travail abstrait ou travail immateriel traduction anselm jappe-par nathan brennu

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1 Travail abstrait ou travail immatériel ? * Anselm Jappe Le travail, dans la phase actuelle de l'évolution économique et sociale, est fréquemment désigné comme « postfordiste », et il est alors souvent assimilé au travail « immatériel » ou « informatique ». Quels sont les outils théoriques qui pourraient faire comprendre cette réalité ? Peut-on encore considérer que les catégories élaborées par Marx, qui furent particulièrement utiles pour comprendre non seulement la réalité de son époque mais également celle de l'époque fordiste, s'appliquent encore à la réalité postfordiste ? Indépendamment du jugement de chacun sur la validité de la théorie de Marx, elle eut indubitablement cette particularité d'être la seule tentative de penser la société capitaliste dans son ensemble, comme totalité, alors que les autres approches économiques ont renoncé à cette prétention, se limitant finalement à des calculs quantitatifs réalisés à partir de facteurs et d'acteurs présupposés. En effet, à partir de l'école marginaliste, qui émergea non pas par hasard à l'époque où Marx présentait sa critique de l'économie politique, la prétendue science économique bourgeoise abandonnait le concept de « valeur », non seulement au cœur de la théorie de Marx, mais également de l'économie politique bourgeoise lui précédant. Depuis une dizaine d'années, on assiste au retour massif de certains concepts de Marx. Sa mort annoncée en 1989 dura bien moins longtemps que la vie de beaucoup

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Page 1: Travail Abstrait Ou Travail Immateriel Traduction Anselm Jappe-par Nathan Brennu

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Travail abstrait ou travail immatériel ?

*

Anselm Jappe

Le travail, dans la phase actuelle de l'évolution économique et sociale, est

fréquemment désigné comme « postfordiste », et il est alors souvent assimilé au travail

« immatériel » ou « informatique ». Quels sont les outils théoriques qui pourraient faire

comprendre cette réalité ? Peut-on encore considérer que les catégories élaborées par

Marx, qui furent particulièrement utiles pour comprendre non seulement la réalité de

son époque mais également celle de l'époque fordiste, s'appliquent encore à la réalité

postfordiste ? Indépendamment du jugement de chacun sur la validité de la théorie de

Marx, elle eut indubitablement cette particularité d'être la seule tentative de penser la

société capitaliste dans son ensemble, comme totalité, alors que les autres approches

économiques ont renoncé à cette prétention, se limitant finalement à des calculs

quantitatifs réalisés à partir de facteurs et d'acteurs présupposés. En effet, à partir de

l'école marginaliste, qui émergea non pas par hasard à l'époque où Marx présentait sa

critique de l'économie politique, la prétendue science économique bourgeoise

abandonnait le concept de « valeur », non seulement au cœur de la théorie de Marx,

mais également de l'économie politique bourgeoise lui précédant.

Depuis une dizaine d'années, on assiste au retour massif de certains concepts de

Marx. Sa mort annoncée en 1989 dura bien moins longtemps que la vie de beaucoup

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d'autres. Toutefois, ce retour des thèmes marxiens, autant dans le monde universitaire

que dans les milieux militants, se concentre essentiellement sur le concept de plus-value,

et par conséquent sur la dénonciation de l'exploitation. Ceci aboutît alors sur la requête

d'une justice distributive. Les divers néo-marxismes cherchent à découvrir quelles sont

aujourd'hui les origines de la plus-value, étant donné que l'usine classique ne semble

plus être le lieu central de l'exploitation. La théorie du capitalisme cognitif est souvent

considérée comme un certain marxisme postfordiste qui propose une nouvelle lecture

par rapport au paléomarxisme, toujours occupé à célébrer le prolétariat à la main

calleuse. Dans le marxisme postmoderne, la « lutte des classes » n'est pas déchiffrée

comme facteur immanent à la société marchande, comme modalité de distribution de la

plus-value au sein du mode de production capitaliste. La « lutte des classes » se trouve

simplement reconfigurée par de nouveaux acteurs, dans le but de sauver l'essentiel du

marxisme traditionnel, qui visait une émancipation à l'intérieur des catégories

capitalistes plutôt qu'une émancipation des catégories capitalistes de base.

Et si l'utilité des catégories marxiennes pour comprendre le capitalisme postfordiste

résidait plutôt dans une approche où le concept central n'est pas la plus-value, mais la

valeur ?

Afin de savoir si les catégories marxiennes de valeur, marchandise, argent et travail

abstrait, de double nature de la marchandise et du travail qui la produit, et de fétichisme

de la marchandise, sont encore valides, il convient d'abord de faire un effort pour

clarifier ce que signifient ces concepts dans la théorie critique de Marx. Bien sûr, il ne

s'agit en aucun cas de faire l’exégèse d'un texte sacré, mais de voir à quoi ces concepts

pourraient encore servir aujourd'hui. Peut-être qu'il serait même possible d'en conclure

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que ces catégories collent mieux à la réalité sociale actuelle que ce qu'il en fut lors de

leur élaboration il y a 150 ans, parce qu’il y a entre autres moins de compromis à

faire avec les restes de la société pré-bourgeoise qu’à l’époque de

Marx. Cette approche pourrait permettre d'éviter une double impasse, à savoir

l'affirmation que rien n'a changé avec le postfordisme (comme l’affirme le

vétéromarxisme, bloqué sur le paradigme de l'usine), ou encore la seconde selon

laquelle nous sommes déjà sorti du capitalisme, comme le soutiennent à la fois

l'apologétisme bourgeois et son idéologie de la société tertiaire, basée sur

l’autoréalisation présumée de tous les travailleurs dans des travaux créatifs et autogérés,

et la théorie du capital cognitif, pour laquelle il manque seulement la traduction

politique de la nouvelle réalité productive qui aurait aboli la séparation entre les

producteurs et les moyens de productions.

Beaucoup de personnes pensent connaître la théorie de Marx, mais sa théorie de la

valeur est souvent survolée. Marx ne commence son œuvre principale, Le Capital, ni

avec la lutte des classes, ni avec la plus-value, mais avec une minutieuse analyse de la

marchandise, du travail qui la produit, de la valeur, de l'argent et du fétichisme. Et ces

catégories ne sont pas traitées comme des facteurs simplement donnés, naturels,

évidents, transhistoriques ou encore neutres. C'est aussi en cela qu'il marque sa

différence avec ses prédécesseurs Smith et Ricardo. Le premier chapitre du Capital n'est

pas une espèce de définition préliminaire de certains termes qui serait, de plus, entachée

par une obscurité d'origine sûrement hégélienne, comme le mystérieux fétichisme. Au

contraire, la puissance critique de l'approche de Marx réside dans le fait qu'il analyse ces

catégories de base – et par conséquent tout l'édifice social construit sur elles – en tant

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que catégories historiques et destructives. Historiques signifie qu'elles appartiennent,

dans leur forme développée, à la seule société capitaliste, non à chaque type de société

humaine, et qu'elles sont donc tout à fait dépassables. Tout aussi important, mais plus

rarement pris en considération, est le fait que ces catégories soient pour Marx

destructives : la dynamique déclenchée par ces catégories finit par menacer l'existence

de l'homme en société et ses bases naturelles. C'est parce qu’elle a décrit ces

mécanismes que la théorie de Marx est encore d'actualité 150 ans plus tard, ou plutôt

qu'elle gagne toujours des nouvelles raisons de l'être. Le capitalisme, comme il s'est

configuré à partir de la fin du XVIIIe siècle, se distingue de la société précédente pour

son caractère dynamique, sa croissance continue, et sa tendance à se rendre maître de la

société même qui l'a créé, pour arriver finalement aux résultats catastrophiques que nous

connaissons. Et la théorie de la valeur de Marx est la seule explication cohérente de

cette dynamique auto-référentielle.

Selon Marx, chaque travail a nécessairement une double dimension : il produit

toujours quelque-chose, matériel et immatériel que ça soit, utile ou inutile, beau ou laid.

En tant que tel, il s'agit d'un travail concret. Dans le même temps, chaque travail est

toujours une dépense d'énergie humaine indifférenciée, « muscle, nerf et cerveau »,

mesurable comme pure durée, comme pure quantité de temps, et en tant que tel le même

travail concret est aussi un travail abstrait. En tant que travail abstrait, il ne crée aucun

objet ou service, mais seulement une forme sociale : la valeur. Le travail réduit au temps

pur, sans considération de qui a été fait dans ce temps, crée la « valeur » de chaque

marchandise. La seconde dimension de la même marchandise correspond à sa valeur

d'usage. La valeur n'a rien de naturelle – c'est un moyen purement social de considérer

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les produits. C'est une projection, un moyen de calculer. Mais il s'agit d'un moyen

inconscient qui se présente aux acteurs sociaux comme déjà existant et comme

préliminaire à chaque acte productif – ce en quoi consiste le fétichisme de la

marchandise chez Marx, et non en une mystification de l'origine de la survaleur.

Cette double nature de la marchandise et du travail qui la produit ne s'exprime pas

dans une coexistence pacifique, mais comporte une contradiction violente. Le travail

abstrait n'est pas la somme des travaux concrets, il n'est pas une abstraction mentale.

Une bombe ou un jouet peuvent avoir deux valeurs d'usage très différentes, mais comme

valeurs ils sont égaux si le même temps fut nécessaire pour fabriquer les objets en

question et leurs composantes. La valeur est une abstraction qui devient visible à travers

l'argent. En effet, comme objets ayant un prix, les marchandises connaissent seulement

le plus et le moins, mais aucune différence qualitative. Elles doivent avoir une certaine

valeur d'usage, parce qu’elles doivent répondre à un certain besoin payant, mais cette

valeur d'usage finit par être un simple support de la nature abstraite, de la dimension

valeur de la marchandise. C'est la nature abstraite qui décide du destin de la

marchandise et de son producteur. A titre d'exemple, le tailleur artisanal de l'époque pré-

industrielle mettait une heure à confectionner une chemise, et la valeur de cette chemise

était donc d'une heure (dans cet exemple, on fait abstraction, pour simplifier, des

matières premières, des outils de travail etc. qui se comptent également en temps de

travail, tout comme leurs composants). Après l'introduction des métiers à tisser

mécaniques, une chemise pouvait se produire en dix minutes. Ceci constituait le

nouveau standard de production imposé par la concurrence. L'artisan qui ne pouvait pas

se procurer de métier à tisser mécanique continuait de mettre une heure à faire sa

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chemise. Il découvrait alors plus tard sur le marché, au moment de la vente, que même

si sa chemise était restée la même qu'avant au niveau de la valeur d'usage, elle était

réduite à un sixième de sa précédente valeur, ce qui fait que l'heure du tisseur « valait »

maintenant dix minutes. Son heure concrète équivalait à dix minutes abstraites, et la

double nature de sa chemise, de catégorie philosophique s'était transformée en une

menace très concrète pour son existence physique. Dans ce petit exemple réside une

bonne partie de la dynamique et de la tragédie du capitalisme.

Chaque valeur d'usage est différente d'une autre. Par contre, la valeur est

qualitativement toujours égale et ne connaît que des changements quantitatifs. Lorsque

la valeur domine la production – c'est-à-dire lorsque les produits prennent

habituellement et massivement la forme sociale de marchandises – la production n'est

donc plus basée sur la satisfaction des besoins pré-existants, comme c'était le cas dans

les sociétés pré-industrielles (ces besoins pouvaient aussi être absurdes, et leur

satisfaction dépendre d'injustes hiérarchies, mais ceci est une autre affaire). Désormais,

la seule finalité de la production devient la valeur : il s'agit d'obtenir la plus grande

quantité possible de valeur, et donc d'argent. La production de valeurs d'usage

représente alors une médiation fastidieuse, un mal nécessaire, un pur passage pour la

multiplication de l'argent. Transformer un euro en deux présuppose l'augmentation du

travail vivant productif. L'accumulation tautologique de travail déjà réalisé, de travail

mort, devient donc la vraie finalité de l'économie capitaliste. Les propriétaires de capital

ne sont pas les gestionnaires de ce processus, mais seulement ses exécutants. Le vrai

sujet de ce processus c'est le capital et son besoin constant de croître (alors que toutes

les sociétés précédentes étaient essentiellement statiques). Cette dynamique aveugle,

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auto-référentielle et privée de contenu propre, peut se résumer par le passage du mode

d'échange marchandise – argent – marchandise au mode argent – marchandise – argent,

qui n'aurait aucun sens s'il n'était pas argent – marchandise – plus d'argent. En effet,

alors qu'échanger une paire de chaussures contre une quantité de patates qui aurait la

même valeur a un sens (marchandise contre marchandise avec la médiation de l'argent),

si de cette manière deux besoins sont satisfaits, il n'y en aurait aucun à investir dix euros

pour acheter une marchandise qui se revendrait ensuite au même prix. A la fin de ce

processus, il doit y avoir une plus forte quantité de valeur, et donc d'argent, autrement le

processus serait considéré comme failli. Dans le premier cas, l'objectif est la satisfaction

des besoins, et le travail est le moyen. Dans le second cas, la multiplication de l'argent

par le biais de la multiplication du surtravail devient l'objectif, et la satisfaction des

besoins est le moyen d'y arriver. Une folie inimaginable dans toutes les sociétés

précédentes (même si quelques éléments précurseurs s'y trouvaient déjà).

Où prévaut la double nature du travail, prévaut donc également la dimension

abstraite du travail, et où prévaut la dimension abstraite, s'instaure une accumulation de

valeur indifférente au contenu propre. En fin de compte, la production capitaliste

produit seulement accidentellement la « richesse » dans le sens de ce qui sert à la vie

humaine. L'unique richesse qui l'intéresse vraiment est la valeur, et la valeur n'est rien

d'autre qu'un mode social fétichiste d'exprimer le temps passé – une fantasmagorie,

comme le remarque justement Marx. Une grande quantité de richesse au sens concret

(matérielle ou immatérielle) peut donc coïncider avec une quantité très faible de valeur,

et vice-versa. Voilà pourquoi la production de richesse « concrète » peut aussi être

abandonnée si elle ne contribue pas assez à l'accumulation auto-référentielle de travail

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mort, et donc d'argent (Ici, le terme « richesse concrète » est également utilisé au sens

tout formel, c'est-à-dire comme biens ou services quelconques. Du point de vue de

l'économie, même les bombes, les déchets ou l'activité du policier sont des « valeurs

d'usage », soit des richesses concrètes). Et si cette accumulation est aussi destructive

c’est parce qu'elle l'est par définition – et non à cause de la méchanceté morale ou

psychologique des capitalistes – indifféremment de ses contenus. Peut-être est-ce John

Maynard Keynes qui donna la meilleure définition du travail abstrait lorsqu'il disait que

du point de vue de l'économie nationale, creuser des trous puis les remplir de nouveau

pouvait être une activité totalement sensée. Il donnait également cet exemple : « Si la

trésorerie était disposée à emplir de billets de banque des vieilles bouteilles, à les enfuir

à des profondeurs convenables dans des mines désaffectées qui seraient ensuite

comblées avec des détritus urbains et à autoriser l'entreprise privée à extraire de

nouveau les billets suivant les principes éprouvés du laisser-faire, le chômage pourrait

disparaître et compte tenu des répercussions, il est probable que le revenu réel de la

communauté de même que sa richesse en capital seraient sensiblement plus élevés qu'ils

ne le sont réellement. A vrai dire, il serait plus sensé de construire des maisons ou autre

chose d'utile ; mais si des difficultés politiques et pratiques s'y opposent le moyen

précédent vaut encore mieux que rien ». Mais ses disciples ne savent qu'y voir un

élégant paradoxe plutôt qu'une dénonciation – bien qu'elle soit plutôt involontaire – du

mécanisme central d'un mode de production absurde.

Dans le capitalisme, le travail abstrait est devenu le lien social, le but de la société,

et non plus le moyen en vue d'autres fins. Il s'agit du processus que Karl Polanyi

décrivait comme « désencastrement » de l'économie par rapport à la société au sein de

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laquelle elle est née. Le capitalisme ne se base pas seulement sur l'exploitation – celle-ci

existait aussi dans les sociétés esclavagistes ou féodales. Le capitalisme est une société

dans laquelle le travail ne sert plus à perpétrer les structures sociales qui se sont formées

sur d'autres bases (tradition, domination politique ou libre accord), mais dans laquelle le

travail s'autonomise et où sa dynamique anonyme, qui n'est contrôlée par personne,

devient elle-même la base des rapports sociaux.

Aujourd'hui, on entend souvent dire que la théorie de Marx explique bien le

capitalisme « classique » basé sur la centralité de l'usine et de la production des biens

matériels, comme les tissus et plus tard l'automobile. Le postfordisme, c'est-à-dire la

phase ouverte dans les années soixante-dix du siècle dernier, se caractériserait par contre

par une diffusion massive du travail dit « immatériel », avec une forte croissance des

services et des travaux liés aux technologies microélectroniques. Alors qu'aux yeux des

observateurs bourgeois la théorie marxienne serait désormais dépassée car il n'y a plus

un prolétaire, les théoriciens du capitalisme cognitif affirment que les frontières de la

lutte des classes se sont seulement déplacées. Des auteurs comme Antonio Negri

identifient le « travail immatériel » avec le « travail abstrait » dont parle Marx. Ceci est

clairement une grossière erreur qui laisse douter du sérieux de qui la commet. Selon la

définition de Marx, chaque travail a deux dimensions car chaque travail débouche sur

un résultat quelconque – qu'importe que ce soit matériel ou immatériel, un bien ou un

service – apte à satisfaire un besoin quelconque, important ou absurde qu'il soit. Dans le

même temps, chaque travail est une dépense de temps quantitativement déterminée. Par

conséquent, le travail de l'infirmier, de l'ouvrier en métallurgie ou encore du paysan a

aussi une dimension abstraite, et le travail de l'informaticien ou du conseiller

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d'entreprise a aussi une dimension concrète. Le travail n'est pas d'abord concret, dans la

phase de production, pour devenir ensuite abstrait dans la circulation. Il n'est pas non

plus devenu « plus abstrait » au cours du développement du capitalisme à cause de sa

parcellisation ou de l'informatisation. Il s'agit de plans d'analyse complètement distincts.

Parler d'un travail « toujours plus abstrait », ou d'un « devenir abstrait du travail »,

comme font certains théoriciens du capitalisme cognitif, n'a aucun sens. Toutefois, il est

possible de parler de travail immatériel sans faire allusion au concept marxien de travail

abstrait. Réfuter cette confusion n'aboutit pas encore à la réfutation de toute la théorie

du travail immatériel.

La théorie selon laquelle la réalité productive actuelle se baserait essentiellement sur le

travail immatériel affirme également que ces nouvelles formes de production ruineront,

ou sauveront, le capitalisme, car elles constituent un nouveau modèle d'accumulation

qui contient de nouveaux et vastes potentiels de valorisation. En vérité, il s'agit d'une

nouvelle version de l'affirmation, répétée depuis cinquante ans, selon laquelle la

croissance du « secteur tertiaire » contrebalancerait le déclin de la production

industrielle, surtout en ce qui concerne les postes de travail. Les statistiques ont

quelques temps semblé donner raison à ces analyses : plus diminuait le nombre

d'ouvriers dans les usines, plus augmentait le nombre de personnes travaillant dans les

services. Cependant, il y a un problème dont ces analyses empiriques ne tiennent pas

compte : les services ne sont pas « productifs » au sens capitaliste du terme, c'est-à-dire

qu'ils ne reproduisent pas le capital investi – ils le consomment seulement. Pour la

critique de l'économie politique de Marx, la question de savoir si un travail est productif

ou improductif n'a rien à voir avec le contenu de ce travail, mais avec son rôle dans le

cycle de reproduction du capital. En termes capitalistes, assembler des Ferrari est un

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travail productif, et enseigner aux enfants ou soigner un malade sont généralement des

travaux improductifs. Les services sont essentiellement des « coûts », autant pour un

seul capital que pour le système dans son ensemble, et sont sujets à la privatisation et à

la rationalisation tout comme les processus productifs « matériels ». C'est ce qu'on peut

voir tous les jours : désormais, le chômage touche également ces secteurs, et il n'existe

plus d'autres secteurs capables d'absorber les chômeurs. Les services comme la santé et

l'éducation sont, du point de vue du capital, essentiellement des faux frais, financés avec

les bénéfices du capital productif, et c'est pour cela que dans chaque période de crise ces

services, autant utiles qu'ils puissent être d'un point de vue social, sont les premiers à

être sacrifiés. Il ne peut exister un modèle d'accumulation basé sur l'information, le

travail intellectuel, la culture ou généralement les services, car ce type d'activité crée

trop peu de valeur – et celle-ci reste l'unique paramètre dans une société basée sur la

valorisation du capital. Le capitalisme ne s'intéresse pas aux « activités », à « l'utilité »

etc., mais seulement à la production de valeur. Et il ne suffit pas d'avoir travaillé pour

créer de la valeur, il faut aussi l'avoir fait de manière à reproduire le capital avec lequel

le salaire touché fut payé.

En ce qui concerne l'informatique, ses produits ne représentent en général que des

doses homéopathiques de travail humain, et donc de valeur : ainsi, un software, une fois

inventé, peut être reproduit des millions de fois presque sans nouvel emploi de force de

travail, et toutes ses copies dans leur ensemble représentent par conséquent seulement

une petite quantité de valeur. L'informatique, le cœur de la révolution de l'immatériel,

loin de constituer un nouveau stade du capitalisme caractérisé par une augmentation

ultérieure de productivité, porte plutôt à la crise car réduisant fortement – à un niveau

historiquement inédit – l'emploi de travail vivant, elle réduit aussi la production de

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valeur. Le postfordisme est donc tout sauf un nouveau modèle d'accumulation. Son

existence se base plutôt sur la financiarisation, c'est-à-dire sur le crédit et sur le « capital

fictif ». L'accumulation réelle manquante est remplacée par sa simulation, soit une

explosion de crédit dans des dimensions astronomiques – et le crédit n'est rien d'autre

qu'une consommation anticipée d'un futur gagné qui pourrait ne jamais arriver.

Toutefois, le postfordisme existe indubitablement en tant que réalité sociologique,

comme l'ensemble des nouvelles formes de travail basées sur la flexibilité, la mobilité,

un plus grand niveau de formation etc. Il ne contient cependant pas en tant que tel un

potentiel d'émancipation comme l'affirment les théoriciens de la « multitude ». Nous

assistons plutôt à la réification de la personnalité dans son ensemble, ainsi qu'à la

récupération des facultés critiques. On effleure ensuite l'absurde lorsqu'on parle de

manière positive de l' « auto-valorisation » de ces nouvelles figures de travailleurs. En

fait, le problème est justement le devenir-valeur de toute chose, l'économisation totale

de l'individu dans un monde au sein duquel seul ce qui a une « valeur » mérite d'exister.

L' « auto-valorisation » n'est alors rien d'autre qu'une soumission complète aux

impératifs économiques, mais cette fois sous une forme « autogérée ». Ceci démontre

que la seule question de la propriété juridique des moyens de production, dans laquelle

le marxisme traditionnel a toujours voulu voir le noyau de la question sociale, n'est pas

si centrale que cela car il existe une forme fétichiste, celle de la valeur, qui est

préliminaire à ces questions de distribution de la valeur déjà présupposée. Le travail

immatériel se base sur l'indifférence de la forme pour le contenu, comme chaque travail

dans le capitalisme. La question principale est plutôt : qu'est-ce qui se produit, sous

quels critères, et pas seulement qui en tire le profit le plus grand.

Affirmer que le travailleur immatériel, qui est typiquement un travail dit autonome, se

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trouve déjà tendanciellement au-delà de la logique capitaliste, finit par être un éloge

paradoxal de ce qu'on appelle en allemand la « Ich-AG » - la « Moi – Société par

actions ». Il s'agit de l'individu seul qui réunit en lui les formes traditionnelles du patron

et du salarié, et qui doit survivre dans la jungle du marché par le biais d'une auto-

exploitation rigoureuse – esclave non plus d'un patron en chair et en os, mais

directement de la main invisible du marché, sans personne à qui adresser des

revendications. Cependant, la « Moi - SA » n'est pas, comme on pourrait le croire, un

concept polémique et péjoratif crée par les adversaires de ces dérives. En vérité, il fut

créé comme terme positif en 1999 en Allemagne par la même commission « Hartz » qui

a élaboré des propositions, ensuite transformées en lois, pour pousser les chômeurs

allemands à devenir travailleurs « autonomes », offrant des services bon marché. En fait,

cette politique, qui n'est plus pratiquée désormais par les seules autorités allemandes, se

base sur un calcul, cynique mais réaliste, selon lequel l'unique travail que les chômeurs

peuvent encore trouver est celui de domestiques pour les rares vainqueurs de la

compétition économique actuelle. Dans une époque où l'on paie plutôt pour les

technologies que pour les personnes, beaucoup acceptent toutefois de payer pour le

plaisir d'avoir des serfs – à condition qu'ils coûtent assez peu. La Moi-SA, déclarée en

2002 le « non-mot de l'année » par la Société de la langue allemande, est en théorie

simplement un terme technique pour un chômer qui fonde une activité économique et

qui reçoit pour cela une aide publique Mais en vérité, il résume tout l'esprit d'une

époque – et, comble du paradoxe, les théoriciens de l' « intellectualité de masse » font

l'éloge de cette trouvaille typiquement néolibérale.

Certains veulent aussi croire dans les vertus libératrices du partage en réseau, du free

software etc. Il est certes sympathique de pouvoir télécharger autant de musique sans

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payer ou consulter les livres d'une bibliothèque lointaine, mais il semble difficile d'en

faire un paradigme de société ! A quoi peut bien servir le file-sharing dans une situation

où il n'y ni maison, ni terres, ni nourritures ? Voir dans ce secteur plutôt marginal de la

reproduction sociale le levier d'une transformation générale ou d'une « réappropriation

collective des ressources » après des siècles de privatisation des ressources, signifie que

l'on croit un peu trop dans la virtualisation du monde et que l'on fait du réseau la réalité

suprême et de ses opérateurs le nombril du monde. Et si, à cause des privatisations ou

des catastrophes naturelles, les black-out se multiplient et qu'il n'y a plus d’électricité,

que reste-t-il de la révolution digitale ?

La figure du travailleur postfordiste qui met en jeu son « capital cognitif » dont il serait

lui-même le propriétaire, et qui par conséquence doit seulement s'affranchir des garrots

politiques qui l'empêchent d'être effectivement le patron de ce qu'il produit déjà, n'est

finalement rien d'autre qu'une version postmoderne du vieux marxisme traditionnel.

Ceci n'a jamais réellement remis en question les catégories centrales de la société

capitaliste, à savoir la marchandise, la valeur, le travail abstrait et l'argent, mais a

seulement chercher à obtenir de meilleures conditions pour les vendeurs de la force de

travail. Ses épigones postfordistes ont simplement fait passé le focus du matériel vers

l'immatériel. Mais s'il est ainsi, où se trouve alors l'antagonisme social aujourd'hui ? La

lutte des classes au sens traditionnel apparaît toujours plus comme une défense des

dernières catégories d'ouvriers qui luttent, comme n'importe quel autre sujet de la

concurrence, pour survivre sur le marché. Quelques fois, ce concept est étendu

arbitrairement aux autres formes de conflit, comme par exemple la révolte dans les

banlieues françaises. Cela signifierait-il donc que Tony Blair avait raison lorsqu'il

annonçait « Mes amis, la lutte des classes est finie » et qu'une chose comme une

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« société » n'existe pas, qu'il y a seulement des individus qui peuvent réussir ou non

selon leur mérite comme le disait déjà sa prédécesseur Margaret Thatcher ? Ou cela

signifierait au contraire que le développement du capitalisme comporte de nouvelles

formes d'antagonismes sociaux qui ne se résument pas seulement aux nouvelles formes

d'exploitation – qui naturellement existent ?

La société basée sur la marchandise, la valeur, l'argent et le travail tend de manière

toujours plus évidente vers la création d'une humanité superflue. Ceci fut dès le début

une contradiction majeure du capitalisme, contenue dans son noyau et qu'on ne peut

donc en tant que telle éliminer : seul le travail vivant, l'usage de la force de travail, crée

la valeur. Dans le même temps, la concurrence pousse à l'usage de machines et de

technologies qui servent précisément à diminuer l'emploi du travail vivant, permettant à

chaque ouvrier de produire plus pour son employeur. Mais l'avantage immédiat pour le

seul détenteur du capital qui emploie en premier de nouvelles technologies est bien vite

annulé dans la concurrence, et au fur et à mesure c'est le profit du système entier qui

diminue. La discussion marxiste en a seulement pris acte partiellement avec le concept

de « baisse tendancielle du taux de profit » ; en vérité, il s'agissait d'une baisse de la

masse de valeur, et donc du profit, à long terme. L'augmentation exponentielle de la

production matérielle depuis deux cent ans – avec les conséquences écologiques dont on

commence à peine à mesurer l'ampleur – a pu durant longtemps compenser la

diminution de la valeur contenue dans chaque marchandise. Mais environ à partir des

années soixante-dix du siècle dernier, notamment avec la dite révolution

microélectronique, les progrès de la substitution du travail vivant par les technologies

ont été tellement importants qu'aucun mécanisme de compensation ne pouvait être

suffisant, d'autant plus en présence de marchés saturés. Dès lors, le capitalisme est

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définitivement en crise et ne fait rien d'autre que renvoyer le redde rationem par le biais

de la financiarisation. Aucun nouveau modèle d'accumulation n'est plus venu : il y a

seulement des simulés de profits. On sait que les valeurs immobilières et boursières ont

crû dix fois plus vite que l'économie « réelle » (naturellement, personne ne le sait

précisément). Alors que les populismes de droite et de gauche ont présenté les envolées

de la finance et de la spéculation comme la cause des difficultés que traversent

l'économie réelle, c'est en fait exactement l'inverse qu'il s'est passé : c'est seulement

grâce à la finance « créative » et à la spéculation qu'il a pu se feindre une prospérité

dont les bases manquaient, en vérité, depuis longtemps. La crise financière actuelle est

seulement un symptôme. La cause plus profonde de ce que nous sommes en train de

vivre est due à l'incompatibilité entre logique de la valeur et développement

technologique, causé justement par la logique de la valeur, et par la conséquente baisse

de la rentabilité. En d'autres mots, il y a une difficulté extrême à employer le capital

d'une manière profitable. Pendant que la « sous-consommation », cheval de bataille des

néo-keynésiens qui fleurissent de nouveau, est seulement un facteur secondaire, la sur-

accumulation de capital menace la rentabilité du système entier.

Comme il a déjà été dit, les nouveaux postes de travail sont – surtout dans le tertiaire -

en grande partie « improductifs » au sens capitaliste du terme, et ils sont financés

indirectement par les secteurs effectivement productifs de capital – qui sont cependant

en baisse. L'expérience démontre tous les jours qu'en temps de crises ces postes de

travail sont éliminés plus violemment que les postes de travail dans les secteurs

traditionnels. Il n'est alors plus question de déplacer la force de travail vers de nouveaux

secteurs, comme il est arrivé lors du passage de la société agraire à la société industrielle.

Désormais, nous assistons au devenir superflu de grandes parties de la force de travail à

Page 17: Travail Abstrait Ou Travail Immateriel Traduction Anselm Jappe-par Nathan Brennu

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l'échelle globale. Et qui ne travaille pas, ne mange pas, c'est-à-dire qu'il n'est pas non

plus utile au système en tant que consommateur. Des groupes sociaux toujours plus

vastes, et des pays entiers, deviennent inutiles du point de vue du système capitaliste, un

poids mort, un fardeau. Dans le même temps il leur a été retiré tous les moyens pour

survivre par eux-mêmes, surtout dans l'agriculture. Au fur et à mesure, la société

marchande ne sait plus quoi faire de l'humanité qui l'a créée.

La bataille se déroule alors autour du maintien ou de l'abolition d'un système qui finit

par menacer tous ses membres à travers les désastres qu'il produit. Le fait

qu'actuellement certains acteurs économiques réussissent encore à en tirer d'immenses

profits ne change rien à la crise qui touche finalement toutes ses catégories de base.

Avec la valeur finit aussi le « bon » argent, fruit d'une réelle création de valeur, et ce

processus est derrière l'actuelle crise financière. Il ne semble tout simplement pas

possible que la reproduction sociale continue à se dérouler à travers la valeur, la

marchandise, le travail abstrait, l'argent. Croire pouvoir le faire apparaît finalement bien

plus « utopique » qu'imaginer d'autres formes de socialisation – qui sont déjà présentes

en partie. Parler de travail aujourd'hui peut seulement signifier parler de la crise de la

société du travail et du fait que c'est justement la société du travail qui abolit le travail.

Est-il encore sensé de continuer à demander et à promettre la création de postes de

travail, quand de travail il n'y a plus besoin ? Ou faut-il plutôt penser à garantir à tous un

accès aux ressources qui ne soit plus lié à la médiation du travail et de l'argent ?

Traduction de l’italien par Nathan Brenu