transparence et ciblage des prévisions d’inflation : les...

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Transparence et ciblage des prévisions d’inflation : Les leçons de la Banque Nationale Tchèque Marine Charlotte André * Suite à la crise financière globale de 2008, les banques centrales de l’Union Européenne, parmi d’autres, se sont interrogées sur l’efficacité des outils conventionnels pour faire face au manque de liquidités. Elles cherchent les canaux de transmission les plus efficaces pour mettre en place la politique monétaire non conventionnelle afin de limiter la propagation de la crise à la sphère financière et réelle. La Banque Nationale Tchèque a montré une bonne voie combinant la transparence de la politique monétaire avec un régime de ciblage des prévisions d’inflation. La crise financière et économique de 2008 a généré une fragilité de la liquidité suite à l’abandon de certaines banques de leur fonction traditionnelle de teneur de marché en raison des contraintes réglementaires accrues comme le remarque en 2015 Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France. Cela a conduit au dysfonctionnement du marché interbancaire et induit une mauvaise transmission des effets de la politique monétaire vers l’économie réelle. Traditionnellement, après une contraction économique, la banque centrale baisse les taux d’intérêt pour agir sur l’inflation et la production par les canaux de transmission habituels. Cette réponse conventionnelle n’a pas pu avoir l’efficacité espérée puisque la crise récente a généré le problème du « zero lower bound » 1 dans un contexte où la banque centrale s’efforce de pallier le manque de liquidité sur le marché interbancaire et dans le système économique. En effet, lorsque les taux d’intérêt de court terme nominaux sont très proches de zéro, ils peuvent conduire au problème de trappe à liquidité et à plus long terme, déterminer une diminution de la consommation et un taux de chômage élevé. Avant la crise, la plupart des banques centrales ont adopté le régime de ciblage d’inflation. 2 Comme le taux d’intérêt nominal ne peut plus diminuer lorsque la borne est atteinte et que les politiques conventionnelles 1 Le Japon avait déjà été confronté à cette situation dans les années 1990. 2 Politique qui les contraint à respecter une cible d’in- flation, que ce soit une valeur numérique fixe ou un intervalle de confiance dans lequel se situe la cible. via les taux d’intérêt et de change réels n’ont qu’un effet très faible, il est nécessaire d’envisager d’autres mesures de politique monétaire. La possibilité d’augmenter la cible d’inflation est exclue par la plupart des banques centrales et des économistes car elle entraînerait davantage de volatilité et d’incertitude dans l’économie (Bernanke 2010 et Woodford 2012). Ces mesures alternatives peuvent cibler d’autres canaux de transmission afin d’avoir un impact significatif sur le niveau d’activité et l’inflation. Certaines banques centrales 3 ont osé mettre en place une politique agissant sur les anticipations d’inflation des agents privés pour sortir du bourbier des taux d’intérêt nuls voire négatifs. Les anticipations d’inflation constituent une chaîne de transmission à travers laquelle la « forward guidance » 4 peut stimuler l’économie, notamment en maintenant une bonne réputation à travers une forte crédibilité (Del Negro et al. 2012). Une telle politique tranche avec celle actuellement menée par la Banque Centrale Européenne (BCE) qui souffre surtout de l’euroscepticisme ambiant. Une politique de transparence accrue et de ciblage des prévisions d’inflation pourrait-elle augmenter 3 On recense ces banques centrales en Corée du Sud, Colombie, Hongrie, Nouvelle Zélande, Norvège, Suède, Turquie, Israël, République Tchèque ainsi qu’au Canada, Chili, Pérou et aux Etats-Unis. 4 La « forward guidance » est une politique monétaire consistant à influencer les anticipations des marchés portant sur les niveaux futurs des taux d’intérêt, via les prévisions de la banque centrale. * Université de Strasbourg, CNRS, BETA UMR7522, F-67000 Strasbourg, France. 29

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Transparence et ciblage des prévisions d’inflation : Lesleçons de la Banque Nationale TchèqueMarine Charlotte André*

Suite à la crise financière globale de 2008, les banques centrales de l’Union Européenne,parmi d’autres, se sont interrogées sur l’efficacité des outils conventionnels pour faire faceau manque de liquidités. Elles cherchent les canaux de transmission les plus efficaces pourmettre en place la politique monétaire non conventionnelle afin de limiter la propagationde la crise à la sphère financière et réelle. La Banque Nationale Tchèque a montré unebonne voie combinant la transparence de la politique monétaire avec un régime de ciblagedes prévisions d’inflation.

La crise financière et économique de 2008 agénéré une fragilité de la liquidité suite àl’abandon de certaines banques de leurfonction traditionnelle de teneur de marché enraison des contraintes réglementaires accruescomme le remarque en 2015 Christian Noyer,gouverneur de la Banque de France. Cela aconduit au dysfonctionnement du marchéinterbancaire et induit une mauvaisetransmission des effets de la politiquemonétaire vers l’économie réelle.

Traditionnellement, après une contractionéconomique, la banque centrale baisse lestaux d’intérêt pour agir sur l’inflation et laproduction par les canaux de transmissionhabituels. Cette réponse conventionnelle n’apas pu avoir l’efficacité espérée puisque lacrise récente a généré le problème du « zerolower bound »1 dans un contexte où la banquecentrale s’efforce de pallier le manque deliquidité sur le marché interbancaire et dans lesystème économique. En effet, lorsque lestaux d’intérêt de court terme nominaux sonttrès proches de zéro, ils peuvent conduire auproblème de trappe à liquidité et à plus longterme, déterminer une diminution de laconsommation et un taux de chômage élevé.

Avant la crise, la plupart des banquescentrales ont adopté le régime de ciblaged’inflation.2 Comme le taux d’intérêt nominalne peut plus diminuer lorsque la borne estatteinte et que les politiques conventionnelles

1 Le Japon avait déjà été confronté à cette situationdans les années 1990.2 Politique qui les contraint à respecter une cible d’in-flation, que ce soit une valeur numérique fixe ou unintervalle de confiance dans lequel se situe la cible.

via les taux d’intérêt et de change réels n’ontqu’un effet très faible, il est nécessaired’envisager d’autres mesures de politiquemonétaire. La possibilité d’augmenter la cibled’inflation est exclue par la plupart desbanques centrales et des économistes car elleentraînerait davantage de volatilité etd’incertitude dans l’économie (Bernanke2010 et Woodford 2012). Ces mesuresalternatives peuvent cibler d’autres canaux detransmission afin d’avoir un impactsignificatif sur le niveau d’activité etl’inflation. Certaines banques centrales3 ontosé mettre en place une politique agissant surles anticipations d’inflation des agents privéspour sortir du bourbier des taux d’intérêt nulsvoire négatifs.

Les anticipations d’inflation constituent unechaîne de transmission à travers laquelle la «forward guidance »4 peut stimulerl’économie, notamment en maintenant unebonne réputation à travers une fortecrédibilité (Del Negro et al. 2012).

Une telle politique tranche avec celleactuellement menée par la Banque CentraleEuropéenne (BCE) qui souffre surtout del’euroscepticisme ambiant. Une politique detransparence accrue et de ciblage desprévisions d’inflation pourrait-elle augmenter

3 On recense ces banques centrales en Corée du Sud,Colombie, Hongrie, Nouvelle Zélande, Norvège,Suède, Turquie, Israël, République Tchèque ainsiqu’au Canada, Chili, Pérou et aux Etats-Unis.4 La « forward guidance » est une politique monétaireconsistant à influencer les anticipations des marchésportant sur les niveaux futurs des taux d’intérêt, viales prévisions de la banque centrale.

* Université de Strasbourg, CNRS, BETA UMR7522, F-67000 Strasbourg, France.

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l’efficacité de ses canaux de transmission ?Les expériences de la Banque NationaleTchèque pourraient nous apporter desréponses à cette question.

Comment le ciblage des prévisionsd’inflation fonctionne-t-il ?

La Banque Nationale Tchèque définit sapolitique de ciblage des prévisionsd’inflation en plusieurs points (Clinton et al.2017). Tout d’abord, la politique monétairecible une inflation basse sur le long terme etune trajectoire prévisionnelle de moyen-termevers cette cible. Ensuite, la prévision est unélément clé pour le Comité monétaire de labanque centrale même s’il peut exister desdivergences concernant cette prévision, ce quidonne alors naissance à des scénariosalternatifs. Rapidement après la décisionpolitique, la trajectoire prévisionnelle pour lesvariables macroéconomiques clés est révélée,insistant sur la trajectoire pour le tauxd’intérêt. Enfin, la trajectoire prévisionnellepour le taux d’intérêt de court-terme(l’instrument politique) est endogène au seindu modèle économique de prévision, sachantque le taux varie pour atteindre la cibled’inflation de long terme et pour réduire voireéliminer tout écart de production.

La Banque Nationale Tchèque a pu, sous lerégime flexible de ciblage des prévisionsd’inflation, créer un modèle de prévisionéconomique tel que les instruments depolitique monétaire ont été systématiquementajustés afin de ramener l’inflation à sonniveau cible, malgré des chocsmacroéconomiques exogènes forts qui ontengendré des déviations significatives. Elle aainsi réussi à construire une crédibilité solideen prenant en compte le phénomèned’apprentissage des agents privés dans leursanticipations au cours du temps concernant laconduite de la politique monétaire(Honkapohja, 2016).

Pour réduire les taux d’intérêt de long termeréels, alors même que le taux nominal estproche de zéro, il est nécessaire que lesacteurs financiers anticipent des tauxd’inflation futurs à la hausse. La banquecentrale peut manipuler les anticipations desagents privés (firmes et ménages) en publiantun bulletin prévisionnel anticipant uneinflation croissante avant de retourner vers sacible de long terme.

Le ciblage des prévisions d’inflation est parailleurs accompagné d’une politique dechange. Dans le cas de la Banque NationaleTchèque, cette politique consiste à exercer uncontrôle asymétrique du cours de la monnaienationale face à l’Euro, en empêchant uneappréciation trop forte de la couronne tchèquetout en laissant les mécanismes de marchéréguler la dépréciation de la monnaienationale dans les marges de fluctuationsfixées. Une des conséquences notoires ducouplage du ciblage des prévisions d’inflationet de la politique de change est uneaugmentation des taux de change, ce quicorrespond à une dépréciation de la monnaieet conduit à une amélioration de laconjoncture.

La transparence pour augmenterl’efficacité de la politique monétaire

Ces deux types de politique telles que lespratique la Banque Nationale Tchèque sontaccompagnées de davantage de responsabilitéquant aux prévisions et aux justifications dechangement de trajectoire des variables, maiségalement de plus d’efficacité politique. Cespolitiques répondent aussi à desconsidérations pratiques et pragmatiques.Afin que la politique monétaire puisse avoirun impact non négligeable sur le long terme,celle-ci doit influencer les taux d’intérêt delong terme. Rappelons que les entreprisesinvestissent pour la plupart sur le long-terme.

Une totale transparence des prévisions, desobjectifs et de la politique de la banquecentrale peut donc renforcer l’efficacité de lapolitique monétaire de deux façons. Toutd’abord, la crédibilité de la cible d’inflationchoisie par la banque centrale se renforce parun effort de communication pour le grandpublic (analystes financiers, entreprises etménages) sur la vision cohérente du futur afinde permettre à l’inflation de converger versson taux cible de long terme. De plus, lapublication de la trajectoire du taux d’intérêtde court terme aide, à travers les anticipationsd’inflation, à modifier la structure à terme destaux d’intérêt pour améliorer le mécanisme detransmission de la politique monétaire.

Ainsi la Banque Nationale Tchèque, pourrenforcer son niveau de transparence, justifiesa politique en profondeur à des intervallesréguliers (souvent de façon trimestrielle) dansun rapport de politique monétaire. Ce rapportsouligne la trajectoire prévue conditionnelle

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pour le taux d’intérêt de court terme, que cesoit une description qualitative ou avec unchiffrage explicite. La banque centralesouligne les risques de ses estimationsverbalement et avec des intervalles deconfiance pour les variables dont lesprévisions numériques sont publiées. Lecaractère conditionnel doit être souligné afinque le public reconnaisse la prévision commeincertaine.

Cependant, il existe de rares cas où malgré lapublication d’un rapport, les anticipations desagents ne convergent pas vers les prévisionspubliées par la banque centrale. Ainsi, lors dela publication d’un des rapports en novembre2009, la confusion qui résulta fut riche deleçons pour la Banque Nationale Tchèque.Cet écart entre les prévisions publiées et lesanticipations mesurées quelques jours aprèspeut être justifié par trois raisons principales.Le caractère conditionnel des prévisions atrop été souligné, ce qui peut avoir amené lesagents à ignorer les prévisions officielles.Puis le Comité monétaire a insisté sur desincertitudes plus importantes que ce qu’onobserve habituellement. La banque centrale aégalement publié un scenario alternatif quiutilisait un modèle macroéconomiquedifférent, prêtant à confusion pour les agentsprivés. La Banque Nationale Tchèque n’estpas seule puisque la Banque nationale deNouvelle Zélande, la Banque d’Israël, laBanque Norvégienne et la Banque Suédoisepublient la prévision d’un taux d’intérêtendogène en suivant la même méthodologie.

Conclusion

La transparence des communications sur lapolitique monétaire tchèque a augmentéprogressivement pour atteindre un niveau de

transparence exemplaire, car depuis début2000, elle publie les coefficients de lafonction de réaction du taux d’intérêt, ce quipermet une plus grande compréhension desmarchés et des analystes de la politiquemonétaire basée sur le régime de ciblage desprévisions d’inflation. Les pratiques de laBanque Nationale Tchèque montrent quedavantage de transparence pourrait ainsibénéficier à la transmission de la politique dela BCE et mettrait à mal les argumentseurosceptiques de certains partis politiquesdes pays membres de la zone euro.

Références bibliographiques :

Bernanke, Ben S. (2010), “The economicoutlook and monetary policy,” Proceedings-Economic Policy Symposium - Jackson Hole,Federal Reserve Bank of Kansas City, 1-16.

Clinton, Kevin, Tibor Hlédik, Tomás Holub,Douglas Laxton, & Hou Wang (2017), “CzechMagic: Implementing Inflation-ForecastTargeting at the CNB”. IMF Working Paper21.

Del Negro, Marco, Marc Giannoni, & ChristinaPatterson (2015), “The forward guidancepuzzle,” Staff Reports 574, Federal ReserveBank of New York.

Honkapohja, Seppo (2016), “Monetary policiesto counter the zero interest rate: an overviewof research,” Empirica 43(2), 235-256.

Noyer, Christian (2015), « L’après crise et lefinancement de l’économie: enjeux et défispour la stabilité financière, » Revue de lastabilité financière 19, 7-11.

Woodford, Michael (2012), “Methods of PolicyAccommodation at the Interest-Rate LowerBound,” Proceedings-Economic PolicySymposium - Jackson Hole, Federal ReserveBank of Kansas City, 185-288.

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