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Travail abstrait ou travail immatériel ?
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Anselm Jappe
Le travail, dans la phase actuelle de l'évolution économique et sociale, est
fréquemment désigné comme « postfordiste », et il est alors souvent assimilé au travail
« immatériel » ou « informatique ». Quels sont les outils théoriques qui pourraient faire
comprendre cette réalité ? Peut-on encore considérer que les catégories élaborées par
Marx, qui furent particulièrement utiles pour comprendre non seulement la réalité de
son époque mais également celle de l'époque fordiste, s'appliquent encore à la réalité
postfordiste ? Indépendamment du jugement de chacun sur la validité de la théorie de
Marx, elle eut indubitablement cette particularité d'être la seule tentative de penser la
société capitaliste dans son ensemble, comme totalité, alors que les autres approches
économiques ont renoncé à cette prétention, se limitant finalement à des calculs
quantitatifs réalisés à partir de facteurs et d'acteurs présupposés. En effet, à partir de
l'école marginaliste, qui émergea non pas par hasard à l'époque où Marx présentait sa
critique de l'économie politique, la prétendue science économique bourgeoise
abandonnait le concept de « valeur », non seulement au cœur de la théorie de Marx,
mais également de l'économie politique bourgeoise lui précédant.
Depuis une dizaine d'années, on assiste au retour massif de certains concepts de
Marx. Sa mort annoncée en 1989 dura bien moins longtemps que la vie de beaucoup
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d'autres. Toutefois, ce retour des thèmes marxiens, autant dans le monde universitaire
que dans les milieux militants, se concentre essentiellement sur le concept de plus-value,
et par conséquent sur la dénonciation de l'exploitation. Ceci aboutît alors sur la requête
d'une justice distributive. Les divers néo-marxismes cherchent à découvrir quelles sont
aujourd'hui les origines de la plus-value, étant donné que l'usine classique ne semble
plus être le lieu central de l'exploitation. La théorie du capitalisme cognitif est souvent
considérée comme un certain marxisme postfordiste qui propose une nouvelle lecture
par rapport au paléomarxisme, toujours occupé à célébrer le prolétariat à la main
calleuse. Dans le marxisme postmoderne, la « lutte des classes » n'est pas déchiffrée
comme facteur immanent à la société marchande, comme modalité de distribution de la
plus-value au sein du mode de production capitaliste. La « lutte des classes » se trouve
simplement reconfigurée par de nouveaux acteurs, dans le but de sauver l'essentiel du
marxisme traditionnel, qui visait une émancipation à l'intérieur des catégories
capitalistes plutôt qu'une émancipation des catégories capitalistes de base.
Et si l'utilité des catégories marxiennes pour comprendre le capitalisme postfordiste
résidait plutôt dans une approche où le concept central n'est pas la plus-value, mais la
valeur ?
Afin de savoir si les catégories marxiennes de valeur, marchandise, argent et travail
abstrait, de double nature de la marchandise et du travail qui la produit, et de fétichisme
de la marchandise, sont encore valides, il convient d'abord de faire un effort pour
clarifier ce que signifient ces concepts dans la théorie critique de Marx. Bien sûr, il ne
s'agit en aucun cas de faire l’exégèse d'un texte sacré, mais de voir à quoi ces concepts
pourraient encore servir aujourd'hui. Peut-être qu'il serait même possible d'en conclure
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que ces catégories collent mieux à la réalité sociale actuelle que ce qu'il en fut lors de
leur élaboration il y a 150 ans, parce qu’il y a entre autres moins de compromis à
faire avec les restes de la société pré-bourgeoise qu’à l’époque de
Marx. Cette approche pourrait permettre d'éviter une double impasse, à savoir
l'affirmation que rien n'a changé avec le postfordisme (comme l’affirme le
vétéromarxisme, bloqué sur le paradigme de l'usine), ou encore la seconde selon
laquelle nous sommes déjà sorti du capitalisme, comme le soutiennent à la fois
l'apologétisme bourgeois et son idéologie de la société tertiaire, basée sur
l’autoréalisation présumée de tous les travailleurs dans des travaux créatifs et autogérés,
et la théorie du capital cognitif, pour laquelle il manque seulement la traduction
politique de la nouvelle réalité productive qui aurait aboli la séparation entre les
producteurs et les moyens de productions.
Beaucoup de personnes pensent connaître la théorie de Marx, mais sa théorie de la
valeur est souvent survolée. Marx ne commence son œuvre principale, Le Capital, ni
avec la lutte des classes, ni avec la plus-value, mais avec une minutieuse analyse de la
marchandise, du travail qui la produit, de la valeur, de l'argent et du fétichisme. Et ces
catégories ne sont pas traitées comme des facteurs simplement donnés, naturels,
évidents, transhistoriques ou encore neutres. C'est aussi en cela qu'il marque sa
différence avec ses prédécesseurs Smith et Ricardo. Le premier chapitre du Capital n'est
pas une espèce de définition préliminaire de certains termes qui serait, de plus, entachée
par une obscurité d'origine sûrement hégélienne, comme le mystérieux fétichisme. Au
contraire, la puissance critique de l'approche de Marx réside dans le fait qu'il analyse ces
catégories de base – et par conséquent tout l'édifice social construit sur elles – en tant
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que catégories historiques et destructives. Historiques signifie qu'elles appartiennent,
dans leur forme développée, à la seule société capitaliste, non à chaque type de société
humaine, et qu'elles sont donc tout à fait dépassables. Tout aussi important, mais plus
rarement pris en considération, est le fait que ces catégories soient pour Marx
destructives : la dynamique déclenchée par ces catégories finit par menacer l'existence
de l'homme en société et ses bases naturelles. C'est parce qu’elle a décrit ces
mécanismes que la théorie de Marx est encore d'actualité 150 ans plus tard, ou plutôt
qu'elle gagne toujours des nouvelles raisons de l'être. Le capitalisme, comme il s'est
configuré à partir de la fin du XVIIIe siècle, se distingue de la société précédente pour
son caractère dynamique, sa croissance continue, et sa tendance à se rendre maître de la
société même qui l'a créé, pour arriver finalement aux résultats catastrophiques que nous
connaissons. Et la théorie de la valeur de Marx est la seule explication cohérente de
cette dynamique auto-référentielle.
Selon Marx, chaque travail a nécessairement une double dimension : il produit
toujours quelque-chose, matériel et immatériel que ça soit, utile ou inutile, beau ou laid.
En tant que tel, il s'agit d'un travail concret. Dans le même temps, chaque travail est
toujours une dépense d'énergie humaine indifférenciée, « muscle, nerf et cerveau »,
mesurable comme pure durée, comme pure quantité de temps, et en tant que tel le même
travail concret est aussi un travail abstrait. En tant que travail abstrait, il ne crée aucun
objet ou service, mais seulement une forme sociale : la valeur. Le travail réduit au temps
pur, sans considération de qui a été fait dans ce temps, crée la « valeur » de chaque
marchandise. La seconde dimension de la même marchandise correspond à sa valeur
d'usage. La valeur n'a rien de naturelle – c'est un moyen purement social de considérer
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les produits. C'est une projection, un moyen de calculer. Mais il s'agit d'un moyen
inconscient qui se présente aux acteurs sociaux comme déjà existant et comme
préliminaire à chaque acte productif – ce en quoi consiste le fétichisme de la
marchandise chez Marx, et non en une mystification de l'origine de la survaleur.
Cette double nature de la marchandise et du travail qui la produit ne s'exprime pas
dans une coexistence pacifique, mais comporte une contradiction violente. Le travail
abstrait n'est pas la somme des travaux concrets, il n'est pas une abstraction mentale.
Une bombe ou un jouet peuvent avoir deux valeurs d'usage très différentes, mais comme
valeurs ils sont égaux si le même temps fut nécessaire pour fabriquer les objets en
question et leurs composantes. La valeur est une abstraction qui devient visible à travers
l'argent. En effet, comme objets ayant un prix, les marchandises connaissent seulement
le plus et le moins, mais aucune différence qualitative. Elles doivent avoir une certaine
valeur d'usage, parce qu’elles doivent répondre à un certain besoin payant, mais cette
valeur d'usage finit par être un simple support de la nature abstraite, de la dimension
valeur de la marchandise. C'est la nature abstraite qui décide du destin de la
marchandise et de son producteur. A titre d'exemple, le tailleur artisanal de l'époque pré-
industrielle mettait une heure à confectionner une chemise, et la valeur de cette chemise
était donc d'une heure (dans cet exemple, on fait abstraction, pour simplifier, des
matières premières, des outils de travail etc. qui se comptent également en temps de
travail, tout comme leurs composants). Après l'introduction des métiers à tisser
mécaniques, une chemise pouvait se produire en dix minutes. Ceci constituait le
nouveau standard de production imposé par la concurrence. L'artisan qui ne pouvait pas
se procurer de métier à tisser mécanique continuait de mettre une heure à faire sa
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chemise. Il découvrait alors plus tard sur le marché, au moment de la vente, que même
si sa chemise était restée la même qu'avant au niveau de la valeur d'usage, elle était
réduite à un sixième de sa précédente valeur, ce qui fait que l'heure du tisseur « valait »
maintenant dix minutes. Son heure concrète équivalait à dix minutes abstraites, et la
double nature de sa chemise, de catégorie philosophique s'était transformée en une
menace très concrète pour son existence physique. Dans ce petit exemple réside une
bonne partie de la dynamique et de la tragédie du capitalisme.
Chaque valeur d'usage est différente d'une autre. Par contre, la valeur est
qualitativement toujours égale et ne connaît que des changements quantitatifs. Lorsque
la valeur domine la production – c'est-à-dire lorsque les produits prennent
habituellement et massivement la forme sociale de marchandises – la production n'est
donc plus basée sur la satisfaction des besoins pré-existants, comme c'était le cas dans
les sociétés pré-industrielles (ces besoins pouvaient aussi être absurdes, et leur
satisfaction dépendre d'injustes hiérarchies, mais ceci est une autre affaire). Désormais,
la seule finalité de la production devient la valeur : il s'agit d'obtenir la plus grande
quantité possible de valeur, et donc d'argent. La production de valeurs d'usage
représente alors une médiation fastidieuse, un mal nécessaire, un pur passage pour la
multiplication de l'argent. Transformer un euro en deux présuppose l'augmentation du
travail vivant productif. L'accumulation tautologique de travail déjà réalisé, de travail
mort, devient donc la vraie finalité de l'économie capitaliste. Les propriétaires de capital
ne sont pas les gestionnaires de ce processus, mais seulement ses exécutants. Le vrai
sujet de ce processus c'est le capital et son besoin constant de croître (alors que toutes
les sociétés précédentes étaient essentiellement statiques). Cette dynamique aveugle,
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auto-référentielle et privée de contenu propre, peut se résumer par le passage du mode
d'échange marchandise – argent – marchandise au mode argent – marchandise – argent,
qui n'aurait aucun sens s'il n'était pas argent – marchandise – plus d'argent. En effet,
alors qu'échanger une paire de chaussures contre une quantité de patates qui aurait la
même valeur a un sens (marchandise contre marchandise avec la médiation de l'argent),
si de cette manière deux besoins sont satisfaits, il n'y en aurait aucun à investir dix euros
pour acheter une marchandise qui se revendrait ensuite au même prix. A la fin de ce
processus, il doit y avoir une plus forte quantité de valeur, et donc d'argent, autrement le
processus serait considéré comme failli. Dans le premier cas, l'objectif est la satisfaction
des besoins, et le travail est le moyen. Dans le second cas, la multiplication de l'argent
par le biais de la multiplication du surtravail devient l'objectif, et la satisfaction des
besoins est le moyen d'y arriver. Une folie inimaginable dans toutes les sociétés
précédentes (même si quelques éléments précurseurs s'y trouvaient déjà).
Où prévaut la double nature du travail, prévaut donc également la dimension
abstraite du travail, et où prévaut la dimension abstraite, s'instaure une accumulation de
valeur indifférente au contenu propre. En fin de compte, la production capitaliste
produit seulement accidentellement la « richesse » dans le sens de ce qui sert à la vie
humaine. L'unique richesse qui l'intéresse vraiment est la valeur, et la valeur n'est rien
d'autre qu'un mode social fétichiste d'exprimer le temps passé – une fantasmagorie,
comme le remarque justement Marx. Une grande quantité de richesse au sens concret
(matérielle ou immatérielle) peut donc coïncider avec une quantité très faible de valeur,
et vice-versa. Voilà pourquoi la production de richesse « concrète » peut aussi être
abandonnée si elle ne contribue pas assez à l'accumulation auto-référentielle de travail
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mort, et donc d'argent (Ici, le terme « richesse concrète » est également utilisé au sens
tout formel, c'est-à-dire comme biens ou services quelconques. Du point de vue de
l'économie, même les bombes, les déchets ou l'activité du policier sont des « valeurs
d'usage », soit des richesses concrètes). Et si cette accumulation est aussi destructive
c’est parce qu'elle l'est par définition – et non à cause de la méchanceté morale ou
psychologique des capitalistes – indifféremment de ses contenus. Peut-être est-ce John
Maynard Keynes qui donna la meilleure définition du travail abstrait lorsqu'il disait que
du point de vue de l'économie nationale, creuser des trous puis les remplir de nouveau
pouvait être une activité totalement sensée. Il donnait également cet exemple : « Si la
trésorerie était disposée à emplir de billets de banque des vieilles bouteilles, à les enfuir
à des profondeurs convenables dans des mines désaffectées qui seraient ensuite
comblées avec des détritus urbains et à autoriser l'entreprise privée à extraire de
nouveau les billets suivant les principes éprouvés du laisser-faire, le chômage pourrait
disparaître et compte tenu des répercussions, il est probable que le revenu réel de la
communauté de même que sa richesse en capital seraient sensiblement plus élevés qu'ils
ne le sont réellement. A vrai dire, il serait plus sensé de construire des maisons ou autre
chose d'utile ; mais si des difficultés politiques et pratiques s'y opposent le moyen
précédent vaut encore mieux que rien ». Mais ses disciples ne savent qu'y voir un
élégant paradoxe plutôt qu'une dénonciation – bien qu'elle soit plutôt involontaire – du
mécanisme central d'un mode de production absurde.
Dans le capitalisme, le travail abstrait est devenu le lien social, le but de la société,
et non plus le moyen en vue d'autres fins. Il s'agit du processus que Karl Polanyi
décrivait comme « désencastrement » de l'économie par rapport à la société au sein de
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laquelle elle est née. Le capitalisme ne se base pas seulement sur l'exploitation – celle-ci
existait aussi dans les sociétés esclavagistes ou féodales. Le capitalisme est une société
dans laquelle le travail ne sert plus à perpétrer les structures sociales qui se sont formées
sur d'autres bases (tradition, domination politique ou libre accord), mais dans laquelle le
travail s'autonomise et où sa dynamique anonyme, qui n'est contrôlée par personne,
devient elle-même la base des rapports sociaux.
Aujourd'hui, on entend souvent dire que la théorie de Marx explique bien le
capitalisme « classique » basé sur la centralité de l'usine et de la production des biens
matériels, comme les tissus et plus tard l'automobile. Le postfordisme, c'est-à-dire la
phase ouverte dans les années soixante-dix du siècle dernier, se caractériserait par contre
par une diffusion massive du travail dit « immatériel », avec une forte croissance des
services et des travaux liés aux technologies microélectroniques. Alors qu'aux yeux des
observateurs bourgeois la théorie marxienne serait désormais dépassée car il n'y a plus
un prolétaire, les théoriciens du capitalisme cognitif affirment que les frontières de la
lutte des classes se sont seulement déplacées. Des auteurs comme Antonio Negri
identifient le « travail immatériel » avec le « travail abstrait » dont parle Marx. Ceci est
clairement une grossière erreur qui laisse douter du sérieux de qui la commet. Selon la
définition de Marx, chaque travail a deux dimensions car chaque travail débouche sur
un résultat quelconque – qu'importe que ce soit matériel ou immatériel, un bien ou un
service – apte à satisfaire un besoin quelconque, important ou absurde qu'il soit. Dans le
même temps, chaque travail est une dépense de temps quantitativement déterminée. Par
conséquent, le travail de l'infirmier, de l'ouvrier en métallurgie ou encore du paysan a
aussi une dimension abstraite, et le travail de l'informaticien ou du conseiller
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d'entreprise a aussi une dimension concrète. Le travail n'est pas d'abord concret, dans la
phase de production, pour devenir ensuite abstrait dans la circulation. Il n'est pas non
plus devenu « plus abstrait » au cours du développement du capitalisme à cause de sa
parcellisation ou de l'informatisation. Il s'agit de plans d'analyse complètement distincts.
Parler d'un travail « toujours plus abstrait », ou d'un « devenir abstrait du travail »,
comme font certains théoriciens du capitalisme cognitif, n'a aucun sens. Toutefois, il est
possible de parler de travail immatériel sans faire allusion au concept marxien de travail
abstrait. Réfuter cette confusion n'aboutit pas encore à la réfutation de toute la théorie
du travail immatériel.
La théorie selon laquelle la réalité productive actuelle se baserait essentiellement sur le
travail immatériel affirme également que ces nouvelles formes de production ruineront,
ou sauveront, le capitalisme, car elles constituent un nouveau modèle d'accumulation
qui contient de nouveaux et vastes potentiels de valorisation. En vérité, il s'agit d'une
nouvelle version de l'affirmation, répétée depuis cinquante ans, selon laquelle la
croissance du « secteur tertiaire » contrebalancerait le déclin de la production
industrielle, surtout en ce qui concerne les postes de travail. Les statistiques ont
quelques temps semblé donner raison à ces analyses : plus diminuait le nombre
d'ouvriers dans les usines, plus augmentait le nombre de personnes travaillant dans les
services. Cependant, il y a un problème dont ces analyses empiriques ne tiennent pas
compte : les services ne sont pas « productifs » au sens capitaliste du terme, c'est-à-dire
qu'ils ne reproduisent pas le capital investi – ils le consomment seulement. Pour la
critique de l'économie politique de Marx, la question de savoir si un travail est productif
ou improductif n'a rien à voir avec le contenu de ce travail, mais avec son rôle dans le
cycle de reproduction du capital. En termes capitalistes, assembler des Ferrari est un
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travail productif, et enseigner aux enfants ou soigner un malade sont généralement des
travaux improductifs. Les services sont essentiellement des « coûts », autant pour un
seul capital que pour le système dans son ensemble, et sont sujets à la privatisation et à
la rationalisation tout comme les processus productifs « matériels ». C'est ce qu'on peut
voir tous les jours : désormais, le chômage touche également ces secteurs, et il n'existe
plus d'autres secteurs capables d'absorber les chômeurs. Les services comme la santé et
l'éducation sont, du point de vue du capital, essentiellement des faux frais, financés avec
les bénéfices du capital productif, et c'est pour cela que dans chaque période de crise ces
services, autant utiles qu'ils puissent être d'un point de vue social, sont les premiers à
être sacrifiés. Il ne peut exister un modèle d'accumulation basé sur l'information, le
travail intellectuel, la culture ou généralement les services, car ce type d'activité crée
trop peu de valeur – et celle-ci reste l'unique paramètre dans une société basée sur la
valorisation du capital. Le capitalisme ne s'intéresse pas aux « activités », à « l'utilité »
etc., mais seulement à la production de valeur. Et il ne suffit pas d'avoir travaillé pour
créer de la valeur, il faut aussi l'avoir fait de manière à reproduire le capital avec lequel
le salaire touché fut payé.
En ce qui concerne l'informatique, ses produits ne représentent en général que des
doses homéopathiques de travail humain, et donc de valeur : ainsi, un software, une fois
inventé, peut être reproduit des millions de fois presque sans nouvel emploi de force de
travail, et toutes ses copies dans leur ensemble représentent par conséquent seulement
une petite quantité de valeur. L'informatique, le cœur de la révolution de l'immatériel,
loin de constituer un nouveau stade du capitalisme caractérisé par une augmentation
ultérieure de productivité, porte plutôt à la crise car réduisant fortement – à un niveau
historiquement inédit – l'emploi de travail vivant, elle réduit aussi la production de
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valeur. Le postfordisme est donc tout sauf un nouveau modèle d'accumulation. Son
existence se base plutôt sur la financiarisation, c'est-à-dire sur le crédit et sur le « capital
fictif ». L'accumulation réelle manquante est remplacée par sa simulation, soit une
explosion de crédit dans des dimensions astronomiques – et le crédit n'est rien d'autre
qu'une consommation anticipée d'un futur gagné qui pourrait ne jamais arriver.
Toutefois, le postfordisme existe indubitablement en tant que réalité sociologique,
comme l'ensemble des nouvelles formes de travail basées sur la flexibilité, la mobilité,
un plus grand niveau de formation etc. Il ne contient cependant pas en tant que tel un
potentiel d'émancipation comme l'affirment les théoriciens de la « multitude ». Nous
assistons plutôt à la réification de la personnalité dans son ensemble, ainsi qu'à la
récupération des facultés critiques. On effleure ensuite l'absurde lorsqu'on parle de
manière positive de l' « auto-valorisation » de ces nouvelles figures de travailleurs. En
fait, le problème est justement le devenir-valeur de toute chose, l'économisation totale
de l'individu dans un monde au sein duquel seul ce qui a une « valeur » mérite d'exister.
L' « auto-valorisation » n'est alors rien d'autre qu'une soumission complète aux
impératifs économiques, mais cette fois sous une forme « autogérée ». Ceci démontre
que la seule question de la propriété juridique des moyens de production, dans laquelle
le marxisme traditionnel a toujours voulu voir le noyau de la question sociale, n'est pas
si centrale que cela car il existe une forme fétichiste, celle de la valeur, qui est
préliminaire à ces questions de distribution de la valeur déjà présupposée. Le travail
immatériel se base sur l'indifférence de la forme pour le contenu, comme chaque travail
dans le capitalisme. La question principale est plutôt : qu'est-ce qui se produit, sous
quels critères, et pas seulement qui en tire le profit le plus grand.
Affirmer que le travailleur immatériel, qui est typiquement un travail dit autonome, se
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trouve déjà tendanciellement au-delà de la logique capitaliste, finit par être un éloge
paradoxal de ce qu'on appelle en allemand la « Ich-AG » - la « Moi – Société par
actions ». Il s'agit de l'individu seul qui réunit en lui les formes traditionnelles du patron
et du salarié, et qui doit survivre dans la jungle du marché par le biais d'une auto-
exploitation rigoureuse – esclave non plus d'un patron en chair et en os, mais
directement de la main invisible du marché, sans personne à qui adresser des
revendications. Cependant, la « Moi - SA » n'est pas, comme on pourrait le croire, un
concept polémique et péjoratif crée par les adversaires de ces dérives. En vérité, il fut
créé comme terme positif en 1999 en Allemagne par la même commission « Hartz » qui
a élaboré des propositions, ensuite transformées en lois, pour pousser les chômeurs
allemands à devenir travailleurs « autonomes », offrant des services bon marché. En fait,
cette politique, qui n'est plus pratiquée désormais par les seules autorités allemandes, se
base sur un calcul, cynique mais réaliste, selon lequel l'unique travail que les chômeurs
peuvent encore trouver est celui de domestiques pour les rares vainqueurs de la
compétition économique actuelle. Dans une époque où l'on paie plutôt pour les
technologies que pour les personnes, beaucoup acceptent toutefois de payer pour le
plaisir d'avoir des serfs – à condition qu'ils coûtent assez peu. La Moi-SA, déclarée en
2002 le « non-mot de l'année » par la Société de la langue allemande, est en théorie
simplement un terme technique pour un chômer qui fonde une activité économique et
qui reçoit pour cela une aide publique Mais en vérité, il résume tout l'esprit d'une
époque – et, comble du paradoxe, les théoriciens de l' « intellectualité de masse » font
l'éloge de cette trouvaille typiquement néolibérale.
Certains veulent aussi croire dans les vertus libératrices du partage en réseau, du free
software etc. Il est certes sympathique de pouvoir télécharger autant de musique sans
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payer ou consulter les livres d'une bibliothèque lointaine, mais il semble difficile d'en
faire un paradigme de société ! A quoi peut bien servir le file-sharing dans une situation
où il n'y ni maison, ni terres, ni nourritures ? Voir dans ce secteur plutôt marginal de la
reproduction sociale le levier d'une transformation générale ou d'une « réappropriation
collective des ressources » après des siècles de privatisation des ressources, signifie que
l'on croit un peu trop dans la virtualisation du monde et que l'on fait du réseau la réalité
suprême et de ses opérateurs le nombril du monde. Et si, à cause des privatisations ou
des catastrophes naturelles, les black-out se multiplient et qu'il n'y a plus d’électricité,
que reste-t-il de la révolution digitale ?
La figure du travailleur postfordiste qui met en jeu son « capital cognitif » dont il serait
lui-même le propriétaire, et qui par conséquence doit seulement s'affranchir des garrots
politiques qui l'empêchent d'être effectivement le patron de ce qu'il produit déjà, n'est
finalement rien d'autre qu'une version postmoderne du vieux marxisme traditionnel.
Ceci n'a jamais réellement remis en question les catégories centrales de la société
capitaliste, à savoir la marchandise, la valeur, le travail abstrait et l'argent, mais a
seulement chercher à obtenir de meilleures conditions pour les vendeurs de la force de
travail. Ses épigones postfordistes ont simplement fait passé le focus du matériel vers
l'immatériel. Mais s'il est ainsi, où se trouve alors l'antagonisme social aujourd'hui ? La
lutte des classes au sens traditionnel apparaît toujours plus comme une défense des
dernières catégories d'ouvriers qui luttent, comme n'importe quel autre sujet de la
concurrence, pour survivre sur le marché. Quelques fois, ce concept est étendu
arbitrairement aux autres formes de conflit, comme par exemple la révolte dans les
banlieues françaises. Cela signifierait-il donc que Tony Blair avait raison lorsqu'il
annonçait « Mes amis, la lutte des classes est finie » et qu'une chose comme une
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« société » n'existe pas, qu'il y a seulement des individus qui peuvent réussir ou non
selon leur mérite comme le disait déjà sa prédécesseur Margaret Thatcher ? Ou cela
signifierait au contraire que le développement du capitalisme comporte de nouvelles
formes d'antagonismes sociaux qui ne se résument pas seulement aux nouvelles formes
d'exploitation – qui naturellement existent ?
La société basée sur la marchandise, la valeur, l'argent et le travail tend de manière
toujours plus évidente vers la création d'une humanité superflue. Ceci fut dès le début
une contradiction majeure du capitalisme, contenue dans son noyau et qu'on ne peut
donc en tant que telle éliminer : seul le travail vivant, l'usage de la force de travail, crée
la valeur. Dans le même temps, la concurrence pousse à l'usage de machines et de
technologies qui servent précisément à diminuer l'emploi du travail vivant, permettant à
chaque ouvrier de produire plus pour son employeur. Mais l'avantage immédiat pour le
seul détenteur du capital qui emploie en premier de nouvelles technologies est bien vite
annulé dans la concurrence, et au fur et à mesure c'est le profit du système entier qui
diminue. La discussion marxiste en a seulement pris acte partiellement avec le concept
de « baisse tendancielle du taux de profit » ; en vérité, il s'agissait d'une baisse de la
masse de valeur, et donc du profit, à long terme. L'augmentation exponentielle de la
production matérielle depuis deux cent ans – avec les conséquences écologiques dont on
commence à peine à mesurer l'ampleur – a pu durant longtemps compenser la
diminution de la valeur contenue dans chaque marchandise. Mais environ à partir des
années soixante-dix du siècle dernier, notamment avec la dite révolution
microélectronique, les progrès de la substitution du travail vivant par les technologies
ont été tellement importants qu'aucun mécanisme de compensation ne pouvait être
suffisant, d'autant plus en présence de marchés saturés. Dès lors, le capitalisme est
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définitivement en crise et ne fait rien d'autre que renvoyer le redde rationem par le biais
de la financiarisation. Aucun nouveau modèle d'accumulation n'est plus venu : il y a
seulement des simulés de profits. On sait que les valeurs immobilières et boursières ont
crû dix fois plus vite que l'économie « réelle » (naturellement, personne ne le sait
précisément). Alors que les populismes de droite et de gauche ont présenté les envolées
de la finance et de la spéculation comme la cause des difficultés que traversent
l'économie réelle, c'est en fait exactement l'inverse qu'il s'est passé : c'est seulement
grâce à la finance « créative » et à la spéculation qu'il a pu se feindre une prospérité
dont les bases manquaient, en vérité, depuis longtemps. La crise financière actuelle est
seulement un symptôme. La cause plus profonde de ce que nous sommes en train de
vivre est due à l'incompatibilité entre logique de la valeur et développement
technologique, causé justement par la logique de la valeur, et par la conséquente baisse
de la rentabilité. En d'autres mots, il y a une difficulté extrême à employer le capital
d'une manière profitable. Pendant que la « sous-consommation », cheval de bataille des
néo-keynésiens qui fleurissent de nouveau, est seulement un facteur secondaire, la sur-
accumulation de capital menace la rentabilité du système entier.
Comme il a déjà été dit, les nouveaux postes de travail sont – surtout dans le tertiaire -
en grande partie « improductifs » au sens capitaliste du terme, et ils sont financés
indirectement par les secteurs effectivement productifs de capital – qui sont cependant
en baisse. L'expérience démontre tous les jours qu'en temps de crises ces postes de
travail sont éliminés plus violemment que les postes de travail dans les secteurs
traditionnels. Il n'est alors plus question de déplacer la force de travail vers de nouveaux
secteurs, comme il est arrivé lors du passage de la société agraire à la société industrielle.
Désormais, nous assistons au devenir superflu de grandes parties de la force de travail à
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l'échelle globale. Et qui ne travaille pas, ne mange pas, c'est-à-dire qu'il n'est pas non
plus utile au système en tant que consommateur. Des groupes sociaux toujours plus
vastes, et des pays entiers, deviennent inutiles du point de vue du système capitaliste, un
poids mort, un fardeau. Dans le même temps il leur a été retiré tous les moyens pour
survivre par eux-mêmes, surtout dans l'agriculture. Au fur et à mesure, la société
marchande ne sait plus quoi faire de l'humanité qui l'a créée.
La bataille se déroule alors autour du maintien ou de l'abolition d'un système qui finit
par menacer tous ses membres à travers les désastres qu'il produit. Le fait
qu'actuellement certains acteurs économiques réussissent encore à en tirer d'immenses
profits ne change rien à la crise qui touche finalement toutes ses catégories de base.
Avec la valeur finit aussi le « bon » argent, fruit d'une réelle création de valeur, et ce
processus est derrière l'actuelle crise financière. Il ne semble tout simplement pas
possible que la reproduction sociale continue à se dérouler à travers la valeur, la
marchandise, le travail abstrait, l'argent. Croire pouvoir le faire apparaît finalement bien
plus « utopique » qu'imaginer d'autres formes de socialisation – qui sont déjà présentes
en partie. Parler de travail aujourd'hui peut seulement signifier parler de la crise de la
société du travail et du fait que c'est justement la société du travail qui abolit le travail.
Est-il encore sensé de continuer à demander et à promettre la création de postes de
travail, quand de travail il n'y a plus besoin ? Ou faut-il plutôt penser à garantir à tous un
accès aux ressources qui ne soit plus lié à la médiation du travail et de l'argent ?
Traduction de l’italien par Nathan Brenu