Dans la nuit du 23 dcembre, une fois de plus, un adolescent noir a t tu par les balles dun policier blanc. Pourempcher que la colre embrase nouveau le Missouri, les forces de lordre ont eu recours cette fois non pas aux gazlacrymognes, mais une autre arme : la transparence. Quelques heures auront suffi pour que les autorits publient lesimages dune camra de surveillance. Nous nous efforons par tous les moyens dtre aussi transparents que possible,explique Jon Belmar, le chef de la police de Saint Louis. Les images vido sont censes prouver que la victime, AntonioMartin, g de 18 ans, avait point une arme sur le policier et que ce dernier a agi en tat de lgitime dfense.

Par dfinition toutefois, la promesse dune transparence totale fera que lon sera dautant plus regardant. Or de fait, si lonest sincre, sur ces bandes vido diffuses, on ne voit peu prs rien du tout et de surcrot, lenregistrement sinterromptjuste avant la confrontation. Nous faisons preuve de respect pour la famille du mort, explique le colonel Belmar. Difficilebien sr de parler encore de transparence totale. Mais peut-tre que de toute manire, il ne sagissait jamais de toutmontrer, mais plutt de faire montre que lon se conforme aux nouveaux diktats de la communication.

Mais pour certains, le vrai problme est ailleurs : contrairement aux nouvelles consignes, le policier qui a tu AntonioMartin navait pas pris sa camra individuelle. Le 1er dcembre, la lumire des meutes dans le Missouri et ailleurs, leprsident Obama avait annonc que le gouvernement amricain mettrait disposition 75 millions de dollars pour quiperde camras individuelles les policiers travers le pays, afin de permettre des enqutes objectives.

Certes, on peut constater non sans une certaine ironie que pour y arriver, le gouvernement entend remplacer les vieillescamras statiques par des camras dites subjectives (les body cams). Lexplication pour un tel investissement massif -chacune de ces mini-camras cote entre 800 et 1 000 dollars - est pourtant assez simple, comme le rappelle levice-procureur gnral, Roy L. Austin : Autour de nous, chacun aura une camra et tout le monde racontera lhistoirebien mieux que nous.

Lorsque dans laffaire de Staten Island prs de New York, o, en juillet, lAfro-Amricain Eric Garner tait mort touffpar un policier blanc, le grand jury pronona rcemment un non-lieu, une guerre des rcits sensuivit. Car lt dernierdj, un passant avait film la scne avec son tlphone portable et avait mis en ligne les images. Aprs le jugement dugrand jury, la mre de la victime, Gwenn Carr lcha : Je me demande quelle vido les jurs ont bien pu voir.

La transparence dans le viseur amricain - Libration http://www.liberation.fr/monde/2014/12/30/la-transparence-dans-le-vis...

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A cet gard, il est rvlateur que le dpartement de justice amricain lui-mme ne croit pas que les nouvellesmini-camras puissent servir tablir les faits, mais quelles sont plutt censes armer la police pour la nouvelle guerre dustorytelling. Bientt, agents et citoyens ne se rencontreront plus quavec des camras braques lune sur lautre. Undocument interne du dpartement de justice (Implementing a Body-Worn Camera Program, 2014) dmontre que cescircuits de contrle ont, avant tout, un objectif avou : modifier les comportements. A souhait, on rappelle le cas de lacommune californienne Rialto qui grce lintroduction des body cams permit de rduire, entre 2012 et 2013, de 60%les excs de violence du ct des forces de police et de 60% les plaintes contre celles-ci.

Au dbut du XIXe sicle, le philosophe Jeremy Bentham, qui lon doit lintroduction du concept de transparence dansle dbat politique, avait dj formul ce principe : tout sujet qui se sent observ adoptera automatiquement uncomportement plus correct. Il y a deux sicles, Bentham se demandait encore laide de quelles architectures on pourraitraliser une telle visibilit totale - sur le modle de la prison idale, le Panoptique, il envisageait de soumettre dautrescomportements sociaux au contrle extrieur. Le best-seller du romancier amricain Dave Eggers The Circle, en cours detraduction en franais, dpeint un avenir anti-utopique, o tout cela est dj ralis : tout un chacun sera quip decamras individuelles, appeles SeeChange, qui astreindront les sujets contrler leurs moindres faits et gestes. Au fond,ctait dj ce quavait rpondu le PDG de Google Eric Schmidt, lorsque lon reprochait son entreprise de transmettredes donnes aux gouvernements et aux services secrets : Si vous souhaitez que personne ne soit au courant de certaineschoses que vous faites, peut-tre que vous ne devriez tout simplement pas les faire.

Emmanuel ALLOA Matre de confrences en philosophie

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