe.
Le neutre dégagé par Blanchot, tellement lié à l’image dont il est la condition, favorise les
situations d’étrangeté. Dans la sculpture minimaliste, l’étrangeté attire, nous attire dans le dehors de
nous-mêmes. L’art n’est plus refuge. Au contraire, il nous contraint à nous défaire de ce qui nous
est intime. Quelque chose se dresse devant nous qui n’arrête pas de se dérober. Comme la parole
blanchotienne, errante, nomade, et toujours hors d’elle-même.
Maud Hagelstein est Aspirant F.R.S.-FNRS et prépare une thèse en esthétique sous la
direction de Rudy Steinmetz (Université de Liège). Son travail porte sur la tension entre approches
transcendantale et historique de l’œuvre d’art chez Aby Warburg, Ernst Cassirer et Erwin Panofsky.
Concernant Didi-Huberman, Blanchot ou le minimalisme américain, elle a publié récemment : « Art
contemporain et phénoménologie : réflexion sur le concept de lieu chez Didi-Huberman », Etudes
phénoménologiques, n°41-42, 2005, pp. 133-164 ; « Georges Didi-Huberman: vers une
intentionnalité inversée ? », La part de l'œil, n°21-22, 2006, pp. 32-41 ; et sur le site
www.blanchot.fr (2005) : « La genèse phénoménologique du concept de neutre ».
14
« Quelle absence ! » : Blanchot lecteur de Camus
Jonathan Degenève
Tout va bien chez Camus, pour Blanchot, jusqu’à ce qu’il faille « imaginer Sisyphe
heureux » (c’est la fin du Mythe de Sisyphe44
) et jusqu’à ce que l’étranger, après son explosion de
« colère » face à l’aumônier, imagine, lui, les « cris de haine » que l’on poussera lorsqu’il sera
exécuté (c’est la fin de L’Etranger45
). Camus a donc le tort d’avoir la main un peu lourde dès qu’il
s’agit de conclure. Dans Faux Pas, Blanchot trouve en effet que l’absurde retombe au final dans ce
qu’il avait maintenu à distance tout du long, à savoir : « les explications psychologiques »46
. Non
pas que la raison et les sentiments doivent être totalement évacués. Mais, du moins, il faudrait les
suggérer au lieu de les afficher ainsi dans une sorte de morale à la fable. D’où l’éloge que fait
Blanchot des silences de Faulkner dans Sanctuaire, un éloge qu’il place à la fin – évidemment – de
son second article sur Camus dans Faux pas : « Quelle absence ! et, chez les victimes comme chez
les acteurs du drame, quel laconisme ! Les plaintes, les cris de haine, la folie ne sont exprimés que
par le fait qu’ils ne s’expriment pas, par un léger tremblement des corps, par un tassement
incompréhensible de la pensée. Le malheur fait taire cette voix explicatrice qui met les choses au
point et tire une leçon accessible aux paroles »47
. « Quelle absence ! », « quel laconisme ! » : ces
exclamatives sont un peu méchantes pour trois raisons. Nous allons voir lesquelles et nous nous
intéresserons ensuite à la réponse de Camus, une réponse certes indirecte puisqu’elle « passe » par
Kafka, mais une réponse que Blanchot semble avoir entendue.
Tout d’abord, ces exclamatives introduisent un raisonnement qui n’hésite pas à prendre une
formule de L’Etranger, « les cris de haine », à la débarrasser de ses guillemets et à la faire passer
incognito chez Faulkner, c’est-à-dire chez celui que Camus ferait bien de prendre pour modèle. Or
Camus s’est bel et bien inspiré de Faulkner et, plus généralement, des romanciers américains
behavioristes.
Mais, pour Blanchot, et c’est la deuxième petite méchanceté, il se peut que Camus renoue
finalement avec la tradition, bien française celle-là, du roman d’analyse. Or, qu’un être de papier
gagne en épaisseur lorsque nous sommes sur le point de le quitter, voilà ce qui est un topos dans
tout explicit de fiction et, au-delà, voilà même ce qui échappe au contrôle de l’écrivain puisqu’il y a
toujours une accentuation naturelle du mot de la fin qui tient à son propre statut. D’une part, il n’est
donc pas facile d’échapper à cet effet de présence au terme d’un récit et, d’autre part, il n’est pas sûr
que Blanchot y échappe lui-même. C’est, par exemple, la « ma » de « ma mort », à la fin de
L’instant de ma mort48
, qui, l’espace d’un instant, superpose l’auteur, le narrateur et le personnage.
La « solution », si l’on peut dire, que trouve Blanchot est celle de l’ambiguïsation. Ainsi, la
possession du « ma » est-elle contrebalancée – c’est l’étymologie même de « ambigu » – par la
dépossession que signale l’« instance » dans L’Instant de ma mort toujours49
. Par ailleurs, cette
solution, Blanchot la trouve très tôt, mais chez Kafka : c’est le « comme si » à la fin du Procès que
l’on retrouve à la fin de Thomas l’obscur et d’Aminadab.
Or, et c’est le dernier point, « les cris de haine » de L’Etranger rendent très ambigus,
justement, l’accord que fait sonner Camus au terme de son récit. En outre, Camus est loin d’être
étranger à Kafka, et même aux ambiguïtés des finals de Kafka, lui qui a pu écrire ceci en 1943 dans
la revue L’Arbalète : « Tout l’art de Kafka est d’obliger le lecteur à relire. Ses dénouements, ou ses
44
Gallimard, Paris, 1942, coll. « Folio Essais », 1985, p. 168. 45
Gallimard, Paris, 1942, coll. « Folio », 1971, pp. 185 et 186. 46
Gallimard, Paris, 1943, p. 248. 47
Faux pas, op. cit., p. 253. 48
Fata Morgana, Montpellier, 1994, rééd. Gallimard, Paris, 2002, p. 18. 49
Ibid., p. 18.
15
absences de dénouement, suggèrent des explications, mais qui ne sont pas révélées en clair et qui
exigent, pour apparaître fondées, que l’histoire soit relue sous un nouvel angle »50
.
Et si Camus répondait par là à Blanchot via Kafka, et lui proposait par la même occasion de
revoir son Etranger ? C’est que des absences, il y en a dans L’Etranger, et ce y compris lorsque
Camus conclut. Mais Blanchot n’y sera sensible que plus tard, dans L’Amitié semble-t-il, et peut-
être parce qu’il a effectivement relu entre-temps.
A preuve, l’hommage que rend Blanchot à la mort de Camus en 1960. Ce qui est frappant
dans ce texte intitulé « Le détour vers la simplicité », c’est la façon qu’a Blanchot de se reprendre
anonymement. En réalité, cela vaut aussi pour les articles de 1954 sur L’Homme révolté et de 1956
sur La Chute : Blanchot se cite sans se citer avec des formules comme « Camus reprend à son
compte l’objection qui lui fut faite dès le début »51
(sur, à nouveau, le sens de l’absurde et la
consistance du sujet) ou comme « Il ne manquera pas d’homme réfléchis pour nous faire voir de
quelles manières variées L’Etranger, La Peste, La Chute […] »52
désubjectivisent le sujet et
désémantisent l’absurde. Cela, c’est ce qui plaît à Blanchot. Mais ce qui ne lui plaît pas, c’est que
Camus ne tienne pas ses promesses jusqu’au bout.
Dans l’hommage de 1960, Blanchot se reprend aussi, et aussi sans se nommer, mais au sens
où il se corrige cette fois-ci. Attention, semble-t-il ainsi se dire, il faut veiller à ne pas confondre
l’absurdité (« le sens ce qui n’en a pas ») et l’absurde (le « neutre […] qui se dérobe à toute saisie
du sens »)53
. Et sur la consistance du sujet, la présence de l’auteur dans ses œuvres : « Parce qu’il
s’est exprimé avec netteté, on veut enfermer Camus dans l’affirmation visible où il parvient. Parce
qu’il est sans équivoque, on lui attribue une vérité sans ambiguïté. Parce qu’il dit extrêmement ce
qu’il dit, on l’arrête, on l’immobilise en cette extrémité, mais s’il parle en faveur de la claire limite,
on le réduit à cette parole limitée et sans ombre, lui qui, “né pour un jour limpide”, a saisi d’emblée
cette trouée qu’est la lumière, cette ouverture secrète par laquelle elle écarte tout présent (même le
présent de la lumière) dans sa présence alors obscure »54
. Autrement dit, Camus a lui aussi vu cette
paradoxale folie du jour qui retourne la limpidité en obscurité, la simplicité d’une présence en ce
qui nous détourne de nous-mêmes. Il le montre notamment dans « le passage de la première à la
seconde partie » de L’Etranger où « l’existence la plus banale et la plus quotidienne, […] devient,
en s’affirmant simplement, face aux travestissements des façons morales et religieuses, ce qu’il y a
de plus […] étrange »55
.
Qu’en est-il alors du terme du récit, c’est-à-dire de cet endroit où la morale de la fable,
Meursault et, sous lui, Camus, n’ont « pour défaut que d’apparaître »56
comme le disait Blanchot en
1942 ? Sur ce point, Blanchot ne se reprend pas, même sans se nommer. Il a plutôt une autre
opinion, sans doute parce qu’il « relu » l’histoire « sous un nouvel angle » comme le disait Camus
(en s’adressant sans doute à Blanchot). Relue sous ce nouvel angle, qui est celui du lien étroit qui se
tisse au final entre le personnage, voire l’auteur, et sa mère, l’histoire fait alors entendre une voix
féminine quand elle se conclut : « [D]ans la véhémence finale – renversement de l’indifférence en
passion – qui soulève Meursault, l’on devine le désir inflexible de défendre contre toutes les
usurpations morales ou religieuses le simple sort d’un être silencieux et de trouver enfin le langage
qui puisse donner parole à celle qui ne parle pas »57
.
Jonathan Degenève est docteur en lettres modernes et cinéma. Sa thèse, dirigée par Evelyne
Grossman, porte sur la question du récit chez Blanchot, Beckett, des Forêts et Welles (Paris 7 –
Denis Diderot, 2006). Il a publié de nombreux articles sur ces auteurs.
jonathan.degenè[email protected]
50
« L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Kafka », in Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 169. 51
L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 265. 52
L’Amitié, Gallimard, Paris, 1971, p. 229. 53
Ibid., p. 220. 54
Ibid., p. 216. 55
Ibid., p. 227. 56
Faux Pas, op. cit., p. 252. 57
Ibid., p. 224.
16
Le rapport Blanchot-Kafka : le double singulier
Ayelet Lilti
Aujourd’hui, j’essayerai de parler d’un rapport qui lie deux écrivains singuliers : Maurice
Blanchot et Franz Kafka.
Les écrits de Blanchot, notamment l’ouvrage De Kafka à Kafka58
, qui rassemble des essais
consacrés à l’auteur, dévoilent sa passion et pour l’œuvre de Kafka et pour la personne derrière
l’œuvre. Mais comment déployer ce rapport qui nous semble, à nous lecteurs de Blanchot et de
Kafka, si éclatant ?
Dans mon travail de Master 2 qui s’intitulait « L’image du mort-vivant chez Kafka et
Blanchot », j’ai essayé d’élaborer l’idée que la conception de l’image que Blanchot déploie surtout
dans L’espace littéraire59
est en effet le principe moteur d’une interrogation littéraire inlassable.
L’image, le cadavre, qui, dans sa double version, véhicule des entités disons fantastiques telles que
« l’ombre », « le fantôme » et « le double », établit la condition critique de l’œuvre de Blanchot et
de l’œuvre selon Blanchot. L’image avec tous ses semblables, incarne ce rapport de ressemblance,
mais « ressemblance qui conteste tout modèle, que celui-ci soit un objet empirique ou une essence
», comme l’exprime Françoise Collin dans son livre Maurice Blanchot et la question de l’écriture60
.
L’image comme cadavre est l’œuvre littéraire dans la mesure où elle gagne sa particularité, son
originalité, lorsqu’elle introduit ses « autres », ses semblables, montrant en cela sa perte du pouvoir
de revenir au même. La dépouille n’est plus le vivant, elle est « l’ombre d’une ombre », dit
Blanchot.
L’image, « qui ne ressemble à rien », est l’expression de l’unique absolu qui perd son unicité
et par conséquent, se dissout dans l’universel. Cette transition entre le cas unique et l’universel,
nous la trouvons aussi dans ces quelques mots de Blanchot parus sur la quatrième de couverture de
son livre, De Kafka à Kafka :
« Description d’un combat est le titre du premier livre de Kafka. Combat qui n’admet ni victoire ni défaite, et
cependant ne peut s’apaiser ni prendre fin. Comme si Kafka portait en lui ce bref dialogue : « De toute manière, tu es
perdu. - Je dois donc cesser ? – Non, si tu cesses, tu es perdu. » C’est en ce sens que parler de Kafka, c’est s’adresser à
chacun de nous. »61
Ce combat intérieur, paradoxal et impossible du survivant que Blanchot entend et voit en
Kafka, est une force qui réfléchit ce dialogue extérieur dans l’écriture blanchotienne, renvoyant « à
chacun de nous ». Autrement dit, Kafka l’auteur, la personne, le survivant, est l’image même face
au regard du lecteur-écrivain Blanchot. Et, dans ce sens, nous pouvons dire que Kafka est son
double. Il est l’objet critique en tant que cas singulier d’où émane l’universalisme, d’où émane cette
impossibilité d’en parler. Ou plutôt l’objet critique imposant l’impératif qu’il faut parler sans cesse.
Cet impossible se dédouble dans le dialogue de deux survivants, les deux de « chacun de nous »,
Kafka et Blanchot, dialogue qui ne peut que se perpétuer.
Il sera difficile de circonscrire l’image de Kafka dans l’écriture de Blanchot. Ne pourrait-on
pas, d’un même souffle, parler « d’Héraclite l’obscur », encore une ombre pour Blanchot, ou de
Char, Rilke, Mallarmé, Nietzsche, Hegel et même d’Orphée ? Mais ce n’est qu’en signalant presque
au hasard, un point de repère, que tout travail critique commence.
58
�
Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Gallimard, 1981. 59
Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1955. 60
Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 173. 61
Op. cit.
17
Dans son livre Demeure62
, Jacques Derrida, nous le savons, explore à travers l’œuvre de
Blanchot L’instant de ma mort63
, le rapport dans la littérature entre témoignage et fiction. Derrida
questionne la souveraineté du narrateur, l’autorité du témoignage tout autour de ce « droit à la
mort » qu’offre la littérature et la fiction par le biais de l’impossible.
Le narrateur, le témoin, le survivant est singulier. Il croit qu’il est le seul à pouvoir attester
de l’événement, dit Derrida. Et le témoignage est unique, irremplaçable et exemplaire. A savoir,
singulier, reproductible et, par conséquent, remplaçable et universel.
L’instance du témoin, de son témoignage, est cette enclave d’espace-temps où le cas
singulier rejoint son cas universel. C’est l’instant d’un paradoxe mais aussi d’une
« possibilisation », comme le dit Derrida, dans l’écriture blanchotienne. « Possibilisation », car
chaque paradoxe tel que l’instant où je témoigne de ma mort, est l’instance du témoin qui se
dédouble, manifestant par cela son impossibilité de rester sur place, de demeurer unique.
« Notre salut est la mort, mais non pas celle-ci.»64
, disait Kafka. Et Maurice
Blanchot d’ajouter : « Nous ne mourons pas, voilà la vérité, mais il en résulte que nous ne vivons
pas non plus, nous sommes morts de notre vivant, nous sommes essentiellement des survivants.
Ainsi la mort finit-elle notre vie, mais elle ne finit pas notre possibilité de mourir ; elle est réelle
comme fin de la vie et apparente comme fin de la mort ».65
Rapprocher Kafka de Blanchot est une tentative de parler de ce que nous considérons
comme cas unique dans l’univers blanchotien. C’est le moment où le témoignage rejoint la fiction :
c’est ce rapport du « témoin pour le témoin », signalé par Derrida dans L’instant de ma mort, ou
celui de l’image comme « l’ombre d’une ombre ». Ce serait aussi le travail de la mise en abyme.
Travail qui fait tournoyer la passion du témoin revenant de ce « pas au-delà », dans « l’ici-bas »,
effectuant toute la légèreté d’une entité fantomatique comme celle du mort-vivant, comme celle
d’Orphée.
Et lorsque nous critiquons le rapport Blanchot-Kafka, lorsque nous essayons de l’établir,
nous devons penser à tous ces points de repère : la position des survivants, par exemple, la nécessité
du témoin et de ce double singulier qu’est Kafka et, bien entendu, Maurice Blanchot.
Ayelet Lilti est étudiante en première année de doctorat à l’université Paris 7 – Denis
Diderot. Sous la direction d’Evelyne Grossman, elle poursuit sa recherche sur le personnage et
l’image du spectre chez Maurice Blanchot et Franz Kafka.
62
Jacques Derrida, Demeure, Galilée, 1998. 63
Maurice Blanchot, L’instant de ma mort, Fata Morgana, 1994. 64
Cité par Maurice Blanchot, op. cit., p. 71. 65
Ibid.
18
Du Livre et de la Mort chez Kojève et Blanchot
Dominique Pirotte
En 1947 paraissent conjointement « la littérature et le droit à la mort », article-manifeste de
Blanchot, et l’Introduction à la lecture de Hegel de Kojève, trace de son légendaire séminaire des
années 30, dont l’impact dévastateur marqua décisivement non seulement Sartre en tant que lecteur,
mais encore le public clairsemé de ses auditeurs prestigieux, au premier rang desquels Bataille,
Lacan, Queneau, Aron.
Aux confluents de cette réception en France d’un Hegel et d’un Heidegger anthropologisés
sous le règne de la finitude du Temps, une rencontre fondatrice, in absentia, se noue entre le texte
kojévien et le texte blanchotien, dans un Zeit-Geist qui n’a rien d’accidentel. Cet article se propose
d’en exhiber l’articulation, éclairant la profonde convergence des thèmes abordés par l’un et l’autre
autour, mais pas seulement, de la reprise détournée de la dialectique « du maître et de l’esclave ».
En acmé de cette dramaturgie, le thème mallarméen du Livre comme espace anthropologique de la
mort au travail.
L’élucidation du schème paradoxal de la « Fin de l’Histoire », soumis à tant de malentendus et
de détournements, est le principal enjeu de cette confrontation. On découvre que la mise en jeu
ultérieure, par Jacques Derrida, du thème de la « Clôture de la représentation », rend possible la
compréhension rigoureuse des ressources polysémiques insues d’un tel schème, loin des stéréotypes
médiatiques qui s’en emparèrent. On ne peut ni « revenir » à la chose-même (y être adéquat) ni s’en
abstraire ou s’en émanciper. Si expliciter le concept, c’est l’identifier, comme le fait Kojève, au
temps heideggerien et, plus encore, identifier ce temps lui-même à la temporalité du Dasein (ce que
Heidegger refuse, subordonnant l’explicitation du sens du temps à celle de l’être) qui ne cesse de le
faire fuir au devant de lui-même, alors l’abouchement du concept à la « blessure ouverte » (Bataille)
de ce temps ne cesse de faire fuir le concept hors de lui-même, comme re-présentation, trace de
l’extériorité de ce qui, du vivant, demeure inarticulé, hors-discours, et qu’il ne peut ni rejoindre ni
annuler. Du côté de Hegel si, dans l’objet-livre – la phénoménologie de l’Esprit –, le concept, censé
assurer son intériorité, ne cesse comme le montre Derrida de s’introduire à lui-même « du dehors »
par une préface, ou se prolonger dans un appendice, alors il est texte de part en part, contaminé par
la finitude temporelle du langage, réceptivité au sens kantien, voué à cette re-présentativité du signe
honnie. Toute l’œuvre écrite de Kojève apparaît telle une immense greffe posthume proliférant
autour de ce texte, y adjoignant sans fin « mises à jours », « introductions », « introductions
d’introductions », « préliminaires » et autres « para-phrases », autant de prothèses qui semblent
performativement prendre acte de la clôture interminable du discours. Substituant au « cercle
spéculatif » un cercle discursif , une boucle temporelle, Kojève découvre avant l’heure le paradoxe
tragique de cette clôture de la représentation, au double sens indécidable de « la représentation est
finie » et, en même temps, « la représentation continue ».
Cet agencement se donne à voir sous sa transposition phénoménologique pré-sartrienne : le
dualisme temporel du trou dans l’être. L’homme est un « néant qui néantit dans l’être, grâce à l’être
qu’il nie ». Articulation de la hantise que l’on retrouve précisément au cœur du texte de Blanchot.
Antécédence de l’être/nature/chose sur l’être parlant et agissant, qui s’en arrache pour les révéler,
« qui ne subsiste, en tant que présence de l’absence de leur réalité en lui, que pour qu’il y ait de
l’être ». L’être est. Le néant n’est pas. Et donc ne s’en déduit pas. L’homme apparaît ainsi comme
l’excédant lui-même, un « centre-décentré » fruit d’une « révolution copernicienne » kantienne
poussée dans ses ultimes conséquences : un Système du Savoir résolument fini. Ce qui excède
l’humain, l’inhumain dans l’homme, c’est précisément ce dont l’humain dans l’homme rend
compte. L’anthropo-centrisme critique est souvent bien mal compris, et investi d’arrogance naïve.
Il est bien plutôt une clause minimale d’humilité, en regard de l’archaïque postulat théiste du
holisme moniste toujours oublieux de la secondarité originaire du sens, de l’indéductibilité de son
19
« après-coup », toujours refluant vers l’illusion antinomique, fût-elle posée en néo-paradigme, selon
laquelle l’Esprit n’est rien d’autre que la Nature qui se pense elle-même.
S’agissant du négatif, il convient de bien comprendre que la finitude comme réceptivité et la
finitude comme mortalité ne constituent chez Kojève qu’un seul et même phénomène unitaire
envisagé « didactiquement » selon deux angles artificiellement séparés. Faute de quoi on ne saisit
pleinement le sens et l’enjeu, ni de son épistémologie du savoir/discours, ni de sa phénoménologie
existentielle du désir anthropogène et de la lutte pour la reconnaissance. À travers cette refonte de
Hegel, Kojève corrige Heidegger par Marx aussi bien que l’inverse. D’un côté, l’instance mortelle
n’apparaît plus comme une possibilité propre du Dasein et de sa solitaire déréliction. Elle est
originairement cernée par le socius du conflit, de la rivalité mimétique, et la valeur-travail que ces
derniers mobilisent dans une lutte sociale pour la reconnaissance. De l’autre, l’analyse de la valeur-
travail, ainsi que des rapports de force et d’aliénation qu’elle implique, n’apparaît plus sous le seul
angle du socius, mais réclame d’être rattachée à l’analytique existentiale de l’exposition
anthropogène à la possibilité de la mort, impossible à vivre par définition. Cette dernière n’est donc
pas un désir de mort. S’ouvrant par provocation au « mourir », il s’agit, fondamentalement, d’avérer
aux yeux de l’autre, dans le jeu d’une reconnaissance en miroir, le refus de mourir, d’être réduit au
pur donné objectif d’un vivant qui simplement meurt, rejoint sans protestation l’indifférente
perpétuation du cycle vie/mort/vie. L’homme est cet animal qui se découvre mortel, et pour cette
raison même, refuse de mourir. Un vivant qui (s’op)-pose (à) lui-même la question du vivant.
Décramponné de la fusion menaçante d’une « réclusion dans la mère-nature » – ce refus, fait de
terreur, d’intégrer et surmonter la perte de cette homogénéité (du moins le « souvenir après-coup »
de cette perte, crise immémoriale, « archi-traumatisme d’une archi-catastrophe dont nul ne songe à
fixer la date et le lieu » (N. Abraham) –, le devenant-homme, exposé, par la pré-maturation de cet
arrachement forcé, au temps « disjoint » de son inadéquation à la nature, et ne pouvant, au fond, se
satisfaire ni de la présence seule, ni de l’absence seule, se pro-jette dans l’incertitude de l’avenir,
par le travail fébrile de la main avide devenue crampon-outil configurateur de mondes
transitionnels. Le Bios/Nature/Chose sont pour le désir, et le langage que génère ce désir pour les
désigner, sa trace, la présence de leur absence, son Oublié inoubliable (Lyotard). Blanchot
transpose rigoureusement le tout dans la figure de l’écrivain, interrogeant l’enjeu de toute littérature
comme expérience assumée de l’être-au-monde en commun, démontrant les impasses de la
souveraineté comme désir de pure négativité désancrée du monde, ne pouvant s’accomplir que dans
le régime de la terreur.
On découvre, au total, après avoir souligné chez Kojève la possible coexistence non
dialectisable d’une sagesse discursive et d’une sagesse non discursive, l’enchaînement des
implications de la Fin de l’Histoire dans la constitution programmatique d’une communauté
désœuvrée (Nancy) : l’Histoire est le temps « intra-temporel » que prend l’homme-désir-discours
pour se rendre adéquat à lui-même en tant qu’inadéquat aux choses. La fin de ce telos à l’œuvre
ouvre l’espace désœuvré, toujours à venir, d’une communauté comme fiction narrative, simulacre,
règne dénaturalisé de la Chose ou Vie absentée – dont la présence à soi sans oubli, ni ne se
nomme/désire ni n’est nommée/désirée par quiconque. L’actualisation de ce règne est la
constitution d’un monde humain qui n’est ni l’état de nature retrouvé ni le royaume de dieu réalisé
sur terre, mais le re-souvenir agi et agissant de l’écart originaire entre le désir/discours et le donné
de cette nature. La fin de l’Histoire, avènement de ce Livre-Monde, est toujours-déjà promise dès
son début, sans cesse ajournée, toujours à réécrire par les générations à venir, dans la tâche infinie
de se reconnaître comme la communauté des désirs désirés.
Docteur en philosophie, Dominique Pirotte enseigne l’anthropologie phénoménologique à
l’Université de Liège. Auteur de Alexandre Kojève. Un système anthropologique, Paris, P.U.F.,
2005, coll. « Philosophie d’aujourd’hui » ; codirecteur, avec Finn Frandsen et Niels Brügger, de
Lyotard, les déplacements philosophiques, Bruxelles, De Boeck-Université, 1993, coll. « Le point
philosophique ».
20
« Parler, ce n’est pas voir… »
Deleuze et Blanchot entre événement et dialectique
Antoine Janvier
Il est fréquent de qualifier les « pensées de l’événement » d’anti-dialectiques. Mais c’est, la
plupart du temps, pour s’exempter d’une analyse serrée et rigoureuse de la notion d’événement, du
corps à corps qu’elle engage avec l’hégélianisme et des enjeux qu’elle recèle. « Anti-dialectique »
devient une formule magique qui brouille aussi bien le sens véritable de la dialectique que celui de
son « adversaire ». Il s’ensuit une approbation naïve ou une réprobation haineuse de l’usage original
du langage que ces « pensées de l’événement » pratiquent. C’est cette pratique que le présent article
interroge, à partir d’une rencontre entre Deleuze et Blanchot. Cette rencontre s’articule autour d’un
texte de Blanchot auquel Deleuze renvoie dans son Foucault : « Parler, ce n’est pas voir… »
(L’Entretien Infini). En somme, l’objet majeur de cet article est d’exhiber et d’explorer les points de
lutte entre les thèses de « Parler, ce n’est pas voir… » et la pensée dialectique, constitutifs d’une
pensée de l’événement.
Selon Deleuze, « Parler, ce n'est pas voir... » propose une approche spécifique de
l’événement. Celle-ci consiste, d’une part, à frapper d’inanité toute pensée soumise au régime de la
vision, propre à la tradition occidentale. La dialectique hégélienne en serait le point d’acmé. Elle
porterait la vision à l’absolu, en la déliant des bornes constitutives de sa finitude. Il faudra montrer
comment la dialectique actualise une puissance que contient déjà toute vision finie, en thématisant
la pensée et le langage qui la soutiennent. D’autre part, la détermination de l’événement opérée par
Blanchot consiste à libérer la parole de cette exigence optique pour la porter à sa puissance propre,
hors de toute dialectique. La difficulté est alors de comprendre le sens d’une parole qui ne voit pas,
sans tomber dans un mysticisme naïf. Ce problème met en jeu le sens même que l’on accorde à la
finitude.
La finitude propre au régime visuel se révèle n’être que partielle, dans la mesure où elle
comporte son propre dépassement vers l’absolu. C’est ce que la dialectique effectue par la prise en
compte du lieu et du mode d’énonciation de la finitude elle-même, insoupçonnés par celle-ci. Se
disant finie, la pensée de la finitude se voit limitée, mais par là voit également l’au-delà de sa
limite : elle s’est détachée d’elle-même pour se saisir sous son propre regard. C’est ce qui permet à
la dialectique d’englober, dans un discours qui ne cesse de se ressaisir lui-même, ce qui se situe
dans la limite ou à l’intérieur du champ de vision, et ce qui se situe au-delà, en dehors de ce champ,
parce que cet au-delà est lui-même vu par le discours de la finitude. Un tel mouvement de ressaisie
et de totalisation, loin d’être un simple constat d’achèvement du temps ou de l’histoire, est en réalité
constitutif de la dialectique entendue comme savoir absolu : savoir hors de toute finitude, in-fini en
ce sens qu’il n’a pas de fin. Au contraire, une finitude radicale exige d’être distincte et de la finitude
modérée de la vision, et de l’in-fini dialectique qui la porte à l’absolu. Se démarquant de toute
récupération dans le régime visuel d’une « totalité en mouvement, finie et illimitée » (EI, 7),
Blanchot dégage le sens et le lieu de l’événement : la parole. Car la parole, prise dans son acception
la plus tranchante, détachée de tout régime visuel, est un pur mouvement, un pur acte en train de se
faire. C’est par et dans cet acte que l’événement est produit. L’événement n’arrive pas, ce n’est pas
un objet qui existe et qui advient dans le monde à l’aide d’une bonne parole. L’événement est l’effet
d'un faire propre à la parole hors de toute vision. En retour, cette parole n’est pas une activité auto-
suffisante, maîtrise intérieure de son propre mouvement : elle est saisie ou affectée radicalement par
l’événement, en ce sens qu’elle ne peut se détacher de cet affect pour en faire le tour, considérer
sous son regard ce qui lui arrive, en dégager la raison d’être et en ressaisir l’origine. La parole est
traversée de part en part par cet affect dont elle ne peut se défaire et provoquée ainsi à entrer en
acte. Dans le mouvement même de son processus, la parole affirme sa finitude : sa finitude est ce
qui lui arrive et ce dont elle dépend entièrement. C’est en ce sens qu’elle ne voit pas : elle ne voit
pas ce qui s’empare d’elle – elle ne le ressaisit pas par devers elle, mais affirme son propre
21
mouvement : sa propre praxis. C’est pourquoi aucun livre de Blanchot n’est théorique : il s’agit au
contraire du prolongement d’une pratique de lecture. Ce prolongement est à entendre en un sens lui-
même pratique. Il est un acte d’écriture, qui s'origine dans un acte de lecture d’Artaud, de Char, de
Bataille, etc. Il n'y a donc pas de commencement, mais une propagation pratique qui fait événement.
On comprend alors le champ sémantique déployé par Blanchot dans L’Entretien Infini pour
« qualifier » cette parole hors de toute theoria, ou plus exactement pour la faire elle-même par cette
qualification : tour, détour, retour, détournement, retournement, tourment…
On en arrive alors à l’exact opposé des poncifs qui circulent sur le langage propre aux
« pensées de l’événement », et plus particulièrement sur celui de Maurice Blanchot. Loin d’être un
usage mystificateur et incantatoire de notions abstraites (Dehors, Etranger, Neutre, non-rapport,
Tout-Autre…), il apparaît que le langage de Maurice Blanchot est une pure pratique qui saisit son
lecteur au moment où il s’y attend le moins, c’est-à-dire quand il ne le voit pas venir. Et l’effet
provoqué, à tenir résolument l’entre-deux propre à une finitude radicale, n’est pas de répéter
inlassablement les jeux d’oppositions qui structurent notre pensée pour en manifester l’éternelle
indécidabilité, mais plutôt de faire le mouvement de lire ou d’écrire. Et de le finir par conséquent.
Le but de cet article est donc de mener le lecteur aux conséquences résolument pratiques
d’une pensée rigoureuse de l’événement. Loin de tout intuitionnisme mystique et a-politique, on en
arrive ainsi à l’exigence d’un risque politique propre à la pratique langagière de la pensée, pour
laquelle faire événement n’est rien d’autre que d’être comptable de sa finitude, c’est-à-dire de son
temps.
Aspirant F.R.S.-F.N.R.S. à l’Université de Liège, Antoine Janvier poursuit des recherches
sur la philosophie politique française contemporaine en vue de la présentation d’une thèse de
doctorat sur le thème « Événement et institution : la genèse conceptuelle de la philosophie politique
de Gilles Deleuze à partir du problème des trois synthèses du temps ».
22
L’aphérèse comme figure du neutre dans La Folie du jour
Laura Marin
Un « personnage » est empêché dans ses sens, blessé dans son corps ; la vue est touchée,
mais aussi la capacité d’une parole à répondre de soi, des événements – du sens. Dans La Folie du
jour, le « récit » de cette double impuissance, du corps et du sens, finit par neutraliser la possibilité
de tout récit : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » Le détour par la notion d’aphérèse, dans
la lecture et la dimension littéraire du texte, introduit à cette épreuve du neutre : du corps à la
langue, des sens à la narration.
Ainsi, l’aphérèse dont je tenterai de parler relève moins de la rhétorique et de la discursivité
que de la pragmatique et de la sémantique ; autrement dit, moins de ce qu’est l’aphérèse que de ce
qu’elle fait et de ce qu’elle dit et, partant, de ce qu’elle donne à travers la lecture de La Folie du
jour. Si l’aphérèse est une « figure du signifiant in absentia » (Laurent Jenny), elle indique que ce
qu’il y a à saisir dans le récit est une dépossession, une forme de soustraction qui donne une figure
du signifié in absentia, une figure non-référentielle, non-générique, infigurable et neutre.
Un survol étymologique permet de résumer ce que dit l’aphérèse en trois mots : ablation,
négation et soustraction. Dans la lecture que je propose, ablation et négation éclairent le processus
de soustraction qui affecte le « personnage » et le « récit », donnant ainsi à éprouver le neutre,
littérairement et littéralement.
A lire en effet La Folie du jour au pied de la lettre, on comprend que le « personnage »,
devant les médecins qui lui demandent de raconter « comment les choses se sont passées “au
juste” », se trouve dans l’incapacité de « former un récit avec ces événements ». Il souffre d’une
double privation qui affecte, par un mouvement contigu, les deux significations du verbe « voir » :
le sens propre, dénotatif – percevoir par les yeux, regarder avec attention – et le sens figuré,
connotatif – comprendre, examiner, juger, imaginer, saisir par l’intelligence. Voir gouverne le type
de (sa)voir qui affirme la puissance du sujet et qui, dans le récit, engage les médecins à exercer leur
pouvoir, sans retenue. Or, c’est justement à ce type de savoir que le « personnage » de La Folie du
jour se trouve soustrait. Privé de tout sens – à dire, sentir ou penser –, il s’abstrait de toute forme de
positionnement, de toute métaphore optique, de tout visible et de tout invisible, et se livre à une
expérience du neutre.
1. Ni sens à voir…
Suite à l’accident du verre écrasé sur les yeux, le sujet-narrateur est empêché de regarder
(aphaireo, en grec) : « […] je ne pouvais ni regarder, ni ne pas regarder, voir c’était l’épouvante, et
cesser de voir me déchirait du front à la gorge ». Même lorsque le corps est guéri et que le verre est
enlevé grâce à une intervention médicale (une ablation), la soustraction continue :
morphologiquement instable, déchiré, souffrant, médicalisé, privé de sens, dépourvu de toute
qualité humaine, hanté par des cris inhumains, le personnage blanchotien exprime son propre
retranchement : « En hâte, je me dépouillais de moi-même ».
Une fois détruite la vérité empirique et usuelle du « sujet » qui parle dans un récit ainsi que
toute tentative d’hypostasier le « sujet écrivant », un autre type de corps est exposé dans les failles
de l’écriture : un corps (au) pluriel, solide, puis liquide (« je devenais une goutte d’eau») et surtout
écrit (« une tache d’encre »), lequel s’échappe à toute forme incarnant le savoir du visible-invisible,
un corps qui s’évanouit, se soustrait – c’est la « faute » dont parlent les médecins, leur colère devant
la « parfaite nullité » du « personnage » devenu insituable – dans cet espace particulier de l’outre-
clôture, en quoi consiste l’écriture.
23
2…ni sens à comprendre
Affecté, le désordre des sens et du sensible entraîne un second trouble, au niveau de
l’intelligence et de l’intelligible : le sujet-narrateur perd la capacité d’enchaîner les événements, – la
capacité de raconter sa propre histoire.
Loin d’indiquer une simple absence, la négation à deux termes (« ni regarder ni ne pas
regarder ») marque plutôt un dépassement, un au-delà du regard qui suggère, à l’intérieur du
« récit », un au-delà du point de vue narratif. Cet au-delà traduit le manque de perspective (de
perspicuus), l’impossibilité de prendre distance par rapport aux choses passées puisque celui qui dit
« je », tentant de raconter son histoire, ne peut plus regarder les choses de loin, ni maintenir entre
elles et lui la distance qu’appelle et suppose le regard. Au-delà de cette distance, le récit cesse d’être
ce qui se donne à voir : il n’y a plus ni vision ni « sujet », mais passage à un « Il sans figure »
(L’espace littéraire). Raconter, jusqu’à la triple négation finale du « récit », serait alors tourmenter
le langage, défaire en lui toute structure dénotative ou « optique » et le déplacer, le tourner et le
détourner, au (dé)tour initial et infini : à quoi s’engage justement l’écriture et s’éprouve, pouvoir
interrompu – le neutre.
Ce geste réductif laisse pourtant un reste, une « tache d’encre » : le corps d’une écriture. Et
c’est dans l’écriture que le récit finit par se défaire (de) lui-même.
Le début du récit est lié à une négation du savoir, sans faire pour autant de l’ignorance un
« état » : le syntagme « ni savant ni ignorant » nie en effet les deux positions, la négation ne
marquant pas seulement une privation, mais plutôt un dépassement, un au-delà des deux « états »,
c’est-à-dire un au-delà du savoir qui n’est plus simple ignorance. En même temps, « ni savant ni
ignorant » n’est pas non plus une négation qui indiquerait une troisième position, un dépassement
qui donnerait sur une nouvelle capacité. N’affirmant aucun savoir « supérieur » ni aucune « docte
ignorance », c’est alors, plutôt, une négation neutralisante, qui dépasse toute forme de négation et
toute forme d’affirmation. Le récit se trouve ainsi, dès le début, sous le signe du neutre, hors de
toute opposition et de toute contradiction dialectique.
Mais la fin de La Folie du jour exprime encore une triple négation : « Un récit ? Non, pas de
récit, plus jamais. » L’enchaînement des quatre formes grammaticales négatives (non, pas, plus,
jamais) crée un axe syntagmatique qui engendre une intensité : il y a un crescendo par lequel la
négation du récit se soustrait à elle-même. Non seulement La Folie du jour n’est pas un récit, mais,
plus radicalement, il n’y a pas de récit. Soustraction totale au genre, donc. Aphérèse qui atteint,
d’un dernier coup trois fois porté, la possibilité elle-même de la narration, le sens de tout récit (à
venir).
D’un bout à l’autre, le texte épuise le paradigme des adverbes de négation : non, pas, plus,
jamais, ni…ni. Au-delà de cet épuisement (linguistique, sémantique et générique), il y a peut-être ce
que les rhétoriciens appelleraient un « amuïssement », si l’écriture elle-même, pourtant restante, se
trouve empêchée de raconter le sens et le jour, le récit du sujet et de la raison. Parole pourtant
restante, écrite, « blanchissement » noirci d’une tache d’encre, qui correspondrait fort bien au
silence du neutre blanchotien.
Doctorante, Laura Marin prépare une thèse en cotutelle sous la direction de Mircea Martin
(Université de Bucarest) et de Christophe Bident (Université Paris 7). Le sujet de thèse porte sur
« Les versions du neutre. La trace de Maurice Blanchot chez les grands poststructuralistes
français ».
24
Starobinski et Derrida lecteurs de Blanchot
Jérémie Majorel
L’œuvre de Blanchot permet de remettre en cause les barrières théoriques entre
herméneutique et déconstruction.
Tout d’abord, chacune des deux lectures rencontre un même écueil, la fascination. Chez
Derrida, cette fascination se manifeste par un phénomène d’inflation citationnelle par rapport à la
parole de commentaire. Les italiques, qui soulignent tels ou tels termes dans le corpus citationnel,
deviennent parfois la seule proposition d’interprétation. L’analyse est paralysée par ce qu’elle essaie
d’analyser, de sorte que Derrida préfère parler de « paralyse ». La parole de commentaire est
médusée, attirée par le chant des Sirènes (le titre même de « Parages » entre dans ce mythe), perdue
dans un labyrinthe sans centre (les « pas » du commentaire, marche et négation). Cependant, la
singularité de Derrida n’est pas de chercher à éviter cette fascination pour mieux y retomber ou
aboutir à son contraire, mais de l’accepter, d’en faire une force qui redéfinit la pratique critique.
Derrida déconstruit justement à cette occasion l’utilisation traditionnelle des citations dans le
discours critique, où citations et parole de commentaire étaient bien délimitées, au profit d’un
« texte immense » : c’est la « logique de l’interruption abortive », de la « coupe
d’ensemencement », qui obéit à d’autres critères de découpage citationnel.
Starobinski, dans le seul article qu’il ait jamais écrit sur Blanchot, « Thomas l’obscur
chapitre premier » (Critique, juin 1966), rencontre lui aussi une « étrange fascination » et reconnaît
le pouvoir qu’elle a exercé sur son commentaire. Tout comme Derrida pensait cette fascination
comme passage de l’analyse à la « paralyse », pour Starobinski « Blanchot, au vrai, s’offre à une
compréhension inachevable, non à une explication », ce qui bouleverse la distinction herméneutique
fondatrice entre « expliquer » et « comprendre ». Au terme de son commentaire, Starobinski
reconnaît que les procédures herméneutiques de totalisation et de recentrement du sens sous la prise
du regard sont mises en échec. C’est que le récit de Blanchot impose une autre manière de lire, dont
il a su s’approcher autant que Derrida.
En effet, l’article de Starobinski et les analyses de Derrida, avec leurs qualités propres mais
déviées d’elles-mêmes par les textes de Blanchot, font partie des études critiques les plus
importantes qui ont été faites sur Blanchot. L’apport de Starobinski est essentiellement stylistique.
Il donne un premier jalon pour qui s’intéresse à la possibilité d’un style neutre, quand il étudie par
exemple la « zone mitoyenne » entre les « termes “abstraits” » et les « termes “concrets” », l’
« alternance des formes actives et des formes passives » ou le « pas […] au-delà » des « relatives
développantes ». Starobinski donne également de fécondes indications sur les rapports entre la
première et la nouvelle version de Thomas l’obscur : l’influence de Giraudoux diminue et les
« apparitions-disparitions de personnages ou d’objets » se radicalisent.
La différence de pratique critique avec Derrida se marque rien qu’en regardant le titre de
l’article de Starobinski avec les titres de Derrida, « Parages », « Pas », « Demeure »…qui entrent en
résonance créative avec l’objet du commentaire, sans tentative de surplomb par le regard critique.
Dans Demeure, Derrida étudie comment L’Instant de ma mort brouille la dichotomie entre fiction et
témoignage, du dispositif narratif général aux effets de modalisation les plus précis et les plus
intraduisibles. L’important est qu’il ressort de la pratique derridienne qu’elle reste une interprétation
parmi d’autres possibles, c’est-à-dire une série de gestes sur un texte découlant d’un choix et d’une
recherche. Ainsi, par exemple, Derrida procède à la contamination du « pas » négatif avec le « pas »
de la marche sans que les textes de Blanchot ne suggèrent cette contamination. C’est donc le
déconstructionniste qui fait le choix d’opérer ce rapprochement.
Surtout, Starobinski et Derrida rencontrent dans les récits de Blanchot une limite qui
retourne leur manière de lire habituelle en son contraire, de sorte que se produit un chiasme :
l’herméneute devient déconstructionniste et le déconstructionniste herméneute. Dans Demeure, ce
chiasme surgit lorsque Derrida en appelle à une lettre de Blanchot qui revient sur l’épisode de sa vie
25
où il faillit être fusillé. Derrida, qui avait entrepris de déconstruire la dichotomie entre fiction et
témoignage, la stabilise à nouveau par là même, il redevient herméneute, mais sans que cette
régression par rapport à sa position déconstructionniste soit poussée à bout : le geste
déconstructionniste survit sous forme de modalisations du geste herméneutique auquel il retourne.
De même, Derrida cède sans tout à fait y céder à la procédure herméneutique qui recherche le centre
de l’œuvre d’un écrivain à partir duquel tout se comprend.
Si Starobinski expose ces procédures herméneutiques en introduction de son article, il le fait
sans modalisation car ces procédures définissent sa propre pratique interprétative. Cependant, dans
la dernière note de son article il regrette de n’avoir pu « souligner davantage les divers moments
d’une dialectique de la fatigue et de l’aisance, de l’impossible et du possible, de la difficulté et de la
facilité, du découragement et de la hardiesse ». C’est qu’entre temps, lui aussi a rencontré dans le
récit de Blanchot un espace neutre qui a dévié les procédures herméneutiques vers une virtualité
déconstructionniste : la néologie (« désanime »), la contamination dichotomique (abstrait et
concret), l’absence de cercle (« boucle, avec son point d’arrivée qui coïncide presque avec le point
de départ »), les allégories de la lecture et le supplément (« Ce serait allégoriser à l’excès notre
interprétation »). Dans l’ultime développement de son article, Starobinski fait du retour de Thomas
sur le rivage et de sa contemplation du nageur lointain qu’il était peut-être une allégorie de la
« relation critique » qui reconnaît « la différence en tant que différence », ultime proximité-distance
avec Derrida.
Agrégé de lettres modernes, Jérémie Majorel est titulaire d’une Maîtrise (dirigée par Pierre
Vilar, Paris 3) qui s’intitule : « Mythe, allégorie et symbole dans l’œuvre de Maurice Blanchot »
(2000-2001). Il soutient cette année un DEA (dirigé par Christophe Bident) qui s’intitule :
« Chiasmes : Blanchot, herméneutique et déconstruction ». Il a publié dans la revue Tracés n°4,
« L’interprétation », automne 2003, ENS LSH, « Blanchot et l’herméneutique : une relation
accidentelle ». Il a communiqué une étude, « “Piège herméneutique” et suaire énigmatique », lors
d’une journée d’études doctorales à Paris VII dirigée par Christophe Bident et Jonathan Degenève,
reproduite sur le site www.blanchot.fr en version intégrale et dans la brochure Travaux en cours, n°
2, février 2006, Paris VII, pp. 19-20 en version abrégée. « Starobinski et Derrida lecteurs de
Blanchot » a également fait l’objet d’une communication à l’ENS LSH lors d’une journée Tracés le
15 novembre 2006.
26
Sur quelques projets de traductions et un projet de recherche en cours
Marcus Coelen
Sur le transfert de Blanchot en Allemagne, on a pu dire qu’il « s’achète d’un dépeçage de
l’œuvre, éclatée, recomposée, de telle sorte qu’une grande part d’elle-même, le meilleur peut-être,
est perdue » (Stéphane Michaud, « Blanchot et l’édition : le cas de l’Allemagne », in Maurice
Blanchot, récits critiques, Tours, 2003, volume dirigé par Christophe Bident et Pierre Vilar, pp. 195
à 198). Cette situation est liée à une réception paradoxale : « paradoxe de la présence intense de
Blanchot sur la scène littéraire allemande, mais sous une présentation qui fait fi des intentions de
l’artiste, [et qui] mérite examen. »
Quelques projets de traduction et d’édition qui sont en cours ainsi qu’un projet de recherche
envisagé, s’inscrivent dans cette situation pour mieux l’analyser et, dans la mesure du possible, de
la modifier un peu.
1. Projet de recherche sur la Revue internationale
L’un des sites historiques de cette réception paradoxale et de la rencontre difficile de
Blanchot en Allemagne est le célèbre projet de la Revue internationale pour lequel Blanchot, ses
amis français (Louis-René des Forêts, Dionys Mascolo, Marguerite Duras et al.) et italiens (en
particulier Elio Vittorini) ainsi qu’un groupe d’écrivains allemands (notamment Hans Magnus
Enzensberger et Uwe Johnson) travaillaient pendant environ quatre ans au début des années
soixante.
Tandis que le dossier historique est assez bien établi grâce aux deux éditions des revues
Lignes et Riga (Lignes, n°11, 1990, « Dossier de la Revue internationale », éd. Michel Surya ; Riga,
n°21, 2003, « Gulliver : Progetto di una rivista internazionale », éd. Anna Panicali ; voir également
Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, pp. 403 à
417), tout un travail d’analyse et d’interprétation de ce projet, de sa généalogie et son « échec »
reste à faire. Outre des problèmes de genre « personnel » et financier, c’était en particulier un
complexe de malentendus et de conflits de nature littéraires et politiques qui rendait les rapports
entre le groupe français et le groupe allemand difficiles : le fragmentaire, l’écriture plurielle et
anonyme – notions promues surtout par Blanchot, Mascolo et des Forêts – se heurtaient à une
conception du rapport entre littérature et politique qui était, pour le dire très schématiquement,
moins basé sur la « forme » que sur le « contenu ».
Le projet de recherche aura pour but de documenter et d’analyser ce complexe par des
publications rendants accessibles la plupart des documents (lettres, protocoles, ébauches, textes
littéraires, témoignages etc.) qui se rapportent à ce projet ; une thèse de doctorat s’inscrit dans le
contexte de ce projet.
2. Projets de traductions et d’éditions
a) Une traduction des Ecrits politiques (1958 à 1993) (Lignes, Paris, 2003) : cette traduction
est augmentée d’un texte de Blanchot sur Mandela (1986), antérieurement paru dans le volume
Pour Nelson Mandela ; elle comprend une préface et des commentaires historiques et philologiques
légèrement augmentés par rapport à l’édition française. Ce volume vient de paraître sous le titre :
Politische Schriften 1958 – 1993, übersetzt und kommentiert von Marcus Coelen (Berlin :
Diaphanes, 2007).
b) Un recueil de textes autour de la « (scène primitive ?) » : ce recueil présentera une série
de textes mis en constellation autour de ce fragment blanchotien qui porte comme titre « Une scène
primitive ? » à partir de sa première publication en 1976 puis dans une deuxième version dans
L’écriture du désastre. Il s’agit, d’une part, de deux textes psychanalytiques auxquels Blanchot fait
référence quand il replace la scène dans L’écriture du désastre : « La crainte d’effondrement » de
Douglas Winnicott et la première partie du livre On tue un enfant de Serge Léclaire. D’autre part, le
27
recueil comprendra des textes qui sont, soit marqués par la lecture de la scène blanchotienne –
notamment deux textes de Philippe Lacoue-Labarthe : « Emoi » (de Phrases) et « Agonie terminée,
agonie interminable » (de Maurice Blanchot, récits critiques) – soit analysent la constellation
psychanalytique ou littéraire de la scène : des essais de Michael Turnheim et Jonathan Degenève
respectivement. Ce volume paraîtra en mars 2008 sous le titre Eine andere Urszene ? Texte von
Maurice Blanchot, Philippe Lacoue-Labarthe u.a., herausgegeben von Marcus Coelen (Berlin :
Diaphanes, 2008).
c) Une anthologie de textes et de fragments philosophiques de Blanchot : ce recueil
comprendra à la fois des inédits en allemand (par ex. « La main de Pascal » ou « Grâce (soit rendu)
à Jacques Derrida ») et des textes déjà traduits mais qui sont soit épuisés soit difficilement
accessibles (comme « La littérature et le droit à la mort » ou « La solitude essentielle »). Le volume
aura un appareil critique plutôt léger (indiquant date et contexte de la parution, noms, références
intertextuelles, etc.), une brève introduction et une préface de Jean-Luc Nancy. Ce volume paraîtra
en été 2008 sous le titre Das Neutrale. Texte und Fragmente zur Philosophie, herausgegeben von
Marcus Coelen (Berlin : Diaphanes, 2008). (N.B. Une grande partie des textes de ce volume vient
de L’entretien infini dont à peu près un tiers a été repris dans un recueil nommé Das Unzerstörbare
[L’indestructible] (Munich, Hanser, 1997). On continue donc d’éditer l’œuvre de Blanchot de
manière « éclatée ». Étant donné l’impossibilité de trouver, dans la situation actuelle des éditions en
Allemagne, un moyen de traduire et de publier des textes tel que L’entretien infini en entier, on n’a
pu faire autrement. Peut-être faut-il aussi affirmer cette situation en y trouvant une nouvelle chance
pour la réception de Blanchot, encore difficile dans ce pays, au lieu de regretter uniquement la perte
d’une intégralité originelle. Dans ce contexte, il faut aussi saluer en deux éditeurs – Diaphanes à
Berlin et Urs Engeler à Bâle – leurs efforts pour publier l’œuvre de Blanchot en allemand, le
premier s’occupant principalement des textes « théoriques », le second surtout des récits.)
d) Une traduction de Le pas au-delà : cette traduction paraîtra fin 2008 sous le titre Hier
Hinüber, übersetzt von Marcus Coelen (Berlin : Diaphanes, 2008).
28
Journée sur Beckett organisée par Evelyne Grossman et Jonathan Degenève
Le rituel de Quad ou le retentissement de la surface
Guillaume Gesvret
Quad66
(I et II), pièce pour la télévision écrite en 1980, a été mise en scène par Beckett en
1981 pour la télévision allemande. Quad présente un plan (cinématographique et scénique) dont la
fixité est perturbée par l’entrée successive de quatre marcheurs fantomatiques aux quatre coins du
carré. Comme souvent chez Beckett, les « interprètes » épuisent des séries logiques combinant tous
les trajets possibles : chacun, l’un après l’autre, apparaît dans sa tunique, encapuchonné, tête
baissée, visage caché. La dramatisation est minimale, sans autre évènement que l’apparition-
disparition des corps et l’évitement obligé de la « zone de danger » du centre par un brusque
« déhanchement » de la marche.
Il s’agit pour nous de comprendre comment la décomposition à l’œuvre dans Quad donne
rythme à un nouveau type de rituel (décomposition spatiale, mais aussi, dans Quad I, sonore et
visuelle, avec pour chaque danseur un bruit de percussion spécifique et l’assignation d’une couleur
primaire). La structure close et répétitive évoque en effet la danse d’un rituel païen, la marche
rédemptrice et pathétique de moines dans leur cloître, ou le mouvement, comique et inquiétant,
d’une malédiction inconnue ; ainsi, Beckett avait cité l’Enfer de Dante concernant le mouvement
de la marche des damnés qui « vont toujours à gauche en Enfer (la direction des damnés) »67
.
L’étymologie du « rituel » renvoie à la fois à la règle ou à l’ordre prescrit (du grec arithmos,
le nombre) et à la structure d’un lien, d’une articulation. Le rituel opère donc un partage réglé
d’espace et de temps en vue d’établir un système symbolique entre l’homme et la puissance sacrée.
Ici, le centre isolé et séparé par la distance « sacrée », ne représente pas la divinité mais construit le
lieu de son évidement : aucun totem, aucune figure magique. Quad ne convoque plus aucun dieu et
l’écran du templum beckettien ne nous communique plus la destinée des hommes. La distance qui
séparait de l’Autre idéal, salvateur ou menaçant, se glisse maintenant dans la clôture du plan,
s’inscrit entre les corps, dans le jeu épuisant qui leur fait arpenter l’espace, et les sépare d’une
couleur, d’un rythme et d’une position à l’autre. L’étrangeté du retour réglé des danseurs fonctionne
avec cette mise en latence de la sacralité rituelle et de l’« efficacité symbolique » (Lévi-Strauss) des
corps-signes archaïques. La source extérieure disparaît, ou plutôt, comme le dit Worstward Ho au
sujet de la pénombre : « source unknown »68
. Si la source est activement et nécessairement
abandonnée, ignorée, si l’œuvre crée les conditions mêmes de cette ignorance, c’est la surface qui
semble alors retentir des bruits de pas et de percussions, des couleurs qui la recouvrent, et de la
lumière blanche qui l’isole. La mise en scène de Quad interroge alors la présentation transitoire et
précaire de ces « hiéroglyphes animés » dont parlait Artaud au sujet du théâtre balinais, entre une
« parole d’avant les mots » et un « nouveau langage physique »69
.
L’espace étant ainsi livré à sa propre puissance d’apparition, à la fois sensible et inquiétée,
les corps paraissent eux-mêmes comme dissociés et indépendants de toute volonté de se mouvoir.
C’est plutôt l’automatisme qui régit la rapidité de leur marche, donne à leur danse un aspect
mécanisé, inhumain, systématique. Avec leur rigidité de pantins mécaniques, ces marcheurs
66
Quad et autres pièces pour la télévision, suivi de L’Epuisé, par Gilles Deleuze, trad. Edith Fournier, Minuit,
1992. 67
James Knowlson, Beckett, Actes Sud, 1999, p. 846. 68
Samuel Beckett, Worstward Ho (1982) in Nohow On, Grove Press, New York, 1996, p. 91. 69
Antonin Artaud, « Sur le théâtre balinais » in Le théâtre et son double (1938), Gallimard, 1964, repris dans
coll. « Folio Essais », 1985, p. 82.
29
participent de la tension d’une même logique spectrale. Leur retour incessant déconcerte en effet
toute alternative et tout rapport binaire au profit d’un reste fuyant, indécidable : entre vie et mort,
humanité et inhumanité, automatisme machinal et autonomie du vivant – témoignant par là même
de leur inquiétante étrangeté (au sens freudien).
Or l’écriture du corps spectral est aussi questionnement du support. La surface de Quad se
caractérise non seulement par la production de perceptions sensibles qui semblent émaner d’elle,
mais encore par l’ambiguïté même de son statut. La zone centrale, en particulier, noue différentes
fonctions : elle est à la fois l’objet à épuiser et, comme présupposé logique, la condition même de
cet épuisement. Le danger dont parle Beckett pour nommer la zone du centre renvoie en effet au
risque que cette logique, qui se veut autosuffisante, ne tienne plus, et soit interrompue par la
collision au centre. La résolution a posteriori du problème favorise paradoxalement
l’ambivalence du statut de cette dérobade centrale : à la fois résultat du travail des marcheurs qui
réussissent à ne pas se rencontrer et point de départ, moteur qui permet la mise en marche et la
sauvegarde de leur relation d’altérité. Un centre magnétique qui sépare et maintient ensemble. Si la
défaillance active d’une référence au sacré ouvre aux rythmes et aux devenirs d’un rituel spectral,
ce jeu de l’écart, de l’ambivalence du lieu, du hiatus est d’autant plus intense qu’il prend place dans
l’encadrement serré de la logique beckettienne. Travail d’une « logique faible », au sens repris par
Lacan, qui tient avec et malgré sa faille interne, un dispositif autonome poussé au point où sa
scission le déborde, le décentre et trahit l’inquiétude d’une ouverture.
Entre fixation hypnotique et décentrement, le centre est exemplaire de cet espacement
littéral, symbolique et imaginaire. Il est un point « blank », soit en anglais, un lieu laissé vide ou
évidé, espacé pour l’apparition à venir d’un corps virtuel : « Blanks for when words gone »
(Worstward Ho, 112). Le « blank » comme lieu de l’apparition du corps chez Beckett, espace-temps
d’un évidement et d’une imminence, déjoue l’opposition entre l’avant et l’après de l’apparition,
entre la présence littérale et l’hypothèse spectrale. Dans Quad, le blanc central est l’espace à ne pas
combler pour créer un autre retentissement : celui d’une reconnaissance incertaine, à rejouer sans
cesse, entre une pure intensité de surface et la logique d’une dérobade (comme dans le peinture de
Bram van Velde ou Geneviève Asse). Quad nous présente en somme cet espacement comme point
d’inscription de l’altérité des corps dans l’empêchement de leur rencontre, engagement du
transcendant (entendu comme puissance de décomposition panique) dans la clôture immanente du
plan, une trace d’infinitude persistant dans l’exténuation rythmée des possibles. Sans doute est-il
aussi le lieu d’une exigence qui consiste, selon Derrida, à tenir « l’ouverture (...) à l’évènement
qu’on ne saurait attendre comme tel, ni donc reconnaître d’avance, à l’évènement comme l’étranger
même pour qui on doit laisser une place vide, toujours, en mémoire de l’espérance – et c’est le lieu
même de la spectralité »70
.
Guillaume Gesvret prépare à Paris 7 – Denis Diderot sous la direction d’Evelyne Grossman
un mémoire de Master 2 intitulé : « L’écriture du corps spectral dans Mal vu mal dit, Worstward
Ho, Quad et ...que nuages... de Samuel Beckett ».
70
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 111.
30
Ironie, réflexivité et modernité dans Film et Comédie de Samuel Beckett
Sonya Laborie
De ces figures fluctuantes que sont l’ironie, la réflexivité et la modernité, maints critiques
ont souligné la co-présence et les connivences. Mais, trop souvent reléguée à un rôle de
subordonnée, l’ironie ne serait que « le moyen dont l’art use pour s’auto-représenter »71
ou l’« une
des composantes essentielles de la modernité »72
. Pourtant, cette figure n’a cessé d’évoluer et,
depuis la fin du dix-huitième siècle, elle s’affirme « plus dans le rapport littéraire entre l’auteur et le
lecteur, processus au cours duquel l’auteur prend le rôle de dissimulateur, emploie des tournures
ironiques et se complaît en outre dans une pose ludique, apparemment gratuite, flottante et
sceptique »73
. Témoignant de cette évolution, Comédie et Film de Samuel Beckett semblent
exemplaires d’une posture essentiellement ironique, sœur de la « distance de Sirius » évoquée dans
Molloy, héritière de cette ironie que F. Schlegel avait définie comme une « parabase permanente »,
comme une « alternance incessante d’autocréation et d’autonégation » et comme « un état d’esprit
qui plane par-dessus tout, qui s’élève infiniment loin au-dessus de tout le conditionné, et même de
l’art, de la vertu et de la génialité propres »74
. Mise en jeu par l’ironie, la figure de la réflexivité – en
tant que figure de tout retour sur soi – devient un signe révélateur des interrogations propres à une
« modernité » en pleine crise de la représentation de l’art mais ne conduisant en aucun cas à sa
destruction.
Rendant compte de cet « esprit qui plane par dessus tout », les deux œuvres mettent en place
un « regard impitoyable, l’œil fauve »75
. L’œil de la caméra qui joue avec l’angle d’immunité dans
Film, la lumière « infernale » dans Comédie qui endosse le rôle d’un quatrième personnage
fonctionnent comme autant d’instances dissimulées, d’Ethos moqueurs. « Parabase », au sens
d’ « accentuation constante du caractère fictif, artificiel de toute fiction, au-delà de son ambition de
réalisme »76
, mettant en jeu la mimesis traditionnelle, l’ironie beckettienne multiplie les
signaux comme : les titres, aux résonances métalinguistiques, contrevenant aux normes
d’intitulation ; les adresses provocatrices aux spectateurs sur un mode humoristique (C, 16); les
didascalies auctoriales insistant sur le « jeu » ; des propos qui résonnent de manière métadiscursive.
« Processus d’autocréation et d’autodestruction », la mise en jeu ironique de la figure de la
réflexivité consiste tout d’abord à multiplier dans des œuvres kinésiques les signes de la
réflexivité qui apparaissent comme autant de mises en abyme. Le motif du regard dans Film qui
constitue l’origine de la fuite du protagoniste apparaît significativement sur les « seuils » de l’œuvre
qu’il encadre par l’image d’un œil reptilien ; dans Comédie, objet de répétitions, il devient un objet
de doutes – dédoublé, multiplié, démultiplié – témoignant « d’un rapport ironique à [une]
impossible complétude »77
. Après avoir multiplié les « signes » de la réflexivité, l’ironie iconoclaste
n’a de cesse de tenter de les épuiser : le miroir voilé, la fenêtre masquée avec peine dans Film, l’œil
de Buster Keaton comme la menace d’énucléation dans Comédie – doubles échos à Un Chien
andalou – sont exemplaires d’une ironie oscillant entre les registres comique et tragique.
71
C’est ce qu’affirme Ingrid Stroschneider-Kohrs, Die Romantische Ironie in Theorie und Gestahlung ; citée par
Beda Allemann, « De l’ironie en tant que principe littéraire » (traduction de Jean-Pierre Morel), in Poétique, 36, nov.
1978, p. 387. 72
C’est ainsi que la définit Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 61,
dans le sillage de Roland Barthes selon lequel l’ironie constitue « une figure propre à la modernité » (Critique et vérité). 73
Ernst Behler, Ironie et modernité, P.U.F., 1997, p. 2. 74
Friedrich Schlegel, Kritische Ausgabe. V. les fragments 42, 85 traduits in Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-
Luc Nancy, L’absolu littéraire, Paris, Edition du Seuil, 1978. 75
« En 1983, [Samuel Beckett] dit au caméraman de la SDR, Jim Lewis, que la télévision « était devenue pour
lui “un regard implacable” » ; rapporté par Martha Fehsenfeld, « De la boîte hermétique au regard implacable », in
Samuel Beckett. Revue d’esthétique, Hors série 1990, Editions Jean-Michel Place, p. 363. 76
Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Edition du Seuil, 2001, p. 109. 77
C’est ce qu’écrit Christine Baron, « La question de l’autoréférence, tentative d’interprétation symbolique et
idéologique », in Littérature, modernité, réflexivité, p. 54.
31
Est-ce à dire que l’ironie déployée par Samuel Beckett prendrait acte avant tout d’une
posture narcissique de l’art, « autotéléologique », dérivant vers ce « strabisme inquiétant d’une
opération en boucle »78
que dénonçait Roland Barthes ? Tel ne nous semble pas le cas quand les
répétitions jouent sur des variations et quand les effets de circularité ne tendent pas vers une clôture
comme le suggère l’œil au seuil de Film qui reste ouvert. En outre, loin d’atteindre un « épuisement
des images »79
, certains objets semblent échapper à l’œil de O, comme l’appui-tête curieusement
sculpté (F, 122), or cet oubli « pervers » (signalé par la répétition du même plan) transforme non
seulement le spectateur en double du personnage (en le prenant au piège de l’analogon) mais
également en complice. Et « ce qui est donné à voir à un spectateur, c’est bien dans le recul critique,
le spectacle d’un aveuglement »80
comme l’explicite Comédie (C, 32) et même la chute de Film81
.
De plus, loin d’être dévalorisante et destructrice, l’ironie s’apparente à une parodie euphorisante et
analytiquement critique82
qui joue sur une première dimension réflexive, celle d’écho83
intertextuel.
Le choix final de l’acteur dans Film, Buster Keaton, peut être lu comme un jeu – hommage au
cinéma muet des années 30 ; de même, l’espace « palimpseste » de Comédie – où se côtoient, entre
autres, l’imaginaire platonicien, judéo-chrétien, celui d’Aristote, de Dante, d’Homère, de la
Commedia dell’arte, de Racine, l’univers de Luis Buñuel, ainsi que des références
autobiographiques parodiées84
– rend compte d’un imaginaire culturel commun. Par ailleurs, en tant
que « pensée de l’institution »85
, de nature évaluative et axiologique86
, si l’ironie beckettienne
déploie un « scepticisme », celui-ci n’est jamais absolu, mais mis en relation avec un « idéal » aussi
« noir » soit-il devenu (C, 15). L’ironie beckettienne, comme F1, « sachant qu’elle ne pouvait avoir
aucune preuve », qui ne cesse d’« interroger » la transcendance87
, n’est certainement pas nihiliste.
Processus dialectique, à l’image du double mouvement mis en œuvre par l’alternance de la caméra
entre la subjectivité et l’objectivité, comme ce regard « s’ouvrant sur moi et se refermant », « à
éclipses » (C, 33), l’ironie beckettienne met en tension des valeurs comme la compassion (C, 12), la
Vérité (C, 32) mais ne les nie pas. De même dans Film, avec les « clichés » du passé, l’ironie sait
s’effacer derrière un registre élégiaque qu’elle encadre certes mais ne nie pas.
La « po-éthique »88
de l’ironie beckettienne déployée dans Film et Comédie nous semble
donc une héritière du concept d’ironie élaboré par Schlegel, figure d’un « flottement entre le
présenté et le présentant », d’une oscillation permanente entre autocréation et autodestruction, le
tout au service d’une déconstruction de la représentation mimétique classique, mais en aucun cas au
service d’une destruction de toute valeur.
Certifiée en lettres modernes, Sonya Laborie, en M2 de Littérature Générale et Comparée à
Paris 7 – Denis Diderot sous la direction de Claude Murcia, a soutenu en juin 2007 son mémoire sur
« Le traitement ironique de l’espace dans les œuvres dramaturgiques des années 50 et 60 de Samuel
Beckett, de Robert Pinget et de Juan Benet ».
78
Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, op. cit., p. 36. 79
C’est ce qu’affirme François Noudelmann, « Autour de Film : Commentaires », in Film, 2006, MK2 S.A.,
dans le sillage de Gilles Deleuze, qui parle d’ « épuisement de l’espace » à propos de Quad. 80
Philippe Hamon, L’ironie littéraire, op. cit., pp. 11-12. 81
Alors peut-on vraiment parler d’ « Anti-Œdipe visuel » comme le fait à propos de Film François Noudelmann,
op. cit. ? 82
Cf. Linda Hutcheon, « Ironie et parodie : stratégie et structure », in Poétique, 36, 1978, p. 468. 83
Cf. Dan Sperber et Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », in Poétique, 36, pp. 399-412. 84
J. Knowlson, Beckett, Paris, Acte Sud, 1999, p. 149. 85
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Editions de Minuit, 1967, pp. 70-71. 86
Comme le rappelle Philippe Hamon, L’Ironie littéraire – Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris,
Hachette Supérieur, « Recherches littéraires », 1996. 87
En cela l’ironie beckettienne ne relève en aucun cas du post-modernisme, qui ôte toute transcendance, si l’on
suit les propos de Gilles Lipovetsky, L’Ere du vide, Edition Gallimard, « Folio Essais », 1983, p. 16, selon lequel « la
société post-moderne n’a plus d’idole ni de tabou ». 88
Nous empruntons cette heureuse formule à Claude Murcia, qui l’utilise dans le chapitre 4 de Juan Benet, Dans
la pénombre de Région, Nathan Université, Paris, 1998, pp. 87-126.
32
Le processus de l’écoute comme tension dans La Dernière bande
Julia Siboni
« Il y a toujours à écouter89
», confie Beckett à Charles Juliet, faisant de l’écoute un
processus qui ne cesse d’évoluer.
Dans La Dernière Bande, tandis que Krapp « rêvasse » ou « regarde dans le vide » et qu’un
regard sans objet émane donc de sa personne, son écoute, elle, semble dirigée, orientée vers son
objet, le magnétophone. Le centre de l’attention – le magnétophone – est de surcroît redoublé par sa
position centrale sur scène et par la lumière projetée sur lui, par contraste avec le reste de la scène.
La Dernière bande se ferait alors spectacle auditif. Car la vie passée, le souvenir, ici réduits à une
réalité de type sonore, se donnent véritablement en spectacle. Ainsi, à la « prise de vision », au
coeur du projet d’« aperception » défini dans Le Monde et le pantalon, répond une prise d’écoute
dans La Dernière Bande.
Par ailleurs, Beckett recourt au processus de l’écoute dans un rapport étroit à la
psychanalyse ; l’écoute serait vécue sur le mode alternatif et tracerait les contours d’un nouvel
espace : « Le cadre […] de la narration beckettienne rappelle la situation analytique avec un patient
qui parle et quelquefois se tait, avec un psychanalyste qui se tait et quelquefois parle »90
. Didier
Anzieu, afin de définir la nature de cette relation, recourt à la notion de « soliloque », « dialogue
intérieur entre une partie du Soi qui se met à parler librement […] et une autre partie du soi qui se
met à l’écoute de la précédente »91
. Ainsi Krapp parvient-il à faire l’expérience de l’écoute du
silence : « Jamais entendu pareil silence », dit-il à deux reprises. Et la pièce se clôt précisément sur
l’écoute du silence, devenu toile de fond de l’inscription des propos sur la bande : « La bande
continue à se dérouler en silence ».
De plus, le dynamisme de la pièce, placée d’emblée sous le signe de l’énergie avec la
mention de la didascalie « avec vivacité », est assuré par le va-et-vient de la bande, les arrêts et les
reprises obligeant l’oreille à un phénomène d’accommodation sans cesse renouvelé.
L’écoute n’apparaît donc pas comme un phénomène figé, mais au contraire comme un
processus en perpétuel devenir, comme « la mise en écoute du sujet sur le trajet de la langue »92
, le
terme « trajet » mettant bien en évidence le mouvement à l’œuvre. Cet appel à un devenir génère
alors une tension palpable : écouter, c’est aussi « tendre l’oreille ». La posture de Krapp, penché
vers le magnétophone, semble empreinte, voire conditionnée par cette tension. Avec treize
occurrences, le verbe « se pencher » sature d’ailleurs l’ensemble du texte. Beckett définit même
dans une didascalie l’expression « posture d’écoute » : « c’est-à-dire le buste incliné en avant, les
coudes sur la table, la main en cornet dans la direction de l’appareil, le visage face à la salle. »
Krapp s’avère ici tiraillé, écartelé entre la salle – son visage lui faisant face – et l’appareil – son
oreille et sa main étant tendues vers le magnétophone. La tension prend ici tout son sens
d’opposition, de pression de forces contraires. De surcroît, cette posture semble être un prérequis à
l’écoute.
De plus, la mise à mal des capacités sensitives – à la fois auditive et visuelle – de Krapp, dit
« Très myope (mais sans lunettes). Dur d’oreille », a pour fonction d’accentuer l’effort, l’énergie
déployée pour parvenir à voir et à entendre. Par ailleurs, à l’intensité lumineuse concentrée,
ramassée, densifiée (« lumière crue », « à l’avant-scène, au centre »), s’ajoutent de très longs
préparatifs silencieux précédant l’écoute de la bande, comme s’il s’agissait d’une nécessaire mise en
condition, afin d’accroître la tension vers le moment où la bande sera (enfin) enclenchée. Que
penser enfin des innombrables interruptions-suspensions de l’écoute ? Elles marquent sans doute
89
Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L., 1999, p. 49. 90
Créer Détruire, chap. 2 « Autour de Beckett », coll. Psychismes, Dunod, 1996, p. 127. 91
Ibid., p. 123. 92
« Double, écho, gigogne », Entretien Ludovic Janvier / Bruno Clément, in Europe, n°770-771, juin-juillet
1993, p. 67.
33
une respiration, une pause, une échappatoire exigée par cette tension trop prégnante, d’où
l’alternance tension / détente. Le rire par exemple retentit à deux reprises, tel un exutoire,
permettant de relâcher la pression insoutenable. Krapp fait également quatre allées et venues vers le
fond de la scène, tentatives d’évasion provisoire, et enfin arrête et réenclenche la bande, comme s’il
était ici question d’asseoir sa maîtrise, de réguler les irruptions de son moi ancien.
En outre, le texte semble tout entier tendu vers la recherche d’un passage en particulier, à
savoir le récit de l’expérience amoureuse et de la rupture. La tension est alors accrue à l’approche
du passage recherché. Peut-être qu’en définitive, toutes ces tentatives pour se « pencher » sur la
bande ne servaient qu’à retrouver le moment où Krapp s’est « penché sur elle » !
La tension provient de cet écart induit par l’écoute entre deux instances distinctes, d’une
distanciation entre le moi actuel et le moi ancien de Krapp, ou encore entre le Je de l’énoncé (la
bande) et le Je de l’énonciation (Krapp) : « revenir ici à… (il hésite)… moi. (Pause.) Krapp. » En
effet, selon Denis Vasse, l’écoute « contre-distingue le sujet de l’énoncé du sujet de l’énonciation.
»93
Cet interstice soulève la question de la problématique unité de la conscience du Je, appelée par
Evelyne Grossman « schize intérieure de Krapp »94
. La dissociation du sujet engendre par
conséquent une quête de la jointure, de la coïncidence entre deux Je. Néanmoins, ce processus ne
vise pas à effacer les frontières entre deux Je distincts, à les faire fusionner, mais au contraire
l’écoute contribue à les faire entrer en dialogue en préservant la séparation entre ces deux entités.
Car l’objet de La Dernière Bande réside bien dans cette quête auditive du Je. Entendre consisterait
alors à tendre vers soi-même. Or, le mouvement inscrit au cœur même de cette démarche contraste
avec la volonté d’enregistrement du moi sur une bande, comme si Beckett ne cessait de tenter de
figer une vérité par essence fugitive, insaisissable. A l’image de la bande qui tourne – en rond ? –,
tout passage par définition demeure impossible à fixer : on peut seulement rembobiner la bande. A
l’inverse de l’image visuelle, l’image auditive se dérobe, échappe sans cesse à l’écoute pourtant tout
entière tendue vers une éventuelle capture. Ainsi pourrait-on définir le projet de La Dernière Bande
comme un essai pour saisir cette limite poreuse et évanescente au sein même de la langue entre le Je
ancien et le Je actuel. Sur ce point, la description qu’Anzieu fait de ce processus semble éclairer la
pièce d’un jour nouveau :
« Ma tête et ma peau forment un immense récipient sonore sur lequel je me penche pour entendre, pour
surprendre, pour noter l’écho qu’il me renvoie de mes pensées. »95
« Un Moi parle à son Soi de son Soi. Ou plutôt laisse parler son Soi à ce Moi qui l’écoute et l’enregistre. C’est
le soliloque, c’est-à-dire un récit de récit. Soliloque qui narre les territoires du Soi, ses frontières, leurs fluctuations,
leurs empiétements. »96
Tenter d’appréhender ces territoires du moi en tant qu’ils dessinent un nouvel espace, demeure
précisément l’objet de l’écoute beckettienne.
Julia Siboni, agrégée de lettres modernes, est doctorante de littérature française au sein du
Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre (CRHT), à l’Université Paris 4 – Sorbonne. Elle est
également allocataire-moniteur dans cette même université.
93
L’ombilic et la voix, Deux enfants en analyse, coll. « Essais », Seuil, 1974, p. 10. 94
L’esthétique de Beckett, coll. « Esthétique », Sedes, 1998, p. 100. 95
Beckett, Folio Essais, 1999, p. 103. 96
Ibid., p. 132.
34
« Comment dire » : les aphasies beckettiennes
Gabriela García Hubard
Dans l’ensemble de l’œuvre de Beckett, les multiples références explicites et implicites à
l’aphasie déclenchent une lecture « contaminée » (à la fois littéraire, linguistique, philosophique,
« tragique » et neuronale) qui souligne et déstabilise le concept d’intentionnalité. Comment donc
parler des aphasies beckettiennes, écrites, lues, « dites » ?
Dès « l’écholalie gratuite » dans Dream...97
aux images « presque aphasique[s] » que
Deleuze identifie dans « L’épuisé »98
, en passant par la « divine aphasie » dans la « pensée » de
Lucky99
et l’« aphasie complète » dont parle Moran100
, jusqu’à l’aphasie dont Beckett souffrit à la
fin de sa vie, l’aphasie s’avère une « méthode » employée par Beckett dans son exploration d’une
« literature of the unword » annoncée dès la lettre allemande de 1937101
. Cette « méthode » qui
répondrait chaque fois à la singularité et à la différence de la démarche qu’il approche, donne à
penser l’aphasie comme un événement d’écriture opposée à une pensée de la langue en tant que
connaissance.
C’est ainsi que les intrications de l’aphasie avec cette décréation de la parole, et du monde
par la parole qui se lisent dans l’écriture de l’empêchement, dans ses impuissances et
décompositions ou dans la rupture de la langue, montrent la pertinence d’explorer les aphasies
beckettiennes.
Titulaire d’ un D.E.A. à l’University of London, Gabriela García Hubard prépare une thèse à
Paris 7 – Denis Diderot intitulée « Derrida, Beckett et Lispector (d’) après les apories de la
signification ». Elle a dirigé des séminaires sur Beckett dans le Département de Littérature Moderne
à l’Université National du Mexique. Elle prépare la prochaine publication des articles suivants sur
les œuvres de Jacques Derrida et Samuel Beckett : « Echo-graphic images : writing or piercing de
visible », Mosaic. A journal for the interdisciplinary study of literature 2007 ; « Esquisses de la
suspension Beckettienne », Interartes 2007 ; « Sa naissance fut sa perte et sa perte son aporie »,
Beckett Today / Aujourd’hui, 2008.
97
Samuel Beckett, Dream of Fair to Middling Women, Calder P, London, 1993, p. 68. 98
Gilles Deleuze, « L’épuisé », dans Quad et autres pièces pour la télévision, Samuel Beckett, Minuit, Paris
1992, p. 72. 99
Samuel Beckett, En attendant Godot, Minuit, Paris, 1952, p. 55. 100
Samuel Beckett, Molloy, Minuit, Paris, 1951, p. 191. 101
Samuel Beckett, Disjecta, John Calder, London, 1983, p. 172.
35
Délitements de la fiction :
les Textes pour rien de Samuel Beckett et Le Bavard de Louis-René des Forêts
Sarah Clément
Dans les Textes pour rien s’engage une réflexion théorique sur la fiction d’une grande portée
qui, loin d’être figée, est difficile à stabiliser en système : elle se fait sous forme discontinue,
fragmentaire, elliptique, parfois métaphorique. Les chemins qu’elle emprunte croisent souvent très
exactement ceux suivis par Louis-René des Forêts dans Le Bavard.
Il s’agira donc de tracer quelques parallèles entre ces deux œuvres, très proches
historiquement (Le Bavard a été écrit au milieu des années 40 et les Textes pour rien en 50) en
émettant l’hypothèse fictive et anachronique que les textes de Beckett pourraient être lus comme
une sorte d’art poétique auquel se serait conformé des Forêts en écrivant Le Bavard, tant il semble
qu’ils partagent l’un et l’autre des idées communes sur la question de la création littéraire. La
proposition résiderait alors dans une re-lecture du Bavard à la lumière des Textes pour rien, dans la
mesure où l’un et l’autre interrogent les différents possibles de la fiction, se demandant si la fiction
traditionnelle est un mode d’écriture encore viable, s’il ne faut pas le renouveler, ou en tout cas
tenter de creuser en son sein quelque chose de l’ordre d’une mise en abyme.
Le traitement du personnage est d’abord mis en question. Il se confond parfois avec la voix
narrative (puisque ce sont des textes écrits à la première personne), mais parfois s’en démarque
aussi par des dispositifs de brouillages complexes. L’impersonnalité du je dans Le Bavard
notamment est frappante, on ne sait rien ou presque de lui, aucun détail physique sur son apparence
ne nous est donné et le peu de renseignements individuels disséminés çà et là au cours du récit
seront ensuite désavoués. Et si l’on ne sait rien du Bavard, c’est peut-être que l’enjeu n’est pas de
figurer un personnage au sens classique, mais bien de cerner au plus près une voix étrangement
désincarnée, dont les accents rappellent continuellement l’insignifiance et qui, explorant les
méandres de son intériorité, éprouve le vertige d’une possible dissolution.
Louis-René des Forêts comme Beckett nous révèlent dans ces textes à quel point il ne va pas
de soi de créer, de fabriquer un personnage, un autre, un autre que soi. Il semble que cet acte de
mise au monde ne puisse se faire qu’à reculons comme le montre l’incipit du texte III :
« […] il faut un corps, comme jadis, je ne dis pas non, je ne dirai plus non, je me dirai un corps, un corps qui
bouge, en avant, en arrière, et qui monte et descend, selon les nécessités. Avec des tas de membres et d’organes, de quoi
vivre encore une fois, de quoi tenir, un petit moment, j’appellerai ça vivre, je dirai que c’est moi, je me mettrai debout,
je ne penserai plus, je serai trop pris, à tenir debout, à me tenir debout, à changer de place, à tenir le coup, à parvenir au
lendemain, à l’autre semaine, ça suffira, huit jours suffiront, huit jours au printemps, c’est vivifiant. Il suffit de vouloir,
je vais vouloir, me vouloir un corps, me vouloir une tête, un peu de force, un peu de courage, je vais m’y mettre »102
.
On pourrait lire cet extrait comme un petit art poétique sur la façon de créer un personnage
de fiction. Ce passage mérite notre attention dans la mesure où le processus en acte de création d’un
personnage se donne à lire, se déroule sous nos yeux, montrant bien à quel point il est difficile de
redonner un « corps » à la fiction après l’écriture de L’Innommable, un corps au personnage fictif
« comme jadis » chez Balzac ou Flaubert, avec des membres et des organes, avec une vie à mener et
à décrire. Sans remonter aussi loin dans le temps, même un roman comme Mercier et Camier que
Beckett a écrit en 1946 et refusé de publier jusqu’en 1970, ne pourrait plus être écrit à la date où il
rédige les Textes pour rien.
On sent déjà que le narrateur ne croit plus lui-même en sa capacité à inventer un personnage,
que ce serait presque un acte contre-nature, qu’il irait à rebours de tout ce qu’il a défait jusqu’ici
patiemment. Car cette résolution du texte III ne tiendra qu’un temps et le corps du personnage
disparaît bien dans les Textes pour rien pour ne laisser place qu’aux seules circonvolutions de la
102
Textes pour rien, Minuit, 1958, pp. 129-130.
36
pensée. Ce texte qui fonctionne comme une mise en abyme de la fiction, comme un passage où la
fiction se regarde s’autoproduire, signale le contraire de ce qu’il affirme. Il montre très clairement
qu’il y a une véritable prise de distance avec le personnage de sa propre fiction. En dévoilant les
ficelles de la création, en l’enfermant dans ses piètres subterfuges, il entérine du même coup la
désertion du sujet sur la scène de la fiction et montre par là-même la vanité de cette scène. Dans Le
Bavard, la troisième partie réduit également à néant la tentative première de fabrication d’un
personnage. Certes un « je » possède un corps et une identité dans la majeure partie du récit mais la
fin balaie d’un geste magistral l’existence factice de ce « je ». Aucune des péripéties narrées n’était
vraie, nous dit le narrateur. Il pourrait s’exclamer comme le narrateur beckettien « foin de démentis,
tout est faux, il n’y a personne, c’est entendu, il n’y a rien, […] ce n’est que des voix, que des
mensonges »103
. Rien n’a donc été dit que la simple affirmation qu’il n’y a rien.
Quelqu’un a bien essayé de vous raconter une histoire nous disent Beckett et Louis-René des
Forêts, mais en fait il n’y a rien, tout est faux. Le Bavard aurait tout aussi bien pu s’appeler Texte
pour rien, car finalement le Bavard ne nous dit rien d’autre que l’inanité de la fiction. Un
dédoublement définitif s’est produit dans l’écriture qui aboutit à un constat pessimiste, celui de la
fin des histoires, de la mort des voix qui racontent des histoires, comme le laisse entendre cet excipit
du Texte III qui fait pendant et répond négativement à l’incipit du même texte :
« je suis ici, c’est tout ce que je sais, et que ce n’est toujours pas moi, c’est avec ça qu’il faut s’arranger. Il n’y
a de chair nulle part ni de quoi mourir. Laisse tout ça, vouloir laisser tout ça, sans savoir ce que ça veut dire, tout ça,
c’est vite dit, c’est vite fait, en vain, rien n’a bougé, personne n’a parlé. Ici, ici il ne se passera rien, ici il n’y aura
personne, de sitôt. Les départs, les histoires, ce n’est pas pour demain. Et les voix, d’où qu’elles viennent, sont bien
mortes »104
.
Le narrateur réfute ici dans un geste rageur et définitif tout ce qu’il venait de construire au
début du texte III, c’est-à-dire la possibilité de la fiction, la possibilité d’un personnage. La
démarche, si elle ressemble à celle du Bavard, n’en possède pas pour autant la perversion de celle
qu’emploie des Forêts. Beckett ne cherche pas à irriter ou à tromper le lecteur, il ne veut pas le
décevoir, il est déjà dans un au-delà qui serait la dénonciation du délitement de la fiction et il ne
veut pas que le lecteur puisse croire encore pour un temps à sa survie. S’il invente encore un
personnage, alors ce personnage ne pourra être qu’anti-romanesque : il sera « vieux comme le
monde, foutu comme le monde, amputé de partout, debout sur [s]es fidèles moignons, crevant de
vieille pisse, de vieilles prières, de vieilles leçons »105
.
Sarah Clément est A.T.E.R. en littérature générale et comparée à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et prépare une thèse sous la direction d’Evelyne Grossman.
103
Ibid., p. 129. 104
Ibid., p. 136. 105
Ibid., p. 192.
37
Samuel Beckett / Francis Bacon : la chair et le cri
Marie-Christine Laurent
« La peinture doit arracher la Figure au figuratif » nous dit Deleuze106
. Chacun à leur
manière, l’écrivain et le peintre pensent cette question de l’arrachement au travers de « ces zones
d’indétermination dans lesquelles vit l’art dès que le matériau passe dans la sensation, ces zones où
on ne sait plus qui est l’homme et qui est l’animal »107
. Partant du sacré, dont on ne peut faire
l’économie chez les deux artistes, on tentera donc de définir ce qui, dans cette zone
d’indiscernabilité, semble les réunir dans un même cri, celui du corps souffrant dans et par sa chair :
corps carcasse, enclos, tentant d’empêcher sa propre dilution, tête-bouche qui empêche la parole
mais corps-voix qui dit en même temps l’horreur silencieuse de l’homme confronté à sa part
d’animalité.
« Chez Beckett, aucun de ses personnages n’est pas un croyant. Il y a l’espoir déçu que Dieu
existe. Mais il n’existe pas »108
. Aucun / n’est pas : deux négations qui disent cet espoir déçu.
« Mon dieu mon dieu à quoi m’as-tu abandonné »109
. Que disent donc d’autre ces corps en
souffrance de Beckett, ces âmes en perdition dans les eaux boueuses du Styx (Dante, l’Enfer, chant
VII, v. 100 à 114) : « […] je vis des gens boueux dans ce marais,/tous nus et à l’aspect meurtri./
[…] tranchant leurs corps par bribes, avec les dents ». Cependant, l’ironie et le dérisoire ne sont
jamais loin. Le « héros » de Molloy n’y arrive pas : « Je pris dans ma poche le couteau à légumes et
m’appliquai à m’en ouvrir le poignet. Mais la douleur eut vite fait de me vaincre. » (pp. 81 et 82).
Le renversement opéré témoigne de l’importance accordée au corps souffrant : l’arbre-crucifix de
Godot : on ne peut pas s’y pendre.
De même de « l’inquiétude » de Moran dans Molloy : « M’accorderait-on le corps du Christ
après un pot de Wallenstein ? » (p. 131). Cette figure hautement improbable de l’Incarnation fait de
Moran père et fils une créature qu’une naissance n’a pu incarner : « ce n’est pas à moi qu’on parle,
ce n’est pas à moi qu’on pense » (p. X). La parole beckettienne met en scène des ombres sonores,
voix-incarnations d’une certaine condition humaine, comme si parler équivalait à être, malgré
l’effondrement du corps. La bouche filmée de Pas moi 110
, se déchaînant dans un staccato de plus en
plus rapide et puissant, pratique une gymnastique de la parole où la langue, tel un muscle relié,
enchaîné à cette parole précipitée, précipitante, tente de s’échapper de sa cage, laissant parfois
sortir, épuisée, un cri, des cris.
Quel est ce sujet sans parole, mais un sujet bavard, qui refuse de se taire ? Le silence
beckettien n’est jamais le silence de l’ineffable, mais seulement celui de la chair, depuis toujours
pourrissante car elle porte en commençant le signe de sa fin. Avec la trilogie Molloy, Malone meurt,
L’Innommable, le magma des corps et des mots devient la matière même de l’écriture, permettant
de déceler, en deçà de l’horreur, la beauté fragile du débris sous le décousu de la prose fragmentée,
dessinant le lieu et le dispositif narratif qui permettent de mettre en scène ce sujet de l’informe, de
donner un corps à l’informe. C’est dans l’immense procession d’êtres rampants dans la boue,
alternativement seuls et en couple, tour à tour victimes et bourreaux, que l’informe prend forme.
Painting 1946, de Francis Bacon, condense les signes du peintre : le quartier de viande, la
tête déchirée, hurlante, mais aussi la structure tubulaire qui enclot, et transpose les signes mêmes de
la religion : carcasse représentée en position crucifiée, personnage enclos dans son fauteuil (d’après
Innocent X de Velazquez). Opérant une mise à distance de l’innommable, la démarche créatrice de
106
A propos de Bacon, avant-propos d’Evelyne Grossman, in Le corps de l’informe, Textuel n°42, Paris 7 –
Denis Diderot, nov. 2002. 107
G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, 2005. 108
P. Bouénic, How far is the Sky, film réalisé à l’occasion de l’exposition Beckett à Beaubourg, 2007. 109
H. Meschonnic, recueil Gloires.-Traduction des psaumes. 110
Exposition Beckett citée.
38
Bacon, au delà du mélange de réalisme atroce et de symbolisme d’un Gründewald, est donc « de
briser et de réinventer », en s’appuyant sur cette tradition pour mieux la ruiner, de « déformer la
chose et l’écarter de l’apparence, […] la ramener à un enregistrement de l’apparence »111
. Figure
clef de cette représentation, le quartier de viande est une vision de la chair, de l’animalité et de la
mort. Cependant, pour Bacon, peindre de la viande tient pour une grande part à des questions de
forme et de couleur : « Quand […] vous voyez comment la viande peut être belle et qu’ensuite,
vous y pensez, vous pouvez penser à l’entière horreur de la vie, au fait que toute chose tire sa vie
d’une autre »112
. L’emploi du substantif « chose » au lieu de « être » montre que, pour Bacon, nous
sommes avant tout de la matière, la représentation de carcasses sanglantes évoluant jusqu’à ces
corps déliquescents, pris dans un processus d’anamorphose.
Le cri plutôt que l’horreur. Le Pape semble crier alors qu’il n’y a rien qui fasse horreur dans
ce qui est représenté. L’abandon du Figuratif laisse la forme agir plus directement sur le système
nerveux. Dans Etude d’après Velazquez, la bouche semble silencieuse, comme dans un grognement
animal, faisant « affleurer l’animalité dans l’humain » mais c’est plus que cela : c’est comme si
c’était la bouche de l’Enfer.
Bacon réinvente les catégories du sacré et du profane. Tandis que les Crucifixions donnent
à voir des bêtes féroces et des quartiers de viande et les Papes toutes les formes de l’hystérie, les
personnages accouplés ou solitaires, hurlant dans des pièces désertes ou enfermés dans des cages,
expriment souvent une tendresse mystique. L’alliance paradoxale entre la beauté et l’insoutenable,
Zoran Music, peintre croate déporté à Dachau, semblait la partager avec Bacon. Son œuvre est
également une forme de cri sans clameur, une vision de l’horreur transmuée en beauté, une
expérience tragique apaisée par l’immanence de sa personnalité. Ce dernier point le différencie
pourtant de Bacon, pour qui « La seule possibilité de renouvellement réside dans le fait d’ouvrir les
yeux et de voir le désastre actuel. Un désastre incompréhensible mais qu’il faut laisser entrer car
c’est la vérité »113
. Là réside le pouvoir de sa peinture, dans cette vision insoutenable et inévitable
de la vulnérabilité humaine crucifiée dans sa chair.
Sous la direction d’Evelyne Grossman, Marie-Christine Laurent prépare un mémoire sur
l’écriture de Beckett et la peinture de Bacon intitulé : « Du corps crucifié au corps de l’in-forme : le
corps souffrant dans la trilogie de Beckett et dans les Crucifixions de Bacon ».
111
D. Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, Skira, 2005, p. 46. 112
Ibid., p. 54. 113
Ibid..
39
Le « crâne » comme image scénique du « lieu dernier » :
étude des derniers récits courts de Samuel Beckett
Wanrug Suwanwattana
En 1945, dans un restaurant de Berlin près du Schiller-Theatre, Beckett confie à Morton
Feldman « qu’il n’y a dans sa vie qu’un seul thème » qu’il explicite en écrivant sur le papier à
musique de Feldman : « Va-et-vient dans l’ombre, de l’ombre du dehors à l’ombre du dedans. Va-
et-vient, entre le moi inaccessible et le non-moi inaccessible »114
. Ces mots, qui seront par la suite le
début d’un très court texte Ni l’un ni l’autre, montrent le déplacement incessant d’une conscience
dont l’identité se dessaisit. À l’image de l’esprit de Murphy qui « renfermait des formes »115
, les
derniers récits courts de Beckett semblent nous offrir des formes et des images aux contours
douteux et perméables dans un espace mouvant qu’incarne le crâne, à la fois clos et ouvert, à la fois
dedans et dehors.
En effet, cette figure crânienne apparaît comme le « lieu dernier »116
. L’espace dernier, elle
l’est parce qu’elle incarne l’espace le plus intime de l’être : l’esprit. Dans Cap au pire, c’est « la tête
dite siège de tout. Germe de tout »117
qui est la source de tout jaillissement de la pensée. Le crâne
constitue la scène, l’œil le spectateur : « Crâne et écarquillés seuls. Scène et spectateur de tout »118
.
À la différence des pièces de théâtre des années cinquante à soixante, des souvenirs du passé ne
trouvent plus leur place dans ces récits courts. Or, à l’image de l’esprit de Murphy, c’est « un flux
d[e] formes » qui font leurs apparitions et disparitions incessantes dans l’espace crânien : « le noir,
était un flux de formes, qui allaient sans cesse s’agrégeant et se désagrégeant »119
. Plafond finit par
ces mots : « Douce vision redoutée »120
. Bing est en quelque sorte un effort de fixation des images
qui glissent entre ici et ailleurs. Sans nous fait effleurer les « chimères »121
et « cet inchangeant
rêve » du « petit corps »122
, dont la face est paradoxalement « sans trace » et qui n’a « aucun
souvenir »123
.
Mais, brouillées et mouvantes, ces formes ne s’avèrent être que des « restes d’esprit »124
, des
« Ruines »125
de la conscience. Par analogie à l’esprit de l’homme zen pendant la pratique de la
méditation – le zazen126
–, le crâne offre d’abord un espace privilégié au sujet beckettien pour
pénétrer toujours plus profondément à l’intérieur de soi. Le zazen une tentative de « re-devenir »
soi-même en dépassant le clivage sujet/objet. Cette expérience ressemble à celle que Beckett fait
dans Cap au pire : celle du double effacement du sujet, à la fois en tant que sujet et objet. On a
l’impression que l’oeil du crâne essaie de pénétrer au plus profond de sa propre conscience : « la
tête dite siège de tout. Germe de tout. Tout ? Si de tout d’elle aussi. Où sinon là elle aussi ? Là dans
la tête inclinée la tête inclinée »127
. Ce faisant, jusqu’à brouiller la frontière entre sujet et objet, entre
soi et non-soi, entre dedans et dehors : « Entrée à travers crâne jusqu’à la substance molle. Exit hors
114
James Knowlson, Beckett, Actes Sud, 1999, p. 795. 115
Beckett, Murphy, 1994, p. 82. Toutes les oeuvres de Beckett citées sont des Éditions de Minuit sauf mention
contraire. 116
Beckett, Pour finir encore et autres foirades, 2004, p. 9. 117
Beckett, Cap au pire, 2001, p. 22. 118
Ibid., p. 29. 119
Beckett, Murphy, op. cit., p. 84. 120
Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 75. 121
Beckett, Têtes-mortes, 2000, p. 72. 122
Ibid., p. 69. 123
Ibid., p. 70. 124
Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 37. 125
Beckett, Têtes-mortes, op. cit., p. 69. 126
« Le zazen la “méditation assise, jambes croisées” est un moyen spécifique pour le sujet de pénétrer toujours plus
profondément à l’intérieur de lui-même, de manière que le “soi” séparé […] puisse recouvrer son unité originelle »,
Toshihiko Izutsu, Le Kôan zen, Fayard, Paris, 1997. p. 51. 127
Beckett, Cap au pire, op.cit., pp. 22-23.
40
substance molle à travers crâne. Béants dans visage invisible. Ça la faille ? Ça le défaut de faille ?
Essayer mieux plus mal enchâssés dans crâne »128
. Ainsi, par ce processus de va-et-vient incessant,
la frontière entre dans le crâne et hors crâne se désiste : « Trou noir béant sur tout. Absorbant tout.
Déversant tout »129
. L’espace crânien devient paradoxalement à la fois sans fin et délimité : « Aux
limites du vide illimité »130
.
Dans l’expérience zen, il faut transcender la distinction entre intérieur et extérieur pour
arriver au stade du « soi non-soi » ou « l’esprit sans esprit ». Ce stade ressemble de beaucoup à ce
que Beckett appelle « demeure indicible »131
dans Ni l’un ni l’autre. Cette maison – « home » dans
la version originale – cet habitat, cet espace ne se situerait ni dans le soi absolu ni dans le non-soi.
D’ailleurs, Beckett a écrit dans le catalogue de l’exposition de Henri Hayden en 1952 : « Gautama
[…] disait qu’on se trompe en affirmant que le moi existe, mais qu’en affirmant qu’il n’existe pas
on ne se trompe pas moins »132
.
Partant, le geste de l’écriture beckettienne est écartelé entre laisser ses traces et les effacer.
Cette tension est elle-même dynamisée par le caractère instable de l’identité prise dans le processus
de double effacement à la fois en tant que sujet et objet. Mais, ce processus d’effacement contamine
non seulement le sujet de la conscience mais aussi des « formes », des « restes » de l’esprit. Lieu
dernier où les traces se creusent, le crâne l’est aussi parce que, paradoxalement, il est en même
temps l’espace de « dévorement »: « Jusqu’alors dévore encore. Tout dévore encore »133
. Les
derniers mots de Mal vu mal dit sont ceux-ci : « Pourvu qu’il en reste encore assez pour tout
dévorer. Goulûment seconde par seconde. Ciel terre et tout le bataclan. Plus miette de charogne
nulle part »134
. Tout ce qui reste est brouillé, effacé. Ainsi, le crâne comme « Lieu des restes » de
Pour finir encore est devenu à la fin du texte un « crâne funéraire »135
; celui même qui, dans Mal
vu mal dit, engloutit et aspire tout même le vide: « Le temps d’aspirer ce vide »136
. Et les sables gris
sont devenus « un rien de poussière »137
.
Prises dans la tension entre empreinte et effacement, ces formes sont en flux constant, en
perpétuelle reconfiguration, à cheval entre deux états : entre dedans et dehors, entre silence et cris.
Et, ce qui se donne à lire, ce sont des « restes d’esprit », des résidus du moi, ce « petit reste »138
du
Cap au pire. Ces restes d’esprit sont les dernières traces de l’être qui persiste encore à être là tout en
aspirant à la disparition, à l’absence, au vide : « Là dans cette tête dans cette tête. Etre ça de
nouveau. Cette tête dans cette tête »139
. Ces traces sont celles de l’esprit réduites à la nudité. En tant
que force dynamique, cette tension est le principe substantiel de l’écriture qui permet de tenir l’être
et le discours beckettiens en place, aux deux sens du terme : à la fois résister et maintenir. Discours
qui est à la fois menaçant et menacé par son propre anéantissement, discours qui est au bord de
l’éclatement le temps d’un « va-et-vient » dont l’horizon serait la fin.
Doctorante au Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre (CRHT) de l’Université Paris 4
– Sorbonne, Wanrug Suwanwattana prépare sa thèse, Beckett et le bouddhisme zen, sous la direction
de Denis Guénoun.
128
Ibid., pp. 57-58. 129
Ibid., p. 60. 130
Ibid., p. 62. 131
Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 79. 132
Beckett, « Henri Hayden, homme-peintre », Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, éd.
Ruby Cohn, John Calder, London, 1983, p. 146. Siddhārtha Gautama (en pāli : Siddhattha Gotama) est le nom de
naissance du Bouddha. 133
Beckett, Cap au pire, op.cit., p. 55. 134
Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., pp. 75-76. 135
Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., pp. 9 et 15. 136
Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 76. 137
Beckett, Pour finir encore et autres foirades, op. cit., p. 14. 138
Beckett, Cap au pire, op.cit., p. 62. 139
Ibid., p. 27.
41
L’abstraction du langage :
une similitude entre L’innommable et Fin de partie
Teppei Suzuki
Ham ne peut pas bouger dans sa chambre, tout comme Malone qui écrit son présent et une
histoire fictive, allongé sur le lit dans sa chambre. Malone et Clov partagent l’anticipation de la
mort ou d’une fin proche: « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. » (MM p. 7)140
,
« c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » (FP p. 17)141
. La structure de Fin de partie semble être
empruntée à Malone meurt. Comme Beckett a écrit En attendant Godot en théâtralisant Mercier et
Camier, Fin de partie semble venir de Malone meurt.
Malgré des similitudes parmi les trois romans (Molloy, Malone meurt et L’innommable),
notamment l’écriture en « contradiction »142
et l’altération progressive du corps des protagonistes
dans les romans, les différences entre le deuxième roman et le troisième sont aussi saillantes.143
Tout d’abord, l’espace où Malone se trouve est clos, il ne peut en sortir tandis que dans
L’innommable, on ne peut pas imaginer où se trouve le narrateur: « [...] des bruits qui me
parviennent. [...] D’un gris tout juste transparent dans mon voisinage immédiat, [...] Et les bruits ?
Non plus, tout est silencieux. [...] Le gris non plus n’est plus n’est pas, c’est noir qu’il fallait dire »
(IN pp. 9-29)144
. Le narrateur affirme la présence des bruits et de l’atmosphère grise pour les dénier
tout de suite. Ensuite, Malone écrit le texte, tandis que dans L’innommable, le narrateur emploie le
mot « parler » au lieu d’« écrire »145
. Pour finir, il ne fait aucun doute que Malone est le narrateur
tandis que dans L’innommable on ne sait qui parle : «j’ai l’air de parler, pas moi, de moi, pas de
moi » (IN, p. 7). Dans ce roman, il ne s’agit pas de savoir qui parle, mais de savoir comment le
langage se développe au cours du texte.
Or, Beckett disait : « Il n’y avait aucun chemin à suivre » après L’innommable.146
La
similitude entre Fin de partie et Malone meurt suggère donc que Beckett a écrit Fin de partie en
revenant à Malone meurt pour sortir de cette impasse.
Une différence notoire entre En attendant Godot et Fin de partie est le nombre d’acte : le
premier est en deux actes tandis que le dernier est en un seul acte. Beckett a changé Fin de partie en
un acte en 1956147
pour que le temps dure sans interruption. Dans un passage de Malone meurt, une
ligne blanche représente le temps qui s’est écoulé quand il cherchait son crayon : « Ah oui, j’ai mes
petites distractions et elles devraient [une ligne blanche] Quel malheur, le crayon a dû me tomber
des mains » (MM p. 88). Au contraire, le temps du narrateur coule sans interruption dans
L’innommable tout comme dans Fin de partie.
140
MM : Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Minuit, 1951. 141
FP : Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957. 142
« The sentence construction in this [Molloy] and in the subsequent novels is frequently composed of direct
contradictions », Wolfgang Iser, Implied Reader : Petterns of communication in Prose fiction from Bunyan to Beckett,
Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1974. p. 164. 143
« Yet there is no denying that Malone’s (comparative) independence, his storytelling, his determination to
play, and his (somewhat qualified) success are unique in the context of the trilogy » ; « […] Beckett started with a unit
of two books in mind, not three », Porter Abbott, Fiction of Samuel Beckett : Form and Effect, University of California,
Berkley, 1973, pp. 111-112. 144
IN : Samuel Beckett, L’innommable, Paris, Minuit, 1953. 145
Le mot « écrire » n’est utilisé que dans un seul passage (IN, p. 29). 146
Graver, Lawrence et al. (éds.), Samuel Beckett : The Critical Heritage, Routledge & Kegan Paul, London,
1979, p. 148. 147
Ruby Cohn, A Beckett Canon, Michigan UP, Michigan, 2001, p. 225. Voir également la version en deux actes
de Fin de partie dans le tapuscrit de l’Université de Reading (MS 1660).
42
Les langues utilisées dans En attendant Godot et Fin de partie sont différentes148
. Beckett
considérait Fin de partie comme une pièce pleine d’échos et où toutes les choses se répondent elles-
mêmes.149
Les personnages emploient les mots des autres, soit consciemment soit inconsciemment.
Par exemple, Nell et Clov disent la même chose dans deux scènes différentes : « Pourquoi cette
comédie, tous les jours? » (FP p. 29 et p. 49). De plus, Clov répète ce que Hamm a dit juste avant
d’une façon différente : « Clov. – Pas besoin de lunette. Hamm. – Regarde-la à la lunette. Clov. – Je
vais chercher la lunette. Il sort. Hamm. – Pas besoin de lunette ! » (FP pp. 43-44). Un autre exemple
: « Clov. – Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » (FP p. 15) ; « Hamm. – cependant
j’hésite, j’hésite à ... à finir. [...], il est temps que cela finisse » (FP p. 17) ; « Hamm. – C’est cassé,
nous sommes cassés. (Un temps.) Ça va casser » (FP p. 70). Ici c’est le langage sur scène qui est
présent, et non pas les personnages. Autrement dit, le langage « monologique » commence à se faire
entendre à travers les personnages de Fin de partie.
Le dialogue de Fin de partie peut être considéré comme une théâtralisation de
L’innommable : « Il me plaît de croire que j’en occupe le centre, mais rien n’est moins sûr. En un
sens, il vaudrait mieux que je sois assis au bord » (IN p. 13) ; « Hamm. – Je suis bien au centre ?
[...] Hamm. – Je me sens un peu trop sur la gauche. (Clov déplace insensiblement le fauteuil. Un
temps.) Maintenant je me sens un peu trop sur la droite. (Même jeu.) » (FP pp. 42-43).
Le langage presque abstrait est marqué par ce temps qui dure. Dans Fin de partie tout
comme L’innommable, l’abstraction du langage se matérialise de façon uniforme dans tous les
personnages et dans le temps qui dure.
Teppei Suzuki est doctorant à l’Université de Paris 7 – Denis Diderot et à l’Université de
Tokyo. Il travaille sur l’évolution créatrice de Beckett de 1946 à 1956. Il a fait une communication
sur « La compréhension à travers l’incompréhensible » au colloque de Beckett à Tokyo en 2006.
148
« Les quatre ne faisant qu’un, Hamm parle comme Clov, Nag ou Nell. A titre de comparaison, le discours
décomposé de Molloy se distinguait clairement de la langue corseté de Moran, Pozzo ne parlait pas comme Estragon,
ni, a fortiori comme Lucky. Ici au contraire, tout en eux est d’emprunt, et jusqu’à leur discours, comme en témoigne la
diction complaisamment théâtrale de Hamm », Evelyne Grossman, « Beckett et la représentation de la mort » in
Evelyne Grossman et al. (éds.). Samuel Beckett : L’écriture et la scène, SEDES, Paris, 1998. p. 123. 149
Cité par Steven Connor, « Doubling presence of En attendant Godot and Endgame » in Steven Connor (éd.)
Waiting for Godot and Endgame : New Casebooks, Macmillan, London, 1992, p. 135.
43
Monologue polylogique : L’expulsé, Le calmant, La fin
Izumi Nishimura
Comme Beckett disait avoir écrit tous ses livres entre 1946 et 1950, il y a un fort lien entre
la rédaction en français et la construction de son univers. En effet, pendant ce court temps, il a
rédigé au moins quatre nouvelles et cinq romans. Les trois premières nouvelles150
, L’expulsé, Le
calmant, La fin, ont quelques traits communs : le monologue à la première personne, l’espace clos
et les expressions indécises. Il n’existe d’ailleurs aucune indication de temps ou de lieu, et les
personnages n’ont guère de nom popre. Du début à la fin, « je » ne répète que son sentiment
d’ignorance face à son état : « Je ne savais par où commencer ni par où finir » (E, 11)151
, « Je ne
savais pas où j’étais » (E, 37), « Je ne sais plus quand je suis mort » (C, 39)152
, « Je ne sais combien
de temps je restai là » (F, 108) 153
, etc. Ces phrases négatives n’ont pas nécessairement un sens
négatif ; elles montrent plutôt la neutralité et la suspension de la narration. La preuve en est que le
premier exemple se continue ainsi : « Je ne savais par où commencer ni par où finir, disons les
choses comme elles sont » (E, 11. Je souligne). Comme les peintres abstraits qui voulaient exprimer
le monde entier, Beckett essaye de représenter le monde tel qu’il est à travers les expressions
indéterminées. Ses textes sont similaires à ce que nous trouvons dans la notion développée par
Roland Barthes : « un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique [...], mais
un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune
n’est originelle »154
. Barthes a mis l’accent sur la nécessité de prêter attention à l’intertextualité qui
fonctionne comme le fondement de tout texte. Les écrits de Beckett nous invitent également à
penser un fort lien intertextuel entre eux : « Je ne sais pas pourquoi j’ai raconté cette histoire.
J’aurais pu tout aussi bien en raconter une autre. Peut-être qu’une autre fois je pourrai en raconter
une autre. Ames vives, vous verrez que cela se ressemble » (E, 37. Je souligne). L’expression
« Ames vives » est originellement dans le manuscrit Ames en repos 155
: l’univers beckettien
comporte donc implicitement un système synchronique entre les écritures et les textes. Ce « je-
narrateur » qui n’est qu’une incarnation parmi d’innombrables possibilités d’autres « je-s », est
complètement écarté de l’oppression externe, de sorte qu’il n’a aucune relation avec le temps
linéaire de la vie à la mort. La notion de vie n’existe d’ailleurs pas : « Mais racontez-moi votre vie,
[…]. Ma vie ! m’écriai-je » (C, 61) ; l’âge non plus : « quel âge avez-vous ? Je ne sais pas, dis-je »
(C, 62). En revanche, les possibilité de la répétition de l’existence apparaît : « Ce qui venait de
m’arriver n’avait pas de quoi faire date dans mon existence. Ce ne fut ni le berceau ni le tombeau de
quoi que ce soit. Plutôt cela ressemblait à tant d’autres berceaux, tant d’autres tombeaux, que je m’y
perds. » (E, 15). On a l’habitude de considérer les expressions ambigües et la plurarité des
personnages comme le clivage et la perte du moi. Pourtant, selon toutes les raisons que nous avons
montrées, le récit de Beckett est fondé sur l’intentionalité de la conscience intérieure pour exprimer
le monde entier.
Si nous nous attardons un peu sur la disposition des trois nouvelles, on remarque que l’ordre
était initialement La fin → L’expulsé → Le calmant et que le titre original de La fin était Suite. Il
n’est alors plus possible de penser la perte d’identité comme horizon de l’écriture. D’ailleurs, une
phrase au début de Suite, qui sera supprimée plus tard, montre ce « je » invisible : « Je me couvris
donc le bas du visage d’un chiffon noir »156
. Ceci symbolise le « je » originellement absent. Mais
150
Samuel Beckett, L’expulsé, Le calmant, La fin, dans Nouvelles et Textes pour rien, Minuit, Paris, 1955. 151
E : L’expulsé. 152
C : Le calmant. 153
F : La fin. 154
Roland Barthes, La mort de l’auteur, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Éric Marty, t. II
(1966-1973), Seuil, Paris, 1994, p. 493. 155
L’Expulsé, holograph notebook with author revisions and notes, 1946, Harry Ransom Humanities Research
Center, Austin, Université de Texas. Je souligne. 156
Richard L. Admussen, The Samuel Beckett Manuscripts : A study, G. K. Hall and Co., Boston, 1978, p. 83.
44
grâce à cet état, il peut se générer pour n’importe qui. De même, dans la dernière scène de La fin, le
« je » reste en dehors de sa propre vie : « j’avalai mon calmant. La mer, le ciel, la montagne, les
îles, vinrent m’écraser dans une systole immense, […]. Je songeai faiblement et sans regret au récit
que j’avais failli faire » (F, 112). Contrairement à Murphy qui se tait complètement après la
subversion à laquelle il est associé, ce « je » continue sa narration même après son écrasement.
L’expression « récit que j’avais failli faire » implique que toutes les histoires sont les produits
d’hypothèses et de la composition, de sorte qu’elles peuvent exister parfaitement en ayant la même
valeur.
Le sujet beckettien reste dans sa boîte crânienne automatique qui contient le passé, le présent
et le futur. Pour dire « les choses comme elles sont » (E, 11), le temps et le sujet doivent exister au
pluriel et pouvoir se transformer. Cela correspond à l’état de la monade Leibnizienne : « L’état
passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité, ou dans la substance simple »157
.
Le monologue du « je » est, en effet, un polylogue des « je-s » virtuels qui est fondé sur nombre de
possibilités, de sorte qu’il n’est pas question de dénouer l’antinomie ou la contradiction.
Il est évident que les personnages des trois nouvelles sont, selon l’expression de l’auteur,
ceux qui sont isolés et qui se plongent dans leur for intérieur. Pourtant, ils se distinguent nettement
du solipsisme, car ils acceptent dès le départ leur topos qui est soutenu par la relation réciproque de
plusieurs « je », c’est-à-dire par la possibilité d’une recombinaison. Grâce à cette possibilité de
recomposition, un « je » peut être complètement libéré de son espoir unilatéral, tel que « devenir un
autre « je » ». De surcroît, la tendance profonde vers un « je » va assurer finalement la relation
réciproque et cosmique envers les autres animaux, et même entre les matières inorganiques. Une
des phrases de La fin symbolise cette situation : « Se tailler un royaume, au milieu de la merde
universelle, puis chier dessus, ça c’était bien de moi. Elles étaient moi, mes ordures » (F, 109).
Cette relation carnavalesque entre les hommes et leurs déjections invite au dialogue avec le cosmos,
puisque les ordures incarnent le système circulaire des vivants et des morts, des présents et des
absents.
La fertilité dans l’ouvrage beckettien se trouve dans cette sorte de monologue polylogique
qui évolue sans arrêt. Tous les sujets dans son univers ne s’identifient jamais avec eux ; comme un
agrégat d’atomes, leur spécificité se caractériserait par leur nature fragmentaire qui contient
l’intensité de leur cohésion hypothétique.
Izumi Nishimura a obtenu son doctorat de l’Université de Paris 8 sous la direction de Bruno
Clément en 2006. Elle est actuellement chargée de cours titulaire à l’Université des Arts de Nagoya.
Elle a publié « Malone meurt de Samuel Beckett : Déchiffrement des réécritures », Études de
Langue et Littérature Françaises, no. 82, 2003, « Micromégatexte : L’intensité de la conscience
intérieure dans l’œuvre de Samuel Beckett », The Institute for Theatre Research, no. 2, The 21
st
Century COE Programme, Waseda University, 2004.
157
Gottfried Wilhelm Leibniz, Monadologie 14, dans Principes de la nature et de la grâce fondés en raison /
Principes de la philosophie ou Monadologie, publiés intégralement d’après les manuscrits d’Hanovre, Presses
Universitaires de France, Paris, 1954, p. 77.
45
Journée sur Artaud organisée par Evelyne Grossman et Lorraine Dumenil
Le corps à corps entre Artaud et le nouveau spectacle
Maia Borelli
A l’aube du troisième millénaire le corps est sans doute le protagoniste de la scène du
spectacle comme de la scène politique. C’est un corps-espace, lieu de toutes les actions sociales et
théâtre des corps à corps qui se livrent entre l’idée du corps, sa réalité et les images qui nous
entourent. Un corps à corps est possible aussi entre les dernières réflexions d’Antonin Artaud et
celles de la scène du spectacle contemporain sur le corps et ses mutations. Ainsi ses 406 cahiers de
notes sont-ils une véritable anatomie en action : traces d’actions et parcours qui, à travers une
lecture participative, peuvent provoquer chez le lecteur « actif » une révolution dans sa façon de
représenter et percevoir le corps. Décrivant sa volonté de reformuler physiquement son corps, il
réalise son incorporation dans une écriture qui fait devenir corporelles ses pensées et les fait entrer
dans la peau de son lecteur. Sa modernité est dans cette pratique physique de l’écriture. « Ce ne sont
plus des paroles qui sortent de moi, ce sont des morceaux de corps », dit-il.
Dans le cahier 114, écrit en juin 1946, Artaud affirme que la guerre des hommes (qui venait
de se terminer en Europe) a pour origine la guerre que chacun de nous vit à l’intérieur de son corps,
contre son anatomie. Cette guerre est la métaphore d’un combat contre le destin naturel, destin qui
est le nôtre depuis la naissance. Il écrit ceci : « Je ne supporte pas l’anatomie humaine et je ne
supporte surtout pas les coupures de l’anatomie./Encamisolé, mis en cellule, intercepté de toutes
manières,/ empoisonné,/paralysé à l’électricité,/je ne dirai pas que j’ai conservé un vieux fond
d’apitoiement humain,/mais je dirai que j’ai vu se surexciter ma sensibilité humaine de telle
manière que je ne puis plus voir passer un mutilé/sans sentir en moi je ne sais quelle vieille
électrique crinière se révulser de la tête aux pieds./Trop de guerres ces dernières années ont fait
partir trop de bras et de jambes de tant de corps qui les retenaient./Pourquoi l’homme se bat-il au
dehors ?/Parce qu’au dedans son anatomie / lui fait la guerre »158
.
Artaud déclare sa volonté de se refaire un corps, mais pas dans une perspective de surface,
de figure refaite – comme aujourd’hui avec la chirurgie esthétique qui corrige la forme-non-
conforme des corps. Il a la conviction que son corps est le lieu de toutes les expériences, et c’est
bien l’expérience qu’il a vécue qu’il veut expulser, pour réécrire sa vie.
Artaud parle de l’insurrection du corps et il est lui même un insurgé du corps. Dans cette
définition, il incorpore les mutations de la perception de notre identité corporelle, ce changement
majeur de l’idée du corps qui est aussi au cœur de la réflexion théâtrale contemporaine. Au XXIe
siècle, le corps devient le siège des représentations identitaires : ses décorations, maquillages et
habillages sont un moyen de communiquer l’identité personnelle et se substituent au corps réel qui
devient signe-texte-lieu de la communication contemporaine. Le corps est langage, le langage est
corpus, dans une confusion extrême entre le dedans et le dehors du corps. Plus question de délimiter
le corps dans ses frontières dermiques ; ses limites perceptives sont élargies par les technologies de
communications audiovisuelles et numériques. La peau n’est plus une protection individuelle mais
une surface que délimite le monde entier ; le corps devient le lieu même de la protestation sociale.
C’est ce qui s’exprime dans l’usage de la violence autodestructrice de certaines modifications
physiques : tatouages, automutilations, scarifications, blessures, extensions et piercing, signes
utilisées pour communiquer au monde sa souffrance personnelle, dans un corps à corps sans
158
Antonin Artaud, Cahier 114-115, notes contemporaines de textes qui serviront à l’élaboration
d’Aliénation et magie noire, dans Œuvres, op. cit., pp. 1089-1090.
46
interruption entre une identité fantasmatique omnipotente et immortelle et la matière mortelle qui
forme la chair du corps. Le corps devient une matière indifférenciée qui se brise en miettes ; il est
une structure modulaire de morceaux remplaçables et non plus organisme, complexité unitaire.
Au théâtre, poche de résistance contre les images tyranniques, le corps subit les attaques du
flux infini des images qui essaient d’enlever poids et matérialité à la réalité. La représentation
théâtrale devient, pour les jeunes, une expérience insolite et presque irréelle par la présence de visu
et in situ du corps de l’acteur qui montre publiquement sa chair, fragile matière. Une re-fondation
des théories de la perception et du rôle des spectateurs de théâtre est en cours, dans un courant
d’autodestruction “créatif” qui re-modèle de façon irréversible les consciences contemporaines :
déconstruction, défiguration, subversion, inversion, régression sont les étapes d’un processus qui
marque lourdement le corps et ses représentations performatives. La réflexion analyse les mutations
perceptives des spectateurs et offre le spectacle de l’artificialité du corps de l’acteur, avec la mise en
scène de sa désorientation biotechnologique, désormais incertaine entre sa brillante image
numérique et sa matérialité imparfaite. Parfois on ne se limite plus à montrer la peau de l’acteur, sa
surface, mais on montre plutôt le spectacle de l’intérieur de son corps : un cœur qui bat ou la trace
électrique de son activité cérébrale deviennent la preuve tangible de la vérité de l’acte théâtral. La
scène théâtrale, comme celle de la vie réelle, est traversée par un délire d’omnipotence
biotechnologique. Dans le milieu du nouveau spectacle le risque est que le théâtre contemporain
passe de l’autonomie à l’autophagie, se dévorant soi-même dans une excessive médiatisation. La
chair du corps est vécue parfois comme totalement superflue ; d’autres fois, au contraire, les
perfomers travaillent sur leur corps dans l’illusion d’une perfection virtuelle à jamais : la confusion
est extrême. Dans cette confusion, on se tourne parfois vers Artaud.
Ainsi, la compagnie théâtrale de Romeo Castellucci159
, affirme refuser la représentation. En
1995, il déclarait : « La scène restitue la limite du corps et la renvoie à sa propre limite – à
découvert -, qui est souffrance. On perçoit alors la scène, ici, comme ce lieu – unique au monde –
où celui qui parle enlève, creuse et aveugle le mot qu’il vient de prononcer ; ce lieu où celui qui
parle, enfin, vient pour se retirer au travers de la voix »160
. M.#10 Marseille, tragedia endogonidia
X épisode, spectacle présenté à Paris en mars 2007, illustre de façon littérale l’autophagie vécue par
le théâtre contemporain : le désir de montrer l’action théâtrale en absence de l’acteur, car la scène,
vidée des corps et remplie de magma, a dévoré son acteur. « M.#10 Marseille érige un bâtiment de
lumière, où des masses gazeuses, habillées de couleur, s’organisent et se battent en duel comme de
véritables personnages. Des multitudes de personnages prennent la place de corps réels et bougent
comme eux, comme tous les êtres humains savent le faire »161
.
La dernière frontière du corps en scène est-elle alors sa disparition après l’explosion de son
sac dermique? Sur le plateau ne restera qu’un espace vide, comme l’indiquait Peter Brook, mais
sans présence humaine, espace traversé seulement par une ligne de lumière, un son, une trajectoire à
parcourir. Il ne nous reste qu’à suivre ces traces…
Maia Giacobbe Borelli est auteur avec Nicola Savarese de l’ouvrage TE@ TRI NELLA
RETE, Arts et techniques du spectacle dans l’ère des nouveaux médiats, Carocci, Roma, 2004.
159
La compagnie Socìetas Raffaello Sanzio a été créée à Cesena (Italie) en 1981.
160
Claudia Castellucci, Manifeste du Théâtre Khmer, 1985, dans Claudia e Romeo Castellucci, Les
Pèlerins de la matière, éd. Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2001, p. 33. 161
Texte du dépliant de présentation du spectacle.
47
Artaud encorps vivant ? Théâtre de la cruauté, action painting et happenings.
Barbara Formis
Pourquoi continuons-nous à parler d’Antonin Artaud et à étudier son œuvre ? Réponse
simple en apparence : parce qu’il est encore vivant. L’héritage de la pensée et de l’existence
d’Artaud anime certaines pratiques artistiques fondamentales au XXe siècle. Artaud est vivant en
son corps, c’est-à-dire par le corps de sa théâtralité. Deux filiations majeures peuvent être relevées :
la matérialisation de la peinture, par une comparaison entre la pratique d’Artaud et l’Action
painting de Jackson Pollock, et le dynamisme de l’espace et de l’expérience qui en dérive, par
la continuation de ce parallèle à l’égard des happenings d’Allan Kaprow. La visée de ce double
parallèle s’appuie sur la mise en relief d’un désir : le travail graphique d’Artaud et sa
recherche théâtrale instaurent un désir visant à élargir les limites de l’art, pour atteindre un niveau
plus global de l’expérience.
1. La ligne, le trait et la flamme
Le premier parallèle permet de comparer la peinture et les dessins d’Artaud à l’Action
painting et cela par le biais d’une analyse du trait. Les dessins d’Artaud ne sont pas de simples
exécutions graphiques et formelles, mais plutôt des gestes, les traces de l’incorporation du geste
pictural à son support. Contrairement à la ligne, le trait d’un tel geste ne peut pas être abstrait,
ou figuratif, mais doit se représenter comme un corps physique ayant de l’épaisseur et de la
matérialité. Dans cette entreprise, Artaud n’est pas seul. On observe par exemple cette même
tentative dans le geste pictural de Jackson Pollock, qui cherchait lui aussi à effacer la ligne au
moyen du trait, et concevait la peinture comme un dessin.
Chez les deux artistes, le trait devient sinueux et vivant, il s’anime d’un dynamisme
flamboyant, le trait devient plus spécifiquement : une flamme. La flamme est le sujet d’un
des premiers tableaux de Pollock, intitulé justement The Flame (La Flamme, tableau de 1937
appartenant à une première période, moins abstraite). Parallèlement, on peut remarquer que la
flamme et le feu constituent un élément essentiel de la poésie et du théâtre chez Artaud, qui écrit : «
La poésie c’est la multiplicité broyée et qui rend des flammes »162
. De plus, chez Artaud, le feu,
avec sa métamorphose et son corps peut animer le papier. Cette procédure est celle des sorts et des
gris-gris que Artaud composait comme des actes magiques, d’étranges petits feuillets porteurs
d’imprécation, écrits et dessinés, maculés et brûlés, émis dès 1937 – l’année où Pollock peint son
tableau intitulé La flamme –, et jusqu’en 1944. Mais si Pollock utilisait le feu comme un modèle
auquel s’inspirer pour refaire le langage pictural, Artaud dépasse le rôle imaginaire du feu et
l’utilise concrètement afin de refaire le langage tout entier.
2. Le théâtre et l’espace
La tentative d’Artaud et de Pollock visant à construire un nouvel espace s’élargissant à partir
du tableau jusqu’à englober l’espace environnant trouve son héritage le plus important dans
les happenings. On pourrait facilement indiquer un fil rouge qui irait du théâtre de la cruauté
aux happenings en passant par l’Action painting. Cela est explicité par Allan Kaprow dans son
article de 1958 intitulé « L’héritage de Jackson Pollock » : « Le choix de Pollock de toiles énormes
a été fait dans des buts différents ; capital pour notre discussion, continue Kaprow, est le fait que
ses peintures à l’échelle murale ont cessé d’être des peintures, mais sont devenues des
environnements »163
. Les happenings accomplissent par rapport à la peinture le même type
d’opération que le théâtre de la cruauté fait subir au théâtre à l’italienne, c’est-à-dire l’ouvrir à
162
Allan Kaprow, « L’héritage de Jackson Pollock », in L’art et la vie confondus, Paris, Centre Pompidou, 1996,
p. 84. 163
Ibid., pp. 36-37.
48
l’espace, à l’espacement du corps et de la voix par l’abolition du texte et par l’élargissement de la
position des spectateurs à 360°, à la circularité du regard.
Néanmoins, il faut relever une différence fondamentale. Artaud fait coïncider l’auteur avec
le metteur en scène, qui est le seul responsable « du spectacle et de l’action »164
. Et si l’acteur n’est
que l’expression corporelle très précise de cette action, dans le théâtre de la cruauté, les spectateurs
restent en un sens « passifs ». Le public y est considéré comme un ensemble de corps à sensibiliser,
comme une matière sur laquelle travailler par une mise en éveil des affects produits et par le biais
du toucher corporel. Le théâtre de la cruauté est un théâtre sélectif. Artaud reconnaît ce paradoxe : «
briser le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre ; et l’important est de ne pas
croire que cet acte doive demeurer sacré, c’est-à-dire réservé. Mais l’important est de croire que
n’importe qui ne peut pas le faire, et qu’il faut une préparation »165
. C’est précisément le contraire
des happenings, qui restent des pratiques profondément aléatoires, jamais maîtrisées et
foncièrement populaires.
Compte tenu des différences, c’est sur une compréhension similaire de l’expérience de la vie
que ces pratiques artistiques convergent. Les procédures de corporisation que rassemblent Action
painting, happening et théâtre de la cruauté dévoilent des méthodes sensiblement différentes bien
que foncièrement redevables du même désir, à savoir la fluctuation féconde entre l’art et la
vie, entre le geste artistique et le geste spontané, fulgurant, du vécu.
Barbara Formis est membre du Centre de Philosophie de l’Art (CPA) du Département de
Philosophie de l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, où elle a enseigné la Philosophie
Théorétique et l’Esthétique pendant cinq ans. Elle est aussi Responsable de Séminaire Extérieur au
Collège International de Philosophie où elle mène une recherche sur l’esthétique ordinaire. Elle a
publié différents articles, notamment : « Pour une culture acognitive : l’Art Fluxus d’Henry Flynt »
(Le Philosophoire, n° 27, 2006) ; « Evénement et ready-made : le retard du sabotage » (Ecrits
autour de la pensée d’Alain Badiou, L’Harmattan, 2007) ; « Le pouvoir de la syntaxe : Yvonne
Rainer chorégraphe et Ludwig Wittgenstein philosophe » (Revue d’Esthétique, n° 44, 2004) ; « Le
vol du faucon : geste érotique et meurtrier chez Platon et Artaud » (Idées, n° 9, 2002).
164
Le théâtre et son double, op. cit., p. 144. 165
Ibid., p. 19.
49
Décréation et déréalisation dans l’oeuvre d’Artaud et de Régy
Geneviève Hegron
La mise en scène – qu’Artaud nomme dans Le théâtre et son double « poésie dans l’espace »
– bouleverse l’ordre et invoque le chaos originel, chaos qui passe par l’expérience des limites.
Cette expérience des limites, ces mouvements de « déréalisation » et de « décréation » apparaissent
clairement dans l’œuvre de Claude Régy, metteur en scène français contemporain, tant dans le
choix de son répertoire que dans ses mises en scène. Notre réflexion tend ici à observer brièvement
l’effacement identitaire, la mise à mal de la langue, et les chorégraphies métaphysiques dans les
œuvres de ces deux créateurs.
1. Effacement du carcan identitaire
La dépersonnalisation et la négation du personnage sont prégnantes dans Le théâtre et son
double. Le terme « Double » s’oppose au carcan identitaire ; Evelyne Grossman dans Antonin
Artaud un Insurgé du corps définit le « Double » ainsi : « Force vitale transpersonnelle antérieure à
l’enfermement dans une forme corporelle »166
.
Dans le chapitre intitulé « Sur le théâtre balinais », le corps de l’acteur est désarticulé, vidé
creusé, comme le corps du pestiféré. Dans l’esthétique artaudienne, les acteurs, « spectre[s]
plastique[s] et jamais achevé[s] »167
, font éclater leur propre délimitation et ils s’extraient de leur
carcan identitaire. Aussi sont-ils présentés comme « des être mécanisés, à qui ni joie ni douleur ne
semblent appartenir en propre, mais [qui semblent] obéir à des rites éprouvés »168
.
Selon Régy, les acteurs n’incarnent pas non plus un personnage. Le metteur en scène affirme dans
Espace Perdus : « l’acteur doit trouver la dimension où il n’est pas ce personnage, c’est un vide
infini. Et pour lui-même il doit être et ne pas être »169
. L’acteur est alors relié à l’illimité, à
l’inconnu, et Régy précise :
« Quand on emmène les gens […] à l’intérieur d’eux-mêmes et dans cette relation d’eux même avec la totalité
de l’univers […], [o]n ne sait plus d’où vient la voix : elle vient d’ailleurs »170
.
L’approche théâtrale de Régy tend à se défaire du carcan identitaire afin que l’acteur entre
au plus profond de lui même et se laisse traverser par « un matériau fluide qui s’échappe des
mots »171
. Ce « matériau fluide » n’est pas sans lien avec les réflexions d’Artaud qui soutient : « La
croyance en une matérialité fluidique de l’âme est indispensable au métier d’acteur »172
. L’acteur
n’incarne donc pas un personnage et Régy développe cette idée : « Chaque être représente une
partie de l’autre et du monde », et il ajoute : « nous sommes habités, conduits, nourris par tous les
hommes qui nous ont précédés. Des témoignages sont inscrits dans nos cellules »173
. Loin de toute
interprétation, les voix s’entremêlent. On a alors une voix plurielle qui rappelle celle du chœur du
coryphée dans la tragédie antique.
A cette identité plurielle se mêle le bouleversement de la généalogie : figures masculines et
féminines, morts et vivants se confondent et s’entrelacent. Dans Artaud Le Mômo, l’auteur
réinvente sa propre lignée ; il devient alors l’auteur de sa propre naissance :
166
Evelyne Grossman, Antonin Artaud un insurgé du corps, Gallimard, Paris, 2006. 167
Antonin Artaud, O.C., IV, Le théâtre et son double, « Un athlétisme affectif », Gallimard, Paris, p. 126. 168
Antonin Artaud,, « Sur le théâtre balinais », in O.C. IV op. cit., p. 56. 169
Claude Régy, Espaces Perdus, Les Solitaires intempestifs, 1998, p. 131. 170
Ibid., p. 109. 171
Claude Régy, Espaces Perdu, op. cit., p. 68. 172
Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », op. cit., p. 127. 173
Claude Régy, id., p. 87.
50
« Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père/Ma mère/Et moi. »174
L’ambivalence masculin-féminin s’inscrit également au cœur de l’œuvre de Régy. Pour
celui-ci, l’acteur n’incarne pas un genre unique mais témoigne plutôt des fluctuances sexuelles
propres à chaque personne. Dans la mise en scène de Variation sur la mort, de J. Fosse, une
comédienne abandonne le projet et un seul comédien donne corps et voix à la femme et à l’homme
âgé ; la dramaturgie est envahie par le souvenir de la comédienne : l’absence devient ici présence.
Ce glissement d’un genre à l’autre se double d’une porosité entre les vivants et les morts.
Motif récurant, la mort-renaissance parcourt l’œuvre d’Artaud comme celle de Régy. Artaud
compare l’acteur balinais « au Kha », c’est à dire aux âmes des morts et, en exergue de L’ordre des
morts, Régy cite Klee : « Mon ardeur est de l’ordre des morts ». Chez les deux hommes de théâtre,
la mort signifie dans ce contexte élan vital.
Le renversement chronologique, la confusion des genres témoignent du désir de
s’affranchir des limites, affranchissement également à l’œuvre dans l’articulation langagière.
2. Du refus de la langue articulée à la langue désarticulé Artaud rejette la primauté de « la langue articulée » dans son esthétique. Cris, incantations,
râles, murmures, répétitions, onomatopées envahissent l’espace scénique. En écoutant
l’enregistrement radiophonique de l’émission « Pour en finir avec le jugement de Dieu », on est
saisi par les variations vocaliques d’Artaud qui hache, triture la langue la met à mal.
De son coté, Régy soutient également la nécessité de « casser la langue, [de] casser le
vocabulaire », « [d’]inventer des mots, [de] les rompre, [de] les faire se cogner les uns contre les
autres »175
. Au refus artaudien de la langue articulée, Régy répond par une langue sur-articulée. La
sur-articulation s’écarte du ton naturel, dissout la syntaxe et les phrases interminables se distendent.
Si le cri s’impose dans l’esthétique artaudienne, dans les expériences de Régy, ce cri est
contenu, maintenu dans une tension, dans une violence sourde. Des voix qui semblent atones et
parfois à peines audibles parcourent l’espace. Toutefois, la quête des deux hommes s’oriente vers
une langue originelle faite de vibrations. Régy essaie de faire entrer les acteurs dans l’écriture,
comme appelés par l’imaginaire de l’écrivain, et il affirme :
« Ce qui m’importe c’est de retrouver la masse souterraine qui a, en fait, suscité l’écriture et c’est par des
sondes à travers les mots que j’essaie de retrouver cette préexistence à l’écriture et d’entendre en écho l’au-delà de
l’écriture » 176
.
3. Chorégraphies métaphysiques
Les recherches artaudiennes et les expériences de Régy traduisent des mouvements de
l’âme dans des chorégraphies métaphysiques. Artaud précise que les acteurs restituent : « un
certain nombre de gestes, de signes mystérieux qui correspondent à l’on ne sait quelle réalité
fabuleuse ». L’orientation esthétique de Régy donne à voir et à entendre des vibrations, « des
ondulations souterraines »177
. A l’action, caractéristique du théâtre conventionnel, se substituent
les mouvements presque imperceptibles de l’âme, et Régy affirme : « les mouvements ne sont pas
des déplacements, mais des mouvements de la conscience »178
.
Alors que les acteurs dans Le théâtre et son double sont en transe, bondissent dans l’air, le
ralentissement est une des constantes des spectacles de Régy qui affirme : « Lorsqu’on ralentit on
déréalise. On renouvelle la vision, on s’ouvre au possible d’une relation universelle »179
. Dans cette
optique, les acteurs font des gestes à peine perceptibles et/ou restent souvent immobiles. Le
174
Antonin Artaud, O.C. XII, « Artaud le Mômo », paris, Galliamrd, p. 77. 175
Claude Régy, L’ordre des morts, p. 47. 176
Claude Régy, Théâtre / Public, « Au-delà de l’écriture », entretien avec G-A. Goldschmidt, p. 42. 177
Claude Régy, Espaces Perdus, op. cit., p. 104. 178
Ibid., p. 108. 179
Ibid., p. 66.
51
moindre geste, la moindre vibration se répercutent dans l’espace. On se souvient alors de
l’évocation saisissante des acteurs du théâtre balinais :
« Ils sont comme de grands insectes pleins de lignes et de segments faits pour les relier à l’on ne sait quelle
perspective de la nature dont ils n’apparaissent plus qu’une géométrie détachée. »180
Régy privilégie également des mouvements géométriques, des abstractions qui offrent des
lectures plurielles stimulent l’imaginaire. Les acteurs ne rendent pas compte d’une réalité, mais
créent des images ouvertes aux interprétations multiples.
L’esthétique théâtrale de Régy, comme celle d’Artaud, s’affranchit des limites témoignant
ainsi de l’invisible et de l’indicible.
Geneviève Hegron prépare une thèse à l’université de Paris 7 – Denis Diderot sous la
direction d’Evelyne Grossman.
180
Antonin Artaud, « Sur le Théâtre Balinais », op. cit., p. 61.
52
« Dépendre corps » : le grand tour d’Antonin Artaud
Véronique Lane
Dans l’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari appréhendent la schizophrénie par une
métaphore saisissante : « La schizophrénie, écrivent-ils, est à la fois le mur, la percée du mur et les
échecs de cette percée »181
. Plutôt que de se livrer à une énumération des symptômes de la maladie,
Deleuze et Guattari proposent donc une topique de la schizophrénie : ils situent (plus qu’ils ne
décrivent) l’activité du schizophrène – contre un mur.
Mais quel mur ? Tous les murs, toutes les limites oedipiennes du monde. L’Anti-Œdipe,
c’est l'anti-mur. Or, « comment traverser ce mur ? » Doit-on l’attaquer avec lenteur et précision,
comme nous y invite Van Gogh : « Il ne sert à rien d’y frapper fort, écrit-il, on doit miner ce mur et
le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens »182
; ou doit-on au contraire se jeter
contre le mur à toute force, à l’instar d’Antonin Artaud qui, lui, s’abat sur la loi oedipienne à la
vitesse de l’éclair, en un prodigieux raccourci : « Je suis mon fils, mon père, ma mère, et moi ;
niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement, le périple papa-maman et l’enfant »183
?
Il n’est pas exclu qu’on doive alterner ces deux régimes de vitesse pour tenter la traversée : le trou
qu’il s’est agi pour Artaud de forer dans notre monde pour y faire passer le corps à dépendre,
comme il l’appellera. Percer le mur, c’est dépendre le corps de l’arbre généalogique où il est pendu
depuis l’œdipe, ou, pour parler la langue des « prêtres de dieu » qui l’ont instituée, depuis que
l’homme a mangé du fruit de l’Arbre de la Connaissance.
« Passer derrière le mur » est une vieille ambition moderne. Dans Through the Looking-
Glass, Lewis Carroll avait repoussé les frontières du langage et joué de la séparation, il avait fait
communiquer les deux côtés du mur, raison et folie, au risque de s’y enfoncer lui-même, et c’est
sans doute ce risque qui a intéressé Artaud. À tel point que là où la raison a pu retenir Carroll, il
s’expose, acceptant de traduire un chapitre du récit de Carroll, auteur qui, pour Artaud, incarne en
quelque sorte lui-même un mur à traverser. Dans une lettre de Rodez, rédigée en 1945, Artaud dira
d’un poème de Carroll : « Jabberwocky est l’œuvre d’un lâche qui n’a pas voulu souffrir son œuvre
avant de l’écrire, et cela se voit » ; « Quand on creuse le caca de l’être et de son langage, il faut que
le poème sente mauvais, et Jabberwocky est un poème que son auteur s’est bien gardé de maintenir
dans l’être utérin de la souffrance où tout grand poète a trempé et où, s’accouchant, il sent
mauvais »184
.
Cinq dessins réalisés par Artaud au cours de cette même période, à Rodez, entre les mois de
septembre 1945 et avril 1946 (Dépendre corps – L’amour unique, Couti l’anatomie, La machine de
l’être ou Dessin à regarder de traviole, La Maladresse sexuelle de Dieu, La Mort et l’homme)
constituent autant de microcosmes où, contrairement aux univers construits par Lewis Carroll, on
peut voir les douleurs de la page en gésine d’un nouveau corps et sentir les odeurs nauséabondes du
caca de l’être et de son langage évacuées par le dessin du dessin pour que ce corps naissant puisse
passer : ensemble, ils forment « un être utérin » dont il est indubitable, en raison de son travail
d’évacuation du corps œdipien, qu’il sent mauvais.
Dépendre corps – L’amour unique esquisse le projet d’un corps à dépendre, qui s’applique
non seulement à la série que forment ces cinq dessins, mais à toute l’œuvre : « Ce dessin est donc la
recherche d’un corps, corps à dépendre, et pour le dépendre de l’infini où il se veut accrocher, entre
les 4 points cardinaux des choses, 4 persiennes encore closes et dont deux trouvent humanité »185
.
La répétition du chiffre 4 suggère déjà l’emmurement, qui se prolonge dans le commentaire du
181
Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, « Critique », 1972, p. 162. 182
Lettre citée par Artaud dans Van Gogh le suicidé de la société (Œuvres, édition établie par Évelyne Grossman,
Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1452). 183
Ci-Gît, dans Œuvres, op. cit., p. 1152. 184
Œuvres, p. 1014. 185
Ibid., p. 1035.
53
deuxième dessin : Couti l’anatomie « représente l’effort que je tente en ce moment pour refaire
corps avec l’os des musiques de l’âme telle que gisant dans la pandore boîte, os soufflants hors de
leur boîte, et dont l’emboîtage des terres boîtes, mousse sur mousse appelle l’âme toujours clouée
dans les trous des deux pieds »186
. Les boîtes tendent, donc, à se multiplier, mais par un
détournement, un déboîtage de la syntaxe, la langue d’Artaud s’oppose à l’emboîtage de ces boîtes,
qu’elle commence à faire « boiter ». Dépendre le corps, c’est le désemboîter par un dessin et des
mots sans précédent, qui l’extirpent d’un encadrement historique, esthétique, généalogique : un
nouveau corps est en passe d’être inventé à la place de celui qui ne saurait supporter de vivre
« emboîté », emmuré, écartelé entre les 4 points cardinaux, aveuglé par 4 persiennes closes.
Du quatre au deux, on arrive dans La Mort et l’homme, qui marque le terme de la série, au
Un : du corps à dépendre, l’amour unique serait-il enfin né ? Ce corps traversé par la mort s’en
trouve-t-il unifié187
? On serait tenté de le croire, tant Artaud insiste sur l’unité du corps de
l’homme qui tombe ou « descend » (comme on dit « descendre d’un ancêtre »), de la mort en
personne : il est tombé d’ « un mort qui passait ». Mais quand il nous commande, ce dessin, de le
regarder « encore une fois après l’avoir vu déjà une fois »188
, on découvre que la dépendaison du
corps œdipien est loin d’être terminée…
On a souvent compris les textes d’Artaud comme quêtes des origines. Il convient de
rappeler que ce n’est pas un retour aux origines qu’il prône, mais plutôt un corps en contact avec la
puissance de ces origines-là, les mêmes que celles de l’arbre généalogique. Ce n’est pas un « retour
en enfance » qu’Artaud cherche, mais une « mémoire d’enfant » qu’un détour par un autre texte
éclairera peut-être. Il s’agit du dénouement du fameux texte Sur le théâtre de marionnettes de
Kleist, pour qui « c’est seulement lorsque la connaissance aura parcouru un infini que la grâce sera
retrouvée ». La grâce n’est possible qu’au « corps humain ne possédant aucune conscience ou bien
alors une conscience infinie ». « Il nous faudrait donc goûter encore une fois à l’Arbre de la
Connaissance pour retomber dans l’état d’innocence », ce qui serait, conclut Kleist, « le dernier
chapitre de l’histoire du monde »189
. Loin d’inviter à une origine idéale, où ne pourrait que croître
plus fort et plus écrasant l’arbre à pendaison, le gibet de toute grâce, la potence des généalogies
emboîtées, Artaud ne prescrit-il pas lui aussi la consommation redoublée du fruit de l’Arbre de la
Connaissance : plus de connaissance, plus de souffrance, plus de perte d’innocence, puisque c’est
l’origine déchirée de toute connaissance ?
Véronique Lane prépare une thèse sur le motif de l'évanouissement chez Jean Genet et
Antonin Artaud, qui est régie par une cotutelle entre les départements des Littératures de langue
française de l’Université de Montréal et Lettres, Arts et Cinéma de l’Université Paris 7 – Denis-
Diderot.
186
Ibid., p. 1037. 187
Évelyne Grossman analyse cette « étrange insistance sur une structure qui serait : un plutôt que deux » dans
« L’Art crève les yeux » (Antonin Artaud, Paris, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2006, p. 167). 188
Œuvres, p. 1045. 189
Heinrich von Kleist, Sur le Théâtre de marionnettes [1810], dans Petits Écrits, Paris, Gallimard, « Le
Promeneur », 1999, pp. 211-218.
54
Inspiration, souffle, corps
Natacha Allet
On trouve dans certaines pages de Van Gogh le suicidé de la société, à des moments où le
poète s’identifie au peintre, une condensation d’éléments qui renvoient de manière souterraine à
différentes strates de l’œuvre. Au détour d’images qui nouent le mal à la pensée, mais aussi au
souffle, Artaud fait signe en direction à la fois de ses tout premiers textes et de ses écrits les plus
tardifs. C’est à partir de ce point de tension que j’ai voulu revisiter, sous l’angle de la figuration de
soi, les catégories répertoriées par Jacques Derrida dans « La parole soufflée », celle de
l’impouvoir, de l’envoûtement, de la bonne et de la mauvaise inspiration, afin de mettre en
perspective l’espèce de rituel profane fondé sur l’exercice du souffle qui règle toute l’œuvre écrite
et dessinée d’Artaud, dans les années 40.
Si l’on se penche sur la Correspondance avec Jacques Rivière, on s’aperçoit que le
mécanisme du furtif qu’a identifié Derrida recouvre une non coïncidence à soi dans la pensée avant
même de recouvrir une dépossession de la parole. Artaud affirme effectivement qu’il y a des arrêts
dans sa pensée, des « trous », et déplore les « saccades » de ses poèmes. Il semble associer
d’ailleurs l’inspiration comme manque à l’impossibilité de se « concentrer sur un objet », à
l’« inapplication à l’objet » qui serait chez lui une « inapplication à la vie », et note au sujet de son
premier « drame mental », « Paul les Oiseaux ou la Place de l’Amour », qu’il « est un document
pour lui-même », qu’ « il représente assez bien [s]on impuissance à écrire, à [s]e cantonner dans un
thème, à [s]e fixer sur un sujet ». À lire ce texte, on remarque toutefois que le drame de l’inspiration
furtive semble un instant conjuré – un instant de jouissance : « Le soir est beau, le ciel massif, à
chaque bouffée des rues défilent avec de vastes maisons de mots. […]. Je suis glorieux. À moi le
monde. Non pas le monde. Mais ce tout petit point dans l’esprit » (85, je souligne). Là, l’instance
« moi » se confond avec celle de « Paul les Oiseaux », elle réalise la « fusion avec le mythe de
Paolo Uccello » : « Mon esprit ne peut plus tenter le moindre écart à droite, à gauche » (87, je
souligne), lit-on dans « Une prose pour l’homme au crâne de citron ». C’est en des termes assez
proches qu’Abélard nous est présenté dans L’Art et la Mort, avant qu’il ne cède aux attraits
d’Héloïse et ne se retrouve châtré, impuissant : « Le fait est qu’il jouit en ce moment de son esprit,
Abélard. Il en jouit à plein. Il ne se pense plus ni à droite ni à gauche. Il est là. Tout ce qui se passe
en lui est à lui. […]. Il n’a plus à stabiliser ses atomes. Ils se rejoignent d’eux-mêmes, ils se
stratifient en un point. »190
Trouver un point et s’y tenir, s’y fixer, y être en plein plutôt que d’assister à ce qui se défait
en soi-même, tel est le propre de la bonne inspiration qu’Artaud décrit dans Le Pèse-Nerfs :
« Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est […] dans le
rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver. / Et voilà, moi, ce que
je pense de la pensée : / CERTAINEMENT L’INSPIRATION EXISTE. / Et il y a un point phosphoreux où toute la
réalité se retrouve, mais changée […]. »191
Ce point, il cherche visiblement à l’atteindre en se projetant dans des figures de double, sur
le mode de l’identification théâtrale, ou en s’incarnant dans la surface de toiles peintes, peut-être
parce que l’artiste précisément réussit là où lui-même échoue. Il oppose en effet dans « L’enclume
des forces » (L’Art et la Mort) la peinture inspirée de Masson – qui privilégie le tracé continu de la
ligne – à sa propre impuissance.
Dans ses lettres à Rivière, Artaud attribue son mal à une force extérieure, mauvaise, à un
« prodige cosmique et méchant »192
qui prendra la forme d’un « mauvais esprit », dans Van Gogh le
190
Artaud, Œuvres, op. cit., p. 195, je souligne. 191
Ibid., p. 162. 192
Ibid., p. 79.
55
suicidé de la société, incarné en le docteur Gachet. Mais là où « la volonté supérieure et méchante »
dans les années 20 secouait le poète, ses « instants pensés », « d’une électricité imprévue et
soudaine », « répétée », de « tornades profondes »193
où cédait son esprit, où se dissolvait sa
personnalité, le docteur Gachet dans l’essai sur le peintre lui « ferm[e] le commutateur de la
pensée », il coupe le courant. Cette mention de la pensée est surprenante dans un texte qui insiste
sur le fait que l’artiste ne pense pas, que sa pensée « en désordre reflue devant les décharges
envahissantes de la matière »194
, et fait symptôme. Si elle opère d’une part comme un rappel du
thème de l’impouvoir, elle accuse d’autre part un renversement : la métaphore de la pensée comme
flux électrique, non plus imprévu mais maîtrisé, comme souffle de vie auquel le peintre semble
pouvoir se brancher, fait écho à la « foudre » qu’Artaud évoquera dans « Dix ans que le langage est
parti… », en décrivant sa pratique du dessin et de l’écriture conjugués195
. Le « semis soufré », «
l’affre du clou tournant dans le gosier de l’unique passage » « avec quoi Van Gogh », au dire
d’Artaud – que la « peinture linéaire pure » n’intéresse plus –, « peignait », est sans doute à
comprendre dans le sens de ce nouveau langage, enregistrant le passage d’une pensée qui
équivaudrait désormais à la vie, d’une pensée proprement cruelle, non plus trouée mais trouant,
criblant l’espace et les formes de la représentation. La figuration du peintre « tétanisé », « en porte-
à-faux sur le gouffre du souffle » – sur son abîme ou son tourbillon – illustre bien enfin la lutte
menée pour renverser l’impouvoir en pouvoir, pour se hisser au lieu même du rapt, se jucher dans le
creux de ce tourbillon dévastateur, et le maîtriser. Elle laisse entrevoir simultanément l’idée d’une
performance, bien en accord avec la pratique du souffle qui soutient l’œuvre tardive d’Artaud, et
nous porte loin de la Correspondance avec Jacques Rivière où le poète assistait, tel un spectateur,
au drame de sa pensée.
Entre la réalité de l’inspiration comme manque et celle de l’envoûtement dont il est question
dans ces pages, il semble qu’il n’y ait pas de solution de continuité dans l’esprit d’Artaud. Les
manœuvres de souffle par lesquelles il lutte à Rodez contre la menace des envoûtements, et qu’il
situe dans la continuité de son Athlétisme affectif196
, constituent à mon sens une forme de réplique
au drame de l’inspiration que mettent en scène ses premiers textes, réplique concrète et littérale – et
dont l’avenir est plus que prometteur, puisqu’elles informent l’espèce de rituel profane ou de
performance dont l’œuvre tardive apparaît comme le produit et la trace. Autrement dit, en plaçant
l’exercice du souffle au cœur de sa pratique du dessin et de l’écriture, Artaud me semble vouloir
réaliser l’inverse de ce que Derrida décrit dans « La parole soufflée », non plus se la faire souffler,
mais la souffler lui-même, non plus assister à ce qui se défait avant même d’être, mais s’appuyer sur
un événement de souffle qui continue au-delà de lui-même, déborde de ses traces : il ne vise pas
seulement à se refaire un corps, mais à inverser un destin.
Natacha Allet, chargée d’enseignement à l’Université de Genève, prépare une thèse intitulée
Antonin Artaud : les théâtres du moi, sous la direction de Laurent Jenny. Son ouvrage : « Le gouffre
insondable de la face ». Autoportraits d’Antonin Artaud, Genève, La Dogana, coll. « Images »,
2005. Parmi ses derniers articles : « Myth and Legend in Antonin Artaud’s Theater », in Myth and
Modernity, New Haven, Yale University Press, 2007.
193
Ibid., p. 81. 194
Ibid., p. 1449. 195
Ibid., p. 1513. 196
Idem, Lettre à Henri Parisot, 27 novembre 1945, p. 1029.
56
Prolégomènes à la glossolalie
Lucia Amara
Le 29 mars 1943, Antonin Artaud écrit, depuis la clinique de Rodez, une longue lettre197
au
docteur Gaston Ferdière dans laquelle apparaissent pour la première fois les glossolalies. Il s’agit
d’un langage inventé ou bien d’un non-langage, qui marquera dorénavant entièrement l’oeuvre
artaudienne. Cette lettre constitue un texte-charnière, d’où l’on peut partir pour expérimenter un des
lieux originaires de son oeuvre. La lettre est axée sur un texte, l’Hymne aux Daimons de Paul de
Ronsard, auteur qui s’inscrit dans la tradition de la prose prophétique. Voici cette première
glossolalie, que l’on trouve au début de la lettre :
Rat Vahl Vahenechti Kabhan
L’autre glossolalie est au milieu du texte, constituée par deux segments (dans d’autres textes
d’Artaud la présence des glossolalies est beaucoup plus importante d’un point de vue quantitatif) :
Taentur Anta Kamarida
Amarida Anta Kamentür
Il semble que la lettre d’Artaud crée l’humus (où le milieu sémantique) idéal pour l’apparition de la
glossolalie : la communication avec le Divin, le thème initiatique, le souffle originaire,
l’intermédiation des Anges, l’harmonie divine qui inspire le langage poétique, la réitération
éternelle de la création dans le « re-commencement ». Bref, toute une constellation linguistico-
conceptuelle liée à la glossolalie. Le milieu glossolale est caractérisé dans une note en bas de page
(N.B., Nota Bene) dans laquelle Artaud met en rapport l’Hymne de Ronsard avec le Cantique de
l’Ami et de l’Aimé du mystique catalan Raymond Lulle (1235-1315), auteur plus connu pour l’Ars
magna, œuvre dans laquelle, à partir de la combinatoire mathématique, il cherchait à créer la langue
parfaite, capable de communiquer avec le Divin.
Les glossolalies qu’on trouve dans le texte de la lettre possèdent déjà des dominantes très
précises qui caractériseront par la suite l’œuvre d’Artaud de manière constante. Nous pouvons les
synthétiser dans les points qui suivent.
La glossolalie artaudienne s’insère toujours dans le corpus du texte, sans avoir de lien
évident avec ce dernier. Il n’existe pas des textes composés uniquement de glossolalies. A ce
propos, il est intéressant d’observer la relation entre les segments glossolales et le texte en français.
Au niveau visuel, la glossolalie semble introduire dans le corpus du texte une certaine pauvreté
formelle198
. Il est donc évident que sa force demeure dans cette fracture, dans ce vide qui est en
même temps un vide sémantique et un vide visuel dans le corps de l’écriture. La glossolalie dit,
mais elle ne dit pas quelque chose à quelqu’un. Elle est surtout dite. Avec elle, Artaud introduit une
discontinuité radicale dans les règles de l’interaction communicationnelle. Le hiatus entre le texte
en français et le vers glossolale provoque en effet une rupture ou bien une anamorphose dans
l’oeuvre. Qui est à l’origine de ce mystérieux langage ? Quelle est la source de cette voix ? Il est
évident que nous sommes en présence d’une voix jaillie d’une source invisible, voire anonyme. Le
Moi écrivant ou l’émetteur de cette voix, ne possède aucune identité. La présence de la voix
coïncide avec une pratique de la pensée-en-acte, une pensée de la voix199
qui caractérise toute
l’activité d’écriture d’Artaud.
197
Lettre à Gaston Ferdière, in Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, 2004, pp. 882-885. 198
E. Grossman, Artaud/Joyce. Le corps et le texte, Paris, Nathan, 1996, p. 185. 199
Sur la « pensée de la voix » on renvoie à Agamben, Le langage et la mort. Un séminaire sur le lieu de la
négativité, Paris, Christian Bourgois, 1997.
57
Les vers glossolales d’Artaud possèdent une forte connotation sonore et rythmique, liée à
leur position de rupture dans le texte aussi bien qu’à la composition des mots qui les constituent.
Selon un usage courant, on utilise le mot glossolalie pour indiquer ce langage inventé, qui est
présent dans l’oeuvre d’Artaud, depuis son internement à Rodez200
. Mais, en même temps, c’est un
terme très vague, car s’il explicite clairement l’essence du langage inventé, il n’en explique pas du
tout la technique de composition. On pourrait peut-être parler de composition métaplasmatique, en
utilisant la figure rhétorique du métaplasme201
(du mot grec metaplássō, « je transforme »). Le
métaplasme est une figure rhétorique utilisée pour produire un effet sonore particulier en
transformant les mots. On a l’impression qu’Artaud utilise souvent les glossolalies comme un
métaplasme en acte. Cette façon de composer, utilisée d’habitude pour donner sonorité à la parole,
pour produire un effet d’oralité dans l’écriture – par exemple dans les invocations, les prières, les
comptines – introduit par conséquent la voix qui devient une vraie présence dans l’écriture.
Quelle que soit la langue dans laquelle nous traduisions l’oeuvre d’Artaud, le texte
glossolale reste toujours le même. Cela procure le même effet de rupture dans l’écriture, et insinue
le doute que l’intraduisible nous reconduit à l’indicible. En même temps, cette impossibilité de la
traduction rapproche la glossolalie de l’essence la plus irréductible de la poésie et de l’utopie d’une
langue universelle, compréhensible par tout le monde. Cette idée revient d’ailleurs constamment
dans l’œuvre artaudienne.
La deuxième glossolalie de la lettre adressée à Ferdière est constituée par deux vers qui
possèdent une sorte de structure métrique. On peut constater cela dans les détails :
Taentur Anta Kamarida
Amarida Anta Kamentür
La parole Anta est l’axe de rotation pour la construction du chiasme, qui correspond au
croisement des mots Taentur-Kamentür et Kamarida-Amarida. La métrique n’est pas respectée
dans le sens classique, mais elle fonctionne comme un écho. Il ne s’agit donc pas de composition
poétique, mais plutôt de syllabes qui riment ensemble, ce qui nous renvoie à la structure du langage
poétique. Nous assistons à la mise en œuvre d’un processus plutôt qu’à la présentation d’un produit
poétique achevé. Selon une hypothèse très intéressante de Jesper Svembro202
, élaborée sur la base
de la poésie grecque, la coupure poétique, c’est-à-dire la métrique, et toutes ses déclinaisons
sémantiques, puisent dans le même champ lexical de la coupe de la viande et, par conséquent, du
banquet sacrificiel. La scansion métrique est donc universelle, on y trouve une des qualités
essentielles de la poiesis.
A la lecture, le passage du texte français à la glossolalie entraîne un changement dans la
posture de la bouche. La glossolalie nécessite une articulation pas seulement spirituelle mais aussi
physique. Il s’agit de se laisser posséder par les mots avec l’attitude du saint ou de l’idiot : comme
cela arrive à Paolo Uccello (Paul les Oiseaux), figure fondamentale de l’œuvre d’Artaud, « avec la
bouche ouverte et l’esprit totalement étonné ». Michel de Certeau, à propos du parler angélique,
parle de souffle qui se décline « vers la voyelle et la vocalisation », du rapport de la langue et de la
200
Artaud utilise explicitement l’expression de « crottes glossolaliantes » pour qualifier les syllabes inventées
qu’il introduit dans ses textes à partir de 1943. Voir Artaud, XVI, p. 32. Ailleurs, Artaud note : « l’esprit s'est révolté en
moi contre la glossolalie » (Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, vol. XV, p. 187). 201
Selon Fontanier, le métaplasme est une des figures de Diction : « Une altération produite dans la forme
primitive ou ordinaire des mots, par l’addition, le retranchement, ou le changement d’une lettre ou d’une syllabe… », in
Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, pp. 221-223. 202
J. Svembro, Il taglio della poesia. Note sulle origini sacrificali della poetica greca, Bari, Laterza, 1992
(Svembro développe une étude précédente: A Mégara Hyblaea : le corps géomètre, in « Annales ESC », 37, 1982, pp.
953-964).
58
performance angélique avec la trace203
. La glossolalie artaudienne sous-entend une connaissance
très précise des possibilités sonores et phonatoires de la voix. Cela ne peut avoir qu’une origine
théâtrale. On peut supposer qu’elle est la transcription des exercices qu’Antonin Artaud pratiquait à
Rodez sous forme de reniflements, cris, chantonnements et tournoiements204
. C’est une ligne
ininterrompue qui amène directement à la dernière œuvre d’Artaud, l’émission radiophonique Pour
en finir avec le jugement de Dieu. La pratique du souffle, devenue à Rodez auto-thérapie, s’origine à
partir de la théorie de l’ « athlétisme affectif » déjà élaborée par Artaud dans les années trente dans
Le Théâtre et son double. L’athlétisme affectif, à son tour, s’inspirait ouvertement de la Cabale :
nous voilà donc replacés dans le milieu le plus originaire de la glossolalie.
Lucia Amara prépare une thèse de doctorat en études théâtrales en cotutelle entre
l’Université de Bologne et Paris 7 – Denis Diderot. Ses recherches portent sur les glossolalies dans
l’œuvre d’Antonin Artaud. Elle a par ailleurs collaboré en 2004-205 avec la Socìetas Raffaello
Sanzio (publication d’un essai sur la Tragédie sous le titre Arterie del sistema à l’occasion du projet
Tragedia Endogonidia et création d’un groupe d’études à l’occasion de la Biennale de théâtre de
Venise).
203
Michel de Certeau, à propos du Verbum angélique, parle de souffle qui se décline « vers la voyelle et la
vocalisation ». Le philosophe met en évidence le rapport de la langue et de la performance angélique avec la trace (voir
de Certeau, Le Parler angélique. Figures pour une poétique de la langue, Institut National de la Langue Française,
Paris, 1984, p. 16. Du même auteur, voir Utopies vocales : glossolalies, Traverses, n° 20, 1980, pp. 26-37). 204
Voir De Marinis, La danza alla rovescia. Il secondo teatro della crudeltà (1945-1948), Roma, Bulzoni, 2006.
59
La touche cruelle d’Antonin Artaud205
Lorraine Dumenil
Le 6 avril 1933, à l’occasion d’une conférence intitulée « Le théâtre et la peste »206
, Antonin
Artaud établit les principes d’action du nouveau théâtre qu’il appelle de se vœux : animé d’une
force de contagion semblable à la peste, le théâtre aura désormais pour vocation d’atteindre le
spectateur dans sa chair même en le soumettant à une opération – et l’on verra qu’il faut entendre ce
terme au sens propre – de « magie curative réelle »207
.
Dans son journal, où elle relate la conférence, Anaïs Nin décrit ce qui prit la forme d’une
véritable performance où Artaud mima, dans son propre corps, les effets de la peste sur l’organisme
dans le but avoué de la transmettre au spectateur – « […] moi je veux leur donner l’expérience
même, la peste même, pour qu’ils soient terrifiés et qu’ils se réveillent. Je veux les réveiller […].
C’est l’agonie que j’ai montrée. La mienne, oui, et celle de tous ceux qui vivent » 208
se serait écrié
Artaud au terme d’une conférence où s’indique pour la première fois ce qui ne cessera d’être
l’inlassable opération poétique de l’artiste: la mise en place d’une dramaturgie cruelle capable de
« guérir la vie », de « réveiller » les hommes en leur appliquant la loi d’une contagion salvatrice où
quelque chose passe réellement de l’acteur au spectateur.
Mon hypothèse serait alors double : tout d’abord que la dramaturgie transférentielle qui
s’esquisse lors de cette conférence parcourt en réalité la totalité d’un corpus artistique, au travers de
multiples configurations, qui vont de la scène plastique des dessins à celle des cahiers de Rodez
(suivant des variations importantes qu’il faudra étudier) ; ensuite que se délivre dans cette
clinique209
les modalités d’un étrange toucher qui ne serait pas métaphorique mais bien réel.
En effet, bien que sa pratique possède apparemment toutes les apparences de la magie,
puisqu’elle se propose d’agir à distance sur les êtres, c’est bien plus de la « chirurgie » que se
réclame Artaud. La célèbre distinction entre le mage et le chirurgien qu’établit Walter Benjamin
dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique permet peut-être d’éclairer les raisons de
ce choix :
« Le chirurgien se tient à l’un des pôles de l’univers dont l’autre est occupé par le magicien. Le comportement
du magicien qui guérit un malade par l’imposition des mains diffère de celui du chirurgien qui procède par une
intervention dans le corps du malade. Le magicien maintient la distance naturelle entre le patient et lui ou plus
exactement, s’il ne la diminue – par l’imposition des mains – que très peu, il l’augmente – par son autorité – de
beaucoup. Le chirurgien fait exactement l’inverse : il diminue de beaucoup la distance entre lui et le patient – en
pénétrant à l’intérieur du corps de celui-ci – et ne l’augmente que de peu – par la circonspection avec laquelle la main se
meut parmi les organes. Bref à la différence du mage (dont le caractère est encore inhérent au praticien), le chirurgien
s’abstient au moment décisif d’adopter le comportement d’homme à homme vis-à-vis du malade : c’est opératoirement
qu’il le pénètre plutôt. » 210
Si Artaud se réclame du chirurgien plus que du mage, c’est que seule la chirurgie permet de
penser la cruauté efficace d’un dispositif qui cherche à pénétrer réellement à l’intérieur des corps, le
toucher du magicien, tel qu’il est défini par Benjamin, demeurant trop superficiel. Mais comment
205
Ce texte vient compléter celui intitulé « Le geste efficace d’Antonin Artaud », p. 10. 206
In Œuvres éditées par Evelyne Grossman, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 510 et sq. 207
Texte écrit pour être lu à la galerie Pierre (juillet 1947), Œuvres, op. cit., p. 1543. 208
Anaïs Nin, Journal (1931-1934), trad. Marie-Claire Vaan des Elst, Stock, 1969, repris in Œuvres, p. 397. 209
Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, le nom d’Artaud intervient au moment où Deleuze et Guattari définissent
l’œuvre d’art par son affinité profonde avec la clinique, en ce qu’elle serait capable d’« accroître la vie ». Que les
artistes soient de « formidables médecins », c’est précisément ce que vient souligner Artaud dans une lettre de janvier
1925 intitulée « Sûreté générale. La liquidation de l’opium », où il écrit la chose suivante : « […] Nous ne sommes pas
fous, nous sommes de merveilleux médecins, nous connaissons le dosage de l’âme, de la sensibilité, de la moelle, de la
pensée […] » (Œuvres, p. 128). 210
L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [1936], in Ecrits français, Gallimard, Paris, 1991, p.
160.
60
comprendre cela, alors même que ce toucher implique un réel contact physique entre le patient et le
mage qui lui « impose les mains » dont la paradoxale chirurgie d’Artaud se voit même privée211
?
Comment comprendre qu’une pratique qui semble apparemment encore plus distante que celle du
mage de la définition benjaminienne se réclame de la chirurgie ? C’est que la réalité d’un toucher
n’a finalement pas grand-chose à voir, pour Artaud, avec l’effectivité d’un contact actuel et
mondain212
.
Qu’un contact virtuel puisse réellement toucher son destinataire, et opérer à distance dans
son corps, voilà ce que nous donne à penser Artaud, qui trouve – là est le point central de mon
propos – dans le souffle l’opérateur déterminant de cette intangible chirurgie.
Le souffle et la main sont en effet absolument liés dans cette poétique, comme le montre tel
passage des « Notes pour une Lettre aux Balinais » : « […] quant au corps, c’est moi qui le fait par
bloc entiers. / Je vois des morceaux […], / je les souffle, / je les place avec la main, / je les détruis
avec le souffle et la main / et avec la main et le souffle je taille »213
. La chirurgie à distance
d’Artaud est une pneumatologie où le souffle supplée la main manquante et agit véritablement sur
le corps du lecteur-spectateur.
La dramaturgie transférentielle, théorisée dans Le théâtre de la cruauté et incarnée par
Artaud lors de la conférence du Théâtre et la peste précédemment évoquée, sera continuée lors de la
période d’internement, et notamment à Rodez où il se livrera à ces « passes magiques », exorcismes
corporels qu’il situe très explicitement dans la lignée de la dramaturgie de la cruauté214
.
Or ces « passes magiques » vont bientôt s’ouvrir à d’autres scènes, où se creuse l’écart
propre au toucher cruel sans que ne diminue pour autant la réalité du contact entre Artaud et son
destinataire. La dramaturgie transférentielle se jouera désormais non plus seulement dans le corps
exposé de l’acteur mais également sur la page des dessins et des cahiers de Rodez, où la
dramaturgie dans l’espace devient dramaturgie plastique agissant hors de toute synchronie. Le corps
qui touche s’absente derrière l’œuvre qui a désormais seule à charge d’opérer le contact avec son
destinataire. S’y dessine une nouvelle modalité de la touche cruelle, qui implique ce que Jacques
Derrida a appelé « l’itérabilité » du coup215
, sa capacité à s’adresser de manière anachronique – ou
plutôt, devrait-on dire, selon une temporalité particulière qui implique l’itération indéfinie – à toute
personne mise en sa présence – ce qui la distingue fondamentalement du théâtre où le geste affirme
son absolue unicité216
.
211
La pratique d’Artaud implique une plus grande distance que celle du mage, car son œuvre ne touche pas
physiquement le spectateur : il n’y a pas d’ « imposition des mains », sauf dans le cas des « passes magiques » qu’il
accomplit à Rodez sur certains des pensionnaires afin de les guérir (voir telle Lettre à Ferdière du 13 août 1943,
Œuvres, op. cit., p. 894 : « […] dans les quelques gestes innocents que j’ai faits l’autre jour sur Voronca, j’ai
simplement essayé de faire passer une force qui irait de moi à lui […], de lui donner un peu de mon cœur et un peu de
mon souffle […] »). 212
Deleuze a ainsi montré en maints endroits de son œuvre à quel point le réel ne se réduisait pas à l’actuel mais
comportait également une part virtuelle. 213
Texte de février 1947, repris in Œuvres, op. cit., p. 1469. 214
Une lettre à Ferdière permet de préciser le lien entre la pratique asilaire et la dramaturgie des années 30 :
« Les gestes comme ceux que vous me reprochez ici, que j’ai esquissés sur vous sur un banc dans le jardin de l’asile il y
a quatre mois, que j’ai faits avant-hier sur Voronca […] étaient à la base de la Dramaturgie exposée sur la scène par
Antonin Artaud et si c’est une maladie pour moi de m’y livrer alors Antonin Artaud a toujours été un malade parce que
toutes ses mises en scène n’étaient composées que de cela » (Œuvres, op. cit., p. 1176). 215
Artaud le Moma, Galilée, Paris, 2000, p. 28. 216
Voir notamment « Autour de la séance au Vieux Colombier » : « […] le théâtre est un débordement passionnel
[…] qui ne peut pas se reproduire deux fois », Œuvres, op. cit., p. 1177.
61
Journée sur la limite entre l’animalité et l’humanité
organisée par Evelyne Grossman et Muriel Brami-Benhamou
« Il est apparemment plus facile au tigre d'être totalement, dignement tigre,
qu'il ne l'est pour l'homme d'être homme ».
Coïncidence animale et dissidence humaine chez Michaux.
Pauline Hachette
C’est à partir d’une réflexion, extraite des « Tranches de savoir » du recueil Face aux
Verrous, que j’ai souhaité entreprendre mon exploration du continent animal chez Michaux. Cette
méditation est la suivante :
« En observant des séminaristes, bientôt docteurs en théologie, jouer à taper du pied sur un ballon de football,
on est amené à remarquer qu’il est apparemment plus facile au tigre d’être totalement, dignement tigre, qu’il ne l’est
pour l’homme, d’être homme. »
Si elle a retenu mon attention, et si j’ai mis en exergue ce tigre au milieu du vaste bestiaire
qui court dans l’œuvre de Michaux, c’est d’une part bien sûr pour ce qui me semble être sa justesse
et son humour et d’autre part parce qu’elle me semble être à la croisée de lignes essentielles, tant
poétiques qu’éthiques, d’une œuvre qui ne cesse de s’interroger sur la difficile « position
d’équilibre » que représente la fait d’être homme, sur le nécessaire inachèvement d’un moi pluriel,
pour lequel l’identité et l’unité constituent une impossibilité ou une menace. Paraît alors cet animal
comme possibilité d’un accomplissement parfait qui ne soit pas mortifère.
Le tigre est plus tigre que l’homme n’est homme. Plus capable de complétude et d’une sorte
d’élégance éthique que ces séminaristes dont l’action « détonne », mais dont la situation ne vient
que souligner une dissonance humaine en réalité fondamentale. C’est au tigre plutôt qu’à l’homme
qu’il faudrait attribuer la capacité d’une simplicité et d’une grâce qui traduisent cette familiarité
avec soi que l’on voudrait rapprocher de l’oikeiosis stoïcienne. L’animal aurait naturellement cette
capacité à persévérer dans son être, à consentir à ce souffle qui devient objet d’une quête impossible
chez l’homme.
La réflexion de Michaux renvoie par ailleurs à un regard, voire à une contemplation, que
suggère ce observateur distant qui nous parle. Cette appropriation de soi c’est un regard qui en
juge : spectacle humain et spectacle de l’animal ne se laissent pas regarder de la même façon.
L’animal est en effet objet de fascination. Freud, comme Lacan le rappelle, rapproche ainsi
le regard que suscite le narcissique de celui que l’on pose sur le bel animal. L’animal représenterait,
face au sujet constitué par la coupure, la parfaite et fascinante cohésion et coïncidence de soi à soi,
ce « monde clos, fermé sur lui-même, satisfait, plein » pour reprendre les termes de Lacan qui
poursuit « Cet animal idéal nous donne une vision de complétude, d’accomplissement, parce qu’il
suppose l’emboîtement parfait, voire l’identité de l’Innenwelt et de l’Umwelt. C’est ce qui fait la
séduction de cette forme vivante, déroulant harmonieusement son apparence ».
Reprenant les notions développées par Uexküll, Lacan place l’animal du côté de la
continuité parfaite entre le dedans et le dehors et explique par cette unité la fluidité et la puissance
que présente l’animal, monde qui se déplace en adéquation avec le monde qui l’entoure et sans être
condamné à « la quadrature inépuisable des recollements du moi ».
Plusieurs raisons donc au spectacle discord que nous offrent nos séminaristes : désaccord
entre l’habit et l’action, entre l’image de soi et l’image donnée, entre deux aspirations qui semblent
62
mal se raccommoder aussi : peut-on faire l’ange et la bête, ou du moins épouser la dévotion à l’âme
pure et lâcher la bride aux pulsions primitives du jeu ? Il n’y a pas d’accès total à la simplicité
animale, même pour celui qui voudrait abdiquer son humanité. Car le tigre lui n’a pas à « devenir »
ni à « faire » quoi que ce soit, ange ou homme.
Toute l’œuvre de Michaux creuse cette relation conflictuelle qu’entretient l’homme avec soi
et avec son monde et la difficulté à pleinement être qu’elle entraîne :
« Dans la situation, il y avait de l’effervescence. Dans mon tempérament, il y avait de la sérénité, comment
s’unir ? »
Souvent ce décalage condamne le sujet à une impossible harmonie rythmique avec le
monde. Le fameux : « le malheur c’est le rythme des autres » le fait assez entendre, qui accuse le
rythme qu’impose un monde qui tire à lui et auquel pourtant il reste impossible de tout à fait
correspondre.
Ce décalage se retrouve aussi dans le sentiment de soi. Parfois c’est avec son « organisme
bipédique » que « le sujet ne coïncide plus », au cœur même de son être humain il perd « son
centre »
Mais ce centre constitue quoi qu’il en soit un mythe. L’être intérieur se vit soit comme foule
centrifuge, soit comme « né troué », en manque de matière et de cohésion.
Pourtant ce désaccord est loin d’être vécu uniquement comme une fatalité extérieure. L’écart
est nécessaire car la coïncidence du sujet avec son monde représente le danger ultime, son
absorption :
« Je suis tellement faible […] que si je pouvais coïncider d’esprit avec qui que ce soit, je serais immédiatement
subjugué et avalé »
La fusion, tentatrice, n’apparaît pas dans l’œuvre comme une solution. A plusieurs reprises
reviennent ces images de « retirement » dans un « milieu » avec lequel le sujet ferait un : la « tête
diverse » prend refuge dans une pomme ou un soulier rêvant d’y trouver la sérénité, le monde réduit
qui contiendrait son intériorité infinie et mobile. Mais se mettre dans la pomme, outre la souffrance
que lui apporte la chose, « glace» le moi.
La différence n’est donc pas seulement subie, mais agie, devient une éthique de la
dissidence, condition première pour que commence ou demeure une parole. Il n’est de salut hors du
« Contre » et l’identité achevée est refusée au profit de celle de l’enfant (« Adulte- mort- achevé :
nuance d’un même état ») – ou encore du clown, qui expulse de soi « la forme qu'on croyait si bien
attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes,
mes semblables ».
Se défaire de cette présomption d’identité et accepter la « position d’équilibre » qui
remplace le moi semble donc être la véritable tâche éthique qui incombe à l’humain.
Il nous reste à nous demander si l’animal apparaît véritablement ainsi que ce tigre, modèle d’ipséité,
chez Michaux. Or cette totale adéquation de l’animal à son être se trouve au final assez rarement
représentée dans l’œuvre.
On trouve chez Michaux des animaux qui se défont comme l’homme, et, prêtant cette fois
leur part sensible à celui-ci, viennent exprimer un même désir de quitter l’harmonie. Ainsi du
cheval drogué de Passages :
« Cette fameuse coordination des mouvements dont le cheval comme Monsieur son maître est un chef-
d’œuvre, il est heureux, comme Monsieur son maître, de l’envoyer promener ».
Et certains animaux marquent parfois des summums de dissension interne, d’interrogation
sur leur identité, ainsi de ce tout petit cheval élevé par le poète qui « s’effare » de ne pas grandir, et
cherche désespérément sa femelle. Mais aucune (ni les chiennes, ni les poules, ni les juments)
63
n’accepte de lui répondre. L’animal, réduit aux hennissements désespérés et furieux et au regard
muet de la bête, perd là avec son identité sûre, son beau mouvement, et sa capacité d’agir.
Enfin, non seulement la belle complétude de l’animal se défait mais bien souvent c’est lui
aussi qui permet au sujet de plus profondes et plus sûres lignes de fuite. Il défait le mimétisme
réaliste, déforme l’homme qui croit trop en sa « nature »: les devenir- animaux et les nombreux
vacillements de cette frontière en constituent un riche terrain d’exploration.
Pauline Hachette est professeur agrégé et enseigne à l’IUT de Sceaux. Elle prépare, sous la
direction de Jean-Michel Rey, une thèse portant sur les poétiques de la violence au XXe siècle,
mettant notamment en regard les œuvres de Michaux et Céline.
64
La Révolution (problématique) des crabes d’Arthur de Pins
Jonathan Degenève
Dans La Révolution des crabes d’Arthur de Pins (2004, 5 minutes), tout le problème est,
pour les crustacés comme pour nous, de bifurquer, de sortir du droit chemin, d’échapper à une voie
tracée à l’avance et au métier qui en résulte inévitablement (le devenir-fonctionnaire). Tout le
problème est encore de faire mentir son arbre généalogique, de dépasser ses tares génétiques, de
lutter contre l’enracinement de et en son origine (le lieu de la ponte), de secouer le joug de sa
condition subjective (l’exosquelette) ou de son conditionnement intersubjectif (le qu’en-dira-t-on).
Bref, tout le problème est de s’opposer à la fatalité quel que soit le visage qu’elle prend. Résumons
ce problème en disant qu’il est celui de la liberté.
Il y a alors deux possibilités et toute une série de déclinaisons à l’intérieur de chacune
d’entre d’elles : soit l’on a la chance d’être relativement libre, c’est-à-dire, en l’occurrence, que l’on
a la chance d’être bien placé au départ de sa trajectoire ou de pouvoir en dévier grâce à un secours
providentiel, soit l’on n’a pas de chance et l’on est une victime clouée sur place, absolument pas
libre, parce que l’on nous a arraché la moitié des pattes par exemple. Il faut alors se mettre à
réfléchir. Et, grâce à un plan subjectif étonnant (le panoramique horizontal à 540 degrés qui ameute
la foule), nous pénétrons à ce moment précis du film dans le crâne du crabe qui est condamné à
penser. Mais ce crabe philosophe n’est pas le marxiste-léniniste auquel on aurait pu s’attendre217
. Il
est plutôt une sorte d’hégéliano-sophiste en plus d’être un agitateur public et un manipulateur
d’opinion. Pour l’hégélianisme : la liberté, il en résout le problème en en faisant l’intellection de la
nécessité, c’est-à-dire en provoquant chez ses congénères une prise de conscience et, donc, une
prise de recul par rapport à leur sort. Connaître ce qui nous entrave, c’est déjà s’en délester. D’où
le : « Mes frères, nous sommes esclaves de notre carapace ». Pour la sophistique : il n’y a
strictement aucune différence entre « aller nulle part » et « aller quelque part » tant que l’on n’a pas
dit où on allait précisément218
. Or, voilà justement ce que le crabe philosophe se garde bien
d’expliquer alors qu’il appuie sa théorie sur ce partage et en tire même un motif de gloire pour lui et
de fierté pour les autres. Du coup, la révolution collective qu’il initie, et qui reprend les codes de
nos propres manifestations de rues (orateur, tribune, public), n’est rien d’autre qu’un nouvel opium
pour le peuple qui est désormais heureux d’apprendre que l’existence a un but, que le parcours a un
aboutissement, mais sans savoir pour autant de quoi il s’agit.
D’où une autre révolution, individuelle cette fois-ci, qui prend le contre-pied de la
précédente en bouleversant réellement le cours des choses : c’est celle du crabe, à la fois narrateur
et héros de cette aventure, qui bifurque concrètement, et sans même y penser, qui sort du droit
chemin, mais qui devra bientôt se remettre dans son axe, et qui échappe à sa voie tracée, quoique
avec l’aide, peut-être, d’une raie. Passons rapidement sur la charge critique, et la vraie drôlerie,
qu’il y a derrière la chronique de ces révolutions qui n’ont finalement pas lieu, pour ne retenir que
ce qui nous intéresse : jusqu’ici, la limite entre l’humain et l’animal n’a cessé d’être franchie dans la
mesure où les crabes n’ont été au fond qu’un miroir (que l’on jugera plus ou moins déformant selon
l’âme révolutionnaire qui sommeille en nous) qui nous a été tendu par cette fable comme par tant
d’autres, qu’elles soient cinématographiques ou non. Ce transfert d’attributs humains sur les
animaux est en effet récurrent et il relève des lois d’un genre. Cette transposition aisée à déchiffrer,
puisque convenue, est d’ailleurs ici renforcée car c’est à chaque fois sous une impulsion humaine
217
Dès la graphie du titre on voit en effet une étoile à cinq branches, une faucille et un marteau dans le « i » de
« révolution et dans le « c » de « crabes ». Cette symbolique, forte mais figée, est cependant perturbée par la boucle que
décrit le « o » de « révolution » qui, elle, bouge en tournant sur elle-même, en clignotant et en s’agrandissant. La piste
d’une tension entre les deux acceptions du mot révolution, l’une politique (le soulèvement populaire) et l’autre physique
(la rotation d’un corps autour de son axe ou selon son orbite), est donc d’emblée suggérée. Nous y reviendrons. 218
« Les tourteaux savent tourner, poursuit en effet le crabe philosophe, mais ne vont nulle part. Nous on va tout
droit, mais au moins on va quelque part ! ».
65
que les animaux sont des surfaces de projection. En effet, c’est parce qu’un gamin l’a mutilé que le
crabe est devenu un philosophe. De même, c’est parce que des capitaines de bateaux on fait couler
leur navire, alors qu’ils ont, eux, tout pour virer de bord mais n’y parviennent pas, que le crabe est
devenu un héros et, qui sait, un narrateur.
En revanche, ce qui n’est pas convenu, c’est précisément que, des révolutions, il y en a
plusieurs. Outre celles qui n’ont finalement pas lieu, les révolutions humaines trop humaines, les
révolutions dont il ne restera qu’un souvenir périssable (c’est là-dessus que se termine le court
métrage), il y a celle qui a toujours déjà eu lieu, celle qui se situe dans un hors temps anhistorique :
soit le perpétuel mouvement circulaire d’un objet dans l’espace. Cette révolution n’est pas
spécifiquement animale, mais elle peut prendre un sens animal sitôt qu’on l’envisage sous l’angle
d’un nouveau problème qui n’est plus du tout celui de la liberté : c’est celui d’une espèce en son
milieu.
Mais il n’est même pas sûr que ce soit un problème. Agamben le rappelle dans L’ouvert,
l’animal ne vit pas dans le monde objectif humain (Umgebung), il vit dans un milieu (Umwelt)
constitué d’une « unité close » qui provient « du prélèvement sélectif d’une série d’éléments ou de
“marques” »219
. Or cette fabrique d’un monde à taille réduite varie selon chaque espèce. Autrement
dit, il y a autant de milieux qu’il y a d’espèces et, entre les deux, une complète interdépendance qui
n’est cependant nullement ressentie, faut-il le préciser, comme une aliénation. Dès lors, en
désignant la volte et non plus la révolte, notamment lorsqu’un zoom arrière nous dévoile depuis le
ciel la terre recouverte de traces, le réalisateur attire notre attention sur le fait que la révolution des
crabes n’est pas (encore) celle d’un individu ou d’un groupe qui voudrait renverser l’ordre établi
d’une société. Il faut raisonner en d’autres termes et se mettre à réfléchir, à notre tour, à ceci : une
simple ligne, fût-elle rapidement bornée de part et d’autre par toutes sortes d’obstacles, c’est un
milieu ; c’est, pour une espèce, tout un monde, tout son monde, et, le cas échéant, ce monde peut
faire le tour du nôtre ; par ailleurs, il n’y a ni individu, ni groupe, ni société, mais une espèce, ses
membres, son milieu, et tout cela forme une vaste chorégraphie plutôt joyeuse si l’on croit
l’intermède de comédie musicale du film qui, après le brusque changement d’échelle du zoom
arrière, tranche pareillement sur le « tragique destin » par un brusque changement de ton.
Dire cela, ce n’est pas en revenir aux animaux-machines de Descartes et ramener les bêtes à
de purs fonctionnements ou à de pures fonctionnalités. C’est plutôt prendre la mesure de deux
choses. D’abord, si l’animal répond220
, cette réponse tient peut être au fait que, face à lui, l’homme
est renvoyé à son appartenance à une espèce et à un milieu. D’où l’apostrophe du crabe narrateur :
« une catastrophe comme vous seuls, les humains, savez les faire ». Ensuite, lorsque ce même crabe
héros accomplit un pas de danse à côté de la mesure, lorsqu’il se désaxe, il ne dévie pas seulement
de sa trajectoire, il sort aussi, et surtout, de son espèce ainsi que de son milieu. A cet instant, on est
plus du côté de la mutation que de la révolution, quelle qu’elle soit. Ou alors, la mutation, c’est cela
même la vraie révolution : une mutation d’un membre de l’espèce, puis de l’espèce tout entière et,
parallèlement, de son milieu.
219
L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Payot & Rivages, Paris, 2002, trad. par Joël Gayraud, pp. 65 et 66. 220
« Toute ladite question dudit animal reviendra à savoir non pas si l’animal parle mais si on peut savoir ce que
veut dire répondre », Derrida, L’Animal que donc je suis, Galilée, Paris, 2006, p. 24.
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Animaux et animalité dans le théâtre de Pippo Delbono
Suzanne Fernandez
Même si la métaphore animale caractérise parfois l’acteur, tantôt bête de scène, tantôt cabot,
il est toujours curieux de voir de vrais animaux sur une scène de théâtre221
. Leur caractère
essentiellement imprévisible déroute, une imprévisibilité dont Molière a fait les frais lors d’une
représentation de Don Quichotte ; alors qu’il attendait en coulisse monté sur un âne, l’animal partit
comme un trait sur la scène, dérangeant le cours du spectacle. L’animal force les acteurs à
l’improvisation, il fait déborder la scène, matériellement (l’âne peut aller dans le public), ainsi
qu’imaginairement, en suscitant chez le spectateur des questions naïves (les animaux sont-ils
dressés, suivent-ils les comédiens en tournée, que deviennent-ils après le spectacle… ?) Ils posent
également la question du pouvoir qu’a le metteur en scène sur ses acteurs, forcés comme l’animal à
entrer sur scène. Cette question du pouvoir est au centre de l’avant-dernier spectacle de Pippo
Delbono, Urlo, dans lequel le petit microcéphale Bobo donne du lait à un agneau, à l’aide d’un
biberon. L’agneau, figure de l’innocence et de la dépendance, est alors à la place de Bobo, face à
son metteur en scène Pippo.
L’apparition d’un animal sur scène est également transgressive222
, car l’animal fait pénétrer
la réalité dans l’univers fictionnel de la scène, brouillant la frontière qui la sépare de la salle. Or, ce
brouillage est travaillé par Pippo Delbono dont les acteurs ne jouent pas de rôles, et conservent leur
identité pendant les spectacles. Pippo lui-même, souvent dans la salle ou dans la fosse, apparaît
comme le narrateur de ses pièces, à la première personne ; dans son premier spectacle, Le Temps
des assassins, il donne ses muscles à toucher aux spectateurs, à la manière foraine, jouant de notre
désir de toucher quelque chose qui nous est normalement interdit, désir enfantin face à la plupart
des animaux. Ce désir semble naître en partie de la profonde sensation que le monde de la scène qui
nous fait face nous est totalement étranger, nous exclut, comme nous exclut le monde, ou milieu, de
l’animal selon la théorie du Baron von Uexküll223
. L’animalité des acteurs de Pippo Delbono, c’est
donc peut-être d’abord la sensation qu’ils donnent de vivre dans un autre monde, auquel on ne peut
avoir de part et ce, pas seulement parce que eux sont debout sur scène, et nous assis dans la salle,
mais parce qu’ils créent un rapport au monde et à l’espace radicalement autre ; face à eux, les
sensations que l’on éprouve sont parfois comparables à celles que l’on éprouve devant certains
animaux.
Un des types de regard imposé par les spectacles de Pippo Delbono, c’est la fascination :
d’une présence, d’un rapport au monde qui peut se caractériser par une certaine innocence
corporelle224
, rapport « amoureux »225
qu’on pourrait expliquer par un sentiment d’adéquation, de
coïncidence entre l’être et le monde226
.
Ce qui est troublant en effet, c’est que l’animal nous force à penser l’intériorité de ce qui est
en face de nous, du niveau de conscience ou d’inconscience du geste et du mouvement, et de et en
221
Dans le recueil Bêtes de scène, Christine Hamon-Sirejols donne plusieurs exemples de mises en scène
contemporaines utilisant des animaux (Publications du laboratoire Théâtre, Langages et Sociétés, ouvrage dirigé par
Anne Bouvier-Cavoret. Ophrys, 2002, Paris). 222
Rodrigo Garcia, grand provocateur, qui a écrit entre autres L’avantage avec les animaux c’est qu’ils t’aiment
sans poser de question, rappelle les scandales qu’il a provoqués en utilisant des animaux : « certains sont irrités de voir
des lapins jouer avec des acteurs sur scène au lieu d’être dans une casserole ou dans un élevage où ils sont engraissés et
d’où ils ne sortent que pour finir en civet. D’autres s’offensent de voir le public monter sur scène pour se déshabiller
avec nous, parce qu’ils voient des corps exposés, éclatants de désir se montrer dans un lieu insolite et dans une situation
peu banale » (Programme du spectacle). Rodrigo Garcia rend spectaculaire ce qui n’est pas censé l’être : des bêtes et
des spectateurs. 223
Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Denoël, Pocket, 1965. 224
« J’aime que les acteurs sur scène soient en état de totale innocence » (Pippo Delbono, Le Corps de l’acteur,
Solitaires intempestifs, 2004, p. 51). 225
Ibid. 226
Cf. Étienne Souriau, Le Sens artistique des animaux.
67
retour crée une interrogation sur notre propre participation au monde, sur ce qui nous différencie du
monde qu’on voit sur scène. Lorsque Bobo fume une cigarette, lentement, gracieusement,
décomposant ses gestes et mettant tout son être dans le geste de fumer, comme s’il n’était autre que
ce geste à ce moment-là, sans intention autre que celle de fumer : les sensations qu’il provoque chez
le spectateur seraient proches de celles que l’on peut parfois ressentir face à l’activité d’un animal.
Witold Gombrowicz, dans son Journal, raconte une promenade dans la campagne, et l’apparition
d’une vache qui le regarde : « Sa vachéité surpris à ce point mon humanité — il y eut une telle
tension dans l’instant où nos regards se croisèrent — que je me sentis confus en tant qu’homme, en
tant que membre de l’espèce humaine. Sentiment étrange, que j’éprouvais sans doute pour la
première fois : la honte de l’homme face à l’animal. Je lui avais permis de me voir, de me regarder,
ce qui nous rendait égaux, et du coup j’étais devenu moi-même un animal, mais un animal étrange,
je dirais illicite »227
. Il me semble que cette réaction dit quelque chose de notre perception de
spectateur face au spectacle de Pippo Delbono : face à un monde qui nous exclut et pourtant nous
force, non à nous identifier, mais à reconnaître quelque chose de cet univers étranger en nous,
provoquant une sensation de séparation entre soi et le monde. Devant Bobo fumant, placé tout près
du public, au bord de la scène, devant un regard qui ne demande pas à être reconnu et que l’on
cherche pourtant à reconnaître, qui nous exclut, on a envie de projeter des sentiments, comme par
exemple la nostalgie, mais c’est impossible, et il me semble que cette impossibilité suscite quelque
chose de l’ordre de la pitié ; pour Bobo, pour Pippo qui met en scène sa propre exclusion du monde
crée par son acteur, pitié aussi sans doute pour soi-même.
227
Witold Gombrowicz, Journal, tome I, 1953-1958, 1995, Folio, p. 516.
68
Table des matières
Journée doctorale sur le geste organisée le 7 juin 2006 par Suzanne Fernandez et
Lorraine Dumenil :
Suzanne Fernandez
« Les effets du geste dans le théâtre de Pippo Delbono»………………………………………. p. 2
Jean-François Favreau
« La partition gestuelle et son théâtre : Grotowski / Decroux / Barba »………………………. p. 4
Céline Eidenbenz
« Le geste hystérique de Salomé »……………………………………………………………... p. 6
Joanna Rajkumar
« Trois poètes et le geste face aux limites du langage :
Baudelaire, Hofmannsthal et Michaux»……………………………………………………….. p. 8
Lorraine Dumenil
« Le geste efficace d’Antonin Artaud »………………………………………………………... p. 10
Journée doctorale sur Maurice Blanchot organisée le 19 mars 2007 par Christophe
Bident et Jonathan Degenève :
Maud Hagelstein
« Le neutre chez Blanchot et le minimalisme américain »…………………………………….. p. 12
Jonathan Degenève
« “Quelle absence !” : Blanchot lecteur de Camus »…………………………………………... p. 14
Ayelet Lilti
« Le rapport Blanchot-Kafka : le double singulier »…………………………………………... p. 16
Dominique Pirotte
« Du Livre et de la Mort Chez Kojève et Blanchot »………………………………………….. p. 18
Antoine Janvier
« “Parler, ce n’est pas voir…” Deleuze et Blanchot entre événement et dialectique »………... p. 20
Laura Marin
« L’aphérèse comme figure du neutre dans La Folie du jour »……………………………....... p. 22
Jérémie Majorel
« Starobinski et Derrida lecteurs de Blanchot »………………………………………………...p. 24
Marcus Coelen
« Sur quelques projets de traductions et un projet de recherche en cours »…………………… p. 26
Journée doctorale sur Samuel Beckett organisée le 4 avril 2007 par Evelyne Grossman et
Jonathan Degenève :
:
Guillaume Gesvret
« Le rituel de Quad ou le retentissement de la surface »………………………………………. p. 28
Sonya Laborie
« Ironie, réflexivité et modernité dans Film et Comédie de Samuel Beckett »……………….. p. 30
Julia Siboni
« Le processus de l’écoute comme tension dans La Dernière bande »………………………... p. 32
Gabriela García Hubard
« “Comment dire” : les aphasies beckettiennes »……………………………………………… p. 34
69
Sarah Clément
« Délitements de la fiction :
les Textes pour rien de Samuel Beckett et Le Bavard de Louis-René des Forêts »…………… p. 35
Marie-Christine Laurent
« Samuel Beckett / Francis Bacon : la chair et le cri »………………………………………… p. 37
Wanrug Suwanwattana
« Le “crâne” comme image scénique du “lieu dernier”:
étude des derniers récits courts de Samuel Beckett »…………………………………….......... p. 39
Teppei Suzuki
« L’abstraction du langage :
une similitude entre L’innommable et Fin de partie »…………………………………………. p. 41
Izumi Nishimura
« Monologue polylogique : L’expulsé, Le calmant, La fin »…………………………………... p. 43
Journée doctorale sur Antonin Artaud organisée le 5 avril 2007 par Evelyne Grossman et
Lorraine Dumenil :
Maia Borelli
« Le corps à corps entre Artaud et le nouveau spectacle »…………………………………….. p. 45
Barbara Formis
« Artaud encorps vivant ? Théâtre de la cruauté, action painting et happenings »……………. p. 47
Geneviève Hégron
« Décréation et déréalisation dans l’oeuvre d’Artaud et de Régy »………………………….. p. 49
Véronique Lane
« “Dépendre corps” : le grand tour d’Antonin Artaud »………………………………………. p. 52
Natacha Allet
« Inspiration, souffle, corps »………………………………………………………………….. p. 54
Lucia Amara
« Prolégomènes à la glossolalie »……………………………………………………………… p. 56
Lorraine Dumenil
« La touche cruelle d’Antonin Artaud »……………………………………………………….. p. 59
Journée doctorale sur la limite entre l’animalité et l’humanité organisée le 31 mai 2007
par Evelyne Grossman et Muriel Brami-Benhamou :
Pauline Hachette
« “Il est apparemment plus facile au tigre d'être totalement, dignement tigre, qu'il ne l'est pour
l'homme d’être homme.” Coïncidence animale et dissidence humaine chez Michaux »……… p. 61
Jonathan Degenève
« La Révolution (problématique) des crabes d’Arthur de Pins »……………………………….p. 64
Suzanne Fernandez
« Animaux et animalité dans le théâtre de Pippo Delbono »…………………………………... p. 66