translatio toulouse 19-1-2010

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1 « Traduire ou ne pas traduire » Un dilemme bien connu des auteurs grecs et latins C’est un très vieux débat de savoir si la traduction est possible. Il existe à ce sujet toute une tradition intellectuelle qui remonte à l’Antiquité 1 . La première formulation du proverbe traduttore/traditore se trouve dans la lettre 84 de saint Jérôme, écrite en 399, où il défend, contre Rufin 2 , sa propre traduction du περὶ ἀρχῶν d’Origène, en disant : dum et mutare quippiam de Graeco, non est uertendis, sed euertendis « si l’on change quoi que ce soit du texte grec, ce n’est pas une version, mais une éversion 3 . » Dans un essai publié en 1955 et réédité en 1994, au titre évocateur, Les Belles Infidèles (Lille, Presses Universitaires de Lille), Georges Mounin a instruit le dossier à charge et à décharge : dans quelle mesure est-il possible de traduire ? Ce petit ouvrage, qui a été suivi par d’autres travaux, comme celui de Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction (Paris, Gallimard, 2 ème éd., 1994), est l’une des premières tentatives pour comprendre les méthodes et les conceptions de la traduction dans leur évolution historique 4 . S’il faut admettre la possibilité de traduire, encore faut-il en préciser les moyens. C’est ce qu’a voulu faire Jean-Claude Margot dans son ouvrage Traduire sans trahir. La théorie de la traduction et son application aux textes bibliques (Lausanne, l’Âge d’Homme, 1979). Comme nous allons le voir, les auteurs grecs et latins ont contribué à alimenter cette réflexion. 1. Introduction Tandis que les Grecs restaient fermés aux cultures des autres et ont donc peu traduit, les Latins se sont montrés conscients que ne pas traduire, c’est se priver d’un trésor littéraire dont ils ne pouvaient se passer. Ils ont toutefois développé une stratégie permettant de traduire sans véritablement traduire : une véritable poétique de la traduction. Lorsqu’ils traduisent une œuvre littéraire, les Latins ne se l’approprient pas telle quelle, mais ils s’efforcent de l’adapter. Telle fut l’attitude des premiers poètes de Rome, originaires d’un milieu grec ou de culture grecque. Il ne faut pas se méprendre en effet sur le sens du mot « traduire » chez les Romains. Les traducteurs latins, qui jalonnent toute la latinité 5 , pratiquent la traduction littéraire, qui a pour but non seulement de rendre l’équivalence sémantique (comme la traduction de textes techniques), mais aussi de porter une attention aux aspects stylistiques du message. Leur spécificité est incontestablement d’avoir été les « inventeurs » de la traduction littéraire ou artistique (uertere), inconnue des Grecs. Pour les Latins, le uertere est moins un acte de médiation entre un émetteur et un destinataire parlant une autre langue qu’une œuvre de création qui peut revendiquer une autonomie par rapport à l’original 6 . Dans l’Antiquité, les réflexions théoriques sur la traduction suivent la pratique ou sont parallèles à elle. Elles ne la précèdent jamais. Il n’existe pas de traité qui envisagerait de façon détaillée les problèmes théoriques de la traduction, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Georges Mounin (Paris, Gallimard, 1963). La première contribution de ce genre est le De recta 1 Le titre de ma contribution s’inspire de Cl. Préaux, De la Grèce classique à l’Égypte hellénistique. Traduire ou ne pas traduire, Chronique d’Égypte, 42, 1967, p. 369-382. 2 Rufin, en donnant une traduction de uerbo des Sentences de Sextus, réussissait à sauvegarder l’intégrité du latin tout en reproduisant les modèles lexicaux et syntaxiques de l’original. Voir J. Bouffartigue, « Du grec au latin. La traduction latine des Sentences de Sextus », Études de littérature ancienne, édit. F. Desbordes, J. Bouffartigue, A. Moreau, Paris, Presses de l’École Normale supérieure, 1979, p. 81-95. 3 Trad. J. Labourt. 4 On verra aussi : M. Ballard, De Cicéron à Benjamin. Traducteurs, traductions, réflexions, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1992, spéc. p. 38-43 et, plus généralement, S. Nergaard, La teoria della traduzione nella storia : testi di Cicerone, san Gerolamo, Bruni, Lutero, Goethe, von Humboldt, Schleiermacher, Ortega y Gasset, Croce, Benjamin, 3 ème éd., Milan, Bompiani, 2007. 5 A. Traina, « Le traduzioni », Lo spazio letterario di Roma antica, II (La circolazione del testo), édit. G. Cavallo, P. Fedeli, A. Giardina, Rome, Salerno, 1989, p. 93-123. 6 A. Seele, Römische Übersetzer. Nöte, Freiheiten, Absichten. Verfahren des literarischen Übersetzens in der griechisch- römischen Antike, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1995.

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Translatio Toulouse 19-1-2010

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    Traduire ou ne pas traduire Un dilemme bien connu des auteurs grecs et latins Cest un trs vieux dbat de savoir si la traduction est possible. Il existe ce sujet toute une tradition intellectuelle qui remonte lAntiquit1. La premire formulation du proverbe traduttore/traditore se trouve dans la lettre 84 de saint Jrme, crite en 399, o il dfend, contre Rufin2, sa propre traduction du dOrigne, en disant : dum et mutare quippiam de Graeco, non est uertendis, sed euertendis si lon change quoi que ce soit du texte grec, ce nest pas une version, mais une version3. Dans un essai publi en 1955 et rdit en 1994, au titre vocateur, Les Belles Infidles (Lille, Presses Universitaires de Lille), Georges Mounin a instruit le dossier charge et dcharge : dans quelle mesure est-il possible de traduire ? Ce petit ouvrage, qui a t suivi par dautres travaux, comme celui de Jean-Ren Ladmiral, Traduire : thormes pour la traduction (Paris, Gallimard, 2me d., 1994), est lune des premires tentatives pour comprendre les mthodes et les conceptions de la traduction dans leur volution historique4. Sil faut admettre la possibilit de traduire, encore faut-il en prciser les moyens. Cest ce qua voulu faire Jean-Claude Margot dans son ouvrage Traduire sans trahir. La thorie de la traduction et son application aux textes bibliques (Lausanne, lge dHomme, 1979). Comme nous allons le voir, les auteurs grecs et latins ont contribu alimenter cette rflexion. 1. Introduction Tandis que les Grecs restaient ferms aux cultures des autres et ont donc peu traduit, les Latins se sont montrs conscients que ne pas traduire, cest se priver dun trsor littraire dont ils ne pouvaient se passer. Ils ont toutefois dvelopp une stratgie permettant de traduire sans vritablement traduire : une vritable potique de la traduction. Lorsquils traduisent une uvre littraire, les Latins ne se lapproprient pas telle quelle, mais ils sefforcent de ladapter. Telle fut lattitude des premiers potes de Rome, originaires dun milieu grec ou de culture grecque. Il ne faut pas se mprendre en effet sur le sens du mot traduire chez les Romains. Les traducteurs latins, qui jalonnent toute la latinit5, pratiquent la traduction littraire, qui a pour but non seulement de rendre lquivalence smantique (comme la traduction de textes techniques), mais aussi de porter une attention aux aspects stylistiques du message. Leur spcificit est incontestablement davoir t les inventeurs de la traduction littraire ou artistique (uertere), inconnue des Grecs. Pour les Latins, le uertere est moins un acte de mdiation entre un metteur et un destinataire parlant une autre langue quune uvre de cration qui peut revendiquer une autonomie par rapport loriginal6. Dans lAntiquit, les rflexions thoriques sur la traduction suivent la pratique ou sont parallles elle. Elles ne la prcdent jamais. Il nexiste pas de trait qui envisagerait de faon dtaille les problmes thoriques de la traduction, pour reprendre le titre dun ouvrage de Georges Mounin (Paris, Gallimard, 1963). La premire contribution de ce genre est le De recta 1 Le titre de ma contribution sinspire de Cl. Praux, De la Grce classique lgypte hellnistique. Traduire ou ne pas traduire, Chronique dgypte, 42, 1967, p. 369-382. 2 Rufin, en donnant une traduction de uerbo des Sentences de Sextus, russissait sauvegarder lintgrit du latin tout en reproduisant les modles lexicaux et syntaxiques de loriginal. Voir J. Bouffartigue, Du grec au latin. La traduction latine des Sentences de Sextus , tudes de littrature ancienne, dit. F. Desbordes, J. Bouffartigue, A. Moreau, Paris, Presses de lcole Normale suprieure, 1979, p. 81-95. 3 Trad. J. Labourt. 4 On verra aussi : M. Ballard, De Cicron Benjamin. Traducteurs, traductions, rflexions, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1992, spc. p. 38-43 et, plus gnralement, S. Nergaard, La teoria della traduzione nella storia : testi di Cicerone, san Gerolamo, Bruni, Lutero, Goethe, von Humboldt, Schleiermacher, Ortega y Gasset, Croce, Benjamin, 3me d., Milan, Bompiani, 2007. 5 A. Traina, Le traduzioni , Lo spazio letterario di Roma antica, II (La circolazione del testo), dit. G. Cavallo, P. Fedeli, A. Giardina, Rome, Salerno, 1989, p. 93-123. 6 A. Seele, Rmische bersetzer. Nte, Freiheiten, Absichten. Verfahren des literarischen bersetzens in der griechisch-rmischen Antike, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1995.

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    interpretatione de Leonardo Bruni, qui date des environs de 1420. Cest bien plus tard encore quapparatront les tudes thoriques sur la traduction, considre comme discipline scientifique, lorsque, partir de la fin du XIXe s., les Translation Studies deviendront un domaine autonome dtude. Le monde antique a toutefois donn naissance des rflexions que lon pourrait appeler pr-scientifiques et qui sont le fait non de traducteurs professionnels, mais de lettrs1. Dans le monde grec, on les trouve presque exclusivement lpoque hellnistique et sous lEmpire, essentiellement dans le contexte de la traduction en grec de lAncien Testament et dans des rgions priphriques, comme lgypte, o le contact des civilisations et des langues est permanent. Du ct des Romains, la rflexion thorique sur la traduction, qui commence avec Cicron2, connat un dveloppement important durant lAntiquit tardive, avec les propos de saint Jrme et dautres chrtiens qui proposent une rflexion profonde sur leurs propres ralisations. Voil donc les trois ensembles de rflexions mtalinguistiques que je propose dtudier. Comme le montre louvrage de Douglas Robinson, Western Translation Theory from Herodotus to Nietzsche (Manchester, St. Jerome Pub., 1997), elles constituent les fondements sur lesquels sest labore toute la rflexion occidentale sur la traduction. 2. Le versant grec : de la Septante Jamblique La premire uvre significative est la traduction pr-chrtienne de lAncien Testament, celle que lon connat sous le nom de traduction des Septante , ralise au IIIe s. av. J.-C. au sein de la communaut juive hellnise dAlexandrie. Il sagit incontestablement de la premire traduction au sens moderne du terme3. Les traducteurs taient des Juifs bilingues dAlexandrie, appels par le roi Ptolme Philadelphe. Faute de pouvoir se reporter une thorie antrieure sur la traduction, ces traducteurs vont tablir un rapport avec loriginal inspir par la tradition orientale, selon laquelle un seul principe doit guider le traducteur de textes sacrs : ni ajouter, ni retrancher, ni modifier 4. Pour que le texte ne perde pas lefficace de lorignal, il devait tre sacralis, ce qui fut fait grce la lgende sur linspiration divine qui fit concider les traductions des 72 traducteurs. De ce rcit nous avons diffrentes versions, dont la plus complte et la plus ancienne est celle de la Lettre dAriste Philocrate5. De plus, pour lgitimer cette traduction et lui confrer le statut de texte sacr inaltrable dot dune valeur gale au texte primitif, il tait ncessaire de la consacrer par une lecture publique lintrieur de la communaut juive dAlexandrie. Il fallait aussi une lecture devant le roi, qui accomplit une devant le texte sacr traduit. Nous avons un autre rcit relatif la gense de la version des Septante, plus riche en dtails relatifs la traduction. Il se trouve dans la Vie de Mose de Philon dAlexandrie, qui conjugue le vieux principe oriental de la littralit ni ajouter, ni retrancher ( ) avec la thorie linguistique platonicienne. Il souligne le fait que chaque mot hbreu de loriginal a t remplac par un mot grec spcifique qui tait en adquation avec la chose dsigne. Selon Philon, la traduction a t rendue possible par le caractre smiologique des mots qui, dans les 1 A. Etchegaray Cruz, Teora de la traduccin en la antigedad latina , Helmantica, 23, 1972, p. 493-502 ; Cl. Montella, La rivincita della Latinitas. Alcuni aspetti della riflessione sulla traduzione nella latinit classica , Aion (ling), 8, 1986, p. 225-233 ; B. Kytzler, Fidus interpres : the Theory and Practice of Translation in Classical Antiquity , Antichthon, 23, 1989, p. 42-50 ; R. Dostlov, La traduzione nell'antichit classica , Comunicazioni dell'Istituto Papirologico G. Vitelli, I, Florence, Istituto Papirologico G. Vitelli , 1995, p. 19-42 ; Br. Rochette, Du grec au latin et du latin au grec. Les problmes de la traduction dans lAntiquit grco-latine , Latomus, 54, 1995, p. 245-261 ; M. Prez Gonzlez, La reflexin traductora desde la antigedad romana hasta el s. XVIII : una propuesta de interpretacin , Minerva, 10, 1996, p. 107-124. 2 R. Kopeczky, Cicero and the Roman Tradition of Translation , Klassisismus und Modernitt. Beitrge der internationalen Konferenz in Szeged (11.-13. September 2003), dit. I. Tar, P. Mayer, Szeged, Szegedi Tudomanyegyetem, 2007, p. 51-58. 3 A. Lonos, Laube des traducteurs. De lhbreu au grec : traducteurs et lecteurs de la Bible des Septante (IIIe s. av. J.-C. IVe s. apr. J.-C.), d. du Cerf, Paris, 2007, p. 33-38. 4 W.C. Van Unnik, De la rgle dans lhistoire du canon , Vigiliae Christianae, 3, 1949, p. 1-36. 5 A. Passoni DellAcqua, La tradizione della traduzione : riflessioni sul lessico del tradurre nella Bibbia greca e nel giudaismo-ellenistico , Liber Annuus, 58, 2008, p. 195-276.

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    deux langues, recouvrent la mme substance des choses. Dans la Vie de Mose, la perspective adopte est oppose celle de la Lettre dAriste. Le texte de dpart est le texte sacr dans lequel tout doit tre prserv tous les niveaux. Les traducteurs doivent non seulement ne pas altrer le texte inspir par Dieu, mais ils ont aussi le devoir de prserver le caractre distinctif de l originelle, cest--dire la typologie littraire, et la forme dans laquelle elle est exprime. Philon dcrit lendroit o se retirent les traducteurs et voque leur demande dtre aids par Dieu dans laccomplissement de leur tche. Cest alors (37) quil mentionne la lgende selon laquelle les traductions ont concid. Il dit des traducteurs quils sont sous lemprise de la divinit (), qui dicte, tel un invisible, les mots chacun. Le rcit lgendaire sinterrompt ici pour faire place des considrations personnelles sur la traduction, qui sont dveloppes en au moins trois paragraphes (38-39). [II.37] , , , , , [2.38] . , , , , , ; , , , [2.39] . , , , , , . [II.37] Stant donc tablis dans cette retraite, et sans aucune prsence autre que celle des lments naturels : terre, eau, air, ciel, sur la gense desquels ils sapprtaient faire les hirophantes car la Loi commence par la cration du monde ils prophtisrent, comme si Dieu avait pris possession de leur esprit, non pas chacun avec des mots diffrents, mais tous avec les mmes mots et les mmes tournures, chacun comme sous la dicte dun invisible souffleur. [38] Et pourtant, qui ne sait que toute langue et particulirement la grecque est foisonnante en mots, et que la mme pense peut tre rendue de multiples manires en changeant les termes ou en employant des synonymes et en recherchant le mot propre dans chaque cas ? Ce qui neut pas lieu, ce que lon dit, propos de notre propre code de lois, mais le mot propre chalden fut rendu exactement par le mme mot propre grec, parfaitement adapt la chose signifie. [39] De mme, en effet, mon sens, quen gomtrie et en dialectique, les choses signifier ne supportent pas la bigarrure dans lexpression, qui reste inchange une fois tablie, de mme aussi, semble-t-il, ces traducteurs dcouvrirent les expressions adaptes aux ralits exprimer, les seules ou les plus capables de rendre avec une parfaite clart les choses signifies1. Le paragraphe 38 contient plusieurs expressions intressantes (notamment lemploi rcurrent de composs de pour indiquer la correspondance entre la pense et les mots et entre les mots et les choses). Pour souligner ladquation exacte entre la traduction et lorignal et lidentit du texte grec avec la version en hbreu, Philon fait rfrence, dans le paragraphe 39, lanalogie avec les langues univoques, comme celle de la dialectique et de la gomtrie. Les deux versions apparaissent ainsi comme , places sur un mme pied dgalit et revtues dune dignit gale, ou plutt comme une seule et mme criture . Ceux qui ont accompli cette tche ne sont pas appels , mais prophtes et hirophantes. Philon est conscient de la complexit de la langue grecque et de ses possibilits de former, partir dun nombre rduit de mots, une quantit infinie dexpressions. Il a aussi conscience des diffrences entre lhbreu et le grec. Pour rpondre ces deux aspects ngatifs, il utilise deux arguments. Il insiste dune part sur le rapport univoque entre le signifiant et le signifi et rfute la varit smantique, dans la mesure o lidentit smantique du nom trouve une garantie dans le rapport avec la chose. Conscient dautre part des limites de lidentit entre texte hbreu et traduction grecque, Philon se sent oblig de recourir lintervention divine. Cest ainsi que prend

    1 Trad. R. Arnaldez Cl. Mondsert J. Pouilloux P. Savinel.

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    un sens particulier le mot 1. Philon dAlexandrie a donc trouv une faon astucieuse de rsoudre le dilemme traduire ou ne pas traduire . Les rflexions concernant la traduction de la Bible dAlexandrie qui se font jour dans la Lettre Philocrate et chez Philon ont connu un prcurseur en la personne de lauteur du prologue de la version grecque du Siracide (ou Ecclsiastique), excute en gypte en 132 av. J.-C. Dans la prface ce livre, qui est une sorte de manuel de comportement moral, le traducteur parle la premire personne. Il demande lindulgence des lecteurs, car, malgr ses efforts, il nest pas parvenu rendre certaines expressions (). Il poursuit en disant : (21-22)2. Sil y a dans cette prface des lieux communs laffectation de modestie du traducteur pour son incapacit traduire , la justification quil fournit est intressante : le constat que les dans la langue-cible ne sont pas celles de la langue-source. Dans un article de 19983, suivant la plupart des traductions, je parlais de la force des mots ou des expressions . E. Tagliaferro a suggr toutefois une autre interprtation4. Se rfrant au sens du verbe chez Hrodote signifier et celui de dans le Cratyle de Platon sens , elle propose comme traduction avoir le mme sens , cest--dire seulement lquivalence inter-linguistique. Nous trouvons encore une rflexion sur la traduction dans le trait XVI du Corpus Hermeticum, dont la doctrine baigne dans un contexte grco-gyptien. Il sagit cette fois dune condamnation sans appel de la traduction. Au dbut de ce trait, Asclpios, sadressant au roi Ammon, linvite ne pas faire traduire en grec les textes hermtiques, qui, sous une apparence de clart et de simplicit, cachent en ralit un sens profond difficile saisir. Sils sont traduits en grec, ils deviendront encore plus obscurs, car la traduction entrane invitablement distorsion () et obscurit (). En effet, la traduction ne maintient pas le sens des mots et fait perdre aux mots gyptiens leurs caractristiques sonores et leur intonation qui reclent en eux la puissance () de ce qui est dit. Nous sommes clairement dans un contexte dans lequel la parole est charge dune valeur magique, qui sexprime travers les sons. Selon la doctrine chaldaque, les ne doivent pas tre traduits sous peine de leur faire perdre leur efficace. Dans le trait du Corpus Hermeticum, une opposition est tablie entre le des Grecs, dot dune valeur dmonstrative, et l gyptien, qui a une capacit oprative, , capable dunir la divinit, lunivers et lhomme. Une mme aversion la traduction se retrouve dans un autre texte. Il sagit dun passage des Mystres dgypte de Jamblique (VII, 256-257), marqu par la thorie platonicienne sur lorigine des noms5. Lauteur prend dabord position dans ce dbat. Les noms, selon lui, ne sont pas fixs selon une convention ( ), mais dpendent de la nature des choses ( ). Cest un cho trs clair au dbat qui anime le Cratyle de Platon. Cette ide lamne envisager la traductabilit des noms. Les noms, une fois traduits, ne conservent plus du tout leur sens, car certaines caractristiques () sont spcifiques chaque peuple et ne peuvent pas tre exprimes dans la langue dun autre peuple. Mme sil tait possible de traduire ces , poursuit Jamblique, ils ne conserveraient pas la mme , la mme efficace. 1 E. Tagliaferro, Teorizzazione della traduzione in greco nei testi dellet ellenistico-imperiale , La cultura ellenistica : lopera letteraria e lesegesi antica : atti del convegno COFIN 2001, Universit di Roma Tor Vergata, 22-24 settembre 2003, dit. R. Pretagostini, E. Dettori,,Rome, Quasar, 2004, p. 285-297. 2 Car elles nont pas la mme force, les choses dites en hbreu dans ce livre, quand elles sont traduites dans une autre langue. Trad. J. Hadot. 3 Le prologue du livre de Ben Sirach le Sage et la traduction des textes sacrs , Babel. Revue internationale de la traduction publie sous les auspices de lUNESCO, 44/2, 1998, p. 139-149. 4 Teorizzazione , p. 288-289. 5 Cl. Praux, Traduire ou ne pas traduire , p. 376-378.

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    Nous percevons lexistence de deux courants antithtiques relatifs la traduction1 : lun implique une fermeture complte et un refus de la traduction Corpus Hermeticum et Jamblique d au conservatisme en matire religieuse et la volont de ne pas perdre laurole dantique vnration qui entoure ces textes ; lautre la Lettre dAriste et Philon est ouvert et accepte la traduction en vue de faire partager une rvlation. Cest dans ce courant douverture que vont se situer les traducteurs chrtiens, dont la manire de concevoir la traduction est prpare par Cicron. 3. Le versant romain 3.1 Cicron Il nest pas ncessaire dinsister sur limportance de Cicron comme traducteur, au sens tymologique du terme, cest--dire celui qui a fait passer la philosophie grecque Rome2. Sa crativit porte sur loutil linguistique, quil doit forger pour rendre en latin une pense grecque complexe, essentiellement celle de Platon. Aux yeux des Romains, la traduction nest jamais considre comme une simple activit mcanique. Cest la raison pour laquelle Cicron place lactivit traductrice dans la sphre du bene dicere et lui confre la mme valeur qu lart oratoire lui-mme. Il lgitime ainsi lexistence dune rhtorique de la traduction et assimile la fonction de linterpres celle de lorator tout en les opposant. Cette opposition apparat clairement dans un passage du De optimo genere oratorum, texte qui doit dater de 48-473. 14-15 : Conuerti enim ex Atticis duorum eloquentissimorum nobilissimas orationes inter seque contrarias, Aeschinis et Demosthenis; nec converti ut interpres, sed ut orator, sententiis isdem et earum formis tamquam figuris, uerbis ad nostram consuetudinem aptis. In quibus non uerbum pro uerbo necesse habui reddere, sed genus omne uerborum uimque seruaui. Non enim ea me adnumerare lectori putaui oportere, sed tamquam appendere. Jai mis en latin les deux plus clbres discours des deux Attiques les plus loquents, Eschine et Dmosthne, discours dont lun rpond lautre ; je les ai mis en latin non pas en traducteur, mais en orateur ; les penses restent les mmes, ainsi que leur tour et comme leurs figures ; les mots sont conformes lusage de notre langue. Je nai pas cru ncessaire de rendre mot pour mot ; cest le ton et la valeur des expressions dans leur ensemble que jai gards. Jai cru quil me fallait payer le lecteur non pas en comptant pice par pice, mais pour ainsi dire en pesant la somme en bloc4. Cicron conoit la traduction selon deux principes antithtiques, mis en vidence par le jeu doppositions (sed est rpt trois fois) : interpres/orator, non uerbum e uerbo/genus omne uerborum uimque, adnumerare/appendere. Le terme interpres doit tre entendu dans un sens neutre ou peut-tre mme pjoratif : cest un simple intermdiaire (inter-pretium), qui fait correspondre un mot un autre. Orator, en revanche, doit tre compris dans un sens positif. Lactivit de lorator est valorise, car il ne cherche pas remplacer un mot par un autre, mais conserver deux caractristiques des mots : genus et uis. Ces deux mots appartiennent au vocabulaire de la rhtorique. Cicron nous aide les comprendre : nouerit primum uim, naturam, genera uerborum et simplicium et copulatorum (Or., 115). Vis, cest le sens, natura, la nature et genera, les catgories. Cette vision est encore souligne par limage des pices de monnaie que lon compte une par une : adnumerare/appendere. La tche du traducteur-orator est dcrite par la 1 Br. Rochette, La traduction de textes religieux dans lgypte grco-romaine , Kernos, 8, 1995, p. 151-166. 2 D. Woll ( bersetzungstheorie bei Cicero ? , Energeia und Ergon. Sprachliche Variation Sprachgeschichte Sprachtypologie, III. Das sprachtheoretisch Denken Eugenio Coserius in der Diskussion, dit. J. Ldtke, Tbingen, Gunter Naar Verlag, 1988, p. 343-350) montre toutefois que Cicron ne peut pas tre considr comme tant lorigine dune thorie de la traduction. 3 G.L. Hendrickson, Cicero De optimo genere oratorum , American Journal of Philology, 47, 1926, p. 109-123. 4 Trad. H. Bornecque.

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    phrase sententiis isdem et earum formis tamquam figuris, uerbis ad nostram consuetudinem aptis, o le vocabulaire de la rhtorique est nouveau omniprsent. Aux yeux de Cicron, un bon traducteur ne doit pas se contenter de connatre le sens du mot grec. Il doit en quelque sorte percer le mot et la ralit exprime par lui. Toutefois, ce que recommande Cicron, ce nest pas le uertere comme lont fait les premiers potes latins, mais une sorte de voie moyenne, le conuertere ut orator1, qui concilie ce qui parat souvent inconciliable, les exigences de fidlit loriginal avec celles dun style lev dans la langue-cible, la consuetudo, cest--dire les habitudes langagires qui dfinissent le uir bonus, dicendi peritus. Le procd de la traduction ut orator a trois caractristiques selon Cicron. Il faut traduire : a) en conservant intact le contenu du modle (isdem sententiis) et la disposition des phrases (rerum ordine) ; b) en reproduisant la forme (earum formis tamquam figuris) de loriginal, cest--dire en calquant les figures de rhtorique ; c) en traduisant chaque mot en choisissant parmi les mots latins appartenant au mme champ smantique celui qui exprime au mieux le sens et les valeurs contextuelles (genus omne uerborum uimque). Nous avons ainsi trois paramtres, ordo, forma/figura, genus/uis, qui sont les trois piliers sur lesquels se fondent les conceptions de la traduction le fil dAriane en quelque sorte du traducteur. Dans un passage du De finibus (III, 15), Cicron revient sur le principe de littralit. Il fait rfrence des interpretes indiserti, qui se contentent de rendre mot pour mot. Nec tamen exprimi uerbum e uerbo necesse erit, ut interpretes indiserti solent, cum sit uerbum, quod idem declaret, magis usitatum. Equidem soleo etiam quod uno Graeci, si aliter non possum, idem pluribus uerbis exponere. Et tamen puto concedi nobis oportere ut Graeco uerbo utamur, si quando minus occurret Latinum Il ne sera cependant pas ncessaire de rendre le terme grec par un mot latin , comme ont coutume de le faire les traducteurs court dexpression, alors quil existe un mot plus usuel disant la mme chose. On peut mme faire ce que ja coutume de faire : l o les Grecs ont un mot, jemploie, si je ne peux pas faire autrement, plusieurs mots ; cela nempche pas quon doive nous accorder le droit duser dun terme grec, toutes les fois que le latin ne nous offrira pas dquivalent2 Comme la montr Paolo Lamagna3, Cicron fait sans doute allusion des traducteurs picuriens qui, en traduisant uerbum e uerbo, sont parvenus un rsultat tout fait inacceptable, en tout cas si la traduction doit sortir du cercle troit de lcole. Ladjectif (in)disertus nest pas choisi par hasard. Disertus, qui peut dsigner une comptence bilingue, sera souvent associ la pratique de la traduction, surtout chez saint Jrme. Un passage de la lettre 114, adresse Thophile, qui accompagne lenvoi dune traduction latine dun livre de Thophile, le montre. 114, 3 : Tibi enim meum sudauit ingenium, et facundiam Graecam Latinae linguae uolui paupertate pensare. Neque uero, ut diserti4 interpretes faciunt, uerbum uerbo reddidi ; nec adnumerarui pecuniam, quam mihi per partes dederas, sed pariter appendi ut nihil desit ex sensibus, cum aliquid desit ex uerbis. Cest pour toi, en effet, qua su mon esprit ; jai voulu changer lloquence grecque contre la pauvret de la langue latine. Car ainsi que le font les interprtes sans instruction, je nai pas traduit mot mot ; je nai pas rendu 1 L. Cicu, Conuertere ut orator. Cicerone fra traduzione scientifica e traduzione artistica , Studi di filologia classica in onore di Giusto Monaco, II, Palerme, Universit di Palermo, 1991, p. 849-857. 2 Trad. J. Martha. 3 P. Lamagna, Ut interpretes indiserti solent : per lesegesi di De finibus III 15 , Aevum (Ant), 7, 1994, p. 267-284. 4 La leon de manuscrits, diserti, fait problme. Si lon maintient ladjectif tel quel, il faut alors lui donner une valeur ironique, ce qui est peu probable vu le contexte.

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    pice pour pice largent que tu mavais remis, mais je lai rendu au poids exact, en sorte que rien ne manque au sens, si quelque chose manque dans les mots1. Si Cicron envisage donc deux modes de traduction, il ajoute un jugement de valeur propos de lopration traductrice dite ad uerbum, dans la mesure o il la considre comme une opration purement technique qui a pour but de clarifier et dexpliquer, mais qui nest pas dote dune dignit littraire. Voil pourquoi Cicron porte toute son attention la forme : comment un traducteur part dun modle grec pour le rcrire dans une forme lgante. La traduction peut aussi consister dans la reprise dune uvre grecque et en sa rlaboration dans une forme originale pour en faire une uvre compltement neuve. Cest ce quont fait Plaute et Trence avec les pices grecques de la comdie nouvelle. Cicron a pratiqu ces deux modes de traduction. Alors quil traduit librement les crits de Platon2, il reste trs proche des textes dpicure. Il les traduit, comme la montr A. Traglia3, littralement, forant au besoin les structures particulires la langue latine. Si, pour la terminologie technique, Cicron a pratiqu la traduction littrale, la verbumexverbalit 4, il a toutefois privilgi la premire voie. Cicron envisage de devenir un Platonis aemulus en sefforant de crer un lexique philosophique en latin selon les principes des uirtutes dicendi5. La terminologie utilise par Cicron est tout fait clairante sur sa conception de la traduction. Le verbe le plus frquent quil emploie pour dsigner lactivit traductrice est conuertere6. Le seul terme technique pour dsigner le traducteur est interpres, associ chez Cicron au littralisme rigoureux, jamais lactivit littraire. Il sagit donc dune terminologie beaucoup plus slective que celle qui a cours aujourdhui. Dans les langues modernes, les verbes traduire ( traduire , tradurre , translate , bersetzen ) indiquent des oprations gnriques qui ont comme point commun le principe de fidlit loriginal et la finalit pratique de faire passer le message dans un domaine linguistique diffrent. Dans les langues modernes occidentales, il nexiste pas de ligne de dmarcation smantique qui se fonderait sur des critres littraires ou rhtoriques. En revanche, on trouve une frontire trs nette entre traduction et refonte , deux oprations que les anciens avaient unies sous un vocable unique : (con)uertere. Ce verbe, qui est attest ds Plaute (Trin., 19), est form sur une racine indo-europenne *wert- qui indique le mouvement circulaire vu en position verticale, donc celui de la roue7. (Con)uertere dsigne laction de traduire dans son devenir, tandis que interpretari ou transferre implique un mouvement en ligne droite, dun point de dpart un point darrive8. 1 Trad. J. Labourt. 2 La position de R. Poncelet (Cicron traducteur de Platon : lexpression de la pense complexe en latin classique, Paris, de Boccard, 1953), selon lequel Cicron traduit selon une mthode floue et irraisonne, ne rsiste pas une analyse scrupuleuse. 3 A. Traglia, Note su Cicerone traduttore di Platone e di Epicuro , Studi filologici e storici in onore di Vittorio De Falco, Naples, Libreria scientifica editrice, 1971, p. 305-340. 4 Chr. Nicolas, La nologie technique par traduction chez Cicron et la notion de verbumexverbalit , La cration lexicale en latin. Actes de la Table Ronde du IXme Colloque International de Linguistique Latine organise par Michle Fruyt Madrid le 16 Avril 1997, dit. M. Fruyt, Chr. Nicolas, Paris, Presses de lUniversit de Paris-Sorbonne, 2000, p. 109-146. 5 Trs importante est la contribution de M. Puelma, Cicero als Platon-bersetzer , Museum Helveticum, 37, 1980, p. 137-178. 6 G. Folena, Volgarizzare e tradurre : idea e terminologia della traduzione dal Medio Evo italiano e romanzo allumanesimo europeo , La traduzione. Saggi e studi, Trieste, Edizioni Lint, 1973, p. 112-113 ; A. Passoni DellAcqua, La tradizione della traduzione , p. 199-200. 7 Cl. Montella, Etimologia e traduzione : le parole latine del tradurre , Aion (ling), 15, 1993, p. 313-321 et Br. Rochette, propos du nom de linterprte en latin , Glotta, 76, 2000, p. 83-93. 8 A. Reiff, Interpretatio, imitatio, aemulatio : Begriff und Vorstellung literarischer Abhngigkeit bei den Rmern, diss., Cologne, Universitt zu Kln, philosophische Facultt, 1959, p. 100-111.

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    3.2 Saint Jrme Avec les traducteurs chrtiens de la fin de lAntiquit, nous passons de la pragmatique une vritable dialectique de la traduction. Entre 380 et 407, Jrme sexprime maintes reprises sur la manire dont il conoit la traduction1, que ce soit dans les prfaces des livres quil a traduits ou dans des lettres2. Cest dans la lettre 57 Pammachius, qui date de 395 ou 396, quil expose sa mthode et ses opinions avec le plus de dtail3. Cette missive est un texte de polmique, o Jrme est amen rpondre aux accusations de ses adversaires qui lui reprochent dtre un mauvais traducteur, un falsarius. Rufin dAquile lui a reproch la faon dont il a traduit la lettre dpiphane de Chypre lvque Jean de Jrusalem relative diverses questions dogmatiques. Cest un moine de lentourage de Jrme, Eusbe de Crmone, qui ignorait le grec, qui lui avait demand de traduire la lettre dpiphane. Jrme accepta et sacquitta rapidement de sa tche, condition que le document restt confidentiel. On ne sait trop comment, la traduction arriva entre les mains de ses adversaires notamment Rufin qui critiqurent svrement le travail de Jrme lui reprochant de navoir pas pu ou, plus grave, de navoir pas voulu traduire correctement. Avec un ton svre, Jrme fait dabord le procs des auteurs de lindiscrtion. Il traite ensuite du fond. Jrme dnie ses adversaires toute comptence et attribue Pammachius la fonction de juge dans ce dbat dlicat. Il fait appel la prudentia de son correspondant. Le reproche dinterpretatio maligna est fond sur un cas d hypertraduction pro honorabili dixisse carissimum et un autre d hypotraduction labsence de traduction de ladjectif . Plus gnralement, on lui reproche de ne pas avoir t attentif la traduction ad uerbum (me uerbum non expressisse de uerbo)4. Dans sa traduction de la Bible en latin, saint Jrme pouvait faire rfrence une thorie labore de la traduction, qui accordait du prix la beaut du style et recommandait la traduction ad sensum. Le lien de solidarit quil tablit avec Cicron est vident. On ne peut gure douter en effet quil ait intitul la lettre 57 De optimo genere interpretandi par rfrence au texte cicronien. Jrme invoque explicitement lautorit de lArpinate dans le clbre passage o il professe libera uoce que la pratique de la traduction doit tenir compte du sens de loriginal plutt que de la littralit lie la transmission du sens des mots considrs sparment. 5 : Ego enim non solum fateor, sed libera uoce profiteor, me in interpretatione Graecorum absque scripturis sanctis, ubi et uerborum ordo mysterium est, non uerbum e uerbo, sed sensum exprimere de sensu Oui, quant moi, non seulement je le confesse, mais je le professe sans gne tout haut : quand je traduis les Grecs sauf dans les saintes critures, o mme lordre des mots est mystre ce nest pas un mot par un mot, mais une ide par une ide que jexprime5. 1 Ces passages sont relevs par F. Winkelmann., Einige Bemerkungen zu den Aussagen des Rufinus von Aquileia und des Hieronymus ber ihre bersetzungstheorie und methode , Kyriakon. Festschrift Johannes Quasten, dit? P. Granfield, J.A. Jungmann, II, Munster, Aschendorff, 1972, p. 538-539, n. 27 et runis par H. Marti bersetzer der Augustin-Zeit. Interpretation von Selbstzeugnissen, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1974. 2 P. Serra Zanetti, Sul criterio e il valore della traduzione per Cicerone e s. Gerolamo , Atti del I congresso internazionale di Studi ciceroniani, II, Rome, Centro di Studi ciceroniani, 1961, p. 355-405 ; F. Winkelmann, Einige Bemerkungen , p. 532-547 ; L. Gamberale, Problemi di Gerolamo traduttore fra lingua, religione e filologia , Cultura latina cristiana fra terzo e quinto secolo. Atti del Convegno Mantova, 5-7 Novembre 1998, Florence, Leo S. Olschki, 2001, p. 311-345 ; A. Svenbro, Thoriser la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen ge , Traduire, Transposer, Transmettre dans lAntiquit grco-romaine, dit. B. Bertolussi, M. Keller, S. Minon, L. Sznajder,, Paris, Picard, 2009, p. 9-16. 3 G.J.M. Bartelink, Hieronymus over de vertaalproblematiek, Hermeneus, 50, 1978, p. 105-111 ; Hieronymus. Liber de optimo genere interpretandi (Epistula LVII). Ein Kommentar, Leiden, Brill, 1980. 4 S. Brock, Aspects of Translation Technique in Antiquity , Greek Roman and Byzantine Studies, 20, 1979, p. 69-87. 5 Trad. J. Labourt, lgrement modifie.

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    Aprs avoir rappel la figure de lArpinate (habeo huius rei magistrum Tullium), mme sil pousse sa rflexion beaucoup plus loin, Jrme cite les vers 133-134 de lArs poetica dHorace en les interprtant de faon errone1 et rappelle les traductions de Trence, de Plaute et de Caecilius, respectueuses du decor et de lelegantia de loriginal2. Jrme se trouve toutefois dans une situation bien diffrente de celle de ses prdcesseurs romains. Il traduit un texte religieux et doit donc tenir compte de lapproche mystique de la langue dune uvre inspire par Dieu. Cest dans ce contexte quil faut comprendre une phrase clbre, qui ne laisse pas dtre ambigu. Dans la lettre Pammachius, Jrme est amen faire une exception au principe cicronien quil sest donn pour rgle de suivre. Il dclare que la traduction de la Bible constitue un cas particulier dans le domaine de la traduction librale telle que la conoivent les Romains. Cette exception se justifie par le fait que, dans la Bible, lordre des mots a un sens plus profond, presque mystique : ubi et uerborum ordo mysterium est3. Dans le latin des chrtiens, mysterium est un synonyme de sacramentum, cest--dire ce qui relie 4. Lordo uerborum ne reprsente pas seulement la structure syntagmatique du texte, mais est le symbole dun sens mystique de la parole divine. Mysterium reprsente la vrit cache dans les mots, rvle par Dieu. Cest un peu lquivalent de /uis avec une dimension mtaphysique supplmentaire. Dans dautres passages, Jrme manifeste une position moins tranche. Tantt il admet une traduction plus libre qui suit le sens, tantt il pose lexigence dune traduction qui tient compte du caractre spcifique des mots, de leur force dattraction dans la langue de dpart. En ralit, lidal de saint Jrme nest ni une traduction littrale, ni une traduction libre, mais un tertium quid, une traduction qui sefforce de maintenir tous les lments caractristiques de la langue de dpart et, quand cest impossible, donne la priorit la conservation du sens dans le respect des particularits de la langue-cible. Tel est la principe fondamental que donne Jrme de la traduction en le mettant en vidence par une jolie figure de style (Ep., 106, 3) : esse regulam boni interpretis ut linguae alterius suae linguae exprimat proprietate. Le problme du libralisme ou du littralisme de la traduction uerbum de uerbo/sensus de sensu5 nest pas le seul que soulve Jrme. Il est aussi attentif aux aspects stylistiques et esthtiques. Selon Jrme, les caractristiques stylistiques du texte traduire doivent tre traites avec respect, comme le montre la prface de la traduction en latin du Chronicon dEusbe, dont Jrme cite un passage dans la lettre 576 : 5, 7 : Difficile est alienas lineas insequentem non alicubi excedere, arduum, ut, quae in alia lingua benedicta sunt, eundem decorem in translatione conservent. Significatum est aliquid unius uerbi proprietate : non habeo meum, quid efferam, et, dum quare inplere sententiam, longo ambitu uix breuis uiae spatio consumo. Accedunt hyperbatorum anfractus, dissimilitudines casuum, uarietas figurarum, ipsum postremo suum et, ut ita dicam, uernaculum linguae genus : si ad uerbum interpretor, absurde resonant ; si ob necessitatem aliquid in ordine, in sermone mutauero, ab interpretis uidebor officio recessis. 1 V. Garca Yebra, Cicern y Horacio preceptistas de la traduccin ? , Cuadernos de Filologa clsica, 16, 1979-1980, p. 139-154 ; A. Seele, Horaz als Anwalt der bersetzer ? Zur Rezeption zweier Verse der Ars Poetica , Arcadia, 1991, p. 198-203 (spc. 199-200). 2 M. Banniard, Jrme et lelegantia daprs le De optimo genere interpretandi , Jrme entre lOccident et lOrient. XVIe centenaire du dpart de saint Jrme de Rome et de son installation Bethlem. Actes du Colloque de Chantilly (septembre 1986), dit. Y.-M. Duval, Paris, tudes augustiniennes, 1988, p. 305-322. 3 Cl. Montella, Et verborum ordo mysterium est. Dialettica e paradosso nel De optimo genere interpretandi di Girolamo , Aion (ling), 9, 1987, p. 253-267. 4 Chr. Mohrmann, Sacramentum dans les plus anciens textes chrtiens , tudes sur le latin des chrtiens, I, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1961, p. 233-244. 5 H. Marti, bersetzer, p. 64-81 ; P. Chiesa, Ad uerbum o ad sensum ? Modelli e coscienza metodologica della traduzione tra tarda antichit e alto medioevo , Medioevo & Rinascimento, 1 (1987), p. 1-51. 6 P. Serra Zanetti, Criterio , p. 367-368.

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    Il est malais, quand on suit les lignes traces par un autre, de ne pas sen carter en quelque endroit ; il est difficile que ce qui a t bien dit dans une autre langue garde le mme clat dans une traduction. Une ide est-elle indique par un seul mot propre, mais je nai pas ma disposition de quoi lexprimer ? Alors, pour chercher rendre compltement le sens, je parviens malaisment, et par un long dtour, couvrir la distance dun chemin qui est bien brve en ralit. Ajoutez les cueils des hyperbates, les diffrences de cas, les variantes des figures, enfin, le gnie de la langue lui-mme, qui lui est propre et, pour ainsi dire, de son cru. Si je traduis mot mot, cela rend un son absurde ; si, par ncessit, je modifie si peu que ce soit la construction ou le style, jaurai lair de dserter le devoir du traducteur1. Le mtalangage utilis dans cet extrait pour dcrire les problmes de la traduction met en lumire la conscience de Jrme relative aux difficults de surpasser les obstacles inhrents lorganisation textuelle de loriginal. Jrme arrive lide du refus de la traduction mot mot en partant de la constatation de lincompatibilit des structures de la langue de dpart et de la langue darrive aux niveaux morpho-syntaxique, smantique et stylistique. Un certains nombre dexpressions importantes apparaissent dans la lettre 106, une longue missive (40 pages dans ldition CUF [Labourt]) qui traite des problmes qui affectent la traduction latine des Psaumes daprs la Septante2. Ep., 106, 3 : perdes : et dum interpretationis sequimur, omnem decorem translationis amittimus ; et haec esse regulam boni interpretis, ut linguae alterius suae linguae exprimat proprietate [Jrme cite les traductions de Cicron ainsi que Palute, Trence et Caecilius]. Nec ex eo quis Latinam linguam angustissimam putet, quod non possit uerbum transferre de uerbo ; cum etiam Graeci pleraque nostra circuitu transferent, et uerba Hebraica, non interpretationis fide, sed linguae suae proprietatibus nitantur exprimere. on perdrait leuphonie. Si nous avions le zle fcheux pour lexactitude de linterprtation, on laisserait de ct tout le charme de la traduction ; cest la rgle dun bon interprte dexprimer les idiotismes dune langue par les expressions propres de la sienne Et quon ne conclue pas que le latin est une langue trs pauvre, incapable dune version mot mot, alors que les Grecs, eux, traduisent la plupart de nos textes par des paraphrases, et cherchent exprimer les mots hbreux, non par une fidlit servile dinterprtation, mais selon le gnie propre de leur langue. Dans ce passage, Jrme met abondamment profit le vocabulaire grec et latin de la rhtorique et de la grammaire, rpandu chez Cicron et Quintilien : idioma, uis, elegantia, , 3, proprietas (lquivalent latin du grec )4, sans oublier consuetudo ou mos. 4. Conclusion LAntiquit grco-romaine a incontestablement contribu dfinir une potique de la traduction qui, allant bien au-del de la pure fidlit, croise les principes de la rhtorique et de lesthtique du discours. Cicron parle de la traduction non pas de faon absolue, mais dans le cadre dune activit imitative et demprunt. Lorsque la diffusion du christianisme ractualisa le problme de la traduction, les intellectuels chrtiens commencer par Jrme lui-mme reprirent les formules cicroniennes. Il sagit pour eux de chercher respecter quand cest possible la langue trangre dans tous ses aspects, lexicaux, mais aussi stylistiques : linguae alterius. Mais il faut aussi veiller ne pas violer la langue dans laquelle on traduit : suae linguae proprietates. 1 Trad. J. Labourt. 2 L. Gamberale, Problemi , p. 335-336. 3 Sur /, . Marti, bersetzer, p. 81-83. 4 P. Chiesa, Ad erbum , p. 19 et L. Gamberale, Problemi , p. 329 et n. 62.

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    Jrme est lorigine de ce que lon peut appeler une dialectique de la traduction. Il met en parallle une thse ( traduire ) et son anthse ( ne pas traduire ) et tente de dpasser la contradiction qui en rsulte par une synthse finale. Il doit concilier sa propre pense thorique sur la traduction avec une exigence de fidlit au texte original, en particulier lorsquil sagit des Saintes critures. Il doit faire concider la traduction vraie (ueritas interpretationis) sur le plan hermneutique avec la traduction adquate sur le plan linguistique et stylistique. Cest cette gageure que doit relever linterpres disertus : traduire fideliter et ornate. Dans la lettre 57, 51, Jrme dit : quam uos ueritatem interpretationis, hanc eruditi nuncupant ( ce quil vous plat dappeler exactitude de la traduction, les gens instruits lappellent mauvais got2 ) * Le dilemme devant lequel se sont trouvs les traducteurs de lAntiquit nest pas traduire ou ne pas traduire . Cest plus subtil. Cest traduire fideliter et ornate ou seulement ornate3. Ils ont rflchi sur la traduction en linguistes avant la lettre. Il se sont demands quel niveau se trouve la ueritas dans un texte : au niveau du signifiant ou du signifi. Il ny a quun seul cas o la ueritas se situe au niveau du signifiant, cest celui des textes sacrs. Dans le cas des textes profanes, il faut privilgier le signifi et donc traduire sensus de sensu en mettant en uvre toutes les ressources de la rhtorique. Bruno ROCHETTE Universit de Lige Dpartement des Sciences de lAntiquit

    1 P. Chiesa, Ad uerbum , p. 17. 2 Trad. J. Labourt. 3 . Marti, bersetzer, p. 86-93.