transformations des représentations et du jugement ......des espaces en mutation. approche...

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Annie Guédez Professeur de sociologie E.A.D. ICoTEM Université/MSHS Poitiers avec la collaboration de Sofian Beljerd, Julie Garnier, Catherine Querré, Stéphanie Tabois, doctorants (sociologie) et le concours de Francis Dupuy, Maître de conférences en anthropologie (Université de Poitiers) Michel Valière, Ethnologue régional, DRAC Poitou-Charentes Ministère de la Culture-Mission du Patrimoine ethnologique - Appel d’offre Ethnologie de la relation esthétiQue, les moments critiques de l’élaboration et de l’appréciation esthétique. Transformations des représentations et du jugement esthétique dans des espaces en mutation. Approche comparée de la perception de l’habitat ordinaire dans le Montmorillonnais et la Grande Lande 1

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Page 1: Transformations des représentations et du jugement ......des espaces en mutation. Approche comparée de la perception de l’habitat ordinaire dans le Montmorillonnais et la Grande

Annie GuédezProfesseur de sociologieE.A.D. ICoTEMUniversité/MSHS Poitiers

avec la collaboration deSofian Beljerd, Julie Garnier, Catherine Querré, Stéphanie Tabois, doctorants (sociologie)

et le concours deFrancis Dupuy, Maître de conférences en anthropologie (Université de Poitiers)Michel Valière, Ethnologue régional, DRAC Poitou-Charentes

Ministère de la Culture-Mission du Patrimoine ethnologique - Appel d’offre Ethnologie de la relation esthétiQue, les moments critiques de l’élaboration et de l’appréciation esthétique.

Transformations des représentations et du jugement esthétique dans des espaces en mutation. Approche comparée de la perception de l’habitat ordinaire dans le Montmorillonnais et la Grande Lande

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juin 2002

Plan du rapport

Introduction

I -Objectifs et cadre théoriqueI-1: l’affirmation d’une compétence esthétiqueI-2: questions de terminologieI-3: hypothèses

II- Les terrains de l’enquêteII-1: le Montmorillonnais: dans la diagonale du videII-2: La Grande Lande ou le désert landais

III- Procédures d’enquêteIII-1: outilsIII-2: délimitation des terrainsIII-3: Précisions sur les entretiens

IV- Le point de vue des neo-résidentsIV-1: l’agrément du siteIV-2: une maison “de pays”IV-3: .l’imaginaire bâtisseurIV-4: une face cachée: les ressources financièresIV-5: la notion d’harmonieIV-6: l’affirmation du libre-choix

V- Le regard de “ceux d’ici”V-1: dire sa situation plutôt que sa maisonV-2: l’importance de la fonctionnalitéV-3: la charge symboliqueV-4: l’ancien redécouvertV-5: le propre et le rangéV-6: le goût comme fait de cultureV-7: le cas des lotissements landais

Conclusion

Bibliographie

Annexes (plans et photos)

Annexe financière

Introduction

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Profondément affecté par la “déprise”, le monde rural français ne cesse de faire face

depuis la deuxième moitié du XXeme siècle au vieillissement de sa population, à l’

exode vers la ville, la désertion des villages et des fermes, la raréfaction des services de

proximité, la fermeture ou les regroupements d’école, la stagnation ou la disparition de

l’artisanat et du commerce, la dégradation du bâti Confronté à la reconversion d’un

espace de productivité à d’autres fonctions (récréatives, ludiques, résidentielles,

paysagères...), il subit aussi la mutation de son tissu social et se pose la question de sa

recomposition identitaire autant que de la redéfinition de son rôle social face à l’arrivée

massive d’un nouveau type d’habitants (les neo-ruraux, appellation “fourre-tout”

désignant à la fois nouveaux habitants venus d’une ville où ils continuent de travailler et

consommer, occupants occasionnels de résidences secondaires qui deviendront

résidences principales à l’heure de la retraite, plus rarement citadins reconvertis dans les

métiers de l’agriculture ou de l’animation/accueil) mettant en pratique des manières

contrastées de vivre à la campagne.

Dans les analyses fort nombreuses des conséquences de tous ces changements et plus

particulièrement de la présence de nouveaux résidents venus des villes, une question

reste peu abordée: celle des rapports des ruraux d’aujourd’hui à leur habitat et de leur

sensibilité esthétique, dont on peut pourtant aisément postuler qu’elle aussi se

transforme. Passé en quelques décennies à peine d’un état de subordination à la société

globale à une absorption par elle, le monde rural est en effet désormais face à un espace

à dominante plus résidentielle qu’agricole. Dans une campagne occupée par une

population fortement diversifiée, les agriculteurs sont largement minoritaires, tandis

qu’augmente sans cesse une part d’ouvriers et d’employés travaillant au-delà des

limites communales (cf Bernard Kayser, Naissance des nouvelles campagnes,

DATAR/Editions de L’Aube, 1993). En ce lieu où coexistent morphologiquement des

formes hétéroclites d’habitat (habitat traditionnel sauvegardé ou non, utilisé encore pour

des activités de production ou transformé en résidence secondaire, constructions neuves

disséminées, maisons regroupées en lotissement aux limites des bourgs, fermes

dispersées etc.), où se multiplient les actions de protection de l’environnement,

d’”invention paysagère” et de patrimonialisation, où s’imposent de nouveaux rythmes

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de vie quotidienne, de nouvelles mobilités, de nouvelles manières de vivre (ou ne pas

vivre) ensemble, prennent forme des valeurs indéniablement marquées du sceau de la

modernité. Et l’on pressent bien que s’élaborent en particulier de nouvelles normes

esthétiques liées à la fois aux pratiques et représentations actuelles de la campagne et au

regard désormais portée sur elle. Ce sont ces normes qu’on a tenté d’élucider à partir

de l’auscultation de deux territoires apparement figés dans la stabilité voire

l’immobilisme, en réalité confrontés à des phénomènes désordonnés de disparition,

recomposition, création: le Montmorillonnais dans le département de la Vienne, la

Grande Lande dans le département des Landes.

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I- Objectifs et cadre théorique

I)1: l’affirmation d’une comptence esthétique

L’enquête effectuée de février 2001 à février 2002 sur l’habitat rural dans le

Montmorillonnais et la Grande Lande avait pour but de mettre au jour les

représentations du “beau” et les modalités de leur construction dans le cadre de l’habitat

ordinaire à partir de l’auto-réflexion des habitants sur le choix de leur maison, sa

conception et son aménagement. Un postulat commande la recherche entreprise: celui

de la compétence de tout acteur social à juger des qualités des lieux et objets de son

environnement quotidien, de sa capacité à donner du sens à ce qui l’entoure en y

inscrivant, entre autres, des valeurs esthétiques.

Résolument, cette étude repose en effet sur un refus: celui du déni de compétence

esthétique classiquement fait aux habitants “ordinaires” en milieu rural, ou la réduction

de cette compétence à une “esthétique involontaire” (cf I. Joseph et F. Dubost,

“l’architecture rurale, questions d’esthétique”, Etudes rurales N°117, janvier-mars

1990). Tout au contraire, en prenant appui sur les apports de l’ethnométhodologie

américaine, et plus particulièrement les travaux de Garfinkel et de Becker, on est parti

de l’idée qu’il existe des systèmes non savants de représentations de la beauté, et que

les acteurs sociaux, parce que capables de réflexivité et d’interprétation de leurs propres

pratiques, sont aptes à mettre en mots une émotion esthétique, signifiée aussi bien dans

des jugements d’agrément ( exprimés par “cela me plaît”/”cela me déplaît”,

“j’aime”/”je n’aime pas”) que par des jugements de goût ( “c’est beau”) où

s’entrelacent la soumission à des normes collectives et des choix revendiqués comme

singuliers; aptes aussi à énoncer des critères évaluatifs qui leur permettent de

discriminer entre plusieurs registres de valeurs afférant, en l’occurence, au logement:

critères fonctionnels, économiques, esthétiques proprement dits.

La tâche dès lors paraît précisée: il s’agît de dégager des catégories d’évaluation, non

comme caractéristiques de l’habitat tel qu’en lui-même, mais comme indices des

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rapports que l’habitant tisse avec sa demeure.

I-2: Questions de terminologie

On ne saurait pour autant nier les difficultés inhérentes à une telle entreprise Un certain

nombre de ces difficultés surgissent d’entrée de jeu concernant la notion même

d’esthétique. “Affaire d’âme” disait Simmel, affaire de sens d’abord si l’on s’en tient au

plus près de l’étymologie de l’”aesthesis” qui désignait la faculté de sentir, d’entendre,

de percevoir, relevant aussi comme l’avait spécifié Kant du jugement et de l’expérience

subjective, donc du “sentir” en sa double acception de sensation et sentiment,

l’appréciation esthétique est sans cesse traversée d’implications qui participent d’autres

registres que celui de la seule beauté: sociaux, économiques, politiques, éthiques.

L’esthétique, et sa manifestation à travers le goût, quand elle se lit dans la relation

intime à l’habitat, prend souvent forme à travers la valorisation de qualités relevant du

registre du savoir-faire, de la maîtrise technique ou de l’exemplarité. Ce qui est déclaré

“beau” est certes spontanément associé à des qualités intrinsèques aux yeux de celui qui

l’acquiert du logement choisi (forme d’un toit, couleur d’un crépi, taille, luminosité,

ancienneté ou au contraire modernité de la construction etc) Mais la reconnaissance de

la beauté ne dépend pas pour autant de choix purement individuels et quasi spontanés.

Tout jugement esthétique, même exclusivement affirmé au “je” s’imprègne des codes

de la société environnante et se conforme aux normes d’un regard dominant. La

manière dont l’habitat et son ornementation sont choisis et qualifiés est un produit

social et économique, où les critères de pouvoir d’achat, modes de communication et

d’affirmation d’une position sociale, vitrine identitaire, interfèrent avec l’esthétique

proprement dite.

Par ailleurs, vouloir interroger sociologiquement les modalités et les critères du

jugement esthétique, c’est prendre le risque soit de se laisser porter par ses propres

émotions, soit de se référer à une norme du beau absolu, en souscrivant à une option

naturaliste qui consiste à poser l’existence a priori de quelques valeurs formelles

fondamentales, soit au contraire de diluer dans l’atomisme et le relativisme l’ensemble

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des observations (ce à quoi aboutit le propos culturaliste quand il met en évidence la

pluralité quasi infinie des formes du jugement, des normes et des pratiques à finalité

esthétisante), et d’autant plus facilement que toute la réflexion esthétique

contemporaine pose comme fondamentale l’idée que le beau n’est pas tant dans

l’oeuvre que dans la façon de la regarder Mais c’est d’abord prendre acte du fait que

pour le sociologue, l’accès au registre de l’esthétique se fait par sa manifestation à

travers l’expression du goût. Or celui-ci se signifie par la valorisation de qualités qui

participent d’une multiplicité de registres dont l’emboitement varie en fonction des

groupes d’appartenance ou de référence: registre déjà mentionné du savoir faire, de

l’habileté technique, de l’exemplarité, registre du paraître, de la distinction symbolique,

du faire-valoir... C’est assez dire que ce qui est qualifié de beau est en fait souvent

associé à des valeurs enracinées dans des fonctions sociales: l’appréciation de la beauté

naît d’interactions entre contexte perceptif, contexte social, recherche de règles

formelles. En l’occurence, l’habitat ordinaire peut être un marqueur de goût “en soi”

autant qu’un principe de distinction et de mise en scène de soi corrélé à la position et à

l’identité sociale, et prendre sens aussi bien en référence à des critères purement

formels, à l’acceptation ou au refus de normes collectives en matière de beauté

architecturale que par rapport à des trajectoires individuelles et familiales et plus

largement à un investissement pratico-symbolique dans le simple fait d”habiter cette

maison-ci”. “Le beau, résultat d’une opération intellectuelle élaborée à partir de

reactions sensibles et affectives, n’existe pas en soi comme catégorie de pensée

autonome, mais se manifeste dans un champ de relations “ (Marie Mauzé, L’éclat de

l’haliotide. De la conception du beau dans les sociétés de la côte nord-ouest, Terrain

N° 32, mars 1999).

On rappellera enfin que l’ émotion esthétique suscitée par la contemplation de son

propre habitat et son expression à travers les termes de “beau” ou “joli” n’est que dans

certains cas seulement la confirmation d’un projet clairement affirmé dès le premier

moment de l’acquisition ou la construction d’une maison de privilégier dans le choix de

cet habitat un idéal formel. L’usage, les modes d’occupation, les représentations et les

habitudes cristallisées dans la durée peuvent engendrer chez les habitants un sentiment

de beauté construit au long des jours et sous de multiples influences à propos d’ un lieu

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au premier regard sans qualité mais qui parle esthétiquement a posteriori à ceux qui y

vivent parce que s’y accumulent des souvenirs familiers et intimes, surtout si l’occupant

a pu intervenir directement sur la forme de son logement en le concevant, le travaillant,

l’améliorant à sa guise Si bien que le jugement esthétique ne s’appuie pas toujours dès

le départ sur une finalité esthétisante unique et seule légitime, mais est soumis à

l’incertitude d’une interprétation qui peut faire à un moment donné d’un habitat un

indice du beau.

I-3: Hypothèses

Dans cette perspective, il peut y avoir loin sans aucun doute des critères retenus par les

artistes, les esthéticiens, les décorateurs et les architectes pour dire ce qu’est une “belle

maison” de ceux explicités par les acteurs, eux-mêmes porteurs de visions contrastées

en fonction de ce que Pierre Bourdieu a conceptualisé sous le terme d”habitus”. Mais

rien ne prouve qu’entre les différents registres de critères permettant de désigner le

beau, il n’y ait pas entrelacement, emprunts réciproques et métissage. Tout au contraire,

on peut postuler que dans une société soumise depuis des lustres à l’idéologie paysagère

s’esquissent aussi dans l’habitat ordinaire des manières communes à la fois de ruser

avec les modèles proposés par les experts de l’esthétique et de s’immerger dans ce que

Joëlle Deniot appelle sinon la vie au jour le jour dans le beau, “un espoir d’embellie qui

renvoie à l’affectif, qui renvoie au désir de refuge dans l’univers privé(...), aux rêves

personnalisés d’objets, d’espaces, d’images-symboles”, en combinant au quotidien “art

de faire et art de vivre” ( in “Une étrange attention”, Lieux communs n° 5, 1999,

p.158). D’où les trois hypothèses étroitement imbriquées justifiant le choix des terrains

et les options méthodologiques

de l’enquête dont les résultats sont exposés ci-dessous:

* il existe des formes spécifiques du jugement esthétique appliqué à l’habitat le plus

ordinaire, faisant l’objet d’un constant processus de réinterprétation, déconstruction et

recomposition en corrélation avec les changements sociaux et spatiaux affectant à la

fois les personnes, leurs trajectoires de vie et les territoires où ils s’enracinent;

* en milieu rural, plus particulièrement, là où l’habitat témoigne des interpénétrations

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récentes entre la campagne et la ville et porte désormais aussi la marque de nouvelles

valeurs régissant, comme pour la société globale, l’espace privé, mais dont l’image

demeure dominante de l’immobilisme et du poids de la tradition, tout à la fois la vogue

de la patrimonialisation, accentuée par l’apparition des écomusées, et la présence de

néo-ruraux entraînant le développement soit d’un habitat traditionnel restauré soit de

constructions neuves, induit sans aucun doute de nouveaux regards et jugements

esthétiques décelables notamment dans une “mise en paysage” ou “mise en décor”

homogénéisantes de l’habitat traditionnel ; pour autant, d’autres modèles se diffusent

( suggérés par la presse spécialisée sur les thématiques de la maison et de ses

aménagements, les notables ruraux traditionnels, les concours des “villages fleuris, les

cours d’esthétique donnés dans le cadre des Maisons familiales Rurales etc) qui

participent de longue date à l’élaboration du jugement esthétique et c’est cette

conjugaison même qui favorise l’émergence d’une nouvelle esthétique locale;

* si à l’échelle micro-locale, la multiplication des musées de terroir et associations

prenant en charge le patrimoine régional opère un marquage symbolique du territoire

faisant naître à la fois un sens de l’”entre-soi”, une nouvelle culture de la mémoire, de

nouvelles valeurs identitaires, et partant de nouvelles représentations du beau, il y a

dissociation sur le plan des pratiques de l’habité ( tant chez les autochtones que chez les

neo-ruraux) entre les modèles esthétiques ainsi suscités et les manières de faire et vivre

au jour le jour l’habitat.

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II: les terrains de l’enquête

Empruntant notamment à Henri Mendras l’idée que la “vertu heuristique” du travail de

terrain est “décuplée lorsqu’on dispose de plusieurs monographies réalisées avec le

même oeil” (in L’oeil du sociologue, études réunies autour d’H. Mendras par

Dominique Jacques-Jouvenot, Presses Universitaires de Besançon, 1998,p. 16), on a

choisi de retenir deux lieux d’enquête, le Montmorillonnais et la Grande Lande S’ils

diffèrent tant par leurs conditions naturelles et les formes d’exploitation de leur espace

que par le poids de leur passé et leurs conditions sociales, ces deux lieux profondément

éprouvés par l’exode rural classique et transformés par la présence de nouvelles

catégories de population non agricole (enfants d’agriculteurs exerçant des activités dans

le secteur industriel ou tertiaire, urbains venus s’installer “à la campagne” de façon

temporaire ou permanente) offrent en effet par la ressemblance des formes qu’y prend

le changement socio-spatial et leur commune assignation à la “diagonale du vide” la

possibilité d’une approche comparative.

II-1: Le Montmorillonnais: une inscription dans la diagonale du vide

Entre les deux vallées de la Vienne et de la Gartempe sur les rives desquelles ont éclos

ses principaux bourgs, le Montmorillonnais (annexe, carte 1) est par bien des aspects

d’abord un territoire de l”entre-deux”. Sa dénomination même, si l’on se réfère aussi

bien aux guides touristiques, manuels de géographie qu’aux formes classique

d’appellation locale, est récente. Aux limites un peu floues, rattaché administrativement

au Poitou mais contaminé par le Limousin et le Berry proches, c’est un lieu

généralement pensé comme emblématique de la “campagne profonde”, celle des

villages, des fermes, des paysans et des éleveurs., une campagne dont on sait qu’elle

n’est plus guère que fantasme et nostalgie, tant les crises de l’agriculture, le

dépeuplement, l’exode urbain, le vieillissement de sa population, semblent l’avoir

dévitalisée. De l’ effondrement démographique en particulier, les géographes ont au

reste de longue date tiré prétexte pour reléguer cette région dans la “diagonale du vide”

qui court des Ardennes aux Pyrénées et qui se signale, comme le note Yves Jean (Le

Montmorillonnais, espace rural “type”, Norois, tome 44,n° 176, 1997,p. 682) par “une

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histoire locale dominée par la passivité, une faible circulation des idées et des hommes,

et des comportements de dépendance”. Zone frontière, le Montmorillonnais est marqué

à ce titre d’influences multiformes qui se retrouvent notamment dans la diversité des

matériaux et techniques utilisés dans l’habitat rural: roches cristallines pour les

constructions du sud proches du Limousin, moellons en grès calcaire ou terre montrant

aux alentours de La Trimouille l’influence du type berrichon (qui se retrouve aussi dans

les toits à forte pente couverts de tuiles plate); murs de calcaire et toitures à faible pente

en tuiles canal à l’Ouest(vers Lussac). La situation de frontière se retrouve également

dans la dénomination des lieux dits en langue d’oil et langue d’oc ( terminaisons en

“ac” dans le sud). Emblématique, par ses vallées et ses coteaux, d’une “verte

camapgne” indifférenciée, le Montmorillonnais est aussi en partie une “terre de

brandes” où villages et fermes n’apparaissent que sporadiquement, et les éléments

proprement paysagers renforcent ainsi l’image d’un espace sans grande personnalité et

imparfaitement individualisé. Cela malgré les nombreux efforts déployés depuis plus

de vingt ans pour en valoriser le patrimoine (prioritairement historique et architectural)

et le sortir de son statut “d’angle mort” en lui assignant une identité de “pays”.

II-La Grande Lande ou le “désert landais”

La Grande Lande, qui va de la limite du département de la Gironde aux portes de Dax,

était jusqu’au XIXeme siècle une région marécageuse et recouverte d’eau en hiver,

servant de pacage en été pour les troupeaux de moutons et de chèvres, marquée par une

économie agro-pastorale, Transformée en forêt avec l’implantation de pins maritimes à

la fin du XIXeme siècle, elle a en apparence une personnalité forte, liée à

l’omniprésence de la “pignada”. En outre, depuis le premier inventaire photographique

entrepris par Félix Arnaudin de son habitat, l’image s’est imposée d’une “maison rurale

landaise” type, caractérisée, comme l’ont montré Jean Loubergé (La maison rurale

dans les Landes, Nonette, Editions Crééer, 1982) ou Pierre Toulgouat (La vie rurale

et la maison de l’ancienne Lande, Pau, Librairie Marrimpouey, 1987) par trois

principaux traits, quelles qu’en soient par ailleurs les variations tant dans la forme du

toit (à deux, toris ou quatre eaux) que dans le décor de la façade (plate ou avec auvent)

ou le matériau (torchis, briques) utilisé pour les murs: un aspect ramassé, avec un toit de

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tuiles recouvrant un bâtiment de forme carrée ou rectangulaire, où toutes les pièces

habitées sont en rez-de-chaussée et sont surmontées d’un grenier éclairé par des

lucarnes ouvertes en façade; une construction à pans de bois traditionnellement chaulés

comme l’ensemble des murs (extérieurs et intérieurs); une façade orientée à l’Est et sur

laquelle se trouvent les ouvertures les plus nombreuses, donnant sur “l’airial” (espace

d’herbe rase broutée par le bétail et plantée d’arbres feuillus, notamment des chênes, où

sont éparpillés aussi les bâtiments d’exploitation: granges, bergeries, poulaillers...).

Autre point d’ancrage de la représentation d’une région clairement identifiable et à

nulle autre pareille: deux personnages emblématiques, symboles d’époques révolues, le

berger perché sur ses échasses et vétu d’une houppelande en peau de brebis, et le

résinier au travail avec son “hachpot” continuent d’alimenter, par leur omniprésence sur

les affiches touristiques et les cartes postales, l’imaginaire d’un territoire défini par des

activités forestières et pastorales pourtant disparues

Mais comme le Montmorillonnais, la Grande Lande reste aussi caractérisée par

l’incertitude de ses contours, le manque et le vide Incertitude des contours d’abord,

surtout dans sa partie nord-est: si au nord une ligne de partage des eaux entre le bassin

de la Leyre et celui du Ciron permet de distinguer pays girondin et pays landais, et si les

ceintures à l’ouest du Pays de Born, au sud du Pays de Brassenx, peuvent paraître fixer

des limites possibles, la pluralité des appellations selon les auteurs ( Grande Lande - au

singulier-, Grandes Landes - cette fois au pluriel-, Haute-Lande, Petites Landes) suffit à

dire la difficulté à subsumer sous un même vocable un territoire apparement unifié par

la présence quasi exclusive de la forêt et son statut d’arrière-pays, en réalité composite

(voir annexe, carte 2). Manque et vide aussi: à la fin des années 1970, Louis Papy la

Grande Lande comme un pays “d’immenses espaces vides d’hommes et où la vie

s’éteint” (Les Landes de Gascogne et la côte d’argent, Toulouse, Privat, 1977, p.9-

10) Comme pour le Montmorillonnais , le vide n’est pas seulement ici d’ordre

démographique; il est également économique et surtout par bien des côtés renforcé par

la perception paysagère: l’absence d’un relief marqué et l’apparente uniformité de la

forêt en font, comme autrefois l’étendue de ses marais, un “pays triste, d’une lassante

monotonie” (Papy, op.cit p. 9), qu’on traverse d’autant plus vite que la nationale 10

(contournant systématiquement désormais les bourgs) et la voie de chemin de fer qui le

longent ne laissent voir que la continuité des pins. Cette terre de bois et de sable dont

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seul l’oeil averti du connaisseur ou du randonneur peut repérer les contrastes et la

diversité, était déjà, il est vrai, l’“ image du vide et du désert” pour son grand chantre

Félix Arnaudin évoquant la lande “endormie dans son vieux rêve d’immensité et de

solitude”. Un court temps (du début du XXeme siècle à la fin des années 1950)

dynamisé par la syviculture et l’industrie de la gemme et de la résine, tentant désormais

de se maintenir économiquement à travers la culture des céréales et plus

particulièrement du maïs dont quelques grandes exploitations trouent des brèches dans

la forêt, la Grande Lande demeure en apparence à l’écart des transformations profondes

qui ont secoué le département des Landes surtout dans sa partie côtière, là où se

développent le tourisme estival et les infrastructures qui lui correspondent. Et

l’impression sans doute est d’autant plus forte encore qu’en Montmirollonnais d’une

région à l’écart de la modernité que le département dans son ensemble ne comporte que

deux villes avoisinant les quarante mille habitants ( Dax et Mont-de-Marsan), la

population proprement urbaine se répartissant par ailleurs dans une douzaine de petites

villes isolées dont la plus peuplée, Biscarosse en bordure du littoral, regroupe à peine 10

000 habitants. Dans la Grande Lande elle-même, l’habitat présente la particularité

d’être à la fois dispersé sur un vaste territoire communal (la commune de Sabres par

exemple recouvre un périmètre de plus de 16 000 ha) et regroupé en “quartiers”,

souvent éloignés du bourg Ayant rassemblé jusqu’aux tout débuts du XXeme siècle

parfois plusieurs centaines de personnes (cf Francis Dupuy,Le Pin de la discorde,

Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1996, p. 28), les quartiers se sont vidés de leur

population et n’y subsistent aujourd’hui, à l’exception de rares exploitations encore en

activité où se pratique l’élevage de volaille et surtout la culture céréalière, qu’un petit

nombre de maisons au mieux utilisées en résidence secondaire. Malgré un effort

soutenu par les pouvoirs publics depuis les années 1970, avec la création en son sein

d’un parc naturel régional, l’apparition de bases de plein air et de centres équestres, la

multiplication de gîtes ruraux et d’aires de camping, malgré aussi le rachat et la

rénovation par des citadins de Bordeaux, de Paris ou venus de l’étranger (Angleterre,

Belgique, Hollande, Allemagne) ou l’initiative de quelques communes pour développer

des lotissements, la Grande Lande continue de se dépeupler dans les quatre cantons qui

en constituent le noyau (Sabres, Pissos, Sore et Labrit) même si les chiffres du dernier

recensement laissent entendre un début de reprise démographique. Ce redressement est

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surtout sensible au reste dans des petites villes et des gros bourgs situés déjà à ses

confins: Laboueyre, Morcenx, Tartas, Rion-des-Landes. La Grande Lande est bien,

comme l’a montré Francis Dupuy (op.cit.) la partie la plus déshéritée du massif forestier

landais, la moins peuplée (6 à 7 habitants au kilomètre/carré) Elle souffre par ailleurs de

l’absence d’unité historique parce qu’ayant été l’objet de découpages sans cesse revus

sur les plans politique, religieux et administratif - au point qu’on l’a longtemps pensée

sans Histoire-, et elle est marquée par une relative diversité linguistique: si la base

commune est bien la langue d’oc, les cantons de Sabres et Pissos pratiquent un “parler

noir “(lou parla negue) tandis que dans la partie est (cantons de Sore et Labrit) on se

rapproche du “parler clair” proche du gascon de l’Armagnac.

Deux territoires donc qui se donnent à voir au premier regard comme des isolats

moribonds, condamnés à la désertification et la déprise, où les activités économiques

traditionnelles ne peuvent se maintenir, mais où l’émergence, même difficile, d’un

“tourisme vert” et la confrontation accélérée au phénomène de la “neo-ruralité” change

en profondeur les modes d’occupation et de représentation d’un espace de moins en

moins outil de travail, de plus en plus “paysage”, c’est-à-dire prioritairement désormais

objet de contemplation/consommation. Là pourtant surgissent de nouvelles formes

d’appropriation territoriale et de nouvelles manières de vivre. Encouragée par les

impératifs de la sauvegarde et de la patrimonialisation, revivifiée par les enquêtes

conduites dans le cadre des écomusées, sollicitée aussi par nombre d’associations

locales qui multiplient les “musées du terroir”, la mémoire arc-boutée à un passé révolu

y sert de point d’appui pour reconstruire ce passé tout autant que pour structurer de

nouvelles figures identitaires A l’échelle d’une ou deux générations à peine, alors

même que se réduit le nombre des familles enracinées de longue date en ces lieux,

qu’augmentent dans ces mêmes familles le célibat, que les successions se raréfient, se

jouent des transformations parfois brutales qui affectent l’ensemble de l’organisation

socio-spatiale, du système économique et du registre culturel. Mais là aussi continuent

de se chevaucher et de s’animer mutuellement des époques et des manières de vivre

différentes, de s’établir entre des éléments non contemporains des équilibres subtils et

complémentaires. Si bien que dans l’enchevêtrement des pratiques les plus récentes, il

n’y a pas sytématiquement rupture et mutation mais plutôt recompositions,

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réagencements et réajustements. Et la part, pour réduite qu’elle soit, de ceux qui restent

ici assignés à résidence, sans quitter la place où il faut bien vivre, subvertit

silencieusement la forme et le sens des territoires - entendus comme lieux

d’appartenance d’un groupe social qui y tisse des liens vitaux, symboliques et affectifs

-, y instaure de la pluralité et de la créativité. Autant dire que l’analyse envisagée des

critères de l’appréciation et du goût en matière d’habitat n’est pas dissociable d’une

plus vaste interrogation sur ces recompositions à l’oeuvre

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III- Procédures d’enquête

On a opté pour une démarche empruntant à l’ethnographie telle que la définit Yves

Winkin ses principes et ses méthodes: “pour moi, l’ethnographie aujourd’hui, c’est à la

fois un art et une discipline scientifique qui consiste d’abord à savoir voir. C’est ensuite

une discipline qui exige de savoir être avec, avec d’autres et avec soi-même, quand

vous vous retrouvez face à d’autres” (La démarche ethnographique, Anthropologie de

la communication, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1996, p.106).

III-1: outils

Associé à une vaste recherche documentaire englobant l’étude de supports de presse et

d’annonces immobilières, le travail de terrain s’est appuyé sur plusieurs techniques de

collecte mêlant:

* l’observation directe, dont les résultats ont été consignés dans des carnets d’enquête;

* la prise de photographies (extérieur et intérieur de l’habitat, après autorisation des

occupants);

* des relevés de plans à la fois de situation et d’agencement intérieur;

* des échanges informels avec des informateurs ( parmi lesquels des notaires et des

directeurs d’agence immobilière), et donnant lieu à des prises de notes;

* des entretiens semi-directifs enregistrés, axés sur l’histoire de l’occupation de la

maison et sur la trajectoire de vie de ses habitants.

Pour éviter l’influence sur le choix des personnes interrogées d’a priori esthétique des

enquêteurs concernant l’habitat de ces personnes, on a choisi de fixer au préalable des

échelles et des unités d’observation tenant compte à la fois des caractéristiques

architecturales, morphologiques et géographiques, et de procéder ensuite, dans les

unités d’observation ainsi délimitées, à une approche au hasard.

III-2: délimitation des terrains:

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* implantation géographique:

Pour le Montmorillonnais, ont été plus particulièrement explorés de part et d’autre de la

Vienne les alentours immédiats de Queaux, Usson, Le Vigeant (à l’ouest), Civaux,

Lussac, Montmorillon, Moussac, L’Isle-Jourdain (à l’est), en distinguant trois zones

d’habitat: dans la vallée, sur le côteau, sur le plateau. On est remonté au nord dans la

zone de Saint-Savin, Saint-Germain et Antigny (où se déroule une opération “façades et

couleur), et fait quelques incursions au nord-est jusqu’aux limites de l’Indre (Béthines

et Liglet), à l’est, en limite du Berry, jusqu’à Brigueil Le Chantre et Coulonges, au sud

enfin, en se rapprochant du Limousin, à la région de Lupchapt et Pressac.

Pour la Grande Lande ont été arpentées la forêt et les zones cultivées aux alentours de

Sabres, Luglon, Morcenx, Ygos avec une incursion plus au sud sur le territoire de Rion-

des Landes jusqu’au bourg de Laluque, deux lieux un peu excentrés mais choisis en

raison du développement récent de zones pavillonnaires où coexistent différents

modèles architecturaux, à la fois des maisons dites “nord-américaines” et un modèle

appelé “maison de Marquèze” (en référence à un des habitats présents sur le territoire

de l’écomusée).

* caractéristiques architecturales:

Dans les deux régions ont été privilégiés des:

- fermes (correspondant à une activité agricole ou réaménagées en résidence dissociée

de l’activité de travail)

- constructions neuves (villas isolées)

- bâtiments publics transformés en habitation (gare, relais de poste, café)

- anciens édifices ayant abrité une activité artisanale ou agricole et transformés en

habitatation principale (moulins, tuileries, granges).

* morphologie spatiale:

A l’exception des lotissements pavillonnaires au sud-ouest de la Grande Lande et de

quelques maisons de village (maisons seigneuriales, anciens cafés, gares, relais de

poste) dans le Montmorillonnais, retenues dans la mesure où elles correspondent à des

options caractéristiques de la neo-ruralité,.on a centré l’enquête sur l’habitat isolé ou

dispersé dans des hameaux ou des lieux dits (moins de six habitations, deux ou trois en

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général plus ou moins proches les unes des autres et correspondant pour les Landes à

l’appellation de “quartier”).

III-3: précisions sur les entretiens, modalités de recueil et d’analyse

Par définition, une enquête appuyée comme celle-ci sur une démarche qualitative, si

elle tend comme toute enquête à produire des données significatives, n’a pas vocation à

une représentativité de type statistique. Il n’a donc pas été construit d’échantillon a

priori. En revanche, une approche par relais (chaque informateur renvoyant à d’autres à

partir de caractéristiques que lui soumettaient les enquêteurs) a permis que l’ensemble

des personnes interrogées soit également réparti dans des types construits à partir de

trois séries de variables:

- statut de l’habitant et de son habitat (propriétaire/locataire; résidence

permanente/résidence secondaire);

- ancienneté d’installation dans la région (natif/non natif)

- caractéristiques sociologiques proprement dites (gens de la terre/artisans insérés dans

le tissu rural/ruraux travaillant en ville; mobilité résidentielle; âge; sexe).

Effet peut-être de la jeunesse des enquêteurs, de leur statut d’étudiants, du mode de leur

présentation et/ou indice de l’attrait du thème de l’enquête (présenté non comme une

recherche sur l’esthétique mais plus simplement comme une recherche sur l’habitat) ou

envie de saisir l’occasion de rompre par un échange (souvent long pourtant) le rythme

soutenu de la vie quotidienne, l’accueil fut toujours spontanément chaleureux et chaque

personne interrogée s’est le plus souvent d’elle-même proposée comme relais vers

d’autres habitants correspondant dans leur voisinnage aux critères de l’échantillon.

L’importance du matériau recueilli en entretien (tant en personnes interrogées: 55 dans

le Montmorillonnais, dont 40 enregistrements; 42 dans les Landes, dont 37

enregistrements, qu’en durée d’entretien -1h30 en moyenne) a permis une analyse de

contenu thématique, visant à traquer les représentations esthétiques de l’habitat

ordinaire, tout en favorisant l’attention à toutes les dimensions du “beau pour soi”

signifiées par diverses formes linguistiques: qualificatifs (“beau”, “joli”, “plaisant”,

“agréable à l’oeil” etc.) fonctionnant selon les contextes et les locuteurs tantôt comme

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simples synonymes tantôt comme marqueurs d’intensité émotionnelle, tantôt encore

comme indicateurs du statut social; modes de désignation endogène de l’habitat

(demeure, logement, habitation, résidence etc.) ou des subdivisions de cet habitat

(pièce, salon, salle, chambre par ex). Rapidement s’est imposée à l’étude du matériau

une distinction nette entre deux points de vue, également répartis dans les deux

territoires de l’enquête et schématiquement signifiée par l’opposition récurrente entre

“gens d’ici” (ceux qui ont toujours vecu dans la région concernée ou qui y ont conservé

des attaches familiales) et “gens d’ailleurs”, venus parfois de très loin, avec des statuts

d’occupation et des motivations souvent très disparates mais dont le point commun est

d’incarner pour ceux du coin la citadinité. On va le voir plus en détail dans les pages qui

suivent, cette opposition n’est pas qu’un fait d’imagination, traduisant simplement la

difficulté à tout groupe social de longue date enraciné sur un territoire à admettre

l’autre. Martin de la Soudière le rappelait il y a peu (L’appel des lieux: une géographie

sentimentale, L’autre maison, Autrement, n°178, avril 1998, p.102-103) dans une

étude des résidences secondaires sur le plateau ardéchois: “demeure une donnée

essentielle: on est ‘du pays’, de la région, ou on n’en est pas. Selon qu’on est déjà

familier du lieu où l’on achète ou qu’au contraire on le découvre et l’investit ex nihilo à

la manière du pionnier, le rapport à la maison et à la région diffère en effet

sensiblement”. En l’occurence, cette distinction fonde ici deux rapports essentiellement

différents au ressenti esthétique: d’un côté, particulièrement marqué chez les neo-

ruraux, un idéal de maison dont la beauté, même référée à des critères divergents, est

revendiquée comme valeur-refuge, un logement posé d’emblée comme scène de

l’expérience esthétique, de l’autre un habitat inséparable de la logique des nécessités

pratiques, dont les qualités esthétiques semblent relever d’un surplus plus ou moins

consciemment travaillé sous influence. D’où l’option qu’on a prise de présenter

l’ensemble des résultats obtenus à partir de l’opposition entre ces deux groupes. Pour

autant, on le verra par maints exemples, il ne s’agît pas de groupes étanches: entre les

deux circulent et s’entrecroisent des regards d’où naissent des manières communes de

repenser “la belle maison” à partir de quelques traits archétypaux, et surtout les deux

groupes manifestent une même soumission aux codes contemporains du “bien habiter”.

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IV- Le point de vue des neo-résidents

IV-1: l’argument du site

Dans les deux régions étudiées, l’impression au premier regard la plus marquante est

celle du laminage de l’habitat à caractère agricole prédominant, au seul profit d’un

habitat résidentiel Sur les deux terrains de l’enquête, les occupants de cet habitat

résidentiel présentent la même caractéristique de “venir de la ville”, mais se

différencient selon leur origine et leur activité dans leurs modes d’occupation. Soit il

s’agît de couples avec deux ou trois enfants encore scolarisés, ayant choisi un “coin de

campagne” pas trop éloigné de la ville où les parents, cadres moyens ou supérieurs,

travaillent et les enfants font leurs études (Poitiers pour le Montmorillonnais, Bordeaux

pour le nord de la Grande Lande), soit on a affaire à des urbains reconvertis dans

l’accueil et l’animation en milieu rural(chambres d’hôtes, gîtes ruraux, centres equestres

ou base de loisir), soit ce sont des couples de retraités(majoritairement de la fonction

publique), soit -et c’est le cas le plus fréquent- il s’agît d’ occupants occasionnels d’une

résidence secondaire qu’ils envisagent de transformer en résidence principale au

moment de la retraite. Dans ce dernier cas, on note l’importance non seulement d’une

population totalement étrangère au département ou à la région ( Parisiens très

majoritairement) mais à la France: Belges, Anglais, Hollandais et Allemands, à

destination desquels des agences immobilières fourbissent des annonces spécifiques

vantant, autant que la maison, les vertus du site (voir exemples annexe 3).

Au-delà de différences marquées tant en âge que trajectoire professionnelle,

motivations et projet de vie, ces “gens d’ailleurs” ont du monde rural où ils disent

vouloir “s’enraciner” une vision simplifiée et fantasmée, dont les nombreuses

recherches accumulées depuis plus de vingt ans sur les néo-ruraux (voir notamment les

travaux de Nicole Eizner ou ceux de Bernard Kayser, Bertrand Hervieu, Jean Viard) ont

mis en évidence les caractéristiques principales:

* la “campagne” à laquelle ils se réfèrent en permanence pour justifier leur installation

est une campagne où le travail agricole est en fait absent, une campagne reconstruite à

partir de quelques éléments archétypaux : lieu d’une vie imaginée “paisible” et

imprégnée de valeurs “communautaires” aux antipodes d’une ville posée comme lieu de

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nuisances à la fois sociales et spatiales, expression d’une ruralité rencontrée dans

l’enfance le temps des vacances, inscrivant comme tel le choix de l’habitation dans un

héritage d’ordre émotionnel et faisant de son aménagement une forme d’appropriation

d’un passé idéalisé. Dans cette perspective, les agriculteurs eux-mêmes font partie du

décor; on en ignore les conditions de travail, on ne les rencontre qu’à l’occasion d’un

service demandé (entretenir la pelouse en son absence, procurer des produits

estampillés fermiers), on ne les côtoie que pour leur caractère “pittoresque”, dans le

cadre des fêtes villageoises ou dans les cafés fréquentés à l’heure de l’apéritif comme

pour se “dépayser”;

* ils rêvent de “grand air”, de “ciel pur” et surtout d’une “nature” policée et paysagère,

signifiée par quelques éléments eux-mêmes perçus comme purement décoratifs: de

l’eau, des arbres, des troupeaux de bétail (sous réserve qu’on puisse les contempler, non

en subir l’odeur)

Ce sont dès lors sensiblement les mêmes raisons subsumées sous le terme

“environnement” qui sont invoquées pour justifier le choix de l’implantation de la

demeure, occasionnelle ou définitive. On veut vivre “à la campagne” pour y trouver du

calme, de l’harmonie, une qualité d’environnement et de paysage qui se traduit dans la

priorité donnée au cadre plutôt qu’à un type particulier d’habitation:

- “ je voulais absolument trouver un endroit d’où je puisse contempler des arbres et de

l’eau; ici, sur le côteau, c’est parfait, la vue sur la vallée est magnifique” dit une

informatrice installée dans le Montmorillonnais depuis dix ans (originaire de Paris, elle

a connu la région en rendant visite à des amis poitevins);

- “ chez nous, c’est impossible de trouver de l’espace tellement c’est urbanisé; ma

femme et moi, on avait envie depuis longtemps d’air pur et de campagne. On a eu un

vrai coup de coeur pour les Landes où on est venus une année en vacances. Tant qu’on

travaille tous les deux, on ne fait que passer quelques semaines par an, mais dès qu’on

s’arrête, on s’installe ici pour de bon. Et si on a la nostalgie du pays, la mer n’est pas si

loin. La plage chez vous, c’est du sable comme chez nous; et en plus la mer est plus

chaude” (Bruxellois, propriétaire depuis quatre ans dans les Landes d’une métairie qui

avait été rénovée par ses précédents propriétaires)

Le besoin de nature ainsi exprimé s’accompagne généralement d’ un rapport au lieu

d’ordre esthétique, fondé sur l’émotion et le ressenti immédiat de sa beauté. Le site à lui

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seul fait de l’effet, sans qu’on sache dire exactement pourquoi :

- “ça m’a plu tout de suite”;

- “ici je me suis tout de suite senti bien”;

-“ je passais en voiture, je me suis arrêté dans le virage pour contempler le paysage et

j’ai dit: c’est là que je veux ma maison”

Un beau site est dans cette perspective un spectacle immédiatement frappant et

fascinant, suscitant une irrésistible envie de possession. Doté par celui qui le contemple

d’ une beauté immanente dont la reconnaissance va de soi et qui s’impose dans toute

son évidence, il provoque admiration et ravissement, et c’est précisément dans la

fulgurance des emotions qu’il soulève qu’on en comprend la valeur esthétique. D’où la

récurrence des expressions “ coup de coeur”, “flash”, “coup de foudre” empruntant au

registre de la passion amoureuse pour tenter de dire au mieux cette émotion.

D’où également le fait que l’enchantement du “cadre” permet de réduire certaines

exigences concernant l’habitat lui-même:

-“ c’est pas que la maison soit terrible, non. Il y en a de bien plus belles, mais un endroit

comme ça, on ne pouvait pas laisser passer”(Montmorillonnais);

- “ce n’est pas exactement ce qu’on aurait voulu, mais regardez cet airial. De le voir, ça

suffit à mon bonheur” (Landes).

A comparer de plus près toutefois les entretiens recueillis dans les deux régions, on

perçoit une différence: autant dans le Montmorillonnais domine l’image d’une

campagne réduite à deux éléments paysagers emblématiques, la verdure (signifiée par

les étendues d’herbe et des arbres) et l’eau, et qui pourrait aussi bien s’incarner en

d’autres lieux, autant dans la Grande Lande, c’est bien un élément spécifique, la forêt,

qui retient l’attention et provoque l’émotion. Mais le spectacle des pins ne suscite pas le

même élan ni le même transport immédiats que celui de la campagne verte et vallonnée.

En un tel lieu, l’idée s’impose chez la plupart des interlocuteurs que la contemplation

du site et la jouissance esthétique qui en découle “se méritent”:

- “ la forêt, ça ne parle pas à n’importe qui. Vu de loin, c’est monotone, sans attrait,

c’est même plutôt triste Je ne sais pas comment vous dire...Il faut entrer dedans pour

comprendre. On marche, on a l’impression que tout est pareil, ça n’en finit pas. Et puis

tout d’un coup, la trouée; on débouche sur un airial et alors là..Mais tout le monde ne

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peut pas comprendre. J’ai une amie, elle est venue passer trois jours ici, je l’ai amenée

se promener, elle ne voulait pas me vexer, mais quand même elle m’a dit: vraiment, je

ne te comprends pas, comment tu peux te plaire ici, il n’y a rien à voir , c’est toujours la

même chose. ”( femme, originaire de la région parisienne).

- “ C’est mon mari qui m’a amenée ici. Il était venu se mettre au vert chez un copain

pour écrire un article. A son retour, il faisait plein de projets: il faut qu’on achète une

maison là-bas, ça ne ressemble à rien d’autre. La première fois qu’il m’a montré le coin,

j’avoue que ça ne m’a pas transportée. Bien sûr, il y avait la lumière et le soleil, mais

sinon... Enfin, j’ai fait un effort, je l’ai écouté, j’ai essayé de comprendre... et puis j’ai

cédé assez vite quand même. Parce qu’avec un peu d’attention, on découvre mille

merveilles, des odeurs, la bruyère en fleur, un chevreuil au détour d’un chemin, la

majesté d’un chêne ou d’un châtaigner. et même les pins, ceux qui disent qu’ils sont

tous pareils, ils ne les ont pas regardés. Maintenant, je ne voudrais plus vivre

ailleurs”(femme d’origine belge)

Tout se passe en l’occurence comme si la reconnaissance de la beauté était cette fois

médiatisée, passant par un véritable apprentissage du regard, et comme si le plaisir se

trouvait décuplé par le sentiment d’avoir dû faire un effort de perception pour y

parvenir. Cet effort n’est pas “donné à tout le monde”; il relève presque d’une ascèse,

sinon d’un cheminement initiatique. Il a fallu en effet déchiffrer, décrypter le monde

des formes, dépasser son appréhension immédiate, bref avoir mis en oeuvre une

véritable compétence du “savoir voir” pour s’élever jusqu’à la sphère de la

contemplation esthétique. Alors la beauté du lieu enfin “révélée” devient une véritable

offrande seulement à qui s’en montre digne.

IV-2: une maison “de pays”

Dans l’écrin d’un site ainsi reconnu ou conquis, la maison se doit d’être “typique”.

Partageant la même idéalisation de l”enracinement”, du “terroir” et du “régionalisme”,

les neo-résidents, dans le Montmorillonnais comme dans les Landes, privilégient

unanimement la rénovation d’une maison ancienne parce que son âge suffit à garantir

qu’elle est bien “de pays”. “Typicité” et “ancienneté” au vrai sont deux expression

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ambigües, relevant de significations contrastées selon qu’on appartient au vaste

ensemble de neo-ruraux sans attache précise dans la région.ou qu’on a déjà une

connaissance de la culture régionale elle-même appuyée sur des pratiques relationnelles

antérieures (amis installés de longue date et à qui on rend régulièrement visite, membres

de la parentèle). La notion d’ancienneté surtout, bien que généralement corrélée à une

idée d’âge de construction d’au moins un siècle pour les Landes, de près de deux pour

le Montmorillonnais, varie en fonction de l’âge et des pratiques habitantes antérieures.

Elle peut se dilater jusqu’à n’admettre comme “ancien” ce qui a plus de deux siècles ou

se contracter au contraire jusqu’à dire qu’est “vieux” tout ce qui a connu déjà au moins

un occupant antérieur. Ainsi dans le Montmorillonnais, une femme de 65 ans dit de sa

maison nouvellement acquise qu’elle “n’est pas très vieille, elle date de 18OO environ”.

A l’inverse, dans les Landes un couple d’une quarantaine d’années, l’un et l’autre

employés (lui à la Poste, elle dans une supérette) dans une petite ville à 45 kms de leur

maison (située dans la forêt) souligne l’”ancienneté” de son habitat pourtant construit en

1970. Au cours de l’entretien, la femme attire en permanence l’attention de l’enquêteur

sur nombre de détails de construction et d’aménagement “dorigine” et qu’elle a tenu à

“entièrement maintenir en l’état; on a juste changé nos meubles pour en trouver qui

aient l’âge de la maison” Et elle dit son bonheur d’être “enfin pour la première fois dans

du vieux”, elle qui n’avait jusqu’alors vécu qu’en location dans des logements neufs.

Même plasticité en ce qui concerne la notion de “type régional”. Certains neo-résidents,

“revenus au pays” au terme d’une activité professionnelle exercée en ville y ont soit

racheté un corps de ferme à leurs parents exploitants retraités “ pour éviter que d’autres

s’y installent” soit acheté une maison “pas loin de celle des parents, pour pouvoir mieux

profiter d’eux tout en étant chacun chez soi”. Dans ce cas, l’affectif prend le pas sur

l’esthétique pour justifier le choix de la résidence et peut conduire à plus de souplesse

quant à la “typicité” de l’habitat :

- “l’important pour nous, c’est qu’on ne soit pas à plus d’un quart d’heure de chez les

parents. On voulait du vieux, mais on n’a pas trouvé mieux que ça (une ferme des

années 1930, qui n’a gardé de la maison landaise traditionnelle que la forme ramassée

et le plan carré, avec des chambres donnant sur la “grande pièce” à laquelle on accède

directement, sans couloir). Ca nous plaît bien quand même, ça reste une maison du coin

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et le plus important, c’est qu’on est tout près de chez moi”.

A l’inverse, plus on est étranger au lieu, plus on manifeste le souci de coller au plus

près de ce qu’on pense être l’”habitat régional-type”. On recherche alors “le plus vieux

possible” parce que l’ancienneté de la construction est perçue comme la garantie

d’approcher au plus près du “type pur”, mais l’âge peut en même temps parfois

compenser la petitesse des dimensions ou suffire à ce qu’on s’ attache à une maison

qu’on n’avait pas d’emblée sélectionnée:

- “on a de grands enfants qui ne vivent plus avec nous mais qui viennent nous voir

pendant les vacances. On cherchait donc plutôt une grande maison, mais quand on a su

que celle-là elle avait plus de deux ans, on s’est dit: on achète et on verra après

comment agrandir. Surtout qu’il y avait des dépendances dont on pourrait tirer parti -

c’est d’ailleurs ce qu’on a fait”(Montmorillonnais);

- “on a visité plein de maisons avant de se décider, il y avait toujours quelque chose qui

nous arrêtait: trop petit, trop grand, trop isolé ou pas assez, trop abîmé, trop près de la

route, pas assez de terrain... Et puis on est arrivé par hasard devant celle-ci. Je n’ai pas

tout de suite été emballé, je la trouvais vraiment en trop mauvais état et ce n’était pas

exactement le style que je cherchais, je voulais une maison un peu comme celle de

Marquèze. Mais en la regardant mieux, j’ai vu sur la poutre au-dessus de la porte des

initiales et une date (1837).. Ca m’a tout ému, une maison vieille comme ça, elle avait

une âme, il fallait que je la retrouve (...). Maintenant qu’on a fini les travaux, c’est vrai

que c’est la plus belle” (Grande Lande)

Dans le cas où l’ancienneté est un critère discriminant, on commence par se documenter

pour repérer une fourchette d’âge caractéristique du type régional de la “vieille maison

(auprès des agences et des notaires ou en visitant des musées régionaux ou l’ écomusée)

et l’on fixe son choix sur ce qui paraît la forme canonique: maison en pierre de taille

pour le Montmorillonnais, maison à pans de bois et murs de torchis ou de brique dans la

Grande Lande, avec une prédilection dans tous les cas pour les maisons de maître. Dans

la Grande Lande en particulier, alors qu’elles ne représentent qu’un exemple parmi

d’autres de l’habitat régional et qu’elles se font de plus en plus rares, les maisons à toit

à trois eaux (dit en queue de palombe) et “estandad” (auvent) demeurent les plus

prisées. et c’est souvent par défaut qu’on se contente d’une maison de résinier ou de

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métayer à façade plate et toit à deux ou quatre eaux.

Une fois acquise, la maison est l’objet d’une rénovation qui, bien que prétendant

respecter les formes locales, fait en réalité souvent fi de ce que nomment “style

régional” non seulement des spécialistes de l’architecture vernaculaire mais des ruraux

établis depuis plusieurs générations:

- “regardez donc ce qu’ils (le “ils” désignant des Nantais qui rénovent une ferme dans

son quartier) ont fait: du bois peint, on ne voit que ça, on n’est pas en Alsace ici. Moi

j’ai 88 ans, j’ai toujours habité cette maison et mon père avant moi et avant-lui mon

grand-père, je peux vous dire que le bois ici on le chaule”.

Quels que soient l’état et le statut (ancienne ferme, petite gare abandonnée, ancien relais

de poste ou café) initiaux de la maison, ses transformations manifestent une volonté

commune de rendre visibles et lisibles dans la restauration les marques qu’on pense être

celles du bâti ancien, parce que ces marques confèrent au bâtiment une part de sa valeur

esthétique. On garde chaque fois que c’est possible ou on “recopie” en série ce qui

paraît significatif de la construction originelle, en posant comme principe que la beauté

de l’habitat dépend à la fois de son “ancienneté” et de son accord à l”esprit des lieux”

(lui-même exprimé par une type forme de construction), ce que traduit la notion

d’”authenticité”. Dans le Montmorillonnais, on privilégie l’ enduit traditionnel en

façade, le linteau de bois surplombant la porte d’entrée, les murs en moëllons, la pierre

portant mention de l’affectation première du bâtiment et/ou sa date de construction etc;

dans la Grande Lande, on remet en valeur en les peignant à la mode basque les pans de

bois (pourtant traditionnellement recouverts de chaux) “parce que ça fait plus gai” et on

fait ressortir, dans le cas où il y en a, les briques servant au remplissage des murs ;

surtout , on va jusqu’à faire du faux délibéré et quelque peu “tricher” par exemple en

prenant sur la grande salle pour (r)établir l’”estandad”:

- “il n’y avait pas d’estandad quand on a acheté la maison; mais on a vu la maison de

maître à l’Ecomusée, et ça nous a donné l’idée d’en faire une en réduisant un peu la

grande pièce. Ca fait plus vieux et plus authentique” (homme, agent comptable

bordelais, propriétaire d’une métairie ).

De profondes modifications sont en fait immédiatement en jeu dès les premiers

réaménagements: changement de l’encadrement et de la distribution des portes et des

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fenêtres, remplacement des ouvertures d’origine jugées “trop petites” par de “vraies”

fenêtres, transformation des greniers en chambres dont l’existence est matérialisée en

façade par des fenêtres en chien assis ou des velux, abattement de cloisons pour “faire

une vraie grande pièce à vivre”, remplacement dans certains cas du matériau

traditionnel de remplissage des murs entre les pans de bois par du verre “pour avoir le

maximum de lumière”, changement d’orientation et de fonction des pièces d’origine

etc. L’extérieur n’est pas en reste: dans le Montmorillonnais, on pose des clôtures pour

signifier la privatisation de l’espace, on érige des murets ou l’on plante des haies

protectrices, des fleurs et des arbres d’essence rare pour faire un jardin ou un parc

d’“agrément”, dans les Landes on cloue sur un chêne un panneau “propriété privée”, on

ôte à l’airial sa fonction de lieu commun (bien que faisant partie du domaine privé, il

était autrefois traversé par les voisins du quartier) pour le privatiser entièrement, on le

transforme en jardin paysager, on y introduit des arbustes à fleurs (rhododendrons ou

althaeas), on y dissémine des objets décoratifs dont on a soigneusement choisi

l’emplacement (vieille charrette, chevreuils en bois ou en pierre) et l’on va parfois

jusqu’à poser une barrière sur un chemin forestier, pourtant communal, donnant accès à

la maison, de manière à se sentir “vraiment chez soi”. Interrogé sur cette dernière

pratique (le chemin communal barré), le maire d’un petit village de180 habitants avoue

son impuissance et son souci de “ne pas faire de vagues”:

- “je sais bien, ils n’auraient pas dû, surtout qu’ ils ont de la famille ici, ils connaissent

les usages. Mais il n’y avait pas grand monde qui passait par là. Après tout, il faut les

comprendre, ils sont chez eux, ils ont envie d’avoir la paix..”

Autre problème, toujours dans les Landes, celui des fontaines guerisseuses, souvent de

longue date situées sur des terrains privés mais auxquelles tout le monde pouvait avoir

accès, et qui font désormais l’objet d’une confiscation par les propriétaires les plus

récents: “je parlemente”, dit un maire, “ils m’ont promis qu’ils allaient laisser un

passage, mais ça ne vient pas vite, je ne vais quand même pas faire un procès...”.

Un autre élément vient subvertir insidieusement la soumission apparente aux codes

locaux de l’habité ancestral: le désir de maintenir un lien avec la région d’origine. Le

plus souvent, il est vrai, on réserve à l’intérieur les marques de l’origine étrangère par

accumulation de meubles ou d’objets qui rappellent l’ailleurs. Mais il arrive que

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l’extérieur lui-même porte certains signes de l’appartenance originelle:

- “ j’ai voulu qu’on fasse un crépi en rose et qu’on peigne les volets en vert parce que ça

me rappelle la maison où j’ai passé mon enfance” (Montmorillonnais);

- “je viens du marais, je voulais retrouver le bleu de là-bas” (Montmorillonnais);

- “au dessus de l’entrée j’ai installé un panneau de bois avec notre nom, j’ai préféré ça

au nom de la maison que je n’aime pas trop, et c’était plus dans mes habitudes(...) Et

sur le mur nord vous pouvez voir qu’il y a une fresque qui représente des chevreuils.

C’est moi qui l’ai peinte. Ca s’intègre bien parce qu’ici c’est plein de chevreuils, mais

c’est surtout parce que je suis chasseur et que je viens de Suisse. Je voulais garder un

peu du paysage de là-bas” (Grande Lande);

- “à l’entrée du chemin, on a mis un petit panneau avec nos deux prénoms, comme ça se

fait en Hollande. Ce n’est pas seulement parce qu’on ne voit pas la maison de la route et

qu’elle n’est pas facile à trouver. ‘Chez Miet et Jan’, ça dit tout de suite d’où on vient”

(Grande Lande)

Il n’empêche: dans les propos des interviewés, la référence demeure constante à une

“reprise à l’authentique”, “une volonté de conserver l’âme rustique”, un souci de

“garder un style ancien”, comme dans cette ancienne ferme montmorillonnaise où l’on

“entre par la cuisine parce que ça fait ferme”. Si bien que tous les signes de la

modernité (grandes baies vitrées, vérandas, garage, terrasse, coin “barbecue”, piscine)

sont préférentiellement installés dans la partie de la propriété qui ne se voit pas de

l’abord, et c’est essentiellement aux arrières de la maison qu’on laisse la plus grande

part à l’expression de ses goûts propres, quitte à renoncer en ce cas à la soumission au

principe du “typique”:

- “Pour la rénovation de la maison, on a demandé des conseils à un ami architecte qui

connaît bien le pays Il nous a expliqué pourquoi sur le mur ouest de notre maison il n’y

avait pas de fenêtre On a essayé de respecter au maximum, mais on a quand même

décidé de transformer la souillarde en cuisine et il a bien fallu faire des fenêtres. Mais

c’est derrière, ça ne se voit pas” (Landes)

Surtout, c’est plutôt à l’intérieur de la maison que se fait jour un entrelacs de choix

esthétiques relevant de critères plus hétérodoxes par rapport à une prétendue identité

originelle. Le “beau” de l’espace intérieur est alors indissociable à la fois d’un rapport

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tout personnel et intime à son passé (ce que traduit l’entassement d’objets ou de

meubles-souvenirs) et de l’adhésion aux exigences contemporaines du “confort”, du

“fonctionnel” et de la “luminosité”( exprimée par l’agencement des pièces, la mise à

bas de cloisons, le jeu des couleurs). Le plus souvent, l’espace s’organise autour d’une

grande pièce dite pièce à vivre, la cuisine n’étant généralement séparée, conformément

au modèle “à l’américaine”, de la pièce principale qui sert tout à la fois de cuisine, salle

à manger et salon. Deux éléments plus particuliers retiennent toute l’attention de

l’habitant: les poutres apparentes (“ça fait joli”) et la cheminée. Particulièrement mis en

valeur, l’âtre devient décoratif et attractif et c’est autour de lui que le mobilier s’agence.

Il est dans les deux territoires étudiés, comme plus généralement dans toutes les

résidences secondaires ( voir L’Autre maison, Autrement n°178, avril 1998) l’emblème

reconnu de la “maison de campagne”. Source de chaleur sociale bien plutôt que

matérielle (sauf dans les rares cas d’utilisation d’inserts), la cheminée est l’élément-clé

du décor intérieur. Quant aux revêtements des sols, les choix se portent au rez-de-

chaussée vers du “carrelage à l’ancienne” en terre cuite, à l’étage vers du “parquet en

bois naturel”, d’autant plus recherché qu’il s’accorde avec une mezzanine. Alors prend

forme l’idée qu’une belle maison se doit d’être “chaleureuse”, ce que traduisent bien

autant la cheminée, la gamme des peintures, la préférence donnée à la terre cuite et au

bois, qu’un relatif désordre parfois en fait savamment organisé parce qu’il donne à voir

qu’en ce lieu-ci “on vit”.

Les alentours immédiats de la maison sont tout autant objet d’attention et de recherche

d’un idéal esthétique conforme à l’image que veut donner l’habitant à la fois de son

“bon goût” et pour l’affirmation duquel il s’autorise à des emprunts extra-régionaux ou

même en rupture avec la revendication de l’ “authentique”, et de son repli dans la

sphère de l’intime: introduction de clôtures pour matérialiser la séparation de la sphère

de l’espace privé dont on est propriétaire avec l’espace public au-delà de “sa terre”;

marquage du chemin conduisant à la porte d’entrée par des petits cailloux ou des dalles;

lanterne “à l’ancienne” au-dessus de la porte principale; fleurs en pots sur le perron et

les rebords de fenêtre, peinture des volets, sans craindre d’emprunter au “vert olive

provençal” qui s’avère la couleur préférée du moment dans le Montmorillonnais ou au

“rouge basque” dans la Grande Lande, du moment que “ça apporte une touche de

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gaîté”. Parfois une glycine dévale la façade dans les maisons du Montmorillonnais ou le

mur ouest dans la Grande Lande, en remplacement des anciennes treilles.

Dernier point à noter: la recherche de la “typicité” prend dans quelques rares cas (deux

dans le Montmorillonnais, trois dans la Grande Lande), la forme paradoxale du culte de

l’anti-confort. Plutôt le fait de neo-ruraux exerçant une profession intellectuelle ou

appartenant à la catégorie des cadres supérieurs et qui n’occupent

qu’occasionnellement, en période de vacances, leur maison, cette attitude conduit à

refuser toute marque de soumission à l’ordre de la modernité: présence exclusive de

meubles régionaux dénichés dans les brocantes, quitte à avoir des armoires branlantes et

des sièges bancals, volonté de dénuement décoratif, chauffage exclusivement assuré par

une cheminée ou un poêle à bois, refus de la télévision, du lave-vaisselle, du micro-

ondes et de la machine à laver etc. Chaque fois, l’explication est la même, mêlant

arguments régionalistes, passéisme et mythification de la vie rurale d’antan: ”pour les

meubles je voulais absolument que tout soit en accord avec l’esprit de la maison(...) Et

comment ils faisaient nos ancêtres? Ma grand-mère, c’est pas si loin, elle n’avait même

pas l’eau courante, il fallait aller chercher l’eau à la pompe et on se lavait dans un bac.

Au moins nous on a quand même une vraie salle de bains”. Une telle attitude reste

toutefois minoritaire, tant se généralise un modèle d’habitat, même pour les maisons de

vacances, requérant clarté, luminosité, chaleur, commodité.

IV-3: l’ imaginaire bâtisseur

Comme la beauté du site dans la Grande Lande, la beauté de la maison de campagne

pour les néo-résidents se travaille; elle se découvre, se façonne, se construit au fil du

temps. Pour la majorité des personnes interrogées dans les deux régions, la maison se

pare en effet d’autant plus de qualités esthétiques qu’on a pu intervenir sur sa forme, la

concevoir et l’agencer à sa guise: une belle maison, c’est une maison qu’on a soi-même

embellie, “le plus joli, c’est ce qu’on fait soi-même” La plupart des propriétaires

rencontrés se sont personnellement investis dans la construction, faisant appel à des

membres de la famille ou des amis pour les travaux d’intérieur et laissant simplement le

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gros oeuvre aux artisans régionaux., cet investissement leur ayant permis d’affirmer

leurs goûts et la qualité esthétique recherchée

Le souci d’une forme plastique, qu’on pourra moduler et transformer à sa convenance,

est au reste si fort qu’il a conduit parfois à s’en remettre au hasard ou à des amis pour

choisir la demeure dès l’instant qu’on a opté pour sa localisation dans un site donné.

Ainsi, une famille d’abord en location dans un appartement aménagé par une mairie

dans une ancienne gare dont le rez-de-chaussée servait de salle des fêtes a-t-elle décidé

de devenir propriétaire de la totalité du bâtiment quand a été prévue la construction

d’une nouvelle salle des fêtes “on n’avait pas eu l’idée d’acheter, mais quand on a

appris que la mairie avait prévu de récupérer la maison, on s’est porté acquéreur parce

qu’on pressentait qu’on pouvait en faire quelque chose qui nous plaise”

(Montmorillonnais). Autre exemple: un couple de Hollandais retraités a acheté dans le

Montmorillonnais une maison sans l’avoir vue, sachant seulement que la région leur

plaisait, et laissant à des amis installés de longue date à Vouillé le soin de choisir pour

eux un bâtiment “assez grand” et “typique” qu’ils pourraient rénover. Même attitude

encore chez des Tourangeaux qui ont confié à un ami bordelais le soin de leur trouver

dans les Landes

- “une métairie comme la sienne, même en mauvais état du moment que le gros oeuvre

allait; il nous connaissait suffisamment pour savoir ce qui nous plairait, et on avait

surtout envie de se frotter nous-mêmes à son amélioration. Il nous en a sélectionné trois

ou quatre, on est venu voir et on a flashé pour celle-là: c’était pas la plus grande, ni la

mieux conservée, au contraire, mais on a tout de suite vu le parti qu’on pouvait en

tirer.De toutes manières, une maison quand vous l’achetez, il y a toujours quelque chose

que vous avez envie de changer, alors...”.

A la question de l’enquêteur “dans ces conditions pourquoi n’avez vous pas plutôt fait

construire?”, la réponse jaillit spontanément : “on voulait quand même de l’ancien, pour

rester dans l’esprit du pays; ça a un autre cachet... et d’ailleurs ici, on ne trouve pas de

terrain en déhors des lotissements. Et ça, pas question”.

Prendre en charge soi-même la rénovation, l’agrandissement ret l’embellissement de la

maison ne relève pas du seul registre du “tout faire soi-même”, n’est pas simple plaisir

d’affirmer et faire reconnaître sa compétence de “bricoleur”. Conscient de ses limites

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peut-être, pressé aussi par le temps, le “bâtisseur” a presque systématiquement recours à

des professionnels pour des travaux spécialisés ou de grande ampleur, se posant ainsi

plutôt en concepteur qu’en “homo faber”. Mais il garde le maximum d’expression

pratique de son talent de constructeur pour tout ce qui concerne l’aménagement

intérieur et la décoration: peintures, remise en état du carrelage ou des poutres,

fabrication de placards ou d’étagères sont parmi d’autres des moyens de signifier qu’il a

seul au terme la maîtrise des interventions sur sa maison et qu’il est le mieux placé pour

en juger la valeur. Surtout, c’est le geste même de la construction qui fait prendre

conscience du potentiel esthétique de l’habitat. De cela témoigne tout particulièrement

le rapport aux “granges” tel qu’on a pu l’observer dans le Montmorillonnais.

A la rareté des constructions neuves s’oppose dans les deux régions de l’enquête la

prépondérance d’habitations restaurées ou réhabilités. Les fermes à vocation agricole

ont été les premières touchées par un changement de fonction. Dans la Grande Lande,

toutefois, la réhabilitation porte presque exclusivement sur l’habitation principale

traditionnelle; les bâtiments annexes (granges), alors même qu’ils ont été généralement

construits traditionnellement dans les mêmes matériaux et avec le même soin que la

maison proprement dite, gardent très majoritairement une fonction soit de remise soit

d’élément de décor sur l’airial. Sur l’ensemble des quartiers visités, on n’a trouvé que

trois exemples de grange restaurée pour être réutilisée en “maison d’amis”, jamais pour

servir d’habitat principal, mais il est vrai que la réglementation foncière dans la Grande

Lande, empéchant le morcellement du bâti sur un même airial, limite les possibilités du

fractionnement Dans le Montmorillonnais au contraire, les dépendances sont

aujourd’hui à leur tour en voie de transformation en lieu de résidence; or les modes de

cette transformation sont particulièrements significatifs de l’émergence d’un véritable

code esthétique né du geste bâtisseur, où se mêlent expression du goût, reconnaissance

de savoir-faire et de compétences architecturales, imagination, patience, affirmation de

liberté:

- “avec une grange, on peut tout faire; la grange, c’est tout à reconstruire comme on

veut”

- “j’en ai dessiné moi-même les plans”

- “le gros je l’ai fait faire par un entrepreneur, mais le reste je l’ai fait tout seul, j’ai fait

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tout l’intérieur. Mon frère, lui, il fait tout tout seul même le gros oeuvre”

- “rénover une grange, c’est neuf mois de réflexion avant d’entamer quoi que ce soit; il

faut penser comment on va faire”.

Peu importe alors le temps consacré à la réalisation d’une telle demeure (trois à quatre

ans en moyenne), il faut d’abord savoir prendre le temps de mûrir le projet Le volume,

la forme générale que prendra l’habitation définitive, les matériaux et les couleurs

donnent lieu à de nombreuses variations. Les caractéristiques originelles sont des murs

en moëllon et peu d’ouvertures - en général deux fenêtres situées au niveau supérieur et

fermées par un volet plein -, une porte imposante au centre, surmontée d’un linteau en

bois (on a recensé un seul cas de linteau en pierre sculptée d’un seul bloc) et, alignée

sur le même axe, une porte plus petite parfois surmontée d’un arc de décharge et parée

sur les encadrements et le chaînage de pierres de taille. A partir de ces données de base

se distinguent trois modèles de rénovation, correspondant à des manières différentes de

composer avec la donne initiale: le modèle “traditionnel”, le modèle “innovant”, le

modèle du “compromis”.

Le modèle traditionnel: par ce premier modèle s’affirme la volonté explicite de

restituer dans sa pureté originelle ce qu’on croit être le bâti ancien. En façade, on remet

en état l’enduit et le linteau, qu’on peut même recopier en série pour les autres

ouvertures. Il s’agît ainsi de récupérer et de multiplier pour les rendre plus signifiants de

l’”authenticité” tous les indices de l’ancienneté et de la typicité régionale. Et l’on

admire le talent en ce domaine des Anglais, perçus comme “ceux qui savent le mieux

rénover, car ils savent conserver”. Il est vrai au reste que les néo-ruraux d’origine

étrangère manifestent un plus grand respect des modes classiques de construction et

sont les premiers, sinon les seuls, à s’informer auprès de l’Ecomusée ou des

asssociations ( Maisons paysannes, Mémoire de Queaux) des caractéristiques de

l’habitat local.

Mais on a beau vouloir respecter l’allure générale de la grange parce que “ça fait

vraiment campagne”, nombre de modifications témoignent là aussi dès les premiers

moments de la rénovation de l’adoption des normes régissant la “maison de campagne”

contemporaine: “on voulait recrééer ce qu’il y avait avant, on voulait refaire en

traditionnel mais sans être puriste, il faut quand même vivre avec son temps”. Alors, on

élargit les ouvertures, on retourne à la “pierre apparente”, plus caractéristique pourtant

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de l’habitat du Limousin que celui du Montmorillonnais, on ajoute un appentis en

façade qui sert de garage ou de terrasse, on aménage un coin “barbecue”, on prévoit une

piscine au fond du jardin et l’on délimite le terrain par une haie.

Le modèle innovant : dans ce deuxième cas, toutes les traces de l’ancien édifice

renvoyant à sa fonction première de dépendance sont effacées. et on ne garde de la

grange que l’ossature L’enduit traditionnel disparaît au profit du béton, les ouvertures

sont agrandies et multipliées: “on a tout transformé, on a perçé plein d’ouvertures, parce

que le problème, c’est le peu de lumière” Au rez-de-chaussée et à l’étage, les fenêtres

sont en enfilade avec des volets et un encadrement en bois peint ou ciré. La porte est

remplacée comme dans le modèle traditionnel par une porte-fenêtre. L’espace

domestique est clos de préférence par un muret, substitut des haies de lauriers

d’autrefois parce qu’”il faut bien être chez soi quand même autour de la maison, et puis

les plantes, c’est trop d’entretien”. L’essentiel est d’avoir un habitat “bien à soi” qui

permette de se replier comme dans une niche inacessible et invisible pour ceux qui

n’appartiennent pas au cercle de l’”entre-soi”. Tout se passe alors comme s’il s’agissait

de rapatrier “à la campagne”, dans un espace choisi pour ses qualités paysagères et les

possibilités qu’il semble offrir d’échapper aux contraintes de la vie urbaine, les vertus

associées à l’habitat pavillonnaire: marquage, clôture, préservation du “moi”, possibilité

d’affirmation et d’itenfication de soi, plasticité et souplesse de l’espace habité,

fonctionnalité, luminosité, propreté. Si bien que la seule différence notable avec les

habitants d’un lotissement paraît être le désir de pouvoir disposer d’une plus vaste

étendue de terrain et se soustraire totalement au regard des voisins.

Le modèle du compromis:: dans ce troisième modèle est à l’oeuvre un imaginaire

d’alliance entre conservation des traces anciennes et utilisation des matériaux les plus

résolument contemporains. La porte, par exemple, est remplacée par une baie vitrée

jusqu’à suppression totale de ses éléments antérieurs (en particulier le linteau), mais sa

dimension originelle est parfaitement respectée. L’habitant-architecte montre ici le

souci de trouver des formes, des volumes et des matériaux en harmonie avec

l’environnement. A l’intérieur, la pièce principale s’organise non seulement en fonction

d’une cheminée, mais en fonction des baies vitrées qui permettent de profiter du dedans

de la nature environnante, et chaque coin ainsi délimité permet de moduler l’utilisation

de l’espace au rythme des saisons: “l’hiver, on reste près de la cheminée; l’été on ouvre

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tout et on est à la fois dans le salon et sur la pelouse”. Mais là encore, le repli dans la

sphère de l’entre-soi demeure l’élément majeur de l’agencement spatial: “la haie, on l’a

repoussée de quelques mètres après le chemin car avant il y avait des ormeaux morts.

On a tout arraché et replanté plus loin pour pas que les voisins nous voient”. Par

ailleurs, aménagement et décoration manifestent en permanence la créativité des

occupants: on repeint les murs en patine bleue et blanche à l’occasion d’un soir de fête,

on agrémente un mur de rondelles de bois incrustées dans l’enduit. On témoigne aussi

d’un souci accru du confort domestique en prévoyant deux salles de bain (une d’hiver,

une d’été) ou en prolongeant le toit d’une terrasse à l’arrière de la grange pour profiter

de la vue et “dormir à la belle étoile” quand la chaleur de l’été devient trop éprouvante.

Pour l’ensemble des “bâtisseurs”de grange qu’on vient d’évoquer, le plaisir esthétique

trouve sa source dans le défi d’avoir construit soi-même une maison à partir d’une

structure originellement inadaptée à la fonction d’habitat. Savoir prendre le temps de

relever ce défi et réussir à le surmonter par un travail personnel de longue haleine

confère un surcroît de beauté au lieu devenu lieu de vie.

IV-4 : une face cachée, les ressources financières

Pouvoir intervenir sur le lieu habité, c’est en fait en garantir l’adéquation parfaite à soi-

même et à ses goûts : “ on a réussi à faire une maison qui nous ressemble. C’est pour ça

qu’elle nous plaît vraiment”. Rêve d’osmose entre l’habitant et l’habitat, jeux de miroir

dont on verra plus loin les prolongements dans la notion d’”harmonie”, et qui montre

bien comment la maison participe d’un idéal de représentation et de mise en scène de la

personne. Au point que l’idée se profile la beauté conférée au lieu par le travail qu’on y

a accompli dit quelque chose de la beauté des gens qui l’occupent. On ne saurait taire

pourtant que si l’auto-construction ou l’auto-aménagement sont présentés comme une

valeur ajoutée, toujours revendiquée sur le mode du plaisir et de la gratuité, toujours

rappelée comme l’expression du libre-arbitre de l’habitant, ils sont souvent dans les

faits entraînés par des contraintes financières. L’argumentaire économique, même peu

évoqué spontanément, n’est au vrai jamais bien loin:

- “on voulait agrandir la maison, aménager des chambres dans le grenier. mais quand on

a vu les devis, on s’est dit qu’après tout on pouvait faire nous-mêmes. On a pris notre

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temps, j’ai un cousin charpentier qui est venu nous aider, et au bout du compte, on a

quelque chose de vraiment réussi. En tous cas, il y a plein de gens qui ne veulent pas

croire qu’on a fait ça tous seuls, c’est trop beau ils disent” (homme, fonctionnaire

retraité dans le Montmorillonnais, originaire de Poitiers);

- “On voulait absolument une vieille ferme à retaper, mais on s’était dit qu’on ferait

faire les travaux par les artisans du coin avant de s’installer et qu’on se garderait juste la

décoration intérieure. Quand on a vu à quelle vitesse l’argent filait parce qu’il y avait

toujours quelque chose qu’on n’avait pas prévu, on a dit stop, on a emmenagé dans

deux pièces et on s’y est mis. Ca n’est peut-être pas aussi bien que si ç’avait été

entièrement fait par des spécialistes, mais on est quand même fiers du résultat” (couple

sans enfants venu récemment de Nantes dans les Landes avec le projet de développer

des gîtes ruraux)

Déjà au vrai l’argument économique se profilait discrètement dans les raisons de l’achat

; aussi attractif que son site ou son “caractère” est en effet le prix de la maison (d’autant

mois élevé qu’il y “tout à reprendre”) et de l’espace qui l’entoure:

- “on cherchait plutôt une maison de village, genre ancien presbytère ou maison de

maître. Mais quand on a vu les prix, on s’est rabattu sur une grange”(homme, d’origine

parisienne, Montmorillonnais);

- “nulle part je n’aurais pu trouver quelque chose de si grand à ce prix là” (Parisien,

propriétaire dans les Landes depuis sept ans d’une maison qu’il occupe à l’année).

- “on rêvait d’une maison pas loin de la mer. Autour de Mimizan, ça nous paraissait très

bien, on avait le calme de la forêt et en même temps la plage tout près. Mais quand on a

vu les prix et qu’on a compris que de l’autre côté de la 10 ça tombait de moitié, on n’a

pas hésité à aller plus à l’intérieur. La mer on en profite moins c’est sûr, mais on a

installé une piscine, ça compense”( retraité d’origine orléanaise)

Plus catégoriquement, un couple dont le mari est espagnol(il est actuellement employé

dans une scierie) et la femme d’origine lilloise (elle travaille occasionnellement “au

noir” au ramassage des asperges ou à la castration du maïs dans les fermes

environnantes) dit avoir choisi de s’installer dans les Landes après avoir exercé à Lille

plusieurs petits métiers parce qu’à l’époque (début des années 1980)

- “on pouvait acheter une vieille maison pour trois fois rien. Evidemment, c’était une

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ruine, on a dû tout refaire, installer une salle de bain, mettre du chauffage, ça a engagé

des frais, c’est sûr, mais rien à voir avec du neuf, surtout qu’on a pratiquement tout fait

tous les deux tous seuls. Maintenant on a une belle maison, il y a même des promeneurs

qui nous ont proposé de l’acheter. mais on n’a pas envie de la vendre, ou alors il faut

nous en proposer cher”.

Subrepticement, et la suite de l’entretien le confirmera, se glisse alors l’impression

qu’en dépit du regard positif portée sur elle par ses occupants (“on est bien ici”, “la

maison maintenant elle a de l’allure”), cette demeure a surtout pris sens sous le regard

des autres mais qu’elle n’est pas totalement conforme à leur idéal, en dépit de toutes les

améliorations qu’ils ont pu y apporter et des souvenirs qui s’y attachent (les trois

enfants y sont nés):

“maintenant que les enfants sont grands, dès qu’on a un peu d’argent, on fait construire.

On est allé voir à Rion, dans les nouveaux lotissements, ils font des choses magnifiques.

C’est grand, avec plein de larges baies, ce rose c’est très gai, ça fait penser aux maisons

qu’on voit dans les films américains. D’ailleurs les enfants sont d’accord, ils nous

encouragent, ils nous disent qu’eux de toutes façons ils ne resteront pas ici et que nous

tous seuls, on sera bien trop isolés”.

Cas particulier sans doute, dans cet ensemble de neo-ruraux qu’on voit essentiellement

à travers l’image stéréotypé du “résident secondaire” ou de l’utopiste aisé reconverti à

la vie aux champs, et dont on oublie qu’il comporte aussi sa part de gens modestes,

venus à la campagne parce que même avec peu de moyens, “on arrive plus facilement à

vivre qu’en ville”. Mais qui rappelle clairement que la maison peut être aussi porteuse

d’un rêve d’ascension sociale. Quand on n’a pu accèder à l’ancien que par défaut,

d’évidence c’est le neuf qui se pare de toutes les vertus.

IV-5: la notion d’harmonie

Centrale et récurrente dans les entretiens recueillis, la notion d’harmonie, est

spontanément associée à celle de “beau” ou de “joli”: “je trouve cela beau parce qu’on a

réussi à faire quelque chose d’harmonieux”. En fait, l’”harmonie” recouvre à la fois des

manières de concevoir la maison (son espace intérieur comme ses prolongements par le

jardin et ses abords et son adéquation au site) et d’y être ensemble (entre membres de la

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même famille).

La volonté d’harmonie se manifeste autant dans la recherche de matériaux en parfait

accord le lieu que dans la quête d’une forme globale en congruence à la fois avec le site

et l’image qu’on se fait d’un habitat en milieu rural. De ce point de vue, deux attitudes

s’opposent:

* soit, plus qu’à un style régional particulier ou à une tradition architecturale locale, on

se réfère à un archétype de la campagne uniquement appréhendée à partir d’éléments

paysagers (du vert, de l’eau, une vaste étendue), réinterprétée comme un espace séparé

des hommes qui l’ont façonné et qui y travaillent encore, en survalorisant un “naturel”

posé comme universel, que les constructions doivent respecter. Peu importe alors que

soient utilisés des matériaux empruntés à d’autres régions,que l’ordonnancement

obéisse à des règles importées ou que le jardin offre des fleurs et des arbres qui ne sont

pas du coin. Ce qui compte, c’est simplement l’accord du bâti avec la campagne ainsi

repensée: il faut que cela fasse “rustique”;

* soit on s’efforce de coller au plus près tout au contraire de ce que l’on croit être

“l’esprit du coin”, jusqu’à pousser le souci de ne se meubler, en arpentant les brocantes

et les magasins d’antiquité, que de meubles régionaux, et jusqu’à introduire sur l’espace

entourant la maison (dès lors dénommé non plus jardin mais “terrain”) des animaux qui

renvoient à la fois à l’idée de campagne en général et celle plus spécifique de campagne

poitevine (poules, ânes et chèvres “du Poitou”) ou landaise (poulets, brebis). Et lorsque,

comme dans les Landes, font défaut sur l’airial un puits à balancier, un four à pain, une

grange ou un poulailler - autant d’éléments qui y avaient autrefois leur place en effet -,

on n’hésite pas à en faire fabriquer “à l’identique” ou on en fait déplacer d’un autre

airial abandonné Mais c’est bien encore d’une campagne fantasmée et dévitalisée qu’il

est question: est reconstruit un mode d’habiter qui non seulement a changé mais qui n’a

sans doute jamais été tel qu’on se le représente, et dont les parties constituantes n’ont

plus qu’une fonction décorative.

Harmonie aussi dans la décoration, qui s’exprime dans un soin vigilant accordé aux

couleurs. On recherche des gammes chromatiques qui se répondent sur les murs de

pièce à pièce et on repère certains rappels dans les rideaux, coussins, encadrements

divers. Se retrouve alors comme en écho,ce que note Marion Ségaud, en d’autres lieux

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et auprès de populations différentes, sur la couleur: “la couleur est une médiation qui

fait passer la pensée du locuteur de la maison à l’architecture(...). Pour l’habitant, les

supports physiques(...) sont le support d’une hiérarchisation des couleurs guidée par une

organisation conventionnelle qui font qu’à ses yeux, elles se déclinent bien ou non”

(Public et architecture, Lieux communs n°5, 1999. Voir aussi sa thèse de doctorat,

Esquisse d’une théorie du goût en architecture, Université de ParisX-Nanterre,

1988)

Dans tous les cas, il est intéressant de noter chez l’ensemble des interviewés une

ignorance presque totale des travaux réalisés par les Ecomusées du Montmorillonnais et

de Marquèze sur l’habitat rural. Au mieux, à l’exception plus haut notée des Anglais, on

a visité une fois les lieux pour “ y repérer ce qui se fait dans la région” et “y prendre

des idées”, et on admet dans la Grande Lande simplement s’être inspiré de la

photographie de la maison de maître reproduite sur les affiches (voir annexe 4) pour

dénicher et façonner sa propre maison. Tout autant est dénié tout recours à des

magazines de décoration - alors même que certains de ces magazines sont en évidence

sur une table ou dans une bibliothèque. Seule semble importer l’affirmation d’une

compétence strictement individuelle, totalement singulière et intime, en matière

d’esthétique:

- “j’ai toujours su ce que je voulais faire de ma maison”;

- depuis toute petite, j’ai le goût des belles choses. Je ne sais pas d’où ça vient, tout le

monde dit que j’ai un sens inné de la beauté, je sens immédiatement ce qui va et ce qui

ne va pas.

Si pour la sociologie le goût est bien toujours un symptôme de normalité sociale (cf P.

Bourdieu, La métamorphose des goûts, Questions de sociologie, Paris, Minuit,1981),

nul doute que dans une société fondée sur le principe de l’autonomie du sujet - principe

que les neo-ruraux revendiquent prioritairement tant en paroles qu’en actes - la place

faite au beau comme expression d’un être posé comme totalement libre de ses choix et

détaché de toute contingence sociale ne peut en effet que s’accroître, comme c’est le cas

ici, jusqu’à saturation. Encore peut-on remarquer pourtant que pour la plupart des

personnes interrogées, l’esthétique, bien qu’affirmée comme “sens inné” reste

paradoxalement affaire de négociation donc d’inter-relations et de compromis avec le

goût des autres. Mais cette négociation se veut réduite aux seuls membres qui occupent

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ou vont occuper le logement, et prioritairement aux membres du couple parental:

- “moi j’avais envie de peindre les poutres de la grande pièce en rouge foncé; mais mon

mari préfère le bleu; d’ailleurs il m’a fait remarquer que c’était ce qui ce faisait le plus

dans le coin. Alors, va pour le bleu” (retraitée, Grande Lande).

Au reste se retrouve aussi un classement de compétences en fonction du sexe: à

l’homme reviennent d’abord le choix technique des matériaux et les aménagements et

entretien des abords, à la femme est dévolu le choix esthétique proprement dit, signifié

à la fois par des propositions d’agencement (tant pour l’intérieur que l’extérieur) et

l’acquisition et l’ordonnancement des éléments décoratifs.

Harmonie enfin de l’être ensemble: une belle maison, c’est toujours une maison où “il

fait bon vivre”, une maison qui “nous ressemble”, qui “nous va bien”, une maison où

“on se sent en harmonie avec soi-même et ceux qui nous entourent”. Plus sans doute

que de se positionner sur l’échiquier social, même quand il s’agît d’une résidence

secondaire qu’on s’enorgueillit d’avoir “achetée à un baron”, la maison “à la

campagne” permet de se situer au sein des proches, de mettre en scène une vie privée

réduite au groupe familial et au cercle des intimes, et placée sous le signe du bonheur et

du ressourcement identitaire. D’où l’importance des rassemblements qu’elle permet à

l’occasion des vacances ou des fins de semaine de tous les membres de la parenté

élargie, d’où aussi la nécessité qu’elle soit suffisamment “grande” pour que chacun y ait

sa place. Une “belle maison”, c’est bien d’abord une “grande maison”, non seulement

parce que le grand permet à son propriétaire de paraître lui-même, par osmose,

socialement important, mais pour des raisons fonctionnelles corrélées à sa dimension de

“vitrine identitaire familiale et relationnelle”. D’où encore l’importance prise dans la

décoration, surtout des chambres, par des photos de famille et l’entassement d’ objets-

souvenirs qui rappellent “un heureux moment familial”.

Ainsi s’impose l’idée que l’ habitat et ses abords immédiats sont conçus comme le

territoire de l’intime, un domaine nettement circonscrit, dont on prend grand soin de

filtrer l’accès. Ce qui s’étend tout autour a essentiellement sens par rapport à un rêve de

nature, fonctionne comme le cadre d’un tableau, est perçu spontanément comme un

paysage à contempler, mobilisant exclusivement le regard, un site d’autant plus

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apprécié qu’il permet d’échapper aux autres ou de ne fréquenter que ceux qu’on a envie

de voir. Par contrecoup, la maison s’appréhende comme un objet d’ornementation,

d’agrémentation, un instrument de faire-valoir de ce paysage. Et dans le temps même

où s’affirme le retour à la tradition, l’habitat sert simplement lui-même à composer un

décor, comme si son propriétaire voulait vivre par procuration dans un passé dont seules

subsisteraient les traces de la qualité plastique.

IV-6 : L’affirmation du libre arbitre

Les pratiques et les représentations qu’on vient dévoquer le laissent clairement

entendre: quelle que soit leur apparente soumission à la norme de l’”authentique”, les

neo-résidents ont d’abord le souci de laisser la plus large place à leur créativité et à

toutes les formes possibles d’expression du soi. Ils revendiquent comme valeur centrale

de l’habité la possibilité d’ y exercer son libre arbritre: “une maison, il faut que ça

plaise. Ca ne veut pas dire plaire à tout le monde, mais c’est forcément au goût de celui

qui la possède” Peut-être alors est-ce cette conception de l’habitat comme lieu

d’expression d’un libre choix (dont on a déjà évoqué les manifestations dans maints

détours face aux normes de l’habitat régional) qui permet de comprendre le décalage

entre les acteurs patrimoniaux(agents culturels des écomusées, architectes spécialistes

de l’architecture vernaculaire) et les nouveaux acquéreurs de maisons rurales. Car

décalage il y a bien. Du côté des professionnels de la culture et des spécialistes de

l’architecture, il y a une large adhésion à la politique traditionnelle du patrimoine en

France, tendue vers un objectif prioritaire de protection - ce qui ne signifie pas

muséifier mais conduit à préserver des savoir-faire et établir des catégories à la fois

administratives, historiques et esthétiques pour préciser ce qu’est une “maison de pays”,

partant pour en imposer la forme canonique. Du côté des propriétaires il y a sélection de

quelques symboles seulement permettant de souscrire à l’héritage patrimonial et

recherche permanente de l’expression de soi, allant à des transgressions volontaires et

conduisant même parfois à jouer sciemment aussi du laid, du grotesque ou du mièvre

pour s’affirmer .

L’obsession d’un décor où chaque élément doit s’harmoniser à l’ensemble va de pair en

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effet en maints endroits avec la prolifération d’objets dedans comme dehors dissonnants

ou incongrus : “petits nains” dans un jardin paysager entourant une maison de maître

restaurée “dans les règles de l’art, statues de chasseur et de chevreuils disséminées sur

un airial par ailleurs conforme à la tradition, pigeons ou lions d’argile de part et d’autre

de la porte d’entrée de la propriété, toutes les manifestations d’une esthétique du

“kitsch” se retrouvent dans nombre des lieux visités. Les propriétaires des lieux sont les

premiers à attirer l’attention des enquêteurs sur ces éléments, et ils le font en jouant

ostensiblement de la distanciation et de la dérision, en assumant pleinement la présence

de ce qu’eux-mêmes perçoivent comme un “signe de mauvais goût” par un définitif

“c’est mon choix”:

- “ je vais vous montrer ma collection de nains. Comme c’est l’hiver, je les ai rentrés

dans le garage. Mais aux premiers rayons de soleil, je vais les sortir avec ma cigogne. Je

sais, il y en a plein qui trouvent ça laid, à commencer par mes enfants, ils disent que

c’est ridicule et que ça dépare. Ils ne sont pas beaux, non c’est pas ça, mais moi je les

aime, ils me tiennent compagnie” (Montmorillonnais);

- “ma femme n’aime pas cette statue (il s’agît d’une statue en plâtre représentant un

chasseur armé d’un fusil). Elle dit qu’elle va finir par la casser tellement elle la trouve

moche. Elle n’a pas tort, mais moi j’y tiens, elle m’émeut.”(Landes);

- “je collectionne les chromos et j’aime bien en mettre partout sur les murs.

Objectivement, on peut dire que c’est laid, certains sont même franchement hideux,

mais moi je trouve ça rigolo ”(Montmorillonnais).

Aucune mauvaise conscience ici n’est à l’oeuvre. Tout au contraire l’affichage est

délibéremment ostentatoire d’un certain “mauvais goût” non seulement signalé par les

autres mais revendiqué aussi comme tel par et pour soi et associé à d’autres vertus:

“amusant”, “ émouvant”, “touchant”. Il ne s’agît pas de provocation ou de volonté

d’inverser les signes de la beauté “comme dans cette délinquance esthétique proposée

parfois sur les affiches de publicité pour produire le canon du laid” selon l’expression

de Véronique Nahoum-Grappe (Les canons de la laideur, Communications n°60, p.32,

juin 1995). Mais bien de dire qu’à côté des définitions savantes, et qu’on a prétention à

connaître, de la beauté, il y a place pour l’expression toute personnelle de ce qui plaît

parce que cela parle au plus intime, cela n’a à voir qu’avec sa sensibilité propre. Tout se

passe comme si se manifestait ainsi le refus de souscrire à l’universalité d’un code

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esthético-social du “bel habitat”, de se soumettre à l’emprise de normes formelles pour

laisser le champ libre à l’expression du seul registre du choix individuel. Force est alors

que de constater que par d’autres détours qu’une clôture autour de la propriété ou que

l’adoption de matériaux ou de couleurs dont on sait qu’ils ne ne sont pas “du coin”,

l’accumulation d’objets “laids” est une manière de rappeler l’indicible singularité de

l’être et de marquer son territoire en rusant avec les règles établies. Par opposition à

l’espace captif du bon goût architectural et décoratif, s’instaurent de nouvelles marques

d’un espace du soi dépendant seulement de son bon vouloir.

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V- Le regard de “ceux d’ici”

Pas plus que les nouveaux venus, ceux qui sont enracinés depuis plusieurs générations

dans les territoires étudiés ne constituent un groupe homogène. A côté d’agriculteurs

qui travaillent la terre de leurs parents ou d’exploitants retraités, employés, ouvriers et

cadres administratifs (pour la plupart d’entre eux enfants d’agriculteurs) ont choisi de

rester à proximité du lieu où ils sont nés, tout en exerçant une activité professionnelle

dans une ville plus ou moins éloignée de leur habitat. En apparence unis dans le même

sentiment d’être “pleinement d’ici” et portant le même regard ambivalent sur les

nouveaux venus - “ça se mourait ici, c’est bien qu’ils soient là, des gens comme eux il

en faut”/ “y en a qui font des efforts, c’est sûr, mais enfin ils n’ont pas du tout notre

mentalité,ils ne peuvent pas comprendre”- ils portent sur leur habitat des jugements

contrastés et y développent des pratiques nettement différenciés selon leur appartenance

socio-professionnelle

V-1: Les agriculteurs: dire sa situation plutôt que sa maison

Parmi les agriculteurs interrogés figurent de rares métayers (dans la Grande Lande),

quelques fermiers (dans le Montmorillonnais), mais surtout une majorité de

propriétaires de leur exploitation, soit qu’ils aient hérité de la ferme de leurs parents,

soit qu’ils en aient acquise une nouvelle. Certains d’entre eux s’exercent à la pluri-

activité (travail de la ferme associé à une activité de service ou de tourisme, un cas dans

la Grande Lande où le mari a gardé une activité professionnelle à mi-temps dans le

secteur hospitalier pour “garantir une rentrée d’argent en cas de coup dur”, un autre cas

dans la même région d’un métayer célibataire qui assure aussi une fonction d’agent

municipal, chargé du ramassage des ordures et de l’entretien de la voirie), d’autres se

sont spécialisés sur un type de culture ou d’élevage, d’autres encore mêlent céréales et

élevage. Les uns aussi séparent en couple leur activité (un conjoint s’occupe de la terre,

l’autre, le plus souvent la femme, d’une activité de service), les autres continuent de

vivre le travail agricole d’abord comme une activité familiale. Nettement moins

nombreux que les agriculteurs retraités ou âgés de plus de 55 ans, les jeunes dans les

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deux territoires de l’enquête ont généralement fait des études qui les ont un temps

éloignés de la ferme et introduit à leur retour de nouvelles manière de faire et de penser

l’activité agricole. C’est aussi parmi ces jeunes qu’on a rencontré la proportion la plus

élévée d’affirmation d’une ruralité “choisie” plutôt que “subie”. Autant dire qu’il s’agît

d’un groupe composite dont on pouvait attendre des représentations fort diversifiées de

la vie à la campagne et plus spécifiquement de l’habitat. Pourtant, des shèmes communs

structurent l’ensemble des propos recueillis, et d’abord la même manière de tirer

prétexte de l’habitat pour parler d’emblée du sort de l’agriculture. Unanimement sont de

ce point de vue soulignés:

* la certitude que l’agriculture dans son ensemble, et quelles que soient ses formes plus

spécifiques, est soumise à des contraintes nationales et internationales de plus en plus

lourdes qui font dire que “ça ne peut plus durer” ou qu”on va bien être obligé de faire

autre chose”;

* la conviction d’être, aussi bien dans les Landes que dans le Montmorillonnais,

enraciné dans une région particulièrement défavorisée en matière d’eau et surtout de

terres “ingrates, difficiles, peu rentables”;

* la volonté de s’impliquer dans l’aménagement de l’espace rural et un souci croissant

de la qualité de l’environnement, qui retentit jusque sur l’attention particulière qu’on

porte à son habitation;

* la défiance à l’égard des opportunités notamment touristiques dont le monde rural

serait porteur;

* la perplexité face aux neo-résidents, acceptés dans la mesure où ils “apportent du sang

neuf”, admirés pour la revalorisation qu’ils font de l’habitat régional, mais regardés

avec suspicion parce qu’”ils ne comprennent rien au travail de la terre”, “ils ont des

idées fausses sur l’agriculture”, “ils nous méprisent”, “ils nous prennent pour des

pauvres paysans attardés” etc.;

* l’attachement au “terroir” et à l’ancrage régional, qui pousse nombre d’entre eux à

adhérer à des associations locales centrées sur l’histoire et la mémoire locale;

* la conviction que “les temps changent” et qu’il reste une alternative, s’adapter et se

montrer dynamique ou mourir.

Dans cette perspective, le regard qu’ils portent sur leur maison n’est pas séparable de

l’analyse qu’ils produisent de leur vie et de leur activité. Loin du regard distancié et

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consciemment esthétisant qu’ont révélé les neo-résidents, eux n’arrivent à parler de la

maison que par le détour sur ce qui s’y passe (ou ne peut plus s’y passer), tant cette

maison reste inséparable de leur activité de travail, tant elle appartient à l’histoire de

leur vie et recèle par là-même une forte charge affective.

Dans ses études empiriques des classes sociales, Maurice Halbwachs a montré comment

les mentalités - qu’il appellait psychologie - et les besoins sont conditionnés par les

rapports aux formes de production (Esquisse d’une psychologie des classes sociales,

Paris, 1938). En particulier, le contact permanent avec la matière pour les ouvriers ou la

terre pour les paysans déterminerait selon lui à la fois la forme de la conscience de

classe et celle de la mémoire collective, aussi bien que les besoins et la manière de les

exprimer et de les satisfaire. Faut-il relire à la lumière de ces analyses ce que nous

avons trouvé sur le terrain? Première différence notable des agriculteurs avec les neo-

ruraux: le registre de l’expression. Autant la première catégorie des interviewés est

prolixe et intègre spontanément dans ses propos la notion de beauté, autant les ruraux -

même ceux pour qui le travail de la terre est associé à une autre activité - offrent un

discours plus haché, nécessitant de nombreuses relances, et semblent ne pas

comprendre d’emblée les objectifs de l’enquête. Ils ne refusent pas cependant de

raconter leur habitat, ils en parlent même d’abondance, lui conférant comme un surcroît

de valeur par le seul fait qu’ils sont sollicités justement pour en parler. Plus diffus, de

préférence énoncés à la forme négative (“ce n’est pas très joli”; “je n’aime pas trop”),

portant plus facilement sur l’habitation des autres (les nouveaux arrivés, les non-natifs,

les autres agriculteurs plus jeunes ou plus âgés...), des jugements de goût n’en sous-

tendent pas moins leurs récits, permettant de repérer que leur propre rapport à l’habitat,

apparemment strictement fonctionnel, est d’emblée aussi inscrit dans un mode de

perception esthétique qui joue d’autres éléments que celui des neo-ruraux, tout en

témoignant d’une part commune.

V-2: l’importance de la fonctionnalité

Sans doute parce qu’elle demeure fortement liée à l’activité de travail, la maison pour

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l’agriculteur est d’abord saisie sous l’angle du fonctionnel et de l’utilitaire, ce que

traduit l’abondance des termes ou expressions “pratique”, “commode”, “on a de la

place”, “bien disposée”, “bien orientée” etc. Quand elle n’est pas bien de famille (ce qui

est le cas d’agriculteurs venus dans le Montmorillonnais dans les années 1970 en ayant

eu recours aux primes de migration ou d’anciens métayers landais qui ont racheté la

ferme “au maître”), elle est moins choisie pour elle-même que pour les terres qui

l’entourent et les possibilités qu’elles semblent offrir:

- “on n’a pas eu le coup de foudre pour la maison, non. Mais l’endroit nous a plu tout de

suite, un bois, un étang, un nombre d’hectares important” (Montmorillonnais)

- “ la maison... oui mon père et ma mère l’ont toujours habitée mais elle n’était pas à

eux. Ma soeur et moi, dès qu’on a pu, on s’est mis d’accord pour la racheter. C’était

plus simple que d’aller ailleurs, parce que la terre d’ici on la connaît, on sait ce qu’on

peut en attendre”(Landes).

Ce qu’on demande à l’habitat, c’est d’abord qu’il soit “pratique” et suffisamment grand

pour que chacun (parents, enfants, éventuellement grands-parents) y ait sa place. Le

plan de l’habitation, son agencement général, la disposition des pièces sont toujours

décrits par rapport à un mode d’utilisation précis, et les transformations qu’on est

susceptible d’y apporter(ajout de pièces, introduction d’éléments de confort, reprise des

murs, réfection de toiture, percements ou agrandissement d’ouvertures) toujours

justifiées par un besoin spécifique:

- “ quand notre fils est né, on n’a pas voulu le laisser dans la chambre des filles; alors on

a fait une pièce de plus” (Montmorillonnais);

- “ on n’avait pas touché à l’évier qui date du temps de mes grands-parents. Mais je

commençais à avoir des problèmes de dos, il était trop bas. Alors on s’est décidé pour

refaire complètement la cuisine” (Landes);

- “ma mère sur la fin de ses jours elle ne quittait plus sa chambre. On a fait agrandir la

fenêtre pour qu’elle ait quand même plus de lumière et qu’elle puisse mieux voir

dehors” (Landes).

Encore l’ampleur et la forme des changements au coup par coup sont-elles étroitement

dépendantes de la fluctuation des ressoruces financières:

- “on a eu une petite rentrée d’argent, c’est comme ça qu’on s’est décidé à faire les

travaux”;

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- “pour l’instant, on perd de l’argent; alors le peu qu’on a, on préfère le consacrer à

l’acquisition de nouveaux matériels; la maison, on se contente de l’arranger par nous-

même”;

- “on a commencé par la mise aux normes des bâtiments agricoles; la maison, on est

obligé d’attendre parce qu’on n’a pas d’argent”;

- “ la gouttière fuit et avec la tempête on a eu des tuiles cassées. Il faudrait reprendre

tout le toit, mais avec mon beau-frère on a paré au plus pressé, le reste ça peut encore

attendre”

Compte tenu des difficultés économiques souvent lourdes qui pèsent sur l’agriculture, il

apparaît souvent futile et hors de propos d’envisager une restauration. On se contente, et

cela paraît déjà beaucoup, d’”entretenir au mieux” en donnant priorité aux dépendances

(parce qu’elles sont outils de travail), et seul un projet permettant de développer une

deuxième activité d’ordre touristique (accueil en chambre d’hôtes ou gîte rural), à

condition d’être assorti de possibilités d’aides financières, vient parfois justifier une

réhabilitation complète: “avec la ferme toute seule, on n’arrivait pas à s’en tirer. Alors

on a décidé de faire chambre d’hôte. mais ça a nécessité pas mal d’

améliorations”(Montmorillonnais). Par ailleurs, contrairement aux néo-résidents, la

lancée dans un projet de réhabilitation donne rarement lieu à l’expression d’un

“imaginaire bâtisseur”. Tout au contraire, on choisit de s’en remettre, dès qu’on a les

fonds nécessaires, à “ceux dont c’est le métier”, à la fois en raison de leur maîtrise

technique ( “eux ils savent y faire, c’est leur boulot”) et parce que le temps manque, tant

il est accaparé par les travaux agricoles.

La dimension économico-fonctionnelle prime aussi quand il s’agît de changer de

logement:

-”je suis trop vieille maintenant, et puis je suis seule. A la ferme, je n’avais plus

personne, je ne pouvais plus la garder. Alors j’ai demandé à la Mairie de me trouver un

logement dans le bourg. Evidemment c’est petit, mais c’est bien pratique, et pour moi

ça suffit” (Montmorillonnais)

- “c’était devenu une vraie ruine, c’était plus possible de l’entretenir, il fallait qu’on

refasse tout ou alors qu’on trouve autre chose. On a fait comme les autres, on a préféré

faire construire, ça revient quand même moins cher.”(Landes)

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Plus l’agriculteur est âgé, plus l’idée d’un logement d’abord adapté à ses moyens prend

de l’importance. Tout se passe alors comme si était acceptée une évolution (qui conduit

souvent à changer de lieu d’habitation après trente ou quarante ans passés au même

endroit) ressentie comme une fatalité: “à l’âge que j’ai, de toutes manières, il reste plus

beaucoup de temps. On n’y peut rien, c’est la vie. Il faut bien que je me contente de ce

que j’ai maintenant”(femme, 78 ans, Montmorillonnais)..

V-3: la charge symbolique

Pour majorées qu’elles soient dans les propos tenus aux enquêteurs, les considérations

pratiques et financières ne sont néanmoins pas seules en jeu Bien plutôt s’exprime

comme dans la culture ouvrière étudiée par Michel Verret (La Culture ouvrière, Paris,

Armand Colin 1988) un syncrétisme de l’utile, du bien fait, du beau, du bon et de

l’heureux. Le pratique ou le fonctionnel en l’occcurence ne sont pas dissociés de

l’agréable et du beau.et n’excluent nullement que la maison soit aussi l’objet

d’appropriations esthético-symboliques. Mais celles-ci prennent des formes différentes

selon que la maison est héritée ou qu’on y a toujours vécu et ses parents avant soi, ou

qu’elle a été acquise à un moment de la trajectoire professionnelle.

Dans le premier cas (maison “héritée”), l’habitation est comme enrichie de symboles

familiaux et des souvenirs parentaux . Même si elle a dû subir des transformations, on

s’est efforcé d’en respecter et conserver l’”esprit”:

- “mes arrières grands-parents étaient déjà installés ici. On a fait des modifications,

c’est sûr, il faut bien vivre avec son temps. Mais on n’a pas touché à l’essentiel, la

grande salle par exemple, elle est restée telle quelle, et puis il y toujours les meubles qui

nous viennent d’eux. Cette petite table là-bas, elle ne me sert pas, mais elle était à mon

arrière grand-mère, je ne peux pas m’en séparer” (Montmorillonnais).

- “je voulais que mon père meure chez lui, dans sa maison. Depuis le temps, elle partait

par tous les côtés et les termites s’en sont mélées. Ca lui était égal qu’il disait, garde ton

argent pour tes enfants. Mais j’ai quand même fait faire des travaux. Seulement, par

respect pour lui, j’ai tout gardé comme c’était avant, même les couleurs. Juste j’ai fait

remettre à neuf. Je voulais pas qu’il ne se reconnaisse plus” (Landes).

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La maison participe ainsi d’une mémoire domestique soucieuse de sa perénnité et se

conçoit pour ses occupants comme le reflet, sans doute déformé, de valeurs et de

pratiques ancestrales. Son inscription dans le temps long de la succession de plusieurs

générations lui confère un surplus de valeur et lui donne “une âme” - terme qui dit bien

qu’on l’anthropomorphise et qu’on lui reconnaît la puissance et la richesse d’une

personne - tout en permettant à ceux qui y vivent aujourd’hui de revendiquer une

identité pleinement locale. Encore faut-il que les souvenirs qui s’y attachent soient

heureux - ou puissent être reconstruits comme tels. Quand s’est déroulé un drame(par

exemple un suicide par pendaison dans le grenier ou la mort d’un enfant) ou que la

misère y a été trop noire, on choisit dès qu’on le peut de s’établir ailleurs.

Et quand certaines circonstances (âge, difficultés financières) amènent à se dessaisir de

la maison héritée, l’idéal est qu’un des enfants se propose comme acheteur, tel ce fils

d’exploitants du Montmorillonnais (lui-même devenu cadre commercial dans la région

d’Angoulême) qui a racheté à ses parents un corps de ferme pour en faire sa résidence

principale et éviter de la sorte que “ d’autres s’y installent”. Sinon, on essaie de vendre

dans la mesure du possible à un familier, “quelqu’un du coin” ou à tout le moins une

personne dont on s’est assuré qu’elle en est digne. Ainsi une agricultrice de 78 ans,

demeurée seule sur l’exploitation après son veuvage a cherché “dans le village des gens

à qui vendre(...) Comme ça, je sais à qui j’ai affaire. D’ailleurs, ils m’invitent

régulièrement et j’y reviens chaque fois avec plaisir”(Montmorillonnais). Autre

exemple dans la Lande (rapporté par un notaire): le propriétaire d’une maison de maître

datée des années 1860, fils unique et célibataire, décide à 87 ans d’entrer dans une

maison de retraite après avoir revendu ses terres. Malgré les sollicitations de son

notaire, il préfère toutefois garder la maison elle-même et les granges attenantes, quitte

à ce qu’elles finissent par s’écrouler plutôt que de “ les savoir entre les mains

d’étrangers”. Pendant cinq ans, plusieurs offres d’achat sont faites néanmoins au

notaire, mais sans résultat. Jusqu’au jour où le vieil homme accepte enfin de vendre. Il

n’a pas cédé , témoigne le notaire, à l’offre la plus élevée, mais il a été profondément

ému par une lettre où le futur acquéreur, rappelant ses ascendances landaises, parlait de

son amour de la forêt et de son admiration pour cette maison et son airial qu’il avait

découverts au cours d’une promenade.

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Dans le second cas(“maison acquise”) tout est mis en oeuvre dans l’aménagement et la

décoration, et d’autant plus que la maison est de construction récente (moins de

cinquante ans) ou qu’on doit se faire reconnaître des autres comme étant d’ici, pour

récupérer une part du symbolisme attaché à l’ancienneté de l’ancrage régional:

- “ la maison n’est pas bien vieille, on l’a fait construire il y a quarante-cinq ans. Mais

on voulait que ça reste dans le style. Juste il n’y a pas de colombage, mais on a quand

même mis un peu de bois et d’ailleurs on nous a dit que ça se faisait aussi comme ça

dans le temps” (Landes);

- “mon mari et moi, on a toujours été agriculteurs, mais on a tourné dans plusieurs

régions avant de revenir ici. Ca fait vingt cinq ans maintenant, et pourtant on est

déplacé dans le voisinage, on dit toujours de nous qu’on n’est plus du pays parce qu’on

est parti trop longtemps Mais ma maison, elle est bien plus typique d’ici que bien

d’autres” (Montmorillonnais).

Resurgit alors la notion d’harmonie, rencontrée déjà chez les neo-ruraux. Surtout pour

les plus jeunes (entre 30 et 40 ans) il importe d’établir des correspondances entre la

fonction de l’habitation (à la fois niche familiale et lieu de travail) et le lieu où elle se

trouve: “la ferme qu’on avait en Provence, elle avait tout du mas, et la cuisine elle

faisait typiquement provençal. C’est obligé, on est toujours un peu influencé par

l’endroit où on se trouve. Quand on est arrivé ici, j’ai commencé par récupérer des

meubles qui faisaient plus poitevins” (Montmorillonnais). Il importe surtout que

l’accord se fasse entre la forme générale du bâtiment et sa décoration intérieure:

- “c’est une ferme, ça doit rester simple, sans fioriture. Pas de surcharge de bibelots, pas

de papier peint, pas de moquette, c’est bon pour la ville tout ça” (Montmorillonnais);

- “les meubles anciens, il faut la maison pour. La nôtre, elle a quarante ans, mettre de

l’ancien comme chez les parents, ça n’aurait pas été” (Landes)

- “les tableaux que j’ai mis au mur, c’est pour aller avec la campagne. C’est quoi la

campagne, c’est la nature, les animaux, les oiseaux, la chasse, tout ça. Alors vous

n’avez qu’à regarder, c’est tout que des paysages de campagne” (Montmorillonnais).

V-4: l’ancien redecouvert

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Parce que la maison des agriculteurs demeure un élément dans un plus vaste espace où

elle participe avec d’autres éléments (les dépendances, les terres) de la définition de

l’activité agricole, son ancienneté et sa typicité n’ont pas la vertu quasi incantatoire que

leur prêtent les neo-ruraux. Il fut même un temps ( dans les années 1950 et 1960) où,

rebutés par le manque de confort et la vétusté des lieux, les jeunes agriculteurs restés

attachés à l’exploitation de leurs parents préféraient faire construire une nouvelle

bâtisse à proximité de l’ancienne, donnant aussi parfois du coup l’envie aux parents de

se “débarasser des vieilleries”:

-” quand ma fille s’est mariée, elle a fait construire et elle s’est tout meublé en moderne.

Quand j’ai vu ça, ça m’a donné envie. La maison, elle tenait toujours le coup, mais les

vieux meubles, je pouvais plus les voir et ma fille, à l’époque, ça l’intéressait pas. Alors

j’ai demandé à Peau-de-Lapin (un ferrailleur) de récupérer ce qu’il voulait, et ce qui

était vraiment trop abîmé, on l’a brûlé” (homme, 83 ans, Landes).

Tendance inverse aujourd’hui: quand on souhaite échapper à la vie en commun dans le

logis familial, on préfère trouver une ferme ancienne ou faire construire “sur le modèle

traditionnel”, tant l’ancienneté confère une forte valeur ajoutée:

- “cette ferme, elle date des années 1700 et des poussières, j’ai des papiers dans le

coffre là-haut, ils savaient faire en ce temps-là, c’est beau, y a pas à dire”

(Montmorillonnais)

- “ça date de 1820, c’est inscrit sur la pierre au-dessus de la porte. C’est vieux pour la

région. Ca a le charme des vieilles maisons” (Montmorillonnais);

- “c’est vieillot, les murs, le plancher, c’est un peu pourri, mais c’est agréable. C’est une

des plus vieilles du pays” (Landes);

- “ on voulait habiter dans notre maison à nous, tout en restant dans le quartier parce

que mon mari travaille avec mon beau-père. Il y avait bien un endroit possible, mais ce

n’était plus qu’un tas de ruine. Alors il a bien fallu construire du neuf. Mais on l’a fait

comme autrefois et on a même réussi à garder un bout de mur de l’ancienne maison”

(Landes)

Derrière ce retour à l’ancien ou son imitation se devine un jeu d’influence dont on

pressent que la présence des neo-ruraux autant que la publicité faite par les Ecomusées

et les musées locaux à la “maison rurale” peuvent être les activateurs Un informateur

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landais le dit clairement, c’est quand il a vu des Parisiens s’atteler à la réfection d’une

métairie abandonnée dans son “quartier” qu’il a eu envie de rénover sa maison:

- “il faut bien dire qu’ils ont fait du joli travail. C’était une vraie ruine, je ne croyais

même pas que ça donnerait quelque chose. Elle n’avait pas été occupée depuis trop

longtemps Ma maison, elle date de la même époque mais on l’a toujours entretenue Ca

n’empêche, je finissais par me dire qu’elle était bien vieille et que je ferais mieux d’en

faire construire une autre. Mais quand j’ai vu ça, j’ai pas voulu être en reste, j’ai fait

refaire les murs et le toit.(...) J’ai même une grange qui donne juste derrière chez eux, le

toit était effondré depuis longtemps et j’avais mis de la tôle grise. Eh bien, pour que ça

aille avec ce qu’ils ont fait, même si c’est à moi et qu’ils n’ont rien à dire, j’ai peint en

rouge, comme ça on dirait de la tuile, ça fait quand même mieux”

Difficile pourtant de séparer en l’espèce finalité esthétisante et finalité marchande, tant

nombre d’informateurs avouent sans ambage avoir compris que l’ancien rénové, “ça se

vend mieux”: “je vais bientôt prendre ma retraite et il n’y a personne dans ma famille

pour reprendre la ferme. Moi je n’ai pas d’enfant et mon neveu il est instituteur à Pau.

Je ne vais pas rester ici, le quartier s’est vidé, je suis trop isolé. Donc il va falloir que je

vende. C’est pour ça que j’ai tout fait repeindre, le notaire il m’a dit: une maison

comme la tienne, ca devient rare, si tu l’arranges un peu, déjà qu’il y a tout le confort, tu

en tireras un très bon prix” (Landes).

Ce jeu d’influences est aussi renforcé par les relations aux proches (autres membres de

la famille, voisins agriculteurs) et s’accompagne alors d’un jeu de concurrence entre

pairs, tant la maison est devenue aussi un indice du paraître et permet de signifier une

position sociale. Tel est le cas de ce jeune couple dont la femme travaille à mi-temps

dans un supermarché: le frère cadet du mari a racheté dans le Montmorillonnais une

vieille ferme qu’il a rénovée “à l’ancienne”. Restés eux dans la ferme parentale

(également ancienne mais passablement abîmée par le temps) des parents, ils ont décidé

de se lancer à leur tour dans la rénovation: “je ne veux pas être le dit”, dit la jeune

femme en riant,” que ma belle-soeur, elle ait une plus belle maison que moi”. Même

situation rencontrée dans les Landes: la mère, la fille aînée et son mari agriculteur sont

restés dans la ferme parentale, l’airial planté de chênes centenaires et la maison à

colombage, soigneusement entretenue et rechaulée une fois tous les deux ans, étant

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visibles de la route De l’autre côté de cette même route, un autre quartier avec, au bout

d’un chemin communal qui s’enfonce d’environ 5OO mètres dans la forêt, une ferme

initialement en tous points semblables à la première (bâtiment rectangulaire à pans de

bois avec remplissage de torchis, toit à quatre eaux, grenier avec petites ouvertures à

l’est fermées par des volets pleins) et occupée par la soeur cadette mariée à un Portugais

(elle s’occupe de l’exploitation et des marchés, lui travaille à mi-temps comme

chauffeur de cars) “ Il n’y a pas de raison”, dit la cadette” pour que ma maison ne soit

pas aussi bien que la leur parce qu’on la voit moins. Elle est même mieux maintenant,

on a nettoyé les poutres, on va mettre du crépi, c’est plus joli, et on va faire un vrai

étage”.

Insidieusement, les codes ont changé. Traditionnellement, dans les deux régions

étudiées comme dans la société rurale dans son ensemble, le statut s’exprimait d’abord

par l’étendue des terres et l’importance du bétail. Et s’il y avait bien des maisons plus

cossues que d’autres, les écarts locaux de richesse et de position sociale transitaient

essentiellement par d’autres indices rappelés par E. Le Roy Ladurie (Montaillou,

village occitan, Paris, Gallimard 1975): nombre d’hectares cultivés, boeufs à l’étable,

présence de servantes au foyer, importance de la batterie de cuisine, possession de

réserves etc. Désormais, la maison elle-même occupe la première place dans la stratégie

du paraître et son esthétisation devient l’élément prépondérant du partage entre

dominants et dominés.

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V-5: le propre et le rangé

Plus fondamentalement, c’est essentiellement par la manière dont elle est entretenue au

fil des jours que la maison fait pleinement sens, sa “beauté” étant pour les agriculteurs

interrogés contenue dans un ensemble de qualités d’un autre ordre que strictement

esthétiques. Voulant explicitement rompre avec les stéréotypes négatifs dans lesquels

ils se sentent toujours enfermés ( “parce qu’on est rural, on nous prend pour des

attardés”, “pour des incultes”, “pour des bouseux”), plusieurs informateurs, toutes

tranches d’âge confondues, rappellent si la maison rurale était autrefois

inconconfortable, elle n’a jamais été sale et négligée et a toujours fait au contraire

l’objet de soins attentifs et réguliers de la part ses habitants:

- “même solidement construite, comment voulez-vous qu’une maison comme ça de plus

de deux ans aurait tenue si personne ne s’en était occupé?”(Montmorillonnais)

- “ vous pouvez y aller, c’est parfaitement sain. Mon grand-père il passait tout au lait de

chaux tous les ans, dehors et dedans. Mon père a gardé le rythme, maintenant c’est moi.

Tous les ans, peut-être pas, je n’ai pas toujours le temps et puis avec les produits

modernes, c’est plus nécessaire comme avant, mais au moins tous les trois ans”

(Landes).

Devenue une demeure qui obéît aux règles les plus contemporaines du bel habitat

-clarté, confort, commodité-, la maison continue de devoir avant tout être propre et

rangée. Propreté et ordre vont en effet de pair, se recouvrant l’un l’autre, et constituent

la référence essentielle pour évaluer l’habitat - partant peut-être ceux qui l’occupent. En

théorie, beauté et propreté n’obéissent pas aux mêmes exigences ni ne se recoupent.

Dans les représentations de la maison chez les agriculteurs pourtant, elles restent

indissociables. Le bâtiment peut être vétuste, ne pas présenter de caractéristique

formelle distinctive, ne pas attirer spontanément le regard, il est qualifié de “beau” dès

l’instant qu’il est bien tenu:

-”ne faites pas attention au désordre, je n’ai pas eu le temps de ranger, ce n’est pas bien

beau comme ça”;

- “il n’y a pas à dire, c’est propre”

- “quand on est arrivé, ce n’était pas en bon état, mais c’était vivable. Mais quelle

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saleté! C’était vraiment laid. On a tout lessivé et on a tout de suite barbouillé les murs

pour que ce soit propre”.

- “si vous allez chez D. vous n’en reviendrez pas tellement c’est beau C’est tellement

briqué qu’on pourrait manger par terre. Je ne sais pas comment elle fait, chez moi c’est

propre, c’est sûr, je ne supporterais pas, mais quand même, je ne lui arrive pas à la

cheville”.

Ce goût du propre, qui semble enraciné dans un “ethos” paysan, explique peut-être,

autant que la recherche d’ effets de clarté et de luminosité, le choix du blanc, pourtant

particulièrement difficile à entretenir, pour la peinture des murs. Il explique aussi, au

moins partiellement, l’importance prise tant dans les Landes qu’en Montmorillonnais

par les vérandas. A la différence de celles des résidences secondaires, où elles sont

conçues comme une pièce supplémentaire d’où l’on peut jouir à l’abri du jardin ou du

site environnant, les vérandas chez les agriculteurs sont placées de préférence devant la

pièce par laquelle on accède le plus communément (en général la cuisine), servant de

sas pour s’essuyer les pieds, se déchausser, déposer les vêtements mouillés, se

débarasser d’affaires encombrantes de façon à éviter de “trop salir l’intérieur et de

laisser tout trainer n’importe où” Un exemple particulièrement éloquent de cette

différence de conception a été observé dans la Grande Lande, entre deux maisons

distantes de 8 kms, l’une occupée par des agriculteurs, l’autre par des neo-résidents

venus de Dordogne. Dans le premier cas de figure, on a affaire à une maison à

“estandad” qui a gardé sa fonction classique d’auvent devant la grande salle orientée à

l’est, face à l’airial, par où accèdent les visiteurs de marque, l’entrée des familiers (à

commencer par les voisins du quartier) se faisant par la cuisine à l’ouest; plutôt que de

changer les habitudes d’accès à la maison en proposant que tout le monde entre par

l’auvent, et parce que la cuisine reste par excellence la pièce à vivre, les propriétaires

ont fait construire devant cette cuisine une véranda de 2 mètres de profondeur, de façon

“ qu’on mette les chaussons ou qu’on s’essuie les pieds et qu’on se débarasse des sacs

et des manteaux ”. Dans le deuxième cas, la véranda , courant sur toute la façade est,

vient agrandir la maison et prolonger la grande pièce par une sorte de salon: “derrière,

ça donne sur le champ de maïs du voisin, la vue n’est pas terrible. D’ici, on a une vue

formidable sur l’airial et la forêt. Ca nous permet d’en profiter par n’importe quel

temps”.

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V-6: le goût comme fait de culture

A l’encontre des neo-ruraux, les agriculteurs - et plus encore les agricultrices -

admettent volontiers sinon acheter, au moins “feuilleter” des magazines de décoration

pour y puiser des idées. L’idée est clairement affirmée que le goût s’acquiert par contact

et relève d’une véritable socialisation passant par une éducation du regard et une

transmission:

- “mon mari, il est issu d’une famille d’agriculteurs bien plus riche que la mienne. Le

beau, il a toujours su ce que c’était, moi j’ai appris à son contact”;

- “le sens de la décoration, ça se cultive. Ca s’apprend dans une famille, ça se découvre

chez les autres, ça évolue avec les gens qu’on rencontre”;

- “le bon goût c’est un fonds culturel commun, les études, les vacances en famille, ce

que les parents ont transmis ou n’ont pas transmis”.

Même quand est revendiqué un talent “inné”, c’est-à-dire dont “on ne sait pas d’où ça

vient”(pour le crochet, la couture ou le tricot par exemple), ce talent est toujours

présenté comme une habileté strictement technique et ce n’est que l’adéquation du

produit fini à des normes esthétiques signifiées par un regard extérieur (le visiteur qui

admire, la ressemblance avec un modèle vu dans un magazine ou à la télévision) que

permet de qualifier ce produit de “beau”:

- “ je n’ai jamais appris la peinture, mais ça m’arrive pour me détendre de faire un petit

tableau.. Oh, c’est sans prétention, je ne m’en sers même pas pour décorer la maison,

sauf un que j’ai mis dans notre chambre parce que mon mari l’aime bien... C’est juste

pour me changer les idées. Mais une fois, le maire est venu à l’improviste pour nous

porter des papiers, j’étais occupée à peindre et il m’a dit: dis-donc, c’est drôlement

beau, tu ne me l’as jamais dit, tu voudrais pas m’en faire un pour la salle des fêtes?”

- “j’aime bien faire du crochet, je fabrique des napperons, des petits chapeaux, des

poupées. J’ai toujours su m’y prendre, je ne sais pas d’où ça me vient. Mais je n’avais

jamais pensé à décorer ma maison avec, je trouvais ça pas assez beau pour. Seulement

un jour ma voisine elle a trouvé que c’était très joli et elle m’a commandé un coussin

pour chez elle, ça m’a donné l’idée de mettre mes petites poupées sur l’étagère, avant je

les laissais sur la commode dans la chambre”.

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Modes d’appréciation similaires en ce qui concerne l’habitat: on l’entretient, on l’a vu,

le mieux possible, on y est fortement attaché, on n’a de cesse de l’améliorer, mais il faut

pour admettre qu’il est beau la médiation d’un regard extérieur qui l’authentifie comme

tel et en légitime la dimension esthétique. Du coup, on quête conseils et approbation de

ceux qui “savent” pour arranger au mieux l’intérieur et les abords: “le potager avant il

était devant la maison. Mais ma belle-fille elle m’a dit: Mamie ce serait plus joli devant

s’il n’y avait que des fleurs; le potager, il serait mieux au fond, près des pins. J’ai fait

comme elle m’a dit, elle a du goût ”(Landes).

Il y a pourtant bien des indices d’un rapport plus ambivalent qu’il n’y paraît aux

supposés détenteurs de (bon) goût et à leur compétence esthétique. Paradoxalement en

effet, le regard porté sur les autres (et tout particulièrement ceux qui ne travaillent pas la

terre) permet de repérer l’affirmation d’un savoir esthétique endogène présenté

quasiment comme inné : “il faut être d’ici pour savoir” . Dans La Culture du pauvre

(trad. française Paris, Editions de Minuit, 1970) Richard Hoggart avait mis en évidence

la façon dont les classes populaires anglaises identifiaient le prestige et la qualité

esthétique d’une habitation suivant des éléments de composition architecturale et leur

position dans l’espace, autant de signes décryptés à la fois comme indices de l’identité

sociale des occupants et comme “marqueurs de goût” Une attitude comparable se

profile chez les agriculteurs interrogés. Plus facilement enclins à parler des autres que

d’eux-mêmes, ils ont souvent livré comme en creux des jugements portés sur les

maisons alentour (les autres fermes, les habitations rénovées par les neo)-ruraux ou les

constructions neuves) une conception précise des normes du bel habitat:

- “je suis retournée une fois à la ferme, je l’ai vendue à des gens de connaissance qui

m’ont invitée à voir ce qu’ils avaient fait. Dans la grande pièce, qui était une belle

pièce, ils ont enlevé toutes les poutres, ils les ont cachées, c’est pas vrai...”(agricultrice

retraitée, Montmorillonnais);

- “les nouveaux, ils sont bien gentils, et puis travailleurs, on ne peut pas dire. Mais pour

ce qui est de la maison, ils n’ont rien compris, ce qu’ils ont fait c’est vraiment pas beau.

A l’intérieur ils ont tout cassé et ils ont fait une seule grande pièce avec une

mezzanine(...) Bon, c’est chez eux , après tout ça les regarde...Mais ils auraient quand

même pu choisir une autre couleur pour les poutres. Ca vient d’où ce bleu? C’est pas

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d’ici en tous cas, le bleu landais, c’est pas criard comme ça” (un fermier de la Grande

Lande parlant de neo-ruraux reconvertis à l’élevage de poulets “biologiques”).

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V-7: Le cas des lotissements aux abords des villages landais

En à peine vingt ans, l’habitat dans la Grande Lande s’est très fortement modifié. D’une

part, les vieilles maison abandonnées et en ruine qui marquaient encore le paysage au

début des années 1980 ont été rénovées et transformées en maisons de vacances, tandis

que les fermes toujours en exploitation frappent aujourd’hui par leur aspect coquet et

leurs mises aux normes, on vient de le voir, d’une esthétique plus consciemment

travaillée D’autre part, plusieurs communes se sont lancées dans une politique de

lotissements regroupés aux limites du bourg ancien. Initialement conçus par refus du

“mitage” et surtout pour maintenir sur place les natifs du lieu, grâce à des prix attractifs

(par exemple terrain vendu au prix symbolique d’un franc le mètre carré, avec pour

contre-partie l’obligation de résider pour une période minimale de dix ans), ces

lotissements accueillent désormais des Landais majoritairement étrangers à la

commune, exerçant en ville (Dax, Mont-de Marsan, Tartas, Capbreton...) une activité

tertiaire, et qui vivent “au village” en portant avec eux des rêves de campagne similaires

à ceux qu’on a décrits chez les neo-résidents. Pour autant, leur rapport à

l’environnement et à la maison se déchiffre comme un mixte entre les deux conceptions

tranchées des agriculteurs dont ils sont les descendants directs et des “gens de

l’ailleurs”. Insistant sur leur attachement aux lieux, ils affirment un sentiment

d’appartenance locale qui semble comme exarcerbé par l’obligation à laquelle ils sont

contraints de s’en arracher temporairement pour leur travail. Proches à maints égards

des neo-urbains qui s’installent dans une banlieue résidentielle pour y avoir de l’espace

à moindre coût, ils ont de la forêt une vision réduite à sa seule dimension paysagère, en

dehors des moments où ils vont à la chasse ou se livrent à la cueillette des

champignons. Il suffit qu’ils puissent voir de leurs fenêtres ou de leur jardin une

enfilade de pins cultivés pour se sentir “bien” et l’absence de chênes ou de châtaigners

ne gène en rien leur conviction de vivre pleinement “au coeur de la forêt landaise”.

Encore faut-il que ce qui subsiste de cette forêt à proximité de la maison soit

régulièrement entretenu par les services municipaux, pas tant par peur du feu que parce

que la fougère luxuriante et les pommes de pins qui traînent par terre, “ce n’est pas

beau, ça fait pas propre”. Adhésion à une vision policée et quasi-urbanisée d’une nature

qui là aussi n’a plus sens que comme décor et qu’on reconnaît au reste moins souvent

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arpenter que le bord de mer (pourtant distant d’au moins 40 kms) ou les rues de la ville

où l’on travaille. Dans le même temps, la proximité de la forêt conduit à limiter les

dimensions du jardin pour tirer parti des dimensions du terrain en faveur de l’extension

de la seule maison:

- “ je me suis installé ici parce que les lots font 15OO mètres/carré. Je voulais une

grande maison, la plus étalée possible parce que je préfère que tout soit de plein pied, ça

permet d’être tout de suite dehors et d’en profiter. Ca laisse un jardin encore assez

grand pour y mettre une table et des chaises pour manger dehors, quelques fleurs et un

coin potager. Mais pas besoin d’arbres, on les voit d’ici”

- “ je voulais absolument une maison dans les pins. La solution du lotissement, c’est ce

que j’ai trouvé de mieux, parce que la forêt, elle est à ma porte, et ça m’a permis de

faire construire une belle maison bien grande avec un garage et une salle de jeu pour les

enfants. 160 mètres carré au sol, ça fait une belle surface Le jardin évidemment il est un

peu petit, mais comme ça c’est plus facile à entretenir et dès qu’on sort, on est tout de

suite dans les pins”.

Dans les lotissements les plus anciens étaient parfois imposée par la commune la

soumission de l’architecture à quelques règles rappelant un type régional (crépi blanc,

bois en façade, forme ramassée) Erigés à la fin des années 1970, ces lotissements

demeurent le lieu de l’expression la plus tangible d’un style “neo-landais” qui

emprunte davantage à la maison basque ou à la maison de bourg qu’à la maison rurale

landaise traditionnelle ses références: poutraison apparente sur la façade, prédilection

d’un toit à deux eaux, présence d’un auvent surmonté d’un balcon symbolique plus que

fonctionnel et qui est devenu un simple lieu de passage. Mais tandis qu’ il s’agît là

explicitement d’un projet de continuité avec le bâti ancien, dans les lotissements les

plus récents tend au contraire à s’imposer une forme en rupture délibérée avec le bâti

traditionnel, celle de la maison dite “nord-américaine”, d’autant plus recherchée

semble-t-il qu’elle prend beaucoup de place alors même qu’on éprouve de moins en

moins le besoin d’avoir un grand jardin. Construite en U ou en L, cette maison est faite

de multiples décrochements et recoins et comporte souvent une partie en étage,

ornementée d’un balcon. Le bois en a totalement disparu au profit du seul crépi,

généralement rose, et des colonnades blanches maintiennent en façade le principe de

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l’auvent. Les propriétaires de ces maisons sont unanimes à justifier leur choix par une

envie de “modernité” et de “grande surface habitable”, autant qu’à dire leur refus des

“vieilles maisons” ou de leurs avatars contemporains parce que “ça rappelle trop la vie

d’avant”,. vie souvent rude de leurs parents ou de leur propre enfance. Dans la “belle”

maison “contemporaine” qu’on vient de faire construire se lit alors le désir de

manifester son ascension sociale.

Pour autant, il commence à surgir quelques rares exceptions à cette forme pavillonnaire

proliférante, incarnées dans le modèle dit “de Marquèze”, en référence explicite à la

maison de maître de l’Ecomusée. Il s’agît cette fois d’une réplique à “l’identique” d’une

maison à colombage et remplissage de briques, avec toit à trois eaux et “estandad” et

volets pleins peints en bleu Au demeurant, ne sont plus respectées ni l’orientation est-

ouest qui tenait compte des conditions climatiques ni l’emplacement des ouvertures ni

les proportions. Seule importe, dans sa facticité même, que la forme évoque la “ferme”

d’autrefois. Une infirmière libérale, propriétaire d’une maison de ce type dans un

lotissement où les onze autres sont résolument “modernes” explique ainsi son choix:

- “ j’ai toujours vécu dans les Landes; j’en suis partie juste pour faire mes études (à

Bordeaux) et dès que j’ai pu, je suis revenue. Je travaille à C..., mais j’ai droit à des

indemnités de déplacement dans un certain périmètre, et là, c’était juste à la limite.

J’aurais bien aimé une vraie vieille ferme, mais je n’ai pas trouvé. La maison de mes

parents, c’est mon frère qui l’a récupérée. J’en voulais une pareille mais c’était trop

cher ou il y avait trop de travaux. Donc j’ai fait construire en choisissant quelque chose

qui ressemblait quand même à ce que j’avais connu (...). Les autres rigolent en disant

qu’une ferme ça se met pas en plein dans un lotissement, mais je m’en moque. Je suis

chez moi, et l’important c’est que ça me plaise à moi. D’ailleurs il y a des gens qui se

sont déjà arrétés pour la regarder (la maison est en bordure de route) et qui m’ont même

demandé de la photographier. Comme quoi!”.

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CONCLUSION

La comparaison des pratiques de l’habitat dans les deux territoires ruraux étudiés a fait

apparaître des rapports à la maison révélateurs de manières différentes et contrastées de

penser l’appartenance territoriale comme de spécifier la relation esthétique au lieu et à

la demeure selon qu’on a affaire à “ceux d’ici” ou “ceux d’ailleurs”.

* Pour les premiers, ceux qui ont toujours vécu et travaillé sur place comme

agriculteurs, la maison est un élement d’un plus vaste ensemble et sa possession

rappelle tout à la fois qu’on est ici et qu’on y est enraciné non seulement par une

appartenance à une lignée mais par le travail qu’on y effectue. L’espace dans ces

conditions est d’abord un espace de vie dont les limites débordent très largement celles

circonscrites à partir de l’habitat domestique; sa pratique et ses représentations sont

essentiellement déterminées par les conditions concrètes de l’existence. Sa qualité

esthétique relève d’un surplus dont on prend surtout conscience sous le regard des

autres, ce qui n’exclut pas au long des jours la manifestation récurrente d’un souci

d’embellie dont le propre et l’ordonné sont les signes les plus consensuels De ce point

de vue, ce que nous avons repéré aussi bien dans les Landes que dans le

Montmorillonnais fait écho aux analyses effectuées par Joëlle Deniot (op.cit) sur le

rapport des ouvriers à leur espace domestique, mais il entre aussi en jeu, en l’occurence,

un rapport plus général à l’espace, dont l’habitation de l’agriculteur n’est qu’un élément

d’un plus vaste ensemble où s’inscrit le procès de travail.

* Pour les seconds, l’habitat et ses abords immédiats constituent par eux-mêmes un

territoire fortement individualisé et qui permet par excellence de laisser son empreinte

et d’affirmer un sens esthétique qu’on présente comme un don ou un talent “inné”. Ce

qui s’étend tout autour de la maison a essentiellement sens par rapport à un rêve de

nature, fonctionne comme le cadre d’un tableau, est perçu spontanément comme un

paysage à contempler, un décor qui mobilise d’abord le regard.

Le souci de personnalisation à l’extrême qui peut conduire, on l’a vu, jusqu’à la

revendication d’un “mauvais goût” va de pair avec une soumission apparente et

fortement soulignée dans les propos tenus devant notaires, agents immobiliers ou

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enquêteurs, aux normes de la “typicité”. On pourrait faire de ce paradoxe l’indice de

cette recherche de la distinction sociale plus spécialement caractéristique de façon

générale des membres des classes moyennes - trait souligné de longue date par les

sociologues américains (on pense à T. Veblen puis W. Mills) avant d’être au fondement

des analyses de Pierre Bourdieu et jean-Claude Passeron plus directement centrées sur

“l’amour de l’art” ou la “photographie” par exemple, dans la mesure où les

informateurs que nous avons rencontrés se sont affirmés d’autant plus autonomes et

libres de s’exprimer par leur habitat “comme ils l’entendent” qu’ils appartiennent de fait

aux classes moyennes. Hypothèse renforcée par le fait que les quelques “puristes” ou

“intégristes” que nous avons entendus soucieux de respecter dans son moindre détail

une “reconstruction à l’identique” à la fois de la maison et de ses modes de vie

ancestraux (ou supposés tels) jusqu’à aller pour une petite minorité au refus de tout

signe de la modernité, à commencer par le confort, exercent des professions

intellectuelles (chercheurs, professeurs d’Université, écrivains). Force est de le

reconnaître: ni le Montmorillonnais ni la Grande Lande n’attirent autant de membres

des classes supérieures que la Haute provence, le Lubéron ou les Cévennes par

exemple. Dans cette mesure, le rapport à l’espace et à la maison chez ceux que nous

avons désignés comme les “néo-résidents” reste bien significatif des grands traits

caractéristiques de cette “esthétique moyenne” précédemment évoquée.

Entre les deux, les descendants des agriculteurs restés “au pays” mais tournés par leurs

activités vers la ville, montrent une esthétisation plus consciemment travaillée à la fois

de la maison et de ses abords qui les rapproche des neo-ruraux dans leur ensemble,

associée à un rapport ambivalent au terroir et à l’architecture locale dont le phénomène

du lotissement dans les landes nous est apparu particulièrement significatif. D’un côté

en effet y domine un modèle immédiatement contemporain, celui de la “maison à

l’américaine” en rupture délibérée avec la “ferme d’antan” aussi bien qu’avec la maison

de bourg, permettant d’étaler, au sens strict, dans l’espace tous les signes de son

ascension social; de l’autre perdure la tradition d’un style dit “maison landaise” dont

l’avatar le plus récent ( la maison “à la Marquèze”) repose sur un principe d’imitation

poussé à l’extrême de ce que l’Ecomusée impose malgré lui comme l’idéaltype de la

maison landaise.

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La gamme des variations repérées ne saurait toutefois conduire à poser l’existence

d’oppositions tranchées. Au contraire, l’enquête a fait apparaître un foisonnement des

critères du beau, souvent entremélés, parfois communs dans la mesure où tous

souscrivent au recentrement sur la sphère de l’intimité familiale et sont soudés dans une

même perception de l’habitat comme révélateur du goût de ses occupants, avec l’idée

récurrente qu’il n’y a réellement de beau que le “beau pour soi”. A un niveau plus

général néanmoins deux systèmes de représentation du beau se sont esquissés, selon

que le beau est pensé comme relevant d’une pure attitude individuelle, d’un sens inné

de l’esthétique, ou que le beau est un construit relationnel et un fait de culture.

Dans un article qui portait en germe la distinction entre objet/signe et objet/symbole sur

laquelle il reviendra ultérieurement plus systématiquement, Jean Baudrillard affirmait

que c’est dans la consommation de l’objet que s’affirme la logique de ses significations

(La genèse idéologique des besoins , Cahiers internationaux de sociologie, Volume

XLVII, 1969). L’objet est pour lui inscrit dans un rapport d’échange et détermine par sa

propre nature la nature même de l’échange. Or comme l’objet symbole, le beau pensé

comme fait de culture (ce qu’on a repéré chez les agriculteurs) paraît “indissociable de

la relation concrète où il s’échange, du pacte référentiel qu’il scelle entre deux

personnes”. A l’inverse, le beau posé par les neo-ruraux comme relevant d’un sens inné

de l’esthétique “s’immédiatise en tant que tel, se réifie en tant que signe (...) devient

autonome, opaque et se met à signifier du même coup l’abolition de la relation”.

Comme tel, il soustend l’individualisation des sujets vis-à-vis du groupe, il organise la

“séparation-distinction” plutôt que la relation. En distinguant ces deux registres du

beau/symbole et du beau/signe, il nous semble avoir pu disposer d’une grille opérante

pour analyser les modalites de distinction entre les différents groupes qui occupent les

espaces ruraux contemporains dans leur relation à l’esthétique de l’habité.

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