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Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et politique de formalisation à Bruxelles Beatriz CAMARGO MAGALHÃES Thèse présentée en vue de l'obtention du grade académique de Docteur en Sciences Politiques et Sociales sous la direction de Monsieur le Professeur Andrea REA Année académique 2015-2016

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Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et politique de formalisation à Bruxelles

Beatriz CAMARGO MAGALHÃES Thèse présentée en vue de l'obtention du grade académique de Docteur en Sciences Politiques et Sociales sous la direction de Monsieur le Professeur Andrea REA

Année académique 2015-2016

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"The personal is political"

Slogan deuxième vague féministe (1960-70), États-Unis

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Remerciements

Ma gratitude envers tous et toutes qui ont croisé mon chemin ces quatre ans et demi et qui

m’ont tant appris ne peut être traduite dans ces quelques mots, elle dépasse largement le langage.

Je tiens d’abord à remercier toutes les personnes qui ont participé à cette recherche en me

consacrant leur temps et leurs histoires de vie. Je suis frustrée de ne pouvoir les apporter que ces

mots de remerciement en contrepartie, alors que sans elles cette thèse ne verrait jamais le jour.

Je remercie tout chaleureusement mon promoteur Andrea Rea, qui m’a embarqué dans cette

aventure en 2011 – moi qui ne voulais pas faire une thèse. Au long de ces années, Andrea a été

un professeur, un conseiller et un ami. Il est difficile de concilier toutes ces qualités lors de

l’orientation, tâche qui dénote une double fonction d’accompagnement et d’évaluation, comme il

définit lui-même. Il réussit néanmoins merveilleusement son rôle. Nos réunions (quand et si son

agenda les permettait) étaient souvent remplies d’instants de soudaine compréhension

("Eureka !") et rendaient les idées claires, l’analyse logique. Andrea possède en outre une capacité

impressionnante de lire les yeux et dire le mot juste, merci pour cela aussi.

Je remercie les membres de mon jury de thèse d’avoir accepté de prendre part à ce projet. Merci

à Dirk Jacobs pour ces encouragements et commentaires pertinentes et objectifs. Merci à

Esteban Martinez qui m’a orienté dans nombreuses questions sur la formalisation du travail et la

recherche d’une définition de "travail décent". Merci à Florence Degavre pour son attention et sa

contribution à la discussion sur les frontières entre care et travail domestique. Enfin, merci à

Helma Lutz, dont l’ouvrage a été une grande source d’inspiration pour cette thèse. Je remercie

Helma également personnellement par ses encouragements et nos échanges constructifs,

spécialement à la Summer School à Francfort en 2014, et à notre Séminaire en 2015.

Je suis également reconnaissante à la Fondation Van Buuren, qui m’a octroyé le prix de fin de

thèse en 2015 et m’a permis de continuer mon projet doctoral en sérénité alors que mon

financement de trois ans et deux mois de la Région de Bruxelles-Capitale était épuisé. J’espère

que le Fonds Van Buuren puisse continuer à aider d’autres doctorants à finir leur doctorat lors

de difficultés de financement devenues de plus en plus accrues de nos jours.

Je remercie affectueusement Anna Safuta et Maria Vivas, avec qui j’ai organisé le Séminaire

International Employment relationships in migrant domestic work: a transnational perspective. Les échanges

sur nos écrits respectifs ont été très fructueux pour moi. Au-delà de cette mission

professionnelle, j’ai découvert en Anna et Maria des amies. Merci pour leur soutien académique

et psychologique. Encore une mention pour Anna qui a patiemment corrigé mon chapitre,

puisant dans son expertise sur les relations de travail domestique.

Passage obligé, je remercie également mes collègues et ami-e-s du GERME (and co.) qui à tout

moment et surtout à la "fin de thèse" (c’est-à-dire les deux dernières années) ont été d’un

immense soutien. Il sera très difficile de partir, et je pense être atteinte du phénomène "Tanguy-

Germien" décrit par Barbara. Un très très grand merci donc aux germiens/germiennes

d’aujourd’hui et d’avant : Alejandra, Alex, Andrew, Anissa, Barbara, Carla, Chiara, Corinne,

Daniel, Emma, Émilie, Fabiana, Felicia, Gaia, Géraldine, Isabelle, Julien, Laura, Léa (et Sarah),

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Marco, Martin, Matteo, Meriam, Morgane, Muriel, Nawal, Perrine, Rebecca, Rob, Ségolène,

Seyma, Sybille, Teresa, Valentine, Yoann, Younous. Spécialement Barbara, Muriel et Perrine ont

été d’un énorme soutien. Un merci particulier à Daniel, Émilie, Géraldine, Isabelle, Meriam,

Nawal, Perrine, Rob, Sybille et Valentine, qui ont consacré du temps à corriger mes chapitres

pour le français (et parfois le contenu). J’aimerais aussi remercier particulièrement Martin et

Emma, avec qui j’ai partagé le bureau et qui au-delà du soutien ont contribué à l’atmosphère

d’énergie positive et productive qui règne en ce bureau. Un mot pour remercier particulièrement

Isabelle, Gréta et Cathy, sans lesquelles il serait impossible de s’orienter dans les couloirs sinueux

des exigences du monde académique et de la bureaucratie universitaire. Et, enfin, merci à Marie

qui m’a amené au Germe. Merci, aussi, à Marie et Any pour la collaboration lors du focus group.

Je tiens à remercier l’association Abraço, qui m’a permis de vivre une merveilleuse expérience

professionnelle et humaine. Merci spécialement à Mônica, avec qui j’ai tellement appris et envers

qui je suis pour toujours reconnaissante. Merci aussi aos meninos : Bruno, Edmilson et Paulo.

Je tiens à remercier aussi la chorale L’Air de Rien. Notre rencontre hebdomadaire m’a aidé à

sortir de ma bulle doctorale et fonctionne comme une thérapie. Quem canta seus males espanta, dit le

dicton. Merci également à ma professeure de yoga Claire pour ses cours, mais surtout pour ses

mots doux porteurs d’énergie positive.

Finir cette thèse aurait été plus ardue sans l’appui, les encouragements et la compréhension des

ami-e-s, que ce soit à Bruxelles ou au Brésil. Merci à vous d’être là. Les rencontres ont souvent

été la bouffée d’air dont j’avais besoin pour continuer. Les échanges avec des docteurs et/ou

doctorants (Benoît, Jérôme, Cris…) ont été réconfortants et instructifs sur le fonctionnement du

monde de la recherche et la position des doctorants. De plus, les longues discussions sur thèmes

comme l’égalité de genre et le travail domestique ont alimenté ma réflexion et contribué, directe

et indirectement, à cette recherche. Je remercie tout spécialement Mariana, Léa, Sofia, Virginie,

Antoine, Edmilson, Monique et Sara pour leur soutien. Merci également et toujours pour mes

éternelles amies malgré la distance : Camila R., Camila B., Laura, Ligia, Luiza, Maíra et Thais.

Je remercie aussi, de tout mon cœur, mes familles. D’abord, dans la famille de Matthieu qui m’a

adoptée comme une fille, je remercie les grands-parents Raymond et Jeanne pour leur soutien. Je

remercie également Martine pour les corrections mais surtout pour l’encouragement et son

amitié. Ensuite, merci à ma famille au Brésil. Il m’est impossible de quantifier le soutien

inlassable que mes parents Marcos et Ciça m’ont apporté, doublement en tant que parents et en

tant qu’académiques. Ils m’ont aidé à relativiser les adversités et à aller de l’avant, partageant avec

moi les petites victoires. Merci aussi à ma sœur Patricia, qui a été une vraie compagne de

parcours, vivant avec moi toutes les phases de ce doctorat : nos échanges fréquents et spontanés

m’ont fait sentir que je n’étais pas seule devant mon ordinateur et mes livres. J’en suis

éternellement reconnaissante de tout cet amour. Merci, enfin, à Valdelice, qui m’a tellement

appris dans ma jeunesse et à qui je nourris énormément de reconnaissance et d’amour.

Enfin, merci infiniment à Matthieu, qui a traversé ce long chemin parsemé de tournants difficiles

à mes côtés. Merci d’être à la hauteur. Merci d’être pratique où je suis rêveuse, d’être réaliste

quand mon optimisme m’emporte. Merci d’être mon contrepoids, mon équilibre.

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Table de Matières

Introduction ______________________________________________________________ 13

Cadres théoriques _____________________________________________________________________ 16

Méthodologie ________________________________________________________________________ 30

Plan de cette thèse ____________________________________________________________________ 41

Chapitre I ________________________________________________________________ 43

Le travail domestique en Belgique : informalité, migration, genre et invisibilité ________ 43

Introduction __________________________________________________________________________ 43

Section I : la littérature sur le travail domestique ____________________________________ 45

1. La relation de travail domestique ____________________________________________________ 45

2. Travail domestique en tant que mot polysémique : du travail non-rémunéré à l’émancipation par le

travail formel _________________________________________________________________________ 51

A. Parcours vers une professionnalisation __________________________________________ 54

B. Emploi salarié et empowerment ________________________________________________ 55

3. Femmes professionnelles : l’entrée dans un espace masculin et le non-partage de tâches

ménagères ___________________________________________________________________________ 59

A. L’externalisation des tâches ménagères : la balance entre femmes ____________________ 59

B. Les raisons de l’externalisation _________________________________________________ 62

C. Réponses politiques et contexte de crise _________________________________________ 64

Section II : L’histoire du travail domestique belge ____________________________________ 66

4. Les essais pour encadrer légalement le travail domestique comme profession _______________ 66

5. Plusieurs statuts pour les travailleuses domestiques ____________________________________ 70

6. Une occupation de femmes et de migrantes ___________________________________________ 73

A. L’entre-deux-guerres : société en changement et "crise ancillaire" ____________________ 74

B. L’après-guerre et les migrations pour le travail (domestique)_________________________ 76

Section III : Ville globale et migrations transnationales ________________________________ 79

7. Bruxelles, ville globale _____________________________________________________________ 79

8. Migrations transnationales féminines ________________________________________________ 83

A. Femmes migrantes dans l’économie transnationale du care _________________________ 85

B. Féminisation de la migration en Belgique ________________________________________ 87

9. Le jeu des chaises musicales ethniques dans le travail domestique _________________________ 91

A. La Communauté polonaise à Bruxelles ___________________________________________ 94

B. Les migrations latino-américaines ______________________________________________ 97

C. Les travailleuses philippines __________________________________________________ 102

Conclusions _________________________________________________________________________ 106

Chapitre II _______________________________________________________________ 110

La construction d’une politique : les titres-services comme une facette du "new welfare"

_______________________________________________________________________ 110

Introduction _________________________________________________________________________ 110

1. Les origines des "services de proximité" _____________________________________________ 112

A. Quelques initiatives en Europe ________________________________________________ 114

a) Le cas de la France _______________________________________________________ 116

b) Le cas de la Suède ________________________________________________________ 118

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B. Les premiers pas belges dans les services de proximité ____________________________ 120

2. Le fonctionnement du système des titres-services _____________________________________ 122

3. Les politiques du travail domestique à Bruxelles et en Europe ____________________________ 128

A. Les titres-services en tant que facette du welfare state belge _______________________ 129

B. Travail domestique en Europe : à l’intersection de quatre régimes ___________________ 133

C. Régimes de migration et d’emploi : une fenêtre sur l’historique des régularisations de séjour

137

a) Campagnes de Régularisation en 2000 et 2009_________________________________ 138

b) Analyse du critère de la régularisation "par le travail" en 2009 ____________________ 140

Conclusions _________________________________________________________________________ 147

Chapitre III ______________________________________________________________ 153

Le secteur des titres-services et ses acteurs ____________________________________ 153

Introduction _________________________________________________________________________ 153

1. L’évolution du système des titres-services de 2004 à 2013_______________________________ 155

2. Entreprise : actrice par excellence du travail domestique formalisé _______________________ 159

A. Un effet de concentration ? __________________________________________________ 160

a) Un marché pour les plus forts… Ou les moins regardants à la qualité d’emploi _______ 163

b) L’équilibre par le retrait d’agrément _________________________________________ 167

c) Un problème structurel du quasi-marché des titres-services ______________________ 170

B. Détailler la typologie ONEM : l’importance des liens ethniques des gestionnaires des

entreprises agréées ______________________________________________________________ 171

3. Recrutement dans les niches ethniques et networking : où formel et informel s’entrecroisent __ 176

A. Homologie dans l’usage des réseaux : cibler travailleuses et clientes _________________ 181

B. Stratégies d’évitement : ne pas recruter de chercheures d’emploi ___________________ 183

a) Chercheures d’emploi = Belges = démotivées __________________________________ 185

b) Contrôler un marché du travail domestique européanisé ________________________ 188

C. Le networking des travailleuses titres-services ___________________________________ 190

4. Les travailleuses : "nouvelles migrations" dans les titres-services bruxellois _________________ 195

A. Sexe, âge, et scolarité des travailleuses _________________________________________ 195

B. Les nationalités des travailleuses en titres-services à Bruxelles ______________________ 200

5. Les clientes dans le système des titres-services à Bruxelles ______________________________ 206

A. Plus jeunes, plus éduquées, plus riches _________________________________________ 206

B. Plus d’heures de ménage achetées _____________________________________________ 209

Conclusions _________________________________________________________________________ 210

Chapitre IV ______________________________________________________________ 215

Genre, style de vie et âge : la nature de l’externalisation des tâches ménagères à Bruxelles

_______________________________________________________________________ 215

Introduction _________________________________________________________________________ 215

1. Trois axes d’analyse : genre, classe et âge/génération __________________________________ 218

2. Typologie des clientes/employeuses à Bruxelles _______________________________________ 223

A. Personnes dépendantes _____________________________________________________ 223

B. Classe supérieure ___________________________________________________________ 228

a) La "naturalité" de l’externalisation __________________________________________ 231

b) Délégation des tâches : "tout" ______________________________________________ 235

c) Se revendiquer en tant que "femme professionnelle moderne" ___________________ 236

C. Classe moyenne intellectuelle _________________________________________________ 239

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a) Division des tâches ménagères _____________________________________________ 243

b) Le cas des clientes newcomers ______________________________________________ 245

3. Éducation au rangement et délégation : pratiques d’une conception du travail domestique ____ 250

4. Les publicités : ciblées sur l’achat du temps libre ______________________________________ 257

5. Marché formel, mais jusqu’où ? ____________________________________________________ 261

Conclusions _________________________________________________________________________ 266

Chapitre V _______________________________________________________________ 271

À la recherche d’un statut : Formalisation, qualité d’emploi et empowerment ________ 271

Introduction _________________________________________________________________________ 271

Section I : Qualité du travail et de l’emploi en titres-services __________________________ 274

1. Marché informel, séjour irrégulier : quelques précisions ________________________________ 274

2. La dimension objective du statut en titres-services _____________________________________ 279

A. Le rôle des entreprises de titres-services ________________________________________ 282

a) Qualité d’emploi et type d’entreprises agréées ________________________________ 283

b) "Éduquer" les clientes _____________________________________________________ 286

B. Des "entrepreneuses sans entreprises" _________________________________________ 288

Section II : L’expérience vécue des travailleuses ____________________________________ 295

3. La vision des entreprises sur la professionnalisation ____________________________________ 295

4. Le statut des travailleuses à leurs propres yeux ________________________________________ 298

A. Concomitance entre régularité de séjour et formalité du travail _____________________ 301

a) Travail formel : un changement statutaire pas toujours valorisé ___________________ 301

b) La question identitaire : être "sans-papiers" ___________________________________ 303

B. Travailleuses migrantes régulières : choix rationnel et projet migratoire _______________ 308

a) Mettre en balance avantages et inconvénients_________________________________ 308

b) Projet migratoire et capital culturel __________________________________________ 310

5. Empowerment : marché formel et séjour régulier ______________________________________ 313

Conclusions _________________________________________________________________________ 317

Chapitre VI ______________________________________________________________ 321

Entre proximité et distance : Les (non) changements des relations du travail domestique

formel __________________________________________________________________ 321

Introduction _________________________________________________________________________ 321

Section I : Formes de négociation dans la triangulation ______________________________ 322

1. Relation de travail, relation de service _______________________________________________ 322

2. Engager une aide-ménagère : une affaire de confiance _________________________________ 323

A. La question de la clé ________________________________________________________ 329

B. Médiation de la confiance ____________________________________________________ 331

3. Les pratiques de communication et de loyauté ________________________________________ 332

4. Des tâches identiques ____________________________________________________________ 335

5. Le remplacement ou l’art de l’adaptation ____________________________________________ 337

6. Augmenter le pouvoir de négociation _______________________________________________ 340

Section II : Manières de forger la relation _________________________________________ 343

7. L’ordre des choses et les "standards de propreté" _____________________________________ 343

A. L’évidence de la méthode ____________________________________________________ 344

B. Groupes nationaux : chercher la similarité _______________________________________ 346

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8. Les attentes face à la relation de travail ______________________________________________ 350

A. Que veulent les travailleuses : proximité et reconnaissance _________________________ 350

a) Cultiver des relations proches ______________________________________________ 352

b) Être indispensable ________________________________________________________ 354

c) Reconnaissance et visibilité ________________________________________________ 356

B. Professionnalisme et distance chez les travailleuses _______________________________ 358

C. Que veulent les employeuses/clientes : sens de l’initiative et distance ________________ 362

a) Le "propre sans effort" ____________________________________________________ 362

b) Des relations businesslike __________________________________________________ 364

D. Titres-services : absence de responsabilité comme facteur de distance _______________ 366

Conclusions _________________________________________________________________________ 369

Conclusion Générale _______________________________________________________ 373

Références ______________________________________________________________ 389

Annexes ________________________________________________________________ 409

Annexe 1 - Carte de la région bruxelloise _______________________________________________ 409

Annexe 2 – Description entreprises agréées _____________________________________________ 410

Annexe 3 – Description travailleuses ___________________________________________________ 411

Annexe 4 – Description employeuses/clientes ___________________________________________ 415

Annexe 5 – Description base de données permis B _______________________________________ 418

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Table de Figures et Tableaux

Chapitre I _________________________________________________________________ 43

Figure I.1 Du travail non-rémunéré vers la professionnalisation du travail domestique _______ 54

Figure I.2. : Pourcentage de personnes ayant migré en Belgique à partir de 1980 (1er janvier 2014)

____________________________________________________________________________ 80

Tableau I.1 : Taux de féminisation des demandes de permis de travail B par nationalité en

Belgique (2001-2011) ___________________________________________________________ 88

Graphique 1.1 : Taux de féminisation des demandes de permis de travail B par nationalité en

Belgique (2001-2011) ___________________________________________________________ 89

Chapitre II _______________________________________________________________ 110

Figure II.1 : Le schéma du système des titres-services _________________________________ 124

Figure II.2 : Le titre-service papier (2015) __________________________________________ 125

Figure II.3 : La politique des Titres-Services à Bruxelles ________________________________ 129

Figure II.4 : Le travail domestique en Europe : intersection de quatre régimes _____________ 136

Graphique II.1 : Pourcentage de Permis de travail B (première demande) octroyés dans le cadre

de la Campagne de Régularisation de 2009, par commission paritaire ____________________ 141

Graphique II.2 : Pourcentage de Permis de travail B (renouvèlement) octroyés dans le cadre de la

Campagne de Régularisation de 2009, par commission paritaire ________________________ 141

Graphique II.3 : Permis de travail B (première demande et renouvèlement) octroyés à la

Campagne de Régularisation de 2009, fréquence et pourcentage par sexe ________________ 143

Graphique II.4 : Permis octroyés (première demande) dans le ccp 322 (titres-services) et ccp 323

(concierge et employé domestique), pourcentage par sexe ____________________________ 143

Graphique II.5 : Permis octroyés (première demande) dans le ccp 322 (titres-services), fréquence

par nationalité et sexe _________________________________________________________ 144

Graphique II.6 : Permis octroyés (première demande) dans le ccp 323 (concierge et employé

domestique), fréquence par nationalité et sexe _____________________________________ 145

Graphique II.7 : Permis octroyés (première demande) dans le ccp 121 (nettoyage industriel),

fréquence par nationalité et sexe ________________________________________________ 145

Chapitre III _______________________________________________________________ 153

Tableau III.1 : Évolution annuelle du système des titres-services entre 2007 et 2013 (pour la

Belgique) ____________________________________________________________________ 156

Graphique III.1 : Représentation de l’évolution annuelle du système des titres-services entre 2007

et 2013 (pour la Belgique) ______________________________________________________ 156

Tableau III.2 : Taux de croissance du système des titres-services 2012 et 2013 par Région ____ 157

Tableau III.3 : Évolution du coût de la politique des titres-services 2010-2013 (Belgique) _____ 158

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Tableau III.4 : Répartition des entreprises en fonction de la taille, par Région (2013) ________ 161

Tableau III.5 : Marge bénéficiaire par type et taille d’entreprise en 2012 (Belgique, typologie

ONEM) _____________________________________________________________________ 164

Tableau III.6 : Ratio d’encadrement des travailleuses par type d’entreprise (typologie ONEM)

(2012) ______________________________________________________________________ 166

Tableau III.7 : Évolution du nombre d’entreprises dans les régions (2008-2013) ____________ 168

Graphique III.2 : Évolution du nombre d’entreprises dans les régions (2008-2013) __________ 169

Tableau III.8 : Typologie des sociétés agréées (d’après nos interviews) ___________________ 172

Tableau III.9 : Les stratégies de recrutement des sociétés agréées (d’après nos interviews) ___ 177

Figure III.1 : Publicité d’une entreprise agréée dans un journal ethnique __________________ 182

Figure III.2 : Du relationnel à l’institutionnel, les stratégies de recrutement _______________ 184

Tableau III.10 : Évolution de la participation masculine sur le marché des titres-services par

Région, 2008-2013 ____________________________________________________________ 196

Graphique III.3 : Représentation de l’évolution de la participation masculine sur le marché des

titres-services par Région, 2008-2013 _____________________________________________ 196

Tableau III.11 : Niveau d’études des travailleuses titres-services en Belgique en 2013 _______ 198

Tableau III.12 : Nationalité des travailleuses domiciliées en Région de Bruxelles-Capitale (2008-

2012) _______________________________________________________________________ 202

Graphique III.4 : Évolution des principales catégories de nationalités des travailleuses 2008-2012

en Région de Bruxelles-Capitale __________________________________________________ 203

Tableau III.13 : Profil des clientes du système des titres-services, comparaison Bruxelles et

Belgique (2010)_______________________________________________________________ 207

Tableau III.14 : Comparaison de l’âge des clientes en 2010 et 2013 (pourcentages) _________ 208

Graphique III.5 : Âge des clientes en 2010 et 2013 en Région de Bruxelles-Capitale (en

pourcentages) ________________________________________________________________ 209

Chapitre IV ______________________________________________________________ 215

Tableau IV.1 : Trois axes principaux d’analyse des profils des employeuses/clientes _________ 218

Figure IV.1, IV.2 et IV.3 : Publicités d’entreprises titres-services _________________________ 259

Chapitre V _______________________________________________________________ 271

Figure V.1 : Le travail et le séjour : dimensions de la régularité et de la formalité ___________ 276

Chapitre VI ______________________________________________________________ 321

Figure VI.1 : La relation d’emploi et service du système triangulaire _____________________ 323

Annexes _________________________________________________________________ 409

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Figure A.1 : carte de la Région de Bruxelles-Capitale et ses 19 communes _________________ 409

Tableau A.1 : Présentation entreprises interviewées _________________________________ 410

Tableau A.2 : Présentation travailleuses participant à l’étude __________________________ 411

Tableau A.3 : Présentation employeuses/clientes participantes à l’étude _________________ 415

Tableau A.4 : Pourcentage et Fréquence de Permis de travail B (1ère demande) octroyés dans le

cadre de la Campagne de Régularisation 2009, par commission paritaire (réf. Graphique II.1) _ 419

Tableau A.5 : Pourcentage et Fréquence de Permis de travail B (renouvèlement) octroyés dans le

cadre de la Campagne de Régularisation 2009, par commission paritaire (réf. Graphique II.2) _ 419

Tableau A.7 : Permis octroyés (1ère demande) dans le ccp 323 (concierge et employé

domestique), fréquence par nationalité et sexe (réf. Graphique II.6) _____________________ 420

Tableau A.8 : Permis octroyés (1ère demande) dans le ccp 121 (nettoyage industriel), fréquence

par nationalité et sexe (réf. Graphique II.7) _________________________________________ 421

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Introduction 13

Introduction

On était conscient que chez nous, même si ces contrats titres-services sont géniaux pour les

aides-ménagères puisque ça leur donne un cadre, un métier, etc., finalement il y en a très peu

qui sont vraiment fières de faire ce qu’elles font. Donc je fais la distinction entre le fait qu’elles

soient contentes d’avoir un travail rémunéré, de ne plus ou pas dépendre du chômage ni du

CPAS, de participer à ‘l’effort de guerre’ j’ai envie de dire. Maintenant, fières de leur travail ça,

ce n’est pas encore gagné. Il y en a qui vont vous dire : ‘Moi je suis contente et je suis fière de

mon job parce que je vais aider une famille dont les parents travaillent beaucoup et dont les

enfants sont un peu bordéliques, et donc quand ils vont rentrer ils vont être contents d’être

dans la maison, et je sais que je les aide’. Il y a des gens qui pensent comme ça. Mais il y en a

d’autres, on va leur demander : ‘Si vous étiez un objet, qu’est-ce que vous seriez ?’, et elles vous

répondent : ‘Une serpillère’ ! Donc là il y a encore des choses à travailler… (Entreprise E,

entreprise d’économie sociale ; Caroline, Belge, gérante).

Cette thèse a comme objet d’étude la formalisation du travail domestique en Région bruxelloise.

La formalisation est ici comprise comme le processus de passage du marché informel au marché

formel de l’organisation du travail domestique par la salarisation des travailleuses, un processus

mis en place par la politique des titres-services. Les titres-services naissent en 2001 comme une

politique de travail domestique qui permet à des ménages d’acheter des services domestiques de

manière déclarée et à un prix abordable en comparaison aux prix pratiqués sur le marché au noir.

La vignette ouvrant cette introduction, issue d’une interview réalisée avec une responsable

d’agence d’économie sociale agréée en titres-services, expose un aspect de la contradiction

centrale à la problématique de cette thèse. D’un côté, la salarisation met en place un marché

formel du travail domestique, avec de meilleures conditions de travail et salaire et le potentiel de

le constituer dans une "vraie profession". De l’autre, le travail domestique est caractérisé par la

dureté du travail, la faible valorisation sociale et la spécificité des relations de travail établies.

Nous nous sommes ainsi donné pour tâche de savoir si, au-delà des avantages que cette

formalisation propose (un travail reconnu, rémunéré, protégé, etc.), elle permet aux travailleuses

d’établir un projet d’émancipation, voire de changer l’image du métier. Concrètement, notre

question de recherche principale est la suivante : "Est-ce que la salarisation du travail domestique

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Introduction 14

par l’intermédiaire des titres-services permet une professionnalisation conduisant à transformer

le travail domestique dans une ‘vraie profession’ ?"

Par professionnalisation du travail domestique, nous comprenons l’accumulation de trois

dimensions. D’abord, une dimension liée à la qualité d’emploi et de travail, sur base de la notion

de "travail décent" de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Ensuite, une dimension

identitaire, professionnelle et sociale. Elle se lie à la reconnaissance sociale et à l’estime de soi. Et,

enfin, une dimension collective, qui comprend une identité d’appartenance à un collectif et la

possibilité d’entreprendre une mobilisation collective. Nous nous basons sur la définition

d’Aballéa (2007) qui décrit la professionnalisation comme un processus comprenant différentes

sphères, à la fois objectives et subjectives.

Pour aborder notre problématique, il convient d’étudier les travailleuses domestiques, mais

également le système des titres-services et l’interaction entre les actrices de la relation de travail

formalisée : entreprises agréées, clientes et enfin travailleuses. Ce faisant, cette recherche amène

des éléments nouveaux aux études du travail domestique, sur plusieurs aspects.

D’abord, peu d’attention a été donnée jusqu’à ce jour à la formalisation du travail domestique.

En outre, ce n’est que récemment, par l’approche des régimes (Lutz 2008a, 2011; Williams &

Gavanas 2008), que le rôle de l’État dans le secteur du travail domestique commence à être

reconnu comme ayant totalement sa place dans le champ d’études du travail domestique. Cette

approche est encore balbutiante en Belgique.

Ensuite, la plupart des études dans le domaine se dédient aux travailleuses et notamment aux

conditions et relations de travail, et en moindre mesure aux employeuses/clientes1 qui achètent

ce service ou, encore moins, aux intermédiaires de la relation de travail domestique. Nous

considérons que ces trois phénomènes – les conditions de travail, la demande d’externalisation

des tâches ménagères et l’organisation d’un marché du travail domestique formel – sont

intimement liés.

Enfin, cette thèse apporte une contribution à la littérature en prenant pour objet le cas empirique

de la Région bruxelloise, encore peu connue au sein de la littérature sur le travail domestique,

européenne et internationale. En effet, une telle étude qualitative des actrices de la formalisation

du travail domestique reste à présent inédite.

Étant donné la majorité écrasante de travailleuses femmes, nous nous permettons d’utiliser le

pluriel au féminin, suivant par ailleurs d’autres auteures sur le sujet (Dussuet & Flahault 2010;

Dussuet 2012). Ce même raisonnement nous conduit à adopter le féminin également pour le

groupe des employeuses/clientes. Plus largement, cette décision tient compte de la

1 Nous avons choisi d’utiliser le terme "employeuse/cliente" pour regrouper employeuses au noir et clientes en titres-services. Les termes seront séparés s’il s’agit d’une situation spécifique du marché formel (cliente) ou informel (employeuse au noir).

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Introduction 15

prépondérance des femmes dans la réalisation et le management du travail domestique rémunéré

et non-rémunéré.

En outre, notre objet d’étude se concentre sur le passage à la formalité du travail domestique des

travailleuses migrantes. En ce sens, elle s’insère dans une perspective des migrant studies beaucoup

plus que dans le cadre de la sociologie du travail. Les travailleuses belges ne font pas partie de

notre étude, d’abord car nous nous sommes centrées sur Bruxelles, où ce groupe est très peu

représentatif, contre une surreprésentation de femmes migrantes. Ensuite, le travail domestique

constitue un des fondements favorisant la migration féminine : il est ainsi intéressant de

comprendre comment l’État crée un marché formel dans un secteur de travail migrant. Enfin, ce

focus sur les femmes migrantes nous permet d’observer un double processus, de passage du

travail informel vers le travail formel et de passage de l’irrégularité de séjour vers sa régularité.

Notre question de recherche principale est le fil rouge de cette thèse. Elle s’ouvre en plusieurs

questions spécifiques et fait appel à divers cadres théoriques et approches méthodologiques. Ce

fil rouge s’est construit au fur et à mesure de notre démarche de recherche. Les questionnements

ont donc évolué tout au long de notre travail.

En mai 2011, quand la recherche doctorale a commencé, notre ambition était d’examiner les

frontières entre travail domestique formel et informel lors de la mise en œuvre de la politique de

titres-services dans le contexte de Bruxelles en tant que ville globale (Sassen 2001). La principale

interrogation était alors : quelles sont les relations entre économie formelle et informelle dans le

secteur du travail domestique à Bruxelles ? Nous nous demandions également quelles étaient les

raisons du nombre important d’étrangères sur le marché du travail domestique bruxellois. Pour y

répondre, le projet Prospective Research for Brussels (financé par la Région bruxelloise) se proposait

d’étudier les actrices composant ce marché du travail, soit les travailleuses domestiques

migrantes, les employeuses/clientes et les entreprises agréées en titres-services. Depuis, une

revue de la littérature a élargi nos questions de recherche pour englober des interrogations

touchant le cœur de l’analyse des transformations subies par le travail domestique dans sa quête

de professionnalisation.

Dans cette introduction, nous présenterons les cadres théoriques qui soutiennent cette recherche

et qui seront développés en détail lors des deux chapitres suivants, ainsi que des concepts

transversaux à cette thèse. Ensuite, nous exposerons l’interaction entre les cadres théoriques et

les questions de recherches spécifiques qui aident à approfondir notre question de recherche

principale. Nous présenterons alors notre démarche méthodologique et décrirons les entreprises

de titres-services, les travailleuses et les employeuses/clientes participant à cette étude. Enfin,

nous présenterons un bref plan de cette thèse.

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Introduction 16

Cadres théoriques

Orientent cette thèse un cadre théorique principal, celui sur le travail domestique, et deux cadres

théoriques complémentaires, sur les migrations féminines transnationales dans les villes globales

(Sassen 2001) et sur les politiques du travail domestique. La question du travail domestique en

tant que thème d’étude mérite, cependant, d’être justifiée.

En effet, le sujet du travail domestique est resté longtemps dans l’obscurité. Il ne deviendra un

objet sociologique qu’avec les women studies au début des années 1970 (Tilly & Scott 2002). On

commence alors à donner de l’importance au travail des femmes au foyer et à donner de la voix

aux travailleuses domestiques, dans les pays anglophones et surtout aux États-Unis. Dans "Doing

the dirty work? The global politics of domestic labour", Anderson (2000 p. 11) retrace la tradition nord-

américaine et canadienne dans les études sur le travail domestique alors qu’en Europe, à part

quelques études très localisées, la littérature scientifique à ce sujet est quasi inexistante.

Une barrière à cet intérêt se trouve d’abord dans la position sociale hybride qui occupe la

travailleuse domestique, "entre deux mondes" (issue du prolétariat, mais tellement proche de la

bourgeoisie). Ceci contribue à construire l’invisibilité du sujet, à laquelle la Belgique ne fait pas

exception, comme nous le décrit Piette (2000) :

Ce silence s’observe également en histoire sociale de la Belgique où la domesticité est restée

largement dans l’angle mort. Si l’on connaît bien actuellement les deux grandes classes sociales

antagonistes, la bourgeoisie et la classe ouvrière, il est plus malaisé de s’aventurer dans les

zones d’ombre des catégories intermédiaires. L’étude de la domesticité reste donc à faire, elle

apparaît comme un vaste chantier qui s’ouvre, et comme une sorte de miroir inversé de ce que

l’on sait aujourd’hui de la bourgeoisie (2000 p. 13).

Ensuite, des sujets relevant du "privé" sont pendant longtemps restés hors de portée en tant

qu’objets de recherche (Piette 2000 p. 15). En outre, l’exécution de tâches aussi banales que le

nettoyage, la cuisine et le blanchissage ne devraient pas relever de l’histoire selon certains (Piette

2000 p. 11).

Enfin, un dernier aspect essentiel pour la compréhension de l’histoire du travail domestique et de

son invisibilité au regard des sciences sociales renvoie à sa définition comme un "travail de

femme" (Dussuet 2012). En effet, dans toutes les sociétés, il existe une division genrée du travail,

qui n’est pas "naturelle", mais socialement construite. Dussuet (2012 p. 7) nous montre ainsi qu’il

y a des variations dans ce qui a été considéré comme un "travail de femme" ou un "travail

d’homme" dans les différentes époques et sociétés : la couture, par exemple, était jusqu’au 16e

siècle en Europe une affaire d’homme (et la "haute couture" reste un milieu assez masculin).

Pour plusieurs auteures (Lutz 2008a, 2011; Dussuet 2012; Scrinzi 2013), le nœud de la non-

qualification de ce métier réside précisément dans la division entre travail productif (valorisé),

appartenant à la sphère publique et genré au masculin, et travail reproductif (non valorisé),

accompli dans la sphère privée et assigné aux femmes.

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Introduction 17

Du travail domestique

La littérature sur le travail domestique fournit le principal cadre théorique de cette recherche.

Elle fait converger divers champs des sciences humaines, montrant l’interdisciplinarité de ce sujet

de recherche.

Dès l’Ancien Régime, la région rurale en Belgique a plus au moins participé au marché du travail

domestique dans les villes, suivant le contexte économique. À partir du 19e siècle, toutefois, les

femmes étrangères sur le marché du travail commençaient à occuper proportionnellement plus

d’emplois domestiques que les Belges (Gubin 2001 p. 39).

Au cours du 20e siècle, en Europe, qu’elle soit originaire de la campagne ou de pays avoisinants,

la migration a été de plus en plus féminisée. Cette tendance s’est maintenue, notamment par la

généralisation des "bonnes à tout faire" parmi la bourgeoisie urbaine (Piette 2000). À titre

illustratif, en Belgique, à partir de la moitié du 20e siècle, les vagues migratoires organisées par

l’État pour amener de la main-d’œuvre masculine aux mines correspondaient aux nationalités

que l’on retrouve au travail domestique dans les maisons bourgeoises (Morelli 2001 p. 150).

Avec l’entrée progressive dans un monde globalisé, vers la fin du 20e siècle, les inégalités

dépassent les frontières nationales et la migration devient progressivement plus importante et

plus visible, tandis que le travail domestique constitue une porte d’entrée sur le marché du travail

pour les femmes migrantes (Parreñas 2001; Ehrenreich & Hochschild 2004). Spécialement

Anderson (2000), Andall (2000) et Parreñas (2001, 2008) ont montré dans les années 2000

comment travail domestique et migration globale sont intimement liés, bénéficiant surtout aux

ménages en quête d’externalisation des tâches ménagères : les inégalités économiques et une

"division internationale du travail reproductif" (Parreñas 2001) permettent à des employeuses en

Europe de trouver des femmes de ménage hautement qualifiées à un prix abordable, comme l’a

observé Lutz (2002 p. 98).

Selon Lutz (2008a p. 1), le travail domestique se définit principalement par : le caractère intime

de la sphère sociale où le travail est réalisé ; sa construction comme un travail genré au féminin ;

une relation entre parties hautement émotionnelle, personnalisée et caractérisée par une

dépendance mutuelle ; et la logique de care qu’il porte, une logique différente de celle d’autres

secteurs d’emploi.

Le manque de conformité aux lois du travail intégrait la définition du travail domestique (Lutz

2008a p. 2), même si cette situation est en train de doucement changer. Si les types de tâches

sont beaucoup trop divers pour en définir le travail domestique, celui-ci est principalement cadré

par une relation de travail, qui se donne dans un endroit spécifique, la maison privée de

l’employeuse.

Que ce soit du travail domestique live-in (à demeure) ou du live-out (l’employée dispose de son

propre logement et a souvent plusieurs employeuses), la relation du travail domestique reste une

des particularités de cette profession aux frontières entre privé et public. Anderson (2000 p. 24)

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Introduction 18

met en évidence le manque de pouvoir et d’autorité des travailleuses domestiques dans leur

travail, du fait que cet endroit est précisément la maison privée des employeuses.

En ce sens, plusieurs études montrent la relation directe entre la situation de séjour et les

conditions de travail et de vie pour les travailleuses domestiques migrantes (Anderson 2000 ;

Lutz 2014 ; Parreñas 2001 ; Heimeshoff and Schwenken 2013). Selon une équation inversée,

moins il y a de sécurité de séjour, plus les conditions de travail et de vie risquent d’être

mauvaises. Ce decrescendo va jusqu’à la vulnérabilité et à l’exploitation extrême, souvent réservée

aux femmes migrantes sans-papiers et avec peu de ressources locales (langue, capital social,

connaissances géographiques de l’endroit, etc.).

Comme l’écrit Anderson (2000), il est illusoire de penser que les travailleuses domestiques

migrantes peuvent négocier, comme dans un contexte contractuel, leurs conditions de travail et

salaire, situation que l’auteure classifie de fiction of the labour power : "What is required is that the

worker labours as demanded" (2000 p. 113, citant Pateman 1988 p. 150). Anderson montre que

les travailleuses sont dirigées sur ce qu’elles doivent faire, sur comment le faire, mais parfois

également sur comment être (2000 p. 114).

Quelles sont les clés de changement pour déconstruire cette relation qui module une profession

si peu valorisée ? Selon Mendez (1998 pp. 114–115), plusieurs auteurs du travail domestique

dans les années 1980-1990 ont ainsi défendu qu’une "modernisation" dans les relations du travail

domestique, notamment l’entrée dans l’économie formelle et la mise en place d’une logique

salariale, pourrait changer la réalité du secteur.

Plus récemment, l’existence d’une structure médiatrice, comme des entreprises employant des

travailleuses, a été associée par certains auteurs et organisations à une plus grande qualité

d’emploi, grâce à la possibilité de contrôle des relations entre employeuses/clientes et travailleurs

(Gutiérrez & Craenen 2010; Devetter & Rousseau 2011). Cela permettrait de neutraliser une

relation de pouvoir bilatérale camouflée de familiarité pour aller vers le "professionnel", un

monde avec des règles liées à un métier spécifique et dont la relation est basée sur un contrat.

Si l’idée est vue comme positive par grand nombre de spécialistes du travail domestique, elle

coûte cher et risque de priver la classe moyenne de l’accès aux services domestiques (Devetter et

Rousseau 2011). Se poserait en outre le problème de la spécificité du contrat en raison de la

variété de tâches exécutées. D’autres questions concernent le contrôle du temps et de la manière

de réaliser le travail lorsque l’on multiplie les acteurs et que l’on augmente la standardisation de

travail. Au lieu d’amener plus d’autonomie, cette situation pourrait signifier un contrôle doublé

des clientes et entreprises sur les travailleuses (Mendez 1998; Ehrenreich 2004). Enfin, la

régulation du marché du travail domestique pose la question subséquente des travailleuses

migrantes (en situation irrégulière) et leur intégration ou non sur le marché formel.

Certains auteurs soutiennent de manière plus radicale que le travail domestique ne constituera

jamais un "vrai" emploi, en raison de ses caractéristiques propres. Ainsi, Devetter et Rousseau

(2011) identifient deux "obstacles insurmontables" qui empêchent la valorisation du travail

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Introduction 19

domestique : la relation qu’il maintient avec l’inégalité de revenus, nécessaire à une

externalisation des tâches ménagères ; et la difficulté de valoriser des activités qui relèvent du

"sale boulot" (dirty work), "offertes aux uns seulement pour que d’autres puissent s’en

débarrasser" (Devetter & Rousseau 2011 p. 79). Nous y reviendrons sur cette question plus loin.

À l’opposé, une nouvelle littérature s’intéresse au mouvement des travailleuses domestiques, qui,

elles, revendiquent une professionnalisation par l’établissement de règles au niveau législatif sur

les conditions de travail, la responsabilisation des employeuses et une visibilisation politique du

travail domestique (Schwenken 2011).

La position des employeuses et la question de l’externalisation des tâches ménagères apparaissent

comme l’autre facette de la même problématique du travail domestique. Le questionnement sur

l’externalisation (outsourcing) commence également avec l’intérêt croissant pour le sujet du travail

domestique dans les années 1960-70. L’on pensait alors que l’externalisation avait une tendance à

disparaître avec l’évolution de la technologie ménagère et un plus grand partage des tâches

ménagères entre hommes et femmes (Ehrenreich 2004). Si à l’époque le discours était la

revendication des wages for housework pour les femmes au foyer, aujourd’hui le travail domestique

est rémunéré, mais exécuté par des travailleuses extérieures au ménage. L’externalisation est par

ailleurs en augmentation dans toute l’Europe (Abrantes 2014).

Sur le plan structurel, des changements tels que les évolutions dans la structure des familles,

l’entrée de plus en plus importante de femmes de classes moyennes sur le marché du travail, le

non-partage des tâches ménagères et parentales (Näre 2013; Abrantes 2014), ainsi que l’inégalité

de revenus (Devetter & Rousseau 2011), créent une situation favorable à l’externalisation de ces

tâches. Les raisons fondant la décision des ménages d’externaliser le travail domestique restent

néanmoins un sujet sous-étudié. Elles sont largement interprétées, comme le signale Goñalons-

Pons (2015 p. 35), soit du point de vue du pouvoir d’achat ("parce que le ménage peut se le

payer"), soit à partir du discours des "besoins" (2015 p. 35).

L’État a souvent considéré le travail domestique comme une affaire "privée". Quand il s’intéresse

enfin au sujet dans la forme d’une régulation, c’est pour créer des emplois, s’attaquer à la lutte

contre l’informalité et s’atteler à la diminution du brain waste des femmes des classes moyennes et

supérieures avec haut niveau d’études qui ne sont pas à temps plein sur le marché du travail.

La formalisation du travail domestique ouvre pourtant l’opportunité pour l’acquisition d’un

statut et intègre les travailleuses domestiques au monde formel du travail, même si cet objectif ne

figure pas parmi les premières intentions de l’État qui met en œuvre la régulation de ce marché.

Elle marque l’entrée dans la salarisation, une des étapes de la professionnalisation que nous

avons définie plus haut. Mis à part ces potentialités, la question de la professionnalisation dans le

cas de la politique de titres-services reste ouverte.

La littérature, plus abondante du côté français, sur les effets de la mise en œuvre des politiques

de services à la personne, montre que les conditions d’emploi ne changent pas de manière

abrupte (Henry et al. 2009; Dussuet & Flahault 2010; Devetter & Rousseau 2011; Dussuet 2012;

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Introduction 20

Brolis & Nyssens 2014). On ne quitte pas le cadre d’un travail dur physiquement et faiblement

rémunéré. Le travail domestique est considéré comme une occupation peu qualifiée pour des

personnes peu qualifiées (Matus & Prokovas 2014 p. 3). Bien exercer le travail domestique

présuppose, pourtant, des capacités en technique de nettoyage et de cuisine, certes, mais

également des qualités telles que l’organisation, la planification, la mémoire, la capacité de gestion

et la créativité.

Au-delà de la professionnalisation, plusieurs auteures se sont intéressées à la capacité

d’empowerment (émancipation) du travail salarié. Kabeer (2011 p. 13) montre par exemple que

certains types d’emploi féminin peuvent constituer une porte d’entrée vers une émancipation

individuelle et collective. Ce domaine de recherche a été exploré en moindre mesure par la

littérature du travail domestique, étant donné qu’une grande partie des relations de travail établies

sont non déclarées.

Pour Adjamagbo et Calvès (2012), l’empowerment est défini comme "un processus de

transformation multidimensionnel, venant des femmes elles-mêmes et qui leur permet de

prendre conscience, individuellement et collectivement, des rapports de domination qui les

marginalisent et de développer leur capacité à les transformer" (2012 p. 10). Le terme sera utilisé

dans cette thèse en anglais, et éventuellement traduit comme "émancipation".

Comme démontré jusqu’ici, la littérature relative au travail domestique est multiforme, mais se

retrouve sur trois points, qui caractérisent ce cadre théorique. Premièrement, les études qui le

composent se basent de manière plus au moins forte sur une tradition de pensée féministe. En

d’autres termes, elles revendiquent la nécessité de mettre en question les actuels rapports de

genre et notamment la division genrée et hiérarchisée du travail (reproductif et productif) (Del

Re 1997; Kergoat 2010). Deuxièmement, ces études font interagir travail domestique et

migration et, par conséquent, le rôle de l’État comme responsable des politiques de migration,

mais aussi des politiques d’emploi et du welfare. Troisièmement, surtout à partir de 2000, elles

considèrent le travail domestique comme un marché du travail qui doit être compris de manière

transnationale, et comme intrinsèquement lié à l’économie capitaliste mondialisée.

Dirty work ?

Une discussion enchâssée dans la littérature sur le travail domestique est sa représentation

comme un "sale boulot" ou un dirty work. Nous identifions quatre dimensions de cette

caractérisation, plus ou moins reprises dans la littérature sur le thème selon les contextes des

recherches.

La première dimension comprend la qualité d’emploi et les conditions de travail. Ainsi, il est

souvent exigé de la travailleuse une flexibilité dans les horaires et dans l’exécution des tâches,

alors que le contrat est souvent inexistant et le travail informel (ce qui ajoute de la précarité à la

relation de travail et augmente la dépendance des travailleuses envers les employeuses). Les

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Introduction 21

travailleuses voient les conditions initiales se modifier constamment par l’ajout de nouvelles

tâches, ce qui exige une constante renégociation du contrat oral.

En outre, le travail est pénible physiquement et engendre pour les travailleuses des problèmes de

dos et d’allergies. Ce travail est également dur émotionnellement : si cette caractéristique est

facilement identifiable parmi les travailleuses combinant nettoyage et soin de personnes exigeant

attention et affect (garde d’enfants ou de personnes âgées, par exemple), elle est également

présente dans des situations où les travailleuses réalisent "uniquement" le nettoyage. Et ce, par

l’exigence de se conformer à "l’ordre des choses", soit des systèmes de valeurs et d’idées d’ordre

individuel, déterminés par les employeuses (Lutz 2011 p. 51).

La deuxième dimension est la nature du travail, qui contribue à classifier cette profession comme

"sale boulot" de par sa proximité avec la saleté et l’intimité. Ainsi, éboueurs et travailleurs

d’entreprises de nettoyage industriel partagent la faible valorisation et rémunération des

travailleuses domestiques. En ce sens, Ehrenreich (2004) écrit :

Dirt, in other words, tends to attach to the people who remove it – "garbagemen" and

"cleaning ladies". Or, as cleaning entrepreneur Don Aslett told me with some bitterness – and

this is a successful man, the chairman of the board of an industrial cleaning service and a

frequent television guest – "The whole mentality out there is that if you clean, you’re a

scumball"(2004 p. 102).

Le travail domestique établit également une relation d’emploi (largement décrite ci-dessus).

D’une part, le contexte de la maison privé de l’employeuse fait que ce soit celle-ci qui détermine

les règles. D’autre part, le contrôle des instances d’inspection sociale du travail et plus largement

le contrôle social est faible ou inexistant, renforcent cette posture d’autorité. Au sein de cette

relation, l’héritage historique influence aussi une certaine perception qui contribue à donner au

travail domestique une image dévalorisée : les travailleuses (servantes) sous l’Ancien Régime

étaient à la merci de leurs patronnes et, sous l’esclavage, les seigneurs avaient un droit de vie et

mort sur les employés domestiques.

En ce sens, encore selon Ehrenreich (2004) : "Housework, as radical feminists once proposed,

defines a human relationship and, when unequally divided among the social groups, reinforces

preexisting inequalities" (2004 p. 102). L’auteure montre que non seulement le travail en soi, mais

sa répartition inégale font du travail domestique un dirty work. C’est parce qu’il y a des groupes

sociaux qui le réalisent et d’autres qui ne le réalisent pas que le travail domestique perd sa

respectabilité.

Cette question nous mène à la troisième dimension : le fait que le travail domestique à Bruxelles

et plus largement en Europe occidentale est largement défini en tant que "travail migrant"

(migrant job). Les nationaux délaissent petit à petit ce secteur à cause des conditions difficiles

décrites plus haut – et qui ne s’améliorent pas toujours avec une salarisation. Le secteur est ainsi

occupé par des travailleuses migrantes et est donc "labélisé" comme un "travail migrant",

considéré désormais comme inapproprié aux nationaux. Massey et. al. (1993 p. 453) argumentent

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Introduction 22

notamment que le migrant job est constitué comme tel par la prépondérance de migrants qui

l’exercent et non par le contenu du travail en soi. Si nous pensons que, au contraire, les migrant

jobs sont caractérisés par les 3Ds pour dirty, demanding and dangerous selon Castels (2002), la

présence de travailleuses migrantes dans le travail domestique contribue ainsi à augmenter sa

stigmatisation auprès des nationaux.

Enfin, la quatrième dimension révèle un problème structurel : le travail domestique est

dévalorisé, car il appartient à la sphère reproductive connotée comme féminine et moins

importante que celle productive. C’est un travail de substitution au travail non rémunéré et

largement invisible accompli par les femmes au sein du foyer. Ces caractéristiques contribuent à

l’invisibilité à la fois de la profession et du champ d’études, comme nous avons argumenté plus

haut.

Le fait qu’il soit réalisé dans la sphère privée de l’habitation renforce cette dévaluation. Le travail

domestique n’est en ce sens pas un "vrai travail". Par ailleurs, dans les législations nationales le

travail domestique n’est toujours pas reconnu comme une profession au même niveau que les

autres. En outre, la délégation du travail domestique est élastique et un changement dans la

situation du ménage peut influencer la décision de revenir au travail domestique non-rémunéré,

ce qui révèle sa frontière faible avec le "non-travail". En d’autres termes, selon Lutz(2011) :

What stands in the way if the societal recognition of this work and the competencies necessary

to do it, such as diligence, patience, perseverance, psychological skills, empathy, tolerance of

frustration, and ability to keep things in perspective – to name but a few – is the fact that it is

feminine-gendered, carries no prestige, and is usually performed unpaid as family work or a

neighbourly service. As long as imbalance persists in the (ideational and material) evaluations of

gainful employment and family work, this domain will tend to resist efforts towards

professionalization (2011 pp. 186–187).

Ainsi, le travail domestique est de cette manière quadruplement déshonoré : par les conditions

du travail, par la nature du travail, par son caractère migrant, et par son caractère féminin de la

sphère reproductive.

Du marché transnational du travail domestique dans les villes globales

Une question essentielle et complémentaire à notre premier cadre théorique est celle des

dynamiques de migration et de l’entrée de femmes migrantes sur le marché de travail

transnational. Ce cadre théorique est important parce qu’il place le travail domestique comme un

phénomène qui dépasse les frontières nationales, principalement car le travail domestique se lie

intrinsèquement à la migration féminine.

Suivant une approche des migrations par les "systèmes mondiaux" (Massey et al. 1993 pp. 44–

48), nous nous tournons vers la théorie des villes globales, concept proposé par Sassen (2001).

L’auteure propose une nouvelle géographie des relations entre centre et banlieue, qui n’est pas

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Introduction 23

liée aux frontières nationales, mais à des villes globales qui fonctionnent comme des centres

financiers et de décision (Sassen 2007).

Les centres des villes globales deviennent des pôles d’attraction pour des professionnels de la

finance et autre, et créent par ce même processus une demande pour de positions peu

rémunérées et peu valorisées, qui seront occupées par des migrants moins favorisés. Sassen casse

la dichotomie entre "globalisation" et "migration" pour les intégrer comme faisant partie d’un

même phénomène (2007 p. 106).

Ces migrations transnationales sont de plus en plus perçues comme féminines. On parle

d’ailleurs dans les études migratoires de "féminisation des migrations". Si le terme ne peut pas

être généralisé, pour l’Europe et la Région bruxelloise la structure des opportunités qui offre des

places dans des professions spécialement "féminines" comme le travail domestique ainsi que les

réseaux et des facilités dans certains pays d’origine, contribue à ce flux migratoire très féminisé.

En opposition à la théorie de Sassen, considérée comme trop macrosociologique et peu

intéressée aux individualités des migrants, Waldinger (1994) développe un cadre théorique sur

l’insertion des migrants sur le marché du travail, montrant comment les nationalités ou groupes

ethniques/linguistiques forment des "niches ethniques". Selon l’auteur, une "niche ethnique" est

une industrie ou un secteur où une minorité est surreprésentée par rapport à sa part dans le

volume total d’emploi (Waldinger 1996 p. 95). La succession des niches ethniques suit la logique

du "jeu de chaises musicales ethniques" (game of ethnic musical chairs) (Waldinger 1996).

Ces théories sont complémentaires et composent un cadre théorique sur les migrations et

l’insertion de travailleuses (domestiques) migrantes sur le marché du travail dans les zones

urbaines, dans un contexte de migrations transnationales.

De politiques du travail domestique

Un dernier cadre théorique s’avère nécessaire pour pouvoir répondre à notre question de

recherche principale : c’est l’analyse des titres-services en tant qu’instrument politique de

l’organisation du travail domestique et en tant qu’intersection des régimes de welfare, genre,

migration et emploi (Lutz 2008a, 2011; Williams & Gavanas 2008; Williams 2012). Ce cadre

théorique permet d’analyser la création d’un marché formel du travail organisé par l’État.

Nous employons le concept de régime, initialement utilisé par Esping-Anderson (1990) dans sa

célèbre définition des différents types de welfare states, dans la manière dont ce concept a été

réinterprété par la littérature féministe. Si l’auteur a été critiqué par le fait d’exclure le genre dans

sa modélisation, sa définition de régime comme l’intersection des relations entre État, famille et

marché est largement utilisée par d’autres auteurs (Lutz 2011 p. 25).

Le système des titres-services a été créé en 2001 (Arrêté royal relatif aux titres-services, Moniteur belge

22.12.2001), mais mis en place en Région bruxelloise à partir de 2004. Le gouvernement belge

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Introduction 24

intervient dans le dispositif avec un subside double, en soutenant l’offre (chaque titre auquel les

clientes payent 9 € est complété avec 13,20 €) et en offrant des déductions fiscales.

L’origine de la politique des titres-services et plusieurs initiatives européennes comparables

s’enracinent dans le White Paper de la Commission Européenne de 1993, ‘Growth, competitiveness,

employment. The challenges and ways forward into the 21st century’. Le document proposait de répondre à

l’augmentation du chômage en Europe avec la création de "nouveaux emplois", qui répondraient

à des besoins nouveaux ou croissants du fait de l’évolution des sociétés et de la vie en famille

dans plusieurs états d’Europe occidentale (EC 1993). Il ne différenciait pas les services d’aide et

de soin de ceux de l’ordre du confort. Ces "nouveaux services" seraient soutenus financièrement

par l’État, mais organisés par le marché ou des instances locales.

Si le système des titres-services n’appartient pas au champ des politiques du welfare state, il

emprunte la logique structurant le mouvement européen de marchandisation qui entoure ce

domaine : la diminution des services de l’État et l’augmentation de la participation du marché,

derrière l’idéologie du "libre-choix" des clientes face aux services (Morel 2007). Dans cette

logique, l’État continue à payer pour les services, soit directement (politiques de cash for care) soit

par des subsides, mais délègue la prestation de services au marché privé. La politique des titres-

services illustre la création d’un quasi-marché du travail domestique, et permet de visualiser la

relation entre État, famille et marché, à la croisée des régimes de welfare, de genre et de migration

(Lutz 2011 pp. 191–193), ainsi que le régime d’emploi (Williams 2012).

Concepts transversaux

Au-delà de la composition de cadres théoriques présentés ci-dessus, deux concepts sont

transversaux à cette thèse, car ils proposent une manière de regarder une question sociale, ce qui

les rapproche d’une démarche méthodologique. Pour leur capacité de cadrer l’analyse que nous

porterons sur nos entretiens et observations, nous les présentons ici séparément.

Le premier concept transversal émane du champ des études de migration, alors que le deuxième

tient son origine dans les études du genre. En ce sens, leur utilisation met en évidence le

caractère interdisciplinaire du travail domestique en tant qu’objet d’étude, ainsi que de cette

thèse.

Les carrières migratoires

Les entretiens en profondeur avec les travailleuses participantes retracent leur histoire depuis leur

sortie du pays d’origine, ou parfois même avant, à partir de leur enfance. Les thèmes comme

l’enfance et la vie au pays d’origine ont été des clés importantes pour comprendre la "position"

des travailleuses face à la société belge, le marché du travail domestique et leurs

employeuses/clientes. Nous nous inspirons pour cette analyse du concept de "carrières

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Introduction 25

migratoires", proposé par Martiniello et Rea (2011) et basé sur le concept de carrières de

déviances de Becker (1985). Selon Martiniello et Rea (2011) :

Il [Becker] utilise le concept de carrière afin de produire une analyse explicative et diachronique

de la déviance. Il définit la carrière comme un processus de changement de statut ou de

position. Cependant, le concept d’Howard Becker dépasse la conception classique définissant la

carrière professionnelle comme une succession d’emplois occupés par un individu. Le passage

d’une étape à l’autre de la carrière s’effectue par un processus d’apprentissage par lequel l’acteur,

d’une part, apprend une pratique spécifique, fumer de la marijuana ou jouer du jazz, par

exemple et, d’autre part, construit une représentation de cette activité qui lui permet de

préserver une image acceptable de lui-même. Il s’agit à la fois d’un processus d’apprentissage

d’une pratique et d’un changement de l’identité sociale (2011 p. 3).

Appliquée au champ des études de migration, cette approche offre un regard étalé sur le temps, à

la fois objectif et subjectif. Elle sert de référence pour cette thèse notamment pour l’étude du

double passage effectué par les travailleuses migrantes de l’irrégularité du séjour à sa régularité, et

du marché informel du travail domestique vers celui du marché formel.

Trois axes d’analyse balisent ce concept : la structure des opportunités et des contraintes (niveau

macro), la mobilisation des ressources (réseau social) (niveau méso), et les caractéristiques

individuelles (niveau micro) (Martiniello & Rea 2011 p. 6). La structure des opportunités et des

contraintes se décline en deux dimensions : institutionnelles et politiques, et celles du marché de

travail. La notion de structure et la manière dont elle se lie avec le pouvoir d’action (agency) pour

construire la carrière migratoire se basent sur la notion de la conscience de l’individu et sur sa

capacité réflexive dans ses pratiques quotidiennes. "C’est dans ce sens que l’acteur n’est pas que

contraint par la structure, mais qu’il est aussi habilité par elle" (Triest et al. 2010 p. 15).

Enfin, toute carrière migratoire est aussi un peu le fruit du hasard :

La carrière est également construite sur la base de réactions à l’imprévisible. Le hasard conduit

parfois à des bifurcations de carrières renforçant le projet initial de l’acteur ou alors le

précipitant dans une orientation non souhaitée (Martiniello & Rea 2011 p. 5).

Le concept de carrières migratoires nous sert d’orientation précieuse pour analyser l’histoire de

chaque travailleuse. Nous avons surtout utilisé la compréhension de la carrière en tant que

composition des facteurs macro, méso et micro, ce qui s’adapte bien à notre recherche et au défi

d’articuler différents niveaux d’analyse.

L’intersectionnalité

Un autre concept transversal important pour notre analyse est celui de l’intersectionnalité. Il est

essentiel pour comprendre la complexité des facteurs qui déterminent la prédisposition ou non

d’externaliser les tâches domestiques, la manière dont travailleuses et employeuses/clientes

interagissent dans le contexte du travail domestique, ainsi que les différentes perceptions des

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Introduction 26

travailleuses sur leur condition lors du passage vers le travail domestique formel. Pourtant, ce

concept n’est pas facile à définir ni à appliquer.

L’intersectionnalité est défini par McCall (2014) comme : "the relationships among multiple

dimensions and modalities of social relations and subject formations" (2014 p. 1771).

La principale caractéristique de l’intersectionnalité est qu’elle aborde une question théorique et

normative centrale aux études féministes, dans lesquelles elle est née : celle de la reconnaissance

des différences entre femmes (Davis 2008 p. 70). Chaque rapport n’est pas "pur", mais imbriqué

avec d’autres : ils sont "co-formés" comme l’énonce Bacchetta (2009), ou "consubstantiels",

selon Kergoat (2009). Le défi reste de ne pas cumuler les rapports d’oppression, mais de voir

leur interaction ou consubstantialité (Poiret 2005 p. 200).

Le terme intersectionnalité a été utilisé par la première fois par Crenshaw (1989), pour nommer

ce qui avant était appelé plus génériquement le lien entre genre, classe et race. Crenshaw (1989,

1991) utilise le terme pour définir la spécificité de l’expérience d’oppression que les femmes

noires subissaient, partant d’analyses de jugements rendus aux États-Unis.

Les Black Feminists voyaient alors dans les mouvements féministes de l’époque une volonté

d’uniformiser l’expérience féminine autour des femmes blanches appartenant à la classe

moyenne et, parmi les spécialistes des relations raciales, militants ou universitaires, d’uniformiser

l’exclusion raciale comme expérience masculine (Poiret 2005 p. 198). Elles ont attiré l’attention à

l’exclusion systématique de l’optique des femmes noires depuis l’origine du mouvement de

femmes aux États-Unis dans le 19e siècle, comme l’avait dénoncé en 1851 le fameux discours de

l’activiste et esclave affranchie Sojourner Truth, "Ain’t I a woman ?" :

"Look at my arm! I have ploughed and planted and gathered into barns, and no man could

head me-and ain't I a woman? I could work as much and eat as much as a man-when I could

get it-and bear the lash as well! And ain't I a woman? I have born thirteen children, and seen

most of 'em sold into slavery, and when I cried out with my mother's grief, none but Jesus

heard me-and ain't I a woman?", cité par Crenshaw (1989 p. 153).

Le discours de Truth montre que peu d’attention était alors consacrée à la catégorie des femmes

noires et esclaves. Truth non seulement met en évidence la spécificité de ce vécu, mais montre

qu’il est en opposition avec l’idée même de femme en tant que "sexe faible". Le discours rend

évidente l’opposition entre droits de femmes et droits des noirs, qui apparaît à plusieurs reprises

dans l’histoire nord-américaine.

Comme dans le concept des carrières migratoires, l’intersectionnalité propose une interaction

entre différents niveaux de compréhension : le niveau macro des structures déterminant des

positions sociales et le niveau micro des expériences subjectives de discrimination et formation

identitaire d’un groupe marginalisé (Lutz 2014 p. 4).

À partir des années 1990, le concept de Crenshaw a été adopté presque immédiatement par la

plupart de pays anglophones, et a fait son chemin en Europe surtout dans les années 2000 (Lutz

2014 p. 4). Il est aujourd’hui devenu un buzzword dans les études de genre, dans l’académie en

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Introduction 27

général, et au-delà (Davis 2008). Plusieurs auteures et Crenshaw elle-même ont exprimé leur

préoccupation avec une "dispersion" de l’intention initiale de ce terme qui serait en train de

perdre son caractère contestataire face aux dominations et aux inégalités pour entrer dans le

mainstream du champ de la diversité (Lutz 2014 p. 1)2.

Pour notre recherche, nous adoptons la perspective proposée par certaines auteures qui

considèrent l’intersectionnalité comme un outil méthodologique (Lutz 2014 p. 10). Cette

approche permet de poser "les autres questions", comme l’explique Matsuda :

The way I try to understand the interconnection of all forms of subordination is through a

method I call ‘ask the other question’. When I see something that looks racist, I ask ‘Where is

the patriarchy in this?’ When I see something that looks sexist, I ask, ‘Where is the

heterosexism in this?’ When I see something that looks homophobic, I ask, ‘Where are the

class interests in this?’ (Lutz 2014 p. 10, citant Matsuda 1991 p. 1189).

Nous avons ainsi essayé de "poser les autres questions" dans notre analyse. Surtout, nous

menons un effort de non-uniformisation des expériences féminines, ou, comme l’écrit Falquet

(2011) : "Même si par définition, elles sont toutes placées dans une même ‘classe de sexe’, chaque

femme possède d’autres inscriptions sociales simultanées qui marquent profondément sa pensée,

ses possibilités vitales concrètes et ses luttes"(2011 p. 82).

Questions de recherche

Après avoir passé cette triple littérature en revue, sur le travail domestique, sur les migrations

transnationales féminines dans les villes globales et sur les politiques publiques du travail

domestique, nous essaierons de traiter notre question de recherche principale, ainsi que les

questions spécifiques énoncées ci-dessous. Nous présenterons, également, comment ces

questions spécifiques traitées dans chaque chapitre aident à composer des réponses à notre

question principale.

La première démarche pour appréhender notre problématique est de bien situer le travail

domestique dans les débats de la littérature pour assimiler les enjeux qui l’accompagnent depuis

la révolution industrielle. La revue de la littérature au Chapitre I montre ainsi comment ce métier

est peu valorisé et associé avec des conditions de travail dures et à une relation de travail

atypique. Elle permet également de comprendre comment le travail domestique apparaît comme

"solution" à un problème d’inégalité de genre dans toutes les sphères sociales, et notamment au

sein des couples de classes moyennes et supérieures en ce qui concerne le partage de tâches

domestiques.

2 Pour une analyse plus détaillée du processus de diffusion du concept ou méthode de l’intersectionnalité, voir : Davis (2008) et Lutz (2014).

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Introduction 28

Le contexte historique et la théorisation par les migrations transnationales dans villes globales et

les dynamiques du marché de travail permettent de saisir le paysage dans lequel le travail

domestique évolue nationalement et spécifiquement à Bruxelles. De plus, cette contextualisation

permet d’introduire la liaison entre travail domestique et migrations féminines transnationales.

Ensuite, il importe de placer le système des titres-services en tant que politique du travail

domestique dans le contexte européen des politiques de services à la personne et dans la théorie

des régimes. C’est seulement en comprenant comment les politiques publiques sont entremêlées

que l’on peut avoir un regard sur les effets sur la formalisation du travail domestique. Qui

travaille et dans quelles conditions ? Quels sont les métiers valorisés et quels le sont moins ? Qui

peut intégrer le marché du travail (et dans quelles professions) ? Qui s’occupe de la maison, des

personnes âgées, des enfants, des malades ? Tous ces questionnements mènent à l’intersection

des régimes qui cadrent le travail domestique comme une profession féminine – tout comme sa

gestion – et, en Europe, assurée par les femmes migrantes faiblement rémunérées.

Dans ce contexte, le Chapitre II explore les connexions entre travail domestique et régimes, qui

prennent par ailleurs une logique particulière à Bruxelles en tant que Ville-Région globale. Ce

chapitre donne suite au Chapitre I concernant la mise en contexte et lancement des bases

théoriques. Il est orienté sur cette question spécifique : "Quelle logique derrière la politique des

titres-services ?". La question permet d’explorer les relations de cette politique avec les régimes qui

orientent le travail domestique et explicitent l’interaction entre État, famille et marché. En outre,

elle contextualise le système des titres-services dans le mouvement européen de marchandisation

du welfare state.

Après une compréhension du contexte dans lequel s’inscrit le travail domestique et de la logique

et de l’orientation de la politique des titres-services, il convient de savoir comment celle-ci est

mise en œuvre en Région bruxelloise, à partir de ses caractéristiques en tant que ville globale.

Pour cela, il est important d’observer chaque actrice de la nouvelle triangulation de la relation de

travail et service établie par le dispositif des titres-services (entreprises, clientes et travailleuses).

Ainsi, l’analyse de chaque actrice, tout comme leurs stratégies de positionnement sur le marché

du travail formalisé par l’utilisation des réseaux, permet en outre d’évaluer le potentiel de

changement offert par le système des titres-services face au marché du travail informel.

Cette analyse répond à deux questions spécifiques qui seront traitées au Chapitre III : "Quelle

relation entre formalité et informalité dans l’implémentation de la politique des titres-services à

Bruxelles ?" et "Les objectifs de la politique sont-ils réussis ?".

Le rôle joué par les entreprises et les travailleuses dans la constitution du marché du travail

formel est clairement établi. Une observation plus attentive de la demande des

employeuses/clientes permet de comprendre comment ces actrices façonnent à la fois ce

nouveau marché formel et les relations de travail domestique à leur demande. Cette demande est

un résultat non seulement d’un pouvoir économique, mais également de facteurs tels que la

classe (style de vie), le genre et l’âge ou la génération. L’étude des clientes en titres-services montre

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Introduction 29

en outre la capacité de la politique des titres-services de créer de la demande pour

l’externalisation du travail domestique.

Ainsi, le Chapitre IV discute la nature de l’externalisation des tâches ménagères en Région

bruxelloise. Il montre l’imbrication des normes de genre, mais aussi des habitus de classe, tout

comme de l’âge ou de la génération dans la modulation de l’externalisation du travail domestique.

Notre question spécifique est alors : "Quelle est la nature de la demande pour l’externalisation

des tâches ménagères à Bruxelles ?". La question porte sur les raisons de faire appel à une aide-

ménagère à Bruxelles ou, plus globalement, dans un contexte urbain et cosmopolite.

Les titres-services apparaissent ainsi comme une politique du travail domestique qui met en place

un marché formel et une nouvelle relation de travail et de service, la triangulation. Notre

démarche passe aussi par une investigation des vraies contributions de ce "nouvel ordre du

travail domestique" organisé par la triangulation.

Les opportunités de professionnalisation que nous essayons d’identifier et d’évaluer dans la

création de ce marché formel prennent deux aspects principaux dans cette thèse : la capacité du

système (en sa structure, au vu des conditions de travail et d’emploi offertes) et des actrices

agissant au sein de ce secteur à favoriser l’émancipation économique et symbolique des

travailleuses, par le changement de la structure du travail domestique ; et le changement dans les

relations de travail entre clientes et travailleuses, pointées comme l’une des entraves à

l’avancement de la professionnalisation du travail domestique.

Pour avancer dans cette direction, il est d’abord question d’une évaluation des changements

matériels et symboliques apportés par les titres-services. Car si cette politique publique promet

un cadre régulé de l’exercice du travail domestique et un "vrai statut" aux travailleuses, quels sont

de facto les acquis par rapport au marché au noir ? Ces acquis permettent-ils de construire un

travail décent ?

Ces acquis dans le statut juridique et la qualité d’emploi, essentiels à une professionnalisation,

sont à la fois objectifs et subjectifs puisque perçus différemment par les travailleuses migrantes.

Comme pour la relation d’employeuses/clientes avec l’externalisation des tâches ménagères,

divers facteurs construisent le discours des travailleuses sur le passage du marché informel du

travail domestique vers le marché formel. Notamment, la position qu’elles occupent dans la

carrière migratoire et leurs projets migratoires, aussi bien que leur capital culturel.

Au-delà d’un changement de statut juridique et de l’amélioration de la qualité d’emploi, ce qui est

en jeu est le changement de statut symbolique des travailleuses : la construction d’une identité

professionnelle et/ou indépendante du travail, l’ouverture d’autres horizons de possibilité, la

lutte collective pour plus de droits. Bref, leur empowerment individuel et collectif dans les facettes

diverses que ce concept peut avoir (Adjamagbo & Calvès 2012).

Le Chapitre V analyse la question de ces transformations statutaire et identitaire. Nos deux

questions spécifiques abordent ce double mouvement d’acquisition d’un statut. Nous nous

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Introduction 30

demandons, alors : "Est-ce que la politique des titres-services apporte une meilleure qualité

d’emploi aux travailleuses domestiques live-out ?", et : "Quelle est la perception des travailleuses

migrantes sur le passage vers le marché formel du travail ? Est-ce que ce changement favorise

l’empowerment des travailleuses ?".

Enfin, l’étude de la relation de travail domestique complète ce tableau, analysant les attentes de

chaque partie de la relation bilatérale (employeuses/clientes et travailleuses) et les manières de

négocier au sein de la relation de travail, dans les arrangements informels et formels. Il est

question ainsi d’identifier les facteurs permettant de se diriger d’une part vers une

professionnalisation par la formalisation du travail domestique, et d’autre part les facteurs qui, au

contraire, maintiennent le travail domestique aux relations d’obligeance et interdépendance

empêchant qu’il soit vécu comme "un travail comme un autre".

En ce sens, le Chapitre VI met en perspective les relations de travail entre employeuses/clientes

et travailleuses, sur le marché formel du travail domestique ainsi qu’informel. Notre question de

recherche ici est : "Quel changement amène la ‘triangulation’ mise en œuvre par la politique des

titres-services dans les relations de travail ?". Elle permet d’analyser la politique de la

triangulation du travail alors que l’État s’insère dans cette relation de travail “highly emotional,

personalized and characterized by mutual dependency”, comme l’a défini Lutz (2008a p. 1).

Notre principale question de recherche a été ainsi précisée à l’aide de sept sous questions pour

que chaque aspect soit mieux traité. Chaque chapitre démontre la complexité que la

formalisation du travail domestique comporte et contribue à amener des éléments de réponse

pour notre question de recherche principale : "Est-ce que la salarisation du travail domestique

par l’intermédiaire des titres-services permet une professionnalisation conduisant à transformer

le travail domestique dans un ‘travail comme un autre’ ?"

Notre démarche permet de développer notre question de recherche principale à la fois par

l’étude des actrices de la formalisation du travail domestique et par l’analyse des dynamiques

entre elles, ainsi que par l’évaluation des impacts de la mise en œuvre de la politique. La réponse

à notre interrogation se trouve donc aussi bien sur le plan macro des structures que sur le plan

méso des réseaux et interactions et sur le plan micro de la formation identitaire.

Méthodologie

Cette partie expose notre démarche méthodologique. Nous formulerons d’abord notre position

individuelle face à cette recherche, pour ensuite décrire les étapes de notre travail empirique.

Nous décrirons ainsi les interviews réalisées avec les entreprises et avec les travailleuses et

employeuses/clientes participant à notre étude. Nous décrirons ensuite d’autres sources de cette

recherche, qui ont contribué à ce que cette thèse soit la plus enracinée possible.

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Introduction 31

De la position du chercheur3

J’ai commencé cette recherche en mai 2011 avec une mission double de fournir un rapport à la

Région bruxelloise, qui finançait pour trois ans un projet Prospective Research for Brussels et une

thèse doctorale. Ces missions étaient largement complémentaires, mais différentes.

J’avais alors une expérience en ce qui concerne une partie des actrices de ce marché de travail, les

travailleuses. En effet, le travail bénévole développé depuis 2010 au sein de l’association migrante

Abraço4, et le mémoire de master sur les migrantes brésiliennes en situation irrégulière et

travailleuses sur le marché du travail domestique et du care, défendu un an plus tôt, m’ont fourni

des pistes d’orientation dans cette démarche qualitative.

Ces expériences antérieures, tant civiques que de recherche, m’ont munis de clés de

compréhension, d’une part, de la situation des migrants en Belgique et particulièrement à

Bruxelles et, d’autre part, des difficultés journalières auxquelles les travailleuses domestiques font

face, au travail et dans leur vie privée.

Il semble important d’expliciter ma position par rapport à cette recherche doctorale. Cette thèse

m’a appris, entre autres, que presque toute personne nourrit une certaine relation personnelle

avec le travail domestique, que ce soit du côté des employeuses, des personnes qui ont reçu l’aide

et soin à l’enfance, ou des travailleuses. Dans tous les cas, ce sujet ne laisse pas indifférent quand

il sort de son invisibilité. C’est comme si, une fois le sujet amené, chaque personne veut partager

son expérience. Bien sûr, j’ai également ma propre histoire avec ce sujet.

Au Brésil, chez mes parents, comme dans plusieurs ménages – presque la totalité des ménages

dont j’ai le souvenir – il y a toujours eu une travailleuse, à temps partiel ou à plein temps. Très

tôt, je me suis rendu compte de la stigmatisation liée à l’expression "notre femme de ménage".

Ma mère nous a enseigné à dire "la personne qui travaille chez nous", que je présentais par son

prénom à toutes les personnes arrivant à la maison. Valdelice, "la personne qui travaille chez mes

parents", a notamment commencé à y travailler avant que je ne naisse, et elle y travaille encore

(elle prendra sa pension bientôt, à 60 ans). Ça a toujours été difficile pour moi de vivre cette

relation, puisque Valdelice est dans une relation d’emploi avec les parents, mais pour moi elle

comptait (compte) plus, il y avait (il y a) une complicité : c’est pour moi une personne proche,

3 Pour cette thèse, nous choisissons de parler en "nous". Le "je" nous semble présomptueux et individualiste, alors

que le savoir est pour nous une construction collective et nous sommes ainsi tributaires de ceux et celles qui ont

écrit et discuté ce sujet auparavant. Cette petite partie sera néanmoins écrite en "je", car elle reflète tout spécialement

nos expériences personnelles. 4 Abraço asbl est une association de migrants qui a promu, de 2006 à 2015, aide et orientation à de personnes

migrantes (pour la plupart des Brésiliens en séjour irrégulier pour ses permanences en portugais). L’association a

également développé un travail de sensibilisation (séances d’information, débats, etc.) auprès de migrants, et de lutte

pour les droits de migrants au plan belge et européen, en réseau avec d’autres organisations. Par manque de

ressources financières et humaines, Abraço a malheureusement été obligée de cesser ses activités en 2015.

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Introduction 32

envers qui je nourris de la reconnaissance pour son soin et attention. Cette relation ambigüe me

dérangeait, et je prenais souvent son parti à elle dans d’éventuelles discussions avec mes parents.

Le sujet du travail domestique fait également partie de ma vie professionnelle, quand j’ai été

amené à couvrir, en tant que journaliste, la lutte des employées domestiques brésiliennes pour

plus de droits sociaux (toujours en cours). L’une des revendications majeures du syndicat à

l’époque était l’accès au logement pour les travailleuses domestiques, ce qui pourrait contribuer à

diminuer le nombre de travailleuses obligées à accepter un emploi live-in.

C’est seulement a posteriori, néanmoins, avec l’opportunité de réaliser cette thèse que j’ai pu

regarder le travail domestique à partir d’un tout autre prisme. En effet, si l’ambigüité de cette

relation de travail me dérangeait, l’externalisation des tâches ménagères au Brésil est un acte

tellement banal et "naturalisé" qu’il ne donne que peu d’espace au questionnement. Dans la

relation établie entre inégalités sociales et recours au travail domestique, exploré par Devetter et

Rousseau (2011 p. 82) et qui utilise les données de l’International Social Survey Programme (ISSP), le

Brésil occupe la position la plus haute, avec beaucoup d’écarts socio-économiques (Coeficient

GINI) et un large recours au travail domestique (d’autres pays avec une situation proche sont le

Chili, le Mexique et le Portugal). En 2011, les femmes sur le marché du travail brésilien sont à

14,5% dans le secteur travail domestique, dans lequel elles représentent 94,8% (et les hommes

5,2%) selon l’Institut Brésilien de Géographie et Statistique (IBGE 2012).

En Belgique, le contact avec les travailleuses a été souvent plus facile qu’avec les

employeuses/clientes, peut-être pour ma condition de migrante (alors qu’au Brésil je serais

identifiée comme appartenant aux employeuses). Cette sensibilité et empathie d’une part, et une

certaine "conscience de classe" de mes origines d’autre part, font partie du bagage avec lequel je

mets les pieds dans ce champ de recherche. Quand en décembre 2010 le professeur Andrea Rea

m’a invité à faire partie du projet Prospective Research for Brussels et entreprendre une recherche

doctorale, je suis tombée amoureuse du sujet, qui a évolué pour devenir cette thèse.

Le chemin : Une approche qualitative inductive

Nous avons suivi pour cette recherche qualitative une approche inductive, basée sur la grounded

theory ou la théorie enracinée. Selon Guillemette (2006) :

[La grounded theory] est présentée essentiellement comme une approche inductive par laquelle

l’immersion dans les données empiriques sert de point de départ au développement d’une

théorie sur un phénomène et par laquelle le chercheur conserve toujours le lien d’évidence avec

les données de terrain (2006 pp. 32–33).

L’idée était donc de ne pas regarder les données à partir du cadre théorique et les "emboiter"

dans une théorie existante sur le travail domestique, mais faire l’exercice d’un "esprit ouvert" et

permettre une construction théorique en parallèle à la recherche empirique. Nous avons donc

commencé en même temps notre travail de terrain et des lectures sur le travail domestique.

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Introduction 33

Si notre projet de recherche semblait indiquer initialement une direction forte vers des analyses

macro sur l’efficacité de la politique publique et du marché bruxellois formel et informel du travail

domestique, les entretiens individuels semi-directifs ou en profondeur nous ont permis d’entrer

dans les sphères méso et micro des relations sociales. Nous avons essayé de faire constamment le

pont entre ces divers niveaux d’analyse, ainsi qu’entre divers champs de sciences sociales,

puisque notre sujet est au carrefour de plusieurs disciplines telles que l’économie sociale, la

sociologie du travail, la sociologie des migrations, les études du welfare state et les études de genre.

L’intention de cette démarche empirique peut être résumée dans cet extrait :

[…] La plupart des chercheurs utilisant cette méthodologie espèrent une retombée directe ou

potentielle de leurs travaux sur un public tout autant académique que non académique, dans la

mesure où elle implique de véritablement prendre au sérieux les propos et les actions des

personnes étudiées. Ou, comme Berenice Fisher5 l’expressivement exprimé, ‘J’ai pris

conscience du fait qu’être un intellectuel n’allait pas de pair avec une mise à distance de la vie

des personnes, qu’il faut se connecter directement aux expériences réelles des gens ainsi qu’à ce

qu’ils en pensent’ (2004 p. 22).

L’extrait ci-dessus correspond à ce que nous aimerions que notre recherche (que toute

recherche) devienne. Notre démarche a été donc celle de valoriser des acteurs directement

impliqués, et d’extraire de l’analyse de leurs discours les questions empiriques.

Notre problématique du départ a donc évolué pour se centrer sur ce que nos entretiens ont très

vite fait apparaître : les "nœuds" du travail domestique concernant la dureté physique de la

profession, le choix par défaut, la dévalorisation sociale et la relation proche, mais complexe avec

les employeuses/clientes. Comme le dit Guillemette (2006 p. 37) : "l’objet de recherche est défini

davantage comme un ‘territoire à explorer’ ou un phénomène à comprendre progressivement

que comme une question de recherche". C’est l’analyse de nos entretiens et observations qui a

progressivement élucidé les questions de recherche, autant les empiriques que les théoriques.

Entre 2011 et 2013, nous avons réalisé 84 entretiens semi-directifs. Nous exposerons ensuite le

profil des participantes à notre recherche. Ces interviews se composent de : travailleuses

domestiques sur le marché formel ou informel (30) ; employeuses/clientes (28), soit de clientes

du marché des titres-services, mais aussi des employeuses au noir embauchant directement une

travailleuse live-out ; entreprises agréées de titres-services (16) ; et, enfin, décideurs politiques et

autres acteurs sociaux (syndicats, organisations de migrants, Sodexo, Inspection du Travail,

experts, etc.) (environ dix). Une telle conjugaison d’acteurs dans une recherche qualitative reste

encore inédite dans les recherches de ce domaine en Belgique.

Après quelques entretiens exploratoires, nous avons commencé par les deux plus grands

syndicats belges, CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens, ou ACV en néerlandais) et FGTB

5 Cité dans Maines, D.R.(ed). Social organization and social process, New York, Aldine de Gruyter, 1991 p. 8 (Strauss &

Corbin 2004 p. 22).

Page 34: Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et ... · Remerciements Ma gratitude envers tous et toutes qui ont croisé mon chemin ces quatre ans et demi et qui m’ont tant

Introduction 34

(Fédération Générale du Travail de Belgique, ou ABVV), et l’unique association patronale alors

existante, Federgon (Fédération des prestataires de services ressources humaines, qui représente

plusieurs entreprises titres-services). Avec quelques contacts de Federgon et une liste de toutes

les entreprises en Région bruxelloise fournie par Sodexo (entreprise qui gère l’émission et le

remboursement des titres-services), nous avons amorcé notre terrain proprement dit par ce que

nous semblait le plus facile, les entreprises agréées. Le choix des interviewés s’est fait en essayant

de brasser différents types d’entreprise et quartiers.

Le travail d’interviews a été complété par les observations que nous avons pu mener lors de nos

permanences réalisées à l’association Abraço de 2010 à 2014, surtout concernant les travailleuses.

Cette observation participante a permis de comprendre à la fois le contexte dans lequel évoluent

les actrices du marché du travail domestique (formel et informel) et les raisonnements des

travailleuses domestiques en cas de conflits liés à leur travail (employeuses au noir, cliente en

titres-services et entreprises agréées).

Nous avons également mené à deux occasions une observation participante ponctuelle. Nous

avons eu l’autorisation d’assister à une séance d’information de l’Office National de l’Emploi

(ONEM) destinée aux entreprises et avons assisté à une réunion de la commission paritaire sur

les titres-services, réunissant le gouvernement, les syndicats et les représentants patronaux.

En octobre 2012, nous avons réalisé un focus group avec des travailleuses, qui a permis d’élucider

quelques questions émergentes dans le discours des travailleuses6. La rencontre a surtout porté

sur la relation des travailleuses avec leurs clientes et l’entreprise, ainsi que leurs impressions lors

du passage du travail au noir vers le travail formel en titres-services. Nous avions réalisé six

interviews avec des travailleuses en titres-services avant cette rencontre. Notre but était alors de

tester nos hypothèses de travail, notamment ce qui concerne la confiance comme élément

essentiel de la relation de travail domestique (avec clientes ou entreprises) et les stratégies du

marché informel et formel du travail domestique (trouver de nouvelles clientes, choisir son

entreprise, gérer son planning de travail). Lors de la rencontre étaient présents des femmes de

nationalité brésilienne et polonaise, et un travailleur équatorien. Toutes les participantes sauf une

ont été également rencontrées individuellement.

Il n’était pas facile d’organiser un tel volume d’information. Le codage et l’analyse de tout le

matériel d’entretien nous ont obligés à faire des choix. Nous avons intenté d’appliquer à nos

entretiens, transcris grâce à une précieuse aide d’une équipe de transcripteurs, un codage in-vivo

(Strauss & Corbin 2004), c’est-à-dire les codes qui viennent des mots utilisés par les participantes

et qui groupent leurs discours. Le codage sur base du guide d’entretien a identifié, dans chaque

thème, les discours convergents.

6 Nous remercions les collègues Any Freitas et Marie Godin pour la collaboration dans l’organisation et la

coordination de ce focus group, ainsi que dans la discussion des résultats, qui ont inspiré spécialement les chapitres V

et VI de cette thèse et sont rendus dans Camargo, Freitas et Godin (2015). Nous remercions également l’Association

Abraço d’avoir cédé son siège à Saint-Gilles pour la rencontre avec les travailleuses.

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Introduction 35

Malgré la diversité de nationalités et langues d’interview (ce qui a représenté en fin de compte un

effort supplémentaire dans l’analyse), nous avons réussi à faire émerger quelques questions et

idées récurrentes, qui ont constitué des bases pour construire ensuite nos catégories. Nous nous

sommes ainsi concentrées sur le passage vers le travail formel – ou, pour quelques employeuses

et travailleuses, le non-passage vers la formalité – et sur la relation entre travailleuses et

employeuses/clientes. Auprès des travailleuses, les catégories ont également été centrées sur

l’appréciation que les travailleuses portaient sur leur travail, tandis que pour les

employeuses/clientes il était question de décoder les facteurs construisant une certaine demande

pour le travail domestique.

Sources quantitatives complémentaires

En parallèle à notre travail de terrain, notre recherche a été enrichie avec une analyse de données

quantitatives. Cette étape était importante pour donner le cadre général dans lequel s’insère notre

recherche. En d’autres termes, les chiffres analysés permettent d’exposer une image, à laquelle les

interviews qualitatives donnent de la chair.

Nous avons bénéficié d’une collaboration avec trois organes : le Ministère de l’Emploi de la

Région de Bruxelles-Capitale, l’Office National de l’Emploi (ONEM) et Idea Consult, qui réalise

l’évaluation annuelle du système des titres-services depuis 2007. Une réunion avec chacune de

ces instances pour expliquer notre démarche a commencé cette collaboration qui s’est soldée par

des informations complémentaires à celles publiées par le rapport annuel des titres-services ou

des données tout à fait nouvelles.

Nous avons eu accès, notamment, aux chiffres sur les demandes de permis de travail B en

Région bruxelloise dans le cadre de la Campagne de Régularisation de 2009. Ils ont été fournis

par le Service d’Inspection Sociale du Ministère du Travail de la Région de Bruxelles-Capitale et

jamais publiés auparavant. L’analyse de ces données a permis d’identifier les tendances

(nationalités, sexe, secteurs d’emploi) parmi les demandes qui ont caractérisé la régularisation

"par le travail", l’un des critères de la Campagne de 2009. Si comparée aux résultats de la

régularisation par d’autres critères, la régularisation "par le travail" a été peu significative (CIRÉ

2012). L’examen de données brutes montre cependant que des groupes très spécifiques ont été

bénéficiaires de ce critère. Les résultats de nos analyses seront discutés au Chapitre II, et le

traitement de données (nettoyage de la base de données, interprétation) est rendu en annexe.

Auprès de l’ONEM, c’est principalement la nationalité de toutes les travailleuses en titres-

services qui a été fournie (années 2008-2012). L’étude de ces données a montré non seulement

l’évolution de groupes nationaux et la consolidation de certains groupes majoritaires, mais

également l’émergence de groupes très minoritaires en croissance exponentielle dans le secteur.

La collaboration avec Idea Consult a été constructive surtout pour l’aide à comprendre et à

interpréter certains résultats des rapports annuels. Nous avons également obtenu des précisions

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Introduction 36

sur les chiffres publiés et parfois la spécification par région. Nous avons en outre eu

l’opportunité de formuler des suggestions pour de futures analyses du secteur des titres-services.

Malheureusement, Idea Consult a souvent très peu de temps pour produire ces évaluations, ce

qui restreint les possibilités de réaliser des enquêtes quantitatives ou qualitatives complémentaires

aux chiffres bruts dont elle dispose chaque année.

L’étude approfondie des rapports annuels publiés entre 2007 et 2014 et l’analyse des

informations quantitatives complémentaires nous a permis de comprendre le fonctionnement du

système des titres-services et l’évolution du dispositif d’une manière double : sur l’aspect

politique (changement d’orientation et de règles, mise en valeur de certains objectifs, etc.), et sur

l’aspect des dynamiques du marché de travail (profil des actrices, évolution du nombre de

clientes et entreprises en Région bruxelloise, comparaisons régionales, etc.). Ces analyses seront

explorées principalement lors du Chapitre III.

Les titres-services ne sont, cependant, qu’une partie visible du marché du travail domestique

bruxellois. Au début de notre recherche, nous avions planifié d’inclure toutes les modalités du

travail domestique, autant du secteur informel que formel. La difficulté de mettre en place un

travail de terrain et la nécessité de cibler notre objet d’étude nous a cependant empêchés d’aller

plus loin dans l’étude du marché informel. La plupart des participantes sont sur le marché live-out

formel. Beaucoup de travailleuses et clientes en titres-services ont néanmoins eu une expérience

dans l’informalité (parfois live-in), et une partie de travailleuses en titres-services circulent toujours

entre les deux marchés.

Ci-dessous, nous décrirons brièvement les entreprises interviewées, ainsi que les travailleuses et

employeuses/clientes participantes à cette recherche. Toutes les identités des participantes ont

été changées, en essayant de garder l’origine nationale/ethnique de noms/prénoms.

Entreprises de titres-services

Décrocher un entretien avec des entreprises n’a pas été, contrairement à nos attentes, chose

facile. Le peu d’intérêt concernant notre recherche est peut-être révélateur du manque de

compromis avec la cause du travail décent et de la difficulté des petites entreprises de survivre

dans un marché très concurrentiel.

Plusieurs entreprises contactées n’ont jamais répondu à nos demandes d’interview ou l’ont

décliné sous l’argument "pas de temps", "nous sommes débordés", etc. Nous nous demandons,

ainsi, si celles qui ont accepté de nous recevoir n’étaient pas parmi les entreprises les plus

sensibles au sujet de la qualité de l’emploi dans le secteur ou, alternativement, celles les plus

soucieuses de transmettre cette image.

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Introduction 37

Parmi les plus de 30 sociétés contactées, nous avons finalement réussi à en interviewer 16

entreprises, y compris les deux plus grandes sociétés du marché bruxellois, tout comme des

entreprises très petites, dont une société gérée par une indépendante de chez elle.

Le choix des entreprises agréées interviewées a cherché à respecter la proportionnalité de la

présence de chaque type d’entreprise de titres-services en Région bruxelloise. Nous avons, ainsi,

rencontré de sociétés de toute taille, allant de très petites entreprises d’environ dix employées

aide-ménagères (trois entretiens), passant par celles de taille moyenne (huit entretiens) et jusqu’à

celles de plus de 300 employées (cinq entretiens). Concernant le type d’entreprise, l’échantillon

comprend trois entreprises appartenant à l’économie sociale d’insertion, 11 sociétés à but lucratif

et deux agences de travail intérimaires.

Nous avons également cherché, par le nom des entreprises et les informations dont nous

disposions, des sociétés spécialement "ethniques" et notamment celles tenues par la

communauté polonaise ou qu’emploie une majorité de travailleuses polonaises. Cette

communauté représente environ 9% des travailleuses en titres-services à l’échelle nationale (Idea

Consult 2014 p. 38). Il semblait donc important de parler aux entreprises qui s’étaient

"spécialisées" dans cette niche. Pour différentes raisons, dont probablement notre non-

appartenance à la communauté, il a été très difficile de décrocher des interviews dans le milieu

polonais, et nous en avons obtenue qu’une, non enregistrée par ailleurs.

Parmi les entreprises privées interviewées, quatre d’entre elles affichent une appartenance ou

proximité du gestionnaire avec une communauté ethnique ; deux entreprises sont gérées par des

ex-travailleuses domestiques (sur le marché informel ou ex-employée titres-services) ; et quatre

sont gérées par des personnes sans aucune appartenance ou proximité à une communauté en

particulier, et qui viennent d’autres branches de l’économie (construction, assurances, etc.). Nous

présenterons davantage le profil des entreprises interviewées au Chapitre III.

Suivant l’hypothèse des migrations interdépendantes des villes globales, de travailleurs migrants

dits "peu qualifiés" et d’une migration des travailleurs hautement qualifiés vers la Ville-Région

globale de Bruxelles, nous nous sommes concentrées sur les entreprises offrant leurs services

dans les communes bruxelloises où les ménages présentent les revenus les plus élevés au sein de

la Région : Uccle, Ixelles, Etterbeek, Watermael-Boitsfort, Auderghem, Woluwe-St-Pierre,

Woluwe-St-Lambert, Schaerbeek, Evere et Bruxelles-Ville. En effet, ces communes ont les

meilleurs taux par habitant en ce qui concerne l’éducation (nombre d’années d’études), les

revenus, la qualité de logement, etc. (Willaert & Deboosere 2006; IBSA 2010, 2012). Les auteurs

indiquent que ce sont également les communes avec une plus grande incidence de fonctionnaires

européens, de fonctionnaires belges et des cadres internationaux.

En réalisant les entretiens avec les entreprises, nous avons cependant relativisé l’importance de la

localisation de l’entreprise, puisque plusieurs facteurs font que l’activité des entreprises ne se

limite pas au quartier où elles se sont installées. Parmi ces facteurs de "délocalisation", l’on peut

citer : les clientes titres-services arrivées via le site Internet des entreprises, qui ne viennent que

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Introduction 38

très rarement à l’entreprise – et, par conséquent, la localisation de celle-ci leur est égale – ; les

clientes venant par recommandation, qui n’habitent donc pas forcément près de l’entreprise ;

l’embauche d’une travailleuse venue avec ses clientes, qui peuvent se situer un peu partout dans

Bruxelles (et même en dehors des 19 communes en Région bruxelloise).

Si la localisation de l’entreprise ne correspond pas forcément à celle des clientes, il y a tout de

même une partie de la clientèle issue du quartier, donnant du sens à la définition des "services de

proximité". Cependant, le choix du quartier par l’entreprise n’est pas anodin : la localisation a

ainsi une importance symbolique aux yeux des clientes, comme l’attestent plusieurs interviews

avec des gestionnaires d’entreprises de titres-services. Être dans un quartier spécifique signifie un

certain "prestige" qui peut valoir de nouvelles clientes aux entreprises agréées. Les travailleuses,

sans surprise, viennent rarement de ces mêmes quartiers.

Au-delà de fournir une vision plus ancrée de la mise en œuvre du système des titres-services et la

logique du quasi-marché des titres-services, les interviews avec les entreprises nous ont permis de

comprendre les différents profils de gestion et les problèmes souvent rencontrés par les

gestionnaires et employées d’agence. Les rencontres avec les entreprises ressemblaient parfois à

de la publicité d’elles-mêmes, mais elles ont été l’occasion de discuter de la création de

l’entreprise, de leur position sur le marché des titres-services, de leur évaluation de la politique,

du profil des clientes et travailleuses et de la relation triangulaire en titres-services.

Selon les disponibilités de l’entreprise, les entretiens ont été réalisés soit avec les gestionnaires de

l’entreprise (surtout dans les plus petites), soit avec les employées d’agence ou, encore, avec les

gérantes de branche/d’agence (dans les cas des entreprises intérimaires ou d’économie sociale).

Cette différence d’interlocuteur a également influencé le contenu des entretiens. Si les

gestionnaires ont parfois pris plus de temps à tracer l’histoire de la création de l’entreprise et les

difficultés de gestion, les employées d’agence étaient en général plus proches des profils de

clientes et travailleuses. Deux entretiens (entreprises K et L) ont été collectifs, avec la présence

de personnes de niveau de pouvoir divers au sein de la société. La liste des entreprises

interviewées est rendue au Tableau A.1 en annexe.

Commencer par les entreprises a été important pour esquisser le profil des travailleuses et

clientes en Région bruxelloise. De plus, nous avons demandé aux sociétés agréées de nous

fournir de contacts de quelques travailleuses et clientes pour poursuivre nos entretiens.

Seulement cinq entreprises ont répondu à nos demandes avec au moins un contact, mais cette

aide nous a permis de diversifier les sources pour trouver des participantes à notre recherche.

Travailleuses participantes

Dix travailleuses ont été contactées par l’intermède des entreprises. Nous avons également

rencontré huit travailleuses domestiques grâce aux associations en contact avec des travailleuses

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Introduction 39

migrantes. Les associations SESO (Service Social Solidarité Socialiste), Samahan (organisation de

travailleurs philippins migrants en Belgique) et Abraço ont été ici de grande aide.

Nous avons également mis une annonce dans la revue orientée à des milieux anglophones à

Bruxelles, The Bulletin7, indiquant que nous cherchions travailleuses et employeuses/clientes du

travail domestique pour notre recherche doctorale. Nous avons également contacté par e-mail ou

téléphone des personnes y ayant posté une annonce. Aucune employeuse/cliente n’a été trouvée

par ce biais, mais nous avons réussi à interviewer cinq travailleuses par notre annonce, dont trois

qui nous ont spontanément contactées. Nous avons également échangé des e-mails avec une

travailleuse qui voulait nous rencontrer, mais, travaillant comme live-in à l’extérieur de Bruxelles,

elle avait un temps libre très restreint et nous n’avons pas réussi à la rencontrer.

Enfin, deux clientes nous ont mis en contact avec d’actuelles ou anciennes aide-ménagères. Les

autres travailleuses ont été trouvées par des contacts personnels directs ou indirects (nous avons

demandé de l’aide autour de nous pour trouver des personnes disposées à être interviewées, aussi

employeuses/clientes que travailleuses). La méthode "boule de neige" a également complété la

recherche.

Le Tableau A.2 en annexe présente les travailleuses participantes. Elles sont toutes nées à

l’étranger (à l’exception de Nafissa qui est née en Belgique et d’origine marocaine), et viennent de

13 pays, dans trois continents. Quatre entre elles ont aujourd’hui la nationalité belge.

Du point de vue de statut migratoire, nous avons réussi à apporter un panorama des différents

statuts concernant le séjour en Belgique et la position sur le marché du travail live-out : deux

interviewés sont des travailleurs (hommes) sans séjour régulier, et travaillent au noir ; deux

travailleuses sont en situation régulière et travaillent de manière déclarée en partie, faisant des

ménages au noir comme un complément de revenus : une est employée diplomatique et l’autre

est concierge à mi-temps ; les autres participantes travailleuses sont toutes embauchées en titres-

services, ayant éventuellement quelques heures de nettoyage au noir.

Neuf personnes parmi les employées en titres-services ont été récemment régularisées lors de la

Campagne de Régularisation de 2009. Six d’entre elles (deux Équatoriens, deux Boliviennes et

deux Brésiliennes) ont été régularisées avec un permis B de travail (séjour temporaire lié au

contrat de travail). Les trois autres (deux Philippines et une Brésilienne) ont reçu un séjour

"illimité" (renouvelable à chaque cinq années). Les autres travailleuses participantes disposant

d’un séjour régulier ont obtenu la régularisation par la campagne de régularisation antérieure, en

2000 (trois personnes), par un regroupement familial (huit personnes), dont trois sont

aujourd’hui Belges, par le fait de naître en Belgique (une personne), ou encore par l’entrée de leur

pays dans l’UE (le cas d’une Portugaise, deux Polonaises, et les deux Roumaines).

7 La revue est depuis juillet 2012 uniquement électronique (www.xpats.com/).

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Introduction 40

Concernant les caractéristiques des travailleuses participantes, elles ont une variété d’origines

ethniques/nationales et parcours. Si une grande partie des travailleuses ont fini les études

secondaires et une partie a conclu des études supérieures (universitaires ou non-universitaires),

plusieurs travailleuses étaient déjà dans le secteur ou dans des professions "peu qualifiées" à leur

pays d’origine (la Brésilienne Juliana, la Bolivienne Ester, la Portugaise Martina et l’Équatorien

Guillermo). Si les participantes viennent parfois de classes moyennes dans leur pays d’origine,

une partie importante est originaire de pays ou régions nationales insérées dans une tradition de

migration (villes moyennes en Équateur, Bolivie et Colombie (Freitas & Godin 2013 p. 42), le

centre-ouest brésilien (Camargo 2010a; Rosenfeld et al. 2010a), les Philippines (Parreñas 2001;

Fresnoza-Flot 2008), le nord du Portugal (Pires et al. 2010).

Les Polonaises participant à notre étude sont en quelque sorte des exceptions. Au-delà de

personnes originaires de la Podlasie, une région rurale et pauvre en Pologne décrite comme

l’origine de la plupart des migrantes polonaises en Région bruxelloise (Kuźma 2012), au moins

deux d’entre elles viennent de Varsovie et ont un haut niveau d’études. Nous aborderons la

question de la communauté polonaise en Région bruxelloise au chapitre suivant.

Employeuses/clientes participantes

Il a été plus difficile de trouver des employeuses/clientes que des travailleuses, et encore plus

difficile de rencontrer des employeuses/clientes disposées à parler d’une relation de travail au

noir. En effet, les trois employeuses au noir de notre échantillon sont des contacts personnels

directs ou indirects.

Nous avons rencontré huit clientes en titres-services via les entreprises agréées. Les principales

sources pour contacter des employeuses/clientes ont été toutefois les contacts personnels et la

méthode de la "boule de neige", qui nous a permis de contacter 11 employeuses/clientes. Une

autre source importante a été les contacts des travailleuses. En effet, trois travailleuses

participantes nous ont mis en contact avec certaines de leurs clientes, totalisant neuf clientes

rencontrées de cette manière. Cette double interview s’est avérée intéressante pour comprendre

les attentes de chaque partie de la relation.

Concernant les employeuses/clientes participant à notre recherche, dont la liste est sur le

Tableau A.3 en annexe, seulement trois sont des employeuses directes au noir (Cecilia, Tania et

M. Allibert). Les autres 25 participantes sont des clientes des titres-services. Des 28

employeuses/clientes participantes, 16 d’entre elles sont Belges d’origine, les autres étant des

ressortissants ou Belges originaires du Brésil, de la France, du Maroc, du Portugal, de la Hongrie,

de l’Italie et des États-Unis. Parmi les Belges, il y a une concentration de personnes âgées. Le

profil des clientes sera discuté en détail lors des chapitres III et IV.

Si l’on observe le genre, le travail empirique confirme la prédominance écrasante de femmes

dans notre environnement d’étude : parmi les travailleuses, il y a quatre hommes, dont deux en

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Introduction 41

situation irrégulière et deux en séjour temporaire ; parmi les employeuses/clientes, nous avons

parlé avec quatre hommes. Rodrigo est dans une relation homosexuelle et son compagnon a un

emploi très prenant. Monsieur Allibert, une personne âgée, nous a avoué ne pas s’occuper des

affaires domestiques, de la responsabilité de sa compagne, décédée récemment. Monsieur

Klinger, également une personne âgée, a répondu l’entretien avec sa compagne. Miguel est tout

seul à Bruxelles, sa compagne vivant au Portugal.

Le guide d’entretien pour les employeuses/clientes et pour les travailleuses a été construit afin de

privilégier, d’une part, l’histoire de vie et la narration de la part de l’interviewée et, d’autre part, de

diminuer l’intervention de l’intervieweur dans le récit recueilli. Les entretiens ont duré entre 45

minutes et quatre heures. Probablement pour une question d’empathie ethnique, nous

considérons que nos entretiens le plus riches en information et dans lesquels nous avons joué le

plus de l’empathie de la participante ont été réalisés avec les Brésiliennes (quatre travailleuses, un

client et une gérante d’entreprise titres-services). Une travailleuse polonaise est pourtant celle que

nous a reçu pendant plus de temps : le thé en matinée s’est transformé en midi et en petit café de

l’après-midi, pendant sept heures.

Les rencontres ont été pour la plupart chez les participantes. À quelques occasions, l’entretien a

été réalisé au lieu de travail des participants (entreprise ou maison de la cliente), dans un café ou

à l’entreprise de titres-services. Les rencontres formelles ont été éventuellement complétées par

des échanges plus informels, de vive voix, par e-mail ou par téléphone.

Plan de cette thèse

Cette thèse est organisée en six chapitres. Les trois premiers chapitres ont un caractère plus

théorique ou de mise en contexte, tandis que les trois derniers approfondissent les principaux

thèmes de cette thèse, à partir de l’analyse de données qualitatives récoltées par nos entretiens et

observations.

Le Chapitre I formule les bases théoriques et contextuelles des cinq chapitres à venir, à travers

trois sections. La première offre un état de l’art de la littérature en travail domestique. La

deuxième apporte une dimension historique sur le travail domestique en Belgique et à Bruxelles,

montrant à la fois comment ce métier se construit tel qu’il est aujourd’hui et les essais de

professionnalisation depuis le début du 20e siècle jusqu’à nos jours. La troisième section décrit le

thème des migrations féminines transnationales dans les villes globales, introduisant également le

contexte du marché du travail domestique bruxellois et les communautés migrantes qui occupent

ces niches ethniques (Waldinger 1994).

Le Chapitre II s’intéresse à la politique belge du travail domestique et situe cette politique au sein

d’autres politiques européennes et surtout d’un mouvement commun des évolutions du welfare

state en Europe occidentale. Des données inédites sur les demandes des permis de travail B dans

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Introduction 42

le cadre de la Campagne de Régularisation de 2009 seront aussi présentées, contribuant à établir

les liens entre les politiques de migration et celles d’emploi.

Le Chapitre III montre l’évolution du système de titres-services et introduit les actrices de la

triangulation en titres-services, à savoir les entreprises, les travailleuses et les clientes. Il

s’intéresse particulièrement aux différents profils des entreprises agréées et leurs modes de

recrutement, qui aident à forger ce marché formel si proche de l’informalité. Le Chapitre III

démontre enfin la particularité de la mise en œuvre de la politique des titres-services dans la

Région de Bruxelles-Capitale en tant que Ville-Région globale et son lien avec l’informalité du

marché existant – et persistant – du travail domestique.

Le Chapitre IV approfondit et élargit le profil des clientes en titres-services, présenté dans le

Chapitre III, s’intéressant à la nature de la demande de l’externalisation des tâches ménagères

dans les foyers bruxellois qui le pratiquent. Nous construisons ainsi une typologie des

employeuses/clientes en Région bruxelloise, concernant leur type de demande. Le Chapitre IV

analyse en outre le discours des entreprises dans leurs publicités, la plupart d’entre elles essayant

d’attirer l’attention de la clientèle par "l’achat de temps libre". Il démontre également comment la

délégation et les standards de propreté font partie de la socialisation, tout comme la valorisation

du marché formel.

Le Chapitre V analyse la formalisation apportée par la politique des titres-services au marché du

travail domestique, en deux sections. La première analyse la qualité d’emploi de travailleuses

domestiques lors de la formalisation du secteur. La deuxième section s’intéresse à la perception

des travailleuses sur ce passage vers l’économie formelle, perception qui changera selon

différents facteurs et notamment leur position sur la carrière migratoire. Elle met également en

perspective la capacité du système des titres-services de fournir des possibilités d’empowerment aux

travailleuses.

Le Chapitre VI analyse les dynamiques des relations de travail dans le passage du travail

domestique vers le système des titres-services (la triangulation) et identifie "l’héritage" des

relations bilatérales sur le marché du travail domestique formel. Il s’organise en deux sections. La

première s’intéresse aux formes de négociation au sein de la triangulation, examinant

l’établissement de la confiance et les pratiques de confiance et de loyauté. La deuxième section

explore les manières de forger la relation, et notamment les attentes que chaque côté de la

relation bilatérale alimente par rapport à la relation de travail domestique.

Enfin, dans les conclusions générales, nous reviendrons sur notre question de recherche

principale, par rapport au potentiel transformateur de l’intervention étatique dans le secteur du

travail domestique. Plus globalement, nous discuterons les limites de cette thèse et explorerons

des pistes de futures recherches.

Page 43: Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et ... · Remerciements Ma gratitude envers tous et toutes qui ont croisé mon chemin ces quatre ans et demi et qui m’ont tant

Chapitre I 43

Chapitre I

Le travail domestique en Belgique : informalité,

migration, genre et invisibilité

Introduction

L’intérêt sur le travail domestique est devenu saillant à partir des années 1970 et principalement

aux États-Unis, par la croissante attention consacrée à la position sociale des femmes (Tilly &

Scott 2002). À partir d’une discussion sur l’exploitation de classe, genre et "race" engendrée par

le travail domestique, les études dans le domaine ont évolué pour prendre en compte, d’une part,

la complexité de la relation de pouvoir du travail domestique et, d’autre part, le contexte global

dont la mondialisation de l’économie et les mouvements migratoires surtout féminins.

Ainsi, le travail domestique contemporain a été considéré, à partir des années 2000, comme

indissociable d’un marché global du travail féminin (Anderson 2000; Parreñas 2001; Ehrenreich

& Hochschild 2004). Pour Parreñas, le mouvement migratoire des femmes philippines à Rome

ou à Los Angeles est ainsi un exemple de "la nouvelle division internationale du travail

reproductif" (Parreñas 2001). En Europe, ce marché du travail prendra des contours spécifiques,

un résultat principalement des dynamiques politiques migratoires et d’emploi au sein de l’UE.

Bien avant cette dimension globale récemment reconnue, le travail domestique était pourtant

déjà exécuté par d’"Autres", des femmes venant d’ailleurs aux yeux de la bourgeoisie qui les

employait : des jeunes filles des campagnes belges appauvries et des étrangères venant des pays

limitrophes (Piette 2000; Gubin 2001). À partir de la moitié du 19e siècle, les conditions dans le

secteur devenaient de moins en moins intéressantes pour les Belges, qui trouvaient des postes

dans les nouveaux secteurs de la vente, des bureaux ou encore dans les usines de manufacture. Si

ces nouvelles places n’étaient pas forcément mieux payées, elles étaient moins "tachées"

socialement (Piette 2000).

L’amélioration progressive des conditions de vie en Belgique et en Europe de l’Ouest, associée à

un manque de protection et d’accès aux droits au sein du secteur, a poussé les frontières du

travail domestique, toujours aussi dévalorisé, de plus en plus loin. En parallèle, le manque de

cadre législatif au travail domestique en Belgique et d’efforts pour le valoriser est illustratif de

l’absence d’intérêt de la classe politique. Celle-ci est en effet composée par la bourgeoisie –

consommatrice des services domestiques – et majoritairement par des hommes, même si elle

comprend quelques femmes.

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Chapitre I 44

L’entrée des femmes des classes moyennes dans des carrières professionnelles ne change pas la

position sociale du travail domestique : pour que certaines puissent "quitter la maison" pour

gagner l’espace public, d’autres femmes assument des postes de travail désormais (mal)

rémunérés dans les maisons privées (Ehrenreich 2004). L’ordre de genre reste inchangé, séparant

et hiérarchisant travail productif et travail reproductif. Les femmes sont toujours allouées aux

tâches ménagères et, même pour celles travaillant à l’extérieur de la maison, il est socialement

bien de "réussir sur tous les plans". En ce sens, Ehrenreich et Hochschild (2004) écrivent :

[…] Affluent careerwomen increasingly earn their status not through leisure, as they might have

a century ago, but by apparently “doing it all” – producing a full-time career thriving children, a

contented spouse, and a well-managed home. In order to preserve this illusion, domestic

workers and nannies make the house-hotel-room perfect, feed and bathe the children, cook and

clean up – and then magically fade from sight (2004 p. 4).

Les travailleuses ne sont plus comme au 19e siècle un signe extérieur de réussite, mais demeurent

désormais dans l’arrière-plan. Certaines femmes jouent alors leur privilège de classe qui contribue

aux relations maintenues de genre et à l’invisibilité du travail domestique.

Dans ce contexte, l’objectif de ce chapitre est d’esquisser l’évolution du travail domestique belge

et de formuler le cadre théorique et contextuel de notre question de recherche principale et les

questions spécifiques traitées dans cette thèse. Ce chapitre se divise en trois sections.

Une première section trace un plan général de la littérature sur le travail domestique. Nous

faisons ainsi une revue de la littérature surtout en ce qui concerne les définitions du travail

domestique, les relations de travail qu’il engendre, le parcours théorique de salarisation du

secteur, et la demande pour le travail domestique.

La deuxième section aborde la dimension historique du travail domestique en Belgique. Nous

commencerons par décrire le processus d’encadrement juridique du travail domestique qui ne

devient abouti que dans les années 1970. Nous décrirons par la suite les divers statuts coexistant

actuellement dans l’univers du travail domestique belge. Enfin, nous parcourrons les évolutions

du profil des travailleuses domestiques dans l’histoire belge, montrant le lien entre le secteur et

les divers mouvements d’immigration en Belgique pendant les 19e et 20e siècles.

La troisième section met en évidence le lien entre marché du travail domestique, migration et

mondialisation. D’abord, nous discuterons la spécificité du contexte bruxellois en tant que ville

globale (Sassen 2007). Nous explorerons alors la demande toujours croissante pour le travail

domestique, en Belgique et en Europe plus généralement, ainsi que le thème des migrations

féminines et ladite "féminisation de la migration". Enfin, nous exposerons l’organisation actuelle

d’un marché transnational du travail domestique établi à Bruxelles, et décrirons particulièrement

trois groupes qui occupent une place significative au sein de ce marché, qu’il soit formel ou

informel : les Polonaises, les Latino-Américaines et les Philippines.

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Chapitre I 45

Section I : la littérature sur le travail domestique

1. La relation de travail domestique

L’une des pionnières dans le domaine de la recherche en sciences sociales sur le travail

domestique rémunéré, Rollins (1987 p. 24) défend que l’histoire des origines du travail

domestique laisse entrevoir certaines de ses caractéristiques contemporaines. L’auteure écrit que

depuis l’Antiquité jusqu’à la Révolution industrielle, l’on identifie l’origine de ce métier comme

lié au travail féminin, l’abus sexuel dont étaient victimes les femmes domestiques [souvent

esclaves], et son appartenance au domaine du travail manuel.

Aux États-Unis, les études sur le travail domestique sont fortement influencées par l’histoire de

l’esclavage et par les rapports sociaux ethniques/raciaux. Dans un ouvrage pionnier sur la

relation de travail entre employeuses (blanches) et employées (noires) dans le travail domestique

live-out, Rollins (1987) défend que ce soit précisément le type de relation entre individus que le

travail domestique engendre qui le définit comme une occupation profondément liée à

l’exploitation, quand comparée à d’autres (Rollins 1987 p. 156).

L’approche de Rollins (1987 p. 156) part de la relation entre employeuses blanches et employées

noires – vécu par l’auteure puisqu’elle a travaillé comme employée domestique pendant quelques

mois. Ainsi, Rollins argumente que cette relation est liée à une exploitation y compris

psychologique, basée sur les dynamiques de déférence et maternalisme. Dans la structure de cette

relation qui se construit entre deux parties, il aura donc toujours "une autre" qui sera

"racialisée"/ethnicisée et/ou vue comme appartenant à une autre classe (plus baisse).

La littérature sur le travail domestique l’a globalement divisé entre live-in, dans lequel la

travailleuse travaille pour une seule famille et dort à son emploi, et live-out, qui présuppose que la

travailleuse vit ailleurs et travaille pour une ou plusieurs familles (live-out payé à l’heure). Bien sûr,

comme le montrent Freitas et Godin (2013 p. 45), chaque modalité n’est pas immuable ou

indépendante et il n’y a pas qu’un chemin entre les modalités (du live-in vers le live-out). Les

travailleuses circulent le plus souvent entre diverses modalités et arrangements (formel/informel,

nettoyage, garde d’enfants, garde de personnes âgées, etc.).

Plusieurs auteures (Anderson 2000; Parreñas 2001; Hondagneu-Sotelo 2007) pointent néanmoins

que le live-in est souvent considéré comme intéressante par des migrantes récemment arrivées

(sans beaucoup de capital social, qui ne parlent pas la langue), car ceci leur permet d’avoir un

travail temps plein et d’être logée. Elles peuvent alors envoyer de l’argent à la famille, ou

épargner plus rapidement. Néanmoins, les longues heures de travail auxquelles les travailleuses

sont soumises et la proximité physique avec la famille qui les emploie finissent par effacer la ligne

séparant travail et repos. Le manque d’intimité bafoue le droit à une vie privée et les travailleuses

se sentent souvent isolées.

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Chapitre I 46

Quelle que soit la modalité, la proximité dans les relations du travail domestique reste une des

particularités de ce travail qui combine proximité spatiale et distance sociale de même qu’il

brouille les frontières étanches entre vie privée et vie publique. Dans les années 1980 et 1990,

plusieurs auteurs anglophones étudiant les relations de travail sous une optique féministe

marxiste ont vu le maternalisme des employeuses comme une manière d’obtenir des travailleuses

plus de travail ainsi que du travail non-rémunéré (Rollins 1987; Glenn 1988; Romero 1992).

Plus tard, dans une étude pionnière en Europe, Anderson (2000) déconstruit la phrase "faire

partie de la famille" en soulignant l’intérêt souvent unilatéral de l’employée dans la famille et la

négation de sa personnalité en tant que porteuse d’autres intérêts, d’autres besoins que ceux de la

famille (2000 p. 125).

Le changement pour un travail live-out payé à l’heure ou à la journée ("day work") a été décrit

comme porteur de plus d’autonomie (Glenn 1988; Romero 1992; Hondagneu-Sotelo 2007).

Ainsi, le fait d’avoir plus d’employeuses rend les travailleuses moins dépendantes d’un seul

arrangement et donc plus inclines à quitter un poste si celui-ci ne leur convient pas. De plus, ce

type d’arrangement permet aux travailleuses d’organiser de manière plus souple les horaires et de

trouver du temps pour soi ou pour d’autres activités (Glenn 1988 p. 71).

De manière similaire, dans son étude sur les travailleuses domestiques "chicanas" (d’origine

mexicaine) aux États-Unis à proximité de la frontière avec le Mexique, Romero (1990, 1992) a

identifié des transformations dans la manière de travailler qui permettent l’appropriation par les

travailleuses de leur travail et l’empowerment, que nous traduirons par "émancipation" ou encore

"recherche d’acquisition de pouvoir et d’autonomie".

Les travailleuses interviewées par Romero définissent désormais le travail domestique comme

une petite entreprise et considèrent leur occupation comme un travail qualifié. Elles mettent en

avant une identité de nettoyeuses professionnelles, des "expertes" dans leur domaine. Pour elles,

le travail exige expérience, capacité à planifier les tâches, techniques de nettoyage, connaissance

du matériel à utiliser, et l’établissement d’un rythme de travail (1990 p. 40). Surtout, les

arrangements sont désormais établis autour d’un contrat sur les tâches à réaliser, et non par

heure. Cela permet d’éviter l’addition des tâches non rémunérées et le contrôle du temps.

De plus, les travailleuses étudiées par Romero cherchent à établir leur autonomie en changeant

les maisons où elles ne peuvent pas être seules, et éliminent la réalisation de tâches qu’elles

considèrent comme "des services personnels" et qu’elles réservent à leurs proches, tels que faire

du babysitting ou cuisiner. Aux yeux de ces travailleuses chicanas, le non-établissement de

relations proches est une manière de contrer le maternalisme bienveillant des employeuses.

De même, Lutz (2011) explore le profil de la travailleuse domestique Maria la Carrera en tant

qu’archétype de la nettoyeuse professionnelle (2011 pp. 68–74) dans le livre "New Maids".

L’auteure décrit ainsi les stratégies de la travailleuse pour valoriser son travail et avoir des

relations de travail optimales, tout comme les travailleuses interviewées par Romero (1992).

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Chapitre I 47

Ainsi, Maria la Carrera met en valeur son aptitude à communiquer et à décorer les maisons où

elle travaille. Elle préfère travailler pour de structures "semi-publiques" (salles de cinéma,

cabinets médicaux, etc.) plutôt que privées, car elle est alors partie d’un collectif de travail et

s’approche d’une salariée "normale" : "this way, she can construct a work context for herself that

is based on recognition and equivalence of effort" (Lutz 2011 p. 70).

Sur l’aspect de l’éthique du travail, Maria la Carrera évoque respect mutuel et non-discrimination.

Elle essaye de maintenir une distance respectueuse (safe distance) pour garantir d’être payée et se

restreindre aux tâches professionnelles, et évite en même temps de maisons où les employeurs

construisent trop de distance sociale (Lutz 2011 p. 71). Tout comme pour les chicanas, Maria la

Carrera n’accepte pour ses nouveaux arrangements que de maisons où les employeurs sont

absents, et où elle ne doit pas faire la conversation. Dans un premier rendez-vous, elle inspecte

les lieux et explique ses conditions, et ses tarifs sont au plus haut du marché.

Enfin, concernant la gestion du temps et le sens de la responsabilité, Maria la Carrera ne fait pas

de tâches au-delà de ce qui a été accordé, et travaille vite si elle est seule, et plus lentement si en

présence des employeurs. Elle évite ainsi l’accumulation des tâches. Enfin, elle prêche une

séparation entre vie privée et professionnelle, comme démontre sa phrase : "I do my work and

it’s my work – full stop" (Lutz 2011 p. 73). Lutz considère que Maria la Carrera incarne l’image

d’une professionnelle, même si l’auteure révèle les incohérences et défis dans le maintien de cette

posture, surtout en ce qui concerne l’articulation entre distance et proximité, un problème clé du

travail domestique (Lutz 2011 p. 72).

Menant la question de la relation de travail du côté des employeuses, dans son étude sur les

travailleuses domestiques latino-américaines dans la région de Los Angeles aux États-Unis,

Hondagneu-Sotelo (2007) fait une différence entre maternalisme et personnalisme :

Employer maternalism is a one-way relationship, defined primarily by the employer’s gestures

of charity, unsolicited advices, assistance, and gifts. The domestic worker is obligated to

respond with extra hours of services, personal loyalty, and job commitment. Maternalism

underlines the deep class inequalities between employers and employees. More problematically,

because employer maternalism positions the worker as needy, deficient, and childlike, it does

not allow the employee any dignity or respect. Personalism, by contrast, is a two-way

relationship, albeit still asymmetrical. It involves the employer’s recognition of the employees

as a particular person – the recognition and ‘consideración’ necessary for dignity and respect to

be realized. In the absence of fair wages, reasonable hours, and job autonomy, personalism

alone is not enough to upgrade domestic work; but conversely, its absence virtually ensures

that the job will be experienced as degrading. (Hondagneu-Sotelo 2007 p. 208).

Hondagneu-Sotelo (2007) montre que des relations proches, où les travailleuses sont traitées

avec une intention d’égalité (two-way relationship) même si elles restent hiérarchisées et

asymétriques, sont préférées aux relations du type businesslike ou à l’absence de relation. Cette

conclusion comprend toutes les travailleuses domestiques de son étude, qu’elles soient

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Chapitre I 48

employées à l’heure pour le nettoyage (housecleaners) ou à temps plein pour une seule famille pour

des tâches de nettoyage et/ou du care8 (nanny/housekeepers). Toujours selon Hondagneu-Sotelo

(2007 p. 208), le personnalisme n’est pourtant pas suffisant pour masquer l’inexistence de

conditions de travail et salaire justes.

À l’opposé, les relations du type businesslike sont souvent préférées par les "employed employers", ou

employeuses avec une activité professionnelle rémunérée (Hondagneu-Sotelo 2007 p. 172).

Hondagneu-Sotelo définit ces relations comme contractuelles et non personnalisées, au sein

desquelles les interactions sont restreintes au travail (2007 p. 175). En effet, les employeuses

évoquent souvent le manque de temps pour s’investir dans une relation proche avec les

travailleuses domestiques et préfèrent "fuir" la maison pour éviter des rencontres (2007 p. 174).

Ce comportement aurait différentes raisons. D’abord, parce que les employeuses veulent éviter

de créer une relation maternaliste avec les travailleuses (Hondagneu-Sotelo 2007). Ensuite, parce

qu’elles se sentent coupables de la délégation de "leur" travail domestique à une autre personne

(une femme moins favorisée) (Bott 2005). Enfin, parce qu’elles considèrent que des relations

proches signifient un travail émotionnel dans lequel elles n’ont pas le temps ou l’envie de

s’engager (Safuta à paraître; Hondagneu-Sotelo 2007).

Dans tous les cas, la distance ou une relation businesslike est un comportement identifié autant

dans les arrangements formels que dans les arrangements informels. Si une telle relation, qui à

l’extrême devient une "non-relation", est plus facile à établir dans le cas du nettoyage

hebdomadaire, elle est difficilement mise en œuvre dans le cas d’un travail de care, comme la

garde d’enfants ou le soin de personnes âgées (Hondagneu-Sotelo 2007 p. 207).

En ce sens, Lan (2003) établit une typologie sur les différentes manières de se mettre en relation,

à partir d’une étude sur les relations de travail entre employeuses et travailleuses domestiques

migrantes (surtout philippines) à Hong Kong. L’auteure définit la maison comme un espace de

construction identitaire par l’interaction entre les parties, qu’elle appelle boundary work.

Lan utilise le concept de boundary work comme un outil théorique pour analyser la distance sociale

entre travailleuses et employeuses. Elle observe deux types de frontières : socio-catégoriques

(socio-categorical boundaries), soit des frontières de stratification de classe, genre et groupe

ethnique/national ; et socio-spatiales (socio-spatial boundaries), frontières qui établissent une

division entre travail domestique (espaces de travail et interaction) et intimité (2003 p. 526).

Selon l’auteure, trois facteurs structurels majeurs expliquent les préférences qu’employeuses et

travailleuses ont envers les différents types de relation de sa typologie :

[…] First, class positioning – the disparity or similarity between the employer’s class position and

the worker’s previous background; second, job assignment – the ratio of care work to housework

8 Care serait ici traduit comme "aide et soin" (Degavre 2007; Degavre & Nyssens 2008), et les deux termes sont utilisés dans cette thèse indistinctement.

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Chapitre I 49

involved in the job content; third, the time-space setting of the employment – how much extra

time and space the employer has and how much time the employer and worker spend together

at home. (Lan 2003 p. 527) [emphase dans l’original].

En regardant les relations de travail domestique au-delà de la question de la distance ou de la

proximité, Safuta et Dagavre (2013) s’inspirent des travaux du socio-économiste Polanyi pour

définir la personnalisation comme un processus au sein duquel les parties concernées se

positionnent non comme "unités" d’un marché, mais comme individus qui possèdent une

identité distincte. Ainsi, travailleuses et employeuses dans une relation personnalisée s’échangent

des ressources au-delà d’un échange de marché (travail contre paiement), mettant en pratique

une réciprocité. Les auteures précisent :

In methodological terms, we distinguish between reciprocity and market exchange by

determining whether a given movement of goods or services between migrants and their

employer occurs because one or both parties aims at sustaining the relationship existing

between them (in which case we are confronted with a reciprocity mechanism) or whether the

objective of the considered transfer of goods or services is the transfer in itself. (Safuta &

Degavre 2013 p. 427).

Selon Safuta (2015 p. 2), la réciprocité ne signifie pas toujours de la redevance vers l’autre (qui a

offert quelque chose), mais s’inscrit plutôt dans un principe d’interaction humaine et

d’organisation sociétale, dont l’échange de cadeaux n’est qu’une des plusieurs actions possibles.

Dans les relations établies entre employeuses et travailleuses domestiques migrantes en situation

irrégulière de séjour, Safuta et Degavre (2013 p. 432) argumentent qu’une relation personnalisée

avec les employeuses peut être à l’origine d’avantages en nature ou en espèce : être payée les

jours fériés ou pendant les vacances annuelles, être payée sans avoir été au travail (dans absence

de l’employeuse ou de la personne qui reçoit le care), être capable de refuser une tâche sans risque

de perdre l’emploi, bénéficier du réseau d’employeuses, recevoir de l’aide pour des questions

administratives ou de séjour, etc.

La réciprocité et la protection que celle-ci peut amener sont d’autant plus importantes pour les

travailleuses, car celles-ci sont en situation irrégulière de séjour et ne bénéficient pas des

bénéfices de la redistribution (Safuta & Degavre 2013 p. 432), notamment la sécurité sociale.

Safuta montre ainsi que le personnalisme n’est pas forcément négatif aux travailleuses. S’il

s’accompagne d’un degré d’autonomie des travailleuses dans la réalisation du travail, et que les

parties jouent au "bridging" (diminuer les distances sociales), les travailleuses domestiques de son

étude semblent satisfaites de la relation de travail établie (Safuta 2015)9.

9 Safuta (2015; à paraître) part de la différence établie par Hondagneu-Sotelo (2007) entre maternalisme et personnalisme pour proposer une nouvelle typologie sur les relations personnalisées en travail domestique, incluant à la fois la position des travailleuses et celle des employeuses. La typologie s’organise autour de deux axes principaux : d’un côté, l’aspect identitaire, où les actions de bridging (diminuer les distances sociales) ou othering (augmenter les distances sociales) caractérisent la position des actrices dans l’interaction, et de l’autre le degré d’autonomie des travailleuses dans la réalisation du travail. Prenant deux extrêmes, les relations peuvent ainsi être personnalistes (s’il y a bridging avec différents niveaux d’autonomie) ou bienveillantes (s’il y a othering avec différents

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Chapitre I 50

Ce sont plutôt les employeuses qui peuvent donner le ton de la relation à établir (Rollins 1987;

Hondagneu-Sotelo 2007). Les travailleuses ont, cependant, également une marge d’action et

peuvent contester ces comportements lançant par exemple des stratégies de résistance, comme

l’ont décrit plusieurs auteures (Rollins 1987; Glenn 1988; Hondagneu-Sotelo 2007; Lutz 2011).

Si la plupart des études de cette génération d’auteures pour la plupart dans la littérature anglo-

saxonne (Rollins, Glenn, Romero, Anderson) ont amené d’importantes contributions aux

recherches sur les relations de travail domestique, elles tombent parfois dans une opposition

maître-esclave dans le jeu de pouvoir entre employeuses et employées qui est beaucoup trop

simpliste pour expliquer ces relations. Sur cette question, Lutz écrit :

[…] The relationships between the parties involved are extremely complex, and cannot be

shoehorned into a straightforward exploiter-exploitee schema. Moreover, the egalitarian tenets

of present-day Western society are ingrained in these relations, with consequences for the

organization of relationships in the private household. It is clear from the mutual uncertainty

regarding modes of address and designations (female friend, sister, daughter or partner) that

drawing uncritical parallels with historical precursors is not a tenable option, since the

hierarchies of the master/servant society have no place in a modern habitus. But at the same

time it is a working relationship that is characterized by multiple interlocking asymmetries,

which cannot simply be ignored. The modes of address between the parts in the form of family

designations can therefore also be seen as an attempt by employers to gloss over and mask the

real hierarchies that exist (2011 p. 110).

Lutz met en évidence la contradiction de la relation entre les parties du travail domestique : si elle

est caractérisée par des asymétries multiples et étroitement liées les unes aux autres, elle n’est pas

pour autant expression d’une domination "méchante" de la part des employeuses. D’un autre

côté, si les valeurs d’égalité des sociétés occidentales sont imbriquées dans les relations, y

compris celles dans le travail domestique, l’auteure voit les formes d’appellation similaires aux

appellations à des membres de la famille comme une manière d’effacer la relation hiérarchique

bien présente, créant une relation de fausse égalité. La relation d’emploi est ainsi à la fois

hiérarchique et affective, enchâssée des rapports sociaux de classe et race/ethnicité, dans un

contexte souvent féminin.

À l’instar des observations de Lutz, un autre élément qui contribue à éloigner le travail

domestique contemporain d’un rapport proche à l’esclavage ou aux servantes de l’Ancien

Régime est l’évolution de la législation relative au travail domestique. Si les travailleuses ont été

longtemps discriminées, car n’accédant pas aux mêmes droits que ceux accordés à d’autres

secteurs, il y a eu, en Europe et plus globalement dans le monde occidental, une tendance à la

formalisation des relations de travail domestique.

niveaux d’autonomie). L’intersection des axes donne lieu à quatre types idéaux wébériens : fraternalisme, gémellité (twinship), maternalisme et maternalisme inversé (reverse maternalism) (Safuta 2015).

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Chapitre I 51

Cette formalisation du travail domestique a été plus au moins aboutie selon le pays, mais a

contribué à la création d’un statut pour les travailleuses. Le contrat est ainsi un régulateur des

relations de pouvoir, que protège la partie la plus faible de la relation de travail (Castel 2004).

Reste le débat au sein de la littérature sur le travail domestique sur la possibilité de la

formalisation de changement des relations de travail entre employeuses/clientes et travailleuses.

Dans un écrit comparant ce qu’elle appelle le "travail domestique bureaucratisé" (avec les

agences de nettoyage) et le "travail domestique traditionnel", Mendez (1998) a montré que la

littérature imbue d’une logique moderniste a longtemps associé les relations bilatérales à une

prémodernité, les relations avec intermédiaire étant considérées comme plus respectueuses et

amenant une meilleure qualité d’emploi (1998 pp. 114–115).

Dans sa recherche, Mendez montre cependant que la "bureaucratisation" du travail domestique

apporte d’autres contraintes et n’amène pas nécessairement à une plus grande qualité d’emploi.

L’auteure montre comment les agences exercent un contrôle sur le travail réalisé, retirant

l’autonomie dont disposaient les travailleuses auparavant (1998 p. 132). L’auteure argumente que,

si les agences protègent les travailleuses de demandes abusives ou de l’exploitation

psychologique, elles empêchent également celles-ci d’utiliser leur propre know-how en nettoyage

décidant comment réaliser le travail : "In a deskilling process (Braverman 1974), workers’

housekeeping knowledge and repertoire of cleaning skills are replaced by routinized cleaning

practices" (Mendez 1998 pp. 132–133). Les agences minent ainsi le personnalisme stratégique

(strategic personalism), employé par les travailleuses auprès des employeuses pour obtenir une

sécurité matérielle et améliorer les conditions de travail.

À l’opposé, l’existence d’une structure médiatrice a été associée par certains auteurs et

organisations à une plus grande qualité d’emploi, grâce à la possibilité de contrôle des relations

entre employeuses/clientes et travailleurs (Gutiérrez & Craenen 2010; Devetter & Rousseau

2011). Cela permettrait de neutraliser une relation de pouvoir bilatérale très hiérarchisée et

camouflée de familiarité pour aller vers le professionnel, un monde avec des règles d’un métier

spécifique. La question du personnalisme et de la qualité d’emploi dans le travail domestique

formalisé (bureaucratisé) reste ouverte, notamment sur les contributions d’une éventuelle

médiation des relations de travail.

2. Travail domestique en tant que mot polysémique : du travail non-

rémunéré à l’émancipation par le travail formel

Le travail domestique surgi d’une externalisation du travail auparavant réalisé de manière non

rémunérée principalement par les femmes. Il est dans ce sens une extension du travail non-

rémunéré réalisé dans la sphère familiale. Pour plusieurs auteures (Anderson 2000; Lutz 2011;

Dussuet 2012), ceci est un facteur important à prendre en compte sur la difficulté de valoriser le

travail domestique rémunéré. Le concept "travail domestique" est ainsi polysémique et évoque, à

la fois, un travail réalisé pour soi ou pour les personnes de l’entourage familial, dans la sphère

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Chapitre I 52

privée du domicile, le domus dont dérive le mot "domestique" ; et un travail rémunéré, qui

présuppose une autre personne engagée dans une relation de travail pour la réalisation des

mêmes tâches ou de certaines d’entre elles, ce qui place cette relation dans le domaine du marché

et donc dans la sphère publique.

Nous faisons référence dans cette thèse à une relation de travail, en utilisant le mot travail

domestique en tant que relation de travail rémunérée. La transformation en relation marchande

(commodification) est aussi évidente dans le choix des termes "secteur" ou "marché" du travail

domestique tout au long de cette thèse. Certaines auteures ont choisi d’appeler "services

domestiques" le travail ménager marchandisé (Safuta à paraître; Safuta & Degavre 2013), le

travail domestique étant pour elles celui qu’on réalise par et pour soi-même. Si le changement de

nomenclature permet de distinguer les situations de manière plus claire, nous garderons le

concept de "travail domestique rémunéré" ou simplement "travail domestique" précisément pour

le mot "travail", et ce pour deux principales raisons.

D’abord, l’utilisation du terme "services domestiques" traduit en partie une externalisation vers le

marché par le changement de vocabulaire, mais sort du rapport inégalitaire établi par la relation

salariale. Le service évoque l’idée d’autonomie de la travailleuse, comme si celle-ci avait un statut

d’indépendant et fournissait un service de nettoyage aux maisons. Si c’est précisément cette idée

qui est mise en avant par la politique des titres-services, que nous présenterons en détail dans les

prochains chapitres, nous aimerions insister sur l’importance de réaffirmer cette activité comme

un "travail" dans le cadre d’une relation d’échange entre travail et paiement.

Deuxièmement, "travail domestique" évoque la distinction entre les sphères productive et

reproductive. Dans la classique définition de travail établie par Marx, le travail domestique

rémunéré ne fait pas partie de la sphère du travail productif dans le sens où il ne s’insère pas dans

les modes de production, mais est nécessaire à ceux-ci, car responsable de la reproduction de la

main-d’œuvre et des conditions de vie (Marx & Engels 1969 p. 31). En effet, le travail

d’employée domestique ne produit pas de la richesse ou une plus-value au sens capitaliste à la

famille employeuse. Néanmoins, ce travail "libère" les employeuses du temps consacré aux

tâches ménagères pour qu’elles puissent faire autre chose de leur temps, voire même travailler

pendant plus de temps dans le secteur productif.

En ce sens, Kergoat (2010 p. 64) défend que le processus de division genrée du travail s’organise

selon deux principes : le principe de séparation (les travaux d’hommes et les travaux de femmes)

et le principe hiérarchique (un travail d’homme "vaut" plus qu’un travail de femme). Ces deux

principes sont légitimés par une "idéologie naturaliste", variable dans le temps et l’espace.

Au long de l’histoire, cette vision de la séparation entre deux sphères a contribué à reléguer le

travail domestique à l’invisibilité, qu’il soit rémunéré ou pas, à partir d’un double mouvement,

comme explique Kergoat (2010) : d’une part, le travail domestique a été considéré comme un

travail reproductif et de l’ordre du privé et, d’autre part, la valorisation du public sur le privé a

fini par déprécier le travail réalisé à la maison de manière non rémunérée par épouses, filles et

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Chapitre I 53

mères, en faveur de celui productif, réalisé à l’extérieur de la maison. Cette division déteint

également sur sa version rémunérée, dotée pourtant d’un tout autre rapport social.

Selon cette logique, Del Re (1997) met en perspective la tension entre ces deux sphères

productives et reproductives :

Les coûts matériels de la reproduction sociale et les tensions qu’ils engendrent ont toujours été

expulsés de la négociation sociale. Dans le travail de reproduction, le bien-être des personnes

est la fin, alors que dans le travail de production de marchandises, il en est le coût principal et

donc le moyen. Or l’enjeu serait de rendre visible la tension structurelle entre production et

reproduction en tant que problème d’ordre général, et donc, non spécifique. Il s’agit de mettre

en lumière à quel point la qualité des conditions de vie des travailleurs et des travailleuses

dépend des énergies ‘féminines’ dépensées de façon invisible et en dehors de toute négociation

(1997 pp. 92–93).

L’auteure argumente que la citoyenneté des femmes demeure ainsi incomplète sur ses trois

plans : économique, social et politique.

La citoyenneté économique est appréhendée à travers le travail salarié et de reproduction. Pour

l’auteure, le premier ne peut pas être discuté sans le second, qui pèse disproportionnellement sur

les femmes, ayant ou non une activité professionnelle rémunérée (1997 p. 93). L’invisibilité du

travail de reproduction se combine à la rigidité d’un marché du travail qui ne favorise pas l’entrée

des femmes, sujet que nous approfondissons ensuite.

Ainsi, la citoyenneté sociale souffre des transformations de l’État qui réduit les politiques sociales

et les laisse sous la responsabilité des familles, sans pour autant faciliter leur fonctionnement (Del

Re 1997 p. 94). En prenant l’exemple du système de retraite, l’auteure montre comment le

système de calcul par ancienneté ne bénéficie pas aux femmes, qui auront en moyenne moins de

contributions : soit parce que l’âge de la retraite est moindre pour les femmes, soit parce qu’elles

ont souvent occupé des emplois précaires et irréguliers (1997 p. 95).

En ce qui concerne la citoyenneté politique, Del Re signale que la faible participation politique

des femmes à la politique formelle, si elle n’est pas l’unique critère de participation politique, met

en péril le caractère démocratique de la notion de "bien commun" par le défaut de présence

féminine dans la mise en œuvre de lois et politiques publiques (1997 p. 96).

Del Re écrit sur l’Italie, mais son raisonnement est aisément transposable à d’autres pays

d’Europe occidentale. Elle défend qu’une pleine citoyenneté ne signifie donc pas pour les

femmes une égalité avec les hommes, mais des changements structurels qui ne peuvent se

réaliser que dans une vraie démocratie, basée sur d’autres valeurs (1997 p. 100).

En vue de ces arguments, malgré sa généralité et ambigüité, le concept de "travail domestique

rémunéré" nous indique, à la fois, qu’il s’agit d’un travail rémunéré, et qu’il a une origine. Le

choix est aussi en accord avec la littérature anglophone, qui parle de paid et unpaid domestic work.

Dans ce document, "travail domestique" fera référence à un métier, tandis que le travail

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Chapitre I 54

domestique non-rémunéré sera expressément cité ou référé en tant que "tâches ménagères".

Travailleuses domestiques seront aussi appelées "aide-ménagères" ou "femmes de ménage".

A. Parcours vers une professionnalisation

Entre travail non-rémunéré et rémunéré, néanmoins, il est important d’observer les étapes si l’on

imagine une ligne vers la professionnalisation du métier. Nous avons défini la

professionnalisation du travail domestique comme un processus qui accumule trois dimensions :

une dimension liée à la qualité d’emploi et de travail ; une dimension identitaire d’identité

professionnelle, mais qui comprend également une confiance en soi indépendamment du travail ;

et une dimension collective, qui comprend une identité d’appartenance à un groupe

professionnel et la possibilité d’entreprendre une mobilisation collective.

Ces étapes de la professionnalisation sont illustrées par nous sur la Figure I.1. Ce processus n’est

pas évolutif et compte des allers-retours, mais il rend évidente la différence entre les rapports

sociaux qui peuvent être engagés dans une situation ou dans l’autre, et comment ces rapports

sociaux s’inscrivent pourtant dans un certain continuum.

Figure I.1 Du travail non-rémunéré vers la professionnalisation du travail domestique

Selon le rapport social qu’il engage, le travail domestique change de nature : d’un travail qu’on

fait pour soi ou pour des personnes proches, il peut changer pour constituer une relation

marchande, déclarée ou au noir. Il sort alors de la sphère privée pour entrer dans la sphère

publique. Ensuite, l’intervention de l’État pour régulariser ce marché et l’introduire dans

l’économie formelle fait rentrer le métier dans la salarisation. La salarisation n’implique pas

seulement d’être rémunéré, mais aussi un contrat de travail qui garantit une rémunération et

d’autres protections sociales (Dussuet & Flahault 2010 p. 36). Dans le travail au noir, les

travailleuses sont rémunérées, mais ne sont pas pour autant des salariées. La salarisation permet

donc l’acquisition d’un statut par les travailleuses, qui auront désormais une protection (contrat

de travail, accords collectifs) et des droits (salaire, vacances payées, congés maladie, congés

maternités, etc.).

La professionnalisation, souvent confondue avec la salarisation, se distingue en ce qu’elle

implique la notion de groupe professionnel, difficile à délimiter. Comme nous explique

Demazière (2008), la situation professionnelle peut être définie de différentes manières :

[…] intitulés de métier (teinturier, notaire, chauffeur), noms d’entreprise (agent SNCF, salarié

chez Peugeot, équipier chez McDonald’s), désignations de statut (intermittent du spectacle,

fonctionnaire, intérimaire), descriptions de fonction (chef de projet, responsable des achats,

chef de service), dénominations de groupes sociaux (ouvrier, employé, cadre), appellations de

positions hiérarchiques (contremaître, cadre supérieur, dirigeant), etc. (Demazière 2008 p. 44).

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Chapitre I 55

L’auteur souligne que le terme même de métier peut désigner un secteur d’activité, une activité

maîtrisée par un ensemble de personnes détentrices d’un même diplôme (s’approchant du sens

que les anglophones donnent à la notion de profession), ou encore "un ensemble reconnu, de

diverses manières, de savoirs professionnels auquel l’individu peut se référer pour énoncer son

identité au travail" (Demazière 2008 p. 42). Il rappelle que ces "étiquettes" englobent des

jugements de valeur et différents niveaux de prestige. La professionnalisation a ainsi une forte

dimension morale et présuppose l’interaction, une reconnaissance sociale qui "confirme"

l’énonciation d’une profession. Comme l’écrit Hughes (1996) :

Le concept de profession dans notre société n’est pas tant un terme descriptif qu’un jugement

de valeur et de prestige. Il arrive très souvent que les gens qui exercent un métier tentent de

modifier l’idée que s’en font leurs différents publics […], leur propre conception d’eux-mêmes

et de leur travail. Le modèle que ces métiers se donnent est celui de la ‘profession’ (1996 pp.

76–77).

La définition de professionnalisation d’Aballéa (2007) suit la logique décrite par Hughes. Selon

l’auteure, la professionnalisation est un processus comportant cinq dimensions : une dimension

économique de protection d’un marché du travail (création d’une barrière à l’exercice du métier) ;

une dimension institutionnelle sur les conditions d’exercice de l’activité ; une dimension de

spécialisation par la construction d’une expertise (technique, sociale et gestionnaire) à travers une

formation, plus au moins institutionnalisée ; une dimension symbolique, qui renvoie à l’identité

professionnelle ; et une dimension culturelle, autour des espaces de socialisation, les institutions

de formation professionnelle, les associations ou les syndicats.

Sans entrer dans une discussion qui taraude les sociologues du travail et de la profession et

connaît des changements constants, la notion de professionnalisation du travail domestique que

nous proposons en cette thèse présuppose l’accumulation de trois dimensions, explicitées à

l’Introduction : la qualité d’emploi en tenant comme référence le concept de "travail décent" ;

une dimension identitaire (se reconnaître comme travailleuse et être fière de son travail) ; et une

dimension collective (appartenance à un groupe et la possibilité d’entreprendre une mobilisation

collective). Cette définition est largement inspirée de celle d’Aballéa et prend également en

considération les études du champ du travail domestique.

La professionnalisation du travail domestique devra donc se solder par une rupture définitive

avec le travail domestique non-rémunéré, et son inscription dans un secteur d’emploi dans

l’économie formelle avec une identité professionnelle et une spécialisation qui le distancie du

travail qu’on fait "soi-même". Le changement de nom pour "aide-ménagère" dans le système des

titres-services indique d’une certaine façon ce mouvement. Beaucoup d’indicateurs favorisent

une professionnalisation dans la régularisation de ce marché du travail et la possibilité d’établir

un secteur de l’économie formelle, mais d’autres indices attestent la persistance de relations non

professionnelles, comme nous verrons plus loin dans cette thèse.

B. Emploi salarié et empowerment

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Chapitre I 56

En termes qualitatifs, une autre question en suspens est si, et dans quelle mesure, la salarisation

dans le travail domestique apporte aux travailleuses domestiques de l’empowerment, que nous

traduirons par "émancipation" ou encore "recherche d’acquisition de pouvoir et d’autonomie".

Nous décrivons ci-dessous le concept d’empowerment adopté dans cette recherche. Il est utilisé

dans cette thèse comme outil pour analyser les transformations vécues par les femmes dans leur

passage vers le marché du travail domestique déclaré.

Le concept a débuté au début du 20e siècle aux États-Unis dans une perspective de lutte de

classes et a gagné du terrain pendant le combat pour les droits civils dans les années 1960. Il va

être largement développé par Alinsky dans ses expériences d’organisation collective selon

Zamora et Görtz (2012). Pour Alinsky, l’empowerment se traduisait par la diffusion d’outils

d’émancipation aux populations opprimées. "Ce travail d’organisation communautaire en milieu

urbain inspirera beaucoup la communauté noire et les mouvements tels que les Black Panthers

qui développèrent le Black Power" (Zamora & Görtz 2012 p. 6).

Ainsi, le concept a été adopté et utilisé comme méthodologie aussi par les black feminists. Selon

Collins, "empowerment involves rejecting the dimensions of knowledge, whether personal,

cultural, or institutional, that perpetuate objectification and dehumanization" (1999 p.7).

À partir du milieu des années 1990, le concept va cependant s’infiltrer dans les discours des

politiques du développement comme un résultat du gender mainstreaming dans les projets de

développement10. Devenu un buzzword incontournable dans les milieux du développement ou de

l’action publique en général, le concept d’empowerment est aujourd’hui critiqué par les chercheures

féministes (Davis 2008). Plusieurs auteures estiment que très souvent la volonté de mesurer et

quantifier l’émancipation dans des actions spécifiques et concrètes finit par vider le concept de

son sens (Kabeer 1999; Fraser 2013). En outre, l’empowerment a été fréquemment réduit dans les

projets de développement à l’accès à des revenus par des groupes marginalisés ou à l’accès à

l’emploi par des femmes, par ailleurs un des Objectifs du Millénaire pour le développement

(OMD). Cette approche ne conduit pas toujours à une remise en question de la structure sociale

en place.

La définition d’Adjamagbo et Calvès (2012) permet de saisir la question de l’empowerment dans ces

multiples aspects :

[…] Les conditions effectives de l’empowerment pris au sens des études féministes : un processus

de transformation multidimensionnel, venant des femmes elles-mêmes et qui leur permet de

prendre conscience, individuellement et collectivement, des rapports de domination qui les

marginalisent et de développer leur capacité à les transformer (2012 p. 10).

Ce ne serait pas l’acquisition du pouvoir pour dominer l’autre, mais pour se libérer soi-même de

toute domination. Adjamagbo et Calvès se basent sur une série d’auteures de la littérature

10 Le discours est très présent dans les programmes de la Banque Mondiale, notamment en ce qui concerne les projets en microcrédit ou sous les Objectifs du Millénaire (www.banquemondiale.org/).

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Chapitre I 57

féministe pour synthétiser cette émancipation multifacette. Celle-ci serait, ainsi, à la fois "un

pouvoir créateur, qui rend apte à accomplir des choses (power to), un pouvoir collectif et politique,

mobilisé notamment au sein des organisations de base (power with), et un pouvoir intérieur (power

from within) qui renvoie à la confiance en soi et à la capacité de se défaire des effets de

l’oppression intériorisée" (Adjamagbo & Calvès 2012 p. 10).

Les auteures attestent qu’avoir une activité rémunératrice est un des premiers facteurs reconnus

de l’émancipation, "dans lequel les individus fondent généralement des attentes non seulement

d’indépendance économique, mais aussi d’épanouissement social et individuel" (Adjamagbo &

Calvès 2012 p. 17). En ce sens, une étude sur le travail rémunéré en dehors de la maison et les

potentialités d’émancipation, menée par Kabeer (2011 p. 13), a signalé que le travail régulier,

notamment l’emploi public, est la forme de travail la plus émancipatrice, en opposition au travail

non déclaré ou au travail dans les productions familiales11. Si cette forme d’embauche ne signifie

pas forcément les plus hauts salaires, elle apporte de la stabilité, une protection sociale et une

certaine sécurité. Prenant en considération le contexte de non-reconnaissance sociale du travail

domestique et du care non-rémunérés, c’est à travers cet emploi rémunéré en dehors de la maison

qu’il serait possible, selon Kabeer (2011 p. 7), de lancer les bases d’une discussion sur le travail

invisible et non reconnu réalisé à la maison.

Pour Kabeer, le travail rémunéré n’amène pas en soi à l’émancipation et à un gain de pouvoir

politique (le power with), mais constitue le premier pas pour créer les conditions qui favorisent

l’organisation collective et l’élaboration de demandes en tant que groupe. Quand ces modes

d’organisation se réalisent, ils peuvent mener à des répercussions qui vont au-delà de

l’amélioration des conditions de travail, et promeuvent la capacité des travailleuses à négocier des

droits et leur reconnaissance en tant que citoyennes (2011 p. 11).

Dans le champ spécifique du travail domestique, une littérature encore minoritaire s’est

intéressée à des formes d’organisation collective et de lutte pour plus de droits et de visibilité

(Anderson 2000; 2005, 2011; Hondagneu-Sotelo 2007; Goñalons-Pons 2013; Azzarello et al.

2014). Une dernière de ces luttes a été la mobilisation pour l’adoption de la Convention 189 de

l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur les travailleurs et travailleuses domestiques, en

vigueur depuis septembre 2013. Depuis le 10 juin, la Belgique figure parmi les 22 États ayant

ratifié la Convention, dont le sixième pays européen (suivi par le Portugal en juillet 2015). La

C189 sera en vigueur en Belgique en juin 201612.

La C189 est la première convention OIT dédiée au secteur. Elle établit des standards minimums

pour le travail domestique. D’une part, la quantité de normes à réaliser est importante si l’on

prend en compte le caractère inédit de cet instrument. D’autre part, les normes sont générales et

11 L’étude comparatif a été mené au Gana, en Egypte et au Bangladesh par The Pathways of Women’s Empowerment Research Programme Consortium (Kabeer 2011). 12 L’Uruguay a été le premier pays à ratifier la C189. Il y a 22 ratifications jusqu’à décembre 2015, alors qu’autres 64 États ont soumis la C189 à leur parlement. Texte et pays ayant ratifié sur : www.ilo.org/dyn/normlex/en/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_INSTRUMENT_ID:2551460.

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Chapitre I 58

les États gardent beaucoup de marge de manœuvre pour les exécuter. La Recommandation 201,

instrument non contraignant qui accompagne la Convention, complémente celle-ci et fournit des

orientations pratiques sur la mise en œuvre des dispositions de la Convention13.

La Convention OIT 189 considère le travail domestique comme une profession équivalente en

droits à d’autres catégories socioprofessionnelles. Ce fait, en soi, est déjà une révolution pour le

monde du travail domestique. Le texte marque la volonté d’en finir avec la discrimination envers

les travailleurs et travailleuses du secteur domestique, en le considérant, avec toutes ses

particularités, comme une catégorie professionnelle qui a des droits comme toutes les autres.

L’aboutissement d’un tel texte issu d’une organisation internationale dirigée par une logique de

négociation tripartite (travailleurs, employeurs, États) serait probablement inimaginable sans

l’engagement de mouvements de travailleuses domestiques, pour la plupart migrantes, dans des

collectifs de type self-organisations ou des syndicats. Cet élément de la mobilisation transnationale

autour de la construction du texte est selon Schwenken (2011 p. 147) la réussite la plus

impressionnante du processus d’adoption de la C189, qui "contredit les arguments des

sceptiques selon lesquels ce secteur serait un secteur inorganisable" (2011 p. 131). En effet, le

secteur du travail domestique est historiquement très peu organisé, comme nous verrons ci-

dessous. Ce mouvement pour l’adoption du texte se poursuit en plusieurs pays pour la

ratification de la C189.

Analysant l’ampleur de la mobilisation autour de la Convention OIT, Goñalons-Pons (2013 p.

730) signale que ce phénomène montre que l’activisme international est très utile pour combattre

les préjugés et obstacles locaux à la reconnaissance des droits des travailleuses domestiques. Le

texte a ainsi contribué à affaiblir l’idée des travailleuses domestiques comme une classe

particulière de travailleuses qui relèvent de la sphère familiale et, par conséquent, ne sont pas

habilitées à recevoir les mêmes droits que ceux octroyés à d’autres secteurs. Selon l’auteure, la

mobilisation internationale a efficacement utilisé la tactique de "l’effet boomerang", dans laquelle

agents locaux et organisations internationales forment une alliance pour créer une campagne

d’abord au plan international et puis au plan national.

Suivant la tactique de l’effet boomerang, la campagne pour l’adoption de la C189 a d’abord été

diffusée au niveau international. Objet d’une répercussion médiatique et une attention au niveau

global, elle s’est trouvée "renforcée" au niveau local. Ce parcours de renforcement facilite

l’adoption d’une campagne par les acteurs locaux, qui utiliseront la légitimité obtenue pour

exercer une pression plus efficace sur le gouvernement national (Goñalons-Pons 2013 p. 730).

13 La R201 va éventuellement plus loin dans les devoirs des États et est plus exigeante puisque non-contraignante. Le texte de la Recommandation s’intéresse également à des dispositions qui ne figurent pas dans le texte de la C189, comme l’établissement des politiques nationales pour une formation professionnelle continue pour les travailleuses domestiques, ainsi que pour favoriser la conciliation entre vie privée et professionnelle. La création d’indicateurs et de systèmes de mesure pour la production de statistiques sur les travailleuses domestiques est aussi uniquement dans la R201, tout comme la mention aux travailleuses migrantes et des mesures pour protéger des travailleuses domestiques dans des postes diplomatiques.

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Chapitre I 59

3. Femmes professionnelles : l’entrée dans un espace masculin et le non-

partage de tâches ménagères

Si le travail domestique occupe une place croissante parmi les recherches en diverses disciplines

et dans les politiques publiques d’emploi dans plusieurs pays, c’est également, car la demande

pour le travail domestique en Europe occidentale augmente significativement. Le travail

domestique constitue actuellement une proportion importante du travail féminin. Selon les

données d’Eurostat analysées par Abrantes (2014 p. 252), le groupe professionnel "ouvriers et

employés non qualifiés" s’est accru de 2,7 millions de personnes entre 2000 et 2010 dans l’UE.

Pourtant, le travail domestique en tant que profession a été voué à la disparition par plusieurs

auteurs dans les années 1970 et 1980 (Ehrenreich 2004). Pasleau et Schopp (2001) montrent que

le nombre de travailleurs domestiques a décliné entre 1947 et 1991. Il y a alors 15 fois moins

d’hommes et 16 fois moins de femmes employées dans le secteur. Une telle diminution, surtout

marquée en 1970 et en 1981, s’explique selon les auteures pour deux raisons : l’offre et la

demande d’emploi variant en fonction de la conjoncture économique, les diminutions

correspondent à des périodes de crise ; et l’arrivée de technologies ménagères et services du care

depuis les années 1950, diminuant la spécialisation ménagère (Pasleau & Schopp 2001 p. 243).

La demande n’a cependant jamais complètement disparu (Devetter & Rousseau 2011 p. 34),

même si l’évolution du métier a fait diminuer la quantité totale d’employées avec la fin de la

plupart des spécialités et l’évolution du mode live-in vers celui de la femme de ménage

hebdomadaire (live-out). Ces phénomènes sont également le produit du changement de la

bourgeoise urbaine qui ne bénéficie pas d’espace suffisant pour accueillir plusieurs employées

domestiques voire une seule "bonne à tout faire".

L’externalisation de tâches ménagères s’explique d’une part par l’augmentation de la participation

féminine au marché du travail et par l’inertie de l’évolution des rôles masculins dans la sphère

domestique (Näre 2013 p. 610), et, d’autre part, par les inégalités socio-économiques et une

augmentation de la proportion des femmes migrantes sur un marché du travail domestique

transnational (Anderson 2000; Parreñas 2001; Lutz 2008a; Lutz & Palenga-Möllenbeck 2011).

Par contre, l’augmentation de l’emploi féminin et l’augmentation du recours au travail

domestique ne sont pas en relation directe et linéaire, comme le fait remarquer Abrantes (2014 p.

261).

A. L’externalisation des tâches ménagères : la balance entre femmes

La participation féminine au marché du travail se montre stratifiée, d’abord entre hommes et

femmes, mais également entre femmes, comme démontre Stroobants (2007 p. 111). Sur le

premier aspect de différences entre hommes et femmes, l’accroissement du nombre de femmes

travaillant à l’extérieur de la maison ne contribue pas à un changement vers une plus grande

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Chapitre I 60

égalité de genre au sein du marché du travail : "La progression de l’activité féminine s’est

principalement réalisée dans les emplois déjà féminisés et la part des ouvrières n’a guère varié"

(2007 p. 114). L’auteure montre que les femmes souffrent toujours d’un marché de travail

stratifié par le genre, qui présente à la fois des "ségrégations horizontales", soit de secteurs, de

branches et professions spécifiquement féminines, et à la fois de "ségrégations verticales" : plus

l’échelon hiérarchique est haut, moins il y a de femmes (Stroobants 2007 pp. 113–114).

Une autre facette de la ségrégation de genre est le fait que les femmes gagnent toujours

proportionnellement moins que les hommes : l’écart salarial était de 16,4% dans les pays de l’UE

en 2013 (Eurostat 2015). L’écart a légèrement diminué depuis 2008, quand il était de 17,3%14. La

Belgique reste un bon élève face à la moyenne européenne, avec un taux d’écart salarial de 9,8%,

une évolution par rapport à 2008 (10,2%). L’écart salarial est néanmoins toujours présent et,

selon Eurostat (2015) :

[L’écart] est la conséquence de diverses inégalités (différences structurelles) sur le marché du

travail, comme par exemple les différences entre les rythmes de travail, les mécanismes

institutionnels et les systèmes de fixation des salaires. Par conséquent, l’écart salarial est lié à un

certain nombre de facteurs juridiques, sociaux et économiques qui vont bien au-delà de la

simple question de l’égalité de rémunération pour un même travail (2015 p. 6).

La partialité du travail est une forte caractéristique de l’emploi féminin et contribue

significativement aux écarts de rémunération entre hommes et femmes. En 2013, le taux

d’emploi de femmes dans l’UE s’élevait à 62,6% et près d’un tiers d’entre elles travaillait à temps

partiel, selon Eurostat (2015). En comparaison, le taux d’emploi masculin était de 74,2%, mais

seulement 8,1% des hommes actifs occupaient un emploi à temps partiel. Ces données révèlent

un poids inégal porté par les femmes dans les tâches liées à la maison et la famille. Dans certains

secteurs, comme le travail domestique ou le nettoyage de bureaux, l’organisation du travail en soi

renforce la tendance en favorisant – parfois obligeant – la partialité du temps de travail (Lebeer

& Martinez 2012; Dussuet 2012; Matus & Prokovas 2014; Brolis & Nyssens 2015).

Ensuite, la participation au marché du travail est également stratifiée au sein de la gent féminine.

Ainsi, selon Del Re (1997), d’un côté, l’on trouve des femmes plus scolarisées qui essayeront une

carrière professionnelle à la fin de leurs études et qui délègueront leur travail de reproduction. De

l’autre, se situent des femmes moins scolarisées, pour qui l’articulation entre travail et charges

familiales est "impossible en raison de l’absence de travaux acceptables (en termes de travail et de

salaire) et des coûts économiques que cette conciliation entraînerait" (Del Re 1997 p. 90). Ce

deuxième groupe est plus nombreux à réaliser du travail partiel décrit ci-dessous. Il est également

plus susceptible de sortir du marché du travail avec la naissance des enfants, et éventuellement de

ne plus y revenir.

14 Cette baisse est contrée par une hausse de l’écart salarial dans certains pays de l’UE entre 2008 et 2013 : 3,8% au Portugal ; 3,2% en Espagne ; 2,6% en Lettonie ; 2,4% en Italie et 2,3% en Estonie (Eurostat 2015).

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Chapitre I 61

Les femmes de classe populaire, de milieu rural et, plus récemment, les femmes issues d’une

migration internationale ont, malgré ces difficultés, souvent travaillé pour subvenir aux besoins

de leur famille. Soit parce qu’elles étaient seules à le faire, soit parce que les revenus de l’autre

moitié du couple étaient insuffisants pour opter pour le modèle bourgeois de la femme au foyer.

Elles ont, par ailleurs, beaucoup travaillé comme femmes de ménage (Morelli 2001).

Pour celles scolarisées, l’obstacle à leur entrée dans des carrières professionnelles valorisantes est

le fait que celles-ci aient été définies au masculin (Del Re 1997; Hochschild 2000; Devetter &

Rousseau 2011; Abrantes 2014). Les carrières professionnelles présupposent un dévouement

total au travail, et donc un détachement de la vie ménagère et familiale. Selon Hochschild (2000),

à propos du marché du travail nord-américain :

Women have joined the law, academia, medicine, business, but such professions are still

organized for men with families who are free from family responsibilities. Most careers are

based in a well-known pattern: doing professional work, competing with fellow professionals,

getting credit for work, building a reputation, doing it while you are young hoarding scarce

time, and minimizing family life by finding someone else to do it. In the past, the professional

was a men and the ‘someone else to do it’ was a wife (2000 p. 141).

Quand ces femmes s’engagent dans une carrière professionnelle comme les hommes le faisaient

à l’époque, il faut passer le relais et trouver "quelqu’un d’autre pour le faire" ("someone else to do

it"). Dans ce contexte, l’aide et soin des enfants, des personnes âgées et de la maison doivent être

réalisées par une employée domestique.

Pourtant, certains mouvements féministes dans les années 1960-70 voyaient cette situation d’un

tout autre regard, principalement aux États-Unis. Le second shift (Hochschild & Machung 1989),

soit la double journée de travail, et la non-valorisation du travail domestique étaient l’un des

principaux sujets de ladite "deuxième vague féministe". Les activistes percevaient alors les tâches

ménagères léguées aux femmes comme le grand facteur égalisateur au-delà de la classe ou la

"race", puisque toutes les femmes, indépendamment de leurs autres activités, réalisaient du

travail domestique non-rémunéré, à l’exclusion uniquement de celles extrêmement privilégiées,

comme décrit Ehrenreich (2004 p. 86). Leur libération de l’oppression masculine et une plus

grande participation au marché formel du travail se feraient, selon elles, par la démocratisation

des nouveaux appareils électroménagers et par plus de partage des tâches au sein des couples.

Les Black Feminists ont relativisé les propos sur l’universalisme féminin face aux tâches

ménagères, démontrant la spécificité de l’expérience des femmes non-blanches.

On parlait alors, logiquement, de wages for housework pour tout le travail accompli de manière

invisible au foyer (Ehrenreich 2004 p. 87). Néanmoins, l’histoire a pris une autre tournure, et les

wages for housework reviennent aujourd’hui non aux femmes au foyer, comme voulait la

revendication initiale, mais à de femmes souvent extérieures au ménage et au cercle familial,

probablement migrantes (Hochschild 2000).

De plus récents travaux montrent que le marché du travail n’a pas changé et la situation en

Europe ne diffère pas en absolu de la nord-américaine. Comme démontre Gershuny (2005), des

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Chapitre I 62

durées de travail élevées constituent des marques d’honneur qui assurent les moyens d’une

meilleure reconnaissance au travail et des meilleures perspectives de carrière. Devetter et

Rousseau (2011 p. 20) affirment que cette "course au présentéisme" porte un direct préjudice sur

l’articulation entre vie professionnelle et privée des femmes : les enquêtes sur l’emploi du temps

montrent que le temps libre de celles-ci est compromis par des tâches ménagères, et ce de façon

plus importante que celui des hommes.

B. Les raisons de l’externalisation

Sur le plan pratique, la volonté d’externaliser le travail domestique (sur le plan formel ou

informel) pose la question de la "faisabilité" de la délégation de ces tâches à une autre personne.

D’une part, il faut de personnes disponibles à acheter un service et, d’autre part, des personnes

disponibles et volontaires à réaliser le travail.

Devetter et Rousseau (2011) montrent que l’externalisation des tâches ménagères suit une

logique d’écarts de revenus de 1 à 4 : le revenu horaire des ménages doit être quatre fois

supérieur à celui des travailleuses pour que les premiers aient un "surplus" financier et optent

pour une externalisation (2011 pp. 80–81). Ainsi, l’équilibre entre prix du service et revenus des

ménages détermine en premier lieu le recours à une tierce personne pour effectuer un travail

domestique.

Flipo et Hourriez (1995) ont montré en ce sens pour la France que lorsque les revenus

augmentent de 1%, le recours au travail domestique augmente d’environ 3%, soit une élasticité

des revenus alloués au travail domestique égale à trois. Élasticité qui diminue pour les ménages

composés de personnes âgées. Cette diminution est due à l’existence d’autres subventions

publiques pour les personnes de plus de 60 ans et à faible revenu. Les auteurs montrent que

l’élasticité est inférieure à 1 si les personnes sont seules et ont plus de 60 ans.

Si le recours à l’externalisation est élastique, c’est parce qu’il est en concurrence avec le travail

non-rémunéré réalisé par les membres (féminins) du ménage. Farvaque (2013) écrit à ce propos :

This comparison between internalization at no market cost (but with other costs attached) and

outsourcing on the market is of course central to household strategies. To analyse this, one has

to compare the average wages or incomes of households and the price of the services on the

formal and undeclared market (2013 p. 28).

En ce sens, d’autres recherches ont identifié le rôle prépondérant de la femme dans la décision

de déléguer les tâches. L’étude quantitative menée par Stancanelli et Stratton (2011) est très

illustrative à ce propos. Elle met en relation le temps dédié aux tâches ménagères par chacun des

partenaires au sein d’un même couple, les salaires respectifs et la probabilité d’externaliser les

tâches ménagères. Les auteures établissent ainsi une relation entre la valeur accordée au temps

pour soi et celle conférée aux tâches ménagères. Leurs résultats montrent que la valeur du salaire

de la femme au sein du couple hétérosexuel pèse plus que celui de l’homme quand il est question

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Chapitre I 63

de choisir d’externaliser le travail domestique : plus son salaire est élevé, plus elle aura tendance à

donner de la valeur à son temps et moins de valeur à l’exécution des tâches ménagères, et plus ce

ménage aura tendance à externaliser le travail domestique. De même, d’autres études ont montré

la corrélation entre externalisation et niveau d’études des femmes : plus les femmes sont

éduquées, plus elles se désengagent de la réalisation des tâches ménagères (Observatoire

Bruxellois du Marché du Travail et des Qualifications 2004).

L’externalisation des tâches ménagères devient dès lors non seulement une manière de "libérer"

les femmes des classes moyennes du second shift, mais, partant, une solution de compromis pour

résoudre la non-répartition de tâches à la maison : l’emploi d’une femme de ménage est ainsi la

solution pour "éviter la scène du ménage" (Ehrenreich 2004; Devetter & Rousseau 2011). Une

solution de plus en plus adoptée par plusieurs couples européens de classe moyenne.

Par contre, qu’il soit délégué d’un groupe de femmes à l’autre ou non, le travail de reproduction

est toujours féminin. L’assignation des femmes aux tâches ménagères implique autant son

exécution que son organisation. Cette gestion comprend, comme l’écrivent Devetter et

Rousseau, "l’organisation de l’ensemble des activités d’entretien du domicile : déclencher

‘l’opération nettoyage’, indiquer ce qui a à faire et quand il faut le faire" (2011 pp. 20–21). Choisir

d’externaliser une partie des obligations ménagères n’efface donc pas la responsabilité de leur

gestion. Comme précisent Devetter, Lefebvre et Puech (2011) :

Tout se passe comme si l’assignation traditionnelle aux femmes de la gestion du foyer les

désignait d’office, dans le couple, comme étant les plus compétentes pour gérer la relation

d’emploi à domicile. De façon plus ou moins explicite, le rôle d’employeur à domicile est pensé

comme une extension du rôle traditionnellement tenu par les femmes au sein du foyer (2011

p.31).

En ce sens, faire appel à une externalisation des tâches ménagères n’est pas seulement une

question financière, mais se lie également à des rôles sociaux. Goñalons-Pons (2015) montre,

dans une étude sur les femmes professionnelles de la classe moyenne en Espagne, que le choix

d’embaucher une aide-ménagère correspond à une manière de voir la délégation qu’elle appelle

"domesticité moderne" (modern domesticity). Ces femmes construisent une identité de

professionnelles qui valorise la "modernité féminine" et l’égalité avec les hommes, tout en

conservant certaines références à un code de genre "traditionnel" qui sont revalorisées comme

positives : être mère et compagne, aimante, agréable (2015 p. 48). L’auteure montre que les

femmes qui décident d’externaliser leurs tâches ménagères utilisent leur privilège de classe pour

l’emploi d’une autre personne pour l’exécution du travail domestique, tout en concevant leur

choix comme une "nécessité".

De manière complémentaire, plusieurs auteures montrent que la demande pour la garde

d’enfants et pour le soin des personnes âgées, que nous considérons comme faisant partie des

services d’aide et soin, est également liée à la classe, selon le type de soin qui sera préféré ou

choisi (Williams & Gavanas 2008 pp. 20–21; Näre 2013 p. 615). La classe et précisément le style

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Chapitre I 64

de vie au sens de Bourdieu (1979) est ainsi un concept important pour comprendre le phénomène

de l’externalisation des tâches ménagères.

C. Réponses politiques et contexte de crise

Au niveau européen, le discours d’égalité de genre a pris la forme de l’égalité sur le marché du

travail. Les discussions dans des événements autour des nouveaux services à la personne ou des

problèmes d’articulation entre vie privée et professionnelle prêchent souvent pour la

démocratisation de l’accès à l’emploi d’une aide domestique. Cette orientation des politiques

publiques a l’objectif d’aider les femmes en carrière professionnelle à briser le "plafond de verre"

(glass ceiling) et combattre le brain waste de femmes hautement éduquées non employées à temps

plein, contribuant ainsi à augmenter la compétitivité européenne (EESC 2015).

Sur le plan pratique, la réorganisation en plusieurs pays d’Europe des services de welfare diminue

la disponibilité ou l’accessibilité financière de services, comme les crèches, les résidences pour

personnes âgées, les services à domicile, etc. Ce phénomène est d’autant plus manifeste quand il

concerne les personnes âgées, alors que la population vieillit.

En outre, les changements dans la structure des familles rendent plus difficile la mise en place

d’une entraide familiale ou de voisinage : l’individualisation des familles, de plus en plus

nucléaires ; l’éloignement géographique des familles, surtout par la mobilité professionnelle ;

l’allongement de la vie professionnelle, occupant les grands-parents auparavant plus disponibles ;

et enfin, le choix tardif d’avoir des enfants, l’âge des grands-parents ne leur permettant pas dès

lors de prendre soin de leurs petits-enfants. Abrantes (2014 p. 247) signale que le vieillissement

de la population et l’augmentation de l’âge moyen des parents lors du premier enfant signifient

qu’un nombre croissant de personnes avec un emploi rémunéré accumulent celui-ci avec le soin

des enfants en bas âge et de leurs parents, en même temps ou durant des périodes rapprochées.

Comme l’observent Gallotti et Mertens (2013), depuis 2008, la crise financière européenne qui a

touché principalement les pays du sud de l’Europe a favorisé des situations nationales assez

particulières. Entre autres, on observe une diminution de l’externalisation et le retour au travail

domestique non-rémunéré, en même temps qu’une augmentation de la vulnérabilité des

employées domestiques migrantes en situation irrégulière15.

La crise financière exerce sur les familles consommatrices de travail domestique une pression

contradictoire, comme l’énonce Abrantes (2014 pp. 263–264) : d’un côté, elle augmente la

pression économique, le travail domestique pesant plus lourd dans les budgets familiaux. Elle

augmente ainsi la probabilité d’une diminution de la demande des services domestiques. De

15 Cette dernière situation est décrite par des études récentes sur la migration latino-américaine. Yépez del Castillo (2014) épingle par exemple les stratégies de survie des migrants installés en Europe du Sud pour multiplier leurs revenus : travailler plus et faire travailler tous les membres de la famille (malades, personnes âgées, jeunes).

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Chapitre I 65

l’autre, la précarité généralisée du marché du travail, accentuée avec la crise, exerce une pression

qui contribue à la manutention ou augmentation de la demande pour le travail domestique : la

culture des longues heures de travail, le vieillissement de la population, l’austérité qui favorise la

diminution de l’offre des services publics, etc.

Plusieurs facteurs structurels concourent donc à augmenter la pression sur les familles de classe

moyenne et spécialement sur les femmes pour "tout réaliser" : accomplir une carrière à temps

plein, s’occuper de l’éducation des enfants, être une épouse satisfaite et bien gérer la maison

(Ehrenreich & Hochschild 2004 p. 4).

Revenant à l’interprétation de Del Re (1997) sur la citoyenneté des femmes, il convient d’ajouter

que la recherche de la citoyenneté est également stratifiée au sein du groupe de femmes auquel

on nie une participation publique plus ample et égalitaire. Le genre n’est ainsi jamais neutre ou

isolé, et il accompagne entre autres des facteurs de classe et de "race"/ethnicité. Si, comme

évoque l’auteure, une véritable citoyenneté passe par une révision des principes démocratiques

sur lesquels se base la société, certaines femmes ont réussi à être "citoyennes comme les

hommes" (Del Re 1997 p. 100), en ce qui concerne, au moins, leur citoyenneté économique et

sociale, grâce à la délégation d’une partie de leur travail reproductif.

Cette section a ainsi parcouru trois aspects des recherches en travail domestique : les relations de

travail domestique sur le marché formel ou informel du travail ; la difficulté de professionnaliser

le travail domestique et d’en faire une source d’émancipation pour les travailleuses ; et

l’augmentation de la demande d’externalisation du travail domestique comme résultat

principalement du non-partage des tâches domestiques au sein du couple et des configurations

du marché d’emploi. Ces questions se lient par un fil qui met en relation les rapports de genre,

classe et "race"/ethnicité qui entourent le recours à, et l’emploi dans, le travail domestique.

Pour compléter la discussion de cette première section, nous verrons dans la Section II l’histoire

du travail domestique belge, à la fois du point de vue législatif et des migrations pour le travail

domestique. L’encadrement juridique comporte deux volets : la reconnaissance du travail

domestique en tant qu’emploi salarié, créant un ou plusieurs statuts pour les travailleuses, ainsi

que la protection et l’encadrement de l’activité.

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Chapitre I 66

Section II : L’histoire du travail domestique belge

4. Les essais pour encadrer légalement le travail domestique comme

profession

En Belgique, déjà au début du 20e siècle, la tardive reconnaissance du travail domestique comme

profession et le retard dans l’institution d’un cadre légal sont en décalage avec les avancées

sociales obtenues par d’autres catégories professionnelles. Ainsi, en 1900, la Belgique approuve

une loi sur le contrat de travail ainsi que celle des pensions de vieillesse. Se succèdent la loi sur

les accidents de travail en 1903, le droit au repos dominical en 1905, la création par le

gouvernement des commissions paritaires en 1919, la journée de huit heures et la semaine de 48

heures en 1921, une semaine de congés payés en 1936, etc. (Bitsch 2004 p. 164). Plusieurs lois

spécifiant les catégories de travailleurs et leur donnant des droits vont naître, excluant

systématiquement les employées domestiques ou "servantes", comme on les appelait à l’époque.

En 1920, un autre phénomène contribue à la dégradation de la condition d’employée

domestique : la réforme fiscale. Elle impose des impôts sur le revenu et fait plonger une série

d’activités féminines dans l’économie informelle (Gubin 2001 p. 36). De plus, depuis 1893, avec

la fin du vote censitaire et l’arrivée du suffrage universel masculin compensé des votes

supplémentaires, les employeurs qui sont chefs de famille n’ont plus d’avantage politique à

déclarer leur personnel domestique. En effet, jusqu’à 1893, le nombre d’employés domestiques

compte, au même rang que le nombre de portes et fenêtres de la maison et la possession d’un

cheval, pour le calcul de la fortune, définissant ainsi qui sont les citoyens pouvant voter et être

élus. Avoir des domestiques est alors clairement un signe de richesse qui détermine la

participation politique.

Les servantes sont également exclues par loi du domaine des libertés civiles et politiques, cette

fois-ci en tant que femmes. Le vote féminin aux élections communales advient seulement en

1921, alors que le vote féminin universel ne viendra qu’en 1948 (Jacques 2009).

En ce début de siècle, le manque de droit octroyé aux travailleuses domestiques est le résultat

d’un double décalage : par rapport à d’autres secteurs en Belgique, surtout ceux relevant de

l’industrie, et par rapport au même métier dans d’autres pays européens. Au Danemark, en

Autriche, en Suisse et en France, au début des années 1920, et en Allemagne en 1933, des

mesures sont prises pour légiférer ou réglementer le contrat de louage des services du personnel

domestique (Pasleau & Schopp 2001 p. 247; Piette 2001 p. 109). À propos de l’éloignement de la

catégorie du travail domestique des autres secteurs en Belgique, l’historienne Piette (2001) écrit :

Cantonnés dans le privé, les domestiques échappent à toute forme de modernité. Cet héritage

de l’Ancien Régime demeure enraciné comme une épine à la conscience de nombreux

progressistes : après la Première Guerre, l’état de domestiques embarrasse une société tournée

résolument vers l’avenir et la modernité (2001 p. 102).

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Chapitre I 67

Une partie de l’explication du retard à amener plus de protection à ce groupe de travailleuses est

le manque d’organisation du secteur en Belgique. En effet, dans l’entre-deux-guerres, la

syndicalisation des travailleurs domestiques fait d’énormes progrès en France, aux États-Unis, en

Angleterre et dans les pays scandinaves, et, dès 1899, le Danemark possède un syndicat pour les

travailleuses domestiques très puissant (Piette 2001 p. 118). Piette fait remarquer que le retard

dans le mouvement de syndicalisation des travailleuses domestiques en Belgique reflète en partie

le manque d’intérêt des syndicats eux-mêmes, cantonnés au stéréotype du travailleur masculin

dans les usines et le charbonnage.

Surtout, ce retard est attribué à l’existence en Belgique de plusieurs initiatives philanthropiques

qui encadrent et assistent les travailleuses pour qu’elles apprennent leur métier de mère et femme

au foyer. "Comme les servantes sont entourées, surveillées, encadrées par une armada d’œuvres

qui prennent en compte tous les aspects de leur condition, la philanthropie agissante freine

l’organisation syndicale et l’intervention législative", écrit Piette (2001 p. 118). En outre, la

position sociale ambiguë des travailleuses domestiques n’inspire pas confiance : elles sont vues à

la fois comme peu fiables par la bourgeoisie et comme "traîtres de classe" par la classe

ouvrière (Piette 2001 p. 112).

Dans la période de l’entre-deux-guerres, une crise de main-d’œuvre parmi les servantes, appelée

"crise ancillaire", attire l’attention à la condition de vie des travailleuses domestiques et fait

pression sur l’adoption d’une législation dans le domaine. Contrairement à d’autres pays

européens, il n’y aura pas d’accord autour d’une loi encadrant le travail domestique avant 1970.

En effet, de 1920 à 1964, plusieurs propositions de loi sont déposées au Parlement, sans succès.

En 1923, le député socialiste Max Hallet propose un premier texte, jugé trop osé. En effet, Hallet

met en question la conception du foyer comme lieu privé et inviolable et propose de légiférer sur

les conditions de travail des employées domestiques, en garantissant : nourriture saine et

suffisante (art. 4) ; chambre dont la porte ferme à clé (art. 5) ; repos ininterrompu de huit heures

par jour (art. 6) ; deux heures pour les repas ; après-midi libre toutes les deux semaines ; et une

semaine de vacances par an payée par l’employeur (Piette 2001 p. 113).

La proposition est fortement critiquée et refusée. Le texte tente sa réintroduction en 1925, en

1936 et 1937, et sera à chaque fois refusé ou écarté. En 1939, Maria Baers, sénatrice catholique et

figure emblématique du mouvement associatif féminin flamand, propose une loi ne faisant pas

référence aux propositions antérieures ou au cadre juridique international, mais avec contenu

semblable, laissant néanmoins une souplesse à l’employeur pour gérer en "bon père de famille"

les soins de l’employée domestique (Piette 2000 p. 117). La proposition de la sénatrice relève du

droit civil et ne prévoit pas de sanction pénale à des employeurs qui ne respecteraient pas la

législation (Pasleau & Schopp 2001 p. 248). Il inclut tout type d’arrangement, mais se limite au

travail manuel, excluant gouvernantes, infirmières et institutrices privées. Les travaux sur le texte

avancent, mais ils seront interrompus lors du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale.

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la question d’une loi réglant le contrat de travail

domestique reprend. Dès début 1946, une commission sénatoriale étudie la question et travaille

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Chapitre I 68

sur un nouveau texte de loi. En parallèle, la sénatrice Maria Baers, aussi membre de la

commission, réintroduit le texte de 1939. Les deux propositions ne dépassent pourtant pas le

stade de l’étude en commission (Pasleau & Schopp 2001 p. 249). L’analyse des lettres envoyées à

la sénatrice Maria Baers montre qu’une bonne partie des maîtresses de maison en cette période

de post-guerre pensent qu’il y a déjà "trop d’avantages" pour les domestiques (2001 p. 250).

En 1964, le député chrétien-démocrate Joseph Posson réintroduit une proposition de loi

largement inspirée du texte de Maria Baers (alors toujours en commission à la chambre). Celle-ci

est finalement approuvée en avril 1970. L’arrêté royal du 9 juillet 1970 établit l’obligation

d’utiliser un contrat écrit pour le travail domestique, et des précisions viendront en 1978 avec la

loi sur les contrats de travail. La Commission de l’Emploi, du Travail et de la Prévoyance Sociale

souligne à l’époque que la plupart des dispositions sont, à peu de choses près, identiques à celles

de la loi de 1900 sur le contrat de travail (Pasleau & Schopp 2001 p. 252), ce qui renforce le

sentiment de retard législatif en la matière. Le texte approuvé, basé sur la version de la sénatrice

Baers, est moins protecteur que la première proposition introduite en 1923.

À partir du milieu des années 1960, des lois régissant le travail et qui n’excluent pas les

domestiques ouvrent l’accès à une protection sociale16. En 1971, la loi sur les accidents de travail

(de 1945) est modifiée pour inclure les travailleuses domestiques (Moniteur belge, 24 avril 1971). Le

texte indique, notamment, l’obligation des familles employeuses de souscrire à une assurance

contre les accidents de travail (Pasleau & Schopp 2001 p. 254).

Également en 1971, un Arrêté royal crée une commission paritaire pour les employées

domestiques17, qui ne sera pas effective pour manque de représentants, jusqu’à être supprimée en

1999 (Document législatif n° 4-887/1, Sénat de Belgique, 29 juillet 2008). L’inclusion de la profession

dans une commission paritaire (323, gestion d’immeubles) ne vient qu’en 2004, résultant de la

pression des syndicats18.

La loi de 1978 sur les contrats de travail régule plus précisément la profession, obligeant les

employeurs à fournir aux travailleuses domestiques un habillement approprié, à assurer des

conditions de travail "décentes, hygiéniques et sûres ainsi que le confort élémentaire" (art.110)19.

La figure de l’employé domestique y est définie comme "un travailleur qui s’engage, contre

rémunération, à effectuer sous l’autorité d’un employeur, principalement des travaux ménagers

d’ordre manuel pour les besoins du ménage de l’employeur ou de sa famille". Dès 1983, les

travailleuses du secteur ont le droit de bénéficier du chômage après 300 jours travaillés.

16 Protection de la rémunération (Moniteur belge, 30 avril 1965), assurance soins de santé obligatoire (Moniteur belge, 5 juillet 1969), et accès à la sécurité sociale (Moniteur belge, 5 décembre 1969). La loi sur le régime des vacances a été étendue aux travailleuses domestiques en 1970 (Moniteur belge, 30 juin 1970). 17 Le système belge est basé sur la constitution de commissions paritaires par profession ou groupe de professions et permet des accords collectifs concernant des conditions de travail et salaire. 18 L’absence d’une commission paritaire a aussi contribué à une dévalorisation salariale (Pasleau & Schopp 2001). 19 Source : www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&cn=1978070301&table_name=loi.

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Chapitre I 69

Du point de vue fiscal, les employeurs bénéficient à partir de 1986 d’une déductibilité à

l’engagement d’une personne en tant qu’"employée de maison" si elle est au chômage complet.

Les contributions à l’Office National de Sécurité Sociale (ONSS), contribution obligatoire pour

tout travailleur, ne s’appliquent pourtant pas aux travailleuses domestiques travaillant moins de

quatre heures par jour ou moins que 24h par semaine chez un ou plusieurs employeurs. En

outre, les avantages en nature, soit le logement et le repas, peuvent être déduits du salaire par les

employeurs. Ces déductions peuvent aller jusqu’à 20% de la rémunération brute totale, voire

40% lorsque l’employeur met à disposition une maison ou un appartement, et jusqu’à 50% "[si le

domestique est] complètement nourri et logé chez l’employeur"20.

Si les travailleuses sont obligées d’être déclarées même si des contributions à l’ONSS ne sont pas

versées, elles ne trouvent pas beaucoup d’avantages à travailler dans le marché formel (Pasleau &

Schopp 2001). La perte salariale est en effet disproportionnée par rapport à la protection offerte.

Sur ce sujet, Pasleau et Schopp (2001) citent une enquête réalisée en 1993 auprès de 300 familles

du Limbourg belge. L’étude montre que 14% des familles interrogées recourent à une aide-

ménagère, mais seulement 1,3% concluent un contrat avec la travailleuse, et 1% s’acquittent des

charges sociales (2001 p. 258). Le gouvernement tente d’augmenter les contrôles et d’exclure du

chômage les personnes travaillant au noir sur le côté, mais la loi elle-même favorise l’économie

informelle avec l’accès aux contributions sociales uniquement lorsque le volume horaire est de

plus de 24h de travail hebdomadaire.

C’est seulement en octobre 2014 que le gouvernement belge a abrogé le minimum d’heures de

travail pour accéder à la sécurité sociale. Les employées domestiques ne sont désormais plus

exclues de la sécurité sociale et les employeurs sont ainsi tenus de faire de contributions à

l’ONSS indépendamment du nombre d’heures prestées21. Les changements de loi ont été faits

pour que la Belgique se conforme aux normes internationales édictées par la Convention 189

(C189) sur travailleurs et travailleuses domestiques de l’OIT.

Ce changement de loi d’accès à la sécurité sociale pour les travailleuses sous le statut d’employée

domestique a pourtant une conséquence négative indirecte pour les travailleuses domestiques

migrantes en situation irrégulière et travaillant sur le marché informel. Auparavant, les polices

d’assurance pour personnel de maison couvraient tout travail dans la maison, qu’il soit

sporadique ou permanent, de manière générale et non liée à une travailleuse en spécifique.

Désormais, pour réaliser une assurance obligatoire pour personnel de maison, les assureurs

exigent une pièce d’identité ou une carte de séjour – donc l’obligation d’être en situation

régulière de séjour (OR.C.A. 2015). Les travailleuses domestiques en situation irrégulière de

20 Source : www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&cn=1965041204&table_name=loi). Plus sur les déductions de salaire en travail domestique dans Gutièrrez et Craenen (2010 p.13). 21 Selon la loi, les prestations ne peuvent pas être inférieures à trois heures chacune et le contrat ne peut pas être inférieur à un tiers temps. Dans le cas échéant, il faut établir un "contrat de travail à temps partiel dérogatoire" prévoyant des prestations d’un minimum de quatre heures par jour. L’assurance obligatoire pour personnel de maison continue d’application. Pour plus d’information sur ce changement, voir : www.socialsecurity.be/site_fr/employer/infos/domestic/index.htm.

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Chapitre I 70

séjour ont ainsi perdu une dernière protection au travail, à laquelle elles avaient accès par un effet

indirect de la discrimination subie par les employés domestiques devant la loi.

Le statut d’"employée domestique" prévu par la loi belge concerne aujourd’hui des personnes

employées directement par la famille (à temps plein, ou temps partiel, live-in ou live-out, au service

d’une seule famille ou plusieurs). En 2008, 1.069 personnes enregistrées à temps plein intégraient

cette commission paritaire22 (Gutiérrez & Craenen 2010 p. 8). Néanmoins, ce statut n’a été que

rarement choisi par les ménages employeurs, car ceux-ci le considèrent comme trop compliqué

en termes bureaucratiques et trop cher en raison de charges sociales à payer, même si la loi

prévoit des déductions fiscales généreuses pour l’offre de logement et nourriture. En outre, si la

protection aux travailleuses sous ce statut augmente avec ce changement législatif, l’attractivité de

ce statut pour les familles employeuses diminue encore d’avantage.

Enfin, si le statut d’employée domestique a subi des améliorations depuis 1970, une série de

problèmes continuent à favoriser une pauvre qualité d’emploi (Gutiérrez & Craenen 2010;

Michielsen et al. 2013) : les paiements en nature peuvent réduire de manière importante le salaire

net ; les heures supplémentaires ne sont pas limitées ; et l’interdiction générale du travail de nuit

n’est pas d’application.

5. Plusieurs statuts pour les travailleuses domestiques

Mis à part le statut d’employée domestique dont l’évolution a été décrite ci-dessus, plusieurs

autres statuts et modalités de travail domestique coexistent.

Ainsi, les personnes occupant un poste diplomatique ont selon la loi belge le droit d’amener du

personnel de l’étranger, y compris des employées domestiques. Bien localisé en Europe de

l’Ouest et au cœur des institutions européennes, Bruxelles connaît une surreprésentation

d’ambassades et missions diplomatiques et, par conséquent, un important nombre de personnes

employées en tant que personnel diplomatique.

Selon l’Organisation de Coopération et Organisation pour la Sécurité et la Coopération en

Europe (OSCE en anglais), Bruxelles serait la deuxième au monde, après Genève, en nombre

d’établissements diplomatiques. Bruxelles compte 203 missions diplomatiques étrangères et 109

organisations internationales, dont l’Union Européenne et l’OTAN (Organisation du traité de

l’Atlantique Nord) sont les plus grands exemples (OSCE 2014 p. 64).

Le service du Protocole du Ministère des Affaires étrangères délivre une carte spéciale S au

personnel diplomatique. L’organe s’occupe également d’informer les travailleuses sur le contrat

22 Selon Gutiérrez et Craenen (2010), la catégorie reste imprécise, puisque des personnes ayant le statut d’employée domestique sous un permis B de travail (rare, mais pas impossible) ne sont pas systématiquement inclues dans les statistiques de la commission paritaire.

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Chapitre I 71

de travail et leurs droits23. Depuis 2013, une Commission de Bons Offices fondée à l’initiative de

syndicats et de l’Inspection Sociale du Travail concerne tout personnel diplomatique. La

Commission est composée par plusieurs Services Publics Fédéraux (ministères) en contact avec

des instances diplomatiques, ainsi que des représentants syndicaux et l’Inspection Sociale. Elle

joue un double rôle : la conciliation entre employés et employeurs lors de conflits, et la

constatation de lacunes législatives et la proposition de solutions le cas échéant.

Malgré les efforts, la situation des employées diplomatiques en travail domestique demeure

vulnérable, principalement pour des questions structurelles. Le séjour du personnel diplomatique

en Belgique en carte S est entièrement lié au contrat de travail et renouvelé annuellement. Pour

renouveler leur carte spéciale au départ de leur employeur diplomate, les travailleuses doivent

trouver un autre diplomate voulant les employer (elles peuvent par exemple enchaîner avec la

nouvelle personne qui arrive au poste). Si elles ne réussissent pas à trouver de nouveaux

employeurs, leur contrat ne sera pas renouvelé et leur permis de séjour expirera.

Malgré l’infrastructure existante pour renforcer la protection, la carte S est précaire à cause de la

dépendance de la travailleuse par rapport à la famille du diplomate : les travailleuses n’osent pas

dénoncer des abus sous risque de perdre leur séjour et/ou ne pas obtenir de bonnes indications

pour prolonger leur emploi auprès d’un autre diplomate (Gutiérrez & Craenen 2010 p. 30). Si, en

principe, les diplomates sont obligés de signer un contrat de travail et, en tant qu’employeurs,

sont soumis à la législation belge, l’immunité diplomatique peut constituer un obstacle au

déclenchement de procédures juridiques et, en pratique, intimider les travailleuses désireuses de

porter plainte24.

Un autre statut est celui de jeunes "au pair". Crée avec l’objectif de favoriser l’échange culturel et

de permettre aux jeunes personnes étrangères pour perfectionner la langue du pays hôte, le statut

va pourtant être utilisé comme une manière déguisée pour se procurer une travailleuse

domestique live-in à moindre coût, en Belgique comme dans d’autres pays européens (Bikova

2010; Calleman 2010; Gutiérrez & Craenen 2010; Kuźma 2012; Pelechova 2015)25.

Selon la loi belge, les jeunes "au pair" peuvent faire jusqu’à 20 heures de travail hebdomadaires,

n’excédant pas quatre heures par jour. Les tâches comprennent la garde d’enfants et de "tâches

ménagères légères", en échange d’être nourrie et logée, et de recevoir un argent de poche de 450 €

minimum par mois (2010). Elles ont également droit à une assurance maladie payée par la

famille. Les familles doivent en outre acquérir une assurance obligatoire pour personnel de

23 "Carte spéciale" : http://diplomatie.belgium.be/fr/binaries/Enregistrement%20personnel%20O.I._tcm313-182605.pdf. 24 Voir plus sur la situation des employées domestiques diplomatiques sur (Gutiérrez & Craenen 2010), (Michielsen et al. 2013) et (OSCE 2014). 25 Selon la législation, le statut de jeune "au pair" concerne l’étranger "qui est accueilli temporairement au sein d’une famille, où il est logé et nourri en contrepartie de légères tâches courantes d’ordre familial, en vue de perfectionner ses connaissances linguistiques et d’accroître sa culture générale par une meilleure connaissance du pays particulièrement à la vie de la famille d’accueil" (Article 24 de l’Arrêté d’Exécution du 09/06/99).

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Chapitre I 72

maison et introduire une demande de permis de travail B. Les jeunes "au pair" n’ont cependant

pas un statut de travailleur26, ce qui rend difficile le contrôle des obligations des familles.

Les nationalités présentes dans le secteur des jeunes "au pair" sont semblables aux nationalités

présentes sur le marché du travail domestique en général, et l’on trouve très peu de jeunes des

pays riches comme les États-Unis ou le Canada (Gutiérrez & Craenen 2010 p. 29). Selon le

service d’inspection du Ministère du Travail de la Région de Bruxelles-Capitale, avant l’entrée des

pays de l’Est dans l’UE, la plupart des jeunes filles au pair venaient de cette région. Depuis leur

entrée progressive dans l’UE, qui a facilité leur entrée sur le marché formel du travail, il y a

beaucoup moins de demandes. Des femmes latino-américaines et philippines composent en

2011 la plupart des demandes de permis B pour jeunes "au pair" (Pauporté 2011).

Le modèle des migrations pour le travail belge est basé sur les systèmes de permis de travail. Le

permis de travail B est une autorisation de travail ouvrant le droit à un séjour, ce dernier lié au

contrat de travail et donc à un employeur et secteur de travail spécifiques, pour la durée

maximale d’un an, pouvant être renouvelable dans le même secteur et avec le même employeur

(les changements d’employeur doivent être dûment motivés). Le permis de travail B est ainsi lié à

un secteur et à un employeur et doit être renouvelé annuellement. Contrairement à d’autres pays

européens (Italie, Royaume-Uni, entre autres), la Belgique n’offre toutefois pas la possibilité

d’obtenir un permis de travail pour le travail domestique, considérant que le secteur n’est pas en

pénurie d’emploi27.

Travailler sous le statut d’employée domestique présuppose, ainsi, la nationalité belge ou une

situation régulière de séjour sur le sol belge, soit comme ressortissante d’un pays membre de

l’UE (jouissant de la libre circulation des travailleurs), ou encore en situation régulière de séjour

et autorisée à travailler (pour les ressortissants d’un pays non-UE). Cette règle compte deux

exceptions. L’une est l’octroi de documents de séjour à des employées domestiques dans des

résidences privées de diplomates (carte S). L’autre, très rare, est l’obtention d’un permis de travail

B pour des travailleuses domestiques live-in : même si la profession ne figure pas sur les listes de

professions en pénurie, des employeurs peuvent obtenir un permis selon l’argumentation de la

spécificité de la travailleuse en question (qui justifierait qu’elle soit amenée d’un pays tiers vers la

Belgique).

Mis à part ces (minces) possibilités d’arrangement formel en travail domestique, le travail au noir

persiste certainement, que ce soit dans sa forme live-in ou live-out, même s’il est difficile d’estimer

avec précision l’ampleur de l’économie souterraine. Traditionnellement, les secteurs où le travail

au noir des migrants est plus présent en tant qu’activité principale sont la restauration,

26 L’organisation O.R.C.A. défend la fin de ce statut, suivant l’avis des services d’inspection du travail en Région flamande, ou du moins une révision pour garantir un véritable cadre juridique pour les migrantes entrant actuellement dans le secteur du travail domestiques via le système "au pair" (Gutiérrez & Craenen 2010). 27 L’attribution d’un permis de travail B et subséquente autorisation de séjour est rendu très difficile quand il s’agit de professions hors la liste de professions en pénurie, établie par chaque région. Liste de professions en pénurie : www.belgium.be/fr/emploi/recherche_d_emploi/marche_du_travail/metiers_en_penurie/.

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Chapitre I 73

l’hôtellerie, l’agriculture, la construction et les services (Rea 2013 p. 17), notamment le travail

domestique.

Le travail non déclaré ne concerne par contre pas que les personnes migrantes en situation

irrégulière de séjour, mais toute la population belge et, surtout, des personnes employées qui

réalisent du travail au noir en parallèle. Si les comparaisons internationales tiennent comme base

des éléments macroéconomiques qui ne traduisent pas toujours la spécificité des problèmes

rencontrés en Belgique (Pacolet et al. 2009), une estimation d’une étude pour la Banque

Mondiale par Hazans (2011) évalue qu’environ 10,5% de la main-d’œuvre active belge travaille

de manière non déclarée. De manière complémentaire, selon des estimations avancées par

Schneider (2013 p. 3), la Belgique aurait un marché informel qui représente 16,4% de son

Produit Intérieur Brut (PIB).

Dans un ranking international établi par l’auteur, le taux moyen de participation du marché

informel au PIB est de 18,6%. La Belgique occupe donc la 18e position dans le continent

européen dans ce "taux d’informalité". La position est meilleure que celles des nouveaux États

membres de l’UE en Europe de l’Est, de la Turquie ou des pays de l’Europe du Sud. Mais la

Belgique est moins bien placée par rapport aux pays de l’Europe du Nord. La Belgique largement

concernée par le travail informel. Nous verrons par la suite que l’informalité du travail

domestique vient de pair avec l’emploi de femmes migrantes.

6. Une occupation de femmes et de migrantes

L’histoire belge et bruxelloise du travail domestique est aussi l’histoire de migrations : les

travailleuses domestiques en Belgique constituent le miroir des diverses vagues migratoires,

comme l’écrit Morelli (2001). Au milieu du 19e siècle, presque 50% des femmes étrangères qui

travaillent à Bruxelles sont dans le secteur du travail domestique, soit une surreprésentation du

nombre de servantes parmi la population féminine au travail, de 28% (De Schaepdrijver 1990 p.

78;143). Bruxelles concentre, en effet, le plus grand nombre de travailleuses domestiques

présentes en Belgique.

De cette manière, entre 1846 et 1856, les servantes étrangères à Bruxelles viennent

principalement des pays limitrophes : en ordre décroissant d’importance, France, Pays-Bas,

Allemagne, Royaume-Uni et Luxembourg, alors que les autres nationalités ne représentent

ensemble que 6% du total de servantes étrangères (Morelli 2001 p. 150).

Le métier devient également plus féminisé dans plusieurs pays européens, dont la Belgique, à

partir de la moitié du 19e siècle (Dussuet 2012). Ce changement est principalement attribué à la

fin de la spécialité, plusieurs domestiques synthétisant souvent dans la figure de la "bonne à tout

faire". Selon Rollins (1987 p. 34), ce phénomène de féminisation résulte entre autres du fait que

les hommes commencent à bouger vers de nouveaux secteurs de l’économie urbaine et

industrielle en expansion. Cette féminisation ne s’est jamais inversée, malgré l’augmentation

constante des niveaux d’études des femmes partout en Europe et ailleurs (Lutz 2011).

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Chapitre I 74

Les travailleuses engagées comme servantes sont souvent célibataires et jeunes venant des

campagnes ou de l’étranger, exerçant le métier en général jusqu’au mariage. Certaines continuent

à travailler après le mariage comme "femme de ménage à la journée" (live-out selon le vocabulaire

d’aujourd’hui) (Gubin 2001 p. 48). Jusqu’au 19e siècle, il n’était pas rare que les familles envoient

leurs enfants en ville pour être domestiques jusqu’à leur mariage dans une famille riche, pour se

soulager financièrement et pour les éduquer (Dussuet 2012 p. 28). Le travail domestique

comprend ainsi une dimension de protection. Lors de l’arrivée des premiers salariés industriels,

cet élément de protection contribue à faire du travail domestique une forme archaïque de travail,

écrit Dussuet (2012) : les prolétaires étaient "libres de toute attache, mais aussi dénués de toute

protection puisque n’appartenant à aucune communauté domestique capable de les entretenir"

(2012 p. 29).

Nous nous attarderons ci-dessous sur deux passages de l’histoire belge, l’entre-deux-guerres et

les migrations pour le travail après la Deuxième Guerre.

A. L’entre-deux-guerres : société en changement et "crise ancillaire"

À partir des années 1920, l’on commence à parler de "crise des domestiques" ou "crise ancillaire"

dans presque toute l’Europe occidentale, y compris en Belgique. Il aurait un manque de main-

d’œuvre "compétente" et disponible dans le travail domestique dans le dire des maîtresses de

maison. Celles-ci se plaignent d’une pénurie de bonnes servantes, puisque celles en fonction sont

décrites comme "exigeantes et paresseuses", tandis que les travailleuses se plaignent de

l’arrogance de leurs patronnes, des mauvaises conditions de travail et de logement, de la

méfiance à leur égard, et de harcèlement sexuel (Gubin 2001 p. 34).

Les chiffres officiels indiquent que la pénurie est surtout causée par une augmentation de la

demande qui ne s’accompagne pas par un accroissement de l’offre. En 1919, la Bourse du

Travail enregistre 1.247 candidates au travail domestique et 361 maîtres de maison cherchant une

employée. En 1923, on compte 3.065 candidates pour 5.155 demandes (Piette 2001 p. 104).

La crise montre, également, le manque de motivation des jeunes filles à entrer en service. Une

enquête internationale au début des années 1920, qui comprend la Belgique, l’Australie, le

Danemark, la France, la Grande-Bretagne, le Japon, la Perse (Iran à partir de 1934), la Suède, la

Suisse et les États-Unis, dévoile le nœud du problème : l’infériorité sociale des travailleuses

domestiques ; les conditions de travail dures (des heures de travail longues et surtout

indéterminées, l’absence de confort ou loisir) ; et des conditions "psychologiques", comme

l’isolement, le manque d’avenir et le manque d’occasions de se marier (Piette 2001 p. 110).

Dans plusieurs pays, la crise a été le moteur de changements législatifs. Parmi d’autres pays,

l’Autriche, la Suisse, le Brésil, la Norvège, la Bulgarie et le Mexique ont apporté au secteur du

travail domestique des améliorations pour le statut et les conditions de travail (Piette 2000). En

Belgique, néanmoins, malgré les essais répétitifs pour augmenter les droits octroyés aux

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Chapitre I 75

travailleuses domestiques, le changement est empêché par les secteurs conservateurs et par les

maîtresses de maison elles-mêmes, et la crise reste anecdotique.

En ce sens, Gubin (2001) relativise les chiffres indiquant une vraie pénurie de travailleuses. Pour

elle, d’autres facteurs aident à comprendre le contexte de la situation vécue comme une crise. En

effet, plusieurs changements sociaux et du métier lui-même favorisent l’impression de pénurie.

Premièrement, l’émergence de nouveaux métiers et surtout les nouvelles conquêtes sociales

accroissent la distance entre le travail domestique et les autres secteurs. En 1930, l’industrie est le

premier secteur d’occupation de femmes, suivi du commerce, alors que le travail domestique

reste stable, mais occupe la troisième position (Gubin 2001 p. 38).

Deuxièmement, il y a un changement au sein du métier, avec une augmentation du nombre de

femmes de ménage live-out au lieu de live-in. Toujours selon Gubin (2001 p. 45), ceci serait le

résultat d’un changement de la part des travailleuses, puisque le cadre offre plus d’indépendance

et elles peuvent continuer à travailler après le mariage. Mais le phénomène des femmes à journée

est également le reflet d’un changement dans l’habitat urbain : souvent, la bourgeoisie n’a pas les

moyens de loger une travailleuse domestique dans leurs appartements.

Troisièmement, le "boum" de mariages après la Première Guerre mondiale fait que les jeunes

filles se marient très tôt. L’école devenant obligatoire jusqu’à 14 ans, ces faits diminuent le laps

de temps pendant lequel les jeunes filles travailleront en domesticité, en tout cas en live-in.

Enfin, l’origine des travailleuses semble constituer un facteur non négligeable. Si la période

de l’entre-deux-guerres ne semble pas compter plus de travailleuses étrangères qu’avant la

Première Guerre mondiale, la nationalité des travailleuses change. Ce changement élargit les

catégories d’altérité et renforce l’idée de pénurie de main-d’œuvre (Gubin 2001 p. 49). Aux

nationalités "habituelles" du 19e siècle (Allemandes, Françaises, Hollandaises, Anglaises,

Luxembourgeoises) s’ajoutent des travailleuses venant de l’Europe de l’Est (Polonaises,

Tchèques, Hongroises, Yougoslaves) et de l’Europe du Sud (Italiennes, Portugaises) (Gubin

2001 p. 49; Morelli 2001 p. 150).

Ce changement est en outre motivé par les entreprises belges, en pleine industrialisation, qui

dans les années 1920-30 ont besoin de main-d’œuvre et font appel à une migration masculine

étrangère. On verra venir des travailleuses principalement de France, puis d’Italie et de Pologne

(1930-37). Dans les mines, les Polonais étaient parmi les ouvriers les plus recherchés, considérés

comme efficaces et infatigables (Kuźma 2012 p. 37, citant Eder 1983, pp. 21–28).

Les conditions ne sont pas toujours favorables pour que les Polonaises qui accompagnent leur

époux trouvent un emploi dans le travail domestique, car les offres sont plutôt concentrées dans

les grandes villes, voire à Bruxelles, loin des nouveaux pôles de travail industriel. Mais "la

réputation de propreté liée aux Polonais va jouer en faveur de leurs compagnes qui trouveront à

s’employer comme femmes à journée dans la bourgeoisie des villes de province", écrit

Morelli (2001 p. 150).

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Chapitre I 76

Allemandes, Hongroises, Luxembourgeoises et Suisses se retrouvaient principalement à

Bruxelles pour le travail domestique (Morelli 2001 p. 152). Les Hongroises, venant avec l’aide

d’associations catholiques, représentent avec les Luxembourgeoises un tiers des travailleuses

domestiques étrangères en Belgique en 1938-39, surtout à Bruxelles, tandis que les Hollandaises

se trouvent plus nombreuses dans les agglomérations de Liège et Anvers (Gubin 2001 p. 49). En

1938, le programme national d’émigration suisse (un pays plutôt pauvre jusqu’à 1950) envoie

5.420 personnes en Belgique, dont l’énorme majorité dans la région du Brabant (Morelli 2001 p.

152). Les ressortissantes suisses jouissent par ailleurs d’une bonne réputation, car dans leur pays

il y a de nombreux établissements pour l’éducation des domestiques.

En parallèle, des changements antagoniques de la société de l’entre-deux-guerres renforcent la

dévalorisation de la figure des domestiques. D’une part, cette société belge valorise à l’extrême la

famille et ainsi le rôle de soin de la maîtresse de la maison, qui réalise les tâches par amour (et

donc les fait elle-même). D’autre part, l’arrivée des "nouveautés" électroménagères et de

nouvelles possibilités de loisir alimente l’idée d’une "vie sans domestiques" et l’idéalisation de

l’image d’un nouveau type de femme au foyer, qui aime la praticité et préfère dédier son temps à

d’autres activités (Gubin 2001 p. 58). Les publicités de l’époque ont par ailleurs su profiter de la

"crise de la domesticité" en vendant des facilités électroménagères qui ne requéraient pas

l’embauche d’employée domestique.

À la fin des années 1930, le nombre de travailleuses étrangères diminue fortement, phénomène

attribuable surtout aux circonstances de tension sur le plan international. Selon les statistiques

réunies par Gubin (2001 p. 48), de 10.815 étrangères en 1938, la Belgique passe à 6.374 en 1939.

B. L’après-guerre et les migrations pour le travail (domestique)

La crise économique des années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale et notamment

l’appauvrissement des campagnes fait augmenter le travail domestique (Gubin 2001 p. 43). En

1946, la Belgique signe un accord bilatéral avec l’Italie sur l’importation de main-d’œuvre pour

les carrières et les charbonnages. Si des Italiennes ne sont pas venues massivement vers la

Belgique, celles qui accompagnaient leur famille ou sont venues après ont trouvé du travail

facilement, et ce surtout dans le ménage (Morelli 2001 p. 153). La Belgique autorisait le

regroupement familial, et l’a fortement encouragé dès le début des années soixante, pour contrer

le déclin démographique de l’après-guerre (Ouali 2003 p. 72) et, surtout, pour contrebalancer le

salaire plus faible que celui offert en France et en Allemagne, où les salaires étaient plus élevés,

mais où était privilégiée une "immigration rotative" ou d’hommes célibataires (Rea 1999 p. 84).

En écrivant sur la communauté italienne, Morelli (2001) montre que le travail des femmes n’était

pas vu de bon œil, mais plusieurs femmes se sont mises à travailler à l’extérieur, soit après décès

ou maladie du mari, soit pour complémenter les revenus familiaux. Certaines l’ont même fait en

cachette. L’occupation de femme de ménage était néanmoins relativement légère en comparaison

aux choix possibles – usine de confection, de fabrication d’armes, métallurgie, textile, serres

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agricoles, friterie. Le métier était, de plus, souvent mieux payé et permettait des horaires plus

conciliables avec la vie familiale. Toujours selon Morelli (2001 p. 157), comme après cinq ans en

Belgique les hommes étaient autorisés à changer de secteur, il n’était pas rare que les couples se

placent comme domestiques en ville.

En 1956, la catastrophe de Marcinelle cause la mort de 262 mineurs, dont 136 Italiens, et le pays

suspend l’accord bilatéral. La Belgique va donc chercher d’autres sources de main-d’œuvre et

diversifier les pays d’origine des ouvriers. Elle signe dans l’année un accord avec l’Espagne. S’en

suit la Grèce en 1957, le Maroc et la Turquie en 1964 – le plus grand mouvement de travailleurs

migrants après l’Italie, la Tunisie en 1969 et l’Algérie et la Yougoslavie en 1970.

À la fin des années 1950, les femmes espagnoles deviennent une majorité parmi les travailleuses

domestiques étrangères, et sont souvent vues comme des femmes indépendantes : plusieurs

d’entre elles immigrent seules, avec l’aide d’œuvres caritatives qui jouent l’intermédiaire entre

travailleuses et familles demandeuses, alors qu’une partie d’entre elles avaient déjà immigré à

l’intérieur de l’Espagne avant de venir en Belgique (Morelli 2001 p. 158). Selon Morelli, entre les

années 1960 et 1990, beaucoup des Portugaises suivent l’itinéraire des travailleuses espagnoles,

alors qu’il n’existe pas d’accord bilatéral.

Au début des années 1960, la demande pour une main-d’œuvre étrangère dans les secteurs de

l’industrie lourde est telle que le gouvernement belge n’applique plus l’exigence préalable d’un

permis de travail et beaucoup de personnes entrent comme touristes et sont régularisées sur

place après avoir trouvé un emploi. La situation contribue au développement d’une immigration

clandestine acceptée, alors que la procédure est "implicitement acceptée par les employeurs et

tolérée par l’institution publique administrant l’entrée et le séjour des étrangers sur le territoire

belge", écrivent Martiniello et Rea (2012 p. 17).

Comme pour les mouvements antérieurs, les accords avec le Maroc et la Turquie en 1964 vont

également permettre l’entrée des femmes sur le marché du travail belge, notamment dans le

travail domestique live-out et dans le nettoyage industriel. Par contre, proportionnellement à

d’autres groupes nationaux, l’insertion des femmes d’origine marocaine et turque sur le marché

du travail à l’extérieur de la maison est peu significative.

Selon Ouali (2003), le nombre réduit de migrations individuelles des femmes marocaines à

l’époque s’explique entre autres par le rôle des femmes dans la société marocaine, qui les

confinait à la sphère familiale, et leur statut juridique, qui les subordonnaient dans une série de

domaines (notamment la mobilité géographique) à l’autorisation du père ou du conjoint (2003 p.

73). De plus, l’auteure fait remarquer l’offre très masculinisée pour le travail en Belgique. Ces

arguments aident également à expliquer pourquoi les Marocaines ne sont pas nombreuses à

entrer sur le marché du travail domestique

Les femmes turques arrivées dans les années 1970 sont quant à elles très présentes dans le

nettoyage industriel, comme montre Bayar (1993). Leur entrée dans le secteur, selon l’auteure, se

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Chapitre I 78

fait par une logique de recrutement de proximité et elles y sont amenées par des membres de la

famille ou des connaissances.

En 1967, un tournant dans le paysage économique, moins favorable, motive le gouvernement

belge à revenir à l’application de la loi à la lettre. En 1974, la Belgique arrête définitivement la

migration pour le travail dû aux difficultés économiques. La décision ne crée pas pour autant une

étanchéité des frontières : le regroupement familial continue et plusieurs personnes s’installent en

Belgique en situation irrégulière de séjour (Martiniello & Rea 2012 p. 22)28.

En parallèle, l’Europe en construction favorise la circulation de travailleurs européens. En 1968,

62% de la population active étrangère en Belgique possède la nationalité des pays membres de la

Communauté Européenne (future Union Européenne) (Martiniello & Rea 2012 p. 18).

L’évolution de cet espace européen fera la division entre les ressortissants des pays tiers, soumis

à des règles beaucoup plus restreintes et selon les accords bilatéraux, et les ressortissants des pays

de l’UE, jouissant des droits identiques aux nationaux dans un grand nombre de domaines.

Ainsi, les Italiens peuvent déjà en 1968 entrer pour un séjour touristique en Belgique sans permis

et accéder au marché du travail (sauf emplois publics), alors que les Portugais, les Grecs et les

Espagnols intégreront la Communauté Européenne en 1982 (Rea 1999 pp. 104–105).

Cette section a parcouru une partie de l’histoire belge du travail domestique, montrant que, du

moins à partir de la moitié du 19e siècle, ce secteur devient fortement associé à la migration et

spécialement à celle des femmes (Morelli 2001; Sarti 2006, 2008). Plusieurs jeunes femmes

venant de pays limitrophes appauvris, puis de pays plus lointains, dans ou hors Europe, vont

ainsi venir pour travailler dans les familles bourgeoises dans les villes et surtout à Bruxelles. De

même, les femmes qui accompagnaient leur père ou mari dans une migration masculine

organisée pour remplir les besoins d’une main-d’œuvre à bas coûts pour l’industrie lourde belge,

à partir de la fin de la Deuxième Guerre, vont aller vers de grandes villes ou travailler – parfois

en cachette – comme femme à journée dans les villes de la campagne wallonne.

La prochaine section donne suite à cette histoire, introduisant l’actualité de migrations féminines,

en grande partie liée au travail domestique et à autres professions du care ; en Europe, en

Belgique et particulièrement à Bruxelles. Nous parlerons ainsi du contexte migratoire belge et

bruxellois et des mouvements des migrations féminines. Nous discuterons ensuite la

féminisation de la migration. En outre, nous parlerons du profil de certains groupes nationaux

ou régionaux qui occupent une place importante sur le marché du travail domestique bruxellois.

28 Pour une revue complète de la politique de migration belge, voir (Rea 1999, 2013) et Martiniello et Rea (2012).

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Section III : Ville globale et migrations transnationales

7. Bruxelles, ville globale

Comme énoncent Martiniello, Mazzocchetti et Rea (2013 p. 7), "la Belgique est à la fois un pays

d’immigration, d’émigration et de transit depuis des siècles, bien avant sa constitution en tant

qu’État indépendant en 1831". Au 1er janvier 2014, la population de nationalité étrangère en

Belgique représentait 11% de la population totale de 11.150.516 habitants (soit 1.214.605 du

total), alors que 8% sont des étrangers ayant acquis la nationalité belge29 (Myria 2015 pp. 33–35).

De cette population étrangère, 54,1% sont des Européens de l’UE15, et 14,1% sont des

Européens de l’UE28, dont la majorité est composée de Polonais, de Roumains et de Bulgares

(qui font ensemble 12,2%). Parmi les ressortissants des pays tiers, aux côtés des pays

d’immigration traditionnelle en Belgique comme le Maroc, la Turquie et la République

Démocratique du Congo, on voit apparaître de nouveaux pays d’origine : Cameroun, Guinée,

Brésil et Chine (Martiniello et al. 2013 p. 8).

Si ces chiffres sont nationaux, les étrangers sont concentrés principalement en Région

bruxelloise. La Figure I.2. montre les communes et la proportion d’étrangers dans chacune

d’entre elles : la Région bruxelloise (en bleu foncé sur la carte belge et mise en évidence en zoom)

est en effet l’endroit où il y a une plus grande concentration30. Ainsi, le taux de personnes ayant

migré en Belgique depuis 1980 est de 15% pour l’ensemble de la Belgique. Selon les régions, par

contre, il est de 40% à Bruxelles, de 12% en Wallonie et de 11% en Flandre (Myria 2015 p. 37).

De manière complémentaire, les données du Monitoring socio-économique (SPF Emploi &

CECLR 2013 p. 27) montrent que la proportion de personnes d’origine étrangère31 de 18 à 60

ans est beaucoup plus importante en Région de Bruxelles-Capitale : 65,9% de la population en

Région bruxelloise est d’origine étrangère, contre 28,6% en Wallonie, et 16% en Flandre.

Cette concentration d’étrangers et la composition particulièrement cosmopolite des nationalités à

Bruxelles font de cette région une ville globale ou Ville-Région globale suivant le concept de

"global city" de Sassen (2001). Favell (2009) soutient que Bruxelles est si spécifique qu’elle se

détache de la Belgique pour créer ce qu’il appelle un espace "dénationalisé" : "Brussels is quite

simply unique as a multinations, mulitlingual, multileveled and multicultured city" (2009 p. 48).

Bruxelles s’affirme en tant que Ville-Région globale en outre, et surtout, par sa position

géographique centrale en Europe (occidentale) et son statut de capitale de l’Europe, en raison de

29 Parmi les personnes ayant acquis la nationalité belge, il y a une majorité de ressortissants de pays tiers. Les européens jouant de la libre circulation étant moins attirés par l'acquisition de la nationalité belge (Martiniello et al. 2013 pp. 8–9). 30 Les communes en bleu foncé proches à la frontière concernent principalement des ressortissants des pays voisins qui s'installent en territoire belge (Myria 2015 p. 37). 31 L'"origine étrangère" définit une personne étrangère, née étrangère et ayant acquis la nationalité belge, ou née belge et dont un ou les deux parents ont une origine étrangère (SPF Emploi & CECLR 2013 p. 19).

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Chapitre I 80

son siège des institutions européennes32. La ville compte, également, une série de sièges ou

représentations d’entreprises multinationales, d’instances diplomatiques, d’institutions

financières, de compagnies de consulting et des groupes de lobby. Si Sassen, dans son ouvrage The

global city. New York, London, Tokyo (2001) ne considère pas Bruxelles comme une ville globale,

d’autres auteurs l’ont fait a posteriori (Janssens 2007; Favell 2009; Kuźma 2012; Freitas & Godin

2013).

Figure I.2. : Pourcentage de personnes ayant migré en Belgique à partir de 1980 (1er

janvier 2014)

Source Census 2011– Direction générale statistique et Information économique (DGSIE), danns le rapport Myria (2015 p. 37).

La ville globale attire des migrants pour des postes hautement qualifiés. Une partie importante de

ces étrangers hautement qualifiés sont ce que Favell (2009) appelle les "Eurostars", soit des

Européens de l’Ouest avec haut niveau d’études, souvent jeunes, attirés par les opportunités

professionnelles et par le style de vie (lifestyle) à Bruxelles et faisant usage de la mobilité intra-UE.

Ce sont soit des "eurocrates", c’est-à-dire des fonctionnaires dans les institutions de l’UE ou

dans d’autres institutions européennes, soit des "expatriés" ou migrants hautement qualifiés33,

travaillant pour des organisations internationales comme l’OTAN (Organisation du traité de

l’Atlantique Nord) ou des multinationales dans l’industrie pharmaceutique, alimentaire,

énergétique, logistique, etc. Favell (2009 p. 47) montre que ce paysage se complète par une

gamme encore plus large de professionnels urbains, qui ont choisi de vivre et travailler à

Bruxelles par sa position géostratégique.

Si les Eurostars sont bien des Européens (de l’ouest), la capacité d’être mobile n’est pas

exclusivement européenne, mais globale. Elle est liée à un capital culturel et social qui rend la

mobilité des individus plus facile (et souhaitable), comme l’explique Favell (2009) :

That we are talking here about a subset of the globally mobile : elites in their flat world without

borders, hopping between global cities in a protected, golden space of flows, while the

disenfranchised and disadvantaged masses remain trapped in their local, parochial environs,

excluded from the world party (2009 p. 83).

32 À Bruxelles siège le Conseil d’Union Européenne, la Commission Européenne, le Comité économique et social, le Comité des Régions, le Parlement Européen (avec Strasbourg en France) et huit agences (Source : www.bruxelles.irisnet.be/a-propos-de-la-region/bruxelles-internationale/les-institutions-europeennes-a-bruxelles). 33 En Belgique, mais également en Europe et ailleurs, le sens commun pose une distinction entre ‘expatriées’ signifiant les migrants riches et/ou hautement qualifiées, et ‘migrants’ signifiant des migrants pauvres (ou venant de pays pauvres) et qui travaillent dans des professions dans le bas de l’échelle sociale. Chose intéressante, ce qui fait de quelqu’un une personne expatriée ou migrante ne sont pas seulement ses qualifications dans son pays d’origine, mais la capacité à faire valoir ses qualifications ou la valorisation de celles-ci dans le pays d’accueil – ce qui implique non seulement une question bureaucratique d’équivalence de diplômes mais l’image qu’on construit dudit pays d’origine.

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Chapitre I 81

Bien sûr, l’auteur précise que le capital migratoire des non-Européens appartenant à cette élite

globale doit être d’autant plus fort que celui des "communautaires", pour faire face entre autres

aux barrières de la politique migratoire. On voit par exemple une migration importante

d’informaticiens indiens qui travaillent en Région bruxelloise (Rosenfeld et al. 2010b; Rea 2015),

même si la plus grande mobilité reste celle des ressortissants de l’UE.

La notion de villes globales implique une nouvelle géographie des relations entre centre et

périphérie qui dépasse les notions de pays riches et pauvres. Les villes globales hébergeant des

centres financiers globaux forment un réseau central, autour duquel se construisent des centres

de décision nationaux et internationaux (Sassen 2007). Cette dynamique non seulement renforce

les inégalités préexistantes au plan international et national, mais en crée également de nouvelles.

Bruxelles, comme d’autres villes globales, concentre des centres financiers et de gestion, attirant

des professionnels aux centres de décision ainsi que des spécialisés de services juridiques, de

comptabilité et financiers, en plus de consultances diverses. Et, au bout de l’échelle, une

"migration par le bas" (Portes 1999) remplit les postes de travail délaissés par leur précarité.

En effet, selon Sassen (2007), l’idée d’immatérialité dans un monde global est une idée

fantaisiste. Plus une entreprise multinationale est globalisée et "virtuelle", plus elle a besoin d’un

centre géographique important de gestion et contrôle. Il existe donc une demande pour une

main-d’œuvre à bas coûts, pour offrir les services d’ordre pratique et "physique" à cette structure

complexe. Comme décrit l’auteure (2007 p. 109) : "A big financial centre employs a great many

of manual and, often racial or ethnically segmented, many of them held by women and

immigrants". Cette main-d’œuvre reste assez invisible et garantit les hauts profits à l’autre bout

de la chaîne. Les villes globales accentuent ainsi une "dualisation de revenus et statuts" qui ne

peut se réaliser que de manière interdépendante entre les deux phénomènes migratoires.

Bruxelles est également influencé par les changements de l’espace européen, qui agissent

directement sur les dynamiques financières et d’emploi. Les derniers élargissements de l’UE

engendrent ainsi, à partir des années 2000, un double mouvement selon Rea (2013). D’une part,

la délocalisation des entreprises surtout industrielles vers l’Est européen, à la recherche d’une

main-d’œuvre moins coûteuse. D’autre part, des "délocalisations intérieures" (2013 p. 17), soit la

demande d’États européens pour de travailleurs migrants parmi les ressortissants des douze

nouveaux États membres, provoquant une tendance à l’internalisation du bassin de recrutement

au sein de l’espace européen.

Rea (2013) argumente que l’élargissement de l’UE et les règles européennes de libre circulation

des services mènent également à des changements dans les dynamiques du marché du travail. Le

détachement de personnel et la sous-traitance en cascade ont comme conséquence une

multiplication des types de contrats de travail et l’émiettement des activités entrepreneuriales.

C’est le démantèlement de la logique fordiste de massification statutaire (2013 pp. 17–18).

Les travailleurs détachés permettent un nouveau type d’immigration, une "immigration sans

travailleurs immigrés" (Rea 2006). Ces pratiques de délocalisation des entreprises et détachement

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Chapitre I 82

des travailleurs sont totalement légales selon la loi européenne, mais causent du dumping social.

Elles accentuent les effets de la sous-traitance et résultent en plus de précarité aux travailleurs.

En ce sens, il y a également une polarisation entre les entreprises. La concentration financière des

grands centres urbains et la dualisation qui l’accompagne vont causer un décalage entre d’une

part le profit des entreprises extrêmement rentables du secteur financier et d’autre part les

entreprises de profit modeste dans l’industrie et les services. Les entreprises "moins rentables"

(et qui ne délocalisent pas) vont ainsi trouver des moyens pour continuer à survivre : opérer de

manière informelle et en sous-traitant un maximum de contrats de prestation de services. Les

travailleurs en situation irrégulière de séjour vont donc intégrer des "zones grises" de l’économie

qui mélangent travailleurs réguliers et travailleurs "sans-papiers" (Rea 2013 p. 18).

Les effets de la sous-traitance apparaissent clairement dans le monde du nettoyage industriel, par

exemple. Impossible à délocaliser, il va souffrir de la baisse de salaires et de la pression sur les

employés pour travailler dans des conditions de moins en moins favorables (Scandella 2010).

Dans le travail domestique, les ménages des classes moyennes et supérieures participent, à

l’échelle du foyer, à cette économie globale et européenne, en engageant une travailleuse

domestique migrante.

Ces inégalités créent une polarisation visible dans l’espace de cette Ville-Région, avec le croissant

pauvre au nord-ouest et les quartiers plus favorisés dans le sud-est. C’est dans ces derniers, par

ailleurs, où habitent la plupart des professionnels de la ville globale qui perçoivent de très hauts

salaires. Le Monitoring des Quartiers de la Région bruxelloise (IBSA 2010, 2011) montre que les

communes avec le plus haut indice de richesse, dans la zone sud-est (Watermael-Boitsfort,

Woluwé-Saint-Pierre, Uccle, Auderghem), sont aussi, à peu d’exceptions près, celles avec une

concentration importante de ressortissants de l’UE15, entre 15 et 22%34. Les membres de ces

ménages travaillent dans des postes de décision et/ou passent de longues heures au bureau ou en

voyage, engendrant une demande pour des services de maintien de la maison et du care.

Enfin, non seulement les personnes migrantes travaillant dans des postes au bas de l’échelle

sociale sont nécessaires au soutien de la structure "physique" des centres financiers et de décision

des villes globales (nettoyage industriel, construction, manutention, etc.), mais également pour

soutenir le plein engagement professionnel des individus en haut de l’échelle sociale. Les

professionnels de haut niveau (et à salaire très élevé) ont ainsi besoin d’une série de services

domestiques pour garantir leur style de vie (Parreñas 2001 p. 26). Les deux bouts, de très hauts

salaires et de très bas salaires et de mauvaises conditions de travail, avancent de la sorte main

dans la main.

Pourtant, le travail domestique, comme d’autres emplois faiblement rémunérés, n’est toujours

pas reconnu comme faisant partie d’un marché global. Migration et mondialisation sont encore

34 Watermael-Boitsfort et Auderghem ont respectivement environ 12 et 14% de ressortissants de l'UE15, alors qu’Ixelles, Saint-Gilles et Etterbeek, trois quartiers avec présence de plus de 22% de ressortissants de l’UE15, ne figurent pas parmi les communes avec les plus hauts indice de richesse, mais dans la moyenne.

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Chapitre I 83

considérées comme des phénomènes indépendants, jouissant le premier d’une image péjorative

et le deuxième d’une image positive (Sassen 2007).

Une illustration : les Eurostars interviewés par Favell ne se considèrent que très rarement comme

des migrants. Ils sont des expatriés (des "expats") ou, pour certains, simplement des

"Européens" : ils essaient ainsi de s’échapper à l’image négative qui colle au mot "migrant"

(Favell 2009 p. 102). Pourtant, Rea (2013) montre que ces "Européens en mobilité" sont bel et

bien des migrants, participant aux dynamiques d’une migration circulaire et (plus ou moins)

temporaire. Pour Sassen (2007 p. 113), le manque de reconnaissance de la migration comme un

phénomène intrinsèque au capitalisme global vient du fait qu’elle est liée à une croissante

"racialisation" de la segmentation du marché du travail.

Kofman (2013a) amène également un exemple des perceptions construites autour de la

migration transnationale, dans une comparaison de deux figures emblématiques de la migration

globale. D’une part, les travailleurs du secteur de la Technologie de l’Information (ITs), et d’autre

part les travailleuses domestiques ou du care. Le premier, majoritairement masculin, est vu

comme "la quintessence du marché hautement qualifié" de l’économie globale (2013a p. 580).

Ses compétences et savoirs, liés à des performances cognitives, sont considérés comme

transférables et donc "mobiles" dans le marché du travail mondialisé. Pour sa capacité de

percevoir de très hauts salaires, ce groupe n’est pas vu comme problématique à l’intégration. À

l’opposé, l’image des travailleuses migrantes dans le secteur du travail domestique ou du care, un

groupe majoritairement féminin, dénote de compétences et capacités incarnées et

intrinsèquement féminines, la connaissance émanant de l’expérience vécue. Selon cette logique,

les travailleuses domestiques n’apportent pas une contribution au capital humain du pays de

destination avec leur migration et, malgré leur contribution au bien-être et à la reproduction

sociale des sociétés d’accueil, elles sont peu valorisées et peu rémunérées (Kofman 2013a p. 595).

L’auteure montre comment ces deux images stéréotypées servent à renforcer l’opposition entre

une migration masculine qualifiée et une migration féminine peu qualifiée, et comment elles se

retrouvent reflétées dans la mise en place de régimes de migration et d’emploi qui favorisent

certains types de connaissances ou capacités, discréditant d’autres (2013a p. 591).

Migration et mondialisation sont, donc, intimement liées entre elles, et ces deux phénomènes se

retrouvent et se complètent dans les dynamiques des villes globales. Ces facteurs définissent le

contexte macro-social qui permet la compréhension des migrations transnationales, auxquelles la

littérature a conféré plus de place ces dernières décennies. Ci-dessous, nous nous intéressons à

une partie longtemps négligée de ces migrations, celles féminines.

8. Migrations transnationales féminines

Si les femmes migrent depuis longtemps, elles ont généralement été invisibles des études de

migration, cachées sous le "neutre masculin" (Lutz 2008a; Morokvasič 2011). L’expression

"féminisation de la migration" fait référence à des phénomènes distincts, mais qui s’entremêlent.

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Chapitre I 84

D’abord, cette expression sous-entend qu’actuellement les femmes migrent plus qu’auparavant,

et plus que les hommes. Ensuite, elle suggère également qu’elles migrent de manière plus

diversifiée et indépendante, en opposition à leur relative "passivité" d’antan illustrée par les

regroupements familiaux (Morokvasič 2011 p. 28; Timmerman et al. 2015a p. 236).

En termes de chiffres, les estimations de l’ONU montrent que déjà en 1960 les femmes

composaient 47% des migrants dans le monde. Ce taux a en effet augmenté à 51% en 2000 et a

été de 49% en 2010. En Europe, par contre, les taux ont fluctué entre 49% et 49,4% dans la

période de 1990 à 2010, toujours selon les estimatives de l’ONU (Mahieu et al. 2015 p. 9). Le

changement quantitatif n’est donc pas aussi brusque que les premières recherches sur la

féminisation laisseraient croire.

Sur la féminisation des flux migratoires, Morokvasič (2011) montre que les femmes sont

majoritaires dans certains mouvements migratoires comme ceux partant des Philippines ou

d’Europe de l’Est. Certaines destinations, comme l’Europe et le Japon, sont également

féminisées. La migration vers les États-Unis néanmoins, encore le plus grand pays d’immigration,

reste fortement masculinisée. "Il est donc difficile de généraliser : la féminisation des migrations

cache de très grandes disparités selon les régions d’arrivée, l’ancienneté des migrations et l’origine

des migrantes" (2011 p. 30). À l’échelle de la Belgique, l’on constate aussi des différences selon

les pays d’origine et les caractéristiques de chaque mouvement migratoire (Timmerman et al.

2012, 2015b).

En ce sens, des recherches pointent que, malgré la prédominance des motifs familiaux, il y a une

diversification : les femmes ont migré de plus en plus en tant que travailleuses, étudiantes ou

réfugiées (Kofman et al. 2000). Cette tendance à une migration indépendante s’explique par la

difficulté de migrer en famille et, simultanément, la plus grande fluidité des mouvements

migratoires. La globalisation économique, comme nous avons vu plus haut, a en effet changé les

paramètres des migrations : voyager, travailler, étudier, se marier et fonder une famille loin de

chez soi deviennent des phénomènes courants étudiés par les recherches sur la migration. Même

si la migration ne concerne, en fin de compte, qu’environ 3,2% de la population mondiale, selon

les estimatives des Nations Unies (UN-DESA and OECD 2013).

Ensuite, le phénomène de la féminisation peut également être attribué à un changement de

regard. Les femmes commencent à être "visibles" aux années 1970, dans les recherches

pionnières sur les migrations féminines, et la production académique sur les femmes en

migration s’intensifie progressivement. Sur cette phase de visibilité, Catarino et Morokvasič

(2005) écrivent :

Cette phase ‘compensatrice’ dans la recherche – axer le propos sur les femmes, les montrer là

où elles n’étaient pas visibles – a eu tout du moins le mérite d’aboutir, lentement, à une sorte

d’institutionnalisation : les femmes immigrées ont acquis un droit de cité dans la recherche et

les politiques publiques. Mais à trop vouloir focaliser le regard sur les femmes, à trop chercher

à rendre visible la face cachée de la migration, cette littérature a oublié les hommes. L’occasion

de saisir le genre, la différence entre les sexes, a été délaissée (2005 p. 8).

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Chapitre I 85

Les auteures pointent ainsi la différence entre regarder le sexe féminin dans la migration, et

regarder le genre, soit les définitions de masculinité et féminité construites socialement (Mahler &

Pessar 2006). Le genre est dépendant d’un contexte, est dynamique et relationnel (Mahieu et al.

2015 p. 11), comme d’autres rapports sociaux par ailleurs.

Encore aujourd’hui, comme nous indiquent Parella et Oso (2012) à propos des recherches sur

l’intégration des migrants sur le marché du travail en Espagne, plusieurs études continuent à

suivre une logique "productiviste et androcentrée" : soit elles classent femmes et hommes

comme des catégories uniquement statistiques (considérant le sexe, mais non le genre en tant

qu’expression des rapports sociaux de sexe), soit elles excluent simplement le genre de l’analyse

pour considérer qu’il ne s’applique qu’aux analyses de la dimension familiale dans les processus

migratoires et dans les espaces privés (Oso & Parella 2012 p. 11).

L’adoption d’une perspective de genre est pourtant importante pour la compréhension des

phénomènes migratoires. Le genre influence toutes les étapes de la migration : avant de partir,

pendant la migration et l’installation au pays d’accueil (Mahieu et al. 2015), ainsi que tous les

niveaux d’analyse du mouvement migratoire (macro, méso, micro) (Grieco & Boyd 1998).

Enfin, le genre influence les processus migratoires par "l’ordre du genre" (gender order) (Connell

1987) en tant que structures de relations de pouvoir entre masculinités et féminités, construit

historiquement, ainsi que médié et institutionnalisé par des distinctions et des relations sociales35.

Mahieu et al. (2015 p. 11) argumentent que l’ordre du genre stipule qui migre et pourquoi,

comment les décisions sont prises, quel impact la migration a sur les migrantes elles-mêmes tout

comme sur les pays d’origine et les pays d’accueil. Le genre n’est ainsi pas qu’une variable parmi

d’autres, mais "un principe central dans l’organisation des flux migratoires et de la vie

quotidienne des migrants" (Lutz 2010 p. 1651).

Nous avons exposé de manière brève le phénomène de la féminisation des migrations ainsi que

l’approche de genre sur les migrations36. Nous parlerons ensuite de deux dimensions liées à cette

question : la migration féminine contemporaine pour le travail domestique et le care dans le cadre

des migrations contemporaines transnationales, et les migrations féminines en Belgique.

A. Femmes migrantes dans l’économie transnationale du care

La demande pour le travail domestique et du care dans les pays du Nord global ne peut pas être

dissociée des migrations de plus en plus féminines du Sud global. Parreñas (2001, 2004) montre

comment les migrantes philippines laissent leurs familles au pays d’origine pour travailler pour

35 Voir présentation Conférence "Transforming Gender Orders: Intersections of Care, Family and Migration", Goethe-Universität Frankfurt am Main (janvier 2012): www.cgc.uni-frankfurt.de/genderorders/index.shtml. 36 Si cette thèse ne porte pas sur le phénomène des migrations féminines, la compréhension de ces migrations est importante à l’analyse à la fois des transformations dans la qualité d’emploi en travail domestique et des changements identitaires (Chapitre V), tout comme les changements dans les relations de travail (Chapitre VI).

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Chapitre I 86

des familles de classe moyenne dans les pays développés. Chez elles, elles doivent compter sur la

famille ou engager une autre femme pour prendre soin des enfants laissés au pays. Cette

séquence de liens d’aide et soin (rémunérés ou pas) a été synthétisée par le concept des "chaînes

globales du care" (global care chains) (Hochschild 2000).

Le concept de global care chains a été un important tournant pour les recherches sur le travail

domestique, montrant que celui-ci ne peut plus être vu comme une réalité purement locale, mais

doit être connecté au phénomène de la globalisation économique et aux inégalités qu’elle produit,

à l’ordre de genre, et aux migrations féminines.

Une plus grande mobilité transnationale est également fruit de l’évolution des moyens de

communication. La technologie a rendu possibles des applications de communication

instantanée via les smartphones, Skype, Facebook, etc. L’information circule et ouvre aux

travailleuses plus de possibilités à la fois de s’informer sur le travail par divers réseaux et de

diversifier leurs stratégies de migration (Lutz 2011 p. 23).

Ces nouvelles possibilités (de mobilité, de communication) renforcent en outre la définition de

"transnational" en tant qu’identité d’appartenance multi locale, résultat des transactions entre les

multiples "chez moi", concept développé par Phizacklea (2003). L’approche transnationale

permet ainsi d’intégrer le parcours migratoire dans son ensemble : elle prend en considération le

vécu antérieur au pays d’origine et d’autres migrations réalisées auparavant, réfutant la vision

d’un mouvement "one-way".

Le concept des global care chains a néanmoins été relativisé pour inclure une perspective

européenne. Ainsi, Williams et Gavanas (2008 p. 25) argumentent que l’approche a été construite

à partir du contexte nord-américain, où le welfare state est pratiquement inexistant, ce qui ne

s’applique pas nécessairement en Europe. Les auteures ont attiré l’attention sur la spécificité des

global care chains en Europe sur deux principaux aspects. Premièrement, les femmes migrantes

n’ont pas toujours d’enfants à charge et plusieurs migrent alors que les enfants ont grandi.

Deuxièmement, ce ne sera pas l’absence de welfare state en Europe, qui a un historique de forte

protection sociale, mais la nature du soutien de l’État. Ainsi, la manière dont les politiques de

welfare sont mises en pratique contribue à façonner un marché du travail domestique et de garde

d’enfants basés sur la main-d’œuvre de femmes migrantes (Williams & Gavanas 2008).

En outre, dans le contexte européen, la littérature indique une prépondérance de migrations de

femmes de l’Est européen venant travailler en tant que femmes de ménage, nounous, baby-

sitters, et soin de personnes âgées. Le mouvement migratoire de l’Est européen vers l’Europe

(surtout polonais) a en effet été étudié depuis les années 1990 comme une migration circulaire

(Morokvasič 1999). Certaines auteures ont plus récemment développé des recherches sur les

relations Est-Ouest et les répercussions qu’elle engendre sur ces chaînes spécifiquement

européennes du care (Lutz & Palenga-Möllenbeck 2010, 2012). Lutz et Palenga-Möllenbeck

(2012) ont ainsi décrit un modèle géopolitique qui implique un care drain à l’Est et un care gain à

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Chapitre I 87

Ouest. Elles montrent à travers le cas de l’Allemagne comment l’Ouest sort bénéficiaire de cet

échange, sans officiellement reconnaître la contribution des migrantes à son régime de welfare37.

Enfin, la théorie des global care chains a été également critiquée en ce qu’elle victimise les femmes

migrantes, leur image étant celle des opprimées de l’emboitement de liens d’aide et soin qui

traversent pays d’accueil et pays d’origine. Elle ne prend pas assez en compte l’agency des

travailleuses ou l’hétérogénéité des trajectoires migratoires (Martiniello et al. 2013 p. 11).

B. Féminisation de la migration en Belgique

Nous avons vu dans la section historique, la migration régulière pour le travail (le modèle du

travailleur invité) a été dans la période d’après Deuxième Guerre organisée par l’État belge pour

amener des hommes dans les mines et l’industrie lourde. Aujourd’hui, les principales entrées

régulières en Belgique se font via le regroupement familial, l’octroi du statut de réfugié et les

régularisations humanitaires (surtout lors de campagnes de régularisation de séjour). Les

migrations pour le travail ne sont pas significatives lorsqu’on les compare aux taux de pays

voisins qui connaissent des flux migratoires semblables, comme la France, les Pays-Bas et

l’Allemagne (CECLR 2012 p. 21).

Partant d’une vision globale de la migration féminine vers la Belgique, l’analyse des chiffres

officiels élaborée par Vanduynslager et Wets (2015) montre une légère tendance vers la

féminisation de la population étrangère en Belgique, de 54%, principalement due à un haut taux

d’émigration d’hommes parmi la population étrangère (2015 p. 39). Dans une comparaison entre

hommes et femmes au sein de chaque nationalité, les femmes Philippines représentent 75% de

leur communauté installée de manière régulière en Belgique, tandis que les Brésiliennes

représentent 61%, les Équatoriennes 60%, les Colombiennes 59% et les Boliviennes 56%

(Vanduynslager & Wets 2015 p. 39).

La féminisation n’est par contre pas toujours liée à la diversification du profil des flux

migratoires. Les chiffres belges sur la livraison des permis de séjour montrent que la majorité des

octrois concerne le regroupement familial, à l’instar des pays voisins (Vanduynslager & Wets

2015). En Belgique, entre 2008 et 2011, le taux de ce type de séjour a varié entre 42% et 49%, et

ces permis de séjour sont délivrés majoritairement à des femmes (2015 p. 28). En parallèle,

malgré une féminisation des demandes d’asile, ce sont principalement les hommes qui

bénéficient de ce type d’autorisation de séjour (65%) (2015 pp. 36–37). Les auteurs indiquent en

outre que la féminisation est aussi le résultat de certaines migrations très féminisées.

En effet, les demandes de permis de travail B donnent une indication de la féminisation de la

migration pour le travail38. Selon les données du SPF Emploi, Travail et Concertation Sociale,

37 Nous développerons une discussion plus approfondie sur l’interaction de régimes et comment le travail domestique migrant se lie aux transformations du welfare state au Chapitre II.

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Chapitre I 88

analysées par Rea (2015), les femmes représentaient 22,9% des demandes de permis de travail B

en 2000, et 33,4% en 2011, l’augmentation étant principalement marquée par l’entrée de la

Pologne dans l’UE en 2004 (Rea 2015 p. 54).

Les permis de travail B ont été l’instrument choisi par la Belgique pour réguler la période

transitoire pour la libre circulation de travailleurs des nouveaux États membres de l’UE : la

Pologne, de 2004 à 2009 et la Roumanie et la Bulgarie, de 2007 à janvier 2014. Les Européens en

période transitoire pouvaient alors demander un permis de travail et être dispensés de l’analyse

du marché de travail (normalement faite pour toutes les demandes).

Le mouvement de féminisation de la migration pour le travail est plus important en Région

bruxelloise (45% des permis de travail) qu’en Wallonie (35,5%) ou en Flandre (30,2%), le taux de

demande de permis de travail étant pourtant plus élevé dans cette région39 (Rea 2015 p. 55). Rea

explique que cette différence est due au contexte spécifique de chaque région, qui détermine

politiquement les "professions en pénurie". Quand le gouvernement régional considère qu’il y a

un manque de main-d’œuvre pour ces professions, il facilite l’acceptation de travailleurs étrangers

sur le marché du travail. Par contre, aucune des trois régions ne considère le travail domestique

comme une profession en pénurie.

L’analyse des permis de travail B par nationalité de 2000 à 2011 (Rea 2015) montre une

féminisation pour tous les groupes nationaux observés par la recherche FEMIGRIN40, mais

spécialement pour les Philippines, Latino-Américaines (Brésil, Équateur, Bolivie, Colombie),

Roumaines, Russophones et Polonaises. Cette évolution est illustrée au Tableau I.1 et au

Graphique I.1, sur base des analyses de Rea (2015 pp. 56–57).

Tableau I.1 : Taux de féminisation des demandes de permis de travail B par nationalité

en Belgique (2001-2011)

2001 2003 2005 2007 2009 2011

Romania 359 389 482 3863 8430 13707

Ukraine 114 88 73 109 140 227

38 Comme le font remarquer Rosenfeld et. al. (2010b) dans leur analyse sur les permis B délivrés en Belgique entre 1995 et 2006, l’analyse des permis de travail B est une facette de l’immigration vers la Belgique : elle n’inclut donc pas les européens (libre circulation) ou travailleurs indépendants, et ne donne pas d’information sur les modalités de migration et si la personne est restée ou repartie dans son pays d’origine à la fin du contrat de travail (2010:90–91). 39 Le haut taux de permis de travail B en Flandre s’explique surtout par la forte demande de main-d’œuvre agricole. 40 Les pays étudiés sont : Bolivie, Brésil, Colombie, Équateur, Nigeria, Philippines, Pologne, Roumanie et Russie (et russophones). Le projet FEMIGRIN (Facteurs explicatifs et dynamiques des procès de migration féminine et d’intégration en Belgique) comprend une analyse de données quantitatives et qualitatives entre 2008 et 2010. Financé par la Politique scientifique fédérale (Belspo), la recherche est le résultat d’une collaboration entre centres de recherche de quatre université belges : CeMIS (Université d’Anvers), CEDEM (Université de Liège), GERME (Université libre de Bruxelles) et HIVA (Université catholique de Louvain-KUL).

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Chapitre I 89

Russia 270 311 275 331 306 382

White Russia 27 13 5 12 24 22

Philippines 71 52 49 141 228 323

Nigéria 90 51 29 23 33 35

Ecuador 26 20 13 38 79 113

Bolivia 14 10 9 10 22 51

Colombia 58 30 29 50 80 83

Brazil 176 121 176 238 287 425

Poland 478 842 3117 22139 6466 0

All foreigners 3496 3642 11854 39233 30068 32276

Source : Belgian Federal Public Service Employment, Labor and Social Dialogue (Rea 2015 p. 57)

Graphique 1.1 : Taux de féminisation des demandes de permis de travail B par

nationalité en Belgique (2001-2011)

0,0

10,0

20,0

30,0

40,0

50,0

60,0

70,0

80,0

90,0

2001 2003 2005 2007 2009 2011

Poland Romania Russian speaking Nigeria

Latinos Philippines All Foreigners

Source : Belgian Federal Public Service Employment, Labor and Social Dialogue (Rea 2015 p. 57)

Cette féminisation n’est pourtant pas uniforme : tandis que la population philippine registre un

taux de permis de travail demandé par des femmes de 52,1% en 2001 et 77% en 2011, les

Latino-Américaines évoluent de 26,3% en 2001 à 61,9% en 2011 et les Russophones de 37,5% à

51%. Le Nigéria, par contre, n’est pas concerné par un mouvement de féminisation et

l’immigration de ses ressortissants est essentiellement masculine.

A contrario, les pays en période transitoire pour leur entrée dans l’UE, Pologne et Roumanie,

montrent le taux le plus faible de féminisation. Rea (2015) argumente que spécialement pour les

ressortissants roumains en Belgique la période transitoire a contribué à une certaine

"déféminisation" des flux migratoires féminins auparavant (2015 p. 57). En effet, la pénurie de

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Chapitre I 90

main-d’œuvre dans des secteurs techniques et de manutention a favorisé les hommes, tandis que

les femmes ont été largement employées dans l’économie informelle.

Parmi ces femmes migrantes, plusieurs ont entamé ou conclu des études supérieures dans leurs

pays d’origine, ou possèdent de spécialisation professionnelle. Arrivant en Belgique, elles

souffrent d’une déqualification ou mobilité sociale inversée (downward mobility) qui les pousse vers

des positions moins attirantes, dans le secteur des services, du care et du travail domestique. En

ce sens, Rea (2015) observe que l’octroi de permis de travail B pour les travailleurs hautement

qualifiés couvrait 25,7% du total de permis de travail B délivrés en 2009 et le degré de

féminisation en fonction de la nationalité était très variable.

Ainsi, toujours selon les analyses de Rea (2015), pour l’Inde les taux montrent la prédominance

masculine, les femmes ayant un taux peu variable autour de 12%. Par contre, parmi les demandes

des ressortissants roumains ce taux est de plus de 50% depuis 2005. Les Brésiliens, malgré

l’immigration plus récente, affichent 45% de femmes parmi les demandes de permis de travail B

pour les professions hautement qualifiées (Rea 2015 p. 58).

Les chiffres exposés dans cette partie montrent que la féminisation en Belgique, comme

défendue par plusieurs auteures sur la féminisation des migrations de manière globale (Lutz

2011; Morokvasič 2011), n’est pas une question de "tout ou rien" (Timmerman et al. 2015a p.

236), mais variable selon le pays d’origine et de destination, et le type de migration (la structure

des opportunités créant par exemple une demande pour des professions "féminines").

En outre, ces chiffres ne concernent qu’un aspect de la migration de femmes en Belgique et à

Bruxelles, puisqu’une grande partie ne figure pas sur des statistiques officielles. Les personnes en

situation irrégulière de séjour échappent à toute analyse et défient les méthodes d’analyse

quantitative à trouver des moyens alternatifs pour mesurer les caractéristiques de la population

étrangère (Timmerman et al. 2015a).

Sur le plan qualitatif, les recherches du projet FEMIGRIN (Timmerman et al. 2012, 2015b)

montrent ainsi que ces formes invisibles de migration rompent avec l’image de femmes

migrantes en tant que "suiveuses passives" (Timmerman et al. 2015a p. 236). Elles confirment en

outre que la demande pour le travail bon marché de femmes en situation irrégulière de séjour est

l’un des principaux facteurs de la féminisation des migrations en Belgique.

Concernant le processus de migration, ces recherches réaffirment l’importance de l’ordre du

genre dans les pays d’origine et en Belgique comme motivation pour migrer. Elles montrent aussi

l’existence de réseaux genrés (identifiés pour certaines nationalités) et leur rôle d’ouverture

d’opportunités (Timmerman et al. 2015a p. 237).

Enfin, au regard du cadre politique et institutionnel, les recherches FEMIGRIN pointent la

remarquable différence entre migrantes de l’UE et celles venant de pays tiers en ce qui concerne

les opportunités migratoires. Malgré leur niveau d’études souvent élevé, des migrantes de pays

tiers doivent se conformer aux postes de travail moins qualifiés (Timmerman et al. 2015a p. 239).

Ces constats sont semblables à ceux rencontrés par d’autres recherches sur le plan européen et

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Chapitre I 91

montrent, comme l’avait argumenté Parreñas (2001), la similarité des situations vécues par les

travailleuses domestiques migrantes : "different settings, parallel lives" (2001 pp. 243–244).

Après un panorama de la migration féminine en Belgique, nous rentrons plus en détail dans la

dynamique du marché du travail domestique bruxellois et de principales communautés migrantes

qui occupent le secteur.

9. Le jeu des chaises musicales ethniques dans le travail domestique

Nous avons vu jusqu’ici que les migrations transnationales affectent la Belgique et

particulièrement Bruxelles, et que certains mouvements migratoires sont spécialement féminisés.

La ville globale de Bruxelles participe ainsi au marché européen et transnational du travail

domestique. La demande pour des services domestiques est remplie par de femmes de plusieurs

nationalités, mais principalement par les Européennes et les ressortissants de pays tiers

composant les "nouvelles migrations". Selon Martiniello (2010 p. 2), les nouveaux migrants sont

définis par deux principes de nouveauté : la temporalité (moins de dix ans) et le schéma

migratoire (nouveaux groupes nationaux, nouvelles modalités)41.

Concernant l’expérience de femmes nouvelles migrantes sur le marché du travail domestique,

une partie importante est toujours dans l’économie informelle, principalement à cause de

l’absence d’un permis de séjour (Gutiérrez & Craenen 2010; Godin 2013; Michielsen et al. 2013).

Malgré l’existence de plusieurs statuts pour le travail domestique, celui-ci est encore largement

réalisé de manière non déclarée, surtout pour la modalité en live-in.

Plusieurs auteurs ont démontré la force des réseaux ethniques dans l’intégration des personnes

récemment arrivées au pays d’accueil, et ce spécifiquement pour le marché du travail et les

opportunités de régularisation migratoire. Godin et Rea (2010) montrent, selon la définition de

Granovetter (1983), que si les liens "forts" (communautaires, ethniques ou familiaux) servent de

porte d’entrée au marché du travail et aux possibilités économiques, ce sont les "liens faibles" qui

jouent un rôle prédominant pour la suite de ces opportunités et pour les opportunités de

régularisation. Les auteurs (2010) démontrent ainsi que ces liens faibles ont favorisé surtout les

femmes lors de la Campagne de Régularisation de 2000 en Belgique, pour deux raisons : les

femmes étaient plus que les hommes en contact avec des institutions scolaires et des

associations ; et leur travail, principalement dans le secteur du travail domestique, leur a permis

l’établissement de liens faibles avec les employeuses.

Ces réseaux multiples sont d’autant plus importants quand les personnes sont en situation

irrégulière de séjour, sans aucune aide institutionnelle (Adam et al. 2002). Les échanges dans les

41 Ils sont des demandeurs d’asile, des réfugiés reconnus, des migrants venant avec un permis de travail B ou dans le cadre d’un regroupement familial, des personnes régularisées et des migrants en situation irrégulière de séjour. Ces nouveaux migrants viennent de différents pays et leur trajectoire n’est pas homogène. Voir Martiniello et.al.(2010).

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Chapitre I 92

églises, les transports en commun et les lieux de rassemblement de chaque communauté

facilitent la recherche d’un travail et les informations sur les conditions d’emploi (Hondagneu-

Sotelo 1994, 2007). Rosenfeld et. al. (2010a) montrent de cette manière que les églises sont un

lieu important d’entre-aide pour la communauté brésilienne à Bruxelles, qui compense le manque

de solidarité ethnique de cette communauté en Belgique (Rosenfeld et al. 2010a p. 137).

En ce sens, des auteurs principalement nord-américains ont démontré la puissance des réseaux

ethniques dans la création de secteurs économiques et dans la création d’emploi liés à la

communauté migrante, comme les commerces ethniques (Wilson & Portes 1980; Portes & Zhou

1996; Portes 1999). Contrairement à la théorie de l’assimilation, les auteurs ont observé que

l’emploi dans les "enclaves ethniques" était une opportunité de mobilité sociale que pouvait

faciliter l’intégration dans le pays d’accueil. La principale contribution de ces recherches a été la

conversion du manque de qualifications des étrangers en atouts au marché du travail au pays

d’accueil : dans les enclaves ethniques, où les capacités et connaissances sont liées à la

communauté d’origine (langue nationale, référents culturels, coutumes, etc.), les connaissances

des migrants sont valorisées et recherchées.

En parallèle, Waldinger (1994, 1996, 2003) a observé que certaines branches d’emploi avaient

une surreprésentation de personnes de la même nationalité ou groupe ethnique en comparaison

avec leur proportion dans le volume total de postes de travail, formant des "niches ethniques"

(1996 p. 95). Si les premières places dans un secteur sont définies selon Waldinger par une série

de facteurs comme l’expérience antérieure, les préférences culturelles ou le hasard, une fois que

les pionniers se sont fixés sur une niche, les migrants nouvellement arrivés ont tendance à les

suivre et les niches ethniques se renforcent (2003 p. 349).

Waldinger (1994) démontre que les niches ethniques intéressent également l’employeur : elles

réduisent les risques dans l’engagement et dans la formation des nouveaux candidats. Ce

processus de formation de niches n’est pas propre aux cercles migrants. Il se reproduit selon

Waldinger dans d’autres réseaux et secteurs, comme dans le circuit Old boy américain, soit le

réseau des étudiants ayant fréquenté des internats privés et des clubs d’élite (2003 p. 351).

Le principe de la théorie sur les niches ethniques est que les postes sur le marché du travail sont

distribués selon des facteurs de désirabilité et disponibilité : il y a donc une hiérarchie qui réserve

les meilleures positions pour les ressortissants nationaux, et les autres sont laissés aux étrangers

et/ou minorités (Rath 2001). La formation et la mobilité des niches ethniques sont ainsi

directement liés, d’une part, à la structure des opportunités et des contraintes, comme le régime

migratoire, le cadre économico-politique, le marché de travail et, d’autre part, à l’agency ou capital

social des migrants. Les niches évoluent selon le "jeu des chaises musicales ethniques" (game of

ethnic musical chairs), dans lequel des travailleuses migrantes nouvellement arrivées remplacent

d’autres groupes qui ont occupé le secteur auparavant et qui sont partis pour de meilleures

opportunités (Waldinger 2000 p. 333).

Le jeu des chaises musicales dénote que la composition des niches ethniques n’est pas statique,

mais bien dynamique. Le changement des caractéristiques des groupes (ou la perception desdites

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Chapitre I 93

caractéristiques) et les transformations dans la structure des opportunités et contraintes peuvent

ainsi modifier la position des acteurs et des niches (Rath 2001). En outre, ces secteurs sont

également façonnés à la manière du groupe national/ethnique en question : le groupe protège sa

niche de l’entrée d’autres groupes et leur réseau favorise toujours de co-éthniques.

La formation de niches ethniques et leur évolution sont ainsi une autre manière de contrer la

théorie de l’assimilation. Plus les migrants récemment arrivés développent des liens et renforcent

leur capital social, plus ils auront une chance de trouver un travail et de développer les

compétences pour ce travail. Dans les termes de Waldinger (2003) :

[…] Concentration is the way to go, with the search for advancements taking a collective, not

an individual form, as network-dense communities provide the informational base and support

mechanisms for a patterns of parallel movement up the economic ladder (2003 p. 343).

Waldinger a étudié la formation de niches ethniques principalement dans l’économie formelle.

Ces niches se construisent pourtant également dans l’économie informelle et notamment dans le

secteur du travail domestique (Rea 2013; Freitas & Godin 2013; Camargo et al. 2015)42.

Ainsi, le travail domestique forme avec d’autres secteurs demandeurs de main-d’œuvre bon

marché (l’hôtellerie, la restauration, l’agriculture et la construction), les lousy jobs (Waldinger 2000)

ou des 3-D Jobs (Dirty, Demanding and Dangerous) (Castles 2002). Ce sont des postes de travail

typiquement délaissés par les nationaux par leur précarité, leur faible rémunération et parfois leur

haut risque. Surtout, par le manque de reconnaissance sociale offert (dirty et lousy). Ces places

sont traditionnellement remplies par des personnes migrantes. Comme l’observent

Triandafyllidou et Marchetti (2014), l’ethnicisation de migrant jobs persiste malgré la crise

financière et économique vécue par l’Europe depuis 2008, ce qui renforce la perspective de

Massey et.al. sur la "labellisation" des secteurs de travail migrant (1993 p. 453).

Les groupes ethniques/nationaux occupant les niches sur le marché du travail domestique sont

associés à des stéréotypes, ce qui peut favoriser ou rendre plus difficile leur insertion. Le

"ranking" de préférences se fait selon le type de travail demandé (soin des enfants, nettoyage,

garde d’enfants) par "race"/ethnicité, et/ou par le niveau de pauvreté du pays d’origine (England

& Stiell 1997 p. 198). Au-delà de l’origine, la religion (les chrétiennes étant préférées aux

musulmanes) et la couleur de la peau jouent également (Fresnoza-Flot 2008 p. 206).

Plusieurs auteures ont en effet discuté, dans différents pays, la hiérarchie des nationalités ou

"racialisation du travail domestique" (Anderson 2000 pp. 78–79) et la construction de

stéréotypes sur les travailleuses domestiques par les employeuses (England & Stiell 1997; Bott

2005; Hondagneu-Sotelo 2007; Kordasiewicz 2009; Näre 2014). Certaines auteures ont montré

42 Les auteurs ayant développé les perspectives de niches ethniques et enclaves ethniques se sont concentré sur les différences et rapports ethniques, mais ont négligé le genre. Les recherches font référence aux nationalités et groupes ethniques en tant qu’ensemble homogène, menant à l’interprétation, sous le "neutre masculin", qu’il s’agit des secteurs d’emploi dominés par des hommes. Nous utiliserons cependant ces concepts, comme d’autres auteurs ont déjà fait, pour parler du travail domestique et de la dynamique de réseaux majoritairement féminins.

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Chapitre I 94

que les groupes ethniques eux-mêmes peuvent renforcer ces stéréotypes pour se distinguer

d’autres groupes nationaux. C’est le cas des Philippines à Paris (Mozère 2001; Fresnoza-Flot

2008), au Canada (England & Stiell 1997) ou des Polonaises à Bruxelles (Kuźma 2012).

Nous avons vu la succession de nationalités entrant sur le marché du travail domestique au long

de l’histoire de la domesticité belge. Si au début du 20e siècle il était question des

Luxembourgeoises ou des Suisses, puis des Italiennes, Espagnoles et Portugaises, le marché

bruxellois est aujourd’hui dominé par des travailleuses polonaises. Plusieurs auteures s’accordent

à dire que les femmes latino-américaines et philippines détiennent, cependant, une parcelle

importante du secteur informel du travail domestique à en Région bruxelloise (Gutiérrez &

Craenen 2010; Freitas & Godin 2013), et commencent à être visibles dans l’économie formelle.

Nous parlerons ci-dessous de la présence de ces trois groupes sur le marché du travail

domestique : Polonaises, Latino-Américaines lusophones et hispanophones, et Philippines.

Deux autres groupes présents sur le secteur du travail domestique live-out formel et qui

participent au jeu des chaises musicales ethniques du travail domestique sont les Portugaises et

les Roumaines. Ces groupes ont été laissés en dehors de cette description plus détaillée pour

certaines raisons liées aux objectifs de notre thèse et aux caractéristiques de ces groupes. Puisque

cette thèse porte sur le passage vers la formalité du travail domestique, nous nous sommes

concentrées sur les travailleuses participant aux nouvelles migrations qui avaient une expérience

sur le marché informel du travail domestique et qui sont passées à la formalité du travail.

Ce n’est pas le cas des Portugaises, un groupe migratoire ancien et traditionnellement inscrit dans

la migration pour le travail en Belgique, y compris pour le travail domestique (Pires et al. 2010).

La communauté arrive à partir des années 1960 et leur entrée dans l’espace commun européen

représente des opportunités de travail aux désormais "communautaires" (Rea 1999).

Les Roumaines, au contraire, sont un groupe assez récent, dont la communauté s’est agrandie ces

dernières années (Poncelet & Martiniello 2015). Alors qu’en 2007 débute la période transitoire,

elles arrivent ainsi souvent directement sur le marché formel du travail dans le cadre de la

période transitoire et ensuite libre circulation, sans avoir nécessairement passé par le marché au

noir. Malgré certaines différences qui font de la migration roumaine plus hétérogène43, nous

rencontrons dans le contexte historique et migratoire certaines similitudes avec la migration

polonaise (Poncelet & Martiniello 2015; Rea 2015), décrite ci-dessous.

A. La Communauté polonaise à Bruxelles

Les Polonaises à Bruxelles figurent parmi les nationalités les plus présentes dans le travail

domestique live-out, mais également dans le soin de personnes âgées, comme montre Safuta (à

paraître). La Belgique et plus généralement l’Europe occidentale voit le mouvement migratoire

43 Pour une vision sur la communauté roumaine en Belgique, voir Poncelet et Martiniello (2015).

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Chapitre I 95

de l’Est européen s’intensifier après la chute du mur de Berlin (1989). Très féminisé, il était déjà

important auparavant dans des pays limitrophes, comme l’Allemagne et l’Autriche (Lutz 2011).

Selon Kuźma (2012 p. 71), les migrations polonaises se sont intensifiées à partir de 1991,

principalement vers des pays de l’Europe du Nord (Allemagne, Autriche, France et Belgique)

pour, à partir des années 2000, connaître une diversification vers l’Europe du Sud (Espagne et

Italie) et, après 2004, vers le Royaume-Uni et l’Irlande.

La majorité des Polonaises exerce une migration dite circulaire et de courtes durées, alternant

quelques mois de travail à l’étranger avec des mois à la maison (échangés alors avec une cousine,

la sœur ou la mère, qui reprendra leur place au travail). Morokvasič (1999 p. 2) défend que ces

mouvements ne soient pas propres à l’Est européen, mais dérivent "d’un phénomène plus

général lié à la mondialisation des échanges et des flux". La migration, surtout avant l’entrée de la

Pologne dans l’UE, a un caractère temporaire et ouvert, avec l’objectif d’accumuler le maximum

de revenus possible pour revenir en Pologne (Grzymala-Kazlowska 2005 p. 682). Kuźma (2012)

fait remarquer que ce mouvement migratoire se positionne dans le prolongement des migrations

internationales et du mouvement migratoire intérieur de l’époque du communisme, mais, au lieu

d’entreprendre une migration rurale-urbaine, c’est un déplacement international qui a lieu.

Avec la suppression de l’exigence d’un visa touristique en 1991, la migration polonaise a un

caractère de mobilité sociale et de consommation (l’achat d’une voiture, d’une maison, appareils

électroménagers, etc.). La crise de la Pologne à partir de la moitié des années 1990 va

transformer le profil de ce mouvement, qui devient une migration de survie (Kuźma 2012 p. 109,

citant Siewiera 1996 p. 52). Kuźma montre que le terme "migration de survie" est par ailleurs

largement utilisé pour désigner la migration originaire de la région rurale de la Podlasie44, au

Nord-Est polonais, d’où viennent la majorité des migrants polonais en Belgique.

Il est difficile de décrire la communauté polonaise à Bruxelles dans les années 1990 jusqu’à 2004,

alors que la majorité est en situation irrégulière de séjour. Une série de caractéristiques sont

néanmoins identifiées (Grzymala-Kazlowska 2005; Kuźma 2012) : la communauté vient

principalement de la région rurale de la Podlasie, n’a pas un haut niveau d’études, et est

majoritairement jeune et féminine, mais compte également une partie importante de femmes en

âge de la retraite.

Aujourd’hui, la communauté est plus diversifiée. Aux côtés des migrants économiques des

années 1990-2000, on retrouve à Bruxelles des Polonais ayant migré après la Deuxième Guerre

mondiale, les demandeurs d’asile des années 1980 et, à partir des années 2000, les "eurocrates"

des institutions européennes (Vandecandelaere 2013 p. 349).

La proximité géographique et l’importance de la présence polonaise ont contribué à créer une

structure d’accueil importante à Bruxelles. La communauté trouve tout ce qu’il faut pour vivre,

44 La Podlasie devient une terre d’émigration principalement vers les États-Unis, à partir du 19ème siècle (Grzymala-Kazlowska 2005 p. 679), et la Belgique devient une destination importante à partir de 1989.

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Chapitre I 96

sans avoir besoin d’apprendre le français ou le néerlandais : il y a des magasins avec des produits

polonais, des vidéothèques, des bibliothèques, des églises et associations culturelles. Même le

journal local de la Podlasie arrive avec les transporteurs hebdomadaires (Vandecandelaere 2013).

À l’instar d’autres communautés, si ces facilités contribuent à l’adaptation à la Belgique, elle rend

plus difficile leur intégration à long terme.

L’insertion de la communauté polonaise sur le marché du travail sera genrée, comme c’est les cas

pour beaucoup d’autres communautés45 : les femmes dans le travail domestique (principalement

le live-out payé à l’heure) et les hommes dans la construction, à peu d’exceptions près. Non

seulement les Polonaises occupent une proportion importante du marché du travail domestique,

mais ce dernier est l’occupation de la majorité des femmes polonaises employées en Belgique.

Selon Kuźma (2012), certains facteurs participent à la féminisation de la migration polonaise en

Belgique et surtout à Bruxelles. D’abord, dans le pays d’origine, la situation des femmes sur le

marché du travail est moins favorable et marquée par diverses formes de discrimination. À ceci

s’ajoute une faible infrastructure locale concernant la santé et l’offre scolaire. Ensuite, en

Belgique, la structure d’opportunités du marché du travail favorise l’insertion des femmes dans le

travail domestique, et le milieu urbain bruxellois fascine et attire les migrantes venant

principalement des campagnes : Bruxelles est ainsi perçue comme "une métropole urbaine aux

nombreux avantages" (2012 p. 429).

Le "retour" des Polonaises (elles sont venues à l’époque de l’entre-deux-guerres) est marqué par

des images stéréotypées46 (Morelli 2001:161), qui feront au long des années 1990-2000 le terme

"Polonaise" synonyme de femme de ménage (Kuźma 2012 p. 284).

En outre, les hommes mais surtout les femmes polonaises jouissent d’un stéréotype positif qui

les affiche comme des travailleuses honnêtes et professionnelles. Le fait d’être Polonaise

constitue en soi une qualification, indépendamment de leurs compétences professionnelles,

comme explique Kuźma (2012) :

Ils sont considérés en Belgique comme de personnes prêtes à travailler bien et beaucoup. […]

Quant aux femmes, elles seraient "irremplaçables" dans les tâches ménagères. La construction

de cette "bonne réputation" a aussi permis aux travailleurs polonais de construire des niches sur

le marché de l’emploi où ils peuvent demander des salaires plus élevés malgré la concurrence

des nouveaux venus (2012 p. 246).

Cette image positive contribue donc à leur "succès" dans l’intégration au marché du travail

domestique et surenchérit la compétition dans le jeu des chaises musicales ethniques. Ainsi,

d’autres nationalités de l’Europe de l’Est et de l’Europe Centrale sont tentées de jouer à la

substitution identitaire, se faisant passer pour des Polonaises, pour profiter de la bonne

réputation de la communauté et d’un meilleur paiement horaire. La substitution identitaire est

45 En effet, les communautés nouvellement migrantes ont souvent une division genrée entre femmes au travail domestique et hommes dans le bâtiment (Rosenfeld & Camargo 2015). 46 Morelli mentionne la femme de ménage Polonaise "Selma" dans l’hebdomadaire féminin Femmes d’Aujourd’hui.

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Chapitre I 97

d’autant plus intéressante pour ceux et celles qui la pratiquent parce que certains pays de l’Est,

comme la Russie et l’Ukraine, ont parfois un stéréotype négatif (alimenté par les Polonais, par

ailleurs), étant associés à un manque d’honnêteté et de propreté, voire à des pratiques mafieuses

(Kuźma 2012 p. 247). Le phénomène de substitution a été également observé à Londres dans le

milieu des "Polish handymen", dans lequel être "Polish" est devenu un label de qualité (Kilkey &

Perrons 2010 p. 203).

La communauté devenant significative à la fin des années 1990, les coéthniques commencent à

avoir la sensation de surabondance de Polonais sur le marché du travail et ce qui était au début

une solidarité ethnique devient une compétition au sein du même groupe (ethnic competition)

(Grzymala-Kazlowska 2005 p. 690). Un exemple est la pratique très répandue, et ce surtout entre

femmes, de la vente des postes de travail : une "maison" ou "des heures" sont échangées contre

un pourcentage du salaire à recevoir, parfois le premier salaire entier. C’est la marchandisation du

capital social des migrants, identifié parmi les migrants mexicains aux États-Unis par Massey et

al. (1999).

Aujourd’hui, la communauté polonaise est la plus significative parmi les ressortissants des

nouveaux États membres de l’UE. En 2014, elle représentait 5,4% de la population étrangère en

Belgique, contre 4,7% pour la communauté roumaine et 2,1% pour la communauté bulgare

(Myria 2015 p. 35). En ce qui concerne l’insertion sur le marché du travail formel, le Monitoring

socio-économique indique que 6,6% des travailleurs sont originaires des 12 nouveaux États

membres en 200847 (SPF Emploi & CECLR 2013 p. 17). De ce total, il y a une majorité de

femmes dans l’emploi salarié (55%), expliquée en partie par l’importance du statut d’indépendant

chez les hommes de ce groupe : les ressortissants polonais et roumains sont les nationalités

étrangères qui ont le plus recours au statut d’indépendant en 2008. Si les femmes de l’UE28 sont

plus nombreuses à avoir des emplois salariés, les hommes occupent six sur dix des emplois à

temps plein, tandis que neuf sur dix emplois à temps partiel sont occupés par les femmes de ce

groupe (SPF Emploi & CECLR 2013 pp. 126–127).

B. Les migrations latino-américaines

Hispanophones et Lusophones des Amériques ont un passé colonial qui contribue à expliquer

les processus migratoires semblables vers le sud de l’Europe, comme le défend Padilla (2008 p.

73) : la colonisation tant espagnole que portugaise a laissé des héritages qui sont perceptibles

dans la langue, la nourriture, la religion, etc., menant à un sentiment de retrouvailles chez certains

migrants.

Brésiliens et Latino-Américains hispanophones ne peuvent pas pour autant être considérés

comme étant un groupe ethnique homogène, principalement en raison de leur différence de

47 République tchèque, Estonie, Chypre, Lettonie, Lituanie, Hongrie, Malte, Pologne, Slovénie, Slovaquie, Bulgarie et Roumanie.

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Chapitre I 98

langue et d’histoire coloniale, qui ont mené à des cultures distinctes quoiqu’avec des similarités.

Ces différences principalement linguistiques font que la communauté brésilienne en Belgique est

plus proche de celle portugaise que d’autres communautés migrantes de l’Amérique du Sud48, qui

par ailleurs ne sont pas homogènes non plus.

Parmi les facteurs structurels qui facilitent ou limitent un mouvement migratoire, cette

hétérogénéité s’exprime par différents degrés de développement, des profils migratoires socio-

économiques distincts, et de différentes cultures de genre (gendered cultural scripts) (Godin et al.

2015 pp. 125–126). Comme explique Yépez del Castillo (2008) :

[Derrière la dénomination de "Latinos"] se cache une diversité de nationalités avec des histoires

culturelles et politiques différentes, tout comme les populations en provenance d’un même pays

sont déterminées par des différences sociales ethniques, de génération, de genre qui tendent à se

reproduire dans les nouveaux contextes migratoires (2008 p. 28).

Dans l’histoire de la migration entre nouveau et vieux monde, l’Amérique latine a été

principalement une région de destination de migrations européennes, depuis les débuts de la

colonisation au 17e siècle (avec l’arrivée des colonisateurs principalement d’origine espagnole et

portugaise), et de manière soutenue de 1850 à la moitié du 20e siècle. À partir des années 1950, la

balance migratoire commence à s’inverser.

Entre les années 1960 et 1980, les migrants latino-américains étaient principalement des

intellectuels, syndicalistes et étudiants fuyant les dictatures, dont nombreux ont été reconnus

comme réfugiés49, ainsi que quelques artistes. Jusqu’à la fin des années 1980, l’image que

l’Europe se faisait de l’immigration latino-américaine était principalement cristallisée autour de ce

profil – une migration vue plutôt comme qualifiée. Depuis le début des années 1980, des

migrants "économiques" commencent à arriver, même si leur présence est très discrète et

concentrée dans des pays avec tradition migratoire comme la France, les Pays-Bas ou le

Royaume-Uni (Yépez del Castillo & Herrera 2007 p. 9).

Pendant toutes les années 1990, l’Europe du Sud (Italie, Portugal et surtout l’Espagne) assiste à

"l’arrivée silencieuse" des Dominicains, Péruviens, Équatoriens, Colombiens et Boliviens. Ces

nationalités ouvrent ensuite le chemin à d’autres, comme l’écrivent Herrera et Yépez del Castillo

(2007 p. 10). Il y a une augmentation régulière des flux et le boom est atteint dans les années 2000.

Ici, hispanophones et lusophones se séparent, surtout en importance numérique : si les

hispanophones en Belgique sont une communauté importante et visible à partir des années 1990,

on ne parle de "communauté brésilienne" qu’à partir des années 2000, même si quelques

48 Ces faits sont confirmés par interviews et observations auprès la communauté brésilienne, pour cette thèse et d’études antérieures (Camargo 2010b). La composition des "cafés portugais" montre comment leurs réseaux sociaux se sont immiscés : les cafés sont un point de rencontre pour la communauté brésilienne et portugaise, et d’échange sur de possibilités de travail, surtout pour les hommes dans la construction. Plus sur la communauté brésilienne en Belgique dans Rosenfeld et al. (2009), Camargo (2010b), Rosenfeld et Camargo (2015) et Schrooten et al.(2015). 49 Principalement Argentins (1976-1983), Brésiliens (1964-1985), Chiliens (1973-1990) et Uruguayens (1976-1983).

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Chapitre I 99

pionniers sont arrivés dans le milieu des années 199050. Très peu de Brésiliens ont été régularisés

lors de la régularisation de 2000, qui exigeait au moins cinq années de séjour en Belgique, donc

depuis 1995. Leur visibilité augmente à partir de 2005, selon les données recueillies par

l’association Abraço.

La migration latino-américaine se diversifie au long des années 1990, incluant des étudiants

universitaires et des migrants "économiques" provenant, en grande partie, "des classes moyennes

en processus d’appauvrissement, dans le cadre d’une Amérique latine qui se débattait entre crises

économiques et applications de programmes d’ajustement structurel", comme l’écrit Yépez del

Castillo (2008 p. 22). Au-delà des difficultés financières, les crises des années 1990 se traduisent

principalement (selon le pays) par un manque de crédit face aux politiques économiques (Yépez

del Castillo & Herrera 2007 p. 11). Au Brésil, la mobilité sociale est une question importante

(Pochmann 2009) et la classe moyenne sans spécialisation professionnelle ne peut que partir

ailleurs pour accéder à des revenus plus élevés. Ces questions sont soulevées par une des

travailleuses participant à l’étude, la Brésilienne Janaína51 :

Mon mari travaillait comme indépendant et le travail diminuait. J’ai monté un magasin d’articles

pour cadeau et l’on a été braqué deux fois. […] Il y avait très peu de travail, et nous comme

tous les Brésiliens, on avait plein de dettes et tout ça. (Janaína, Brésilienne, environ 35 ans, en

couple, deux enfants, arrivée en 2007, régularisée en 2010)

Dans le cas de Janaína, les questions financières se mélangent à un sentiment d’insécurité,

également évoqué comme une des raisons de migration par d’autres études sur la migration

brésilienne (Camargo 2010b p. 52; Rosenfeld et al. 2010a pp. 131–133). Janaína raconte ainsi que,

lors du deuxième braquage :

[...] Ils sont entrés et ont mis le revolver sur mon ventre [elle était enceinte], j’ai vu les balles et

tout, j’étais traumatisée. Une autre fois on est entré dans la maison, dans la chambre des

enfants, alors j’ai paniqué. J’ai dit à mon mari : ‘Je ne veux plus rester ici, je veux partir, je veux

partir !’. Et alors on a eu l’opportunité d’aller aux États-Unis, on a essayé le visa deux fois et ça

n’a pas marché. [Mon mari] a décidé d’entrer par le Mexique, et il est parti. […] Il a vécu quatre

ans aux États-Unis.

L’extrait de la narration de Janaína est illustratif du vécu de plusieurs migrants latino-américains

dans la décennie 1990-2000. Si toute la classe moyenne éprouvait de sérieuses difficultés

financières, la chance, l’agency et la structure des opportunités ont joué pour que certains puissent

partir à étranger, souvent après des événements déclencheurs comme le hold-up vécu par Janaína.

50 Les Brésiliens et Brésiliennes fuyant la dictature ne seront proportionnellement pas beaucoup à choisir la Belgique comme destination et leur présence est remarquée à partir des dans années 1990 dans des migrations de caractère principalement économique (Sáenz & Salazar 2007 p. 168). 51 Si nous n’avons pas ici l’intention d’exposer les résultats de la recherche empirique, les extraits de certaines des travailleuses participantes aident la mise en contexte de la situation au pays d’origine, question qui ne sera pas traitée lors des chapitres subséquents.

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Chapitre I 100

Selon plusieurs auteurs, la migration vers des pays au nord de l’Europe, dont la Belgique,

s’explique entre autres par l’endurcissement de la politique étrangère nord-américaine comme

suite aux attentats du 11 septembre 2001 à New York. Toujours aussi désirés comme

destination, mais plus difficiles à atteindre, avec la croissante militarisation à la frontière

mexicaine et la politique restreinte des visas, les États-Unis perdent partiellement leur place en

faveur d’autres destinations. Padilla (2008 p. 65) explique que cette réorientation vers l’Europe

était pourtant déjà observée dans les années 1990 en Europe du Sud (Espagne, Portugal et Italie),

les événements de 2001 à New York ne faisant qu’intensifier la déviation de ce mouvement

migratoire.

Les flux vers la Belgique et les nationalités qui les composent sont également déterminés par la

structure des opportunités et des contraintes issues de la politique migratoire. Ainsi, à la

signature de l’accord donnant naissance à l’espace Schengen, en 1985, les pays latino-américains

ont été dispensés de l’obligation de visa touristique, surtout grâce à une négociation de l’Espagne

auprès de l’UE (Carlier 2007 p. 540). L’exigence d’un visa touristique a été toutefois introduite

dans les années 2000 pour freiner la migration de pays latino-américains plus pauvres : en 2002

pour le Pérou et la Colombie, en 2003 pour l’Équateur et en 2007 pour la Bolivie52.

Ces mesures ont contribué à réduire de manière draconienne les arrivées de ressortissants des

pays respectifs et les changements ont parfois pris les migrants en surprise. En ce sens, Morelli

(2001 p. 162) énumère les facteurs contribuant à transformer le projet migratoire des Latino-

Américains, initialement de courte durée, en séjour permanent : les salaires moins bien payés que

ce qu’on aurait espéré, le prix des billets d’avion qui rend difficiles les visites à la famille, la

croissante facilité de communication, et les difficultés associées au séjour en situation irrégulière.

L’obtention des "papiers" devient pour ces femmes latino-américaines hispanophones une

stratégie cruciale pour réussir un rapprochement familial, comme le font remarquer Godin,

Freitas et Rea (2015 p. 139).

La non-exigence du visa Schengen pour les Brésiliens et d’autres pays de l’Amérique du Sud

facilite leur entrée et leur circulation interne dans l’UE. Il est possible alors d’entrer dans l’espace

Schengen comme touriste et rester après les trois mois, en situation irrégulière de séjour53,

devenant des overstayers (situation des ressortissants polonais dans les années 1990). Selon des

données du dernier rapport annuel de l’OIM pour la Belgique et le Luxembourg (OIM 2009 p.

12), les ressortissants brésiliens figurent comme première nationalité dans le programme de

retour volontaire en 2012, avec 683 retours, juste avant les Russes (554 retours).

La facilité relative avec laquelle les ressortissants brésiliens entrent en Europe contribue à ce que

leur migration soit très mobile. En effet, Schrooten et. al. (2015) montrent comment les

52 D’autres pays de l’Amérique centrale et Caraïbes avec obligation de visa : Cuba, Guyenne, Haïti, Dominique, Grenade, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Trinité-et-Tobago et Saint-Christophe-et-Niévès (Carlier 2007 pp. 540–541). 53 Précision juridique, le fait de travailler alors qu’on est en visa touristique constitue également une infraction de la loi des étrangers, puisque le visa touristique n’autorise pas à travailler.

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Chapitre I 101

trajectoires des migrants brésiliens en Belgique et au Royaume-Uni sont parsemées d’allers-

retours de et vers l’Europe et d’une mobilité intra-européenne, incluant parfois aussi les États-

Unis. Ces conditions moins rigides favorisent également un regroupement familial rapide :

conjoints et enfants viennent ensemble, ou la famille est vite réunie au pays d’accueil, même si

sous un statut irrégulier de séjour (Rosenfeld et al. 2009; Camargo 2010b).

Aujourd’hui en Belgique, malgré leur impressionnante augmentation pendant les années 2000, les

populations latino-américaines restent néanmoins minoritaires aux yeux des chiffres officiels : en

2012, parmi les personnes d’origine étrangère en situation régulière de séjour et sur le marché du

travail belge (entre 18 et 60 ans), seulement 2% sont originaires de l’Amérique du Sud ou

Centrale (SPF Emploi & CECLR 2015 p. 17). À titre de comparaison, cette présence est de 8,5%

pour des personnes originaires de l’UE28 (nouveaux États membres) et 43,6% pour des

personnes originaires de l’UE15.

Une partie importante de ces migrants sont ainsi toujours en situation irrégulière de séjour,

rendant une quantification difficile. Par exemple, selon des estimations du gouvernement

brésilien, la population brésilienne en Belgique compte en 2012 environ 55.000 personnes, soit la

7e position en Europe, après Portugal, Espagne, Royaume-Uni, Allemagne, Suisse et Italie (MRE

2012 p. 135). Les appréciations ont été construites à partir des informations des services

consulaires, du nombre de nationaux régulièrement installés, du programme de retour volontaire

et des services d’inspection sociale du travail.

Les destinations principales de la communauté brésilienne migrante ne sont pourtant pas

l’Europe, mais bien les États-Unis, avec environ 1.066.559 de personnes en 2012. S’en suit le

Japon et le Paraguay, qui comptent une population de Brésiliens de respectivement 210.032 et

201.527, également en 2012. La première destination européenne, le Portugal, est en 4e position

avec environ 140.426 Brésiliens (MRE 2012 p. 135). Déjà en 2007, du total de Brésiliens et

Brésiliennes à l’étranger, 41% habitent aux États-Unis, 16% au Paraguay et 10% au Japon. Les

autres pays de destination représentaient ensemble 33% (Fusco 2008).

Qu’elle soit hispanophone ou lusophone, régulière ou irrégulière, la migration latino-américaine

est très féminisée, comme l’a montré la partie précédente (voir Graphique I.1) (Rea 2015 p. 57).

Godin, Freitas et Rea (2015 p. 129) font remarquer que les décisions de migrer sont souvent

individuelles et les femmes se placent comme "agentes" de leur propre migration, ce qui est

surtout le cas pour les femmes plus jeunes et sans enfants. Les discours des femmes avec enfants

à charge évoquent à leur tour l’intérêt des enfants comme motif central pour entamer une

migration. Le rôle des femmes comme protagonistes dans la décision de migrer et le processus

migratoire a également été soulevé par Padilla (2007 p. 115) pour les migrations brésiliennes vers

le Portugal.

La diversité des profils, que nous ne pouvons pas rendre ici, va néanmoins être homogénéisée au

pays d’accueil. De différents pays, classes sociales et régions (urbaines ou rurales), les migrations

latino-américaines viennent occuper des places dans des secteurs en pénurie de main-d’œuvre

dans une Europe vieillissante : agriculture, hôtellerie, restauration, construction, travail

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Chapitre I 102

domestique et autres professions liées au care. La communauté latino-américaine constitue une

forte niche dans le travail domestique à Bruxelles, le plus souvent sur le marché informel du

travail, que ce soit en live-in ou en live-out, ou dans le soin de personnes âgées ou malades.

Si les travailleuses latino-américaines hispanophones sont arrivées de manière globale plus tôt sur

le jeu des chaises musicales ethniques du marché du travail domestique bruxellois, Godin, Freitas

et Rea (2015) indiquent que la position de Brésiliennes par rapport aux premières n’est pas moins

favorable :

Despite existing competition among women working in this sector, the domestic market seems

to be flexible enough to accommodate these two (and other) groups, each having their

respective social networks (2015 p. 151).

L’acceptation des travailleuses migrantes latino-américaines dans les ménages privés a été

facilitée par la structure des opportunités très favorable à l’immigration féminine, mais,

également, comme l’observent Palmas et Ambrosini (2008) pour l’Espagne et l’Italie, grâce au

stéréotype de femme migrante catholique et "mère de famille" (même si elle ne l’est pas). Cette

image a permis selon les auteurs une "acceptation pacifique" dans ces deux pays d’accueil de

tradition catholique, mais a aussi restreint l’éventail des opportunités des femmes latino-

américaines (Palmas & Ambrosini 2008 p. 87).

Comparant l’ancienne migration européenne au "Nouveau Monde" et l’actuelle migration latino-

américaine en Europe, Yépez del Castillo (2008) fait remarquer que :

L’histoire de la migration européenne nous montre aussi que, malgré leurs origines humbles et

leurs faibles niveaux d’éducation, les migrants européens ont connu des processus de mobilité

sociale ascendante dans les pays latino-américains qui les ont accueillis. Aujourd’hui, au

contraire, nous remarquons que la plupart des migrants latino-américains, malgré leur niveau

d’éducation élevé, sont confrontés à une segmentation du marché de travail européen, qui les

oblige à s’insérer dans des ‘niches’ peu qualifiées, avec des contrats précaires et peu de

protection sociale (2008:23).

Pour la plupart des migrantes latino-américaines, en plus de vivre une mobilité sociale inversée

(downward mobility), comme l’indique Yépez del Castillo, la situation d’irrégularité de séjour a des

conséquences quotidiennes pour les migrantes et leur famille (Lutz 2011 pp. 154–184). Les

travailleuses qui obtiennent une régularisation et sont sur le marché du travail formel sont alors

confrontées à l’ethnostratification du marché belge et bruxellois (Martens et al. 2005; SPF Emploi

& CECLR 2015).

C. Les travailleuses philippines

Dans le secteur spécifique du travail domestique des sphères diplomatiques ou aisées à Bruxelles,

la communauté philippine est surreprésentée. En effet, la littérature (Mozère 2001, 2005;

Parreñas 2001; Fresnoza-Flot 2008) indique une présence importante de Philippines employées

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Chapitre I 103

dans les milieux diplomatiques ou des classes supérieures dans des villes européennes. Cette

tendance semble se confirmer en cette Ville-Région globale, spécialement attractive avec ses

nombreuses représentations diplomatiques (Gutiérrez & Craenen 2010; Michielsen et al. 2013;

Pauwels 2015).

Cette réputation qui s’avère exacte tient ses origines, entre autres, de deux principaux facteurs.

D’abord, les Philippines sont souvent très éduquées, la plupart d’entre elles ayant fini un cursus

supérieur universitaire ou non universitaire. Ensuite, elles parlent en général l’anglais, ce qui les

qualifie aux yeux d’employeurs pour enseigner l’anglais aux enfants et les aider avec les devoirs.

Elles sont femmes de ménage live-out, live-in, "au pair" ou baby-sitters. À Bruxelles, ces femmes

travaillent principalement dans "les beaux quartiers", dans le sud-est géographique de la Région

(Ixelles, Uccle, Woluwé-Saint-Pierre, Woluwé-Saint-Lambert) ou en banlieue bruxelloise, en

Flandre ou Wallonie. Mis à part les milieux diplomatiques (carte S), les employeurs des

travailleuses philippines dans le travail domestique sont souvent des ménages belges ou étrangers

aisés, notamment anglophones (Gutiérrez & Craenen 2010 p. 34).

Au-delà du travail domestique, qui occupe 60% de la communauté philippine légalement résidant

en Belgique, la communauté est employée principalement dans deux secteurs : infirmière ou

aide-soignante dans les hôpitaux (20%) et hospitality industry (20%), une large branche incluant

diverses occupations du tourisme et du divertissement (hôtels, restaurants, parcs thématiques,

bateaux de croisière, boîtes de nuit, clubs de prostitution, etc.), selon les données réunies par

Pauwels (2015 p. 117). Néanmoins, prenant en compte les estimations de la population

philippine installée en Belgique, celle-ci est proportionnellement moins significative que dans

d’autres destinations européennes, dans les États-Unis (Pauwels 2015), ou dans les États du

Golfe (Parreñas 2008).

Comme pour les autres groupes nationaux, le stéréotype construit autour des Philippines a

également contribué pour assurer leur place dans un marché compétitif. Mozère (2005) montre

que les Philippines ont conscience de la "niche" qu’elles alimentent. Certaines déclarent être les

"Mercedes Benz" des travailleuses domestiques, créant une hiérarchie au sein du secteur. Sur

l’expérience des travailleuses philippines à Madrid54, Oso Casas (1998) écrit :

L’excellente réputation des domestiques philippines, obéissantes, catholiques, symboles de

statut social, exotiques, de surcroît, a contribué à consolider ce groupe dans les secteurs les plus

stables, leur offrant de bonnes conditions de travail et les salaires les plus élevés sur le marché

de l’emploi domestique (madrilène), leur permettant d’occuper une position nettement

différenciée et spécifique par rapport à d’autres groupes sur une échelle professionnelle définie

en termes ethniques (1998).

54 Si la phrase sur les ‘Mercedes Benz’ a été prononcée par une travailleuse philippine au Pays-Bas, qu’on reproduise les écrits de Oso Casas sur les Philippines à Madrid et que Mozère parle des Philippines à Paris, le discours pourrait être tout aussi bien tenu à Bruxelles, puisque leur profil est semblable comme l’avait démontré par ailleurs Parreñas(2001).

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Chapitre I 104

À Madrid comme à Paris (Mozère 2005; Fresnoza-Flot 2008) ou à Bruxelles (Pauwels 2015), les

Philippines cueillent les fruits de leur stéréotype positif. Ça explique en partie pourquoi cette

migration est très féminisée (voir Graphique I.1). En effet, plus de 70% des autorisations de

séjours pour les Philippines en Belgique concernent des femmes (Pauwels 2015 p. 102), une

tendance qui se confirme dans d’autres destinations européennes (Parreñas 2001). Dans les

années 1980, la migration philippine était surtout masculine vers le Moyen-Orient, mais à partir

des années 1990 la diminution de la demande de main-d’œuvre masculine pour la construction et

la manufacture et une augmentation de la demande pour le travail domestique dans des pays

comme Hong Kong et Singapour (Pauwels 2015 p. 108), favorise les migrations féminines. Cette

évolution a inversé la balance entre hommes et femmes, et ces dernières ont commencé à être

plus nombreuses à partir à l’étranger.

Malgré le changement dans la dynamique de la famille, des études pointent le non-changement

des relations de pouvoir : l’homme est toujours le "chef de famille", même si c’est la femme qui

apporte le principal soutien économique (la breadwinner) (Pauwels 2015). Par contre, les interviews

menées par Pauwels indiquent que certains hommes assument le rôle de père et époux à la

maison ; ils sont appelés par les femmes housebands ou huswifes (2015 p. 115).

Dans les années 2000, environ 10% de la population jeune philippine avait envie de migrer pour

travailler ailleurs (Parreñas 2001 p. 39). Treize ans plus tard, la tendance se réalise : environ 98

millions de personnes ou plus de 10% de la population travaille ou vit outre-mer selon la

Commission des Philippins à l’Étranger (Commission on Filipinos Overseas)55. La même organisation

estime qu’en 2011, 47% des migrants issus des Philippines ont un séjour régulier permanent,

43% ont un séjour temporaire et 10% sont en situation irrégulière. De ce total, 11.697 personnes

résident en Belgique : 6.460 ont un séjour permanent, 237 ont un séjour temporaire et environ

5000 sont en situation irrégulière de séjour (Pauwels 2015 p. 102).

Des facteurs historiques, économiques et sociaux contribuent à cette culture de migration. Les

Philippines ont été d’abord une colonie de l’Espagne pendant 300 ans, et ont vécu sous

protectorat nord-américain pendant 50 ans jusqu’à 194656. Selon Pauwels (2015), ce passé

colonial contribue à expliquer deux traits de la culture philippine qui la rapproche de la culture

occidentale. D’abord, c’est un pays très catholique et conservateur, influence de l’époque

coloniale espagnole. Ensuite, l’influence nord-américaine se fait sentir par la forte culture de la

consommation, et la langue, l’anglais étant la deuxième langue extensivement utilisée par les

autorités, dans l’école et les affaires.

Des facteurs directement liés aux structures de genre influencent également de manière claire les

motifs de migration57. D’une part, le rôle des filles dans la famille et surtout de l’aînée. On espère

55 Source : www.cfo.gov.ph/images/stories/pdf/2011_Stock_Estimate_of_Filipinos_Overseas.pdf 56 Les Philippines ont été également une colonie japonaise entre 1942 et 1945. Selon Fresnoza-Flot (2008 p. 99), malgré la courte durée, cette période est vue par les Philippins comme sombre, marquée par la pénurie et la guerre. 57 Plus sur l’expérience des migrantes philippines dans Parreñas (2001, 2004, 2008), ainsi que Pauwels (2015), pour la Belgique, et Fresnoza-Flot (2008) pour Paris.

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Chapitre I 105

qu’elle subvienne aux besoins des parents et des frères et sœurs plus jeunes, ce qui contribue à

pousser les filles aînées à rentabiliser leur contribution à la famille (Pauwels 2015 p. 105). D’autre

part, le contexte légal aux Philippines, où le divorce n’est pas autorisé.

Les facteurs économiques poussent, aussi, les ressortissantes philippines à migrer. Les

Philippines participant à notre étude expliquent que, malgré leur niveau d’éducation, elles n’ont

que très peu d’opportunités professionnelles chez elles, et qu’un emploi fixe ne permet que

rarement de subvenir aux besoins de leur famille et leur garantir une bonne éducation. Comme le

formule la participante Mia :

[In the Philippines there is] not enough work. Most Philippines are graduated in the university

but end up going outside because there is not much work there… So, even if here we are a

domestic helper we have a better life, I would say. We can, like, send some money to our

parents and brothers (Mia, Philippine, 34 ans, arrivée en 2002, en couple, un enfant).

Enfin, la migration est également motivée par le gouvernement, qui offre depuis les années 1980

un appui structurel par le moyen de différents organes d’information et d’assistance aux

nationaux désireux de migrer. Les travailleurs migrants sont ainsi considérés comme "les héros

de la nation", et leurs rémittences constituent une importante entrée d’argent pour le pays

(Parreñas 2001 p. 54). Selon la Banque Mondiale, les envois d’argent forment environ 12% du

produit intérieur brut des Philippines (World Bank 2011). En parallèle, les travailleuses migrantes

sont souvent reprochées d’être des "mauvaises mères", qui abandonnent leurs enfants au pays.

Parreñas (2004) écrit qu’en 1995, le président philippin avait déclaré : "We are not against

overseas employment of Filipino women. We are against overseas employment at the cost of

family solidarity" (2004 p. 40).

La tradition de migration a contribué à l’établissement de réseaux de la communauté philippine

dans plusieurs localités, ce qui facilite la migration des nouvellement arrivées. Selon Heyse et al.

(Pauwels 2015 p. 79), environ 62 associations liées à la population philippine existent en

Belgique. Ces réseaux contribuent à la recherche d’emploi et à la circulation d’information, au-

delà des activités de loisir. La communauté philippine se réunit également autour des paroisses

catholiques, et plusieurs femmes migrantes fréquentent des églises évangélistes.

Plusieurs travailleuses sont dans une perspective d’installation définitive, surtout quand elles ont

réussi à acquérir un titre de séjour permanent et à réunir la famille en Belgique. Comme l’énonce

Mia plus haut, ce choix s’explique surtout par la situation économique des Philippines et le bon

niveau de vie relatif qu’elles ont réussi à atteindre en Belgique comme travailleuses domestiques.

Leur entrée dans d’autres secteurs du marché de travail belge (ou la sortie du travail domestique)

se voit pourtant compliquée par le manque de compétences en français ou néerlandais.

Si l’éducation est très valorisée aux Philippines, incarnant parfois le déclencheur du projet

migratoire, Pauwels (2015 p. 120) signale un paradoxe : les parents migrent pour financer

l’éducation des enfants, qui, aussitôt diplômés, se heurtent au même contexte qui a poussé les

parents à partir. Les enfants migrent alors également et finissent pour réaliser le même travail que

leurs parents.

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Chapitre I 106

Cette troisième section a décrit plusieurs aspects des migrations féminines pour le travail

domestique. Les "global women" décrites par Ehrenreich et Hochschild (2004), qui sur le sol

européen sont en grande mesure des femmes de l’est de l’Europe, disputent le marché du travail

domestique avec Philippines, Colombiennes, Équatoriennes, Boliviennes et plus récemment

Brésiliennes. Les Espagnoles et surtout les Portugaises, d’anciens groupes migratoires en

Belgique, font leur "retour" depuis la crise financière qui a touché principalement l’Europe du

Sud.

Le changement d’une production industrielle vers une économie de services et le développement

d’un marché global du travail domestique et du care sont de grands responsables de la

féminisation des migrations en Europe. Rea (2015) fait remarquer qu’en Belgique, au-delà des

trajectoires "classiques" des migrantes dans ce mouvement transnational pour le travail

domestique, les Philippines semblent diversifier leur stratégie de séjour via des chemins offrant

plus de sécurité de séjour même s’ils demeurent précaires, comme la carte S diplomatique et le

statut de "au pair" (2015 pp. 56–57).

La macro structure englobant le travail domestique permet de comprendre la présence de ces

communautés en Belgique et surtout en Région bruxelloise, démontrant également la dimension

transnationale du secteur du travail domestique et du care. Cette section complète les deux

sections précédentes pour composer un panorama des enjeux du travail domestique en Région

bruxelloise, en Belgique et plus généralement en Europe occidentale.

Conclusions

L’histoire du travail domestique montre qu’il est un secteur de femmes et de migrantes – que ce

soit une migration issue de la région rurale, des pays limitrophes, des pays avec qui la Belgique

établit des accords bilatéraux en Méditerranée, de l’Est européen ou des pays du Sud global.

Notamment dû aux caractéristiques ethniques et genrées de celles qui réalisent ce travail, le

travail domestique peine à être reconnu et professionnalisé (Lutz 2011), en Belgique et ailleurs.

Ce voyage dans le temps montre également de quelle manière le travail domestique se confond

avec l’histoire de la migration, celle du travail féminin et celle des valeurs structurantes des

sociétés. En effet, l’ordre de genre montre le non-changement dans la distribution traditionnelle

de rôles sociaux. Le manque d’intérêt des syndicats à l’égard de la catégorie des travailleuses

domestiques à l’aube du 20e siècle est ainsi illustratif de la complexité de cette position sociale : le

travail domestique relève de l’ordre du reproductif et est donc du "non-travail" selon Marx, et

ces femmes sont trop proches du patronat. L’intersection entre genre et classe fait qu’elles ne

jouissent ni de la solidarité ouvrière ni de celle de leurs patronnes quand il s’agit d’améliorer les

conditions de travail.

L’intérêt pour la matière, même si récurrent, ne sera jamais prioritaire parmi les législateurs

belges pendant le 20e siècle (Piette 2001 p. 117). Encore aujourd’hui, le manque d’harmonisation

des différents statuts professionnels du secteur, révèle la vision morale dualiste qui a peuplé et

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Chapitre I 107

quelque part continue à peupler les esprits : les travailleuses domestiques sont soit "profiteuses et

voleuses", soit victimes de la pauvreté qui les oblige à accepter de servir et de se faire exploiter

(Piette 2000 p. 25;250). Ce n’est que très récemment, par l’engagement d’un mouvement

transnational qui a contribué à la construction du texte de la Convention OIT sur les travailleurs

et travailleuses domestiques (C189), que la vision de travailleuses domestiques comme des

travailleuses a pris de la place.

Si l’ère de la globalisation économique et les migrations transnationales contribuent à rendre les

femmes migrantes plus visibles, la migration pour le travail domestique en Belgique n’est pas un

phénomène social récent. La profession existait pendant l’Ancien Régime et, avec

l’industrialisation et l’urbanisation du 19e siècle, la bourgeoisie ascendante demande une

importante main-d’œuvre (Piette 2001 p. 101). L’emploi de domestiques est alors un appui au

style de vie bourgeois et un signe de richesse. Déjà à l’époque, les travailleuses sont étrangères.

Depuis le 19e siècle jusqu’à nos jours, les groupes nationaux ou ethniques se succèdent les uns

aux autres en Belgique et spécialement à Bruxelles, alimentant l’éternel jeu de chaises musicales

ethniques (Waldinger 2000). Le travail domestique est une porte d’entrée pour le marché du

travail. Par celle-ci arrivent les travailleuses issues d’un regroupement familial, de la libre

circulation entre États de l’UE, d’une demande d’asile, d’une entrée touristique dépassée

(overstayer) ou encore une entrée clandestine. Elles entrent le plus souvent par des voies

informelles sur le marché du travail domestique, mais éventuellement directement dans le secteur

formel (principalement pour les Européennes de l’UE).

Des facteurs structurels comme la réalité du marché du travail informel et une demande pour des

"professions féminines" favorisent les femmes, qui trouvent du travail plus facilement que les

hommes. De même, cette situation augmente leurs chances d’être régularisées lors des

procédures de régularisation, ce qui constitue la porte d’entrée vers une situation plus stable. A

contrario, l’insertion de certains groupes migrants dans le secteur du travail domestique montre

qu’il peut également devenir un "piège" duquel les femmes n’arrivent pas à progresser vers

d’autres domaines du marché du travail (Palmas & Ambrosini 2008; Lutz 2011).

L’emploi de travailleuses domestiques, qui prend des dimensions transnationales, ne peut pas

être délié de la question de la persistance de certains rôles de genre ou, plus globalement, d’un

certain ordre de genre, en Belgique et dans d’autres pays du Nord global. La mondialisation et les

rapports de genre (inchangés) se rencontrent dans cette figure de la "nouvelle domesticité" (les

‘new maids’ (Lutz 2011)). Cela est non sans paradoxe pour les femmes migrantes de qualification

élevée qui se trouvent dans des positions considérées comme "peu qualifiées" et faiblement

rémunérées.

Dans une Ville-Région globale comme Bruxelles, la présence de professionnels hautement

qualifiés s’ajoute à une demande locale de la classe moyenne et supérieure surtout urbaine et

contribue à augmenter la demande pour cette profession genrée. Si certaines personnes

migrantes viennent prendre place au sommet de la hiérarchie de la ville globale, leur demande

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Chapitre I 108

attire et offre un emploi à d’autres qui participeront également à l’économie de la ville globale, à

l’autre bout de l’échelle sociale.

Ce chapitre démontre comment l’intersectionnalité entre les rapports de classe, de genre et de

"race"/ethnicité est intrinsèque au thème du travail domestique. Suivant le cadre d’analyse

proposé par Lutz et Palenga-Möllenbeck (2011), ces rapports se retrouvent sur les sphères

macro, méso et micro.

Ainsi, les inégalités produites par un capitalisme mondialisé, mais aussi des inégalités d’autres

types et notamment de genre, motivent les migrations. La mobilité accrue, même si nombre

d’obstacles au niveau du régime de migration existe toujours, est favorisée par une plus grande

connectivité entre personnes et espaces. Elle est également alimentée par les demandes pour le

travail féminin. C’est donc le maintien de l’ordre du genre et les rôles statiques dans

l’accomplissement du travail productif et reproductif (dans les pays d’origine et d’accueil) qui (ré)

produit la demande pour une externalisation du travail domestique et du care. Cette demande

répond de surcroît souvent à l’inefficacité ou en tout cas l’insuffisance de l’offre de services de

l’État.

Sur le plan méso, des relations avec les institutions et des réseaux, dont des connexions

spécifiquement féminines (réseaux d’employeuses, de travailleuses, ethniques, etc.), facilitent la

migration et la mise en place des chaînes transnationales du care. Ces réseaux aident les femmes

migrantes à s’insérer sur un marché de travail souvent informel et dans tous les cas peu valorisé

et faiblement rémunéré.

Sur le plan micro, la construction identitaire influence les perceptions des femmes migrantes sur

les changements dans leur carrière migratoire (notamment, dans cette thèse, le passage vers le

travail domestique formel) et sur les relations de travail avec leurs employeuses. En parallèle, la

demande d’externalisation des tâches ménagères est elle aussi basée sur une construction

identitaire qui définit les modalités de cette externalisation et compose les attentes des

employeuses du travail domestique envers les travailleuses domestiques migrantes.

Ainsi, la littérature sur les relations et conditions de travail est étroitement liée à la question de

l’externalisation des tâches ménagères et du care. Cette solution d’une partie du problème

seulement ne s’interroge pas assez en profondeur sur les codes de genre traditionnels, qui

continuent à façonner le marché du travail aux configurations masculines et dévaloriser le travail

de reproduction. Comment alors valoriser cette profession si elle est toujours de la relégation de

tâches tenues comme moins valorisées ?

Le chapitre suivant prolonge celui-ci tout en introduisant de nouvelles données. Nous verrons,

ainsi, que la formalisation du travail domestique en Belgique sert à différents objectifs politiques,

et se lie à une tendance européenne de marchandisation du welfare state.

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Chapitre I 109

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Chapitre II 110

Chapitre II

La construction d’une politique : les titres-

services comme une facette du "new welfare"

Introduction

Les années 1990 ont vu naître plusieurs ouvrages en Europe concernant les "services de

proximité" ou le "tiers secteur" (Devetter & Rousseau 2011 p. 124). Ces ouvrages s’intéressaient

à la question des services visant à répondre à des besoins des sociétés et des familles en

changement : recrudescence des activités industrielles, augmentation de l’espérance de vie et

participation croissante des femmes des classes moyennes sur le marché de l’emploi.

Si différentes perspectives étaient alors envisageables (services publics, privés ou subsidiés), celle

qui a largement emporté est l’approche diffusée dans le White Paper "Growth, competitiveness,

employment. The challenges and ways forward into the 21st century", publié en 1993 par la

Commission Européenne. Le rapport met en évidence une nouvelle branche d’emplois,

dorénavant appelés "services à la personne". Ces derniers répondraient à des demandes encore

non satisfaites ou inexistantes dans le marché formel du travail.

La philosophie du White Paper est imprégnée d’une logique qui depuis les années 1980 domine de

plus en plus les secteurs de la gestion publique et surtout celui du care 58: la marchandisation du

welfare state (Degavre & Nyssens 2012). Le document propose ainsi des services de différentes

natures sans préoccupation du public cible. Il mélange ceux considérés comme faisant partie du

care nécessaire selon Tronto (2009 p. 42), c’est-à-dire des services à des personnes dépendantes,

avec ceux qui relèvent des choix de confort et qui pourraient en théorie être réalisés par les

personnes bénéficiaires elles-mêmes. La mise en œuvre de ces services ne se fait pas par les

États : dans un souci d’alléger la machine publique et de rendre les services plus "performants",

ils sont légués au marché. Cette marchandisation s’effectue soit par transferts directs aux

bénéficiaires, soit par le subside d’acteurs intermédiaires (Degavre & Nyssens 2012).

58 Comme expliqué au Chapitre I, care serait ici traduit comme "aide et soin" (Degavre 2007; Degavre & Nyssens

2008) et les deux termes sont utilisés indistinctement.

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Chapitre II 111

Plusieurs États européens, face à un taux de chômage grandissant et structurel, voient alors dans

ces "nouveaux services" une pierre qui permettrait de faire coup double, voire triple : combattre

l’économie informelle, créer de nouveaux emplois et permettre aux personnes bénéficiaires ou

clientes des services un gain de qualité de vie. C’est dans cette optique que la Belgique crée en

1994 les "chèques ALE" et, plus tard, en 2001, la politique des titres-services. En 2004, elle sera

fédéralisée et débute de facto en Région bruxelloise.

L’évolution de l’organisation du marché du travail domestique promue par l’État belge traversera

plusieurs phases. Sous l’expérience des chèques ALE, il s’agira d’une politique de régulation

tutélaire, avec l’agrément aux instances publiques locales ou à des acteurs associatifs sans but

lucratif. Les titres-services inaugurent un quasi-marché, où les acteurs agréés peuvent avoir une

quelconque nature juridique (association, entreprise privée ou organisation publique) et dont le

service est moins contrôlé par l’État. Ce dernier soutient par contre de manière directe l’offre et

subventionne la demande, en offrant des déductions fiscales.

Cette logique d’intervention indirecte, via une demande privée, est en opposition essentielle avec

celle d’une offre de services publics de manière non discriminatoire, qui a consacré le modèle

d’État Providence (welfare state) dans l’Europe de l’après-guerre.

Si les services proposés par la politique des titres-services, liés au nettoyage et au maintien d’une

maison, n’ont en principe aucune proximité avec les services de care, nous plaidons que cette

politique doit néanmoins être comprise dans le champ plus large de l’évolution du welfare state. En

effet, nous verrons que la politique des titres-services obéit à une logique commune aux

nouvelles politiques du welfare state mises en œuvre dans d’autres pays européens (France,

Finlande, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, etc.) et qu’elle est en concurrence avec des

services déjà en place dans le domaine du care.

Un regard sur le système des titres-services belge permet de comprendre qu’il se construit à

partir de l’interaction de l’action publique, le travail domestique en tant que relation de travail, les

marchés formel et informel du travail domestique et, à Bruxelles, le régime de migration. Le travail

domestique en Europe, plus largement, est lui à l’intersection de trois types de régimes (Esping-

Andersen 1990) : de welfare, de genre et de migration et selon Lutz (2011 p. 25). Nous

proposerons un quatrième type de régime à cette composition, le régime d’emploi, employé par

Williams (2012). Ceci permet de mieux saisir la politique de formalisation du travail domestique

et l’imbrication entre politiques de création d’emploi et politiques du care.

L’approche par régimes permet d’observer l’imbrication des relations entre État, famille et marché

dans une même politique relative au travail domestique. Elle inclut non seulement les lois et

règles de l’action publique, mais également les idées et représentations contenues dans les

agissements de chaque acteur. La politique peut ainsi renforcer un statu quo ou, au contraire,

favoriser des changements dans les différents régimes. Par exemple, en reproduisant dans la

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Chapitre II 112

sphère formelle un marché du travail domestique genré où les travailleuses sont issues de

nouvelles migrations, le système des titres-services contribue à une stagnation du régime de genre.

Les régimes de migration, d’emploi et de welfare sont fortement imbriqués, dès lors que toute la

politique de migration est basée sur des règles déterminant les critères de participation au marché

du travail et aux droits sociaux. Les campagnes de régularisation en Belgique, en 2000 et 2009,

mettent en lumière la réponse étatique à une pression de la société civile pour des régularisations

de séjour. Celles-ci, notamment lors de la campagne de 2009, ont fortement favorisé les femmes.

En effet, celles-ci étaient plus protégées de l’expulsion leur travail étant à l’intérieur de la maison

des employeuses. De plus, la possibilité d’introduire un contrat de travail (dans la "régularisation

par le travail") lors de la Campagne de Régularisation de 2009 a été plus facile à saisir femmes en

ce que leurs réseaux multiples (ethniques, familiaux, avec les employeuses/clientes) ont favorisé

leur embauche dans les entreprises de titres-services, alors en pleine expansion.

Ce chapitre s’interroge sur la logique à l’œuvre dans la politique des titres-services. Il veut

également questionner de quelle manière cette politique se lie au travail domestique préexistant,

en tant qu’intersection entre les régimes de migration, de welfare, de genre et d’emploi. Nous

commencerons par présenter les origines de la politique des titres-services et des autres initiatives

européennes similaires. Nous exposerons alors le fonctionnement de la politique des titres-

services et les évolutions que celle-ci a subi. Ensuite, nous analyserons le lien entre cette politique

et les évolutions du new welfare state et justifierons une approche par régimes. Enfin, nous verrons

comment l’État belge met en œuvre à Bruxelles une politique d’emploi travestie d’un but social,

mais qui, in fine, sert principalement à une formalisation du travail et dont le fonctionnement

renforce une politique fiscale au sein des services du welfare state.

1. Les origines des "services de proximité"59

Aux débuts des années 1990, alors que l’Europe cherche à créer des emplois face à un chômage

structurel et à combattre le marché informel – notamment celui organisant le travail domestique

–, la Commission Européenne, sous la présidence du Français Jacques Delors, publie en 1993 le

White paper "Growth, competitiveness, employment. The challenges and ways forward into the 21st century",

dans lequel elle préconise des sources de nouveaux emplois pour répondre à des besoins

croissants : soin des personnes âgées, des enfants et des personnes dépendantes, préparation de

repas, travail domestique, jardinage, aide aux devoirs, etc. (European Commission 1993).

Ces services n’étaient pas tous liés à des welfare services, c’est-à-dire des services dans le cadre d’un

État Providence, comme le soin des enfants ou de personnes âgées et de services sociaux. Ils

signalaient un changement dans les styles de vie : la transformation de la structure familiale,

59 Ce qui en France a été appelé "services à la personne" est en Belgique appelé plutôt "services de proximité". Ces

termes seront utilisés ici de manière interchangeable.

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Chapitre II 113

l’augmentation du nombre de femmes travaillant à l’extérieur et les nouvelles aspirations des

personnes âgées de rester plus longtemps à la maison. Ces demandes étaient ainsi liées de

manière genrée aux nouveaux besoins des classes moyennes et supérieures en Europe

occidentale. Bon nombre de femmes des classes populaires travaillaient déjà en dehors du

domicile, notamment comme femmes de ménage (Morelli 2001), et le problème de l’articulation

vie privée-professionnelle n’était pas nouveau pour elles. Ces services apparaissent donc comme

un remplacement des femmes des classes moyennes et supérieures qui exécutaient au sein du

foyer les services ménagers et domestiques de manière non rémunérée (Lutz 2008b; Dussuet

2012; Devetter & Horn 2013; Abrantes 2014).

L’idée du White paper de 1993 était de concilier ces nouvelles demandes avec la création de

nouveaux secteurs d’emploi dans l’économie formelle. Le rapport prônait que l’État soutienne

financièrement des initiatives, mais que la mise en œuvre soit faite par le marché de la libre

concurrence ou des organismes publics locaux, tenus comme plus efficace que la machine

publique. Le document ne différenciait pas les services du care, c’est-à-dire les services d’aide et

de soin, de ceux de l’ordre du confort ou du style de vie. Tous étaient des "nouveaux services"

liés à de "nouveaux besoins" du fait de l’évolution des sociétés et de la vie en famille (European

Commission 1993).

Ces nouveaux services ne sont pourtant pas tout à fait inédits et trouvent leur origine dans deux

secteurs distincts : le travail domestique et l’aide à domicile. Dans le Chapitre I, nous avons vu

les origines du travail domestique. En ce qui concerne l’aide à domicile, elle est avant la

Deuxième Guerre mondiale un travail bénévole, garanti par des sœurs. Dussuet (2012 pp. 34–34)

fait remarquer que la Congrégation des petites Sœurs de l’Assomption, en France, a "inventé"

l’aide à domicile en 1865, dans le but de répondre à des besoins matériaux, mais également

moraux :

Ces religieuses ont pour mission de ‘reconstituer la famille chrétienne en allant à domicile

soigner les malades et en assumant en même temps les travaux ménagers’. […] Leur objectif

était d’établir une relation de confiance pour faciliter ‘une action éducative et moralisatrice du

groupe familiale’ (2012 p. 35).

La situation du secteur de l’aide à domicile évolue quelque peu à partir de la Deuxième Guerre

mondiale, lorsque celui-ci est pris en charge par des associations de mouvance catholique sociale,

tant bourgeoises qu’ouvrières, rurales qu’urbaines. Ce sont donc de jeunes femmes bénévoles qui

viennent "seconder les mères courageuses qui assument la tâche d’élever une nombreuse famille

[…]" (Dussuet 2012 p. 35, citant Bonamy 1997 p.56).

À ce moment se pose la question de la rémunération pour les jeunes filles de milieu populaire, et

une "rémunération suffisante" leur sera accordée (Dussuet 2012 p. 37). Ces services gagnent de

l’ampleur et sont reconnus par le gouvernement belge dans les années 1950. Reste aujourd’hui

que la profession d’aide familiale véhicule toujours la notion d’aide à un public vulnérable et,

dans l’éthos professionnel, l’idée du "don" et de la "sollicitude" (Artois 2015).

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Chapitre II 114

Les services à domicile se font donc en parallèle avec l’embauche de servantes migrantes dans les

centres urbains qui se font recruter par les familles bourgeoises aisées (voir Chapitre I). Si les

tâches réalisées peuvent être considérées comme semblables, le public est très différent : il y a

dans l’aide à domicile d’une part une proximité avec l’aide et le soin et d’autre part, la notion d’un

public vulnérable.

Les services à la personne ou services de proximité, pour reprendre le terme belge, sont appelés

plus clairement en anglais personal and household services. Aujourd’hui, ces services réunissent une

série d’activités liées ou pas au care, et différemment financées par les États. Tout comme la

notion de travail domestique, celle de services de proximité est difficile à encadrer. Ils peuvent

comprendre toutes sortes de services réalisés chez la personne bénéficiaire, que celle-ci en soit

directement ou indirectement bénéficiaire : il y a donc de grandes différences dans la portée des

activités, allant du jardinage à l’aide aux devoirs, ou du nettoyage aux soins légers aux personnes

âgées. Le point commun à toute la panoplie des services est le fait qu’ils sont réalisés chez la

personne qui consomme le service, par une personne extérieure au ménage.

La définition forme ainsi un groupe hétérogène. Comme le souligne Farvaque (2013) :

Distinguishing between care and “non-care” activities is difficult, as the same activity, e.g.

preparing meals or cleaning the house, can be considered as part of the overall care provided to

a dependent person or could be considered a convenience or comfort services if the beneficiary

is not in a frail situation. The state of the recipient of a personal service is therefore important

and may contribute to defining the nature of the service (2013 p. 11).

La frontière entre care et confort n’est pas toujours claire, et différentes politiques nationales ont

considéré la question distinctement. Certaines ont inclus les services plus proches du confort tel

le nettoyage, alors que d’autres se sont restreintes aux services de soin plus médicalisés. Nous

abordons ci-dessous quelques exemples de politiques de services à la personne dans d’autres pays

européens, pour ensuite nous concentrer sur le cas belge.

A. Quelques initiatives en Europe

Dans le rapport "Developing personal and household services in the EU. A focus on housework

activities", Farvaque (2013) analyse différentes politiques européennes de services à la personne.

Les politiques nationales se divisent selon l’auteur en deux grands modèles. D’un côté, celui qui

permet l’emploi direct ou une relation bilatérale entre employeur et travailleuse (family-as-employer

model), comme c’est le cas en Autriche ou en Allemagne, ainsi que dans les États du sud de

l’Europe. De l’autre, se situe le modèle d’une instance tierce (des indépendants ou des

entreprises), comme au Danemark, en Finlande, en Suède et en Belgique. La France et le

Luxembourg sont considérés comme des États pratiquant un modèle mixte, puisqu’ils incluent

les deux systèmes.

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Chapitre II 115

Sur la difficulté d’identifier les catégories de travail domestique à comparer, Farvaque (2013 p.

17) fait remarquer que le premier modèle est plus "traditionnel", ses racines puisant dans l’ancien

modèle des "servantes" employées par les familles (2013 p. 17). L’auteur relativise néanmoins

l’héritage de ce modèle, en précisant la large gamme de services offerts par les politiques de

services et l’intention des États de "démocratiser" l’accès aux services.

Farvaque défend l’idée qu’une distinction majeure entre les politiques consiste précisément dans

l’objectif voulu de chacune. Ainsi, elles peuvent être plus restreintes à certaines activités comme

le nettoyage, tandis que d’autres systèmes, notamment en Finlande et en France, ont des

politiques plus ouvertes et qui incluent un grand nombre d’activités dans les champs du care

comme du non-care60 (Farvaque 2013 p. 15). Malgré les spécificités nationales et les diverses

manières de gérer la politique et de la subventionner, nous remarquons cependant que les

activités de nettoyage et de préparation de repas sont présentes dans l’ensemble des neuf pays

décrits dans l’étude61.

À titre illustratif, nous choisissons deux exemples parmi un panel important d’États qui offrent

des politiques nationales dans les services à la personne : la France et la Suède. La France a été

pionnière dans l’implémentation de ces nouveaux services, influencée notamment par le ministre

français Jacques Delors, président de la Commission Européenne de 1985 à 1994. La France est

ainsi un des États ayant la plus grande diversité dans l’offre de ces "nouveaux services".

De son côté, l’intérêt du cas suédois consiste principalement dans le choix politique de mettre en

œuvre un dispositif de services domestiques subsidiés, dans un État souvent cité comme

exemple par la forte politique égalitaire du welfare state. Williams et Gavannas (2008 p. 21)

montrent que le recours des ménages au travail domestique à Stockholm est justifié

principalement par la difficulté à articuler vie privée et professionnelle, surtout pour femmes

avec enfants, et par l’inégalité persistante dans la division genrée de tâches ménagères. La Suède

est le pays dans lequel la mise en œuvre d’une politique subsidiée du travail domestique a été la

plus polémique. En effet, ce qui a été appelé the maid debate a polarisé les opinions autour de la

question de la subvention de l’emploi d’une travailleuse domestique, avec, en toile de fond, la

question de l’externalisation des tâches domestiques en soi.

60 La France inclut parmi les activités de la politique de services à la personne le nettoyage, le jardinage, la

préparation de repas, l'aide aux devoirs, l'assistance en informatique et les petites réparations de vêtements, tandis

que la Finlande inclut encore des travaux de rénovation, mais ne comprend pas l’aide aux devoirs ou réparation de

vêtements. 61 L’Allemagne, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la France, la Hongrie, l’Italie, les Pays-Bas et la Suède.

L’auteur fait remarquer la difficulté de comparer la situation des pays entre eux, par le manque d’homogénéité et de

fiabilité des données disponibles (Farvaque 2013 p. 15).

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Chapitre II 116

a) Le cas de la France

En 1987, la France a été un des premiers États à financer la demande de travail domestique pour

les personnes âgées de plus de 70 ans ou porteuses de handicaps, par des mesures fiscales

(réduction des contributions sociales pour l’emploi d’une aide à domicile). La France fonctionne

aujourd’hui avec deux systèmes différents : des aides spécifiques pour les personnes considérées

comme vulnérables et des déductions fiscales pour le recours au travail domestique par des

ménages à double revenu, sans contrôle de vulnérabilité des consommateurs du service

(Devetter & Rousseau 2011).

Le Chèque Emploi Service (CES) a été créé en 1993 et permettait l’engagement de divers

services domestiques, comme le nettoyage, le jardinage et la garde d’enfant. Depuis sa création, la

politique a été couplée avec d’importants incitants fiscaux 62(Farvaque 2013 p. 42). Initialement,

seul l’emploi direct était admis, mais à partir de 1996 la politique permet également l’emploi par

l’intermédiaire d’associations agréées. Cette dernière modalité demeure néanmoins minoritaire.

En 2005, le Plan Borloo a augmenté l’étendue de la politique des services à la personne et les

CES ont été remplacés par les Chèques Emploi Service Universel (CESU), fonctionnant de deux

manières distinctes. Les bénéficiaires peuvent, comme pour les anciens CES, retirer un talon

CESU à la banque ou l’acquérir électroniquement. La deuxième manière d’accéder aux CESU est

une nouveauté : des institutions comme les employeurs des bénéficiaires, les entreprises

d’assurance, les mutuelles, les caisses de retraite et autorités locales, peuvent désormais acheter

des talons comme une source d’avantages en nature pour leur personnel ou clientèle, en

bénéficiant de réductions d’impôts qui peuvent aller jusqu’à 500.000 € par an63. Cette modalité

est appelée "CESU préfinancé" et chaque personne peut recevoir en espèce jusqu’à 1.830€ en

chèques par an (Farvaque 2013 p. 42). Il y a également une modalité de "CESU social", dans

laquelle des autorités locales ou des mutuelles peuvent distribuer des chèques à un public

considéré comme vulnérable.

Le système français permet trois types d’arrangements d’emploi : direct, soit un échange de

chèques CESU avec la personne venant travailler ; par des organismes prestataires, qui, à l’instar

des titres-services belges, sont des entreprises employant les travailleuses et offrant le service à

des particuliers ; ou encore par des organisations mandataires, qui font le pont entre travailleuse

62 Plus sur le fonctionnement du Chèque Emploi Service Universel : www.cesu.urssaf.fr/cesweb/ces1.jsp. 63 Sur le site web officiel du CESU, on peut lire concernant les avantages des entreprises à acquérir des CESU "tiers

payant" à leurs employés : "D'une part, les titres Cesu facilitent la vie quotidienne des salariés des entreprises, les

déchargent de certaines tâches et les rendent ainsi plus disponibles et efficaces car moins préoccupés sur leur lieu de

travail. D'autre part, les titres Cesu vont permettre d'améliorer l'image de l'entreprise et d'attirer ainsi les talents tout

en fidélisant les collaborateurs. Enfin, les titres Cesu participent à la promotion de la parité hommes - femmes."

(Source : www.cesu.urssaf.fr/cesweb/ces1.jsp, janvier 2015, nous soulignons).

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Chapitre II 117

et ménage employeur. Cette dernière modalité facilite le travail administratif, tandis que le

ménage reste l’employeur direct de la travailleuse. Le premier type, l’emploi direct, est le plus

répandu et représente environ 70% des arrangements établis (Farvaque 2013 p. 54).

Morel (2012) souligne que le secteur des services à la personne a été identifié depuis les années

1980 comme prometteur en ce qui concerne la création d’emplois. Si la mesure a été initialement

introduite par un gouvernement de gauche, elle a été élargie par les gouvernements successifs de

droite, qui ont souvent augmenté le plafond pour la déductibilité fiscale des CESU (le crédit-

impôt est possible depuis 2008, mais seulement pour les personnes "économiquement actives").

Surtout, à partir du Plan Borloo en 2005, la politique est devenue une pierre angulaire du

gouvernement français (Morel 2012 p. 17). Le Plan a également stimulé le développement

d’entreprises privées dans le secteur : elles représentaient 13% du marché en 2008 et 21% en

2010 (Farvaque 2013 p. 61).

Entre 2003 et 2010, le nombre d’employées dans le système français a augmenté de 47%, avec

une croissance annuelle de 6%, selon les statistiques officielles64. En 2013, le secteur emploie

environ 1,5 million de personnes, ou 500.000 emplois à temps plein. Le Plan Borloo en 2005

annonçait de grandes mesures pour la création d’emploi, mais les résultats montrent que le

secteur demeure composé de travailleuses à temps partiel et le gain en Équivalents Temps Plein

(ETP) reste faible65 (Farvaque 2013 p. 61).

En analysant le discours du gouvernement français, Morel (2012) montre que si la politique des

CES/CESU a été présentée initialement comme une mesure de création d’emplois et que celle-ci

en demeure le principal objectif, le ton des discours officiels qui justifient le maintien des

subsides (à une époque de crise financière) se centre de plus en plus sur la fonction des services

face aux "personnes ayant besoin", comme le soin des personnes âgées, par exemple, et

l’articulation vie privée-vie professionnelle. Le gouvernement utilise également une sémantique

qui promeut le "libre-choix" (free-choice) dans le soin d’enfants et de personnes âgées (Morel

2012).

L’auteure fait remarquer qu’il y a eu peu de polémique dans l’opinion publique française autour

de la politique des services à la personne. La plupart des critiques sont venues d’économistes qui

contestaient les chiffres de création d’emploi et d’une partie de la gauche qui a mis en cause le

coût élevé de la politique en temps de restriction budgétaire, surtout en raison de ses faibles

valeurs distributives.

Devetter et Rousseau (2011 pp. 42–43), parmi d’autres auteurs critiques de la politique française,

pointent le fait que l’État dépense annuellement 6 millions € dans la subvention du secteur de

64 Statistiques de la Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques (Dares), subordonnée

au Ministère français du Travail, de l'Emploi et de la Santé. 65 La Plan Borloo aurait contribué pour la création de 330.000 emplois, mais seulement 52.000 en ETP.

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Chapitre II 118

services à la personne, alors que, selon l’Insee (Institut National de la Statistique et des Études

Économiques), 73% des dépenses fiscales profitent aux 10% des contribuables les plus aisées de

la société française. Les chiffres démontrent que malgré l’utilisation d’une "rhétorique du care"

dans le discours officiel du gouvernement français (Devetter & Rousseau 2011 pp. 49–50), soit

l’argument que la politique vise à "aider" les personnes plus fragiles ou en difficulté à articuler vie

privée et familiale, les CESU restent une politique d’emploi et favorisent surtout une certaine

couche de la société française qui aura recours à ces services.

b) Le cas de la Suède

La Suède a organisé une forme de marché formel du travail domestique en accordant jusqu’à

50% de réduction de taxes pour des ménages employant de services de nettoyage et travaux de

réparation. Des déductions peuvent être obtenues jusqu’au plafond de 100.000 SEK (12.090 €)

par année et par ménage avec deux revenus (50.000 SEK par personne), soit des montants

similaires aux réductions en France (Morel 2012 p. 19).

Les déductions fiscales ont été divisées selon deux mécanismes. D’une part, le travail domestique

(RUT, acronyme pour Rengöring, underhåll och tvätt), incluant des tâches comme le nettoyage, la

cuisine, la lessive, le déneigement, la tonte de la pelouse et la garde d’enfants. D’autre part, les

travaux de réparation (ROT ou Reparation, Ombyggnad, Tillbyggnad), qui incluent une série de

mesures pour la rénovation de bâtiments principalement résidentiels. Cette dernière est une

particularité de la Suède et de la Finlande. Le RUT ne couvre pas des services pour personnes

âgées ou dépendantes, contrairement à la politique en France, car ceux-ci sont pris en charge par

le système public d’aide et de soin (Farvaque 2013 p. 13).

L’initiative suédoise a été mise en œuvre par une coalition de centre-droit en 2007. La

proposition de loi (2006) avançait plusieurs arguments justifiant l’implémentation d’un système

de bons pour le travail domestique (Morel 2012 p. 18, référence à la loi 2006/7:94) : réduire

l’emploi au noir et ainsi améliorer les conditions de travail du secteur, créer une opportunité de

travail pour les personnes peu qualifiées et marginalisées du marché du travail (personnes

migrantes, jeunes et/ou au chômage longue durée), et promouvoir un gain de productivité

économique puisque les membres du ménage achetant ces services peuvent se dédier à leur

spécialité et ainsi contribuer à la croissance économique.

Selon Morel (2012), la mesure a également été promue comme une manière d’obtenir plus

d’égalité de genre sur le marché du travail, notamment par le soutien à l’articulation entre vie

professionnelle et familiale des femmes et en permettant à celles-ci d’investir plus de temps sur le

marché du travail, ainsi que par la promotion de la liberté de choix concernant l’offre de services

offerts, non moins pour les personnes âgées (2012 p. 19).

Les débats autour des déductions d’impôt pour des services domestiques ont commencé en 1997

avec la mise en place par la voisine finlandaise d’un système semblable, mais ont pris de

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Chapitre II 119

l’ampleur autour de la discussion des textes de la loi suédoise dans les années 2000. La polémique

en Suède du maid debate a contaminé l’opinion publique et mis en opposition les partisans de la

nouvelle politique, principalement les partis de l’aile droite, contre les partis de l’aile gauche ainsi

que des syndicalistes et des mouvements féministes. La question au cœur du débat portait sur

l’opportunité pour l’État suédois de subventionner l’emploi d’une travailleuse domestique.

Dans aucun autre État la subvention du travail domestique ne semble avoir pris autant d’espace

dans la sphère publique et avoir généré de tels débats. Comme le rappelle Gavanas (2013), le cas

de la Suède est particulier en comparaison à d’autres pays par sa tradition démocratique de welfare

state qui encourage la participation des femmes sur le marché du travail et l’utilisation de services

publics dans le secteur du care. Pour une bonne partie de l’opinion publique, l’engagement d’une

personne pour la réalisation des tâches ménagères serait contraire à l’idéal d’égalité suédois, et la

relation de travail dans le travail domestique a été associée dans ces débats comme renforçant les

hiérarchies historiques de genre, classe et ethnicité (Gavanas 2013 pp. 54–55).

Dans ce sens, les opposants au système ont argumenté que non seulement la politique n’attaquait

pas le cœur de la question, c’est-à-dire la division inégale des tâches domestiques au sein du

foyer, mais au contraire, cimentait ces inégalités de genre. Ils ont dénoncé le renforcement d’une

hiérarchie entre femmes : certaines étaient encouragées à s’engager dans une carrière

professionnelle sur le dos d’autres femmes qui ne pouvaient pas se payer l’externalisation du

travail domestique (Morel 2012 pp. 18–19).

L’opposition publique à la mise en œuvre d’un système formel de travail domestique ne l’a pas

empêché de croître rapidement, surmontant les prévisions du gouvernement : en 2010, les

dépenses avec les déductions fiscales ont augmenté de 80% par rapport à 2009 (Morel 2012 p.

23, référence à Sköld & Heggeman 2011). Le recours à une aide-ménagère subventionnée a par

ailleurs été alimenté ces dernières années par des coupes dans le financement du système public

d’aide et de soin, notamment en ce qui concerne le soin des personnes âgées, ce qui a été

considéré comme un frein à l’emploi féminin (Morel 2012; Gavanas 2013).

À l’instar de la France, le caractère distributif de la politique suédoise est faible. Celle-ci bénéficie

aux ménages les mieux lotis, comme le pointent Sköld et Heggeman (Morel 2012 p. 23) : si

environ 4,5% des Suédois profitent de la déductibilité fiscale, 64% du total de bénéfices fiscaux

en 2009 a été octroyé au plus haut quartile des revenus, tandis que seuls 7% de ce montant a été

destiné au plus bas quartile.

Le cas suédois démontre que l’existence de services publics du care tels que la garde d’enfants et

le soin aux personnes âgées en institution n’est pas suffisante pour garantir l’équilibre du ménage

et une articulation satisfaisante entre travail et famille. Même avec une offre élargie de welfare

services, des ménages et particulièrement les femmes sont en demande d’une aide pour les tâches

ménagères et la garde d’enfants. Des facteurs comme la division des tâches ménagères (Williams

& Gavanas 2008 p. 26) et les caractéristiques du marché du travail ne sont donc pas anodins

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pour, d’une part, la construction d’une politique de welfare et, d’autre part, la stimulation de la

demande pour une externalisation des tâches ménagères.

B. Les premiers pas belges dans les services de proximité

Sous influence du White paper de la Commission Européenne, la Belgique crée en 1994 un

nouveau programme pour les Agences Locales pour l’Emploi (ALE)66 dans une logique de

régulation tutélaire. Cela veut dire que les services ne sont pas réalisés par l’État, mais que celui-ci

garde un contrôle sur le service presté par des agréments de prestataires, en général à but non

lucratif ou public (Henry et al. 2009). Ces associations ou entités publiques locales se voient

confier une mission publique, où l’État veille sur les intérêts des bénéficiaires du service en tant

que "tuteur" ou "agent", grâce à des mécanismes régulateurs (Degavre & Nyssens 2012 p. 18).

L’agrément au sein d’un système tutélaire présuppose des normes de qualité et un financement

de l’offre. De plus, les services prestés doivent garantir l’accès des publics vulnérables. Cette

logique encadre toujours l’économie sociale belge dans les agréments de l’aide aux familles et de

l’insertion sur le marché du travail.

La création des Chèques ALE marque le premier essai de l’État belge de s’attaquer à

l’organisation du secteur du travail domestique. L’objectif de ces chèques était de réduire le taux

de chômage (seuls les demandeurs d’emploi pouvaient alors postuler à ces emplois) et de

répondre à de nouveaux besoins selon la logique du White paper. Étaient alors permis le jardinage,

le travail domestique (nettoyage, cuisine, lessive, repassage), le travail agricole saisonnier, les

petites courses, les tâches administratives, ainsi que la garde d’enfants et de personnes âgées.

Le gouvernement voulait également lutter contre l’offre de ces services sur le marché informel

via des mesures fiscales. Ménages privés et organisations non marchandes pouvaient acheter les

chèques subsidiés. Les personnes engagées par les ALE n’avaient cependant pas le statut

d’employées ; elles restaient des demandeuses d’emploi. Elles recevaient toujours des allocations

de chômage, mais celles-ci étaient complétées par le paiement des heures prestées. Elles ne

pouvaient par ailleurs prester plus de 45 heures par mois.

Le bilan de la politique des "chèques ALE" est très contesté. La campagne médiatique "Sabine

fait la cuisine et Gaston tond le gazon" utilisée pour lancer le programme en 1994 a été

rapidement critiquée par l’image stéréotypée (de sexe, de classe) qu’elle véhiculait des

demandeurs d’emploi et des "petits boulots" offerts par les ALE. Le programme, et encore plus

la campagne ont été perçus par les syndicats et par les demandeurs d’emploi eux-mêmes comme

une légitimation du dirty work, créant une confusion entre ce dernier et les "services de

proximité" (Sarti 2006 p. 236). Comme l’explique Sarti (2006), le système a créé des "travailleurs

gris", condamnés à une éternelle précarité. L’article d’un président d’ALE, paru dans Le Soir en

66 Les ALE existaient depuis 1987, faisant le pont entre les demandeurs d’emploi et les "services de proximité".

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Chapitre II 121

septembre 1994, offre un résumé des critiques majeures faites au programme, et surtout à la

première campagne médiatique qui annonçait la politique publique :

La campagne publicitaire controversée sur la promotion des ‘nouvelles A.L.E.’ est une honte

pour son concepteur et une offense non seulement à tous ceux qui sont actuellement privés

d’emploi, mais aussi à tous les hommes et les femmes pour lesquels l’égalité, la liberté et la

dignité humaine, sont les conditions de la démocratie. À grand renfort d’affiches sur lesquelles

une famille BCBG [bon chic, bon genre], manifestement aisée, prend tranquillement le frais

dans un jardin pendant qu’un quidam en salopette, dont on ne voit d’ailleurs que la moitié du

dos, s’active derrière une tondeuse à gazon, Madame la Ministre propose la plus belle tranche

de rupture sociale et le plus beau cliché de société duale qu’il nous ait jamais été donné de voir !

[…] Quelles que soient ses dernières décisions [de la Ministre] et le sort de ses slogans, cette

affaire nous laissera un goût amer. Le problème demeurera entier, car rien n’est réglé sur le

fond. En affichant ouvertement et sans pudeur qu’il est désormais possible pour ceux qui en

ont les moyens de se ‘payer’ un chômeur taillable et corvéable à merci (ou plutôt sans merci,

puisqu’en cas de refus du chômeur d’accomplir certains travaux, il y aura des sanctions pouvant

aller jusqu’à l’exclusion), le nouveau système nous fait remonter le temps. (Le Soir 1994).

Les chèques ALE ont, d’un autre côté, permis de sortir des demandeurs d’emploi de l’isolement

qui caractérise souvent leur situation (Pasleau & Schopp 2001 p. 259) et de régulariser une partie

des activités auparavant réalisées dans l’économie informelle. L’Organisme National de l’Emploi

(ONEM) estime qu’en 2000 les chèques ont permis de régulariser la situation d’environ 50.000

personnes, parmi les quelques 200 à 300.000 aide-ménagères travaillant avant dans l’informalité.

En juin 1999, 38.500 chômeurs actifs étaient inscrits dans les ALE, dont 80,5% de femmes.

En outre, si pour certains allocataires sociaux le système était le seul moyen d’avoir une activité

professionnelle, avec un nombre limité d’heures par mois et une relative rentabilité (Pasleau &

Schopp 2001 p. 259), les rémunérations n’étaient pas assez élevées pour favoriser un changement

vers le marché formel du travail.

Du côté des ménages utilisant le service, il existait une déduction fiscale qui attirait des personnes

souhaitant déclarer une aide-ménagère. Toutefois, les chèques ALE ne touchent pas le public le

plus vulnérable comme les familles monoparentales ou les personnes âgées (Pasleau & Schopp

2001 p. 261).

Les chèques ALE vont inspirer la politique de titres-services, qui est mise en place à partir de

2001. Les ALE en tant que centre de recherche d’emploi continuent néanmoins à exister en 2015

dans certaines communes. Elles proposent quelques services de proximité et plusieurs ont un

agrément en titres-services.

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Chapitre II 122

2. Le fonctionnement du système des titres-services

En 2001, l’État belge crée la politique des titres-services. À l’instar de la politique des chèques

ALE, l’objectif est de régulariser le secteur du travail domestique en luttant contre le travail au

noir et en créant de nouveaux emplois. La politique est régionalisée et en pratique seule la

Flandre mettra immédiatement en œuvre le système, qui porte sur les activités ménagères, la

garde d’enfants et le jardinage. Dans les deux autres régions (Bruxelles et Wallonie), il n’y a pas

d’accord sur les activités devant concerner la politique. Ce sont notamment la garde d’enfant et le

jardinage qui sont en cause, du fait que ces services subsidiés entretiennent une compétition

déloyale avec des secteurs déjà existants sur le marché formel.

En 2004, la politique est fédéralisée. À Bruxelles, ceci constitue le vrai début de la politique des

titres-services, tout comme le début de son évaluation annuelle, réalisée depuis lors par Idea

Consult. Des entreprises agréées emploient des aide-ménagères et fournissent un service de

nettoyage à domicile à des ménages qui payeront le service. En achetant un carnet de titres, les

ménages peuvent employer des heures de service ménager à concurrence de 6,50 € l’heure. Le

prix horaire a augmenté progressivement et se situe en 2015 à 9 €67.

L’objectif du gouvernement belge est donc explicité : d’une part, limiter le travail au noir dans le

secteur et, d’autre part, offrir une possibilité d’insertion professionnelle à des "demandeurs

d’emploi ou des personnes peu qualifiées" (Idea Consult 2014 p. 7), principalement des femmes.

Ces deux objectifs sont notamment hérités du système antérieur des chèques ALE. Un troisième

objectif évoqué par le gouvernement qui a progressivement pris de l’ampleur dans le discours

officiel a été l’articulation entre vie privée et vie professionnelle68. L’État belge instaure ainsi,

avec la politique des titres-services, un "double" quasi-marché, pour favoriser l’insertion de

personnes fragilisées sur le marché de l’emploi (chômage longue durée, personnes avec des

difficultés d’embauche ou bénéficiaires d’un revenu d’intégration) et la subvention à la

consommation des services ménagers (Henry et al. 2009).

Les tâches pouvant être exécutées sont : nettoyer, laver des vitres (jusqu’à la hauteur de deux

mètres, pour des questions d’assurance), faire la lessive, repasser, cuisiner, faire de petits travaux

67 Prix en vigueur à partir de janvier 2014 et valable au moins jusqu’à 2016. À partir de 400 titres achetés par an, le

prix est de 10 € de l’heure. Entre 2012 et 2013, le titre coûtait 8,50 € et, en 2011, 7,50 €. Plus sur les prix et règles du

système sur le site : www.titres-services-onem.be/fr_home.asp. 68 Dans ses premiers rapports, cet objectif a été défini comme suit : "En outre, le système des titres-services permet

à l’utilisateur de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle car, grâce au système, il peut confier à d’autres

toute une série de tâches de nature ménagère" (Idea Consult 2011 p. 5). Dans ces deux derniers rapports, le

gouvernement introduit la nécessité de garder en vue le prix comme parti des objectifs de l’articulation vie privée-

familiale. Le texte nuance aussi la notion de "se débarrasser" des tâches déplaisantes, remplaçant l’extrait par ceci :

"Répondre à une demande des particuliers souhaitant une aide pour différentes tâches ménagères et, ce, de

manière administrativement simple et à un prix s’avérant, pour l’utilisateur des services, concurrentiel par

rapport au prix qu’il payerait normalement dans le circuit en noir ou gris" (Idea Consult 2014 p. 7).

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Chapitre II 123

de couture et de petites courses. Certaines entreprises agréées offrent également le transport de

personnes âgées ou à mobilité réduite (ce qui est très rare vu le coût plus élevé de cette activité)

et du repassage à extérieur (dans les ateliers de repassage). L’entreprise est le "vrai" employeur de

la travailleuse et les employeuses informelles d’avant deviennent des clientes69.

Selon Devetter et Rousseau (2011), la triangulation, ou l’existence d’un intermédiaire entre

clientes et travailleuses, serait une solution intéressante au secteur du travail domestique pour

apporter une distance à des problèmes intrinsèques à la personnalisation qui caractérise l’emploi

direct. Dans ce sens, à propos des services à la personne en France, qui permettent l’emploi

direct ou via une association prestataire de services, Fouquet (2001 p. 121) écrit que "les

conditions pour que ces services fassent de ‘bons’ emplois supposent une intermédiation encore

peu développée".

Les tâches autorisées entre 2001 et 2004 par le gouvernement régional flamand, c’est-à-dire le

jardinage et la garde d’enfants, ne sont donc plus d’actualité. Ceci a généré une certaine pression

pour une révision des tâches autorisées surtout en Flandre.

Lors de sa mise en œuvre en 2004, la politique nationale a également été confrontée à la question

du statut juridique des entreprises de titres-services. Les syndicats, surtout du côté francophone,

plaidaient pour que les agences agréées soient des organisations sans but lucratif, selon le modèle

des associations d’aide aux familles, tandis que d’autres acteurs, principalement du côté

néerlandophone, plaidaient pour plus d’organismes publics comme les ALE.

À l’opposé, Federgon (fédération des prestataires de services ressources humaines), l’entité

représentative des entreprises de travail intérimaire et qui comprend aussi certaines entreprises de

titres-services, a insisté pour que ses membres puissent également faire partie de ce nouveau

quasi-marché. Dans ce bras de fer, le principe de la libre concurrence a gagné : toute personne

ou entreprise est à priori apte à initier une entreprise de titres-services70.

La Figure II.1 démontre le fonctionnement de la politique. Appelé un "système triangulaire"

(agence-cliente-travailleuse), les titres-services sont en fait une politique à cinq acteurs.

69 Pour éviter des confusions de vocabulaire, surtout avec le mot "employeuse", il sera ici utilisé uniquement pour

décrire les employeuses au noir (passées ou non par après au système des titres-services). Les usagers du système des

titres-services sont appelés "clientes". L’expression "employeuse/cliente" sera utilisée pour désigner la personne qui

reçoit le service dans des arrangements formels et informels. Concernant les entreprises agréées aux titres-services,

elles sont ici appelées "intermédiaires", "entreprises", "sociétés" ou encore "agences". 70 Par la suite, en raison du nombre de faillites et de fraudes, et face au constat des inspections sociales du manque

d’expérience administrative des entreprises de titres-services, l’ONEM a imposé comme obligation la présentation

d’un plan d’entreprise ainsi qu’un fond d’entreprise de 25.000 € pour les candidats à l’agrément, en plus d’un cours

obligatoire d’un jour organisé par l’ONEM. Nous reviendrons sur le marché du travail des titres-services et le profil

des entreprises au Chapitre III.

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Chapitre II 124

Dans le schéma des titres-services, chaque heure travaillée correspond à un titre dûment signé

(voir Figure II.2). Un talon de titres-services peut être commandé sur Internet auprès de

l’entreprise gestionnaire (actuellement Sodexo) : les clientes payent alors la valeur du talon à

Sodexo et reçoivent les titres-services par la poste.

Les travailleuses récupèrent à chaque prestation le nombre de titres équivalant aux heures

travaillées et les rendent à l’agence agréée. Selon les lois belges du travail, la prestation doit être

de minimum trois heures (certaines entreprises agréées acceptent des ménages souhaitant une

prestation de trois heures toutes les deux semaines).

Figure II.1 : Le schéma du système des titres-services

Source : schéma construit à partir des données ONEM (2014) et actualisations 201 pour les déductions.

Les agences envoient les titres utilisés à Sodexo, qui reçoit de l’État le supplément de 13,04 €

l’heure, complétant ainsi la valeur totale de 22,04 € (l’équivalent à une heure de travail déclarée

dans le secteur avec toutes les contributions sociales). Cette valeur est par la suite payée par

Sodexo aux agences, qui peuvent payer les travailleuses dont le salaire brut est d’environ 10,54 €

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Chapitre II 125

(en 2013). Au moment de la déclaration d’impôts, la déclaration de l’achat de titres-services

donne aux clientes le droit à une déduction fiscale (ou à un crédit-impôt).

Dans la version électronique des titres-services, les clientes disposent d’un "portefeuille

électronique" plutôt que de titres-services papier. Quand la travailleuse a presté les heures dues,

elle doit confirmer le travail effectué en appelant une centrale à partir d’un téléphone depuis la

maison des clientes ou de son téléphone portable (plusieurs entreprises le fournissent à ses

employées à cette fin). Le service réalisé peut également être encodé auprès de l’entreprise, par

exemple. Une fois le service validé par l’entreprise, les clientes reçoivent une demande de

confirmation. Pour le moment, les ménages et les entreprises peuvent choisir s’ils préfèrent

utiliser les titres-services papier ou électroniques, mais l’entreprise émettrice et gestionnaire

Sodexo aimerait pouvoir passer totalement à l’électronique71.

Figure II.2 : Le titre-service papier (2015)

Source : site web ONEM-Titres-Services72

La politique est fortement subsidiée. D’un côté, par un financement direct de l’offre d’emploi : le

gouvernement complète l’heure brute des titres-services de 59% (pour chaque tranche de 9 €

payée par le ménage consommateur, l’État paye 13,04 €). De l’autre, par un subside de la

71 Les titres-services électroniques ont permis à Sodexo de baisser ses prix en tant que société émettrice, avec des

économies dans l’impression et le transport des titres-services papiers. Par contre, certaines entreprises agréées

préfèrent garder le service uniquement en papier, principalement pour leur propre contrôle et pour éviter les fausses

manœuvres des aide-ménagères à la centrale téléphonique. Un des managers d’entreprise nous a fait remarquer que

la voix de l’enregistrement est en français et néerlandais, alors que plusieurs travailleuses à Bruxelles ne parlent pas

bien l'une de deux langues nationales. 72 Source : www.titres-services-onem.be/utilisateurs/fonctionnement/procedure-pour-commander-et-utiliser-vos-titres-services-papier/.

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Chapitre II 126

demande : l’État offre une déduction fiscale ou un crédit-impôt jusqu’à 15% (ce qui ramène le

prix horaire à 7,65 €73).

Les titres-services incarnent ainsi une politique visant à formaliser le travail domestique live-out

payé à l’heure. Cette politique concerne en partie des situations auparavant couvertes par le statut

d’employée domestique, dans le cas de travailleuses ne travaillant pas à temps plein pour une

même famille. Le nouveau système comporte cependant des différences importantes avec le

statut d’employée domestique décrit au Chapitre I.

Premièrement, alors que sous le statut d’employée domestique les ménages sont directement

employeurs des travailleuses et ainsi responsables de la relation de travail établie, sous le système

des titres-services les clientes n’ont aucune obligation légale envers l’agence agréée ou envers la

travailleuse. Deuxièmement, les familles passant aux titres-services paient en général moins pour

le même service, en raison des subsides de la politique. Par contre, les titres-services sont

également plus avantageux pour les travailleuses que le statut d’employée domestique, en ce qui

concerne le salaire et les droits sociaux. La nouvelle situation s’apparente donc à du "win-win", ou

est vendue comme tel par le gouvernement belge.

Le gouvernement belge avait par ailleurs l’intention de simplement supprimer le statut

d’employée domestique pour se conformer avec la Convention C189 de l’OIT, en jugeant qu’il

était totalement couvert par la politique des titres-services. Il est revenu sur sa décision, entre

autres après avoir été alerté par des organisations de la société civile de l’irresponsabilité de

laisser un "vide" dans la régulation des arrangements de travail domestique (Bruggeman 2012).

En effet, une partie des arrangements sous le statut d’employée domestique ne peuvent pas être

"transférés" vers le système actuel des titres-services, comme dans le cas des personnes

travaillant à temps plein et/ou live-in pour une seule famille. Le règlement des titres-services

n’autorise pas le nettoyage pour des clientes habitant la même adresse et n’a pas été conçu pour

ce type de relation de travail. Le statut d’employée domestique a été donc réformé depuis le 1er

octobre 2014 pour s’aligner sur d’autres secteurs professionnels74.

Nos interviews avec les travailleuses, les clientes et les associations de migration indiquent

néanmoins l’existence d’arrangements où des travailleuses à temps plein sont engagées par le

système des titres-services. Comme le signalent Gutiérrez et Craenen (2010 p. 15) par rapport à

ces situations : "L’État finance ainsi involontairement un produit de luxe : une employée de

maison à temps plein. Il nous semble correct que ces employeurs paient eux-mêmes pour ce luxe

qu’ils ont choisi". Le plaidoyer des syndicats, mouvements de migrants et de femmes engagés

dans le domaine plaide l’établissement d’une entité tierce pour mieux règlementer le travail des

73 Dans le cas de l’achat jusqu’à 400 titres par an à 9 €. Les 100 derniers titres s'élèvent à 10 € de l’heure. Jusqu’à

décembre 2015, la déduction était de 30%, ce qui ramenait le prix horaire à 6,30 €. 74 La réforme de ce statut a été détaillée dans le Chapitre I.

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Chapitre II 127

personnes sous le statut d’employée domestique, afin de garantir une équivalence de droits avec

d’autres statuts.

Encadré II.1 : Les ateliers de repassage

Le repassage effectué à l’extérieur de la maison est la plus problématique des activités autorisées par la

politique des titres-services. Les entretiens avec entreprises et le Service public fédéral Emploi, Travail et

Concertation Sociale (SPF Emploi) révèlent que la principale difficulté est d’établir un équivalent entre le

travail de repassage et le titre-service d’une heure. Ce qui rend la situation complexe est le fait que chaque

travailleuse a en effet une vitesse de travail, et repassera la même chemise dans un temps différent. De

plus, la loi établit que les entreprises doivent recevoir le titre-service seulement lors que l’heure entière est

atteinte : si une personne laisse cinq chemises dans un atelier de repassage et que le temps écoulé est de

45 minutes, il restera 15 minutes et l’entreprise ne peut en théorie pas facturer de titre-service. Si cette

personne ne revient plus à l’entreprise agréée pour des services de repassage, cette dernière se trouve dans

l’impossibilité de payer son employée pour le temps travaillé puisque le titre en question n’a jamais été

payé.

Les entreprises utilisent diverses pratiques pour contourner ce problème, comme une somme en argent

laissée par les clientes comme caution, le contournement de la loi par la facturation de titres-services en

avance, ou l’acceptation d’un minimum de volume à repasser pour garantir au moins une heure de travail.

Certains entrepreneurs vont jusqu’à refuser d’installer des ateliers de repassage en raison de cette

confusion :

Je refuse de faire ça parce que je trouve que c’est trop compliqué. […] Parce qu’on ne sait pas déchirer

un chèque en deux et vous ne pouvez pas en accepter en avance. Enfin, la réglementation est mal faite. Moi, je

veux travailler de manière légale et donc là si vous acceptez un titre-service de trop… [ça se passe mal] !

(Entreprise C, Antoine, Belge, gestionnaire d’une entreprise privée).

Au contraire, cette confusion peut également favoriser les entreprises. Il est par exemple possible de

"gagner" des titres en repassant plus rapidement. En outre, nous avons constaté lors de nos observations

et interviews que, surtout dans de petites entreprises, il est possible que de gestionnaires fassent du

repassage elles-mêmes, accumulant des titres-services qui peuvent être utilisés pour combler des horaires

de certaines travailleuses par exemple.

À cette difficulté s’ajoute celle des différents niveaux de technologie. Certaines entreprises ont par

exemple investi dans des machines de repassage industriel, tandis que d’autres ateliers fonctionnent avec

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Chapitre II 128

le traditionnel fer à repasser. Pour l’ONEM, la priorité reste la mise à l’emploi, donc les titres-services

sont calculés par temps et non par vêtement repassé. Cette relation est néanmoins difficile à établir et les

entreprises ont une certaine marge de manœuvre sur ce sujet.

Finalement, il est important de faire remarquer que le repassage à l’extérieur entre en compétition directe

avec des services de repassage offerts par des blanchisseries. Ces dernières sont plusieurs, par ailleurs, à

demander un agrément en titres-services pour pouvoir offrir leur service habituel dans le cadre de la

politique, soit moins cher pour la clientèle.

3. Les politiques du travail domestique à Bruxelles et en Europe

Les titres-services sont emblématiques des mutations dans le secteur des services à la personne.

D’un modèle de régulation tutélaire, comme dans les chèques ALE et dans l’économie sociale,

vers un modèle de régulation quasi-marchand. Les tâches explicitement liées au care ont été

laissées de côté en Belgique, car une partie importante de ces services est encore assez

institutionnalisée, comme dans le cas des crèches et des maisons de retraite publiques, mais

également en raison d’un grand nombre d’établissements privés. En pratique, cependant, l’offre

institutionnelle devient insuffisante en nombre par rapport à la demande, ou de plus en plus

inaccessible financièrement.

En parallèle, il existe d’autres services à domicile d’aide et de soin, comme celui d’aide familiale,

de garde-malade ou de soins infirmiers à la maison. Inscrits dans le système tutélaire, ces services

sont opérés par des entreprises non marchandes ou publiques et restent limités au budget alloué

par les régions, indépendamment de la demande. À l’opposé, le dispositif des titres-services est

fourni selon la demande (le nombre de clientes utilisant des titres-services), avec un budget non

contrôlé par l’État. Les services du care belge sont aujourd’hui, selon certaines associations

bruxelloises du secteur de l’aide familiale, en difficulté de financement, ce qui laisse percevoir un

malaise par rapport à l’avenir de ces initiatives.

Cette évolution est symptomatique d’un changement non seulement de l’action publique, mais

de l’interaction de celle-ci avec la demande pour le travail domestique et les dynamiques du

marché du travail. Elle laisse voir les changements dans les valeurs de société. En ce sens, nous

voyons la politique des titres-services au centre de quatre éléments : l’action publique

(intervention de l’État) ; le travail domestique rémunéré en tant que relation établie a priori entre

employeuse et employée dans la résidence de la première ; le(s) marché(s) du travail, formel et

informel ; et le régime de migration, notamment celui propre aux villes globales, avec migrations

hautement qualifiées et d’autres faiblement rémunérées. Le schéma de la Figure II.3 montre ainsi

la logique de cette politique nationale à Bruxelles.

L’action publique dans le cas du système des titres-services tente d’agir sur une dynamique

existante du travail domestique à Bruxelles, par une politique annoncée comme à la fois capable

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Chapitre II 129

de créer d’emplois et de combattre le travail informel. Si la politique n’a pas été conçue sur le

plan national dans le but de la création d’emploi pour des personnes migrantes (européennes ou

régularisées sur le territoire belge), la situation à Bruxelles fait qu’elle sera fortement imbriquée

dans le régime migratoire de cette ville globale. Ce schéma n’est donc pas valable pour les autres

deux régions belges. La spécificité de l’interaction du régime de migration avec les autres éléments

à Bruxelles s’explique principalement par trois raisons.

D’abord, il est probable que ce soient principalement les personnes issues de la migration

(pionnières ou deuxième génération) qui occuperont les postes de travail dans le travail

domestique, délaissés par la population belge. Cette situation s’applique à d’autres zones urbaines

européennes et notamment à d’autres villes globales (Sassen 2001).

Figure II.3 : La politique des Titres-Services à Bruxelles

Ensuite, la combinaison entre libre circulation européenne dans le marché du travail et absence

d’exigence de formation ou diplôme pour l’exercice de la profession au sein du marché des titres-

services a favorisé l’insertion de personnes migrantes récemment arrivées sur ce marché,

notamment des ressortissants des nouveaux États européens (Rea 2013).

Enfin, l’opportunité spécifique de la Campagne de Régularisation de 2009 a favorisé l’entrée

d’une partie des travailleuses migrantes en situation irrégulière sur le marché formel des titres-

services, comme nous le verrons plus loin dans ce chapitre.

A. Les titres-services en tant que facette du welfare state belge

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Chapitre II 130

Le système des titres-services ne peut pas être considéré comme appartenant aux politiques de

care qui composent les welfare services. Quatre arguments montrent néanmoins comment

l’évolution du welfare state doit être prise en compte dans l’analyse de cette politique du travail

domestique.

Premièrement, la politique des titres-services est basée en partie sur l’objectif de faciliter

l’articulation entre vie privée et professionnelle. En effet, comme nous l’avons vu plus haut dans

ce chapitre, celui-ci est l’un des trois objectifs du dispositif. Cet objectif intègre les

préoccupations des politiques du care, une partie importante des composants du welfare state. Si

l’articulation vie privée-vie professionnelle est plus claire dans l’activité de garde d’enfants, les

services de nettoyage ou de soin des personnes âgées entrent aussi en compte dans la mesure où

ils impliquent du temps dédié à une activité, diminuant le temps qui peut être consacré à la

sphère professionnelle.

En effet, le choix de s’occuper d’un parent âgé implique de facto des modifications de la vie

professionnelle voire son abandon. Comme l’ont soulevé d’autres auteurs, ce sont souvent les

femmes dans le couple qui s’occupent des parents et beaux-parents âgés ou des personnes

dépendantes (Degavre 2007 p. 404 pour la Belgique; Van Hooren & Becker 2012 p. 104). La

situation pèse ainsi de manière disproportionnée sur les femmes : c’est bien de l’équilibre entre

leur vie privée et leur vie professionnelle dont il s’agit.

Deuxièmement, l’initiative des titres-services suit la même logique de monétarisation ou

marchandisation (marketisation) appliquée à d’autres sphères de l’action publique dans le care au

sein de plusieurs pays d’Europe (Simonazzi 2012). La préoccupation pour une réduction des

coûts des politiques publiques et la réception favorable du discours du "nouveau management

public" (New Public Management) contribuent à uniformiser les expériences locales et nationales de

marchandisation, même si les pays présentent des spécificités (Degavre & Nyssens 2012 p. 17).

Plusieurs auteurs rendent compte de la libéralisation des services du care pour former des quasi-

marchés et leur octroi à des acteurs privés, subventionnés toutefois par l’État (Morel 2007;

Williams & Gavanas 2008; Simonazzi 2009; Degavre & Nyssens 2012; Van Hooren & Becker

2012). Selon Degavre et Nyssens (2012 p. 25), le processus de marchandisation peut être

compris de deux manières. D’une part, en tant que mouvement de la provision publique vers le

marché, par la sous-traitance et l’assouplissement de règles et conditions limitant l’étendue des

organisations à but lucratif. D’autre part, en tant que transfert de ce qui est payé par le

bénéficiaire ou la famille vers le marché formel ou informel. Ce transfert peut être subsidié par

des politiques publiques, comme le cash for care (l’argent est donné directement au bénéficiaire ou

à un membre de la famille75) ou les déductions fiscales (2012 p. 25).

75 La rhétorique du cash for care défend l’idée que la famille est la partie la mieux placée pour choisir si elle veut elle-

même s’occuper des tâches liées au care ou externaliser ce service et, dans le cas échéant, de quelle manière (Morel

2007 p. 624).

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Chapitre II 131

Simonazzi (2009, 2012) observe dans les États européens une double transition concernant les

politiques du care, surtout par rapport aux personnes âgées. D’abord, il y a une marchandisation

telle que décrite plus haut par Degavre et Nyssens (2012). Ensuite, il y a un déplacement de l’aide

et soin institutionnel, qui diminue ses subsides, vers l’aide et soin à domicile (home care). Sur les

effets que cette orientation peut avoir sur les femmes, Simonazzi (2012) écrit : "Policies to

deinstitutionalise care and greater reliance on home care may act as a barrier for labour

participation if they are not accompanied by supporting services" (2012 p. 689).

En ce sens, Williams et Gavanas (2008) font remarquer qu’en Europe ce n’est pas l’absence du

welfare state qui aiguille les diverses demandes pour travail domestique et garde d’enfants, comme

c’est le cas aux États-Unis, mais bien la nature des services offerts. En parlant de la situation de la

garde d’enfants en Espagne et au Royaume-Uni, les auteures ont mis en évidence les conditions

matérielles et culturelles pour une acceptation morale de l’emploi privé de nounous : une

combinaison de la tradition de substitution du rôle maternel, d’une dérégulation croissante du

marché du travail domestique, de la position des femmes comme consommatrices responsables

par l’achat de services selon la logique du "libre choix" (plutôt que de recevoir une offre plus

"rigide" des services publics), et de la délégation de ces services au marché privé (2008 p. 25).

Les familles sont alors considérées comme "consommatrices" et doivent choisir ces services de

care sur le marché, en essayant d’avoir "plus pour moins" selon Williams et Gavanas (2008 p. 22).

Les auteures signalent que cette logique peut être perverse, car elle privilégie le côté financier et

peut ainsi favoriser l’abus des travailleuses (dans une tentative d’extraire le maximum de travail

avec un minimum de paiement) ou l’engagement d’une personne peu qualifiée pour le travail

(mais qui serait moins chère).

Des mesures typiquement insérées dans des processus de marchandisation, comme la

déductibilité fiscale ou des politiques de libre-choix comme celle du cash for care ont contribué,

dans les pays où elles ont été implémentées, à accentuer les inégalités sociales, privilégiant les

familles qui peuvent choisir d’externaliser les services d’aide et de soin (Morel 2007 p. 635). De

manière semblable, le système des titres-services et d’autres systèmes de nettoyage à domicile

avec déductions fiscales ont, eux aussi, favorisé le creusement de la stratification sociale, comme

l’ont signalé divers auteurs (Pacolet et al. 2010; Devetter & Rousseau 2011; Kofman 2013b).

Troisièmement, trois activités du dispositif des titres-services entrent en compétition relative

avec des services offerts dans le cadre du système tutélaire d’aide et soin belge.

Ainsi, le service d’aide-ménagère proposé par des entreprises d’économie sociale d’insertion offre

l’accomplissement des mêmes tâches de nettoyage, préparation de repas, etc., que les titres-

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Chapitre II 132

services, mais a comme public des personnes issues de populations vulnérables, et qui payeront

selon leurs revenus76.

Un autre exemple est le service d’aide familiale, principale offre des associations d’aide aux

familles. Ce service comprend une prise en charge globale qui inclut, au-delà des tâches

ménagères, la compagnie, l’aide pour les documents et les démarches administratives, la toilette

corporelle, la manucure ou pédicure, etc.

Enfin, le transport de personnes à mobilité réduite est également un exemple de concurrence : ce

service est souvent offert par les communes ou les Centres Publics d’Action Sociale (CPAS) et à

un prix semblable à celui des titres-services. Les clientes peuvent donc choisir leur service selon

leurs préférences, mais la nature des prestataires est bien différente.

Si certains voient cette concurrence d’un bon œil, car elle offre plus d’options aux bénéficiaires

des services, le renforcement du libre-choix présente le risque d’une décision motivée par le prix

final du service, et non par la qualité du service offert. Le cas échéant, une libéralisation du prix

du marché peut se heurter aux limitations budgétaires des familles.

Prenons un exemple pour illustrer la concurrence entre les services : l’aide familiale et l’aide-

ménagère en titres-services. Si les services sont globalement différents, l’offre limitée d’aide

familiale et la possibilité d’acheter les titres-services sans contrôle des revenus font que les titres-

services soient financièrement plus intéressants que l’aide familiale pour certains ménages de

personnes âgées (plus aisés, par exemple). De plus, si les besoins des clientes sont analysés avant

une intervention dans le cas des aides à la famille, dans la politique des titres-services l’unique

analyse faite par l’entreprise le cas échéant est le nombre d’heures nécessaires au nettoyage de la

maison des clientes.

Enfin, quatrièmement, il y a un argument historique et social. Ces deux types d’aide différents, le

care et le maintien/entretien du lieu de vie, ont été historiquement réalisés par des femmes de

manière non rémunérée dans l’environnement familial. Ils souffrent, tous deux, de l’invisibilité et

du manque de reconnaissance. Suivant la définition de Tronto (2009) sur le care, ceci inclut :

[…] Tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre "monde"

de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps,

nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un

maillage complexe qui soutient la vie (2009 p. 37).

Sur base de la définition de Tronto (2009) sur le care, travail ménager et soin de soi et de l’autre

sont ainsi liés par le même concept. Les deux contribuent à réparer notre "monde", que ce soit

nous-mêmes ou notre environnement.

76 Suivant le tableau horaire de la Commission Communautaire Française (COCOF), les prix varient entre 0,72 € et

7,56 € de l’heure selon les revenus des clientes (prix de janvier 2014).

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Chapitre II 133

En effet, sur le plan pratique, une grande partie des travailleuses domestiques continuent à "tout

faire" : tâches de nettoyage, d’aide et soin et de gestion de la maison. Plusieurs auteures ont par

ailleurs énoncé que le travail émotionnel, plus communément évoqué dans les professions du care

nécessaire, est également présent quand il s’agit de nettoyer, laver, repasser et cuisiner (Anderson

2000; Lutz 2011).

Dans sa définition, Tronto (2009 p. 42) fait néanmoins une distinction que nous reprendrons ici,

entre care nécessaire et activités de service personnel. Tandis que le care nécessaire est celui qu’on ne peut

pas se donner à soi-même, car il requiert le care d’un autre, les activités de service personnel

forment un care que l’on pourrait s’accorder à soi-même, mais que l’on choisit de ne pas faire.

Selon Tronto (2009), la différence entre les deux groupes n’est pas dans l’expertise, mais dans la

capacité d’un individu à satisfaire ses propres besoins. Par conséquent, les relations de pouvoir

qu’ils engendrent sont très différentes : si dans un cas, la personne qui offre le care a une emprise

sur l’autre, qui dépend des soins obtenus, dans l’autre cas la relation de pouvoir s’inverse et la

personne qui fournit le service est en position de faiblesse, car l’autre peut se défaire de la

relation si celle-ci ne lui convient plus (2009 pp. 42–43). L’interprétation de ce qui peut être

considéré care nécessaire ou activités de service personnel est variable : Tronto donne l’exemple de la

garde d’enfants, qui peut être envisagée soit comme un service à la mère, soit comme une action

nécessaire au développement des valeurs démocratiques, et dans le cas échéant valorisée comme

care nécessaire (qui doit donc être financé ou facilité par le pouvoir public). En ce sens, les limites

entre services de confort et ceux du care ont été différemment précisées par les États.

Nous faisons ainsi une distinction dans notre manière de présenter le travail domestique. Du

point de vue du financement des politiques publiques et du rapport aux clientes, nous séparons

les politiques du care nécessaire – aide et soin de personnes dépendantes (enfants, personnes âgées

ou handicapées) – et les activités de service personnel ou politiques du clean (Devetter & Rousseau

2011 p. 18), qui concerne les activités de service personnel qui consistent à soigner les biens des

personnes qui peuvent payer pour ce service. Nous considérons néanmoins les titres-services

comme faisant partie du travail domestique, lui-même intégrant le champ plus large du care.

B. Travail domestique en Europe : à l’intersection de quatre régimes

Le système des titres-services comme part du travail domestique formel doit donc être compris à

l’intersection entre différents types de régime (voir Figure II.4). Le choix de l’utilisation du concept

régime (à la place de modèle, entre autres) repose sur le fait que welfare regime (Esping-Andersen

1990) évoque non seulement l’action de l’État, mais aussi les codes culturels qui sont imbriqués

dans les politiques et les pratiques sociales. Ces codes sont articulés et négociés à partir des

relations entre les institutions sociales : l’État, le marché (du travail) et la famille. Le concept de

régime est pertinent pour notre recherche, car il permet de comprendre la dynamique de ces

institutions sociales.

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Chapitre II 134

La typologie des welfare states proposée par Esping-Andersen (1990) a été critiqué par des

chercheures féministes par le fait qu’elle ne prend pas le genre assez en considération (Lutz 2011

p. 26)77. Son concept de régime a néanmoins ouvert une voie pour une approche de l’action

publique plus holistique. Plusieurs auteurs se sont intéressés à la définition des modèles de welfare

state et de leur interaction avec le régime de genre.

En ce sens, Anttonen et Sipilä (1996) proposent ainsi une classification opposant le régime de

welfare des pays du sud et du nord de l’Europe en ce qui concerne le genre. Les États du sud de

l’Europe connaissent un régime traditionnel de welfare, qui considère l’aide et soin comme étant

sous la responsabilité de la famille, et est lié à un régime de genre conservateur. Il relève dès lors

de la responsabilité "naturelle" de la femme de prendre soin des membres de la famille et de la

maison. D’ailleurs, cette situation rend plus difficile l’insertion de femmes au marché formel du

travail. Certains auteurs défendent que l’emploi d’une travailleuse migrante dans certains des

États de ce groupe, comme l’Italie, mène à une transition d’un régime "familiste", vers le modèle

"migrante-dans-la-famille" (migrant-in-the-family) (Bettio et al. 2006), ce qui par ailleurs change la

perspective de l’insertion dans le marché du travail.

Les États du nord de l’Europe quant à eux mettent en œuvre un régime de welfare et de genre avec

plus d’égalité sociale et de genre. Dans ces modèles, l’État prend en charge une partie du care et il

y a un plus grand partage des tâches d’aide et de soin au sein de la famille (ou du couple) et un

taux plus élevé de participation féminine sur le marché du travail.

Entre les deux extrêmes, il y aurait d’un côté l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, où

la responsabilité des soins durant la petite enfance incombe à la famille, indépendamment du fait

que les mères sont actives professionnellement ou non ; et de l’autre côté, la Belgique et la

France, où l’État a traditionnellement proposé une structure de garde d’enfants, surtout en bas

âge (Lutz 2011 p. 25). Dans le cas de la France, Morel (2012) avance que l’offre de services d’aide

et soin publics était largement insuffisante avant l’avancée des services à la personne, que ce soit

pour la petite enfance ou les personnes âgées. La politique actuelle, de favoriser les "assistantes

maternelles" (donc une garde d’enfant privée à la maison) met par ailleurs en jeu la structure

d’accueil de la petite enfance et rend l’insertion de femmes sur le marché du travail plus difficile

(Devetter & Rousseau 2011).

Sur ce point de l’insertion professionnelle, des chiffres de la Banque mondiale indiquent que, en

2013, les Pays-Bas détenaient un taux de participation féminine sur le marché du travail de 59%,

contre 56% au Royaume-Uni, 54% en Allemagne, 51% en France et 48% en Belgique78. Ces

chiffres montrent clairement que la typologie de régimes doit prendre en compte la migration, qui

permet de contrebalancer la non-action de l’État, et d’assurer l’insertion professionnelle de

certaines femmes, sans changer les codes culturels.

77 Il a d’ailleurs revu lui-même la relation entre genre et welfare state par après (Esping-Andersen 2009). 78 Source : http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SL.TLF.CACT.FE.ZS/countries?display=default.

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Chapitre II 135

Lutz (2011 pp. 25–26) mentionne un cinquième cas, celui des régimes communistes d’Europe de

l’Est, où les femmes étaient encouragées à travailler à l’extérieur et recevaient de l’appui pour les

tâches d’aide et soin. Même avec les changements consécutifs à la chute du Mur en 1989,

l’auteure argumente que l’Est européen continue à représenter une réalité particulière. En effet,

alors que les régimes communistes ne sont plus en place, les sociétés dans ces pays n’ont pas

pour autant totalement adopté les valeurs ou les régimes occidentaux.

Lutz (2011) défend l’idée que dans tous les types régime de welfare précédemment cités en Europe

on observe la marchandisation (commodification) et la transnationnalisation des trois Cs (cooking,

caring et cleaning), à des niveaux divers et de différentes manières selon les types de régimes (2011 p.

26). Ces deux phénomènes (marchandisation et transnationnalisation) influencent l’État et les

familles à moins prendre en charge directement les fonctions d’aide et de soin, qui sont du coup

délégués au marché. Les travailleuses migrantes représentent ainsi de nouveaux éléments de cette

équation genrée.

Suivant l’approche de Lutz (2011), le travail domestique est une intersection de trois régimes : de

welfare, de genre et de migration. Le régime de welfare détermine comment les États prennent en

charge les inégalités sociales et notamment les services sociaux et d’assistance : la garde d’enfants,

le soin de malades, la prise en charge des personnes indigentes, le fonctionnement de la sécurité

sociale, etc. Il contribue également à comprendre comme ces questions sont regardées par les

citoyens. Le régime de genre peut être compris en tant qu’organisation du ménage et de la société,

qui expriment une certaine culture de genre (gendered cultural script) et de la division entre sphères

productive et reproductive. Enfin, le régime de migration détermine qui peut entrer sur le

territoire, selon quelles conditions et avec quels droits (de séjour, du travail, sociaux, etc.).

L’incidence du travail domestique live-in ou live-out dépend, entre autres, du régime de migration,

notamment des quotas de migration (Lutz 2011 p. 27). En Belgique, en dehors de campagnes de

régularisation et des périodes de transition pour les ressortissants des nouveaux États membres

de l’UE (cas des Polonaises de 2004 à 2009 et des Roumaines et Bulgares de 2009 à 2014), un

permis de travail B est délivré uniquement en cas de travail domestique pour diplomates (carte S)

et, dans des cas rares et précis qui restent à l’appréciation des autorités régionales, pour le travail

domestique live-in.

Le régime de migration dans la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest soutient une logique de

migration sélective, basée sur les besoins du marché du travail. Cette sélectivité de la migration

favorise l’arrivée d’une main-d’œuvre hautement qualifiée, alors que la migration moins qualifiée

est souvent jugée non utile pour le pays. La migration est ainsi vue comme un robinet que l’on

ouvre selon les besoins (parfois immédiats) et qu’on ferme tout aussi rapidement, lorsque cette

main-d’œuvre venue d’ailleurs n’est plus nécessaire (Anderson 2007).

Ensuite, les représentations faites sur certains groupes de migrants ne sont pas anodines dans ce

débat sur les préférences migratoires. Comme le montre Kofman (2013a) dans sa comparaison

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Chapitre II 136

entre deux figures emblématiques de la migration, informaticiens et travailleuses domestiques, les

figures professionnelles masculines sont valorisées, car elles sont perçues comme apportant

beaucoup de "connaissances" dans les professions hautement qualifiées. À l’opposé, les

connaissances et les capacités (skills) nécessaires au travail domestique et au care ne sont pas

valorisées : elles sont considérées comme innées, relevant de la "nature féminine" et émanant de

l’expérience vécue (Kofman 2013a p. 595).

En outre, les normes de genre vont influencer la création ou non d’une demande dans le secteur.

Le fait d’externaliser les tâches de maintien du ménage ou d’aide et de soin à des femmes

migrantes participe aux dynamiques du régime de migration. Ainsi, contrairement à la Belgique,

certains pays proposent des permis de séjour pour le secteur du travail domestique.

De manière complémentaire au schéma présenté par Lutz, nous proposons l’inclusion d’une

quatrième dimension : l’emploi (voir Figure II.4). Cette dimension a déjà été utilisée par Williams

(employment regimes) (2012) dans une discussion sur l’influence de l’intersection des régimes

d’emploi, de migration et de care dans la définition de la situation d’emploi de travailleuses

domestiques migrantes du secteur du care dans différents États européens. Même si l’emploi est

implicitement inclus dans le régime de genre, welfare et migration, considérer le travail domestique

comme une interaction entre ces quatre régimes donne plus d’espace pour analyser les manières

dont fonctionnent les interactions entre État, famille et marchés des services et du travail. Le

régime d’emploi met en lumière les relations entre formalité et informalité des services, mais aussi

le processus de construction d’un emploi en travail domestique.

Figure II.4 : Le travail domestique en Europe : intersection de quatre régimes

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Chapitre II 137

Cette approche est importante dans le contexte de l’étude de la politique des titres-services, tout

comme d’autres politiques de "nouveaux services". En d’autres termes, le régime d’emploi prend

en compte la façon dont l’État a commencé à voir dans le travail domestique, tout comme dans

d’autres services à la personne, des demandes non réalisées et qui pouvaient devenir des

gisements d’emplois (Devetter & Rousseau 2011 pp. 40–41). Le travail domestique est donc dans

plusieurs pays une politique d’emploi, avant même d’être une politique sociale ou d’aide et de

soin (Devetter & Horn 2013 p. 215).

En outre, le régime d’emploi établit des intersections avec le régime de genre qui contribuent à

construire le travail domestique et certains autres emplois comme naturellement féminins. Cette

interaction forme les "travaux de femmes" (Dussuet 2012), souvent plus proches de la sphère

reproductive, situés dans l’économie informelle, moins bien payés et dévalorisés.

Enfin, les politiques du welfare state telles que les allocations de chômage ou les aides sociales

déterminent le seuil de pauvreté et, de manière individuelle, le seuil au-delà duquel une personne

accepte ou non un travail. Le refus de nombre de travailleuses d’origine belge en région

bruxelloise à réaliser une activité peu valorisée et dont la rémunération est généralement similaire

à celle des allocations sociales a pour conséquence, parmi d’autres motifs, que le secteur est

occupé par des travailleuses migrantes.

C. Régimes de migration et d’emploi : une fenêtre sur l’historique des

régularisations de séjour

Les régimes de migration et d’emploi sont intimement liés. Les travailleuses domestiques

migrantes en situation irrégulière de séjour ne peuvent par exemple pas accéder au marché

formel du travail. La sortie de l’informalité du travail pour celles-ci se fait le plus souvent par

l’obtention d’un séjour régulier.

Un autre exemple de l’interaction de ces deux régimes est la régulation de l’ouverture des marchés

du travail dans le processus d’élargissement de l’UE. Si la période transitoire prévoyait de

barrières pour la protection de l’emploi salarié, la libéralisation des services depuis l’adhésion des

nouveaux États membres a favorisé les migrations masculines, par l’attractivité des métiers tels

que la plomberie, la construction ou l’électricité. Pendant cette période, les personnes cherchant

un emploi salarié ne pouvaient introduire une demande de permis de travail que si leur conjoint

était déjà constitué en indépendant.

Si le régime d’emploi inclut à la fois le marché formel et informel, la politique des titres-services

s’insère dans un marché du travail formalisé et exige que les travailleuses soient belges ou en

régularité de séjour sur le sol belge. Les campagnes de régularisation et les changements de loi

témoignent de l’évolution des régimes de migration et d’emploi et offrent un autre exemple de

l’intersection des régimes.

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Chapitre II 138

a) Campagnes de Régularisation en 2000 et 2009

En 2000 et en 2009, des Campagnes de Régularisation sont organisées sur base de critères

temporaires ou "one-shot". Ces campagnes répondent à la forte pression des mouvements sociaux

(société civile, organisations de migrants et de sans-papiers), mais ne résolvent pas la question du

manque de critères permanents et clairs pour la régularisation des personnes en situation

irrégulière de séjour79 (Michielsen et al. 2013 p. 4).

Pendant la Campagne de 2000, quatre critères embrassent une large proportion des situations

vécues par des personnes en situation irrégulière. Les plus grands bénéficiaires sont les

demandeurs d’asile, dont beaucoup attendaient le résultat de leur procédure depuis de

nombreuses années80. Si 140 nationalités sont représentées parmi les demandeurs d’une

régularisation, les pays avec le plus grand nombre de dossiers sont le Maroc (12,7%), un pays

ayant une longue histoire de migration pour le travail en Belgique, et la République

Démocratique du Congo (RDC) (17,6%, surtout des demandeurs d’asile et étudiants), une ex-

colonie belge.

Marx et al. (2008) mettent l’accent sur le potentiel du capital social des migrants dans leur chemin

vers la régularisation et l’intégration dans le pays d’accueil. Il est à noter que l’existence de ce

capital social est plus importante pour les personnes migrant pour des raisons économiques et

sociales que pour les demandeurs d’asile (institutionnellement pris en charge à leur arrivée). Les

auteurs montrent également l’importance du "capital migratoire", soit la capacité à mobiliser des

réseaux sociaux, des ressources, des compétences et des opportunités économiques dans le pays

d’accueil, donnant l’exemple de la communauté philippine en Belgique, minoritaire et pourtant

dotée d’un haut capital migratoire (2008 p. 44).

79 En 2000 (loi du 22 décembre 1999), la décision de mettre en place une campagne de régularisation répond à une

forte pression sociale dans le contexte du décès d’une demandeuse d’asile nigérienne lors de son expulsion. En effet,

en septembre 1998, Sémira Adamu est morte étouffée après que des agents de Police ont utilisé sur elle la "tactique

du coussin" dans l’avion lors de son vol d’expulsion. 80 Plus précisément, les quatre critères concernaient : 1) Des demandeurs d’asile qui attendaient depuis quatre ans

une réponse pour leur procédure (trois ans pour familles avec enfants mineurs en âge scolaire) – la majorité des

bénéficiaires ; 2) Des personnes qui "ne peuvent, pour des raisons indépendantes de leur volonté, retourner ni dans

le ou les pays où ils ont séjourné habituellement avant leur arrivée en Belgique, ni dans leur pays d'origine, ni dans le

pays dont ils ont la nationalité" ; 3) Des personnes gravement malades ; 4) Des personnes évoquant des attaches

sociales durables en Belgique, pour autant : qu’elles aient séjourné pendant plus de six ans (plus de cinq an en cas de

familles avec enfants mineurs en âge scolaire ; et/ou, le cas échéant, la preuve qu'elles ont séjourné légalement en

Belgique ; et/ou ont une déclaration écrite établissant qu'elles n'ont pas reçu l'ordre de quitter le territoire au cours

des cinq années qui précèdent la demande. Circulaire de l’OE (implémentation de la loi du 22 décembre 1999) :

https://dofi.ibz.be/sites/dvzoe/FR/Documents/20000106_fr.pdf.

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Chapitre II 139

En 2009, la Belgique organise à nouveau une Campagne de Régularisation, sur base d’une

l’instruction du 19 juillet 2009 concernant la régularisation de séjour d’étrangers selon des

conditions spécifiques. L’instruction détermine que pour tous les dossiers envoyés entre le 15

septembre 2009 et le 15 décembre 2009, la Régularisation sera appliquée selon deux critères.

Le premier est celui de l’ancrage : preuve de séjour sans interruption de cinq ans minimum et

preuve d’intégration. En pratique, ce critère a été difficile à remplir, plusieurs personnes sans

séjour régulier adoptant des "stratégies d’évitement" (Adam et al. 2002) et vivant ainsi en

cachette, sans garder aucune preuve de leur séjour effectif (factures, contrat de bail, reçus,

abonnements). En outre, les personnes ayant subies une expulsion ont souvent été considérées

comme ayant vécues un séjour interrompu, même si cette "interruption" a été contre leur

volonté et imposée par l’État belge.

Le deuxième critère est la possibilité d’une régularisation "par le travail", la grande nouveauté de

la Campagne de Régularisation de 2009. Elle s’applique à des étrangers en mesure de prouver un

séjour ininterrompu en Belgique depuis le 31 mars 2007 (en pratique, il faut aussi des preuves

d’ancrage pendant la période mentionnée), et de fournir une copie d’un contrat de travail

modèle. Le contrat peut être de durée déterminée d’au moins un an ou de durée indéterminée, et

la valeur du salaire ne peut pas être en dessous du salaire minimum garanti. Une fois le dossier

approuvé par l’Office des Étrangers (O.E.), une demande de permis de travail B peut être

introduite par le futur employeur.

De 2009 à 2012, l’O.E. a traité 64.787 demandes de régularisation selon l’article 9bis, et 32.476

demandes selon l’article 9ter (régularisation pour des raisons médicales). L’O.E. a répondu

positivement à 33.009 dossiers, soit à un peu plus d’un tiers du total de dossiers introduit81.

Tandis que l’Office considère que ce pourcentage est très élevé, les services sociaux et

organisations liés aux droits des migrants estiment de leur côté que ces résultats sont peu

performants, maintenant une proportion significative de personnes dans une situation de "sans-

papiers" et donc soumises à des conditions de travail et de vie précaires.

Après le 15 décembre 2009, les critères temporaires s’essoufflent. Restent le regroupement

familial et la régularisation pour raisons médicales82. Si la régularisation pour raisons humanitaires

(9bis) continue à exister, le caractère de "circonstances exceptionnelles" est très difficile à

prouver et laisse une large marge d’appréciation aux autorités belges qui prennent la décision. En

pratique, la réponse est le plus souvent une déclaration d’irrecevabilité du dossier, qui n’est donc

81 Source : https://dofi.ibz.be/sites/dvzoe/FR/Statistiques/Pages/Autorisations_de_sejour_humanitaire.aspx. 82 La régularisation pour raisons médicales a été endurcie ces dernières années et est en pratique très difficile à

obtenir, d’autant plus que le séjour conféré est précaire, la personne devant réintroduire les justifications

périodiquement et la décision étant assujettie à des questions politiques (variation des informations sur les

traitements et la qualité des soins de santé dans chaque pays, influence des relations bilatérales).

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Chapitre II 140

pas analysé sur le fond83. Certains critères de régularisation ont néanmoins été retenus comme

permanents, comme une procédure de demande d’asile trop longue ou le fait d’être parent d’un

enfant belge.

b) Analyse du critère de la régularisation "par le travail" en 2009

Ce deuxième critère est intéressant, car c’est la première fois que l’État demande aux personnes

migrantes, qui ont pour la plupart toujours travaillé depuis leur arrivée en Belgique, mais de

manière non déclarée, de trouver un emploi salarié quelconque qui remplit les conditions de

durée de contrat et de salaire. Si le critère 2.8B de la régularisation "par le travail" est moins

exigeant, le séjour est plus précaire et impose un renouvèlement annuel, contre un séjour de cinq

ans pour le critère d’ancrage84.

Une infime partie des dossiers régularisés suit les critères du point 2.8B. La plupart d’entre eux

sont introduits à Bruxelles et dans une moindre mesure en Flandre. À la fin juin 2012, le

Ministère du Travail de la Région de Bruxelles-Capitale avait reçu 3.565 demandes recevables et

octroyé 2.094 réponses positives (entre premier permis de travail B et renouvèlements), soit un

taux de réponse positive de 58,7% (données O.E. décembre 2012). À titre de comparaison, sur la

même période, il y a eu 638 octrois d’un total de 1.233 demandes en Région flamande, soit un

taux de réponse positive de 51,7%, tandis que la Région wallonne comptait 330 octrois de 477

demandes, un taux de réponse positive de 85%. Selon l’organisation Coordination et Initiatives

pour Réfugiés et Étrangers (CIRÉ), les taux de réponse positive si variables indiquent une

différence dans le traitement des dossiers par les régions (2012).

Le peu de succès de cette procédure est dû, d’une part, au manque d’information par rapport aux

conditions de ce critère et, surtout, à la confusion autour du modèle de contrat de travail à

fournir, qui a changé trois fois pendant la période d’envoi de dossiers (de deux mois), induisant

en erreur de nombreux avocats, employeurs et services sociaux (CIRÉ 2012). D’autre part, ces

chiffres révèlent la non-disposition des employeurs à régulariser leur main-d’œuvre en situation

irrégulière de séjour (Timmerman et al. 2015b).

Une analyse des permis de travail délivrés sous ce deuxième critère par le Ministère de l’Emploi

de la Région de Bruxelles-Capitale peut être visualisée dans les Graphiques II.1, II.2, et II.3 (voir

en annexe d’autres tableaux et graphiques). Les graphiques II.1 et II.2 laissent voir les secteurs les plus

importants en nombre de demandes de permis de travail B introduits par les personnes tentant

83 Selon l’article 9 de la loi du 15.12.1980, sauf dérogations (prévues par un traité international, une loi ou un arrêté

royal), la demande d’autorisation de séjourner en Belgique doit être introduite auprès d’un poste diplomatique

(https://dofi.ibz.be/sites/dvzoe/FR/Guidedesprocedures/Pages/Autorisationdes%C3%A9jourpourmotifshumanit

airesautresquem%C3%A9dicauxarticle9bis.aspx). 84 Source: www.droitbelge.be/news_detail.asp?id=562 (Instruction Campagne de Régularisation 2009).

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Chapitre II 141

une régularisation "par le travail" lors de la Campagne de Régularisation de 2009.

Le Graphique II.1 indique ainsi que parmi les premières demandes de permis de travail B

introduites dans le cadre la régularisation "par le travail", 34% concernent les titres-services

(commission paritaire 332). Le deuxième secteur est celui de la vente (commissions paritaires 201

et 202), avec 15 %, les autres secteurs représentant moins de 10% des demandes.

La comparaison entre le Graphique II.1 et le Graphique II.2, qui illustre les principaux secteurs

dans les demandes de renouvèlement de permis de travail B, montre la stabilité du secteur des

titres-services. Le Graphique II.2 illustre de cette manière que la commission paritaire 322

compte le plus grand nombre de renouvèlements. En effet, parmi les demandes renouvèlements

de permis de travail B, les titres-services représentent 46%.

Graphique II.1 : Pourcentage de Permis de travail B (première demande) octroyés dans

le cadre de la Campagne de Régularisation de 2009, par commission paritaire

Légende

322 : titres-services

201 +202 : commerce

302 : Horeca (hôtellerie restauration cafés)

121 : Nettoyage industriel

118-119-220 : industrie d’aliments (production/vente)

100 : Ouvrier-e

218 : Employé-e

124 : Construction

140 : Transport

323 : Concierge et employé-e domestique

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014)

Graphique II.2 : Pourcentage de Permis de travail B (renouvèlement) octroyés dans le

cadre de la Campagne de Régularisation de 2009, par commission paritaire

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Chapitre II 142

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014)

En outre, ces deux graphiques démontrent la prépondérance des titres-services par rapport à

d’autres secteurs où la présence de travailleurs migrants est également importante, comme la

restauration (commission paritaire 302), la construction (commission paritaire 124) ou le

nettoyage industriel (commission paritaire 121). Le secteur de la construction, notamment, une

profession typiquement masculine, est nettement peu représentée parmi les demandes de permis

de travail B analysées : 4% au niveau des premières demandes (Graphique II.1) et 3% au niveau

des renouvèlements de permis de travail B (Graphique II.2).

L’explication vient entre autres du fait que le travail dans le bâtiment est plus sporadique, rendant

plus difficile l’embauche d’un travailleur à temps plein qui, de surcroît, coûterait beaucoup plus

cher qu’un indépendant qui peut être engagé ponctuellement (Rosenfeld et al. 2010a). C’est un

secteur dans lequel priment la logique des travailleurs entrepreneurs indépendants (vrais ou faux

indépendants85) et celle des travailleurs européens détachés (Rea 2013).

Le Graphique II.3 offre une comparaison entre première demande et renouvèlements du point

de vue de la division entre sexes. Si les hommes étaient majoritaires parmi les premières

demandes de permis de travail B, au niveau des renouvèlements, les taux d’hommes et de

femmes finissent par s’équilibrer, même si les hommes restent en légère majorité. En outre, alors

que les hommes sont dispersés sur plusieurs secteurs (principalement horeca, construction,

transport et ventes), les femmes sont fortement concentrées sur le secteur de titres-services, ainsi

que sur celui d’employé domestique et concierge (commission paritaire 323).

85 Les faux indépendants sont des personnes inscrites en tant qu’associées dans une entreprise mais qui ont en vérité

une position hiérarchique d’employée, un statut qui coûte plus cher à l’employeur. Il peut y avoir néanmoins

nombreuses conséquences pour les travailleurs, car ils doivent désormais payer les impôts comme indépendants et

seront impliqués dans les dettes de l’entreprise. Voir OR.C.A. (2007).

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Chapitre II 143

Graphique II.3 : Permis de travail B (première demande et renouvèlement) octroyés à la

Campagne de Régularisation de 2009, fréquence et pourcentage par sexe

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014)

En ce sens, le Graphique II.4 compare les demandes faites auprès des commissions

paritaires 322 (titres-services) et 323 (employés domestiques et concierges) par sexe. On voit que

la présence d’hommes est plus importante au sein de ce dernier groupe que dans le secteur des

titres-services. Ceci s’explique entre autres par le fait que des couples soient parfois employés en

tant que domestiques ou concierges, notamment dans des villas en banlieue bruxelloise, faisant

monter la proportion masculine au sein de la commission paritaire.

Les Graphiques II.5 et II.6 donnent plus de détails sur la nationalité des travailleuses ayant

introduit une première demande de permis de travail B au sein des commissions paritaires 322 et

323. Le Graphique II.5 illustre ainsi la surreprésentation du Brésil au sein du secteur des titres-

services avec 250 ressortissants (236 femmes et 14 hommes), soit 35% d’un total de 708

personnes ayant introduit une première demande de permis de travail B. Le deuxième pays est le

Maroc avec 17% du total (75 femmes et 43 hommes), suivi par l’Équateur (76 femmes et 12

hommes) et les Philippines (73 femmes et 14 hommes), tous les deux avec 12%. Les autres pays

ne dépassent pas les 5%. Ces chiffres démontrent la prépondérance de travailleuses latino-

américaines parmi le total de permis de travail B délivrés pour le secteur des titres-services : le

continent sud-américain représente en effet 60% des travailleuses ayant introduit une première

demande de permis de travail B sous le critère de la régularisation "par le travail" en 2009.

Graphique II.4 : Permis octroyés (première demande) dans le ccp 322 (titres-services) et

ccp 323 (concierge et employé domestique), pourcentage par sexe

Renouvèlement Première demande

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Chapitre II 144

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014)

Graphique II.5 : Permis octroyés (première demande) dans le ccp 322 (titres-services),

fréquence par nationalité et sexe

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014).

Note : On été pris en compte les pays avec plus que six demandes de permis B.

La "tendance" des nationalités se confirme dans la commission paritaire 323, visualisée dans le

Graphique II.6. Cette commission paritaire compte parmi les 39 premières demandes introduites

les mêmes nationalités ou continents que l’on rencontre dans les demandes de la commission

paritaire 322, confirmant également pour ce métier une prépondérance de l’Amérique latine.

46% des travailleuses viennent en effet de l’Amérique du Sud ou Centrale (Équateur, Brésil,

Pérou, El Salvador et Honduras). Le Maroc est cette fois-ci en haut de la liste, avec 7 personnes

(4 femmes et 3 hommes) ; l’Équateur en deuxième place avec 6 personnes (toutes femmes), les

autres pays n’ayant que 4 travailleuses (Brésil, Pérou et Philippines) ou moins.

À titre de comparaison, un regard sur le secteur du nettoyage industriel (commission paritaire

121) sur le Graphique II.7 montre que celui-ci, contrairement aux titres-services, est largement

dominé par les hommes de nationalité marocaine. Les ressortissants marocains représentent en

effet 76% des demandes au sein de la commission paritaire (92 hommes et 16 femmes). En une

lointaine deuxième place, on aperçoit la présence de ressortissants brésiliens (13% du total de

demandes), en proportion presque équilibrée au niveau des sexes. Les autres nationalités sont

minoritaires, mais la présence d’hommes est globalement plus importante que dans les secteurs

322 ou 323 (79% d’hommes versus 21% de femmes).

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Chapitre II 145

Graphique II.6 : Permis octroyés (première demande) dans le ccp 323 (concierge et

employé domestique), fréquence par nationalité et sexe

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014).

Note : On été pris en compte les pays avec plus qu’une demande de permis B.

Les Graphiques II.5, II.6 et II.7 montrent ainsi différentes proportions de représentation de sexe

par nationalité. Si parmi les Brésiliens la proportion d’hommes dans le système des titres-services

est très faible, cette différence entre les sexes est moins accentuée au sein de la communauté

marocaine, tant pour la commission paritaire 322 que pour la 323. Les communautés

équatorienne, philippine et bolivienne ont, quant à elles, une proportion plus élevée d’hommes

dans le secteur des titres-services, même si la majorité des travailleuses dans ce secteur reste des

femmes.

Graphique II.7 : Permis octroyés (première demande) dans le ccp 121 (nettoyage

industriel), fréquence par nationalité et sexe

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014).

Le fait de travailler dans le secteur du travail domestique est en effet perçu différemment par les

hommes de différentes communautés migrantes. Nos observations au sein de la communauté

brésilienne montrent par exemple que les travailleurs hommes dans le nettoyage peuvent vivre

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Chapitre II 146

des situations de discrimination au sein de leur communauté, qui considère que "le travail des

hommes est dans la construction" et que le nettoyage, qu’il soit industriel ou chez des

particuliers, est "un travail de femme"86.

Les chiffres de l’octroi du Permis de travail B révèlent ainsi que, spécifiquement pour le marché

du travail domestique et particulièrement à Bruxelles, l’existence du système des titres-services en

tant que marché formel du travail domestique live-out a créé une structure d’opportunité pour les

femmes migrantes en situation irrégulière et qui ne se trouvaient pas en Belgique les cinq années

précédentes, ou qui étaient dans l’impossibilité de le prouver. Cette régularisation "par le travail"

a donc favorisé des groupes de migration plus récents, comme ceux d’Amérique latine ou des

Philippines, même si des pays d’émigration traditionnels tels que le Maroc sont toujours bien

représentés. Ces nouvelles données sont complémentaires aux chiffres de l’ensemble des permis

de travail B entre 2001 et 2011 analysés par Rea (2015) et présentés au Chapitre I.

Nous attirons l’attention sur le fait que ces résultats ne signifient pas que des personnes

régularisées par des critères d’ancrage (premier critère) lors de la Campagne de Régularisation de

2009 ne travaillent pas actuellement dans le système de titres-services ou au sein du secteur du

travail domestique en général, de manière déclarée ou non. En outre, comme nous avons précisé

au début de cette partie, les chiffres de régularisation "par le travail" (critère 2.8B) restent

minoritaires par rapport à ceux de la Campagne de Régularisation dans son ensemble.

Ils montrent, néanmoins, que les régimes de migration et d’emploi sont intrinsèquement imbriqués

dans le régime de genre. Pour pouvoir bénéficier d’une régularisation difficile à atteindre dans des

secteurs migrants "traditionnellement masculins" (hôtellerie, restauration et cafés, construction,

etc.), plusieurs hommes ont fait des demandes de permis de travail B à partir de contrats de

travail dans des entreprises de titres-services, en tant qu’employée domestique (parfois en couple)

ou encore dans le nettoyage industriel (commission paritaire 121). Nos interviews et

observations indiquent dans ce sens que plusieurs hommes ont délibérément choisi de tenter une

régularisation avec un contrat de travail dans le secteur des titres-services, considéré par eux

comme plus "sûr" que d’autres secteurs.

Ce constat rejoint les résultats d’Oso et Catarino (2013) dans le cadre de leur analyse concernant la

féminisation de la migration en Espagne et au Portugal. Les auteures concluent que la présence plus

au moins importante de femmes migrantes sur le marché du travail national est attribuable à une série

de facteurs. Au-delà du niveau d’éducation et d’insertion sur le marché national des femmes locales et

de la demande pour des travailleuses domestiques (live-in ou live-out), cette présence est, en outre,

variable selon la situation d’emploi dans les secteurs traditionnellement dominés par une main-

d’œuvre masculine, notamment la construction (2013 p. 641). Un contexte défavorable dans le

86 Cette information provient d’observations participantes à Abraço Asbl et au sein de la communauté brésilienne.

Elle a été confrontée avec des entretiens avec des travailleurs philippins et équatoriens, qui semblaient voir le travail

domestique comme moins féminisé au sein de leur propre communauté ou comme un travail de migrants.

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Chapitre II 147

marché "masculin" de travailleurs migrants pourrait ainsi favoriser une plus grande présence

masculine dans le secteur du travail domestique.

La Régularisation de 2009 a donc contribué à rendre possible ce pas vers un séjour régulier et, par

conséquent, un travail régulier pour de nouveaux groupes de migrants. Quel que soit le critère, il y a

eu un mouvement significatif de travailleuses du marché informel vers le marché formel des titres-

services. Par effet de ricochet, la Campagne de Régularisation de 2009 a également permis d’amener

plusieurs ménages, auparavant employeurs dans le marché informel, vers le marché formel du travail

domestique.

La politique migratoire a ainsi des conséquences sur l’organisation du marché du travail. La plupart

des employeuses, soucieuses d’aider leur aide-ménagère à obtenir un droit de séjour régulier et de

pouvoir continuer à bénéficier de leur travail, ont été d’accord de s’inscrire dans une entreprise de

titres-services (Godin & Rea 2010; Freitas & Godin 2013). Cela montre la force des "liens faibles" tels

que définis par Granovetter (1983). Nous parlerons davantage sur les effets de la Régularisation et sur

le rôle du networking dans le marché des titres-services dans les chapitres III et V.

Conclusions

Nous avons exploré dans ce chapitre la nature de la politique des titres-services et plus

globalement du travail domestique en Europe occidentale. Nous avons ainsi montré les origines

idéologiques de la politique implémentée en Belgique et son insertion dans un mouvement

européen plus large de marchandisation du welfare state.

Les prémisses des services à la personne ou de proximité mettent en évidence des besoins

nouveaux ou moins nouveaux, qui prennent forme avec l’évolution du welfare state : l’État fait un

pas en arrière par rapport à son rôle de fournisseur de services de bien-être à sa population. Il

délègue l’offre au marché, soit par des services offerts par des prestataires agréés – la solution du

"quasi-marché" –, soit par les politiques de "cash for care" de transfert d’allocations aux

bénéficiaires qui achètent eux-mêmes les services ou rémunèrent quelqu’un de la famille pour

l’aide et le soin.

Depuis la publication du white paper en 1993, on voit en Europe la création de politiques

nationales ou régionales pour répondre à ces "nouveaux besoins" des familles. Ces politiques

sont surtout ciblées sur le potentiel de création d’emplois dans le secteur des services, mais visent

également à combattre le travail au noir, pour les services qui existaient déjà dans le marché

informel. En ce sens, en 1994, la Belgique a mis en place les chèques ALE, dans le but de

répondre à la demande de services, d’aider des personnes vulnérables et de faciliter l’insertion

professionnelle des personnes en chômage longue durée (majoritairement des femmes). Entre

2001 et 2004, la politique de titres-services ne fait qu’accentuer la tendance de

marchandisation et d’éloignement d’un quelconque but social : l’offre de services uniquement

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Chapitre II 148

ménagers à partir de 2004 est reléguée à un quasi-marché. Des acteurs à but lucratif ou non

disputeront l’attention de clientes et d’aides-ménagères en libre concurrence.

Le bilan mitigé que récolte l’expérience des chèques ALE en Belgique dévoile la complexité de

réaliser une politique subsidiée pour l’emploi dans le domaine du travail domestique. Ce secteur,

historiquement considéré comme appartenant à la sphère privée, reçoit à partir des années 1990

des subsides du pouvoir public dans le cadre d’une mesure pour l’emploi. Déjà à l’époque

apparaît une opposition entre bénéfices aux ménages consommateurs et lutte contre le travail au

noir, d’une part, et création d’un emploi de qualité d’autre part. Comment valoriser un métier et

avancer vers une professionnalisation quand on cible des personnes au chômage sans

spécialisation professionnelle ?

La fin de la restriction du marché des titres-services aux personnes en recherche d’emploi éloigne

la politique des titres-services de son objectif initial de création d’emploi. Le système se consacre

ainsi comme un secteur professionnel formalisé par l’État, mais non nécessairement créateur de

nouveaux emplois.

En ce qui concerne les services à la personne, les cas de la France, de la Suède et de la Belgique

montrent que le même principe de service de nettoyage à domicile des particuliers subsidié par

l’État a été reçu par l’opinion publique de façons très diverses. En effet, la différence du degré de

résistance à laquelle chaque gouvernement a dû faire face montre que différents régimes de welfare,

de genre, de migration et d’emploi sont en place dans ces pays.

Si la France a essuyé des critiques principalement au niveau de l’aspect économique, en Belgique

les chèques ALE ont choqué davantage par leur publicité que sur le principe, et les titres-services

ne semblent pas avoir suscité d’émoi particulier dans l’opinion publique à leur arrivée. Au final, la

figure de la femme de ménage hebdomadaire (une femme de ménage polonaise pour la plupart)

était présente dans le quotidien des familles de classe moyenne belges (bruxelloises surtout) : la

politique a permis qu’une partie de ce marché du travail domestique au noir puisse être

"blanchie". En Suède, l’idéal d’égalité est à la base des valeurs de l’identité nationale, de la

division du travail et de la constitution du welfare state : la politique du RUT a été vue par

l’opposition de gauche et par des secteurs de la société civile comme une légalisation et une

cristallisation des inégalités de genre, de classe et de "race".

Des statistiques concernant le cas suédois montrent que malgré la polémique représentée par le

maid debate, le recours à l’externalisation du travail domestique a augmenté de manière

significative depuis 2007 (Gavanas 2013 p. 56; Farvaque 2013 p. 62;67). Cette évolution montre,

d’un côté, la capacité des États à créer la demande pour des services domestiques et de l’autre, le

poids des politiques publiques sur le changement des régimes. Car non seulement la disponibilité

d’un service offert sur le marché formel et à des tarifs abordables pour la classe moyenne est

attractive, mais cela devient également une nouvelle "solution" pour les femmes soucieuses de

résoudre leur manque de temps ou d’envie de faire le ménage.

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Chapitre II 149

En parallèle, une des justifications du programme en Suède était la volonté de combiner une

demande croissante pour une prise en charge de longue durée des personnes âgées à la maison et

des contraintes budgétaires en augmentation, selon Morel (2012). L’auteure reconnait dans cette

tendance le danger d’un démantèlement de la politique du care suédoise, les personnes âgées étant

incitées à acheter les nouveaux services sur le marché, plutôt que de les utiliser dans le secteur

public comme auparavant (2012 pp. 24–25).

La comparaison de ces trois cas nationaux contribue ainsi à une meilleure compréhension du

processus généralisé de marchandisation du welfare state : il agit sur la manière dont les autres

régimes (genre, migration et emploi) se recouvrent mutuellement, indépendamment de la façon

dont ceux-ci étaient agencés.

La politique des titres-services, à la différence des politiques de services de proximité établis en

Suède ou en France, n’inclut pas d’activité plus proche du care comme la garde d’enfants. Le

système entre tout de même en compétition avec d’autres services offerts par l’État belge dans le

domaine de l’aide et du soin. Il gagne souvent plus d’espace par une offre plus importante, par

un libre accès sans évaluation préalable des besoins, et éventuellement aussi par le prix, fixe au

lieu d’être proportionnel aux revenus. Cette concurrence et superposition de services de nature

distincte est risquée. D’une part, elle peut nuire à la qualité du service offert et, d’autre part, elle

ouvre des possibilités d’abus de travailleuses en titres-services, non nécessairement préparées

pour faire face à des demandes liées au care.

En plus de cette concurrence, trois autres aspects rapprochent la politique de titres-services des

services de care au sein du welfare state : son objectif de faciliter l’articulation entre vie privée et

professionnelle ; sa structure en quasi-marché qui dénote une logique marchande de plus en plus

présente dans le secteur des services du welfare en général ; et enfin, historiquement et

conceptuellement, l’origine commune de tout service à la personne ou à l’espace de vie : la

performance non rémunérée des femmes.

Concernant la tendance à la marchandisation des services de welfare, la direction de l’action

publique semble déjà déterminée en Région bruxelloise. Si d’une part il y a une restriction du

financement du secteur du care nécessaire, que ce soit dans le champ institutionnel ou de services à

domicile, d’autre part une partie importante du budget public va au système de titres-services,

dont la demande est non contrôlée par l’État et en constante augmentation87. La politique des

titres-services suit la tendance du "welfare fiscal" (Morel 2012 p. 24) comme modèle

d’intervention du new welfare state : l’offre de services et les dépenses étatiques cèdent la place au

soutien de la demande pour des services privés et à la régulation fiscale.

87 Sur cet aspect, la Région wallonne a annoncé en octobre 2015 un budget pour subsidier la reconversion d’employées titres-services vers le métier d’aide familiale, pour les travailleuses qui le souhaitent (Source : www.spaf.be/conference-de-presse-titres-services-et-services-daide-aux-familles-et-aux-aines/).

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Chapitre II 150

La politique des titres-services à Bruxelles établit un lien entre travail domestique, régimes de

migration, action publique et marchés du travail informel et formel. Cette interaction met en

valeur le contexte bruxellois et le dialogue de l’action publique avec un marché du travail

domestique préexistant dans l’économie informelle. Plus globalement, l’imbrication d’éléments

autour de la politique s’appuie sur les codes culturels et les règles (sociomorales ou fixées par loi)

qui construisent les régimes de genre, de welfare, de migration, et d’emploi.

Si Lutz (2011 p. 25) voit le travail domestique comme une interaction entre trois régimes, la

dimension d’emploi, déjà utilisée par Williams (2012), mérite de gagner plus de place dans le

débat politique, du moins dans le cas des services organisés au sein d’un marché formel du

travail, comme les titres-services. D’abord, car il y a une préoccupation de création d’emplois

formels qui motive l’État à créer et organiser le secteur. Ensuite, parce que l’entrée dans la

formalité pose la question de la professionnalisation et de la relation du métier d’aide-ménagère

avec d’autres branches d’emploi, ainsi qu’avec le travail reproductif non-rémunéré réalisé par des

femmes.

L’inclusion des régimes d’emploi permet en outre de mettre en évidence la volonté politique de

s’attaquer au "gisement d’emplois" des services à la personne, tout en mobilisant une "activation"

des personnes non intégrées au marché du travail. En même temps, en organisant un marché du

travail historiquement occupé par des femmes, sans aucun effort pour y rééquilibrer la parité

homme femme, l’État belge renforce le régime de genre traditionnel.

La logique des titres-services, tout comme la logique d’autres initiatives exposées en ce chapitre,

n’interrogent donc pas les régimes traditionnels de genre, d’emploi et de welfare : pour libérer

certaines femmes afin qu’elles puissent s’investir dans une carrière professionnelle, la solution est

l’engagement d’une autre femme qui reprendra le rôle reproductif. L’interaction avec le régime de

migration permet alors de comprendre comment cette équation sera résolue. Pourtant, avec un

régime migratoire très restreint par rapport à des ressortissants non européens, la Belgique, en

particulier la Région de Bruxelles-Capitale, favorise une précarisation du marché du travail

(domestique), dans lequel les travailleuses migrantes n’ont que la possibilité de travailler de

manière non déclarée, en l’attente d’une éventuelle régularisation.

En ce sens, l’analyse des chiffres sur l’octroi du permis de travail B lors de la Campagne de

Régularisation de 2009 montre la prépondérance des femmes dans certains secteurs et

notamment celui des titres-services. Plus qu’une opportunité de régularisation de séjour, l’entrée

de travailleuses dans ce secteur montre une demande croissante pour les services domestiques

performés par des migrantes, malgré les taux de chômage très élevés en Belgique.

L’approche par régimes est ainsi essentielle à une politique qui vise à s’attaquer à la question du

travail domestique. Car, d’une part, la marchandisation du welfare state et l’insertion des femmes

sur le marché du travail, combinées à une division inégale des tâches ménagères au sein du

couple, mènent au choix par certaines femmes de l’externalisation du travail domestique. D’autre

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Chapitre II 151

part, l’emploi en travail domestique, y compris dans le secteur des titres-services, est genré et

socialement dévalorisé, attirant principalement de nouvelles migrantes.

Enfin, l’État belge met en œuvre avec les titres-services une politique d’emploi qui n’en est pas

une : elle vise principalement à formaliser le marché du travail domestique favorisant une

certaine classe. Les titres-services et d’autres services à la personne européens ne contribuent en

outre que très peu à la redistribution de richesses (Morel 2007; Pacolet et al. 2010; Devetter &

Rousseau 2011). La politique est en ce sens un exemple du modèle de société qu’on propage, de

maintien et approfondissement des inégalités sociales, ethniques/"raciales" et de genre.

À la lumière du cadre théorique développé au chapitre précédent, il apparaît que, malgré les

efforts de certains parlementaires pour amener une législation encadrant le travail domestique au

début du 20e siècle en Belgique et le débat qui a occupé les chercheures et les activistes

féministes à partir des années 1970 (surtout en Amérique du Nord), la formalisation du travail

domestique en tant que politique publique surgit dans les années 1990 en Europe dans le cadre

de la création d’emploi et de combat au travail au noir. La question de la qualité d’emploi offert,

de la valorisation du travail domestique ou de la sphère reproductive n’est absolument pas un

moteur pour la création de politiques publiques. Par ailleurs, la question de la qualité d’emploi

n’apparaît que tardivement dans le discours politique.

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Chapitre III 153

Chapitre III

Le secteur des titres-services et ses acteurs

Introduction

La politique des titres-services marque l’entrée massive du travail domestique belge dans le

marché formel. La mise en œuvre du dispositif va pourtant prendre des contours très différents

dans les trois régions belges. En effet, les objectifs originaux de la politique des titres-services ne

se réalisent pas à Bruxelles de la même manière que dans le reste de la Belgique, surtout ceux liés

à la mise à l’emploi des personnes en chômage de longue durée.

Nos entretiens, observations et analyses des statistiques disponibles montrent ainsi que la Région

de Bruxelles-Capitale concentre, par rapport aux deux autres régions belges, plus d’entreprises

agréées à but lucratif et plus de travailleuses étrangères. De plus, la clientèle bruxelloise est plus

riche, plus instruite, plus jeune et consomme proportionnellement plus d’heures de ménage

hebdomadaires.

L’évolution de la politique des titres-services, depuis sa création, montre qu’elle est en partie

victime de son succès, avec une croissance vertigineuse entre 2007 et 2010. Ce boom a permis,

d’un côté, une formalisation massive des relations d’emploi en travail domestique live-out et une

"démocratisation" de l’accès à l’externalisation des tâches ménagères. De l’autre, elle a provoqué

un gonflement des dépenses non contrôlées assumées par l’État et la multiplication du nombre

d’entreprises agréées, créées à partir de l’opportunité que représentait un marché subsidié avec

une clientèle fidèle aux travailleuses (auparavant au noir).

L’observation de ce quasi-marché bruxellois montre une tendance à la concentration des

entreprises : les plus grandes sont plus à même de répondre à la concurrence rude, aux exigences

bureaucratiques et à l’organisation nécessaire à la gestion entrepreneuriale sur le long terme. Mais

surtout, elles ont plus de marge bénéficiaire et le fait d’avoir plus de travailleuses facilite les

remplacements et la tenue de formations.

On observe ensuite un phénomène de reconversion : plusieurs entreprises naissent de l’initiative

d’employées en titres-services ou de travailleuses domestiques au noir. Ce faisant, elles opèrent

une conversion de leurs compétences de salariées en chefs d’entreprise et une conversion du

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Chapitre III 154

capital social (Bourdieu 1997) transformant leurs employeuses en clientes de leur entreprise, et

leurs amies ou membres de la famille en employées. Une conversion qui leur a permis de gagner

plus et d’avoir une meilleure position sociale.

Ce mouvement a été influencé par les conditions de restriction du marché imposées aux

ressortissants des nouveaux États membres de l’UE (Pologne, jusqu’en 2009, puis Roumanie et

Bulgarie jusqu’en décembre 2013). Cette période transitoire imposait en effet des restrictions lors

de l’engagement sur le marché du travail belge, en tant qu’employée, mais aucune restriction ne

concernait la circulation de services.

Enfin, l’on voit clairement que le marché des titres-services est organisé, tout comme le marché

informel, selon une logique des niches ethniques (Waldinger 1994). Il est donc majoritairement

occupé par certaines nationalités, qui caractérisent le secteur et le transforment à leur façon.

Parmi les niches dans le marché domestique formalisé, on retrouve en première place les

Polonaises, suivies (de loin) par les Roumaines et Portugaises. L’évolution des nationalités entre

2008 et 2012 fait également apparaître des nationalités non-UE qui ont fait leur chemin vers le

marché formel par un regroupement familial ou lors des campagnes de régularisation (en 2000

ou 2009). Ainsi, Brésiliennes, Équatoriennes et Philippines, nationalités présentes sur le marché

informel du travail domestique (Freitas & Godin 2013), accroissent leur participation dans le

dispositif des titres-services et, si leur représentativité est encore moindre face aux nationalités

précitées, leur progression est importante.

Quant aux clientes titres-services en Région bruxelloise, elles semblent constituer un groupe

toujours en croissance malgré un ralentissement en 2013. Les 90.365 clientes (âgée de 20 ans ou

plus) représentent 10,3% de la population bruxelloise, un taux de pénétration assez semblable

aux autres régions (Idea Consult 2014 p. 14). Cependant, le profil de consommation, lui, est très

distinct. Les consommatrices de titres-services à Bruxelles sont plus que dans les autres régions

des personnes appartenant à une classe moyenne supérieure et hautement scolarisées. En outre,

plusieurs ménages (les clientes ou leurs compagnons si en couple) travaillent pour des

institutions européennes ou multinationales.

Ce chapitre vise à démontrer la spécificité de l’implémentation de la politique des titres-services

dans la Région de Bruxelles-Capitale par l’analyse des caractéristiques de chaque actrice prenant

part dans la relation d’emploi et de service établie, ainsi que la construction des dynamiques du

marché du travail formel comme conséquence de leur interaction. Nous mettrons toujours en

perspective Bruxelles par rapport aux deux autres deux régions, la Flandre et la Wallonie88. Les

données exposées sont issues de nos interviews et observations, tout comme de la

réinterprétation de statistiques officielles.

88 La plupart des données sont exposées par région. À défaut, de chiffres nationaux seront véhiculés.

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Chapitre III 155

Nous commencerons par décrire l’évolution de la politique des titres-services ces dix dernières

années (2004-2013). Ensuite, nous présenterons les principales caractéristiques des entreprises

agréées composant le marché des titres-services bruxellois, explorant leur positionnement à

l’égard du marché formel et explicitant l’importance des liens ethniques ou nationaux parmi les

chefs d’entreprise. Puis, nous décrirons les caractéristiques des travailleuses en titres-services, et

analyserons l’évolution des nationalités composant le marché bruxellois des titres-services. Enfin,

nous discuterons de quelques caractéristiques des clientes en Région bruxelloise.

1. L’évolution du système des titres-services de 2004 à 2013

Plus de dix ans après la fédéralisation du système en 2004 et sa mise en œuvre en Région

bruxelloise, les titres-services sont encore en expansion, même si la courbe de croissance

témoigne d’une certaine stabilisation. En 2013 (derniers chiffres disponibles), la croissance du

nombre de clients et du nombre de titres-services achetés et remboursés a diminué par rapport

aux chiffres du boom de 2007-2010. La crise financière que traverse l’Europe depuis 2008 a en

effet fonctionné comme un frein à l’importante croissance du dispositif des titres-services.

Plusieurs clientes ont alors diminué leurs heures externalisées et certaines ont cessé d’utiliser les

titres-services. Le taux de clientes dans système est pourtant toujours ascendant : le Tableau III.1

montre que 2013 compte 6% de clientes en plus que 2012.

Pour les autres indicateurs, la croissance est nuancée et globalement le dispositif se stabilise.

Ainsi, le même Tableau III.1 indique une augmentation de 6% du nombre de titres-services

remboursés en 2013, chiffre qui doit être lu avec celui de la non-augmentation des titres achetés

(0% pour la même période). Ce phénomène s’explique par l’augmentation du prix du titre qui

passe de 7,50 € à 8,50 € à partir de janvier 2013 : la hausse de prix a motivé l’achat à l’avance de

titres-services en 2012, qui seraient utilisés en 2013. Un autre facteur est la limitation du nombre

de titres-services auquel la déduction fiscale s’applique (150 titres par personne par an jusqu’à

2015, 155 à partir de 2016) (Idea Consult 2014 p. 12).

Concernant le nombre d’entreprises agréées, il est négatif pour la première fois depuis la création

de la politique. Ce taux de -6% du nombre d’entreprises agréées s’explique principalement par la

diminution du nombre de nouvelles entreprises sur le marché et une constance du taux de retrait

d’agréments. Nous verrons la situation des entreprises du secteur plus loin dans ce chapitre.

Le nombre de travailleuses, lui, est également en baisse : 2013 compte 0,9% de travailleuses en

moins qu’en 2012. Si toute la Belgique a une tendance à la stabilisation du système, les chiffres

nationaux masquent des réalités régionales assez distinctes. Bruxelles, encore en expansion

jusqu’à 2012, montre depuis une chute dans tous les aspects de la politique. Si le nombre de

clientes est toujours en expansion et augmente de 6%, comme l’indique le Tableau III.2, la

croissance du nombre de travailleuses chute de 4,4% en 2012 à -3,7% en 2013. De même, le taux

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Chapitre III 156

de croissance des entreprises en Région bruxelloise est de -13,1%, contre -9,6% en Wallonie et -

8,4% en Flandre.

Tableau III.1 : Évolution annuelle du système des titres-services entre 2007 et 2013 (pour

la Belgique)

2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

Entreprises agréées actives 29% 26% 21% 12% 5% 2% -6%

Travailleurs (courant de l’année) 41% 18,7% 16,3% 13,8% 9,4% 1% -1%

Utilisateurs actifs (Clients) 42% 24% 19,4% 14,2% 9,8% 8% 5,7%

Titres-services remboursés 52% 33% 21% 21% 11% 9% 6%

Titres-services achetés 48% 38% 6% 24% 12% 13% 0%

Source : Idea Consult sur base des données de l’ONEM (Office National de l’Emploi) et Sodexo (2007-2013) (Idea Consult 2014 p. 11)

Graphique III.1 : Représentation de l’évolution annuelle du système des titres-services

entre 2007 et 2013 (pour la Belgique)

Source : Idea Consult sur base des données de l’ONEM (Office National de l’Emploi) et Sodexo (2007-2013) (Idea Consult 2014 p. 11)

(visualisation du Tableau III.1)

Le Tableau III.2 permet en outre de visualiser que le saut de la croissance du système du marché

bruxellois en 2012 a été plus significatif qu’en Wallonie et qu’en Flandre. Une forte décroissance

est entamée en 2013 dans les trois régions. La Flandre semble se confirmer comme étant un

marché plus stable, avec une croissance mineure, mais constante, expliquée en partie par son

ancienneté dans le système : la Région flamande a commencé sa politique plus tôt (en 2001) et

atteint ainsi une certaine stabilité plus tôt. Bruxelles, à l’opposé, semble être une région des

"extrêmes".

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Chapitre III 157

Tableau III.2 : Taux de croissance du système des titres-services 2012 et 2013 par Région

Source : Idea Consult sur base des données de l’ONEM et Sodexo (Idea Consult 2014 pp. 16, 26, 35)

L’usage des titres-services serait plus intense autour des grandes villes, mais pas à l’intérieur de

celles-ci. Ainsi, Idea Consult (2012) identifie une consommation plus intense en Flandre

orientale et occidentale, ainsi que dans le Brabant wallon et flamand, et une consommation plus

faible dans les grandes villes (Bruxelles, Anvers, Gand, etc.)(2012 p. 18). Cette réalité s’explique

probablement par le choix des familles aisées de s’installer en banlieue des grandes villes, où l’on

peut plus facilement avoir une grande maison et éventuellement un jardin. Le profil des clientes

participantes à notre recherche va dans cette direction.

Les chiffres de la Ville-Région de Bruxelles continuent néanmoins à augmenter en termes de

nombre de clientes, et ce, principalement pour deux raisons. Premièrement, Bruxelles a été

positivement affectée par les conséquences de la Campagne de Régularisation en 2009, qui a

amené principalement de 2010 à 2012 plusieurs "nouvelles" travailleuses sur le marché du travail

formel, accompagnées souvent de leur clientèle. Deuxièmement, Bruxelles concentre un grand

nombre d’établissements d’enseignement supérieur (hautes écoles, universités) et de jeunes

adultes travailleurs, un public de plus en plus prêt à investir le marché des services de nettoyage.

Cette situation est bien illustrée par nos interviews et observations qui révèlent que de plus en

plus de colocations (location en commun d’un appartement ou maison) font appel à des

travailleuses en titres-services, en général trois heures par semaine ou deux fois par mois. Ce fait

peut être vu comme un changement dans les modes de vie, les personnes restant célibataires plus

longtemps, les salaires et le marché immobilier favorisant des solutions collectives de partage de

coûts. D’un autre côté, le phénomène montre le peu de temps (une carrière professionnelle se

dessine et exige du dévouement), de volonté, ou de capacité des habitants du ménage pour

réaliser les tâches ménagères et/ou de distribuer les rôles.

Selon Idea Consult (2014), le taux de pénétration des titres-services, proportionnel au nombre de

ménages belges, est de 19,1% en 2013, contre 18,9% en 2012 (2014 p. 13). Le système des titres-

services est actuellement utilisé par 11% de la population belge de plus de 20 ans, et par 10,3%

des Bruxellois. La Région flamande reste, proportionnellement et en chiffres absolus, la plus

grande consommatrice de la politique, avec un taux de pénétration de 11,6% (2014 p. 13).

Bruxelles Flandre Wallonie Belgique (moyenne)

2012 2013 2012 2013 2012 2013 2012 2013

Entreprises agréées actives - 0,2% -13,1% - 0,5% -8,4% - 3% -9,6% - 1,6% -9,7%

Travailleurs (courant de l’année) 4,4% -3,7 0,7% -0,02% - 0,6% -1,7% 0,9% -0,9%

Utilisateurs actifs (Clientes) 10,9% 6% 7,9% 7% 6,4% 3,1% 7,7% 5,7%

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Chapitre III 158

Ce décalage pourrait être réduit si le nombre de clientes continue à s’élargir en Région

bruxelloise. D’autres facteurs expliquent néanmoins cette différence de pénétration du système

des titres-services. D’abord, les titres-services à Bruxelles partagent le marché du travail

domestique avec d’autres types d’arrangements : personnes sous le statut d’employée domestique

ou personnel diplomatique, jeune "au pair" et travailleuses domestiques au noir, live-in et live-out.

Si ces travailleuses du marché informel sont probablement partout en Belgique et qu’il est

difficile d’estimer les chiffres du marché au noir, d’autres études pointent le fait que le travail

domestique non déclaré est surtout pratiqué par des migrantes en situation irrégulière de séjour

et dans des zones urbaines (Gutiérrez & Craenen 2010 p. 34). Ensuite, si la Flandre compte

davantage de ménages consommateurs des titres-services, Bruxelles compte le plus grand

nombre de titres achetés (Idea Consult 2014 p. 17), ce qui rend évidente la présence de

consommateurs de plus d’heures hebdomadaires.

La croissance du système coûte cher à l’État belge. Le Tableau III.3 montre que le coût brut en

2013 est de 1.930.900.000 €. À titre de comparaison, le coût brut du système en 2013 en région

bruxelloise a été de 235.182.768 € (Idea Consult 2014 p. 78). De ce total, l’intervention publique

pour les titres-services (remboursement par titre) équivaut à 1.637.000.000 € ; le coût de

l’encadrement de la mesure est de 15.600.000 € ; et le coût de la déductibilité fiscale s’élève à

278.200.000 € (Idea Consult 2014 p. 68). Il y a néanmoins des effets de retour, calculés en

soustrayant du total les montants que l’État reçoit ou économise par d’autres voies et en lien

avec la mise en place de la politique.

Tableau III.3 : Évolution du coût de la politique des titres-services 2010-2013 (Belgique)

2010 2011 2012 2013

Coût brut 1.430.432.704 € 1.655.312.535 € 1.858.863.600 € 1.930.862.110 €

Coût net (1er ordre) 726.323.112 € 911.338.283 € 1.046.145.854 € 1.073.201.769 €

Coût net moyen par travailleuse (1er ordre)

5.305 € 6.083 € 6.922 € 7.165 €

Source : Idea Consult

Ainsi, les effets de retour directs concernent les impacts directs du système, c’est-à-dire la

création d’emplois titres-services. Cette création d’emplois engendre trois types de retours : la

diminution des coûts liés au chômage, évalués à 217.062.341 € ; l’augmentation des cotisations

sociales, estimée à 395.245.207 € ; et l’augmentation de l’impôt des personnes physiques

(précompte professionnel), qui a permis – selon les calculs d’Idea Consult – un retour de

178.389.846 €. Le total des effets de retour directs en 2013 s’élève à 790.697.394 € (2014 p. 76).

À cela viennent s’ajouter des estimations des effets de retour indirects de premier ordre. Il s’agit

d’un impact indirect qui résulte de la création de nouvelles entreprises ou lancement de nouvelles

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Chapitre III 159

activités et de l’occupation de personnel de bureau dans les entreprises de titres-services. En

2013, ces retours ont été estimés à 66.962.947 € (Idea Consult 2014 p. 76).

S’ajoutent, encore, des effets de retour de deuxième ordre, qu’Idea Consult définit comme

l’impact direct ou indirect du système sur des phénomènes difficilement quantifiables, tels que :

le remplacement de travailleurs dans leurs anciens emplois, le changement de comportement des

clientes (qui peuvent travailler plus ou rester plus longtemps à domicile, par exemple), ou encore

le changement de consommation des travailleurs en titres-services et du personnel de bureau.

Ces impacts se mesurent donc par des recettes supplémentaires à la TVA (taxe sur la valeur

ajoutée, appliquée à la consommation), des recettes supplémentaires de l’impôt des personnes

physiques ou, selon Idea Consult, de "l’économie pour la communauté si les personnes âgées

restent à la maison plus longtemps" (2014 p. 66). Les effets indirects de deuxième ordre calculés

par Idea Consult prennent en compte des hypothèses selon un scénario minimal et maximal,

variant entre 421.800.000 € et 560.800.000 € (2014 p. 77). Malgré la prévoyance dans le calcul, les

effets de deuxième ordre sont très difficiles à estimer vu la variété de facteurs qui influencent les

phénomènes supra-mentionnés. Plusieurs auteurs critiquent par ailleurs l’optimisme des calculs,

qui cachent un système onéreux et généreux par rapport aux retours (Pacolet et al. 2010).

Selon Idea Consult, l’intervention publique sur chaque titre est la principale composante du coût

brut du système. Cette intervention suit proportionnellement l’augmentation salariale (index,

ancienneté, etc.). Elle était ainsi de 21,41 € par titre avant 2012, de 21,72 € par titre en 2012, et de

22,04 € par titre à partir de décembre 2012 (valeur encore actuelle). La déductibilité fiscale a ainsi

coûté en 2012 environ 249 millions € à l’État belge89.

2. Entreprise : actrice par excellence du travail domestique formalisé

L’entreprise de titres-services est l’intermédiaire entre travailleuses et clientes des titres-services

(voir schéma du Chapitre II). C’est une relation de travail triangulaire. Aujourd’hui, des profils très

variés composent le groupe des sociétés agréées : personnes physiques, ALE (Agences Locales

pour l’Emploi), asbl, entreprises d’insertion, agences d’intérim, sociétés privées, CPAS et

communes90. Les différences entre ces actrices apparaissent dans la mission poursuivie (structure

à but lucratif ou pas), dans le statut social (asbl, sprl, organisations publiques, entreprises

d’économie sociale) et dans les éventuelles aides reçues par l’État (agrément pour l’insertion de

89 Sur une note politique, l’on remarque que c’est sur la déductibilité que le gouvernement bruxellois a décidé de

diminuer la subvention aux titres-services. Ainsi, à partir de janvier 2016, la déductibilité fiscal diminue de 30% à

15% et sera appliquée aux premiers 155 titres (contre 150 jusqu’à fin 2015). 90 La typologie est établie par l'ONEM.

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Chapitre III 160

personnes sur le marché du travail ou pour l’aide aux personnes). Ce décor crée des disparités à

priori puisque l’intérêt des entreprises sur le marché n’est pas convergent (Henry et al. 2009).

Il y a également maintes différences régionales. Alors qu’à Bruxelles la proportion des entreprises

privées est de 74,9%, contre 45% en Flandre et 43% en Wallonie, la part des structures publiques

(CPAS ou communes) est nettement moins importante, avec 0,3% des entreprises agréées contre

16,2% en Flandre et 10% en Wallonie. Ces deux dernières régions possèdent par ailleurs

également plus d’ALE : 12,8% en Flandre et 10,3% en Wallonie, contre 2,5% en Région

bruxelloise (Idea Consult 2014 p. 27). La logique marchande est ainsi plus forte à Bruxelles.

La principale distinction des sociétés agréées se fait en raison de l’hétérogénéité de leur statut

juridique et des missions poursuivies. D’autres différences (générant d’autres classifications)

peuvent être observées, à partir par exemple du profil de clientes ou de la taille de l’entreprise,

celle-ci étant calculée d’après le nombre de travailleuses en titres-services employées.

Dans le choix des entreprises par type de cliente, par exemple, le rapport Idea Consult 2010

(2011) montre la corrélation entre un certain profil de cliente et le type d’entreprise. Ainsi, les

clientes qui sont âgées, demandeuses d’emploi, (pré)-pensionnées, ont un faible niveau d’étude

ou un faible revenu, ou ayant une personne handicapée à charge, cherchent plus fréquemment

les sociétés non marchandes (asbl, ALE et CPAS et communes) (2011 p. 30).

En effet, les organisations d’aide à domicile, de type public ou d’économie sociale, étaient déjà

connues de leur public cible (familles, personnes âgées ou personnes porteuses d’un handicap,

qui sont en perte d’autonomie, malades ou font face à des difficultés financières, etc.). Elles sont

entrées sur ce quasi-marché pour garder leur place par rapport à l’expertise qu’elles possédaient

dans le champ de l’aide à domicile, avec les services d’aide-ménagères, aide familiale, aide-

soignante, etc. En outre, ces personnes à profil plus vulnérable étaient éventuellement déjà des

usagers du CPAS, qui les a naturellement aiguillées vers leur département de titres-services. À

l’opposé, les entreprises privées et agences intérimaires regroupent parmi leurs clientes

proportionnellement plus de personnes jeunes, salariées ou indépendantes, qui ont aussi un

niveau d’études et de revenus plus élevé (Idea Consult 2011 p. 31).

A. Un effet de concentration ?

En étudiant la taille des entreprises agréées en Belgique, l’on constate une majorité d’entreprises

de petite ou moyenne taille. Le Tableau III.4 montre qu’en 2013, 12,7% des sociétés étaient ainsi

composées de moins de quatre travailleuses ; 32,1% des entreprises avaient entre cinq et 20

travailleuses ; 28,2% employaient entre 21 et 50 travailleuses ; 16,1% avaient entre 51 et 100

travailleuses ; et 10,9% employaient 101 travailleuses ou plus.

Ces caractéristiques peuvent cependant être masquées par les statistiques, car certaines

entreprises maintiennent un siège principal avec des sièges d’exploitation et un seul agrément,

tandis que d’autres se structurent en organisations sœurs différentes, avec des agréments séparés.

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Chapitre III 161

Le premier modèle est utilisé principalement par les agences de travail intérimaire avec un

département sui generis titres-services, ou par certaines grandes entreprises privées, tandis que le

deuxième est préféré par les entreprises d’insertion, par exemple91.

Tableau III.4 : Répartition des entreprises en fonction de la taille, par Région (2013)

Bruxelles Flandre Wallonie Belgique

(moyenne)

Plus de 101 travailleuses 15,1% 13,6% 5,8% 10,9%

De 51 à 100 travailleuses 13,9% 17,2% 15,8% 16,1%

De 21 à 50 travailleuses 25,9% 25,1% 33,2% 28,2%

De 5 à 20 travailleuses 30,7% 31,2% 33,7% 32,1%

De 0 à 4 travailleuses 14,5% 13% 11,5% 12,7% Source : Idea Consult sur base des données ONEM (2013) (2014 p. 30)

Un regard dans le temps permet toutefois d’observer le changement dans la distribution des

entreprises sur le marché des titres-services. En 2009, les entreprises de petite taille

représentaient 18,5% des sociétés agréées, et celles de plus de 100 travailleuses, 8,7% (Idea

Consult 2014 p. 29). Il y a donc une tendance nationale à la monopolisation ou à la

concentration d’entreprises.

Les entreprises agréées de grande taille sont principalement des sociétés d’intérim, à côté de

quelques grandes sociétés privées. Au niveau national, 52,6% des sociétés intérimaires agréées

ont plus de 100 travailleuses et occupent en moyenne 1.010 travailleuses (Idea Consult 2014 pp.

31–32). Ce sont pourtant des entreprises privées, avec en moyenne 77 travailleuses par

entreprise, les plus grands employeurs : 54,8% des travailleuses de titres-services sont employées

dans une entreprise privée (Idea Consult 2014 p. 31).

Cette tendance à la concentration de travailleuses dans moins d’entreprises semble être encore

plus intense à Bruxelles. Si comme l’indique le Tableau III.4 la Région bruxelloise compte

relativement plus d’entreprises de petite taille, soit 14,5% contre 13% en Flandre et 11,5% en

Wallonie, c’est aussi la Région concentrant le plus grand nombre d’entreprises avec plus de 101

travailleuses : 15,1% des sociétés agréées y emploient plus de 101 travailleuses, contre 13,6% en

Flandre et 5,8% en Wallonie.

91 De plus en plus d’agences intérims ont cependant adopté le modèle d’entreprise séparée (intérim et titres-services).

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Chapitre III 162

Les entreprises agréées à but lucratif sont en effet majoritaires au sein du marché des titres-

services bruxellois. Ensemble, sociétés privées et sociétés d’intérim représentent 76,6% du total

d’entreprises de la Région (Idea Consult 2014 p. 27). Déjà en 2010, les entreprises privées étaient

majoritaires en Région bruxelloise et représentaient 65,3% des agréments, employant 64,1% des

travailleuses du secteur dans la Région. Les sociétés intérimaires, elles, employaient 21,3% des

travailleuses, suivies par les personnes physiques (5,5%), les asbl (5,2%), les entreprises

d’insertion (2,1%), les ALE (1,7%), et les CPAS et Communes (0,2%) (Idea Consult 2011 p. 39).

La concentration serait liée, entre autres, à une concurrence accrue entre entreprises en Région

bruxelloise. Selon Idea Consult (2011), cette compétition est en effet plus forte à Bruxelles et

atteint plusieurs niveaux : il est plus difficile tant de trouver des travailleuses et de les garder, que

de trouver une clientèle et de la conserver. En effet, en ce qui concerne les travailleuses, nos

interviews montrent que la concurrence n’équivaut pas à une vraie pénurie, mais plutôt à un effet

de sélection. Autrement dit, il y a une concurrence (des clientes et des entreprises) pour de

"bonnes travailleuses".

L’organisation patronale réunissant des entreprises de travail intérimaire et de titres-services,

Federgon92 (2011), estime qu’il y a effectivement plus de compétition à Bruxelles, mais considère

les titres-services comme un secteur peu concurrentiel sur deux aspects principaux : le prix fixe

du titre et la valeur fixe de la subvention de l’État, qui ne laissent pas beaucoup de marge de

manœuvre aux entreprises. D’un autre côté, Federgon admet que si les sociétés agréées sont

assujetties aux politiques du gouvernement, le secteur est un peu moins sensible aux aléas de la

situation économique (2011). Malgré la crise financière de 2008, les entreprises de titres-services

affiliées à Federgon ont effectivement enregistré des bilans positifs en 2010, contrairement à des

entreprises de travail intérimaire "pur", qui ont été fortement touchées. Nos entretiens avec les

entreprises de titres-services montrent en effet que plusieurs gestionnaires interviewés en 2011 et

2012 sont optimistes quant à la possibilité d’élargir l’éventail de clientes – des nouvelles ou

encore celles employant quelqu’un au noir.

L’optimisme est moindre à partir de 2013, quand beaucoup d’entreprises agréées perdent des

heures et des clientes, par l’effet de la crise économique et des augmentations successives du prix

horaire des titres-services. De nombreuses sociétés agréées se retrouvent en faillite et obligent

leurs travailleuses (qui restent parfois sans recevoir leur dernier salaire) à chercher un autre

employeur. Selon les associations de migration (Abraço, SESO), plusieurs travailleuses à la

recherche d’une sécurité d’emploi ou traumatisées par la fermeture de leur entreprise ont préféré

se diriger vers les grandes entreprises, notamment les intérimaires. La préférence par ces

dernières vient de la réputation de ces entreprises vues comme solides et résistantes aux

instabilités du marché et de la politique, même si les conditions de travail ou de salaire ne sont

92 Il est important de souligner que Federgon réunit plutôt les grandes sociétés de titres-services du secteur et les entreprises agréées intérimaires. Depuis septembre 2013, une fédération des entreprises de titres-services a été créée, Unitis – Union des entreprises de titres-services (www.unitis.be). Plusieurs gestionnaires trouvaient que Federgon n’était pas suffisamment intéressé par le sort des petites entreprises agréées.

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Chapitre III 163

pas toujours les meilleures du marché. Le mouvement des travailleuses contribue, lui aussi, à la

concentration des entreprises agréées.

a) Un marché pour les plus forts… Ou les moins regardants à la qualité

d’emploi

L’existence de plusieurs entreprises agréées à but lucratif renforce la concurrence sur le marché

bruxellois et les sociétés sont financièrement sous pression. Malgré les prix fixes du quasi-

marché, la rentabilité des entreprises est très variable, en fonction de la structure des coûts. Celle-

ci combine des facteurs variables et fixes, dont deux pèsent particulièrement lourd : la valeur

d’échange des titres-services, ou le montant que les entreprises reçoivent pour chaque titre

rendu, et les coûts salariaux, qui sont les plus onéreux. Si ces postes varient peu, d’autres facteurs

moins prévisibles et qui contribuent à baisser la marge bénéficiaire des sociétés viennent

s’ajouter : l’absentéisme, les défauts de paiement des clientes et l’ancienneté des travailleuses

(jusqu’à quatre ans) - qui n’est que partiellement compensée par les valeurs d’échange et les aides

à l’emploi qui se limitent à deux ans (Idea Consult 2013 p. 116). En outre, des avantages (non

obligatoires) donnés aux travailleuses, à l’instar des chèques-repas ou la couverture complète des

frais de déplacement (plus chers hors Bruxelles, par exemple), contribuent à augmenter la

pression sur la rentabilité des entreprises.

Entre 2011 et 2012, par exemple, il y a eu une hausse des coûts généraux pour toutes les

entreprises agréées. Quatre motifs sont principalement évoqués par les agences pour justifier

l’augmentation des coûts en Région bruxelloise93 : les coûts salariaux (77,4%), les frais de

fonctionnement (46,8%), la hausse du nombre de travailleuses titres-services (46,8%), et

l’augmentation du nombre d’heures payées sans prestation chez les clientes (45,2%) (2013 p. 69).

Certaines sociétés ont bénéficié d’une augmentation de revenus qui a compensé l’augmentation

des dépenses, alors que d’autres, souvent celles de plus petite taille, éprouvent plus de difficultés

(Idea Consult 2013). De fait, l’augmentation des revenus dans l’enquête menée par Idea Consult

est principalement due à la hausse des heures prestées (75%) et des nouvelles clientes (Idea

Consult 2013:69), une situation dont tirent profit surtout les plus grandes structures.

Le Tableau III.5 montre qu’en 2012, entre recettes et dépenses, les entreprises agréées ont eu un

bénéfice moyen de 0,30 € par titre-service rendu. Le résultat est nettement inférieur au bénéfice

moyen enregistré en 2010, de 0,70 € par titre (Idea Consult 2011 p. 125). Il y a pourtant, selon le

type d’entreprise et la taille, des écarts importants parmi les marges bénéficiaires.

93 Source : entretiens avec des sociétés agréées, croisés avec des données administratives (Idea Consult 2014 p. 69).

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Chapitre III 164

D’un extrême à l’autre, ce sont les asbl qui enregistrent des marges moyennes les plus faibles, de

0,05 € par titre. Ces chiffres sont probablement dus au profil de travailleuse qu’elles occupent,

qui exige éventuellement plus d’encadrement, et du type de clientes (certains sont en situation

économique plus vulnérable94). Quant aux entreprises d’intérim, ce sont elles qui enregistrent le

bénéfice moyen le plus élevé, à savoir, 0,82 € par titre-service rendu. De plus, les sociétés de

grande taille (en général, à but lucratif, à quelques exceptions près) semblent retirer en moyenne

plus de profit de chaque titre, alors que les plus petites, qui occupent jusqu’à quatre travailleuses,

ont seulement 0,13 € de marge bénéficiaire par titre.

Un autre facteur influençant fortement le profit des sociétés est leur investissement dans

l’infrastructure de leur siège, comme l’achat d’un bâtiment ou les frais de location. Dans le cas

d’entreprises tenues par des personnes physiques, ce coût est moindre, car souvent elles utilisent

leur domicile privé comme lieu de travail (Idea Consult 2011 pp. 124–5).

Tableau III.5 : Marge bénéficiaire par type et taille d’entreprise en 2012 (Belgique,

typologie ONEM)

Entreprises (N=1066) Bénéfice moyen par titre

Type d’entreprise

Entreprise privée (N =149 et 796) 0,27 €

Intérim (N=3 et 7) 0,82 €

Entreprise d’Insertion (N=22 et 80) 0,38 €

Asbl (N=39 et 40) 0,05 €

ALE (N=61 et 143) 0,21 €

Taille

Très petites (0-4) (N=60) 0,13 €

Petites (5 – 20 travailleurs) (N=233) 0,14 €

Moyennes (21 - 50 travailleurs) (N=336) 0,23 €

Grandes (51 -100 travailleurs) (N=252) 0,28 €

Très grandes (101 travailleurs et plus) (N=177) 0,33 €

Moyenne générale 0,30 €

Source : Idea Consult (2013 p. 84)

94 Certaines structures sociales peuvent donc subsidier la valeur des titres-services (c’est le cas en Flandre pour certains CPAS) (Idea Consult 2011).

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Chapitre III 165

Il y a également des différences qualitatives qui modifient de manière significative le poids de la

structure des coûts, notamment les formations et l’encadrement des travailleuses. Ainsi, le fait de

faire des formations avec un formateur externe à l’entreprise représente un coût supérieur à celui

de réaliser une formation "en interne". Dans le cas des petites sociétés, le coût pour faire venir

un formateur pour un petit nombre de travailleuses est proportionnellement plus important que

pour les grandes. Elles finissent donc par le faire en interne, avec des travailleuses plus

expérimentées ou le/la gestionnaire. Des formes de concertation comme les briefings, les

réunions d’équipe et entretiens d’évaluation sont également utilisées comme ressortant du cadre

de la formation (Form TS 2011 p. 8), et coûtent moins cher aux sociétés. La plupart des

entreprises interviewées ont recours à ce type de formation.

Interviews et observations auprès d’entreprises agréées, mais également clientes et travailleuses,

montrent que les associations et entreprises d’économie sociale se préoccupent davantage de la

qualité du travail offert aux employées. En ce qui concerne les entreprises d’insertion,

l’encadrement des travailleuses est établi par l’agrément d’insertion, ce qui permet d’agrandir le

budget pour la formation et l’accompagnement.

En ce sens, ce sont surtout les structures de caractère non marchand ou public qui emploient

proportionnellement plus de personnel administratif, favorisant l’encadrement des aides-

ménagères (Idea Consult 2014). En engageant plus de personnel d’encadrement, les sociétés

créent également des emplois supplémentaires et mieux payés, contribuant, comme nous l’avons

décrit plus haut, à des effets de retour du système.

Le Tableau III.6 présente ainsi le ratio entre personnel administratif (encadrement) et

travailleuses en titres-services en Belgique. En 2012, chaque personne travaillant en agence

encadrait 33 travailleuses selon la moyenne belge. Si dans les entreprises d’intérim le ratio est

d’un employé d’agence pour 85 aides-ménagères, au CPAS ou dans les structures communales

(moins présentes à Bruxelles), la proportion est d’un administratif pour 17 aides-ménagères.

Au-delà de la diminution du nombre de personnels administratifs et des formations, les sociétés

agréées essaient d’économiser en réduisant le salaire des travailleuses en titres-services au

minimum établi par la commission paritaire et en attirant plus de clientes pour augmenter le

rendement (Idea Consult 2013 p. 74). Une autre stratégie est la concentration des entreprises

dans les activités en titres-services les moins coûteuses. Le nettoyage à domicile, notamment,

n’apporte aucun coût additionnel au salaire et est ainsi très rentable. D’autres activités comme les

ateliers de repassage (en fonction des technologies utilisées) et le transport de personnes à

mobilité réduite ont des impacts financiers plus importants du fait de l’investissement en matériel

qu’elles présupposent : maintien d’une voiture de société, un fer à repasser (éventuellement

industriel), une salle pour l’atelier de repassage, etc.

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Chapitre III 166

Tableau III.6 : Ratio d’encadrement des travailleuses par type d’entreprise (typologie

ONEM) (2012)

Type d’entreprise Ratio

Personnel bureau/ Travailleuses

Entreprise privée 39

Intérim 85

Entreprise d’insertion 22

Asbl 23

CPAS et Communes 17

ALE 21

Personne physique 58

Total 33

Source : Idea Consult (2014 p. 55)

Ces économies d’échelle peuvent toutefois avoir des conséquences négatives pour la qualité

d’emploi offerte. Notamment, dans le cas de travailleuses ayant de l’ancienneté et devenant de ce

fait de plus en plus coûteuses, la logique de réduction des coûts peut favoriser la rotation des

travailleuses, remettant en cause la sécurité d’emploi (Brolis & Nyssens 2014 p. 7).

Les entreprises de titres-services à but lucratif ont une meilleure rentabilité, comme le montre le

Tableau III.5. Ce fait n’a pour Idea Consult rien d’étonnant, car, "vu la différence de structure de

coûts, les entreprises non marchandes présentant un fort accent mis sur l’aide aux travailleurs"

(2013 p. 71). Les entreprises à but lucratif seraient ainsi moins prêtes à investir dans "l’aide aux

travailleurs", ce qui signifie entre autres un investissement dans un emploi de qualité.

De façon logique, ce sont les sociétés à but lucratif, également, les plus enclines à arrêter leur

activité, selon les conditions du marché des titres-services dans le futur. 20% des sociétés à but

lucratif à Bruxelles – qui comporte une plus grande concentration de ce type de structures – ont

ainsi déclaré qu’elles envisageaient de fermer la société dans les deux ans à venir, contre 1,3% en

Flandre et 6,7% en Wallonie (Idea Consult 2013 p. 77). L’inquiétude par rapport à l’évolution du

marché et les augmentations de prix a été souvent évoquée spontanément dans nos entretiens

avec les sociétés agréées, même si la question n’a pas été directement posée.

Les entretiens avec les sociétés agréées et les données d’Idea Consult sur la rentabilité des

entreprises montrent qu’au long des années il y a proportionnellement plus de grandes

entreprises sur le marché, alors que celles de plus petite taille ont plus de difficultés (2014 p. 27).

L’évolution de ce quasi-marché de titres-services tel qu’il est organisé pour toute la Belgique,

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Chapitre III 167

mais surtout à Bruxelles, favorise ainsi les grandes entreprises, mais aussi celles à but lucratif,

comme les sociétés privées ou intérimaires.

D’après les entreprises agréées bruxelloises répondant à une enquête Idea Consult (2011 p. 122),

les principaux défis pour le futur étaient les problèmes financiers (23,4%), suivi de la recherche

de clientes (18,3%), le maintien des travailleuses (17%), et la recherche de travailleuses (16%).

Cette tendance se confirme dans le rapport 2012, qui inclut une enquête sur la situation

financière des entreprises (2013 p. 78).

En effet, le prix fixe du service aboutit à une uniformisation du marché et, pour les potentielles

clientes, toutes les entreprises ont l’air d’être les mêmes. Pour se détacher de la concurrence,

plusieurs agences de titres-services, marchandes ou non marchandes, ont choisi d’utiliser la

publicité. Elles affirment alors que leurs travailleuses sont formées, que le service offert est de

qualité. Les publicités jouent essentiellement sur le gain de temps pour soi ou pour la famille95.

D’autres se différencient par la proposition de services différenciés en dehors des titres-services,

comme le jardinage, le lavage de voiture, etc. Le rapport Idea Consult de 2012 rend toutefois

compte qu’en Région bruxelloise, seules 16,6% des sociétés fournissent des services hors

système titres-services, contre 38,1% en Flandre et 17,9% en Wallonie (2013 p. 65).

b) L’équilibre par le retrait d’agrément

Depuis la période du boom de croissance des titres-services, le nombre de nouveaux agréments

diminue annuellement. Une certaine saturation du marché et la crise financière globale qui

déteint petit à petit sur le secteur des titres-services contribuent à diminuer le nombre

d’entreprises agréées actives.

Ainsi, de 2004 à 2010, le nombre de nouvelles sociétés agréées n’a cessé d’augmenter, atteignant

son faîte en 2009 avec 683 nouveaux agréments (Idea Consult 2014 p. 22). Le taux de croissance

des sociétés agréées était alors de 17,3% de 2008 à 2009. En 2012, pour la première fois depuis la

création de la politique des titres-services, le nombre total d’entreprises actives a diminué : le

système de titres-services comptait 2.711 entreprises agréées en décembre 2012, soit 43

entreprises de moins qu’en fin 2011. Cette tendance s’accentue en 2013, où l’on compte 263

entreprises en moins qu’en 2012 (donc un total de 2.448 sociétés).

C’est en Région bruxelloise que la tendance à la diminution est la plus marquée, et, en même

temps, c’est la Région qui présente le plus de nouveaux agréments (qui peuvent être des

réintroductions d’agrément ou de nouvelles entreprises). Le Tableau III.7 et Graphique III.2

montrent l’évolution du nombre d’entreprises dans les trois régions de 2008 à 2013. Entre 2012

95 Le caractère des publicités sera discuté dans le Chapitre IV.

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Chapitre III 168

et 2013, la Région compte 64 entreprises de moins. Pourtant, c’est également en Région

bruxelloise que la croissance est toujours positive jusqu’en 2012. Le nombre d’entreprises de la

Région a ainsi monté de 315 unités en 2008 à 425 en 2009 et 450 en 2010. En 2011, la Région

comptait 490 entreprises, le nombre maximum atteint jusque-là, pour redescendre en 2012 (489)

et 2013, atteignant ainsi le nombre de 425 entreprises, comme en 2009.

La diminution du nombre d’entreprises s’explique, principalement, par une réduction du nombre

de nouveaux agréments et par la relative constance des retraits d’agréments (volontaires ou non).

Le nombre de nouveaux agréments a diminué à partir de 2009 principalement en raison d’un

marché moins favorable et d’un plus grand nombre de contraintes pour l’octroi d’un agrément.

En effet, depuis 2012, les candidats à l’agrément doivent présenter un "plan d’entreprise" et avoir

un capital initial de 25.000 € en garantie, en plus de suivre la formation de l’ONEM d’une

journée. Des conditions plus restrictives liées aux arriérés judiciaires et aux faillites ont également

été imposées aux entreprises (Idea Consult 2014 p. 21). En d’autres termes, les acteurs les plus

stables restent, et de moins en moins de nouveaux entrepreneurs tentent leur chance dans ce

marché très concurrentiel.

La situation actuelle contraste fortement avec celle des années du boom des titres-services entre

2007 et 2010. À cette époque, une série de nouvelles entreprises ont été attirées vers le secteur.

Côté demande, il y avait une augmentation due principalement à la publicisation du dispositif des

titres-services. Côté offre, une augmentation en 2009 du nombre de travailleuses européennes

(Polonaises) et non- européennes ayant obtenu une régularisation de séjour dans le cadre de la

Campagne de Régularisation. Une partie importante de ces sociétés était toutefois

inexpérimentée ou mal préparée pour entrer sur ce nouveau marché du travail. De ce fait, si 684

nouveaux agréments ont été demandés en 2009, ce nombre chute à 96 en 2013 (2014 p. 21).

Tableau III.7 : Évolution du nombre d’entreprises dans les régions (2008-2013)

Source : Idea Consult sur base des données ONEM (2014 p. 26)

2008 2009 2010 2011 2012 2013

Bruxelles 315 425 450 490 489 425

Taux de croissance 35% 5,9% 8,9% -0,2% -13,1%

Flandre 1.016 1.128 1.170 1.198 1.192 1.092

Taux de croissance 11% 3,7% 2,4% - 0,5% -8,4%

Wallonie 799 946 1.044 1.066 1.030 931

Taux de croissance 18,4% 10,4% 2,1% -3% -9,6%

Total Belgique 2.130 2.499 2.664 2.754 2.711 2.448

Taux de croissance 17,3% 6,6% +3,4% -1,6% -9,7%

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Chapitre III 169

Graphique III.2 : Évolution du nombre d’entreprises dans les régions (2008-2013)

Source : Idea Consult sur base des données ONEM (2014 p. 26) (visualisation du Tableau III.7)

À l’époque de la Campagne de Régularisation, principalement entre 2009 et 2011, l’Inspection

régionale du Travail à la Région de Bruxelles-Capitale a mené des enquêtes dans des entreprises

introduisant un permis de travail pour les personnes régularisées par le critère 2.8B

("régularisation par le travail"). Les problèmes les plus souvent rencontrés par les contrôles ont

été d’être face à des sociétés inexistantes, ou des sociétés qui, créées "pour" la Campagne de

Régularisation, ne possédaient pas de structure pour payer les salaires ou les impôts à long terme

(Inspection Régionale du Travail Région de Bruxelles-Capitale 2011). Le service d’inspection

souligne également que, à l’instar d’autres secteurs, certaines entreprises de titres-services

emploient du personnel en situation irrégulière de séjour et/ou font usage de faux contrats ou

faux documents.

Les fermetures se font en raison d’irrégularités, de faillites, de transformations de l’entreprise (ce

qui requiert parfois un nouvel agrément) ou par initiative propre. Ainsi, en 2013, des 358 retraits

enregistrés, 120 sont dus à la non-activité de l’entreprise pendant plus d’un an (retrait

automatique de l’agrément). Le deuxième motif de retrait est celui des dettes : 2013 compte 102

fermetures pour dette, un chiffre important comparé avec les années précédentes : 86 en 2012 et

84 en 2011 (Idea Consult 2014:24). Le nombre de retraits volontaires et de retraits pour cause de

faillite reste globalement stable d’année en année, mais est bien plus élevé que dans les premières

années du dispositif.

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Chapitre III 170

c) Un problème structurel du quasi-marché des titres-services

Selon le Service public fédéral (SPF) Emploi, Travail et Concertation sociale (Ministère belge du

Travail), la création d’un système hétérogène dans le choix des acteurs a été une volonté

politique, une mesure fortement critiquée par les syndicats. En 2011 néanmoins, le SPF songeait

déjà à revoir l’agrément pour les personnes physiques, qui représentaient 14,8% des entreprises

agréées en Région de Bruxelles-Capitale, 13,9% en Flandre et 18,1% en Wallonie (Idea Consult

2011 p. 27). Aujourd’hui, elles représentent 12,1%, 11,7% et 16,2% respectivement (Idea Consult

2014 p. 27). La diminution est probablement due à une augmentation des entreprises privées, ou

un retrait de ces entreprises d’une seule personne, souvent à l’origine d’entreprises plus petites et

plus vulnérables aux changements de contexte économique ou politique.

Le principal problème est en fait une suspicion qui pèse sur la catégorie des personnes physiques.

Selon le ministère, les personnes physiques seraient moins professionnelles, cherchant à créer

d’abord leur propre emploi. Elles seraient ainsi moins impliquées dans l’amélioration du secteur.

Ce serait souvent "des étrangers qui ne comprennent pas bien le système, ne parlent pas bien le

français ou le néerlandais" (SPF Emploi 2011). L’inexistence d’une règle de création d’un

nombre minimum d’emplois et la difficulté de contrôle des personnes physiques (puisque leur

bureau est souvent également leur résidence privée) sont des raisons mentionnées pour une

éventuelle suppression de ce type d’agrément.

Pour plusieurs entreprises agréées interviewées, l’obligation de se constituer en entreprise pour

pouvoir bénéficier d’un agrément aux titres-services permettrait de responsabiliser davantage les

sociétés et d’avoir un contrôle plus efficace sur le secteur. De fait, les entreprises agréées sont

peu contrôlées, à la lumière des contrôles et règles du système tutélaire. Illustration avec un

extrait de l’interview avec l’entreprise J :

À partir du moment où on est sponsorisé par l’État au moins il doit avoir un nombre limité

d’agréments, ou un contrôle plus assidu de qui peut obtenir les agréments […]. J’aimerais bien

que ce soit un peu plus comme pour les médecins, les pharmacies. Ça ne sert à rien d’avoir

200.000 sociétés de titres-services si l’on ne sait pas les contrôler ! (Entreprise J privée, Michel,

Belge).

On notera que parmi les irrégularités discutées au sein de la Commission d’Agrément, jusqu’à

2011 (quand nous avons mené nos observations), aucune ne concerne les personnes physiques.

Ce sont pour la plupart des sociétés privées ou intérimaires, ou encore, de manière plus

exceptionnelle, des ALE ou encore des asbl. Les infractions sont le plus souvent dues à un

manque de lien entre les heures prestées et les titres rendus. Le calcul est simple pour des tâches

réalisées au domicile des clientes, mais se complique pour le repassage hors domicile (voir Encadré

Chapitre II). Cette modalité est cependant peu offerte par des personnes physiques agréées.

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Chapitre III 171

B. Détailler la typologie ONEM : l’importance des liens ethniques des

gestionnaires des entreprises agréées

Les entreprises sont classifiées par l’ONEM en agences d’intérim, asbl, ALE, CPAS et

communes, entreprises d’économie sociale (aide aux familles ou insertion sur le marché du

travail), personnes physiques et sociétés privées. L’analyse de nos interviews fait cependant

apparaître la difficulté de caractériser les entreprises uniquement par la typologie établie selon la

situation juridique des entreprises agréées. Notamment, parmi les entreprises privées qui forment

le plus grand groupe parmi les types d’entreprises en Région bruxelloise, il y a encore des

divisions. Ces "subdivisions" se construisent en outre par le profil des gestionnaires et selon la

taille de l’entreprise. Nous proposons donc, ci-dessous, une typologie des entreprises construite à

partir de nos entretiens et observations participantes. Les entreprises privées ont une place

particulière dans cette recherche, et ce pour diverses raisons.

Premièrement, car elles représentent la majorité des sociétés agréées en Région bruxelloise, avec

74,9% des agréments, contre 49,1% au niveau national (Idea Consult 2014 p. 27). C’est aussi le

type d’entreprise qui emploie la plupart des travailleuses : 54,8% au niveau national.

Deuxièmement, les entreprises privées sont, avec les personnes physiques, les véritables

nouvelles actrices du marché formel des titres-services. Elles ont été créées à partir des

opportunités de marché envisagées par les gestionnaires, ayant ou pas une expérience de gestion

antérieure. Très différente est la position des sociétés qui étaient déjà d’une certaine manière sur

le marché, comme le secteur public ou lié à l’économie sociale, ou encore les entreprises

intérimaires.

Troisièmement, nos entretiens et observations montrent que ces entreprises et spécialement les

petites (maximum 20 travailleuses) et très petites (jusqu’à 4 travailleuses) conservent un certain

personnalisme dans la gestion. À l’opposé, d’autres types d’entreprises comme les sociétés

intérimaires, par exemple, ont à 52% plus de 101 travailleuses (Idea Consult 2014 p. 31). Les

gestionnaires de ces petites sociétés établissent ainsi, le plus souvent, des relations proches avec

les travailleuses et ont le potentiel d’exercer de manière plus complète le travail d’intermédiaires.

D’un autre côté, ces entreprises établissent une relation qui est davantage basée sur les liens de

confiance, ramenant à la sphère formelle du marché du travail domestique les pratiques de

l’économie informelle96.

Le Tableau III.8 expose notre typologie des sociétés agréées, qui reprend partiellement la

typologie ONEM, en subdivisant la catégorie des entreprises privées, personnes physiques97 et

96 Nous explorerons d’avantage la question du rôle des entreprises dans la qualité du travail au Chapitre V. 97 Nous n’avons réussi à contacter qu’une seule personne physique parmi les gestionnaires d’entreprise (16 au total). Si pour la plupart elles rejoignent les caractéristiques des entreprises privées de petite taille et seront classées ensemble dans notre typologie, elles présentent également certaines particularités comme l’absence de bureau et d’ateliers de repassage.

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Chapitre III 172

asbl sans autres agréments98. Ces entreprises se retrouvent dans trois groupes : les sociétés créées

par une personne non liée à une communauté ethnique ; les entreprises dont les gestionnaires

ont une appartenance ou proximité avec une communauté ethnique ; et les entreprises dont les

gestionnaires sont une ex-travailleuse dans le système des titres-services, ou du moins dans le

secteur du nettoyage.

Cette subdivision des catégories, qui groupe entreprises privées, personnes physiques et asbl sans

d’autres agréments, permet de visualiser la manière dont les gestionnaires se positionnent sur le

marché des titres-services. En effet, nos analyses montrent que ces sociétés ont été créées avec la

mobilisation du capital social de leurs gestionnaires, de différentes manières.

Tableau III.8 : Typologie des sociétés agréées (d’après nos interviews)

Type d’entreprise interviewée Entreprises interviewées dans chaque profil

1. Entreprises Privées, Asbl et personnes physiques

a. Ex-travailleuse (marché formel ou informel)

2 cas (Entreprise B Asbl, Entreprise D)

b. Appartenance/Proximité d’une communauté ethnique

4 cas (Entreprise G, Entreprise H, Entreprise O, Entreprise P)

c. Entrepreneur (non-appartenant à une communauté)

5 cas (Entreprise A, Entreprise F, Entreprise C, Entreprise J, Entreprise K)

2. Entreprises intérimaires 2 cas (Entreprise I, Entreprise N)

3. Structures liées à l’économie sociale 3 cas (Entreprise E, Entreprise L, Entreprise M – toutes

entreprises d’insertion)

4. Structures liées au secteur public (CPAS/Communes/ ALE)

(pas d’interviews)

Total d’entreprises interviewées 16 (Entreprises de A à P) Source : Entretiens avec les sociétés agréées de titres-services (16 entretiens semi-directifs99).

Ainsi, les entreprises agréées dont la gestionnaire a auparavant été travailleuse titres-services elle-

même (cas 1.a.) du Tableau III.8) ont essayé à la fois d’amener leurs anciennes clientes à la nouvelle

entreprise et d’embaucher le réseau familial et d’amitié comme aide-ménagère. Ce profil d’ex-

travailleuse concerne, en grande partie, des travailleuses polonaises. En effet, Bruxelles a vu

naître un nombre important d’entreprises agréées gérées par des Polonaises, qui ont rentabilisé la

98 Les asbl sont en général liées à l’économie sociale comme entreprise d’insertion ou d’aide aux familles. Une minorité qui ne possède pas d’autres agréments en économie sociale a un profil de gestion qui se rapproche de celui des petites sociétés privées. Ce cas est par contre assez rare, puisque la forme juridique d’asbl est plus contraignante. 99 Voir description plus détaillée des entreprises interviewées dans la partie méthodologique.

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Chapitre III 173

stabilité des niches ethniques polonaises sur le marché, leurs réseaux et le stéréotype positif dont

elles jouissaient.

C’est essentiellement à partir de l’entrée de la Pologne dans l’UE en 2004 que la libre circulation

des services a permis que des Polonaises puissent ouvrir des entreprises de titres-services en

Belgique. Le phénomène n’est pourtant pas exclusivement polonais et nos observations

montrent que des ex-travailleuses domestiques d’autres nationalités ont également ouvert une

entreprise agréée : brésiliennes, espagnoles, portugaises, roumaines, etc.

L’entreprise D, par exemple, avait été fondée fin 2009 par deux Roumains et la femme était une

ex-travailleuse sur le marché informel et puis formel, dans le système des titres-services à

Bruxelles. Elle a réussi à amener dans son entreprise toutes ses anciennes clientes, à qui elle a

donné des "nouvelles" travailleuses. L’entreprise D avait à l’époque de l’entretien (2011) sept

travailleuses, toutes roumaines. L’entreprise était alors en attente de l’ouverture du marché du

travail pour les Roumaines en janvier 2012 :

- Si le client part, il peut y avoir des conséquences […], on doit changer le contrat pour les filles

et si le contrat est trop bas [en nombre d’heures], peut être que l’année prochaine, elles ne

bénéficieront plus pas de permis de travail […].

- Et donc pour vous la meilleure chose qui peut arriver c’est l’ouverture du marché pour la Roumanie ?

- Oui, oui, oui. On attend le premier janvier pour voir ça, voir si [ça va se faire].

- Et vous avez déjà des candidates aides-ménagères ?

- Non pas encore, mais je suis sûr qu’elles vont arriver ici.

(Entreprise D, privée, Alexandru, Roumain, chef d’entreprise).

Malheureusement pour Alexandru et son entreprise, la fin de la période transitoire pour les

ressortissants roumains ne s’est fait qu’en janvier 2014, une décision prise par le gouvernement

belge en décembre 2011.

De même, l’entreprise B a été créée en 2010 par un couple qui s’est connu dans une entreprise

de titres-services d’un gestionnaire polonais : Elsa est polonaise, et travaillait en Belgique comme

aide-ménagère. Pierre est belge et a connu Elsa car ils travaillaient dans la même entreprise, lui

comme administratif et elle comme aide-ménagère. Ils ont acheté une maison dans la région de

Charleroi, mais ont choisi d’installer leur société dans la rue Vanderkindere, à Uccle. Le couple

évoque pour cela deux raisons : la mentalité bruxelloise, où ils observent plus de

professionnalisme et de respect de la part des clientes : "en Wallonie les filles sont traitées

comme des esclaves" ; et parce qu’à Bruxelles, notamment dans le quartier aisé d’Uccle, "ça

marche mieux".

Elsa est la gestionnaire officielle de l’asbl créée par le couple, et Pierre, retraité, exerce des

fonctions administratives de manière bénévole. Il explique que "le patron [de l’entreprise où ils

travaillaient] roulait les filles, aussi, car elles ne comprenaient pas toujours le français ou le

néerlandais", et "qu’il se faisait un bon salaire sur leur dos". "On avait marre de cette situation et

on a décidé de créer une asbl pour aider les filles" (Entreprise B asbl, Pierre, Belge, chef

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Chapitre III 174

d’entreprise bénévole). À l’époque, cinq aides-ménagères les ont suivis dans la nouvelle société.

Lors de l’interview (2011), l’entreprise comptait 40 employées titres-services, la plupart travaillant

à temps plein. L’Encadré III.1 offre un troisième exemple d’une aide-ménagère qui a fondé sa

propre entreprise de titres-services en Région flamande, et qui a été interviewée informellement

lors de la formation ONEM en juillet 2011.

Le profil 1b) du Tableau III.8 concerne des gestionnaires qui ont une appartenance ou une

proximité d’une communauté ethnique donnée. Cette proximité ou appartenance leur a apporté

des facilités au moment de s’installer dans ce quasi-marché très concurrentiel. Ainsi, le chef de

l’entreprise privée G, d’origine portugaise, explique sa démarche :

On a commencé en 2010. Alors mon épouse [brésilienne] était aide-ménagère et moi j’étais

technicien en ascenseur. Sauf que j’ai eu un accident et donc ça allait être difficile pour que je

travaille pour ce type de travail. Je me suis dit : 'Qu’est-ce que je vais faire ?' et j’ai eu l’idée de

créer une société. Surtout qu’il y avait beaucoup de Brésiliens à ce moment-là qui avaient rentré

les papiers en 2009 pour se régulariser et qui travaillaient au noir. Je me suis dit que c’était une

bonne opportunité, comme ça j’aurais beaucoup de personnes qui pouvaient entrer dans cette

société (Entreprise G privée, Pedro, Portugais, chef d’entreprise).

Pedro a eu un accident professionnel qui l’a obligé à changer de secteur. Il a passé des mois alité

à l’hôpital à penser son futur professionnel. Sa décision d’ouvrir une entreprise de titres-services

s’est basée principalement sur l’opportunité de profiter d’un marché et du capital social de son

épouse dans les milieux brésiliens, spécialement ceux qui à cette époque cherchaient des

entreprises pour pouvoir se régulariser via un contrat de travail. Comme Pedro, plusieurs

personnes ont créé une entreprise en comptant sur leur capital social au sein d’une certaine

communauté migrante, ce qui contribue également à l’émergence d’"entreprises spécialisées"

dans certaines nationalités.

Enfin, les gestionnaires des entreprises dans le cas 1.c) du même Tableau III.8 peuvent être

décrits comme des entrepreneurs sans lien ethnique à priori, et qui ont identifié dans le marché

des titres-services une opportunité. Ils viennent d’autres secteurs comme l’immobilier, les

assurances et la construction, ayant donc en général plus d’expérience en gestion que les autres

deux groupes mentionnés plus haut. Le gestionnaire de l’entreprise C, Antoine, explique

comment il a décidé de fonder sa société :

Très simplement parce qu’à l’époque je travaillais avec des ouvriers polonais […] Et

évidemment, ils étaient mariés et amenaient leurs femmes. Et à l’époque, elles travaillaient

comme toutes les autres aides-ménagères au noir. Et le jour où il est apparu que les épouses des

travailleurs indépendants, les Polonaises, pouvaient aussi accéder au marché de l’emploi sans

subir de discrimination, ils se sont dit ‘bien, pourquoi est-ce que nos épouses ne pourraient pas

travailler dans le cadre des titres-services ? ’ Et du coup, j’ai créé une entreprise titres-services.

(Entreprise C privée, Antoine, Belge, chef d’entreprise).

Ainsi, Antoine s’y trouvait déjà dans un secteur de travail occupé par des migrants, la

construction, et l’opportunité d’ouvrir une entreprise, même sans contacts proches dans une

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Chapitre III 175

communauté ethnique précise, semblait prometteuse, car l’engagement d’un certain nombre de

travailleuses (avec clientèle) était garanti. Une caractéristique commune aux chefs d’entreprise de

ce groupe est leur profil d’entrepreneur : ils sont plus à même de changer de secteur en saisissant

les opportunités du marché et en utilisant leurs habiletés de gestionnaire.

En cette partie, nous avons discuté le profil des entreprises de même de leurs entrepreneurs.

Entretiens, observations et données statistiques font ressortir que les entreprises à but lucratif

seraient moins prêtes à investir dans "l’aide aux travailleurs", qu’on pourrait interpréter comme

un investissement dans un emploi de qualité. Ce sont aussi celles qui accordent moins

d’avantages qui maintiennent une marge plus élevée sur chaque titre. Ce sont pourtant bien les

grandes entreprises à but lucratif qui semblent perdurer et qui n’accusent pas de faillites –

devenues si fréquentes surtout parmi les petites. En parallèle, des chefs d’entreprise et gérants

essayent d’utiliser leur histoire et leurs contacts personnels pour s’affirmer dans ce marché

devenu extrêmement compétitif.

Encadré III.1. : Notes de l’observation participante à l’ONEM en juillet 2011

L’observation participante à la formation donnée par l’ONEM, devenue obligatoire pour les entreprises

de titres-services, nous a confirmé la prépondérance de sociétés privées parmi les structures demandant

un agrément en titres-services, ce qui confirme l’expansion du modèle. La majorité des personnes

présentes à la formation de l’ONEM venaient de Wallonie100 et étaient des femmes101.

Nous étions négativement impressionnées par le manque de préparation des gestionnaires d’entreprises

(déjà agréées en titres-services ou en processus d’agrégation). Plusieurs entreprises ont été surprises par la

complexité de la gestion d’une telle affaire. L’administration pourrait être comparée à la gestion d’une

PME (petites et moyennes entreprises). Cependant, même si une partie importante de femmes ayant

aujourd’hui leur entreprise étaient auparavant des travailleuses domestiques, accumulant donc une

expérience professionnelle non négligeable, gérer une relation de travail formel en titres-services semble

être un défi.

Dans ce contexte, l’atelier de repassage s’est révélé être très important, voire "nécessaire" pour combler

les heures où il n’est pas possible pour la travailleuse d’aller chez les clientes. Cette "solution" n’est

pourtant pas aisée d’être mise en place par de petites entreprises qui n’ont pas d’espace prévu pour de

telles activités.

100 La formation ONEM à laquelle nous avons participé étant donnée en français, il n’y a avait qu’une entreprise de la Région flamande, de Zobbroek, celle dont Ana est gestionnaire. Au moins trois entreprises avaient leur siège en Région bruxelloise, dans les communes de Molenbeek, Schaerbeek et Bruxelles-Capitale. 101 Nous n’avons compté que sept hommes dans une salle d’une quarantaine de participants, parfois des couples.

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Chapitre III 176

Lors de la formation ONEM, nous avons eu l’opportunité d’interviewer l’une des participantes dans cette

situation. Arrivée en Belgique en 2007, Ana (nom fictif) était infirmière en Roumanie. Elle a fait des

démarches pour valider son diplôme, mais n’a obtenu qu’une équivalence partielle. Avec ce diplôme, elle

ne peut travailler que dans des maisons de repos. Pour pouvoir exercer à l’hôpital en pédiatrie, sa

spécialité de départ, elle aurait dû faire encore deux ans d’études en Belgique, ce qui était hors de ses

capacités financières. Comme elle a des problèmes de dos, Ana a décidé de "continuer" son activité

comme femme de ménage, donnant l’impression qu’elle l’exerçait au noir à son arrivée en Belgique. Elle

considère le travail domestique comme moins dur que d’être infirmière dans une maison de repos.

Ana a créé son entreprise de titres-services en 2009 et ses employées sont toutes Roumaines, à l’exception

d’une femme qui est arménienne. Selon elle, le contact avec les travailleuses s’est fait en Belgique, car elles

sont toutes venues accompagner leur mari qui travaille comme indépendant dans le secteur du bâtiment.

Ana travaillait également comme aide-ménagère dans une autre entreprise de titres-services, ce qui s’est

avéré être illégal. Elle a été obligée de rendre une partie de l’argent reçu, mais se justifie en disant que les

règles ne sont pas claires. En effet, nous n’avons pas rencontré parmi les règles plus explicites et

répandues des titres-services une information à ce sujet, mais plusieurs règles viennent en réalité d’un

règlement général des lois du travail ou de la gestion d’entreprises en Belgique.

Ana illustre le profil de reconversion, de femme de ménage au noir en travailleuse en titres-services et

encore en gestionnaire d’entreprise. Ce profil rejoint également les observations de Kuźma (2012) sur le

profil des Polonaises passées à chef d’une entreprise de titres-services en Belgique.

3. Recrutement dans les niches ethniques et networking : où formel et

informel s’entrecroisent

L’appartenance ou proximité des gestionnaires à un groupe ethnique (voir Tableau III.8) favorise

certainement le recrutement d’aides-ménagères du même groupe, ou des groupes avec une

similarité linguistique ou culturelle, facilitant la formation de niches ethniques. Nos entretiens,

notamment avec les gestionnaires d’entreprises agréées, rendent évidentes les pratiques courantes

de recrutement, qui contribuent à cristalliser certaines niches ethniques sur le marché du travail

domestique bruxellois.

En effet, ces stratégies de recrutement reproduisent une logique du marché informel : l’on voit

des entreprises de nom polonais avec des gestionnaires de nom polonais et les employées de

noms polonais ; des gestionnaires de nom marocain employant des Marocaines, des Tunisiennes,

des Algériennes ; des gestionnaires de nom espagnol qui emploient des Espagnoles et Latino-

Américaines ; et ainsi de suite. Le recrutement en niches ethniques est pourtant également

observé pour des gestionnaires n’appartenant pas à un groupe ethnique spécifique.

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Chapitre III 177

Le Tableau III.9 reprend les quatre principales stratégies de recrutement par type d’entreprise (à

partir de nos interviews) : le "bouche-à-oreille", les annonces dans des journaux ethniques102 ou

de circulation locale, les offres d’emploi dans les agences officielles et les offres propres. La

Figure III.2 est complémentaire au tableau et offre un dégradé de stratégies : des plus

relationnelles aux plus institutionnelles.

Tableau III.9 : Les stratégies de recrutement des sociétés agréées (d’après nos

interviews)

Type d’entreprise interviewée Principale voie de recrutement

1. Entreprises privées, asbl et personnes physiques

a) Ex-travailleuse (marché formel ou informel)

Bouche-à-oreille : liens directs (2/2) ;

Annonces journal ethnique (2/2)

b) Appartenance/Proximité : communauté ethnique

Bouche-à-oreille :

liens directs (1/4) ;

utilisation des "ponts" ethniques (travailleuses) (3/4)

Offres d’emploi (1/4)

c) Entrepreneur

(non-appartenant à une communauté)

Annonces journal ethnique (2/5) ;

Annonces journal local (Vlan, Commune) (1/5) ;

Arrivées spontanées (2/5)

Offres d’emploi (1/5) ;

2. Entreprises intérimaires Offres propres (2/2)

3. Structures liées à l’économie sociale Offres d’emploi (3/3)

Annonces journal local (Vlan, Commune) (1/3)

4. Structures liées au secteur public (CPAS/Communes/ ALE)

(pas d’interviews)

Tous

Offres sur le site web ;

Arrivées spontanées ;

Dépliants ;

Bouche-à-oreille (liens faibles ou forts)

Source : entretiens de terrain avec les sociétés agréées (2011-2013)

102 Nous appelons "journaux ethniques" les publications qui circulent parmi les minorités ethniques ou migrantes (Polonais, Roumain, Portugais), puisqu’édités dans leur langue nationale. Un exemple est le journal polonais Gazetka, dans lequel nous avons rencontré 21 publicités pour des entreprises de titres-services dans une seule édition en 2011.

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Chapitre III 178

Le Tableau III.9 montre ainsi qu’au sein du groupe des gestionnaires des entreprises privées, asbl

sans d’autres agréments et personnes physiques, les ex-travailleuses et les personnes avec une

appartenance ou proximité d’une communauté ethnique sont celles qui utilisent le bouche-à-

oreille comme principale voie de recrutement (2/2 et 4/4, respectivement). Les entrepreneurs de

ce premier groupe utilisent pour la plupart de petites annonces (3/4). En ce qui concerne les

structures de l’économie sociale (toutes entreprises d’insertion), elles font surtout appel à des

offres d’emploi institutionnelles (3/3), tandis qu’une entreprise publie également des offres dans

des journaux locaux.

Parmi les entreprises de travail intérimaire, toutes publient des offres propres, sur leur site

internet ou via les panneaux d’affichage dans leurs bureaux. Éventuellement, elles font également

appel aux canaux institutionnels. Les intérims procèdent ainsi pour le recrutement de personnel

comme elles le faisaient déjà auparavant pour les contrats intérimaires en d’autres secteurs.

Par rapport aux stratégies de recrutement des travailleuses, deux se font spécialement remarquer

lors des interviews avec les sociétés agréées. La première est l’utilisation du "bouche-à-oreille",

ou la transmission d’informations via une succession de liens forts (famille, amis et/ou

ethniques). La deuxième est la stratégie des petites annonces.

Toutes les entreprises interviewées ont ainsi mentionné le phénomène de bouche-à-oreille, par

les liens directs ou par l’utilisation des "ponts" (bridges). Nous avons repris cette stratégie sur le

Tableau III.9 uniquement quand l’entreprise la considérait comme sa principale ou unique voie

de recrutement.

Cette stratégie est largement évoquée comme principal moyen de recrutement et est très souvent

la préférée par les gestionnaires surtout des entreprises privées, notamment parmi les ex-

travailleuses et les gestionnaires avec appartenance ou proximité d’une communauté ethnique.

Dans le cas des entreprises dont le gestionnaire n’a pas une appartenance spécifique à une

communauté, notamment parmi les entrepreneurs, la stratégie du bouche-à-oreille se fait par

l’intermédiaire des bridges : le personnel administratif et les travailleuses feront le lien avec une

certaine communauté ethnique à laquelle le gestionnaire ne peut pas accéder par des liens directs.

Comme le montre cet extrait :

[Sur la composition ethnique de l’entreprise, principalement des Polonaises] C’est l’occasion

qui fait la réalité sociologique de Bruxelles : c’est que c’était beaucoup de familles de Polonaises

qui travaillaient au noir et l’esprit de la loi c’était de sortir les gens de ce travail au noir […] Et

moi, en ce qui me concerne, la première personne que j’ai employé, c’est simplement mon aide-

ménagère à moi qui était Polonaise. […] Et puis, comme c’était une fille bien et intelligente et

qui avait des capacités de collaboratrice, je lui ai demandé de collaborer avec moi et je l’ai

engagé comme employée et elle a donc fort contribué à engager des nouvelles dans sa propre

communauté culturelle. Donc c’est le hasard, en fait, qui a fait que le créneau polonais a été

mon créneau. (Entreprise A privée, Benoît, Belge, chef d’entreprise).

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Chapitre III 179

Benoît a engagé sa femme de ménage comme employée administrative, ce qui lui a ouvert l’accès

à la communauté polonaise à Bruxelles. Les Polonaises étaient en effet très nombreuses sur le

marché informel du travail domestique à l’arrivée du dispositif des titres-services.

Les "ponts" (bridges) ont alors un rôle important dans le développement des entreprises par le

recrutement dans les niches ethniques. Comme nous l’avons écrit ailleurs (Camargo et al. 2015),

lors de la Campagne de Régularisation en 2009 certaines femmes migrantes nouvellement

régularisées ont été engagées comme personnel administratif par la richesse de leur carnet

d’adresses. Leur objectif était alors d’amener le plus grand nombre possible de leurs

connaissances vers l’entreprise agréée pour laquelle elles venaient d’être engagées. Les bridges

utilisent leurs liens forts et mettent en œuvre le bouche-à-oreille pour amener à l’entreprise des

travailleuses auparavant sur le marché informel du travail domestique et qui ont de surcroît

souvent leur propre clientèle.

Indépendamment du type d’entreprise agréée et de comment elle organise son recrutement, le

phénomène de bouche-à-oreille parmi les travailleuses est spontané. Certaines entreprises

agréées, notamment celles privées de grande ou très grande taille (entre 51 et 100 travailleuses et

plus de 101 travailleuses respectivement), déclarent ne pas diffuser d’offres, bénéficiant

uniquement du mouvement spontané de recommandation (bouche-à-oreille) entre travailleuses.

L’extrait de l’entretien de Soledad, gérante d’une société d’insertion, est illustratif de ce que nous

ont raconté plusieurs entreprises agréées :

Et il y a le facteur ‘bouche-à-oreille’, on a des sœurs qui travaillent chez nous... On commence,

l’autre arrive après, on est avec sa cousine qui veut aussi reprendre le travail, ou des familles...

Voyez-vous, l’on a beaucoup (de gens de la même famille)... ça ne se passe pas

automatiquement, mais il y a des sœurs, une maman et sa fille, des cousines et des choses

comme ça (Entreprise M, économie sociale d’insertion, Soledad, Espagnole, gérante).

Ce recrutement relationnel ressemble à une situation "win-win". D’une part, l’employeur

apprend par ses employées de la disponibilité et les caractéristiques d’une candidate. D’autre part,

les nouvelles employées viennent "préparées", connaissant les conditions et les exigences du

travail, comme l’avait identifié Waldinger (2003 p. 350).

Le poids de la communauté dans une recommandation joue ainsi son rôle cadreur pour les

nouvelles employées titres-services : il permet un terrain d’entente entre employeurs et

employées par l’intermédiaire des doyennes, qui les déchargent l’employeur du processus de

sélection et d’une partie de la formation.

Dans le cas des gestionnaires ex-travailleuses ou qui jouent de la proximité d’une communauté

ethnique, l’attraction par le bouche-à-oreille est renforcée par la langue commune partagée avec

les employées. Ainsi, Serhan, un des trois associés gestionnaires de l’entreprise privée H, explique

la composition des nationalités de son entreprise :

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Chapitre III 180

- On a des Bulgares d’origine turque, on a deux Lithuaniennes, on a des Espagnoles, une

Costaricienne, c’est un peu près les nationalités que l’on a, aussi deux Marocaines et une

Turque.

- [Cette composition] est liée à quoi ? Aux nationalités des aides-ménagères que vous aviez au départ ?

- C’est ça. Nous sommes d’origine turque aussi, donc au niveau de la langue c’est un avantage

aussi. […] Moi et ma sœur, on est Turcs et mon autre associée c’est une Marocaine, donc on a

la facilité de la langue avec les aides ménagères qui apprécient ça. Elles préfèrent venir travailler

dans une société où l’on parle leurs langues, où elles sont comprises, si elles ont quelque chose à

dire, elles savent le dire dans leur langue. (Entreprise H privée, Serhan, Belge d’origine turque,

chef d’entreprise).

L’entreprise H a commencé son activité avec trois aides-ménagères, celles qui travaillaient chez

les trois associés. Suivant la logique de ce recrutement par proximité, la composition des

travailleuses du début de l’entreprise joue ainsi pour déterminer le sens vers lequel les niches

ethniques vont se renforcer. La question de la langue peut être à la base du raisonnement de la

fondation de l’entreprise. Si Serhan et son associée essayent d’attirer un groupe de travailleuses

arabophones et turcophones, Pedro, gestionnaire portugais de l’entreprise G, a voulu profiter du

fait d’avoir une entrée dans les milieux brésiliens, par son épouse, pour intégrer son entreprise

alors naissante (voir extrait plus haut).

Dans certaines entreprises, les recommandations entre travailleuses sont motivées oralement ou

avec de petits cadeaux pour les travailleuses qui amènent une copine. Éventuellement, des

primes salariales sont versées pour celles qui amènent des collègues. Le même principe

s’applique le cas échéant aux travailleuses qui viennent avec leur clientèle, comme l’explique

Michel, gestionnaire de l’entreprise privée J :

[…] J’ai des primes d’assiduité qu’elles [les travailleuses] reçoivent, j’ai des primes si elles

reviennent avec des clients, si elles reviennent avec des clients qu’elles trouvent par elles-

mêmes, donc voilà c’est juste par prime, ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça.

(Entreprise J privée, Michel, Belge).

Une deuxième stratégie très utilisée est celle des annonces dans les journaux ethniques et dans

des journaux de quartier (VLAN, journaux communaux). Cette stratégie est plus institutionnelle

que la précédente, puisque les gestionnaires ne contrôlent pas forcément la main-d’œuvre qui

répondra à l’offre. Dans le cas des journaux ethniques, elle indique néanmoins une volonté de

recruter dans certaines niches : attirer des aides-ménagères polonaises en publiant dans la

Gazekta, brésiliennes en publiant dans AB Classificados, etc. En ce qui concerne les journaux

locaux, la logique qui prime est plutôt celle de la proximité (même quartier ou commune) et non

des niches ethniques. Dans le cas échéant, il y a encore moins de contrôle sur la réponse à l’offre

d’emploi.

Thomas, gestionnaire de l’entreprise privée F, explique qu’il a depuis le début de son entreprise

utilisé la stratégie des petites annonces :

- Et depuis cette première aide-ménagère arrivée en juin 2004, comment les autres sont-elles venues ?

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Chapitre III 181

- Toujours en mettant de la publicité au départ dans les petits journaux […]

- Et vous n’avez pas eu des connaissances qui ont amené des ménagères ?

- Non.

- Dans quels médias postez-vous vos annonces ?

- Pff… dans les petites gazettes je ne sais pas lesquelles exactement, je ne pense pas que ce soit

VLAN parce qu’ils sont très chers... [rire]. […] Vraiment de petites gazettes, de petites gazettes,

je crois que c’est en 2005 qu’on a fait une publicité sur Télé Bruxelles.

(Entreprise F privée, Thomas, Belge, chef d’entreprise).

Dans les faits, l’entreprise de Thomas, l’une des plus grandes du marché bruxellois, voire belge,

engage énormément de travailleuses par des voies relationnelles. Nous avons dans nos

observations et entretiens entendu beaucoup de travailleuses qui sont arrivées à l’entreprise F

grâce à une copine ou un membre de la famille.

A. Homologie dans l’usage des réseaux : cibler travailleuses et clientes

L’annonce dans des journaux ethniques a été mentionnée, par les entreprises interviewées,

comme l’une des principales manières d’attirer les travailleuses. Elle vise néanmoins souvent

autant les clientes que les travailleuses. Par exemple, la publicité d’une entreprise de titres-

services dans un magazine mensuel destiné à la communauté brésilienne, AB Classificados, dans la

Figure III.1, précise ainsi qu’elle offre une série d’avantages aux travailleuses (une partie par

ailleurs prévue par la loi), comme des vacances rémunérées, des salaires fixes, une contribution

aux frais de transport et des primes de fin d’année. En utilisant une page entière dudit magazine

et en adoptant comme slogan "Une entreprise sérieuse et de confiance" (écrit en blanc sur le

bandeau rouge), la publicité a le potentiel de toucher également des personnes lusophones lisant

le magazine et qui seraient à la recherche d’une aide-ménagère.

Pour les entreprises privées dont les gestionnaires sont des ex-travailleuses, ont une proximité,

ou ont une appartenance à une certaine communauté ethnique, ce double ciblage est plus

commun. Parmi le groupe des entrepreneurs, le ciblage des "bonnes clientes" se fait

principalement par des annonces dans des supports médiatiques lus par la classe moyenne ou

supérieure et/ou par des migrants hautement qualifiés. Ainsi Antoine, gestionnaire de

l’entreprise privée C explique son choix de publicité :

Maintenant, on a une clientèle, enfin, on vise une clientèle d’un certain niveau. Alors quand une

aide-ménagère arrive avec ses propres clients, ce sont ses clients donc ce n’est pas nous qui

choisissons cette clientèle-là, évidemment. Bon, là c’est le tout-venant. Mais on fait plutôt de la

publicité dans ‘La Libre Belgique’, dans des supports de ce type-là. Donc on vise plutôt une

clientèle d’un certain niveau... socio-économique. (Entreprise C privée, Antoine, Belge, chef

d’entreprise).

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Chapitre III 182

En ciblant La Libre Belgique, Antoine sait qu’il s’adresse à des ménages de la classe moyenne

supérieure ou à une certaine élite intellectuelle, qui a très probablement une aide-ménagère

hebdomadaire et qui conservera probablement cette habitude malgré les changements de prix de

la politique des titres-services ou du contexte socio-économique. Le gestionnaire essaye de

toucher une classe qui constituerait une clientèle solide et stable dans le temps.

Figure III.1 : Publicité d’une entreprise agréée dans un journal ethnique

Source : publicité magazine ABClassificados (Juin 2015 : sur www.abclassificadosbelgica.com)

Dans le choix des placements de publicité, y contribue également une question de langue.

Travailleuses de leur propre initiative ou entreprises agréées choisissent parfois de publier des

annonces dans les médias anglophones, car les travailleuses ne parlent pas bien le français ou

néerlandais. Dans la série d’annonces du magazine The Bulletin (orienté "expatriés" anglophones),

l’on retrouve une série d’annonces de travailleuses philippines, polonaises ou encore portugaises.

Les entreprises utilisent des annonces pour attirer des clientes comme unique pratique ou en plus

d’une stratégie relationnelle par bouche-à-oreille. Le gestionnaire de l’entreprise privée A, Benoît,

explique par exemple comment il a agrandi sa structure, aujourd’hui l’une des plus grandes de la

Région bruxelloise :

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Chapitre III 183

Et donc, j’ai eu beaucoup d’aides-ménagères en convainquant mes amis de convaincre leur aide-

ménagère de venir me rejoindre, et ce à quoi je répondais tout à fait à la logique de la loi et je le

faisais sans à priori… Si mes amis avaient eu une Belge qui était leur aide-ménagère... J’ai eu des

Belges, des gens d’origine maghrébine ou latino-américaine au moyen de ces relations.

(Entreprise A privée, Benoît, Belge, chef d’entreprise).

Benoît avait déjà expliqué, dans un autre extrait de son interview, plus haut, qu’il avait engagé la

travailleuse domestique venant chez lui comme employée de bureau. Mais en utilisant son propre

réseau de liens forts, il a également pu amener des clientes qui dans ce cas ont amené leurs

employées avec elles. Il y a donc une homologie (Weber 2013[1905]) dans l’usage de réseaux : ils

servent aux gestionnaires pour recruter autant des travailleuses que de nouvelles clientes. Dans le

cas spécifique de l’entreprise de Benoît, cette stratégie est complétée par des annonces dans des

journaux ethniques polonais.

B. Stratégies d’évitement : ne pas recruter de chercheures d’emploi

Les deux principales stratégies relationnelles, soit le bouche-à-oreille et les annonces dans des

journaux ethniques, concernent principalement les entreprises privées, les personnes physiques

et les asbl sans d’autres agréments. Une troisième stratégie, comme montre le Tableau III.9, est

celle de faire appel aux canaux officiels ou institutionnels de recrutement, par des offres des

agences d’emploi et notamment Actiris (pôle de recherche d’emploi de la Région de Bruxelles-

Capitale). Très peu de structures privées utilisent ce moyen de recrutement.

En ce qui concerne les structures publiques et les entreprises d’économie sociale, le recrutement

obéit à des logiques plus institutionnalisées qui sont liées à leur mission et leur agrément

supplémentaire. Les sociétés d’insertion ont, par principe, une obligation d’engager un

pourcentage important de candidats issus du chômage de longue durée ou des personnes

recevant une allocation du CPAS (dans les deux cas, pour une période d’un an). Ces structures

sont ainsi naturellement liées aux canaux officiels de recrutement et travaillent en partenariat

avec les ALE et Actiris. Parmi toutes les entreprises agréées interviewées, à l’exception de celles

liées à l’économie sociale, il existe une vraie méfiance envers les candidates venant des agences

officielles d’emploi.

Des chiffres avancés par Idea Consult montrent par exemple qu’en 2012, le taux d’occupation

des travailleuses (proportion d’heures effectivement travaillées par rapport au paiement) était de

91,5% à Bruxelles, contre 85,6% en Flandre et 86,5% en Wallonie (Idea Consult 2014 p. 89). Il

serait de 89,8% dans les entreprises privées et de 80% dans les CPAS. Ce taux montre

l’absentéisme, souvent indiqué par les entreprises comme un problème général, mais qui touche

notamment les travailleuses auparavant en chômage longue durée.

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Chapitre III 184

La plupart des entreprises préfèrent faire confiance aux recommandations entre travailleuses et

ont des stratégies d’évitement des moyens institutionnels d’embauche (voir Figure III.2). Elles

mettent en œuvre des procédures pour esquiver le public des demandeurs d’emploi.

Figure III.2 : Du relationnel à l’institutionnel, les stratégies de recrutement

Source : entretiens de terrain avec les sociétés agréées (2011-2013)

Les deux extraits suivants illustrent parfaitement cette posture :

Oui, surtout que moi je n’ai jamais pris, rarement j’ai pris des personnes qui viennent du

chômage ou qui envoient un CV. C’est plus souvent par bouche-à-oreille. Parce que j’ai déjà

pris des personnes qui envoient des CV et des personnes qui viennent du chômage et j’ai

toujours eu de mauvaises expériences. Une, au tout début, qui avait volé chez une cliente,

d’autres qui au début ont l’air motivé et puis qui ne vont pas chez les clients et disent que ce

sont les clients qui ont annulé… Enfin, tout ça ! Il y a 11 personnes qui sont entrées en

septembre et j’ai dû en licencier six ! [...] Et puis j’ai perdu beaucoup de clients par rapport à ça.

Il y a pourtant beaucoup de gens honnêtes et qui cherchent du travail. (Entreprise G privée,

Pedro, Portugais, chef d’entreprise).

Et donc, ils nous envoyaient une liste de deux cents candidats par mois, sur les deux cents

candidats il y en a cent qui se présentaient, sur les cent qui se présentaient, il y en avait

cinquante qui se présentaient juste pour avoir un cachet sur leurs papiers. Et en fin de compte

pour un métier aussi qualifié qu’aide-ménagère et ce n’est pas péjoratif, attention, on parvenait à

engager trois personnes sur les deux cents et sur les trois on devait encore en renvoyer une dans

le mois. Ça veut dire que 1% des demandeurs d’emploi était suffisamment courageux en fin de

compte que pour travailler... (Entreprise F privée, Thomas, Belge, chef d’entreprise).

Les gestionnaires des entreprises privées expliquent ci-dessus les mauvaises expériences qui les

ont convaincus d’éviter des chercheures d’emploi, même si, comme dit Pedro "Il y a pourtant

beaucoup de gens honnêtes et qui cherchent du travail". Le gestionnaire d’origine portugaise

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Chapitre III 185

signale un problème de motivation, mais surtout un problème moral : ces personnes ne seraient

pas fiables. Ainsi, elles peuvent mentir et même voler.

Thomas, gestionnaire de l’une des plus grandes entreprises de titres-services en Région

bruxelloise et en Belgique, pointe de son côté le problème de motivation : en effet, avec un

salaire faiblement supérieur aux allocations, il faut du courage et une éthique professionnelle qui

dépassent le plan financier pour sortir du chômage vers un emploi en titres-services.

En ce sens, les sociétés de titres-services interviewées marquent très clairement l’origine

étrangère de leur effectif de travailleuses en Région bruxelloise, et ce, quel que soit le type

d’entreprise. Mais il y a en cause une question de contexte : les caractéristiques de la Région

bruxelloise font que les étrangères ou Belges d’origine étrangère soient plus nombreuses dans la

plupart des types d’entreprises. De plus, la Région compte proportionnellement moins

d’institutions en théorie plus proches d’un public belge d’origine, comme les CPAS et ALE.

a) Chercheures d’emploi = Belges = démotivées

Étonnement, cette réalité de corps de travailleuses majoritairement étrangères est observable

également dans les entreprises d’économie sociale en Région bruxelloise : là où il existe plus de

personnes venant par l’intermédiaire des offres des agences d’emploi, le constat des gérants

montre que les travailleuses belges d’origine sont très peu nombreuses. Ceci est explicité par les

extraits suivants :

Non [rires], très peu de Belges, honnêtement très très peu, je n’ai pas les chiffres en tête, parce

qu’on ne fait pas la distinction au recrutement, mais si je fais ça vite fait on doit avoir… 3

travailleurs belges d’origine […] et le reste sont des personnes issues de l’immigration, donc des

personnes étrangères ou qui viennent d’obtenir la nationalité belge. (Entreprise E, Caroline,

gérante, économie sociale).

- Et ce sont plutôt des Belges qui sont au chômage longue durée ou des gens d’origine étrangère ?

-1 : Non, les Belges ne veulent pas nettoyer, Madame.

- C’est une majorité d’origine étrangère...

-1 : C’est 90 pour cent... on est raciste, dans l’autre sens ! […] C’est la grosse blague... engager

un Belge, c’est se mettre devant les problèmes. On a trois ou quatre personnes belges

d’origine...

-3 : Avec qui l’on a que des problèmes...

-1 : Avec qui l’on a que des problèmes...

-2 : Vraiment, que des problèmes !

- De quel type ?

-2 : Ils ne veulent pas travailler, tout simplement.

-1 : ça ne les intéresse pas. Ce n’est pas rémunérateur, ce n’est pas valorisant. Ce n’est pas...

voilà.

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Chapitre III 186

-3 : C’est beaucoup de plaintes par rapport aux problèmes de santé, etc.

(Entreprise L, économie sociale : gérant (1), responsable formation (2) et formatrice (3)).

Le personnel de l’entreprise d’économie sociale d’insertion L est d’accord sur le fait que "les

Belges" sont une rareté en tant qu’employées et que ce groupe apporte le plus souvent des

problèmes, à l’instar des déclarations des gestionnaires de sociétés agréées vues plus haut dans

cette partie. Les Belges d’origine sont de cette manière souvent associées aux problèmes de

motivation et aux plaintes.

Les entreprises interviewées mettent souvent en opposition les deux groupes (Belges, non-

Belges). Cette vision n’est pas généralisée, mais se montre assez présente dans les discours des

gestionnaires et du personnel d’encadrement. Une employée d’agence donne son interprétation :

- Cela dit, j’ai une aide-ménagère marocaine qui est tout à fait analphabète, qui apprend le

français tout doucement, qui adore son boulot, qui adore ses clients, qui nous adore. Elle est

tellement heureuse d’avoir trouvé du boulot parce qu’il faut le faire… Arriver ici, en tant que

Marocaine, ne pas parler très bien français et ne pas savoir ni lire ni écrire et trouver un boulot

dans lequel on la paye quand même bien. Un vrai salaire d’ouvrier, 1200, 1300 euros si elle a

son temps plein. Ça peut monter jusqu’à 1400 nets pour certaines après les années d’ancienneté.

Cette fille elle est rayonnante, elle est souriante, elle adore ce qu’elle fait et voilà, c’est super gai

de travailler avec des personnes à qui l’on sait que l’on apporte un vrai plus, et qui sont

conscientes de la chance qu’elles ont.

- Ça dépend en fait de ce que la personne avait avant…

-… Bien entendu, on peut être confronté à une Belge qui n’a jamais rien eu, mais qui vit dans

une société dans laquelle on a tout, donc elle s’attendra à avoir beaucoup plus et elle va réclamer

beaucoup plus et voilà, même si elle est dans la même situation, qu’elle n’est pas diplômée,

qu’elle ne sait pas très bien lire ni écrire. Alors que c’est sûr qu’une personne qui vient du Maroc

et qui tout à coup a tout ici profite beaucoup plus de cette chance, alors qu’au final, le résultat

est le même, un ouvrier ne gagne pas plus de 1400 €, à part les ouvriers qualifiés du bâtiment

qui ont de gros salaires… (Entreprise K privée, Valérie, Belge, personnel administratif).

Pour Valérie, employée d’agence à l’entreprise privée K et qui a beaucoup de contacts avec

travailleuses et clientes quotidiennement, la posture des travailleuses rend compte des contextes

de société et les opportunités individuelles que chaque personne projette. Ainsi, à l’instar de ce

qu’écrivent Waldinger et Lichter (2003), à la comparaison des salaires au pays d’origine et à

Bruxelles, les travailleuses migrantes s’y jugent dans une situation plus avantageuse, en tout cas

économique. Le salaire permet, pour la plupart d’entre elles, d’envoyer de l’argent au pays

d’accueil ou de progresser dans leurs plans d’épargne. Étant sorties de leur société d’origine en

quête d’une vie meilleure, les travailleuses migrantes vivent différemment la faible valorisation

sociale de l’emploi d’aide-ménagère.

Le profil énoncé par Valérie, s’il est commun ("Arriver ici, en tant que Marocaine, ne pas parler très bien

français et ne pas savoir ni lire ni écrire et trouver un boulot dans lequel on la paye quand même bien"), n’est

pas une généralité. Nous verrons qu’une grande majorité des travailleuses du secteur, selon les

données ONEM et nos interviews, est relativement éduquée. Elles ont pour la plupart fini le

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Chapitre III 187

secondaire, et beaucoup ont commencé ou même finalisé des cours supérieurs de type courts ou

longs au pays d’origine.

La présence d’une majorité de femmes migrantes est une réalité du marché du travail domestique

bruxellois, favorisant l’embauche de ce groupe en opposition à "des Belges" et prêtant à la

comparaison des deux groupes. Il est toutefois clair que les entreprises pratiquent de la sélection

sur ce marché du travail. Les stratégies de recrutement des gestionnaires montrent l’évitement

pour la plupart d’entre eux à l’embauche des travailleuses venant par des voies institutionnelles

d’engagement. Les entreprises agréées préfèrent faire jouer la confiance entre travailleuses, avec

des pratiques de recrutement relationnelles. La recherche de "bonnes travailleuses" et de "bonnes

clientes", confirmée par nos entretiens tant avec des travailleuses qu’avec des entreprises, a

également été suggérée par le rapport 2010 d’Idea Consult (2011:120).

Les "bonnes travailleuses" aux yeux des entreprises titres-services sont celles venant du secteur

informel du travail domestique. Elles ont plus d’expérience professionnelle, plus d’autonomie et

souvent une clientèle solide et fidèle. C’est en l’occurrence le profil préféré, car l’entreprise n’a

aucun ou très peu de travail de gestion.

La préférence pour des travailleuses migrantes et l’évitement des personnes chercheures d’emploi

ou des "Belges" produisent une situation semblable à celle identifiée par Wilson et Portes dans

les enclaves ethniques (1980). Les "enclaves" créent une économie autour d’un marché du travail

alternatif, propre à une communauté/nationalité, dans laquelle les caractéristiques migrantes ou

ethniques sont valorisées au lieu de celles du pays d’accueil (langue, connaissances culturelles).

À l’instar de ce que Wilson et Portes observent à la fin des années 1970 au sein des entreprises

ethniques de la communauté cubaine à Miami aux États-Unis, il ressort de nos entretiens et

observations que les caractéristiques migrantes sont valorisées et opposées à celles des

travailleuses belges d’origine. Si les premières sont motivées, honnêtes et autonomes, les

secondes sont au contraire démotivées, insatisfaites, créatrices de problèmes, etc. Les facteurs

usuels de discrimination par le fait d’être étrangère deviennent donc un avantage sur le marché

du travail des titres-services.

En parallèle, même conscientes du fait que les meilleures travailleuses sont des migrantes, les

entreprises doivent faire face aux demandes discriminatoires de certaines clientes. De fait,

plusieurs clientes demandent "pas d’hommes", "pas de femmes voilées", "pas de personnes qui

ne parlent pas français", "pas de noires", et même "pas d’étrangères". Certaines entreprises

déclarent simplement se conformer aux préférences quand elles sont réalisables, ce qui révèle

une pratique de discrimination à rebours. D’autres essayent de raisonner la clientèle – en

expliquant, par exemple, qu’à Bruxelles "il n’y a pas des Belges", comme nous l’avons entendu

plus haut – ou en invitant les clientes à se tourner vers une autre société. L’on peut facilement

imaginer que la concurrence de plus en plus acérée entre les entreprises agréées les pousse à

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Chapitre III 188

satisfaire le plus possible les exigences des clientes pour éviter de les perdre, potentialisant les

situations de discrimination à rebours.

b) Contrôler un marché du travail domestique européanisé

La politique des titres-services est nationale (régionale à partir de 2015), mais les règles de non-

discrimination prévues dans les directives européennes ouvrent ce marché du travail belge aux

ressortissants européens et à la libre initiative d’entreprise. À l’instar de ce démontré par Rea

(2013) pour le marché du travail belge en général, les titres-services s’insèrent ainsi dans un

marché européen du travail domestique et, en tant que ville globale (Sassen 2007), dans un

marché transnational du travail domestique.

Certaines entreprises profitent de la circulation de travailleuses européennes pour recruter des

employées motivées et d’autres entreprises iraient jusqu’à amener des candidates des pays les plus

pauvres de l’UE28 pour les engager directement en tant qu’aide-ménagères. Les travailleuses de

l’UE, originaires entre autres de la Pologne et du Portugal, ne sont en effet pas soumises à

l’exigence d’une demande de permis de travail pour venir travailler en Belgique sous le système

de titres-services.

Sur ce sujet moral et économiquement sensible – les impôts des contribuables belges serviraient

à financer en partie l’emploi de non-Belges –, les avis sont partagés. Le gestionnaire de

l’entreprise G se vante d’avoir des travailleuses motivées qui arrivent du Portugal :

- [...] Maintenant, il y en a beaucoup qui sont en train d’arriver du Portugal.

- À cause de la crise ?

- Oui. Et de celles-là, j’en suis très content parce que même si elles ne parlent pas français, elles

se débrouillent super bien. Et les clients sont super contents. Et presque toutes ont déjà des

heures complètes alors qu’elles sont arrivées que depuis août et elles travaillent déjà.

- Et c’est toujours grâce au bouche-à-oreille, ou elles ont vu le site de la société ? J’ai vu qu’il y avait un site en

portugais aussi…

- Ceux-là c’est surtout par le bouche-à-oreille. C’est surtout ces personnes-là qui sont venues

comme ça. La plupart du temps, elles parlent anglais et comme la grande partie des clients ils ne

parlent qu’anglais, ben c’est parfait. (Entreprise G privée, Pedro, Portugais, chef d’entreprise).

L’engagement en Europe n’est pas interdit, et ce qui compte pour les gestionnaires comme

Pedro, c’est de trouver des travailleuses qui savent nettoyer et qui sont motivées et honnêtes.

Certaines sociétés justifient la présence sur le marché du grand nombre de femmes de l’Est

européen par les faits historiques. Comme cet entrepreneur qui emploie des Polonaises en grand

nombre :

Mais ce que je veux dire c’est que toutes nos aides ménagères qui sont d’origine étrangère sont

des gens pour la plus grande majorité qui, en tout cas à 90%, étaient déjà sur le marché de

l’emploi. Le marché non officiel, mais elles travaillaient déjà comme aide-ménagères. […]

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Chapitre III 189

L’arrivée des Polonais en Belgique dans les familles, ça date des années 80, hein ?! Bien avant

que la Pologne fasse partie de l’Union Européenne. (Entreprise C privée, Antoine, Belge, chef

d’entreprise).

… Tandis que d’autres se plaignent d’une concurrence déloyale par des entreprises recrutant

directement en Pologne :

[…] Il y a des Polonais qui viennent de Pologne pour ouvrir des sociétés de titres-services, qui

font venir des dames de Pologne et ça c’est un gros problème, c’est un gros problème vraiment.

L’État en a un peu marre de financer des dames, elles n’ont plus besoin d’un permis de travail

maintenant, pour elles c’est un bon salaire, pour ces messieurs aussi, mais pourquoi ? Parce

qu’elles laissent leurs enfants là-bas et qu’elles ont besoin de gagner un maximum en un

minimum de temps, évidemment. (Entreprise I agence intérim, Sylvie, Belge, gérante titres-

services Bruxelles et Brabant Wallon).

La réalité d’embauche de non Belges qui auparavant travaillaient probablement sur le marché

informel et l’évitement de nationaux en recherche d’emploi (surtout du chômage de longue

durée), contrastent avec la volonté politique du gouvernement belge de ladite "Règle des 60%".

Entrée en vigueur en août 2012, la règle entend "remédier" à la faible insertion dans le marché

des titres-services de personnes issues du chômage de longue durée ou bénéficiaires du revenu

d’intégration, en créant des quotas. Selon le texte, par trimestre, 60% des nouveaux engagements

des travailleuses titres-services doivent être des personnes au chômage complet indemnisé ou

bénéficiaires d’un revenu d’intégration (Moniteur Belge 17 août, p. 48.419). Pour le gouvernement,

le non-accomplissement des quotas doit être justifié par des circonstances exceptionnelles sous

risques d’amendes.

La nouvelle règle a clairement été créée pour arrêter ou diminuer l’entrée de travailleuses

européennes dans le secteur. Plus de recul et de récolte de données seraient nécessaires pour

attester des conséquences de cette mesure. Effectivement, la politique pose question par sa

déconnexion, surtout en Région bruxelloise, entre règlements et pratique.

Le dernier rapport Idea Consult (2014 p. 46) pointe ainsi que malgré une augmentation de

l’embauche de candidates au sein du public cible de 31,1% en 2012 à 44,8% en 2013, la Région

bruxelloise est toujours largement en dessous du quota imposé de 60%. En comparaison, en

2013 la Wallonie respecte la règle avec 65,9% des nouvelles embauches parmi les personnes au

chômage complet indemnisé ou bénéficiaires d’un revenu d’intégration, tandis qu’en Flandre le

taux d’embauche du public cible est de 50,9%. En Région flamande, par ailleurs, la "Règle des

60%" n’est plus d’application depuis mars 2015103.

103 Source : Arrêté du Gouvernement flamand modifiant l’arrêté royal du 12 décembre 2001 concernant les titres-services (Moniteur Belge, 2 avril 2015). Une mesure différenciée dans l'une des régions risque de produire un effet de "migration". Dans ce cas précis, l'on pourrait voir un déplacement d’entreprises et travailleuses vers la Flandre.

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Chapitre III 190

D’un point de vue qualitatif, deux possibles effets négatifs de la loi pour les travailleuses du

secteur nous semblent néanmoins d’emblée envisageables.

Premièrement, de manière logique, la règle rend difficile l’entrée de n’importe quelle nouvelle

travailleuse – hors public cible – sur le marché des titres-services. Les travailleuses migrantes

ayant obtenu une régularisation (par regroupement familial, par demande d’asile ou statut de

réfugiée, par les campagnes de régularisation ou par des critères permanents) auront plus difficile

à trouver une entreprise agréée qui accepte de les embaucher.

Deuxièmement, il pourrait être plus difficile à l’avenir de passer du travail au noir au travail

déclaré, même si l’on a déjà une clientèle. Cet effet concerne autant de travailleuses belges que

d’étrangères. Si auparavant il était difficile de trouver une société si l’on n’avait pas une clientèle

complétant au moins 13 heures pour faire un contrat de travail, situation identifiée par d’autres

auteurs également (Godin 2013 ; Michielsen et al. 2013), le fait d’avoir des clientes ne garantit

dorénavant point la possibilité d’être embauchée.

Ces deux conséquences peuvent ne pas être significatives en termes quantitatifs. Elles sont

cependant importantes du point de vue de la qualité du travail et de l’évaluation de la capacité de

la politique des titres-services à atteindre ses objectifs (dont la création de l’emploi et la

formalisation du secteur du travail domestique). Jusque-là, l’objectif de lutte contre le chômage

semble fortement affaibli, malgré les efforts gouvernementaux de ces dernières années pour

augmenter la participation des chercheures d’emploi au secteur.

C. Le networking des travailleuses titres-services

Du côté des travailleuses, nos interviews et observations montrent la continuité des pratiques du

marché informel au sein du marché formel et la force des réseaux, notamment ethniques. Dans

leur article sur les carrières migratoires des femmes latino-américaines dans le travail

domestique informel à Bruxelles, Freitas et Godin (2013 p. 43) ont montré que l’insertion des

migrantes latino-américaines se fait par trois principales "modalités d’entrée" : la cooptation, soit

l’action d’un réseau ethnique soudé qui lie anciennes et nouvellement arrivées ; le comportement

entrepreneurial, basé sur l’agency ou les ressources individuelles mobilisées par les travailleuses ; et

un groupe intermédiaire qui combine les caractéristiques des deux premiers groupes.

Dans leur typologie, les auteures identifient le premier cas comme étant typique de la

communauté équatorienne. Nos analyses laissent transparaître que c’est également le cas des

Philippines. Dans le deuxième groupe, où les auteures ont rencontré plus de femmes

brésiliennes, nous pouvons ajouter les travailleuses polonaises et roumaines. Plus spécifiquement

pour le milieu brésilien migrant, il a été défini comme une "communauté de rivaux", dans

laquelle la méfiance et la concurrence peuvent nuire au sentiment de solidarité (Rosenfeld et al.

2010a p. 136).

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Chapitre III 191

À l’instar de la communauté brésilienne, les travailleuses d’origine polonaise participantes

évoquent pour la plupart avoir trouvé leurs employeuses/clientes par leurs propres efforts ou

avec l’aide du réseau d’employeuses. Ewa par exemple raconte comment elle est passée à un

temps plein :

- Aujourd’hui, je suis à plein temps, mais au début, quand je suis arrivée [dans le système des

titres-services], au début, j’avais juste 18h pour la même famille. […]

- Et qui sont les autres clients ?

- C’est la maman de la patronne, des copines, famille [de la patronne].

(Ewa, Polonaise, 32 ans, en couple, deux enfants en bas âge, arrivée en 2006 comme au pair,

travailleuse titres-services depuis 2009).

Les Portugaises peuvent être positionnées à mi-chemin entre la stratégie de cooptation et

l’entrepreneuriale. Ainsi, Martina, Portugaise de 39 ans, a trouvé son premier poste à 17 ans

comme travailleuse domestique interne grâce à une dame portugaise de son village. Elle raconte

comment, à son arrivée à Bruxelles dans les années 1990, on cherchait du travail :

Maintenant, tout le monde a une voiture, mais avant, quand je suis arrivée, toutes les

Portugaises se retrouvaient, car on allait au travail [en transport en commun], et comme ça on

commençait à se parler et à faire connaissance. C’est par ces liens qu’on disait après : ‘Tiens, je

connais quelqu’un, si tu cherches un travail’... C’était comme ça avant qu’on cherchait du travail

les unes avec les autres. Aujourd’hui, ce n’est plus comme ça, tout le monde a une voiture, et

moi aussi personnellement je vais en voiture et alors je ne rencontre personne... (Martina,

Portugaise, 39 ans, en couple, 2 enfants, arrivée en 1994, travailleuse titres-services depuis

quelques années).

Pour les travailleuses domestiques migrantes, la recherche de travail, surtout au début, est donc

moins souvent fait par des annonces et plus via des rassemblements communautaires ou

familiaux, comme l’a montré Hondagneu-Sotelo (1994, 2007) pour les travailleuses "latinas"

employées dans le secteur du live-out en Californie, aux États-Unis, déjà dans les années 1980 et

1990. Plusieurs de nos interviewées ont dit avoir des échanges avec d’autres travailleuses quand

elles partent ou partaient en transport en commun pour le travail, surtout quand il s’agit des bus

qui circulent dans la banlieue bruxelloise comme le TEC et De Lijn104. Une fréquence moindre et

un plus long temps de voyage, par rapport au réseau de transport urbain bruxellois, favorisent

également la prise de contact pour celles qui prennent ce transport régulièrement.

En outre, le statut de séjour et la langue se révèlent déterminants pour les stratégies de recherche

d’emploi. En effet, les travailleuses en situation irrégulière de séjour n’ont d’autre choix que de

faire appel à un réseau de proximité et ethnique, puisqu’elles ne peuvent accéder aux institutions.

Plusieurs travailleuses ont ainsi fait appel à leur arrivée à des intermédiaires ethniques, et ont été

104 TEC est un acronyme pour "Transport en commun" et désigne l’opérateur de transport public actif sur le territoire wallon ; De Lijn est l’opérateur de la Région flamande.

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Chapitre III 192

aidées de manière gratuite ou en échange de rémunération. Silvana, Brésilienne, raconte comme

elle a commencé à travailler sur le marché informel du travail domestique à Bruxelles, à son

arrivée dans la fin des années 1990 :

Avant je travaillais avec une Brésilienne, D., qui trouvait les boulots, à l’époque c’était en

francs, alors elle demandait 350 francs l’heure [environ 8,68 euros] et nous, on recevait

seulement 250 francs [environ 6,20 euros] et les 100 [la différence] elle gardait pour elle. […]

Car quand on ne sait pas parler le français on est perdu, n’est-ce pas, alors elle acceptait le

travail et comme il était difficile pour moi, car je ne connaissais personne, je n’avais pas d’ami,

je n’avais personne… Et avec certaines "madames", je me rappelle encore aujourd’hui, je

travaillais toujours à l’extérieur [de Bruxelles] et je me levais à 5h du matin. Elle prenait, je me

rappelle, au week-end on donnait sa partie à elle, les 100 francs l’heure […]. Et un jour, je suis

allée dire à D. que j’étais fatiguée, car réellement j’étais épuisée, je ne trouvais pas juste de

travailler tout ce que je travaillais et de devoir la payer, même si c’était elle qui me trouvait les

maisons. J’étais obligée de donner l’argent que je gagnais avec autant de sacrifice […] Et alors

c’est elle qui m’a proposé, elle a vu une annonce dans un journal, elle m’a donné le téléphone et

m’a dit d’appeler et prendre rendez-vous. […] D. était venue [au rendez-vous] avec son mari, je

suis allée avec mon mari aussi. (Silvana, Brésilienne, 35 ans, en couple, trois enfants [de son

ancienne ménage], arrivée en Belgique en 1997, travailleuse titres-services depuis sa

régularisation en 2009).

Sans aucune ressource et sans papiers, Silvana a accepté de payer une commission à une

Brésilienne plus expérimentée qui lui trouvait des maisons pour des ménages hebdomadaires.

Cette situation illustre une des variations de la pratique de payer l’emplacement, un exemple de

marchandisation de l’usage du capital social (Massey 1999). Cette pratique a aussi été observée

dans la communauté polonaise à Bruxelles (Grzymala-Kazlowska 2005 ; Kuźma 2012).

Les églises, qu’elles soient évangélistes ou catholiques, sont un autre pôle connu de recherche de

travail, surtout quand les messes ou cultes sont célébrés dans la langue d’une communauté

spécifique, comme c’est le cas au sein de l’église Jésus Travailleur à Saint-Gilles, où le prêtre est

Brésilien, à l’église Notre Dame des Riches Claires, très proche de la communauté latino-

américaine hispanophone, ou encore à l’église Saint-Rémy, fréquentée par la communauté

philippine. Parmi les églises évangélistes, plusieurs sont également "spécialisées" dans certaines

nationalités et ont des réunions dans la langue des communautés qui les fréquentent. Le

travailleur Diego explique qu’il a commencé à accompagner sa tante aux cultes d’une église

évangéliste dès qu’il est arrivé à Bruxelles :

- Comment avez-vous connu des gens, comment avez-vous commencé ?

- La plupart des gens, je les ai connus par l’église, bon, je ne suis pas chrétien, chrétien…

- L’église catholique ?

- Chrétienne [évangéliste]. Je ne suis pas chrétien, mais ma tante, elle, oui, et donc par le moyen

de l’église j’ai pu connaître beaucoup de monde… […] Oui, en allant chaque dimanche pour

accompagner ma tante et chercher du travail, ce qui est le plus important pour moi…

(Diego, 32 ans, Équatorien, célibataire, une petite fille en Allemagne. Arrivé en 2008, travailleur

titres-services depuis 2011, régularisation par le travail).

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Chapitre III 193

Diego souligne son approche utilitariste en ce qui concerne la religion : si depuis son arrivée il a

fréquenté l’église évangéliste chaque dimanche, c’était dans le but de rencontrer des gens et de se

trouver un travail. C’est ainsi qu’il a travaillé dans le secteur de la construction pour après

changer pour le secteur des titres-services, où l’emploi est plus stable et donc le renouvellement

du permis de travail B plus sûr.

L’église, les liens forts (famille et/ou amis dans la communauté), l’entrepreneuriat (distribution

des annonces de porte en porte) et éventuellement des intermédiaires ethniques sont ainsi des

modes d’entrée sur le marché du travail domestique informel. Une fois employées auprès d’une

famille, les travailleuses essayent d’élargir leur éventail d’employeuses/clientes avec des liens

mixtes (forts et faibles) (Granovetter 1983), mais surtout des liens faibles avec l’employeuse.

Ainsi, si avec les réseaux ethniques et/ou familiaux, dans la grande majorité des cas, les

recommandations portent sur les emplois délaissés ou quittés, la travailleuse a le premier choix

quand il s’agit du réseau d’employeuses/clientes. Elle peut ainsi estimer avec plus de précision les

avantages de s’engager dans une nouvelle relation de travail. De plus, ce réseau permet aux

travailleuses d’imposer leur disponibilité. Comme l’a montré Hondagneu-Sotelo (2007), de

bonnes employeuses peuvent avec plus de probabilité amener d’autres, car il existe une tendance

à reproduire, entre employeuses/clientes, les mêmes conditions de travail105.

La travailleuse Gabrielle a par exemple trouvé sa clientèle grâce au réseau d’employeuses, quand

elle cherchait à travailler sur le marché du travail domestique informel. Elle a trouvé son premier

travail par l’intermédiaire de liens forts avec une amie philippine. C’est par le réseau de sa

première employeuse que Gabrielle a trouvé toutes ses autres maisons. C’est a posteriori que

Gabrielle a pu passer au système des titres-services, lors de sa régularisation en 2011, amenant

avec elle toutes ses employeuses :

I have a friend and then she wants me to come with her, to help her. So when the employer

saw me, she said to us ‘If you want to, you know, if you need some work, I know some people

looking for someone’. So I said ‘Yeah that’s a good idea. I’m looking for a job’. So I found this

one employer. And then this employer, you know, asked her friend and then friend, friend,

friend. So I work now full time. (Gabrielle, Philippine, 35 ans, en couple, deux enfants, la plus

jeune en Belgique, travailleuse titres-services depuis 2011).

À l’instar de Gabrielle, l’extrait de la travailleuse Regina montre le rôle du réseau, mais cette fois-

ci concernant les clientes en titres-services :

La plupart des clients, je les ai trouvés par le bouche-à-oreille. À l’agence, on m’a envoyé chez

une dame très gentille, adorable. Elle m’a dit ‘Tiens, j’ai une voisine’ et la voisine de la sœur, et

105 Bien entendu, si la travailleuse est employée comme interne, elle est déjà occupée à temps plein avec une seule maison, et il ne serait pas dans l’intérêt de son employeuse de la recommander.

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Chapitre III 194

la collègue de la sœur, et ainsi de suite... (Regina, Belge d’origine colombienne, 36 ans, arrivée

en début des années 2000, travailleuse titres-services presque depuis le début de la politique).

La situation décrite par Régina montre que la pratique d’utilisation des réseaux

d’employeuses/clientes est tout aussi présente dans la sphère informelle que formelle. Pour

Régina, le point de départ a été l’agence de titres-services, alors que les clientes subséquentes ont

été amenées par les connaissances de sa cliente et des nouvelles clientes ("et la voisine de la sœur,

collègue de la sœur, et ainsi de suite"), dans un effet "boule de neige".

L’évolution et l’alimentation de cette logique relationnelle, autant dans le recrutement par les

entreprises que dans la recherche de nouvelles employeuses/clientes par les travailleuses,

renforcent les niches ethniques du marché informel du travail domestique ainsi que celui du

marché formel des titres-services. Notre focus group en octobre 2013 avec les travailleuses titres-

services qui avaient auparavant travaillé au noir a largement démontré qu’il n’y a pas de

changement essentiel dans les pratiques pour rechercher du travail. Plusieurs travailleuses,

comme Anya, ont cependant reconnu l’aide que peuvent apporter les entreprises de titres-

services agréées à la recherche d’une nouvelle clientèle :

Pour moi, personnellement, je n’ai pas eu besoin de l’aide de l’entreprise, parce que chaque

fois, quand je sais que je vais perdre une place, il y a une cliente qui m’aide à en retrouver une,

ou ses amis, ou je trouve toujours quelqu’un, ou ma voisine... Par contre, j’entends, quand je

suis au bureau, pour apporter les titres-services, j’entends que les gens disent... ‘Voilà, je ne

peux plus’... Alors ils proposent, ils donnent de nouvelles adresses, ou ils disent ‘Contactez-moi

dans 2-3 jours’, ou ‘Je vais vous rappeler’... Alors c’est-à-dire que l’agence, elle bouge, elle

cherche. (Anya, Belge d’origine Polonaise, 55 ans, en couple, deux enfants, employée titres-

services depuis 2007 ; Compagnon : Belge, employé administratif dans une entreprise belge).

Anya se vante de ne pas "avoir besoin" de l’aide de l’entreprise avec son horaire complet,

renforçant l’idée que les travailleuses préfèrent construire leur propre clientèle et ne pas être

redevables à la société agréée. Ceci les rend également plus libres pour changer d’entreprise si

elles le souhaitent, sans le sentiment de remords d’emmener toutes leurs clientes. Comme le

signale Anya, néanmoins, les agences peuvent également, dans la mesure du possible, amener de

nouvelles clientes aux travailleuses. Les entreprises sont surtout très utiles pour aider les

travailleuses avec peu de capital social à trouver leurs premières clientes, comme dans le cas de

Regina cité plus haut.

Dans cette partie, nous avons discuté les modalités de recrutement des entreprises de titres-

services et l’usage du capital social pour chercher à la fois des clientes et des employées dans le

chef des entreprises agréées, et des clientes dans le chef des travailleuses. Il y a ainsi une

homologie dans l’usage des réseaux surtout de la part des entreprises : les publicités dans des

journaux ethniques ou locaux servent à attirer travailleuses et clientes. De même, les travailleuses

s’échangent des informations entre elles et utilisent des liens faibles avec les

employeuses/clientes pour se construire de nouvelles opportunités de travail, ainsi que de

meilleures conditions d’emploi lors d’un changement d’entreprise.

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Chapitre III 195

Non seulement les entreprises préfèrent des femmes migrantes déjà sur le marché du travail

domestique, mais elles mènent des tactiques d’évitement de chercheures d’emploi, identifiées

globalement comme "Belges". De quoi mettre une croix sur l’objectif de création d’emplois

parmi ce public marginalisé du marché du travail.

Parmi les pratiques de recrutement, les pratiques relationnelles sont les plus utilisées et le

bouche-à-oreille est la préférée des gestionnaires. Cette dernière pratique permet de garantir la

provenance des travailleuses et joue sur l’engagement moral des doyennes amenant de nouvelles

employées.

Comme en général elles changent avec leur clientèle (vers les titres-services et entre entreprises

agréées), les changements dans le quotidien de travail sont minimes. Les travailleuses

"connaissent le système" et n’ont donc besoin que de très peu d’assistance. C’est précisément ce

profil que les entreprises préfèrent : des travailleuses autonomes et motivées, ou, en d’autres

mots, celles qui demandent aux sociétés peu ou aucun effort en gestion des ressources humaines.

Le système est donc dominé par des travailleuses migrantes pour deux raisons principales : elles

acceptent ce travail peu valorisé, physiquement dur, et relativement mal payé, et elles sont déjà

sur le marché informel du travail domestique à l’arrivée de la politique des titres-services. Nous

développerons dans les parties suivantes plus en détail le profil des travailleuses employées en

titres-services.

4. Les travailleuses : "nouvelles migrations" dans les titres-services

bruxellois

En 2013, le système employait 149.782 travailleuses en Belgique. Sur le plan national, on compte

71,9% de Belges, alors qu’à Bruxelles les Belges ne représentent que 22,9% de la main-d’œuvre

du secteur, les ressortissantes UE28 (excepté la Belgique) 56,4%, et les travailleuses non

européennes 20,7% (Idea Consult 2014 p. 37). La présence significative de travailleuses

étrangères et de Belges d’origine étrangère (non comptabilisées par les enquêtes Idea Consult) est

une réalité bruxelloise. En effet, nos entretiens et observations confirment le profil cosmopolite

de Bruxelles comme Ville-Région globale, avec la présence de travailleuses, clientes et

gestionnaires d’entreprises agréées issues de la migration.

A. Sexe, âge, et scolarité des travailleuses

À l’instar de l’absence de travailleuses belges, une autre marque du secteur des titres-services est

l’absence de travailleurs hommes : 97,4% de la main-d’œuvre est composée de femmes au niveau

national, comme montre le Tableau III.10 et sa représentation dans le Graphique III.3. En

Région bruxelloise, la présence d’hommes migrants prêts à intégrer le système contribue à

atténuer légèrement le caractère très féminisé de l’activité. Dans les deux autres régions, la

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Chapitre III 196

participation des hommes sur ce marché est beaucoup moins importante. Tout comme l’a

constaté Näre (2013) dans son analyse de l’évolution de l’ethnicisation de la main-d’œuvre du

secteur du travail domestique en Italie, les catégories sociales genre et migration ou ethnicité sont

structurelles au domaine du social care. C’est un secteur de femmes et de migrants, mais la

catégorie genre est plus déterminante que l’origine nationale/ethnique (Näre 2013 p. 610).

Tableau III.10 : Évolution de la participation masculine sur le marché des titres-services

par Région, 2008-2013

Bruxelles Flandre Wallonie Total

2008 4,2% 1,9% 2% 2,1%

2009 3,9% 2,1% 2% 2,3%

2010 4,7% 2,5% 2,6% 2,8%

2011 5,2% 2,6% 2,5% 3,0%

2012 4,9% 2,4% 1,9% 2,6%

2013 4,5% 2,5% 1,9% 2,6% Source : Idea Consult (2009- 2014)

Graphique III.3 : Représentation de l’évolution de la participation masculine sur le

marché des titres-services par Région, 2008-2013

Source : Idea Consult (2009- 2014) (visualisation du Tableau III.10)

Parmi les travailleuses participant à notre étude, nous avons quatre hommes qui travaillent dans

le secteur du travail domestique : deux en titres-services et deux sur le marché informel. Tous les

quatre pensent que leur travail n’est pas spécialement "féminin" et qu’être dans ce secteur ne les

dérange pas, car c’est ce qu’ils ont "pu trouver pour l’instant". Ces impressions convergent avec

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Chapitre III 197

le constat d’autres auteures qui ont analysé la situation des hommes dans le travail domestique

(Scrinzi 2013). En outre, pour trois d’entre eux qui sont déjà passés par le secteur de la

construction, le nettoyage chez des particuliers est moins pénible et plus sûr que le bâtiment.

Dans les deux cas des employés titres-services, Diego et Guillermo, deux Équatoriens, la

régularisation par le travail ne leur laisse pas le choix : pendant trois ans, ils devront travailler

dans les titres-services. Ce n’est qu’après qu’ils pourront demander une autorisation de séjour

illimitée et pourront changer de secteur ou devenir indépendant. Si Guillermo, qui a une scolarité

très faible, semble content avec son train de vie et se préoccupe de donner une bonne éducation

à sa fille, Diego, informaticien, espère pouvoir valoriser son expérience professionnelle et créer

une entreprise de réparation d’ordinateurs.

Quant à Zahir et Jay, respectivement Pakistanais et Philippin, ils sont tous deux en situation

irrégulière de séjour et voient le travail de ménage comme un autre quelconque. Zahir travaille

dans des maisons privées, mais également à la cuisine d’un restaurant ainsi que dans le nettoyage

de restaurants, discothèques, bars. "Whatever I get", il précise. Pour lui, le travail d’aide-

ménagère hebdomadaire est un travail comme un autre, de la débrouille. Pourtant, avant d’arriver

en Belgique, Zahir n’avait jamais fait du nettoyage de sa vie :

And before coming to Holland [où il a fait le baccalauréat Business Management Administrations], did you

have experience in Pakistan, in cleaning?

I had never even taken a glass of water. I only call my sister: “Can you give me water?” And

I get back and she gives me water. It’s like that [there].

So, you never did anything for you, on yourself?

People change, things change.

And are you happy with this changing? No?...

…I spent 25 to 30 000 for my education and now, I got nothing out of it.

You didn’t get anything in your profession, did you?

I’m just waiting for some change in my life. Then I will do my MBA. Then I will see.

(Zahir, Pakistanais, 27 ans, en couple, en situation irrégulière de séjour ; Compagne :

Philippine, employée titres-services depuis sa régularisation)

Contrairement à Zahir, Jay travaille depuis qu’il a 11 ans et sa famille a migré de la région rurale

vers Manilla (capitale des Philippines) quand il était enfant. Il ne semble pas séparer les tâches de

manière genrée ou avoir de tâche préférée, même s’il se vante d’être un très bon barman. Jay est

déjà passé par tout type de travail, et son rythme actuel lui semble très léger par rapport aux

horaires qu’il prestait dans le secteur des bateaux de croisière, où il a fait carrière et a travaillé

pendant 14 ans consécutifs. Les croisières lui ont donné une large expérience en service, cuisine

et bar, et il travaille souvent de manière informelle pour des soirées dans des ambassades ou des

familles aisées dans des communes d’Uccle et de Rhode-Saint-Genèse.

L’âge moyen des travailleuses en titres-services mérite aussi d’être relevé. Ainsi, 58,1% des

travailleuses du secteur en Belgique ont entre 30 et 49 ans et 21% ont 50 ans ou plus. En Région

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Chapitre III 198

bruxelloise, ce taux monte à 61,7% (Idea Consult 2014 p. 37). Le rapport Idea Consult indique

qu’il y a un mouvement de vieillissement dans l’âge moyen des travailleuses : si 10,7% du corps

des travailleuses avait plus de 50 ans en 2006, en 2013 ce taux est de 22,9% (2014 p. 38).

En effet, les travailleuses participant à notre recherche ont en moyenne 40 ans, et toutes ont plus

de 23 ans. Sept des 30 travailleuses ont plus de 50 ans (deux d’entre elles ont même plus de 60

ans) et seulement six ont moins de 30 ans. Une autre caractéristique intéressante de notre

population est l’intergénérationnel : dans deux cas, ces travailleuses ont été interviewées avec leur

maman, aussi aide-ménagère. Renata, Bolivienne de 26 ans, est arrivée pour travailler avec sa

maman et l’aider à régler sa dette de voyage et à contribuer à ce que ses frères plus jeunes restés

en Bolivie puissent étudier. Elle et sa maman ont été régularisées lors de la Campagne de

Régularisation de 2009 et travaillent aujourd’hui dans le système des titres-services à temps plein.

L’autre cas est celui de Denise, la plus jeune des participantes. Elle a été régularisée avec sa

maman lors de la Campagne de 2000, alors qu’elle était adolescente. Elle a fini ses études pour

être aide-soignante, mais, avec deux enfants en bas âge, elle préfère avoir des heures de bureau et

ne veut donc pas travailler à l’hôpital : "Il y a des places, mais comme je suis jeune, ils me

donnent toujours des horaires de nuit". Elle suit un cours de secrétariat médical et travaille

quelques heures par semaine en titres-services.

Concernant le niveau d’éducation des travailleuses en titres-services, le Tableau II.11 montre que

la région bruxelloise compte plus de travailleuses avec un faible niveau d’études que les deux

autres régions. À l’opposé, c’est également la région avec plus de travailleuses plus éduquées :

5,9% d’entre elles sont hautement qualifiées106, alors qu’en Flandre ce taux est de 3,6% et en

Wallonie de 3,4%. Pour Idea Consult (2014), "cette part relativement plus élevée pourrait

s’expliquer par la présence de nombreux migrants hautement qualifiés à Bruxelles (possédant

éventuellement un diplôme étranger non reconnu)" (2014 p. 35).

Tableau III.11 : Niveau d’études des travailleuses titres-services en Belgique en 2013

Bruxelles Flandre Wallonie Total

Peu qualifié 62% 50,3% 59,3% 54,2%

Moyennement Qualifié 32,1% 46,2% 37,2% 41,9%

Hautement Qualifié 5,9% 3,6% 3,4% 3,9% Source : Idea Consult (2014 p. 37)

106 Selon Idea Consult, "Peu qualifié" correspond à un niveau jusqu’à l’enseignement secondaire inférieur; "Moyennement qualifié" désigne des personnes ayant étudié jusqu’à l’enseignement secondaire supérieur; et "Hautement qualifié" décrit des personnes ayant un niveau d’étude universitaire ou étude supérieure non universitaire. Quel que ce soit le niveau d’étude indiqué, il convient néanmoins de nuancer les résultats concernant le niveau d’études du rapport Idea Consult. En effet, ce dernier est basé sur une consultation des entreprises à propos de leurs employées qui ne fait pas l’objet de vérification.

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Chapitre III 199

En effet, parmi les travailleuses participantes à notre étude, seules quatre étaient faiblement

qualifiées, tandis que la moitié était hautement qualifiée107 : elles avaient fini ou entamé des

études supérieures et avaient une spécialisation professionnelle. Trois étaient professeures à

l’école secondaire ou institutrices dans leur pays d’origine. Les travailleuses domestiques dites

hautement qualifiées de notre échantillon sont économistes, comptables, institutrices, aides-

soignantes, informaticiennes, gestionnaires et historiennes.

Parmi les 13 nationalités interviewées, les plus qualifiées étaient les ressortissantes philippines

(deux femmes avec études supérieures et un homme avec secondaire professionnel), suivant ce

qui a été avancé par de nombreuses auteures à propos de cette communauté (Parreñas 2001 ;

Mozère 2005 ; Fresnoza-Flot 2008 ; Pauwels 2015).

Dans le cas des Polonaises de notre étude, si à Bruxelles elles viennent pour la plupart de la

région rurale de la Podlasie (à l’est de la Pologne) et ont un profil peu qualifié (Kuźma 2012),

nous avons cependant rencontré des Polonaises hautement qualifiées, originaires d’autres régions

plus urbanisées de Pologne. L’économiste Ewa, par exemple, est venue de Pologne pour deux

mois de vacances, à 21 ans, et a décidé de rester, devenant jeune fille "au pair".

La diversité des profils trouve sa source dans les complexes motivations à migrer en Belgique. Le

changement politique qui intervient en Europe de l’Est suite à la chute du mur de Berlin (1989)

pousse certaines personnes à partir à la recherche d’une vie meilleure, hors du pays d’origine.

Des motivations non économiques viennent également s’ajouter à ces raisons classiques, comme

la curiosité de découvrir une nouvelle vie et de partir à la recherche d’aventure, dans le cas

d’Ewa108. Les travailleuses plus jeunes de toutes les nationalités, notamment, sont motivées par la

recherche de nouvelles expériences, au-delà d’une meilleure situation économique.

Les profils de travailleuses domestiques sont donc très variés. Autant de professionnelles

qualifiées se retrouvent sur le marché des titres-services, et ce pour différentes raisons.

D’abord, la plupart d’entre elles n’ont obtenu une régularisation que récemment, et commencent

à peine à pouvoir penser à quitter le secteur. Deux travailleurs (cités plus haut) sont par contre

toujours en situation irrégulière de séjour, l’un d’entre eux ayant un diplôme européen en gestion.

Ensuite, le manque de connaissances d’une des langues nationales et la difficulté d’équivalences

de diplômes et de compétences sont un frein à l’insertion professionnelle. Enfin,

l’ethnostratification du marché de travail et la discrimination sont également un obstacle pour

une pleine intégration dans d’autres secteurs du marché de l’emploi bruxellois (et belge).

107 Nous n’avons malheureusement pas d’information pour deux des travailleuses. 108 Le profil d’Ewa rejoint celui décrit par Hernandez (2007), qui écrit sur les motivations migratoires de jeunes péruviennes : la volonté de découvrir d’autres cultures et de connaître le monde.

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Chapitre III 200

Les chiffres sur les niveaux d’études montrent encore une fois que Bruxelles est une Région

d’extrêmes. Le recrutement en titres-services se fait principalement parmi les travailleuses ayant

un faible niveau d’études, montrant l’attractivité économique de ce secteur (ou une des uniques

possibilités d’intégrer le marché du travail). Parmi les hautement qualifiées, l’entrée dans le

marché des titres-services sera perçue comme un passage : elles espèrent pouvoir passer à "autre

chose".

Le marché des titres-services se conçoit donc comme un secteur de migrantes, qu’elles aient un

haut niveau d’études ou non. Il est, en quelque sorte, une porte vers le marché formel du travail,

surtout pour celles venant du marché noir.

B. Les nationalités des travailleuses en titres-services à Bruxelles

Comme nous l’avons vu plus haut, il n’y a donc pas, ou très peu, de Belges dans le système des

titres-services en Région de Bruxelles-Capitale. Cette stratification ethnique du marché du travail

est encore plus visible si l’on prend en considération l’origine des travailleuses plutôt que la

nationalité : les Belges d’origine représentent moins de 1% à la fin 2012 sur le marché des titres-

services bruxellois, selon le dernier rapport Monitoring socio-économique (SPF Emploi &

CECLR 2015 p. 94). Les femmes belges d’origine forment encore la majorité de la main-d’œuvre

du secteur sur le plan national (52%).

Le Monitoring socio-économique fait une analyse du marché du travail belge à partir de l’analyse

des données de la Banque Carrefour de la Sécurité Sociale. Il montre non seulement la présence

importante de personnes étrangères ou d’origine étrangère dans le système des titres-services,

mais également la participation dans le secteur au sein de ces populations. Ainsi, en Région

bruxelloise, 60% des femmes salariées originaires des nouveaux États membres de l’UE (UE28)

travaillent dans le secteur des titres-services, tout comme 43% des salariées originaires de

l’Amérique du Sud ou Centrale (SPF Emploi & CECLR 2015 p. 94).

L’association du travail de nettoyage au "sale boulot" (dirty work) fait qu’il ne soit pas attractif

pour les nationaux, malgré l’effort du gouvernement belge de présenter ce travail comme un

"vrai métier" et de mettre en œuvre la "Règle des 60%" destinée à augmenter l’embauche de

chercheures d’emploi. Les travailleuses belges préfèrent exercer ainsi une autre activité ou être au

chômage plutôt que d’intégrer le secteur.

En ce sens, les sociétés de titres-services interviewées confirment toutes le taux significatif de

travailleuses d’origine étrangère dans leur effectif, et ce, quel que soit le type d’entreprise. Dans

son rapport 2013, Idea Consult montre que sur le plan national, les travailleuses non belges sont

plus présentes dans les structures privées, tandis que les Belges seraient plus nombreuses dans les

asbl et les structures publiques : 71% des travailleuses de l’UE28 et 60% des non-Européennes

sont employées dans les entreprises privées, contre 42,2% des Belges (2012 p. 114). Les

caractéristiques de la Région bruxelloise font cependant que les étrangères ou Belges d’origine

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Chapitre III 201

étrangère sont plus nombreuses dans la plupart des types d’entreprises. De plus, la Région

compte proportionnellement moins de CPAS et d’ALE que d’autres types d’entreprises.

Une analyse des données sur les nationalités présentes dans cette branche d’emploi à Bruxelles,

illustrées dans le Tableau III.12 et le Graphique III.4, mène à deux constats.

Le premier est l’importance du nombre de travailleuses de l’Est européen, de Polonaises

essentiellement, mais aussi Roumaines et plus récemment Bulgares. En 2010, les Polonaises

représentent 8% du secteur à l’échelle nationale et 32,8% en Région bruxelloise (données

ONEM). En 2013, elles montent à 8,8% sur le plan national (Idea Consult 2014 p. 38). C’est le

groupe le plus ancré et qui contribue à façonner de manière plus significative tant le marché

formel que le marché informel du travail domestique à Bruxelles.

Le deuxième constat est l’arrivée ces dernières années de nouvelles migrantes non-UE dans le

panorama du marché formel du travail domestique bruxellois. Il s’agit de travailleuses qui ont

régularisé leur séjour (au moyen de la campagne de régularisation, regroupement familial ou

autre) et qui ont par conséquent pu intégrer le marché formel du travail. Ce constat est démontré

par l’augmentation sur le marché des titres-services de travailleuses de nationalités qualifiées de

"nouvelles migrations" (Martiniello 2010 p. 2), et des données de l’émission des permis de travail

B lors de la Campagne de régularisation de 2009 (voir Chapitre II).

Le Tableau III.12 montre l’évolution des nationalités des travailleuses domiciliées en Région

bruxelloise entre 2008 et 2012, et le Graphique III.4 donne une idée imagée de cette évolution.

La proportion de travailleuses non belges augmente chaque année, et notamment la part des

nationalités les plus représentées sur le secteur. Les Polonaises, Roumaines et Portugaises sont

toujours majoritaires en termes absolus.

Comme démontré par Rea (2013), il y a une internationalisation dans le bassin de recrutement de

l’UE vers l’Est. Ainsi, entre 2008 et 2010, il y a par exemple une hausse importante du nombre

de travailleuses venant de Bulgarie dans le secteur des titres-services en Région de Bruxelles-

Capitale et, entre 2009 et 2010, ce groupe augmente sa représentation de 56,8%. Considérant

toute la période (2008-2012), la hausse est de 309,9%. Les travailleuses roumaines, quant à elles,

sont déjà en hausse importante entre 2008 et 2009, passant, en chiffres absolus, de 631 à 1.029

employées. Cela peut s’expliquer par l’adhésion récente de ces deux pays à l’Union Européenne.

Depuis janvier 2014, Roumaines et Bulgares ne sont plus soumises à des mesures transitoires

pour l’emploi et peuvent travailler sur le marché du travail belge sans l’obligation de fournir un

permis de travail. Ce changement de structure d’opportunité contribuera forcément à une hausse

de leur taux dans le partage des nationalités au sein du secteur.

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Chapitre III 202

Tableau III.12 : Nationalité des travailleuses domiciliées en Région de Bruxelles-

Capitale (2008-2012)

2008 2009 2010 2011 2012 Évolution 2008-2012

Belgique 3805 3927 4261 4643 4681 +23%

Étrangers : 6479 10309 12995 15551 16398 +153%

Brésil 422 369 538 706 791 +87,4%

Bulgarie 101 185 290 395 414 +309,9%

Colombie 64 91 113 125 128 +100%

Congo (Rép. Dem.) 301 300 303 332 253 - 15,9%

Équateur 438 496 716 868 849 +93,8%

Espagne 89 162 233 377 550 +518%

France 331 268 290 354 219 -51,1%

Italie 136 157 186 221 225 +65,4%

Maroc 354 523 627 714 723 +104,2%

Philippines 67 113 174 258 423 +560,9%

Pologne 1784 4426 5704 6531 6918 +287,8%

Portugal 841 1069 1082 1392 1514 +80%

Roumanie 631 1029 1353 1646 1817 +187,9%

TOTAL travailleuses 10284 14236 17256 20194 21079 +105% Source : ONEM – Direction statistique

Le cas des Polonaises remonte plus loin dans le passé. La communauté qui s’est élargie

principalement à partir des années 1990 était massivement dans l’économie informelle (Kuźma

2012). L’intégration de la Pologne dans le marché du travail européen en 2004 et son ouverture

totale aux ressortissants polonais en 2009 sont dès lors des moments déterminants pour la

consolidation des niches ethniques polonaises dans le secteur du travail domestique bruxellois.

En 2009, la concurrence entre entreprises de titres-services pour avoir des travailleuses

polonaises, commencée en 2004, s’est intensifiée. Cette ouverture a permis aux Polonaises seules

d’intégrer le marché formel. En effet, ces dernières n’avaient pas eu d’accès au marché de

l’emploi avant 2009 par l’absence d’un conjoint indépendant qui leur ouvre le droit de demander

un permis de travail B.

Les Polonaises sont ainsi passées du marché informel au marché formel, certaines se

reconvertissant en gestionnaire d’entreprises agréées de titres-services après 2004, comme nous

avons mentionné plus haut. Le Tableau II.12, nos observations et interviews ne répondent

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Chapitre III 203

cependant pas à la question de savoir quelle proportion de la croissance des travailleuses

polonaises dans les titres-services correspond à des nouvelles arrivées sur le territoire belge, et

inversement quelle proportion revient au simple passage à la formalité de travailleuses

auparavant sur le marché du travail domestique au noir.

Graphique III.4 : Évolution des principales catégories de nationalités des travailleuses

2008-2012 en Région de Bruxelles-Capitale

Source : ONEM – Direction statistique (visualisation du Tableau III.12)

Chose sûre, les travailleuses polonaises, notamment par leur important réseau social, leur statut

de citoyenne européenne et leur image généralement très positive sur le marché, ont actuellement

autant d’outils pour mieux négocier leurs conditions de travail. Une fois stabilisées sur le marché

avec leur clientèle, elles comparent entre elles les conditions offertes par les entreprises agréées et

demandent, le cas échéant, plus d’avantages à leur société, ou changent simplement de société.

Les Polonaises participant à notre recherche ne manquent en effet pas de travail, et elles jonglent

facilement avec clientes et entreprises.

Cet extrait d’entretien avec une gérante en intérim illustre cette compétition toujours d’actualité

parmi les sociétés agréées pour les bonnes travailleuses, soit des travailleuses polonaises :

C’est un peu le jeu évidemment, c’est qu’on essaye de prendre les bonnes aides-ménagères chez

les uns et les autres et on leur dit par exemple à la concurrence ‘Si vous venez avec vos clients,

vous avez une prime par mois d’autant par client’, c’est souvent les dames polonaises qui sont

contactées, parce que c’est des réseaux tout ça, elles se connaissent toutes entre elles et se disent

‘Ah OK super j’y vais’. […] D’abord, c’est un peu embêtant quand même, parce qu’elles partent

avec nos clients, mais bon, on n’est pas regardant par rapport à tout ça, et on leur dit : ‘Écoutez,

si ça ne se passe pas bien, revenez, parlez-nous’. Car vous allez recevoir une prime, mais bon,

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Chapitre III 204

par après, on le sait, ces sociétés ne payent pas les salaires à temps, elles doivent réclamer tout le

temps après leurs heures, leurs salaires, etc. Et parfois ça prend trois mois, parfois ça prend un

an, et on les voit revenir. (Entreprise I agence intérim, Sylvie, Belge, gérante titres-services

Bruxelles et Brabant Wallon).

L’extrait ci-dessus permet de voir le "jeu" de concurrence entre entreprises et, encore une fois,

l’importance des réseaux et des modes de recrutement relationnels. Sylvie se plaint que la

concurrence attire souvent les travailleuses avec des primes, mais que les structures des petites

entreprises n’ont pas la capacité financière et l’organisation d’une grande entreprise d’intérim

("Car vous allez recevoir une prime, mais bon, par après, on le sait, ces sociétés ne payent pas les salaires à temps,

elles doivent réclamer tout le temps après leurs heures, leurs salaires, etc."). En effet, nous avons vu dans la

première partie de ce chapitre que le contexte de compétition acéré favorise la concentration

d’entreprises. Et que les travailleuses, par crainte de ne plus recevoir leur salaire à jour, ou même

de ne pas être payées lors d’une faillite, tendent à aller vers de grandes entreprises ("Et parfois ça

prend trois mois, parfois ça prend un an, et on les voit revenir").

Explorant le deuxième constat avancé plus haut, le Tableau III.12 et le Graphique III.4 montrent

l’entrée ou l’augmentation significative de nouveaux groupes migrants. L’on voit cette fois-ci

l’augmentation de travailleuses non européennes, avec un saut de plus de 45% pour les

Brésiliennes, 44% pour les Équatoriennes, 24,2% pour les Colombiennes et 54% pour les

Philippines, entre 2009 et 2010. Entre 2008 et 2012, ces valeurs montent respectivement à

87,4%, 93,8%, 100% et 560,9% (une augmentation de 67 à 423 travailleuses philippines entre

2008 et 2012). En chiffres absolus, ces groupes demeurent peu représentatifs, mais les chiffres

pointent un renforcement sur le marché formel des niches ethniques déjà très présentes sur le

marché informel du travail domestique (Gutiérrez & Craenen 2010). Ce chef d’entreprise expose

les caractéristiques de son équipe d’aides-ménagères :

Le corps des travailleuses est ultra majoritairement étranger. D’origine soit polonaise, en

majorité, soit, depuis récemment, des Roumaines donc des pays de l’Est. […] Et puis de plus en

plus des populations sud-américaines : Équatoriens, Brésiliens, Péruviens. Beaucoup

d’Équatoriens. Et puis également des Philippins (Entreprise C privée, Antoine, Belge, chef

d’entreprise).

Certains groupes appartenant aux "nouvelles migrations", notamment les Brésiliennes,

Colombiennes, Équatoriennes, Boliviennes et Philippines. Ces nationalités étaient, de facto, déjà

sur le marché bruxellois du travail domestique dans l’économie informelle. La possibilité de

participer au marché formel après leur régularisation de séjour (principalement par les campagnes

de régularisation) donne à ces nationalités une place plus stable sur le marché et surtout ouvre la

possibilité de "bouger" dans le jeu des chaises musicales ethniques vers d’autres secteurs plus

valorisés et mieux payés.

Toutefois, si les campagnes de régularisation de 2000 et 2009 ont favorisé des nationalités

composant les "nouvelles migrations", la grande bénéficiaire a été la communauté marocaine,

première communauté migrante en Belgique (Martiniello & Rea 2012 ; Myria 2015). En ce qui

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Chapitre III 205

concerne le taux de travailleuses marocaines dans le système de titres-services, le Tableau III.12

montre qu’il a également monté de manière progressive depuis 2008, passant de 354 à 723. Ce

phénomène peut être compris non seulement comme résultat d’une régularisation de

travailleuses auparavant dans l’économie informelle, mais aussi comme un retour au marché du

travail de plusieurs femmes marocaines qui n’exerçaient pas une activité professionnelle

rémunérée auparavant109.

Dans son analyse sur la structure des emplois dans le secteur hôtelier à New York, Waldinger

(2000) montre comment, à partir de la moitié des années 1970, le secteur de services a été, petit à

petit, abandonné par les Afro-Américains. Cette minorité nationale trouvait alors d’autres

opportunités d’emploi et voulait se détacher de l’image de "serviteur". Ces places dans le secteur

ont été saisies par d’autres nationalités de nouveaux migrants motivés pour accepter un "lousy job"

parmi les emplois dissimulés du public (back of the house jobs) (2000 p. 331).

Contrairement à l’analyse de Waldinger, la niche polonaise, qui domine toujours le marché du

travail domestique formel en Région bruxelloise, tend à se reproduire et se révèle assez stable.

Malgré le mouvement vers d’autres secteurs d’une partie de la communauté, il est facile pour les

nouvelles candidates d’arriver de Pologne pour remplir les postes vacants. Ce mouvement est

soutenu principalement par une relative proximité et la facilité de circuler dans l’espace européen,

situation divergente de celle des communautés non-UE.

Un autre phénomène explicité par le Tableau III.12 et le Graphique III.4 est l’arrivée d’une

nouvelle génération de Portugaises et d’Espagnoles sur le marché du travail domestique formel.

Avec la crise financière, ces groupes ont été fortement touchés et cherchent du travail utilisant la

possibilité de libre circulation européenne. Ce fait est remarqué sur notre travail de terrain, avec

l’existence d’entreprises "spécialisées" pour ces nationalités. En outre, l’arrivée à Bruxelles de

ressortissants espagnols et portugais, plusieurs d’origine étrangère, est une réalité dans les

services de première ligne pour les migrants, constatée depuis au moins 2012 (Abraço asbl,

Hispano-Belga asbl, Service Social Solidarité Socialiste-SESO).

En chiffres absolus, le nombre d’Espagnoles travaillant en titres-services a sauté de 89 en 2008 à

550 en 2012, soit une augmentation de 518%. Les Portugaises, qui étaient déjà un groupe

important et solidifié dans le secteur, ont augmenté leur participation dans le secteur de 80%,

soit de 841 en 2008 à 1514 en 2012. Le Graphique III.4 permet de visualiser que tandis que la

part des nationalités étrangères monte de manière significative, la part des travailleuses belges

reste assez stable.

Dans cette partie, nous avons exploré le profil des travailleuses en titres-services. L’apparition de

migrantes issues des "nouvelles migrations" sur le marché des titres-services bruxellois mérite

109 Ce constat rejoint nos entretiens avec les travailleuses et certaines entreprises de titres-services, surtout celles d’économie sociale possédant un agrément pour insertion de personnes sur le marché du travail.

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Chapitre III 206

pourtant d’être observée avec attention sur le long terme. Il serait intéressant de vérifier la

manutention et la stabilité de ces niches ethniques/nationales dans le secteur des titres-services

ou, au contraire, leur évolution et/ou déplacement vers d’autres secteurs. De fait, le changement

des groupes caractérisant une niche ethnique dépend non seulement de l’action de ces groupes,

mais également des structures d’opportunité (Rath 2001). Ces dernières peuvent se trouver à la

fois dans la structure ou la dynamique du marché de travail, ou dans la structure des politiques

(de migration, de travail).

5. Les clientes dans le système des titres-services à Bruxelles

Nous exposerons dans cette partie le profil général des clientes de titres-services en Région

bruxelloise, utilisant principalement les données recueillies par Idea Consult et amenant des

exemples de nos entretiens et observations. Comme pour les parties antérieures, l’objectif ici est

de situer les clientes de la Région bruxelloise par rapport au paysage national. Le Chapitre IV

s’investit plus en détail dans le profil qualitatif des employeuses/clientes dans le marché formel et

informel du travail domestique.

En 2013, la Région de Bruxelles-Capitale comptait 90.365 clientes titres-services, soit 9,5% du

total de clientes en Belgique et 10,3% de la population régionale active (Idea Consult 2014 p. 14).

Déjà en 2011, le nombre de clientes avait été multiplié par huit depuis 2004, lors de la mise en

œuvre du système au niveau fédéral (Idea Consult 2012 p. 16). Bruxelles se stabilise dans une

position intermédiaire entre la Flandre et la Wallonie. Si la pénétration du système est encore

proportionnellement moindre qu’en Flandre, où 11,6% de la population utilise les titres-services,

Bruxelles affiche des taux de croissance de 6% entre 2012 et 2013, contre 7% en Région

flamande et 3,1% en Région wallonne (voir Tableau III.2 en début de chapitre).

A. Plus jeunes, plus éduquées, plus riches

Les données d’Idea Consult (2014) montrent que la Région bruxelloise concentre les clientes les

plus jeunes, les plus éduquées, celles avec plus de revenus et qui sont le plus souvent célibataires,

par rapport à la moyenne des clientes belges. Ainsi, le Tableau III.13 montre que 67,2% des

clientes en Région bruxelloise sont cohabitantes, et seulement 1,9% ont des personnes

handicapées à charge, contre respectivement 75,7% et 5,2% sur le plan national. En ce qui

concerne la situation professionnelle, il n’y a pas de grands écarts, mais la Région compte

proportionnellement plus de clientes salariées et fonctionnaires que la moyenne belge : 56,6%

contre 53,8%, respectivement. De manière semblable, pour le régime de travail, la Région

bruxelloise a proportionnellement plus de clientes à temps plein : 75,3% contre 71,4% en toute

Belgique.

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Chapitre III 207

Tableau III.13 : Profil des clientes du système des titres-services, comparaison Bruxelles

et Belgique (2010)

Bruxelles (n=604)

Belgique (n=7,106)

Cohabitantes (versus célibataires) 67,2% 75,7%

Personnes handicapées à charge 1,9% 5,2%

Situation professionnelle Salariées/Fonctionnaires Indépendantes (pré) Pensionnées Femmes au foyer

56,6% 14,6% 23,6%

3,1%

53,8% 12,4% 27,9%

2,3%

Régime de travail110 Temps partiel Entre mi-temps et temps plein Temps plein

2,1% 17,2% 75,3%

1,8% 21,4% 71,4%

Catégorie salariale Moins de 1.000 €/mois 1.000 € - 2.000 €/mois 2.000 € - 3.000 €/mois 3.000 € - 4.000 €/mois 4.000 € - 5.000 €/mois Plus de 5.000 €/mois Je ne sais pas

2,6% 22,5% 21,1% 22,1% 11,2%

6,7% 13,8%

3,2% 25,4%

23% 21,8% 10,4%

4,9% 11,1%

Niveau d’étude École Secondaire Supérieure Enseignement supérieur ou Université

16,8% 75,8%

22,6% 65,3%

Source : Idea Consult, enquête auprès des clientes - 2010 (Idea Consult 2011 p. 18)

La comparaison des salaires mensuels montre également une légère aisance des clientes

bruxelloises par rapport aux moyennes belges. Tandis que la proportion des trois premiers

niveaux de revenus salariaux est plus élevée dans la moyenne belge, la proportion de clientes

dans les trois dernières catégories est plus élevée en Région bruxelloise. Les trois premières

catégories, de moins de 1.000 € jusqu’à 3.000 € par mois, englobent 46,2% des Bruxelloises,

contre 51,6% dans la moyenne belge. A contrario, les trois dernières catégories, soit des salaires

entre 3.000 € et plus de 5.000 €, concernent 40% des Bruxelloises contre 37,1% des Belges.

Concernant le niveau d’étude néanmoins, la différence est significative. Tandis que 75,8% des

clientes bruxelloises ont un diplôme d’enseignement supérieur universitaire ou non universitaire,

c’est le cas de seulement 65,3% des clientes au niveau national. De façon complémentaire, 16,8%

110 Uniquement pour les clientes qui ont une activité professionnelle rémunérée.

Page 208: Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et ... · Remerciements Ma gratitude envers tous et toutes qui ont croisé mon chemin ces quatre ans et demi et qui m’ont tant

Chapitre III 208

des clientes en Région bruxelloise ont un diplôme d’école secondaire supérieure, contre 22,6%

des clientes en Belgique.

Sur une note méthodologique, il convient de relativiser les résultats du Tableau II.13 du fait de la

méthode d’enquête. De fait, les résultats ont été récoltés par Idea Consult par téléphone et

concernent la personne prenant l’appel, et non une moyenne de chaque ménage.

Le Tableau II.14 et le Graphique III.5 donnent un aperçu plus détaillé de l’âge des clientes en

Région bruxelloise et en Belgique111. On y voit qu’en 2013 la Région compte en effet un taux

plus élevé de clientes de moins de 35 ans en comparaison avec la moyenne belge : 17,6% contre

12,9%, ainsi qu’un taux légèrement supérieur de clientes entre 35 et 44 ans : 25,5% contre 22,9%.

En plus des jeunes (moins de 35 ans), les personnes âgées sont également un groupe important à

Bruxelles, puisque 23,3% des clientes ont plus de 65 ans. Cette population reste néanmoins en

dessous de la moyenne nationale des clientes âgées de plus de 65 ans (28%).

Le dernier rapport d’Idea Consult (2014) fait remarquer que la proportion de clientes des titres-

services âgées de 65 ans et plus augmente chaque année au détriment des clientes entre 35 et 64

ans, ce qui serait en désaccord avec les objectifs de la politique, "destinée initialement à faciliter la

combinaison entre vie professionnelle et vie privée des actifs" (2014 p. 16). La comparaison

entre 2010 et 2013 dans le Tableau III.14 et Graphique III.5 montre effectivement que la

proportion de personnes de plus de 65 ans a augmenté de 22,5% à 23,3% en Région bruxelloise,

et de 26,5% à 28% sur le plan national.

Tableau III.14 : Comparaison de l’âge des clientes en 2010 et 2013 (pourcentages)

2010 2013

Bruxelles (n= 66.795)

Belgique (n= 760.702)

Bruxelles (n= 90.160)

Belgique (n= 948.901)

Moins de 35 ans 19,6% 15% 17,6% 12,9%

35-44 ans 25,5% 24,8% 25,5% 22,9%

45 - 54 ans 18,8% 20,9% 19,5% 21,4%

55 - 64 ans 13,8% 13,7% 14,1% 14,8%

65 – 79 ans 13,5% 15,7% 14,2% 16,8%

Plus de 80 ans 8,7% 9,9% 9,1% 11,2% Source : Idea Consult sur des données de l’ONEM et Sodexo (Idea Consult 2011 p. 16, 2014 p. 16)

111 Les données sur les clientes sont basées sur les personnes enregistrées sur le site web Sodexo, donc probablement celles qui achètent les titres-services et non nécessairement celles qui l’utilisent.

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Chapitre III 209

Graphique III.5 : Âge des clientes en 2010 et 2013 en Région de Bruxelles-Capitale (en

pourcentages)

Source : Idea Consult sur des données de l’ONEM et Sodexo (Idea Consult 2011 p. 16, 2014 p. 16) (visualisation du Tableau III.14)

B. Plus d’heures de ménage achetées

En ce qui concerne l’intensité de l’utilisation, les Bruxelloises âgées de 35 à 55 ans composent le

profil des plus grandes consommatrices des titres-services. Au niveau national, l’âge est aussi un

déterminant pour l’intensité d’achat de titres : en 2013, les clientes entre 35 et 64 ans sont de

grandes consommatrices de titres par rapport aux autres tranches d’âge. Elles consomment 139

titres par an, contre 102 titres pour les clientes de moins de 35 ans et 117 pour celles de plus de

65 ans (Idea Consult 2014 p. 17). Cela pourrait s’expliquer par la phase de vie traversée, de vie

active en termes professionnels et familiaux : les couples à double revenus où les deux personnes

travaillent peuvent alors avoir des enfants et seront le cas échéant plus demandeurs d’une aide

pour la réalisation des tâches ménagères.

C’est pourtant en Région bruxelloise que les clientes sont les plus grandes consommatrices,

indépendamment de l’âge. Les clientes de la Région achètent 156 titres en moyenne par an,

contre 129 titres en Flandre et 117 titres en Wallonie (Idea Consult 2014 p. 17). La moyenne

nationale de consommation est de 128 titres par an, soit environ trois heures par semaine112.

Cette fréquence est en effet le minimum accepté par les entreprises, certaines entreprises

acceptant de faire trois heures une semaine sur deux (équivalant à environ 64 titres par an).

L’augmentation significative dans l’achat de titres par rapport à 2011 se lie à une légère

intensification de la consommation d’heures de ménage, pour les trois régions, mais surtout pour

celle de Région de Bruxelles-Capitale. Ainsi, 28,7% des clientes bruxelloises ont acheté plus de

200 titres par an en 2013, contre 17,8% en Flandre et 15,3% en Wallonie. Surtout, la région

112 Calcul : 127/46 (nombre moyen de semaines de travail en une année) = 2,8h/semaine.

2010 2013

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Chapitre III 210

bruxelloise a quelques grandes consommatrices qui font monter la moyenne : 6,7% des clientes à

Bruxelles achètent l’équivalent ou plus de 400 titres (soit plus de 7,7h par semaine), contre 2,2%

en Flandre et 1,6% en Wallonie (Idea Consult 2014 p. 18)113.

Ces chiffres font clairement ressortir un décalage entre le seuil d’achat de titres-services par

personne par an et les moyennes de consommation d’heures de services ménagers. Une analyse

plus fine des déciles de consommation des titres-services serait nécessaire pour déterminer s’ils

peuvent être liés à un certain profil de cliente. À première vue, il semblerait que la moyenne

élevée maintenue par les ménages bruxellois est résultat de quelques grands consommateurs qui

utilisent des quantités importantes de titres-services par an et contribuent à augmenter la

moyenne régionale, à côté d’une grande majorité de ménages consommant très peu de titres

(trois heures toutes les deux semaines, ou encore pas toute l’année).

Il est important de faire remarquer que le seuil maximum autorisé par ménage de 1.000 titres par

an correspond à environ 22 heures de nettoyage par semaine. Cela équivaut à un régime de

travail de plus d’une mi-temps pour une travailleuse en titres-services, et ces ménages sont

probablement les uniques clients des travailleuses en question. Le système est le cas échéant en

concurrence avec le statut d’employée domestique, déjà prévue sous la législation belge et qui

responsabilise le ménage en tant qu’employeur direct.

Cette partie a ainsi exploré des tendances de consommation des titres-services et encore une fois

l’on peut relever la spécificité bruxelloise en comparaison avec les deux autres régions belges.

Toutefois, les statistiques officielles ne montrent pas une réalité rencontrée lors de nos entretiens

et observations, à savoir la présence des personnes migrantes hautement qualifiées. Des 28

clientes employeuses/clientes participant à notre recherche, pour la plupart des clientes des

titres-services, 16 d’entre elles sont Belges d’origine ; les 12 autres sont originaires du Brésil (1),

de la France (3), du Maroc (1), du Portugal (3), de la Hongrie (1), de l’Italie (1) et des États-Unis

(2). Presque toutes appartiennent aux classes moyennes ou supérieures.

Conclusions

Dans ce chapitre, nous avons détaillé les caractéristiques des acteurs composant la triangulation

des relations de travail de la politique des titres-services et leur interaction, qui crée des enjeux

spécifiques dans la Ville-Région globale de Bruxelles par rapport aux deux autres régions. En ce

sens, ce chapitre est une mise en pratique du chapitre précédent, puisqu’il montre comment cette

politique du travail domestique a pris forme en Région bruxelloise ces dernières années.

113 Il est important de souligner qu’en janvier 2014 le prix de titres a augmenté, motivant des achats en avance. Pour rappel, les chiffres plus récents datent de 2013, alors que la politique a subi depuis une hausse de prix (janvier 2014).

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Chapitre III 211

Les chiffres de croissance et "maturité" du secteur (Idea Consult 2014) cachent des tourments.

La concurrence ouverte entre les entreprises agréées, ce groupe si hétérogène, favorise les

grandes sociétés à but lucratif, alors que ce sont les petites ou à fortiori celles à but non lucratif qui

semblent investir plus dans la formation et l’accompagnement de leurs employées. Il y a donc un

clair effet de concentration – et non nécessairement une sélection qualitative des acteurs de ce

marché. La libre concurrence favorise à moyen terme un comportement de réduction de coûts

et, par conséquent, la diminution des investissements dans le bien-être des travailleuses et la

qualité du service en général.

Du côté des travailleuses, la surreprésentation d’étrangères ou de Belges d’origine étrangère

employées en titres-services démontre l’ethnicisation de ce secteur. Les femmes et encore

davantage les hommes nationaux ont peu d’intérêt à y travailler, malgré les taux de chômage

élevés de la Région bruxelloise (autour de 19% en avril 2015114). Tant les statistiques existantes

que nos entretiens et observations indiquent que le marché du travail domestique, formel ou

informel, demeure fortement genré et dépendant d’une main-d’œuvre venue d’ailleurs. Cette

évidence met en cause la décision de ne pas considérer le travail domestique comme un métier

en pénurie en Région bruxelloise (et dans aucune autre région par ailleurs).

Qu’elles soient Européennes utilisant la libre circulation au sein de l’UE, ou ressortissantes de

pays tiers qui ont régularisé leur séjour, les travailleuses de ce marché formalisé sont

principalement des femmes migrantes. Pour la plupart, elles étaient déjà là, invisibilisées sur le

marché du travail domestique informel. Leur passage vers le marché formel est le plus souvent le

résultat de leur changement de statut migratoire ou, moins fréquent, leur volonté de passer vers

un travail formel.

Parmi les nationalités composant le groupe des travailleuses, l’on constate la présence

incontournable des Polonaises. Elles ont acquis une telle position privilégiée sur le marché des

titres-services qu’elles peuvent par moments renverser les rapports de pouvoir avec les

entreprises (elles changent quand et si elles le veulent) et avec leur clientèle (changement de

clientes, exigence de bonus, etc.). La situation des Polonaises met en évidence également

l’artificialité de plusieurs entreprises agréées. Ces dernières se comportent plus comme des

"entreprises de portage" ou des intermédiaires (brokers) entre travailleuses et clientes que comme

de "vraies" entreprises qui emploient des salariées.

Un regard longitudinal montre que d’autres nationalités gagnent pourtant progressivement de la

place dans ce marché : les travailleuses venant des nouveaux États membres de l’Est, Roumanie

et Bulgarie, et les "nouvelles migrantes" non-UE qui font leur chemin du marché informel vers le

114 Le taux de chômage en 2015 est en nette baisse par rapport aux années précédentes. En effet, il s’élève à 18,3% (2ème trimestre 2015) contre 20,6% à la même période en 2014 (http://bestat.economie.fgov.be). Cette baisse est pourtant davantage attribuée aux exclusions du chômage qui ont pris effet à partir de janvier 2015 qu’une véritable augmentation du taux d’emploi (voir : www.rtbf.be/info/regions/detail_le-taux-de-chomage-sous-les-19-a-bruxelles-du-jamais-vu-depuis-six-ans?id=8973260).

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Chapitre III 212

marché formel, comme les Philippines et Latino-Américaines hispanophones et lusophones

(principalement Brésil et Équateur). En parallèle, une autre tendance, liée à la crise économique

de 2008, est l’augmentation du nombre de travailleuses espagnoles et portugaises sur le marché

des titres-services. Cette tendance, surtout en ce qui concerne les Portugaises, ressemble plus à

un retour en force d’un mouvement migratoire jamais totalement éteint.

Les titres-services apparaissent donc comme un secteur de niches ethniques qui évolue selon la

logique des chaises musicales ethniques, à l’instar de ce qu’avait décrit Waldinger (2003). Les

liens ethniques, utiles à la formation des entreprises, continuent à servir pour agrandir le corps de

travailleuses et font partie d’une logique de recrutement. Dès que de meilleures opportunités se

présenteront pour les groupes "plus installés" – en l’occurrence, les Polonaises –, des places vont

se libérer et de nouvelles nationalités issues de plus récentes migrations européennes et non-UE

y gagneront de l’espace.

Dans ce contexte d’un marché relégué aux travailleuses migrantes, le profil migrant est valorisé

face au profil national : ces travailleuses venant du marché au noir ont de l’expérience, sont

motivées et ont une clientèle fidèle. Ces caractéristiques garantissent aux entreprises un moindre

taux d’absentéisme et moins de problèmes avec les clientes – et donc moins de travail de gestion

en ressources humaines. À l’instar de la logique de l’enclave ethnique (Wilson & Portes 1980),

c’est le caractère "migrant" ou "étranger" des travailleuses que cherchent les entreprises agréées.

Ce caractère d’"étrangère" est valorisé au recrutement en comparaison à des "Belges", c’est-à-dire

les chercheures d’emploi de longue durée, qui sont, au contraire, "à éviter". Le handicap d’être

migrant se transforme donc en qualité : les travailleuses sont préférées par les entreprises de

titres-services et bénéficient des réseaux dans leurs communautés qui font circuler les positions

vacantes. Leur motivation et leur autonomie viennent précisément du fait qu’elles sont arrivées

en Belgique récemment ou sont récemment régularisées, et gardent donc en mémoire les

conditions de travail et salaire au noir et/ou celles de leur pays d’origine (Waldinger & Lichter

2003). En outre, les travailleuses sont parfois poussées par la nécessité de gagner de quoi

subvenir aux besoins de leur famille, en Belgique ou à l’étranger. Bref, c’est précisément le fait

d’être étrangère qui rend les travailleuses migrantes aussi appropriées aux postes dans le travail

domestique, informel comme formel.

Prenant un regard d’évaluation de la politique des titres-services, les chiffres témoignent du

développement significatif du système en dix ans, une croissance certainement plus importante

que celle imaginée par les pouvoirs publics. L’élargissement des titres-services coûte par ailleurs

très cher à l’État belge.

Le contrôle étatique sur ce quasi-marché formel semble en outre très limité. Mis à part le

manque de contrôle sur la demande, le contrôle sur les entreprises semble se limiter au plan

fiscal. La "gestion" du secteur est largement assurée par les dynamiques du marché du travail

domestique informel préexistant. Ainsi, la réalité du marché formel ressemble à bien des égards à

celle du marché informel.

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Chapitre III 213

En outre, les objectifs de départ de la politique de titres-services ne semblent pas pleinement

honorés. Si le dispositif à Bruxelles continue à grandir en nombre de travailleuses, la création

d’emplois parmi les personnes en chômage longue durée et bénéficiaires de revenus d’intégration

n’est pas acquise, comme le démontre la difficulté de faire valoir la "Règle des 60%". Le système

est une réussite plus claire sur les deux autres objectifs : combattre le travail au noir et "répondre

à une demande des particuliers souhaitant une aide pour différentes tâches ménagères et, ce, de

manière administrativement simple et à un prix s’avérant, pour l’utilisateur des services,

concurrentiel par rapport au prix qu’il payerait dans le circuit en noir ou gris" (Idea Consult 2014

p. 7). L’analyse des chiffres de l’évolution du nombre de clientes dans le système et nos

entretiens avec les entreprises, les travailleuses et les clientes indiquent, en effet, que la politique

non seulement répond à une demande existante, mais contribue à la création de la demande pour

l’externalisation du travail domestique.

En ce sens, nos interviews et observations ont identifié des formes de demandes du travail

domestique dans les habitations partagées (colocations), un phénomène relativement récent. À

l’instar de la situation belge, Lutz (2011) cite l’exemple des résidences étudiantes (communal

students households), qui emploient aujourd’hui des aides-ménagères dans le marché informel en

Allemagne. L’auteure fait remarquer que l’augmentation de la demande pour le travail

domestique est alimentée par l’offre croissante de travailleuses domestiques migrantes, offre qui

corrobore également à créer une nouvelle demande. Lutz souligne, surtout, que cette demande

grandissante est un résultat et alimente le changement de mentalités à propos de l’externalisation

du travail domestique – qui devient de plus en plus socialement accepté (2011 p. 24).

Considérant Bruxelles comme une Ville-Région globale et européenne, l’on peut espérer que

l’augmentation de la demande s’associe aux élargissements successifs de l’Union Européenne. En

augmentant la taille des institutions européennes, le nombre de migrants hautement qualifiés

habitant potentiellement en Région bruxelloise augmente, contribuant à accroître le groupe

d’employeuses/clientes demandeuses d’une externalisation du travail domestique.

Enfin, ce décor spécifique qui reproduit, institutionnalise et élargit les dynamiques du marché

informel fait de la politique des titres-services en Région bruxelloise un soutien à la demande

pour le travail domestique live-out des classes moyennes et supérieures. Les clientes employaient

déjà auparavant, pour la plupart, une travailleuse sur le marché informel du travail domestique,

par ailleurs des femmes migrantes qualifiées en grande partie.

Au regard de la consommation de services domestiques de certains ménages, l’État semble

autoriser trop d’heures par rapport aux objectifs de la politique publique. Exclues les situations

exceptionnelles de certaines familles ayant des besoins spécifiques, le subside pour un "produit

de luxe" qui constitue une aide-ménagère à temps plein ou presque (Gutiérrez & Craenen 2010

p. 15) est trop généreux par rapport aux retours que l’État peut avoir en termes sociaux et

fiscaux, comme déjà signalé par d’autres auteurs (Pacolet et al. 2010).

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Chapitre III 214

Ce chapitre offre ainsi une illustration et un approfondissement qualitatifs des rapports et

recherches quantitatives réalisées jusqu’à présent sur la mise en œuvre du marché des titres-

services sur la Région de Bruxelles-Capitale. Plus globalement, il confirme l’existence d’un

marché européen et transnational du travail domestique formel et connecte l’expérience

bruxelloise à celle d’autres recherches réalisées dans de grands centres urbains européens et

nord-américains (Anderson 2000 ; Parreñas 2001 ; Hondagneu-Sotelo 2007 ; Lutz 2011). Le

travail domestique à Bruxelles suit ainsi l’européanisation et la globalisation du marché de travail,

qui accroît son bassin de recrutement avec l’élargissement de l’UE et au-delà (Rea 2013).

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Chapitre IV 215

Chapitre IV

Genre, style de vie et âge : la nature de

l’externalisation des tâches ménagères à Bruxelles

Introduction

Le nombre de clientes en Région bruxelloise est en augmentation malgré une stabilité du système

des titres-services. Ces dernières sont par ailleurs les plus grandes consommatrices d’heures de

ménage externalisées en Belgique. Au niveau européen, il y a également un surcroît de la

demande dans de nombreux grands centres urbains (Abrantes 2014). Ceci s’explique d’une part

par l’augmentation de la participation féminine au marché du travail et par l’inertie de l’évolution

des rôles masculins dans la sphère domestique (Näre 2013 p. 610), et, d’autre part, par une

augmentation de la proportion des femmes migrantes sur un marché du travail domestique

transnational (Anderson 2000; Parreñas 2001; Lutz 2008a; Lutz & Palenga-Möllenbeck 2011).

Les femmes des classes moyennes intègrent de plus en plus le marché du travail formel, et la

recherche d’une carrière signifie souvent s’allier à des règles d’un marché du travail façonné pour

les unencumbered men (Hochschild 2000), soit les hommes sans obligations domestiques ou

familiales. Pour assumer pleinement leur position professionnelle, les femmes, a fortiori avec

enfants, doivent s’appuyer sur leurs compagnons et/ou sur l’externalisation des tâches

domestiques, comme montrent Lyon et Woodward (2004) pour des femmes professionnelles

occupant des postes à haute responsabilité (high level careers).

L’externalisation est ainsi largement devenue la règle parmi les couples de professionnels à

double revenu, principalement ceux avec enfants. En Belgique, de nombreux ménages,

employant auparavant des travailleuses domestiques au noir ou externalisant pour la première

fois leurs tâches ménagères, se sont tournés vers le système des titres-services. En ce qui

concerne la Région bruxelloise, il apparaît que cette demande d’externalisation est diverse. Les

ménages bruxellois externalisant le travail domestique ont recours à des services de durée

variable et oscillante entre trois heures une semaine sur deux et un temps-plein. Il est à noter, par

ailleurs, que le contrat à temps plein outrepasse la limite légale du système plafonnée à 1.000

titres par ménage de deux personnes (environ 22 heures par semaine). Cette variation des

horaires est probablement le reflet du pouvoir d’achat du ménage et de son capital économique.

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Chapitre IV 216

Haigner et al. (2010) ont ainsi montré, dans une étude réalisée en Belgique en 2009, la corrélation

entre revenus et externalisation par l’intermède des titres-services. À la question "Est-ce que

vous employez quelqu’un sous titres-services ?" 79,7% et 74 % des personnes appartenant aux

deux catégories des revenus les plus bas (respectivement moins de 1.000 € par mois et entre

1.000 et 1.999 €) répondent par la négative. Dans la catégorie de revenu compris entre 2.000 et

2.999 €, 35% des personnes consultées répondent "Oui". Parmi les personnes des catégories

supérieures (3.000-3.999 € et 3.999-4.000 €), le "Oui" à l’externalisation représente

respectivement 32,5% et 45,9%. La logique financière aide donc à expliquer le recours ou non

aux titres-services. Toutefois, le "Non" ne signifie pas nécessairement une non-externalisation. Il

cache un éventuel recours réel à d’autres types d’externalisation (aide-ménagère d’une association

d’aide aux familles, employée domestique, des arrangements informels live-in ou live-out, etc.).

En offrant des prix inférieurs à ceux pratiqués sur le marché au noir, la politique des titres-

services rend l’externalisation formelle bureaucratiquement accessible et financièrement

intéressante. Grâce au subside de l’État belge, le salaire horaire des travailleuses et le prix horaire

payé par les clientes ne sont pas directement liés comme ils le sont sur le marché informel. Cette

aide permet aux ménages de maintenir un écart acceptable entre leur salaire horaire et le prix

payé pour les services domestiques. Selon l’équation de l’inégalité de revenus de Devetter et

Rousseau (2011), le salaire horaire moyen du ménage doit être au moins quatre fois plus élevé

que le prix payé par titre (9 €), soit 32 € nets par heure. La plupart des clientes que nous avons

rencontrées payaient au noir entre 8 et 10 € l’heure, un prix très proche de celui des titres-

services qui n’entament donc pas les budgets familiaux. Des nouvelles clientes, qui jusque-là

réalisaient elles-mêmes les tâches domestiques, ont été également séduites par le faible coût du

système, et notamment par les prix très attractifs pratiqués en 2004 (6,50 € par titre) au moment

de la création des titres-services.

En dépit des importants subsides octroyés par l’État, certains ménages sont dans l’incapacité

d’investir 27 € par semaine (soit 18,90 € après déduction fiscale) pour trois heures de nettoyage.

De fait, 10,3% de la population bruxelloise de plus de 20 ans adopte les titres-services en 2013 :

ils restent d’autres 89,7% de cette population qui fait soi-même le ménage ou qui a d’autres

manières de déléguer (2014 p. 13).

Comme le signale Farvaque (2013), l’existence de "nouveaux besoins" (European Commission

1993) ne veut pas dire que les ménages optent nécessairement pour une externalisation. Au

niveau européen, au début des années 2000, entre 6 et 10% seulement de la population emploie

une personne pour la réalisation des tâches domestiques (Cancedda 2001). Pourtant, par exemple

en France, selon une enquête menée par l’Observatoire de l’Épargne en 2006, 41% des

interviewés déclarent souhaiter recourir au moins à un des services à la personne dans le futur

(Farvaque 2013 p. 26). Farvaque (2013) admet que ces données sont insuffisantes pour

déterminer un modèle, mais des enquêtes conduites dans d’autres pays renforcent l’idée qu’il

existe un décalage entre demande potentielle et demande réelle.

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Chapitre IV 217

Décider quand un service est une nécessité ou non et quand il devient abordable est une perception

subjective et définie socialement. D’autres facteurs non économiques influencent donc la

décision d’externalisation des tâches ménagères et surtout leur modulation en termes d’horaires

et tâches déléguées.

Nos interviews notamment avec les employeuses/clientes115 montrent que ces facteurs favorisant

ou non une externalisation des tâches ménagères peuvent être regroupés en trois axes

principaux : genre, classe et âge ou génération. Les trois axes sont entremêlés et contribuent à

orienter la construction d’une typologie reprenant des archétypes d’employeuses/clientes en

Région bruxelloise selon la nature de leur demande.

Ces axes agissent à la fois sur le niveau macro des structures, le niveau méso des interactions

sociales et le niveau micro de la construction identitaire. Ils construisent en outre ce que nous

appelons conception du travail domestique, soit la perception d’employeuses/clientes sur

l’externalisation du travail domestique. La conception du travail domestique influence la tendance à

déléguer le travail domestique, et ce jusqu’à quel point. De plus, elle se lie à valorisation du

marché formel par les clientes et leur perception sur le prix des titres-services. Nous observons

ainsi les limites de ce soutien et les alternatives envisagées : retour au travail au noir ou au travail

domestique non-rémunéré.

De leur côté, les publicités véhiculent principalement "l’achat de temps libre". En effet, la

tactique des entreprises agréées semble ciblée sur la possibilité pour les femmes de s’acheter du

temps pour elles ou pour la famille, ou encore pour la réalisation d’autres activités "plus

créatives" que la réalisation des tâches ménagères, parfois illustrées comme du dirty work.

Dans ce chapitre, nous nous intéresserons au point de vue des employeuses/clientes et à leur

demande pour une externalisation des tâches ménagères. Plus spécifiquement, nous voudrions

comprendre la nature de cette demande, soit les motivations et les facteurs qui induisent un

certain type de recours à une externalisation du travail domestique à Bruxelles en tant que Ville-

Région globale.

Nous commencerons par exposer nos trois principaux axes d’analyse et expliquer comment ils

s’entremêlent dans la définition de la nature de la demande d’externalisation du travail

domestique. Nous proposerons ensuite une typologie des employeuses/clientes bruxelloises sur

base des axes préalablement discutés. Nous discuterons subséquemment la question de

l’éducation au rangement et au nettoyage, et celle des limites de la délégation des tâches

ménagères, des thèmes qui traversent plus d’un groupe de la typologie. Nous analyserons alors

115 Si la plupart des participantes employeuses/clientes sont des clientes du système des titres-services, la demande

de celles auparavant employeuses au noir n’a pas changé, montrant une continuité de profil entre le marché informel

et le marché formel. Nous utiliserons souvent dans ce chapitre le terme employeuses/clientes, faisant référence à

l’une ou l’autre séparément dans des cas spécifiques.

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Chapitre IV 218

les messages publicitaires des entreprises agréées. Enfin, nous discuterons la sensibilité des

clientes au prix des titres-services.

1. Trois axes d’analyse : genre, classe et âge/génération

Les axes de genre, classe et âge ou génération ressortent de l’analyse des entretiens avec les

employeuses/clientes participant à notre recherche. Ces axes déterminent les pratiques des

employeuses/clientes et orientent la typologie que nous présenterons ensuite. Les axes, illustrés

dans le Tableau IV.1, s’enchevêtrent et se complètent, rendant parfois difficile une analyse

séparée de chacun d’entre eux.

Tableau IV.1 : Trois axes principaux d’analyse des profils des employeuses/clientes

Le premier axe est le genre. Cette dimension apparaît aux trois niveaux d’analyse. D’abord au

niveau macro, en tant que régime. Les effets conjugués des structures du marché (du travail), des

politiques de l’État et de la famille font reposer sur les femmes la plupart des responsabilités

reproductives, tandis que le marché du travail – encore configuré pour des hommes toujours

pensés en dehors de la sphère reproductive – diminue leur possibilité de trouver une articulation

entre les différentes sphères de la vie. Il s’agit là d’un problème auquel doivent faire face depuis

longtemps les femmes des classes populaires et les femmes migrantes (Glenn 1992; Morelli

2001). Sur le niveau méso, la question du genre apparaît dans les rapports qu’entretiennent les

partenaires entre eux et notamment dans la négociation des tâches ménagères. Sur le plan

individuel, certaines normes de genre (les gender codes) issues de l’ordre de genre (gender order)

(Connell 1987) agissent sur la définition identitaire des femmes qui décident d’externaliser le

travail domestique. Ainsi, une certaine image de femme est valorisée, tandis que d’autres images

le sont moins ou pas du tout. Pour les femmes qui combinent travail, famille et obligations

domestiques, la volonté d’externaliser les tâches ménagères est la conséquence de la nécessité de

se conformer au monde professionnel et, plus subtilement, d’incarner certains rôles genrés

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Chapitre IV 219

valorisés, tel celui de "femme professionnelle moderne" qui n’a pas le temps ni ne souhaite

réaliser des tâches ménagères.

La classe constitue le deuxième axe, qui a été utilisé pour donner nom aux groupes de la

typologie d’employeuses/clientes que nous avons construit. Une des dimensions de cet axe

renvoie au pouvoir socio-économique du ménage, à savoir sa capacité matérielle à externaliser les

tâches ménagères. L’appartenance de classe et par extension le style de vie (lifestyle) vient nuancer

cette première dimension. En effet, la deuxième dimension de cet axe, l’approche par styles de vie,

permet d’aller au-delà de la simple position économique dans une société, englobant tout ce

qu’une position sociale amène et reproduit (Bourdieu 1979). Ces styles de vie se traduisent dans les

choix de modes de vie (conscients et inconscients) et comprennent la détention de certains

capitaux (principalement économique et culturel) et les pratiques de consommation et les modes

d’habiter, de manger, de sortir, etc. Ils composent un habitus (Bourdieu 1979) qui influence

jusqu’à la manière dont les participantes se définissent socialement.

Selon Bottero (2005), plusieurs auteurs critiquent aujourd’hui l’idée selon laquelle la position

économique soit la seule à octroyer une position sociale, mais défendent plutôt la définition de

classe dans un sens culturel et de styles de vie, fusionnant des éléments économiques et de standing

(2005 p. 59). Dans ce sens, Devine et Savage (1999) défendent que :

Rather than seeking to isolate the two so that the interaction between separate spheres can be

determined, we might instead focus on how cultural processes are embedded within specific

kinds of socio-economic practices... It is not especially useful to isolate the economic from the

cultural but to show their embeddedness within specific kinds of social contexts (1999 p. 194).

Cette approche de l’analyse de classe, qui développe davantage la théorie bourdieusienne, donne

plus d’importance à la culture et aux goûts personnels (taste) dans la définition des inégalités et,

par conséquent, dans la définition de soi. Elle implique la consommation de culture, le niveau

d’éducation, le lieu de résidence et la position sociale. Cette dimension va ainsi avoir une

influence à la fois sur les rapports sociaux et sur une construction identitaire spécifique.

De manière similaire, en dehors de l’externalisation des tâches ménagères, certaines auteures ont

montré le dépassement de la question des revenus dans la consommation culturelle. Ainsi, Callier

et al. (2012) ont par exemple montré la correspondance entre niveau d’études, âge, genre et

localisation dans la Ville-Région de Bruxelles-Capitale, établissant une typologie des profils de

consommation culturelle. Cette étude montre que plusieurs facteurs contribuent à former un

engagement ou un désengagement culturel et l’établissement de certaines pratiques culturelles,

ainsi que la valorisation d’un certain type de culture. Les profils plus engagés culturellement et

ceux pratiquant une consommation considérée comme socialement "légitime" sont ceux

possédant un haut niveau d’éducation (celui des mères des répondants était également pris en

compte dans l’étude) (2012 p. 40). La consommation culturelle s’approche ainsi de la

consommation de services domestiques étant donné qu’elle est formée non seulement sur la

possibilité ou non d’engager dans certains types de consommation, mais dans la construction de

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Chapitre IV 220

certaines manières de réaliser et valoriser cette consommation.

La conception du travail domestique, qui peut être définie comme la vision que les

employeuses/clientes ont du travail domestique, est un effet à la fois de la classe et du genre. Elle

est une composante de l’habitus et rend la délégation du travail domestique "naturelle" ou

"normale" ou, au contraire, choquante ou envisageable après mûre réflexion, selon les milieux de

vie et les parcours de chaque individu. Cette vision sur le travail domestique est construite à

partir de plusieurs éléments.

D’abord, les perceptions morales et éthiques qu’ont les employeuses sur la délégation des tâches

informent la conception du travail domestique. Il s’agit d’accepter ou non la délégation du travail

domestique à une autre personne, et le cas échéant les modalités de celle-ci. En ce sens, la vision

du travail domestique en tant que dirty work ainsi que les perceptions sur les inégalités sociales

informent également la conception du travail domestique. Dans une société comme celle du Brésil qui

est très inégalitaire et où la délégation des tâches ménagères est largement répandue (Brites &

Picanço 2014), l’acceptation par les femmes des classes moyennes et supérieures du travail

domestique est clairement établie. Percevoir donc le travail domestique comme un dirty work ou,

au contraire, comme "a perfectly normal job" (Anderson 2000), a des influences dans

l’externalisation de ce travail. Cet aspect englobe également les limites de la délégation : jusqu’où

vont les employeuses/clientes dans la délégation des tâches ? Autrement dit, quels types de

tâches sont-elles prêtes à déléguer et quels autres types de tâches délèguent-elles difficilement

voire pas du tout ? Par exemple, certaines employeuses/clientes ne laissent pas les toilettes sales

aux aides-ménagères, ou n’exigent pas que celles-ci nettoient la chambre des enfants.

La conception du travail domestique renvoie ensuite à la construction de l’identité. En effet, le travail

domestique n’est pas seulement un travail, mais un type travail particulièrement genré, comme

l’écrit Lutz (2011 p. 91). L’ordre du genre détermine des rôles sociaux genrés qui contribuent à

façonner l’identité et définissent le sentiment d’employeuses et clientes sur ce type de travail. De

plus, la délégation d’une femme à une autre femme ("Between Woman", comme l’énonçait le titre

de Rollins déjà en 1989) expose les catégories sociales au sein du genre (Kergoat 2010).

Enfin, il convient de mettre en évidence la composante raciale/ethnique dans la conception du

travail domestique. Le travail domestique, considéré par certains comme un "sale boulot", a été

historiquement délégué aux femmes migrantes, soit cette "autre" racisée/ethnicisée. La

dimension ethnique permet aux employeuses/clientes de développer une distance favorisant à

son tour la délégation du travail domestique. C’est ce que laissent voir les discours des

employeuses/clientes : le facteur ethnique rend la délégation des tâches plus acceptable dans la

plupart des cas. Cette question des rapports nationaux/ethniques/de "race" sera davantage

développée lors du Chapitre VI qui discutera des relations de travail domestique.

Les conceptions du travail domestique se mesurent par le discours, mais également par le vocabulaire

employé. En Région bruxelloise, les expressions "travailleuse domestique", "employée

domestique" ou "travail domestique" ont parfois choqué lors de nos entretiens. En les

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Chapitre IV 221

employant, nous avons eu droit à quelques grimaces de la part des employeuses/clientes

participantes et des entreprises. Pour ces interlocutrices, ce vocabulaire est connoté négativement

et jugé incompatible pour désigner ce qu’ils préfèrent nommer "aide-ménagères en titres-

services".

Ajoutons que même certains représentants syndicaux adhèrent à l’idée selon laquelle le statut des

employées sous le système des titres-services "n’a rien à avoir" avec celui des employées

domestiques et notamment celui de celles travaillant pour les représentations diplomatiques

(Vanderhaeghe & Papa 2012). Toutefois, notons que l’observation des carrières migratoires des

travailleuses a montré les limites d’une telle appréciation en soulignant que les travailleuses font

l’expérience de différents statuts migratoires et régimes professionnels en passant par exemple

d’employée diplomatique (possédant une carte spéciale S de résidence) à employée en situation

irrégulière sous un arrangement dit live-in ou live-out (Freitas & Godin 2013). En d’autres termes,

des statuts différents (employée en titres-services, travailleuse live-out au noir, employées

diplomatiques, etc.) signifient en pratique une même activité en termes de tâches à effectuer

(Gutiérrez & Craenen 2010; Michielsen et al. 2013). Deux arguments soutiennent la perception

de clientes et entreprises.

Le premier argument est d’ordre historique, mais aussi terminologique. En français, le terme

"domestique" a été utilisé comme synonyme de "servante" par les familles bourgeoises du 19ème

siècle. L’image que ce vocable véhicule est celle d’une jeune femme exemptée de droits,

travaillant durant de longues heures et résidant sur le lieu de son travail. Ces facteurs confèrent

au mot sa connotation négative susmentionnée et que relèvent les différentes études sur la

question. En effet, les historiennes établissent une distinction entre "servantes" ou

"domestiques" d’une part, et "femmes de ménage", d’autre part, à savoir des travailleuses

employées uniquement à la journée et qui font leur apparition au début du 20ème siècle (Tilly &

Scott 2002 p. 260).

Le deuxième argument concerne l’image que l’on se fait dans les sociétés d’accueil des

travailleuses migrantes live-in employées par des agents diplomatiques ou des foyers issus de

milieux très favorisés. Cette image donnée principalement par les médias les dessine comme

exploitées et éventuellement victimes de la traite des êtres humains116. Si le premier argument

évoque l’origine du travail domestique et une situation qui a majoritairement évolué vers une

femme de ménage travaillant à la journée ou en l’occurrence à l’heure chez différents

employeurs, le deuxième argument renvoie à la publicisation des cas d’abus, qui demeurent

occasionnels117.

116 Pour plus sur le traite des êtres humains en travail domestique en Belgique, voir Camargo (2015). 117 Selon les services d’inspection sociale, il y a environ 30 cas possibles ou avérés de traite des êtres humains en

exploitation économique par an en Région bruxelloise. De ce montant, quelques cinq seraient des cas en travail

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Chapitre IV 222

À titre d’exemple, un des épisodes alimentant cette image stéréotypée de travailleuse domestique

victime est celui de l’"Affaire Conrad", largement diffusé dans les médias. En juillet 2008,

l’inspection sociale trouve, dans l’enceinte d’un luxueux hôtel situé sur l’avenue Louise à

Bruxelles, environ quinze jeunes femmes de différentes nationalités (originaires principalement

d’Asie et du Maghreb) employées comme domestiques et soumises à des conditions de travail

proches de celles de l’esclavage. Elles étaient employées/exploitées par des princesses des

Émirats Arabes Unis, qui louaient à l’année tout un étage de l’hôtel Conrad (actuellement

Steigenberger Grandhotel)118.

Enfin, le troisième et dernier axe d’analyse concerne l’âge ou la génération. Cet axe définit d’une

part la dépendance des employeuses/clientes à recevoir de l’aide pour l’exécution des tâches, un

fait transversal à la question de la classe. L’âge change le rapport à l’externalisation et, partant, le

rapport à la travailleuse. D’autre part, cet axe fait référence également aux changements

générationnels dans les normes de genre qu’on crée et reproduit individuellement.

Ce troisième axe agit également sur trois niveaux d’analyse. Ainsi, sur le plan macro, la politique

des titres-services gagne la concurrence avec des services liés au care, faisant des personnes âgées

une partie importante des clientes du système de titres-services. Sur le plan méso, l’analyse par

l’axe de l’âge montre que la demande des personnes âgées est particulière et se rapproche des

services proposés dans le cadre du travail dit du care nécessaire (Tronto 2009). Enfin, sur l’axe

micro, l’âge ou génération font référence également aux changements générationnels dans les

normes de genre, ayant une influence sur la construction identitaire des employeuses/clientes et

sur leur conception du travail domestique. Suivant Savage et al. (2005), l’âge est une composante

importante dans la différenciation des styles de vie puisqu’elle reflète des contextes de socialisation

très différents.

Par exemple, selon la tranche d’âge et la génération des employeuses/clientes, une activité

professionnelle rémunérée est plus ou moins valorisée ou considérée comme essentielle. Mettant

en avant la responsabilité du ménage qui leur incombe selon la division traditionnelle entre

travail productif (public) et travail reproductif (privé), les femmes plus âgées disent avoir

toujours réalisé les tâches domestiques et, selon les possibilités financières et périodes de vie,

avoir eu recours à une aide-ménagère de manière ponctuelle ou permanente. À l’opposé, les

femmes plus jeunes ont pour la plupart une activité professionnelle rémunérée et tiennent un

discours plus affirmé sur la place des femmes sur le marché du travail et d’égalité entre les sexes

à la maison et au travail.

domestique privé et quelques autres concerneraient de cas d’abus contre travailleuses domestiques dans des missions

diplomatiques (Interview, Ecosoc, Brussels Region, March 2015). 118 L’affaire est toujours en cours (Cours d’Appel), mais les employées ont reçu le statut de victimes de la traite des

êtres humains (Interview, Ecosoc, Brussels Region, March 2015).

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Chapitre IV 223

La dimension âge/génération n’est donc pas isolée de celle de genre ou de classe. Pour cette

dernière, il est important de rappeler que, si les femmes des classes moyennes font leur entrée sur

le marché du travail depuis environ quatre décennies, les femmes des classes populaires ont été

mises au travail bien antérieurement, et ce en raison de leur statut de mères subvenant seules à

leurs besoins ou afin de compléter les revenus d’un seul salaire insuffisants au maintien de la

famille (Morelli 2001).

2. Typologie des clientes/employeuses à Bruxelles

Les axes d’analyse que nous venons d’exposer nous permettent à présent de construire une

typologie des clientes du système des titres-services applicable aussi bien à l’ensemble des

employeuses/clientes de la Région de Bruxelles-Capitale, mais aussi à celles d’autres centres

urbains en Europe. Nos entretiens et observations ne concernent que les employeuses/clientes

qui externalisent leur travail domestique dans le cadre des titres-services ou en ayant recours au

travail non déclaré. Ils ne permettent donc pas de comparer les attitudes vis-à-vis du travail

domestique entre les employeuses/clientes participantes et les personnes appartenant aux mêmes

groupes sociaux que ces dernières qui choisissent de ne pas externaliser leurs tâches ménagères.

De même, la typologie indique la position relative des employeuses/clientes d’un groupe par

rapport aux autres et non leur position absolue. Les archétypes identifient donc des tendances,

qui sont plus ou moins incarnées par les employeuses/clientes sur le plan individuel.

Nous nous inspirons de l’approche de la classe par styles de vie pour proposer trois archétypes : les

personnes dépendantes, un groupe transversal au niveau de la classe, définit plutôt en regard de la

difficulté physique des personnes à réaliser elles-mêmes les tâches domestiques ; les personnes à

haut capital économique (classe supérieure) ; et les personnes appartenant à la classe moyenne (classe

moyenne intellectuelle), possédant un haut capital culturel, mais différents niveaux de capital

économique. Pour ce dernier groupe, nous développerons d’autres subdivisions et aborderons

notamment le cas des newcomers, soit de nouvelles clientes du système des titres-services.

A. Personnes dépendantes

Le groupe des personnes dépendantes se caractérise par sa dépendance au processus d’externalisation

du travail domestique puisque les personnes le composant sont dans l’incapacité de réaliser le

travail elles-mêmes. Il est ainsi principalement déterminé par l’axe de l’âge. Cet axe peut par

ailleurs être élargi aux personnes d’autres tranches d’âge en situation d’externalisation forcée

(personnes porteuses d’un handicap physique ou mental, par exemple). C’est la difficulté à

réaliser les activités qui est déterminante.

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Chapitre IV 224

Selon Idea Consult (2014 p. 16), les personnes âgées de plus de 65 ans représentent 14,2% de la

clientèle bruxelloise. Parmi les employeuses/clientes participant à notre étude, cinq intègrent ce

groupe. Elles sont toutes âgées de plus de 80 ans et sont des clientes en titres-services.

Le couple Klinger est représentatif de ce groupe. Il leur est très difficile physiquement de faire le

nettoyage, comme un clin d’œil sur leur routine le démontre :

– On part peu en vacances, on fait nos courses, on fait un petit tour au parc, on va une fois

dans la famille, mais sinon…

– [M. Klinger] Pour encore mieux illustrer la chose, notre voiture a deux ans d’âge. Et en deux

ans, nous avons fait 4500 km. Donc ça veut dire clairement que voyager, non. On utilise la

voiture pour des courses proches. […] Dans beaucoup de cas, quand il y a des choses à porter,

aussi bien mon épouse que moi, on a difficile. Moi j’ai été opéré au dos cette année, donc le

lourd m’est interdit. Et si je le fais, je sens le contrecoup par après.

(Madame Klinger, 81 ans, Belge, un enfant adulte, des petits-enfants ; Monsieur Klinger :

Belge, même âge, retraité du secteur des assurances).

Madame Klinger explique la satisfaction qu’elle tire de l’externalisation du travail ménager :

Eh bien, moi je suis contente d’avoir Anya parce que je ne saurais plus faire tout ce travail moi-

même. L’entretien de l’appartement, ce n’est que l’entretien de l’appartement, hein, et il y a déjà

18 ans qu’elle est ici, mais elle a commencé au noir d’abord. Et alors, quand les chèques-services

se sont mis en place, elle a fait ça avec les chèques-services, et elle a continué ici.

Les personnes dépendantes ont des attentes liées non seulement au nettoyage, mais également à la

socialisation que peut produire la rencontre entre les employées et clientes/employeuses. Dans la

plupart des cas, les travailleuses sont en contact avec les employeuses/clientes de ce groupe de

manière plus intense qu’avec celles des autres groupes. Plusieurs employeuses/clientes ont

mentionné le fait de prendre le café avec la travailleuse. Cela nous a été confirmé du côté des

travailleuses ayant des clientes de ce groupe.

Selon le niveau d’exigence de l’employeuse/cliente, la part de socialisation du travail est

considérée comme étant aussi importante que le nettoyage. Le café se transforme en un rituel, un

moment privilégié où les deux parties échangent : il permet d’atténuer la solitude, à la fois des

personnes âgées qui vivent souvent seules, et celle des travailleuses dans la mesure où l’exercice

du travail domestique est individuel et solitaire. Cette pratique produit chez les travailleuses un

sentiment de reconnaissance. Plusieurs d’entre elles nous ont ainsi confié à ce propos : "Avec

Madame du mardi, on se prend le quatre heures" ou "Quand j’arrive, mon jus de fruits et mon

croissant m’attendent".

Comme le revers d’une médaille, cette proximité a pour effet le contrôle tatillon par les

clientes/employeuses du travail des travailleuses. Allant dans ce sens, Lutz (2011 p. 58) fait

remarquer la spécificité de l’expérience du travail auprès des personnes âgées, qui tendent

d’imposer leurs méthodes et matériels de nettoyage et apprécient lorsque le ménage est fait à leur

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Chapitre IV 225

manière. Ceci n’est pas toujours bien vécu par les travailleuses et peut engendrer un

comportement de distanciation et une recherche d’autonomie de leur part.

En outre, avec le temps et l’intimité, certaines "manies" s’intensifient chez les

employeuses/clientes et l’intolérance peut augmenter et mener aux conflits. Comme le montrent

ces deux extraits d’interviews menées avec Madame Hubert et Madame et Monsieur Klinger, les

tensions apparaissent notamment lorsqu’il s’agit de déterminer qui décide de "ce qu’il y a à faire"

et de "comment le faire" :

–… Ça m’est arrivé de ne rien dire et de repasser après, ça oui. Ça m’arrive de le faire. Parce

que ça pose... ça crée un mauvais climat, je trouve, si l’on est toujours derrière une personne

pour dire qu’elle ne fait pas bien. Après, elle a peut-être, elle, conscience qu’elle fait le

maximum. […] Maintenant qu’elle me connaît mieux, je ne sais pas, elle décide plus vite de ce

qu’elle va faire, comment elle va le faire… Elle a l’impression d’être ici, comme...

– Elle connaît bien la maison, elle sait ce qu’elle a à faire...

– Elle connaît la maison... Et comme moi je vieillis, évidemment, elle prend une certaine

autorité, si je peux dire [petit rire].

– Et ça vous dérange ou ça vous soulage de ne pas devoir décider... Comment ressentez-vous ça ?

– Ça dépend un peu comment moi je me sens, personnellement. Parfois je me sens un peu

diminuée, si l’on peut dire, mais ça c’est pour d’autres choses aussi. Ou, alors, je me sens

soulagée, je dis ‘Oh ! Après tout, fais comme tu le sens’ [petit rire] et je n’y pense plus, mais ça

dépend un peu de comment je suis disposée. (Madame Hubert, 82 ans, Belge, veuve, vit seule,

deux enfants adultes, des petits-enfants, femme au foyer après son mariage).

– Elle a pris beaucoup d’assurance. Elle a appris le français en cours du soir, elle a beaucoup de

mérite, mais de ce fait là elle a attrapé beaucoup d’assurance. Et quand on lui dit quelque chose,

elle l’accepte…

– [M. Klinger] Difficilement.

– Quand je lui ai dit il y a quelques années, ‘Anya, n’oubliez pas d’aller dans les coins’, elle m’a

répondu : ‘Bientôt il faudra des cotons-tiges ici’. Ça m’a choqué. Surtout que je lui ai dit

gentiment. Et comme ça, un tas de petites remarques qu’elle ne supporte pas et qu’elle me

répond ouvertement.

(Madame Klinger, 81 ans, Belge, un enfant adulte, des petits-enfants ; Monsieur Klinger :

Belge, même âge, retraité du secteur des assurances).

Contrairement à Madame Hubert, Madame Klinger ne se demande pas si elle a dit quelque chose

qui n’allait pas, elle pense simplement qu’elle est chez elle, et qu’elle est libre de dire ce qu’elle

veut. Cependant, l’interview avec la travailleuse Anya laisse aussi transparaître le malaise quand

on parle du ménage chez les Klinger. Selon Anya, c’est Madame Klinger qui "fait des caprices" :

Je suis très obéissante, parce qu’il y a des filles qui le laisseraient tout simplement… [Qui lui

diraient] : "Si tu n’es pas contente, alors tu peux travailler toi-même, au revoir". […] Et moi, je

m’adapte. Je supporte... Je me soumets. Devant eux, je m’excuse, tout le temps, même s’ils n’ont

pas raison, je m’excuse parce que je suis au travail, je voudrais travailler et… Et je connais mon

travail, je connais la maison. […] Hier par exemple. Je devais... Il y avait la pluie abondante, je

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Chapitre IV 226

devais nettoyer les châssis parce qu’elle a eu un de ses caprices. Et après, quand j’ai terminé, elle

m’a dit que je l’ai mal fait. J’ai dit : "Mais Madame Klinger, si vous voulez, on va… Vous pouvez

trouver un autre produit, on va le refaire, un autre jour". Et elle a rigolé. Alors j’ai compris qu’elle

faisait exprès. (Anya, Belge d’origine polonaise, 55 ans, en couple, deux enfants, employée titres-

services depuis 2007; Compagnon : Belge, employé administratif dans une entreprise belge).

Les extraits montrent que la relation avec les travailleuses occupe une partie importante du

quotidien des employeuses/clientes de ce groupe. Ils illustrent également la spécificité de la

relation (de pouvoir) entre personne âgée et travailleuse. Madame Hubert et les Klinger sont mal

à l’aise avec une certaine "prise de pouvoir" des travailleuses. Lorsque la proximité et l’habitude

s’installent, les travailleuses se sentent plus autonomes et prennent les décisions sur la manière de

réaliser le travail. L’autonomie de la travailleuse, qui dans d’autres groupes de la typologie est

souhaitée pour libérer les clientes de leurs occupations ménagères, est ici vécue comme un

affront voire une menace. Madame Klinger remarque ainsi qu’Anya a "pris beaucoup d’assurance",

ne supporte pas les remarques et "répond ouvertement".

Dans ce sens, proximité et convivialité peuvent être mobilisées par les employeuses/clientes – a

fortiori les personnes âgées qui sont des "acteurs faibles" (Payet & Laforgue 2008) – comme des

ressources pour construire un autre type de rapport de subordination avec les travailleuses. Le

sentiment de menace s’explique notamment par l’expérience particulière des tâches ménagères

qu’ont les personnes dépendantes : bien que les employeuses/clientes ont parfois travaillé, elles sont

demeurées en majorité femmes au foyer après leur mariage et ont développé des manières

propres à réaliser les tâches ménagères.

Pour les personnes dépendantes, nous remarquons une division plus claire des rôles de genre : les

femmes étaient responsables de la maison et de la famille, tandis que les hommes avaient une

activité professionnelle rémunérée. Il en va ainsi de Monsieur Allibert, notre unique participant

employeur vivant seul, veuf depuis un an et qui ne s’est jamais occupé des affaires ménagères,

lesquelles avaient toujours été sous la responsabilité de sa compagne.

L’espace de la maison est leur chasse gardée et le travail domestique est clairement une

composante de leur identité féminine. La plupart des employeuses/clientes de ce groupe se

sentent proches du travail domestique auquel elles se sont habituées : il ne constitue pas une

activité dégradante, mais, au contraire, le réaliser correctement est une obligation qui peut être

gratifiante. Par conséquent, comme démontrent les extraits, elles sont parfois réticentes à

déléguer ce qui, jusque-là, les a en partie définies socialement. La conception du travail domestique des

participantes de ce groupe se distingue de celle des employeuses des autres groupes. Il y a une

grande différence entre ce groupe et les deux autres groupes de clientes en ce qui concerne le

rapport à la maison et à “l’ordre des choses” (Lutz 2011 p. 51), soit l’organisation mentale des

objets dans l’espace et la manière de les ordonner, qu’on internalise et reproduit, consciemment

ou inconsciemment.

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Chapitre IV 227

Notons un profil exceptionnel, celui de Madame Leclerc, qui ne s’est pas mariée, a toujours

travaillé et, à un moment de sa vie professionnelle, a commencé à externaliser le travail

domestique :

[…] C’est-à-dire que quand je travaillais, j’avais beaucoup de travail et finalement j’ai pris

quelqu’un pour m’aider, et en plus à l’époque j’avais encore maman, je retournais souvent le

week-end auprès d’elle. Et puis j’ai continué à prendre quelqu’un parce que, finalement, ça

m’aide beaucoup. Puis j’ai d’autres choses à faire, je préfère une vie culturelle à une vie

ménagère. (Madame Leclerc, Belge, 85 ans, célibataire, fonctionnaire à la retraite).

Si aujourd’hui, à 85 ans, Madame Leclerc ne peut pas se passer d’aide, son choix d’externalisation

il y a presque cinquante ans révèle un choix de style de vie (relativement audacieux à l’époque)

correspondant aux femmes professionnelles. Madame Leclerc, qui est souvent absente de la

maison et partage son temps entre participations à des conférences pour personnes âgées, visites

d’expositions, activités au sein d’un club de scrabble et voyages organisés, nourrit une très bonne

relation avec la travailleuse Anya (la même travaillant chez les Klinger) et se dit très satisfaite du

service : "…Et puis elle est bien, elle est très bien, elle est sérieuse, elle est vivante, elle travaille

rapidement, elle est bien" (Madame Leclerc).

Dans le cas de Madame Leclerc il y a une prise de distance avec l’attachement à l’ordre des

choses qui concerne pourtant la majorité des dépendantes. Celles-ci, étant des femmes au foyer

avec une expertise en nettoyage et étant souvent présentes à la maison, disposent de plus de

temps pour observer la qualité du travail selon leurs critères et accordent plus d’importance au

nettoyage puisqu’elles vivent la plupart du temps dans cet espace119.

La situation se complique quand les employeuses/clientes âgées présentent des confusions

mentales, accusant alors la travailleuse de vol ou d’exécuter la mauvaise tâche. La travailleuse

Renata, par exemple, raconte les difficultés qu’elle rencontre avec un de ces clients, un homme

âgé vivant seul, qui l’accuse de vols et se plaint constamment de son travail :

Parfois il me fait pleurer, je me dis "Ce petit vieux me fait pleurer, je vais le quitter […] Ces

trois heures, ces six heures, je ne les veux pas". Et puis parfois ça me fait de la peine, et je me

dis que je dois continuer. […] Mais parfois il se comporte tellement mal… Que je vienne

nettoyer de manière honnête et que je parte simplement et honnêtement, ça ne lui rentre pas

dans la tête ! […] Maintenant, il a arrêté de me parler des cuillères [manquantes], mais chaque

samedi ou mercredi il y avait toujours quelque chose de mal fait ou alors quelque chose qui

avait "disparu". L’autre fois, c’était du savon. […] Il m’a demandé de le ramener, qu’il me

donnait quelques jours pour que je ramène le savon. Alors je lui ai dit que je ne pouvais pas

ramener ce que je n’avais pas pris. […] Et alors je prends ici à la maison, comme mes autres

patronnes m’offrent de petits savons un peu chics qu’elles n’utilisent pas, j’ai pris une douzaine

119 À l’opposé, parmi les employeuses/clientes plus jeunes (30-56) dans les autres groupes, seules ou en couple, toutes ont des activités (professionnelles, principalement) qui leur font rester peu de temps à la maison, tout comme Madame Leclerc.

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Chapitre IV 228

et je les ai amenés. Et je lui ai dit : "Voilà, il est là le savon". Il m’a répondu : "Ah je n’ai pas dit

dix, j’ai dit un seul…", ce à quoi j’ai répondu : "Vu que vous avez beaucoup insisté…" et j’ai

déposé les savons dans la salle de bain. Et il me dit [grimace gênée] : "Ah, merci beaucoup pour

les savons". (Renata, Bolivienne, 26 ans. Arrivée en 2006, travailleuse titres-services depuis

2010, régularisation par le travail).

La communication occupant une partie importante de leur relation avec la travailleuse, la maîtrise

de leur langue est essentielle pour les personnes dépendantes. Renata dit ne pas bien s’exprimer en

français (l’entretien est en espagnol), ce qui rend probablement plus difficile sa relation avec son

client. Son accent, ses difficultés en français et son origine étrangère sont peut-être à l’origine des

préjugés et des accusations calomnieuses que ce dernier tient envers elle. À l’inverse, des

travailleuses participantes nous ont fait part des efforts que font leurs employeuses/clientes

(souvent plus âgées) pour les comprendre : dans une des maisons, un employeur au noir a acheté

un dictionnaire portugais-français pour mieux communiquer avec l’aide-ménagère brésilienne qui

maîtrisait encore mal le français.

Enfin, la question de la négociation entre les deux parties peut être abordée depuis deux aspects :

d’un côté, la tentative opérée par la personne âgée pour (re) prendre le contrôle de son espace et

réaffirmer son identité et, de l’autre, l’effort de patience et de subordination que l’on exige des

travailleuses.

Se basant sur la distinction entre, d’un côté, les représentations liées aux tâches de care nécessaire

aux personnes dépendantes et, de l’autre, les représentations sur les tâches qui renvoient aux

activités de service personnel (Tronto 2009) ou des services qui renvoient au clean (Devetter &

Rousseau 2011 p. 18), nous rapprochons la demande pour l’externalisation de tâches de ce

groupe d’une demande de care nécessaire. Et ce, principalement parce que les personnes le

composant dépendent d’une assistance.

B. Classe supérieure

Le nombre d’heures externalisées est le principal facteur que nous avons mobilisé pour définir le

groupe de la classe supérieure. Une partie importante des ménages de ce groupe consomme environ

12 heures ou plus en titres-services ou travail domestique informel. D’autres réservent moins

d’heures aux aide-ménagères, mais, en fonction de leurs choix de style de vie, externalisent d’autres

tâches et font appel, par exemple, aux services de jardiniers, nettoyeurs de vitres, cuisinières,

baby-sitters pour aller chercher les enfants à l’école ou s’occuper d’eux le soir, gouvernantes, etc.

Si nous nous en tenons à la conception du travail domestique telle que nous l’avons exposé plus haut,

12 heures hebdomadaires sont un volume significatif pour la plupart des clientes/employeuses

participantes. Prenant en compte uniquement les titres-services, la moyenne d’utilisation en

Région bruxelloise est de 156 titres par an (Idea Consult 2014 p. 17), soit entre trois et quatre

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Chapitre IV 229

heures par semaine. Ce groupe est donc bien au-delà de la moyenne régionale puisqu’il fait trois à

quatre fois plus appel aux aides extérieures pour effectuer des tâches d’ordre privé.

Officiellement, il est possible d’acheter jusqu’à 1.000 titres par an et par ménage, soit environ 22

heures hebdomadaires120. La demande de ce groupe est ainsi plus proche de l’embauche des

travailleuses à temps plein, que ce soit sous la modalité du live-out ou live-in.

Les maisons des clientes appartenant à ce groupe se trouvent dans des quartiers bourgeois :

autour du parc Parmentier (quartier Saint-Paul), Chant d’Oiseau et Stockel, dans les deux

Woluwés (Saint-Pierre et Saint-Lambert), les Squares (Ambiorix et Marie-Louise), entre le

Cinquantenaire et Montgomery (Etterbeek), les Étangs d’Ixelles ou encore à la frontière entre

Rhode-Saint-Genèse et Uccle (quartier Vivier d’Oie). Le Tableau IV.2 montre les revenus

moyens des habitants de ces quartiers et mentionne les employeuses/clientes participant à notre

étude qu’y habitent (entre parenthèses).

Les revenus moyens de ces ménages sont, à l’exception de ceux habitant les quartiers des Squares

(Bruxelles-Capitale) et de Saint-Pierre (Etterbeek), largement au-dessus du revenu moyen pour

l’ensemble de la Région qui est à hauteur de de 26.284.06 € par année fiscale et qui correspond

au quartier des Martyrs, à Bruxelles-Capitale (IBSA 2012). À en juger par les professions des

employeuses/clientes participantes et celles de leurs compagnons, ce groupe jouit d’un haut

capital économique et se situe probablement au-dessus des revenus moyens des quartiers

exposés au Tableau IV.2.

D’autres indicateurs contribuent à se faire une idée de leur style de vie. Les enfants étudient

souvent dans des écoles internationales ou européennes. Certains parents placent leurs enfants,

par principe, dans des écoles du "circuit belge" catholique (considéré comme meilleur que

l’enseignement public). De plus, tous les enfants ont, à côté, des activités sportives

supplémentaires, ou bien suivent des cours de musique ou reçoivent à domicile des cours de

langue. Les familles sont habituées à voyager à l’étranger, en Europe ou ailleurs durant les

vacances scolaires. Une partie des employeuses/clientes possède des abonnements auprès de

clubs de sport et de centres de bien-être de haut standing.

Les ménages du groupe classe supérieure intègrent pour la plupart la haute bourgeoisie belge et les

catégories professionnelles hautement qualifiées et rémunérées de la Ville-Région globale de

Bruxelles. Ceci est dû en grande partie à la présence de nombreux fonctionnaires des institutions

européennes, des missions diplomatiques nationales et régionales, mais également d’une série de

sièges de multinationales basées à Bruxelles en raison de sa proximité avec les centres de décision

ou pour sa localisation géographique stratégique au centre de l’Europe occidentale. Occupant des

positions de coordination ou de consultance, il est souvent attendu de ces professionnels

120 Dans notre échantillon, nous n’avons que deux clientes employant actuellement des personnes pour une durée de

22 heures ou plus (Francine et Miguel) et une employeuse au noir d’une travailleuse à temps-plein (Tania).

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Chapitre IV 230

globaux de dépasser les huit heures de travail par jour et de donner la priorité au travail en

minimisant les exigences de leur vie privée. Ainsi, comme l’a énoncé Parreñas (2001 p. 26), pour

soutenir leur style de vie, ces professionnels hautement qualifiés créent une demande en

travailleuses domestiques.

Tableau IV.2. Revenus moyens par ménage en 2012 :

Quartier (Commune) Revenus moyens (€)

Chant d’Oiseau (Woluwé-Saint-Pierre) (Florence) 42.235,50

Churchill (Uccle) (Pauline) 32.560,57

Étangs d’Ixelles (Ixelles) (Sarah)* 41.250,24

Saint-Michel (Etterbeek) (Amélia) 37.966,31

Saint-Paul (Woluwé-Saint-Pierre) (Lia) 40.734,34

Saint-Pierre (Etterbeek) (Alice) 26.770,69

Stockel (Woluwé-Saint-Lambert) (Cecilia, Marta) 40.848,03

Squares (Bruxelles-Capitale) (Tania, Miguel) 27.239,66

Vivier d’Oie (Uccle) (Francine) 65.511,60

Médiane de Revenus bruxellois

(quartier de Martyrs – Bruxelles-Capitale) 26.284,06

Source : IBSA, Monitoring des quartiers (2012)

* Nous n’avons pas la localisation exacte de l’appartement de Sarah, qui habite près de la Place Flagey.

Trois des clientes/employeuses participantes sont directement employées par des institutions

européennes, trois autres ont des professions en lien avec ces institutions. Miguel est un des

fonctionnaires européens que nous avons rencontré. Sa compagne est professeure d’université au

Portugal. Pendant près de dix ans, il a vécu entre les deux pays en faisant de nombreux allers-

retours. Il y a environ sept ans, les enfants alors âgés de huit et douze ans choisissent de rester

vivre à Bruxelles, alors que sa femme est toujours au Portugal. Miguel décide donc d’embaucher

une travailleuse philippine qui, douze heures par semaine, effectue l’ensemble des tâches

ménagères. Il emploie également une cuisinière portugaise qui travaille pour lui six heures par

semaine. Puis, pour gérer la maison, il fait appel aux services d’une gouvernante, également

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Chapitre IV 231

portugaise, qui vient tous les vendredis. Deux travailleuses, l’aide-ménagère philippine et la

gouvernante portugaise sont rémunérées en titres-services, totalisant environ 20 heures.

Miguel explique que la période à laquelle ses enfants sont venus a coïncidé avec une nouvelle

phase professionnelle qui s’en est suivie d’un volume de travail plus grand :

L’accord que j’avais avec ma hiérarchie était... [La fin du travail à distance]. J’ai continué à faire

du télétravail […], mais un télétravail le soir, les week-ends. Ça, c’était un point. L’autre, plus

important, c’est que je suis passé de fonctionnaire à une personne qui a la responsabilité des

dossiers, à gestionnaire, donc… Des responsabilités par rapport à mon équipe. Donc il était

clair que je devais avoir une plus grande présence dans l’équipe. (Miguel, Portugais, environ 60

ans, en couple, deux enfants jeunes adultes, fonctionnaire à la Commission Européenne ;

Compagne : Portugaise, professeure d’université au Portugal).

L’arrivée des enfants a bouleversé le quotidien de Miguel, qui était jusque-là un père à temps

partiel, lors de ces courts séjours au Portugal. Il a trouvé des manières d’organiser vie privée et

professionnelle, en diminuant les voyages (auparavant très fréquents) et en revenant à la maison

le plus tôt possible pour accueillir les enfants de retour de l’école, vérifier les devoirs, etc. Il a

dédié tout son temps libre à son rôle de père sans entraver l’avancement dans sa carrière au sein

de l’UE puisque toute la gestion de la maison était à la charge de la gouvernante, les tâches

domestiques étaient effectuées par l’aide-ménagère hebdomadaire et les repas de la semaine

préparés par la cuisinière engagée à cette fin.

La cliente Lia est une autre migrante hautement qualifiée qui a choisi de vivre à Bruxelles, il y a

presque dix ans, en raison du travail de son compagnon. Elle habite dans une villa dans le

quartier Saint-Paul et externalise les tâches à raison de 22 heures par semaine, soit le maximum

permis par le système des titres-services. Elle est l’unique participante à ne pas avoir d’activité

professionnelle rémunérée. Lia est la plupart du temps seule avec les enfants : son compagnon

travaille de longues heures (même le week-end à la maison) et réalise fréquemment des voyages

pour le travail. Les tâches de l’aide-ménagère hebdomadaire venant chez elle consistent à

nettoyer la maison et à s’occuper des enfants. Étant donné la taille de la maison qui possède un

jardin également, mais aussi le comportement "désordonné" des enfants, Lia explique que si la

réglementation le lui permettait elle achèterait volontiers plus de titres-services.

a) La "naturalité" de l’externalisation

Beaucoup de clientes appartenant à la classe supérieure ne développent pas forcément une réflexion

sur leur rôle de consommatrices du travail domestique (Lutz 2011 p. 93), car le choix de faire

appel à un service domestique leur apparaît comme "naturel". Les pratiques et conceptions

formant leur style de vie sont ancrées dans un habitus bourgeois : ces personnes ont les conditions

financières pour déléguer les tâches et ce, sans culpabilité de classe du fait de leur habitude de

réaliser cette externalisation et de se savoir privilégiées.

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Chapitre IV 232

Ainsi, la conception du travail domestique pour la plupart d’entre elles est clairement définie, puisque

la majorité des participantes de ce groupe a toujours pratiqué l’externalisation des tâches

ménagères et celle-ci est largement acceptée, même quand les femmes des générations

antérieures n’avaient pas d’activité professionnelle rémunérée. L’argument en faveur de

l’externalisation porte sur la nécessité de ne pas effectuer des tâches désagréables, le "sale

boulot". Certaines femmes de ce groupe n’ont jamais réalisé de tâches ménagères. La cliente

Francine définit l’externalisation en termes de "choix de vie" :

– Et ça vous procure quoi, justement, de ne pas vous occuper du ménage ?

– Un plaisir. J’apprécie tous les jours. On apprécie beaucoup. On se dit souvent que c’est

vraiment un plaisir parce qu’on ne passe pas tous nos week-ends à nettoyer la maison et que…

C’est un choix de vie, un peu aussi. On travaille beaucoup, mais on apprécie beaucoup que ces

trucs se fassent.

– C’est plutôt une question de perdre son temps, ou c’est plutôt une question de faire des tâches qui sont

vraiment désagréables ?

– C’est un peu les deux, voilà. On fait quand même plein de choses dans la maison, ceci dit,

mine de rien. (Francine, Belge, environ 45 ans, profession libérale, divorcée, en couple depuis

dix ans, trois enfants (plus deux de son compagnon) ; Compagnon : Belge, profession libérale).

Francine et son compagnon travaillent environ dix heures par jour et vivent une semaine sur

deux avec leurs cinq enfants dans une villa bourgeoise de la banlieue bruxelloise. Le quartier

Vivier d’Oie et le début de Rhode-Saint-Genèse comptent en effet des rues arborisées et de

grandes villas, plusieurs d’entre elles sont occupées par des missions diplomatiques. Le quartier

est celui de la Région bruxelloise qui abrite le plus de foyers à hauts revenus (IBSA 2012).

Francine a toujours employé quelqu’un pour faire le travail domestique. Chez ses parents

également, il y a toujours eu de l’aide. Elle ne réalise que quelques tâches à la maison : "On ne

nettoie pas vraiment, mais on fait des lessives parce que les enfants veulent des choses spéciales

par moments […]. Je fais quand même une petite lessive, je fais à manger, je fais la vaisselle,

enfin voilà". Elle a employé auparavant plusieurs travailleuses domestiques migrantes en live-in,

qu’elle payait au noir, mais depuis un peu plus de deux ans elle externalise 30 heures

hebdomadaires d’aide-ménagère avec les titres-services, au-delà donc des 22 heures

hebdomadaires permises.

La décision de passer au travail déclaré fût prise, car Francine ne trouvait plus de candidate

disposée à travailler en live-in. De plus, les enfants étant devenus des adolescents, ils nécessitaient

moins d’assistance. Elle a entendu parler d’une entreprise de titres-services qui acceptait des

contrats de travailleuses live-in ou à temps plein et a finalement trouvé par leur biais une femme

colombienne pour venir tous les jours pendant six heures.

Francine argumente que ce nouvel arrangement déclaré lui coûte plus cher : elle payait

auparavant environ 800 € au noir la travailleuse live-in, tandis qu’elle paie actuellement environ

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Chapitre IV 233

1.000 € par mois, pour moins d’heures121. Elle continue à employer informellement une nounou,

embauchée depuis que les enfants sont petits. Il s’agit selon Francine d’une connaissance (une

Belge "amie d’une amie") qui va chercher les enfants à l’école quotidiennement, les amène à leurs

activités extrascolaires respectives de l’après-midi, aux rendez-vous chez l’orthodontiste,

s’occupe d’achats de vêtements, cadeaux, etc.

Il est important de faire remarquer que l’utilisation faite par Francine des titres-services est une

entorse au système. Pour avoir 30 heures par semaine de travail domestique, Francine et son

compagnon doivent faire de la fraude et "compléter" leurs heures par l’achat des titres

supplémentaires auprès d’amis et membres de la famille.

D’autres participantes du groupe classe supérieure font également des utilisations frauduleuses des

titres-services, principalement en allant au-delà des tâches permises et en imposant aux

employées des tâches non autorisées par le dispositif, comme la garde d’enfant. Par exemple, la

cliente Lia externalise douze heures par semaine, dont elle en consacre quatre au nettoyage de la

maison. Le reste du temps, soit la majorité, est principalement consacré au baby-sitting de son

enfant plus jeune et d’éventuelles tâches de jardinage.

Pour la cliente Lia, son recours à l’externalisation est relativement récent. Chez ses parents, aux

États-Unis, elle et ses frères et sœurs avaient des tâches à réaliser, et quand elle est partie à

l’université elle nettoyait elle-même sa chambre dans la résidence universitaire. C’est une fois en

couple – elle et son compagnon habitaient alors à Londres – qu’elle décide d’employer une aide-

ménagère pour le nettoyage hebdomadaire :

– You’re saying you don’t like cleaning... It has always been like that? Or really it’s because of the two years

you had to clean on your own [the former apartment at London]?

– Oh, no one likes to clean, right? [Rires] […] Yeah... So before you have household help, you

just don’t clean as often... Things go dusty and you never really notice. I mean, when I... when

we first got a cleaning lady, when we lived in London, and you know, they dust, and they

vacuum, and they clean, it’s like: ‘Oh wow, it’s dusted! I’ve never noticed it being dusty’. I

always thought it’s OK to have the dust on things. So it was like, great [to have someone

cleaning]! (Lia, Américaine d’origine chinoise, environ 45 ans, en couple, 2 enfants, femme au

foyer ; Compagnon : Chilien, consultant en gestion).

Lia met l’accent sur une caractéristique clé de l’externalisation des tâches : l’habitude. Une fois

installées dans le confort de la délégation, il semble impensable pour les employeuses/clientes

d’effectuer à nouveau d’elle-même les tâches ménagères et de revenir, en dépit d’une

augmentation du prix horaire, au travail domestique non-rémunéré. Lia évoque, en outre, la

différence de qualité entre un travail effectué par un tiers rémunéré ou celui effectué par elle-

121 Refaisant les calculs de Francine, l’on peut estimer qu’elle dépense environ 11.316 € par an. Supposant qu’elle

consomme 30 heures hebdomadaires de travail domestique, elle est alors à environ 1.380 heures par an à 8,50 € en

2013 (date de l'interview), moins la déductibilité fiscale (30%), dont le plafond était de 1.380 €.

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Chapitre IV 234

même : le niveau d’exigence diffère lorsque les tâches sont externalisées. Cette question de

l’habitude est transversale aux trois groupes. Néanmoins, l’aisance financière des

employeuses/clientes appartenant au groupe classe supérieure rend la décision de maintien

d’externalisation des tâches pérenne et moins soumise aux aléas économiques.

L’employeuse Cecilia est passée à la fois par le travail domestique non-rémunéré et rémunéré.

Elle est Hongroise et vit à Bruxelles depuis huit ans. En Hongrie, un pays où la participation des

femmes au marché de travail atteignait les 46% en 2013 (équivalant à la moyenne de l’UE)

(Eurostat 2015), le travail domestique rémunéré est très peu répandu (Devetter & Rousseau 2011

p. 83). Cecilia occupait un poste de directrice financière dans une entreprise privée à Budapest et

travaillait "énormément" dit-elle. Elle s’occupait toutefois elle-même du ménage. À la naissance

de son premier enfant, sa mère l’aide beaucoup. Lorsque son compagnon fût promu à un poste

diplomatique important à Bruxelles, la famille déménagea alors que son fils avait un an.

En tant que fonctionnaire diplomatique, le compagnon de Cecilia a eu droit à une maison de

fonction pour la famille ainsi qu’à du personnel domestique à disposition :

It was the big residence of the Hungarian ambassador to the institution X [nom de l’institution].

And with a lot of personal around, so it was easy to start the life here. For us it was another

thing, another life. And, you know, I felt all the time myself as being in a bubble. I had no

connection with the Belgian society. (Cecilia, Hongroise, environ 45 ans, en couple, deux

enfants, travaille à mi-temps comme représentante d’une institution hongroise à l’UE ;

Compagnon : Hongrois, fonctionnaire hongrois auprès du Conseil d’Europe).

Cecilia dit avoir été choquée par sa nouvelle vie et sa nouvelle fonction de "maîtresse de maison"

gérant plusieurs employés domestiques. Quatre ans plus tard, à la fin du mandat diplomatique de

son époux, la famille déménage dans la maison actuelle, ce qui, ajoute-t-elle, l’a soulagée. Elle n’a

toutefois pas renoncé à une aide extérieure et emploie une femme de ménage au noir cinq heures

par semaine. Elle fait également appel aux services d’un jardinier, d’une baby-sitter (deux à trois

nuits par semaine) et lors de certaines réceptions d’une cuisinière et des serveurs.

Cecilia possède une grande maison et a les moyens, si elle le souhaitait, d’externaliser davantage.

Néanmoins, sa conception du travail domestique contribue à définir les contours du type

d’externalisation qu’elle accepte pour son ménage. Son choix de travailler à mi-temps est

clairement fait afin de se consacrer à ses enfants et aux affaires de la maison. Nous avons pu

observer lors de l’interview à quel point elle aime bien "gérer elle-même" sa maison. Ce

dévouement et ce contrôle sur la maison et sur la vie familiale ne signifient pas un abandon de

toute perspective professionnelle. Cécilia a repris un cours d’anglais et compte s’inscrire dans un

Master en marketing afin de faciliter sa "reprise de carrière" lorsque les enfants auront grandi, et

faire son retour vers un travail à temps plein. Son identité de genre est composée à la fois par des

valeurs traditionnelles de son rôle d’épouse et de mère, ainsi que par les valeurs de "femme

professionnelle moderne".

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Chapitre IV 235

b) Délégation des tâches : "tout"

Plusieurs clientes du système des titres-services de ce groupe comptent sur les travailleuses pour

"s’occuper de tout", ce qui renvoie au classique des "trois C" : cooking, caring and cleaning,

conceptualisé par Anderson (2000). Ainsi, la cliente Marta explique quelles tâches sont exécutées

par la travailleuse Márcia venant 12 heures par semaine :

– Qu’est-ce qu’elle a comme tâche ?

– Tout !... Sauf peut-être la machine à laver, mais si elle voit qu’il n’y a pas de draps, elle la fait

quand même. Mais normalement, c’est moi qui la fais. Elle ne sort pas les poubelles parce que

ça, c’est normalement mon mari qui fait. Qu’est-ce qu’elle ne fait pas ? Oui, ce qu’elle ne fait

pas, c’est peut-être le jardin parce que ce truc, ce n’est pas vraiment sa tâche. Elle ne s’occupe

pas du tout du chien parce que ce n’est pas sa tâche non plus. Mais le reste, je crois que c’est

tout... Mais en fait, elle, ce n’est pas qu’une femme de ménage, elle gère vraiment. Donc c’est

elle qui prend les initiatives, c’est elle qui me dit ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire.

(Marta, Italienne, 47 ans, profession libérale, en couple, deux enfants ; Compagnon :

Hollandais, travaillant dans une institution européenne).

Marta dit "tout" déléguer sauf des activités qui, selon elle, ne relèvent pas de la compétence de

l’aide-ménagère, activités par ailleurs non permises par les titres-services. Elle fait remarquer le

fait que la travailleuse "prend des initiatives" et assume un rôle de maîtresse de maison ("Mais en

fait, elle, ce n’est pas qu’une femme de ménage, elle gère vraiment. Donc c’est elle qui prend les initiatives, c’est elle

qui me dit ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire"). La demande de Marta ne concerne donc pas

seulement la réalisation d’une série de tâches précises, mais la totale prise en charge des

modalités de l’élaboration du travail domestique. En effet, l’employeuse souligne que les prises

de décision relèvent des tâches de son employée. L’extrait susmentionné met ainsi en évidence la

contradiction entre la perception d’un travail domestique vu comme non qualifié (unskilled) et les

capacités nécessaires que doit avoir l’employée pour qu’il soit accompli efficacement : gestion,

planification, prévoyance, initiative, patience, etc. (Anderson 2000; Lutz 2011).

La totale délégation des tâches a également été choisie par l’employeuse Tania, l’unique parmi les

participantes à embaucher une travailleuse temps plein en ayant recours à un arrangement non-

déclaré pour s’occuper du nettoyage et de sa fille en bas âge. Elle dit avoir embauché une

personne au noir parce qu’elle ne trouvait pas sur le marché formel le profil qu’elle recherchait.

Portugaise, Tania souhaitait embaucher à temps plein une lusophone disposée à s’occuper d’un

enfant et réaliser les tâches ménagères. Aujourd’hui, elle dit payer 900€ la travailleuse, une

Brésilienne en situation de séjour irrégulière, qui fait toutes les tâches sauf la cuisine. Tania est

chercheure universitaire et travaille depuis chez elle dans une pièce séparée de la maison qui lui

permet de maintenir un horaire de bureau : de 9h à 12h30 et de 13h30 ou 14h à 17h ou 18h. Elle

ne s’occupe pas de la maison et ses seules tâches consistent à faire les courses et cuisiner, tâche

qu’elle ne confie pas à son employée, car :

Elle ne sait pas cuisiner ou du moins ne sait pas cuisiner au niveau dont j’ai besoin. Et donc

cette fonction est à moi […]. Sa fonction essentielle à elle est le bébé, d’accompagner la petite.

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Chapitre IV 236

Puis elle fait le nettoyage dans la maison et s’occupe du linge (Tania, Portugaise, 35 ans,

professeure universitaire au Portugal et doctorante, en couple, un enfant de trois ans ;

Compagnon : Portugais, juriste à la Commission Européenne).

Étant donné leur niveau d’exigence concernant le volume de travail, mais aussi en raison de

l’inadéquation entre leur demande et les formules existantes sur le marché formel, plusieurs

foyers au profil de Tania continuent d’embaucher des travailleuses au noir ou complètent les

titres-services avec des arrangements informels. Enfin, dans la mesure où ils partagent le même

type de demande, à l’instar des employeuses/clientes Tania ou Marta, des employeurs

appartenant aux corps diplomatiques intègrent également le groupe classe supérieure.

c) Se revendiquer en tant que "femme professionnelle moderne"

Les participantes issues de ce groupe (ayant toutes une activité professionnelle rémunérée, à

l’exception de Lia qui est femme au foyer) ont investi dans l’externalisation pour laisser plus de

place au travail et aux "moments de qualité" (quality time) avec la famille et les amis. La plupart

restent pourtant "gestionnaires" des tâches ou du moins "inspectrices des travaux accomplis", et

réalisent éventuellement certaines tâches domestiques non considérées comme étant du dirty work

(cuisine, courses, rangement). Le soin des enfants peut être délégué à la travailleuse dans le cas

des embauches au noir, voire parfois dans le système des titres-services.

Déléguant l’essentiel du dirty work, les employeuses/clientes de ce groupe ont l’impression d’être

délivrées des corvées les plus lourdes et qui prennent beaucoup de temps (time-consuming) et de

libérer du temps pour elles. De plus, elles se rapprochent de l’idéal masculin du professionnel

unencumbered ou non-encombré des tâches ménagères (Hochschild 2000). Elles participent de

cette manière pleinement à la société basée sur le modèle de l’adult worker (Lewis & Giullari 2005)

où les deux, hommes et femmes, ont une activité professionnelle rémunérée et où la socialisation

est centrée sur le travail122.

La cliente Sarah est celle qui incarne de manière plus complète cette figure de la "femme

professionnelle moderne" :

Et ça [une aide-ménagère] c’était la condition, à partir du moment où l’on est deux parents qui

travaillent, déjà financièrement donc, on peut se le permettre, et deuxièmement, c’est

obligatoire pour moi d’avoir quelqu’un, sinon je deviens chèvre, donc... Et ça, ce n’est pas le but

du jeu. Ça rajoute de la fatigue et du travail, donc non. (Sarah, Française, 43 ans, en Belgique

depuis 2003, en couple, deux enfants, employée d’une entreprise multinationale dans le secteur

du luxe ; Compagnon : Irlandais, haut-exécutif ICT dans une entreprise multinationale).

122 Voir également Lutz (2011 pp. 5–6) pour une discussion sur le adult-worker society.

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Chapitre IV 237

Le raisonnement de Sarah rend évidente la relation entre avoir la possibilité économique

d’externaliser le ménage ("déjà financièrement donc, on peut se le permettre") et le choix de s’acheter du

temps libre pour ne pas "devenir chèvre". Le marché et la possibilité de s’acheter du temps en

consommant autrement des heures auparavant dédiées aux tâches ménagères résolvent la

question du manque de temps.

De fait, Sarah a une carrière prospère dans un groupe multinational et l’on peut imaginer qu’elle

y reçoit un bon salaire, qui lui donne l’autonomie pour décider d’une externalisation. Ses

affirmations exemplifient l’étude de Stancanelli and Stratton (2011) : elle donne une grande

valeur à son propre temps et une importance bien moindre à l’exécution des tâches ménagères.

Ces faits, associés à son haut salaire, résultent dans la forte probabilité d’externalisation du travail

ménager.

Sarah incarne l’esprit des femmes professionnelles, et juge que son temps est trop important

pour qu’elle le gaspille à réaliser des tâches ménagères ("à partir du moment où l’on est deux parents qui

travaillent, déjà financièrement donc, on peut se le permettre, et deuxièmement, c’est obligatoire pour moi d’avoir

quelqu’un, sinon je deviens chèvre"). L’image que Sarah se crée d’elle-même n’est absolument pas

compatible avec l’exécution de ces tâches. Son exemple montre que l’usage du temps et l’achat

de temps libre sont ainsi intrinsèquement imbriqués dans les styles de vie. Parce que

l’employeuse/cliente de ce groupe peut se le permettre d’acheter du temps libre (pour soi, pour

les enfants, pour le travail), l’externalisation des tâches ménagères se justifie dans son discours en

sens inverse par le manque de temps et le cumul d’activités quotidiennes.

La cliente Pauline, qui n’a pas d’enfants, synthétise la perception face aux tâches ménagères,

exprimée de manière explicite ou implicite par beaucoup d’autres employeuses/clientes de ce

groupe principalement :

Bien, moi, ça m’arrange, ça m’arrange vraiment, ça fait partie de mon budget, mon budget est

prévu pour. Bon, il y a beaucoup de gens qui n’en ont pas, je ne discute pas, mais bon, moi

personnellement, comme je suis quelqu’un de… Je suis sportive, je travaille, je finis tôt, je vais

jouer au tennis, je m’occupe d’enfants, enfin j’ai une activité… […] Je suis quelqu’un de fort

actif donc le ménage pour moi c’est… Je n’ai pas le temps, en plus je n’aime pas tellement, je

dois dire, donc si l’on a la chance de pouvoir avoir quelqu’un qui peut vous aider, pour moi

c’est une aide précieuse, je suis ravie. (Pauline, Belge, 56 ans, célibataire, fonctionnaire).

L’extrait rend clairement le lien entre avoir les moyens d’externaliser ses tâches ménagères ("ça

fait partie de mon budget, mon budget est prévu pour"), et l’image que l’on se fait de ces tâches ("en plus je

n’aime pas tellement, je dois dire"). En outre, l’extrait montre le lien entre l’achat de "quality time" et la

non-réalisation de tâches désagréables : le temps consacré au ménage est converti en un temps de

qualité utilisé de manière plus "récréative" ("moi personnellement, comme je suis quelqu’un de… Je suis

sportive, je travaille, je finis tôt, je vais jouer au tennis, je m’occupe d’enfants, enfin j’ai une activité…").

L’interviewée insiste également sur sa volonté de se distancier des rôles féminins traditionnels et

d’incarner celui d’une femme moderne et active.

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Chapitre IV 238

Nos interviews et observations montrent que les employeuses/clientes non-dépendantes en

général, mais principalement celles dans le groupe classe supérieure, formulent, comme le montre

Goñalons-Pons (2015) à propos des femmes avec enfants de la classe moyenne espagnole, l’idée

d’une domesticité moderne (modern domesticity). Cette narrative leur permet de déléguer les tâches

sur base de leur statut de femmes professionnelles, embrassant une identité de "modernité

féminine" et l’idéal d’égalité avec les hommes tout en conservant certaines références à des

normes de genre traditionnelles revalorisées (être mère et compagne, aimante, agréable). L’espace

domestique en tant que havre de tranquillité et d’intimité est ainsi maintenu.

Cette image de "domesticité moderne" est illustrée par le discours de la cliente Florence. Elle

gère l’externalisation des tâches ménagères, fait la lessive et le repassage les week-ends et

s’occupe de son jardin. Elle décrit sa semaine :

– Alors, en semaine, au moins j’en fais, au mieux c’est. Donc en semaine, là je me repose

complètement sur ma femme de ménage. C’est-à-dire que moi je ne touche jamais à un balai, je

ne prends jamais les poussières, je ne nettoie pas les fenêtres. Donc à ce propos-là, petit détail :

j’ai Nafissa qui vient huit heures par semaine et j’ai aussi un monsieur qui vient toutes les six

semaines pour nettoyer les fenêtres. […] Donc moi, en semaine, au moins j’en fais, au mieux

c’est. Ce que je fais c’est simplement cuisiner et faire la vaisselle, en fait. Je déteste faire le

ménage.

– Et ça a été toujours comme ça ?

– Toujours comme ça. Et donc dès que financièrement j’en ai eu les possibilités, j’estime que

j’ai d’autres choses à faire. Ne fut-ce que de m’occuper de mes enfants et de mon mari.

(Florence, Belge, 56 ans, profession libérale, en couple, deux enfants adultes ; Compagnon :

Italien, représentant d’une institution italienne à l’UE)

Florence parle de se dévouer à sa famille comme d’une valeur contrairement au ménage ("Et donc

dès que financièrement j’en ai eu les possibilités, j’estime que j’ai d’autres choses à faire. Ne fut-ce que de

m’occuper de mes enfants et de mon mari"). L’extrait exemplifie la valorisation des normes de genre

traditionnelles et le fait de ne pas vouloir faire de la politique à la maison, conservant le foyer

comme un espace privé et sans conflits, à l’instar du profil décrit par Goñalons-Pons (2015 pp.

44–45). Plusieurs auteurs décrivent par ailleurs choix d’externalisation des tâches ménagères

comme ayant son origine dans la volonté d’en finir avec les conflits autour de la réalisation de

tâches ménagères au sein du couple (Hondagneu-Sotelo 2007; Devetter & Rousseau 2011).

En ce sens, l’extrait illustre comment "faire le ménage" est chargé sur le plan des normes de

genre et confère une certaine identité de genre (Lutz 2011 p. 91). Des femmes professionnelles

intègrent ainsi pour la plupart une identité de genre de "femme moderne", liée à une réussite

professionnelle, tout en combinant cette réussite avec la valorisation de la maternité, de

l’affectivité et de leur "rôle féminin" au sein du couple.

Le style de vie est ainsi un habitus de classe qui inclut non seulement la capacité d’acheter du temps

libre pour vivre un certain mode de vie, mais également pour être d’une certaine manière. Comme

le montre le discours de plusieurs employeuses/clientes que nous avons rencontrées, ce style de vie

ne peut pas être dissocié de ce qu’elles sont, de ce qu’elles revendiquent comme partie de leur

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Chapitre IV 239

identité. Cette observation fait écho aux écrits de Lawler (1999) sur l’identité de classe en

Angleterre :

But not only was the women’s current middle-class position inscribed through the possession

of legitimated cultural capital, but the possession of this capital was represented as an integral

component of the self: less about what they owned than about who they were (Lawler 1999 p. 9)

[emphase originale].

À l’instar des résultats de Lawler, nous pouvons facilement comprendre que les clientes Pauline

et Florence définissent leur choix à partir d’une position sociale qui révèle leur capital

économique, mais également ce qu’elles valorisent comme activité, et surtout l’image qu’elles

diffusent d’elles-mêmes. Dans ce sens, le style de vie a une forte composante identitaire.

C. Classe moyenne intellectuelle

Les membres du groupe classe moyenne intellectuelle varient d’une classe moyenne supérieure à une

classe moyenne inférieure et jouent pour la plupart d’un haut capital culturel. Ils emploient le

service de nettoyage pour, en moyenne, quatre heures hebdomadaires. Le profil des clientes dans

ce groupe est le plus proche du profil moyen des clientes en Région bruxelloise, décrit dans le

Chapitre III, avec une majorité des clientes ayant entre 20 et 54 ans. La plupart des membres de

ce groupe sont des clientes en titres-services, ayant été employeuses au noir ou qui sont entrées

directement sur le marché formel des titres-services – sous-groupe que nous appelons newcomers.

Ce groupe est le plus souvent plus familiarisé avec les tâches ménagères que le groupe précédent.

Plusieurs clientes ont réalisé des tâches elles-mêmes pendant de nombreuses années avant de

passer à l’externalisation. Ce pas vers l’externalisation des tâches ménagères a été motivé par des

évolutions de la vie privée ou professionnelle : naissance d’un enfant, déménagement vers une

maison plus grande, promotions au travail ou changement vers un emploi plus demandant, ou

encore des améliorations dans la situation financière.

Si ce groupe est plus proche de la réalisation des tâches ménagères, cela signifie également qu’il

peut revenir vers le travail domestique non-rémunéré si la situation du ménage change. Avec la

crise financière, par exemple, plusieurs clientes ont diminué leurs heures hebdomadaires ou ont

cessé d’employer une aide-ménagère. Comme le soutient Lutz (2011 p. 8), le changement entre

les pôles rémunéré et non-rémunéré du travail domestique, selon la situation financière des

ménages, est un des facteurs jouant contre la professionnalisation de ce métier.

La plupart des clientes du groupe classe moyenne intellectuelle sont conscientes de leur rôle

d’employeuse/cliente dans la relation de travail. Elles cherchent à justifier leur recours à

l’externalisation de tâches ménagères et expriment parfois une pointe de culpabilité, sentiment

exploré par ailleurs par d’autres auteures (Bott 2005 p. 6; Lutz 2011 p. 95). La conception du travail

domestique des employeuses/clientes de ce groupe apparaît clairement dans nos interviews.

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Chapitre IV 240

Leur demande est ainsi liée au nettoyage proprement dit, le cœur du dirty work. D’autres tâches

continuent à être réalisées par les membres (de sexe féminin) du ménage, comme la cuisine, la

lessive et le repassage (cette dernière rarement réalisée par les participantes du groupe classe

supérieure, par exemple). Selon leur vision, l’externalisation du travail domestique est une "aide

nécessaire". Elles distinguent dès lors radicalement leur pratique de celle d’employer une

travailleuse domestique live-out à temps plein voire en live-in, comportements qu’elles considèrent

comme relevant d’un certain "archaïsme" ou encore d’une pratique des classes extrêmement

privilégiées uniquement.

Par ailleurs, c’est principalement au sein du groupe classe moyenne intellectuelle, dont les participantes

sont toutes des clientes en titres-services, que nous avons entendu une stigmatisation des mots

"travail domestique", expliquée précédemment. Cette vision montre que "se faire servir" peut

être lié à une idée d’aristocratie et de privilège – quelque peu péjorative au regard de la conception

du travail domestique exprimée par la plupart des membres de ce groupe. Il y a donc pour ces

clientes une différence claire entre le travail domestique dans les milieux aisés avec des

travailleuses live-in, et l’aide-ménagère hebdomadaire. Ainsi, l’idée d’être "aidée" pour quelques

heures de ménage par semaine est entrée dans les mœurs de ce groupe. Ce phénomène est

renforcé par le fait que les titres-services sont une politique du travail domestique déclaré,

enlevant une éventuelle culpabilité d’alimenter l’économie informelle.

Ce groupe est celui qui a plus employé le discours autour de l’achat de temps libre. Certaines

clientes l’associent expressément au fait de se débarrasser du dirty work, s’approchant du profil de

femmes professionnelles décrit plus haut. Pour la plupart, cependant, le recours à une aide-

ménagère ressemble plus à une stratégie pour agir sur tous les plans et "s’en sortir" ou "souffler

un peu".

La cliente Victoria, qui travaille à mi-temps et externalise cinq heures hebdomadaires de ménage,

explique par exemple les tâches domestiques qu’elle continue à réaliser en semaine :

– Ça ne vous dérange pas les tâches ménagères ?

– Si, ça me casse les c****. Ça me met de mauvaise humeur ! Par contre, elle [la travailleuse] ne

fait pas le repassage. Même pas la lessive. Elle n’a pas le temps de faire le repassage. J’ai au

moins quatre heures de repassage par semaine.

– Et ça, ça vous dérange de repasser ?

– Non, je fais ça devant la télévision, ça passe.

– Votre mari, il vous aide ?

– Oui, il débarrasse le lave-vaisselle, il met la nappe…

– D’accord. Et pour cuisiner ? Vous aimez bien ?

– Ça, ça va. (Victoria, Française, environ 45 ans, en couple, trois enfants, employée mi-temps

dans une entreprise d’assurances ; Compagnon : financier à temps plein dans une entreprise

privée).

Victoria aimerait bien être désengagée des affaires ménagères et intégrer pleinement le groupe

des femmes professionnelles, mais elle doit combler la lacune laissée par l’externalisation. Le

repassage, la cuisine et la lessive sont des tâches qu’elle accepte de réaliser, malgré son manque

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Chapitre IV 241

de disposition face aux tâches ménagères de manière globale. Ces tâches sont en effet les moins

"salissantes" et exigent moins d’effort physique, tout en étant plus valorisées – surtout la cuisine.

On notera que son compagnon réalise les mêmes tâches qui sont allouées aux enfants, décrites

plus loin dans l’interview.

S’organiser ou désengorger un quotidien submergé d’obligations professionnelles, familiales et

domestiques : telle est la principale motivation des participantes de ce groupe. Ainsi, plusieurs

d’entre elles combinent externalisation et travail à mi-temps, comme Fabienne, ci-dessous :

Ce n’est pas que ça me déplaît, mais… Tout faire, toute seule, c’est trop. Si je fais [le ménage]

toute seule, je dois étaler. Je dois travailler tous les soirs, en plus de faire à manger et le

repassage. Il faut étaler. C’est plus déprimant de tout le temps faire ça soi-même, ça

recommence. Tandis que si quelqu’un le fait en une fois, on en profite pendant 3-4 jours du

fait que ça reste propre, on voit qu’il y a eu quelque chose. Sinon toute la maison n’est pas

propre au même moment… Si je devais faire ça toute seule, je crois que je m’écroulerais.

Quand on est parents, on a beaucoup de choses à penser… On a des amis aussi, il faut prendre

le temps de les contacter… C’est vrai que c’est un confort, mais…ça permet aussi de penser,

prévoir, chercher des vacances, organiser une visite… Si je n’avais pas ça, je deviendrais folle.

Je ne saurai plus… (Fabienne, Belge, 51 ans, en couple, quatre enfants adolescents/adultes,

travaille à temps partiel dans les assurances ; Compagnon : Belge, plein temps dans une banque

privée).

Fabienne affirme avoir choisi de travailler à temps partiel pour être plus à même de participer au

soin de ses enfants et de la gestion de la maison, reprenant ainsi la plupart des tâches non

externalisées. Elle fait la cuisine, la lessive, les courses, pour elle et pour ses parents, et le

repassage, qu’elle partage avec son compagnon, tous deux avec leur planche à repasser devant la

télévision pendant des soirées en semaine. Elle considère l’aide-ménagère venant cinq heures

tous les vendredis comme une aide personnelle, car elle serait incapable de tout faire toute seule.

L’on retrouve dans le discours de Fabienne la possibilité d’acheter du temps libre pour pouvoir

"penser à autre chose". Il s’agit ici des enfants et de prévoir du quality time en famille ou en couple

("Quand on est parents, on a beaucoup de choses à penser… On a des amis aussi, il faut prendre le temps de les

contacter… C’est vrai que c’est un confort, mais…ça permet aussi de penser, prévoir, chercher des vacances,

organiser une visite…").

Cette motivation à "s’en sortir" dans les divers rôles s’accompagne donc d’une volonté d’acquérir

"un temps pour soi", pour la famille ou pour les amis, soit un gain de quality time. La décision

apparaît parfois justifiée presque comme un luxe :

C’est une question de choix de vie. Si c’est pour me pourrir la vie, tant que j’ai les moyens, je ne

paye pas beaucoup de choses, on ne va pas beaucoup au resto, on n’a pas des goûts de luxe,

mais… Il faut que la maison soit propre, c’est bien de se dire qu’il y a quelqu’un qui a passé

trois-quatre heures à nettoyer, car moi je ne les trouve pas les trois, quatre heures d’un coup, je

n’ai pas le courage de faire trois heures d’un coup […]. Avec les enfants, le temps sur la

journée, forcément quand ils ne sont pas là, je ne suis pas là non plus et quand ils sont là, soit

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Chapitre IV 242

ils dorment, soit ils demandent un peu d’attention, soit j’ai envie de leur accorder de l’attention.

Ils vont se coucher tôt et une fois qu’ils dorment, on ne peut pas non plus nettoyer, on ne peut

plus passer l’aspirateur en tout cas, donc... (Céline, Belge, un peu plus de trente ans, en couple,

deux enfants en bas âge, enceinte, traductrice à mi-temps dans une entreprise d’assurances ;

Compagnon : Belge, ingénieur à temps plein dans une entreprise).

La cliente Céline ressent l’externalisation des tâches ménagères presque comme non méritée.

Ailleurs dans l’interview elle décrit les essais avec son compagnon pour s’occuper eux-mêmes du

ménage. Mais avec les deux enfants et enceinte du troisième, Céline pense que l’externalisation

vaut un sacrifice financier, pour gagner du temps pour soi et pour les enfants. En outre, elle

éprouve une tranquillité psychologique de savoir la maison propre ("Il faut que la maison soit propre,

c’est bien de se dire qu’il y a quelqu’un qui a passé trois-quatre heures à nettoyer, car moi je ne les trouve pas les

trois, quatre heures d’un coup, je n’ai pas le courage de faire trois heures d’un coup"). Sa priorité est

clairement établie : intensifier le quality time et passer du temps avec les enfants. Céline ne semble

pas prête à renoncer au confort d’avoir quelques heures de nettoyage externalisées qu’elle

s’autorise chaque semaine.

Si plusieurs employeuses/clientes ont une conscience de leur rôle de cliente, très peu ont mis en

question la délégation de tâches ménagères qu’elles pratiquent. Dans ce sens, une participante se

détache des autres par son expérience d’adaptation à une nouvelle conception du travail domestique.

La cliente Cintia est Nord-Américaine et vit à Bruxelles depuis vingt ans. Elle a vécu auparavant

sept ans au Japon, où son fils est né. Pour elle, il était alors impensable de déléguer ses tâches

domestiques :

Having somebody coming to clean the house is not part of Japanese culture. Neither for me as

an American was it part of American culture, unless you were really rich. So I always cleaned

my house myself… until I came to Belgium. (Cintia, Nord-Américaine, 59 ans, divorcée, un fils

adulte, en couple depuis dix ans, fonctionnaire à la Commission Européenne ; Compagnon :

Anglais, fonctionnaire CE à la retraite).

Quand Cintia déménagea à Bruxelles et, qu’après quelques années, se sépara de son compagnon,

c’est le moment où elle franchit le pas d’embaucher quelqu’un pour le nettoyage :

When my son started school here, I knew I would like to go back to work and I asked a

friend… A friend of mine who lived here a long time said ‘Well, you should get somebody.

You should get a housecleaner once a week.’ And I said: ‘I’ve never done that!’. I’ve never even

thought about it because it’s just… Nothing, anybody I know would do! And people would

think I was stuck up if I had. So I really hesitated.

Cintia a été socialisée dans une conception du travail domestique fortement ancrée sur des valeurs

d’égalité et la philosophie du "do it yourself". Elle voyait donc d’un œil très méfiant la délégation

des tâches ménagères. Cintia n’avait même pas imaginé qu’externaliser ses tâches faisait partie de

l’éventail des solutions à son problème, révélant une éthique de la délégation spécifique (en

l’occurrence le principe de ne pas déléguer). Cette possibilité d’externaliser son travail domestique

l’a par ailleurs choquée quand elle l’a entendue pour la première fois. L’extrait de l’interview nous

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Chapitre IV 243

montre que "personne" de son entourage n’emploierait une aide-ménagère aux États-Unis

("Neither for me as an American was it part of American culture, unless you were really rich").

Sa réputation, et peut-être son identité, était en jeu lors de la décision d’externaliser le travail

domestique, comme illustre la phrase : "Nothing, anybody I know would do! And people would think I

was stuck up if I had. So I really hesitated". Cintia refusait d’admettre qu’elle avait les moyens de

s’offrir un nettoyage hebdomadaire. Ces sentiments font écho dans la sensation de culpabilité

typique d’une certaine classe moyenne nord-américaine qui emploie du travail domestique, décrit

par Hondagneu-Sotelo (2007 p. 173). La posture de culpabilité de classe de Cintia a certainement

influencé le type de relation qu’elle a construit avec le couple venant nettoyer sa maison pendant

six heures toutes les semaines : une relation proche et caractérisée comme personnalistique selon

Lan (2003 p. 535) et Hondagneu-Sotelo (2007 p. 176).

Entre les deux groupes classe supérieure et classe moyenne intellectuelle, certaines frontières sont plus

floues, puisque l’un et l’autre comprennent une demande liée au style de vie, au confort ou au clean

(Devetter & Rousseau 2011 p. 18). Toutefois, la tension autour de la division de tâches au sein

du couple est plus claire au sein du groupe classe moyenne intellectuelle, ainsi que la conséquente

individualisation du choix d’externaliser le travail domestique.

a) Division des tâches ménagères

Si la question du partage des tâches traverse les deux groupes de non-dépendantes, elle est plus

facilement apercevable au sein du groupe classe moyenne intellectuelle, principalement pour deux

raisons. D’abord, ce groupe est plus enclin à réaliser les activités ménagères lui-même : la

question du partage est donc plus couramment posée. Trois ou quatre heures hebdomadaires

externalisées par semaine laissent de fait encore un significatif nombre de tâches à réaliser,

surtout s’il y a des enfants. Ensuite, l’assignation inégale et immuable de tâches ménagères aux

femmes est parfois à l’origine de la volonté d’externaliser le travail domestique. Cette volonté

signifie parfois, par ailleurs, des efforts d’épargne dans d’autres sphères de la vie, comme a

montré le discours de la cliente Céline.

Dans certains foyers de couples hétérosexuels, les tâches sont plus équitablement partagées, mais

l’essentiel des tâches revient aux femmes, tout comme la gestion de leur externalisation. Le plus

souvent, les hommes réalisent des tâches appartenant à un domaine genré au "masculin"

(jardinage, la maintenance de la voiture, etc.) et/ou éventuellement certaines menues tâches

quotidiennes (remplir le lave-vaisselle, sortir la poubelle). Par exemple, la cliente Joëlle explique la

division de tâches ménagères chez elle :

– Il n’y a pas des tâches que vous détestez faire, ou que vous n’aimez pas spécialement… ?

– Que je déteste… Je ne fais pas ça genre : ‘Ah chouette, je vais nettoyer !’ Non… C’est

toujours la même chose, sauf le jardin, je ne le fais pas, c’est Jean [compagnon] qui le fait. Mais

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Chapitre IV 244

ce n’est pas une tâche ménagère. […] Les poubelles, je ne fais pas non plus. Les poubelles, c’est

lui qui les met. Mettre la poubelle dehors.

– Lui, c’est poubelle et jardin. Et vous, le reste. Et pour cuisiner, c’est souvent vous ?

– Ça oui, quoiqu’il sait faire des bananes flambées, des crêpes il a eu du mal, ce n’était qu’une

fois, mais des crêpes, des moules, il fait des moules aussi maintenant. (Joëlle, Belge, environ 60

ans, infirmière à la retraite, en couple, deux enfants adultes ; Compagnon : Belge, directeur

d’académie d’art à la retraite ; cliente titres-services).

Plus loin dans l’interview, Joëlle fait une énumération des compagnons des copines qui réalisent

plus de tâches ménagères, comme la cuisine. Elle évoque alors les voisins d’en face (Fabienne et

son compagnon), qui font le repassage ensemble : "C’est des hommes, ce côté-là de la rue est

mieux que ce côté-ci ! Car celui-là [voisin du côté], il ne fait rien non plus ! Il y a un bon côté et

un mauvais côté de la rue ! [Rires]".

C’est Joëlle qui s’est toujours occupée du ménage et entretien de la maison, même si avant elle

travaillait à plein temps. Elle n’a commencé à externaliser ses tâches que récemment, et sa

demande s’approche progressivement de celle du groupe personnes dépendantes, car elle n’a plus la

même énergie pour nettoyer toute la maison. Elle continue pourtant à le faire avec la travailleuse

qui vient à la raison de quatre heures hebdomadaires.

Indépendamment de quelles tâches sont externalisées au ménage, celles qui restent peuvent donc

alimenter un débat au sein du couple. Certains entretiens dénotent ainsi une tension, comme

dans le cas de Joëlle, alors que d’autres employeuses/clientes participantes expriment accepter

qu’il est de leur fonction de "gérer la maison".

Dans l’extrait de la cliente Fabienne plus haut, à aucun moment elle n’évoque la participation de

ses quatre enfants devenus grands (le plus jeune a 15 ans) aux tâches ménagères. Ses enfants

n’ont peut-être pas acquis avec leur maman un sens du rangement et des notions de propreté.

Fabienne ne met pas en question le fait que ce soit elle la responsable de l’exécution des tâches

ménagères. Au contraire, son argument va dans le sens de ne pas pouvoir l’assumer le ménage

toute seule et avoir ainsi besoin d’une aide extérieure individuelle ("Ce n’est pas que ça me déplaît,

mais… Tout faire, toute seule, c’est trop.").

La plupart du temps, les raisons évoquées pour l’externalisation sont par ailleurs individuelles.

Les obligations des compagnons respectifs sont également souvent citées comme justificatives

d’un partage inégal des tâches ménagères. Ainsi, toutes les employeuses/clientes en couple avec

enfants dans ce groupe travaillent à temps partiel. Leurs compagnons, à l’opposé, travaillent pour

la plupart à temps plein, ayant parfois des fonctions de cadre qui demandent plus que huit heures

par jour et/ou des horaires de travail irréguliers. L’exemple de Fabienne, Céline et d’autres

femmes du groupe classe moyenne intellectuelle illustre le "choix" de travailler à temps partiel et

d’organiser le temps autour de la gestion de la maison et des enfants. Un choix pour la plupart

féminin, comme pointent plusieurs auteurs (Del Re 1997; Benería 1999; Lyon & Woodward

2004; Rousseau 2008; Devetter et al. 2011; Devetter & Rousseau 2011; Landour 2013).

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Chapitre IV 245

b) Le cas des clientes newcomers

Nous appelons "newcomers" (nouvelles arrivées) les clientes récemment utilisatrices du travail

domestique marchandisé. Elles ont eu leur première expérience de délégation de tâches

ménagères au sein des titres-services. Ces ménages sont souvent de jeunes couples

professionnels soucieux d’externaliser quelques heures hebdomadaires de leur travail ménager.

Ils appartiennent pour la plupart au groupe classe moyenne intellectuelle et achètent environ trois à

quatre heures par semaine d’heures en titres-services.

Il est important de faire remarquer que si les newcomers n’ont jamais engagé une personne pour

réaliser le ménage dans un arrangement formel ou informel chez elles avant les titres-services,

plusieurs ont probablement des idées d’externalisation qui influencent leur manière d’établir des

relations dans le travail domestique, de leur vécu dans la maison de leurs parents123. En effet, la

plupart des clientes participantes ont signalé que leur maman "avait de l’aide" en permanence ou

de manière sporadique.

Les interviews avec entreprises agréées et travailleuses font apparaître que les newcomers sont les

clientes les plus difficiles. Ce sont des clientes exigeantes, voire irréalistes, quant à leur demande

de performance en nettoyage. De plus, les interviews avec gestionnaires et personnel d’agence

font remarquer que ces clientes sont moins attachées à la relation avec les travailleuses, et les

considèrent parfois "comme des machines". Les entreprises déclarent que ces clientes

demandent plus de travail en ce qui concerne leur rôle de médiation de conflits et de gestion de

plaintes engendrés par la relation entre clientes et travailleuses.

D’une part, cela pourrait indiquer que les liens de confiance préétablis entre anciennes

employeuses au noir et travailleuses sur le marché informel refrènent chaque partie de faire appel

à la médiation de la société agréée sur le marché formel. Conflits et tensions peuvent émerger,

mais resteront dans le domaine de la sphère privé du ménage, tout comme auparavant dans la

relation de travail bilatérale au noir. En parallèle, des newcomers non problématiques ne se font pas

remarquer par les entreprises agréées.

D’autre part, comme l’utilisation des titres-services est pour les newcomers une expérience inédite

d’externalisation de leurs tâches ménagères, ces clientes ont certaines difficultés à gérer cette

relation de travail et à estimer le temps nécessaire à une autre personne pour nettoyer leur

maison de manière professionnelle, devenant ainsi trop exigeantes. Les extraits ci-dessous

clarifient l’opinion des entreprises par rapport à ce groupe :

123 Merci à Anna Safuta pour cette observation.

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Chapitre IV 246

– Les nouveaux sont les plus exigeants. [...] Je vous dis, en trois heures tous les 15 jours, ils

aimeraient bien que les armoires soient vidées à chaque fois, que la vaisselle soit faite... Des

trucs, c’est à la limite de l’esclavage ! Parce qu’ils ne savent pas le travail que ça représente.

– Parce qu’ils n’ont jamais employé quelqu’un..

– Voilà. Ou que la maison est dégueulasse. Il y a aussi des gens qui sont crades. (Entreprise P,

Halima, Belge d’origine marocaine, chef d’entreprise).

–… Vous savez, il y a des clients qui ne sont jamais contents. Ils sont contents, mais ils ne sont

jamais contents. Ils ne sont jamais contents et quand vous leur dites ‘On va changer [l’aide-

ménagère]’, non, ils ne veulent pas changer.

– Quelle serait la raison ? Ce sont des gens qui avaient déjà quelqu’un au noir, ou de nouveaux clients ?

– Ce sont de nouveaux clients, franchement je ne sais pas si ce sont des gens qui avait des…

De gens en général pas satisfaits, ce sont des nouveaux. Ils sont plus exigeants parce qu’ils se

disent : ‘S’ils ne le font pas ici, on va chercher ailleurs’. (Entreprise H, Serhan, Belge d’origine

turque, chef d’entreprise (un des trois associés)).

Halima et Serhan gèrent tous deux de petites entreprises, avec d’environ 50 travailleuses, dans

lesquelles les gestionnaires finissent pour avoir beaucoup de contact avec clientes et aide-

ménagères. Ils évoquent un écartement entre performance des travailleuses et attentes de

clientes, celles-ci le plus souvent identifiées parmi les newcomers. Halima affirme notamment le fait

que les gens ne se rendent pas compte du travail d’un nettoyage professionnel : ayant une autre

perception de la saleté ("Il y a aussi des gens qui sont crades"), ils sous-estiment l’effort de nettoyage

et aimeraient voir toute la maison refaite à chaque passage de l’aide-ménagère ("Des trucs, c’est à la

limite de l’esclavage ! Parce qu’ils ne savent pas le travail que ça représente").

Le gestionnaire Serhan mentionne une autre question, celle de la posture des clientes face à

l’entreprise dans le contexte d’une relation commerciale. Les clientes newcomers voient les titres-

services comme l’achat d’un service ou produit quelconque dans un marché. Voir la relation de

travail et service de cette manière leur permet de prendre leurs distances par rapport à la

travailleuse et exercer pleinement leur "droit de consommatrices" d’un service. Cette posture est

exacerbée avec l’existence d’un marché concurrentiel : les clientes ont l’impression qu’il y a

partout des entreprises de titres-services à priori toutes pareilles, et qu’elles peuvent se permettre

de partir à la concurrence si elles sont insatisfaites. Même si elles ne partent pas, leur

comportement contribue à faire pression sur les sociétés agréées ("Ils ne sont jamais contents et quand

vous leur dites ‘On va changer [l’aide-ménagère]’, non, ils ne veulent pas changer", et plus tard : "Ils sont plus

exigeants parce qu’ils se disent : ‘S’ils ne le font pas ici, on va chercher ailleurs’).

L’opinion des travailleuses participantes renforce le sens d’une marchandisation des relations en

travail domestique de la part des clientes newcomers. Certaines seraient ainsi "plus avares" que les

clientes employant auparavant au noir, et contrôleraient avec plus d’attention le temps de travail

et le nombre de titres à donner. Les travailleuses parlent également de diminution de fréquence

dans la gratification de leur travail ainsi qu’une volontaire prise de distance dans la relation. La

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Chapitre IV 247

travailleuse Regina, qui travaille en titres-services depuis les débuts de la politique en 2004,

estime qu’il y a une nouvelle tendance parmi les clientes :

Maintenant, j’ai l’impression que les clients sont plus exigeants. Ils veulent qu’en quatre heures

tu fasses absolument tout. Et maintenant, ils font des remarques : ‘Je vous paye quatre heures,

quatre heures ça fait autant d’argent. Ils ne disaient pas ça avant… Maintenant, oui. ‘Je vous

paye, ça me coûte autant’… (Regina, Belge d’origine colombienne, environ 35 ans, en couple,

arrivée en 2000, travailleuse titres-services depuis 2004).

Les mots de Regina font écho des opinions de plusieurs travailleuses qui sont sur le marché

domestique depuis de nombreuses années, une situation également identifiée par Michielsen et

al. (2013). Les travailleuses disent ressentir une recrudescence de la tension dans les relations et

une diminution des heures et des moyens dans certains ménages où elles travaillent. La

travailleuse Anya partage également cet avis et explique l’étonnement d’une cliente qui a diminué

les heures, mais qui aurait aimé voir la maison aussi propre qu’avant, exerçant une espèce de

pression sur elle pour faire plus en moins de temps.

Sur le plan macroéconomique, après le "boom" de la politique de titres-services en 2007-2010,

les effets de la crise européenne ont commencé à toucher le secteur du travail domestique (Idea

Consult 2014 p. 112). Depuis lors, plusieurs travailleuses, comme Regina ou Anya, ont perdu de

clientes ou des heures de nettoyage. Le contexte socio-économique actuel favorise donc un

comportement plus attentif aux finances parmi toutes les clientes, anciennes et newcomers.

En outre, il est important de souligner qu’une partie de ces clientes ayant quitté le système pour

des raisons financières étaient justement celles issues d’une classe moyenne qui n’avaient jamais

fait appel à ce marché précédemment et qui étaient arrivées quelques années plus tôt, avec

l’expansion de la demande. Ces personnes n’auraient peut-être jamais choisi d’externaliser leurs

tâches ménagères s’il n’y avait pas eu un moyen officiel, simple, abordable et avantageux de le

faire (surtout au début de la politique, à 6,50 € le titre-service).

Si une partie de newcomers est ainsi plus sensible à revenir au travail domestique non-rémunéré ou

à trouver une personne au noir si les titres-services ne sont plus "abordables", nos interviews

montrent, comme nous avons énoncé plus haut pour la classe supérieure, le poids de l’habitude

aussi parmi les newcomers. Ces clientes peuvent se dire mécontentes, mais ce n’est pas suffisant

pour les motiver à changer une situation qui malgré tout "fonctionne", et encore moins pour les

faire réaliser le ménage elles-mêmes, comme l’avoue la cliente Céline :

– C’est sûr que ce n’est jamais gai quand ça augmente [le prix des titres-services] et, en même

temps, pour le moment ça reste tout à fait raisonnable… Mais… Chaque fois que ça augmente,

on se repose la question, est-ce qu’on continue ou est-ce qu’on trouve un autre système ?

– Et quelle serait votre limite ?

– Je ne sais pas… Pour le moment, il ne doit pas être atteint. Puis bon, pour le moment, ils

sont toujours déductibles, je pense, mais si ça, ça tombe aussi, ça va faire une grosse

différence !

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Chapitre IV 248

– Et ça ne vous fait pas penser à passer à quelqu’un au noir… ?

– Je ne sais pas, d’abord il faudrait avoir quelqu’un de bien, qui est vraiment recommandé, puis

voir si vraiment, il n’y a pas de différences de prix et puis…

– Et vous connaissez les prix du marché informel ?

– Non, dans le temps, j’ai peut-être su combien ma maman payait, mais c’était il y a bien

longtemps, donc… Non, c’est plus si un jour quelqu’un me parle de sa femme de ménage dont

il est très content, et qu’elle cherche quelque chose, à ce moment-là je demanderai combien elle

demande. Je suis sûr que c’est plus, mais… […] Pour le moment, je n’ai pas le choix, je ne sais

pas faire le ménage moi-même. (Céline, Belge, un peu plus de trente ans, en couple, deux

enfants en bas âge, enceinte, traductrice à mi-temps dans une entreprise d’assurances ;

Compagnon : Belge, ingénieur à temps plein dans une entreprise).

Mis à part la préoccupation financière, nos entretiens et observations indiquent, néanmoins, que

les newcomers ont en grande partie une tendance à la distance dans leurs relations,

indépendamment de leur pouvoir économique. Ces clientes ne sont pas toujours conscientes de

leur rôle de consommatrices du travail domestique, ou role reflexion (Lutz 2011 p. 93), car elles

pensent remplir leur part du contrat, en payant le prix déterminé des titres-services en échange

d’une maison propre. Si ce comportement est plus souvent rencontré parmi les newcomers qui

entrent dans le système des titres-services par les agences (au lieu d’arriver par une travailleuse,

par exemple), il n’est pas spécifique à cette catégorie124.

Nos interviews et observations montrent que ce comportement est dû à une difficulté chez les

newcomers d’assumer le rapport de domination implicite dans la délégation des tâches ménagères.

Cette difficulté est par ailleurs présente dans la plupart des discours des participantes du groupe

classe moyenne intellectuelle. Les clientes de ce groupe et spécialement ce sous-groupe des newcomers

s’esquivent de la position de "dominantes" de deux manières. Une est d’imposer une relation

"professionnelle" (businesslike) basée sur le contrat de fournissement de services et une relation

distante, garantissant une apparence d’égalité entre actrices d’un échange. Elles mettent ainsi en

place une logique utilitaire, qui les permet de formuler les titres-services comme une

"opportunité" d’emploi pour les travailleuses, alors que pour elles c’est un service. Dans ce sens,

les efforts d’établir une "distance égalitaire" passent aussi par une distance physique et plusieurs

clientes préfèrent ne pas être présentes lors du travail de l’aide-ménagère.

En parallèle, la distance peut être également l’indice d’un désengagement des femmes

professionnelles de la sphère domestique. Ce comportement concerne, néanmoins,

majoritairement les employeuses/clientes du groupe classe supérieure.

Une autre manière de déjouer la relation hiérarchique ou le rapport de domination est d’être

proche des travailleuses, dans une logique d’entre-aide. Cet aspect est illustré par les propos de la

cliente Adja :

124 Cette question de la prise de distance dans la triangulation établie par les titres-services sera discutée plus en détail dans le Chapitre VI.

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Chapitre IV 249

Non, moi, je n’avais personne du tout, c’étais moi, qui faisais tout. À la fin, je ne m’en sortais

pas du tout le samedi, pour faire le ménage, le repassage, la nourriture... Faire les courses le

samedi, en effet parce que c’est le samedi, c’est là où l’on sait tout faire, car je ne sais plus, je ne

trouve pas [du temps en semaine]... J’ai dit à mon mari : ‘Tu ne voudrais pas qu’on prenne

quelqu’un, en titres-services et tout… ? […] Moi je sais que... à chaque fois qu’Olivia

[travailleuse] fait le ménage, moi je fais le repassage... Donc, c’est parfait... Moi je fais le

repassage, mais je sais qu’il y a de fois, où je suis malade, et alors je lui demande : ‘Olivia, est-ce

que tu ne peux pas...’. C’est rare, je crois que ça m’est arrivé qu’une fois... Où je dis : ‘Est-ce

que tu peux m’aider un petit peu plus... C’est pour me faire aussi le repassage’ (Adja, Belge

d’origine marocaine, environ 30 ans, en couple, employée temps plein ; Compagnon :

chauffeur de taxi).

Adja, Belge d’origine marocaine, est la première à faire appel à une aide-ménagère dans sa

famille. Sa mère est femme au foyer et sa belle-mère est elle-même aide-ménagère et couturière.

Intégrant une classe moyenne inférieure (elle est employée à temps plein dans une entreprise de

montres de luxe et son mari démarre comme chauffeur de taxi), elle a choisi d’externaliser

quelques heures le samedi pour se motiver et se donner du temps. La travailleuse Olivia est là

pour donner un "coup de main" pendant quatre ou cinq heures par semaine ("Moi je sais que... à

chaque fois qu’Olivia [travailleuse] fait le ménage, moi je fais le repassage... Donc, c’est parfait...").

Ces deux manières de vivre l’externalisation s’opposent à la vision des clientes anciennes, qui ont

pour la plupart incorporé l’externalisation du travail domestique dans leurs conceptions du travail

domestique, démontrant d’une manière générale plus de conscience de leur rôle en tant

qu’employeuses/clientes du travail domestique.

Dans cette partie, nous avons proposé une typologie des employeuses/clientes selon leur

demande pour le travail domestique. La demande en Région bruxelloise peut être ainsi attribuée

en première instance à un passage au marché formel du groupe classe supérieure, y compris les

professionnels hautement qualifiés nationaux et migrants, montrant encore une fois les contours

spécifiques que la politique nationale a pris dans cette Ville-Région globale. Le recours au travail

domestique externalisé n’est pourtant pas seulement alimenté par les classes supérieures, mais

également par la demande d’une classe moyenne intellectuelle soucieuse d’améliorer sa qualité de

vie ou de trouver un meilleur compromis entre travail et vie privée.

Les trois axes de genre, de classe et d’âge/génération sont les bases de la construction des

archétypes de la typologie. Les trois groupes se distinguent principalement sur deux aspects.

D’une part, l’âge et la dépendance définissent la présence ou non de difficultés physiques à

réaliser soi-même les tâches ménagères. Il divise le groupe personnes dépendantes des non-

dépendantes d’une aide-ménagère. La dépendance résulte ainsi dans un rapport différent à

l’externalisation. Le fait de difficilement pouvoir s’en passer d’une aide fait des

employeuses/clientes de ce groupe de prisonnières du marché, que ce soit formel ou informel.

L’on retrouve ici la distinction entre care nécessaire et activités de services établie par Tronto

(2009), une distinction qui a des répercussions sur la relation établie entre les parties.

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Chapitre IV 250

D’autre part, le volume de travail domestique externalisé dans le groupe classe supérieure est le

principal aspect divisant ce groupe de la typologie des autres deux. C’est autour de l’axe de la

classe que se construit cette distinction. Celle-ci conduit à un rapport à l’externalisation comme

"naturel" par les employeuses/clientes de ce groupe. La naturalisation de la situation du travail

domestique externalisé nourrit l’élaboration d’un discours moins ancré sur "l’aide" et plus centré

sur le désengagement de la sphère domestique.

Enfin, une autre conséquence de cette variation concernant le volume de travail externalisé est,

pour les femmes du groupe classe supérieure, la diminution ou effacement de la tension autour de la

division des tâches ménagères au sein du couple ou de la famille, et la fixation de certaines

normes de genre traditionnelles. La forte diminution de la charge domestique sur les femmes de

ce groupe permet en effet qu’elles assument pleinement une modern domesticity (Goñalons-Pons

2015). Comme d’autres auteurs avaient démontré, la question des tâches domestiques est pour la

plupart réglée avec leur délégation à une autre femme (Hondagneu-Sotelo 2007; Rousseau 2008;

Devetter & Rousseau 2011).

Dans ce contexte, dans les deux groupes non-dépendants, tant classe supérieure que classe moyenne

intellectuelle, les femmes revendiquent leur position en tant que professionnelles actives : la

différence est que celles dans le groupe classe supérieure le réussissent sans effort, alors qu’une

bonne partie des employeuses/clientes du groupe classe moyenne intellectuelle combine leur aide

hebdomadaire (de moins d’heures) avec des tâches qu’elles font elles-mêmes et éventuellement

une activité professionnelle rémunérée à temps partiel.

3. Éducation au rangement et délégation : pratiques d’une conception du

travail domestique

La conception du travail domestique est transmise lors de la socialisation de tout individu. À l’instar

des observations de Lutz (2011 p. 55), l’organisation du foyer et les exigences des parents par

rapport au rangement des enfants ont donc des influences sur la formation de ces derniers. Nos

entretiens avec employeuses/clientes et travailleuses montrent comment la transmission de

standards de propreté et de rangement peut varier. De fait, certains enfants grandissent sans

réaliser des tâches ménagères et deviendront probablement des adultes dépendants d’une aide

dans le domaine (rémunérée ou non). Nous décrirons en cette partie les pratiques qui dénotent

de l’éducation au rangement et les limites établies par les employeuses/clientes à la délégation.

Ces deux questions touchent de manière transversale les groupes de la typologie. La première

question est plus saillante au sein du groupe classe supérieure, qui externalise plus d’heures, mais

elle est présente dans tous les ménages où l’externalisation du travail domestique est pratiquée et

où il y a des enfants. La deuxième question, des limites de la délégation de tâches, touche plus

spécialement le groupe classe moyenne intellectuelle.

En ce qui concerne l’éducation au rangement, les parents aimeraient globalement que les enfants

apprennent à se prendre en charge et être "autonomes". Dans une maison où les deux parents

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Chapitre IV 251

travaillent, le temps et la patience pour éduquer les enfants au sens du rangement ne sont

cependant pas toujours faciles à trouver. La présence d’une aide-ménagère semble rendre les

choses "plus faciles" à ce niveau, car le montant de travail ménager diminue, tout comme la

nécessité de négocier (au sein du couple, avec les enfants). Les parents peuvent donc se

concentrer sur ce qu’ils considèrent comme essentiel à l’éducation des enfants.

La question de la participation des membres de la famille aux tâches ménagères, spécialement les

enfants, a été directement posée et a, plus d’une fois, embarrassé les employeuses/clientes,

comme en témoigne la cliente Alice, du groupe classe supérieure :

– Et vos filles ont des tâches aussi ?

– On essaie de... D’introduire des tâches. C’est difficile, on a essayé de leur faire débarrasser un

peu la table pour que tout le monde participe à la vie de famille, elles commencent à le faire un

peu, mais c’est très léger, elles ramènent l’assiette. Et pour la chambre, elles ont bien compris

qu’il fallait aider, mais si je ne suis pas à côté, elles ne le font pas vraiment, donc… On, on le

fait à trois en fait… Euh... c’est moi qui fais le plus de choses, parce que finalement elles

rangent, mais du coup elles jouent à moitié en même temps.

– Doucement…

– C’est doucement, elles rangent les Playmobil, mais elles en profitent pour jouer un petit peu,

mettre tel Playmobil à tel endroit [rires], mais bon c’est… (Alice, Française, environ 40 ans, en

couple, 3 enfants, professeure à l’Université en banlieue parisienne ; Compagnon : Français,

haut exécutif d’une multinationale de l’énergie).

La présence des parents ou non n’est pas forcément un argument décisif pour déterminer

l’énergie dépensée à enseigner aux enfants à prendre part à la gestion de la maison : nous avons

observé divers niveaux de participation aux tâches du ménage combiné à différents statuts

professionnels des employeuses/clientes participantes. La cliente Lia, femme au foyer et

intégrant le groupe classe supérieure, explique comment normalement elle apprécie le propre et

l’ordre, mais a dû changer pour accepter le désordre amené par les enfants :

– It’s not tidy. As you can see, it’s not tidy, it’s... I re-tidied up when you came! [rires] It was...

this whole table was covered with stuff. It’s really hard with the kids. I mean, it’s just...

– They are putting things everywhere and...

– Yeah... I just... After a while you have to stop cleaning up after them and... I also told the

cleaning lady not to clean after them. I mean, she has to clean up sometimes because she has to

vacuum. I told her: ‘You have to make the kids clean up’. But of course, since she vacuums

every week, she tidies up everything, and then when she dusts, she tidies up.

– It’s perhaps easier to clean up after them, than to teach them how to clean...

– It takes more effort, absolutely, yes.

– Are you trying to make them be more responsible in this way?

– Yes, but it’s not helping... It’s not going to work... [rires]. So basically, a parent should give

up... and I... I’m not going to bother them too much. Once in a while we say, like: ‘Clean up

that stuff!’ But, you know, they don’t really do it, so... So you just lower your... Well, raise your

tolerance and you don’t get affected by it. So it stopped bothering me that there are toys on the

floor.

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Chapitre IV 252

– Yes, and what about their bedrooms? Are they responsible for it?

– Yeah, they’re responsible so it’s pretty messy [rires]. [...] I don’t clean the bedrooms. I don’t

go in... Well, I don’t touch things in there... Unless I step on something. [...] You have to pick

the right fights [rires]... That’s not the fight I want to fight. (Lia, Nord-Américaine d’origine

chinoise, environ 45 ans, en couple, 2 enfants, femme au foyer ; Compagnon : Chilien,

consultant en gestion).

L’histoire de Lia est l’un des deux cas parmi les employeuses/clientes dont la travailleuse

accumule nettoyage et garde d’enfant (l’autre cas c’est Tania, qui embauche au noir). Ceci aide à

expliquer que Lia transfère à l’employée la responsabilité d’apprendre aux deux enfants, âgées de

6 et 13 ans, comment ranger leurs affaires ("I told her: ‘You have to make the kids clean up’."). Elle

définit qu’apprendre le sens du rangement à ces garçons n’est pas une priorité ("You have to pick

the right fights… That’s not the fight I want to fight"), et délègue alors une tâche supplémentaire à la

travailleuse, "l’éducation au sale boulot". Elle souligne d’autres aspects de leur éducation qui lui

tiennent plus à cœur : ils vont à des écoles internationales bilingues et suivent de cours

particuliers de musique et de néerlandais.

Les rôles genrés ne sont peut-être pas anodins ici. Lia explique certaines actions de la routine

quotidienne par le fait qu’elle a deux garçons :

– The older one is 13 and a half, the younger one is 6 and a half.

– OK… and they are 2 boys ?

– Yes, 2 boys… You can tell from the toys! [rires]

– Ah, yeah… I didn’t notice…

– Otherwise they would be all pink… [rires]

Plus loin dans l’interview, elle décrit l’achat de vêtements, qu’elle réalise souvent par Internet :

– Boys are easier ! Boys are a lot easier. Same shirts, same pants... [rires] They wear year in, year

out.

– OK, what you give them they will accept.

– Yeah, yeah...

– OK...

– Girls would be different. [rires]

– Yeah, I think so.

– With girls I would never buy without approval, they check it out, they like it... But boys are

very easy.

Le fait que Lia accorde beaucoup d’importance à l’identité de genre de ses enfants, en affirmant

la différence des jouets et de comportement par rapport aux vêtements, contribue à son

acceptation du manque de rangement de la part de ses deux garçons. À l’opposé, l’employeuse

Cecilia, également du groupe classe supérieure, est la personne qui semble avoir plus d’attention à

l’éducation donnée aux enfants dans le sens des responsabilités ménagères, parmi toutes les

participantes qui ont des enfants à la maison, qu’il soit en bas âge, adolescents ou jeunes adultes

(11 employeuses/clientes). Elle ne semble pas faire de distinctions entre sa fille de six ans et son

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Chapitre IV 253

garçon de huit ans dans cet apprentissage. À Bruxelles, les tâches assignées aux enfants

comprennent : mettre et débarrasser la table, nettoyer leurs chaussures et ranger leur chambre et

la salle de jeu125. Les enfants participent plus activement au nettoyage pendant les vacances :

– We have a house in Budapest and we have a house in Balaton Lake [Hongrie]. Both houses

are cleaned by us. And it’s a family program. Because we really believe that the kids must see

that, you know. To get their...

– They must learn...?

– Of course, of course. So they are doing the water cleaning and everything. [...] [Here] they

have tasks. Every day they lay the table… And after eating they clean it, they put the dishes it

in the machine. (Cecilia, Hongroise, environ 45 ans, en couple, deux enfants en bas âge,

travaille à mi-temps comme représentante d’une institution hongroise à l’UE ; Compagnon :

Hongrois, fonctionnaire hongrois auprès du Conseil Européen ; employeuse au noir).

Pour Cecilia, il est important que les enfants apprennent à être autonomes. Les mots qu’elle

utilise ("the kids must see that") soulignent l’importance pour elle de "visibiliser" ces tâches qui, à

force d’être répétitives et réalisées dans l’absence des personnes qui en bénéficient, finissent par

être invisibles à leurs yeux.

Les deux cas exposés montrent les liens entre les normes de genre et la conception du travail

domestique qu’on apprend et reproduit, en famille et dans la relation de travail lorsqu’il y a une

externalisation des tâches ménagères. Ils expriment également la diversité de pratiques au sein du

même groupe de la typologie d’employeuses/clientes.

Dans la plupart des cas rencontrés, pourtant, travailleuses et employeuses/clientes ne se

rencontrent pas fréquemment, et travailleuses et enfants se croisent de manière encore plus

sporadique. Les parents essayent de ranger et "libérer" le chemin pour que l’aide-ménagère

puisse nettoyer surtout ceux appartenant au groupe classe moyenne intellectuelle. D’abord, car la

travailleuse ne sait pas forcément où tout est rangé. Ensuite, car le rangement fait perdre du

temps. Les heures qu’on y consacre sont des heures de travail payées comme les autres. Le

rangement prend le temps qui serait autrement consacré à la réalisation des tâches plus "sales" ou

ennuyeuses, comme le nettoyage ou le repassage.

La délimitation de la délégation des tâches et la pudeur avec laquelle l’on dévoile l’intimité de la

maison à l’aide-ménagère hebdomadaire renvoient également à une certaine conception du travail

domestique. Ainsi, les activités que la travailleuse est censée réaliser dans une maison qui n’est pas

la sienne peuvent être très variables, et source d’inconfort. Le thème de la désignation de tâches

comprend les situations considérées comme abusives par les agences, parfois engendrant des

conflits entre travailleuses et clientes.

125 Notre cahier de notes de terrain témoigne de la propreté de la maison de Cecilia et, plus étonnant, de l’ordre dans

la salle de jeu : pas un seul jouet par terre. Grand contraste avec la maison de Lia.

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Chapitre IV 254

En ce sens, certaines employeuses/clientes estiment qu’il y a des tâches qui pourraient dénoter

du travail dégradant. Une illustration avec la cliente Joëlle :

Il y a des choses, je m’en rends compte, que ne sont pas évidentes, non plus. Ce ne sont pas

des esclaves quand même. Alors… Par exemple, le hall, quand je le cire, c’est moi qui le fais, je

ne la fais pas cirer, parce qu’alors il faut nettoyer à fond, le savonner et puis récirer… Je fais ça

moi-même. Je ne le fais pas toutes les semaines non plus. (Joëlle, Belge, environ 60 ans,

infirmière à la retraite, en couple, deux enfants adultes ; Compagnon : Belge, directeur

d’académie d’art à la retraite ; cliente titres-services).

Le raisonnement de Joëlle, rencontré parfois auprès d’autres employeuses/clientes, montre une

sensibilité au point de vue de la travailleuse. Cette posture reflète une conscience de leur position

sociale en tant que cliente, ou role reflexion (Lutz 2011 p. 93). Elle engendre une empathie envers

la travailleuse, qui peut aussi être résultat d’une culpabilité de classe.

Comme nous l’avons signalé plus haut, cette conscience est plus forte parmi les clientes du

groupe classe moyenne intellectuelle. Ceci s’explique entre autres par leur haut capital culturel. En

outre, elles savent pour la plupart ce que représente la délégation d’une certaine tâche, car elles

l’ont déjà réalisé, même si dans le cadre du travail domestique non-rémunéré. La cliente

Bénédicte illustre bien ce deuxième raisonnement :

– Est-ce que faire les tâches ménagères, c’est quelque chose que vous n’aimez pas faire, ou que vous ne savez pas

faire ?

– Je sais les faire ! J’ai appris avec ma mère. Maman, elle nous a bien… Elle était un peu

[maniaque] pour ça… Elle avait des exigences, on était un peu Allemandes comme ça ! Ça

devait toujours être en ordre… Et donc nous, les quatre ainés en tout cas, ça nous a très fort

frappé ce genre de chose…

– Même si vous aviez les moyens d’avoir de l’aide ?

– Si, mais en fait après… En fait, on en a eu [beaucoup d’aide] quand on était petit. Puis,

maman n’avait qu’une dame qui venait une fois par semaine. […] Elle a toujours eu quelqu’un.

Mais elle sait faire, tout le monde, même mes sœurs, on sait comment il faut faire pour

nettoyer, ce n’est pas un problème ! J’ai quelqu’un qui m’aide, mais ce n’est pas que je vais

laisser tout aller, et que ce ne sera pas fait, que la cuisine n’est pas propre, ou que la lessive n’est

pas faite parce que je n’ai pas quelqu’un. Parce que ça, je sais le faire. C’est une question de

nature aussi, je suis une personne organisée. Même quand j’avais mes enfants, je faisais.

(Bénédicte, Belge, 57 ans, séparée, trois enfants adultes, secrétaire de direction).

L’extrait ci-dessus montre la dissociation qu’il peut avoir entre externalisation et éducation au

rangement et aux standards de propreté. Bénédicte revendique le fait de savoir faire le ménage,

même si sa maman a toujours externalisé les tâches ménagères et elle aussi, depuis le début de sa

vie professionnelle. L’entretien a été réalisé chez elle et les notes sur notre carnet de terrain

témoignent de la propreté de son appartement, alors qu’une aide-ménagère vient pour quatre

heures toutes les deux semaines (nettoyage et repassage). Le raisonnement de Bénédicte ("J’ai

quelqu’un qui m’aide, mais ce n’est pas que je vais laisser tout aller") révèle la conscience de son rôle en

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Chapitre IV 255

tant qu’employeuse/cliente et témoigne d’une éthique du propre, d’un côté, et du respect pour la

travailleuse, de l’autre.

Bénédicte a appris à réaliser les tâches et également à être employeuse, à l’instar des résultats

rencontrés par la recherche de Devetter, Lefebvre et Puech (2011) sur les représentations sur

l’externalisation du travail domestique en France : "Pour les employeuses issues de milieux dans

lesquels le recours à une femme de ménage était habituel, ce rôle d’employeuse à domicile

apparaît souvent comme le fruit d’un apprentissage ménager transmis par la mère" (2011 p. 31).

Plus loin dans l’interview, Bénédicte explique qu’elle s’est efforcée de transmettre aux enfants ces

valeurs d’organisation et propreté. Elle évoque un épisode avec la femme de ménage quand les

enfants étaient petits :

– Je me rappelle que j’avais des discussions avec Augusta qui travaillait chez moi quand je

travaillais [dehors], où le soir elle montait vite [ranger] avant que je n’arrive parce qu’elle savait

que j’allais attraper les garçons parce qu’ils avaient laissé tout en désordre. Et elle ne voulait

pas, je lui disais : ‘Non Augusta, ça c’est LEUR responsabilité, ce n’est pas la tienne ! Quand il

y a des choses, ce n’est pas toi qui vas faire ça, c’est moi ! ’. Elle disait : ‘Oui, mais tu vas les

engueuler…’, je disais ‘Oui ! [Rires] Et c’est leur problème ! ’ ‘Ah, mais je n’aime pas que tu les

attrapes’, ‘Ah, mais ça ne fait rien, c’est comme ça qu’ils deviennent grands ! ’

– Et ils sont aujourd’hui responsables ?

– Oui, très. Parce qu’en fait je faisais très confiance à mes enfants. Même plus tard quand ils

étaient adolescents, je n’ai jamais empêché qu’ils voyagent, et tout ça. Je n’ai jamais vraiment

donné de l’argent de poche. Oui, je les aidais quand ils voyageaient et des trucs comme ça. […]

Quand ils étaient étudiants, ils faisaient du nettoyage de bureaux parce que ça rapportait

beaucoup d’argent. Donc tous les trois, ils travaillaient dans la même entreprise tous les étés. Et

ils ont bien appris…

Ensemble, ces extraits illustrent le lien entre éducation au rangement et délimitation des tâches à

déléguer. En outre, ils montrent encore une fois combien le travail domestique peut toucher à la

construction identitaire : Bénédicte est presque offensée face à notre question sur sa relation avec

les tâches ménagères. Elle souligne qu’elle sait les réaliser. Elle ne semble pas du tout considérer

le travail domestique comme un dirty work auquel elle ne touche pas. Au contraire, tenir sa

maison toujours propre est ainsi pour elle une habitude et une valeur, et elle a essayé d’éduquer

ses enfants (ici trois garçons) à en faire de même.

À l’opposé, la manière dont les employeuses/clientes tiennent leur maison et ce que certaines

laissent apparaître de leur intimité peuvent être motifs d’offense pour les travailleuses. En ce

sens, la frontière entre le dirty work et l’intime des employeuses/clientes est parfois étroite, l’un et

l’autre renvoyant à la construction de frontières entre travailleuses et employeuses/clientes

concernant leurs valeurs (Lutz 2011 pp. 58–59). L’acceptation, ou mieux la notion

d’"acceptabilité" de travailleuses peut être moindre dans les cas de manque de pudeur dans

l’exposition de l’intimité sexuelle qu’au regard de la saleté. La travailleuse Amandine relate sa

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Chapitre IV 256

répugnance face à sa découverte de préservatifs utilisés lors du nettoyage de la chambre de

l’enfant jeune adulte d’une de ses clientes :

– Ce jour-là, je me suis sentie mal de ramasser ça. Vraiment très mal de ramasser ça, c’était

humiliant pour moi. [...] Par après, j’en parlais à une amie, qui m’a dit : ‘Mais, peut-être, dis-le !

’ J’ai dit : ‘Oui, mais…’. En même temps, je sais une chose, c’est que je ne veux pas faire ça

pendant longtemps, donc, euh, je fais bien ce que j’ai à faire, en me disant bien qu’à un

moment ou à un autre, je vais arrêter. [...] Pour moi, c’est une question de mentalité.

– Vous trouvez que c’est un manque de respect grave par rapport à vous ?

– Oui, je trouve que l’enfant sait bien que je viens tous les vendredis. S’il a passé la nuit avec sa

copine, il doit quand même penser à ranger certaines choses [...]. Pour son respect à lui-même

et puis aussi pour la personne qui vient faire le ménage. C’était un peu… Enfin, quand je vidais

les poubelles, je me disais : ‘Bon, OK’. Et puis il y en a qui, qui partent partout et… [Rires]. Là,

ça m’a vraiment mis… Je suis restée à respirer un moment, et j’étais hors de moi. [...] Aaaah

[grimace de dégoût]. Donc j’ai passé cette journée-là à voir trop de préservatifs utilisés. Pour

moi, c’était… Ce n’était pas correct. (Amandine, Béninoise, 33 ans, en couple, arrivée en 2011,

travailleuse en titres-services depuis un an ; Compagnon : Belge, employé temps plein ONG

humanitaire).

L’extrait traduit de manière très imagée le dégoût d’Amandine. Pendant toute une semaine, elle

n’a pas pu verbaliser sa rage et encore au moment de l’interview, des mois après l’évènement en

question, elle ressentait le même écœurement. Si l’exemple est extrême, il révèle un manque de

respect qui n’est probablement pas remarqué comme tel par le jeune en question. Quand il est

revenu à sa chambre ledit vendredi soir, les préservatifs utilisés étaient disparus et la chambre

était propre. L’invisibilité du travail d’Amandine conduit à une "normalisation" de la situation du

"propre sans effort". Les occupants de la maison ne sont pas confrontés au dégoût, car la saleté

disparaît comme par magie.

Pour Amandine, son vécu reflète un manque de respect et le résultat d’une mauvaise éducation,

puisque les enfants ne respectent pas l’autorité de leur mère et ne participent pas au rangement.

Un autre extrait de l’entretien avec Amandine illustre l’invisibilité qui prend son travail pour

certains membres de ce même ménage :

Depuis le début, ils sont tous grands, hein, quand je fais le repassage, parfois je ne sais pas quel

vêtement appartient à qui. [...] Donc quand je fais le repassage, une fois je lui ai dit : ‘Je ne peux

pas envoyer dans telle ou telle chambre les vêtements’. Elle a dit : ‘Ah non, tu peux les laisser

dans le panier quand tu finis de repasser, comme ça chacun se charge de prendre ses

vêtements’. Mais il y a des fois, je fais le repassage, puis je pars. Une semaine après, je reviens,

d’autres vêtements étaient rajoutés, qui sont passés à la machine. Et il faut encore ré-repasser

ce qui est parfois déjà repassé [dans le panier]. Parce qu’en fait, il n’y a pas vraiment, je trouve

qu’il y a deux de ses trois enfants, une fille et un garçon, qui n’ont vraiment pas le sens du

rangement.

Le témoignage d’Amandine renforce le constat que les habitants de la maison ne se posent pas

des questions quant au caractère approprié d’une tâche de nettoyage ou du respect au travail

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Chapitre IV 257

d’Amandine, car ces pratiques ne font pas partie de leur "univers de choses à faire". L’extrait

montre en outre que la conception du rangement et de la propreté, comme l’observe Lutz (2011

p. 55), font partie de l’éducation. Et, comme montrent les extraits de Lia et Alice, il est souvent

plus facile de "faire faire" ou faire soi-même que d’imposer certaines tâches de rangement ou de

nettoyage aux enfants.

4. Les publicités : ciblées sur l’achat du temps libre

Le temps libre est un concept jusqu’à peu réservé à la noblesse et à la bourgeoisie. L’historienne

Piette (2001) évoque avec ironie l’engagement de femmes libérales en Belgique dans les années

1920 pour améliorer la profession de domestiques et ainsi attirer plus de candidates pour entrer

en service dans les maisons bourgeoises, afin de libérer les maîtresses aux activités politiques :

En Belgique, les femmes libérales et plus spécialement le Secrétariat des Œuvres sociales de la

Fédération nationale des Femmes libérales, créées en 1928, s’attellent prioritairement à la tâche

[de valoriser la profession]. Il s’agit évidemment pour la plupart de femmes de la bourgeoisie,

souffrant plus que d’autres de la crise de la domesticité. Elles ne s’en cachent pas et ne se

privent pas d’énumérer les inconvénients ancillaires qui entravent jusqu’à leurs disponibilités

pour toute autre activité dans le champ public ! Comme le souligne le rapport de la section des

femmes libérales de la commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean : ‘Les Molenbeekoises

ne s’intéressent que médiocrement à la politique locale’. [...] Mais elles ont une excuse, car ‘la

plupart d’entre elles sont des ménagères qui ne disposent pas de domesticité en cette période

de crise de servantes’ ! L’émancipation et la participation politique de certaines seraient ainsi

freinées par la pénurie de servantes (Piette 2001 p. 122).

L’extrait montre que la non-disponibilité des Molenbeekoises aux sujets politiques et à d’autres

activités est directement associée à leur obligation en tant que ménagères. Pour les libérer, il faut

permettre l’engagement d’une travailleuse domestique compétente. Le 20ème siècle amène la lutte

pour la diminution de la journée de travail, les congés payés, les loisirs – qui, nous avons vu dans

le Chapitre I, contribue également à la "crise ancillaire". Toutes ces évolutions modifient la

conception du temps de repos et de loisir. Le "temps libre" commence ainsi à être quelque chose

qu’on apprécie, dont on veut profiter.

La logique perdure et, aujourd’hui, la demande de la plupart des clientes participantes est

énoncée en tant que volonté de "s’en sortir" en s’offrant du temps libre, ainsi que de se défaire

des tâches déplaisantes. Les employeuses/clientes des deux groupes non-dépendants évoquent

"ne pas avoir le temps", ou ne pas vouloir "perdre" leur temps avec le ménage (une formulation

plus proche du groupe classe supérieure).

L’idée véhiculée par la publicité de la plupart des entreprises de titres-services est également

centrée sur la question du gain de temps, qu’elle soit distribuée dans les boîtes aux lettres,

énoncée sur les sites web ou publiée dans les journaux (voir Figures IV.1, IV.2 et IV.3). Une

rapide observation des noms de sociétés donne le ton.

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Chapitre IV 258

Une partie des noms d’entreprises évoque le ménage fait à perfection, comme "Maxxiclean",

"Angel’s clean", "Dreamwash", "Les pros du net", "Allclear net", "High quality clean", "Nickel",

"No Dust", "Euroclean", etc. D’autres évoquent directement un service et le gain de temps :

"For you", "At your service", "Mon absence.be", "Ménage-toi", "Clean4me", "Time for you",

"Carpe diem". Enfin, le nettoyage et la propreté sont également énoncés en évoquant des

stéréotypes genrés dans les noms des entreprises tels que : "Les fées du ménage", "Les fées du

logis", "Perfect lady’s cleaning", "Ladyclean", "Ladies services", etc.126.

Ces trois registres renvoient à trois types de représentation souvent entremêlés : le temps libre, la

propreté et les stéréotypes féminins de nettoyage. Ces représentations se retrouvent également

dans les publicités et slogans diffusés par les entreprises agréées. Le gérant Gérard, de l’entreprise

d’économie sociale L, fait une évaluation sur les slogans des entreprises de titres-services :

En fait, quand vous regardez l’ensemble des slogans, ce n’est pas l’art du propre, le nettoyage.

C’est du temps libre. Quand vous regardez toutes les publicités, on vous vend du temps libre...

On ne vous vend pas du professionnalisme, on ne vous vend pas l’art du propre, on vous vend

du temps libre ! Même notre annonce, elle est basée là-dessus : ‘Vous n’avez pas le temps ?

Nous, on s’en occupe’. On n’en a pas fait l’art du propre... (Entreprise L, économie sociale,

Gérard, gérant, Belge).

En effet, à l’instar de l’entreprise L, la plupart des publicités évoquent le manque de temps de la

"femme moderne" et la praticité de "s’acheter du temps libre", plus que l’efficacité d’avoir chez

soi un nettoyage professionnel. C’est également le constat de Mendez (1998 p. 121) sur les

slogans des agences de nettoyage aux États-Unis : “Your time is precious. Ours is affordable”. Mendez

évoque ainsi la valeur et le "prix" du temps qui pèsent au moment d’externaliser les tâches

ménagères. Par contre, certaines entreprises choisissent encore de vendre "du propre", comme

l’entreprise D, qui annonce : "Avec nous, la propreté s’installe chez vous".

L’utilisation du discours du temps libre permet aux entreprises de contourner la question de la

réalisation de tâches désagréables et leur délégation à une autre personne. On parle peu de tâches

relevant du dirty work pour mettre en évidence le temps "à perdre" pour les réaliser. Cette logique

déculpabilise et fonctionne comme un argument séducteur aux membres du ménage. La

publicité cible donc particulièrement les familles "à court de temps" principalement dans le

groupe classe moyenne intellectuelle.

126 Source : liste d'entreprises agréées Sodexo (2011).

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Chapitre IV 259

Figure IV.1, IV.2 et IV.3 : Publicités d’entreprises titres-services

Source : dépliant (recto verso) entreprise agréée M d’économie sociale, 2012.

Source : site web entreprise agréée (ne fais pas partie de nos interviewées), privée, 2015.

Source : site web entreprise agréée A, privée, 2015.

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Chapitre IV 260

La Figure IV.1 montre le dépliant de l’entreprise M d’économie sociale. La face recto énonce :

"la paix du ménage", une référence aux conflits autour de la réalisation du travail domestique

non-rémunéré : dans ce contexte, externaliser ses tâches revient non seulement à gagner du

temps, mais aussi à améliorer la qualité des relations au sein du couple, à l’instar de ce qui avait

montré Hondagneu-Sotelo (2007). Au verso, la phrase "allégez votre quotidien" renforce la

possibilité de gagner du temps, associée à une idée de gain de qualité de vie. Le dépliant met de

plus une femme, une aide-ménagère "à la baguette magique", au centre de l’image, devant une

maison qui brille.

Sur les Figures IV.2 et IV.3, les publicités (les deux sur le site web de l’entreprise) font également

figurer des femmes – clientes, cette fois-ci. Les deux font clairement référence à la possibilité

d’acquérir du temps libre, de manières pourtant très différentes. La publicité sur la Figure IV.2

est centrée sur la préoccupation énoncée par la plupart des clientes du groupe classe moyenne

intellectuelle et les newcomers en titres-services : être sur tous les plans et "s’en sortir", tout en

gardant une vie de famille ou un temps pour soi. Cette idée est principalement véhiculée par la

deuxième image d’une femme débordée, avec la phrase "plus jamais ça !".

La publicité de l’entreprise A (Figure IV.3) associe le temps libre au temps non dédié au dirty

work, mettant à chaque fois en perspective une situation de "perte de temps" et une autre avec

d’autres utilisations du temps ou de maximisation du quality time. Elle est adressée au groupe classe

supérieure et illustre notamment l’aspect du style de vie de l’utilisation du temps. Comme si elle

énonçait : "pour vivre cette vie (de la photo), achetez-vous des titres-services". Elle montre

comme l’achat de quality time s’associe à la fois à une possibilité financière et à l’appartenance à

un certain mode de vie.

La préoccupation avec le gain de temps de la part des employeuses/clientes se manifeste non

seulement en relation au nettoyage externalisé, mais aussi dans d’autres sphères liées à la gestion

de la maison et de ses membres. Les employeuses/clientes des deux groupes non-dépendants, et

surtout celui de la classe supérieure, révèlent ainsi avoir l’habitude d’externaliser beaucoup d’autres

tâches comme le nettoyage de vitres, le jardinage, faire les courses par Internet, consommer de

plats préparés, le fait d’aller chercher les enfants à l’école et les amener à la maison et à leurs

activités, etc.

En ce sens, la cliente Sarah, du groupe classe supérieure, nous vante une marque de produits

surgelés de haut de gamme, qui "dépanne" et permet selon elle de manger sain de façon pratique.

Tout est organisé pour réduire le travail et le temps dédiés aux tâches ménagères :

– […] Et qu’est-ce que les enfants mangent le soir ?

– Ah, c’est du rapide. Quand c’est la semaine, c’est soit une pizza, fait maison quand même,

donc ce soir on va faire une pizza maison. Mais sinon je fais cuire un poulet... Je n’aime pas

trop les boîtes de conserve, donc j’évite. Mais ça peut être du jambon avec des pâtes. […]

Sinon, pour me dépanner, on a "X" (nom de la marque). Qui est magnifique. C’est du surgelé,

c’est génial [rires]. Et ça me dépanne. Je ne passe jamais des heures dans une cuisine en

semaine. Même si j’aime beaucoup cuisiner. Donc en fonction de ma semaine, effectivement, je

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Chapitre IV 261

n’ai pas de temps pour... Pour ranger, nettoyer, laver... Je fais une machine en milieu de

semaine s’il le faut, mais je ne gère absolument rien. D’où ma grande Janaína [l’aide-ménagère]

qui me sauve la vie. (Sarah, Française, 43 ans, en Belgique depuis 2003, en couple, deux

enfants, employée d’une entreprise multinationale dans le secteur du luxe ; Compagnon :

Irlandais, haut-exécutif ICT dans une entreprise multinationale).

L’achat de temps libre est enfin à la fois une volonté de profiter d’un temps de qualité et

d’esquiver la réalisation d’activités répétitives et qui relèvent du sale boulot. L’action d’acheter du

temps libre cache donc la question, évoquée par certaines employeuses/clientes participantes, de

se distancier de l’image de femme dans un rôle traditionnel considérée comme dépassée. Ainsi,

acheter du temps libre équivaut à s’acheter une place dans la modernité des femmes

professionnelles.

Si les participantes du groupe classe moyenne intellectuelle convoitent parfois l’image de femme

professionnelle, projetée également par leur discours, leur objectif est de pouvoir réaliser toutes

les tâches ménagères et obtenir du quality time pour soi, la famille et/ou les amis, tout en sachant

que nombreuses tâches restent à être réalisées. Pour les femmes du groupe classe moyenne

intellectuelle ayant un temps de travail partiel comme Victoria, Fabienne et Céline, une "aide

nécessaire" permet que leur temps libre ne soit pas tout consommé dans les tâches ménagères.

Pour ces dernières, la priorité partagée entre famille et travail les conforte dans leur choix de

temps partiel et l’externalisation allège leur routine quotidienne chargée de devoirs parentaux. De

toute évidence, donc, c’est le groupe classe supérieure qui en réussi mieux cette articulation vie

privée-vie professionnelle, en travaillant plus et maximisant leur quality time.

5. Marché formel, mais jusqu’où ?

La valorisation du travail domestique formel est révélatrice d’une certaine conception du travail

domestique. Parmi les clientes participantes, toutes considèrent comme positif le fait que le

système des titres-services soit inséré dans le marché formel du travail. Les bienfaits du dispositif

en tant que, d’un côté, système de travail domestique déclaré, et de l’autre, opportunité pour les

travailleuses d’accéder à des droits sociaux, sont pourtant valorisés de manière limitée.

En ce sens, l’étude de Haigner et al. (2010) sur l’acceptation du système des titres-services belge

et la perception du travail non-déclaré en Belgique aide à comprendre la résistance des

employeuses au noir à devenir clientes en titres-services en Belgique. Parmi les répondants de

l’enquête, un tiers utilise les titres-services pour une ou plusieurs activités ménagères, et environ

58% déclarent ne pas avoir d’aide extérieure. Enfin, 9% ont une aide-ménagère hors du système

des titres-services (2010 p. 24). Parmi ces 9%, environ la moitié (4,5% du total) emploie une

personne pour le nettoyage de manière déclarée (par les services publics d’aide-ménagère,

l’emploi d’indépendants ou d’une entreprise de nettoyage). L’autre moitié de ces mêmes 9%

emploie une personne au noir. De ce dernier groupe d’employeurs au noir, 71% de ce groupe ne

pense pas à changer vers le système des titres-services (2010 p. 24).

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Chapitre IV 262

Parmi les motifs évoqués par ce dernier groupe, le principal est le "bon contact avec le

travailleur/la travailleuse", pour 38,6% des interviewés. Les autres motifs justifiant le non-

passage vers le système des titres-services sont : "trop cher", pour 20,5% ; "le travailleur/la

travailleuse ne veut pas changer", pour 9,1% ; "trop de travail administratif", pour 9,1%

également ; et "autre motif" pour 22,7%. L’aspect financier n’est pas évoqué en premier lieu, les

arguments qualitatifs faisant ensemble 57% (sans compter la catégorie "autre motif") (Haigner et

al. 2010 p. 28).

La réponse "trop de travail administratif" (9,1% des réponses) concerne spécifiquement le

groupe des personnes dépendantes. Si tel n’a pas été le cas des participantes de notre étude, des

entreprises agréées et notamment l’entreprise L d’économie sociale, active en titres-services, mais

également dans le service d’aide-ménagère, affirment que les personnes en situation précaire et

surtout les personnes âgées trouvent compliqué le système de commande des titres-services à

l’avance par Internet (plusieurs n’y ayant par ailleurs pas accès) et préfèrent le paiement par

facture. En effet, certaines employeuses/clientes non-dépendantes ont déclaré acheter les titres-

services pour elles et leurs parents également, d’autres affirmant que leurs parents avaient une

certaine méfiance du système et préféraient faire venir des personnes au noir pour le nettoyage.

Si le facteur prix n’est cependant pas négligeable, puisque 20,5% des interviewés considèrent

encore le système comme trop coûteux en 2010 (7,50 €), les arguments non économiques et

notamment ceux révélant une relation de confiance entre travailleuses et employeuses établie

dans le marché informel au noir, font ensemble 47,7% ("bon contact avec le travailleur/la

travailleuse" et "le travailleur/la travailleuse ne veut pas changer").

En ce sens, les employeuses participant à notre étude évoquent deux arguments principaux pour

justifier leur position. D’une part, Cecilia évoque le manque de confiance dans le système : elle a

préféré faire appel à des recommandations pour engager une aide-ménagère dans le marché

informel. Ce dernier argument montre le peu d’intérêt voire l’indifférence que certaines

employeuses expriment au regard de l’économie formelle. En ce sens, le raisonnement de Cecilia

s’approche des arguments de confiance avancés par l’enquête de Haigner et al. (2010) : un

arrangement commencé avant l’arrivée des titres-services peut ainsi se maintenir en tant que tel si

la travailleuse ou l’employeuse ne sont pas motivées pour le changer, ce qui peut être

spécifiquement le cas de personnes âgées. D’autre part, le discours de Tania révèle sa perception

sur l’inadéquation du marché formel à sa demande, en l’occurrence la volonté d’employer à plein

temps une travailleuse qui parle portugais pour prendre soin de son enfant de trois ans et

nettoyer la maison.

En comparaison avec d’autres groupes nationaux, les clientes belges d’origine, dans tous les trois

groupes de notre typologie, ont été plus nombreuses à souligner cette double valorisation,

surtout parmi le groupe des personnes non-dépendantes. En effet, les employeuses/clientes

belges saluent clairement l’initiative en tant que politique positive pour les travailleuses. De

manière complémentaire, Safuta (2015) a montré que des employeuses belges du travail

domestique dans le marché informel utilisent le système des titres-services comme référence,

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Chapitre IV 263

comparant celui-ci en permanence avec leur choix d’employer au noir, en termes de coût et

d’activités autorisées par le système formel.

Si les employeuses/clientes belges comparent intensément les titres-services et le travail

domestique au noir, celles venant de pays de tradition d’emploi domestique déclaré, comme le

Portugal ou la France, ont déclaré être soulagées de voir apparaître les titres-services. Dans les

mots du participant client Miguel, du groupe classe supérieure :

J’ai essayé à quelques reprises [de déclarer une employée domestique], via la mutuelle et entre

autres, mais la réponse était toujours soit que je n’étais pas Belge soit, que je n’avais pas le

nombre d’heures suffisant par semaine. J’ai toujours eu une grande difficulté. [...] Donc pour

moi, ça a été un soulagement quand il y a commencé à exister un système dans lequel je

pouvais d’une manière plus simplifiée obtenir […] que la personne travaillant pour moi puisse

jouir d’une protection sociale et médicale, et de la pension. (Miguel, Portugais, environ 60 ans,

en couple, deux enfants jeunes adultes, fonctionnaire à la Commission Européenne ;

Compagne : Portugaise, professeure universitaire au Portugal).

L’avis de Miguel est partagé par la cliente de la classe moyenne intellectuelle Victoria :

Au début, quand on est arrivé, il n’y avait pas le système des titres-services. C’était une aide-

ménagère au noir, avec une assurance pour les travailleurs en noir, le personnel de maison qui

travaillait en noir. En France, on n’avait pas ça du tout. J’avais une fiche de paye. Quand je

travaillais, j’avais une dame à domicile et je faisais sa fiche de paye. […] Ce qui nous a choqués

quand on est arrivé ici, c’est que c’était au noir. Quand on a voulu déclarer, nous, on voulait

être réglo, c’était très compliqué à déclarer. Venant de France, c’était vraiment choquant. On

n’avait pas trop l’habitude. (Victoria, Française, environ 45 ans, en couple, trois enfants,

employée mi-temps dans une entreprise d’assurances ; Compagnon : financier à temps plein

dans une entreprise privée).

Victoria voyait comme tellement "normalisée" la situation d’une aide-ménagère déclarée qu’elle

était choquée à la connaissance du système belge à l’époque, ou plutôt absence de système à ses

yeux. Ces extraits confirment ainsi la désuétude de statut d’employée domestique.

Presque toutes les clientes participantes se sont dit prêtes à encourager ce système par rapport au

travail au noir, soulignant les avantages pour les travailleuses et parfois le moindre coût pour les

clientes, comme la cliente Lia, de la classe supérieure :

They get holidays, they get sick pay and I get a deduction. [Rires] […] So it’s… it’s basically

subsidized by the Belgian government, so… on both sides. So, everyone wins. […] Except the

Belgian government! They pay for it. [Rires] (Lia, Nord-Américaine d’origine chinoise, environ

45 ans, en couple, 2 enfants, femme au foyer ; Compagnon : Chilien, consultant en gestion).

Lia expose ci-dessus la situation "win-win" pour travailleuses et clientes, mais pas pour le

gouvernement belge. Externalisant 22 heures de travail domestique par semaine, elle est

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Chapitre IV 264

consciente des avantages que le système des titres-services offre aux clients et de quelle manière

cela peut grever le budget de l’État.

L’enthousiasme des clientes "pro-titres-services", une majorité parmi les participantes, a toutefois

une limite. Le prix horaire sur le marché informel, ou légèrement au-dessus, semble déterminer

jusqu’où les clientes veulent payer pour le service. Le coût réel d’une heure de travail déclarée en

titres-services est d’environ 22 €, valeur que peu de clientes seraient prêtes à payer. Leur

référence de prix reste le marché informel, soit autour de 10 € de l’heure. C’est la valeur

maximale déclarée par le plus grand nombre de clientes, dans les trois groupes.

Dans l’extrait ci-dessous, la cliente Fabienne (classe moyenne intellectuelle) met par exemple en

balance les heures externalisées de travail ménager, la qualité du travail et l’argent investi :

Moi j’ai une amie, je crois que sa femme de ménage est en noir. [...] D’après elle, c’est une perle

[rires]. Donc mon amie ne fait rien : la femme de ménage fait tout impeccablement, elle

repasse, tout ça. Ils ont vraiment les moyens et donc… Ils préfèrent payer cette femme de

ménage-là plutôt que d’en prendre une autre. À partir du moment où il y a une aisance

financière et si le service est impeccable, les gens vont payer ce qu’il faut payer. (Fabienne,

Belge, 51 ans, en couple, quatre enfants adolescents/adultes, travaille à temps partiel dans les

assurances ; Compagnon : Belge, plein temps dans une banque privée).

La notion d’opposition entre le dispositif des titres-services, pas cher et de qualité limitée, et le

marché au noir, où l’on peut trouver "des perles" en y mettant le prix, est implicite dans cet

extrait. Cette relation entre prix cher et service de qualité a également été identifiée par Safuta (à

paraître) dans le travail domestique informel. Fabienne est pourtant l’unique cliente parmi les

participantes ayant fait appel aux services des ALE, et qui n’a jamais eu une expérience comme

employeuse au noir.

Le raisonnement de Fabienne apparaît de manière inverse quand les clientes se plaignent d’une

augmentation de prix, ou pondèrent jusqu’où elles seraient prêtes à payer pour déléguer leurs

tâches ménagères : si le prix horaire augmente encore jusqu’à une certaine valeur, "il faut alors

que le service soit parfait ! ", plusieurs énoncent. Si nous avons entendu ce raisonnement dans les

trois groupes, c’est dans la classe moyenne intellectuelle qu’il est plus présent, étant l’archétype le plus

attaché au prix des titres-services. Dès lors, puisque la notion de limite entre faire soi-même et

"faire faire" est variable selon la notion de besoin et la perception du prix, certaines clientes pour

qui l’impact économique des titres-services est plus important risquent d’être de plus en plus

exigeantes avec les montées de prix.

L’unanime hésitation lors de réponses à la question "Jusqu’où êtes-vous prête à payer par heure

de nettoyage ?" renforce néanmoins le constat que l’externalisation crée une habitude à laquelle il

est difficile de se défaire (Devetter & Rousseau 2011). Même avec une potentielle augmentation

de prix, une grande partie des clientes garderait probablement un minimum d’heures

externalisées. L’élasticité de l’externalisation par rapport aux revenus est minime une fois que

celle-ci l’est en place, comme l’a montré Farvaque (2013 p. 27).

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Chapitre IV 265

Dans ce sens, la responsable d’agence de l’entreprise N, intérimaire, Carine, relativise la peur

évoquée par plusieurs entreprises agrées de perte de clientes lors des augmentations de prix127 :

Je ne crois pas qu’il aura beaucoup d’impact [sur les clients]... Peut-être dans certains cas, ça va

avoir une influence sur le nombre d’heures. […] Mais je suis convaincue que les aide-

ménagères, les candidates sont là pour soulager la vie de nos particuliers, de nos clients... Euh,

voilà quand une femme travaille à plein temps et que tout à coup, il n’y aura plus personne qui

fera le ménage pendant quelques heures par semaine, ils vont le sentir aussi. Tout ça, ça dépend

de la situation du client (Entreprise N, intérimaire, Carine, responsable d’agence, Belge).

L’extrait ci-dessus renforce le poids de l’habitude et illustre le fait que l’externalisation est

devenue "l’unique sortie" concevable pour certaines femmes face au problème d’articulation vie

privée-professionnelle et le non-partage de tâches domestiques et parentales entre hommes et

femmes du ménage. C’est "la femme" qui "travaille à plein temps et que tout à coup, il n’y aura

plus personne qui fera le ménage pendant quelques heures par semaine", comme l’énonce

Carine.

Une autre sortie possible des titres-services si les prix deviennent trop élevés est le retour au

marché informel. Cette solution est illustrée par la cliente du groupe classe supérieure Sarah :

– Ben, il faudrait faire des calculs après, par rapport à l’imposition. Parce que si je donne du

cash, 9 € et que ça va complètement dans la poche de la personne, et si je paye encore

aujourd’hui 8,50 €, mais que si... 8,50 € et que j’arrive à avoir une petite déduction d’impôts, et

qu’à la fin de l’année c’est comme si je payais 8 €. Oui, ben oui, je continue à 8 € même si c’est

un euro, parce que, fois le nombre de titres-services, voilà, j’ai encore... J’ai une petite marge de

bénéfice pour moi. Donc, je pense qu’il faudrait peut-être monter à... Si les titres-services

effectivement continuent à augmenter... Mais en conséquence, là oui, effectivement je penserais

peut-être à regarder à deux fois. Mais pour le moment, non. Sachant qu’un euro [augmentation

2012-2013], ça m’a gêné. Sur l’année, c’est énorme, oui.

– Votre calcul c’est par rapport au prix que vous pourriez payer au noir ?

– Oui. Tout à fait.

– Donc je reviens aux 9 €, ou 10 € l’heure [après déduction fiscale].

– Oui. (Sarah, Française, 43 ans, en Belgique depuis 2003, en couple, deux enfants, employée

d’une entreprise multinationale dans le secteur du luxe ; Compagnon : Irlandais, haut-exécutif

ICT dans une entreprise multinationale)

Selon le raisonnement de Sarah, le prix raisonnable est le résultat de la mise en balance de la

valeur payée par les clientes et la valeur nette reçue par les travailleuses. Ce raisonnement rejoint

celui de Céline (dans la section newcomers), montrant que ce n’est pas un comportement exclusif à

une catégorie de clientes. Il ne prend pas en compte, néanmoins, l’éventuelle augmentation des

prix du noir, même s’ils évoluent plus lentement et selon la capacité de négociation des

127 À la date de l’interview (03/04/2012), le prix venait d’augmenter d’un euro. Entre temps, le prix a monté à

nouveau en janvier 2014 de 0,50 €.

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Chapitre IV 266

travailleuses, ni de la valeur du salaire indirect des travailleuses titres-services (droit à la retraite,

congés payés, congés maladie, etc.).

Les pratiques exposées dans cette partie composent des exemples, explorés principalement dans

les deux groupes non-dépendants, de pratiques révélant la conception du travail domestique des

participantes employeuses/clientes, dans le champ de l’éducation au rangement et au nettoyage,

la délégation du travail domestique et la valorisation du marché formel.

Conclusions

Nos analyses montrent la complexité de la décision d’externaliser, qui dépasse ainsi largement le

plan purement financier. Ainsi, si la capacité financière de s’acheter une externalisation des

tâches ménagères est une condition nécessaire pour l’achat de services domestiques au noir ou

sur le marché formel, les axes de genre, de classe et d’âge/génération modulent les différents

types d’externalisation des tâches ménagères des employeuses/clientes. Ces axes indiquent

également différentes pratiques de la conception du travail domestique des employeuses/clientes, soit

la vision que celles-ci nourrissent du travail domestique en soi. Ce concept est principalement

illustré par les discours sur la délégation de tâches, sur l’éducation au rangement et au nettoyage

quand il y a des enfants, et sur le recours au travail domestique formel.

Que ce soit sur le marché formel ou informel, l’idée de la construction ou du moins l’aspiration à

un certain style de vie prend forme surtout par la recherche de temps libre dans les groupes non-

dépendants. Cette aspiration peut être vue de deux manières.

D’une part, elle s’exprime, notamment au sein du groupe classe supérieure, comme une volonté

d’étendre le quality time et de se défaire des tâches désagréables, répétitives et consommatrices de

temps. Les participantes employeuses/clientes embrassent pour la plupart l’idéal féminin (ou

masculin) de la "femme professionnelle moderne". Elles se rapprochent ainsi de cet idéal, tout en

s’éloignant de l’image opposée, de la femme au foyer assignée aux tâches domestiques.

D’autre part, l’externalisation permet au groupe classe moyenne intellectuelle de sauver du temps à

d’autres activités quotidiennes aussi répétitives, mais moins "sales", ou plus valorisées : cuisiner,

faire les courses, s’occuper des enfants. La recherche de temps est ainsi l’achat d’un temps

dépourvu de dirty work. Cet achat de temps libre est un confort qui leur permet de "souffler",

sans pour autant rendre possible le désengagement de ces femmes de la sphère domestique. Leur

délégation partielle les oblige à continuer un conflit pour la division de tâches au sein du ménage

et/ou diminuer les standards de propreté. Certaines femmes avec enfants choisissent de travailler

à temps partiel pour mieux pouvoir articuler les sphères professionnelle, familiale et domestique.

Pour les femmes professionnelles, articuler vie privée et vie professionnelle va ainsi avec

conserver une vie privée spécifique, comprenant, dans tous les cas, la maximisation du quality time

(selon ce que chaque participante peut se le permettre d’acheter). Pour justifier leurs rôles

comme compagnes, mères ou simplement "femmes modernes", ces employeuses/clientes

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Chapitre IV 267

s’alignent sur une vision de genre spécifique qui met en valeur des normes de genre nouvelles,

sans bouleverser les normes de genre traditionnelles, utilisant pour cela une "domesticité

moderne" (Goñalons-Pons 2015 p. 48). Le style de vie est par conséquent plus que des modes de

vie, mais les pratiques mettant en action des valeurs et conceptions identitaires.

Le capital économique et le volume de travail ménager à réaliser ne vont pas toujours de pair

avec le volume de tâches que les employeuses/clientes choisissent d’externaliser. L’option

d’externaliser ou non les tâches ménagères, et comment le faire, varie selon la conception du travail

domestique. Celle-ci contribue à comprendre l’attitude face à la délégation du travail domestique.

Une attitude, elle aussi, ancrée dans l’habitus et acquise/transmise dans la socialisation. La grande

majorité des employeuses/clientes non-dépendantes (et la presque totalité des Belges

appartenant à ce groupe) a eu l’expérience d’une externalisation quand elles étaient chez leurs

parents. Une certaine conception du travail domestique est donc enracinée et les employeuses/clientes

des groupes non-dépendants se posent moins de questions avant de passer à l’externalisation, en

Belgique ou du moins en Région bruxelloise.

De plus, sur le plan macro, la structure du marché du travail, aux configurations masculines, n’a

pas évolué avec l’arrivée de femmes, et l’égalité de genre au marché du travail se traduit par

traiter hommes et femmes comme l’on traitait les hommes auparavant. Très peu d’attention a été

donnée à l’aspect du travail reproductif.

Les effets des régimes de genre, de welfare, et d’emploi, notamment la structure du marché de

travail et la division inégale de tâches au sein du foyer, obligent les femmes à des choix,

personnels, entre travail et famille. Ou encore à être en lutte permanente au sein du couple pour

atteindre un "équilibre" dans le partage des tâches parentales et domestiques.

Réussir sur tous les plans signifie, pour ces femmes, déléguer. Leur expérience est par ailleurs

normalisée ou naturalisée, à l’instar de l’habitus de la classe moyenne qui devient "la règle"

(Bourdieu 1979), et l’externalisation se consacre comme résolution courante de cette équation.

Comme l’ont montré les chapitres jusqu’ici, une femme migrante sera très probablement la

personne à prendre le relais, introduisant la question de régime de migration.

En liant cette question des travailleuses migrantes et l’éducation au rangement et au nettoyage, il

convient de souligner que cette éducation dénote non seulement de la construction d’une vision

de la propreté, mais également du respect conféré au travail de l’aide-ménagère et de la

responsabilité des habitants du ménage. L’on peut se demander de l’effet qu’il puisse avoir pour

la société la non-responsabilisation des enfants et la banalisation du nettoyage, ainsi que son

invisibilisation. Nous risquons de construire une société (encore plus) inégale, comme l’énonce

l’exemple vrai cité par Romero (1992:72), sur l’expérience d’une activiste féministe dans les

années 1960 qui a eu sa fille de deux ans d’âge traitée de "baby maid" dans un supermarché par

une autre petite fille qui passait dans le chariot voisin ("Oh, look, mommy, a baby maid !").

L’épisode montre l’association de certaines couches de la population à celles des

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Chapitre IV 268

employeuses/clientes et d’autres couches (non blanches) à celles des travailleuses domestiques,

une racialisation de la société aussi discutée par Parreñas (2001).

Certains ménages de la classe supérieure peuvent être considérés comme les plus grands

bénéficiaires de la politique des titres-services, puisque leur demande pour de nombreuses heures

de travail domestique est subsidiée. Certains dépassent même les heures maximales permises par

le système, arrivant à des heures supplémentaires subsidiées elles aussi. C’est au sein de ce groupe

qu’il y a plus d’entorses au dispositif, notamment quand il existe une demande pour une

employée domestique à temps plein (éventuellement live-in), ou que la travailleuse est affectée à

des tâches non autorisées par les titres-services (care, jardin, nettoyage de voitures, etc.).

Le sous-groupe des clientes newcomers du groupe classe moyenne intellectuelle est également crucial

pour le succès de cette politique en Région bruxelloise, puisqu’il atteste de la capacité du

programme à créer la demande avec une offre plus au moins accessible sur le marché formel du

travail domestique.

Il ne faut pas oublier, néanmoins, que la consommation de services domestiques par ce groupe

reste fragile, puisque des changements dans l’environnement ou dans les parcours personnels

peuvent le faire basculer dans le travail domestique non-rémunéré. En ce sens, d’autres études

sur le long terme seraient nécessaires en Région bruxelloise pour comprendre le risque d’un

retour au travail au noir. Pour le moment, si le prix pratiqué n’est pas nécessairement moins

élevé que l’offre de service au noir, il reste quand même assez généreux par rapport aux

moyennes bruxelloises. L’habitude peut, de surcroît, jouer pour maintenir l’arrangement de

l’externalisation, même avec des difficultés financières.

Pour le groupe de dépendantes, la décision d’externaliser le travail domestique est parfois prise à

contrecœur. En effet, une moindre présence d’un travail de care non-rémunéré (les participantes

vivent seules, et certaines n’ont pas ou plus de famille), les contraint à employer du personnel

pour faire les tâches ménagères qu’elles n’arrivent plus ou ne se sentent plus capables de réaliser.

Contrairement aux autres deux groupes, la notion de "besoin" dans la démarche d’externalisation

des personnes dépendantes exacerbe la dimension morale et émotionnelle de leur demande.

Comme nous l’avons montré au Chapitre II, l’interaction des régimes de welfare, de genre, de

migration et d’emploi joue également un rôle sur le niveau macro pour le groupe de dépendantes,

illustrées dans cette thèse principalement par les personnes âgées. Si plusieurs participantes de ce

groupe ont simplement continué l’externalisation des tâches ménagères qu’elles ont toujours

pratiquée, de nouvelles clientes âgées cherchent également les titres-services par l’accès

relativement simple et bon marché. En ce sens, leur demande mériterait de recevoir plus

d’attention pour une identification plus fine des besoins de ce groupe et l’établissement d’un

partage plus clair entre services de care nécessaire et activités de service personnel (Tronto 2009 pp. 42–

43).

Plus généralement, la prise de décision au niveau politique national et régional doit être attentive

à l’interaction des régimes : en d’autres termes, il s’agit de se demander qui fait le travail

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Chapitre IV 269

domestique, rémunéré et non-rémunéré. Dans le cas contraire, l’égalité de genre sur le marché du

travail continuera à être acquise uniquement par l’externalisation, pour les femmes qui peuvent se

le permettre, comme discuté par Del Re (1997). Car, si cette pression du second shift atteint les

femmes de la classe moyenne à partir des années 1960 en différents pays du Nord comme du

Sud global, elle a toujours existé sur les femmes de classes populaires ou défavorisées.

Le chapitre suivant se constitue en miroir par rapport à celui-ci, en donnant voix aux

travailleuses. Il analyse leur entrée dans le système des titres-services à partir des paramètres de

qualité d’emploi et des perceptions des travailleuses elles-mêmes sur ce changement.

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Chapitre V 271

Chapitre V

À la recherche d’un statut : Formalisation, qualité

d’emploi et empowerment128

Introduction

La politique des titres-services permet la création d’un cadre légal, d’une actrice intermédiaire

(l’entreprise agréée), et offre une opportunité aux travailleuses de jouir pleinement des droits

sociaux. Ces évolutions représentent un gain collectif et individuel important malgré la perte

financière directe pour les travailleuses dans la plupart de cas. En regardant de plus près la qualité

d’emploi offert, les résultats sont néanmoins mitigés, tant sur le plan matériel et objectif que sur

le plan subjectif des perceptions individuelles des travailleuses.

Nous centrerons la question de la qualité d’emploi autour de la définition de "travail décent" de

l’OIT : le travail ne doit pas être seulement une manière d’obtenir de quoi subvenir aux besoins

personnels ou de la famille, mais aussi un instrument d’épanouissement et d’insertion dans la

société (OIT 1999)129.

Les données publiées par Idea Consult et les études réalisées jusqu’à présent à propos des titres-

services par Brolis et Nyssens (2014), par exemple, montrent un déficit général de la qualité

d’emploi par rapport à d’autres secteurs. Surtout, les données montrent le manque de perspective

professionnelle offerte par le système à ses travailleuses.

Divers facteurs contribuent à la faible qualité d’emploi. Entre autres, le rôle des entreprises

agréées. Celles-ci ont en effet des profils assez variables, qui ont différents effets sur la qualité

d’emploi. Cependant, en ce qui concerne la qualité du travail en tant que tel, l’impact des

caractéristiques des entreprises est moindre ou nul, en raison des conditions de l’exercice de ce

128 Une partie des réflexions de ce chapitre a été formulée dans un article écrit en partenariat avec Any Freitas et

Marie Godin (2015) : Camargo, Beatriz, Freitas, Any & Godin, Marie. “Networking et Entreprenariat :

Transformations des pratiques professionnelles des femmes migrantes dans le marché formel du travail domestique

Bruxellois.” In Devleeshouwer, Perrine, Sacco, Muriel et Torrekens, Corinne (Eds). Bruxelles, Ville Mosaïque. Entre

Espaces, Diversités et Politiques. Presses Universitaires de Bruxelles (PUB). Bruxelles. 129 La promotion du "travail décent" est depuis nombreuses années sur l’agenda de l’OIT et une page thématique y est consacrée (OIT).

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Chapitre V 272

travail. En effet, le travail domestique est réalisé dans la maison privée des clientes : ces

conditions sont donc très variables (environnement de travail, matériel fourni, distance du local

de travail, etc.) et la relation de travail avec les clientes constitue une partie importante de la

qualité du travail, influençant de manière significative la qualité d’emploi de manière générale.

Enfin, la manière dont s’organise la politique des titres-services est, elle aussi, un facteur

concourant à précariser l’emploi. Le système est fondé sur l’autonomie des travailleuses et

l’addition des heures "effectivement travaillées" : le paiement peut fluctuer et la stabilité d’emploi

n’est jamais assurée. Les travailleuses acquièrent en effet un statut et des droits sociaux, mais elles

maintiennent leur poste grâce à leurs habiletés individuelles à jongler avec des ressources et

opportunités. Tout comme auparavant, sur le marché informel. Leur sortie vers de meilleures

positions (des clientes plus stables) dépend donc souvent de leur propre capacité à en trouver.

En se déplaçant vers un aspect plus identitaire, on peut également se demander de quelle

manière la salarisation ou l’entrée sur un marché formel influence la perception sociale sur le

secteur du travail domestique. Face à cette question, les entreprises agréées, de ce qu’elles

appréhendent de la vision des clientes et des travailleuses, avouent que les progrès sont visibles,

mais que l’on reste cependant dans un domaine professionnel dévalorisé.

Pour les travailleuses elles-mêmes, l’entrée sur le marché formel des titres-services est

globalement positive. Cette dimension positive sera néanmoins nuancée selon, entre autres, leur

position dans la carrière migratoire, les expériences vécues, le niveau de capital culturel, et les

aspirations futures (projet migratoire, professionnel, familial). C’est spécialement le statut

migratoire occupé par les travailleuses au moment de passage vers le travail formel qui influence

leurs impressions en relation à la formalisation de l’emploi et envers leur nouveau statut

professionnel.

Ainsi, dans les carrières migratoires des travailleuses qui ont cumulé régularisation de séjour et

formalisation du travail de manière concomitante ou presque, ces deux processus semblent

fusionner, rendant plus difficile l’évaluation de l’impact de chaque phénomène pris séparément.

Pour celles qui sont entrées sur le marché des titres-services alors qu’elles avaient une situation

stable au niveau du séjour, l’enthousiasme de l’acquisition d’un statut professionnel est moindre.

Le passage à la formalité dans ce cas est surtout orienté par un choix rationnel, en fonction des

plans professionnels ou migratoires, ou encore par un calcul sur les avantages sociaux liés à la

santé (couverture de congés de maternité, maladie, etc.). Surtout, la comparaison de ces deux

groupes laisse voir l’importance du changement de statut migratoire dans le parcours des

travailleuses.

En ce sens, l’empowerment (que nous traduisons par émancipation) par l’entrée sur un marché

formel du travail domestique doit être nuancé. Car l’apport subjectif de l’acquisition de pouvoir,

d’autonomie et de confiance en soi, s’il est évident dans les cas de régularisation de séjour, se

montre plus subtil pour le seul passage de l’informalité vers la formalité du travail domestique.

Individuellement, les travailleuses expérimentent de fait plus de confiance en soi du fait

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Chapitre V 273

d’intégrer un groupe professionnel, mais collectivement, elles continuent à appartenir à un

groupe social dévalorisé et qui réalise un "sale boulot".

L’objectif de ce chapitre est donc d’analyser la formalisation apportée par la politique des titres-

services au marché du travail domestique. Plus précisément, nous essayerons de répondre aux

questions spécifiques : "Est-ce que la politique des titres-services apporte une meilleure qualité

d’emploi aux travailleuses domestiques live-out ?", et "Quelle est la perception des travailleuses sur

leur passage vers le marché formel du travail ? Est-ce que ce changement favorise l’empowerment

des travailleuses ?"

Nous partageons ce chapitre en deux axes principaux : la qualité d’emploi, soit les aspects

matériels et objectifs formant la condition salariale des employées du secteur (Section I) ; et les

changements à la fois identitaires et de perception sur le travail, vécus par les travailleuses lors du

passage vers le marché formel (Section II).

Dans la première section, nous établissons l’articulation des différents statuts de formalité ou

informalité du travail et régularité ou irrégularité de séjour dans les carrières migratoires des

travailleuses. Nous parlerons alors de la création d’un statut professionnel et des indicateurs de

qualité d’emploi en titres-services, pour ensuite évaluer le progrès de la condition salariale des

employées des titres-services, en comparaison avec le secteur informel. Par la suite, nous

discuterons alors le potentiel des entreprises agréées dans l’amélioration de cette qualité

d’emploi. Cette partie est principalement rédigée sur base de travaux quantitatifs et nous

apporterons des extraits des travailleuses participantes ou des entreprises de titres-services à titre

d’illustration. Nous explorerons, enfin, la structure de l’emploi au sein de la politique publique

des titres-services.

Dans la deuxième section, notre intérêt est centré sur la dimension subjective du statut de

travailleuse en titres-services. Nous observerons d’abord le discours des entreprises sur la

valorisation de la profession et ses limitations. Ensuite, nous analyserons les perceptions des

travailleuses du secteur par rapport au changement de l’informel vers le formel, mettant en

évidence le poids de leur statut migratoire et de leurs carrières migratoires dans la construction

de leurs perceptions. Enfin, nous nous intéresserons aux possibilités d’empowerment que le

moment de l’entrée sur ce marché du travail formel peut favoriser, et analyserons des chemins

collectifs pour la valorisation du secteur.

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Chapitre V 274

Section I : Qualité du travail et de l’emploi en titres-services

1. Marché informel, séjour irrégulier : quelques précisions

En analysant le secteur du travail domestique à Bruxelles de manière générale et le passage d’une

partie de ce marché du travail à un secteur économique contrôlé (ou partiellement contrôlé) par

l’État, nous avons été confrontées à une série d’imprécisions de concepts autour de la

formalité/informalité et de la régularité/irrégularité. Nous avons choisi d’appeler le secteur,

l’économie et le marché du travail domestique au noir, "d’informel".

Ce choix d’appellation est loin de faire l’unanimité. Plusieurs auteurs ont critiqué l’usage du

binôme "informel/formel" par son artificialité, car souvent ils sont difficilement séparables, et

par son imprécision, "informel" signifiant, étymologiquement, précisément une "absence de

forme" (Rosenfeld 2013 p. 64). En effet, le fait qu’un secteur fonctionne sans aucune emprise de

l’État ne veut pas dire, pour autant, que le secteur est désorganisé ou ne possède pas de forme

spécifique. Le terme "informel" prend ainsi des significations diverses et ne définit pas un secteur

en particulier.

Dans un autre registre, le terme "travail domestique informel" est par exemple utilisé par

certaines auteures féministes pour définir le "salaire de la reproduction" (Del Re 1997), soit les

activités domestiques réalisées sans rémunération dans le cadre familial ou du voisinage, et ce

principalement par des femmes (Degavre & Nyssens 2008). En cette logique, le travail

domestique formel est celui externalisé, soit réalisé par une personne à l’extérieur du ménage en

échange de paiement. Cette définition, si elle a le mérite de mettre en évidence le travail

reproductif non–rémunéré, crée de la confusion par rapport aux manières d’externaliser les

tâches ménagères. Cette confusion est d’ailleurs symptomatique de la difficulté d’établir une

branche professionnelle du travail domestique, historiquement considéré comme relevant de la

sphère privée.

Lautier, Miras et Morice (1991 p. 117) écrivent : "On définira l’économie informelle comme les

actes (ou ensembles d’actes) économiques marchands qui échappent aux normes légales, en

matière fiscale, sociale, juridique ou d’enregistrement statistique." Depuis les années 1970, le

Bureau International du Travail (BIT) utilise le terme d’"économie informelle" et, depuis la

Conférence Internationale du Travail sur travail décent et l’économie informelle en 2002, cette

dernière est définie comme suit :

[L’économie informelle comprend] toutes les activités économiques de travailleurs et d’unités

économiques qui ne sont pas couvertes, en vertu de la législation ou de la pratique, par des

dispositions formelles. Ces activités n’entrent pas dans le champ d’application de la loi, ce qui

signifie que ces travailleurs et unités opèrent en marge de la loi ; ou bien ils ne sont pas

couverts dans la pratique, ce qui signifie que la loi ne leur est pas appliquée alors même qu’ils

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Chapitre V 275

opèrent dans le cadre de la loi ; ou bien encore la loi n’est pas respectée parce qu’elle est

inadaptée, contraignante ou qu’elle impose des charges excessives130.

Suivant ainsi la définition du BIT et de Lautier et al. (1991) et à défaut d’un terme précis et moins

ambigu pour caractériser le secteur économique du travail domestique qui ne se conforme pas

aux "dispositions légales, économiques, fiscales ou sociales en vigueur" (Pasleau & Schopp 2001

p. 237), nous adopterons "informel/formel" pour caractériser ce marché ou secteur d’activités.

"Informel" sera ici considéré comme un synonyme de "non-déclaré" ou "au noir" (Lautier et al.

1991 p. 11).

Enfin, sur base de notre bibliographie et la discussion ci-dessus, nous proposons une opposition

entre régularité/irrégularité de séjour et formalité/informalité du travail. Nous emploierons

"régularité/irrégularité" pour faire référence au statut migratoire, ou à l’existence ou absence d’un

permis de séjour.

La Figure V.1 montre ainsi comment les axes de formalité et informalité, d’un côté, et de

régularité et irrégularité de l’autre, contribuent à forger des profils différenciés de travailleuses –

des types que nous explorerons plus loin dans ce chapitre. Ce schéma permet de visualiser la

situation des travailleuses par rapport à ces deux importants marqueurs, le travail et le séjour.

Plusieurs auteurs discutent par exemple l’imbrication du statut migratoire et du travail au noir sur

le marché du travail domestique. La condition précaire et le manque d’accès à de droits vécus par

des travailleuses migrantes "sans-papiers" viennent en effet de cette double exclusion (Ambrosini

2012; Gavanas 2013; Schwenken & Heimeshoff 2013), représentée dans la Figure V.1 par la case

bleu turquoise.

À l’opposé, les travailleuses en titres-services aujourd’hui se trouvent dans la case verte, avec un

séjour et un travail réguliers. Une catégorie est, en théorie, exclusive par rapport à l’autre : sans

séjour régulier, il n’y a pas de possibilité d’avoir un travail déclaré. La zone hachurée et la case

mauve de notre schéma ne devraient pas exister en théorie. En pratique, toutefois, dans la

succession des étapes au long de la carrière migratoire des travailleuses (Martiniello & Rea 2011),

qui passent par plusieurs statuts, les axes de ces catégories s’articulent. Ainsi, les travailleuses

peuvent également "combiner" travail déclaré et non-déclaré, s’y trouvant à la fois dans la case

verte et dans la case rouge (séjour régulier et travail informel).

Certaines travailleuses sont quant à elles sous un permis de travail B, statut précaire de séjour qui

doit être renouvelé annuellement (case bleu foncé) : leur situation n’est pas stabilisée et elles sont

passibles de tomber dans l’irrégularité de séjour (et pas conséquent dans l’informalité du travail)

si leur permis de travail n’est pas renouvelé. Celles avec un séjour étudiant, une carte spéciale

pour personnel diplomatique, ou travaillant comme jeunes "au pair" sont aussi particulièrement

sous le risque de perdre le séjour, puisqu’il s’agit de documents avec renouvellement annuel.

130 Guide de ressources sur l'économie informelle : www.ilo.org/public/french/support/lib/resource/subject/informal.htm.

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Chapitre V 276

Figure V.1 : Le travail et le séjour : dimensions de la régularité et de la formalité

Un autre exemple est le cas des personnes migrantes qui étaient régularisées à un moment et qui

sont ensuite devenues "sans-papiers". Certains aspects de la régularité de séjour sont pourtant

parfois maintenus. C’est le cas de Mia, une des travailleuses participantes. Elle est arrivée des

Philippines avec une carte spéciale de personnel diplomatique pour travailler auprès d’une

personne de l’ambassade philippine. Elle a eu la carte spéciale de 2002 à 2006. Jusqu’à 2011,

quand elle a reçu la réponse positive de l’Office des Étrangers par rapport à son dossier de

régularisation (Campagne 2009), elle était en situation irrégulière de séjour, mais bénéficiait

quand même des remboursements de la mutuelle :

– Yeah, like [I worked for my employer] from 2008 until early 2010, something like that.

– Also informally.

– Yes informally. But actually how could I... How would I say…? He was declaring me because

I had an existing national number. He was paying for the ONSS and I was receiving ‘pécule de

vacances’ during that time working with him. But we didn’t have papers. It’s quite strange

actually. But I received it and said ‘Thank you’…

– … And so you accessed social security, actually?

– Yes during that time and also the ‘mutuelle’ because when we lost our papers we continued

paying our ‘mutuelle’. We never stopped paying… Because nobody advised us to stop paying.

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Chapitre V 277

And they don’t ask for the identity, so we just paid and paid and paid. So whenever you get

sick…

– And it was just working normally?

– Yeah, it just worked normally, but only to have some benefits, we didn’t have other ones and

we didn’t have the ID. (Mia, Philippine, 34 ans, en couple, un enfant, arrivée en Belgique en

2002 en séjour diplomatique, travailleuse titres-services depuis sa régularisation en 2011 ;

Compagnon : Philippin, employé dans un hôtel).

Par sa situation de "sans-papiers", Mia était destinée à un travail informel (case bleu turquoise de

notre schéma), mais son passage par la régularité de séjour et de travail à son arrivée en Belgique

lui a fait bénéficier de certains droits (qu’elle appelle "benefits"), comme le pécule de vacances et

l’accès à une mutuelle. Son passage par la case verte lui a permis de garder certains droits, et elle se

trouve lors du changement de statut dans la case des personnes sans séjour régulier travaillant de

manière déclarée (case mauve).

L’observation de la carrière migratoire de Mia montre qu’elle se trouve dans une situation

hybride, qui articule les différentes catégories de notre schéma. Ce type de confusion relative aux

"sans-papiers déclarés" vient principalement du non-croisement des informations entre l’Office

des Étrangers, qui régule l’entrée et le séjour des ressortissants étrangers, et d’autres instances de

l’administration étatique, comme la sécurité sociale ou les impôts. Un autre exemple de ce type

de situation est donné dans l’Encadré 4.1 ci-dessous.

L’articulation de situations de régularité et irrégularité, de formalité et informalité dans la carrière

des travailleuses est également favorisée par des entorses au système des titres-services. La

travailleuse Janaína a par exemple travaillé pendant trois ans avec de faux documents donnés par

l’entreprise de titres-services. En plein boom des titres-services, en 2008, elle ne trouvait pas du

travail au noir et était "désespérée pour travailler", quand elle découvrit qu’une connaissance

travaillait dans une société agréée tout en n’ayant pas de séjour régulier :

Je travaillais avec des documents portugais, mais je n’ai jamais rien fait [avec les documents] ou

utilisé pour quelque chose, c’était juste pour montrer. […] C’était en titres-services, l’entreprise

savait [pour les documents] et il n’y avait pas de problème. C’était juste une manière pour nous

d’entrer chez les gens. Ah, ça a été super, vraiment très bien, et j’ai commencé à recevoir un

salaire et tout, c’était très bien. Mais je n’ai jamais reçu des vacances, des primes, rien, car ce

n’était pas vraiment déclaré, mais c’était bien. (Janaína, Brésilienne, environ 40 ans, en couple,

deux enfants, arrivée en Belgique en 2007, travailleuse titres-services depuis 2008, régularisation

par le travail en 2011 ; Compagnon : Brésilien, indépendant dans la construction).

Plus tard dans l’entretien elle explique comment son amie lui a présenté à la gérante de l’agence :

Quand nous sommes arrivées à la nouvelle agence [elle et son amie] on a croisé cette dame qui

était la chef et qui l’a reconnu : ‘Bonjour M., c’est bien que vous êtes ici [dans cette agence]’.

‘Ah, j’amène cette copine pour travailler, mais elle veut travailler de la même façon que moi’. Car ils

ne peuvent pas te dire directement que ton document est faux. Mais ils le savaient, mais ne

pouvaient pas le dire non plus.

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Chapitre V 278

Pendant la Campagne de Régularisation de 2009, Janaína a obtenu une "régularisation par le

travail" (en 2011), ce qui lui a permis d’abandonner son identité portugaise et assumer auprès de

ses clientes sa véritable identité. Dans toutes les autres sphères de la vie, Janaína se portait

comme "sans-papiers", soit sans séjour régulier ou travail formel : elle a demandé l’aide médicale

urgente lors d’un accident, il lui a été difficile de louer un appartement, etc.

Encadré V.1 : Irrégularité de séjour et formalité du travail :

Le cas Cleanse/BrasilEuro

L’affaire Cleanse/BrasilEuro fait référence à des asbl frauduleuses agréées aux titres-services et qui ont été

démantelées en 2009. Le pasteur évangélique Raniero Petrucci, à la tête de ces associations, a employé des

travailleurs sans-papiers, majoritairement des femmes originaires du Brésil et de l’Équateur, dans son

entreprise de titres-services et leur a fait croire qu’elles étaient "régularisées" par le fait de s’affilier à l’asbl.

L’escroquerie portait sur des paiements de charges sociales retenues par les responsables de l’asbl. Le

gestionnaire Petrucci a été inculpé pour escroquerie, détournement de fonds, blanchiment d’argent et

occupation de travailleurs en situation irrégulière de séjour.

L’affaire a profondément marqué les esprits et surtout les travailleuses, qui se croyaient "régularisées".

Elles avaient ainsi convaincu leurs employeuses au noir à devenir clientes de l’entreprise titres-services.

Une plainte collective a été déposée par environ 200 travailleuses lésées, grâce à la mobilisation de

plusieurs ONG (les associations de migrants Abraço et ORCA, principalement, en plus du CIRÉ–

Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers), et les deux principales fédérations syndicales, CSC

(sigle en français pour Confédération de Syndicats Chrétiens) et FGTB (sigle en français pour Fédération

Générale du Travail de Belgique). L’affaire est toujours en cours et le principal responsable n’a pas été

jugé (depuis juillet 2014, remise sine die de l’affaire depuis que de devoirs d’enquête complémentaires ont

été requis par la défense).

Le cas illustre de manière intéressante l’intersection entre le travail au noir et travail déclaré, tout comme

la relation entre la régularité de séjour et formalité du travail. Par manque de croisement des données au

sein des organismes étatiques (notamment entre sécurité sociale et registre national), il est possible que

des personnes en situation irrégulière de séjour travaillent de manière déclarée, avec contrat de travail,

payant leurs impôts et recevant leur salaire. Cela est possible par une demande de l’employeur d’un

registre national bis, soit un numéro national provisoire pour permettre au travailleur d’être en activité

alors que ces papiers ne sont pas encore finalisés.

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Chapitre V 279

2. La dimension objective du statut en titres-services

Comparer le marché formel et celui informel du travail domestique live-out n’est pas tâche aisée,

car nous ne disposons pas de données à propos du marché informel, si ce ne sont les entretiens

avec les travailleuses s’y trouvant ou qui ont travaillé au noir avant d’être employée en titres-

services. Souvent, le travail au noir est plus le produit d’un manque de choix qu’une décision

délibérée et éclairée : pour les personnes migrantes en situation irrégulière de séjour, travailler

dans l’informalité est bien l’unique alternative pour se lancer dans une activité rémunérée.

Pour déterminer la qualité d’emploi, nous prenons comme référence pour cette étude la

définition de "travail décent" de l’OIT. Si elle semble générale et facile à appréhender, elle révèle

de manière très juste, à nos yeux, ce que peut espérer une travailleuse ou un travailleur :

La notion de travail décent résume les aspirations de tout travailleur : possibilité d’exercer un

travail productif et convenablement rémunéré, assorti de conditions de sécurité sur le lieu de

travail et d’une protection sociale pour sa famille. Le travail décent donne aux individus la

possibilité de s’épanouir et de s’insérer dans la société, ainsi que la liberté d’exprimer leurs

préoccupations, de se syndiquer et de prendre part aux décisions qui auront des conséquences

sur leur existence. Il suppose une égalité de chances et de traitement pour les femmes et les

hommes".131

Mesurer la qualité de l’emploi de manière précise est une tâche ardue principalement pour des

composantes subjectives comme la satisfaction et l’épanouissement dans l’activité exercée. Une

étude sur qualité du travail en Belgique dans une perspective de comparaison européenne

(Vandenbrande et al. 2013) a fusionné des critères belges et européens pour avancer des

dimensions caractérisant la qualité du travail et de l’emploi. 22 dimensions ont été ainsi

construites et englobent par exemple les revenus, le temps de travail, la flexibilité et la sécurité de

l’emploi, la participation, le développement des compétences, l’autonomie, les risques physiques

et psychosociaux, l’intensité du travail et l’intérêt du travail132.

Nous retrouvons certaines de ces dimensions dans les données disponibles sur le marché du

travail des titres-services. Concernant la rémunération, par exemple, Idea Consult (2014 p. 45)

montre que le salaire horaire brut des travailleuses en titres-services en 2012 est de 10,82 €

(moyenne nationale). Brolis et Nyssens (2014 p. 5) estiment des valeurs semblables, soit un

131 Source : rubrique "Travail Décent" (http://ilo.org/global/topics/decent-work/lang--fr/index.htm). 132 L’étude fusionne les critères développés au niveau belge (les quatre dimensions "A" pour "arbeidsinhoud" (contenu du travail), "arbeidsomstandigheden" (environnement de travail), "arbeidsvoorwaarden" (conditions d’emploi) et "arbeidsverhoudingen" (relations de travail), ceux développés par Holman et McClelland (2011) et ceux construits par Munoz-Bustillo (2009). Les 22 dimensions sont précisément : contenu du travail (travail d’équipe autonome, pression émotionnelle, tâches répétitives, pression liée au rythme, autonomie d’exécution de la tâche, complexité de la tâche, autonomie du temps de travail), conditions de travail (risques, relations avec d’autres personnes, lieu de travail fixe), conditions d’emploi (opportunités de carrière, contrat, rémunération, travail à temps plein, formation, horaires de travail inhabituels, flexibilité du temps de travail), et relations sociales (codécision, gestion de soutien, support social, violence et harcèlement, codécision). Voir : Vandenbrande et al. (2013 pp. 15–18).

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Chapitre V 280

salaire mensuel brut d’environ 1.070 €. Les auteurs signalent que, si d’un côté dans le passage

vers le marché formel les travailleuses auparavant dans le secteur informel gagnent en stabilité de

revenus, de l’autre leurs revenus s’approchent du seuil de pauvreté belge, établi en dessous de

1.000 € nets pour une personne vivant seule, et 2.100 € nets pour deux personnes. La pression

sur la rentabilité des entreprises contribue à rendre le paysage encore plus négatif pour la qualité

d’emploi, limitant les gains extra-légaux, les primes et les augmentations de salaire des

travailleuses pour contrôler les coûts (Idea Consult 2014 p. 114).

Le salaire des travailleuses en titres-services ne peut pas, cependant, être évalué uniquement à

partir du salaire horaire. Pour estimer la qualité de la rémunération, c’est bien le salaire global qui

doit être analysé, prenant en compte les temps de travail souvent partiels. Ainsi, à Bruxelles,

62,7% des travailleuses sont à moins qu’un mi-temps, tandis qu’on retrouve 21,7% des

travailleuses à temps plein et 15,5% ayant entre mi-temps et temps plein (Idea Consult 2014 p.

46). Au niveau national, les temps de travail sont encore plus partiels et seulement 10,1% des

employées titres-services sont à temps plein. C’est une réalité partagée avec les services à la

personne en France (Devetter & Rousseau 2011; Dussuet 2012) et avec le secteur du nettoyage

professionnel en Belgique (Scandella 2009, 2010; Lebeer & Martinez 2012).

En ce qui concerne les horaires de travail, Brolis et Nyssens (2014 p. 5) pointent que les

travailleuses apprécient en général la flexibilité des heures de travail et plusieurs disent préférer

ne pas travailler à temps plein. Sur ce point, Matus et Prokovas (2014 p. 12) observent, pour les

services à la personne en France, que le "choix" d’une activité qui permet d’articuler vie privée et

vie professionnelle et de se rendre disponible pour les enfants revient souvent aux femmes,

même si elles sont en couple. En ce sens, la travailleuse Mia dit avoir fait les comptes par rapport

au gain salarial de travailler plus et laisser sa fille plus longtemps à l’école :

I have a daughter. I’m the one responsible for dropping her and picking her up at school. So I

really need to manage my time. Otherwise she will end up in the étude for which I have to pay a

lot, and after the étude it’s the garderie. So I was thinking really that… I computed how much

would I pay and so, when I have done the calculation, I said: ‘Ah, I better work less, because I

could spend time with my daughter. I can teach her in the meantime with her homework.

Because I did study French until grade... I can understand instructions. And then I don’t have

to pay. (Mia, Philippine, 34 ans, en couple, un enfant, arrivée en Belgique en 2002 en séjour

diplomatique, travailleuse titres-services depuis sa régularisation en 2011 ; Compagnon :

Philippin, employé dans un hôtel).

Mais les travailleuses évoquent également des raisons physiques pour l’option du temps partiel,

du fait d’une activité physiquement dure, ainsi que des raisons logistiques : le non-paiement des

déplacements comme temps de travail133, couplé aux trajets assez longs que certaines employées

doivent effectuer entre leurs différents lieux de travail, rend un contrat à temps plein difficile à

133 Selon Brolis et Nyssens (2014 p. 29), seulement 29% des 47 entreprises participantes à leur étude en régions wallonne et bruxelloise payent le temps de déplacement entre clientes comme un temps de travail.

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Chapitre V 281

mettre en pratique. En moyenne, les travailleuses vont dans deux maisons par jour, qui ne se

situent pas forcément dans le même quartier.

Les entreprises sont parfois elles-mêmes réticentes à accepter un contrat à temps plein même si

la travailleuse le demande et évoquent des raisons de santé. Ce propos est illustré par l’extrait de

l’interview avec le gestionnaire Michel, de l’entreprise privée J :

Je n’ai pas de contrat à 37 heures. Voilà, c’est très clair, moi je n’ai pas de contrat à temps plein

parce que ce n’est pas possible. Non, c’est un travail, même si l’on dit que faire du ménage ce

n’est pas très dur, c’est un travail dur pour moi, donc il n’y a pas de contrat temps plein. Le

maximum qu’on a, il y en a une qui l’a, c’est la repasseuse qui est à temps plein pratiquement, et

une des filles qui est à 32-33 heures, mais c’est le maximum. On ne peut pas aller plus haut

sinon après elle est sur les genoux, et moi, il n’y a plus de travail. Donc quand il y a des heures

supplémentaires, déjà il n’y en a pas. C’est-à-dire qu’elles font au maximum huit heures par

jour. Elles peuvent au niveau du repassage faire 8h30 et l’on reporte la demi-heure sur la

journée suivante, elle part une demi-heure plutôt ou quoi que ce soit. Mais chez le client, non.

Non, il n’y a pas de dix heures, onze heures, non… (Entreprise J privée, Michel, Belge).

Si le gestionnaire Michel pense à la santé de ses employées, c’est, en premier lieu, car il pense à

son entreprise. Car si les travailleuses sont "sur les genoux" il n’y a plus de travail. Les

gestionnaires pensent également à garder une marge de manœuvre avec des plages d’horaires

libres pour pouvoir réaliser plus facilement des remplacements.

En outre, l’enquête de Brolis et Nyssens (2014) établit que l’ensemble des travailleuses se plaint

d’un risque d’accident important et de problèmes de santé liés aux positions douloureuses dans

l’exécution du travail. Les plaintes sont plus nombreuses en centrale de repassage : les employées

considèrent que l’entreprise ne fournit pas le matériel nécessaire à leur travail (2014 p. 9).

Les obstacles à l’obtention d’une bonne qualité d’emploi ne sont cependant pas réservés au seul

marché de travail des titres-services. Dans le rapport de Vandenbrande et al. (2013), la catégorie

"travail indécent", qui affiche un mauvais score dans pratiquement toutes les dimensions étudiées

et est la dernière dans un ranking de sept autres catégories, réunit 17% de la population active

belge. Ce groupe comprend une surreprésentation de personnes issues de la catégorie

socioprofessionnelle "professions élémentaires", dont les titres-services. Autres professions dans

cette catégorie sont : les nettoyeurs, les ouvriers agricoles et les manœuvres (2013 p. 39).

Le point le plus important des résultats obtenus par Brolis et Nyssens sur les titres-services

concerne la capacité de ce dispositif à servir comme intégration dans le monde du travail déclaré.

À ses débuts, la politique des titres-services a été présentée comme un "tremplin" qui permettrait

aux travailleuses d’intégrer par la suite d’autres secteurs du marché du travail formel. Pourtant, le

système n’offre que très peu d’opportunités de carrière et de promotion, et les formations ne

sortent pas du cadre de l’activité du travail en tant que tel : les travailleuses ont ainsi très peu de

possibilités de développer des compétences qui peuvent augmenter leur employabilité ailleurs

que dans le secteur des titres-services (2014 p. 6).

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Chapitre V 282

Nos interviews montrent que certaines entreprises offrent des formations de langues, sur la

posture professionnelle ou la manière de communiquer avec les clientes, abordant un aspect plus

émotionnel du travail. Parmi les entreprises interviewées, quelques-unes offrent également des

formations de développement personnel, pour augmenter la confiance des travailleuses en

elles134.

A. Le rôle des entreprises de titres-services

Au sein du marché du travail domestique formalisé à Bruxelles, les entreprises agréées sont un

acteur central et ont un potentiel d’amélioration de la qualité d’emploi dans le secteur.

Premièrement, car les travailleuses ont la sensation d’être soutenues par les sociétés, ce qui

pourrait engendrer une moindre dépendance de la travailleuse vis-à-vis de ses clientes (ou de son

unique cliente). Elles craignent alors moins de perdre des heures de travail, car l’entreprise

pourrait les aider à compléter leur horaire. De plus, le soutien de la société contribue à un gain de

confiance en elles, ce que les aide à affronter une éventuelle négociation en tête-à-tête avec leurs

clientes.

Deuxièmement, le fait d’avoir un système avec des prix fixes et un ensemble de règles par

rapport aux tâches autorisées et aux mesures de sécurité, dont la société est garante de

l’application, tend à cadrer les clientes. C’est ce qu’elles appellent "éduquer les clientes".

Troisièmement, à l’instar de ce qu’écrivent Devetter et Rousseau (2011 p. 95), les entreprises

agréées peuvent participer à une meilleure gestion des plannings de travail des employées et à la

formation d’un collectif de travail qui diminuerait l’isolement des travailleuses. Par conséquent, la

présence d’une entreprise qui regroupe des travailleuses du secteur pourrait également favoriser

l’organisation des travailleuses au niveau syndical.

Les entreprises agréées aux titres-services composent pourtant un ensemble très hétérogène, et

ce surtout à Bruxelles. En outre, le système promeut une "asymétrie de l’information" (Henry et

al. 2009 p. 98), ce qui en d’autres mots veut dire que l’information ne circule pas parmi les

actrices de manière équilibrée : les clientes ne connaissent pas la qualité du service avant de

l’acheter, les travailleuses ignorent la qualité de l’entreprise avant d’être employées, et l’entreprise

est "distante" des travailleuses, car le travail est réalisé dans la sphère privée.

134 Cette thématique a été énoncée par l’entreprise d’intérim I et par l’entreprise d’économie sociale d’insertion E.

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Chapitre V 283

a) Qualité d’emploi et type d’entreprises agréées

Certaines agences, principalement parmi celles à but lucratif, fonctionnent comme une

"entreprise de portage" (des brokers), acceptant simplement les contrats, recevant des subsides et

payant le salaire des travailleuses mensuellement. Si les interviews avec les entreprises ont révélé

les pratiques des clientes et des travailleuses, ceux avec les travailleuses ont montré des pratiques

éthiquement douteuses de la part de plusieurs sociétés.

Certaines travailleuses participantes ont eu ainsi des retards dans les paiements de salaire ou ont

été obligées de prendre des vacances dans le cas d’annulation en dernière minute par les clientes

ou que ces dernières n’étaient pas à la maison pour ouvrir la porte, deux situations dans

lesquelles les prestations n’ont pas été faites malgré elles. Ce qui ressort de manière très nette est

le manque d’information donnée aux travailleuses par rapport aux règles du système et à leurs

droits. Et ce, surtout quand les travailleuses viennent d’arrangements non-déclarés et/ou ne sont

pas demandeuses d’apprendre les "nouvelles règles".

La littérature existante sur les titres-services est, également, souvent peu optimiste par rapport au

rôle des entreprises comme promotrices de la qualité d’emploi, spécifiquement celles à but

lucratif. Le rapport de Michielsen et al. pour l’OIT sur les travailleuses domestiques migrantes

(2013) révèle ainsi des situations où les entreprises omettent des informations ou informent mal

les travailleuses par rapport à leurs droits, comme une direction qui a fait croire à ses employées

qu’en Belgique il n’existait pas de pause midi (Michielsen et al. 2013 p. 47).

Parmi les travailleuses participant à notre étude, la plupart sont contentes de leur entreprise

actuelle, mais plusieurs ont changé d’entreprise agréée à quelques reprises, surtout pour aller

chercher de meilleures conditions offertes ailleurs. Elles ont en pratique très peu de contact avec

l’entreprise, surtout celles établies sur le marché informel auparavant.

Le profil des entreprises a donc une influence claire sur la qualité d’emploi, nous l’avons montré

au Chapitre III. Il est cependant difficile d’évaluer de manière globale leur véritable engagement

pour l’amélioration de la qualité d’emploi du secteur. Parmi les entreprises à but lucratif

(entreprises privées et entreprises de travail intérimaire), de grandes structures ont plus de

possibilités d’offrir des formations techniques ou de développement personnel, mais sont plus

distantes des travailleuses. Comme énoncé dans le Chapitre III, en 2012 la moyenne belge des

agences concernant le personnel d’encadrement était d’une personne pour 33 aides-ménagères,

alors que dans les sociétés intérimaires le ratio était d’une personne pour 85 aides-ménagères et, à

l’opposé, le ratio au CPAS135 et dans les communes était d’une pour 17 (Idea Consult 2014 p.

55).

135 CPAS est l’acronyme pour le Centre Public d’Action Sociale (organisation dépendante de la municipalité).

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Chapitre V 284

Les petites structures à but lucratif ont, de leur côté, moins de possibilités financières, surtout au

niveau de la formation. Les nouvelles travailleuses recevant alors souvent un coaching des

travailleuses seniors (Form TS 2011)136, une formule moins coûteuse pour les sociétés. Ces

entreprises ont tendance à être plus proches des travailleuses et créent parfois un environnement

"familial". Comme explique Michel, le gestionnaire d’une petite entreprise privée :

On fonctionne en bon père de famille, d’entreprise familiale, on est encore allés au restaurant

tous ensemble, le tout payé par l’entreprise, pour qu’il y ait un bon climat ensemble, pour

qu’elles aient envie. Il y en a certaines, ça faisait longtemps qu’elles ne travaillent plus et en

reprenant le travail elles sont contentes, elles s’amusent. Il y a une bonne entente avec les

clients et ainsi de suite. Ça fait plaisir, c’est ça qui fait plaisir. (Entreprise J privée, Michel, Belge,

gestionnaire).

Plus loin dans l’interview, il donne un exemple du type de soutien que l’entreprise donne à ses

employées :

Pour pas mal de filles chez nous, on se porte garant. Je ne crois pas qu’il y en a beaucoup qui

font ça, dire : ‘Écoutez, si vous n’arrivez pas à récupérer l’argent on vous le donnera’, on attend

deux mois qu’elle ressorte des ennuis. Donc on rembourse la banque puis on récupère au fur et

à mesure sur leurs salaires. Donc c’est une manière aussi de pouvoir les sortir de l’eau.

Si Michel est, selon notre typologie des gestionnaires des entreprises privées (voir Chapitre III), un

entrepreneur sans appartenance ethnique, ce profil est aussi celui des gestionnaires qui ont une

appartenance ethnique. Nos entretiens et observations confirment que le lien national/ethnique

entre gestionnaire et employées dans une certaine entreprise favorise cette atmosphère

"familiale".

Pour les entreprises en économie sociale, sans but lucratif, particulièrement dans le cas des

entreprises d’insertion, accompagner les travailleuses fait partie de la mission pour laquelle elles

se sont engagées. Une proportion importante des nouvelles embauches de ces sociétés doit être

composée de personnes issues du chômage (longue durée) ou de personnes bénéficiaires de

revenus d’intégration137. Dans cette catégorie, il y a une surreprésentation de mères célibataires

qui essayent d’échapper aux "pièges à l’emploi".

Les gestionnaires des entreprises d’insertion expliquent que, si leur profil est censé apporter plus

de qualité au travail des employées (formation, accompagnement), certaines travailleuses se

sentent trop maternées ou contrôlées, et finissent par quitter l’entreprise. C’est spécialement le

cas de celles ayant travaillé au noir auparavant, habituées à jouir d’une totale liberté et autonomie

dans leur travail. Cet extrait ci-dessous illustre cette question :

136 Dans des entreprises où la gérante est une ex-travailleuse, l’accompagnement des nouvellement employées est souvent fourni par la gérante. 137 Les entreprises d’insertion réalisent en pratique ce qui demande la "Règle des 60%", encore en vigueur en Wallonie et à Bruxelles, qui impose à toutes les sociétés que 60% de leurs engagements par trimestre soient des personnes de ce profil. La mesure a été reçu avec beaucoup de grogne par les entreprises agrées.

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Chapitre V 285

Ça doit être une relation ‘win-win’. Si nous, on donne beaucoup en termes d’écoute, de temps,

de rémunération, enfin beaucoup… Oui, certainement plus que d’autres entreprises. Mais donc

ça veut dire aussi qu’on attend de nos travailleurs qu’ils soient investis dans leur travail, on

attend un esprit d’équipe, l’esprit d’entreprise est quelque chose d’important pour nous. Donc,

une dame qui voudrait gérer son horaire toute seule, ne pas rendre de compte à son employeur,

gérer ses congés toute seule, gérer son planning, donc gérer toutes ces choses toute seule, et

bien cette personne ne pourrait pas se sentir bien dans une structure comme la nôtre.

(Entreprise E, économie sociale ; Caroline, Belge, gestionnaire).

Les entreprises ont donc différents profils, auxquels s’adaptent différentes travailleuses. Dans

une comparaison entre les entreprises de titres-services agréées, Henry, Nassaut, Defourny et

Nyssens (2009) font une évaluation de l’efficacité des entreprises agréées selon, d’un côté, la

qualité de l’emploi créé et de l’autre côté, la qualité du service presté aux clientes. Sortent

gagnantes les organisations d’économie sociale d’aide aux personnes. Elles sont les plus efficaces,

tant du point de vue de la qualité de l’emploi créé que du point de vue du service fourni.

L’agrément "aide aux personnes" permet en effet la transposition d’une série de paramètres de

qualité du service et de l’emploi, issue d’une régulation tutélaire antérieure. De plus, le subside

reçu du gouvernement pour ce même agrément permet à ces sociétés d’organiser plus de

formations et de mieux accompagner travailleuses les clientes (Henry et al. 2009)138.

Enfin, il est clair que certaines caractéristiques des entreprises ont une influence sur la qualité de

l’emploi offert. Le fait qu’elles soient à but lucratif ou pas semble à ce titre déterminant. Ces

caractéristiques interviennent principalement en ce qui concerne les formations, les salaires et

l’accompagnement. Néanmoins, nos analyses montrent que le profil de gestion n’est pas toujours

cohérent avec le statut juridique, concernant plus subtilement la "culture de l’entreprise". Ce

constat rejoint les résultats de Brolis et Nyssens (2015), dont l’échantillon d’entreprises agréées

inclut trois entreprises privées dans le groupe des entreprises d’insertion, et dans le groupe des

entreprises privées trois entreprises d’insertion et une association d’aide aux familles.

Concernant la qualité du travail en tant que tel, les différences entre entreprises ne sont pas

significatives. En effet, le principal facteur déterminant les conditions matérielles du travail, c’est-

à-dire "fournir le matériel, rendre visite au domicile de l’usager, fournir un espace de

détente/réunion, etc." (Brolis & Nyssens 2014 p. 7), dépend en grande partie de l’espace de

travail, soit du domicile privé des clientes.

138 Nous n’avons pas d’interview avec des entreprises d’aide aux familles agréées aux titres-services.

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Chapitre V 286

b) "Éduquer" les clientes

L’expression émique "éduquer les clientes" a été énoncée par certaines entreprises agréées et

révèle leur effort à établir des normes face à l’inexistence de règles clairement écrites. Cet effort

d’"éducation" s’exprime de trois manières : la diffusion des règles des titres-services (activités

permises) ; contrer les abus (refuser la demande de tâches considérées comme dégradantes,

endroits "trop sales", etc.) ; et la régulation de la relation d’emploi (comment traite-t-on une aide-

ménagère : rappeler le respect à la personne et la différence des relations dans la cadre formel).

Les clientes pensent souvent que c’est à elles d’établir les règles (elles payent, elles sont chez

elles). Certaines entreprises essaient d’imposer des limites claires à ce que l’on peut, ou surtout ce

que l’on ne peut pas, demander à l’aide-ménagère. Les entreprises agréées interviewées (à la fois

le personnel de bureau et les gestionnaires) font part de diverses situations dans lesquelles elles

sont obligées à "rappeler les clientes à l’ordre" et leur expliquer les règles du système.

Hondagneu-Sotelo décrit une situation semblable concernant le rôle des agences privées à Los

Angeles : les agences formulent ce qu’on peut attendre d’une travailleuse domestique et

contribuent à fixer les prix moyens du marché formel, mais également informel (2007 p. 99).

Au-delà de l’exécution d’activités interdites, les situations abusives concernent le nettoyage de

châssis en hauteur et l’utilisation de produits nuisibles à la santé. En outre, il y a des tâches qui

sont considérées comme abusives en soi, touchant selon la sensibilité l’amour-propre des

travailleuses : cirer de chaussures pendant une journée ; nettoyer des excréments d’animaux ;

frotter par terre à quatre pattes ; etc. Serhan, un des gestionnaires de la petite entreprise privée H,

explique qu’il a déjà refusé des clientes en voyant les conditions dans lesquelles l’aide-ménagère

était censée travailler :

On a déjà refusé des clients, oui, oui, parce que l’environnement n’était pas… C’était atroce. Ça

n’aurait vraiment pas été possible de laisser travailler une aide-ménagère dans des conditions

pareilles […] Les chiens qui avaient fait leurs besoins un peu partout, ça par exemple, on a eu.

Ou une maison qui était vraiment... Je pense que l’on n’avait jamais fait le ménage là-bas. On

avait dit à ce moment-là à la cliente : 'Ok, une personne ici ce n’est pas possible, il faut

minimum deux personnes. Pour vraiment faire un nettoyage complet. Après, lorsque le

nettoyage complet sera fait on peut venir avec une personne de manière régulière parce que le

gros de la saleté aura été enlevé'. Donc on a déjà refusé quelques clients comme ça. (Entreprise

H privée, Serhan, Belge d’origine turque, un des trois associés).

La description de Serhan dévoile une situation d’une maison "si sale" que même pour une

personne qui nettoie professionnellement, c’est trop. C’est une pratique courante de plusieurs

entreprises agréées de vérifier l’environnement avant le début du travail de l’aide-ménagère et

d’estimer les heures nécessaires au nettoyage par rapport aux attentes de la clientèle. Cette

pratique permet également d’accompagner la situation par après, si l’entreprise reçoit des plaintes

des travailleuses ou des clientes.

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Chapitre V 287

La plainte le plus souvent énoncée par des sociétés agréées concerne néanmoins la posture des

clientes face à l’aide-ménagère. Cette dimension de la régulation de l’emploi est difficile pour les

entreprises à gérer, car elle comprend le respect aux travailleuses et l’imposition d’une certaine

distance par rapport aux relations de travail "maternalistes" (Lan 2003; Hondagneu-Sotelo 2007).

Les entreprises interviewées ont fait part, principalement, d’exigences irréelles en ce qui concerne

le temps, une caractéristique souvent imputée aux newcomers, comme discuté lors du chapitre

précédent.

Ces employées de bureau racontent des situations qui relèvent pour elles du manque de respect :

– [Valérie] Même quand la maman est morte subitement au Maroc et que l’aide-ménagère a dû

prendre l’avion, j’ai eu une cliente furieuse au téléphone !

– [Christine] Ils voudraient qu’on leur donne des "machines" dont on sera sûr qu’elles seront là

pour au moins une période de 2-3 ans. Alors que comme je dis, on ne sait pas si demain elle ne

va pas traverser la rue et se casser une jambe ou tomber dans les escaliers et se casser un bras.

– Les gens pensent que ce sont des machines, en fait.

– [Christine] Oui, que l’aide-ménagère sera toujours à leur service ! On leur demande d’être là à

l’heure quand l’aide-ménagère arrive, forcément. Donc nous, nous sommes très exigeants vis-à-

vis de nos clients et les clients ont du mal à comprendre que nous, on ne peut pas être aussi

exigeant vis-à-vis de nos aides-ménagères. Ça reste des humains qui ont des soucis, des

difficultés.

– [Valérie] Et alors ils oublient que, si la fille ne vient pas parce qu’elle est malade, ils vont

économiser et ils vont prendre leurs aspirateurs, ça ne va pas être dramatique. Tandis que la

fille qui ne peut pas venir travailler, parce que son fils est très malade, elle va perdre une partie

de son salaire. Mais parfois même en leur disant, ils répondent : ‘Oui, mais vous ne vous en

rendez pas compte, mon ménage !’. Ah bon ! [ton ironique] (Entreprise K, Valérie et Christine,

Belges, personnel bureau, entreprise privée).

L’extrait ci-dessus avec deux personnes employées au bureau montre que certaines clientes ne

sont pas du tout sensibles aux problèmes des travailleuses et exigent, en tant que

consommatrices d’un service, un produit efficace ("des machines" comme dit Christine). Le

manque de respect ou d’empathie envers l’aide-ménagère illustre le manque de valorisation du

secteur. "Éduquer" des clientes dans ce genre de situation signifie alors défendre les droits des

travailleuses et réduire les prétentions maternalistes des maîtres de maison, instituant la logique

du contrat.

Les efforts de certaines sociétés agréées pour améliorer la profession auraient pourtant des

limites. L’endroit de travail étant le domicile privé des employeuses/clientes, il est de la sorte

inviolable, rendant difficiles les contrôles de la part des entreprises et des instances d’inspection

du travail. Les entreprises ont ainsi peu de moyens de savoir si le travail est effectivement réalisé,

et en combien de temps, ou de vérifier la qualité du travail effectué. L’intervention de la société,

que ce soit pour régler les conflits ou pour garantir la qualité du service, dépend du degré de

sollicitation des deux bouts de la relation triangulaire. Celle-ci dépend, à son tour, des relations

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Chapitre V 288

de confiance entre travailleuses et entreprise, d’un côté, et de la proximité ainsi que de la

complicité entre travailleuses et clientes d’un autre côté.

De la part de l’ONEM, le contrôle des entreprises agréées est surtout fiscal et légal, concernant

très peu la qualité d’emploi offerte. Il est en effet difficile d’analyser qui fait de facto un "bon

travail" quand il s’agit de promouvoir la professionnalisation, en améliorant les conditions de

travail, en "éduquant" les clientes au système, et en la valorisant.

B. Des "entrepreneuses sans entreprises"

Dans la relation de travail "au noir", le travail domestique live-out est le plus souvent caractérisé

par le fait d’avoir plusieurs employeuses. Cette situation peut conférer aux travailleuses plus de

liberté et moins de dépendance à une seule cliente, par rapport au travail comme live-in ou live-out

pour une seule famille (Hondagneu-Sotelo 2007).

Selon Lutz (2011 p. 32), l’absence de protection sociale et de contrat dans la relation d’emploi, la

flexibilité et relative liberté d’horaires et de tâches à accomplir, laissent souvent l’impression aux

travailleuses qui nettoient à l’heure qu’elles sont des indépendantes139 (self-employed) offrant un

service à des familles. De l’autre côté, les employeuses, non plus, n’aiment pas être considérées

comme employeuses et préfèrent se définir comme consommatrices d’un service.

En outre, un aspect important de cette affirmation de soi comme self-employed est la construction

par les travailleuses domestiques d’une identité professionnelle positive. Elles préfèrent se voir

comme autonomes, actives et libres, "instead of presenting themselves as victims of

circumstance and pawns of fate", pour reprendre la phrase de Lutz (2011 p. 76).

Quand le travail domestique payé à l’heure fait son entrée sur le marché formel avec les titres-

services, gardant en bonne partie les mêmes actrices, la dynamique antérieure, du marché

informel, est conservée. Les travailleuses deviennent de cette manière des salariées

"entrepreneures d’elles-mêmes" (Mauger 2001)140 ou des "entrepreneures sans entreprises" selon

Granovetter (1995). D’une part, les travailleuses possèdent un statut : un contrat de travail, un

employeur (entreprise agréée), une protection sociale et l’accès aux droits du travail, du fait d’être

salariée. D’autre part, elles peuvent moduler leurs horaires et choisir quand, comment et pour qui

139 Si le mot "indépendant" peut prêter à confusion, il renvoie dans la loi belge au statut des personnes constituant une entreprise (par exemple dans les domaines de médecine, avocat, professeur privé, entrepreneur dans le secteur de la construction, etc.). La particularité de ce statut en relation aux personnes salariées, est la préoccupation non seulement sur le contenu du travail en soi, mais sur quand et comment le travail s’organise. S’ajoute également une préoccupation avec la gestion des finances, la protection sociale et les impôts. 140 Mauger parle d’"entrepreneur de soi" (2001 p. 14).

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Chapitre V 289

travailler, comme des indépendantes. Par contre, cette même "liberté" marque également le

caractère précaire de leur emploi141, et la dépendance (maintenue) des clientes.

Les travailleuses construisent et perfectionnent elles-mêmes leur clientèle, en jonglant avec les

heures, les clientes, les relations, les opportunités. Elles gardent les clientes avec qui elles

s’entendent bien, les clientes "faciles" et "pratiques", en ce qui concerne les tâches et la distance.

En même temps, elles laissent au fur et à mesure les clientes qu’elles aiment moins, qui habitent

loin, qui sont trop exigeantes, et ainsi ensuite, pour les remplacer par des nouvelles. Comme

nous explique la Brésilienne Lucia, ce jeu avance jusqu’à trouver une certaine stabilité :

Quand on trouve des [bons] clients comme ça, on ne les perd plus, on les garde, parce que ce

sont des gens précieux… Je dis souvent : il n’y a personne qui a des patrons comme moi. Parce

qu’ils sont vraiment très compréhensifs, ils sont vraiment très gentils. Avec les horaires, je ne

vous dis pas, quand j’ai envie de dormir un peu plus, je dors un peu plus, et je viens plus tard,

et je n’appelle même pas pour le dire, ils ne disent rien, ils disent : ‘Lucia si tu es fatiguée, alors

repose-toi, tu te fatigues trop’... Et je les regarde comme ça [grimace en souriant], je me dis :

‘Ces gens ne sont pas normaux !’ [Grand rire général] […] Mais au début, je ne les connaissais

pas, donc j’étais vraiment… Avec mes expériences d’avant, j’étais un peu méfiante… Voyez-

vous, j’avais peur aussi, d’avoir de nouvelles mauvaises expériences au travail, alors je suis allée

tout doux, en voyant la façon dont ils me parlaient, me regardaient, parce que ça, je suis douée

hein, le regard des patrons, ça je connais, haha [rires]. (Lucia, Brésilienne, 34 ans, célibataire,

travailleuse titres-services depuis sa régularisation – Focus group avec les travailleuses).

Lucia a en effet beaucoup d’expérience sur le marché informel et formel (depuis sa régularisation

elle travaille en titres-services) avec un grand nombre d’employeuses/clientes. Elle a dû

beaucoup jongler avec horaires et clientes pour constituer un horaire complet, mais aussi entre

différents réseaux pour constituer sa clientèle d’aujourd’hui. On remarque que pour Lucia, la

façon d’être des employeuses/clientes envers elle est très importante.

Toutes les travailleuses participantes ont ainsi acquis la capacité de jongler avec les horaires et

clientes à la recherche d’une certaine optimisation. La plupart d’entre elles ont atteint le stade où

elles sont contentes avec "leurs heures" et ne veulent pas changer de clientes, comme Lucia.

Néanmoins, la stabilité n’est jamais accomplie. Parfois le mouvement recommence, car une des

clientes va partir de Bruxelles, a décidé de ne plus externaliser les services, ou est décédée. Alors

elles s’activent et recommencent le jeu d’horaires et clientes. Il faut ainsi être toujours prête à

bouger, à chercher. Leur jonglage ne se fait parfois pas sans conflits, ou au prix de beaucoup de

négociations, avec les clientes et parfois aussi l’agence de titres-services (qui devra trouver une

autre travailleuse pour la cliente échangée).

141 Comme l’a fait remarquer Bresson (2007), l’utilisation en français du terme "précarité" dans le contexte du marché du travail est connoté négativement, alors que le mot "flexibilité", plus utilisé dans les pays anglo-saxons, désigne la situation similaire d’instabilité d’emploi, mais est connoté positivement.

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Chapitre V 290

Plusieurs entreprises renforcent elles-mêmes le côté "entrepreneure" de la travailleuse, en

exigeant que celles-ci viennent s’inscrire avec ses clientes. Cela rend l’embauche difficile pour les

travailleuses qui avaient auparavant un emploi en live-in ou qui ne disposent pas de beaucoup de

capital social pour trouver des employeuses par leurs réseaux.

Le marché formel des titres-services continue, en grande partie, à fonctionner sur base d’un

réseau mixte tissé par les travailleuses des liens forts et faibles (Granovetter 1983). Constituer sa

clientèle sur le marché formel, comme auparavant sur le marché informel, est un processus qui

mélange l’agency de la travailleuse et les opportunités qui l’entourent (y compris la chance). Le

temps passé en Belgique compte également en faveur du tissage de liens de confiance qui

mènent à d’autres contacts et possibilités d’emploi.

Une autre démonstration du caractère "entrepreneure sans entreprise" des travailleuses dans le

système des titres-services s’explicite dans la pratique de changement d’entreprise. Comme le

carnet de clientes a été, le plus souvent, forgé par les travailleuses, en cas de changement de

société agréée, les travailleuses vont très probablement amener leurs clientes avec elles. Elles

changent ainsi certaines de leurs conditions d’emploi (salaire, avantages extra-légaux, primes,

etc.) sans changer l’essentiel de leur quotidien professionnel, qui continue à être le nettoyage

chez les mêmes clientes, gardant les mêmes horaires.

Les clientes deviennent une monnaie d’échange avec laquelle les travailleuses négocient leur

changement d’entreprise. Certaines sociétés agréées offrent des avantages aux travailleuses qui

arrivent avec des travailleuses ou nouvelles clientes. C’est de cette manière que, selon le concept

de conversion de capitaux (Bourdieu 1997), les travailleuses convertissent leur capital social en

capital économique.

La structure même du système des titres-services favorise la construction des employées titres-

services comme des "entrepreneuses sans entreprise", et ce pour plusieurs raisons.

D’abord, car la politique est définie comme un "service" offert à des consommateurs : les

clientes n’ont pas d’autre obligation que d’acheter les titres-services et de les donner lors de la

"prestation" des travailleuses. La clientèle n’est donc pas tenue de rester fidèle à l’entreprise

agréée qui leur a envoyé une travailleuse et n’est pas contrainte à s’engager dans un contrat de

prestation de services. Rien ne garantit, alors, une stabilité de revenus aux employées en titres-

services par rapport aux clientes. Or, si ces dernières quittent l’entreprise, celle-ci sera obligée à

diminuer le contrat horaire de leur employée, car c’est bien le remboursement des titres-services

qui permet le paiement des salaires142.

Ensuite, la manière de fonctionner du système propose le remboursement par titre, qui

correspond à une heure de service prestée. Le salaire payé mensuellement ne peut jamais être

prévu : il sera la combinaison de toutes les heures travaillées, soit de tous les titres reçus,

142 Certaines agences proposent un contrat de service aux clientes qu’inclut une obligation de préavis.

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Chapitre V 291

indépendamment du nombre d’heures établi dans le contrat de travail entre entreprise agréée et

travailleuse143. Pour garantir leur salaire, les travailleuses "gèrent" elles-mêmes les titres : elles

gardent les heures (les titres) supplémentaires pour combler les éventuels "trous" des prestations.

Elles laissent l’espace de la date du titre vide et la remplissent à une date postérieure qui leur

convient mieux.

En outre, les rendez-vous annulés en dernière minute par les clientes ou les vacances de celles-ci,

par exemple, mettent la travailleuse à mal dans son entreprise. Les agences ont des difficultés à

trouver des remplacements pour la travailleuse à chaque incident et surtout pour la période des

vacances, et le remboursement de la prestation non-réalisée en tant que chômage technique n’est

pas toujours possible. De plus, le chômage technique ne permet que le remboursement d’une

partie de la valeur du salaire horaire des travailleuses. Les syndicats dénoncent, par ailleurs, un

abus des entreprises dans le recours au chômage technique (Vanderhaeghe & Papa 2012), alors

que certaines entreprises demandent aux travailleuses de prendre congé le jour de la prestation

annulée en dernière minute (Michielsen et al. 2013 p. 47).

Cette instabilité est accrue pour les travailleuses migrantes régularisées lors de la campagne de

régularisation de 2009 sous permis de travail B. Pour voir leur permis de travail renouvelé – et,

par conséquent, leur séjour reconduit pour la période d’un an –, elles doivent prouver avoir

travaillé à temps plein toute l’année. Certaines vivent dans l’angoisse de ne pas atteindre le

montant d’heures nécessaires ou de perdre des clientes. C’est surtout le cas de travailleuses qui

étaient précédemment en live-in, alors que les employeuses ne sont pas forcément d’accord pour

passer au travail déclaré. En outre, le travail pour une seule famille et le fait de dormir chez

l’employeuse restreignent l’accès des travailleuses à des réseaux ethniques ainsi qu’à celui des

employeuses.

La travailleuse Ester, par exemple, qui avant travaillait pour une famille en live-in au noir, s’est

fâchée avec son employeuse qui ne voulait pas passer aux titres-services ou la déclarer en tant

qu’employée domestique, alors qu’elle tentait une régularisation par le travail et avait besoin d’un

contrat144. Depuis, elle s’est trouvé quelques heures de nettoyage, mais a peur de ne pas avoir son

statut renouvelé, car n’a toujours pas réussi à compléter le minimum de 35 heures de travail :

Oui, maintenant je passe le mot à l’une et à l’autre à l’église, pour savoir si quelqu’un sait

quelque chose, pour qu’elles me préviennent. J’ai aussi parlé avec ma chef à l’agence, et si je

trouve un travail tous les jours, je préfère ça à avoir plein d’heures ici et là. (Ester, Bolivienne,

environ 47 ans, veuve, 7 enfants, dont l’ainée, Renata, vit avec elle. Arrivée en 2005, travailleuse

titres-services depuis 2011).

143 Le contrat d’emploi reste une référence mais souvent les heures ne sont pas respectées. En cas de changement du nombre d’heures de travail, le contrat est le plus souvent changé par les entreprises. 144 Cette situation est décrite par Parreñas (2001) dans la description du conflit entre travailleuses et employeuses à propos du système de "parrainage" d’employeuses domestiques en Italie, qui ouvrait le droit à une régularisation.

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Chapitre V 292

La participante Renata, fille d’Ester et également travailleuse en titres-services, essaie de gérer le

nombre de titres et a déjà proposé à des clientes d’acheter les titres-services quand ceux-ci

voulaient annuler la prestation. Si elle doit payer de sa poche une prestation non réalisée, elle fait

une entorse au système qui résulte pour elle dans une opération presque neutre, dans laquelle elle

sort même gagnante : elle recevra le salaire relatif au travail (un salaire horaire net un peu

supérieur à la valeur du titre payé à la cliente) et les droits sociaux qu’accompagnent son salaire.

Surtout, elle complétera ses heures et sera sûre de pouvoir renouveler son permis de travail B.

Cette pratique est utilisée également par le travailleur Diego – aussi sous permis de travail B

comme Renata et Ester. Il achète de sa poche les titres-services qui manquent pour compléter

son contrat, en attendant d’élargir sa clientèle.

Enfin, ces situations ressemblent à celles du "no work, no pay", une devise du marché informel du

travail domestique. Les travailleuses développent ainsi des stratégies économiques de survie qui

leur permettent de contrer l’hyperflexibilité du système des titres-services et de diminuer les

risques de précarisation. Elles trouvent par elles-mêmes des manières de maintenir leur emploi.

Sachant que l’existence d’une clientèle généreuse est la garantie de stabilité de revenus, les

employées essayent de trouver le maximum de clientes possible, selon leur capacité physique et la

disponibilité laissée par les obligations familiales.

La travailleuse Angela, Roumaine de 53 ans, arrivée en Belgique en 2000, a constitué sa propre

clientèle à partir d’un travail de nettoyage à la journée, se présentant quotidiennement, dès son

arrivée, devant le centre pour demandeurs d’asile populairement appelé "Petit Château", lieu

connu d’échange à Bruxelles entre employeurs et travailleurs à la journée145. Aujourd’hui

employée dans une entreprise de titres-services, Angela distribue régulièrement de petites

annonces dans les boîtes aux lettres du voisinage de ses actuelles clientes, afin d’être toujours en

mesure de remplacer des clientes au cas où elle viendrait à en manquer, et ce dans les mêmes

quartiers où elle travaille actuellement.

D’autres travailleuses s’appuient sur la relation de confiance établie avec leurs clientes, pour

négocier des arrangements pour les vacances d’été, la période la plus "creuse" :

– With my Friday people, when I’m sick or when my daughter is sick, I get the full salary like if

I came, even before [undeclared]... With my Monday and Thursday people, […] whenever they

go now, because I asked, when I started working formally: ‘When you go away on holiday

could you please pay me, because I don’t want to go somewhere else’. Because with the rules in

titre-services, if the employers go away they have to inform the titre-services company so they

would look for replacements. And I said that it’s a kind of stress for me working with other

people that I really don’t know and travelling around. […] I was just being honest with her so

she said: ‘Ok, I will leave notes on the things you will do during the holidays’.

145 Le centre ouvert d’accueil pour demandeurs d’asile est connu populairement comme "Petit château" de par son architecture. Avec le Marché matinal près de la Gare du Midi, ces endroits, par leur caractéristique de grande concentration de travailleurs étrangers (sans-papiers), sont devenus des références pour l’emploi de main-d’œuvre (bon marché) à la journée, pour le nettoyage et la construction, mais également d’autres secteurs.

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Chapitre V 293

– And you asked this for everybody or…

– Yeah, and it’s nice to have fixed hours, because especially now that we bought the house, I

cannot afford to lose some hours. (Mia, Philippine, 34 ans, en couple, un enfant, arrivée en

Belgique en 2002 en séjour diplomatique, travailleuse titres-services depuis sa régularisation en

2011 ; Compagnon : Philippin, employé dans un hôtel).

L’extrait ci-dessus illustre le pouvoir de négociation des travailleuses. C’est donc uniquement

grâce à ces propres efforts que Mia a obtenu que ses clientes continuent à lui payer pendant les

vacances.

En ce sens, pour garantir leur salaire, les travailleuses "gèrent" non seulement la pérennité des

prestations, mais également celle des titres. Si certaines achètent des titres pour garantir

l’accomplissement du contrat, la plupart d’entre elles gardent les titres des heures

supplémentaires réalisées pour combler les éventuels "trous" de prestations. En pratique, les

travailleuses réservent des titres déjà signés par les clientes, mais sans la date. Elles pourront ainsi

ajouter une date a posteriori selon les besoins : pour combler leur contrat ou garder la possibilité

de ne pas aller travailler un certain jour, tout en étant payée.

Pour conclure, si le statut de "entrepreneure sans entreprise" permet aux travailleuses de jouir

d’un statut d’employée, et partant, d’avoir un contrat de travail et de bénéficier des droits sociaux

jusque-là inédits, la précarité de leur emploi persiste. Elles doivent ainsi assurer par elles-mêmes,

comme des indépendantes, la pérennité de leur salaire, voire de leur statut migratoire. Et ce,

grâce à leur agency et particulièrement à leur capacité de jongler constamment entre ce qu’elles ont

en main et ce qu’elles souhaitent obtenir.

Dans cette première section, nous avons analysé la qualité d’emploi du secteur des titres-services.

L’apport qualitatif et quantitatif en la matière montre clairement que selon plusieurs critères de

qualité d’emploi et surtout à la lumière de la définition de "travail décent", le secteur des titres-

services doit encore beaucoup évoluer. Les travailleuses jouent d’une faible qualité d’emploi et

ont une faible employabilité dans d’autres secteurs du marché du travail (Brolis & Nyssens 2014

p. 6). À part une mobilité au sein de la profession (aide-ménagère vers formatrice des nouvelles

travailleuses titres-services ou personnel de bureau – tout compte fait assez rare), le système des

titres-services n’offre pas de perspectives de carrière. Le travail domestique est ainsi un dead-end

job (Triandafyllidou 2013 p. 2), qu’il soit réalisé sur le marché du travail informel ou formel.

Par leur position d’intermédiaires de la relation de travail dans le secteur formel, les entreprises

ont un potentiel d’amélioration de la qualité d’emploi, notamment en ce qui concerne

l’encadrement de la profession et surtout "l’éducation" des clientes. L’engagement individuel des

gestionnaires est en ce sens déterminant et l’on voit surtout une différence entre entreprises à but

lucratif ou non lucratif. Indépendamment de leur statut juridique ou profil de gestion, leurs

actions sont cependant difficilement mesurables et ne touchent pas l’endroit où le travail est

vraiment réalisé, l’habitation privée des clientes.

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Chapitre V 294

Pour les travailleuses, le passage vers les titres-services signifie devenir "entrepreneuses sans

entreprise" (Granovetter 1995). D’un côté, la flexibilité permet aux travailleuses d’échapper à un

horaire contraignant des heures de bureau ou de modifier les rendez-vous directement en accord

avec la clientèle. De l’autre, c’est ce même facteur de flexibilité qui permet la "dé-

contractualisation" des relations de travail dans ce secteur : les heures payées seront les heures

travaillées, indépendamment du contrat de travail établi entre agences et employées titres-

services. Surtout, le poids de la responsabilité de leur contrat repose sur elles-mêmes.

Le croisement des frontières entre formalité et informalité du marché de travail, d’une part, et

entre régularité et irrégularité de séjour de l’autre, par les travailleuses, donne à voir à de

véritables imbrications construisant des situations complexes et hybrides. La formalité ne clôture

donc pas l’informalité, ce qui est la règle bien plus que l’exception. De même, la régularisation de

séjour façonne l’axe du travail (qui sera formel ou informel), mais n’empêche pas que des

situations hybrides et improbables s’y installent quand les travailleuses sont passées par divers

statuts. La multiplicité de statuts de travail et de séjour des travailleuses participantes ne change

pourtant pas leur occupation dans les faits : travailleuses domestiques auprès de maisons privées.

En ce sens, l’association de la politique de titres-services à la politique de migration, illustrée dans

le critère de la "Régularisation par le travail", montre comment l’imbrication des régimes

(notamment de migration, de genre et d’emploi) participe en même temps à façonner des

carrières migratoires spécifiques et à créer un marché du travail formel réglé par l’instabilité qui

domine l’économie informelle : les narratives des travailleuses sous permis de travail B montrent

qu’elles risquent en permanence de basculer de l’axe de la double régularité vers la double

irrégularité. L’équilibre fragile de leur position est tenu, d’un côté, par le maintien de la demande

de l’externalisation du travail domestique de leurs clientes et, de l’autre, par la capacité des

travailleuses à jongler avec les opportunités.

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Chapitre V 295

Section II : L’expérience vécue des travailleuses

Le système des titres-services confère aux travailleuses un statut. Sur la logique statutaire, le

changement par rapport au travail au noir est important. L’accès à une série de droits, à une

protection et à un salaire indirect change les conceptions mêmes de travail et emploi.

Salarisation et formalisation ne sont pas, néanmoins, synonymes d’un changement de la vision

sur le travail domestique live-out. Le métier reste dévalorisé. Derrière la réalisation de tâches

considérées comme "ingrates", déplaisantes, répétitives et "consommatrices de temps" (time-

consuming) s’intègre l’idée de "simplicité" de leur réalisation comme dérivante de "capacités

innées" (embodied skills) plutôt que des capacités acquises par l’éducation, comme discuté par

Kofman (2013a p. 580). Par conséquent, un changement dans la vision des travailleuses sur elles-

mêmes est également compromis.

En cette partie, nous verrons d’abord l’évaluation des entreprises sur les possibilités de

changement dans la vision de la profession et des travailleuses sur elles-mêmes. Ensuite, nous

discuterons la perception des travailleuses sur le changement vers le marché formel d’un point de

vue statutaire et identitaire. Nous verrons comment leur sentiment s’appuie sur leur expérience

vécue, leur statut migratoire et leurs aspirations, divisant les travailleuses en deux grands groupes.

Nous analyserons par la suite les possibilités d’empowerment offert par ce processus de

formalisation du travail domestique live-out.

3. La vision des entreprises sur la professionnalisation

Plusieurs personnes interviewées parmi les employées d’agence ou gestionnaires des entreprises

agréées ont ainsi souligné avoir observé une valorisation professionnelle vécue par les

travailleuses passant du marché informel au marché formel. Les employées de bureau de

l’entreprise K évoquent en ce sens leurs success-stories :

– [Christine] On voit une grosse prise de confiance en soi quand même, une autonomie

vraiment.

– [Valérie] Oui, c’est gai pour des gens qui s’émancipent via le travail… Qui peuvent devenir

indépendantes vu qu’elles gagnent de l’argent et elles peuvent se positionner face à leurs maris.

– [Christine] C’est vraiment la valorisation que ça leur a apportée… Elles ont une vraie place

dans la société. Puisque ne pas avoir sa propre mutuelle et savoir qu’on est à la charge de son

mari, ça doit être terriblement dévalorisant, aussi quand on a une certaine image de soi, et

qu’on sait ce qu’on vaut !

– [Valérie] Plusieurs d’entre elles n’avaient pas de compte bancaire à elles et donc en ont ouvert

un pour leur contrat avec l’entreprise.

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Chapitre V 296

– [Christine] Il n’y avait aucune autonomie ! Si le mari s’en allait, et bien, elle se retrouvait sans

rien, là maintenant c’est…

– [Valérie] Par exemple chez F., c’est fort, comment elle s’est renforcée, F., et C. ...

– [Christine]... Oui au début elle était voilée, elle ne se maquillait pas et elle était tout à fait

dépendante de son mari !

– [Valérie] Et C., qui venait du Portugal maigre comme un clou, alors que c’est une femme de

30 ans 32 ans, c’est une femme mince à la base, mais on voit qu’elle est en meilleure santé…

– [Christine] Elle a retrouvé le sourire.

– [Valérie] Elle est souriante et dynamique, c’est gai tout ça !

(Entreprise K, privée ; Valérie et Christine, Belges, personnel bureau).

L’extrait montre que les employées de bureau de l’entreprise K valorisent leur action comme

actrices de ce processus d’empowerment des travailleuses. Leur opinion exprime l’importance

accordée à l’émancipation par le travail, qui signifie, à leurs yeux, ne plus être dépendante de leur

mari, situation qui se traduit selon elles par "ne pas avoir un compte bancaire à son nom", être "à la

charge de son mari" ou "être à la mutuelle du mari". Pour signaler l’acquisition de pouvoir et confiance

en soi, Valérie et Christine utilisent des éléments externes et visibles, comme "elle se maquille", ou

"elle ne porte plus le voile", accessoire qui symbolise pour elles la soumission et le manque de

confiance en soi. Il est important de faire remarquer que la description de Valérie et Christine fait

en partie référence à un groupe spécifique et stéréotypé des femmes au foyer de religion

musulmane : elles seraient ainsi "libérées" de l’oppression familiale avec les titres-services.

Hormis les cas personnels et les success-stories, les entreprises sont en général d’accord pour

affirmer qu’on est encore loin d’un métier socialement valorisé. "Il y a un changement sur qui

utilise le travail domestique, mais pas sur l’image. Pour beaucoup [de clientes], l’image est

dégradante : ‘T’es une femme de ménage, point’.", nous décrit le gestionnaire de l’entreprise

privée J.

Caroline, autre gestionnaire d’agence d’une entreprise de titres-services, d’économie sociale cette

fois-ci, explique pourquoi il y en a très peu de travailleuses qui sont fières d’être aides-

ménagères :

Je fais la distinction entre le fait qu’elles soient contentes d’avoir un travail rémunéré, de ne

plus ou pas dépendre du chômage ni du CPAS de participer à ‘l’effort de guerre’ j’ai envie de

dire. Maintenant, fières de leur travail, ça, ce n’est pas encore gagné. Il y en a qui vont vous

dire : ‘Moi je suis contente et je suis fière de mon job parce que je vais aider une famille dont

les parents travaillent beaucoup et dont les enfants sont un peu bordéliques, et donc quand ils

vont rentrer ils vont être contents d’être dans la maison, et je sais que je les aide’. Il y a des gens

qui pensent comme ça. Mais il y en a d’autres, on va leur demander : ‘Si vous étiez un objet,

qu’est-ce que vous seriez ?’, et elles vous répondent : ‘Une serpillère’ ! Donc là il y a encore des

choses à travailler… (Entreprise E, économie sociale ; Caroline, Belge, gestionnaire).

La phrase de Caroline évoque une question identitaire : certaines travailleuses auraient leur

identité strictement liée au fait d’être aide-ménagère (être une serpillère si l’on doit choisir un

objet). La situation révèle un problème d’orgueil professionnel et surtout d’estime de soi. Car,

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Chapitre V 297

comme l’a défini Anderson (2000), le travail domestique, et ce, surtout quand la travailleuse est

live-in, n’est pas une vente de la force de travail comme dans d’autres professions dans une

société capitaliste, mais une vente de sa propre personnalité (personhood) (2000 p. 2). En ce sens,

pour Ehrenreich (2004), le travail domestique définit une relation sociale et, quand il est distribué

de manière inégale parmi les groupes sociaux, peut renforcer les inégalités : "Dirt, in other words,

tends to attach to the people who remove it – ‘garbagemen’ and ‘cleaning ladies’" (2004 p. 102).

L’image qu’on fait du métier adhère à la peau des travailleuses. La sensation que le travail de

nettoyage est indigne renforce en elles une perte d’estime de soi. Le changement statutaire

n’accompagne donc pas un changement identitaire.

Néanmoins, pour certaines entreprises interviewées, la formalisation et l’organisation du secteur

participent à un changement de l’optique de ce travail, devenue globalement plus positive.

Comme exposent ces deux extraits :

Avec le recul, honnêtement je trouve que oui [il y a une valorisation]. D’abord, on ne les

appelle plus ‘femmes de ménage’, mais des ‘aides-ménagères’ et tout le monde dit ‘aide-

ménagère’ maintenant, ça, c’est frappant, je n’entends jamais plus personne parler de ‘ma

femme de ménage’ donc déjà, ne fut ce qu’entre une femme de ménage et le mot aide-

ménagère, je trouve qu’il y a déjà une valorisation à ce niveau-là. Et du fait que c’est maintenant

officiel, les tâches qu’elles font sont reconnues et moi je trouve franchement qu’il y a une

progression, elles ne sont plus exploitées, elles ont un vrai statut. Maintenant, il y a toujours des

clients qui font de tout, que ce soit clair, mais de mon point de vue, je trouve qu’il y a quand

même un grand pas en avant. (Entreprise I, agence intérim ; Sylvie, Belge, manageuse titres-

services Bruxelles et Brabant wallon).

[…] Du fait de l’existence des sociétés, à part entière, qui quand elles sont professionnelles,

reflètent l’image d’un vrai métier, c’est clair que c’est de nature à professionnaliser le secteur et

lui donner une plus grande visibilité et peut être un nivelage un peu plus positif. Aussi parce

que les clients sont davantage conscients qu’avant qu’ils ne peuvent pas faire faire n’importe

quoi à leurs aides-ménagères. On est assez stricte là-dessus. (Entreprise C, Antoine, Belge, chef

d’entreprise).

Ainsi, deux arguments, exemplifiés ci-dessous, sont principalement employés par les

gestionnaires pour évaluer positivement le secteur. Pour certaines sociétés, comme l’entreprise

agréée I, la dénomination joue un rôle important dans la requalification et donne une image

positive du secteur. Changer le nom change ainsi l’image du métier. D’autres, comme l’entreprise

C, pensent que c’est l’existence d’une société intermédiaire comme entité organisée qui contribue

à la professionnalisation du secteur du travail domestique live-out et par conséquent, à sa

valorisation.

Les entreprises considèrent pour la plupart la valorisation de la profession comme étant du

ressort du gouvernement (régional, fédéral). Elles suggèrent en ce contexte des campagnes de

sensibilisation de l’opinion publique sur l’importance du métier.

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Chapitre V 298

Une augmentation des salaires payés ne figure cependant pas parmi les options citées par les

entreprises pour valoriser la profession, malgré l’association entre travail dévalorisé et faible

rémunération qui émerge de nos propres interviews et d’autres travaux (Devetter & Rousseau

2011; Matus & Prokovas 2014). Ceci est probablement dû au fait que les sociétés du système se

trouvent sur un quasi-marché. Celui-ci se base, à son tour, sur un fragile équilibre entre la

rémunération des travailleuses, les subsides publics et le prix que les clientes sont disposées à

payer, le tout "hanté" par les prix pratiqués sur le marché informel. Si le salaire horaire des aides-

ménagères devient trop élevé, la solvabilisation de la demande éprouverait ses limites et des

clientes partiraient. L’on peut facilement comprendre que la position des entreprises les oblige à

tenir un discours positif de professionnalisation et amélioration du secteur, tout en prêchant la

stabilité des prix qui garantissent la pérennité de la clientèle.

4. Le statut des travailleuses à leurs propres yeux

Les perceptions des travailleuses sur leur passage vers la formalité du travail comportent une

composante statutaire et identitaire. Ces deux logiques se mélangent cependant dans les discours

des travailleuses participantes à notre étude et varient principalement selon leur position dans la

carrière migratoire, leur capital culturel et leurs projets migratoires.

Sur le plan statutaire, les employées en titres-services146 considèrent toutes que le changement

vers un travail sur le marché formel est globalement positif. Elles ont désormais un contrat écrit,

une fiche de paie et l’accès à des droits sociaux auxquels elles n’auraient jamais pu aspirer

auparavant : congé de maternité, congés payés, droit à la retraite, congé maladie, allocation de

chômage en cas de perte de l’emploi, etc. Presque toutes déclarent cependant que l’entrée sur le

marché formel a été marquée par une baisse significative de salaire direct.

Ainsi, avant leur entrée dans le dispositif, il y a quelques années, elles empochaient au noir entre

huit et dix € l’heure, voire plus, et ont vu leurs revenus diminuer brusquement lors du passage

vers le statut d’employée en titres-services147. Cette perte de revenus avait déjà été montrée par

Rosenfeld et. al. (2010a p. 166). Par exemple, deux travailleuses, Mirelya et Angela, expliquent

leur frustration devant la perte financière comme suite au passage vers le travail déclaré :

– Quelle impression as-tu eue quand tu as commencé à travailler avec les titres-services, c’était mieux ?

– Non, c’était plus difficile parce que... Bon, c’est plus sûr, car on est déclaré, il y a plus de

services et tout ça, mais au noir on gagne mieux ! Car maintenant, le salaire, ce n’est pas assez,

146 Quatre travailleuses participantes ne sont pas dans le système des titres-services : Zahir et Jay sont en situation irrégulière de séjour et travaillent au noir, Juliana est employée diplomatique (carte S) et Felipa est concierge et travaille en intérim comme aide-ménagère. 147 Au début du système des titres-services, en 2005, le salaire horaire brut minimum pour un travailleur ayant moins d'un an d'ancienneté était de 8,66 € (Idea, 2006). Sept ans après, il se trouve aujourd’hui à environ 10,54 € brut (2014), égal ou inférieur à la plupart des salaires payés au noir à Bruxelles, en moyenne de 8,7 € en 2008 (Idea, 2009) et 10 € selon nos interviews menées auprès de travailleuses et d’employeuses/clientes entre 2011 et 2013.

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Chapitre V 299

ce n’est rien. […] Ce qui fait que les gens travaillent déclaré est le fait que, quand on te donne

les papiers, on te dit : ‘Soit vous travaillez, soit vous étudiez’, sinon ils te retirent les documents.

S’il n’y avait pas de problème, les gens continueraient à travailler au noir, car on gagne mieux,

mais comme ils disent qu’il faut travailler de manière déclarée, alors… (Mirelya, Colombienne,

environ 50 ans, séparée, une fille adulte, deux petits-enfants, arrivée en Belgique avec sa fille en

2000, travailleuse titres-services depuis sa régularisation en 2004).

– Je travaillais au noir jusqu’en 2009. J’avais peur de passer au déclaré… La Roumanie est

entrée dans l’Union Européenne en 2007, mais j’avais peur pour les papiers, parce que tout le

monde disait… ‘Tu payes les impôts, tu payes…’ J’ai fait très tard les papiers [pour cette

raison].

– Et combien d’heures au noir aviez-vous… ?

-... Je travaillais beaucoup. Entre 45 et 50 heures par semaine. L’argent que j’ai gagné au noir,

jamais je ne le gagnerais maintenant avec les papiers. (Angela, Roumaine, 53 ans, arrivée en

Belgique en 2000, en couple, trois filles adultes, dont une en Belgique, trois petits-enfants ;

Compagnon : Roumain, travaille dans la construction).

Les témoignages exposent l’hésitation des travailleuses à passer au travail déclaré par crainte de

perte de revenus, d’être contrôlée ou d’être moralement en tort face à la société belge. La

formalisation du travail n’est donc pas toujours vue comme une protection, mais comme un

passage obligatoire (dans le dire de Mirelya : "S’il n’y avait pas de problème, les gens continueraient à

travailler au noir, car on gagne mieux, mais comme ils disent qu’il faut travailler de manière déclarée, alors…").

Cette problématique et la frustration en découlant ont été observées chez toutes les participantes

ayant travaillé sur le marché au noir auparavant, indépendamment de leur statut migratoire. Pour

celles régularisées, travailler de manière déclarée signifie "jouer le jeu" de la régularisation du

séjour, mais ne constitue pas un objectif en soi. En outre, certaines expriment la hantise de la

taxation, comme Angela.

Mis à part des craintes d’un changement et de la perte de revenus, une compréhension

équivoque par rapport au fonctionnement du système a contribué à la résistance au changement,

comme montre cet extrait :

J’hésitais, ‘Je gagne 10 € l’heure, et tout d’un coup, je vais gagner 7,50 € [prix du titre-service en

2012]... De quoi vais-je vivre ?’ (Anya, Belge d’origine polonaise, 55 ans, en couple, deux

enfants, employée titres-services depuis 2007 ; Compagnon : Belge, employé administratif dans

une entreprise belge).

La travailleuses Anya confond la valeur des titres-services et la valeur de son salaire. Le salaire de

la travailleuse et la valeur payée par les clientes ne sont pas liés, mais les valeurs sont en effet très

basses et alignées avec le barème d’un ouvrier non qualifié. Aujourd’hui, Anya gagne environ

1.100 € nets par mois pour environ 34 heures de travail hebdomadaires, alors qu’avant ses

revenus mensuels au noir s’élevaient à environ 1.400 €.

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Chapitre V 300

La perception de perte financière et la non-prise en considération du salaire indirect, illustrées ci-

dessus, s’expliquent, d’une part, par la faible culture du salariat chez la plupart des employées en

titres-services participant à la recherche, et d’autre part, par leur projet migratoire.

Dans les pays d’origine de la plupart des travailleuses, les taux d’informalité sont en effet élevés

et le fait de travailler dans le marché du travail formel n’est pas toujours valorisé ou accessible à

une grande partie de la population. De plus, les impôts payés au pays d’origine étaient moins

élevés ou très peu payés vu l’étendue de l’économie informelle. Et, enfin, on n’associe pas

toujours le paiement des cotisations avec la protection offerte par la sécurité sociale et les impôts

avec des services publics, l’État social n’étant pas très développé. Ainsi, "le système [de la

sécurité sociale] est perçu comme une taxe plutôt que comme une assurance", comme l’explique

Charmes (2002 p. 7) par rapport aux motivations de contourner l’économie formelle.

La plupart des travailleuses projettent de la sorte la relation professionnelle selon deux

archétypes opposés : soit elles sont des indépendantes, soit elles se trouvent dans un rapport de

subordination avec un patron, identifiable et identifié, cette fois-ci, selon une logique

paternaliste. Dans ce contexte, il est plus valorisé d’être "entrepreneure sans entreprise" et

d’exercer son autonomie, échappant à une dépendance statutaire à un employeur.

À l’opposé, dans des sociétés avec une culture du salariat forte, comme en Belgique, un troisième

type de relation de travail est envisagée : celle du rapport salarial. Celui-ci impose une

dépersonnalisation réglementée par le contrat, qui établit par force juridique une distance entre

employeurs et employés, diminuant ou délimitant le pouvoir du patron sur ses subordonnés.

Le projet migratoire est un deuxième facteur influençant la vision des travailleuses par rapport à

la perte de salaire direct. Pour les travailleuses dont le projet migratoire est de court ou moyen

terme, la sécurité offerte par le salaire indirect est moins attractive (Michielsen et al. 2013 p. 49).

Ce qui compte est surtout une accumulation du capital pour améliorer les conditions lors du

retour au pays d’origine. Les contributions sociales, illustrées par un droit à la pension, perdent

ainsi leur sens une fois que la travailleuse se dit qu’elle ne passera pas sa vieillesse au pays

d’accueil : inutile alors d’y cotiser en payant de charges sociales liées au travail et des impôts. Ce

raisonnement est d’autant plus fort pour les femmes européennes, puisque la proximité

géographique et la possibilité d’exercer une migration rotative concourent à accentuer le

caractère temporaire de leur migration.

Allant plus loin dans les changements de la vie quotidienne et la conception qu’elles portent sur

leur travail et l’entrée dans un secteur de l’économie formelle, d’autres différences apparaissent.

Celles-ci se dessinent à partir des expériences vécues, de leur niveau de capital culturel, de leurs

aspirations futures et de leur position migratoire. Cette dernière, notamment, aide à comprendre

ces différentes perceptions et varie principalement selon la nationalité, le moment d’arrivée en

Belgique et le projet migratoire. Ainsi, plusieurs travailleuses migrantes en situation irrégulière

ont été régularisées par la campagne de 2009 ou par l’entrée de leur pays dans l’Union

Européenne. Pour certaines, cette régularisation de séjour se confond chronologiquement – et

subjectivement – avec une entrée sur le marché formel des titres-services.

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Chapitre V 301

Selon la relation entre irrégularité/régularité de séjour et passage au travail domestique formel,

nous identifions deux groupes principaux parmi les employées en titres-services participant à

notre recherche : celles dont l’entrée sur le marché formel du travail est précédée ou

concomitante à une régularisation de séjour (partie A) ; et celles qui avaient un séjour avant leur

entrée sur le marché du travail formel (partie B). Nous analyserons ci-dessous ces deux groupes

divisés selon la temporalité de l’obtention de leur statut migratoire régulier, par rapport à leur

entrée sur le marché formel du travail domestique.

A. Concomitance entre régularité de séjour et formalité du travail

Le premier groupe de travailleuses, regroupant celles dont l’entrée sur le marché formel du

travail est précédée ou est concomitante à une régularisation de séjour, expérimente un

changement de statut migratoire de pair avec un passage vers la formalité de l’emploi (un statut

professionnel). Dans les carrières migratoires de ces travailleuses, les axes formalité/informalité

et régularité/irrégularité se confondent. Ce groupe inclut la plupart des 26 travailleuses en titres-

services participant à la recherche. Il est composé principalement de personnes qui ont migré il y

a dix ans en moyenne, venant principalement de pays hors UE. Les migrantes philippines et

latino-américaines se trouvent toutes dans cette situation.

a) Travail formel : un changement statutaire pas toujours valorisé

Les participantes de ce groupe qui envisagent de retourner au pays d’origine après une courte ou

moyenne période sont moins enthousiastes du passage au travail déclaré. Leur intérêt à court

terme fait de la perspective d’accumulation primitive leur priorité. Cette perspective rend le

travail formel moins intéressant, mais le changement de statut migratoire (de séjour irrégulier à

régulier) est valorisé et cette perte de revenus nets est donc comprise comme une concession

pour avoir accès à la régularité : ce sont les règles du jeu, nous l’avons montré plus haut.

Certaines travailleuses réussissent à combiner les deux types de marchés du travail. La

travailleuse Márcia, Brésilienne de 42 ans, par exemple, trouve intéressant de maintenir quelques

heures au noir pour compléter son salaire. Et ce, même si elle a un séjour basé sur le permis de

travail B, qui l’impose de travailler presque à temps plein. Elle travaille environ 35 heures

déclarées par semaine et gagne environ 1.200 € nets. À son salaire officiel, elle additionne autour

de 800 € par mois des 12 heures de travail qu’elle réalise au noir – dont cinq heures

hebdomadaires payées à 14 € l’heure. Avec l’argent qu’elle arrive à épargner, elle fait une

expansion de la maison de sa maman au Brésil pour se faire un appartement au-dessus, et

prépare ainsi son retour au pays.

Pour les travailleuses de ce même groupe qui, au contraire, veulent s’installer en Belgique, le

passage vers la régularité et le travail déclaré sont vus comme une sécurité. Ce sentiment de

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Chapitre V 302

sécurité renvoie à la fois à une stabilité de revenus et à la garantie du futur de la famille. Ainsi,

pour le travailleur Guillermo, Équatorien de 27 ans et père d’une fille de six ans, la motivation

pour travailler et rester en Belgique est de garantir le futur de sa fille et surtout une meilleure

éducation. Guillermo veut donner à sa fille la possibilité d’étudier, un choix qu’il n’a pas eu en

tant qu’enfant. En effet, il a quitté l’école très tôt pour travailler à côté de sa famille en Équateur :

– Je pense rester en Belgique, pour ma fille plus que tout, pour son futur.

– Pour qu’elle puisse étudier...

– Oui, car les études, bon, dans notre pays je peux aussi lui offrir une éducation, non ? En

travaillant beaucoup avec le commerce et les marchés, je peux l’envoyer à l’école, je pense. Mais

les études chez nous, de ce que j’ai compris, ne sont pas très avancées en comparaison avec les

études ici. Ici, on étudie les langues, donc si elle veut vivre ici ou travailler là-bas, elle peut le

décider quand elle sera grande, par après. La seule chose que je veux est que, pendant que j’ai

des forces, que je puisse continuer de travailler pour lui offrir une bonne éducation ici, car je

n’ai pas eu l’opportunité d’étudier. (Guillermo, Équatorien, 27 ans, en couple, un enfant, arrivé

en Belgique en 2006, travailleur titres-services depuis sa régularisation).

Parmi les travailleuses voulant s’installer, certaines voient dans les titres-services une "stabilité

temporaire", comme partie d’une stratégie pour faire autre chose par la suite. Les titres-services

deviennent pour ces travailleuses un travail à prendre dans une nécessité temporaire, un fireman

job, pour utiliser l’expression de Michielsen et al. (2013 p. 43). Les auteurs utilisent cette

expression émique pour décrire la situation des femmes migrantes arrivant en Belgique qui

acceptent de travailler dans le secteur du travail domestique pour s’intégrer vite dans le marché

du travail, alors qu’elles ont d’autres aspirations pour le moyen ou long terme.

Dès lors, le système des titres-services est une porte d’entrée à prendre pour se stabiliser dans le

pays d’accueil. Pourtant, nous l’avons vu que le système ne favorise pas l’insertion

professionnelle ultérieurement. Les efforts pour un changement de secteur sont dès lors faits de

manière individuelle.

Ce choix dépend aussi fortement du capital culturel et social des travailleuses et, enfin, de leur

motivation de sortir du secteur. Cette vision est ainsi plus partagée par des travailleuses ayant

plus de capital culturel et/ou qui n’ont pas d’enfants. Deux des travailleuses hautement qualifiées

participant à la recherche voient les titres-services comme une "stabilité temporaire" et comptent

quitter le secteur prochainement.

C’est le cas de Diego, Équatorien, qui a environ 32 ans et un diplôme d’informaticien en poche.

Père d’un enfant en Allemagne, il sait que sa vie est désormais en Europe, et aimerait demander

un séjour à durée indéterminée dès que possible148 pour pouvoir se constituer en indépendant et

lancer son entreprise de réparation d’ordinateurs.

148 Diego a été régularisé en 2009 selon la régularisation par le travail et doit ainsi rester trois ans minimum avec un séjour annuel sur base du permis de travail dans le secteur, avant de pouvoir demander un séjour indéterminé.

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Chapitre V 303

De même, Denise, Colombienne, a fait une grande partie de sa scolarité en Belgique et a

aujourd’hui 23 ans. Elle a été régularisée avec sa maman dans les années 2000 et a réussi ses

études d’aide-soignante récemment. Lors de ses stages, elle s’est cependant rendu compte qu’on

attribue principalement aux jeunes les horaires de nuit, alors que les horaires en journée sont

réservés aux personnes plus âgées ou expérimentées. Avec deux enfants en bas âge, Denise a

donc préféré continuer ses études pour trouver un travail avec des heures de bureau. Elle suit

aujourd’hui un cours par correspondance en secrétariat médical, et travaille environ 20 heures

hebdomadaires en titres-services.

b) La question identitaire : être "sans-papiers"

Lutz (2011) avance que la situation irrégulière de séjour des travailleuses domestiques migrantes

est l’aspect le plus important parmi ceux définissant le style de vie des new maids ou des

travailleuses domestiques contemporaines en comparaison avec la domesticité du 19e siècle (2011

p. 155). L’auteure y consacre un chapitre ("Being illegal"). À l’instar de la réalité observée par Lutz

et d’autres auteurs, nous constatons que la période en séjour irrégulier est marquante pour les

travailleuses ayant aujourd’hui un séjour régulier, alors que cette absence de séjour régulier cadre

continuellement l’expérience de vie quotidienne de celles toujours "sans-papiers".

Les travailleuses de ce premier groupe ont pour la plupart effectivement enduré quelques années

en situation irrégulière de séjour. Elles ont souvent un parcours sur le marché informel du travail

domestique, commençant comme interne ou live-out pour une seule famille et petit à petit

établissant une clientèle pour le nettoyage hebdomadaire, à l’instar de ce qu’ont décrit d’autres

auteures (Hondagneu-Sotelo 1994, 2007; Anderson 2000; Freitas & Godin 2013).

Elles sont très positivement attachées à un passage vers la régularité de séjour. Ce passage se

confond néanmoins avec la concomitance du début du travail en titres-services. C’est le cas de la

travailleuse Silvana, par exemple. Elle a vécu 12 ans dans la clandestinité avant de recevoir un

séjour illimité (cinq ans renouvelables) à la Campagne de Régularisation de 2009 :

– Qu’est-ce qui a changé dans ta vie quand tu as commencé à travailler dans l’entreprise ?

– Ce qui a changé, c’est comme je te disais, pour dire la vérité aujourd’hui je n’ai pas peur de

perdre mon travail [rires], car j’ai confiance en moi et je sais que je vais trouver un autre, car, du

fait d’avoir des documents, on a plus… On a plus de droits. Car quand on n’a pas de

documents, ce n’est pas tout le monde qui prend quelqu’un pour travailler au noir… Et la

question principale est qu’on a plus de confiance en soi, j’ai plus de confiance pour faire face

aux situations. Par exemple d’arriver et chercher du travail sans devoir dire ‘non’ si l’on me

demande si j’ai des documents… ‘Si, j’ai’ ! J’ai plus de confiance en moi depuis que je travaille

dans l’agence… Depuis que j’ai mes documents, j’ai plus de courage.

– Mais quelle est la part de l’agence dans ce changement ? Car de toute façon, le fait d’avoir des documents, tu

ne te sens plus menacée…

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Chapitre V 304

– Oui, on ne sent plus qu’on est menacée, ça c’est vrai, mais à l’agence… D’abord, parce que

les filles sont super chouettes, et puis, comment le dire, on se sent plus en sécurité. Je dis ça

dans le sens de, par exemple s’il arrive quelque chose, on sait que l’agence est là pour nous

aider… C’est pour moi le changement avec l’agence : si j’ai besoin, ils sont là pour faire le

possible pour m’aider. (Silvana, Brésilienne, 35 ans, en couple, trois enfants [d’une autre

relation], arrivée en Belgique en 1997, travailleuse titres-services depuis sa régularisation en

2009).

L’étape franchie par Silvana avec la régularisation semble être cruciale pour tous les changements

subséquents dans sa vie. Elle n’a plus peur de "faire face aux situations", car elle a maintenant

confiance en elle du fait d’avoir le droit d’avoir des droits. Le passage vers la régularité de séjour

est donc plus important que le nouvel emploi en titres-services, même si les axes (régularité et

formalité) se mélangent. À la question sur le changement dans le travail auprès de

l’entreprise agréée, elle répond sur la sécurité d’avoir des papiers ("car j’ai confiance en moi et je sais

que je vais trouver un autre [emploi], car, du fait d’avoir des documents, on a plus… On a plus de droits.").

Sur l’aspect professionnel, Silvana met en évidence sa nouvelle sociabilité au travail, c’est-à-dire

la possibilité d’avoir un contact avec "les filles" au bureau de l’entreprise agréée. Cette situation

contraste avec sa vie d’avant la régularisation : elle a souvent vécu isolée des relations sociales,

entre travail et obligations familiales et ménagères. Ces nouveaux contacts et une nouvelle

routine de travail sont ainsi valorisants pour elle.

Silvana travaille depuis 2000 pour une même famille. Au début, elle travaillait au noir du lundi au

samedi de 9h du matin à 19h. Par après, elle a réussi à négocier pour travailler 42 heures par

semaine et être rémunérée par heure, pour ensuite passer aux 35 heures, sans le samedi. Quand

elle a obtenu ses papiers, elle a convaincu sa patronne à passer 16 de ses heures vers les titres-

services, puis 25 heures et maintenant elle a ses 35 heures entièrement déclarées. Au moment de

l’entretien, elle repensait sa vie et le futur. Elle songeait à quitter la maison où elle travaille, car ça

la dérangeait de devoir continuer à réaliser une série de tâches désormais interdites en titres-

services qu’elle avait toujours réalisée en tant que travailleuse domestique au noir. Elle se sent liée

au passé avec cette employeuse devenue cliente, et a envie d’initier d’autres types de relations de

travail.

Le changement statutaire de Silvana accompagne un fort changement identitaire et de confiance

en soi : elle pense quitter l’employeuse/cliente pour qui elle travaille depuis plus de dix ans.

L’acquisition de papiers change dès lors également la balance de pouvoir, et améliore le pouvoir

de négociation (bargaining power)(Benería 2008) des travailleuses participantes dans tous les

domaines de leur vie.

La travailleuse Ester, par exemple, qui a vécu six années en situation irrégulière de séjour, raconte

son expérience avec une de ses premières employeuses :

Je suis restée chez elle neuf mois… Car, comme on dit, je m’excuse, mais elle était cinglée ! Elle

disait une chose, puis disait une autre… Elle n’avait pas les idées bien en place. Elle me disait :

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Chapitre V 305

‘Ester, tu peux aller te reposer’, et puis elle me disait de sortir, puis de venir… Je me suis

fatiguée. […] Elle ne savait plus ce qu’elle faisait, alors, mon salaire, tu imagines… […] Elle me

faisait peur, car elle disait souvent : ‘Il est où, mon portefeuille ? Je l’avais laissé ici’, et je disais :

‘Je ne l’ai pas trouvé… Je ne l’ai pas pris…’. Et elle disait que je ne trouverais jamais du travail

à cause de la langue, que c’était un miracle que j’avais trouvé un travail en espagnol avec elle.

Elle mettait toujours ça en avant. […] Alors j’ai dit à ma patronne que je ne travaillerais plus là,

et elle m’a crié : ‘Comment tu vas me laisser ?’ Et je ne sais plus quoi… Et elle ne voulait pas

me payer, elle a failli ne pas me payer, elle m’a fait attendre trois mois. (Ester, Bolivienne,

environ 47 ans, veuve, 7 enfants, dont l’ainée, Renata, vit avec elle. Arrivée en 2005, travailleuse

titres-services depuis 2011).

L’histoire d’Ester met en évidence trois thèmes qui ressortent des récits des travailleuses

domestiques migrantes qui sont passées par la situation d’être sans séjour régulier. Premièrement,

l’honnêteté d’Ester était testée en permanence et elle se sentait accusée chaque fois que

l’employeuse cherchait quelque chose. Deuxièmement, elle devait supporter les changements

d’humeur et d’avis de son employeuse. Troisièmement, cette dernière la rebaissait en

permanence, affirmant l’infériorité d’Ester en raison de sa méconnaissance du français ("elle disait

que je ne trouverais jamais du travail à cause de la langue, que c’était un miracle que j’avais trouvé un travail en

espagnol"). L’employeuse n’agirait pas de la même façon si Ester avait un séjour régulier

Nous avons rencontré peu des cas où les employeuses paraissaient faire du harcèlement moral

comme dans ce cas-ci, mais d’autres auteurs ont trouvé des situations semblables (Rollins 1987;

Anderson 2000; Michielsen et al. 2013). Le statut migratoire change donc la position des

travailleuses au sein de la relation avec employeuses/clientes.

C’est le témoignage de la travailleuse Iwona qui montre l’importance du basculement de la

position sociale des travailleuses :

Parce qu’avant, quand quelqu’un… Si je faisais mal quelque chose, le client commençait à crier,

etc., je pleurais en silence quelque part… Et maintenant, je dis : ‘Tu penses que je suis qui pour

me parler comme ça ? Si ça ne va pas, ça ne va pas, je pars. Tu n’as pas besoin de crier’… Mais

avant c’était souvent dur. (Iwona, Polonaise, 40 ans, célibataire, arrivée en Belgique en 1997,

travailleuse titres-services depuis 2007 avec sa régularisation).

La travailleuse Márcia, citée auparavant et qui a été régularisée en 2009 "par le travail", n’a pas eu

le choix d’intégrer ou pas le marché formel, puisque son titre de séjour en dépendait. Même en

travaillant en partie de manière irrégulière pour épargner de l’argent pour son retour, elle exprime

le sentiment de changement de vie lors de son passage à la régularité :

– Qu’est-ce qui a changé depuis l’entrée dans le système des titres-services ?

– Le travail a changé. Pour dire la vérité, en ce moment je paie des impôts et tout va bien. Mais

j’ai aussi des lois en ma faveur, j’ai des droits et des devoirs, c’est ça qui a changé. On n’a plus

besoin de se cacher, d’être illégal. Car tout le monde vient ici, la Belgique est un pays qui donne

de l’opportunité à tout le monde. Mais si tu es illégal, tu n’as rien. Tu as l’argent que tu gagnes,

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Chapitre V 306

mais si tu tombes malade, par exemple, tu ne reçois rien ni de ton boulot ni du gouvernement.

Pour moi, c’est ce côté qui a avancé. (Márcia, Brésilienne, 42 ans, arrivée en 2003, célibataire,

travailleuse en titres-services depuis sa régularisation en 2010).

Tout comme Silvana, Márcia répond à la question du changement dans la sphère du travail

surtout avec des éléments de changement au niveau du statut migratoire. Ces réactions

démontrent l’imbrication de ces deux phénomènes pour ce groupe de travailleuses.

Márcia valorise le salaire indirect, mais met en avant surtout la dignité de "ne plus devoir se cacher" et

d’avoir des "droits et devoirs". Les extraits de Silvana, Ester, Iwona et Márcia montrent que si le

travail et la manière de se mettre en relation avec les employeuses/clientes changent, c’est bien

parce que leur statut migratoire a changé. Leurs carrières migratoires se modifient et se

réadaptent à cette nouvelle réalité juridique qui a des conséquences sur tous les plans de leur vie.

Pour toutes les participantes de ce premier groupe, sortir de la clandestinité est un soulagement.

La situation antérieure, d’être "sans-papiers", apporte néanmoins des niveaux très divers de stress

et de contraintes selon chaque vécu. Plusieurs auteurs ont exploré la lourdeur psychologique que

peut représenter le fait de se trouver en situation irrégulière de séjour (Adam et al. 2002; Lutz

2011; Ambrosini 2012). Les choses simples et quotidiennes deviennent alors difficiles, voire

impossibles à réaliser : ouvrir un compte en banque, faire un abonnement téléphonique, louer

une maison, prendre un transport en commun, consulter au médecin… Jusqu’à circuler

librement dans la rue149.

Dans un travail antérieur (Camargo 2010b), nous nous sommes intéressées aux femmes

brésiliennes en situation irrégulière de séjour étant récemment arrivé en Belgique, observant leurs

attentes avant leur venue et les aspirations une fois dans le pays d’accueil150. Une des interviewées

a ainsi témoigné de l’angoisse quotidienne des contrôles d’identité et la peur de se faire renvoyer.

Elle avait, surtout, peur de décevoir son fils aîné, de neuf ans, qui aimait vivre en Belgique et

craignait déjà la police, qu’il considérait comme le symbole d’un renvoi (2010a p. 78). L’extrait

montre que les "stratégies d’évitement" (Adam et al. 2002), autrement dit les pratiques de

protection et d’éloignement des institutions (la police, la commune, le CPAS151, etc.) et des

endroits considérés "dangereux", peuvent commencer dès le jeune âge.

La travailleuse Mia se rappelle que son contrat de personnel diplomatique était fini et elle est

tombée enceinte en même temps qu’elle devenait "sans-papiers" :

– So I lost my diplomatic status in 2006.

– With your baby…

149 Le film "Illégal" (2010), tourné en Belgique, France et Luxembourg, réussit à transmettre l’angoisse et la crainte d’être expulsée expérimentée par des personnes en situation irrégulière de séjour. 150 Le travail cité est notre mémoire de Master, réalisé en 2009. 151 Acronyme en français pour Centre Public d’Action Social, institution publique locale (municipale) responsable de livrer les allocations sociales et accompagner les personnes en difficulté psychologique et sociale.

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Chapitre V 307

– Yes it was the only consolation I have had. I had a baby, I lost my paper. […] It was very

difficult because we couldn’t go outside Belgium because we were afraid of the control.

Because you never know, if we go out [and we are caught], we are not ready to go home. We

didn’t like to go home without money. So ok, we stopped travelling, we didn’t travel. We just

went to Holland because I have a cousin there. So when we heard the news that there will be

regularization it was really a relief, in 2009". (Mia, Philippine, 34 ans, en couple, un enfant,

arrivée en Belgique en 2002 en séjour diplomatique, travailleuse titres-services depuis sa

régularisation en 2011 ; Compagnon : Philippin, employé dans un hôtel).

Dans le cas des ressortissantes philippines et d’autres nationalités non européennes qui sont

obligées d’introduire une demande de visa pour entrer sur le territoire, un renvoi peut être

définitif en raison de la difficulté d’entrer à nouveau sur le territoire européen. Cette conjoncture

augmente l’appréhension de se faire prendre dans un contrôle de papiers ("Because you never know,

if we go out [and we are caught], we are not ready to go home. We didn’t like to go home without money"). La

peur était également accrue par le fait que Mia avait un statut de séjour régulier auparavant, en

tant que personnel diplomatique. Le basculement d’une situation de régularité vers l’irrégularité

de séjour peut signifier un choc très fort, comme l’a montré l’analyse de parcours des

demandeurs d’asile déboutés en comparaison avec des migrants entrés dans le territoire de

manière clandestine (Marx et al. 2008 p. 68).

La travailleuse Ester, après avoir quitté la maison de sa patronne "folle" (voir plus haut), était

angoissée de sortir tous les 15 jours de la maison où elle a travaillé pour un remplacement d’un

mois comme live-in en Région wallonne :

– Je travaillais comme interne, mais j’avais peur, car tout le monde me disait qu’on allait

m’expulser, qu’on allait…

– Car vous preniez le train…

– Non, ma patronne venait me déposer en voiture, mais on me disait qu’on allait me contrôler

sur la route, et tout ça… Et donc je me sentais en train de risquer ma vie. Alors j’ai travaillé un

mois comme interne avec elle et tous les 15 jours elle me conduisait ici à Bruxelles et j’appelais

mes enfants en Bolivie. (Ester, Bolivienne, environ 47 ans, veuve, 7 enfants, dont l’ainée,

Renata, vit avec elle. Arrivée en 2005, travailleuse titres-services depuis 2011 avec régularisation

par le travail).

Aujourd’hui, Ester n’est toujours pas apaisée et a peur de ne pas pouvoir renouveler son séjour

(sous permis B), car elle n’arrive pas à compléter son horaire. Les déplacements la stressent

toujours, puisqu’elle continue à avoir peur d’un éventuel contrôle, mais aussi d’arriver en retard

pour son travail. Comme l’ont montré Adam et al. (2002), les stratégies d’évitement deviennent

parfois "chroniques" et accompagnent les travailleuses migrantes même après l’obtention d’un

séjour régulier.

En outre, la Bolivie n’est plus exemptée de visa pour l’entrée dans l’espace Schengen, donc si

Ester ou sa fille Renata perdent le séjour et se font renvoyer, elles auront du mal à obtenir un

visa pour retourner en Belgique. Ester pensait que les problèmes seraient finis avec la

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Chapitre V 308

régularisation du séjour et l’entrée dans un emploi sur le marché formel, mais ne comptait pas

avec l’instabilité de son statut migratoire et du marché de travail.

La dimension pratique, symbolique et identitaire du statut migratoire est donc significative pour

ces travailleuses et a une influence dans l’appréciation qu’elles font de leur situation sur le marché

formel du travail et de leurs plans (pouvoir s’établir, combiner travail déclaré avec travail non-

déclaré, etc.). Nous verrons ci-dessous la position de travailleuses du système dont la question du

séjour n’était plus d’actualité lors de leur passage vers la formalité du travail.

B. Travailleuses migrantes régulières : choix rationnel et projet

migratoire

Les travailleuses du deuxième groupe n’ont pas vécu simultanément régularité de séjour et entrée

sur le marché formel du travail. Leurs parcours sont de la sorte plus variés que dans le premier

groupe. Elles sont entrées de manière régulière (ou ont été vite régularisées) par un

regroupement familial, ou sont des Européennes utilisant leur droit de circulation dans l’UE.

Elles sont huit des 26 participantes travaillant dans les titres-services et trois d’entre elles sont

aujourd’hui Belges.

Une partie des travailleuses sont entrées directement dans le secteur des titres-services, tandis

que d’autres étaient sur le marché du travail domestique informel bruxellois. Pour celles qui

travaillaient déjà comme live-out sur le marché au noir, nos interviews montrent que leur travail

journalier reste inchangé, mais un nombre important de travailleuses expriment une satisfaction

d’avoir un travail "officiel" : d’être reconnues comme des travailleuses et de ne plus faire partie

de l’économie informelle.

a) Mettre en balance avantages et inconvénients

Quelques-unes de ces travailleuses déjà sur le marché du travail domestique sont entrées dans le

système des titres-services lors du début de la politique, attirées principalement par la possibilité

d’avoir un statut professionnel et d’accéder à des droits sociaux. La plupart l’a cependant fait plus

tard, répondant à la pression d’employeuses/clientes ou suivant des conseils de leur entourage.

Les aspects positifs et négatifs ont été pesés et, pour ce groupe, la question de travailler sur le

marché formel ou informel sera moins une aspiration en soi et plus le résultat d’une action

rationnelle, d’un effet de réseau, ou encore des hasards.

Sur l’aspect rationnel, certaines travailleuses ont pris donc en compte les avantages en droits et la

sécurité acquise, contre les revenus nets perdus. Le poids des avantages est donc mis en balance :

avoir une fiche de paie, bénéficier de vacances payées, avoir une mutuelle à son nom, avoir droit

à la pension et à des congés en cas de maladie ou grossesse, pouvoir réaliser un regroupement

familial.

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Chapitre V 309

En outre, pour certaines des travailleuses, il y a eu, de leur vécu en Belgique, l’acquisition d’une

culture salariale forte, qui valorise les gains d’un salaire indirect. Ces avantages sont des plus en

plus ressentis, en outre, à mesure que ces travailleuses deviennent plus âgées et commencent à

rencontrer plus de problèmes de santé, à l’exemple du témoignage des femmes de ménage

italiennes qui refusaient d’être déclarées par leurs employeurs, se trouvant dans une situation très

précaire arrivée l’âge de la retraite (Morelli 2001 p. 162).

Regina, par exemple, est arrivée en 2000 et s’est mariée à un Belge peu après son arrivée de

Colombie. Elle a travaillé dans magasins et snacks, ainsi que quelques heures comme travailleuse

domestique live-out au noir. Avec la mise en œuvre de la politique des titres-services en 2004, elle

a été une des premières à chercher une entreprise, car elle se dit "obnubilée pour sa pension".

À l’opposé, la travailleuse Anya, également mariée à un Belge peu après son arrivée, en 1990, a

décidé de passer aux titres-services seulement en 2008, après plus de dix ans sur le marché

informel. Sa décision a été prise après un problème de santé aux mains, pour lequel elle a dû

passer deux mois en repos et n’a pas pu travailler, restant donc sans revenus :

Ça me faisait peur. Ma décision était prise seulement après, quand j’ai subi cette opération,

cette intervention chirurgicale, j’ai vu combien j’ai perdu. Parce que pendant cette période-là,

quand j’étais opérée, c’était des mois pendant lesquels je devais rester à la maison, seule, sans

toucher rien, sans travail, et si je ne travaille pas, au noir, alors il n’y a personne qui va me

payer ! Et c’est ça qui a bougé notre budget, à ce moment-là. On a dû toucher l’argent qu’on

avait épargné pour autre chose. On avait toujours rêvé d’acheter un appartement, mais... (Anya,

Belge d’origine polonaise, 55 ans, en couple, deux enfants, employée titres-services depuis

2007 ; Compagnon : Belge, employé administratif dans une entreprise belge).

Le discours d’Anya est illustratif de l’opinion de plusieurs travailleuses, surtout parmi les plus

âgées qui avaient une expérience antérieure sur le marché au noir. La préoccupation avec la santé

est un facteur que fait pencher la balance vers une situation déclarée.

Ewa, une autre Polonaise, est venue de Varsovie en 2006 comme jeune "au pair" pour deux ans,

et a travaillé en live-out et au noir pour la même famille par après. Alors que la Pologne avait déjà

intégré l’UE, elle n’a pu intégrer le marché du travail déclaré qu’en 2009, lors de la fin de la

période transitoire. Le choix d’être déclarée était principalement guidé par la possibilité

d’apporter une stabilité à sa famille et régulariser la situation de son compagnon, de nationalité

moldave. Son entrée dans le marché formel s’est rapidement montré un choix intéressant du

point de vue financier :

– Et ta deuxième fille alors, quand elle est née, tu étais déjà en titres-services…

– Oui, oui.

– As-tu senti une différence ?

– Ah oui… Avant, au noir, parce que c’était en noir, c’était autre chose. Quand j’ai accouché de

ma deuxième fille, je ne devais plus rien, on était tranquille, mais avec la première on a tout

payé et c’était cher.

– Et là, tu étais déjà avec ton mari ?

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Chapitre V 310

– Oui, j’étais déjà avec lui, mais on ne pouvait pas encore se marier ici à la Commune parce que

je travaillais au noir. On l’a fait à l’église et en fait ça ne changeait rien [pour les papiers], il

fallait vraiment se marier à la Commune. Et en fait, on a attendu que vraiment je travaille de

manière déclarée, c’était en 2010, non, 2009 déjà. (Ewa, Polonaise, 32 ans, en couple, deux

enfants en bas âge, arrivée en 2006 comme au pair, travailleuse titres-services depuis 2009).

Pour son premier accouchement, Ewa n’avait pas de mutuelle, et pour cela elle a dû "tout payer".

Elle a attendu la fin de la période transitoire pour les ressortissants polonais pour pouvoir

travailler de manière déclarée et ainsi pouvoir s’enregistrer officiellement à la Commune

(puisque, pour le faire, elle doit justifier son séjour avec un contrat de travail ou une preuve

d’études). Cela lui a alors permis d’accéder à une mutuelle et lui a surtout ouvert la possibilité de

faire un regroupement familial avec son compagnon moldave afin de lui donner une autorisation

de séjour via un regroupement familial.

b) Projet migratoire et capital culturel

Si le choix rationnel apparaît clairement au sein des travailleuses de ce groupe qui étaient déjà sur

le marché du travail domestique informel, le raisonnement est tout autre pour les migrantes

arrivant "directement" sur le marché formel des titres-services. D’autres facteurs entrent en jeu et

notamment leur projet migratoire.

En ce sens, diverses raisons motivent leur mouvement migratoire : fonder un foyer, continuer

une carrière professionnelle, trouver un travail quel qu’il soit, réaliser une migration économique

à court ou long terme. Ces projets viennent se heurter à la structure des opportunités, soit les

difficultés de s’intégrer à un marché de travail ethnostratifié et qui n’offre que très peu

d’opportunités à des femmes issues de migration (SPF Emploi & CECLR 2013). L’intersection

de ce niveau d’analyse macro avec leur agency, au niveau individuel, et de leur capital social, au

niveau méso, contribue à construire sur leur carrière migratoire des perceptions assez diverses

sur leur situation en tant que travailleuse en titres-services.

Ainsi, pour les Européennes moins qualifiées arrivées alors que leur pays respectif était déjà un

membre de l’UE, l’arrivée directe dans les titres-services représente une opportunité de travailler

de manière déclarée tout en étant mieux payée que dans leur pays d’origine. Nous avons vu dans

le Chapitre III que le secteur est attractif pour certaines travailleuses venant de l’Est européen.

À l’opposé, pour les travailleuses arrivant directement sur le marché formel des titres-services,

mais disposant d’un haut capital culturel, les titres-services se présentent comme une opportunité

de parer au manque d’emploi dans d’autres secteurs et à la difficulté de faire valoir diplômes et

expérience professionnelle. L’emploi en titres-services est alors vu comme temporaire, comme

un fireman job : les difficultés pour intégrer le marché du travail et faire valoir leurs compétences,

alors qu’on leur offre du travail dans le nettoyage, l’influencent à entrer dans le marché des titres-

services. Elles acceptent donc cette "déviation" de leur carrière migratoire par rapport à leur

projet initial.

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Chapitre V 311

Ainsi, la travailleuse Amandine s’est tournée vers les titres-services après avoir essayé pendant

presque un an de trouver un travail lié à son expérience professionnelle antérieure,

l’administration dans des ONG :

Mais au fur et à mesure que je déposais des CV, chaque fois, je n’avais pas de suite, et je me

rendais compte que c’était vraiment... Que le seul moment où l’on pourrait m’accepter sans me

parler de diplôme, sans me parler de, je ne sais pas, moi, parce que je me dis que c’est le truc le

plus, enfin, on n’a pas besoin de faire des études pour faire le ménage. Donc je me suis

rabattue en fait sur... Sur ce secteur en me disant : ‘Peut-être c’est là que je peux au moins

commencer’, pour contourner des gens qui m’ont dit toujours : ‘Oui, mais vous n’avez jamais

travaillé en Belgique’. Peu importe l’emploi, ‘Vous n’avez jamais travaillé en Belgique’. Il faut

bien que quelqu’un m’accepte une fois, que je puisse commencer. Mais tout le monde me dit :

‘Non, mais vous n’avez jamais travaillé en Belgique donc ça nous pose problème’. Bon. Voilà.

(Amandine, Béninoise, 33 ans, en couple, arrivée en 2011, travailleuse en titres-services depuis

un an ; Compagnon : Belge, employé temps plein ONG humanitaire).

Pourtant, contrairement à ce à quoi Amandine pouvait s’attendre, le secteur des titres-services lui

a été tout aussi hostile, et on lui donnait les mêmes réponses. C’est finalement par des

connaissances qu’elle a été acceptée dans une entreprise agréée comme aide-ménagère. N’ayant

pas de clientes à elle et sans expérience de travail comme aide-ménagère, Amandine n’était pas

non plus le profil préféré des entreprises de titres-services. En parallèle, elle a repris des cours,

pour devenir professeure de religion.

L’extrait du discours d’Amandine illustre la difficulté de reconnaissance de diplôme et

expériences professionnelles des personnes migrant en Belgique. Plus spécifiquement, il montre

à quel point le racisme peut mandater certaines personnes ou couches de la population pour des

secteurs ou des métiers moins valorisés (Scandella 2009). Amandine est noire et, peu après dans

l’entretien, elle dit avoir entendu des préjugés par rapport à son origine lors de sa recherche

d’emploi :

Parce qu’on trouvait toujours quelque chose à redire et une fois à un entretien, là j’étais

vraiment bien partie, j’ai passé le premier tour. Le deuxième tour, on me dit : ‘Oui, mais vous

êtes africaine’. Et quoi ? Elle dit : ‘Oui, mais en Afrique, est-ce que vous savez travailler ? Est-

ce que…’. Les préjugés, il y en a qui m’ont déçue profondément.

L’expérience de la travailleuse Regina est assez semblable. Si elle travaillait déjà en partie sur le

marché informel du travail domestique bruxellois avant d’intégrer les titres-services, son récit se

rejoint à celui d’Amandine dans le sens où ce secteur lui a paru plus "facile" à entrer une fois

qu’elle n’avait pas réussi à faire valoir son diplôme colombien :

On s’est marié, et j’ai commencé à faire toutes les démarches pour l’équivalence de diplôme. Et

une dame à la Communauté française m’a dit : ‘Écoutez, je vais être sincère avec vous, votre

diplôme ne vaut rien ici, je vous conseille d’étudier autre chose’. En ce moment, je… je ne sais

pas, si tant de femmes latino-américaines… Bon, en général, ‘las latinas’ sont très travailleuses.

Elles vont faire n’importe quel travail, si c’est nettoyer, si c’est… On m’a présenté

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Chapitre V 312

l’opportunité de nettoyer. En principe, je disais : ‘Je ne sais pas…’. Mais alors je me suis dit :

‘Et pourquoi pas ? C’est un travail’. Ici, de manière générale, en Belgique, les gens pensent

qu’une personne qui travaille dans le nettoyage… Ils la respectent, quasi comme si c’était un

travail normal, un travail quelconque. (Regina, Belge d’origine colombienne, environ 35 ans, en

couple, arrivée en 2000, travailleuse titres-services depuis ces débuts, environ 2004).

Dans ses expériences professionnelles, Regina a également reçu beaucoup de "non" et a

l’impression que les places pour les femmes migrantes et/ou non blanches ne se trouvent qu’en

bas de l’échelle sociale :

Parfois, j’ai l’impression que je ne trouverais jamais un autre travail. On me met toujours des

obstacles. C’est : ‘Vous ne parlez pas le néerlandais, vous ne parlez pas bien l’anglais, vous ne

connaissez pas assez l’informatique’… Ils ont tellement besoin d’enseignants, d’accueillants

d’enfants, et tout ça… Et ‘Non’, ‘Non’, ‘Non’. (Regina, Belge d’origine colombienne, environ

35 ans, en couple, arrivée en 2000, travailleuse titres-services depuis ces débuts, environ 2004).

Les histoires d’Amandine et Regina révèlent le vécu difficile des migrantes à haut capital culturel

qui essayent de s’intégrer au marché du travail. En ce sens, l’extrait de Régina dévoile, en outre,

qu’elle-même considère son travail comme un "dirty work", ou du moins pas une "vraie

profession" ("les gens pensent qu’une personne qui travaille dans le nettoyage… Ils la respectent, quasi comme

si c’était un travail normal, un travail quelconque"). En tant que Colombienne, Regina observe que la

conception du travail domestique en Belgique n’est pas la même qu’en Colombie, où elle n’accepterait

pas un travail en nettoyage. Mis à part sa sœur, sa famille et ses amis en Colombie ne savent pas

qu’elle travaille dans le nettoyage à Bruxelles.

Dans ce groupe et surtout parmi les travailleuses participantes avec haut capital culturel, l’entrée

dans le secteur des titres-services est également justifiée par le manque de connaissances dans la

langue nationale. En effet, la connaissance de la langue est déterminante pour se trouver un

emploi, et ce même au sein du marché du travail domestique informel (Hondagneu-Sotelo 2007;

Camargo 2010a; Lutz 2011; Michielsen et al. 2013).

En ce sens, la travailleuse Edina a suivi des études pour être institutrice en Macédoine, mais n’a

jamais trouvé du travail dans son pays, d’où d’autres jeunes de sa génération sont également

partis pour chercher des opportunités ailleurs en Europe. À son arrivée à Bruxelles, Edina a

travaillé quelques mois comme baby-sitter au noir pour plusieurs familles avant de régulariser ses

papiers du regroupement familial avec son compagnon belge. Elle vient de commencer un travail

en titres-services, dans lequel elle travaille 22 heures par semaine pour une seule famille. Elle veut

apprendre le français pour un jour travailler dans son domaine de choix :

– I will learn French, so after that, maybe after one or two years, with time, maybe I can… If I

get a job in an institution, I would really like that… But right now…

– You like teaching, right? It’s really what you want to do…

– Yes, yes. Actually, it’s more than a profession for me. I like being with children, I like the… I

finish my university and I would like to work with children. […] I wish… I would like one day

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Chapitre V 313

to work in an institution, in a school, in my profession... (Edina, Macédonienne, 29 ans, en

couple, arrivée en 2012, travailleuse titres-services depuis mars 2013).

La perspective de travailler de manière déclarée, si elle est globalement valorisée, perd ainsi de

l’importance pour les travailleuses ayant un haut capital culturel, comme Amandine et Edina, qui

vivent un déclassement social lors de leur entrée sur le marché du travail bruxellois. Edina met

quand même en valeur l’expérience du travail déclaré, alors qu’elle a eu des expériences au noir

avant de pouvoir régler ses papiers :

But right now I start with one family, with titres-services. So, I find it interesting for me. It’s

actually the first time for me, working in domestic work… And I think [titres-services] it’s quite,

it’s a good system, yeah… It’s legal for us, and you are paying for the holidays and your

pension. Before, I was paid in cash. Maybe you get a bit more per hour, but… It’s not legal…

But with this, I find that for the employer and for me, it’s better… Officially you are clear,

actually, that you work here. It’s more official.

Les travailleuses du deuxième groupe ne sont pas marquées par une longue période en situation

irrégulière de séjour, ce qui change complètement leur perspective face à l’entrée sur le marché

formel du travail domestique, par rapport au premier groupe. La question de la régularité de

séjour, si essentielle au premier groupe, n’est pas centrale ici.

Ce groupe a donc des impressions plus nuancées sur le passage vers la formalité. Facteurs

comme le capital culturel et le projet migratoire ont ici beaucoup plus d’influence dans la valeur

qu’elles donnent à un emploi déclaré en titres-services. Si, pour certaines participantes, le

changement de statut (devenir une travailleuse "officielle") a une force symbolique et contribue à

une meilleure image de soi, ce sont principalement les avantages du changement statutaire qui

ressortent de leur discours.

Enfin, la position qu’occupent les travailleuses dans leur carrière migratoire, composée du fait

d’avoir ou non un droit de séjour au moment de passer vers le marché formel du travail, de leurs

aspirations relatives au projet migratoire et de leur capital culturel, est déterminante pour forger

l’opinion et les attentes des travailleuses par rapport à l’entrée sur le marché formel des titres-

services. Cette position est, à son tour, définie par la nationalité des travailleuses et par les

contraintes institutionnelles et politiques de la structure des opportunités et des contraintes

(Martiniello & Rea 2011). Nous aimerions analyser à présent les possibilités d’empowerment vécues

par les travailleuses des groupes observés plus haut.

5. Empowerment : marché formel et séjour régulier

Nos analyses sur l’expérience des travailleuses montrent que, si la régularisation de séjour et la

formalisation du travail constituent deux mouvements parfois difficilement séparables, c’est le

premier qui a plus d’influence sur l’empowerment, selon la définition d’Adjamagbo et Calvès

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Chapitre V 314

(2012)152. Ce constat est explicite si nous comparons les deux groupes de travailleuses analysés

plus haut par rapport à la perception du changement vers le marché des titres-services.

Dans le premier groupe, dont l’entrée sur le marché formel du travail (titres-services) est le plus

souvent concomitante à une régularisation de séjour, les travailleuses parlent de ne plus vivre en

cachette. En outre, elles mettent en évidence l’augmentation dans leurs possibilités de

négociation des conditions de travail et salaire, et le changement dans leur perception des droits.

C’est le power to, le pouvoir de réalisation qui s’ouvre aux travailleuses.

Le changement de statut migratoire va donc signifier une transformation identitaire ("ne plus être

illégal", comme le dit Márcia) et élargir l’horizon des possibilités pour les travailleuses vivant

auparavant dans la clandestinité ("avoir plus de droits", comme énonce Silvana). Cela signifie

également un gain de confiance en soi, un sentiment très clairement exprimé dans l’interview de

Silvana, par exemple ("j’ai plus de confiance pour faire face aux situations" ; "[je] n’ai pas peur de perdre mon

travail, car j’ai confiance en moi et je sais que je vais trouver un autre"), ce qui renvoie au power from within.

Ces résultats rejoignent ceux d’autres auteurs ayant écrit sur les effets d’une régularisation et

d’autres expériences avec des travailleuses domestiques sans-papiers (Marx et al. 2008; Godin &

Rea 2010). Selon Ana Rodriguez, permanente au syndicat CSC Femmes en Région bruxelloise et

coordinatrice pendant plusieurs années d’un groupe de travailleuses domestiques en situation

irrégulière, l’évolution des discussions collectives et des échanges de témoignages du groupe

reflète les changements essentiels dans l’accès aux droits avec l’obtention d’un séjour régulier :

"La carte d’identité, l’entrée dans la régularité, c’est la porte qui ouvre toutes les autres", dit

Rodriguez (2014). Elle liste une série de situations qui changent complètement les perspectives

de vie et l’équilibre des rapport de forces : ne plus avoir peur par le fait d’être citoyenne, être

libre pour pouvoir dire ce qu’on pense, avoir droit à un contrat de travail et à un contrat de loyer.

"C’est un ensemble qui rend les personnes beaucoup plus dignes" (Rodriguez 2014).

Ainsi, les droits de citoyenneté153 donnent les clés d’un pouvoir d’action et les travailleuses

peuvent désormais dénoncer le manque de qualité de leur emploi, répondre aux discriminations

et avoir un vrai accès à l’information, à un logement, à la santé, à l’éducation et à sécurité154. C’est

la libération d’une situation d’oppression, celle de vivre sans papiers, qui permet une réflexion

sur les autres dominations et sur l’accès aux droits. Le fait de travailler déclaré n’est qu’un aspect

de cette nouvelle phase de vie.

152 Pour rappel, empowerment est défini par Adjamagbo et Calvès (2012) comme "un processus de transformation multidimensionnel, venant des femmes elles-mêmes et qui leur permet de prendre conscience, individuellement et collectivement, des rapports de domination qui les marginalisent et de développer leur capacité à les transformer"(2012 p. 10). Il comporte trois dimensions : un pouvoir créateur (power to), un pouvoir collectif et politique (power with) et un pouvoir intérieur qui renvoie à la confiance en soi et à la capacité de se défaire des effets de l’oppression intériorisée (power from within). 153 Le droit citoyen par excellence, le droit au vote, ne peut être acquis qu’après cinq années de résidence, et seulement pour les élections locales. 154 Plusieurs droits sont garantis par loi indépendamment de la situation de séjour. Mais les situations de discrimination ou la peur font que les personnes migrantes sans séjour régulier ne fassent pas appel à la police en cas de danger ou à des inspecteurs sociaux en cas d’abus au travail. Voir Schwenken et Heimeshoff (2013).

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Chapitre V 315

La régularisation de séjour permet alors une sécurité d’existence. Les travailleuses sortent de la

"survie" et formulent des perspectives futures. Lucia, après 12 ans passés en Belgique, explique

ses plans pour le futur :

Avant d’être régularisée, mon ancienne patronne, la meilleure d’ailleurs, je l’adore, elle m’a dit :

‘Tu sais, quand tu vas être régularisée, tu vas travailler un temps, comme ça, avec nous, mais

après je sais que tu vas partir’. Parce qu’elle sait que je veux étudier, je veux faire quelque chose

de ma vie, je ne vais pas rester toute ma vie dans le ménage, quoi ! Ce n’est pas une honte de

travailler dans le ménage, du tout. J’adore mon travail, je suis très contente... Mais vous savez,

le temps passe, on vieillit, et travailler dans le ménage à 50 ans, temps plein… (Lucia,

Brésilienne, 34 ans, célibataire, travailleuse titres-services depuis la régularisation de son séjour

en 2010).

Dans le deuxième groupe, qui n’a pas vécu simultanément régularité de séjour et entrée sur le

marché formel du travail, il y a également une dimension d’émancipation par le renforcement du

pouvoir antérieur (power from within), qui s’exprime dans leur satisfaction avec leur vie

professionnelle actuelle. Pour les travailleuses de ce deuxième groupe avec haut capital culturel,

le déclassement social se fait se sentir de manière plus forte. Le vécu de ces migrantes laisse ainsi

présager des moments difficiles pour celles du premier groupe que, comme Lucia, songent à

quitter le travail domestique.

In concreto, l’émancipation semble avoir son origine dans le changement d’axe irrégulier/régulier.

Ce changement d’axe vers la régularité de séjour est senti dans toutes les sphères de la vie des

travailleuses, et n’est pas restreint au travail, encore moins au travail déclaré. Une autre

dimension de l’empowerment en tant que transformation identitaire (power from within), cette fois-ci

concernant les deux groupes, vient de la relation avec les employeuses/clientes et les entreprises.

Cette relation – et surtout celle avec les employeuses/clientes – permet la reconnaissance et,

partant, contribue au développement d’une identité positive de soi.

Pour les deux groupes de travailleuses participantes, aujourd’hui employées titres-services, le

parcours d’empowering peut également être renforcé par des rassemblements ou des groupes de

parole, organisés par les syndicats, les associations migrantes ou de travailleuses domestiques. Il y

a alors un potentiel de développer le power with et compléter le processus des multiples

dimensions de l’émancipation. La possibilité de syndicalisation est en effet souvent indiquée

comme une plus-value du système des titres-services par rapport à la qualité d’emploi sur le

marché informel du travail domestique et d’autres systèmes de services à la personne. Les

travailleuses, souvent atomisées et isolées dans leur travail, ont désormais la possibilité de

rejoindre un collectif.

De plus, les syndicats semblent s’engager tant bien que mal pour la valorisation du métier et sa

professionnalisation. Ils s’organisent autour d’objectifs ponctuels comme le remboursement des

frais de transport ou la garantie du paiement correct des salaires, mais cherchent surtout à attirer

l’attention de l’opinion publique vers cette profession invisible. La plus grande centrale syndicale

pour les titres-services à Bruxelles, la CSC, comptait, en juillet 2011, lors de la distribution des

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Chapitre V 316

primes syndicales, 4.090 travailleuses affiliées dans la Région de Bruxelles-Capitale, Halle et

Vilvoorde155. À la FGTB, ce secteur d’activité représente le deuxième plus grand groupe en

nombre d’affiliés au niveau national, derrière celui de la construction.

Ce secteur relativement nouveau est pourtant un défi pour les syndicats belges, historiquement

nés dans l’industrie lourde et des mines, des milieux très masculinisés. L’organisation des

travailleurs se construit d’habitude par la logique de coéquipiers, partageant espace et conditions

d’emploi. Les modes d’organisations (grève, blocage à l’entrée de l’usine, etc.) sont aussi dérivés

de cette expérience de travail collectif. Or, le travail domestique est réalisé le plus souvent de

manière très individuelle et selon des conditions personnelles. Pour un même poste, des

conditions de travail sont très diverses en fonction du domicile des clientes. Dans le secteur

formalisé qui est devenu celui des titres-services, les travailleuses peuvent être syndiquées et sont

attachées à une entreprise, elles ont des collègues de travail, mais continuent d’être seules dans

les maisons où elles nettoient. Cela a énormément de conséquences pour le vécu de leur travail

comme pour l’organisation d’actions collectives.

En pratique, la grande difficulté n’est pas l’affiliation syndicale des travailleuses de titres-services,

mais la participation aux activités du syndicat. Les travailleuses ayant souvent le ménage et des

occupations familiales à leur charge, il leur reste peu de temps pour s’investir dans des réunions,

dans le contact avec les déléguées, etc. Comme l’explique un responsable FGTB, Werner Van

Heetvelde :

Le problème est seulement que l’on a beaucoup d’affiliés, mais on n’a pas de force de frappe.

On n’a pas beaucoup de possibilités pour organiser les gens. Par exemple, on a fait grève le 30

janvier [2012]. Grève générale. Si je fais maintenant l’analyse des chiffres, le secteur des titres-

services est peu représenté si l’on compare avec d’autres secteurs. L’on a eu très peu de grèves

dans le secteur des titres-services (Van Heetvelde 2012).

Pour les travailleuses domestiques migrantes en Région bruxelloise, l’échange se fait souvent

hors travail : aux arrêts de transports publics ou à l’intérieur des bus qui les amènent au travail,

lors de rassemblements de chaque communauté ethnique ou nationale, ou lors de rencontres en

famille. Tout comme pour la recherche de nouvelles employeuses/clientes, les moments de

rencontre suscitent des discussions sur la qualité d’emploi, le paiement, les droits et ainsi de suite,

comme l’avait observé Hondagneu-Sotelo aux États-Unis (1994, 2007). Par exemple, deux

expériences de groupes de travailleuses domestiques migrantes méritent d’être mentionnées à

Bruxelles : un groupe organisé par le syndicat CSC (qui ne se réunit plus), et un autre toujours en

activité et coordonné par l’asbl OR.C.A., une ONG engagée en faveur des droits des travailleurs

migrants sans-papiers.

155 Les régions de Halle et Vilvoorde regroupent des villes proches de la Région Bruxelles-Capitale, officiellement parties de la Flandre mais très proches de la dynamique bruxelloise.

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Chapitre V 317

L’organisation sur le plan local peut encore évoluer. Ce processus est alimenté et alimente le

mouvement transnational de travailleuses domestiques, en grande partie des travailleuses

migrantes. En effet, grâce à la tactique de l’"effet boomerang", selon laquelle agents locaux et

organisations internationales forment une alliance pour créer une campagne d’abord au plan

international et puis au plan national (Goñalons-Pons 2013), la question de travail décent en

travail domestique a reçu un peu plus d’attention du pouvoir public en Belgique. Syndicats et

groupes de travailleuses en Belgique ont ainsi contribué à la ratification par la Belgique et

continuent à être essentiels dans la mobilisation pour de nouvelles ratifications.

Conclusions

Nous avons exploré dans ce chapitre la qualité d’emploi offert dans le secteur des titres-services

et l’expérience subjective des travailleuses lors du passage vers ce marché formalisé du travail

domestique. Ainsi, en comparaison avec le marché du travail domestique informel, la politique

des titres-services propose aux travailleuses de nettes améliorations en termes de conditions

d’emploi et un changement statutaire significatif. À la lumière de la définition OIT sur le travail

décent, la qualité d’emploi offerte en titres-services reste néanmoins manquante.

Pour le moment, cependant, le paysage politique et économique est plutôt défavorable pour de

grands changements, l’attention semble fixée sur le service offert, son prix pour les clientes et

son coût pour le gouvernement belge. Le processus de régionalisation semble également retenir

toute l’attention. La qualité de l’emploi, elle, n’est clairement pas une priorité ni en Belgique ni

sur le plan européen, même si elle est énoncée comme telle par les pouvoirs publics156.

Si les travailleuses venant de l’informalité sont désormais des employées d’un marché formel,

dans leur expérience quotidienne, leurs pratiques ne changent pas de manière essentielle. L’on

remarque que les travailleuses domestiques continuent à appliquer l’exit strategy, comme l’a défini

Michielsen et. al (2013 p. 59), consistant à simplement quitter un travail comme stratégie

individuelle pour améliorer leurs conditions de travail.

En jonglant en permanence avec les opportunités existantes ou à créer, et en "passant les heures",

comme elles disent, à quelqu’un d’autre, les travailleuses ne font que léguer la position laissée à

une personne moins bien placée qu’elles dans l’échelle sociale. Cette action individuelle ne

permet ni l’amélioration de la qualité d’emploi de manière générale ni le changement d’attitude

des employeuses/clientes. Plus largement, elle empêche la valorisation du secteur.

156 Le 25 octobre 2012, le SPF Emploi, Travail et Concertation sociale organisait une journée d’étude appelée Titres-services : quantité et/ou qualité ?, avec pour but de discuter quelques éléments de la qualité du travail. La journée était néanmoins peu concluante par rapport à la question posée par le titre de l’évènement. Sur le plan européen, plusieurs journées d’études/débats réunissent des acteurs des pays membres autour de thèmes comme More and better job in home care services (titre de la Conférence organisée par Eurofund le 12 septembre 2013). Notre expérience dans nos observations participantes respectives montre que le débat tourne plutôt autour de "more jobs" que de "better jobs".

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Chapitre V 318

Par contre, ce mouvement constant engendre collectivement une vague idée de ce qui pourrait

être envisagé comme "un emploi de qualité" dans le secteur. En pratique, le bon emploi est celui

qui n’est jamais passé à d’autres travailleuses. Cette idée évolue à la fois par la connaissance des

lois et par le bouche-à-oreille entre travailleuses. En outre, la question de l’abandon du travail

comme unique réaction à l’insatisfaction pose la question de savoir si une négociation sur les

conditions de travail est possible, et jusqu’à quel point.

De manière complémentaire, le fait d’amener le travail domestique à l’économie formelle le rend

plus sensible aux pressions de marché. Ainsi, pour les entreprises agréées à but lucratif, la

diminution de la rentabilité de ces dernières années est principalement liée à la réduction de la

valeur du remboursement fédéral et au fait de l’augmentation de la pression sur la qualité

d’emploi ainsi que sur des frais d’encadrement (Idea Consult 2014 p. 114). Pour maintenir une

marge de profit, les entreprises investissent moins dans la formation de leurs travailleuses et

diminuent proportionnellement le personnel d’encadrement.

Selon la même logique marchande, l’un des impacts de la régularisation massive du travail

domestique live-out est la création d’un "marché au rabais"(Camargo et al. 2015), avec une pénurie

d’opportunités sur le marché au noir et sa saturation. Les travailleuses qui n’ont pas pu entrer sur

le marché formel, puisqu’elles se trouvent en situation irrégulière, ont vu la plupart des clientes

migrer vers le système des titres-services, attirées par le prix concurrentiel et les avantages

fiscaux. Celles qui ont gardé leurs employeuses au noir comptent sur leur loyauté, mais ces

dernières attendent pour la plupart avec impatience une régularisation de séjour pour passer aux

titres-services. D’autres travailleuses "sans-papiers" acceptent d’être payées en titres-services,

pour ensuite les revendre sur le marché noir à des entreprises agréées ou à des salariées du

système désireuses de compléter leurs heures.

Les places qui restent sur le marché informel sont principalement celles du live-in, qui continue à

être un créneau important pour des migrantes en situation irrégulière, et celles du live-out dont

"personne ne veut" : trop loin, trop de travail, mal payé, des patrons maniaques, etc. Sur le plan

du paiement, également, les travailleuses du marché informel peuvent difficilement attendre

d’être payées au-dessus de la valeur horaire payée par les clientes pour chaque titre. Un autre

facteur contribuant à faire pression sur les prix du marché informel serait le récent mouvement

de travailleuses migrantes venant de l’Europe du Sud.

En outre, le fait que le travail domestique est souvent exercé par des migrantes en situation

irrégulière sur le marché informel complique une éventuelle organisation collective, même si des

initiatives existent. De plus, l’organisation de travailleuses "sans-papiers" crée une tension avec

les syndicats du secteur : ceux-ci considèrent parfois les migrantes comme des concurrentes qui

"minent les conditions de travail et les salaires en vigueur" (Schwenken 2011 p. 118).

Sur le plan de la perception individuelle, nos analyses font ressortir la spécificité de l’expérience

de travailleuses migrantes employées en titres-services. En effet, nos interviews et observations

indiquent le poids structurel et déterminant de l’axe de la régularité de séjour pour ces

travailleuses. Selon la position des travailleuses dans leurs carrières migratoires, les changements

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Chapitre V 319

statutaire et identitaire lors du passage de l’informel vers le marché des titres-services prennent

une ampleur distincte.

En ce qui concerne le changement statutaire, nous l’avons vu, il est globalement valorisé. Il varie

toutefois selon le projet migratoire des travailleuses et leur attachement à la valeur du salaire

indirect (une indication de leur culture du salariat).

Sur le plan identitaire, néanmoins, le passage vers les titres-services n’engendre pas d’incidence

significative. Il ne change en rien la définition que les travailleuses font d’elles-mêmes ou leur

estime de soi. Elles ne sont pas plus fières de ce qu’elles réalisent comme travail, et elles n’ont

pas l’impression d’être professionnelles ou d’avoir changé de travail. Au contraire, elles placent

ce passage dans la continuité.

La comparaison entre les deux groupes de travailleuses met en évidence que la métamorphose la

plus marquante est celle de la régularisation de séjour, et non celle de la formalisation du travail,

contrairement à ce qui est avancé par le gouvernement fédéral et les agences agréées promouvant

la politique des titres-services. Ce décalage entre discours public et réalité peut être attribué entre

autres au fait qu’en Région de Bruxelles-Capitale une grande partie des travailleuses des titres-

services sont des femmes migrantes, contrairement à la réalité nationale.

Ainsi, pour les travailleuses du premier groupe observé, dont la régularité de séjour a été acquise

avec la formalisation du travail, ces deux moments se confondent et le travail déclaré est très

valorisé, voire idéalisé. Les possibilités d’empowerment apportées par le changement de statut sont

dans ces cas significatives, dans les trois sens du concept selon Adjamagbo et Calvès (2012 p.

10). Ce moment accompagne un changement majeur d’identité et de nouvelles possibilités de vie.

Pour le deuxième groupe de travailleuses, déjà régularisées (ou déjà belges) lors de la transition

vers les titres-services, le travail formel favorise également l’empowerment en tant que prise de

confiance en soi, mais dans une moindre mesure. Ce passage est davantage étouffé par une perte

nette de revenus (pas toujours ressenti comme compensé par le salaire indirect), et par le

déclassement social, dans le cas des femmes migrantes avec un haut capital culturel entrant

directement sur le marché formel.

En outre, le processus d’entrée sur le marché du travail formel n’amène pas forcément à

l’émancipation dans le sens de pouvoir collectif et politique, ou à la remise en question des

inégalités et des oppressions sociales diverses. En d’autres termes, comme l’a énoncé Fraser dans

sa critique à "l’euphorie" autour de l’emploi féminin :

Neoliberalism turns a sow's ear into a silk purse by elaborating a narrative of female

empowerment. Invoking the feminist critique of the family wage to justify exploitation, it

harnesses the dream of women's emancipation to the engine of capital accumulation. (Fraser

2013).

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Chapitre V 320

Fraser est catégorique : l’entrée dans un monde du salariat amène peut-être une vie meilleure,

mais l’on n’est pas sorti du système d’exploitation à l’origine des inégalités. Ainsi, sur le plan

individuel, les travailleuses ont un gain de confiance en elles qui peut les mener à d’autres

possibilités et questionnements. Toutefois, sur le plan collectif, elles continuent de porter le

poids d’une domination au niveau du genre, de la classe et de la "race"/ethnicité : d’un côté, les

inégalités du partage de tâches au foyer et de l’autre, des inégalités du monde du travail.

Enfin, la sortie de l’informalité signifie pour les travailleuses domestiques l’entrée dans une

nouvelle composante du "précariat"157 (Castel 2009a), un secteur formel précarisé qui soutient

l’inégalité sociale et d’opportunités. Le caractère profondément ethnicisé et féminisé du secteur

formel contribue en outre à renforcer l’acceptation sociale de sa précarité, et inversement le

marché des titres-services en Région bruxelloise se "labellise" comme un travail migrant (Massey

et al. 1993 p. 453) et se consacre comme "la place à occuper" pour les femmes migrantes sur un

marché du travail ethnostratifié.

Les questions d’articulation entre vie privée et professionnelle pour les employées en titres-

services restent également non résolues. Autrement dit, la division inégale des obligations

familiales et domestiques mène au choix de temps de travail très partiels et, par conséquent, de

salaires très faibles qui n’assurent pas l’autonomie (Lebeer & Martinez 2012; Troyer et al. 2013;

Brolis & Nyssens 2014, 2015)158.

De plus, un changement de mentalités sur l’importance du travail domestique reviendrait à

replacer son importance dans nos sociétés et repenser les relations de genre au sein des couples.

Ceci vaut pour les travailleuses, mais surtout des employeuses/clientes et leur interaction avec le

monde du travail. Tant que le modèle de l’adult worker society (Lewis & Giullari 2005) ou du

universal breadwinner (Fraser 2000) continue à être la règle, les travailleuses domestiques n’auront

pas accès à un travail décent ni à une véritable conciliation entre vie privée et professionnelle, car

leur rôle de "substitutes" des femmes professionnelles les oblige à occuper un emploi flexible et

relativement bon marché pour les classes moyennes.

Enfin, l’organisation du secteur autour d’un marché formel et l’action des entreprises sont des

pas importants pour s’attaquer à la valorisation sociale du travail domestique, mais insuffisants.

Ce sont plutôt des formes d’organisation collectives, comme les syndicats, les organisations de

travailleuses (migrantes) et les groupes de parole, qui semblent pouvoir faire évoluer le cadre

légal et les mentalités. Ces mouvements, en Belgique et à l’étranger, rendent le travail domestique

visible sur le plan régional, national et international. La visibilité ne fait pas gagner la partie, mais

a le mérite de mettre la question sur la table alors qu’on essaie de la glisser sous le tapis.

157 Robert Castel définit le précariat comme "un infra-salariat qui se développe en deçà de la société salariale et qui ne permet plus d'assurer l'indépendance économique et sociale des travailleurs" (Castel 2009a,b). 158 Voir aussi pour la France : Devetter et Rousseau (2011), Dussuet (2012) et Matus et Prokovas (2014).

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Chapitre VI 321

Chapitre VI

Entre proximité et distance : Les (non)

changements des relations du travail domestique

formel

Introduction

La relation triangulaire est une spécificité de la politique du travail domestique belge et

considérée par les acteurs politiques nationaux et européens comme un modèle. Elle impose une

division des rôles entre l’agence agréée, qui paye le salaire et est responsable de l’employée et du

service offert, et la cliente (éventuellement une ancienne employeuse directe), qui reçoit le

service. Cette nouvelle situation n’a jusqu’à présent pas reçu beaucoup d’attention de la part des

recherches dans le domaine.

La formalisation des relations d’emploi et de service n’efface pas, cependant, les pratiques mises

en place dans le marché du travail domestique informel. De nouvelles pratiques coexistent avec

l’héritage des relations bilatérales du travail au noir sur le marché du travail domestique formel.

Parmi les pratiques maintenues, la confiance interpersonnelle entre employeuses/clientes159 et

travailleuses est la principale. En outre, les attentes de chaque partie envers la posture de l’autre

sont semblables sur le marché formel et informel. Sur le plan des relations bilatérales, donc, la

formalité ou informalité du travail domestique est indifférente.

À la fois subtils et structurels, quelques changements sont pourtant en cours. D’un côté, pour les

travailleuses, le changement lors de leur entrée sur le marché de titres-services, tant concret que

symbolique, aura un effet sur la relation avec les clientes, influençant positivement la capacité des

travailleuses à négocier. Si le nouveau contexte d’institutionnalisation leur est favorable et

renforce l’aspect contractuel de la salarisation promue par les titres-services, c’est

individuellement que leur capacité de négociation s’exprimera, ou ne s’exprimera pas.

159 La formule "employeuse/cliente" utilisée explicite le peu de différences entre les arrangements déclarés et non-

déclarés dans les relations bilatérales. Les différences seront spécifiquement pointées quand ceci sera le cas. En

outre, la plupart des participantes sont passées par les deux cas de figure.

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Chapitre VI 322

De l’autre, c’est la position des clientes qui est modifiée. Ainsi, pour les newcomers, nouvellement

arrivées sur le marché du travail domestique, il peut avoir l’établissement d’un tout autre cadre

relationnel. En effet, leur manière d’établir la confiance peut se réaliser comme pour les

"anciennes" clientes, ou via l’entreprise agréée, situation qui présuppose une confiance

institutionnelle plutôt qu’interpersonnelle et éloigne clientes et travailleuses. Une distanciation

corroborée par la fréquente absence des clientes lors du travail des employées titres-services. La

règlementation des titres-services est un autre facteur structurel contribuant à la

déresponsabilisation des clientes par rapport à la relation d’emploi et de service, influençant

l’établissement d’une relation distanciée.

Ce chapitre s’organise autour de la question de recherche spécifique suivante : "Quels

changements amène la ‘triangulation’ mise en œuvre par la politique des titres-services dans les

relations de travail ?" Pour la développer, nous organisons ce chapitre en deux parties. La Section

I s’intéresse aux formes de négociation dans la triangulation et à l’établissement de la confiance.

Notamment, nous verrons comment les pratiques quotidiennes des travailleuses et clientes en

titres-services reproduisent ou transforment les dynamiques du marché informel du travail

domestique. La Section II se concentre sur les manières dont employeuses/clientes et

travailleuses forgent la relation de travail sur le plan formel ou informel. Nous discuterons

d’abord l’établissement d’attentes concernant la propreté et la manière de nettoyer, pour ensuite

observer les expectatives de chaque partie de la relation par rapport à l’autre.

Section I : Formes de négociation dans la triangulation

1. Relation de travail, relation de service

D’un point de vue théorique, la "triangulation" peut être divisée en trois types de relation : les

relations de travail entre agences agréées et travailleuses, les relations de service entre

travailleuses et clientes et les relations entre agences et clientes. Cette nouvelle manière d’établir

les relations de travail au sein du secteur du travail domestique est une nouveauté qui le

rapproche du marché des services de manière générale.

Dans la Figure VI.1, nous voyons une représentation des relations de travail et de service en

titres-services, une partie du schéma déjà montré dans le Chapitre II. La double flèche en bleu

représente la relation bilatérale, antérieure à l’arrivée des titres-services, entre employeuses et

travailleuses. La flèche discontinue en noir représente la relation commerciale établie entre la

société et la cliente des titres-services : alors que les agences essayent de "fidéliser" la clientèle,

elles ne sont que l’intermédiaire de la travailleuse qui réalisera le travail de nettoyage chez les

clientes. Finalement, la flèche discontinue en orange désigne la relation de travail officielle établie

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Chapitre VI 323

entre l’entreprise agréée et la travailleuse par un contrat de travail. Ce n’est en fait que dans cette

relation qu’il existe un contrat. Elle peut être très faible et les travailleuses s’approchent alors du

profil de salariées "entrepreneuses sans entreprise" (Granovetter 1995) ou, comme c’est souvent

le cas dans les entreprises de l’économie sociale, l’encadrement renforce la relation d’emploi et la

construction d’un collectif de travail.

Figure VI.1 : La relation d’emploi et service du système triangulaire

Cette triangulation a deux conséquences opposées sur les relations de travail. D’une part,

l’intermédiaire est un "garde-fou" pour les règles et les éventuels abus des clientes, ce qui peut

favoriser la qualité d’emploi. D’autre part, cette organisation en triangle provoque une "dilution

du patronat", soit une situation où la relation d’emploi hiérarchique n’est pas claire, puisque

divisée parmi différentes actrices (les sociétés, la clientèle).

Quand la triangulation arrive dans une relation de travail préétablie de manière bilatérale sur le

marché informel du travail, la relation a tendance à se maintenir comme avant. C’est là que des

formes de négociation vont s’établir dans la triangulation, articulant le rôle de chacune des trois

actrices dans des dynamiques basées sur la confiance. De plus, cette organisation triangulaire

modifie la situation de négociation individuelle, sans pour autant la supprimer. Nous

observerons ci-dessous les pratiques quotidiennes qui construisent et défient cette triangulation.

2. Engager une aide-ménagère : une affaire de confiance

Sur le marché du travail informel, les deux parties, employeuse et travailleuse, sont engagées dans

une relation qui comprend des risques du fait qu’elle se déroule au noir, même si l’un des deux a

plus à perdre que l’autre. La travailleuse n’a aucune protection au travail ou sécurité d’emploi.

Elle peut être renvoyée du jour au lendemain, après un désaccord, ou si elle est malade, enceinte

ou si elle souffre un accident. Si elle ne va pas (ou plus) travailler, elle n’aura aucune source de

revenus.

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Chapitre VI 324

De leur côté, les employeuses craignent le vol, principale peur du patronat dès la naissance de la

profession160. De plus, elles peuvent subir des absences et des retards qui risquent de troubler

l’organisation du foyer, voire l’abandon du lieu de travail par la travailleuse, fait fâcheux

notamment si les tâches comprennent le soin de personnes. Si selon les employeuses/clientes les

risques encourus par elles semblent être plus importants, il est irréfutable que la travailleuse a

plus à perdre, surtout si elle est live-in et risque à la fois son travail et son logement. Les

travailleuses sont ainsi plus vulnérables dans cette relation de pouvoir, comme diverses auteures

l’ont par ailleurs signalé (Anderson 2000; Parreñas 2001; Hondagneu-Sotelo 2007; Lutz 2011;

Schwenken & Heimeshoff 2013).

En ne déclarant pas la relation d’emploi, les deux parties sont, aux yeux de l’État, complices

d’une infraction administrative. Cette situation renforce les liens entre les deux parties et

contribue à accentuer interdépendance et compassion mutuelle, comme l’avait observé Kuźma

(2012 p. 261), parmi d’autres auteurs. Ce lien du "secret partagé" du travail domestique renforce

la relation de confiance et la proximité. Cette dernière peut cependant augmenter

disproportionnellement la dépendance de la travailleuse envers la famille qui l’emploie, ou

construire l’impression pour la travailleuse d’intégrer un cercle familial ou d’amis.

La littérature montre que la relation de travail entre employeuses et travailleuses est marquée par

une proximité distante et des codes hiérarchisés et complexes, même quand il s’agit de quelques

heures de nettoyage par semaine, comme l’a montré Lutz (2011) dans son analyse du travail

domestique informel live-out réalisé par des travailleuses migrantes. Quand cette relation se

déplace du marché informel pour aller vers le marché régularisé du travail avec le même

"binôme", elle garde pour la plupart ses caractéristiques.

Sur le marché du travail domestique informel, c’est l’employeuse qui engage directement une

travailleuse, le plus souvent sur recommandation d’amis, famille ou collègues, mais parfois par

annonces. Dans le système des titres-services, ces pratiques sont maintenues, à part certaines

newcomers, qui font appel directement à l’entreprise. Les sociétés agréées utilisent par ailleurs les

mêmes tactiques basées sur la confiance (bouche à l’oreille, recommandation) pour composer

leur corps d’employées.

Le premier mot que la plupart des employeuses/clientes participantes ont énoncé lors de la

question sur la relation avec les travailleuses a été, par ailleurs, "confiance". La valeur attribuée à

la confiance est essentielle quand les arrangements sont informels, puisqu’elle remplace

l’existence d’un contrat ou d’une garantie formelle, comme l’a montré Lutz (2011 p. 81). Si les

interviews auprès des employeuses/clientes montrent en effet la place privilégiée occupée par le

sentiment de confiance dans les relations initiées de manière non déclarée, nous constatons que

ce sentiment est cependant tout aussi fort au sein des relations dans le système des titres-services.

Ce dispositif offre un contrat écrit entre entreprise de titres-services et employée, mais il n’existe

160 Sur cette crainte des patrons par rapport aux vols du personnel domestique, voir Piette (2000).

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Chapitre VI 325

pas de contrat entre clientes et travailleuses : la confiance et les accords verbaux restent donc

d’actualité.

Ce concept flou de la confiance, qui renvoie au feeling entre deux personnes et à la subjectivité, se

traduit, selon nos interviews et observations, en deux éléments : honnêteté et fiabilité. Dans les

deux extraits ci-dessous, Fabienne et Christelle expliquent comment elles établissent une

"relation de confiance" :

Confiance, évidemment [c’est essentiel]. La confiance, on voit au fur et à mesure des semaines

si l’on peut avoir confiance, que rien ne disparaît... C’est vrai, il y a la confiance dans le travail,

mais également… Je sais que je peux laisser Janaína ici toute seule à n’importe quel moment.

J’ai confiance en elle, il n’y a jamais rien qui se passera. Au niveau vol, aussi. Les enfants

peuvent laisser traîner des choses que normalement on ne laisse pas traîner. Parfois je leur dis

aussi : ‘Ça ne se fait pas de laisser traîner des billets. Rangez votre argent, ça fait un peu

négligent’. Mais Janaína, à ce niveau-là, j’ai vraiment confiance en elle. (Fabienne, Belge, 51 ans,

en couple, quatre enfants adolescents/adultes, travaille à temps partiel dans les assurances ;

Compagnon : Belge, temps-plein dans une banque privée ; cliente titres-services).

– Je suis quelqu’un de facile, mais ce que je préfère avant tout c’est l’honnêteté de la personne.

Si jamais je ne suis pas là et qu’elle me dit j’ai travaillé 4 h et elle en a fait une, ça, ça ne va pas.

Ici, le contact s’est très bien fait, je sais qu’elle est hyper honnête donc c’est ça qui compte. Et

elle travaille bien.

– C’est vraiment un feeling comme ça…

– Ah oui, c’est sûr. Je connais des amis qui ont cherché longtemps avant de trouver la bonne

personne aussi. [...] Il y a eu un Philippin qui lui ne prévenait pas quand il ne venait pas. Et

c’était à l’époque où j’avais un bébé donc ce n’était pas très évident, je devais partir pour faire

les courses, etc. (Christelle, Belge, environ 55 ans, manager petit hôtel en campagne, en couple,

deux enfants adultes ; Compagnon : Belge, travaille dans le secteur de l’immobilier ; cliente

titres-services).

Les opinions des clientes Fabienne et Christelle sont en quelque sorte la synthèse des opinions

des participantes employeuses/clientes. Alors que Christelle a eu auparavant une série

d’arrangements non déclarés pour des travailleuses pour le ménage ou pour le soin des enfants,

Fabienne a toujours engagé des personnes de manière déclarée : avant l’introduction des titres-

services, elle faisait appel au service de nettoyage des Agences Locales pour l’Emploi (ALE).

Les extraits ci-dessus attestent également que la qualité du travail vient bien après la confiance. Si

certaines clientes ont par contre eu plusieurs mauvaises expériences successives concernant la

qualité du service offert, notamment avec des employées en titres-services, la confiance occupe

une place plus importante dans le discours de la plupart des employeuses/clientes participantes.

Fabienne évoque la confiance à la fois par rapport aux choses ("au niveau vol"), et à la fois "dans le

travail". Cette deuxième notion semble, par contre, renvoyer à la première : elle exprime le fait

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Chapitre VI 326

que Janaína n’a pas besoin de surveillance ("Je sais que je peux laisser Janaína ici toute seule à n’importe

quel moment"), un comportement nécessaire à mettre en place quand il s’agit de gens

irresponsables ou sans éthique professionnelle, qui ne réaliseraient pas ce qu’ils sont censés

réaliser et/ou voleraient des objets s’ils ne sont pas soumis à une autorité présente.

De manière semblable, Christelle fait allusion au même sentiment par rapport aux heures

travaillées : "Si jamais je ne suis pas là et qu’elle me dit j’ai travaillé quatre heures et elle en a fait une, ça, ça ne

va pas". Le point important pour les clientes n’est donc pas tant que la maison soit propre ou le

travail réalisé, mais qu’elles ne soient pas trompées, ce qui mènerait à une rupture de confiance.

Maintenir un niveau de confiance est donc garantir la pérennité de la relation.

Les extraits démontrent, enfin, que la construction de la confiance est un processus – parfois

abouti, parfois non. Une fois installée, cependant, la confiance efface d’autres composantes de la

relation de travail, "institutionnalisant" la relation et la rendant stable dans le temps : la confiance

"inclut" la travailleuse dans le champ du non-danger et normalise les relations (Lutz 2011 pp. 80–

84). On oublie que c’est une "étrangère" au cercle familial qui entre dans cet espace et vient le

nettoyer une fois par semaine.

Ce processus de construction est par contre uniquement à la charge de la travailleuse : c’est elle

qui doit construire la relation de confiance, "gagner la confiance" des employeuses/clientes. En

ce sens, l’établissement de la confiance est une tactique pour garder leur travail.

Reprenant les axes d’analyse introduits dans le chapitre précédent, formalité/informalité et

régularité/irrégularité, nos interviews et observations montrent que la confiance prend des

proportions différentes dans les relations entre travailleuses et employeuses/clientes. De cette

manière, pour les travailleuses en situation irrégulière de séjour, la confiance est l’unique garantie

de stabilité à laquelle elles peuvent s’attendre. Elle est la pièce initiale et indispensable pour la

constitution d’une bonne relation avec les employeuses, une question de survie. Selon plusieurs

auteures, une bonne relation limite le pouvoir des employeuses sur les travailleuses (Anderson

2000 p. 255) et permet l’obtention d’avantages matériels et non matériels (Safuta & Degavre

2013 pp. 431–433).

Pour les employeuses devenues clientes, même avec le passage vers le système des titres-services,

la formalité de la relation d’emploi change peu la place centrale qu’elles accordent à la confiance,

comme le montrent les extraits ci-dessus. Par contre, le point de vue des travailleuses change

quand elles se trouvent pleinement dans la régularité de séjour et la formalité du travail : leur

nouvelle situation les rend moins dépendantes d’une relation de confiance avec la clientèle (voir

l’histoire de Silvana dans le Chapitre V).

Néanmoins, quand les travailleuses ont vécu la régularisation de leur séjour aux côtés de leurs

employeuses/clientes, cette expérience commune peut sceller une relation forte entre les deux

parties. Certaines employeuses ont ainsi soutenu psychologiquement et matériellement les

travailleuses dans leurs démarches de régularisation, participant à ce changement identitaire

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Chapitre VI 327

majeur pour les travailleuses auparavant "sans-papiers" (Camargo et al. 2015; Godin et al. 2015).

Plusieurs employeuses au noir ont en effet écrit des lettres lors de la Campagne de Régularisation

en 2009 qui ont été jointes au dossier de demande, témoignant de la présence des travailleuses en

Belgique depuis une certaine date, ou de l’honnêteté de caractère des travailleuses en question, de

leur sens du professionnalisme, etc.

Les employeuses/clientes ont alors parfois l’impression d’avoir participé activement à la

régularisation de la travailleuse. De même, ces dernières tendent parfois à survaloriser le soutien

reçu. De fait, les lettres ont eu un poids peu significatif pour la décision de l’Office des Étrangers

face aux preuves matérielles de séjour et intégration dans l’évaluation (abonnement de transports

en commun, factures avec nom et adresse, fréquentation de cours de français, enfants scolarisés,

contrat de travail, etc.). Symboliquement, cependant, la traversée de cette étape de "renaissance"

pour les travailleuses les lie à leurs employeuses/clientes de manière durable. Ce sentiment est

illustré par la phrase de la travailleuse Lucia :

Mes patrons m’ont beaucoup aidé, ils ne m’ont pas laissé tomber, c’est pour ça d’ailleurs que je

ne les laisse pas tomber, parce que… Je crois qu’on doit être reconnaissant envers les gens qui

sont reconnaissants envers nous. (Lucia, Brésilienne, 34 ans, célibataire, travailleuse titres-

services depuis sa régularisation).

Lucia exprime sa gratitude envers ses clientes actuelles, qui ont traversé avec elle les phases de

sans-papiers, d’employée chez l’entreprise agréée frauduleuse Brasil-Euro (voir Encadré Chapitre

V) et finalement d’acquisition d’une régularité de séjour et entrée sur le marché des titres-

services. Le sentiment de se sentir redevable peut donc être très ancré. Les années de vie

clandestine et de travail au noir, parfois interprétées par les travailleuses (et par les clientes)

comme une période "d’aide" des clientes à leur égard, contribuent à ce que les travailleuses se

sentent redevables, et refuser certaines demandes ou certains ordres devient difficile (Camargo et

al. 2015).

Dans ce sens, la situation de Lucia illustre de la part de certaines travailleuses une servitude

volontaire envers les employeuses/clientes, soit une "violence symbolique" (Bourdieu &

Wacquant 1992)161 : à partir du sentiment de se sentir redevable, les travailleuses construisent une

relation d’hétéronomie envers les employeuses/clientes qui les ont soutenues, orientées, etc. En

s’enfermant dans ce rapport, elles se rendent responsables elles-mêmes de la précarité dans

laquelle elles se trouvent. Le rapport de domination est donc intériorisé dans le sentiment de se

sentir redevable.

La confiance est par conséquent un rapport non d’égalité entre les parties de la relation de travail

domestique, comme il a l’apparence d’être, mais de dépendance. C’est la cliente qui mène le

161 "La violence symbolique est, pour parler aussi simplement que possible, cette forme de violence qui s’exerce sur

un agent social avec sa complicité" (Bourdieu & Wacquant 1992 p. 142).

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Chapitre VI 328

processus de la confiance, la travailleuse doit la "mériter". La différence, c’est que les

travailleuses, une fois devenues employées en titres-services (et donc possédant un séjour

régulier et dans un marché formel du travail) sont éventuellement moins disposées à en jouer le

jeu, en tout cas pour celles moins attachées à maintenir de bonnes relations avec les

employeuses/clientes.

La confiance varie également selon le type de demande des employeuses/clientes. Le groupe

classe supérieure tend ainsi à établir des relations souvent proches avec les travailleuses, au lieu de se

lier avec l’agence si l’arrangement est dans le système des titres-services. La cliente explique la

construction de la relation de confiance avec la travailleuse hebdomadaire :

– […] First she was hired, first as a cleaning lady, not as a babysitter... So she just came to

clean, that’s it. And then after about a year, you know, she might help me... Help me out a little

bit with the baby... The younger one was really small. She would help me out with the baby if I

need to run a quick errand, or if I needed to do something, but I was still mainly with the baby.

And then as... When he was older, you know, especially when he could speak! Because, if

anything goes wrong, he can speak, right? I trust her more with the kid. And now, you know,

she could spend overnight with the kids and it’s not a problem.

– So it's really something she managed to get from you, because in the beginning you were...

– Yeah, yeah, definitely. Yes, definitely. I mean, I wouldn't have anyone to live here in the

house... And the kids... the kids love it when she stays because they say she cooks really well!

[rires]. […] Like: ‘Oh, you know, she makes really great pancakes, with apple, we’ve had

burgers... It's better than yours’. [rires] And I said: ‘OK, that's fantastic!’. (Lia, Nord-

Américaine d’origine chinoise, environ 45 ans, en couple, 2 enfants, femme au foyer ;

Compagnon : Chilien, conseiller en gestion).

L’extrait ci-dessus montre, encore une fois, le processus de confiance du point de vue de

l’employeuse/cliente, et comment la confiance est gagnée au fur et à mesure, comme résultat du

vivre ensemble. Il est indifférent ici si la relation se donne dans la formalité ou dans l’informalité.

Plus le temps passé ensemble est long, plus des relations "comme de la famille" apparaissent.

L’implication de travailleuses dans un large éventail d’activités quotidiennes essentielles au

fonctionnement du ménage aide à expliquer la situation, et confirme la théorie développée par

Lan (2003), qui renforce l’importance du temps – passé ensemble ou de manière séparée – et la

séparation de l’espace (l’espace public dans la maison et celui de l’intimité des employeurs). La

cliente Lia exprime également une crainte partagée par d’autres participantes mamans par

rapport à la garde d’enfants.

De manière semblable, dans le groupe des dépendantes, la proximité et la demande de travail

émotionnel, souvent implicite et plus proche du care, participe à l’établissement des liens de

confiance forts. La relation de travail peut dans le cas échéant être plus "passionnelle" et, partant,

plus conflictuelle (Hondagneu-Sotelo 2007, Lutz 2011).

C’est dans le groupe classe moyenne intellectuelle que nous avons trouvé le plus de diversité et des

relations allant soit plutôt dans le sens de la confiance et réciprocité comme celles de Fabienne,

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Chapitre VI 329

non sans crispation, soit des relations plutôt businesslike. Ces modalités de relation seront

analysées dans la Section II.

A. La question de la clé

Donner les clés de la maison est un acte symbolisant une confiance accordée. La garder est à

l’opposé l’expression d’une méfiance envers la travailleuse ou envers n’importe qui d’extérieur au

foyer. La plupart de nos participantes employeuse/clientes ont donné la clé à l’aide-ménagère.

D’autres sont des personnes âgées, souvent à la maison, ou ont des problèmes pratiques (serrure

qui ne permet pas de doubles, etc.), ou encore, comme Fabienne et Céline, n’aiment tout

simplement pas donner la clé :

– Elle n’a pas la clé ? Elle vient toujours quand vous êtes là ?

– Oui. [...] J’oserais tout à fait la laisser la clé au niveau confiance, mais c’est plutôt au niveau

travail que j’aime mieux être là pour... Je veux que la maison soit un peu rangée avant qu’elle ne

passe nettoyer. (Fabienne, Belge, 51 ans, en couple, quatre enfants adolescents/adultes,

travaille à temps partiel dans les assurances ; Compagnon : Belge, temps-plein dans une banque

privée ; cliente titres-services).

Je n’ai qu’une clé surnuméraire, donc j’en ai besoin régulièrement, mais je pourrais en faire une

en plus… Mais c’est vrai, je n’aime pas trop le principe de donner la clé, même si… Je n’ai pas

peur parce que c’est par les entreprises de titres-services. Ce serait quelqu’un de… qui agit

toute seule, j’aurais un peu plus peur, elles peuvent disparaître du jour au lendemain. Ici, c’est

quand même plus difficile… Mais comme je suis beaucoup à la maison, ça me convient mieux

comme ça. Si je n’ai pas le choix non plus, je laisse la clé. Je sais qu’elle va rester une heure

cachée… En été, ça va encore, on peut cacher [la clé] sous les plantes, en hiver, il y a moins de

cachettes… (Céline, Belge, un peu plus de trente ans, en couple, deux enfants en bas âge,

enceinte, employée à mi-temps dans une entreprise d’assurances ; Compagnon : Belge,

ingénieur temps plein dans une entreprise ; cliente titres-services).

Si Fabienne est gênée, car elle atteste avoir "pleine confiance" dans l’aide-ménagère Janaína et

son explication semble incohérente, Céline explicite son inconfort devant le fait de laisser la clé,

et est beaucoup plus dubitative par rapport à cette "confiance a priori". Elle a eu, en effet,

énormément de turnovers parmi les personnes venant nettoyer de manière hebdomadaire, parfois

à cause de mauvaises expériences relatives à la qualité du nettoyage. Ce vécu contribue à ce

qu’elle soit plus réticente à donner la clé au premier rendez-vous, comme beaucoup de personnes

le font.

La cliente Alice, du groupe classe supérieure, justifie plus clairement le fait de garder la clé par des

questions de sécurité :

– Et vous n’avez jamais donné la clé de chez vous, en fait ?

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Chapitre VI 330

– Non. Je l’ai donné aux... Aux voisins pour avoir une double, et je la confie aux babysitteurs

qui viennent de temps à autre, mais c’est tout quoi. Parce que je ne donne pas la clé.

– Et ça a toujours été comme ça ?

– Euh... Oui ça a toujours… Les autres femmes de ménage, en Normandie, il y avait une

cachette donc je la laissais, s’il y avait besoin je la laissais… Mais c’était moins compliqué parce

que… C’était une maison complètement isolée à la campagne, ça ne craignait pas vraiment

[rires]. Là on nous a dit qu’il y avait eu pas mal de vols dans le quartier, donc on a une alarme

et tout ça, c’est toujours un peu compliqué parce que si quelqu’un arrive en mon absence, ça

veut dire que je ne mets pas l’alarme. Et je ne veux pas donner le code non plus pour que la

personne éteigne l’alarme en arrivant, donc c’est… (Alice, Française, environ 40 ans, en couple,

3 enfants, professeure à l’Université en banlieue parisienne ; Compagnon : Français, haut

exécutif d’une multinationale de l’énergie).

Alice travaille à la maison. Il est donc plus facile pour elle d’organiser la venue de l’aide-ménagère

et de ne pas donner la clé. À l’instar de la cliente Céline, Alice assume pleinement le principe de

ne pas donner la clé et, partant, la question du manque de confiance envers les aides-ménagères.

Elle est toutefois mal à l’aise d’avouer qu’elle a donné un double aux voisins et éventuellement

aux babysitteurs, mais pas à l’aide-ménagère venant toutes les semaines. C’est envers cette dernière

donc qu’il manque la confiance, car donner la clé signifie donner également le code de l’alarme.

Pour les employeuses/clientes du groupe dépendantes, ne pas donner les clés est une habitude plus

courante. Les personnes sont souvent à la maison et, en outre, elles ont plus de méfiance à

l’égard de personnes "extérieures" à la maison. Mme Hubert synthétise ce sentiment de

méfiance, évoquant également les stéréotypes qu’on peut avoir sur les Polonaises et sur les

étrangers en général :

Moi je n’aime pas donner la clé aussi pour une autre raison. En parlant, parfois, tous les

Polonais ne sont pas honnêtes, il y en a beaucoup qui sont honnêtes, bien sûr. Oh, ben, ça peut

être aussi des Belges, ça peut être n’importe quoi. On [la travailleuse] parle [avec d’autres

personnes] et alors on donne des explications, sur les sorties, les heures de... Et il y a toujours

des gens malhonnêtes [qui pourraient profiter de ces informations], il y a ça. (Madame Hubert,

82 ans, Belge, veuve, vit seule, 2 enfants adultes, des petits-enfants, femme au foyer après son

mariage ; cliente titres-services).

La préoccupation de Mme Hubert renforce ce que nous avons exposé ci-dessus sur la confiance

en tant qu’inquiétude sur l’honnêteté des travailleuses : est-ce qu’elle va utiliser la clé alors qu’elle

connaît les horaires de la maison ? Ou donner des informations à d’autres personnes ? Elle se

reprend, en disant que "ça peut être aussi des Belges, ça peut être n’importe quoi" et non forcément des

Polonais, peut-être parce que l’aide-ménagère venant chez Mme Hubert est Polonaise, ou que la

chercheure est elle-même "étrangère" ?

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Chapitre VI 331

B. Médiation de la confiance

La plupart des clientes newcomers entrent sur le marché des titres-services d’une manière

"classique", soit à la manière des employeuses du travail domestique au noir : en demandant les

coordonnées d’une travailleuse à des amis, des connaissances ou à des membres de la famille. Si

une travailleuse vient sur recommandation, la situation favorise l’établissement des liens de

confiance entre clientes et travailleuses. Le Chapitre IV a montré qu’il y a chez ces clientes une

difficulté d’assumer la relation avec l’aide-ménagère, entament une posture de proximité et

partage ou, au contraire, de distance. En l’occurrence, relations entre travailleuses et clientes

seront plutôt de type businesslike selon la définition de Hondagneu-Sotelo (2007 p. 208). Les

newcomers établissent alors une relation de confiance institutionnelle, avec l’agence de titres-

services.

Très fréquemment, les agences interviewées ont une attention particulière à l’égard des newcomers,

essayant d’établir leur loyauté dans ce secteur de concurrence rude. Quelques-unes appellent de

temps en temps leur clientèle pour demander si elle est toujours satisfaite ou s’il y a des

suggestions d’amélioration des services. Des clientes de deux groupes apprécient spécialement

cette action : les newcomers qui ont l’agence comme porte d’entrée, et le groupe dépendantes.

Quand le "bon match" entre travailleuses et clientes est trouvé, les clientes sont moins en contact

avec l’entreprise. Avec le temps, même pour les newcomers, la confiance entre travailleuse et

cliente est renforcée, et loyauté et interdépendance tendent à s’installer dans la relation bilatérale.

Pour des newcomers qui ne rencontrent pas ou très peu l’aide-ménagère hebdomadaire, cependant,

les agences peuvent rester comme contact privilégié. Nous n’avons qu’un exemple de ce type de

relation parmi nos clientes titres-services. C’est la cliente Céline, qui communique

préférentiellement avec la société :

– Comment ça se passe quand il y a des changements de date ? C’est l’aide-ménagère qui vous appelle à vous ?

Ou c’est l’entreprise… ?

–… C’est arrivé quelques fois qu’elle [travailleuse] m’appelle pour me demander de modifier les

heures… Mais sinon, quand c’est de plus gros changements, je crois que c’est demandé par un

client qui a besoin d’elle à telle date, c’est l’entreprise de titres-services qui lui dit… Quand moi

j’ai besoin de changer, je passe par l’entreprise de titres-services.

– Vous appelez l’entreprise, jamais la personne.

– Non, je vois d’abord avec eux, je préfère prévenir. Il n’y a pas longtemps, il y a les peintres

qui étaient occupés dans la maison, ce n’était pas la peine qu’elle vienne, c’était… Non, je

préfère voir avec eux, c’est eux qui gèrent le planning. (Céline, Belge, un peu plus de trente ans,

en couple, deux enfants en bas âge, enceinte, employée à mi-temps dans une entreprise

d’assurances ; Compagnon : Belge, ingénieur temps plein dans une entreprise ; cliente titres-

services).

La cliente Céline, une newcomer du groupe classe moyenne intellectuelle, est entrée sur le marché des

titres-services par la société et en est par ailleurs à sa deuxième entreprise agréée. Elle estime que

son interlocutrice est bien l’agence et voit comme une volonté de voir les titres-services comme

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Chapitre VI 332

une prestation de service. Tandis que plusieurs clientes ne pensent pas à informer l’agence de

changements de planning ou d’arrangements pour les vacances, laissant toute communication à

la charge de la travailleuse, elle communique prioritairement avec la société en tant que

"prestataire" de ce service. Céline n’accorde par ailleurs pas une confiance totale à la travailleuse.

Elle en parle avec une certaine distance et présente la travailleuse de manière succincte :

– Et donc est-ce que vous connaissez cette personne [travailleuse] ? Parlez-moi un peu de cette personne…

– Euh, donc, elle s’appelle Aminata, elle vient du Congo, je sais qu’elle a un fils qui a plus d’une

vingtaine d’années, qui vient de terminer ses études, mais, elle m’avait parlé, il était plus ou

moins dans quelque chose de la cuisine et… Voilà, c’est quelqu’un d’assez joviale qui aime bien

discuter, qui aime bien voir mes enfants, mais ça, c’est tout le monde, c’est toujours gai de voir

des enfants. Et puis voilà, qui a l’air assez motivée, même si ces derniers temps, elle nous a

cassé quelque petits trucs…

Toujours pour Céline, un autre moment de l’interview dévoile pourquoi elle préfère attendre

l’arrivée de l’aide-ménagère, après avoir parlé de pourquoi elle n’aime pas laisser la clé de la

maison à la travailleuse :

– Ce n’est pas très important pour vous qu’elle soit exactement à l’heure...

– Si, si, j’aime bien la voir pour pouvoir vérifier, parce que c’est vrai qu’on ne sait jamais, elle

repart généralement avant que je revienne donc on ne sait jamais combien de temps ils ne

restent vraiment. Et je préfère, je n’aime pas trop mettre la clé là, mais bon, je ne fais pas trop

la difficile, elle vient de loin aussi et c’est déjà relativement tôt.

Le temps peut contribuer à une évolution de cette relation (ça fait un an qu’Aminata travaille

chez Céline), le temps que Céline se remette du départ de plusieurs autres travailleuses qui ne

sont pas restées longtemps. En ce sens, son comportement relativement distant ne favorise pas

une fidélisation de la travailleuse : en jonglant avec les opportunités, peut-être que la travailleuse

Aminata pourrait facilement échanger la maison de Céline avec celle d’une cliente plus ‘cool’ et

qui habitant plus près.

3. Les pratiques de communication et de loyauté

Il n’existe pas de règle encadrant la communication sous les titres-services. Il est néanmoins clair

que des relations très proches entre travailleuses et clientes "court-circuitent" l’action de

l’entreprise agréée. C’est généralement quand travailleuses et employeuses sont passées ensemble

vers les titres-services que les relations sont proches, mais la proximité peut également se créer

dans une relation établie sur le marché déclaré.

Ainsi, plusieurs clientes n’ont jamais été à l’agence titres-services et n’ont pas de contact avec

l’entreprise, ou simplement de rares échanges téléphoniques. Certaines ne se rappelaient pas, ou

plus, du nom de l’agence. Cette idée récurrente est exprimée par la cliente Sarah :

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Chapitre VI 333

– Zéro relation [avec l’entreprise] [...]. En fait, je suis passée par Janaína [travailleuse], parce

qu’en fait elle était déjà aux titres-services, et je lui ai dit mon souhait de passer aussi aux titres-

services. C’est elle qui m’a mis en relation avec eux. J’ai envoyé mon petit e-mail, je paie

régulièrement... [...]. Donc j’achète mes chèques, je les reçois par la poste, et basta. Je n’ai

aucune relation, on ne me téléphone pas pour me demander si je suis contente, pas contente...

– Et ça ne vous dérange pas ? Aimeriez-vous un peu plus de…

– Non, non, quand tout se passe bien, on s’en fiche. Moi, ma relation primordiale est avec

Janaína.

– Et si jamais vous avez un problème, vous allez le dire à Janaína, ou vous allez appeler l’entreprise ?

– Jamais je n’appellerai l’entreprise. Non, c’est à Janaína que je parlerai. Si j’avais un souci…

Mais ça, depuis le temps qu’on est ensemble, je n’ai jamais eu de problème, donc... Non, je n’ai

pas eu de souci. (Sarah, Française, 43 ans, en Belgique depuis 2003, en couple, deux enfants,

employée d’une entreprise multinationale dans le secteur du luxe ; compagnon : Irlandais, haut-

exécutif ICT dans une entreprise multinationale ; cliente titres-services).

Sarah ne prend absolument pas en compte l’entreprise agréée dans sa relation de travail. Non

seulement elle n’a pas de contact avec l’agence, mais elle ne cherche pas à en avoir. Sa relation

avec l’aide-ménagère Janaína est comme un partenariat, rendu évident par la phrase "depuis le

temps qu’on est ensemble". Cela s’explique par le fait que Sarah employait Janaína au noir auparavant,

et lui a signalé son intérêt de changer vers un arrangement déclaré, principalement pour une

question financière. En outre, étant Française, Sarah était habituée au Chèque Emploi Service

Universel, qui permet des accords de gré à gré (l’arrangement le plus répandu et qui implique

dans une relation "bilatérale" sans intermédiaire).

Du point de vue des travailleuses qui ont gardé les mêmes maisons, leurs "vraies" employeuses

restent les mêmes et ne sont pas du tout remplacées par les agences de titres-services (Camargo

et al. 2015). C’est envers les clientes que les travailleuses indiquent avoir de la loyauté. Lucia

résume le sentiment fréquemment exprimé par les travailleuses participantes :

À chaque fois qu’on me demande : ‘Vous travaillez pour qui ?’, je le dis souvent, je travaille

pour plusieurs personnes, j’ai plusieurs patrons… Parce que je ne dis pas que je travaille pour

[l’entreprise] X. (Lucia, Brésilienne, 34 ans, arrivée en 2000, travailleuse titres-services depuis sa

régularisation en 2010).

Ces clientes que les travailleuses définissent comme "leurs patronnes" ont souvent été obtenues à

partir de contacts du réseau des employeuses ou par celui des travailleuses elles-mêmes, dans un

mélange de liens faibles et forts (Granovetter 1983). Les clientes sont des ressources que les

travailleuses l’utilisent comme capital convertible (capital social en capital économique (Bourdieu

1997)) face aux entreprises (changer, obtenir des avantages) sur base de la relation de confiance

établie et une loyauté de la part des clientes.

Une autre "pratique de loyauté" qui affaiblit la triangulation est celle d’arrondir le paiement des

travailleuses pour réparer leur perte salariale lors du passage vers le travail déclaré en titres-

services. Un gestionnaire d’une société agréée privée nous décrit le fonctionnement de cette

"dérive" du système, le bonus en titres :

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Chapitre VI 334

C’est un aspect qui n’est pas tout à fait réglo, de dire qu’une aide-ménagère qui travaillait

précédemment une journée de quatre heures le lundi matin, le client qui payait en noir 12

euros, va lui dire ‘Je vais te prendre pendant huit heures’ [...]. Donc l’après-midi, elle est soit

libre, soit elle peut faire du travail en noir. Je ne l’ai pas entendu depuis très longtemps, mais je

sais que ça se fait, parce que les aides-ménagères… C’était un peu pour montrer à l’aide-

ménagère que ça valait la peine d’entrer dans le système. Elle allait être payée la même chose

que si elle était en noir sauf que c’est dans le déclaré. Le client il paye exactement la même

chose qu’auparavant, mais il paye le double d’heures donc le double de titres-services.

(Entreprise K, François, Belge, gérant responsable entreprises en Région bruxelloise).

Le bonus est dès lors une vraie déviation de la triangulation : la relation établie auparavant dans

l’informalité entre travailleuse et cliente est privilégiée par rapport à la relation d’emploi avec

l’entreprise ou les règles du dispositif. Les clientes continuent ainsi à payer ce qu’elles payaient

auparavant, tandis que les travailleuses ont soit un bonus en argent soit des titres-services en plus

des heures réellement travaillées. Dans certains arrangements, la valeur du bonus ou de la

gratification est maintenue même avec l’augmentation du prix des titres-services : si par exemple

la travailleuse reçoit 10 € de plus par semaine, cette valeur sera maintenue lors d’une

augmentation des titres-services (même chose pour des titres donnés en bonus).

Dans d’autres arrangements, plus rares, la logique est celle de combler la différence tout en

maintenant la valeur déboursée par les clientes. En ce cas de figure, si les titres-services

augmentant, la valeur du bonus diminue (les 10 € devenant 7 € avec une augmentation de 1€ par

titre dans les cas de trois heures de travail hebdomadaires, etc.). Ce deuxième arrangement

signifie, en pratique, une perte de revenus pour la travailleuse, puisqu’elle perd progressivement

son avantage. De plus, ce bonus en cash n’est pas indexé162.

Si cette pratique qu’on peut considérer comme dérivant de la loyauté a été pour la plupart offerte

par les clientes, certaines travailleuses ont exigé une compensation pour passer au système des

titres-services quand telle était la volonté des clientes. Initiative qui n’a pas toujours été appréciée

par les clientes. La cliente Pauline explique son agacement quand on lui a proposé de payer un

supplément :

… Parce qu’il y a des avantages pour tout le monde [en titres-services], pour nous on a les

avantages aussi, on peut déclarer ça à la fin de l’année et l’on touche un petit quelque chose, la

personne qui travaille chez soi est protégée avec une assurance, touche un peu plus, elle a

quand même une garantie et tout ça… Donc je trouve que c’est intéressant de voir dans les

deux sens. Eh bien, celle-là, en ayant les tickets des titres-services, elle va demander le

supplément du net qu’elle ne reçoit pas par le client, pour avoir ces dix euros, par exemple, et

ça, ça je n’aime pas. Ça, c’est pour moi un travail, enfin, à la limite. Elle m’a dit : ‘Je préfère

162 L’option qui aurait été la plus juste du point de vue du maintien de l’avantage est celle d’indexer la valeur du

bonus en cash annuellement. Alternativement, l’accord le plus avantageux pour les travailleuses reste celui du

paiement extra de titres-services, cités par François. Certaines clientes donnent ainsi un ou deux extra titres par

semaine.

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Chapitre VI 335

avoir mes clients, je préfère travailler au noir et avoir mes dix euros que de faire les titres-

services et donc je demande les suppléments’, ça je ne trouve pas correct, et il y a beaucoup de

gens comme ça, mais bon. (Pauline, Belge, 56 ans, célibataire, fonctionnaire ; cliente titres-

services).

Dans le cas de Pauline, la travailleuse était une recommandation qu’elle avait eue, mais elle n’a

pas donné suite à l’arrangement et a préféré s’adresser directement à une entreprise agréée qui

ouvrait ses portes à proximité de chez elle. Le passage vers la formalité constitue donc un

épisode ponctuel de négociation, ou l’opportunité de "renégocier" les termes de la relation

existante entre travailleuses et employeuses/clientes. La confusion entre titres-services payés et

salaire des travailleuses contribue, néanmoins, à ce que certaines clientes se sentent dans

l’obligation morale de compléter le salaire horaire de leur employée. Certaines clientes pensaient

alors que la travailleuse passerait d’une rémunération nette de 10 € à 6,50 €.

4. Des tâches identiques

Pour les travailleuses venant des arrangements informels, le quotidien chez les clientes ne change

pas de manière significative avec le passage aux titres-services. Plusieurs travailleuses ont révélé

accomplir les mêmes tâches qu’auparavant dans la maison, sans changer la routine pour l’adapter

aux nouvelles règles des titres-services. Les mêmes tâches, les mêmes heures. Pourtant, cette

continuité n’est parfois pas permise par les titres-services, dans lequel les tâches autorisées sont

bien déterminées. Ce fait, largement reporté par les travailleuses, révèle également que plusieurs

ne connaissent pas en profondeur les règles des titres-services, et ne savent donc pas si celles-ci

sont transgressées. La travailleuse Renata fait part d’une situation de non-négociation pour la

réalisation de certaines tâches :

– [...] Je nettoie le cabinet de dentiste le mardi et le jeudi, quand je vais [chez elle].

– Ça, normalement, on ne peut pas...

– Ah bon ? Je ne le savais pas… Mais elle [la cliente] m’a dit que oui, il fallait le nettoyer, car

mardi, mercredi, jeudi et vendredi, Monsieur a des consultations.

– Tu n’as pas vraiment le choix…

– C’est ça. Si elle me donne une tâche, moi je dois obéir. Si je décide que je ne le nettoie pas, elle

va me dire ‘Et alors pourquoi je vous paie ?’, alors je fais ce qu’elle me dit de faire. Ou alors, elle

m’envoie parfois ailleurs [...], chez sa fille, ou chez son autre fils, et moi j’y vais, c’est pour gagner

mes titres. Mais d’autres travailleuses disent que [je ne devais pas accepter, car] je n’ai pas établi

de contrat avec la fille, que j’ai un contrat avec la mère… Que cela [changer de maison], on ne

peut pas faire. (Renata, Bolivienne, 26 ans. Arrivée en 2006, travailleuse titres-services depuis

2010, régularisation par le travail).

Le témoignage de Renata illustre le manque de connaissance du règlement. Elle n’est pas au

courant qu’on ne peut pas nettoyer les espaces professionnels. Michielsen et. al. (2013 p. 48) ont

identifié que cette confusion sur les règles du système est parfois alimentée de manière délibérée

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Chapitre VI 336

par les entreprises de titres-services. L’extrait met également en évidence la position d’autorité de

la cliente ("elle m’a dit que oui, qu’il fallait nettoyer"). La suite de l’extrait montre que le fait de

connaître le règlement ne suffit pas à refuser d’exécuter une tâche : même si d’autres travailleuses

lui disent qu’on ne peut pas changer de maison des clients, Renata est souvent amenée à nettoyer

chez la fille ou le fils de sa cliente ("Ou alors, elle m’envoie parfois ailleurs [...] chez sa fille, ou chez son

autre fils, et moi j’y vais, c’est pour gagner mes chèques").

Renata, comme toutes les travailleuses en titres-services, est mise à mal si sa "Madame" lui

demande de réaliser une tâche qui ne fait pas partie des règles titres-services. L’interdépendance

et la confiance établies au long des années avec l’employeuse jouent ici de manière défavorable

pour la travailleuse, la renfermant dans une violence symbolique.

En outre, le statut migratoire de Renata fait qu’elle a peu de marge pour négocier un changement

dans les tâches exécutées. Sous un permis de travail B qui donne droit à un séjour précaire, la

priorité pour elle, c’est d’avoir les titres-services et ainsi compléter son horaire ("et moi j’y vais, c’est

pour gagner mes titres").

À l’instar des écrits de Schwenken et Heimeshoff (2013), savoir, avoir et revendiquer ses droits

sont trois choses différentes quand il s’agit des droits des travailleuses domestiques migrantes en

situation irrégulière. Si Renata et d’autres travailleuses sont dans un secteur de l’économie

formelle et ont théoriquement droit à une protection, elles choisissent de ne rien changer, vu

l’instabilité de leur situation de séjour, la peur de perdre le travail et la volonté de maintenir de

bonnes relations avec leur clientèle : tout cela les conduit, pour maintenir une image satisfaisante

d’elles-mêmes, à construire une situation de violence symbolique. La seule connaissance de droits

n’est donc pas suffisante pour garantir que ces derniers seront respectés.

L’acceptation d’activités hors règles titres-services peut également être à la base de la demande de

la famille qui cherche à employer une aide-ménagère. Le travailleur Diego a accepté de travailler

pour une famille en faisant la garde d’enfants et le jardinage, des tâches interdites par la

règlementation titres-services, car il avait besoin de clientes pour compléter son contrat, afin de

pouvoir renouveler son permis de travail B :

– Ce qui est bien est qu’avant de commencer à travailler, ils [la famille] savaient que j’étais un

homme et ils m’ont accepté, car il n’y avait pas d’autres personnes qui pouvaient s’adapter à

leurs horaires.

– Ils sont compliqués…

– Oui, un peu. Et, maintenant, il en a beaucoup qui ont des papiers et donc ils choisissent leurs

jobs et ne… Ne travaillent plus dans les endroits où les horaires qui sont compliqués ou

difficiles, ou qui sont loin. Donc il y avait peu de monde qui voulait travailler pour eux [à

Stockel], et en plus comme je t’ai dit, dans la famille ils parlent allemand, très peu français,

donc je pense que j’ai eu de la chance. (Diego, 32 ans, Équatorien, célibataire, une petite fille en

Allemagne. Arrivé en 2008, travailleur titres-services depuis 2011, régularisation par le travail).

En effet, Diego a "eu de la chance", car sa connaissance de l’allemand a fonctionné comme un

atout. Cet atout vient du fait d’avoir vécu quelques années en Allemagne avant de s’installer en

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Chapitre VI 337

Belgique. Il a une fille là-bas, avec une femme allemande, et sa maman à lui est mariée depuis

plusieurs années avec un Allemand. Il est donc en mesure de bien communiquer avec la famille à

Stockel et leurs enfants.

Diego ne semble pas dérangé par le fait de réaliser de tâches non autorisées. Pour lui, c’est le fait

d’être un homme qui constitue un handicap pour réussir dans le secteur du travail domestique.

Dans le cas de la famille allemande, leur principale préoccupation concernait les enfants, parce

que, comme le dit Diego, "[les gens] pensent qu’on ne peut pas s’occuper d’un enfant comme une femme".

Quand Diego a dit avoir une petite fille de deux ans, la famille a été rassurée dans leur choix

d’employer un homme. Son vécu personnel rejoint le dire de certaines entreprises qui parlent

d’une résistance de certains ménages à avoir des aides-ménagères hommes. Le secteur de titres-

services ne semble donc pas tout à fait défait d’une vision genrée du métier.

5. Le remplacement ou l’art de l’adaptation

Une réclamation souvent énoncée par la clientèle concerne le remplacement quand les

travailleuses sont en vacances ou en congé : en général, les clientes préfèrent attendre que la

travailleuse revienne plutôt que de faire face à une remplaçante. Au début de notre recherche,

nous avions lancé l’hypothèse que cela faisait partie des "pratiques de loyauté" : parce qu’on aime

bien personnellement la travailleuse, on préfère attendre son retour. Le ton du discours des

clientes allait en effet dans cette direction. Au fur et à mesure de notre analyse, néanmoins, des

aspects de cette "préférence" se sont nuancés. Le remplacement renvoie à des éléments à la base

de la relation entre employeuse/cliente et travailleuse.

Premièrement, la question de la confiance, présente dans l’acte d’embauche d’une travailleuse, est

également en jeu lors du remplacement. Car c’est une nouvelle personne, inconnue de la famille

et "étrangère" au ménage, qu’entre dans cet espace public/privé. Les remplaçantes sont, pour

cela, souvent des personnes trouvées par la travailleuse elle-même. Remplacer est, par ailleurs,

une bonne manière pour les travailleuses qui remplacent les collègues d’accéder au réseau des

employeuses et de trouver ainsi d’autres maisons.

Deuxièmement, remplacer signifie pour la cliente s’adapter à une nouvelle personne, non

habituée à la maison et à ses préférences. Si le travail de relais est souvent accompli par la

travailleuse qui part, quand cela est possible, il reste toujours des explications sur les manières de

nettoyer qui devront être répétées ou rappelées plus tard par les clientes. Cela peut être agaçant

surtout pour le groupe des employeuses/clientes dépendantes, qui a pris l’habitude de voir leur

habitation nettoyée d’une certaine manière. La travailleuse Lucia décrit sa clientèle, une majorité

de personnes âgées :

Ils sont très gentils, oui, mais si tu commences à changer les choses, ils ne vont pas aimer [...]

Et travailler pour les gens qui sont âgés, c’est comme ça, je travaille dans une rue, dans trois

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Chapitre VI 338

maisons, et juste à côté une autre maison. [...] Ce sont des gens âgés. Et dans chaque maison, il

y a une façon de travailler. (Lucia, Brésilienne, 34 ans célibataire, travailleuse titres-services

depuis sa régularisation).

Tout comme la question de la réalisation des mêmes tâches sans tenir compte d’un passage en

titres-services, même si celles-ci ne sont pas réglementées par le système, le remplacement de la

travailleuse "habituelle" est un sujet sensible. De manière complémentaire au témoignage de

Lucia, monsieur et madame Klinger, du groupe dépendantes, donnent leur avis sur le

remplacement d’Anya, qui travaille chez eux depuis 17 ans :

– Oui, parce que les femmes [de l’agence] ne sont pas formées et ça, je regrette. Il faut tout leur

expliquer. J’ai eu une remplaçante quand Anya a été malade, elle allait nettoyer à l’eau sur mon

parquet qui est ciré. Or, heureusement que je l’ai vu à temps, sinon mon parquet était abimé.

Quelqu’un qui remplace [bien], c’est très difficile…

– Vous préfèreriez attendre qu’elle revienne ?

– Oui. Au mois d’août, je ne l’ai eu qu’une fois par exemple. L’année d’avant, elle a été absente

trois mois parce qu’elle a été opérée, je comprends, mais pour finir ça devient dur. [...] Et Anya

n’a pas trouvé une remplaçante, enfin elle a trouvé une remplaçante qui n’était pas convenable.

– [M. Klinger] Non, les deux expériences que nous avons eues nous décevaient. Pour nous,

demander à cette responsable d’entreprise une autre personne en remplacement, c’était courir

le risque de nous décevoir et d’avoir des problèmes. Alors on ne demandait pas et l’on se

débrouillait entre nous. (M. et Mme Klinger, Belges et 81 ans tous les deux, un enfant adulte,

des petits-enfants).

Après 17 ans avec la même travailleuse, expliquer depuis le début comment faire les choses chez

eux et trouver une personne qui fait le ménage comme ils le voudraient leur semble pénible. Ils

préfèrent alors "se débrouiller entre eux". Cela signifie probablement en pratique que le ménage ne

sera pas réalisé.

Troisièmement et enfin, les clientes "anciennes", auparavant employeuses au noir, n’étaient pas

habituées à gérer des absences. La travailleuse n’avait pas droit à des vacances payées et donc ne

partait pas souvent, accompagnant le plus souvent les employeuses pendant leurs vacances

(principalement celles en live-in) ou continuant à venir nettoyer la maison en l’absence des

patrons. Puisque les travailleuses non-déclarées n’avaient de surcroît pas droit à des congés-

maladie, il n’était pas rare d’aller travailler en étant malade (no work, no pay).

Le passage vers la nouvelle situation de marché formel du travail contribue à créer une certaine

perception de ces absences et donc de situations dans lesquelles on doit faire appel à une

remplaçante. Certaines clientes ont ainsi l’impression que la travailleuse est "plus malade

qu’avant". En ce sens, une enquête menée en 2009 par Idea Consult (2009) sur la satisfaction des

clientes par rapport aux titres-services fait apparaître les motifs évoqués parmi les clients pour

avoir une préférence par le service réalisé par une femme de ménage non-déclarée :

Certains utilisateurs ont déclaré qu’ils étaient davantage satisfaits de leur femme de ménage au

noir, qui était responsable du travail fourni et donc obligée de travailler correctement. De plus,

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Chapitre VI 339

ces travailleuses étaient davantage motivées, car elles avaient choisi d’être femme de ménage.

Et comme elles n’étaient pas payées en cas d’absence, elles étaient moins souvent absentes.

Enfin, la qualité de travail [fourni] était meilleure, car les travailleurs étaient plus expérimentés

(2009 p. 105).

Idea Consult n’informe pas quelle proportion de répondants à l’enquête aurait émis cette

opinion, et nous n’avons pas les données par Région. Ces impressions rejoignent les résultats de

Safuta (2015) dans son analyse sur les clientes à Bruxelles. Notre travail de terrain confirme les

résultats décrits par Idea Consult dans les propos de quelques participantes clientes, mais permet

également de les nuancer.

D’abord, on ne parle pas forcément de la même travailleuse : certaines travailleuses ont refusé de

passer aux titres-services, surtout celles plus âgées, tandis que d’autres ne pouvaient pas le faire

en raison de leur situation de séjour. Ensuite, certaines personnes n’avaient eu que des

expériences lointaines ou sporadiques avec des aides-ménagères au noir avant de devenir clientes

en titres-services. Il est néanmoins vrai que la politique destinée entre autres à créer de l’emploi

pour des personnes en chômage de longue durée attire, surtout hors Région bruxelloise, des

travailleuses démotivées qui entrent dans le système poussées par les services de recherche

d’emploi163.

La cliente Joëlle, qui a adopté les titres-services depuis seulement quelques années, est

embarrassée de sa réflexion par rapport à la fréquence avec laquelle l’aide-ménagère Janaína

tombe malade :

– C’est vrai qu’elle a été plus malade depuis… Mais c’est une coïncidence, mais je pense que si

elle n’avait pas été déclarée, elle aurait été moins vite…

–… Malade ?

– Enfin, elle aurait été malade, mais… Mais elle est déjà venue avec un rhume, ce n’est pas ça.

On sent… Ce n’est pas moi qui ai fait la remarque, c’est Fabienne [autre cliente], c’est ma

voisine qui a dit : ‘Tiens, depuis que Janaína est en ordre, tu sens qu’elle est plus souvent…’.

Mais c’est vrai qu’on ne sait pas, on ne demande pas à être malade non plus, hein… (Joëlle,

Belge, environ 60 ans, infirmière à la retraite, en couple, deux enfants adultes ; Compagnon :

Belge, directeur d’académie d’art à la retraite ; cliente titres-services).

Joëlle, une infirmière actuellement à la retraite, est l’une des plus conscientes de la réalité du

travail domestique, de son caractère physique et répétitif : elle est une newcomer dans les titres-

163 Les sociétés préfèrent les travailleuses étrangères, plus autonomes et motivées, aux "Belgo-Belges" (voir Chapitre

III).

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Chapitre VI 340

services, ayant fait elle-même le nettoyage de sa maison jusqu’à il y a quelques années. Encore

aujourd’hui, elle travaille avec Janaína, qui vient quatre à cinq heures par semaine164.

L’extrait ci-dessus rend évidente la nécessité d’adaptation des clientes à une nouvelle situation

"moins flexible", car encadrée par des règles et des droits aux travailleuses, auparavant non

garantis. Les employeuses/clientes ne sont pas, pour la plupart, prêtes à lâcher la délégation de

tâches chez elles aux règles du système des titres-services.

6. Augmenter le pouvoir de négociation

Sous les titres-services, les travailleuses ne doivent dès lors plus négocier les conditions et le

salaire de manière atomisée comme auparavant dans l’informalité, ce qui pouvait mener à des

conflits et même à un licenciement (Hondagneu-Sotelo 2007 p. 126). Toutefois, le système

formel ne supprime pas totalement la nécessité de négocier individuellement. Un exemple est

celui du bonus en argent ou titres, qui permet aux travailleuses de compenser la perte salariale

causée par le passage au marché du travail déclaré. Le client Miguel explique comment cette

compensation a été différemment négociée parmi les travailleuses venant chez lui :

I spoke to Bituin [Filipino cleaner in titres-services] and [we agreed] I’ll pay the real difference. If

now I pay more for the voucher, I will diminish the money I pay aside. [...] With Mrs. Joana

[Portuguese ‘major-domo’] it happened differently: she negotiated that…She receives her salary

from the authorized company and I pay her always the same value in cash, the supply to the

6.50 € [price of a titre-service in the beginning]…So I have for the moment two models

(Miguel, Portugais, environ 60 ans, en couple, deux enfants jeunes adultes, fonctionnaire à la

Commission Européenne ; Compagne : professeure universitaire au Portugal).

L’existence de deux "modèles" d’accord décrits par Miguel révèle que la capacité de négociation

individuelle des travailleuses continue à être très importante. Si la travailleuse philippine a une

perte nette de revenu à chaque augmentation du prix des titres-services, jusqu’au point de perdre

complètement son bonus, la travailleuse portugaise conservera toujours son avantage puisque la

valeur du bonus est toujours la même, même s’il souffrira d’une dévalorisation monétaire.

En ce sens, tout comme dans les arrangements informels, principalement deux facteurs entrent

en jeu pour favoriser l’augmentation, ou la diminution, du pouvoir de négociation (bargaining

power) des travailleuses. D’un côté, l’agency en tant que capacité d’action individuelle et l’existence

d’autres choix disponibles (fallback position). De l’autre, la perception des employeuses/clientes de

la classe et "race"/ethnicité de la travailleuse : le fait d’être Philippine est certainement différent

d’être Portugaise dans la négociation avec un patron portugais. De plus, la question de classe

164 La situation de Janaína est particulière. Comme expliqué au Chapitre V, avant sa régularisation de séjour, elle a

travaillé dans les titres-services avec des faux documents. Joëlle fait donc référence à cette période où elle venait en

tant qu’employée titres-services sans bénéficier des droits sociaux (congé maladie, vacances payées, etc.).

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Chapitre VI 341

joue ici aussi de manière défavorable à Bituin : elle est aide-ménagère, alors que "Madame Joana"

est gouvernante.

Comme nous avons démontré dans le chapitre précédant, l’axe régularité/irrégularité est

également essentiel pour permettre aux travailleuses de négocier seules ou collectivement : le

statut migratoire détermine ainsi les limites du pouvoir de négociation des travailleuses. La

situation du marché est un autre facteur favorisant ou à l’opposé, limitant l’agency de la

travailleuse à négocier. Elle va avoir un effet direct sur l’existence d’autres choix de travail et de

vie pour les travailleuses ou, en d’autres termes, sur leur dépendance de la relation de travail avec

les clientes. Dans un marché de plus en plus compétitif, avoir des "plans B" pour une éventuelle

perte de clientes ou d’heures de travail exige un jonglage constant de la part des travailleuses.

Si les travailleuses continuent à avoir, logiquement, moins de pouvoir que les clientes au sein de

la relation de travail, elles sont moins enclines à répondre aux demandes qu’elles considèrent

comme excessives, voire abusives. Il est néanmoins difficile de départager l’impact du cadre

établi par la politique, celui du changement de statut migratoire et celui du rôle des entreprises.

En effet, nous avons montré que les agences avaient le potentiel (pas toujours mis en pratique)

de contribuer à mettre les travailleuses en confiance, soit par l’appui et la reconnaissance à ces

dernières, soit par "l’éducation des clientes".

De plus, un renforcement de la position de la travailleuse ne débouche pas toujours sur une

négociation. Elle mène le plus souvent au renforcement de la capacité des travailleuses à jongler :

plus elles peuvent se le permettre, plus elles changeront de clientes à la recherche d’une meilleure

organisation du temps et de clientes plus sympathiques et/ou moins exigeantes.

L’augmentation du pouvoir de négociation sert également aux travailleuses dans leur relation

avec l’entreprise de titres-services. La pratique de changement d’entreprise révèle par exemple le

pouvoir de négociation des travailleuses et expose les entreprises agréées à une certaine

dépendance : si les travailleuses partent vers d’autres sociétés concurrentes, il est de plus en plus

difficile pour les sociétés de se maintenir. Ce sont bien les travailleuses qui leur permettent de

recevoir des subsides de l’État et d’exister comme entreprise.

Nous avons vu dans cette section que la politique des titres-services amène ainsi un nouveau

cadre triangulaire pour les relations auparavant bilatérales dans le travail domestique. Dans les

relations établies auparavant, toutefois, plusieurs déviations de la triangulation verront le jour,

notamment des pratiques basées sur la confiance et qui démontrent la loyauté d’une partie de la

relation bilatérale envers l’autre. Ainsi, de la part des clientes, la communication privilégiée est

souvent la règle, et il est fréquent de donner des bonus aux travailleuses (en argent ou en titres-

services). Du côté des travailleuses, l’on voit l’élection de la loyauté envers les clientes (plutôt

qu’envers les sociétés agréées) et le maintien de la routine de travail malgré le fait que la routine

comprend désormais des tâches interdites par le règlement en titres-services.

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Chapitre VI 342

Parfois, même conscientes de cette infraction des règles du système, les travailleuses jugent "ne

pas avoir le choix", le plus souvent à cause de leur situation de séjour. En ce sens, le rôle des

réseaux sociaux, en tant que relais d’information et d’autres opportunités de travail, est très

important. Il accomplit une fonction d’information et conscientisation que l’entreprise n’est pas

toujours intéressée ou attentive à réaliser.

Le refus de remplacer les travailleuses parties en vacances ou en congé maladie met en évidence

la confiance personnelle (non transférable), tout comme la difficulté des clientes de s’adapter à

d’autres manières de nettoyer et aux contraintes d’un monde avec des règles et surtout, où les

travailleuses sont dotées de droits sociaux.

Ainsi, au niveau macro, les axes formalité/informalité et régularité/irrégularité ne sont donc pas

anodins dans la constitution de la relation de confiance entre travailleuses et clientes en titres-

services. Ces axes aident à mesurer le degré de dépendance des travailleuses par rapport à leur

clientèle. Paradoxalement, le passage de la travailleuse vers une régularité de séjour symbolise une

plus grande autonomie des travailleuses par rapport aux employeuses/clientes, mais il est

également la marque d’une expérience "commune" à travailleuses et employeuses/clientes qui

mène certaines travailleuses à se sentir profondément redevable.

Enfin, si l’organisation du marché du travail domestique aide les travailleuses à augmenter leur

pouvoir de négociation, d’autres facteurs sont également en jeu, comme la valeur attribuée par

les employeuses/clientes en ce qui concerne les perceptions ethniques/de race et de classe des

travailleuses. La même situation est valable pour la relation entre travailleuses et agences de

titres-services. En l’occurrence, c’est la capacité de la travailleuse d’avoir une (vaste) clientèle

propre qui fera augmenter son pouvoir de négociation relativement à la société agréée.

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Chapitre VI 343

Section II : Manières de forger la relation

Cette section se concentre sur les manières dont travailleuses et clientes forgent la relation au

sein du travail domestique formel. Premièrement, nous décrirons les attentes de chaque partie

concernant les façons dont le travail doit être réalisé. Deuxièmement, nous analyserons les

attentes concernant la relation en soi et, par conséquent, l’engagement qu’employeuses/clientes

et travailleuses sont prêtes à donner pour la relation.

7. L’ordre des choses et les "standards de propreté"

Le jour de l’entretien chez la cliente Marta, la travailleuse Márcia, aussi participante à notre étude,

nettoyait la maison. Les notes de notre cahier de terrain marquent : "Descendant du deuxième

étage de la maison où nous avons fait l’entretien [dans le bureau], je rencontre Márcia qui fait du

repassage dans le salon. Elle me dit en portugais, en riant : ‘Tu as vu le bordel ? Tu penses que

c’est possible de travailler dans une maison comme ça ? Tu ranges, tu ranges, et c’est toujours

comme ça !’."

Lors de notre première rencontre avec Márcia, quelques semaines auparavant, dans son

appartement, elle avait annoncé l’état de la maison de sa cliente Marta :

Sa maison, ce sont trois étages, ce n’est pas si grand, mais très sale. Il y a un chien, il y a deux

enfants plus le mari et ils sont très désordonnés. Elle [Marta] arrive de la rue et retire ses

chaussures, et ils restent là, là où elle les a laissés… Elle a besoin de beaucoup d’heures [de

nettoyage], car elle n’a aucune organisation. (Márcia, Brésilienne, 42 ans, arrivée en 2003,

célibataire, travailleuse en titres-services depuis sa régularisation en 2010).

Pour Márcia, la maison est beaucoup trop désordonnée. En effet, à en juger par son appartement

à elle, très propre et rangé même si elle travaille environ 45 heures par semaine à faire des

ménages, il peut lui être difficile de supporter un tel désordre. Cette situation illustre à la

perfection l’un des problèmes centraux au travail domestique : les différents standards de

propreté et "l’ordre des choses" (Lutz 2011 p. 51).

"L’ordre des choses" et les standards de propreté sont construits socialement et se différencient

ainsi selon les milieux de vie et parcours. Dans une relation de travail comme le travail

domestique, ces "prémisses" deviennent une frontière entre employeuses/clientes et travailleuses

qu’il faut négocier. La particularité est que ces notions sont tellement ancrées qu’elles deviennent

un dogme et ne sont plus contestées.

Ainsi, nos interviews et observations ont révélé la difficulté à définir la propreté d’une manière

standardisée : balayer, aspirer, lustrer, passer un torchon ou un balai à franges… À quel moment

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Chapitre VI 344

décide-t-on qu’une surface est propre ? La réponse sera individuelle, et renvoie à l’éducation ou à

une socialisation genrée, appréhendée à l’école, à la maison, etc. En ce sens, Lutz a montré

comment le travail domestique était une activité de "doing gender" (faire ou construire le genre),

car elle contribue à définir les rôles genrés dans une société (Lutz 2011 p. 91).

Les travailleuses sont celles qui sont le plus souvent confrontées à ces différentes visions de la

propreté auxquelles elles doivent s’adapter, comme le décrit Lutz (2011 p. 50), tandis que les

employeuses/clientes sont plus confortablement installées dans leurs positions. C’est comme s’il

n’existait qu’une et seule notion de ce qui est "propre", ce qui complique une négociation

potentielle.

A. L’évidence de la méthode

Le verbe "nettoyer" est vague et différentes interprétations de que signifie exactement cette

action peuvent être à l’origine de conflits, les entreprises ayant des difficultés pour imposer leur

perspective de "tâches raisonnables" dans "l’éducation" des clientes, par exemple. Les méthodes

de nettoyage semblent toutefois "évidentes" aux yeux des employeuses/clientes. Même celles

avec de l’expérience dans la gestion du foyer et du personnel de maison ont des idées précises

sur l’exécution de certaines tâches et voulaient voir leur réalisation uniformisée, comme Amélia :

– Je pense que c’est un travail comme un autre, c’est un art comme un autre. Savoir maintenir

une maison, savoir prendre soin d’une personne âgée... Ce sont des actions aussi dignes que

dans n’importe quelle autre profession et alors il devrait y avoir une formation. [...] Car,

évidemment, une personne qui sait bien faire les choses va le faire avec une autre… La posture

est déjà différente. Parfois elles disent savoir le faire, et puis ne le savent pas, ou le disent

comme ça juste pour faire plaisir. S’il y avait une formation pour tous, ce serait plus facile.

– Est-ce qu’il y a une différence, de travailler dans votre maison, dans la mienne, celle de l’autre ?

– Oui, mais il y a des choses qui sont générales. Par exemple, la manière de nettoyer les

fenêtres, peu importe si c’est chez moi, ou chez toi. (Amélia, Portugaise, 50 ans, séparée, trois

enfants, employée temps plein à la Commission Européenne ; cliente titres-services).

Si en effet une professionnalisation pouvait contribuer à uniformiser en quelque sorte les

manières de nettoyer, il faudrait probablement des générations pour que cela rentre dans les

mœurs de tous les foyers et soit transmis comme "LA" manière standard de nettoyer. À

l’opposé, certaines auteures comme Mendez (1998) ont défini la standardisation dans les

méthodes de nettoyage promues par des agences comme un processus de "perte de

compétences" (deskilling) puisque "[...] workers' housekeeping knowledge and repertoire of

cleaning skills are replaced by routinized cleaning practices" (1998 pp. 132–133). Pour l’auteure,

le contrôle que les entreprises de nettoyage exercent sur les méthodes et le temps de travail,

imposant leur manière de nettoyer dans un temps établi, diminue l’autonomie des travailleuses.

Cette situation retire également aux clientes la possibilité pour elles de définir la manière de

nettoyer.

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Chapitre VI 345

Certes, le système de titres-services n’est pas à ce point standardisé et, comme le montrent nos

interviews et observations, les clientes ont aujourd’hui plus leur mot à dire que les sociétés

agréées. La pression économique sur le marché pourrait en effet contribuer à donner une plus

grande importance à l’efficacité du nettoyage, comme nous le voyons déjà dans le secteur

hôtelier165 ou du nettoyage industriel (Scandella 2010; Lebeer & Martinez 2012).

Même avec la compréhension qu’il existe de différentes manières de nettoyer, la cliente Pauline

fait remarquer son énervement :

– Ce n’est pas facile de trouver quelqu’un, une perle rare ce n’est pas facile, de trouver une

personne qui fait bien son travail.

– Mais c’est plutôt une question technique ou plutôt une question de relations interpersonnelles ? Parce que c’est

une situation spécifique, une personne qui vient chez vous faire un travail…

–… Oui, c’est ça, absolument. … Parce qu’elle veut faire ça comme ça et nous, on voudrait

que ce soit comme ça, ce n’est pas toujours évident. Une par exemple, elle voulait toujours

cirer un carrelage [chez ma mère] comme ça, mais c’est pour se retourner comme une crêpe !

C’est idiot. J’ai dit : ‘Maman, dites, c’est incroyable…’, quand on arrivait, il fallait marcher

comme ça, doucement, mes parents qui sont plus âgés, c’est difficile, le chien il faisait comme

ça [mime de glisser], il ne savait pas marcher, il faisait le grand écart tout le temps. Alors

maintenant qu’elle n’est plus là, et bien on voit la différence, on marche normalement. C’est

idiot, voilà. Et donc celle que j’ai maintenant et bien elle, ça ne lui est jamais venu à l’idée de

vouloir cirer ce carrelage donc nous sommes tout contents. C’est idiot, mais chacun a sa

manière de faire quelque chose. (Pauline, Belge, 56 ans, célibataire, fonctionnaire ; cliente titres-

services).

Pauline n’a aucun respect pour la manière de travailler de son ancienne aide-ménagère ("C’est

idiot. J’ai dit : ‘Maman, dite, c’est incroyable…’"). Par contre, elle ne l’a pas dit à la travailleuse en

question que telle méthode la dérangeait. Ces situations démontrent, en parallèle, l’autonomie et

par conséquent le pouvoir des travailleuses dans l’exécution des tâches à leur manière, et ce

autant dans les arrangements sur le marché informel que sur le marché formel.

L’épisode révèle que même en comprenant rationnellement qu’il existe différentes manières de

nettoyer, les clientes sont quand même frustrées quand les produits ou les méthodes sont

"inadaptés" pour elles ou, en d’autres termes, ne correspondent pas à ce qu’elles auraient fait

elles-mêmes. Surtout, les désaccords naissent quand la manière de nettoyer des clientes et des

travailleuses est très différente, montrant qu’au fond les employeuses/clientes ne comprennent

pas comment l’on peut "se tromper".

165 Dans le cas des hôtels, une des participantes, Emilia, nous a raconté son expérience comme "femme de chambre"

pendant quatre ans dans un hôtel à Bruxelles : "Ce sont quelques minutes si tu veux, ce n’est pas comme si on te

disait : ‘Tu as trois heures pour nettoyer la chambre, débrouille-toi’. Mais là non, 5 minutes si c’est une place, si c’est

deux places 10 minutes. La douche il faut laver, sécher et que ça brille…" (Emilia, Belge d’origine Argentine,

environ 53 ans, séparée, huit enfants, trois toujours à la maison, travailleuse titres-services depuis 2008).

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Chapitre VI 346

Au regard de cette négociation relative aux standards de propreté, une relation de travail

"réussie" vient d’une compatibilité ou une capacité d’adaptation, principalement des travailleuses,

à l’ordre des choses d’une maison, que ce soit dans des arrangements formels ou informels. Sur

le marché formel des titres-services, la compatibilité dans les niveaux d’exigence et les standards

de propreté est recherchée par les entreprises agréées quand elles essaient de faire un "bon match"

entre nouvelles clientes et travailleuses.

Les gestionnaires et le personnel d’encadrement décrivent leur effort pour réussir au préalable,

tant que possible, une combinaison travailleuses-clientes qui fasse coïncider les niveaux

d’exigence et la personnalité, comme l’expliquent ces deux employées d’agence :

– [Christine] Et c’est aussi tout notre boulot, c’est de savoir comment fonctionnent les filles,

comment fonctionnent les clients, pour pouvoir s’adapter au niveau d’exigence de chacun. [...]

Parce que les niveaux d’exigence ne sont pas les mêmes.

– [Valérie] Oui, comme les amitiés dans la vie, vous avez pas mal d’amis avec qui vous vous

entendez très bien et puis d’autres avec qui ça ne va pas et puis, pour moi, ce sera tout à fait

l’inverse, moi je vais adorer ces personnes-là. Donc c’est la même chose pour le travail, les

exigences et la sympathie, simplement quelqu’un qui trouvera son aide-ménagère sympa et

l’autre pas… (Entreprise K, Valérie et Christine, Belges, personnel bureau).

L’extrait expose la préoccupation de Christine et Valérie à trouver un bon binôme entre clientes

et travailleuses : leur expérience montre qu’un bon couple peut tenir sur la durée, ce qui est bien

pour la cliente, mais également pour la travailleuse et, surtout, pour l’entreprise. Il confirme

également, comme nous l’avons démontré dans la première section, que les relations

interpersonnelles sont tout aussi importantes que la qualité du nettoyage, voire plus importantes

que celle-ci ("Donc c’est la même chose pour le travail, les exigences et la sympathie, simplement quelqu’un qui

trouvera son aide-ménagère sympa et l’autre pas").

B. Groupes nationaux : chercher la similarité

Pour être le plus près possible de leur standard de propreté personnel, certaines

employeuses/clientes essayent de trouver des travailleuses issues de nationalités dont elles

considèrent que les standards sont proches. Ces travailleuses pourraient de cette manière

"comprendre" comment il faut faire le nettoyage et auraient les mêmes attentes de propreté.

Le cas du participant client Rodrigo illustre bien cette préoccupation. Une travailleuse vient chez

Rodrigo huit heures par semaine pour le nettoyage de son appartement et le repassage. Il

explique ci-dessous pourquoi il lui faut absolument des aides-ménagères de nationalité

brésilienne :

– Quand j’ai commencé à chercher [une aide-ménagère]… Bon, pour moi l’idéal a toujours été

une Brésilienne.

– Pourquoi ?

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Chapitre VI 347

– Pour la manière de nettoyer. Les gens d’ici ne nettoient pas bien. Ils n’ont pas les mêmes

habitudes que nous.

– Mais vous avez de l’expérience avec des personnes d’ici ?

– Oui, j’ai eu, mais… Au début, il y a huit ans, c’était difficile à trouver des Brésiliennes avec

papiers ici. Et à l’époque, il n’y avait pas des "titres-services". [...] [Avec les titres-services] j’ai

eu une Africaine, une Polonaise, une Marocaine, mais vraiment ce n’était pas possible. [...] J’ai

eu par exemple cette Marocaine qui m’a demandé : ‘Est-ce que je dois nettoyer le four micro-

ondes ?’ Je lui ai demandé : ‘Vous le nettoyez chez vous ?’ ‘Oui’, ‘Alors, logiquement, si vous

venez nettoyer chez moi’… Pour moi, ce genre de choses est évident. (Rodrigo, Brésilien,

environ 40 ans, en couple, employé temps plein dans une agence de voyages ; Compagnon :

Belge, politicien ; client titres-services).

Rodrigo se base sur une empathie avec la chercheure pour décrire quelque chose qui doit

sembler évident aux yeux de nous deux ("Les gens d’ici ne nettoient pas bien. Ils n’ont pas les mêmes

habitudes que nous"). Plus loin, Rodrigo explique que son énervement avec ses mauvaises

expériences vient souvent du fait que le nettoyage n’était pas bien fait selon ses critères. Ou, pire

encore, c’était une question de "faire paraître propre". Son regard pour identifier la qualité du

nettoyage vient de sa famille : sa mère était une femme au foyer maniaque du propre. Selon

Rodrigo, elle était "cinq fois plus maniaque" que lui. En outre, Rodrigo a travaillé lui-même dans

le ménage à son arrivée en Belgique en tant que migrant en situation irrégulière. Ces expériences

lui donnent ainsi un regard d’expert. En même temps, il se dit compréhensif envers les

travailleuses :

– C’est votre première expérience comme employeur. C’est difficile ? Croyez-vous avoir un traitement juste envers

les travailleuses ?

– Humm, bon, je devrais demander un peu aux filles [les Brésiliennes qui sont venues

nettoyer], mais je pense ne jamais avoir eu… Ne jamais avoir eu de problème. Car quand je

suis arrivé [en Belgique], moi aussi j’ai travaillé comme ça, n’est-ce pas, donc… Je pense que j’ai

eu de la chance [quand j’ai travaillé]. Il y a deux patrons à qui j’ai envoyé bouler, mais sinon [j’ai

eu de la chance]. Il y a même l’une des clientes, une Belge, qui est une amie depuis cette époque

jusqu’à aujourd’hui, ça fait 12 ans que j’ai quitté sa maison. […] Mais bon, travailler ici pour des

Brésiliens, peut-être que j’exagère, mais je pense que je suis une exception, vraiment… car

quand on écoute les filles qui travaillent pour des Brésiliens, ai, ce n’est jamais du positif.

J’entends les filles qui sont mes clientes à l’agence [de voyages], les gens abusent [des

travailleuses]. C’est la mentalité des gens au Brésil : l’employée domestique est une employée

domestique, le truc de manger les restes, on ne peut pas faire ceci ou cela… Ici chez moi, c’est

vraiment comme si c’était, je ne veux pas dire comme si c’était leur maison, mais c’est comme

si c’était le cas. Si elle habitait ici [était un membre de la famille] le traitement sera le même.

Rodrigo pense pouvoir établir une relation égalitaire, différemment d’autres

employeuses/clientes brésiliennes. Par contre, il ne fait pas de concessions sur la qualité du

nettoyage. Les préférences de Rodrigo et d’autres clients et clientes de la communauté sont

confirmées par une gérante brésilienne d’une entreprise de titres-services :

– Les clientes les plus difficiles à travailler avec, ce sont des Brésiliennes.

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Chapitre VI 348

– Ah, bon ?

– Elles sont super exigeantes avec le nettoyage [...]. Tous les Brésiliens. Les Belges regardent,

voient le travail, ils trouvent que tout va bien, que c’est merveilleux, car ils ne feraient pas

pareil, tu comprends ? Alors quand elle [la travailleuse] lave la toilette, que tout est parfumé, ils

trouvent que c’est super. Mais, le Brésilien, si l’aide-ménagère lave la toilette et la laisse

parfumée, mais que le parfumé n’est pas de la manière dont la cliente veut, ce n’est pas bien.

[...] C’est la culture du Brésilien. C’est une habitude de laver, laver, laver, de tout nettoyer. Et

ici, il y a des endroits où l’on ne peut même pas, par exemple ici chez moi, on ne peut pas

nettoyer avec de grandes eaux, je n’ai pas de drains. (Entreprise N, Sandra, Brésilienne,

gestionnaire d’entreprise).

Selon l’expérience de Sandra en tant que chef d’entreprise, des clientes brésiliennes veulent

souvent des travailleuses brésiliennes. Rodrigo en est par ailleurs un de ses clients. Le contraire

ne se produit pas : les travailleuses brésiliennes semblent souffrir avec le niveau d’exigences des

clientes compatriotes. Les "habitudes" que les employeuses/clientes créent avec certains groupes

nationaux renforcent les stéréotypes déjà attribués à chaque nationalité ou groupe ethnique,

comme on le voit avec les Polonaises et Philippines. Si nos participantes étaient attentives à ne

pas tomber dans des généralités, certaines notions ont affleuré quand nous avons posé la

question directement. La cliente Sarah :

– […] Est-ce qu’il y a des nationalités qui ont plus collé que d’autres, ou ce n’est pas une question de ça ?

– Non. Je pense que ce n’est pas une question de ça. Mais, cela dit, il y a des choses qui sont

culturelles quand même, je trouve. Chez les Africains [subsahariens], c’est plus ‘cool, cool’, on y

va tranquille. Ça ne veut pas dire que le travail ne sera pas bien fait. Et il y a des nationalités où

l’on sent que ça bosse, c’est vraiment les Brésiliens et les Portugais. (Sarah, Française, 43 ans,

en Belgique depuis 2003, en couple, deux enfants, employée d’une entreprise multinationale

dans le secteur du luxe ; Compagnon : Irlandais, haut-exécutif ICT dans une entreprise

multinationale ; cliente titres-services).

Les expériences de Sarah en tant qu’employeuse/cliente sont basées sur les personnes qu’elle a

eues comme aide-ménagère, au noir ou en déclaré, en Belgique et en France. Elle les généralise

pourtant pour englober toutes les Portugaises, toutes les Africaines (ressortissantes d’un continent),

etc., dans un processus de "racialisation" et réification des travailleuses (Bott 2005).

La stratification nationale selon les préférences est moins claire sur les situations de nettoyage

hebdomadaire, l’objet d’attention de cette thèse, que dans des situations de garde d’enfant ou de

care aux personnes âgées, dans lesquelles les stéréotypes nationaux de travailleuses prennent plus

d’espace lors de la décision d’engagement (Hondagneu-Sotelo 2007). Par contre, plus d’une

employeuse/cliente a mentionné l’existence de niches ethniques et leur préférence pour, ou

"fidélité" à, certaines d’entre elles. Ainsi, Christelle explique son choix parmi les "filières" des

différentes nationalités :

J’ai dans mes amis, y en a une qui avait des Philippines, une qui avait des Polonaises, une qui

avait des Portugaises, et en discutant un peu avec elles je me suis décidée pour les Philippins à

l’époque. Et c’était tout un réseau à l’époque, et à mon avis ça l’est toujours. Maintenant, je

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Chapitre VI 349

pense qu’ils sont tous officialisés, je dirais, mais à l’époque ce n’était pas du tout le cas, donc

voilà. (Christelle, Belge, environ 55 ans, manager petit hôtel en campagne, en couple, deux

enfants adultes ; Compagnon : Belge, travaille dans le secteur de l’immobilier ; cliente titres-

services).

Les discours de Christelle et Sarah montrent que la relation de travail domestique est, comme

l’ont défendu plusieurs auteures (Lan 2003; Lutz 2011) une négociation qui se veut également

ethnique. Elle s’établit entre "nous" (les Belgo-Belges, ou Européennes occidentales) et les

"autres" (Philippines, Portugaises, Polonaises). Christelle parle de filières et choisit la sienne selon

les représentations faites de chaque nationalité ou groupe régional ou continental ("je me suis

décidée pour les Philippins à l’époque"). Employeuses/clientes choisissent ainsi avec quel "autre" elles

veulent interagir et délimitent ce qu’elles acceptent comme différence ou similarité. L’altérité a

ainsi l’avantage de cacher la question du privilège de classe lors de l’externalisation. Trop de

similitudes font, à l’inverse, ressortir l’aspect de classe : les Brésiliennes à Bruxelles qui engagent

des Brésiliennes pour le nettoyage de chez elles n’ont pas les mêmes origines régionales,

n’appartiennent pas à des classes socio-économiques semblables et n’ont pas le même capital

culturel. Les choix de l’engagement endo-ethniques ou exo-ethniques reflète la conception du travail

domestique des employeuses/clientes, discutée au Chapitre IV : il sera le résultat d’un équilibre

entre l’éthique de la délégation (le degré d’acceptation de déléguer les tâches ménagères à une

autre personne) et une volonté de conformité dans les standards de propreté et ajustement aux

rôles selon les tâches assignées aux travailleuses (nettoyage, garde d’enfants, etc.).

L’extrait de Christelle montre en outre non seulement l’organisation en niches ethniques des

travailleuses, mais également le rôle du réseau des employeuses/clientes pour le renforcement et

perpétuation de ces niches, que nous avons discutées au Chapitre III.

Cette partie a exploré la construction des standards de propreté et le processus par lequel il se

"naturalise" au point que les employeuses/clientes conçoivent qu’il n’y a qu’une manière de

nettoyer. Les standards de propreté sont pourtant définis socialement166 et en grande partie par

l’éducation (sur la maison) à la maison. De plus, les idées sur les groupes nationaux ou ethniques

contribuent à forger les attentes des employeuses/clientes. Les stéréotypes positifs et négatifs

vont ainsi influencer l’embauche de certains groupes au lieu d’autres et ainsi renforcer certaines

niches ethniques.

166 Ainsi, dans un pays comme le Brésil, un "champion" du recours au travail domestique, alimenté par une solide

conception du travail domestique historiquement ancrée dans les classes moyennes et supérieures, qui considère qu’il est

"normal" de déléguer, associée à une main-d’œuvre bon marché et des importants écarts de revenus (Devetter &

Rousseau 2011 pp. 82–83), les standards de propreté sont très haut placés, indépendamment de la classe sociale,

même parmi les travailleuses domestiques elles-mêmes (Brites 2001; Brites & Picanço 2014).

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Chapitre VI 350

8. Les attentes face à la relation de travail

La relation avec les clientes et les conditions sur le lieu de travail des employées en titres-services

sont les éléments les plus déterminants pour la qualité de l’emploi dans le secteur. Même si les

entreprises ont un rôle dans ce marché formalisé du travail domestique, le cœur de la relation de

travail est toujours la relation "bilatérale" établie avec les clientes.

Tout comme pour l’exécution des tâches, qui reste généralement similaire, peu de changements

ont été observés dans le passage vers le marché des titres-services concernant la relation entre

employeuses/clientes et travailleuses. Au sein des relations qui viennent du marché informel, le

degré d’acceptation des travailleuses par rapport aux conditions de travail et au traitement des

employeuses/clientes change. Mais leurs attentes concernant une bonne relation de travail ne

varient pas : elles sont indépendantes du fait que la relation se déroule sur le marché formel ou

informel. Du côté des employeuses/clientes, les demandes sont distinctes selon les groupes de la

typologie d’employeuses/clientes explorée au Chapitre IV. Ce qu’elles peuvent logiquement

espérer de la travailleuse varie alors selon type de demande d’externalisation de tâches

ménagères.

Cette partie divise ainsi travailleuses et clientes entre celles qui cherchent la proximité et celles

qui cherchent la distance, déterminant les facteurs influençant chaque situation. De fait, la même

employeuse/cliente peut construire différents types de relation de travail avec différentes

travailleuses et vice-versa. Comme dans la Section I, il ressort des entretiens et observations que les

attentes de chaque partie s’expriment de manière similaire sur les marchés informel et informel

du travail domestique.

A. Que veulent les travailleuses : proximité et reconnaissance

Du côté de travailleuses, les bonnes patronnes se mesurent au degré de compréhension et au

respect. Les travailleuses participantes ont eu parfois du mal à mettre des mots sur ce qu’elles

considèrent comme une situation idéale. Ci-dessous, nous demandons à la travailleuse Iwona de

définir une bonne cliente :

– Pfff… Quelqu’un qui est gentil… Avec qui l’on se sent bien, dans sa maison, dans son

appartement, qui ne demande pas trop de choses… Oui, confiance, mais confiance, c’est

normal, il faut la confiance aussi, si quelqu’un qui vient à la maison, donc c’est… Mais la

confiance, ça vient avec le temps, je crois…

– Mais être gentil, c’est quoi, par exemple ?

– Par exemple… Mais c’est un peu difficile à expliquer… Par exemple, tu entres à la maison, le

client te propose de boire un café, ou un thé, quelque chose comme ça… Si tu travailles

beaucoup, tu fais une pause, quelque chose comme ça… Si c’est trop dur pour toi, il respecte

ça aussi… Comprendre que je ne peux pas déplacer un canapé qui pèse 600 kilos ou quelque

chose du genre, parce que souvent les gens ils demandent aussi… Ou alors, du travail

dangereux. Par exemple, là où j’ai laissé, c’est au troisième étage [...] il faut faire la fenêtre aussi,

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Chapitre VI 351

mais il y a une fenêtre qu’on ne peut pas ouvrir, donc elle voulait que je sorte sur les fenêtres, je

saute pour laver… Non, ça je ne fais pas, excusez-moi, mais ça, je ne fais pas… Parce que c’est

quoi, troisième étage, sortir par la fenêtre pour la laver ? Non… Pour tomber et… Non.

(Iwona, Polonaise, 40 ans, célibataire, arrivée en Belgique en 1997, travailleuse titres-services

depuis 2007 avec sa régularisation).

Iwona réitère ce que des employées d’agence titres-services ont dit dans le Chapitre V : les

clientes oublient que les travailleuses ne sont pas "des machines". En effet, peu de clientes

semblent se mettre dans la position de la travailleuse par rapport aux efforts mentaux et

physiques exigés : être rapide, travailler à fond, avoir des idées pour surprendre les occupants de

la maison, et ce pour chaque ménage dans lequel une travailleuse passe trois ou quatre heures par

jour, jusqu’à dix maisons dans une semaine, voire plus pour celles travaillant en week-end.

La difficulté qu’Iwona éprouve pour essayer de décrire "de bonnes clientes" montre également la

complexité de cette relation et des marques de reconnaissance recherchées par les travailleuses.

Ces dernières ne sont pas formulées en termes concrets de conditions de travail, mais en termes

de traitement.

Les travailleuses aiment donc les patronnes compréhensives et détestent les "snobs", un qualitatif

qui n’a rien à avoir avec l’aisance financière, mais avec la volonté de prendre de la distance de

manière artificielle s’appuyant sur une hiérarchie, ce que Lan (2003) désigne comme une posture

de hiérarchie distanciée (distanced hierarchy). La travailleuse Márcia décrit sa relation avec une de

ses ex-employeuses, qu’elle trouvait hautaine :

J’avais une autre cliente le lundi qui s’appelait Claire, elle est Belge, je la trouvais trop snob. J’ai

travaillé avec elle pendant sept ans. À chaque fois que j’arrivais chez elle, elle allait prendre le

petit déjeuner, elle fermait la porte de la cuisine pour prendre son café. Mais loin de moi,

vouloir aller m’asseoir avec elle ! Car cela n’a jamais été ma devise, de s’asseoir à table avec les

patrons, ils ont leur vie et moi j’ai la mienne. Elle m’a offert deux fois du jus, un jus de pomme

et un jus de poire. Elle m’a offert le jus de pomme, car elle avait fait un verre de trop et ça est

resté, et le jus de poire, même chose, il noircissait. Elle m’a dit : ‘Si tu veux, il y a un jus de

poire, il est là, n’hésites pas, etc.’, j’ai dit : ‘Non, [voix ferme] merci beaucoup’. Seulement deux

fois ! (Márcia, Brésilienne, 42 ans, arrivée en 2003, célibataire, travailleuse titres-services depuis

sa régularisation, en 2010).

Márcia utilise l’image du jus de fruits qui allait périmer pour montrer à quel point son

employeuse cultivait une hiérarchie distancée et lui donnait les "restes". Elle a vécu ces situations

comme un profond manque de respect. Márcia dit ailleurs dans l’entretien que l’employeuse la

traitait avec politesse, mais avec distance et une allure supérieure.

Nous n’avons pas rencontré directement d’employeuses/clientes agissant de cette manière, mais

l’épisode ci-dessus dévoile la complexité liée au fait de partager l’espace et de gérer la proximité

même dans des arrangements comprenant quelques heures hebdomadaires de travail domestique

live-out. Selon la typologie de Lan, la posture d’hiérarchie distanciée renforce à la fois les

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Chapitre VI 352

frontières de proximité du type familiale/affective et les clivages de classe et ethniques (2003 p.

530). Ce type de relation, à l’exemple de Márcia, est en général très mal vécu par les travailleuses.

a) Cultiver des relations proches

Au-delà des conditions de travail, la qualité et la nature du lien que les travailleuses entretiennent

avec leurs "nouvelles-vieilles clientes" déterminent et rendent possible la relation de travail en soi

(Camargo et al. 2015). La plupart des travailleuses estiment qu’une relation amicale avec les

clientes est préférable et, quand ce lien est établi depuis de nombreuses années et

particulièrement dans le passage vers le travail formel, il devient une partie essentielle de la

relation de travail. Le lien est maintenu et cultivé par les travailleuses tant que possible.

La plupart des participantes avaient atteint, au moment de l’interview, une situation plus au

moins stable concernant le choix des employeuses/clientes. En d’autres termes, elles ont pu

diminuer le jonglage de clientes et opportunité, car sont satisfaites de leur actuelle situation. Leurs

relations de travail sont de type proche pour la plupart. Ce sont des relations classifiées de

personnalisées selon Safuta (2015), soit une relation qui reconnait l’individualité des travailleuses

et comprend des échanges de ressources au-delà d’un échange de marché.

Ce sentiment partagé par la plupart des travailleuses se distingue du rapport d’hétéronomie et

violence symbolique décrit en première section au moyen de l’inégalité des rapport sociaux : si

ces clivages (classe, "race"/ethnicité) sont renforcés, par les employeuses/clientes ou par les

travailleuses elles-mêmes, la proximité prendra des allures de maternalisme (Lan 2003;

Hondagneu-Sotelo 2007). Ce qu’elles espèrent est donc une relation personnalisée – qui inclut le

sentiment mutuel de confiance – au sens définit par Safuta (2015) ci-dessus.

Ainsi, la travailleuse Regina explique que ça a été difficile de perdre les cinq heures

hebdomadaires chez une certaine cliente, car : "Nous étions devenues des amies. Elle m’a

présenté toute sa famille et disait toujours ‘Je vous présente Regina’, et pas ‘c’est la femme de

ménage’ ! Et toute la famille : ‘Regina, est-ce que tu veux manger quelque chose ? Viens, assieds-

toi !’. Ils étaient très respectueux." (Regina, Belge d’origine colombienne, environ 35 ans, en

couple, arrivée en 2000, travailleuse titres-services depuis environ 2004).

La travailleuse Mia, comme une partie significative de la communauté philippine à Bruxelles,

travaille pour plusieurs familles de fonctionnaires européens et diplomates. Parmi ses

employeuses/clientes, il y a une grande variété de nationalités, européennes et non européennes.

De son expérience, elle pense qu’il y a des différences liées à la nationalité dans la manière dont

employeuses/clientes traitent les travailleuses. Son constat renforce nos observations à propos

de la conception du travail domestique parmi les employeuses/clientes. La famille dans laquelle elle fait

le plus d’heures (deux fois six heures hebdomadaires) est très distante, et Mia se sent toujours

dans une position de "servante", ce qui n’arrive pas ailleurs, comme elle l’explique ci-dessous :

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Chapitre VI 353

– I would say in my Monday and Thursday house they are nice but you can feel that you stay as

a servant or a household help. [...] There is a wall. But with the Friday employer, she treats me

really like a family. Because whenever my daughter gets sick I would say : ‘Could I come with

my daughter because she is ill, and my daughter asks me ‘Can I come to work with you,

mummy?’. And she [the client] would say: ‘Please stay home with your daughter!’. She knows

my daughter very well, because my daughter always go there with me so I feel like I’m really a

family to her and I do feel the same thing to her. I always offer her: ‘Whenever you need

something, or when you get sick’, because she is alone, ‘You can always call me or try to ask

me something, especially in extreme cases that you are sick’. And she was really... She is always

really pleased. So our relationship is like not really employee-employer. It’s like family.

– You prefer these kinds of relationship…?

– Yes. Well even if she treats me like that, I still give boundaries, [I know] that I’m still a

servant. Not part of the family. But the way she lets... She feels and I let her feel. [...][But the

boundary] is important for me and for them also, so…

– But why ? Because if you cross it you would be living their lives and not yours?...

– No, I just like... I know where I stand. (Mia, Philippine, 34 ans, en couple, un enfant, arrivée

en Belgique en 2002 en séjour diplomatique, travailleuse titres-services depuis sa régularisation

en 2011 ; Compagnon : Philippin, employé dans un hôtel).

Mia met en avance un sentiment commun à différentes participantes travailleuses : elles préfèrent

être considérées comme des égales, et c’est dans ce sens que plusieurs évoquent qu’elles se

sentent comme de la famille ("It’s like family"). Elle rappelle cependant, de manière presque

antagonique relativement à sa phrase antérieure, qu’elle maintient une frontière entre

l’employeuse et elle-même ("I still give boundaries, that I’m still a servant"), même dans cette relation

perçue comme proche, égalitaire, presque de la famille.

Il est intéressant d’observer que les travailleuses font référence à une situation de "presque

famille" ou à l’amitié pour évoquer des liens d’affection, mais aussi d’égalité ou apparente égalité

entre les parties, comme le signalent les extraits du discours de Mia et, plus haut, celui de Márcia

sur son ex-cliente Claire, considérée à l’opposé comme "snob". Cette notion apparaît également

dans le discours des employeuses/clientes, comme quand Rodrigo exprime comment il pense

traiter la travailleuse hebdomadaire ("Si elle habitait ici [était un membre de la famille] le traitement sera le

même"). La famille est en l’occurrence un synonyme d’égalité ou de relations non hiérarchisées.

Des recherches sur les relations familiales ont déjà montré, néanmoins, que la famille n’est pas

une unité homogène et harmonieuse, mais qu’elle est également lieu de tensions et rapports de

pouvoir (Benería 2008 pp. 25–26).

Les bonnes relations avec les employeuses au noir sont une composante importante du capital

social et amènent des avantages pécuniaires et en nature aux travailleuses (Safuta à paraître;

Safuta & Degavre 2013). De manière complémentaire, une aide immatérielle se manifeste surtout

sur deux domaines : l’interaction avec des institutions, comme les campagnes de régularisation

(Godin & Rea 2010; Freitas & Godin 2013) et la recherche de nouvelles ou "meilleures"

employeuses/clientes.

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Chapitre VI 354

Pour les travailleuses, la proximité n’est donc pas seulement affective, elle a une fonction

instrumentale pour les travailleuses, même après le passage à la formalité du travail. C’est ce que

Mendez appelle le "personnalisme stratégique" (strategic personalism) (1998 p. 132).

Une relation proche n’est pas seulement déterminée par le fait de passer du temps ensemble. En

effet, la plupart des travailleuses ne voient que très peu leurs employeuses/clientes. Si ne pas

rencontrer la travailleuse favorise une relation plus distanciée (Lan 2003; Hondagneu-Sotelo

2007), l’absence de rencontre ne veut pas forcément dire distance ou "non-relation", comme

l’atteste le cas de la travailleuse Gabrielle :

The thing is, even sometimes I’m tired, and then my employers text… Send me a text like:

‘Gabrielle, thank you very much, because when I come home everything is clean’, and then ‘I

cannot live without you…’ you know [laughs], things like that. So I’m so happy, because

they’re very, you know, they send me sms all the time, saying ‘Thank you’, ‘Thank you’.

(Gabrielle, Philippine, 35 ans, en couple, deux enfants, la plus jeune en Belgique, travailleuse

titres-services depuis 2011).

Gabrielle se sent motivée par les messages de reconnaissance qu’elle reçoit de ses clientes et,

même si elle ne les rencontre pas souvent, elle estime avoir construit de très bonnes relations

avec sa clientèle. Cette situation relativise, dans la typologie de Lan (2003), le poids de la distance

dans la relation par l’absence physique. En ce sens, les nouvelles technologies comme le SMS ou

la communication instantanée (WhatsApp, etc.) ont certainement un rôle à jouer. Bien sûr, le

temps passé ensemble renforcera les liens, mais les nouvelles manières de communiquer

montrent qu’il est possible d’alimenter la relation même sans présence.

La relation entre Gabrielle et ses clientes semble être confortable, car elle associe deux aspects

valorisés par les travailleuses : le fait d’être reconnue et la possibilité de travailler seule. En effet,

travailler seule, sans la présence de l’employeuse/cliente, est relevé par un grand nombre de

participantes travailleuses comme libérateur : elles peuvent alors travailler à leur rythme et faire à

leur manière, sans contrôle.

b) Être indispensable

Les besoins de reconnaissance peuvent néanmoins aller plus loin. Certaines travailleuses aiment

ainsi non seulement bien réaliser leur travail, mais avoir l’impression qu’elles sont indispensables,

que les employeuses/clientes ont besoin d’elles, dans un sens qui s’approche d’une relation entre

la soignante et la soignée dans le contexte du care. Dans l’extrait de la travailleuse Gabrielle, une

partie de la reconnaissance vient du fait qu’elle se considère comme nécessaire : "…and then ‘I

cannot live without you…’ you know [laughs], things like that. So I’m so happy, because they’re very, you know,

they send me sms all the time, saying ‘Thank you’, ‘Thank you’".

De même, la travailleuse Márcia raconte la relation établie avec une de ses actuelles employeuses

au noir, une personne âgée pour laquelle elle travaille depuis sept ans :

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Chapitre VI 355

La concierge [une amie] m’a amené chez eux pour me présenter, et ils m’ont bien aimé, à tel

point qu’aujourd’hui ils me considèrent comme une fille. Le monsieur est décédé cette année, il

y a quelques mois à peine. Oh là ! Le monsieur avait beaucoup de respect pour moi. [...] Il a

même dit : ‘Quand la voisine d’en haut déménagera, tu viendras y habiter’. Elle [la madame] me

considère comme une copine, je fais les courses avec elle [...]. Si elle veut faire quelque chose de

différent, elle me demande ce que je pense. C’est-à-dire que sa vie, c’est beaucoup autour de

moi qui viens travailler [chaque semaine]. [...] ‘J’ai besoin d’un meuble, si l’on allait à Ikea ?’ Et

hop on y va, c’est moi qui l’amène, que lui montre le meuble qu’elle veut acheter [...]. Elle est

intéressée à tout, elle sait beaucoup de choses. Je lui ai dit qu’un jour je vais l’inviter pour venir

chez moi (Márcia, Brésilienne, 42 ans, arrivée en 2003, célibataire, travailleuse en titres-services

depuis sa régularisation en 2010).

Márcia dit être traitée "comme une fille" par l’employeuse, et dépasse largement son rôle d’aide-

ménagère. La situation spécifique des personnes âgées, et plus largement du groupe

d’employeuses/clientes dépendantes, aide à tisser des liens : celles-ci souffrent souvent de

l’isolement et de la solitude, et sont le plus souvent présentes lorsque la travailleuse vient. Márcia

se sent valorisée dans cette relation et se vante d’avoir construit une relation où elle est

indispensable. Plus loin, elle évoque le dire de Marta, son autre cliente habitant à Stockel, dont

nous avons parlé plus haut : "Elle me dit : ‘Mais qu’est-ce que je vais devenir sans toi à

Bruxelles ?!'".

Si Márcia est comblée des éloges qu’elle reçoit, la travailleuse Anya est en manque de

reconnaissance. Elle sent que les clientes "n’ont pas besoin" d’elle, même si elle travaille en

grande partie pour des personnes du groupe dépendantes qui ressentent son absence et qui ont des

difficultés à réaliser les tâches ménagères de manière autonome :

– Tu avais toujours voulu être infirmière ? Ou c’est une idée qui vient...

– Non. C’est maintenant. C’est maintenant, parce qu’il y a tellement de gens malades… Être

infirmière, ou aider les gens […]. Et c’est ça qui me fait plaisir. Aider les gens... […]

– Est-ce que vous n’aidez pas les gens quand vous allez chez eux, que vous nettoyez ? Il n’y a pas la même

relation ?

– Nooon… Eux, ils n’ont pas besoin de moi. Ils n’ont pas besoin de moi, ils ont besoin de...

Que leur appartement ou leur maison soit propre. C’est tout.

– Mais s’il n’y avait personne pour faire ça... ils seraient embêtés.

– [grosse inspiration] Euh... Ce que j’apporte pour eux c’est la propreté. Et maintenant, je le

dis, qu’après des années, on est devenu comme une famille. Dans chaque maison où je travaille

depuis 15 ans. (Anya, Belge d’origine polonaise, 55 ans, en couple, deux enfants, employée

titres-services depuis 2007 ; Compagnon : Belge, employé administratif dans une entreprise

belge).

En parlant de sa volonté de devenir infirmière, Anya révèle son besoin d’être nécessaire aux

gens, ce qu’elle ne ressent pas dans son travail. L’extrait ci-dessus montre ainsi que la relation de

reconnaissance peut également signifier se sentir utile et nécessaire, comme l’avait observé Lutz

(2011). L’auteure argumente que les travailleuses dans ce profil créent leur identité par le moyen

d’une relation de travail qui met en valeur la loyauté et l’interdépendance (2011 p. 75). Ainsi, à la

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Chapitre VI 356

fin de sa phrase Anya dit avoir construit une relation "comme une famille" avec les clientes pour

lesquelles elle travaille depuis de nombreuses années, comme si cela compensait ce qu’elle venait

de dire avant ("Ce que j’apporte pour eux c’est la propreté. Et maintenant, je le dis, qu’après des années, on est

devenu comme une famille. Dans chaque maison où je travaille depuis 15 ans").

c) Reconnaissance et visibilité

Les travailleuses veulent du respect et de la compréhension, et valorisent en général des relations

proches. En explorant l’aspiration des travailleuses à jouir de l’empathie et de l’amitié de leurs

employeuses/clientes, l’on retrouve le désir d’être tout simplement reconnue en tant que

travailleuse, en tant que personne. Regina, qui travaille depuis environ dix ans comme aide-

ménagère, pense que le problème central est l’invisibilité du métier :

– [...] J’aimerais savoir la manière de penser de ces filles [travailleuses]. J’en connais quelques-

unes, mais… Nous sommes comme des fantômes.

– Vous avez l’impression que c’est comme ça, même si vous n’êtes pas ‘sans-papiers’ ? C’est quelque chose de la

profession ?

– Oui, ça vient de la profession. Quand j’allais nettoyer et que la madame est à la maison ou il y

a de la famille, il y avait des gens qui me disaient : 'Ah, il y a ma sœur qui va arriver, il y a ma

mère qui arrive. Vous pouvez monter’. Qu’il faut nous cacher ! D’autres qui disaient : ‘Il y a ma

sœur qui arrive’ et elles me le présentaient : ‘Je te présente Regina’, même pas la femme de

ménage, non, ‘Je te présente Regina’. C’était sympa. Parfois je recevais des cadeaux

d’anniversaire, ou pour Noël aussi un petit cadeau, c’est beau ça. C’est motivant. Mais parfois :

‘Il y a le voisin qui va venir, il faut monter à l’étage’. Comme si l’on ne pouvait pas la voir,

l’aide-ménagère… Ou alors les gens arrivent, voient que tu nettoies et ne te disent même pas

bonjour. Même pas bonjour, les cons ! ‘Bonjour’, ‘Bonjour !’ Ça ne coûte rien, une salutation…

– Aurais-tu aimé que les gens soient plus sympathiques ou… ?

–… Qu’ils nous regardent ! Qu’ils nous fassent sentir qu’on existe ! … Si l’on n’existait pas, le

monde serait une autre chose… Par exemple, pourquoi n’y a-t-il pas ‘La journée de la femme

de ménage’ ou de la ‘femme d’ouvrage’ ? (Regina, Belge d’origine colombienne, environ 35

ans, en couple, arrivée en 2000, travailleuse titres-services depuis ses débuts, environ 2004).

Dans le discours de Régina, la reconnaissance est évoquée à son premier niveau : la volonté

d’être reconnu comme existant, comme un être humain ("les gens arrivent, voient que tu nettoies et ne te

disent même pas bonjour. Même pas bonjour, les cons ! ‘Bonjour’, ‘bonjour !’ Ça ne coûte rien, une salutation…"

et plus loin "Qu’ils nous regardent ! Qu’ils nous fassent sentir qu’on existe !"). L’on retrouve cette

manière de formuler la reconnaissance dans l’essai de Honneth sur la visibilité et l’invisibilité,

dans lequel il fait une analyse du roman "L’homme invisible" (2004b pp. 136–150).

Être reconnue comme un être humain est probablement une nécessité générale des êtres vivants

en société, mais qui prend toute sa dimension dans le travail domestique et d’autres "boulots de

l’ombre". Le thème de l’invisibilité du travail a déjà été évoqué dans cette recherche et traité par

nombreux auteurs ayant écrit sur le travail domestique, que ce soit formel ou informel (Rollins

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1987; Anderson 2000; Devetter & Rousseau 2011; Lutz 2011; Dussuet 2012). L’invisibilité prend

dans l’extrait ci-dessus sa forme ultime, l’invisibilisation de la personne qui réalise le travail : les

gens ne saluent pas Regina, car c’est comme si elle n’existait pas.

Le sentiment exprimé par la travailleuse Regina rejoint les résultats de Rollins (1987 pp. 207–

212) à partir de son expérience comme travailleuse domestique payée à l’heure dans des maisons

nord-américaines dans la région de Boston dans les années 1980. Surtout l’anecdote du chauffage

systématiquement coupé lors que Rollins allait nettoyer, comme s’il n’y avait personne dans la

maison (1987 p. 208).

L’auteure argumente que les femmes noires ou non-blanches se prêtent plus à l’invisibilité, car

elles sont plus facilement perçues comme non humaines par des personnes blanches (1987 p.

210). Parmi nos participantes travailleuses, toutes sont migrantes de première génération et

certaines, comme Regina, sont Belges d’origine étrangère. Aucune n’est Belge d’origine, et

environ la moitié des participantes travailleuses pourraient être identifiées comme non-blanches.

Il est pourtant difficile de déterminer l’étendue de la composante "raciale" ou ethnique dans

l’invisibilité des travailleuses, d’autant plus que ce sentiment est observé chez des travailleuses

polonaises à Bruxelles (Safuta à paraître), une communauté considérée comme "moins visible".

L’invisibilité dans le travail domestique est valorisée par les employeuses/clientes, de manière

consciente ou non, et ce, surtout depuis que les travailleuses ne sont plus un symbole de statut

social pour les familles comme c’était le cas au 19e siècle lors du suffrage censitaire. Désormais,

c’est leur travail de l’ombre qui compte, et non leur exhibition (Rollins 1987; Ehrenreich &

Hochschild 2004). Néanmoins, l’aide domestique en tant que symbole de statut social est

certainement maintenue dans les milieux diplomatiques ou aisés, comme l’indique la cliente

Fabienne intégrant le groupe classe moyenne intellectuelle :

Moi j’ai une amie, je crois que sa femme de ménage est en noir. [...] D’après elle, c’est une perle

[rires]. Donc mon amie ne fait rien : la femme de ménage fait tout de manière impeccable, elle

repasse, tout ça. Ils ont vraiment les moyens et donc… (Fabienne, Belge, 51 ans, en couple,

quatre enfants adolescents/adultes, travaille à temps-plein dans les assurances ; Compagnon :

Belge, temps-plein dans une banque privée ; cliente titres-services).

Fabienne indique que son amie "a vraiment les moyens". La plupart des employeuses/clientes

du groupe de la classe moyenne intellectuelle voient leur externalisation des tâches ménagères comme

"nécessaire" et opposent leur demande, connotée positivement comme "aide", à l’engagement

d’une employée domestique à temps plein, connoté négativement comme archaïque ou

ostentatoire.

Ehrenreich et Hochschild (2004) remarquent la valeur que prend l’autonomie de nos jours et la

capacité de "tout réaliser" sans aide (en réussissant sur tous les plans), ce qui favorise l’invisibilité

de l’aide-ménagère (2004 p. 4). Malgré la différence de contexte nord-américain et ouest-

européen, il y a beaucoup de similarité entre le processus évoqué par les auteures et les

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revendications de Regina, principalement par deux éléments. D’abord, le fait de devoir

disparaître si jamais il y a de la visite, comme si elle était indigne d’apparaître à quelqu’un

d’extérieur à la maison ou comme si l’on ne pouvait pas admettre qu’il y a de l’aide pour

maintenir le foyer. Ensuite, l’invisibilité engendre le manque de reconnaissance : si l’on considère

le propre comme "naturel", il est difficile de reconnaître la personne qui a rendu l’endroit propre

(comme dit Regina : "Qu’ils nous regardent ! Qu’ils nous fassent sentir qu’on existe ! … Si l’on n’existait

pas, le monde serait une autre chose…").

Regina est la seule de nos participantes à exprimer ce sentiment par rapport à l’invisibilité du

travail domestique de manière claire et développée. Elle est également celle qui a exercé son sens

critique de la manière la plus poignante par rapport au manque de valorisation de la profession

ou à la discrimination envers les migrantes et plus particulièrement les Latino-Américaines. Cette

différence s’explique sans doute en partie par une question méthodologique d’effet

d’échantillon : c’est Regina qui nous a contactés à la suite de notre annonce dans une revue

anglophone demandant une participation à notre étude, elle avait des choses à dire sur le sujet.

En outre, le sens critique de Regina est fruit de son capital culturel et du déclassement social

vécu à son arrivée en Belgique. Universitaire, elle rêvait à son arrivée en Belgique d’avoir une

équivalence de diplôme et de travailler dans son domaine de formation, l’histoire. Selon

Hondagneu-Sotelo (2007 p. 198), la position sociale des travailleuses dans le pays d’origine joue

un rôle important dans leur perception de ce que doivent être les relations entre

employeuse/cliente et travailleuse. L’auteure fait remarquer que les migrantes latino-américaines

jouissant d’un statut de classe moyenne et ayant travaillé dans les services ou des professions qui

exigent contact humain étaient plus sensibles à la non-reconnaissance des employeuses.

Les travailleuses participantes ont en général exprimé de l’amertume ou de la peine face à des

situations spécifiques de manque de respect d’employeuses/clientes. Elles ont ainsi raconté des

épisodes avec "Madame X, qui était insupportable", ou "Madame Z, qui était méchante". Elles

restent dans les relations interpersonnelles et, à l’exception de Regina, ne sortent pas du niveau

micro pour aller vers le niveau macro. Leurs conflits ont principalement été résolus de manière

individuelle et ponctuelle : par leur stratégie de jongler avec les opportunités et ressources et par

l’exit strategy.

B. Professionnalisme et distance chez les travailleuses

Une partie importante des travailleuses participantes à l’étude essayent de réaliser leur travail de

manière professionnelle, d’être respectées en tant qu’expertes de leur métier et de séparer vie

privée et vie professionnelle. Cette posture d’"experte du nettoyage" rejoint le profil décrit par

Romero (1992) des travailleuses domestiques live-out mexicaines ("chicanas") aux États-Unis.

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Peu de travailleuses, néanmoins, cultivent la distance avec les employeuses/clientes. Parmi nos

travailleuses participantes, Angela est l’unique à le faire, à l’opposé de la tendance décrite jusqu’ici

qui est celle de la proximité.

Angela nous explique comme elle maintient ses onze clientes en titres-services et quelques

services sporadiques au noir :

– Et, par exemple, pour la fin d’année, les clients te donnent un petit cadeau, des choses comme ça ?

– Non, on n’est pas très proches comme ça. Je n’aime pas comme ça.

– Ça, tu n’aimes pas ?

– Les cadeaux, c’est toujours en famille. Mais avec les clients, on est au travail. La distance !

– Tu aimes bien garder la relation professionnelle.

– C’est très bien ça parce qu’après, c’est moi qui dicte [les conditions] !

– Après, tu peux toujours dire quand tu n’es pas contente…

– Bien sûr. Si l’on était très proche… C’est difficile à dire [des choses].

– Tu n’as aucune relation proche avec aucun de tes clients... ?

– Aucune, aucune. C’est moi qui tiens un peu les…

–… Ils ne savent rien de ta vie, par exemple.

– Ça, c’est très bien.

– Ils ne savent pas que ton mari est là, que ta fille est là…

– Non. Mon mari ne sait pas où je travaille et ma fille… Non, non.

– Et les gens ne demandent jamais…

– Absolument rien. Chacun a sa place.

– Pour parler, pour discuter, c’est plutôt le week-end, c’est plutôt en famille.

– Oui, mais on ne parle pas des clients. On parle des choses, des copines. Le travail, dans notre

maison, c’est tabou. (Angela, Roumaine, 53 ans, arrivée en Belgique en 2000, en couple, trois

filles adultes, dont une en Belgique, trois petits-enfants ; Compagnon : Roumain, travaille dans

la construction).

La distance est ici entendue comme une position plus détachée des employeuses/clientes et un

manque d’intérêt à les connaître ou à s’engager dans une relation personnelle avec elles. Le fait

de ne pas avoir de relations personnelles avec les clientes lui donne une sensation de liberté et

d’empowerment ("C’est très bien ça parce qu’après, c’est moi qui dicte !" et plus loin : "Aucune, aucune. C’est

moi qui tiens un peu les…"). Elle se sent maître de son travail et en position de force pour négocier

d’éventuels changements d’agenda et de clientes, comme les travailleuses décrites par Romero

(1992). Plus loin, elle décrit sa clientèle :

– Je ne les connais pas beaucoup, je ne les connais même pas physiquement. S’ils changent,

mettent une barbe ou quelque chose [je ne leur reconnaîtrais pas]… Quand je vais chez

quelqu’un, parfois je lui demande ‘C’est qui, vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ?’. Je les vois

une fois, après je les vois deux fois par an…

– Comment as-tu commencé à travailler chez eux ?

– Je les rencontre la première fois. Ils sont contents [de mon travail] et souvent le soir ils

m’appellent [pour le dire].

– Et tu ne les vois pas ?

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– Non, il ne faut pas [se voir]… Peut-être parfois le matin, avant qu’ils ne partent, si j’arrive un

peu plus tôt, je les vois…

– Ils appellent le soir pour te dire qu’ils sont satisfaits… Ils appellent chaque semaine ?

– Pas chaque semaine, une fois par mois… tous les deux mois…

– Et ça, tu aimes bien ?

– J’aime ce que je fais, je le fais avec plaisir.

– Mais ça fait plaisir de faire plaisir aux autres ? Eux, ils sont contents et ils appellent pour le dire…

– Si je fais quelque chose qui plaît à quelqu’un, Dieu va me donner du plaisir à moi.

La travailleuse Angela est un cas extrême, et son détachement semble presque anecdotique ("S’ils

changent, mettent une barbe ou quelque chose [je ne leur reconnaîtrais pas]… Quand je vais chez quelqu’un,

parfois je lui demande ‘C’est qui, vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ?’"). La communication restreinte, par

de petits mots des clientes ou éventuels appels téléphoniques, semble largement suffire à Angela,

et l’absence des membres du ménage est pour elle synonyme de liberté.

Dans sa stratégie pour se présenter comme une nettoyeuse professionnelle, Angela serait

l’équivalent de "Maria la Carrera" de la typologie de Lutz (2011 pp. 68–74). Nous identifions des

caractéristiques semblables dans la façon dont elle établit les règles qui garantissent son

autonomie. Aujourd’hui, pour le nettoyage au noir qu’elle continue à faire de manière sporadique

à côté des titres-services, les prix sont fixés : ils vont de dix à 14 € l’heure, selon les tâches à

exécuter (nettoyage des toilettes, salon, vitres, etc.).

En outre, les clientes d’Angela ne se connaissent pas entre elles pour la plupart. Elle les a

trouvées en distribuant de petites annonces dans les boîtes aux lettres, et ses toutes premières

clientes ont été trouvées devant le "Petit-Château" à son arrivée à Bruxelles en 2000. Angela ne

bénéficie donc pas du réseau des employeuses/clientes qui, nous avons vu, est efficace pour

garantir de nouvelles clientes.

D’un autre côté, cette situation évite à Angela de se sentir redevable envers des clientes qui

l’auraient recommandée à d’autres. Ce comportement autonome et indépendant des réseaux, ici

exercé sur le marché formel, avait été identifié par Freitas et Godin (2013 p. 44) comme

caractérisant une modalité d’entrée "entrepreneuriale" sur le marché du travail domestique

informel belge167. Les réseaux ethniques et ceux des employeurs restent cependant la tactique

principalement utilisée par les travailleuses pour jongler avec les opportunités et trouver de

meilleures positions sur le secteur.

Angela est également la travailleuse qui a plus mis en évidence la séparation entre vie privée et

professionnelle. Sa clientèle ne sait rien de sa vie personnelle, sa famille ne sait rien sur son

travail ("Mais on ne parle pas des clients. On parle des choses, des copines. Le travail, dans notre maison, c’est

tabou").

167 Les autres deux modalités d’entrée dans le marché du travail domestique non-déclaré seraient la "cooptation" et

une modalité "intermédiaire" qui mélange des éléments des deux précédentes (Freitas & Godin 2013).

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Chapitre VI 361

Les travailleuses qui prennent leur travail avec détachement sont principalement celles qui ont,

comme Angela, une solide structure familiale autour d’elles, et dont la vie privée représente un

centre d’attention important.

Une autre posture de détachement du travail domestique en titres-services et de la relation avec

les clientes est la certitude de ne pas rester dans le métier pour longtemps, dû à un projet

migratoire ou un projet professionnel. Le travailleur Diego, par exemple, ambitionne d’ouvrir

une entreprise de réparation d’ordinateurs et voit son emploi dans les titres-services comme une

période transitoire. Au bout de trois ans, Diego pourra changer de secteur et demander une carte

professionnelle pour travailler en indépendant comme informaticien.

Ce détachement peut également avoir son origine dans un "saturement" dans leur vie privée des

travailleuses. Elles voient donc le travail comme un aspect de la vie qui peut être vécu de manière

"simplifiée". Ainsi, l’ethnographie de Vivas (2015) expose les efforts de Catarina, une travailleuse

de 49 ans en situation irrégulière de séjour, pour organiser des heures de travail et être payée le

plus possible. Son objectif est celui de dédier la plupart de son temps et de son attention, ainsi

qu’une partie de son salaire, à ses enfants en tant que mère transnationale. Catarina a établi de la

sorte qu’elle travaille préférentiellement pour les hommes seuls, qui ont moins d’exigences et

moins de demandes par rapport à la manière d’exécuter le travail et ont accepté sa manière de

procéder. En outre, elle a, comme Angela, une liste de tâches avec les prix correspondants : le

nettoyage des toilettes coûte 14 € l’heure, aspirer et nettoyer le sol revient à 11 € l’heure, etc.

Dans les trois cas cités (Angela, Diego et Catarina), le travail n’occupe pas tout l’espace de la vie

des travailleuses.

Si l’on compare la posture d’Angela avec celle de Regina, décrite dans la partie précedante, elles

ne sont pas, pourtant, en contradiction : Regina exige le respect dans sa relation de travail avec

les clientes/employeuses et veut être visible et reconnue, alors qu’éviter le contact et imposer ses

règles permet à Angela d’imposer le respect à son travail. Elle se protège des conflits et des

relations proches en choisissant de travailler sans révéler rien de sa vie personnelle, comme si elle

n’en avait pas. La distance peut être ainsi une protection (consciente ou pas) pour éviter la non-

reconnaissance de la part des clientes/employeuses. De manière similaire, Safuta (2015:12) a

identifié qu’un comportement distant (le non-engagement dans une relation personnalisée) de la

part des travailleuses pouvait être motivé par des expériences négatives antérieures.

La démarche de construction du travail comme professionnel, que nous identifions chez la

plupart des travailleuses participantes, est un effort pour établir une distinction entre une identité

professionnelle et d’autres sphères de l’identité, à l’instar de ce qu’a observé Lutz (2011 p. 75).

Une séparation qui reste un défi pour les travailleuses, et qu’Angela, imposant la distance, semble

réussir – en tout cas en discours. Même parmi les travailleuses qui essaient de bien marquer les

frontières, les sentiments de proximité et parfois d’amitié avec certaines employeuses/clientes

viennent la plupart du temps confondre les deux sphères.

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Chapitre VI 362

C. Que veulent les employeuses/clientes : sens de l’initiative et distance

La plupart des travailleuses aimeraient bénéficier de l’empathie des employeuses/clientes, et

reconnaissent comme de bonnes relations celles où il y a plus de proximité et où elles se sentent

reconnues. Les attentes des employeuses/clientes, pour leur part, comportent deux dimensions.

L’une est celle de "naturalisation" du propre ou l’invisibilisation du nettoyage. L’autre est la volonté

d’établir de la distance dans la relation avec la travailleuse domestique.

a) Le "propre sans effort"

Toutes les employeuses/clientes non-dépendantes nourrissent des attentes, secrètes ou avouées,

d’avoir chez elles une travailleuse "parfaite", "une fée" qui prendrait tout en charge. Cette

situation est déjà une réalité pour certaines employeuses/clientes appartenant au groupe classe

supérieure, qui a délégué une grande partie des activités ménagères. Ce sont donc principalement

des clientes du groupe classe moyenne intellectuelle qui ont exprimé ce souhait avec plus de

fréquence. La cliente Fabienne du groupe classe moyenne intellectuelle nous décrit la "femme de

ménage parfaite" :

Elle va faire des choses que moi… Moi je peux nettoyer, mais on ne va pas vraiment voir que

j’ai nettoyé. [...] Et puis bon, je pense qu’une femme de ménage parfaite a beaucoup

d’initiatives, ne va pas tomber dans cette routine de toujours… Va voir que derrière, il y a un

tuyau qui est plein de poussière, ne pas faire uniquement… Voilà. Janaína travaille bien, il y a

cette relation de confiance, je l’aime bien comme personne, elle aime bien venir ici, je peux

compter sur elle. (Fabienne, Belge, 51 ans, en couple, quatre enfants adolescents/adultes,

travaille à temps partiel dans les assurances ; Compagnon : Belge, temps-plein dans une banque

privée ; cliente titres-services).

Dans l’extrait de l’interview de Fabienne, il est clair que Janaína n’est pas la femme de ménage

parfaite dont il est question. Mais, pour Fabienne, d’autres qualités compensent en quelque sorte

les imperfections : "il y a cette relation de confiance" ; "je l’aime bien comme personne, elle aime bien venir

ici" ; "je peux compter sur elle". L’extrait confirme encore une fois la force de la confiance dans les

relations de travail domestique.

Surtout, la description de la travailleuse idéale de Fabienne montre que la caractéristique

principale est celle d’avoir un sens d’initiative et de la créativité. La travailleuse idéale voit ce qu’il

y a à faire sans qu’on ait besoin de le dire, elle anticipe les besoins et devine les désirs des

occupants de la maison. Cette vision approche le nettoyage du care : l’empathie de la personne

qui donne le care avec celle qui le reçoit est telle que la première peut anticiper la demande, par

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Chapitre VI 363

une lecture du corps ou une connaissance profonde des besoins de l’autre. Le care signifie alors

devancer les besoins et envies (Molinier et al. 2009).

L’avis de Fabienne est appuyé par d’autres employeuses/clientes et est très semblable aux

réponses recueillies par Hondagneu-Sotelo (2007) à la même question ("Qu’est-ce qu’une femme

de ménage idéale ?") à des employeuses dans les quartiers aisés de Los Angeles, dans les années

1990 : "‘The ideal person in my life’, offered Jenna Proust, who had ample experience employing

housecleaners and nannies/housekeepers, ‘would be someone who anticipates what needs to be

done and barely needs to be told. That would be wonderful’" (2007 p. 137).

Ce dont rêvent les employeuses/clientes est donc d’effacer totalement les préoccupations liées

au ménage et de profiter de ce que nous appelons le "propre sans effort". En somme que les

travailleuses prestent le travail, mais surtout qu’elles identifient seules ce qu’il y a à faire selon les

préférences de la patronne qu’elles sont supposées connaître. En effet, les femmes des classes

moyennes et supérieures engagées dans une carrière professionnelle perçoivent de moins en

moins que leur identité est liée à la maintenance de la maison. Elles sont dès lors volontaires

pour pouvoir déléguer et cette délégation prend des modalités diverses.

L’idéal du "propre sans effort" est pourtant difficile à atteindre, car, comme le pointent Devetter

et Rousseau (2011 pp. 80–81) à partir d’une analyse des enquêtes budget-temps, externaliser une

heure du ménage fait gagner seulement une demi-heure devant soi. Pour gagner une heure, il faut

pouvoir externaliser deux heures ou plus. Dans le système des titres-services, les prestations sont

de minimum trois heures, ce qui mène l’investissement budgétaire hebdomadaire à 27 € par

semaine (2015). Selon la maison et la quantité de travail à réaliser, beaucoup plus d’heures

externalisées sont nécessaires pour vraiment se voir délivrer de toute préoccupation.

En ce sens, employeuses/clientes du groupe classe supérieure semblent pour la plupart avoir atteint

un bon compromis, et leur identité de femme professionnelle moderne peut se réaliser

pleinement. Celles du groupe classe moyenne intellectuelle essayent, de leur côté, de maximiser le

travail réalisé pendant les heures externalisées. Heures pendant lesquelles elles pourront alors

"souffler" et se dévouer à d’autres activités. L’on retrouve ici le profil décrit au Chapitre IV des

femmes professionnelles modernes.

Dans le cadre du travail domestique payé à l’heure et de la politique des titres-services et

spécifiquement concernant la classe moyenne intellectuelle, le souhait est donc que la travailleuse

réalise les tâches vite et bien. Le discours de la cliente Céline résume la pensée de certaines

participantes employeuses/clientes non-dépendantes, et notamment celles appartenant au groupe

classe moyenne intellectuelle :

Tout le monde rêve d’avoir la perle rare, quelqu’un qui travaille vite, bien, qui fait tout à fond,

qui a plein de bonnes idées et qui… Mais… Je ne suis pas insatisfaite du tout. Des petites

critiques à faire, mais bon… Et est-ce que moi je le ferai mieux ? Sûrement pas… (Céline,

Belge, un peu plus de trente ans, en couple, deux enfants en bas âge, enceinte, employée à mi-

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Chapitre VI 364

temps dans une entreprise d’assurances ; Compagnon : Belge, ingénieur temps plein dans une

entreprise).

Bien que le service dont elle bénéficie dans le cadre des titres-services ne lui semble pas

impeccable, le principal argument de Céline pour le maintien de la situation telle qu’elle est

actuellement est qu’elle ne ferait pas mieux : c’est ce qui fait qu’elle "n’est pas insatisfaite du tout",

sans pour autant être "satisfaite".

Si presque toutes les clientes qui parlent de leurs attentes concernant l’externalisation évoquent

une envie d’avoir du "propre sans effort", cela ne veut pas dire qu’elles cultivent des relations

distantes ou de type businesslike avec la travailleuse. Amenée à un extrême, par contre, cette

posture pourrait évoluer à une normalisation de l’invisibilité du travail domestique, jusqu’à

l’effacement total de la valeur du travail réalisé et de la personne qui le réalise. En d’autres

termes, le nettoyage est accompli mais n’est pas reconnu, car la propreté est devenue la règle168.

b) Des relations businesslike

Si la proximité est la marque d’une partie importante des relations établies par les travailleuses et

employeuses/clientes participant à notre étude, nos observations et interviews avec les

travailleuses, les employeuses/clientes et les entreprises agréées font apparaître un autre

comportement de la part d’employeuses/clientes non-dépendantes et professionnelles, qui

cherchent à établir une relation plutôt distante avec la travailleuse, une relation businesslike

(Hondagneu-Sotelo 2007) ou une business relationship (Lan 2003 p. 536).

Plusieurs auteures étudiant les relations entre employeuses et travailleuses domestiques migrantes

dans divers contextes occidentaux ont identifié une tendance chez les employeuses/clientes

ayant une activité professionnelle rémunérée à établir des relations plus distantes avec les

travailleuses (Rollins 1987; Lan 2003; Hondagneu-Sotelo 2007; Lutz 2011). Mettant en relation

cette littérature et notre recherche empirique, une claire contradiction apparaît entre les attentes

nourries d’une part par les travailleuses et d’autre part par les employeuses/clientes à propos de

la relation de travail domestique live-out.

Cette volonté de distance d’une partie des employeuses/clientes non-dépendantes est renforcée

par leur absence lors de la venue de la travailleuses hebdomadaire. Ainsi, la plupart fait confiance

à la travailleuse domestique, qui a par ailleurs la clé. Les travailleuses ont de leur côté confirmé

lors des interviews la fréquente absence des occupants du ménage pendant leur travail169.

168 Voir à ce propos l’histoire de la travailleuse Amandine, décrite au Chapitre IV. 169 Plusieurs travailleuses n’ont pas voulu demander à leurs clientes si celles-ci acceptaient de participer à la

recherche car elles disaient les connaître à peine, ou croyaient que leurs clientes étaient "trop occupées" car "jamais

là".

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Chapitre VI 365

Si la communication peut combler les problèmes de l’absence des employeuses/clientes, la non-

présence n’en favorise pas moins la prise de distance. Ne jamais rencontrer la personne qui

réalise le travail de nettoyage renforce en outre la posture de normalisation du propre et

l’invisibilisation des travailleuses.

L’absence peut même dépasser l’impératif des obligations professionnelles. Certaines

employeuses/clientes préfèrent ainsi ne pas être présentes pendant les heures de travail des aide-

ménagères indépendamment de leur travail. Elles ont souvent justifié cette absence par le fait soit

de ne pas pouvoir être là, soit de ne pas vouloir gêner par leur présence le travail réalisé.

La cliente Sarah du groupe classe supérieure, explique que pendant son congé maternité elle était

dérangée d’être présente quand l’aide-ménagère venait :

– Enfin, voilà, l’on se prenait un petit thé... c’est vrai que moi je n’aime pas. Quand on fait

quatre heures, je n’aime pas laisser les gens sans boire ni manger donc, je disais : ‘Ben voilà, il y

a le thé, il y a le café, servez-vous’ et je voyais que, comme moi je ne travaillais pas à l’époque,

elle passait pas mal de temps avec moi. Donc quand elle venait, c’est moi qui sortais. Non, ça

n’allait pas.

– Et vous n’aimez pas être dans la même pièce ?

– Si vous voulez, quand vous ne travaillez pas et que vous mettez quelqu’un chez vous à faire

du ménage, je trouve que c’est un peu... Après ça fait...

– C’est un peu culpabilisant ?

– Bien sûr, oui. Après, je me dis : ‘Mais attends, moi je fais rien et je ne vais pas me mettre dans

mon canapé à regarder la télé pendant qu’elle fait le ménage, hein’. Donc c’est pour ça que je

sortais.

– Un peu pour faire comme si vous étiez occupée et que vous faisiez autre chose, vous essayiez de mettre vos

rendez-vous à ce moment-là ?

– Oui, je ne suis pas du style à ‘checker’. En plus, je pense que c’est désagréable pour la

personne qui travaille, si l’on a tout le temps quelqu’un derrière son dos. Il y en a [des clientes],

je pense, qui sont comme ça, et ‘Fais ceci’ et ‘Fais cela’, ce n’est pas du tout moi. (Sarah,

Française, 43 ans, en Belgique depuis 2003, en couple, deux enfants, employée d’une entreprise

multinationale dans le secteur du luxe ; compagnon : Irlandais, haut-exécutif ICT dans une

entreprise multinationale ; cliente titres-services).

Sarah évoque sa volonté de sortir de la maison comme une manière de contourner la gêne d’être

présente lors de la venue de l’aide-ménagère. L’absence permet ainsi aux employeuses/clientes

de ne pas être confrontées à cette relation d’externalisation du travail domestique avec laquelle

elles ne seraient pas toujours à l’aise, situation observée également par Bott (2005). Si l’exemple

concerne une cliente du groupe classe supérieure, ce sentiment est plus rencontré parmi les

employeuses/clientes du groupe classe moyenne intellectuelle.

Dans cet extrait, Sarah laisse également entendre que, puisqu’elle était à la maison et pouvait

interagir avec la travailleuse, cette dernière ne faisait pas vraiment ce qu’elle était censée réaliser :

nettoyer la maison ("et je voyais que, comme moi je ne travaillais pas à l’époque, elle passait pas mal de temps

avec moi. Donc quand elle venait, c’est moi qui sortais. Non, ça n’allait pas"). De plus, elle n’est pas

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Chapitre VI 366

convaincue de l’intérêt de cette interaction, puisque "ça n’allait pas". C’est donc également suivant

une logique du type businesslike qu’elle a décidé de sortir à l’arrivée de la travailleuse.

Cette situation renvoie à un exemple utilisé par Lan (2003) pour illustrer le type business

relationship de sa typologie. Une femme d’affaires à Taiwan parlant à l’auteure définit clairement le

type de relation qu’elle est prête à engager avec la travailleuse domestique : "I think you have to

define her position clearly. You need a helper, not a friend" (Lan 2003 p. 537). Sarah, que nous

avons définie comme une "femme professionnelle moderne" qui n’a pas le temps ou l’envie de

se consacrer aux affaires domestiques, correspond à ce profil. Lan (2003) définit les employeuses

business relationship comme pratiquant la distance ("exclusion") et minimisant l’importance des

différences ethniques ou de classe (2003 pp. 536–538).

Les employeuses/clientes pratiquant une relation de type businesslike sont plus présentes parmi les

femmes de la classe supérieure et notamment au sein du profil de "femme professionnelle

moderne", qui concerne également certaines employeuses/clientes de la classe moyenne intellectuelle.

Ces résultats sont convergents avec ceux de Safuta (2015) dans le marché du travail domestique

informel : l’auteure montre que la personnalisation signifie un travail émotionnel pour les deux

parties, travailleuses et employeuses. Un travail dans lequel ces dernières ne sont pas toujours

prêtes à s’engager.

D. Titres-services : absence de responsabilité comme facteur de

distance

Si la distance semble être une question générationnelle et une tendance des ménages où les deux

partenaires travaillent en dehors de la maison, comme l’avait identifié Hondagneu-Sotelo (2007),

nos analyses indiquent que le système des titres-services renforce cette tendance à la

distanciation. Au cœur de la règlementation titres-services, il y a l’idée d’un service échangé en

tant que marchandise (commodity), ce qui participe à créer une structure qui favorise la distance et,

en dernier ressort, l’indifférence.

Le système de titres-services renforce l’aspect "prestation de services" autant du côté des

travailleuses, qui deviennent des "entrepreneures sans entreprise", que du côté des clientes, qui

ne sont pas obligées à signer un contrat avec l’entreprise170. Le vocabulaire en soi est révélateur :

les clientes sont appelées "utilisateurs" dans le langage de la politique. Les clientes n’ont

170 Lors d’une réunion tenue en mai 2014 au Ministère du Travail de la Région de Bruxelles-Capitale sur des

éventuelles modifications dans la politique des titres-services avec la régionalisation en janvier 2015, nous avons

exposé les conséquences de l’absence de contrat entre clientes et agence concernant la prestation de services. Il y a

une crainte au niveau du Ministère du Travail bruxellois (éventuellement partagée par d’autres secteurs du

gouvernement régional ou fédéral) que des règles trop contraignantes décourageraient l’usage des titres-services et

provoqueraient un retour au travail au noir.

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Chapitre VI 367

légalement aucune responsabilité par rapport aux travailleuses ou à la relation de travail. Elles

peuvent ainsi annuler les prestations en dernière minute ou changer de travailleuse sans préavis,

sans même que cette dernière en soit informée.

Même si la cliente n’honore pas le rendez-vous et que la travailleuse (si elle n’est pas la clé) est

devant une porte fermée, la règlementation ne prévoit pas d’instrument légal spécifique pour

permettre aux sociétés agréées de demander une compensation. Reste le recours en justice,

coûteux en temps et argent, et proportionnellement encore plus pour les entreprises agréées de

petite taille.

Le gestionnaire ou la cellule de ressources humaines de la société agréée sont les instances qui

doivent licencier ou régler les conflits. Il n’existe donc pas de rapport de subordination entre

clientes et travailleuses et partant, pas de conséquence pour les clientes des actions qu’elles

entreprennent. Les clientes se confortent ainsi dans une position de réceptrices passives d’un

service et sont déresponsabilisées. L’avis de la cliente Victoria, de la classe moyenne intellectuelle, est

assez illustratif à ce sujet :

J’en ai eu [des travailleuses] que je n’ai pas voulu garder. C’est l’avantage des titres-services,

comme ce n’est pas vous l’employeur [vous pouvez dire] : ‘Je voudrais quelqu’un d’autre’. Ça

n’allait pas, elles ne faisaient pas super bien. (Victoria, Française, environ 45 ans, en couple,

trois enfants, employée mi-temps dans une entreprise d’assurances ; Compagnon : financier à

temps plein dans une entreprise privée).

Victoria dit clairement que l’avantage du système des titres-services est le fait de ne pas être

employeuse, d’être donc désengagée de toute relation de subordination. Ceci rend plus légères les

décisions à propos de garder ou non une aide-ménagère, puisqu’elles peuvent être prises sans

aucune conséquence pour les clientes ("C’est l’avantage des titres-services, comme ce n’est pas vous

l’employeur [vous pouvez dire] : ‘Je voudrais quelqu’un d’autre’."). Les clientes peuvent être dures et

exigeantes, car elles ne sont pas dans une confrontation directe avec la travailleuse. Cela leur

évite de devoir régler d’éventuels conflits face à face avec les travailleuses.

Cette pratique de contourner les conflits reprend les stratégies exit strategy (Michielsen et al. 2013

p. 59) ou celle du "retour au pays", décrite par Hondagneu-Sotelo (2007 p. 132) déjà mise en

pratique dans le travail au noir, autant pour les travailleuses que pour les clientes. En ces

stratégies, les travailleuses disent qu’elles "rentrent au pays", tandis que les clientes vont utiliser

les arguments du coût qui dépasse l’abordable, et profitent de vacances, de déménagements et

d’autres épisodes de la vie privée pour changer de travailleuse. Ainsi, plus loin dans son

interview, Victoria explique qu’elle a déménagé et a changé d’aide-ménagère à la même occasion :

"J’en ai profité pour dire à celle qui venait chez moi de ne plus venir parce qu’elle n’était pas géniale."

Si la logique derrière la politique est celle d’un échange commercial entre titres-services et heures

de nettoyage, en payant les titres à jour et de manière correcte, les clientes accomplissent leur

partie du "contrat". Dans cette conjoncture, elles ne se jugent pas toujours tenues de donner

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Chapitre VI 368

"quelque chose de plus" au-delà de cet échange commercial, comme de l’empathie ou de la

reconnaissance envers les travailleuses. Les titres-services sont ainsi vus comme un service de

nettoyage qu’on paie à la prestation. Cette conception du travail de l’aide-ménagère en titres-

services renforce le caractère businesslike de la relation.

Les clientes newcomers, non nécessairement dans le profil "femme professionnelle moderne",

peuvent également instituer une relation businesslike avec les travailleuses. Elles cultivent la

distance (et l’absence comme mode de non-interaction), car elles embrassent le mode de

fonctionnement des titres-services en tant qu’offre de services. Cela permet de se voir dans un

échange marchand et égalitaire avec la travailleuse, vue comme une professionnelle qui prête un

service. Par conséquent, elles ne s’engagent pas au-delà de cette relation marchande.

Les titres-services renforcent donc une tendance déjà en place pour les femmes professionnelles

d’établir des relations businesslike comme une extension de leur vie professionnelle. Dans la

réorganisation du marché du travail domestique, plus on entre dans une relation de travail

formalisée telle que les titres-services, plus il aura malgré tout une mise à distance entre

employeuses/clientes et travailleuses.

Dans cette section, nous avons montré les principales attentes de chaque côté de la relation de

travail "bilatérale", dans le marché formel et informel du travail domestique live-out. Elle met en

perspective les contradictions de la relation de travail domestique. Ainsi, employeuses/clientes

trouvent que leurs standards et techniques de nettoyage sont universels, et leurs attentes envers

les travailleuses vont dans le sens de l’accomplissement de ces standards sans qu’elles ne doivent

l’expliquer. Si les employeuses/clientes valorisent le sens de l’initiative, c’est bien sûr une

initiative pour ranger et nettoyer selon leurs critères et non ceux de la travailleuse171.

Les employeuses/clientes veulent donc s’en débarrasser au maximum des tâches ménagères avec

l’idéal du "propre sans effort". À ce mouvement de détachement de la gestion du nettoyage,

s’accompagne un mouvement de détachement de la sphère domestique et à un manque de temps

et/ou envie de nourrir une relation de proximité avec la travailleuse. La rationalisation des

relations sociales professionnelles est transférée à cette relation de travail (qui peut être d’emploi

au noir ou une relation de service en titres-services) amenant à une tendance à des relations

businesslike. Le mode d’organisation du marché du travail domestique de la politique des titres-

services favorise cette tendance aux relations distantes. En ce sens, l’absence lors du travail des

aides-ménagères est signe de la vie active menée par les employeuses/clientes, mais également de

leur évitement dans cette interaction.

De leur part, les travailleuses se divisent en deux archétypes : celles qui valorisent la qualité de la

relation, qui est pour elles source de reconnaissance ; et celles – plus rares – pour qui le travail est

"seulement un travail" et la reconnaissance se trouve dans d’autres sphères de la vie. Ces

171 Voir à ce sujet le récit des interviewées employeuses dans Molinier (2009).

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Chapitre VI 369

dernières ne conçoivent pas le travail domestique comme supporté par une relation avec

l’employeuse/cliente.

Conclusions

Nos analyses attestent de la force des liens bilatéraux maintenus parmi les ménages employant

auparavant la même travailleuse de manière non déclarée. Même quand il s’agit de relations

établies dans le système de titres-services par l’action médiatrice des sociétés agréées, clientes et

travailleuses ont tendance à développer des liens proches et de confiance, soit la

personnalisation. Il n’existe donc pas de rupture forte dans ce passage à la formalité : la

confiance interpersonnelle s’impose comme une caractéristique nécessaire au travail domestique,

indépendamment de sa traduction juridique.

La logique du rapport salarial formel ne change donc pas, du moins dans un premier temps, les

relations dans la sphère domestique. La formalisation amène toutefois une nouvelle

configuration qui favorise un changement dans la caractérisation par les actrices de la relation de

travail. En d’autres termes, il y a, d’une part, un changement dans la façon dont les travailleuses

perçoivent leur propre travail et, d’autre part, un changement dans la manière dont certaines

clientes prennent position au sein de la relation triangulaire. En ce sens, ce chapitre fait l’union

des deux chapitres précédents consacrés aux travailleuses (Chapitre V) et aux

employeuses/clientes (Chapitre IV).

Les travailleuses sont désormais dans un cadre formel, et disposent de plus d’outils

institutionnels et d’opportunités individuelles pour endiguer des demandes excessives,

dangereuses ou non permises par le règlement. Elles peuvent donc se détacher de la dépendance

de l’affect de leurs clientes et ont moins peur de les perdre, surtout quand il s’agit de clientes que

les travailleuses considèrent comme "difficiles".

Le principal marqueur du comportement des travailleuses face à la relation de travail est leur

position dans la carrière migratoire : le fait d’avoir traversé ou non une situation d’irrégularité de

séjour avant leur entrée sur la régularité et le marché formel du travail domestique, leur agency et

capacité à jongler avec les ressources et les opportunités et, enfin, leur capital culturel et projets

migratoires. Presque toutes, pourtant, valorisent les relations proches ou du moins amicales, et

veulent être reconnues dans le travail qu’elles réalisent. Parfois ce besoin de reconnaissance va

au-delà d’une simple reconnaissance professionnelle, et elles ont besoin d’être indispensables.

La position des travailleuses dans leur carrière migratoire encadre donc la capacité des

travailleuses à vivre soit un détachement et éventuellement un processus d’empowerment, décrit

dans le chapitre précédant. Elle explique également que, à l’opposé, certaines travailleuses

s’enferment dans une relation d’interdépendance avec les employeuses/clientes, envers qui elles

demeurent obligées, perpétuant une violence symbolique.

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Chapitre VI 370

La présence de sociétés agréées et l’existence d’un cadre institutionnel contribuent à leur tour à

renforcer l’indépendance des travailleuses vis-à-vis de leurs clientes. Toutefois, cette

indépendance est principalement consolidée par le changement de statut migratoire, qui renforce

le fallback position des travailleuses, soit l’existence d’autres choix de travail et de vie.

L’amélioration des conditions d’emploi des travailleuses se réalise toujours sur le plan individuel,

par l’utilisation de leur agency et de leur capacité à jongler avec clientes et opportunités. Les

entreprises deviennent une pièce de plus dans le jeu des travailleuses pour assurer leur emploi et

petit à petit arriver à une situation professionnelle considérée comme "idéale" (mais qui n’est pas

du tout immuable) : clientes gentilles, pas de travail trop dur physiquement et émotionnellement,

flexibilité des horaires, proximité géographique.

Pour les employeuses/clientes, c’est principalement le type de demande d’externalisation des

tâches ménagères qui façonne ce qu’elles attendent des travailleuses. Ainsi, la demande du

groupe dépendantes présuppose pour les travailleuses une plus grande charge de travail

émotionnel, mais qui peut s’accompagner d’une dose plus importante de reconnaissance. Cette

relation de travail plus proche du care, participe ainsi à l’établissement des liens de confiance forts

et de la proximité. La relation de travail peut dans le cas échéant être plus "passionnelle" et,

partant, plus conflictuelle (Hondagneu-Sotelo 2007, Lutz 2011).

Les deux groupes d’employeuses/clientes non-dépendantes aimeraient avoir à faire à une "une

perle" : une aide-ménagère qui devance les besoins et nettoie comme elles l’auraient fait sans

qu’elles doivent le dire. Dans le groupe classe supérieure, la demande de longues heures

d’externalisation permettent aux employeuses/clientes de jouir pleinement du "propre sans

effort". Les travailleuses font plus que certaines tâches et souvent également gèrent la maison.

Leur position est à double tranchant : elles ont à la fois accès à des activités plus valorisantes et

qui peuvent être source de reconnaissance. En même temps, l’importance de la relation de travail

peut être accentuée par le vivre ensemble et la proximité, menant à des relations de

subordination plus fortes comme une violence symbolique ou une plus claire dépendance

émotionnelle de ces liens de reconnaissance et des liens tout courts, comme d’autres auteures

l’ont démontré, dont Lutz (2011).

Les "femmes professionnelles" préfèrent, quel que soit leur groupe d’employeuses/clientes, une

relation businesslike, basée sur un échange limitée au "strictement professionnel", entre travail et

cash ou travail et titres-services. Cette posture accompagne une tendance identifiée depuis les

années 1980 par plusieurs auteurs écrivant sur les relations en travail domestique : les couples

professionnels et surtout les femmes n’ont pas (ou plus) le temps de s’engager dans un travail

émotionnel pour nourrir la relation de travail domestique. Elles doivent articuler à la fois une

identité de professionnelle accomplie et de compagne/mère aimante, tout en s’éloignant du

travail domestique en le délégant au maximum.

Au sein du groupe classe moyenne intellectuelle, la plupart des participantes construisent des relations

proches avec les aides-ménagères hebdomadaires, basées sur la réciprocité et garanties par une

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Chapitre VI 371

confiance mutuelle. Si elles sont nécessairement inégales, les manières de traitement et le respect

qu’il semble exister entre les parties construisent une réciprocité et donnent une allure d’égalité et

d’amitié à la relation – ce qui est très apprécié par les travailleuses. D’autres employeuses/clientes

s’identifiant au profil des "femmes professionnelles", essayent de se déconnecter du mieux

qu’elles peuvent du maintien de la maison et de la figure de femme au foyer, considérée comme

dépassée. Le cas échéant, même si leur capacité à externaliser est moins importante qu’au sein du

groupe classe supérieure, elles construisent préférentiellement une relation de travail businesslike.

De manière structurelle, la règlementation titres-services comme un échange "win-win" entre un

service et des titres, ainsi que l’absence d’outils encourageant les clientes à assumer plus de

responsabilités, contribuent à diluer la relation de travail. La déresponsabilisation totale par

rapport à la relation d’emploi laisse la clientèle libre pour entreprendre ou pas une relation : rien

n’attache les clientes aux aides-ménagères, ce qui favorise l’indifférence, à l’exception d’avoir une

relation interpersonnelle. Mené à l’extrême, ce comportement conduit à la dépersonnalisation.

Les clientes newcomers, suivant ces tendances globales et locales, tendent à entretenir une relation

distante avec les travailleuses et traitent les éventuels problèmes de manière bureaucratique avec

l’entreprise. Ce groupe intègre parfaitement le sens de la marchandisation (commodifying) du travail

domestique, et sa position dans la relation de travail/service est guidée par la satisfaction de ses

attentes : une maison propre en un minimum de temps, sans aucun effort émotionnel ou

physique, pour un bon prix.

Enfin, les employeuses/clientes et les travailleuses essaient, chacune de son côté, de trouver un

équilibre dans la relation entre proximité et distance. D’abord sur le plan physique et de la

communication, sur les standards de propreté et, enfin, sur le plan social. Comme l’ont identifié

certaines auteures (Lan 2003; Lutz 2011), la relation de travail domestique, que ce soit un

arrangement live-in ou live-out, présuppose un travail d’établissement de frontières (boundary work).

Ces frontières sont autant de classe, de "race"/ethnicité que de genre (les deux femmes n’ayant

pas, par leur histoire, position sociale et origine les mêmes conceptions des rôles de genre).

Les attentes contradictoires continuent à agir sur les rapports de pouvoir entre

employeuses/clientes et travailleuses, quel que soit le type d’arrangement. Tandis

qu’employeuses/clientes espèrent effacer tous les ennuis du ménage, ce qui, en dernière instance,

veut dire ne pas avoir à se préoccuper de la travailleuse qui le réalise, les travailleuses veulent

pour la plupart du respect, de la compréhension et de la reconnaissance. Les deux types

d’attentes sont en tension dans la relation, même si ce sont plutôt les employeuses/clientes qui

dictent le type de relation à avoir entre les deux parties (Hondagneu-Sotelo 2007; Lutz 2011). Ces

attentes peuvent se rejoindre par l’entremise de la réciprocité et de liens personnels forgés par les

parties, ou rester disjointes par la non-rencontre et la non-communication, cachées le cas échéant

derrière la médiation de l’agence de titres-services.

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Chapitre VI 372

En poussant le raisonnement plus loin, on peut se demander si la distance dans les relations de

travail et la déresponsabilisation des clientes de la relation d’emploi contribuent à une

professionnalisation. Cette dernière doit être entendue dans le sens de promouvoir un meilleur

statut pour les travailleuses domestiques, une meilleure qualité d’emploi et plus

d’épanouissement au travail. La distanciation peut alors signifier plus d’autonomie par rapport à

la hiérarchie et à la domination exercées par les employeuses sur les travailleuses, comme

défendu par plusieurs auteures spécialisées dans le travail domestique (Rollins 1987; Romero

1992; Hondagneu-Sotelo 2007; Devetter & Rousseau 2011; Dussuet 2012), et comme le défend

l’asbl ORCA (Gutiérrez & Craenen 2010). En effet, le changement de position sociale des

travailleuses engendre un détachement de la position de dépendance envers les

employeuses/clientes, qui peut également se traduire en plus de distance. En outre, les

travailleuses peuvent utiliser une certaine distance pour leur permettre d’établir une séparation

des sphères individuelle et professionnelle.

Nos interviews et observations font néanmoins ressortir que les travailleuses cherchent à établir

des relations professionnelles, mais pas forcément en cultivant la distance. La relation des

travailleuses avec la distance peut, également, être en transition, entre anciennes et nouvelles

relations, pour aller vers un système "professionnel" où la distance est l’usage courant. Les

modalités de distance acceptées par chaque partie ne seront par contre jamais les mêmes. Cette

distance selon les travailleuses n’exclut pas, par exemple, la reconnaissance professionnelle et le

respect. Elle présuppose de toute manière une visibilité du travail accompli.

Cette tendance à la distance et le renforcement de la triangulation posent une autre grande

question : la capacité d’autres sphères sociales à enrichir, compenser ou compléter cette

reconnaissance manquée des relations interpersonnelles du travail domestique. Si les entreprises

agréées ont un potentiel à cet égard, cela ne semble pas suffisant. Nous avons vu que

l’empowerment des travailleuses change leur confiance en elles (surtout pour le groupe de

travailleuses expérimentant une régularisation de séjour) et renforce les sphères parallèles à la vie

professionnelle. Ce processus cependant, éprouve ses limites par l’entrée des travailleuses dans le

"précariat".

La formalisation et la triangulation ne sont donc pas suffisantes pour transformer les relations

que le travail domestique engendre. Des pistes pour la résolution de cette question semblent se

trouver dans une reconnaissance sociale plus générale, qui présuppose un changement de modèle

du travail domestique et, partant, des régimes de genre, de migration, de welfare et d’emploi.

Page 373: Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et ... · Remerciements Ma gratitude envers tous et toutes qui ont croisé mon chemin ces quatre ans et demi et qui m’ont tant

Conclusion Générale 373

Conclusion Générale

La problématique de cette thèse est celle de la formalisation du travail domestique. Les

questionnements auxquels elle s’est intéressée se condensent dans la question de recherche

principale : "Est-ce que la salarisation du travail domestique par l’intermédiaire des titres-services

permet une professionnalisation conduisant à transformer le travail domestique dans une ‘vraie

profession’ ?". Au-delà de la mise en œuvre de la politique des titres-services, cette thèse ouvre le

questionnement sur les possibilités et les limites de la professionnalisation d’une quelconque

politique pour le travail domestique.

C’est certainement une vieille question dans le champ du travail domestique, mais qui est loin

d’être close. D’abord, car elle reste en suspens, et ensuite, car les modalités de travail domestique

formelles et informelles se renouvèlent constamment, en Belgique et partout dans le monde.

D’une relation directe entre employeuse et employée, le travail domestique est aujourd’hui

également une "affaire d’État". L’État participe en effet de cette relation à la fois en organisant

un marché formel et en favorisant sa viabilité par des subsides et/ou déductions fiscales. En

outre, il participe en établissant les règles pour le travail domestique et du care dans la sphère de

l’emploi et des migrations. Pour cela, l’étude des politiques du travail domestique est aujourd’hui

intrinsèquement liée à l’analyse des régimes selon la définition d’Esping-Andersen (1990) revue par

des auteures féministes (Lutz 2008a, 2011; Williams & Gavanas 2008; Williams 2012).

Avant d’exposer les principales contributions empiriques de cette thèse, ainsi que les éléments de

réponse de notre question de recherche principale, quelques considérations méthodologiques sur

notre démarche de recherche méritent d’être posées.

Il est important de rappeler que nous nous sommes intéressées aux travailleuses migrantes dans leur

passage du travail informel vers le travail formel et, pour une partie importante entre elles, du

passage de l’irrégularité de séjour vers sa régularité. Cette optique est déterminante pour les

analyses de cette thèse, qui ne seraient pas les mêmes si l’on regarde le corpus de travailleuses

belges d’origine. Si ce découpage correspond entièrement à la réalité bruxelloise – rappelons que

les Belges d’origine sur ce marché à Bruxelles représentent moins de 1% à la fin 2012 (SPF

Emploi & CECLR 2015 p. 94) –, il empêche une extrapolation nationale. Les travailleuses belges

d’origine sont en effet encore 52% sur le plan national même si cette proportion a tendance à

diminuer (elles étaient 64% en 2008) (SPF Emploi & CECLR 2015 p. 93). Le profil de la

travailleuse en titres-services à Bruxelles ne correspond pas tout à fait à celui de la Wallonie ou

de la Flandre, mais rejoint cependant celui des grandes agglomérations urbaines belges comme

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Conclusion générale 374

Anvers ou Liège. Ceci démontre la pertinence de l’approche par villes globales (Sassen 2007), ou

en tout cas l’adéquation des résultats en contextes urbain et cosmopolite, évitant d’amener ces

réalités spécifiques au plan national.

Ensuite, nous aimerions faire remarquer que cette thèse est basée sur une approche qualitative.

Les éléments quantitatifs enrichissent le cadre générale dans lequel prennent place les

interactions entre les actrices de ce marché formalisé du travail domestique. Nous avons

néanmoins essayé d’explorer les données disponibles le plus largement possible. Nos résultats

empiriques sont, par ailleurs, assez convergents avec les chiffres présentés par les évaluations

annuelles des titres-services réalisées par Idea Consult (2011, 2012, 2013, 2014), les données de

l’ONEM ou du Ministère de l’Emploi de la Région bruxelloise, ou encore les résultats de l’étude

sur la qualité de l’emploi développée par Brolis et Nyssens (2014, 2015) (même si ces derniers

font référence à la Région bruxelloise et wallonne).

Enfin, les analyses des niveaux macro, méso et micro n’ont pas été réalisées pour tous les thèmes

abordés dans cette thèse. Chaque thématique se prêtant davantage à un type d’analyse particulier,

nous avons fait le pont entre niveaux quand cela s’avérait pertinent pour la compréhension de

chacun des aspects de notre problématique.

Sur base de notre travail qualitatif, trois constats inédits émanent de nos résultats. Ils constituent

une contribution aux études sur le travail domestique et l’intervention de l’État dans ce domaine

(un champ d’études assez récent, principalement en Belgique).

Le premier constat inédit émerge de l’étude de la politique des titres-services et de sa mise en

œuvre en Région bruxelloise. Celle-ci a montré que les entreprises agréées en titres-services ne

veulent pas embaucher des chercheures d’emploi de longue durée, qu’elles associent aux

"Belges" et au manque de motivation à travailler dans le secteur. Les entreprises cherchent

principalement à engager des travailleuses migrantes avec expérience sur le marché au noir et qui,

de préférence, amènent leur clientèle avec elles. Ces travailleuses sont plus autonomes et exigent

très peu de travail de la part des entreprises de titres-services.

Cette préférence de recrutement des entreprises agréées va jusqu’à mettre en place des pratiques

d’évitement des circuits officiels d’offre d’emploi : les entreprises agréées (à l’exception des

entreprises en économie sociale) ne diffusent pas leurs offres sur le site web ou via les locaux de

l’Agence d’emploi (Actiris), préférant utiliser les canaux plus relationnels tels que le bouche-à-

oreille et/ou les annonces dans les journaux et revues "ethniques".

Ce constat fait ressortir en outre l’importance des liens ethniques dans la formation du marché

du travail domestique formel. Les entrepreneurs vont soit utiliser leur appartenance ou proximité

ethniques avec les travailleuses (nous avons interviewé des entrepreneurs portugais, brésiliens,

turcs, polonais, etc.), soit faire usage de bridges dans les communautés respectives pour y trouver

des travailleuses. Ces liens ethniques sont importants autant à la création de l’entreprise qu’au

moment d’agrandir le corpus de travailleuses. Favoriser les travailleuses migrantes et le

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Conclusion Générale 375

recrutement de proximité tout en évitant les Belges d’origine renforce les niches ethniques,

pratique par ailleurs déjà établie dans l’économie informelle. Cette pratique engendre deux autres

conséquences.

D’abord, ce type de recrutement relationnel montre un inversement du stigmate en atout

professionnel, élément qui est à la base de la définition d’enclaves ethniques selon Wilson et

Portes (1980). Les travailleuses migrantes sont préférées par les entreprises parce qu’elles sont

motivées à travailler (à l’opposé des Belges d’origine qui sont impactées par la faible valeur

sociale de la profession) et parce que plusieurs d’entre elles avaient déjà leur clientèle sur le

marché informel avant leur passage aux titres-services.

Ensuite, il ne favorise pas l’un des principaux buts de la politique, de création d’emplois parmi

les chercheures d’emploi de longue durée. La politique est ainsi en décalage avec le processus de

recrutement de travailleuses domestiques à Bruxelles. En effet, les "Belges" ne veulent pas de cet

emploi toujours considéré comme un dirty work. En ce sens, la "Règle des 60%" a été inefficace

pour promouvoir la création d’emplois dans le secteur en Région bruxelloise. Elle a été par

ailleurs abolie en Flandre en 2015 (Moniteur Belge, le 2 avril 2015). Il y a ici, par conséquent, un défi

à relever quant au développement de politiques publiques de création d’emplois et du travail

domestique pour favoriser l’emploi parmi les personnes en chômage de longue durée ou qui

bénéficient d’un revenu d’intégration.

Le deuxième constat inédit est le rôle de la régularité de séjour comme déterminant pour l’accès

des travailleuses domestiques migrantes à une vraie transformation identitaire et à

l’émancipation, en opposition à l’accès à un travail formel. Être "migrante sans papiers" tout

comme les conséquences de ce (manque de) statut dans les sociétés d’accueil sont de situations

déjà décrites par plusieurs auteurs (Andall 2000; Anderson 2000; Parreñas 2001; Lutz 2011;

Ambrosini 2012; Schwenken & Heimeshoff 2013). Nos analyses démontrent, par la situation

contraire du passage à la régularité de séjour et à la formalité du travail, que l’entrée dans le

travail formel est incapable d’amener seule une vraie transformation identitaire. Elle apporte un

peu d’autonomie par rapport aux clientes, mais ne porte pas en elle une libération ou de

l’empowerment. Elle permet une conformation sociale, un ajustement au marché. Ainsi, si du point

de vue statutaire les travailleuses en titres-services ont expérimenté un type de reconnaissance

par la fiche de paie, les droits sociaux et un salaire direct et indirect, leur vie dans les faits n’a pas

été changée. Elles continuent à travailler aux mêmes endroits dans des conditions similaires. Et

surtout, elles continuent à être vues de la même manière par elles-mêmes, par leurs employeuses

devenues clientes et par la société.

Pour ces femmes migrantes, c’est la régularisation de séjour qui ouvre les portes d’un acquis de

l’estime de soi et qui permet l’exercice de la citoyenneté. Nous avons constaté, comme l’écrivent

Schwenken et Heimeshoff (2013), qu’avoir des droits, connaître ses droits et être capable de les

réclamer sont trois choses différentes : un réel exercice de ces droits dépend ainsi non seulement

d’une sensibilisation des travailleuses, mais également d’une régularisation de séjour qui permet

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Conclusion générale 376

leur réalisation. Enfin, l’opportunité d’un marché du travail formel est insuffisante pour résoudre

la question de l’empowerment des travailleuses migrantes et de l’accomplissement de la

professionnalisation – un processus en cours, mais qui n’avance que lentement.

Le troisième constat inédit de cette thèse est l’évidence que le règlement des titres-services et la

logique qui structure cette politique ne favorisent ni la qualité d’emploi ni la valorisation de la

profession, pour plusieurs raisons.

D’abord, la libre concurrence de ce quasi-marché nuit à la qualité du travail. Le système des

titres-services permet la concurrence d’acteurs très différents offrant, à première vue, le même

service et au même prix. Le marché favorise les meilleurs gestionnaires – les autres font faillite

suite à des difficultés financières –, mais les économies sont faites au prix d’une augmentation de

personnel d’accompagnement dans les agences, d’avantages aux travailleuses, de formations ou

d’espaces d’échange. Un investissement ciblé sur la qualité d’emploi est garanti uniquement au

moyen d’agréments parallèles aux entreprises d’économie sociale, qui doivent par ailleurs

répondre à d’autres critères difficiles à atteindre sur ce marché si compétitif.

Il semble en ce sens illogique de subsidier une activité au nom de la création de l’emploi et

ensuite conférer cette mission aux intermédiaires de ce marché qui cherchent à faire des titres-

services une activité lucrative. Si individuellement certains gestionnaires se sont engagés

personnellement afin de donner à leur entreprise un caractère social (Brolis & Nyssens 2015), il

n’en reste pas moins que les règles permettent la poursuite d’un but lucratif et balisent très peu

l’attitude des entreprises agréées par rapport à la qualité de l’emploi. Le contrôle de l’État sur les

entreprises est purement fiscal et légal.

Ensuite, nous pouvons avancer que le système fait de chaque travailleuse une "entrepreneure

sans entreprise" suivant l’expression de Granovetter (1995) : il ne garantit pas la stabilité de

salaire ni de l’emploi aux travailleuses du secteur, qui sont toujours dépendantes des heures de

travail déterminées par les clientes. Le marché du travail domestique informel se voit ainsi

reproduit dans l’économie formelle, mais la logique pour les travailleuses est la même. Celles-ci

restent sur leurs gardes et multiplient les tactiques pour trouver de l’emploi en jonglant avec

ressources et opportunités : elles cultivent les bonnes clientes tout en cherchant des nouvelles,

par les réseaux des employeuses/clientes et ceux communautaires, familiaux, etc. Pour celles en

séjour temporaire (basé sur le permis de travail B), la perte de seulement quelques heures

hebdomadaires peut s’accompagner d’un risque de perdre l’autorisation de séjour si le

renouvellement du permis de travail n’est pas approuvé, par manque d’heures, par exemple.

La déresponsabilisation des clientes en titres-services en est une autre raison. Celles-ci ne doivent

pas donner de préavis aux travailleuses en cas de volonté de changer d’aide-ménagère ou de

cesser le service, ni payer en cas d’absence ou annulation en dernière minute. Les clientes

jouissent ainsi d’un subside pour les services domestiques sans aucune contrepartie. Le double

subside du gouvernement sur les titres-services est basé sur l’argument de création d’emplois. Ce

subside garantit encore un prix horaire de nettoyage moins cher que sur le marché noir, malgré

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Conclusion Générale 377

les augmentations du prix par titre et la diminution de la déductibilité fiscale. Les clientes, qui

garantissent cette relation d’emploi, n’en sont pourtant absolument pas responsables. Les "vrais"

employeurs, les sociétés agréées de titres-services, sont impuissants face à des changements dans

le contrat de service.

Ainsi, la déresponsabilisation des clientes et le contexte d’échange entre titres par heures de

nettoyage marquent le caractère mercantiliste des titres-services et renforcent une prise de

distance sociale des clientes par rapport aux travailleuses. Si les clientes n’ont pas une relation

interpersonnelle avec les travailleuses (construite en titres-services ou datant d’avant le passage à

la formalité), elles peuvent considérer que l’échange titres-argent est tout ce qu’on attend d’elles

dans cette relation de service. Cependant, il apparaît que les travailleuses ne trouvent pas leur

compte dans une relation businesslike (Hondagneu-Sotelo 2007 p. 174). Parmi toutes les

nationalités, indépendamment de leur histoire migratoire, les travailleuses valorisent, à peu

d’exceptions près, les clientes avec lesquelles elles se sentent respectées et reconnues de manière

personnelle pour leur travail. En bref, elles valorisent une relation personnalisée, même si celle-ci

n’est pas proche. En l’absence de relations interpersonnelles entre cliente et travailleuse, le

système de titres-services ne favorise pas la reconnaissance de ses employées.

Ce n’est donc pas la formalisation du travail domestique qui produit de la reconnaissance, mais

les relations sociales construites avec les diverses clientes, indifféremment de la nature formelle

ou informelle du lien de travail. L’on pourrait parier qu’une professionnalisation du travail

domestique accomplie, qui présuppose la valorisation de la profession et des bonnes conditions

d’emploi, retirerait de l’importance des relations interpersonnelles entre travailleuses et

employeuses/clientes.

Enfin, le quatrième constat inédit est qu’une partie importante des employeuses/clientes

cherchent à se désengager de la sphère domestique, selon ce qu’elles peuvent se permettre

d’acheter en heures d’externalisation des tâches ménagères. C’est le "propre sans effort". Cette

posture, qui accompagne la tendance des relations businesslike préférées par des femmes

professionnelles, contribue néanmoins à un mouvement vers la dépersonnalisation, soit une non-

reconnaissance individuelle de la travailleuse et du travail réalisé. Une dépersonnalisation ne

permet pas la sortie de l’invisibilité et le respect, tant recherchés par les travailleuses. Ces constats

empiriques avancent également des éléments de réponse à nos questions de recherche, tout

comme ils ouvrent de nouvelles perspectives dans le champ des sciences sociales.

Si cette thèse apporte une contribution aux discussions sur la formalisation du travail domestique

et sa valorisation, elle ne referme en aucun cas le sujet, que du contraire. Nous voyons donc des

pistes pour de nouvelles études dans la matière.

Premièrement, l’univers du marché informel du travail domestique en Région bruxelloise, ainsi

que les autres modalités du travail domestique déclaré, restent largement inexplorées malgré

certaines contributions (Safuta à paraître; Gutiérrez & Craenen 2010; Michielsen et al. 2013).

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Conclusion générale 378

Nous étudions le marché formel du travail domestique, et le marché informel étant donné qu’il

est l’"avant" sur lequel se base notre comparaison par rapport au passage vers le marché formel.

Ainsi, la réalité de jeunes au pair, de celles sous le statut d’employées domestiques live-in ou live-

out, d’employées domestiques diplomatiques ou des travailleuses domestiques au noir mérite

davantage d’études qualitatives et, dans la mesure du possible, l’utilisation de méthodes mixtes

qui permettent entre autres de dévoiler l’étendue de ce marché au noir. Ces recherches ont un

intérêt scientifique certain, mais elles sont également intéressantes pour construire des politiques

publiques dans le domaine du travail domestique, qui sont aujourd’hui basées uniquement sur les

données du système des titres-services172.

Deuxièmement, l’étude de la formalisation du travail domestique en Région bruxelloise ouvre le

champ pour les études comparatives dans d’autres villes globales ou grandes agglomérations

urbaines. Non seulement les modalités de formalisation peuvent être comparées, mais également

leur impact sur la qualité du travail et les possibilités d’empowerment des travailleuses. Le modèle

belge, qui inspire d’autres États européens et au-delà, peut (doit) être soumis à plus de

comparaisons internationales, qui montreront davantage les failles et atouts de cette politique

pour les travailleuses qui y sont employées et les clientes bénéficiaires des services domestiques.

Enfin, cette thèse a également étudié le jeu des chaises musicales ethniques (Waldinger 2003). Il

serait intéressant de vérifier l’évolution de ce jeu. Ainsi, assisterons-nous sur le moyen terme à

une éventuelle sortie des Polonaises du marché du travail domestique vers d’autres opportunités

sur le marché du travail belge ou européen, et à l’entrée des nouvelles arrivées sur le marché des

titres-services et du travail domestique en général ? Une autre piste à suivre pour approfondir

l’étude du fonctionnement de cette dynamique est de comparer la réalité bruxelloise avec d’autres

contextes urbains. Possédant différentes structures d’opportunités et de contraintes et différents

réseaux en place entre travailleuses migrantes, ces contextes favorisent probablement d’autres

nationalités ou groupes ethniques dans le jeu des chaises musicales ethniques.

Nous reprenons le fil rouge qui a été exposé lors de l’Introduction de cette thèse avec cette fois-

ci un dialogue entre la théorie et nos résultats.

La littérature sur le travail domestique révèle que, malgré un intérêt pas toujours marqué pour la

question, plusieurs auteures ont étudié les conditions de travail du secteur, la relation entre

employeuses et employées, et le recours à l’externalisation du travail domestique. Ces études ont

surtout été menées à partir d’une perspective féministe. L’état de l’art de la littérature non

exhaustif que nous avons donné dans cette thèse confirme que le travail domestique est une

"vieille question", même si marginalisée comme d’autres thèmes liés au travail reproductif.

Aujourd’hui, le sujet se voit pourtant renouvelé, par sa capacité de générer des emplois, ou du

moins la possibilité de les formaliser. C’est ainsi que l’intérêt du monde politique alimente de

172 Le Recommandation 210 de la Convention OIT pour les travailleurs et travailleuses domestiques stipule par

ailleurs la production de statistiques concernant tous les secteurs du travail domestique.

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Conclusion Générale 379

nouvelles études – et vice-versa – et que les politiques du travail domestique et celles du welfare

convergent.

Malgré son offre assez importante de services de welfare (crèches, résidences pour personnes

âgées, services de care à domicile) par comparaison à d’autres États européens, la Belgique subit

également le phénomène de marchandisation (Degavre & Nyssens 2012). Le système des titres-

services renforce cette tendance avec, d’une part, une concurrence avec certains services du

welfare, et d’autre part, la diffusion d’une logique consommatrice du "libre-choix" dans le

domaine. Voilà la logique derrière la politique des titres-services.

La mise en œuvre de cette logique a pourtant un effet très spécifique en Région bruxelloise, par

ses caractéristiques de Ville-Région globale, par rapport aux autres régions belges. En effet, le

marché informel du travail domestique en Région de Bruxelles-Capitale était déjà fort développé

et le travail était déjà assuré par des travailleuses migrantes – principalement des Polonaises et

d’autres Européennes, avec l’arrivée de plus en plus importante de travailleuses latino-

américaines (hispanophones et puis lusophones) et de travailleuses philippines.

Le système des titres-services à Bruxelles permet donc de formaliser le marché existant, sans

pour autant modifier son fonctionnement : les pratiques de recrutement des entreprises, ainsi

que les tactiques des travailleuses démontrent la continuité entre marché informel et marché

formel. Cette question est renforcée lors de l’analyse des relations entre employeuse/cliente et

travailleuse, alimentant l’idée que les relations interpersonnelles continuent à mener le jeu des

dynamiques de ce secteur. Les entreprises sont ainsi davantage des brokers, simples intermédiaires

de la relation entre clientes et travailleuses, que de vraies instances employeuses des travailleuses.

En effet, les employées en titres-services sont, comme c’était déjà le cas auparavant avec le

marché du travail domestique au noir, des "entrepreneures sans entreprise". Elles prennent en

charge non seulement l’exécution des activités de nettoyage chez les clientes, mais également la

pérennité de leur travail. Pour cela, elles alimentent les relations avec les clientes et des réseaux

pouvant amener d’autres clientes – pour compléter l’horaire ou avoir de "meilleures" clientes.

Dans ce jonglage auquel se livrent les travailleuses, les plus établies y tirent de nombreux

avantages. En l’occurrence, en Région bruxelloise, il s’agit principalement des Polonaises.

Arrivées depuis les années 1990, elles bénéficient d’un réseau étendu, de par leur mobilité de

citoyennes de l’UE et de la proximité relative avec la Pologne, qui permet de maintenir les liens

familiaux et professionnels malgré une série d’allers-retours. Les Polonaises dominent le marché

bruxellois : en 2013, elles sont presque un tiers des travailleuses occupées. Elles sont suivies par

les Roumaines – deuxième nationalité en titres-services avec les Portugaises – et viennent ensuite

les Bulgares, qui bénéficient également d’une structure d’opportunités très favorable.

En parallèle, d’autres nationalités ont réussi à percer sur le marché du travail domestique

informel au long des années 1990 et 2000 : les Philippines et les Latino-américaines

hispanophones (principalement Équatoriennes, Colombiennes, Péruviennes et Boliviennes) ou

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Conclusion générale 380

lusophones (Brésiliennes). Le nombre de travailleuses brésiliennes va probablement continuer à

croître, car l’obligation de demande de visa pour un séjour touristique ne concerne pas cette

nationalité, contrairement aux autres nationalités non européennes citées. Les ressortissants

brésiliens sont alors très mobiles entre le Brésil et l’Europe, tout comme à l’intérieur de l’espace

européen (Schrooten et al. 2015), même en tant qu’overstayers, par le dépassement de leur

autorisation de séjour touristique (ils deviennent alors sans-papiers).

La structure des opportunités et contraintes a ainsi une forte influence sur la formation de niches

ethniques et leur évolution selon le jeu des chaises musicales ethniques. Un autre exemple de

cette influence est la Campagne de Régularisation de 2009, qui a permis d’amener vers le marché

formel plusieurs travailleuses domestiques "nouvelles migrantes" travaillant auparavant au noir,

en raison de leur situation migratoire. L’analyse des demandes de permis de travail B lors de la

procédure de régularisation "par le travail" a montré notamment que malgré le faible impact de

ce critère, la majorité des femmes migrantes bénéficiaires d’une autorisation de séjour (précaire, il

est vrai) avaient un contrat de travail dans le secteur des titres-services.

Cette imbrication entre marché formel et informel du travail domestique et la présence

prédominante de travailleuses étrangères, qu’elles soient européennes ou de pays tiers, n’étaient

pas vraiment prévues à l’origine par la politique des titres-services. Le dispositif des titres-

services énonce initialement trois objectifs : 1) la mise à l’emploi de personnes éloignées ou

marginalisées du marché du travail, 2) la lutte contre le travail domestique au noir, et 3) la

contribution à l’articulation entre vie privée et professionnelle des clientes. Nous revenons ci-

dessous sur chacun d’entre eux.

Il est clair que la politique est plutôt victime de son succès en ce qui concerne le troisième

objectif, non seulement en répondant à une demande, mais également en créant une demande

dans des ménages où le travail domestique n’était pas (ou ne serait pas aussitôt) externalisé. Ce

sont précisément d’une part l’offre relativement accessible économiquement et en termes

bureaucratiques, et d’autre part l’organisation d’une politique sur le marché formel, qui ont attiré

autant de clientes. Le taux de croissance de clientes est ainsi maintenu annuellement, malgré la

crise, l’augmentation des prix et la stagnation d’autres indices du secteur (nombre d’entreprises,

de travailleuses).

En ce qui concerne le deuxième objectif, la politique semble également être un succès, plus

timide néanmoins, entre autres pour deux raisons. D’abord, il est risqué d’affirmer la fin du

marché au noir, car ce phénomène est difficilement mesurable. Le marché informel abrite, d’un

côté, les travailleuses en situation irrégulière de séjour, empêchées d’accéder au marché formel et,

de l’autre, des employeuses qui ne trouvent pas leur demande satisfaite par les titres-services ou

qui manquent de confiance en ce système. En effet, Safuta (2015) montre que le marché du

travail domestique au noir devient davantage une niche pour les employeuses qui valorisent la

"diffusion fonctionnelle" (task diffusion) (la travailleuse doit remplir des tâches qui sortent de sa

fonction) et/ou la personnalisation qui caractérise ces services domestiques par rapport au

marché formel.

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Conclusion Générale 381

Ensuite, les pratiques du marché informel amenées au marché des titres-services favorisent une

"informalisation" de ce secteur formel. Pour exemple, les pratiques d’achat de titres-services

pour compléter des heures additionnelles de service, les bonus aux travailleuses, la réalisation de

tâches non permises, et l’utilisation des réseaux ethniques et de proximité au lieu des voies

officielles de recrutement.

Enfin, le premier objectif n’est, quant à lui, clairement pas atteint. La formalisation de plusieurs

emplois en Région bruxelloise n’a pas pour autant conduit à la création de nouveaux emplois. À

part les travailleuses issues de "nouvelles migrations", peu de personnes se sont intéressées à ce

secteur d’emploi. Le marché des titres-services bruxellois atteste ainsi de son intégration au

marché européen et transnational du travail domestique, tout comme le marché informel. Ce

secteur d’emploi reste genré et ethnicisé, comme dans d’autres endroits du globe.

Les objectifs de la politique ne sont donc pas en équilibre. Les trois objectifs énoncés ne

comprennent pas, non plus, un emploi de qualité. Les travailleuses ne sont donc pas au centre de

cette politique pourtant dite de l’emploi. En effet, actuellement l’État belge subsidie fortement

un service qui obéit à une logique de confort.

Ce sont sans nul doute les clientes qui s’avèrent être les grandes bénéficiaires de cette politique.

L’État soutient, avec les titres-services, une classe et un modèle de famille – et de société. Le

soutien de cette famille en Région bruxelloise est une travailleuse migrante. La mise en œuvre du

système des titres-services en Région de Bruxelles-Capitale ressemble, in fine, plus à une politique

fiscale : elle permet le transfert fiscal vers des classes (déjà) privilégiées qui peuvent se permettre

d’externaliser leurs tâches ménagères, même si la politique a rendu ce service plus accessible aux

ménages de revenus moyens.

Ainsi, si plusieurs femmes sont confrontées au problème de l’articulation entre vie privée et vie

professionnelle, la décision d’externaliser les tâches ménagères n’est pas uniquement une

question de "besoin", mais également de voir ce besoin comme résorbable par l’externalisation

des tâches ménagères à une autre personne. C’est en ce sens que non seulement la politique des

titres-services rend l’option de l’externalisation viable, mais agit sur la conception du travail domestique

la construisant comme acceptable, voire souhaitée, une acceptation qui contribue à son tour à

l’augmentation de la demande, comme le décrit Lutz (2011 p. 24). La structure du marché et

l’interaction des régimes ont donc une influence sur la décision d’externalisation des tâches

ménagères – que l’on pourrait croire individuelle et appartenant à la sphère privée.

La nature de l’externalisation des tâches ménagères et ses modalités sont le résultat d’une

conjonction de facteurs de classe (pouvoir économique et style de vie), de genre (dans le sens des

normes et identités de genre) et d’âge ou génération, définissant d’un côté l’aspect de la

dépendance (illustré également par l’existence d’un handicap, par exemple), et de l’autre de

l’identité de genre (qui varie selon les générations). Sur cet aspect, il est important de rappeler

que cette thèse ne s’est pas intéressée à des groupes de potentielles employeuses/clientes qui

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Conclusion générale 382

décident de ne pas externaliser leurs tâches ménagères. Ces résultats sont ainsi une invitation à de

futures recherches sur l’externalisation du travail domestique, un sujet qui reste sous-étudié

malgré certaines avancées.

Au niveau des politiques européennes, l’externalisation est en tout cas considérée comme une

mesure visant à augmenter la participation féminine au marché formel du travail et à faire face au

brain waste des femmes avec haut niveau d’études en dehors du marché du travail. Comme le font

remarquer Lewis et al. (2008), ces objectifs d’augmentation de la proportion de femmes sur le

marché formel du travail ne s’attaquent pas aux vrais changements de société :

However, these policy developments appeared to be instrumental: they seemed to serve first

and foremost the agendas of competition, growth and the budgetary implications of the

worsening dependency ratio, rather than family welfare, child well-being, parental choice or

gender equality per se (Lewis et al. 2008 p. 22).

Dans toute l’Europe, le taux de recours à l’externalisation des tâches ménagères augmente, une

consécration de l’universal breadwinner model (Fraser 2000) ou l’adult worker model (Lewis & Giullari

2005). Si l’externalisation devient plus pratiquée, on peut se demander si la profession pourrait de

cette manière devenir moins stigmatisée.

En ce sens, le changement de vocabulaire de "femme de ménage" vers "aide-ménagère" a le

potentiel de contribuer au changement des mentalités, ce qui peut faire avancer la

professionnalisation. En effet, une autre image du travail domestique requalifie socialement le

travail. Néanmoins, l’exemple des pays comme le Brésil ou le Liban où l’externalisation est

largement pratiquée, s’ils n’ont pas le même contexte, laisse présager des effets sociaux négatifs

avec le creusement des inégalités sociales. En d’autres termes, il n’aura pas de valorisation du

travail domestique si l’externalisation s’accompagne de l’augmentation des inégalités sociales, car

il sera alors toujours effectué par un groupe social défavorisé (en termes de classe, de

"race"/ethnicité, etc.).

En Région de Bruxelles-Capitale, si les clientes sont les grandes bénéficiaires du système, le bilan

de l’entrée sur le marché formel du travail domestique pour les travailleuses est mitigé.

L’organisation d’un marché formel, l’entrée dans une logique de contractualisation du travail

domestique et l’acquisition par les travailleuses d’un statut font sans doute avancer la

professionnalisation et l’autonomie des travailleuses. Ces facteurs du changement vers un travail

formel ont donc un impact positif pour l’empowerment des travailleuses en ce qui concerne la

confiance en soi (power from within (Adjamagbo & Calvès 2012 p. 10)).

Si le passage tant à la formalité d’emploi qu’à la régularité de séjour peut engendrer l’empowerment,

le changement le plus significatif pour les travailleuses est, comme nous l’avons évoqué plus

haut, le changement de statut migratoire pour celles qui l’ont vécu. Ce passage modifie leur

confiance en elles et renforce les sphères parallèles à la vie professionnelle. Elles éprouvent alors

non seulement le pouvoir intérieur (power from within), mais également un pouvoir créateur qui

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Conclusion Générale 383

mène à l’action (power to) (Adjamagbo & Calvès 2012 p. 10). Le travail n’est désormais plus toute

leur vie et divers "champs de possibles" s’ouvrent à leurs yeux.

Pour les autres travailleuses, déjà régularisées, l’entrée dans l’économie formelle a des avantages

ponctuels, mais le changement identitaire se perd. Beaucoup d’entre elles ont la sensation de faire

un travail de l’ombre et peu valorisé. Notamment pour les femmes jouissant d’un haut capital

culturel qui avaient au pays d’origine une carrière professionnelle ou aspiraient à en avoir une, le

travail domestique est vu soit comme temporaire, un fireman job (Michielsen et al. 2013 p. 43), soit

comme un moyen, tandis que le rêve de faire "autre chose" est toujours alimenté. Ce groupe est

aussi parfois plus sensible à un déclassement social (downward mobility) puisque la difficulté de

faire reconnaître un diplôme ou une expérience professionnelle les "enferme" dans le secteur du

travail domestique. La temporalité prolongée de cette situation en Belgique peut ainsi être

difficile à vivre, malgré un changement d’orientation du projet migratoire et l’amélioration de la

qualité d’emploi173.

La professionnalisation lancée par les titres-services éprouve également ses limites par l’entrée

des travailleuses dans le "précariat" (Castel 2009a). Seules, la salarisation du travail domestique et

l’acquisition d’un statut sont insuffisantes pour construire un travail décent. Face à de faibles

salaires horaires pour une activité physiquement et émotionnellement dure, et une précarité

d’emploi qui cause une dépendance diminuée, mais toujours d’actualité face aux clientes,

l’existence d’un marché formel n’efface pas l’idée du travail domestique comme un "dirty work" et

ne rehausse pas non plus le travail domestique au niveau d’une "vraie profession".

Il semble ici pertinent de reprendre la discussion sur la représentation du travail domestique

comme un dirty work. Les dimensions que nous avons présentées dans l’Introduction sont

largement traitées tout au long de cette thèse et permettent de voir plus clairement les obstacles

qui continuent d’empêcher le travail domestique de se défaire de la catégorisation de "sale

boulot".

Ainsi, les conditions de travail dans le cadre des titres-services se sont nettement améliorées par

rapport au marché du travail au noir. Les règles de la politique contribuent à ce que les tâches

soient en théorie bien déterminées, limitant l’exécution d’activités considérées comme

dégradantes. Les conditions d’emploi et de travail ne sont pas, pour autant, caractéristiques d’un

"travail décent" (OIT 1999).

Ensuite, la nature du travail a elle aussi légèrement changé. Si les tâches sont désormais limitées

et les travailleuses ont dorénavant le soutien des entreprises agréées, la relation avec le "sale et

l’intime" (de l’autre) est maintenue. L’entrée dans l’économie formelle est une valorisation, mais

le travail réalisé est toujours proche de la "saleté".

173 La difficulté de sortir du secteur du travail domestique est commune aux travailleuses, mais ce groupe le vit

moins bien que les autres.

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Conclusion générale 384

Concernant la relation de travail, les règles du système de titres-services agissent sur la relation

d’emploi relativisant le pouvoir des employeuses/clientes sur les travailleuses. Ces dernières ont

désormais plus de bargain power, mais continuent d’être subordonnées aux clientes par rapport à la

manière d’exécuter les tâches et du fait que leur emploi dépend toujours de cette relation. En

outre, nous sommes toujours en présence d’une relation qui fait ressortir des rapports ethniques

et de classe au sein du genre. Les titres-services sont encore un secteur de migrants jobs.

Ce dernier point nous mène à la dimension migrante du travail domestique. Le fait que le travail

domestique se soit "labellisé" à Bruxelles comme un "job migrant", selon la définition de Massey

et. al. (1993 p. 453), rend difficile une marche en arrière et l’ouverture du secteur aux nationaux.

Les auteurs argumentent que même en temps de crise économique ou haut taux de chômage, les

secteurs migrants font face à une résistance des non-migrants à y travailler, engendrant

l’embauche de plus de migrants (1993 p. 454). Sans d’autres changements, la simple

formalisation du secteur est donc insuffisante pour effacer son label historique de migrant job, qui

contribue par ailleurs à perpétuer le cycle de dévalorisation du travail domestique.

Enfin, la dimension reproductive (et féminine) ainsi que la faible valeur accordée à cette sphère

caractérisent toujours cet emploi. Tant que la division entre les sphères et leur hiérarchisation

perdurera, le travail domestique sera une "affaire de femme" et sera dévalorisé. Il sera en ce sens

difficile de hausser les salaires pour valoriser la profession. L’affirmation de Lutz (2011 pp. 186–

187) énoncée dans l’Introduction est toujours valable pour les titres-services. Des changements

plus structurels et profonds sur le plan politique et des mentalités sont nécessaires pour que le

travail domestique, même régularisé, ne soit plus vu comme un dirty work.

Il reste que la politique des titres-services rend visible un secteur qui peut désormais batailler de

sa propre voix. Traçant un parallèle avec la situation des travailleuses domestiques migrantes

latino-américaines aux États-Unis, Hondagneu-Sotelo (2007) conclut, à partir de son travail

auprès des organisations des travailleuses, que le chemin pour valoriser la profession passe non

seulement par la formalisation du marché du travail domestique – une première phase

indispensable –, mais également par le renforcement des règles formelles d’emploi, la

reconnaissance publique du travail domestique et l’organisation collective (2007 p. 241).

La possibilité de se syndiquer dans le secteur des titres-services est dans ce sens une importante

nouvelle. Aujourd’hui, les syndicats ont beaucoup d’affiliées et peu de force de frappe, et la

relation entre groupe de travailleuses domestiques migrantes et syndicats n’est pas toujours aisée,

comme le démontre, par exemple, l’étude de Marchetti en Italie (2012). La porte est toutefois

ouverte pour un renforcement politique du secteur des titres-services.

Le mouvement transnational des travailleuses domestiques, qui a contribué à l’adoption de la

Convention OIT 189 pour les travailleurs et travailleuses domestiques, revendique la

reconnaissance par la loi et par les employeuses. Il énonce que le travail domestique est un travail

et que les travailleuses domestiques sont des travailleuses qui doivent être reconnues pour et par le

travail qu’elles réalisent (Schwenken 2011 pp. 123–124).

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Conclusion Générale 385

Une harmonisation des statuts dans une profession unique, comme le suggère l’asbl OR.C.A.

(2014), pourrait en outre contribuer à donner plus de force au secteur. Si sur le plan pratique les

revendications ne se rejoignent pas toujours, elles se rencontrent sur les plans de la

reconnaissance et de la visibilisation. Ces deux éléments, reconnaissance et visibilisation, sont en

effet aujourd’hui très dépendants de l’interaction entre employeuses/clientes et travailleuses, une

interaction commune à tous les emplois domestiques (travailleuse domestique live-in, live-out,

nounou, baby-sitter, gouvernante, etc.).

La reconnaissance part de la confiance. Ce sentiment mutuel est le centre de la relation du travail

domestique au noir. Tandis que les travailleuses font confiance aux employeuses pour payer leur

salaire et ne pas dénoncer à la police leur situation de migrantes sans-papiers, les employeuses

font confiance aux travailleuses, principalement sur la question du vol. C’est un pacte de silence

qui, selon Lutz (2011, 2015), amène quatre avantages à la relation : 1) la diminution de la

complexité de cette relation de travail, 2) un cadre stable pour l’interaction entre les parties, 3) la

perpétuation de l’ordre social et 4) la confidentialité par rapport à l’intimité de la maison (the

ability to remain silent (Lutz 2011 pp. 81–82)). Le système des titres-services change quelque peu

cette situation par l’arrivée de règles précises et d’un contrat (entreprises agréées et travailleuses),

mais surtout aussi par le changement des actrices qui le composent.

Ainsi, les travailleuses migrantes qui peuvent entrer dans le système sont en situation régulière de

séjour, elles ont donc moins à craindre dans la relation d’emploi. Elles peuvent perdre leur

emploi, mais non leur séjour. Celles en situation irrégulière sont cependant toujours assujetties à

cette relation de confiance qui remplace le contrat.

Dans la pratique, néanmoins, entre autres dû au manque de contrats entre clientes et

travailleuses, certaines modalités de confiance et surtout les "petits silences" (tâches non-

permises exécutées, bonus en titres-services, etc.) sont toujours présents et contribuent à "fixer

les bases" de la relation. La formalisation et la salarisation qu’elle amène ont du mal à s’installer

dans l’espace de travail de la maison privée si des accords de confiance prennent place.

Par contre, cette thèse a également identifié (ou confirmé) une tendance contraire. Celle de

l’établissement de relations plus distantes ou businesslike (Hondagneu-Sotelo 2007 p. 174) qui sont

renforcées par les titres-services. On est face à un paradoxe : la triangulation renforce la

professionnalisation en rendant les relations moins personnelles, et diminue l’impact des liens de

confiance rendant les travailleuses moins dépendantes – plus autonomes et "émancipées" dans le

sens de la professionnalisation discutée dans cette thèse. Toutefois, cette posture menée à son

extrême signifie une dépersonnalisation, qui équivaut à dire que la travailleuse est

interchangeable, situation qui ne peut être source de respect et de reconnaissance envers les

employées en titres-services, ou envers n’importe quelle employée de n’importe quel autre

système formel de travail domestique.

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Conclusion générale 386

Cette tendance à la professionnalisation et au renforcement de la triangulation pose une autre

question : la capacité d’autres sphères sociales à enrichir, compenser ou compléter cette

reconnaissance manquée des relations interpersonnelles du travail domestique. Si les entreprises

agréées ont un potentiel à cet égard, cela ne semble pas suffisant.

Il est surtout question ici d’une réflexion sur la reconnaissance sociale de manière plus générale

(Fraser 2004; Honneth 2004a). S’ensuit un questionnement sur comment s’organisent nos

sociétés par rapport au travail productif et reproductif, et comment on les valorise.

Dans ce contexte, les titres-services en tant que modalité du travail domestique rémunéré ne

mettent pas en question l’ordre de genre, ni ne proposent de nouvelles logiques. Au contraire, ils

se basent sur l’universal breadwinner model (Fraser 2000) ou l’adult worker model (Lewis & Giullari

2005). Si l’aspect masculin du breadwinner est mis en question, la division et la hiérarchisation

entre productif et reproductif (Kergoat 2010) sont toujours d’actualité. Cette logique ne permet

pas une égalisation de la division des tâches, car qui "préfère" réaliser un travail moins valorisé au

lieu d’un travail plus valorisé ?

En ce sens, le travail domestique est révélateur d’un modèle de société. Quel modèle de société

construit-on pour l’avenir ? Sur base du modèle de l’universal breadwinner de Fraser (2000), Lutz

(2015) décrit le moment actuel en Europe comme celui d’un modèle de "l’employeur universel"

(universal employer). En effet, la diminution des services de welfare, l’augmentation du nombre de

femmes sur le marché du travail, et le nombre croissant de personnes travaillant de longues

heures favorisent l’externalisation du travail domestique. Toute personne devient une

employeuse potentielle de travail domestique.

Lutz argumente que ce modèle montre cependant ses limites. Nous n’avons jamais connu autant

de stress, de multiplication des maladies dérivées de la dépression, et notamment le burn-out,

spécialement lié au travail. Ce constat montre par ailleurs que le marché du travail a également un

rôle dans ce modèle qui "tourne mal"(Lutz 2015). La multiplication des services domestiques ne

comble pas le problème. Si déléguer permet de sauver du temps pour le travail, il ne reste pas de

temps pour d’autres activités non "externalisables" ou même de loisir. En outre, la "place"

centrale consacrée au travail dans nos sociétés dans lesquelles il manque chroniquement du

travail174 ne peut que mener à la multiplication des situations de mal-être.

Le modèle de société de l’universal employer se reproduit entre autres par l’éducation. Comme Lutz

(2011 p. 55) et d’autres auteurs (Anderson 2000; Parreñas 2001; Devetter & Rousseau 2011) l’ont

fait remarquer, les enfants sont socialisés en voyant que les tâches domestiques sont déléguées à

des personnes d’une autre classe et souvent d’une autre "race"/ethnicité/nationalité/couleur de

peau/religion/etc. Inconsciemment, ils intègrent l’ethnostratification du marché du travail et

plus largement la stratification sociale. En outre, cette socialisation reproduit l’idée que les

174 Voir Englert (2013) pour un diagnostic de la relation entre marché de l’emploi et chômage en Région bruxelloise.

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Conclusion Générale 387

femmes sont à la fois celles qui exécutent le travail domestique non rémunéré et qui le gèrent

quand celui-ci est externalisé (tandis qu’une autre femme l’exécute).

Une autre conséquence de ce modèle est celle d’élever des individus peu autonomes et peu

sensibles au care en tant qu’aide et soin, mais également peu attentifs aux choses et à l’autre

(Damamme & Paperman 2009 p. 173).

Enfin, ce modèle de l’universal employer repose sur des inégalités structurelles. L’externalisation

présuppose des inégalités de revenus (Devetter & Rousseau 2011 pp. 80–81). Tous les ménages

ne peuvent donc pas avoir accès à une délégation du travail domestique. Il y a donc une coupure

entre les ménages accédant à une externalisation des tâches ménagères et ceux n’y accédant pas.

Fraser (2000) argumente que chaque welfare state soutient un type d’ordre de genre, et que d’un

point de vue féministe, un welfare state post-industriel ne peut que prendre en compte l’équité de

genre. Elle propose, basée sur les modèles de l’universal breadwinner et du care giver parity (modèle

adopté par les États scandinaves175) un changement vers un nouveau modèle, où care et travail

ont la même valeur et sont équitablement partagés par hommes et femmes. C’est l’universal carer

model (2000 p. 23), dans lequel ce ne sont pas les femmes qui entrent dans le modèle des hommes

(l’universal breadwinner), mais les hommes qui adoptent l’actuel modèle féminin afin d’articuler

travail et famille. Tout travail est conçu pour des travailleur-e-s qui sont aussi responsables de

l’aide et des soins.

Le modèle de l’universal carer implique ainsi un démantèlement de l’opposition entre breadwinning

et caregiving. Il présuppose davantage une déconstruction de l’actuel ordre de genre et notamment de la

hiérarchisation entre le travail reproductif/privé et le travail productif/public. Cette proposition

de Fraser ne prend pas assez en considération le régime de migration (Lutz 2015), mais indique

une direction à suivre si l’on ose rêver d’une société plus équitable, non seulement au sens du

genre, mais également en termes de classe et "race"/ethnicité/nationalité.

Ce modèle ne peut donc se construire sans un changement de l’ordre du genre dans plusieurs

sphères sociales. Par exemple, dans l’organisation du travail : moins d’heures de travail par jour,

plus de pauses, et de congés parentaux et de naissance plus longs, etc. Mais, c’est surtout la

culture du travail qui doit changer pour se "féminiser" : abandon de la culture du "présentéisme"

et des marques d’honneur obtenues par dévouement, dissociation entre l’identité masculine et la

"réussite professionnelle", etc. Dans le contexte familial et du couple, le partage et la

responsabilisation de chaque individu de la maison par rapport à soi et aux autres occupants de

la maison deviennent prioritaires.

175 Ce modèle valorise le care en offrant des possibilités de congés de maternité et congés parentaux, mais ces actions

ne sont pas suffisantes pour que ces actions du welfare state soient adoptées par les hommes et l’on voit donc le

maintien d’un mommy track (Fraser 2000 p. 21).

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Conclusion générale 388

L’universal carer model modifie en outre l’interaction des régimes de welfare, de genre, de migration et

d’emploi. La construction de nouvelles politiques publiques doit ainsi observer l’équité de genre,

de "race" et de classe pour garantir le principe du modèle. Il ne présuppose pas forcément la fin

de l’externalisation des tâches ménagères comme l’ont prêché certains auteurs (Devetter &

Rousseau 2011), mais permet une continuité de l’externalisation. L’on peut toutefois s’imaginer

que si l’utopie est en place telle que l’a proposé Fraser (2000), la plus grande valeur sociale du

travail domestique et la réorganisation de la vie quotidienne auront sans doute un impact sur les

manières dont l’externalisation est pratiquée. Un impact positif qui laisse présager la

professionnalisation, la valorisation et la reconnaissance du travail domestique rémunéré.

La clé de ces changements sociaux se trouve dans la promotion d’une éthique du care, c’est-à-dire

la compréhension que toute personne est vulnérable et mérite de recevoir de l’aide et des soins.

Selon Williams (2001), l’éthique du care requiert :

A recognition that care of both the self and care of others are meaningful activities in their

own right; they involve us all, men and women, old and young, able bodied and disabled. We

are all, after all, neither just givers nor receivers, but at some level, the givers and receivers of

care to and from others. Care is an activity that binds us all (Williams 2001 pp. 486–487).

Le care n’est donc pas personnel, mais une préoccupation publique et politique dont les

dynamiques opèrent aux niveaux local, national et transnational (Williams 2001 p. 487).

Si cette éthique du care doit orienter toute transformation sociale vers la construction d’un welfare

state basé sur le modèle de l’universal carer, elle est particulièrement urgente dans le champ du

travail domestique. Ainsi, suivant l’orientation d’une éthique globale du care, Damamme et

Paperman (2009) font remarquer que la focalisation sur le soin des personnes vulnérables dans le

care contribue à l’invisibilisation de toute une partie du care réalisé dans la sphère domestique (2009

p. 153). Les auteures font en ce sens une proposition de traduction alternative du mot care :

"Attention" sera alors une traduction possible en français du terme care et de son sens éthique :

il faut prêter attention à ces détails de la vie que nous négligeons (qui a nettoyé et rangé cette

salle où nous sommes ? Qui s’occupe des enfants en ce moment ?) (Damamme & Paperman

2009 p. 173).

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Références 389

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Annexes 409

Annexes

Annexe 1 - Carte de la région bruxelloise

Figure A.1 : carte de la Région de Bruxelles-Capitale et ses 19 communes

Source : "Bru-19: Les 19 communes en chiffres", Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse (IBSA), 2015 p. 3.

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Annexes 410

Annexe 2 – Description entreprises agréées

Tableau A.1 : Présentation entreprises interviewées

Entreprise Nom (Pseudonyme) Date de l’entretien Position dans l’entreprise Type d’entreprise Taille

A Benoît 22/09/2011 Gestionnaire Privée Très grande

B Elsa+ Pierre Gestionnaires Privée Petite

C Antoine 18/11/2011 Gestionnaire Privée Moyenne

D Alexandru 03/11/2011 Gestionnaire associé Privée Très petite

E Caroline 25/11/2011 Gérante (employée) Entreprise d’insertion

Petite-moyenne

F Thomas 29/11/2011 Gestionnaire Privée Très grande

G Pedro 30/11/2011 Gestionnaire Privée Petite-moyenne

H Serhan 07/12/2011 Gestionnaires associé (3 associés)

Petite-moyenne

I Sylvie 15/12/2011 Gérante Région bruxelloise Intérim Grande

J Michel 12/12/2011 Gestionnaire Privée Petite-moyenne

K Valérie (employée agence) ; Christine (employé agence); et François (gérant Région bruxelloise)

10/01/2012 Privée Grande

L Gérard (gérant); responsable formations ; et formatrice ;

11/01/2012 Entreprise d’insertion

Moyenne

M Soledad 08/03/2012 Gérante (employée) Entreprise d’insertion

Moyenne

N Carine 03/04/2012 Employée agence Intérim Moyenne-grande

O Sandra 13/03/2013 Gestionnaire (bureau chez elle)

Privée Très petite

P Halima 17/04/2013 Gestionnaire (associée à son mari)

Privée Petite-moyenne

Note : Depuis les entretiens, au moins deux entreprises ont fait faillite ou fermé de leur gré (entreprises B et P).

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Annexes 411

Annexe 3 – Description travailleuses

Tableau A.2 : Présentation travailleuses participant à l’étude

Nom (Pseudonyme)

Date de l’entretien

Nationalité Âge Date arrivée Niveau d’études Situation migratoire

(date de régularisation)

Situation professionnelle

Agata176 13/03/2013 Polonaise 67 ans

2008 Moyen

(travaillait dans une banque à Varsovie, aussi dans un hôtel avant)

2009

(a travaillé avant 2009 probablement au noir)

À la retraite, avant travailleuse titres-services

Amandine 02/04/2013 Béninoise (vécue une partie importante de sa vie au Cameroun)

33 ans

2011 Haut

(Cours supérieur gestion)

Regroupement familial avec mari (Belge)

Travailleuse titres-services, étudie pour devenir enseignante

Angela 30/04/2013 Roumaine 53 ans

2000 Moyen

(travaillait dans un magasin dont l’usine a fait faillite)

mari dans le bâtiment, indépendant depuis fin 2008, elle a fait son permis de travail en 2009

Travailleuse titres-services

Anya 12/09/2012 Belge d’origine polonaise

55 ans

1990 Moyen

(formation en peintre-tapisseur en secondaire professionnelle)

Juste après son arrivée (par mariage) ; aujourd’hui nationalité belge

Travailleuse titres-services

Denise 06/01/2012 (entretien avec mère Mirelya)

Colombienne 23 ans

2000 Haut

(scolarité en Belgique, en néerlandais ; diplôme d’aide-soignante)

Campagne Régularisation 2000 (papiers en 2004 avec sa maman)

Travailleuse titres-services

Fait des études par correspondance pour obtenir diplôme de secrétaire médicale

Diego 04/11/2012 Équatorien ~32 ans

2008 (avant : 2 ans en Allemagne)

Haut

(Informaticien)

Campagne Régularisation 2009 (Régularisation par le travail)

Travailleur titres-services

(veut travailler comme informaticien)

Edina 15/03/2013 Macédonienne 29 ans

2012 Haut

(Institutrice enfants 3-6 ans)

Regroupement familial en cours (mariée avec un Belge)

Travailleuse titres-services

176 Interview non enregistrée et communication difficile pour des problèmes avec la langue.

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Annexes 412

Emilia 19/10/2012 Belge d’origine argentine

~50 ans

1991 Faible

(a arrêté d’étudier très tôt, travaillait depuis son enfance) ; analphabète (peux lire, mais ne sait pas écrire).

Regroupement familial avec son enfant (aujourd’hui nationalité belge)

Travailleuse titres-services (dernièrement en congé maladie pour problème de dos)

Ester 10/11/2012 (entretien fille Raquel)

Bolivienne ~47 ans

2005 Faible (?)

(vendait des empanadas dans les rues de Cochabamba)

Campagne Régularisation 2009 (régularisation par le travail)

Travailleuse titres-services

Ewa 29/04/2013 Polonaise 32 ans

2006 Haut

(Université à Varsovie, cours de comptabilité)

Jeune "au pair" pendant deux ans et puis au noir jusqu’à 2009

Travailleuse titres-services

Fayda 09/06/2013 Marocaine 53 ans

1975 (est arrivée après son mariage, à 16 ans)

Moyen

(A fini l’école secondaire, mais voulait continuer ses études)

Regroupement familial (son mari était déjà en Belgique quand ils se sont connus)

Travailleuse titres-services

Felipa 30/06/2013 Portugaise (Madère)

44 ans

1990 Haut

(elle a fait un cours de gestion non universitaire au Portugal et a travaillé dans un magasin)

Depuis 1995 Portugaises peuvent travailler dans l’UE

Concierge et fait des ménages au noir.

Gabrielle 27/02/2013 Philippine 35 ans

2001 Haut

(a commencé des études supérieures d’informatique, mais ne les a pas fini)

Campagne Régularisation 2009 (réponse en 2010, carte de 5 ans)

Travailleuse titres-services

Gracja 27/03/2013 Polonaise 62 ans

1992 Haut

(Employée au centre culturel municipal : s’occupait de la programmation, organiser des concerts, etc.)

Campagne Régularisation 2000

(avant situation irrégulière)

Travailleuse titres-services

Guillermo 11/11/2012 Équatorien 27 ans

2008 (arrivé avec son épouse et fille de 8 mois) ;

Faible

("Je n’ai pas eu l’opportunité de finir mes études")

Campagne Régularisation 2009 (Régularisation par le travail) ; en 2006 déjà espace Schengen (Hollande et Espagne)

Travailleur titres-services

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Annexes 413

Ileana 08/06/2013 Roumaine 30 ans

2004 Moyen

(A fini les études à 16 ans, puis fait une formation professionnelle de 2 ans en couture/broderie en Roumanie)

2007 (a fait son permis de travail sur base du statut de son compagnon roumain, ils se sont mariés en décembre 2006)

Travailleuse titres-services (ménages et repassage à l’atelier de repassage de l’entreprise)

Iwona 27/03/2013 Polonaise 40 ans

1997 (depuis 1998 connaît Gracja)

Haut

("J’avais les études en Pologne, mais ici aucun droit de travailler, d’être ici, pour le séjour…")

2007 a eu son permis de travail de travail car ex-compagnon polonais (indépendant) ;

Travailleuse titres-services

Janaína 18/10/2012 Brésilienne 39 ans

2007 ~Moyen/Haut

(projection de meubles – supérieur non-universitaire ou secondaire technique ?)

Campagne Régularisation 2009 (régularisation par le travail)

Travailleuse titres-services

Jay 28/03/2013 Philippin 33 ans

Septembre 2012

Moyen

(fait une école secondaire de commerce à Manilla), est venu de la campagne avec sa famille, a commencé à travailler à ses 11 à laver des voitures

Situation irrégulière de séjour (il a été oublié par son bateau à Bruxelles. Pendant 14 ans, Jay a travaillé dans des bateaux de croisière).

Travailleur domestique au noir pour une seule famille 3 fois par semaine, services occasionnels pour réceptions/dîners dans les embrassades

Juliana 24/04/2013 Brésilienne 25 ans

2009 (Ne savons pas)

Au Brésil a travaillé 4 ans comme employée domestique dans une famille et avant de venir travaillait comme vendeuse dans un magasin

Carte Spéciale (carte S)

(a essayé la régularisation, mais n’est pas dans les critères de la campagne 2009)

Employée diplomatique (carte S)

et d’autres ménages au noir

Márcia 01/11/2012 Brésilienne 42 ans

2003 Haut

(Enseignante au Brésil)

Campagne Régularisation 2009 (régularisation par le travail)

Travailleuse titres-services et au noir

Martina 09/09/2012 Portugaise 39 ans

1992 (elle avait 18 ans)

Faible

(a arrêté les études très tôt, travaille depuis ses 12 ans)

Régularisation en 1995 (Portugaises peuvent travailler en Belgique)

Travailleuse titres-services

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Annexes 414

Mia 10/02/2013 Philippine 34 ans

2002 (d’abord comme touriste, puis carte S).

Haut

(Bachelier en secrétariat administratif), a travaillé six ans dans un bureau aux Philippines avant de venir en Belgique

Campagne Régularisation 2009 (réponse en mars 2011) ; avant carte S jusqu’à 2006

Travailleuse titres-services

Mirelya 06/01/2012 (entretien avec fille Denise)

Colombienne 52 ans

2000 Haut

(Enseignante en Colombie)

Campagne Régularisation 2000 (obtenu papier 2004)

Travailleuse titres-services et au noir

Nafissa 04/04/2013 Belge d’origine marocaine

38 ans

née en Belgique d’origine marocaine

Faible

(N’a pas fini le secondaire, a quitté la dernière année avant d’obtenir le diplôme)

Belge Travailleuse titres-services

Olivia 17/12/2011 Équatorienne ~46 ans

(nous ne savons pas)

(nous ne savons pas) Regroupement familial (fille mariée avec un Belge)

Travailleuse titres-services

Regina 09/04/2013 Belge d’origine colombienne

~35 ans

2000 Haut

(Licence en Colombie)

Regroupement familial avec son ex-mari (Belge) et auj. nationalité

Travailleuse titres-services

Renata 10/11/2012 (entretien avec sa maman Ester)

Bolivienne 26 ans

2006 Faible

(n’a pas fini le secondaire, a étudié jusqu’à ses 17 ans)

Campagne Régularisation 2009 (régularisation par le travail)

Travailleuse titres-services

Silvana 14/12/2011 Brésilienne 36 ans

1997 Moyen

(couturière – Secondaire professionnel ?)

Campagne Régularisation 2009

(13 ans en situation irrégulière de séjour)

Travailleuse titres-services

Zahir 30/05/2013 Pakistanais (a vécu presque toute sa vie en Arabie Saoudite, son papa travaillait pour Saoudien Airlines)

27 ans

2011

(avant aux Pays-Bas)

Haut

(université aux Pays-Bas) et à la fin de son cours, a décidé d’y rester. N’a pas trouvé du travail dans son domaine et son autorisation de séjour a expiré).

Situation irrégulière de séjour (depuis février 2011, est venu en Belgique avec la fin de son séjour hollandais).

Travailleur domestique au noir et la plonge dans des restaurants, nettoyage industriel ("Whatever I get")

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Annexes 415

Annexe 4 – Description employeuses/clientes

Tableau A.3 : Présentation employeuses/clientes participantes à l’étude

Nom (pseudonyme)

Date entretien

Nationalité Âge Situation Familiale Situation professionnelle Commune (Quartier)

Heures externalisées

Adja 17/12/2011

Belge d’origine Marocaine (deux parents)

Environ 27 ans,

(récemment) mariée. Sa belle-mère est femme de ménage (maniaque nettoyage), sa mère à elle femme au foyer.

Travaille dans une entreprise privée ; Compagnon : débute comme taxi.

Jette 4h ou 5h tous les samedis

Alice 05/02/2013

Française Environ 40 ans

En couple, trois filles : jumelles de 7 ans et une fille de 2 ans

Professeure à l’Université en banlieue parisienne ; Compagnon : Français, haut exécutif d’une multinationale de l’énergie

Etterbeek 5h + personne qui va chercher les enfants à l’école et éventuel baby-sitting en soirée et quand le mari voyage

Amélia 04/05/2013

Portugaise 50 ans Divorcée, trois enfants : 18, 16, 12

Enseignante au Portugal, dix ans à la maison et aujourd’hui travaille dans la Commission (conseillère)

Etterbeek Cinquantenaire

4h/semaine; avant toutes les après-midi. Et encore avant c’était tous les jours, de 8h à 18h, moitié titres-services et moitié au noir (grande maison avec son ex-mari)

Bénédicte 02/02/2013

Belge 57 ans Divorcée, trois enfants adultes, des petits-enfants (tous les trois actuellement aux USA)

Secrétaire de direction Schaerbeek (Place Chasseurs Ardennais)

4h (nettoyage +repassage

Cecilia 02/10/2013

Hongroise Environ 45 ans

En couple, deux enfants de 6 et 8 ans. Sont venus à Bruxelles (il y a 6 ans) car mari était promu à un poste diplomatique important.

Économiste, Master en Relations internationales, travaille mi-temps comme représentante d’une institution hongroise à l’UE ; Compagnon : Hongrois, fonctionnaire hongrois auprès du Conseil Européen

(Stockel) Woluwé St Lambert

5h/semaine au noir ; plus jardinier souvent; plus quelqu’un que vient aider pour dîner/réceptions s’il y a plus de 6 personnes; plus baby-sitter pour les réceptions 2 fois/semaine

Céline 12/03/2013

Belge Un peu plus de 30 ans

En couple, 2 enfants, enceinte du troisième

Traductrice dans une entreprise d’assurance (temps partiel); Compagnon : Belge, ingénieur dans une entreprise nationale

Woluwé St Lambert

4 h/semaine

Christelle 08/03/2013

Belge Environ 55 ans

En couple, deux enfants adultes partis de la maison

manager petit hôtel en campagne ; Compagnon : Belge, travaille dans le secteur de l’immobilier

Woluwé St-Lambert

4h/semaine

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Annexes 416

Cintia 06/06/2013

Nord-américaine

59 ans Divorcée, un fils adulte, en couple depuis dix ans.

Fonctionnaire à la Commission Européenne ; Compagnon : Anglais, fonctionnaire CE à la retraite

Schaerbeek 6h/semaine (paye 8h en titres-services)

Elisabeth 09/04/2013

Belge Environ 40 ans

En couple, trois enfants

Employée mi-temps dans une banque ; Compagnon : manageur dans une entreprise privée multinationale

Banlieu flamande (Tervuren)/proche Woluwé Saint-Pierre

Entre 8h et 9h/semaine

Fabienne 03/04/2013

Belge 51 ans En couple, quatre enfants adolescents/adultes

mi-temps dans le domaine des assurances; compagnon : Belge, plein temps dans une banque privée

Auderghem (Hankar)

5h/semaine

Florence 07/03/2013

Belge 56 ans En couple, deux enfants adultes partis de la maison

profession libérale ; Compagnon : Italien, représentant d’une institution italienne à l’UE

Woluwé St-Lambert

8h/semaine

Francine 20/04/2013

Belge Environ 45 ans

Divorcée, en couple depuis dix ans, trois enfants (plus deux de son compagnon)

Profession libérale ; Compagnon : Belge, profession libérale

Uccle/Rhode Saint-Genèse

30h/semaine (titres-services extras achetés au noir pour compléter les heures

Ingrid 04/02/2013

Belge 39 ans Célibataire Secrétaire de direction Etterbeek (Georges Henri)

Avant 4h/15 jours; maintenant n’a personne

Joëlle 05/02/2013

Belge environ 60 ans

En couple, deux fils adultes (deuxième est sorti de la maison récemment)

Infirmière à la retraite; Compagnon : Belge, directeur d’académie d’art à la retraite

Auderghem (Hankar)

4h/semaine

Lia 06/05/2013

Nord-américaine d’origine chinoise

Environ 45 ans

En couple, deux enfants, compagnon Chilien

Femme au foyer ; Compagnon : Chilien, consultant en gestion.

Woluwé-Saint-Pierre

22h

M. Allibert 06/06/2013

Belge 85 ans Veuf, vit seul Employé entreprise minière au Rwanda à la retraite

Etterbeek Saint-Pierre

4h/semaine au noir; repassage aux titres-services

Marta 07/02/2013

Italienne 47 ans En couple, deux enfants

Avocate; Compagnon : Hollandais, travaille dans une institution européenne

Woluwé St Pierre/Kraineem

12h/semaine

Miguel 04/06/2013

Portugais environ 60 ans

En couple, deux enfants jeunes adultes.

Fonctionnaire à la Commission Européenne ; Compagne : professeure universitaire au Portugal

Bruxelles-Ville (Ambiorix)

Total : ~26h/semaine titres-services et au noir (12h aide-ménagère titres-services + ~8h gouvernante payée en titres-services + cuisinière 6h/semaine au noir)

Mme et M. Klinger

04/10/2012

Belges tous les deux

81 ans les deux

En couple. Un enfant adulte et de petits-enfants

Lui est pensionné du secteur des assurances, elle a toujours été femme au foyer

Watermal- Boitfort (Kheym)

3h/semaine

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Annexes 417

Mme Hubert 01/02/2013

Belge 82 ans Veuve, vit seule, deux enfants adultes, des petits-enfants

Femme au foyer après son mariage

Ixelles (ULB) 4h/semaine

Mme Lacquotte

05/10/2012

Belge 81 ans Veuve, vit seule. Son mari travaillait dans une entreprise multinationale. Enfants, petits enfants

Femme au foyer. A toujours fait beaucoup pour la maison

Ixelles (ULB) 4h/15 jours

Mme Leclerc 08/10/2012

Belge 85 ans Célibataire, vit seule Fonctionnaire à la retraite Kheym (Watermal Boitfort)

3h/semaine

Mme Tourquet

21/09/2012

Belge 83 ans Veuve, vit seule Femme au foyer (travaillé jusqu’au mariage)

Watermal-Boitfort (Kheym)

4h/semaine

Pauline 14/12/2011

Belge 56 ans Célibataire, a un chien. S’occupe beaucoup de ses parents âgés

Fonctionnaire Uccle (Vanderkindere)

3h ou 4h/15 jours chez elle + 5h chez ses parents/15 jours

Rodrigo 27/03/2013

Brésilien Environ 40 ans

En couple Travaille plein temps à une agence de voyages; Compagnon : Belge, politicien

Bruxelles-Capitale (Dansaert)

8h/semaine (~4h nettoyage et 4h repassage)

Sarah 06/02/2013

Française 43 ans En couple, deux enfants 6 et 9 ans

Travaille à plein temps (assistante de direction ou similaire) dans une entreprise qui gère des hôtels de luxe; Compagnon : Irlandais, directeur ITC entreprise belge

Ixelles (Étangs) 4 ou 5h/semaines

Tania 30/05/2013

Portugaise 35 ans En couple, un enfant (3 ans)

Juriste, professeure à l’université à Lisbonne, fait actuellement son doctorat

Ambiorix 40h/semaine au noir

Victoria 26/04/2013

Française Environ 45 ans

En couple, trois enfants

Employée mi-temps dans une entreprise d’assurances ; Compagnon : financier à temps plein dans une entreprise privée

Woluwé Saint-Pierre

5h/semaine

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Annexes 418

Annexe 5 – Description base de données permis B

Base de données Permis B de travail (Régularisation "par le travail")

Le nettoyage avait comme but maintenir le maximum possible de registres les choix étant

justifiés.

Le document de base a été "Camargo-bruto com coluna corrigida 2ª parte.xls", sur base du

document brut envoyé en janvier 2014 par le Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-

Capitale, cellule permis de travail ("Camargo-brut"). Le document est divisé selon les premières

demandes ("novos") et renouvèlements ("renovações").

Chaque dossier correspond à une demande et chaque travailleur a un numéro d’identification.

Ainsi, sur la liste "nouveaux", les numéros d’identification de travailleurs n’apparaissent qu’une

fois, alors que sur la liste "renouvèlements", les mêmes travailleurs apparaissent plusieurs fois

(renouvèlements annuels).

Les actions suivantes ont été entreprises pour nettoyer la base de données :

1. Retirés des "nouveaux" les dossiers en doublon 351996 (ligne 109) et 381436 (ligne

1691) ;

2. Envoyé des "nouveaux" aux "renouvèlements" les dossiers : 372380 (ligne 639), 374413

(ligne 824), 379303 (ligne 1422) e 381512 (ligne 1702) ;

3. Retiré le doublon dans les "renouvèlements" : dossier 377119 ;

4. Nouveau document créé (Analise setembro2015.xls) incluant les 4 registres (désormais

dans les "renouvèlements") ;

5. Vérification que tous les dossiers dans "renouvèlements" correspondaient à une première

demande dans "nouveaux". Une deuxième colonne indiquant "0" si pas de

correspondant dans les "nouveaux" ou "1" si correspondant. 119 dossiers "0" ont été

identifiés ;

6. Ces 119 dossiers "0" ont été ensuite divisés en deux groupes de couleur : "saumon" si le

même dossier se répétait plusieurs fois et "vert olive" si dans les dossiers marqués "1" il y

avait des doublons (même année) ;

7. Analysant au cas par cas, nous avons décidé de rapatrier les registres saumon vers les

"nouveaux" et les autres ont été considérés comme des renouvèlements. Des dossiers "0"

isolés (sans correspondance dans aucune des deux colonnes) ont été supprimés ;

8. Parmi les "1", nous avons exclu les dossiers en doublon la même année ;

Page 419: Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et ... · Remerciements Ma gratitude envers tous et toutes qui ont croisé mon chemin ces quatre ans et demi et qui m’ont tant

Annexes 419

9. Nous avons créé une colonne à côté de celle de la commission paritaire et avons essayé

de compléter l’information de l’appartenance de la commission paritaire quand celle-ci

n’avait pas été indiquée par la demande de permis ou quand simplement "ouvrier" ou

"employé" étaient indiqués. Nous avons fait ça utilisant l’information de l’entreprise

associée à la demande. Si la recherche par entreprise n’était pas concluante (pas de

spécificité claire ou entreprise non trouvée par internet), la désignation "ouvrier" ou

"employé" a été maintenue.

Tableaux - Demandes de permis de travail B (Régularisation "par le travail")

Tableau A.4 : Pourcentage et Fréquence de Permis de travail B (1ère demande) octroyés

dans le cadre de la Campagne de Régularisation 2009, par commission paritaire (réf.

Graphique II.1)

CCP 322 201+202 302 121 118+119+220 100 218 124 140 323 Autres total

Freq 708 311 178 142 142 114 91 87 58 39 202 2072

Pourc 34% 15% 9% 7% 7% 6% 4% 4% 3% 2% 9% 100%

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014)

Tableau A.5 : Pourcentage et Fréquence de Permis de travail B (renouvèlement) octroyés

dans le cadre de la Campagne de Régularisation 2009, par commission paritaire (réf.

Graphique II.2)

CCP 322 201+202 302 121 118+119+220 100 218 124 140 323 Autres total

Freq 998 309 161 112 149 67 62 63 35 36 171 2163

Pourc 46% 14% 7% 5% 7% 3% 3% 3% 2% 2% 8% 100%

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014).

Tableau A.6 : Permis octroyés (1ère demande) dans le ccp 322 (titres-services), fréquence

par nationalité et sexe (réf. Graphique II.5)

Pays Masc Fem Fréquence (%)

Brésil 14 236 250 (35%)

Maroc 43 75 118 (17%)

Page 420: Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et ... · Remerciements Ma gratitude envers tous et toutes qui ont croisé mon chemin ces quatre ans et demi et qui m’ont tant

Annexes 420

Équateur 12 76 88 (12%)

Philippines 14 73 87 (12%)

Bolivie 5 28 33 (5%)

Pérou 3 24 27 (4%)

Colombie 0 17 17 (2%)

Algérie 4 4 8 (1%)

Moldavie 0 8 8 (1%)

Chili 1 6 7 (1%)

Paraguay 0 7 7 (1%)

Roumanie 0 7 7 (1%)

Autres (24 pays) 13 43 51 (8%)

Total 109 599 708 (100%)

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014). Note : Ont été pris en compte les pays avec plus que six demandes de permis B

Tableau A.7 : Permis octroyés (1ère demande) dans le ccp 323 (concierge et employé

domestique), fréquence par nationalité et sexe (réf. Graphique II.6)

Pays Masc Fem Freq (Porc)

Maroc 3 4 7 (18%)

Équateur 0 6 6 (15%)

Brésil 1 3 4 (10%)

Pérou 0 4 4 (10%)

Philippines 0 4 4 (10%)

El Salvador 0 2 2 (5%)

Honduras 0 2 2 (5%)

Autres (10 pays) 3 7 10 (27%)

Total 7 32 39 (100%)

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014).

Note : Ont été pris en compte les pays avec plus qu’une demande de permis B.

Page 421: Transformer le travail domestique ? Femmes migrantes et ... · Remerciements Ma gratitude envers tous et toutes qui ont croisé mon chemin ces quatre ans et demi et qui m’ont tant

Annexes 421

Tableau A.8 : Permis octroyés (1ère demande) dans le ccp 121 (nettoyage industriel),

fréquence par nationalité et sexe (réf. Graphique II.7)

Pays Masc Fem Freq (Porc)

Maroc 92 16 108 (76%)

Brésil 8 11 19 (13%)

Turquie 4 1 5 (3%)

Algérie 3 0 3 (2%)

Équateur 2 0 2 (1%)

Chine 1 0 1 (1%)

Côte d’Ivoire 0 1 1 (1%)

Guinée 1 0 1 (1%)

Philippines 0 1 1 (1%)

Tunisie 1 0 1 (1%)

Total 112 30 142 (100%)

Source : Ministère de l’Emploi de la Région de Bruxelles-Capitale, cellule permis de travail (2014).