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Tous droits réservés © Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques / Canadian Institute for Research on Linguistic Minorities, 2019 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 24 juil. 2020 07:13 Minorités linguistiques et société Linguistic Minorities and Society Transformation des dynamiques minoritaires, paradigmes sociolinguistiques et émotions Geneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse Inclusion, exclusion et hiérarchisation des pratiques langagières dans les espaces plurilingues au 21 e siècle Inclusion, Exclusion and Hierarchization of Language Practices in Multilingual Contexts of the Twenty-First Century Numéro 12, 2019 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1066520ar DOI : https://doi.org/10.7202/1066520ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques / Canadian Institute for Research on Linguistic Minorities ISSN 1927-8632 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Bernard Barbeau, G. & Moïse, C. (2019). Transformation des dynamiques minoritaires, paradigmes sociolinguistiques et émotions. Minorités linguistiques et société / Linguistic Minorities and Society, (12), 31–50. https://doi.org/10.7202/1066520ar Résumé de l'article L’étude des minorisations linguistiques traverse la sociolinguistique des contacts de langues. Quel que soit le contexte culturel et social envisagé, la domination linguistique relève de phénomènes d’exclusion, de rejet de l’autre, mais aussi de son propre groupe d’appartenance. Or, il semble que la description et l’analyse de ces différentes réactions face à la domination s’actualisent dans des moments historiques particuliers, socialement et scientifiquement inscrits. Cet article vise à montrer comment la sociolinguistique a décrit ces rapports de domination depuis les années 1970, quelles notions elle a mobilisées en regard des idéologies sociales et scientifiques considérées, telle la diglossie conflictuelle, et comment l’on pourrait appréhender aujourd’hui ces rapports de domination à l’aune de sentiments et processus individuels ou sociaux, telles la honte et l’agentivité, plus en lien avec l’individuation de nos sociétés contemporaines.

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Tous droits réservés © Institut canadien de recherche sur les minoritéslinguistiques / Canadian Institute for Research on Linguistic Minorities, 2019

Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 24 juil. 2020 07:13

Minorités linguistiques et sociétéLinguistic Minorities and Society

Transformation des dynamiques minoritaires, paradigmessociolinguistiques et émotionsGeneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse

Inclusion, exclusion et hiérarchisation des pratiques langagièresdans les espaces plurilingues au 21e siècleInclusion, Exclusion and Hierarchization of Language Practices inMultilingual Contexts of the Twenty-First CenturyNuméro 12, 2019

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1066520arDOI : https://doi.org/10.7202/1066520ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques / CanadianInstitute for Research on Linguistic Minorities

ISSN1927-8632 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleBernard Barbeau, G. & Moïse, C. (2019). Transformation des dynamiquesminoritaires, paradigmes sociolinguistiques et émotions. Minoritéslinguistiques et société / Linguistic Minorities and Society, (12), 31–50.https://doi.org/10.7202/1066520ar

Résumé de l'articleL’étude des minorisations linguistiques traverse la sociolinguistique descontacts de langues. Quel que soit le contexte culturel et social envisagé, ladomination linguistique relève de phénomènes d’exclusion, de rejet de l’autre,mais aussi de son propre groupe d’appartenance. Or, il semble que ladescription et l’analyse de ces différentes réactions face à la dominations’actualisent dans des moments historiques particuliers, socialement etscientifiquement inscrits. Cet article vise à montrer comment lasociolinguistique a décrit ces rapports de domination depuis les années 1970,quelles notions elle a mobilisées en regard des idéologies sociales etscientifiques considérées, telle la diglossie conflictuelle, et comment l’onpourrait appréhender aujourd’hui ces rapports de domination à l’aune desentiments et processus individuels ou sociaux, telles la honte et l’agentivité,plus en lien avec l’individuation de nos sociétés contemporaines.

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Minorités linguistiques et société

Linguistic Minorities and Society

Numéro 12 Number 12 2019

Transformation des dynamiques minoritaires, paradigmes sociolinguistiques et émotionsGeneviève Bernard Barbeau Claudine MoïseUniversité du Québec à Trois-Rivières Université Grenoble Alpes

RésuméL’étude des minorisations linguistiques traverse la sociolinguistique des contacts de langues. Quel que soit le contexte culturel et social envisagé, la domination linguistique relève de phénomènes d’exclusion, de rejet de l’autre, mais aussi de son propre groupe d’appartenance. Or, il semble que la description et l’analyse de ces différentes réactions face à la domination s’actualisent dans des moments historiques particuliers, socialement et scientifiquement inscrits. Cet article vise à montrer comment la sociolinguistique a décrit ces rapports de domination depuis les années 1970, quelles notions elle a mobilisées en regard des idéologies sociales et scientifiques consi-dérées, telle la diglossie conflictuelle, et comment l’on pourrait appréhender aujourd’hui ces rapports de domination à l’aune de sentiments et processus individuels ou sociaux, telles la honte et l’agentivité, plus en lien avec l’individuation de nos sociétés contemporaines.

AbstractLinguistic minorization is one of sociolinguistics’ areas of study. Regardless of the cultural and social context, linguistic domination is a phenomenon of exclusion, of rejection of others, but also of one’s own group. However, these mechanisms can be reversed in order to affirm a group’s desire for emancipation. The description and analysis of these different reactions to domination are revealed in particular historical moments that are socially and scientifically significant. This article aims to show how sociolinguistics has described these relations of domination since the 1970s and what notions it has mobilized in regard to the social and scientific ideologies consid-ered, such as conflictual diglossia, and how one could apprehend these relations of domination today by the yardstick of individual or social feelings and processes, such as shame and agen-tivity, which are more connected to the individuation of contemporary societies.

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L’étude des minorisations linguistiques, de leurs processus et de leurs effets traverse la sociolinguistique des contacts de langues. Quel que soit le contexte culturel et social envi-sagé, de la Catalogne aux minorités francophones du Canada, par exemple, la minorisa-tion linguistique peut produire des phénomènes ou des sentiments d’exclusion, de rejet de l’autre, mais aussi de son propre groupe d’appartenance. L’auto-odi, l’auto-dévaluation, le ressentiment envers autrui, voire le silence et la honte relèvent de processus de dévalorisa-tion de soi possiblement en œuvre dans les contextes de domination culturelle et linguis-tique (Bernard Barbeau, 2015a ; Boudreau, 2016 ; Moïse, 2017). Ces mécanismes peuvent toutefois être renversés, donnant ainsi à voir une volonté d’émancipation des groupes par des formes d’opposition, de séparation, de résistance ou par des stratégies d’émancipation personnelle, formes d’agentivité ou de fierté.

Or, il semble que la description et l’analyse de ces différentes réactions face à la domi-nation s’actualisent dans des moments historiques particuliers, socialement et scientifique-ment inscrits. Il s’agira donc de montrer comment la sociolinguistique a décrit ces rapports de minorisation depuis les années 1970 et quelles notions elle a mobilisées en regard des idéologies sociales et scientifiques considérées. Ce faisant, nous souhaitons aussi montrer que d’autres notions – relevant notamment du paradigme des émotions et de processus d’agentivité individuels –, bien que rarement abordées jusqu’ici pour envisager ces rapports, gagneraient aujourd’hui à être investies par les sociolinguistes. Cet arrimage entre épistémo-logie de la sociolinguistique et conceptualisation des émotions et de l’agentivité permettra de faire état de diverses manières d’envisager les rapports de minorisation linguistique et la conflictualité qui en découle.

Ces différents moments scientifiques et les conceptions théoriques qui en sont tributaires seront illustrés au moyen principalement de données provenant d’un vaste corpus sociolin-guistique, mais également, à l’occasion, par des exemples tirés de la littérature. Le corpus sociolinguistique est constitué d’entretiens menés dans les années 1990 à 2000 auprès de locuteurs franco-ontariens. Il portait, dans une perspective mondialisée, sur la perception de soi chez des locuteurs dont les pratiques langagières sont minoritaires, voire minorisées1.

1. Plus précisément, les données choisies proviennent de la thèse de doctorat de Claudine Moïse (1995), intitulée Mise en discours d’ identités minoritaires : les Franco-Ontariens de Sudbury, et de deux programmes de recherche. Le premier, « Prise de parole I : la construction discursive de l’espace francophone en milieu minoritaire », a été financé par plusieurs organismes, dont le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (chercheurs principaux : Normand Labrie, Monica Heller [Université de Toronto] et Jürgen Erfurt [Johann Wolfgang Goethe Universität] ; collaboratrices : Annette Boudreau et Lise Dubois [Université de Moncton, responsables de l’Acadie], 1997-2000), le programme Transcoop du German-American Academic Foundation Council (chercheurs principaux : Jürgen Erfurt [Johann Wolfgang Goethe Universität], Monica Heller et Normand Labrie [Université de Toronto], 1996-1999) et l’Agence universitaire de la Francophonie (chercheuse principale  : Claudine Moïse [Université d’Avignon]). Le second, « Prise de parole II : la nouvelle francophonie et le multilinguisme mondialisé », a été financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (chercheuse principale : Monica Heller [Université de Toronto] ; co-chercheuses : Annette Boudreau et Lise Dubois [Université de Moncton, responsables de l’Acadie] ; Deirdre Meintel et Patricia Lamarre [Université de Montréal] ; Normand Labrie [Université de Toronto] ; collaboratrices : Claudine

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Le recours à ces corpus – tant sociolinguistique que littéraire – sert davantage l’illustra-tion de l’articulation de concepts et de notions tantôt pris en compte, tantôt occultés par la sociolinguistique qu’une analyse systématique des discours qu’ils contiennent pour en faire émerger des phénomènes propres à la minorisation.

La diglossie, une approche radicale des sujets minorisés ?Revendications postcoloniales, émancipation féministe, mouvement afro-américain des

droits civiques, manifestations pour les langues régionales, les années 1970 ont été celles des réveils collectifs, nationalistes voire « nationalitaires » (Bernard, 1988). Dans ce temps de libération et de reconnaissance sociétale, la sociolinguistique nord-américaine s’est enga-gée par rapport aux inégalités (voir Bratt Paulston et Tucker, 1997), que ce soit par la des-cription de la variation ou par la valorisation de l’alternance de codes et du plurilinguisme. Dans le contexte de la société nord-américaine des années 1960 – déficit budgétaire aux États-Unis, chômage, pauvreté, revendications minoritaires –, on s’interroge sur les valeurs sociales et les effets de discrimination et d’inégalité. William Labov comme John Gumperz (ce dernier dans une approche interactionniste et interculturelle) ont fait de la linguistique un champ d’intervention, en lien entre autres avec des commandes sociales et politiques. Le gouvernement fédéral lance notamment une politique sociale visant l’intégration scolaire des minorités linguistiques. William Labov consacre plusieurs articles aux causes de l’échec des enfants noirs dans l’apprentissage de la lecture, Dell Hymes met en avant les types de com-munautés linguistiques et de structuration sociale, Joshua Fishman souhaite enseigner à de vastes groupes de locuteurs des variétés qu’ils ne connaissent pas. Le sociolinguiste devient expert dans le champ social ou juridique. Du côté français, un colloque organisé en 1978 par Jean-Baptiste Marcellesi et Bernard Gardin sera une pierre fondatrice de la sociolinguis-tique en France, hors de la sphère variationniste. Tous deux revendiquent une sociolinguis-tique marxiste, comme la grande majorité de celles et ceux qui ont participé à l’émulation de ces années politiques et intellectuelles (rupture de l’union de la gauche en 1977, élection de François Mitterrand en 1981). Les préoccupations étaient claires, « ouverture aux ques-tions du siècle et volonté de prendre en compte la demande sociale » (Marcellesi et Gardin, 1981 : 4e de couverture). Cete rencontre scientifique englobe la discipline naissante, entre Approches, théories et pratiques, pour reprendre le titre des actes du colloque (Marcellesi et Gardin, 1981), et aborde les grands champs à détricoter : le plurilinguisme et la diglossie, la grammaire et la société (des analyses de la variation), l’analyse de discours, la sociolin-guistique et l’école. La sociolinguistique du contact des langues et du plurilinguisme s’est développée autour des romanistes allemands hors de France, tel Georg Kremnitz, et autour

Moïse [Université d’Avignon] et Sylvie Roy [Université de Calgary] ; assistants de recherche : Gabriella Djerrahian, Emmanuel Kahn, Stéphanie Lamarre, Mélanie LeBlanc, Darryl Leroux, Mireille McLaughlin, Chantal White, Maia Yarymowich et Natalie Zur Nedden).

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des créolistes et de Robert Lafont dans la mouvance des études sur la diglossie occitane pour ce qui est du concept de diglossie.

Nous n’allons pas refaire l’histoire d’une époque ni l’épistémologie d’un concept, mais nous souhaitons voir quelles sont, dans ce cadre historique, social et scientifique, les notions qui ont été mobilisées et pourquoi elles l’ont été.

L’auto-odi, une forme de négation et de culpabilisation du sujet

L’auto-odi, qui provient de la notion de haine de soi, a été théorisé dans les années 1960 en sociolinguistique dans le cadre des situations diglossiques et du conflit linguistique2. L’auto-odi serait l’aboutissement de l’aliénation linguistique (Lafont, 1967), quand le sujet minoritaire s’identifie au groupe dominant dans un rejet de sa propre identité linguistique. L’auto-odi « conduit donc le locuteur d’une manière souvent radicale et définitive à l’abandon de sa langue et à sa non-transmission, mais également à un combat parfois véhément à l’égard de ses origines » (Alén, Garabato et Colonna, 2016 : 4e de couverture).

La notion de haine de soi, adoptée par Kurt Lewin, considéré comme le père de la psychologie sociale, vient du Selbsthass de Theodor Lessing qui, en 1930, « a posé le problème de la haine de soi juive comme une réaction disons de perturbation psychologique des indi-vidus et [cette notion] devient un concept social concernant un type de réaction collective » (Ninyoles et Boyer, 2016 : 16). Le concept a fait le lien entre dynamiques sociales et compor-tement individuel quand « toute frustration engendre de l’agressivité et peut conduire à deux positions : ce que l’on appelle les réactions intra-punitives et extra-punitives » (Ninyoles et Boyer, 2016 : 16). Par la suite, de nombreux auteurs (Dorais, 1984 ; Fanon, 1952 ; Memmi, 1985 ; Paré, 1994) ont, chacun à sa façon en contexte colonial ou canadien, évoqué cette auto-destruction dans une responsabilité du sujet, auteur de sa propre aliénation :

L’oppression ne vient donc pas de l’extérieur, d’une altérité hypothétique aux visages multiples, à laquelle il serait facile d’attribuer tous nos travers. Pour nous, francophones d’Amérique, elle ne vient pas que du monde anglo-saxon ou de la France hexagonale. Elle vient aussi du noyau, de terribles scissions qui anéantissent parfois nos désirs les plus impérieux, qui anémient jusqu’à notre volonté de vivre, de vivre parmi les nôtres. (Paré, 1994 : 45)

Or, la notion de haine de soi, reprise en sociolinguistique sous le terme d’auto-odi, pose question. Elle a été conceptualisée dans un contexte très précis, celui des années 1930 et de l’antisémitisme. Avec force explications psychanalytiques, elle fait reposer la responsabi-lité de la minorisation sur l’individu et, surtout, elle donne à parler pour l’autre, à sa place ; en effet, ceux qui affirment l’auto-odi sont émancipés, capables eux-mêmes d’une prise de

2. La référence demeure, en France, le numéro 61 de la revue Langages, et notamment l’article qu’y signe Kremnitz (1981), qui se réfère lui-même à la sociolinguistique catalane, au Congrés de Cultura Catalana (1975-1977) et aux sociolinguistes Aracil et Ninyoles.

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conscience hors d’un rapport d’assujettissement. Il s’agit donc d’un jugement porté sur l’autre, qui adopte certaines stratégies (exil territorial, séparation vis-à-vis du groupe, assimilation) pour sortir de la minorisation. La haine de soi ne serait-elle pas l’expression d’une hétéro-catégorisation, construite à l’égard de celle ou celui qui ferait, aux yeux des « résistantes et résistants », acte de « trahison » ou de « déloyauté » ? Par la suite n’aurait-elle pas servi en sociolinguistique, et au-delà d’un sentiment épilinguistique conflictuel sur les langues, dans une catégorisation binaire et exclusive, une unité radicale du groupe minoritaire et la stigmatisation de celles et ceux qui ne participaient pas aux mouvements d’émancipation nationale minoritaire ?

Ne peut-on pas alors suivre Rafael Ninyoles et plutôt utiliser le terme d’auto- dénigrement (Ninyoles et Boyer, 2016 : 16) en tant que composante de la haine de soi ? Ces formes de dénigrement, d’auto-dévaluation, voire de simple indifférence permettent une certaine complexité d’identification qui rend compte de formes d’accommodation à l’égard de situa-tions de minorisation, comme l’affirme Nicolas, dans l’extrait ci-dessous, qui considère comme peu importantes la question culturelle et celle de l’attachement communautaire. La lecture de cet extrait montre la complexité d’interprétation des formes d’assimilation vis-à-vis du groupe dominant. Peut-on dire que Nicolas serait plutôt dans une certaine forme d’auto-odi, de rejet de sa propre identité linguistique ou simplement d’indifférence ?

j’dirais Franco-Ontarien j’dirais je suis 90 % anglais 10 % français + j’suis plutôt anglais un Franco-Ontarien j’dirais que c’est quelqu’un qui est plutôt de la langue anglaise mais qui aussi parle français […] ah j’aime bien j’aime la culture française aussi que la culture anglaise + ma femme est anglaise la femme de mon frère est française j’ai quatre j’ai trois frères sa femme l’autre est ukrainienne et puis l’autre est italienne ça fait + la culture elle n’est pas très important j’trouve il n’a pas un qui est plus bon que l’autre ni moins bon que l’autre (Nicolas, corpus 1995).

L’auto-dévaluation et l’auto-dénigrement, une analyse pessimiste du sujet

Mais au-delà de l’indifférence se trouve le dénigrement. L’identité, dans une perspective de conflit linguistique, se construit selon un phénomène d’identification et de différencia-tion qui conduit à valoriser son propre groupe et à dévaloriser l’autre tout en accentuant les différences perçues avec les autres groupes (eux) et en les minimisant chez la communauté d’appartenance (nous). Jacques Bres (1993), en son temps, a schématisé ce processus ainsi : un individu appartenant à un groupe A se distancie ou s’exclut d’un groupe B, voire produit un discours négatif à son endroit, et valorise ceux qu’il juge appartenir au même groupe que lui, actualisant A+ et B -.

Cette situation peut toutefois différer en contexte de minorisation. Dominé par le groupe A, le groupe B reçoit l’image stéréotypée négative que le groupe A produit sur lui (B -) et l’image positive que le groupe A produit de lui-même (A +) et peut aller jusqu’à

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l’intérioriser. Bres (1993 : 154) parle alors d’auto-dévaluation, où B actualise B -, remettant en circulation un discours contre son propre groupe. Cette auto-dévaluation apparaît nettement dans les travaux sur l’insécurité linguistique, où un groupe dévalorise sa variété de langue, mais elle touche également une multitude d’aspects, comme dans l’extrait suivant, où il est question de repères culturels (ou de leur présumée absence) :

je m’excuse : quand tu fais affaire à un peuple + t’sais acculturé à planche + qui sait : mais qui connaît rien là + qui sait même pas qui sait pas : + mon dieu : qu’est-ce qu’est-ce qu’y a : d’gros là : qui sait même pas qui est : Jean Leloup : qui sait pas qui est : je sais pas moi : + t’sais : ouf : + qui connaît pas Anthony x qui connaît pas : je ne parle que des Canadiens : la France là t’sais comme on en parle pas de ça t’sais + quand tu fais affaire avec un peuple autant + aussi acculturé + si tu veux faire un spectacle et faire : + de l’argent : ou enfin : rentrer dans tes : dans tes : fonds + il faut que t’aies des valeurs sûres + et des valeurs sûres c’est les grands noms + j’veux dire ici on connaît Céline Dion bien sûr (Édouard, corpus 1995).

Certes, Édouard, qui, dans cet extrait, accuse ses compatriotes de ne pas être cultivés, ne se considère certainement pas lui-même d’une telle façon. Mais si cela est vrai au plan individuel, il existe néanmoins, à l’échelle collective, ce réflexe de dévalorisation des autres membres de son propre groupe. Autrement dit, les individus en arrivent à tenir des discours contre eux-mêmes sinon en tant qu’individus, du moins en tant que groupe.

Un lien peut être établi avec les travaux en psychologie sociale qui ont été largement repris en sociolinguistique, notamment l’étude de Lambert, Hodgson, Gardner et Fillenbaum (1960) sur les attitudes des francophones et des anglophones du Québec à l’égard des deux langues et des groupes de locuteurs. Non seulement les francophones évaluaient alors les anglophones plus positivement, mais l’évaluation qu’ils faisaient des francophones était moins favorable que celle qu’en faisaient les anglophones, ce qui a amené les auteurs à conclure qu’il s’agissait là d’une réaction typique d’un groupe en position minoritaire : on intègre la domination pour croire s’en extraire, comme le dirait Bourdieu. Les caractéristiques négatives attribuées par la communauté dominante à la communauté dominée sont alors largement acceptées par les membres de cette dernière, qui se les attribuent à leur tour, ce qui rend compte d’une vision assez déterministe, voire pessimiste, des comportements sociaux.

Le ressentiment, une vision conflictuelle des rapports de groupes

Dans cette représentation du conflit frontal, le ressentiment, alimenté par une colère intériorisée, un sentiment d’injustice voire une oppression avérée, est un moteur du sentiment de minorisation et de la diglossie telle que pensée dans les années 70. Pourtant, le ressenti-ment a été très peu étudié en sociolinguistique ; ce sont surtout les philosophes, principale-ment Nietzsche (1887), et les historiens (voir notamment Ferro, 2008) qui s’y sont penchés. Cette absence d’intérêt de la part de la sociolinguistique peut s’expliquer par le fait que le ressentiment est une émotion qui prend sa source dans la colère, et que la sociolinguistique

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ne s’est intéressée que très récemment – notamment par le recours à l’analyse de discours – aux émotions.

Le ressentiment s’apparente à la rancœur, à la frustration ou à des sentiments d’hostilité qui habitent un individu ou un groupe et qui traversent l’histoire. Il a comme origine « une blessure, une violence subie, un affront, un traumatisme » (Ferro, 2008 : 14). Il s’agit « de la réitération persistante d’un mal, d’un malaise dont la cause profonde, dépassant l’individu ou le groupe, renvoie à des logiques de domination » (Ansart, 2002a : 1). Le ressentiment peut aller jusqu’à être érigé en véritable idéologie qui construit la vision du monde et qui fonde le rapport entre les groupes. Au plan sociolinguistique, par exemple, le ressentiment ferait passer le conflit sur les langues à une véritable guerre des langues où aucun dialogue n’est possible.

Selon Marc Angenot (1997), le ressentiment entraîne un repli sur soi, voire une forme de tribalisme qui conduit à mépriser autrui pour ce qu’il est, ce qu’il fait et, surtout, ce qu’il a fait. À la suite de Nietzsche3, cet auteur considère que le ressentiment est presque exclusive-ment le fait de minorités « traînant le souvenir d’avoir été asservies ou brimées » (Angenot, 1997 : 12) et qui sont tournées vers un passé « à mémoire longue, plein de reproches remâ-chés, du souvenir d’offenses qui se perdent dans la nuit des temps, dont chaque génération réactive le grief car son identité tient à ces manquements » (Angenot, 1997 : 97)4. D’autres chercheurs posent plutôt, comme Marc Ferro (2008 : 19), que

[l]e ressentiment n’est pas l’apanage de ceux qu’à l’origine nous avions identifiés comme les victimes : esclaves, classes opprimées, peuples vaincus, etc. […] [S]imultanément ou en alternance, le ressentiment peut frapper, inhiber, non pas une seule des parties en cause, mais les deux.

C’est suivant cette dernière perspective que nous faisons l’hypothèse que le ressentiment ne peut et ne doit pas être associé à un groupe donné en fonction de sa position (majori-taire ou minoritaire, par exemple), mais qu’il doit plutôt être envisagé comme un phéno-mène typique de l’affrontement entre les groupes qui partagent un passé commun, qu’ils interprètent toutefois de façon différente (Bernard Barbeau, 2015a, 2015b). C’est alors cette tension entre deux interprétations souvent irréconciliables de l’histoire qui entraîne le res-sentiment de part et d’autre. Dès lors, le ressentiment peut être envisagé comme le résultat d’une co-construction résultant de l’interaction entre les groupes et de la confrontation de leurs mémoires respectives, confrontation qui entraîne le conflit.

3. Pour Nietzsche, le ressentiment est généralement associé aux faibles et aux dominés, bien qu’il ne nie pas la possibilité d’un certain ressentiment chez les dominants «  lorsqu’ils se trouvent face à la révolte de ceux qu’ils tenaient pour inférieurs » (Ansart, 2002b : 15).

4. Angenot donne l’exemple des Québécois francophones, dont il estime que le mouvement souverainiste et les revendi-cations linguistiques sont fondés sur le ressentiment, mais aussi celui du féminisme et des revendications des minorités sexuelles.

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Dans le corpus analysé, on observe des traces de ce ressentiment, que ce soit, par exemple, envers le mythe d’un bilinguisme dans les structures sociales ontariennes alors qu’en réalité, l’anglais domine, ou envers les Québécois qui s’installent en Ontario en raison d’un emploi mais qui rejettent le français et qui s’intègrent aux anglophones :

y avait plusieurs jeunes là qui en avaient soupé là de de t’sais du mensonge bilingue là de l’hypocrisie là de cette structure là très très tôt + moi j’ai mis une croix là sur ce : ce mensonge bureaucratique là qu’est le bilinguisme t’sais euh : intégral à l’université puis on était toujours nous avec nos nombres en train de gonfler les leurs tandis que les Anglais eux venaient jamais gonfler de leurs nombres nos cours en français donc on se faisait tout le temps avoir dans cette logique là. (Albert, corpus 1995)je dis toujours le pire ennemi d’un Franco-Ontarien c’est un Québécois qui émigre ici mais :/ en général ces gens-là émigrent ici pour des : des raisons : économiques et ils s’en viennent ici euh : pour apprendre l’anglais : pour parler anglais : puis: pour devenir des Anglais on est très mal servi par les Québécois qui viennent ici. (Édouard, corpus 1995)

La résistance, une valorisation d’un sujet valeureux

Face à la haine de soi, à l’auto-dévaluation et au ressentiment émergent la résistance et ses différentes formes. Dans son sens courant, la résistance désigne l’opposition faite aux forces ou aux situations perçues comme oppressives (Akoun et Ansart, 1999). Dans le contexte des relations intergroupes, Réal Allard (2002) appréhende la notion par rapport aux actions qu’un groupe accomplit pour protéger ses acquis contre la dominance d’un autre groupe. Alexandra Jaffe (2008 : 518) parle quant à elle de rupture avec les idéologies linguistiques dominantes visant tantôt à « bouleverser une hiérarchie linguistique et, surtout, à améliorer la position d’une langue (ou d’une variété de langue) minorisée ou stigmatisée vis-à-vis de la langue dominante », tantôt « à sauvegarder la valeur de cette langue dans un marché alter-natif », tantôt carrément à remettre en question les idéologies linguistiques dominantes. En ce sens, comment un groupe minoritaire peut-il renverser une situation de domination et y résister ? Les façons de faire, dans le corpus d’entretiens, sont nombreuses et diversifiées :

1) Le refus intériorisé de la domination je l’accepterai jamais pour moi quelqu’un de bilingue ça vaut plus que quelqu’un

d’unilingue juste parce qu’y a en plus donc j’suis pas prête à accepter l’assimilation de de l’ de bien maîtriser l’anglais c’est plus important que d’être bilingue je l’accepte pas. (France, corpus 1995)

2) L’action individuelle comme outil de lutte mais j’aimerais ça + pouvoir aller au magasin du coin à ce temps-ci de l’année + puis

m’acheter un petit bouquin + qui aurait toutes sortes de x x des affaires que j’achète pas avant d’aller à Montréal et Ottawa parce que ça me choque trop de les acheter en anglais. (Régine, corpus 1995)

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3) L’affirmation et le renversement des rapports entre les groupes de toute façon on a on a plus d’excuses [mm mm] de dire les Anglais veulent pas

[mm mm] ah il faut toujours x avec les Anglais on a plus cette excuse-là + on est maîtres chez nous. (Régine, corpus 1995)

D’autres notions plus pertinentes ?

À la lumière de ces analyses, il semble que ces notions, utilisées dans le cadre de la diglossie conflictuelle jusqu’à aujourd’hui encore, comme nous avons pu le voir avec les données que nous avons citées ci-dessus, valorisent une vision contrastée du sujet, soit responsable de son oppression, soit porté par une franche opposition. S’il est vrai que ces comportements se retrouvent dans les données, ils ont pu être particulièrement aiguillonnés par les discours politiques-militants-sociolinguistiques de l’époque qui mettaient en avant les luttes politiques frontales dans une perspective marxiste, luttes qui devaient voir l’avènement de l’émancipation contre une aliénation pourfendue.

Aujourd’hui, les paradigmes historiques et scientifiques ont changé, l’un avec l’autre, l’un par l’autre. Après les conceptualisations, sans doute assez dichotomiques, voire dogmatiques, où le sujet minoritaire, maillon de processus sociaux, était pensé dans la soumission au groupe dominant5 ou dans la résistance, s’est opéré depuis les années 1990-2000 un glisse-ment qui met en avant des tensions internes, complexes et individuelles. Aux luttes sociales se substitue l’émergence d’un sujet autonome porté par des processus d’individuation, processus qui ne peuvent toutefois s’accomplir que dans le cadre d’une société qui en donne les moyens. En réponse aux questions d’injustice sociale, de lutte des classes, de domination, on voit poindre les paradigmes des « pathologies sociales » de la « reconnaissance », tels que développés par Axel Honneth :

Une société peut échouer dans le sens le plus global, à savoir dans sa capacité à assurer à ses membres les conditions d’une vie réussie. Je décris comme les pathologies sociales les défi-ciences sociales au sein d’une société qui ne découlent pas d’une violation des principes de justice communément acceptés mais des atteintes aux conditions sociales de l’autoréalisation individuelle. (Honneth, 2006 : 35)

Ainsi, il nous a semblé intéressant d’interroger aujourd’hui ce paradigme de l’individua-tion pour voir comment on pourrait l’investir dans une analyse des rapports de domination sociolinguistique.

5. Certains auteurs, qui viennent plutôt de la psychologie sociale (et non de la sociolinguistique) et qui s’inscrivent dans une approche interculturelle, ont toutefois, au sortir des années 80, modalisé ces approches. Voir en ce sens Camilleri et al. (1991).

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La honte ou l’individuation empêchée, pour sortir de la responsabilisation du sujet

Les années 60 ont sonné le temps d’un questionnement ontologique profond et de la liberté de choix de l’individu dans une émergence du sujet (voir Touraine, 1997). L’individu est désormais guidé par « l’idéal de lui-même » (Touraine et Khosrokhavar, 2000 : 11) et réinvente la façon d’être acteur social. À partir des années 2000, délaissant les enga-gements politiques collectifs, l’acteur social participe au changement dans des engage-ments individualisés  : comportements écologiques, engagement décroissant, tourisme solidaire… L’individualisme est donc le maître mot de notre époque, non pas seulement au sens d’égotisme et de repli, dans un Moi narcissique, tel que pensé dans les années 80 (Lipovetsky, 1983), mais «  d’individuation » (Giddens, 1994) et de construction de soi dans un Je décentré.

Le sujet défini dans notre postmodernité, c’est-à-dire dans une liberté de soi avec l’autre, s’inscrit donc dans un nécessaire individualisme, en marge des institutions qui ne parviennent plus à encadrer leurs membres ; la toute liberté ouvre le champ des possibles, mais signifie aussi le vide à combler, la difficulté à répondre à l’injonction de réalisation de soi. S’il devient libre de ses actions pour se faire sujet, l’individu peut en même temps perdre la maîtrise volontariste de soi quand le principe de réalité l’entrave, quand les émotions l’empêchent et l’entraînent. Ces fêlures mettent à mal l’injonction dominante de la réussite et de l’épanouissement individuels. Ainsi, si l’affaiblissement des normes et des contraintes sociales affranchit et libère les individus, il fragilise les plus faibles, renvoyés à leur empê-chement. À travers les désarrois existentiels et « la fatigue d’être soi » (Ehrenberg, 1998) engendrés par l’injonction parfois impossible de réussir sa vie, nous ne sommes pas tous prêts à nous envisager comme sujet, pour des raisons complexes, familiales, psychologiques, sociales ou politiques. Il en est qui sont plus libres que d’autres de se penser ; le libre-arbitre, la capacité d’agir peuvent s’imaginer plus facilement dans des conditions matérielles et sociales aisées, dans un cadre de reconnaissance, « conditions d’une vie réussie » (Honneth, 2006). On ne peut être un individu de fait, un sujet, sans être un individu de droit (Bauman, 2001).

Parce qu’elle renvoie à la complexité des émotions, parce qu’elle dit les empêchements qui font obstacle à une émancipation du sujet, la notion de honte serait alors nécessaire à saisir dans le cadre de ce paradigme de l’individuation, en lien avec les mécanismes de minorisa-tion, de rejet, de dénigrement et d’insécurité linguistique (Boudreau, 2016).

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La honte et une nécessaire intériorité

La honte, qui est une émotion, est peu étudiée en sociolinguistique et en analyse de discours6, sans doute parce qu’elle repose sur l’intime du sujet et qu’elle peine à être exprimée. Effet d’humiliation provoqué chez une personne, elle rend compte d’un décalage avec des normes sociales attendues vis-à-vis de l’autre, sous le regard de l’autre. Elle exprime chez le sujet visé un sentiment d’infériorité, d’imperfection et provoque un risque d’exclusion, un sentiment de déclassement. Différente de la pudeur, qui consiste à ne pas se montrer, s’exposer, la honte touche l’intégrité du sujet.

[L]a pudeur, c’est donc la crainte d’être victime d’une agression. Elle est inséparable du désir de nous protéger, alors que le sentiment de honte témoigne du fait que nos défenses ont été « enfoncées », et que le regard honnisseur de l’autre a pénétré jusqu’au fond de nous. […] [L]a pudeur est perçue comme librement choisie et assumée alors que la honte « tombe » littéralement sur quelqu’un qui s’en trouve écrasé. (Tisseron, 2006 : 19)

Émotion puissante et douloureuse (Levi, 19897 ; de Gaulejac, 1996), inscrite dans une solitude intérieure (Ernaux, 1997), peu exprimée, car jugée comme faiblesse et non force de vulnérabilité, la honte trace toutefois un sillon en littérature, pour dire en exutoire les complexités de l’âme et du lien de filiation.

J’allais vers elle avec désinvolture roulant un peu les épaules, la casquette sur l’œil, les mains dans les poches et cette veste de cuir qui avait tant fait pour le recrutement de jeunes gens dans l’aviation, irrité et embarrassé par cette irruption inadmissible d’une mère dans l’univers viril où je jouissais d’une réputation péniblement acquise de « dur », de « vrai » et de « tatoué ».Je l’embrassai avec toute la froideur amusée dont j’étais capable et tentai en vain de la manœu-vrer habilement derrière le taxi, afin de la dérober aux regards, mais elle fit simplement un pas en arrière, pour mieux m’admirer et, le visage radieux, les yeux émerveillés, une main sur le cœur, aspirant bruyamment l’air par le nez, ce qui était toujours, chez elle, un signe d’intense satisfaction, elle s’exclama, d’une voix que tout le monde entendit, et avec un fort accent russe :– Guynemer ! Tu seras un second Guynemer. Tu verras, ta mère a toujours raison.Je sentis le sang me brûler la figure, j’entendis les rires derrière mon dos et, déjà, avec un geste menaçant de la canne vers la soldatesque hilare étalée devant le café, elle proclamait, sur le mode inspiré :– Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele D’Annunzio, Ambassadeur de France – tous ces voyous ne savent pas qui tu es !Je crois que jamais un fils n’a haï sa mère autant que moi, à ce moment-là. (Gary, 1960 : 13-14)

6. Des notions connexes, par exemple l’insécurité linguistique qui repose assurément en partie sur une forme de honte de sa langue, ont certes fait l’objet de nombreux travaux en sociolinguistique, mais la honte elle-même a très peu été thématisée.

7. Primo Levi (1989 : 71) raconte que survivre après les camps, c’est éprouver la honte, honte de ce que l’on avait vécu (ne pas avoir résisté), honte de ne pas avoir vécu selon les valeurs morales du « dehors » (ne pas avoir partagé), honte de ce que l’on a fait au monde.

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Samuel pense qu’il la déteste, qu’il ne veut pas lui ressembler. Il a honte, tellement honte, il éprouve du dégoût et une sorte de pitié dont il a honte aussi. Sa mère, sa mère, sa pauvre mère. Il voudrait qu’elle soit morte ; il voudrait pouvoir regretter sa mère et garder à l’esprit une simple image d’elle, lorsqu’il était enfant, un souvenir qui lui tiendrait lieu de mère. Ce serait magnifique, sans aspérité, une image morte mais chaude, loin de ce qu’il voit de sa mère aujourd’hui – oui, parfois, il préfèrerait que sa mère soit morte. (Mauvignier, 2016 : 123)

La honte de la filiation est blessure de l’origine, liée aussi à la classe sociale, souffrance narcissique :

Comme c’est compliqué la honte ! Un affect qui s’insinue partout, surgit tout le temps, sous des formes multiples, se déplace selon les situations, les espaces sociaux et relationnels dans lesquels on se trouve (au point de s’inverser du tout au tout : honte de ce que j’étais devenu devant ceux que j’avais quittés pour pouvoir le devenir en ayant honte d’eux.) (Eribon, 2016 : 86)

Honte de ses parents, honte de soi, la honte est aussi honte d’autrui8 (de Gaujelac, 1996), honte de la différence, honte de sa propre langue, comme le montrent les parcours d’exil ou de minorisation où les langues dominées sont stigmatisées et révèlent l’origine. Simon, il y quelques années, livrait ces paroles :

pis honte moi là là là c’est comme + j’aime pas le mot j’ai peut-être dix livres sur shame de la honte là + on a été élevé dans la honte tu devrais avoir honte tes parents nous ben pas tes parents mes parents pis les parents autour nous disaient toujours tu devrais avoir honte de ça tu devrais avoir honte de ça on a été élevé dans la honte + pis un moment donné j’suis certain qu’i y en avait qui ont fait’ on a honte de notre langue on a honte de notre culture on a honte de tout’ t’sais si on faisait quelque chose de mal on aurait dû avoir honte + si on parlait mal on aurait dû avoir honte ben on a fini par avoir honte t’sais j’veux dire pis c’est pour ça + j’trouve ça triste parce que c’est de la honte ça. (Simon, corpus 2002)

La honte de sa langue

Les minorités linguistiques se trouvent confrontées à la honte de leur langue, de leur façon de parler, accent, variation, différence par rapport à un standard ou à des pratiques majoritaires, visibles. Comme le cite Aude Bretegnier (2016 : 188), Jacques Hassoun décrit ce phénomène. Il « explore les parcours d’exil de la langue maternelle, interroge les impacts identitaires que peut avoir la disparité statutaire des langues, les rapports à la langue domi-nante, à “valeur de loi” » (Hassoun, 1993 : 85) en opposition à la langue minorée, « réduite à ne plus être qu’une langue familiale plus ou moins jargonnée » (Hassoun, 1993 : 79) […] Il montre toute l’ambivalence des sentiments construits vis-à-vis d’une langue maternelle

8. « La honte est une souffrance sociale et psychique particulièrement douloureuse. Il est non seulement légitime mais aussi nécessaire de mieux en comprendre la genèse et le développement. La gêne éprouvée face à la honte d’autrui conduit, le plus souvent, à une mise à distance, à un refus d’entendre, à un rejet de ce qui dérange. L’humiliation conduit à taire les violences subies, à se replier sur soi-même, à cultiver un sentiment d’illégitimité […]. Ces deux attitudes se complètent et se renforcent. La gêne des uns contribue au rejet des autres et au silence de tous. » (de Gaulejac, 1996 : 19)

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« qui déchoit pour son sujet » (Hassoun, 1993 : 84), des langues minorées, entre sur- idéalisées et sur-stigmatisées, « haïes ou adulées » (Hassoun, 1993 : 80), « inter-dites, chuchotées dans la honte ou la jouissance » (Hassoun, 2009 : 62).

Il est alors intéressant de faire le lien entre la honte, le « répertoire linguistique », les idéo-logies linguistiques et l’expérience langagière (Busch, 2017 : 2). Les idéologies langagières et les catégorisations discursives ont une incidence décisive sur les répertoires linguistiques. Pour le dire autrement, les discours qui circulent sur les langues ont des répercussions sur nos propres façons de parler et d’utiliser telle langue ou telle variété de langue. Ainsi, le répertoire linguistique change et évolue selon les expériences de vie et les émotions vécues en interaction avec les autres. Il s’agirait de voir plus précisément dans nos analyses pour-quoi dans certaines situations en particulier, les gens renoncent à leurs pratiques langagières, pourquoi certaines sont rejetées, d’autres jugées indifférentes. « We are ashamed about trans-gressing or disregarding a norm, standard, or ideal; we feel shame before others, or, having assimilated the norms, we feel shame before ourselves » (Busch, 2017 : 353). D’un point de vue sociolinguistique, il est particulièrement intéressant de considérer la minorisation non plus comme un phénomène social, pris par des dynamiques qui dépasseraient le sujet, mais comme liée à des situations in situ et à des émotions vécues, qui seraient réactivées dans tout contexte similaire où les conditions de vie (ou de prise de parole) réussie, et donc de reconnaissance, ne seraient pas remplies.

Au-delà du silence, sortir de la honte

La honte produit du silence, silence de la minorisation, peu traité en sociolinguistique contrairement à la linguistique interactionnelle (voir par exemple Oger, 2006). Cette piste d’analyse ouvre un nouveau paradigme social et, donc, scientifique. Aude Bretegnier (2016) a parlé du silence comme refuge quand l’origine fait honte. Elle fait référence aux études de cas présentées par Zerdalia Dahoun (1995) et, par exemple, aux mutismes d’enfants de migrants pouvant « s’interpréter comme faisant écho, en creux, à une histoire-mémoire non transmise en parcours de migration-intégration, expression d’une “mémoire silencieuse, […] révélateur du non-dit, de ce qui devrait être tenu caché, de l’impensé de la famille.” (Dahoun, 1995 : 29) » (Bretegnier, 2016 : 191). Le silence peut constituer une stratégie de protection, un « refuge », une « bulle de survie », un « silence abri », une « forteresse silence », notions qu’Aude Bretegnier a largement développées et que l’on pourrait voir en filigrane chez François Paré :

La plupart du temps, l’exclusion ne se présente pas, à l’œil nu si l’on peut dire, comme de l’exclusion. Intériorisée, elle est une certaine qualité du silence, un sentiment inavoué de honte, d’inadéquation, de rejet. Elle fait partie du silence comme si elle en était la doublure. (Paré, 1994 : 43)

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Les émotions sont labiles, se diffusent, se mêlent ; elles sont aussi parfois indicibles. Quand elles ne peuvent s’exprimer, il reste alors des phénomènes défensifs, de protection. La honte s’aménage, entre silence, déni, résignation, repli, souffrance qui se retourne contre soi, quand elle ne se retourne pas sur un autre en « faisant honte » par ricochet. Souvent, dans une dissolution de sa propre identité, le sujet se « débranche » en quelque sorte de son monde intérieur et se débrancher permet de rester dans le silence. Comme l’explique si bien Boris Cyrulnik (2010), la honte se construit en abyme. Avoir honte, ce n’est pas seulement se sentir dégradé par le regard de l’autre, c’est aussi admettre que l’on puisse l’être, ce qui empêche de la dire à un tiers. Comme s’il y avait de la honte à avoir honte.

Toutefois, la honte peut être déjouée avec résilience, elle peut se faire « ambition, indi-gnation, humour » (Tisseron, 2006 : 24). Il s’agit alors de « s’éhonter » (Martin, 2017), de sortir de la honte. Par un effet de décentration, de retour sur soi et de réflexion, prendre conscience de la honte ressentie et « participer à la restauration de l’identité » (Tisseron, 2006 : 24). Retrousser la honte serait alors se sentir d’autant plus vivant, hors de soi et des places assignées.

La honte vécue sans projet de s’en dégager rend passif et résigné, dans un cercle vicieux sans fin, tandis que la honte perçue comme un signal d’alarme par la personnalité permet de la nommer et d’y réagir par diverses stratégies[…]De signal d’alarme elle devient signal de résis-tance. (Tisseron, 2006 : 31)

C’est ce que va finalement manifester Romain Gary :

– Alors, tu as honte de ta vieille mère ?D’un seul coup, tous les oripeaux de fausse virilité, de vanité, de dureté, dont je m’étais si labo-rieusement paré, tombèrent à mes pieds. J’entourai ses épaules de mon bras, cependant que, de ma main libre, j’esquissais, à l’intention de mes camarades, ce geste expressif, le médius soutenu par le pouce et animé d’un mouvement vertical de va-et-vient, dont le sens, je le sus par la suite, était connu des soldats du monde entier, avec cette différence qu’en Angleterre, deux doigts étaient requis là où un seul suffisait, dans les pays latins – c’est une question de tempérament. (1960 : 14)

Ainsi, prendre en compte la notion de honte dans nos analyses permet de montrer la complexité des mécanismes de minorisation et de sortir à la fois d’une vision volontariste de l’émancipation et du jugement face à son empêchement.

L’agentivité, la réalisation de soi et les contextes sociauxPlutôt que de considérer le sujet comme pris dans les forces de domination et d’alié-

nation, de volonté et de soumission, il est une façon autre de considérer les mouvements d’émancipation, qui pourraient aussi être le fruit de la capacité d’agir, de faire librement des choix, dans un processus nécessaire de reconnaissance des actions menées où, pour le

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dire autrement, la force individuelle d’action est liée « aux conditions sociales d’existence » (Cardon, Kergoat et Pfefferkorn, 2009 : 15).

L’agentivité comme liberté d’être

Cette notion est particulièrement intéressante à mobiliser parce qu’elle inscrit le sujet dans sa dimension sociale, mais aussi dans sa dimension politique et discursive. Par exemple, Simon a pris conscience de la honte, voire de la haine de soi. À partir de ce moment-là, il peut s’éhonter, mettre en œuvre son agentivité, et s’affirmer en tant que membre du groupe, posant ainsi un acte politique.

c’est un peu ça t’sais j’veux dire si tu t’inquiètes que le monde vont te dévaloriser là ça veut dire que tu t’dévalorises toi-même déjà t’sais j’veux dire + cte miroir là là toujours t’sais qu’est-ce qu’i pensent eux autres moi j’m’en crisse qu’est-ce qu’i pensent les anglophones t’sais j’veux dire j’m’en crisse royalement comme + j’peux vivre sans eux autres j’peux vivre avec eux autres c’est eux autres qui font le choix c’est pas mon choix + si i acceptent que j’suis comme ça là puis que j’ai le droit de faire les mêmes choses qu’eux autres correct m’as vivre avec eux autres mais si i l’acceptent pas m’as vivre sans sans eux autres pis j’pense c’est d’être capable s’passer de cte miroir là là qui qui t’évalue. (Simon, corpus 2002)

La résistance politique se fait alors en discours, elle est « puissance d’agir discursive » (Butler, 2004 : 201-252), caractérisée par une affirmation de soi, « ego-affirming », liée à l’action, « act-constituting » (Duranti, 2007 : 454), l’une et l’autre se jouant en interaction.

Penser la possibilité d’une agency en politique, c’est renoncer à croire qu’on pourrait se situer hors du pouvoir, qu’il faudrait sortir entièrement des rapports de domination pour mettre en œuvre une politique d’émancipation. […] C’est depuis l’intérieur des mots du pouvoir que l’on peut critiquer la domination dont ils peuvent aussi être porteurs. (note de l’éditeur, Butler, 2004 : 275)

De cette façon, Joseph affirme par un acte politique, sous-tendu par l’action économique dans un contexte mondialisé, une certaine fierté francophone. La mise en discours actualise cette agentivité du groupe qui se fait acteur pour dépasser la minorisation :

ça si on aurait pris la route traditionnelle la bataille linguistique et culture euh je ne pense pas qu’on serait que nous aurions les mêmes mêmes résultats euh: disons la le je dirai pas que le : que le côté économique est une excuse mais c’était vraiment l’aspect qui a relié tous les choix et on les résultats ont été les mêmes au bout de l’année c’est-à-dire que linguistiquement et culturellement je je je peux affirmer que les francophones seront donc plus forts qu’i étaient y a quatre ans parce que un autre élément qui: qui euh se rallie à ça c’est à j’veux dire que les gens aiment être associés au succès + et je pense que [le collège] certaine mesure était une réussite et euh : : je ne dirai pas que nous sommes aimés des anglophones mais nous sommes simplement respectés et vraiment je pense que [le collège] a fait ses preuves au niveau écono-mique. ( Joseph, corpus 2002)

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La fierté pour une valorisation et une estime de soi

La fierté, au carrefour encore du sujet et du collectif, s’appuie non plus sur des revendi-cations politiques mais sur la performance des acteurs sociaux. Il ne suffit pas de se dire fier de sa langue, de son groupe, mais d’agir. L’un peut certes aller avec l’autre, comme l’affirme Sébastien dans le premier extrait ci-dessous, mais il est possible d’aller plus loin. C’est ce que fait Martine, dans le second extrait, lorsqu’elle dit haut et fort que l’identité franco-ontarienne ne doit pas passer par la reconnaissance d’autrui et que son auto-reconnaissance devrait permettre au groupe d’aller de l’avant, de se reconnaître pour ce qu’il est et de tisser des liens avec d’autres groupes, liens qui pourront être exploités dans le cadre de projets communs, participant ainsi au croisement entre fierté et agentivité :

euh j’ai toujours eu euh une fierté de ma langue parce que avec ma mère pis mon père les deux sont francophones euh euh i m’ont toujours euh t’sais euh + par exemple m’ont toujours montré que c’était important de d’être fier + i m’ont toujours montré que c’était important de d’être fier de sa langue c’est pas parce qu’i me le prêchaient i me le disaient pas euh vingt quatre heures par jour mais c’est par leur exemple j’pense j’l’ai appris comme ça puis là j’me suis impliqué dans le conseil étudiant puis euh + euh aussi euh deux ans plus tard j’me suis impliqué avec l’ACFO euh donc euh j’me suis impliqué avec divers organismes comme ça. (Sébastien, corpus 1995)

oui parce que + du moment où on a arrêté de se regarder le nombril puis de se plaindre + d’être une minorité oubliée par les Québécois qui voulaient rien savoir + ça l’oblige forcément une ouverture vers les autres + et que l’autre soit acadien + qu’il vienne de Mauritanie ou de Louisiane + je pense que le le le + je pense que ça c’est t’sais ça c’est là c’est c’est prêt + t’sais c’est pas nécessairement exploité + mais c’est prêt. (Martine, corpus 1995)

Mais plus encore, la fierté est liée à des actions qui, pour reprendre les termes de Monica Heller et Alexandre Duchêne (2012), sont aussi à inscrire dans le paradigme du profit. Ainsi, dans notre corpus, plusieurs participants abordent l’importance d’un établissement d’ensei-gnement supérieur pour la communauté franco-ontarienne. Ce collège francophone, qui compte plusieurs campus sur le territoire, permet aux étudiants de poursuivre des études postsecondaires en français, ce qui augmente leurs possibilités de se trouver ensuite un emploi dans le cadre duquel ils exerceraient leurs fonctions dans cette langue, augmentant ainsi le capital – tant symbolique que matériel – associé au français et, donc, aux franco-phones. En contexte minoritaire, l’enjeu est fondamental. La création de ce collège permet ainsi d’attirer des étudiants qui, autrement, étudieraient dans des institutions anglophones, ce qui contribue à garder dans leur région des étudiants qui réinvestissent leur communauté.

B. était bâti : euh : je peux parler dès le début euh vraiment au début on pensait les gens essayaient de pousser vraiment l’aspect culturel et linguistique/et euh les Anglais en avaient marre d’entendre parler de l’aspect culturel et linguistique j’ai dit écoutez si on nous sommes forts économiquement/les aspects culturels et linguistiques vont en découler automatiquement/et je dois avouer qu’au début j’ai eu beh certaines oppositions mais que tous les membres du

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conseil d’administration se sont ralliés euh derrière le le le derrière le concept et on a vendu vraiment B. au cours des quatre dernières années comme un instrument de développement économique régional […] ça bouge parce que les on a jamais regardé ici les francophones comme une force économique importante et je je crois que depuis la création de B. depuis quatre ans qu’on a commence vraiment à reconnaître que les francophones bien apportent quelque chose au niveau d’un plan économique. (Jean, corpus 2002)

Le résultat est clair : un profit – en termes économiques, mais aussi culturels et linguis-tiques – est réalisé en faveur de la communauté ontarienne. Ainsi, par les actions mises en œuvre par des acteurs de la communauté, la fierté d’être s’allie à des retombées concrètes. Et ces retombées s’inscrivent davantage dans cette perspective mondialisante, où le pouvoir de se dire est couplé à celui d’agir.

ConclusionPour appréhender la minorisation, la sociolinguistique mobilise encore parfois les notions

développées dans les années 70 (diglossie, auto-odi, dénigrement, résistance), notions qui s’inscrivaient dans un contexte marxiste, de luttes de domination et d’émancipation. À notre époque de postmodernité, de mondialisation et de libéralisme, où le sujet est au centre de sa propre construction, il nous semble intéressant pour l’analyse de faire appel à de nouvelles façons d’envisager les rapports de pouvoir. De la perception intime du sujet (honte, silence) à son expression dans l’action (agentivité, fierté) se tricotent entre l’individu et le social de nouvelles façons complexes d’être au monde qui mènent à une certaine libération de soi. Sans vouloir renier les forces agissantes des luttes sociales, il est important de chercher à sortir de la dichotomie dominant/dominé pour rendre sa complexité au sujet agissant.

Or, les changements de paradigmes, du collectif à l’individuation, qui disent une trans-formation de notre monde, reposent aussi sur des changements émotionnels. De même que la société industrielle avait laissé, en son temps, l’honneur pour entrer dans la colère, notre monde a laissé la colère/résistance pour dire la honte/fierté, émotions que la sociolinguistique de la minorisation se devrait de s’approprier pour offrir de nouvelles perspectives analytiques.

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Mots clés

minorisation linguistique, émancipation, sociolinguistique, émotions

Key words

linguistic minorization, emancipation, sociolinguistics, emotions

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